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groupe de journalistes qui assiègent le faire dans ces situations alors qu’on en
petit état-major, ils attendent un point a le pouvoir, c’est se rendre complice.
de situation et s’impatientent bruyam- J’aperçois dans leur dos, de l’autre
ment. Je ne veux pas m’en mêler, je les côté de la piste, une colonne d’une
contourne discrètement pour aller po- dizaine de camions transportant des
ser mes affaires sous mon lit et faire le conteneurs maritimes, qui quittent le
point avec Malvaud, l’officier rens [de camp en soulevant un nuage de pous-
renseignement]. sière.
Le lieutenant-colonel Lemoine, Le journaliste n’abandonne pas.
l’adjoint de Garoh, m’intercepte et « Et les armes saisies, qu’en faites-
me demande de l’aider : les journa- vous ? »
listes ne devaient pas rester au-delà Je n’ai pas envie de mentir ni de
de 15 heures, mais leur programme nous mettre en difficulté, alors j’es-
a été prolongé sans son avis. Ils at- quive avec un sourire. « Nous les sto-
tendent un brief alors « qu’un convoi ckons ici dans des conteneurs, et nous
de camions doit quitter la base pour attendons que leurs propriétaires les
transporter des armes vers le Zaïre ». réclament. »
Je ne comprends pas de quoi il parle, Les journalistes rient encore, ils
mais Lemoine me propulse devant les doivent penser que je suis plein d’hu-
journalistes sans me laisser le temps de mour. Ils plient bagage après m’avoir
poser plus de questions. remercié et remontent dans l’avion qui
Les journalistes m’entourent aus- les attend enfin sur la piste.
sitôt, comme s’ils m’encerclaient. Je J’attends avec impatience le débrie-
parle doucement pour les obliger à se fing du soir auquel assistent tous les
concentrer sur mes propos. Je leur fais chefs de détachement du groupement.
un brief rapide sur la situation dans la Nous sommes une douzaine autour de
zone et sur mes activités de recherche la table et j’aborde sans attendre le
et de sauvetage de rescapés. La plupart sujet du convoi, pour lequel on m’a
s’en contentent, cependant un reporter demandé de détourner l’attention des
du journal Le Monde n’en reste pas là : journalistes. Je sens que Garoh hésite
« Capitaine, vous désarmez les et cherche ses mots :
Rwandais qui traversent votre zone ? « Ces armes sont livrées aux FAR
Même les militaires des FAR [Forces qui sont réfugiées au Zaïre, cela fait
armées rwandaises] ? partie des gestes d’apaisement que
– Bien sûr, nous protégeons la zone nous avons acceptés pour calmer leur
humanitaire sûre, donc plus personne frustration et éviter aussi qu’ils ne se
n’a besoin de porter une arme dans ce retournent contre nous. »
périmètre. Je suis sidéré.
– Et pourquoi vous ne confisquez « Attendez, on les désarme, et en-
pas aussi les machettes ? suite on va leur livrer des armes, dans
– Pour la simple raison que tout le des camps de réfugiés, alors que ce sont
monde en possède. Dans ce cas, il fau- des unités en déroute, sans doute liées
drait aussi supprimer les couteaux, les aux milices et, pire encore, au ravage
pioches et les bâtons ! » de ce pays ? »
Rire de ses confrères, mais la ques- Garoh me répond avec son calme
tion est loin d’être anodine ; ne rien imperturbable,
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« Oui, parce que les FAR sont à au témoignage d’Oscar, un des pilotes
deux doigts d’imploser et d’alimenter de chasse engagés dans cette opération
effectivement les bandes de pillards. et dont je raconterai le parcours un peu
En donnant ces armes à leurs chefs, plus loin.
