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« Rwanda, la fin du silence » : un ancien officier


français raconte
Guillaume Ancel
Le Monde, 15 mars 2018

Extraits de « Rwanda, la fin quement et me remet personnellement


du silence, témoignage d’un offi- un exemplaire numéroté d’un ordre
cier français », de Guillaume An- préparatoire, dont manifestement Co-
cel, et qui paraît vendredi 16 mars lin (*) dispose déjà. Il s’agit de réaliser
aux éditions Les Belles Lettres. un raid terrestre sur Kigali, la capitale
Bonnes feuilles. [En juin 1994, au du Rwanda, pour remettre en place
moment où la France décide d’interve- le gouvernement, ordre expliqué par
nir au Rwanda, Guillaume Ancel est quelques schémas et des hiéroglyphes
officier de guidage de tir aérien. Ce militaires appelés « symboles » :
pays de la région des Grands Lacs est Nous débarquerons en « unité
alors plongé en plein génocide contre constituée » à Goma [principale ville
les Tutsi mené par les Forces armées de l’est du Zaïre, près de la frontière
rwandaises et par les milices extré- rwandaise], et l’opération s’appuiera
mistes hutu, proches du gouvernement sur la vitesse et la surprise liées à notre
intérimaire, soutenu par Paris. Paral- arrivée ultrarapide. A ce stade, la mis-
lèlement, le Front patriotique rwan- sion n’est pas encore confirmée, mais
dais, dominé par les Tutsi, a lancé elle devient très probable.
une offensive pour mettre fin aux mas- Cet ordre ne me surprend pas vrai-
sacres et s’emparer du pays. Le livre de ment. J’apprécie les subtiles analyses
Guillaume Ancel contredit la version de politique internationale et les dé-
officielle d’une intervention avant tout bats sur la pertinence des interven-
« humanitaire ». Selon lui, la France tions, mais en l’occurrence nous serons
a tardé à prendre ses distances avec le projetés à 6 000 kilomètres de la mé-
régime génocidaire. Extraits.] tropole pour faire notre métier, qui est
de mener des opérations militaires, et
Base militaire de Valbonne, celle-ci rentre dans nos cordes.
près de Lyon, France. 22 juin En théorie, c’est assez simple, je
dois dégager un couloir en guidant les
1994
frappes des avions de chasse, couloir
(...) En fin d’après-midi, un officier dans lequel la compagnie de légion-
du bureau des opérations entre brus- naires s’engouffre, suivie par d’autres

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unités aguerries. La rapidité est telle Aéroport de Bukavu, Zaïre.


que les unités d’en face ne doivent pas 30 juin 1994
avoir le temps de se réorganiser tandis
que nous rejoignons aussi vite que pos-
sible la capitale, Kigali, pour remettre
les insignes du pouvoir au gouverne- (...) La forêt de Nyungwe consti-
ment que la France soutient. tue un îlot tropical sur la route me-
nant à Kigali via Butare, à moins d’une
Tactiquement, c’est logique, centaine de kilomètres de notre posi-
puisque nous nous exerçons depuis tion. Les légionnaires l’ont survolée en
plusieurs années à ce type d’opéra- hélicoptère et me l’ont décrite comme
tion avec les unités de la Force d’ac- très dense, quasi impénétrable pour
tion rapide qui seront déployées sur ce une unité armée et motorisée, en de-
théâtre, comme si nous allions jouer hors de la route nationale qui la tra-
une pièce maintes fois répétée. En pra- verse d’est en ouest, comme un canyon
tique, c’est évidemment risqué, très de verdure verticale.
violent et nous sommes suffisamment
entraînés pour savoir que ce raid ter- Nous devons – comprendre « nous
restre ne se passera jamais comme nous allons tout faire pour » – stopper
l’avions prévu. l’avancée militaire des soldats du FPR
(...) [Front patriotique rwandais, rébellion
d’obédience tutsi, dirigée par Paul Ka-
game] quand ils arriveront à l’est de
la forêt et qu’ils devront s’engouffrer
sur cette unique route pour la traver-
Aéroport de Goma, Zaïre. 26 ser. Dans notre jargon, c’est un coup
juin 1994 d’arrêt, qui consiste à bloquer bruta-
lement l’avancée ennemie par une em-
buscade solidement adossée au massif
Un officier d’état-major nous rend forestier, à un endroit précis qu’ils ne
visite sur notre campement de fortune. pourront contourner.
J’aimerais l’interroger sur la suite de la
mission puisque nous étions censés ar-
Je n’ignore pas la difficulté de la si-
river par surprise pour mener une ac-
tuation, car les légionnaires n’ont pas
tion offensive, mais il ne me répond pas
d’armes lourdes. Même les mortiers lé-
et se contente de récupérer avec d’inha-
gers dont ils disposent n’ont toujours
bituelles précautions l’ordre prépara-
pas leurs munitions et ce sera diffi-
toire reçu à Nîmes [où est basé le 2e ré-
cile de tenir face aux soldats du FPR
giment étranger d’infanterie, de la Lé-
connus pour leur discipline et leur en-
gion étrangère]. Normalement, en opé-
durance. Un détail, nous sommes 150,
ration, le simple fait d’ordonner la des-
les éléments en face seraient au moins
truction d’un ordre écrit suffit, mais cet
dix fois plus, rien que sur cette route.
officier vérifie chaque exemplaire page
Aussi, pour contrebalancer ce déséqui-
par page, comme si ce document ne de-
libre, il nous faut les avions de chasse...
vait plus exister...
et je suis bien placé pour savoir que le
(...) dispositif d’appui aérien n’est pas rodé.
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Aéroport de Bukavu, Zaïre. le FPR, nous n’engageons pas le com-


