Henri Michaux
Introduction
« Les propos que nous échangions comme balles de
coton ou de caoutchouc, Deleuze nous les renvoyait
durcis et alourdis comme boulets de fonte ou d’acier.
On le redouta vite pour ce don qu’il avait de nous
prendre d’un seul mot en flagrant délit de banalité, de
niaiserie, de laxisme de pensée. Pouvoir de traduction,
de transposition : toute la philosophie scolaire et éculée
passant à travers lui en ressortait méconnaissable, avec
un air de fraîcheur, de jamais encore digéré, d’âpre
nouveauté, totalement déroutante, rebutante pour notre
faiblesse, notre paresse. »
Michel Tournier
9
vite comprendre que les réflexions de l’Abécédaire (1988) sont le fruit
d’un intérêt permanent pour l’« Apprendre » et le concept de
« problème ». Cette réflexion est avant tout philosophique : c’est parce
que Deleuze s’interroge sur le problème du transcendantal et sur ce
que signifie « penser » qu’il est conduit à problématiser l’Apprendre et
à construire un concept de problème. C’est pour cela que j’aimerais
penser avec Deleuze l’enseignement de la philosophie, penser avec les
« outils » conceptuels qu’il propose.
10
pédagogique devient forme de la pensée.1 Dès lors, le problème de
l’effort de la pensée n’est pas : « comment acquérir des
connaissances et les transmettre à qui le voudrait ? », mais « comment
réussir à produire des Idées et forcer quelqu’un à le faire ? »
1
Qu’on ne se méprenne surtout pas : les analyses de cet ouvrage sur la nature
essentiellement pédagogique de la pensée philosophique ne sont en rien une énième
parade pour évacuer les questions proprement didactiques. Dans un article stimulant,
Nelly Robinet-Bruyère fustige à juste titre la « résorption du pédagogique dans
l’acte de philosopher » qui devient prétexte à « refuser catégoriquement l’aide de la
pédagogie et de la réflexion didactique. » – cf. Robinet-Bruyère N., « Quand
Descartes sort de son poêle… », dans Ferrari J. & Alii., Socrate pour tous, p.133. Ce
type de rejet, hautain et complètement injustifié, de certains professeurs de
philosophie ne peut que nuire à l’enseignement de cette discipline. Tel inspecteur
général aimait par exemple à clamer : « Comme on le sait depuis Platon, la
pédagogie n’est jamais que le succédané dérisoire de la philosophie. » – cf.
Muglioni J., « L’enseignement philosophique et l’avenir de l’Europe », dans
Klibansky R. & Pears D. (dir.), La Philosophie en Europe, p.791. Je prends le temps
de rapporter ce type de position pour m’en démarquer vivement. Il est malsain pour
l’enseignement de la philosophie de penser que son exercice irait de soi. Soyons
clair : le déni de la pédagogie comme telle est une pétition de principe. Si certains se
servent de Platon pour arguer de l’inutilité de la pédagogie, il s’agit d’une
rationalisation – au sens freudien. On ne peut aucunement conclure du statut
pédagogique de la pensée philosophique à l’inutilité des questions pédagogiques ;
ce serait plutôt l’inverse. D’ailleurs, la fréquentation des concepts deleuziens
m’apparaît comme un encouragement à voir dans les problèmes d’enseignement de
la philosophie de véritables problèmes philosophiques qui intéressent la philosophie
en son cœur.
11
une situation d’enseignement de la philosophie : à quelles conditions –
effectives ! – un individu est-il conduit à penser, à s’intéresser à des
problèmes, à les construire, à les poursuivre, à les désirer ? Comment
un élève pourrait-il désirer poursuivre une entreprise dont, nous dit
Deleuze, la naissance est toujours due à une violence, à la griffe des
signes du réel qui forcent à penser ? (PS, 115-118)2
2
Par exemple : « La philosophie, comme l’amitié, ignore les zones obscures où
s’élaborent les forces effectives qui agissent sur la pensée, les déterminations qui
nous forcent à penser. Il n’a jamais suffi d’une bonne volonté, ni d’une méthode
élaborée, pour apprendre à penser ; il ne suffit pas d’un ami pour s’approcher du
vrai. Les esprits ne se communiquent entre eux que le conventionnel ; l’esprit
n’engendre que le possible. Aux vérités de la philosophie, il manque la nécessité, et
la griffe de la nécessité. » (PS, 116)
3
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.135. Le chapitre sept de ce
livre offre une bonne présentation des huit postulats et de leur intérêt pour une
réflexion pédagogique.