nous espérons affermir leur autorité. En croisant nos témoignages, il ap-
De plus, nous ne sommes que quelques paraît que cette mission a été annulée
centaines de combattants sur le ter- par le PC Jupiter situé sous le palais
rain, et nous ne pouvons pas nous per- présidentiel de l’Elysée, alors que les
mettre le risque qu’ils se retournent avions de chasse, des Jaguar, étaient
contre nous, alors que le FPR nous me- déjà en vol pour frapper, et que nous-
nace déjà. » mêmes décollions en hélicoptère pour
Lemoine, son adjoint, ajoute pour rejoindre la zone de guidage. Pourtant,
l’aider : le PC Jupiter n’a pas vocation à diri-
« Ancel, nous payons aussi leur ger ce type d’opération, qui est plutôt
solde, en liquide, pour éviter qu’ils ne du ressort du bien nommé Centre opé-
deviennent incontrôlables, ce que nous rationnel interarmées. C’est une pro-
sommes souvent obligés de faire dans cédure tout à fait inhabituelle que m’a
ces situations. » décrite mon camarade et, compte tenu
Je trouve le raisonnement court- de ma compréhension du sujet, il est
termiste et indéfendable : comment probable que les événements se soient
avaler qu’en livrant des armes à ces mi- enchaînés ainsi : cette opération de
litaires nous améliorons notre propre combat contre le FPR a été décidée
sécurité ? Je leur rappelle que nous sans réel contrôle politique, mais l’in-
n’avons plus vraiment de doutes sur tervention des Jaguar a déclenché une
l’implication des FAR dans les mas- procédure quasi automatique de confir-
sacres de grande ampleur qu’aucun mation auprès du PC de l’Elysée, qui
d’entre nous ne nomme encore « gé- s’en est effrayé. En effet, l’engagement
nocide ». Mais Garoh stoppe là le dé- au combat d’avions de chasse est consi-
bat, même s’il semble troublé aussi par déré comme stratégique du fait de leur
cette situation. puissance de feu, ainsi que du risque
Après cet événement, j’ai demandé médiatique : difficile de faire croire
aux pilotes d’hélicos et aux gendarmes qu’un bombardement n’a pas été orga-
chargés du contrôle des armes saisies nisé, tandis qu’il est toujours possible
de les balancer au-dessus du lac Kivu. d’habiller un échange de tirs au sol en
Garoh aurait pu s’y opposer, mais il a accrochage accidentel ou en riposte à
validé cette pratique... une tentative d’infiltration.
En conséquence, la patrouille de Ja-
Retour à Bisesero, ouest du guar, au moment de rejoindre la zone
de combat, demande la validation de
Rwanda
son engagement, sans doute par l’inter-
(...) médiaire de l’avion ravitailleur KC135
Comme je l’ai relaté, au lever du qui les soutient et qui est équipé d’un
jour du 1er juillet, cette mission de système radio longue portée en l’ab-
combat contre les ennemis des génoci- sence d’Awacs. Le PC Jupiter alerte
daires a été annulée in extremis. J’en l’Elysée – l’étage du dessus –, qui dé-
connais désormais plus de détails grâce couvre l’opération, prend brutalement
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conscience des conséquences possibles vient de débuter. Dans les jours qui
d’un tel engagement et l’interdit aussi- suivent, des spécialistes de l’Afrique
tôt. des Grands Lacs sont consultés, et pro-
L’annulation, au tout dernier mo- bablement dépêchés sur place, pour né-
ment, de cette mission, par la prési- gocier un compromis avec le FPR, c’est
dence de la République, déclenche un la suite de l’opération « Turquoise »
débat – plutôt que d’en être l’issue – avec la création d’une zone humani-
sur le risque que la France soit effecti- taire sûre.
vement accusée de complicité de géno- (*) Les noms des personnes citées
cide et mise au ban des nations, alors ont été modifiés
même que la crise de Bisesero [un sec- Rwanda, la fin du silence, témoi-
teur de collines où des dizaines de mi- gnage d’un officier français, éditions
liers de personnes ont été massacrées] Les Belles Lettres, 250 p., 21 Euros