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LES IDENTITÉS DANS LA TOTALITÉ-MONDE

Patrick Chamoiseau, Silyane Larcher

Presses Universitaires de France | « Cités »

2007/1 n° 29 | pages 121 à 134


ISSN 1299-5495

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ISBN 9782130560524
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Pour citer cet article :


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Patrick Chamoiseau, Silyane Larcher« Les identités dans la totalité-monde », Cités
2007/1 (n° 29), p. 121-134.
DOI 10.3917/cite.029.0121
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Les identités dans la totalité-monde
ENTRETIEN AVEC PATRICK CHAMOISEAU

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PROPOS RECUEILLIS PAR SILYANE LARCHER
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SILYANE LARCHER. — La question ces pays ont commencé leur décoloni-


coloniale ne se pose pas aux Antilles sation, ils ont cherché tout ce qui avait
comme ailleurs, puisque la période colo- été là avant les colonisateurs – la
niale ne s’est pas suivie de l’indépen- langue, les dieux, les traditions, etc. –
dance, mais de l’assimilation juridico- pour les opposer à tout ce que les colo-
politique faisant de la Martinique et de nisateurs affirmaient comme étant des
121
la Guadeloupe des départements français valeurs imposables à tous, des valeurs
d’outre-mer, au même titre que n’im- universelles. Il y a, dans ces pays, un
porte quel département en France. Com- avant la colonisation. Le problème, en Entretien
ment définiriez-vous la situation histo- ce qui concerne la Martinique, c’est avec Patrick Chamoiseau
rique et politique de ces îles aujourd’hui, que nous sommes nés dans la colonisa-
plus particulièrement de la Martinique ? tion. Avant la colonisation, il n’y a
PATRICK CHAMOISEAU. — Je rien, ou alors les Amérindiens, qui ont
crois que, lorsqu’on parle de la Marti- été génocidés. Ensuite, les colons font
nique, on parle pour toutes les Améri- venir les esclaves africains, et com-
ques créoles, car, pour moi, nous som- mence ainsi le processus de créolisa-
mes des Créoles américains. Il ne faut tion, où tous ces peuples – survivants
pas essayer d’appliquer à ces pays, sur- amérindiens, colons européens, eth-
tout à la Martinique, les schémas de nies africaines, etc. – vont se retrouver
décolonisation que l’on a appliqués à dans la matrice plantationnaire et vont
des pays qui ont, je dirais, des cultures forger cette nouvelle culture populaire
ataviques. Celles-ci sont des cultures qui constitue notre soubassement cul-
très anciennes, qui ont des millénaires turel et identitaire. Cela change tout.
d’existence, un arrière-pays non seule- Nous sommes nés dans la colonisa-
ment géographique mais aussi identi- tion, et lorsque nous devons envisager
taire et culturel. Il est vrai que, lorsque notre émergence au monde, nous ne
Cités 29, Paris, PUF, 2006
pouvons pas activer des choses qui n’a pas été faite : pour vouloir exister,
étaient là avant la colonisation. Bien il faut appréhender sa propre exis-
sûr, on a essayé. Aimé Césaire cons- tence, définir son espace d’existence au
titue le meilleur exemple : il est reparti monde, et cela n’est pas très évident
en Afrique pour chercher une identité pour nous parce que nous ne savons pas
négro-africaine, un monde noir sur le- comment comprendre les identités, les
quel il a adossé sa rébellion ; et très cultures et les espaces composites.
souvent ici, pendant les années 1950- Nous n’avons donc pas, collectivement
1960, on a cherché – et moi aussi – les et massivement, cette revendication
traditions créoles, la langue créole que d’une existence politique qui dépasse-

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l’on considérait comme la langue de rait le simple stade de la nation natu-
l’authenticité contre la langue fran- relle. Même la notion de « nation natu-
çaise. Mais la langue créole est égale- relle » est contestée ou mal comprise
ment née dans la colonisation, elle par mes compatriotes. Selon moi, pour
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apparaît lorsque les premiers colons dépasser le stade de la nation naturelle,


rencontrent les Amérindiens, et les co- il faut qu’il y ait aspiration à une forme
lons européens commencent à parler de souveraineté. Cependant, est-ce que
créole avant nous. cela doit passer inévitablement par le
Les choses sont donc très compli- modèle de l’État-nation tel qu’on l’a
quées, car une nouvelle entité anthro- connu en Europe, et qui est en train de
pologique a émergé du fait de la coloni- s’épuiser ? L’État-nation européen a
122 sation, donc le travail aujourd’hui produit des choses magnifiques, des
consiste d’abord en une clarification cohérences somptueuses, il a permis
Entretien : identitaire. Tout est nouveau. Nous ne d’avancer dans beaucoup de domaines,
Les identités sommes pas un peuple atavique mais mais l’on voit bien que nous passons à
dans la totalité-monde composite. Quelle est donc alors l’iden- un nouveau stade d’organisation éta-
tité générée par un peuple composite, le tique, le stade transnational de l’espace
monde entier devient-il composite, le européen. Cela est déjà le signe que
processus de complexification des cul- l’État-nation, dans ses modalités tradi-
tures et des identités à l’œuvre dans le tionnelles, ne parvient plus à traiter des
monde ressemble-t-il à ce que nous problèmes qui relèvent de la totalité-
avons vécu, quelles sont les nouvelles monde. On s’aperçoit de plus en plus
modalités du vivre-ensemble ? Ce sont que les peuples qui ne sauront pas
là des questions fondamentales que s’organiser à l’échelle mondiale ou qui
nous avons à régler. n’auront pas accès à des institutions
En ce qui concerne les aspects politi- mondiales ne pourront pas traiter les
ques, je considère que nous sommes des problèmes les plus élémentaires qui se
nations naturelles, des nations sans poseront à eux, notamment l’environ-
État. Moi, je suis indépendantiste, mais nement ou le chômage (qui passe par
les Martiniquais dans leur majorité ne une intervention mondialisée sur l’éco-
sont pas indépendantistes. Pourquoi ? nomie). Les capitalistes libéraux ont
Parce que cette clarification identitaire vingt ans d’avance en matière de
mondialisation, à la différence des humain. Nous sommes, en outre, con-
forces progressistes. Nous nous trou- frontés au tragique de l’existence, à la
vons donc à un moment où nous de- mort. Quel sens donner à tout cela ? Il
vons penser notre existence au monde me semble que tout ce que l’homme a
d’une manière que personne encore ne produit en termes d’imaginaire est une
connaît ou qui, en tout cas, est en train manière de se tenir debout en face de ce
de changer. Alors, quelle forme d’État, mystère et de ce tragique. Dans ces
quelle organisation faut-il envisager conditions, les arts sont fondamentaux,
pour les différentes nations, naturelles car on s’aperçoit aujourd’hui que la
ou pas ? Comment concevoir une méta- science ne parvient pas à venir à bout