12
même les idiots se font une image de la pensée, et c’est seulement en
mettant à jour ces images qu’on peut déterminer les conditions de la
philosophie. […] Cette étude des images de la pensée, on l’appellerait
noologie, ce serait les prolégomènes à la philosophie. » (P, 202-203 ;
cf. aussi RF, 339)
13
la différence dans la pensée, c’est la bêtise. Le cinquième postulat
conteste que l’erreur soit le négatif de la pensée. En fait, l’erreur est
l’envers du vrai, elle est reproduite d’après le vrai et n’est qu’un
fantôme du même. Au contraire, la bêtise est un différenciant, un
élément discordant qui ébranle le socle de l’image dogmatique de la
pensée. La bêtise est à la fois ce qu’il y a de plus redoutable et ce qui
peut arriver de mieux à la pensée. Il faudra voir comment Deleuze
s’est progressivement approprié ce terme pour en faire un concept. Je
soutiendrai qu’un des concepts clefs de Deleuze est celui de bêtise4 : il
s’inscrit dans un plan d’immanence – image deleuzienne de la pensée
– fait de champs problématiques traversés par un personnage
conceptuel : l’Idiot! – la notation en exposant permet de ne pas le
confondre avec l’Idiot cartésien. Les implications pédagogiques d’un
tel concept sont également très riches. Ce deuxième moment permet
de renverser la troisième détermination du transcendantal kantien : son
caractère anhistorique et immuable. Au contraire, le transcendantal est
déterminé par des conditions historiques, qui sont comme les feuillets
de la bêtise.
4
Que la bêtise soit finalement une des grandes obsessions ou intuitions de Deleuze,
qu’il ait un « goût » philosophique pour la bêtise, cela est attesté par une personne
qui lui était proche intellectuellement : son ancien directeur de thèse et ami Maurice
de Gandillac. Cf. Gandillac M., « Premières rencontres avec Gilles Deleuze », dans
Beaubatie Y. (dir.), Tombeau de Gilles Deleuze, p.31.
14
d’autres pratiques, notamment dans sa dimension de discipline
enseignée.
15
Surtout, il serait erroné de voir dans la position deleuzienne une
forme de dandysme intellectuel. Pourtant, tout porte à le croire…
Deleuze fait de l’Idée un événement rare, il fustige l’opinion, les
discussions et les débats qu’il considère comme du bavardage,
l’ennemi de la pensée. L’« abomination » – terme qu’il emploie
souvent – n’est pas l’erreur ou la folie, c’est le bavardage, surtout s’il
est pédant et prétentieux. Dès lors, peut-on seulement espérer que son
concept d’Idée ait une portée pédagogique ? Ne faut-il pas tout de
suite renoncer à une théorie qui fonctionne uniquement pour les plus
grands philosophes, le reste des individus étant de facto dénigré à
l’aune de critères trop exigeants ? Certainement pas. L’exigence de
Deleuze n’est jamais incompatible avec un optimisme et un espoir
démocratique – signe de sa proximité avec le pragmatisme. Dans le
sens spécifique où il le définit, il est profondément un homme de
gauche5, or « la gauche a besoin que les gens pensent. » (P, 174) Une
telle expression est lourde de sens chez lui : « que les gens pensent »,
cela signifie qu’ils problématisent, qu’ils ne cessent pas d’apprendre.