01 juillet 1994 bat. »
Les rotors s’immobilisent, et les
(...) Nous rejoignons le tarmac, sur hommes descendent sans attendre des
lequel nous attendent cinq hélicoptères cabines restées ouvertes, avec leurs sacs
de transport Super Puma. Le siffle- immenses et leurs armes sur l’épaule.
ment de leurs turbines crisse dans nos Tabal me rejoint avec calme, et
tympans. Les lumières de position des Pressy reprend :
hélicos forment une ligne vers l’est où le « Les Tutsi stoppent leur avance et
ciel s’éclaire lentement des signes pré- nous allons protéger une zone qu’ils
curseurs du lever du jour. Nous em- n’occupent pas encore, à l’ouest du
barquons dans le premier hélicoptère, pays. Ce sera une “zone humanitaire”,
sur ces sièges en toile toujours trop qui passe sous notre contrôle. – Si je
étroits, les sacs comprimés entre nos comprends bien, on renonce à remettre
genoux. Les visages des légionnaires au pouvoir ce qui reste du gouverne-
sont fermés. L’intérieur de la cabine ment ? – Oui, pour l’instant, nous al-
est faiblement éclairé par une lumière lons vite voir quel cap nous prenons
blafarde qui ajoute au sentiment de maintenant. »
tension. J’observe Tabal, très concen- Tous ces militaires étaient déter-
tré sur la suite, il me renvoie sa mine minés à aller se battre, et ils ont été
confiante, celle de la Légion étrangère stoppés dans leur élan, comme si, au
qui ne doute pas, ne tremble pas. bout de la nuit, un responsable poli-
Plus un mouvement, les pilotes ont tique avait enfin décidé que ce com-
terminé leur procédure de décollage, bat ne pouvait pas avoir lieu. Les sol-
les rotors se mettent à tourner, fai- dats désarment bruyamment leur arse-
sant vibrer tout l’appareil. J’aperçois nal après avoir ôté les chargeurs. Nous
par la porte latérale, grande ouverte, sommes un peu groggy, à la fois soula-
la courbe d’un soleil orangé qui émerge gés mais aussi frustrés.
maintenant à l’horizon. Notre hélico se Je retourne aux grandes tentes avec
soulève par l’arrière, les têtes rentrent Tabal, qui se moque gentiment en s’in-
dans les épaules, la mission est lancée, terrogeant sur la fonction que je vais
nous partons au combat. maintenant pouvoir occuper. J’étais
Brusquement, sur le tarmac, un le responsable des frappes aériennes,
officier surgit de l’estancot qui sert il me propose de devenir « respon-
d’état-major aux forces spéciales et fait sable des frappes humanitaires », ironi-
signe, les bras en croix, de stopper im- sant sur la tonalité nouvelle et un peu
médiatement l’opération. L’hélicoptère surprenante de notre intervention, car
atterrit brutalement, à la surprise gé- c’est la première fois que nous enten-
nérale. Je défais ma ceinture de sé- dons parler d’« humanitaire ».
curité et saute par la porte pour re-
joindre le stoppeur, c’est le capitaine Aéroport de Cyangugu,
de Pressy, en charge des opérations
pour ce secteur. Il comprend à ma
Rwanda. Juillet 1994
mine mauvaise que j’ai besoin d’expli- Je suis vraiment contrarié.
cations. En rentrant tard dans l’après-midi
« Nous avons passé un accord avec sur la base de Cyangugu, je trouve un
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groupe de journalistes qui assiègent le faire dans ces situations alors qu’on en
petit état-major, ils attendent un point a le pouvoir, c’est se rendre complice.
de situation et s’impatientent bruyam- J’aperçois dans leur dos, de l’autre
ment. Je ne veux pas m’en mêler, je les côté de la piste, une colonne d’une
contourne discrètement pour aller po- dizaine de camions transportant des