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nation ? C’est la grande difficulté. Le des grands mystères et que, plus on
monde est en mutation, avec des moda- avance de manière scientifique, plus ils
lités nationales et étatiques complète- prennent de la densité. Il existe donc
ment révisées, et nous avons à émerger une attitude, un mode de connaissance,
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dans un futur que nous ne connaissons un mode d’existence, une amélioration


et nous ne maîtrisons pas, avec des mo- de soi qui passe par la production esthé-
dalités de constitution identitaire très tique. Par un rapport de plus en plus
modernes, mais que nous ne parvenons large à la beauté. La fonction de la litté-
pas à comprendre. rature est de permettre à l’homme de
CITÉS. — Comment définissez-vous mieux vivre sa condition et de mieux af-
le rôle de l’écrivain dans le contexte de fronter ces grands mystères. La littéra-
la société martiniquaise d’aujourd’hui ? ture est un des modes d’accès à la 123
Quelle serait, selon vous, votre mission beauté.
en tant qu’écrivain ? En plus de ce contexte fondamen- Entretien
P. C. — On peut parler de littéra- tal, il existe un autre qui s’impose à avec Patrick Chamoiseau
ture à différents niveaux. D’abord, fon- l’écrivain contemporain. Nous passons
damentalement, la littérature n’est au de ces absolus culturels et identitaires,
service de rien, elle n’a pas de mission. les peuples solitaires, à une échelle qui
En ce qui me concerne, la seule mission est celle de la totalité-monde, les peu-
que j’assignerais à la littérature, ce serait ples reliés, une sorte de méta-peuple.
de mieux comprendre ce qu’est la litté- Jusqu’à présent, lorsqu’on avait une
rature. Lorsque j’écris, c’est essentielle- littérature, elle était nationale. Balzac
ment pour mieux comprendre ce qu’est pensait que la langue française pouvait
la littérature. Pourquoi est-il important épuiser la totalité du réel. Dans ce
d’avoir une littérature ? Parce que son contexte, la littérature servait à organi-
mode d’apparition s’effectue dans un ser une sorte de cohérence nationale
espace qui est celui de la connaissance intérieure, culturelle, collective, socio-
de nous-mêmes, du vivant. Nous som- logique, elle examinait une commu-
mes situés entre deux grands mystères, nauté et créait en son sein un lien. Au-
l’infiniment grand et l’infiniment petit, jourd’hui, l’échelle de l’écrivain, c’est
pratiquement inatteignables pour le monde. La question qui se pose est
notre conscience et notre équipement de savoir comment exister, en tant que
communauté martiniquaise, à l’échelle prendre, par la production littéraire,
du monde, et non pas à l’échelle de la cette forme d’art ; ensuite, à mieux exis-
Martinique, de mon clocher, de ma ter à l’échelle d’une totalité-monde, à
nation, de ma langue, de ma culture et poser la question de ce qu’est une cons-
de mes ancêtres. Tous les peuples sont cience humaine à ce niveau et de savoir
précipités à cette échelle extraordi- comment organiser le vivre-ensemble
naire, qui représente à mon avis un aujourd’hui, à l’échelle de la totalité-
stade particulier du développement monde ; enfin, à affronter les questions
de l’espèce humaine, peut-être celui liées au petit contexte, comme sauver la
qui verra le dépassement de sapiens langue créole, traiter le problème de la