La pensée critique – en un sens résolument anti-kantien, et qui devient
pléonasme avec Deleuze – n’est pas autre chose. L’une des finalités
premières de la philosophie demeure donc classique chez Deleuze :
former l’esprit critique.6 Mais ce qui est très original chez lui, c’est le
sens que prend cette expression. Former l’esprit critique, ce n’est
surtout pas entraîner au débat d’opinions, ni donner des armes
5
La « gauche » est caractérisée par une pensée critique, qui consiste à produire des
« devenir-minoritaire », des « réseaux de résistance » qui font vaciller les instances
du pouvoir, de la domination. Rien à voir avec le sens politique de la gauche
puisque, par essence, « être de gauche », selon Deleuze, ne peut pas s’appliquer à un
pouvoir, quel qu’il soit. (Abc, « Résistance »). À l’inverse, la « droite » est une
opposition au mouvement de la pensée, un refus d’exposer les vrais problèmes qui
sous-tendent une situation pour, au contraire, laisser les solutions s’opposer
stérilement. (P, 173)
6
La « formation d’un esprit critique » est un objectif consensuel de l’enseignement
de la philosophie. Comme le montre bien Jürgen Hengelbrock, le seul principe
commun à tous les enseignements européens de la philosophie dans le secondaire
est de développer la « capacité critique » des élèves. Par-delà les nombreuses
divergences dans les manières et même les finalités, il existe ce souci d’une
« formation intellectuelle » « en contact avec la réalité pratique ». Cf. Hengelbrock
J., « L’enseignement de la philosophie en Europe : périmé ou indispensable ? »,
dans Klibansky R. & Pears D. (dir.), La Philosophie en Europe, p.687-691.
16
rhétoriques pour pouvoir affirmer et défendre sa position parmi un
champ de solutions possibles. La haute idée que se fait Deleuze de la
critique a des enjeux directement politiques. Michel Fabre a raison
d’étendre à de nombreuses dimensions l’émancipation par les
problèmes : « la critique de l’image dogmatique de la pensée constitue
une véritable problématologie, car la maîtrise des problèmes constitue
la condition de possibilité de l’émancipation, intellectuelle, éthique,
politique. »7 Le salut par les problèmes ne concerne pas que l’esprit,
mais aussi et surtout les individus et les collectifs – jusque dans leurs
corps.
7
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.156.
8
Marx K., Les Thèses sur Feuerbach, §11, p.23.
17
philosophie – conviction qu’il tient de Ferdinand Alquié (ID, 149). La
philosophie serait une activité de création, comme toute activité de la
pensée pour Deleuze, qui se distinguerait en ceci que le philosophe
crée des concepts. D’un autre côté, nul n’est plus soucieux que
Deleuze du rapport non philosophique à la philosophie (P, 41 et 191) ;
nul n’est plus soucieux d’avoir un public non philosophique – il avoue
même détester les étudiants de philosophie (Abc, « Professeur »). Or
nous savons bien que 99 % des élèves qui bénéficient d’un cours de
philosophie ne se destinent pas à la philosophie. Se servir des outils
deleuziens pour penser l’enseignement de la philosophie, ce n’est
donc en aucun cas essayer de construire une pédagogie du génie qui
essaie d’apprendre aux élèves à créer des concepts au même titre que
les philosophes patentés. C’est pourquoi cet ouvrage enquête sur la
conceptualisation deleuzienne du « problématique », qui est un
passage nécessaire, mais non suffisant, vers la création de concepts
inédits. Ce qui nous paraît enseignable, c’est l’effort de problématiser.
Tous les philosophes en font preuve. Ce qui distingue ensuite un
grand philosophe d’un individu lambda est sans doute bien trop
complexe pour pouvoir faire l’objet d’un enseignement.
9
Foucault M., « La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie », dans Dits et
écrits I, 1954-1975, p.929.
10
Canguilhem G., Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie,
p.102. Le propos original s’intéresse à la théorie de l’évolution et au nom propre
« Charles Darwin. »
18
C’est aussi par commodité que j’emploie la première personne du
singulier pour me désigner, conscient par ailleurs que ce « je » n’est
qu’un « lieu d’apports » – qui mériterait sans doute d’être appelé
« nous », si ce pronom ne correspondait pas à un usage pompeux, dit
« de majesté ».
19
Première partie
–
Les conditions effectives de l’apprentissage :
comment en vient-on à désirer philosopher ?