ser mes affaires sous mon lit et faire le conteneurs maritimes, qui quittent le
point avec Malvaud, l’officier rens [de camp en soulevant un nuage de pous-
renseignement]. sière.
Le lieutenant-colonel Lemoine, Le journaliste n’abandonne pas.
l’adjoint de Garoh, m’intercepte et « Et les armes saisies, qu’en faites-
me demande de l’aider : les journa- vous ? »
listes ne devaient pas rester au-delà Je n’ai pas envie de mentir ni de
de 15 heures, mais leur programme nous mettre en difficulté, alors j’es-
a été prolongé sans son avis. Ils at- quive avec un sourire. « Nous les sto-
tendent un brief alors « qu’un convoi ckons ici dans des conteneurs, et nous
de camions doit quitter la base pour attendons que leurs propriétaires les
transporter des armes vers le Zaïre ». réclament. »
Je ne comprends pas de quoi il parle, Les journalistes rient encore, ils
mais Lemoine me propulse devant les doivent penser que je suis plein d’hu-
journalistes sans me laisser le temps de mour. Ils plient bagage après m’avoir
poser plus de questions. remercié et remontent dans l’avion qui
Les journalistes m’entourent aus- les attend enfin sur la piste.
sitôt, comme s’ils m’encerclaient. Je J’attends avec impatience le débrie-
parle doucement pour les obliger à se fing du soir auquel assistent tous les
concentrer sur mes propos. Je leur fais chefs de détachement du groupement.
un brief rapide sur la situation dans la Nous sommes une douzaine autour de
zone et sur mes activités de recherche la table et j’aborde sans attendre le
et de sauvetage de rescapés. La plupart sujet du convoi, pour lequel on m’a
s’en contentent, cependant un reporter demandé de détourner l’attention des
du journal Le Monde n’en reste pas là : journalistes. Je sens que Garoh hésite
« Capitaine, vous désarmez les et cherche ses mots :
Rwandais qui traversent votre zone ? « Ces armes sont livrées aux FAR
Même les militaires des FAR [Forces qui sont réfugiées au Zaïre, cela fait
armées rwandaises] ? partie des gestes d’apaisement que
– Bien sûr, nous protégeons la zone nous avons acceptés pour calmer leur
humanitaire sûre, donc plus personne frustration et éviter aussi qu’ils ne se
n’a besoin de porter une arme dans ce retournent contre nous. »
périmètre. Je suis sidéré.
– Et pourquoi vous ne confisquez « Attendez, on les désarme, et en-
pas aussi les machettes ? suite on va leur livrer des armes, dans
– Pour la simple raison que tout le des camps de réfugiés, alors que ce sont
monde en possède. Dans ce cas, il fau- des unités en déroute, sans doute liées
drait aussi supprimer les couteaux, les aux milices et, pire encore, au ravage
pioches et les bâtons ! » de ce pays ? »
Rire de ses confrères, mais la ques- Garoh me répond avec son calme
tion est loin d’être anodine ; ne rien imperturbable,
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« Oui, parce que les FAR sont à au témoignage d’Oscar, un des pilotes
deux doigts d’imploser et d’alimenter de chasse engagés dans cette opération
effectivement les bandes de pillards. et dont je raconterai le parcours un peu
En donnant ces armes à leurs chefs, plus loin.
nous espérons affermir leur autorité. En croisant nos témoignages, il ap-
De plus, nous ne sommes que quelques paraît que cette mission a été annulée
centaines de combattants sur le ter- par le PC Jupiter situé sous le palais
rain, et nous ne pouvons pas nous per- présidentiel de l’Elysée, alors que les
mettre le risque qu’ils se retournent avions de chasse, des Jaguar, étaient