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sapiens. mémoire de l’esclavage, de la souverai-
Enfin, il existe un dernier contexte neté..., etc. Mais cette dernière dimen-
qui s’impose à l’écrivain, qui est le lieu sion, le petit contexte, est la moins
dans lequel il se trouve. Nous ne som- importante. Par exemple, à une cer-
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mes plus dans un territoire ou une na- taine époque, la littérature haïtienne se
tion, dans la mesure où ceux-ci ne sont trouva confrontée à Duvalier ; la litté-
pas fermés à la totalité-monde. Cette rature africaine, de son côté, affronta la
dernière traverse la Martinique, elle colonisation puis la décolonisation, etc.
traverse les cultures, les problémati- Ces littératures eurent de très beaux
ques. Cependant, nous sommes dans éclats. Mais quand Duvalier a disparu,
un lieu, et ce lieu – la Martinique – tout comme l’ancienne forme de colo-
124 connaît quelques difficultés, notam- nisation, que la totalité-monde a com-
ment une certaine obscurité identi- mencé son œuvre, ce fut la déroute dans
Entretien : taire, culturelle, historique, une grande ces littératures. Car, une fois que ces
Les identités menace pesant sur la langue créole, questions politiques se sont retirées, ces
dans la totalité-monde enfin, une irresponsabilité collective. postures militantes sont devenues ca-
Tous les problèmes de mon petit duques. Si la littérature n’a pas tenu
contexte y sont, et il est sûr que compte des deux autres dimensions, les
l’écrivain, tout en gardant le regard sur textes qu’elle a produits n’ont plus de
la compréhension de la littérature et valeur. Ce qui rend la littérature perti-
sur l’existence à l’échelle de la totalité- nente, ce sont seulement ces deux di-
monde, ne peut pas déserter le petit mensions : comprendre-interroger la
contexte. Celui-ci est incontournable, littérature et comprendre-interroger le
comme le dirait Glissant, on n’existe monde tel qu’il fonctionne aujourd’hui
pas au monde de manière désincarnée, et conditionne nos communautés et
comme « citoyen du monde », etc. On nos individualités. Le petit contexte est
ne peut exister au monde qu’à partir important en ceci que je ne pourrais pas
d’un lieu, d’un contexte qu’il faut aussi participer à l’aventure littéraire et hu-
traiter. maine contemporaine si je ne tenais pas
Donc, je vise à la fois, dans ma litté- compte des problèmes de mon lieu
rature – et c’est peut-être ainsi que je d’origine. Mais, si je ne tenais compte
définirais ma mission – d’abord à com- que de cela, en faisant une littérature
étroitement engagée qui se donnerait ont besoin de cette mémoire orale qui
pour mission de libérer la Martinique, n’est pas prise en compte par les insti-
ma littérature n’aurait aucun intérêt, tutions de conservation. Cette littéra-
car elle disparaîtrait avec l’écosystème ture, qui connaît, il est vrai, un certain
politique qui l’a générée. Si l’on consi- succès grâce à cela, tient compte de ce
dère par exemple l’œuvre de Césaire, ce contexte. Il aurait été dommage que
n’est pas pour la négritude qu’elle va moi, qui suis Martiniquais, j’écrive des
passer à la postérité. Ses pièces de romans complètement désinscrits du
théâtre sont liées à la décolonisation et, petit contexte dans lequel s’exerce
si l’on enlève ce contexte, on voit ma présence au monde. Mais, pour

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qu’elles ont moins d’intérêt pour nous prendre l’exemple de Solibo magni-
permettre de comprendre quelque fique, nous savons désormais que, dans
chose au monde d’aujourd’hui. Lors- la sensibilité contemporaine mondiale,
qu’on essaie donc d’établir quelle est la les formes d’expression écrite et orale
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fonction d’un écrivain, il faut se placer à doivent entrer dans un processus de


une échelle de réalisation qui n’est pas, complémentarité. Dans le contexte
d’un point de vue fondamental, celle martiniquais, l’oralité s’est perdue
du petit contexte. parce qu’en effet la littérature n’a pas
CITÉS. — Cette réponse peut sur- pris le relais du conteur, mais elle est
prendre. Certes, ce n’est pas le combat entrée dans un processus mimétique
idéologique ou politique qui constitue le des formes écrites dominantes. Il fallait
leitmotiv de votre écriture. Cependant, à donc trouver l’articulation appropriée 125
vous lire, on n’a pas l’impression que la pour tendre la main au conteur et en-
présence à son lieu naturel constitue seule- trer dans la modernité. L’objectif reste Entretien
ment le troisième contexte de l’activité cependant la modernité : non de rame- avec Patrick Chamoiseau
littéraire, mais plutôt que vous liez la ner les vieux conteurs sur la place
démarche littéraire à l’interrogation publique et de nous réunir autour
identitaire qui est celle de la population à d’eux en famille, comme aux veillées
laquelle vous appartenez. Dans vos écrits, d’antan, mais d’ancrer la littérature
il y a une volonté de mettre en valeur cette dans le monde et la sensibilité contem-
identité, ses ressources inexplorées. On est porains où elle doit se trouver une
étonné maintenant de voir que vous faites nouvelle complexité qui intègre dans
intervenir cette dimension en dernier. un nouveau langage l’oral et l’écrit,
P. C. — Il s’agit du « petit entre autres...
contexte », il ne faut pas se tromper. Le petit contexte, on le voit, certes,
Beaucoup de lecteurs me disent : il mais le grand contexte, on le voit
faut raconter l’histoire de ma grand- aussi, et cela est valable pour tous les
mère, il faut venir à tel endroit, écrire romans. Texaco, par exemple, traite
l’histoire de mon quartier... Pour les de la question urbaine. Aujourd’hui,
gens, je suis un gardien de la mémoire pratiquement tous les exclus de l’hu-
et de la tradition. Mais cela constitue manité s’y retrouvent. Mon petit
seulement le petit contexte. Les gens contexte passe d’abord par la matrice
de la plantation, avant de basculer penser notre individuation au monde,
dans la question urbaine. Mais toutes et la manière de trouver de nouveaux
les populations aujourd’hui dans le liens de solidarité entre ces émergences
monde quittent l’imaginaire rural d’individus.
et entrent dans un environnement Car, autrefois, lorsqu’on naissait
urbain, et même dans un imaginaire dans une communauté, ethnie, tribu,
urbain. Nous sommes à ce moment nation, patrie, etc., elle vous donnait le
déterminant dans l’histoire de l’hu- sens des valeurs, elle fournissait presque
manité où notre imaginaire collectif une explication générale du monde
n’aura plus le soubassement rural, ou et de vous-mêmes. Aujourd’hui, nous