« Un homme qui pense est généralement un homme qui
croit penser et qui en réalité se fait la classe. »
Charles Péguy
23
compétition scolaire : il veut être le meilleur. Deleuze est proche de
Nietzsche et de Foucault dans son soupçon sur la volonté de vérité,
qui cache toujours des procédés de savoir liés à des violences, des
puissances ou des pouvoirs. (P, 159) En ce qui concerne la
philosophie, c’est surtout un certain enseignement de l’histoire de la
philosophie qui est suspecté. (P, 14-15) Les termes de Deleuze sont
crus pour évoquer une forme de bourrage de crâne, d’intimidation qui
sert de garante d’accès au temple de la philosophie : « L’histoire de la
philosophie a toujours été l’agent de pouvoir dans la philosophie, et
même dans la pensée. Elle a joué le rôle de répresseur : comment
voulez-vous penser sans avoir lu Platon, Descartes, Kant et
Heidegger, et le livre de tel ou tel sur eux ? Une formidable école
d’intimidation qui fabrique des spécialistes de la pensée, mais qui fait
aussi que ceux qui restent en dehors se conforment d’autant mieux à
cette spécialité dont ils se moquent. » (D, 19-20) La conclusion est
radicale : c’est la pensée qu’on empêche ainsi : « Une image de la
pensée, nommée philosophie, s’est constituée historiquement, qui
empêche parfaitement les gens de penser. » (Ibidem) Deleuze vise en
fait une certaine forme d’enseignement de la philosophie, propre à la
France depuis Victor Cousin.1
1
Cf. Poucet B., Enseigner la philosophie, 1860-1990.
24
contraire, Deleuze se tourne vers l’avenir. Il veut penser la genèse de
la pensée dans le sens où elle a lieu effectivement : du fond grouillant
et obscur à l’idée adéquate, de l’absence totale d’intérêt pour une
question à la nécessité vécue de devoir développer un problème. Mais
comment passe-t-on de l’un à l’autre ? Tout apprentissage doit être
ainsi pensé dans son orientation vers le futur et les progrès. (PS, 36)
La question est celle que se pose toujours le professeur de
philosophie : comment donner envie aux élèves de faire de la
philosophie ? Pour Deleuze, la question est déjà mal formulée. Il
vaudrait mieux dire : comment faire advenir la pensée en lui ? La
génitalité de la pensée est une question de physique de la pensée, non
un affrontement des volontés. Cette question de la volonté de l’élève
est à la fois de nature éthique et logique.
25
déconstruction logique de la volonté par l’absurde touche au plus près
la situation enseignante. En effet, lorsqu’un professeur donne un sujet
de réflexion à un élève, il lui demande de réfléchir sur une question.
Qu’est-ce que cela signifie sinon : « je veux que tu veuilles réfléchir
sur ceci ». Car si l’élève ne veut pas vraiment réfléchir au sujet, il y a
de grandes chances que ce qu’il en pense soit au plus haut point
inintéressant : comment peut-on espérer un travail pertinent de la part
d’un individu qui n’a lui-même éprouvé aucun intérêt à produire son
propre discours ? Mais que sanctionne-t-on alors : un manque de
volonté ? De telles remarques peuvent paraître triviales. Nous ne
pensons pas qu’elles le soient, car le cœur du problème de
l’apprentissage se situe ici. Tant qu’on restera sur la présupposition
d’une bonne volonté de penser des élèves, on se heurtera à cette
alternative dramatique : soit l’élève obtempère, souvent pour de
mauvaises raisons – volonté dressée à obéir, capacité à s’auto-
convaincre de l’importance d’une chose selon des critères
extrinsèques –, soit il demeure étranger au problème – ce qui est
logique au vu des circonstances d’imposition de la question.2
2
Un article de la chercheuse suisse en didactique de la philosophie, Nathalie
Frieden, est intéressant sur ce point. Dans « Comment naît la problématique ? », elle
a quelques intuitions deleuziennes, mais les tire vers des perspectives plus
subjectivistes et communicationnelles. Néanmoins, je partage complètement son
souci des conditions d’« émergence » des problèmes. Ainsi, elle écrit : « Tant que
nos élèves ne se sont pas identifiés au problème, tant qu’ils ne se le sont pas
appropriés, ils l’envisagent comme un casse-tête qu’il faut résoudre, une question
posée par un philosophe d’une autre époque ou par le professeur. Ce n’est pas leur
problème, c’est le nôtre. […] Il s’agit de sortir de l’objectivité irénique de la
philosophie achevée pour une situation inconfortable de philosophie s’élaborant. » –
Frieden N., « Comment naît la problématique ? », L’Agora. Revue internationale de
didactique de la philosophie, n°24, janvier 2005.