contre nous, alors que le FPR nous me- déjà en vol pour frapper, et que nous-
nace déjà. » mêmes décollions en hélicoptère pour
Lemoine, son adjoint, ajoute pour rejoindre la zone de guidage. Pourtant,
l’aider : le PC Jupiter n’a pas vocation à diri-
« Ancel, nous payons aussi leur ger ce type d’opération, qui est plutôt
solde, en liquide, pour éviter qu’ils ne du ressort du bien nommé Centre opé-
deviennent incontrôlables, ce que nous rationnel interarmées. C’est une pro-
sommes souvent obligés de faire dans cédure tout à fait inhabituelle que m’a
ces situations. » décrite mon camarade et, compte tenu
Je trouve le raisonnement court- de ma compréhension du sujet, il est
termiste et indéfendable : comment probable que les événements se soient
avaler qu’en livrant des armes à ces mi- enchaînés ainsi : cette opération de
litaires nous améliorons notre propre combat contre le FPR a été décidée
sécurité ? Je leur rappelle que nous sans réel contrôle politique, mais l’in-
n’avons plus vraiment de doutes sur tervention des Jaguar a déclenché une
l’implication des FAR dans les mas- procédure quasi automatique de confir-
sacres de grande ampleur qu’aucun mation auprès du PC de l’Elysée, qui
d’entre nous ne nomme encore « gé- s’en est effrayé. En effet, l’engagement
nocide ». Mais Garoh stoppe là le dé- au combat d’avions de chasse est consi-
bat, même s’il semble troublé aussi par déré comme stratégique du fait de leur
cette situation. puissance de feu, ainsi que du risque
Après cet événement, j’ai demandé médiatique : difficile de faire croire
aux pilotes d’hélicos et aux gendarmes qu’un bombardement n’a pas été orga-
chargés du contrôle des armes saisies nisé, tandis qu’il est toujours possible
de les balancer au-dessus du lac Kivu. d’habiller un échange de tirs au sol en
Garoh aurait pu s’y opposer, mais il a accrochage accidentel ou en riposte à
validé cette pratique... une tentative d’infiltration.
En conséquence, la patrouille de Ja-
Retour à Bisesero, ouest du guar, au moment de rejoindre la zone
de combat, demande la validation de
Rwanda
son engagement, sans doute par l’inter-
(...) médiaire de l’avion ravitailleur KC135
Comme je l’ai relaté, au lever du qui les soutient et qui est équipé d’un
jour du 1er juillet, cette mission de système radio longue portée en l’ab-
combat contre les ennemis des génoci- sence d’Awacs. Le PC Jupiter alerte
daires a été annulée in extremis. J’en l’Elysée – l’étage du dessus –, qui dé-
connais désormais plus de détails grâce couvre l’opération, prend brutalement
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conscience des conséquences possibles vient de débuter. Dans les jours qui
d’un tel engagement et l’interdit aussi- suivent, des spécialistes de l’Afrique
tôt. des Grands Lacs sont consultés, et pro-
L’annulation, au tout dernier mo- bablement dépêchés sur place, pour né-
ment, de cette mission, par la prési- gocier un compromis avec le FPR, c’est
dence de la République, déclenche un la suite de l’opération « Turquoise »
débat – plutôt que d’en être l’issue – avec la création d’une zone humani-
sur le risque que la France soit effecti- taire sûre.
vement accusée de complicité de géno- (*) Les noms des personnes citées
cide et mise au ban des nations, alors ont été modifiés
même que la crise de Bisesero [un sec- Rwanda, la fin du silence, témoi-
teur de collines où des dizaines de mi- gnage d’un officier français, éditions
liers de personnes ont été massacrées] Les Belles Lettres, 250 p., 21 Euros

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