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naturel. Le roman Texaco entend sommes seuls. Les valeurs de la commu-
rendre compte de cette trajectoire, nauté ne déterminent plus mon échelle
comprendre le processus urbain, sur- de valeurs. Chaque individu doit se bâ-
prendre l’apparition de l’imaginaire tir une échelle de valeurs pour sa fa-
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urbain... On y retrouve le grand mille, sa sexualité, etc. Dans la totalité-


contexte, même si ceux qui le lisent monde, nous sommes multi-référencés,
ici ont tellement soif de notre petit alors qu’auparavant nous étions mono-
contexte et qu’ils vont le traiter en référencés par un cadre culturel et iden-
texte de mémoire, de tradition, défen- titaire. Nous avons à construire des so-
seur de la culture, du créole, etc. C’est ciétés d’individus, à créer un nouveau
vrai, mais ce n’est pas que cela. Les lien social à partir d’individus, une nou-
126 trois niveaux sont importants, donc velle organisation politique à partir
indissociables. d’une concrétion d’individus. Tous ces
Entretien : La première mondialisation mise en peuples, toutes ces religions, tous ces
Les identités œuvre par l’homo sapiens a créé sur dieux, toutes ces langues sont éparpillés
dans la totalité-monde toute la planète l’infinie diversité des dans une infinité d’individus, qui
peuples, des cultures, des langues, que maintenant sont en train de cohabiter
nous avons pu connaître jusqu’à pré- et doivent trouver un moyen de fonc-
sent. Ils ont tous la même base. Au- tionner ensemble. Ces questions for-
jourd’hui, toute cette infinie diversité ment le soubassement de ma littérature.
retrouve une sorte de mise en inter- Avec la colonisation, nous avons
rétroaction active : nous sortons des vécu des drames, des génocides, des
anciens absolus ethniques, tribaux, usures et des effondrements, donc un
nationaux, politiques, identitaires et appauvrissement de la richesse hu-
culturels. Et nous en sortons seuls, maine. Nous savons aujourd’hui que
c’est-à-dire comme des individus. De nous avons à vivre dans une totalité-
nouvelles modalités sont en train monde – qu’Édouard Glissant ap-
d’être mises en œuvre. S’il y a quelque pelle « Tout-monde », et que j’appelle
chose de fondamental que je dois ap- « Pierre-monde » – avec le risque d’une
porter à la communauté, c’est de lui standardisation et d’une uniformisa-
faire comprendre que c’est à ce niveau tion de cette même richesse. En même
qu’il nous faut essayer aujourd’hui de temps, ce risque s’accompagne d’une
résurgence des revendications des diffé- J’aimerais que l’on fasse la même chose
rences identitaires et culturelles, d’une partout ailleurs et que la conscience-
manière traditionaliste ou intégriste, monde que nous élaborons aujourd’hui
certes, mais en fin de compte nous assis- puisse être riche de tout cela.
tons à un nouveau rapport de forces qui CITÉS. — Il s’agit donc d’avoir un
s’est construit. Or ce que nous savons discours du point de vue de la totalité-
aujourd’hui, c’est que nous sommes ri- monde sur un lieu particulier.
ches de tout cela. Le problème qui se P. C. — Oui, mais avec une inter-
pose à nous est d’apprendre à vivre dans rétroaction entre l’idée de la totalité-
cette totalité-monde et de faire en sorte

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monde et l’idée du lieu, qui s’éclairent
que la diversité des langues, des cultures réciproquement. Le monde ne se vit
et des identités soit préservée dans notre que par les lieux, et le Lieu ne se
dissémination individuelle. Ma posi- donne que par le monde.
tion est de dire que, étant né en Marti- CITÉS. — Vous répondez ainsi à des
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nique, je suis gardien d’une partie de la critiques qu’on vous a sans doute faites
richesse de l’humanité, je densifie ce à propos de la dérive traditionaliste ou
patrimoine, je le préserve, je le protège, du mythe de l’authenticité présents dans
au sens où les Sioux disaient : « Nous votre œuvre.
sommes les gardiens de la terre », de P. C. — Il est vrai qu’on a employé
même que je compte sur un écrivain les termes « mythes de l’authenti-
russe, lituanien ou inuit pour qu’il cité ». Il s’agit de plusieurs problèmes.
garde pour moi et mette dans une D’abord, nous assistons à un processus 127
forme esthétique ce qui a été produit général de créolisation dans les Améri-
dans son espace humain. Cette densifi- ques, qui est une mise en conjonction Entretien
cation du Lieu n’est pas équivalente de massive, brutale, accélérée de plusieurs avec Patrick Chamoiseau
fermeture, de traditionalisme, de désir races et de plusieurs peuples. Ensuite,
de préserver je ne sais quelle pureté es- ce processus a des résultantes, qui sont
sentielle de l’identité contre je ne sais elles-mêmes composites et entrent dans
quelle dilution. Elle suppose de faire en une alchimie anthropologique qui ne
sorte que cet espace commun qui est la s’arrête jamais. Ces résultantes, ce sont
totalité-monde puisse être une mise en les créolités. Nous avons donc une
relation des différents Lieux de la créolisation américaine qui a donné les
Pierre-monde. C’est pourquoi nous créolités cubaine, martiniquaise, gua-
parlons de « diversalité » plutôt que de deloupéenne, brésilienne, etc., toutes
diversité : la « diversalité » est la mise en différentes. Elles participent toutes du
relation harmonieuse des diversités pré- même processus de créolisation, qui ne
servées. Je défends la langue créole au se dirige pas vers la momification ou
nom de toutes les langues du monde, l’essentialisation, mais reste lié au mou-
j’essaie de comprendre le processus his- vement de créolisation qui continue à
torique et anthropologique propre à la l’échelle de la totalité-monde. Le jour
Martinique au nom de tous les proces- où Christophe Colomb met le pied sur
sus historiques et anthropologiques. une île des Antilles, le monde est de
nouveau relié, et depuis le processus de envie de se perdre dans une prétendue
mise en relation ne s’est jamais s’arrêté. civilisation du monde, soit à des tradi-
Nous avons le résultat historique d’une tionalistes assoiffés.
créolité martiniquaise qui s’est toujours CITÉS. — Sans être un universaliste
trouvée dans un processus interactif transparent et sans chercher dans vos ro-
avec la totalité-monde. C’est pour cette mans une vérité sur la tradition marti-
raison que je dis aujourd’hui – et niquaise, quand on vous lit, on peut
Édouard Glissant l’a dit avant moi : en revanche se poser la question de la
l’identité traditionnelle était exclusive conception de la culture qui y est reflétée.
de l’autre, la nouvelle identité est rela- Dans Éloge de la créolité (Gallimard,

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tionnelle. Je change donc en échan- 1989, p. 14), vous faites un constat
geant avec l’Autre mais sans me perdre sociohistorique, politique et culturel :
ou me dénaturer. Cela veut dire que le « Surdéterminés tout du long, en his-
changement est inscrit dans le principe toire, en pensées, en vie quotidienne, en
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de l’identité, et que ce que nous avons idéaux (même progressistes), dans une
vécu en termes de créolité historique, attrape de dépendance culturelle, de dé-
tout ce qui fait notre fond et notre pendance politique, de dépendance éco-
richesse première (les traditions trans- nomique, nous avons été déportés de
mises par les conteurs, etc.), est entré nous-mêmes. » Quand on lit cela, on
dans une fluidité et une évolution. Pour comprend que la démarche littéraire est
ne rien perdre de cela, seul l’imaginaire la réponse, à travers une manière d’en-
128 relationnel nous permet à la fois de den- visager sa culture (la créolité), à une
sifier ce qui a été produit par les résul- situation politique, culturelle et sociale
Entretien : tantes historiques et de le mettre en d’aliénation de la communauté dont
Les identités perspective, de façon à pouvoir vivre vous êtes issu et entend participer d’une
dans la totalité-monde avec toute la richesse possible les nou- réflexion sur la conscience collective. On
velles modalités identitaires. peut comprendre cette position, mais il
Il est vrai que la totalité-monde, la n’est pas évident que la masse de la po-
diversité provoquent un désir de raci- pulation martiniquaise s’interroge au-
nes et de traditions que connaissent les jourd’hui sur la question identitaire. La
peuples composites. Sur dix lecteurs culture créole est assumée, elle devient
que je vais avoir, il y a huit qui vont même folklorique, sans que la question
chercher le côté traditionnel. D’autre du devenir et de la modernité de la
part, contre les traditionalistes, il va y totalité-monde se pose pour autant.
avoir les universalistes, qui pensent P. C. — Si vous allez dans n’im-
qu’il faut s’ouvrir au monde et tiennent porte quel pays européen et interrogez
tout un discours sur la modernité, mais le citoyen de base, vous ne pouvez pas
qui en fait ont tendance à refouler la di- en attendre une grande réflexion sur
versité. En fait, toutes ces critiques sont l’Europe, sur son devenir, sur sa place
fondées sur des lectures liées à des repré- dans le monde, etc. De même, on ne
sentations culturelles : on a affaire soit à pourrait demander une réflexion de ce
des universalistes transparents, qui ont type à tous les Martiniquais. D’autre
part, il ne faut pas non plus oublier Dans un premier temps, ce travail
que le Cahier d’un retour au pays natal n’est pas évident pour tout le monde.
d’Aimé Césaire a tout modifié dans Les représentations culturelles acquises
notre rapport à l’Afrique, à notre cou- dans un cadre donné façonnent les lec-
leur de peau, à la colonisation, sans tures différentes qui en sont faites.
que personne ne le lise. On s’aperçoit Tout le travail d’Édouard Glissant, qui
qu’il y a une influence des œuvres ar- a agi sur moi, sur Raphaël Confiant1 et
tistiques et littéraires sur l’imaginaire sur ceux de ma génération, est mainte-
sans que l’on en ait pour autant une nant, à mon avis, en train de transfor-
connaissance parfaite. Dans Écrire en mer complètement l’imaginaire des

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pays dominé, je considère que je suis Martiniquais dans la direction de cette
un guerrier de l’imaginaire. Mon nouvelle complexité, et nous assiste-
problème, c’est de pouvoir changer rons sans doute à des émergences ma-
l’imaginaire, non d’effectuer un travail jeures dans les dix ou vingt prochaines
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politique. Vouloir être indépendant années. Pourquoi n’avons-nous pas de


alors qu’on n’a pas compris le monde, projet social ou politique, pourquoi
ce serait la pire des catastrophes. nous complaisons-nous encore dans
Vouloir être indépendant alors que l’assistanat, la dépendance et l’irres-
l’on a un imaginaire dominé peut faire ponsabilité, pourquoi en restons-nous
craindre le pire. à des formules élémentaires de la créo-
Aujourd’hui, les questions poli- lité, pourquoi sommes-nous tellement
tiques ou culturelles ne peuvent s’en- traditionalistes, pourquoi y a-t-il un tel 129
visager que sur la base d’une com- sous-développement dans un contexte
plexité bien comprise, car aucun des de modernisation ? Parce que toutes Entretien
repères traditionnels que nous avions, les questions liées à la mise en place avec Patrick Chamoiseau
dans tous les domaines, n’a encore d’un nouvel imaginaire n’ont pas
cours aujourd’hui dans la totalité- encore été affrontées.
monde. Il faut tout revoir, et cela de- Je ne suis pas d’un naturel très mili-
mande un imaginaire de la complexité tant, mais je crois au travail sur
et de la relation que nous essayons de l’imaginaire collectif, car c’est avec ce
promouvoir. Parallèlement, il y a un nouvel imaginaire de la Pierre-monde
travail de construction du Lieu, de que nous pourrons à la fois nous libé-
densification du Lieu Martinique qui rer, assumer notre réalité, participer et
doit se faire, après la brisure collective exister au monde, entrer dans le nou-
que l’on a connue avec la colonisation veau vivre-ensemble. C’est en cela que
et l’aliénation. Nous savons que, si
nous entrons dans la nouvelle com-
plexité de la totalité-monde sans qu’il
y ait eu préalablement ce travail de 1. L’un des chefs de file de la « créolité » et co-
auteur, avec Patrick Chamoiseau et Jean
densification du Lieu, nous risquons Bernabé, d’Éloge de la créolité, le manifeste
par la suite d’affronter un certain qui fonde ce courant littéraire à la fin des
nombre de difficultés. années 1980 (N.d.l.R.).
consiste mon travail. Que je traite dans vingt ans, cette réforme portera ses
peut-être trop du petit contexte par fruits ?
rapport aux autres, de cela il y a mille P. C. — Je ne veux pas dire que ce
perceptions possibles. Mais, fonda- sera moi qui changerai tout, mais je
mentalement, c’est le changement pense que le changement est inéluc-
de l’imaginaire qui m’importe. Dans table. Nous pouvons gagner ou perdre
Chronique des sept misères, j’ai utilisé du temps, mais nous y arriverons.
des noms de rues, de lieux, etc., car les Nous ne nous trouvons plus dans les
gens ont envie d’être inscrits dans leur anciens territoires, qui étaient des
Lieu, et surtout parce que ce Lieu avait

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communautés exclusives de l’autre,
toujours été symboliquement effacé. avec des certitudes, des mythes fonda-
Cependant, je ne l’ai pas fait dans une teurs, des récits narratifs qui consti-
perspective traditionnelle où la littéra- tuaient leur identité. Tout cela est
ture servait à organiser la vérité d’un en train d’exploser. Il existe encore,
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Lieu contre les autres vérités, mais certes, des intégristes, des traditionalis-
dans la perspective d’une densification tes, sectaires et fondamentalistes, des
du Lieu à partir de laquelle nous pour- gens qui, confrontés à la diversité du
rons ensuite entrer dans l’énigme de la monde, se replient sur eux-mêmes. De
Pierre-monde. nos jours, tous les conflits dans le
CITÉS. — Lorsque vous parlez de monde sont d’ailleurs liés à des attitu-
travail sur l’imaginaire, on comprend des régressives face à la diversité de la
130 que votre littérature ne s’inscrit pas totalité-monde. Ces communautés
d’abord dans une démarche militante ou anciennes étaient en général monoli-
Entretien : engagée. S’il faut lui donner un contenu thiques (ma peau, ma race, mon
Les identités politique, celui-ci serait plus de l’ordre dieu, etc.). Aujourd’hui, nous entrons
dans la totalité-monde de la réflexion sur une poétique qui dans des systèmes composites assumés
invite à une réforme de l’imaginaire. par des individus. De plus en plus, de
P. C. — Exactement, c’est toute la vieux pays ataviques sont en train de
différence entre le rebelle et le guer- se transformer en « lieux », c’est-à-dire
rier, qui me paraît très importante. en endroits balayés par le grand souffle
Césaire est un rebelle ; Glissant, un du monde, qui deviennent multi-
guerrier. transculturels, à travers des processus
CITÉS. — On a tout de même interrétroactifs qui relient les différen-
l’impression qu’il y a un blocage, chez les tes composantes. Nous avons à cons-
Martiniquais, dans une position ambi- truire un « Lieu Martinique », non pas
guë entre le discours affiché qui reven- sur la vieille cohérence de la tradition
dique la créolité, d’une part, et la satis- culturelle née dans les plantations,
faction à l’égard de la situation politique mais sur un mode multi-trans-
actuelle, d’autre part. Vous proposez un culturel. Les nouvelles sociétés dispo-
autre rapport au monde, vous engagez seront d’un imaginaire relationnel, ca-
une réforme de l’imaginaire, mais n’êtes- pable de se déprendre de la dimension
vous pas trop optimiste en pensant que, rurale et de bâtir, à travers des syn-
thèses, des régressions, des antago- plus là. Beaucoup de Français qui
nismes et des solidarités, des manières viennent s’installer ici et qui défendent
de vivre ensemble que nous ne le patrimoine local sont plus Marti-
connaissons pas encore. Il est normal niquais que moi et que beaucoup
que les Martiniquais ne comprennent d’Antillais. On s’aperçoit que ce qui va
pas encore cela, dans la mesure où faire la cohésion du Lieu, c’est la par-
nous ne nous situons plus dans les ca- ticipation au projet du Lieu, non
dres de la vieille communauté dotée l’origine. Maintenant on peut choisir sa
d’un drapeau, mais nous sommes en- telle natale. Je comprends tout à fait
trés dans la complexité qui demande qu’un Martiniquais, même s’il est né

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de quitter les « Territoires » pour éla- ici, se sente mieux au Japon et participe
borer des « Lieux ». Nous serons ainsi au « Lieu Japon ». Et, personnellement,
amenés à envisager un « Lieu Marti- je me sens plus proche de n’importe
nique » qui soit à la fois solidaire de la quel écrivain du monde qui partage
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France et de l’Europe, de la Caraïbe et mon rapport à la totalité-monde que


des Amériques. Cela ne me gêne pas, d’un écrivain né à Schœlcher ou à Fort-
en tant qu’indépendantiste, d’adhérer de-France, mais avec lequel je n’ai au-
souverainement à un pacte républicain cune proximité d’imaginaire. Ce ne
français. Cela ne me gêne pas non plus sont plus la race, la langue ou le terri-
de considérer que ce n’est pas la géo- toire qui font les familles d’écrivains,
graphie qui détermine les systèmes mais les imaginaires. C’est sur eux que
d’appartenance, on peut tout à fait les Lieux vont se constituer, un peu 131
être dans la Caraïbe et participer à la comme les Lieux virtuels sur Internet.
construction européenne, construire Des gens qui viennent de partout Entretien
des solidarités à l’échelle des Amé- s’agglutinent, par affinités de sensibili- avec Patrick Chamoiseau
riques ou même, du fait de nos ori- tés ou de valeurs, dans des groupes qui
gines, de l’Afrique. transcendent les anciennes solidarités.
Nous échappons donc à tous les an- L’évolution du « Lieu Martinique » se
ciens critères du territoire, de la race, de fait selon des modalités totalement
la religion pour entrer dans une com- nouvelles. Cela inspire une certaine
plexité du Lieu. Le saut qualitatif – po- crainte, et on a tendance à fermer les
litique, culturel, identitaire – à effec- portes et les fenêtres, sous prétexte que
tuer est immense pour nous, qui notre culture est menacée de dispari-
sommes encore une communauté bal- tion. Tous les peuples connaissent cette
butiante en ce sens que nous n’avons crainte, parce qu’ils ont un imaginaire
pas une claire perception de ce que atavique exclusif de l’autre, qui ne peut
nous sommes et de cette nouvelle com- envisager des modalités d’existence sans
plexité que nous commençons à peine à une sorte d’absolu vertical. Tandis
fréquenter. C’est en cela que consiste la que l’imaginaire relationnel, sans
grande difficulté. J’explique souvent à renoncer à la richesse du Lieu, est à
mes amis indépendantistes que la Mar- même d’entrer dans cette complexité
tinique, telle qu’on la connaît, ne sera horizontale.
Beaucoup de ceux qui viennent imaginaire par des histoires, à modifier
d’ailleurs pour s’installer ici prennent la sensibilité par la littérature, je pense
fait et cause pour la défense du créole, et que, dans les années qui viennent, nous
ce qui m’importe, ce n’est pas que la allons accéder à un autre niveau.
langue créole soit défendue unique- CITÉS. — On peut donc dire que la
ment par des Martiniquais ou des Gua- société créole a une identité composite,
deloupéens, mais que tout le monde, mais qu’elle n’est pas encore parvenue
quel que soit son lieu d’origine, se sente à mettre en œuvre l’imaginaire qui y
comptable de la langue créole, de la correspond.
même manière que moi, je me sens P. C. — La créolisation s’est faite à

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comptable de n’importe quelle « pe- notre insu et continue à se faire ainsi. Il
tite » langue dans le monde. Si nous faut déjà en prendre conscience. Le
parvenons à faire sortir la défense des problème du composite quand on en a
lieux, des cultures et des identités du conscience, c’est qu’il crée un désir
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simple cadre ethnique ou territorial, d’atavisme, même de pureté, qui à son


nous gagnerons notre combat. Comme tour crée un désir d’ouverture. Il faut
pour la reconnaissance de l’esclavage en prendre toute la mesure de ce processus
tant que crime contre l’humanité, ce pour le combattre. Il faut considérer en
qui nous importe, c’est que la cons- outre le fait que, dans la conscience-
cience-monde le reconnaisse avec nous, monde qui se construit aujourd’hui, il
non pour culpabiliser l’Occident mais n’y aura pas d’instant de béatitude. On
132 pour faire en sorte que la mémoire de ce aura à tout moment des traditiona-
crime soit reliée aux mémoires d’autres listes, des défenseurs de telle langue,
Entretien : crimes. Aucune mémoire ne peut se race, ou dieu. C’est un peu comme dans
Les identités sauver seule. Les Juifs ne pourront pas la démocratie : ce sera toujours un
dans la totalité-monde sauver leur mémoire tout seuls, sans te- champ ouvert et tumultueux entre
nir compte des autres mémoires. Pour l’ouvert et le clos. Il n’est pas exclu
s’opposer aux crimes dont l’être hu- qu’on connaisse une vague traditiona-
main est capable, il faut que toutes les liste en Martinique, mais elle sera tra-
mémoires se rassemblent pour former vaillée, relativisée par la totalité-monde
une digue. et par le processus relationnel. On aura
Le hasard fait que mes racines sont toujours des sociétés chaotiques.
martiniquaises, mais je suis de ce Lieu, CITÉS. — Le processus dont vous
je ne le déserte pas. Je ne suis pareil ni à parlez concerne-t-il toutes les sociétés ?
celui qui déserterait son Lieu sous pré- P. C. — Bien sûr. On aurait tort de
texte de penser le monde, ni à celui qui croire que le problème que nous avons à
s’enfermerait dans son Lieu sans tenir régler est propre à la Martinique. C’est
compte du fait que ce Lieu est désor- un problème que nous avons à régler
mais soumis à toutes les grandes muta- et à vivre ensemble dans la totalité-
tions du monde. Il faut défendre le Lieu monde. Tout se joue à cette échelle.
sans entrer dans des processus régres- Comment va-t-on exister dans un
sifs. Si nous parvenons à distiller cet monde relié, quelles sont les institu-
tions mondiales à mettre en place pour les problèmes – y compris les problèmes
que les nations sans État ou les nations écologiques que nous rencontrons en
naturelles comme les nôtres y trouvent Martinique – se pensent à l’échelle
une place ? Car selon moi, la plus mondiale. Si nous ne disposons pas
grande misère de la vie internationale, d’une instance globale, nous ne pour-
c’est qu’elle ne tient compte que des rons pas résoudre les problèmes de la
États-nations. mangrove du Lamentin. C’est ce che-
CITÉS. — Vous parlez de la Marti- minement, cette conscience en devenir,
nique comme d’une nation naturelle, que j’essaie de décrire de Chronique
mais ce qui fait une nation, c’est notam- des sept misères à Biblique des derniers

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ment la conscience d’un projet commun. gestes.
P. C. — Le sentiment d’appar- CITÉS. — Comment vous situez-
tenance à une histoire commune, un es- vous, du point de vue littéraire, par rap-
pace donné, des repères communs assez port à Édouard Glissant ?
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forts, c’est cela une nation naturelle. P. C. — Il est sûr que nous sommes
Mais cette nation naturelle doit expri- très proches dans l’idée de totalité-
mer sa présence au monde selon des monde qu’il faut tenter de deviner.
modalités qui sont nouvelles, et non Nous le faisons de livre en livre, et
plus à travers l’État-nation. Il est vrai chaque livre règle un problème. C’est
que l’État-nation a permis de densifier cela qui fait l’intérêt d’une œuvre
les territoires d’une manière très parti- d’art, elle reprend le fil culturel. Nous
culière, mais à quel prix ? Quand je vois savons qu’il nous faut libérer notre 133
le grand silence artistique et esthétique imaginaire, maintenant il faut trouver
qu’on rencontre dans certaines régions l’énergie de la création que demande Entretien
de France, je me dis que la France s’est la Pierre-monde, l’énergie de la mer- avec Patrick Chamoiseau
appauvrie en se centralisant. L’État- veille. C’est une fluidité constante.
nation a permis à des nations d’avoir Beaucoup de gens sont déconcertés
une présence adéquate à une certaine parce qu’ils veulent retrouver dans
époque, mais au prix d’une grande Chronique des sept misères ou dans So-
perte en diversité et en richesse. Au- libo magnifique ce qu’ils ont aimé et
jourd’hui, la question de l’oralité a été connu, alors que le processus s’est déjà
traitée, le mélange des langues est fait, porté au-delà. Un critique a remarqué
les gens ont été libérés par rapport à la une fois que Chronique des sept misè-
langue française ; cela est réglé1. Tous res est un roman polyphonique du
« nous », alors que Texaco, c’est le
« je ». Mais la question n’est pas celle
1. Allusion à la diglossie entre langue créole et du « nous » des communautés ancien-
langue française, qui a longtemps eu cours aux nes, mais celle du « je » et du « nous »
Antilles françaises et qui a induit, pour nombre ensemble. On se trouve à la fois dans
d’Antillais, par souci d’intégration, une surva-
lorisation de la langue de la Métropole. La la construction de la conscience collec-
conséquence directe fut un discrédit, voire un tive, de la perception de cette réalité
rejet du créole (N.d.l.R.). mosaïque et complexe, et dans la mo-
dernité de l’individuation. Je suis un nous sommes déjà dans la probléma-
individu dans un « nous » probléma- tique relationnelle du Lieu composite.
tique, et inversement. Le « je » de On reprend ce qui a structuré la résis-
Texaco est un « nous » problématisé tance jusqu’à présent pour le décom-
qui, à son tour, renvoie à un « je » en poser et, à la fin, on est confronté à la
train de se construire. En ce qui totalité-monde, l’énigme de la Pierre-
concerne la question politique, celui monde : tout a changé. De plus,
qui aurait été rebelle dans les an- l’œuvre littéraire questionne d’abord
nées 1950, qui aurait fait toutes les la littérature, et c’est à travers ce ques-
guerres coloniales et qui serait revenu

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tionnement qu’elle prend la puis-
ici, serait désespéré et amer, car cela ne sance d’action sur le réel. Cette puis-
marcherait pas. Des centaines de per- sance dépasse le tract, l’engagement, le
sonnes ont connu ce problème. Si Fa- militantisme immédiat, qui ne peu-
non était rentré chez lui, il aurait été vent pas comprendre le futur du
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malheureux. Ce qu’il a appliqué en monde. Voilà ce que Glissant nous a


Algérie n’aurait pas marché ici, car appris.

134

Entretien :
Les identités
dans la totalité-monde

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