26
l’étonnement telle qu’elle était pensée par Platon – qui distingue les
objets reconnaissables et les signes rencontrés. (PS, 122)3 À l’aide
d’Artaud, on peut résumer le foyer inaugural de la pensée ainsi : le
réel est affaire de vibrations neurophysiologiques, il est composé
d’images qui produisent un choc, une onde nerveuse qui fait naître la
pensée ; nous sommes donc forcés de penser par la rencontre avec le
réel. En même temps, il y a un constat d’impuissance, un
« impouvoir » de la pensée qui est le problème essentiel de la pensée.
Cette contradiction interne crée une différence de potentiels qui assure
l’effort de la pensée, qui fait de la pensée un « être toujours à venir ».
(IT, 215-218) La genèse de la pensée est donc objective, elle est
nécessaire, et elle assure en droit un devenir infini de la pensée.
3
Les mêmes propos, sous la plume d’Aristote, n’ont pas la même force. Celui-ci
parle bien de l’étonnement – cf. Aristote, Métaphysique, 982 b11, p.8-9 : « Ce fut
l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers hommes aux
spéculations philosophiques » – mais il présuppose en même temps un souci
universel de chercher le vrai.
4
Cf. le beau livre de Sarah Masson et Michel Squarci : Amorce, aux éditions La
Cinquième Couche.
27
Chapitre 1
–
La griffe de la nécessité : un transcendantal
matériel
L’intérêt désintéressé
29
leur élection est arbitraire ». Elles restent gratuites, parce qu’elles sont
nées de l’intelligence, qui ne leur confère qu’une possibilité, et non
pas d’une rencontre ou d’une violence qui garantirait leur
authenticité. » (PS, 24 ; cf. aussi QPh, 63) Doit-on craindre de ce
« nietzschéisme » des conséquences relativistes ? Peut-on tolérer, de
la part des élèves, un refus de réfléchir sur telle ou telle question sous
prétexte que cela ne les intéresse pas ? N’est-ce pas le règne de
l’arbitraire et de la paresse intellectuelle ?
5
Ne faisons pas de Descartes le naïf qu’il n’est pas. L’expression célèbre qui ouvre
le Discours de la méthode a un double sens : c’est à la fois un éloge optimiste des
capacités humaines et une raillerie ironique sur les prétentions de l’opinion.
6
Les analyses de Bourdieu montrent précisément que cette insistance sur le
prétendu désintéressement est socialement intéressée.
30
L’intérêt d’une Idée ne signifie pas que c’est mon intérêt de l’avoir.
Expliquons.
7
Vide infra, chapitre 8.
8
On trouve cette idée clairement énoncée chez Leibniz : « Peut-être que dans le
fond tous les hommes sont également mauvais […] mais le plan général de l’univers
que Dieu a choisi pour des raisons supérieures faisant que les hommes se trouvent
dans de différentes circonstances, ceux qui en rencontrent de plus favorables à leur
naturel deviendront plus aisément les moins méchants, les plus vertueux, les plus
heureux. Il arrive même quelque fois encore dans le train de la vie humaine, qu’un
naturel plus excellent réussit moins, faute de culture ou d’occasions. » – Leibniz,
Théodicée, § 105.
31
à cette recherche. […] Il y a toujours la violence d’un signe qui nous
force à chercher, qui nous ôte la paix. La vérité ne se trouve pas par
affinité, ni bonne volonté, mais se trahit à des signes involontaires. »
(PS, 23-24) On comprend pourquoi un élève capté par l’Intéressant
n’est pas dans une démarche intéressée : il n’y a aucun calcul, aucune
délibération, aucune intention préméditée. De là découle l’importance
suprême des situations de rencontres, dont la « classe » constitue
l’exemple privilégié. L’enseignant peut devenir un maître des
rencontres. Nous verrons que, loin de se constituer lui-même comme
rencontre – le maître marquant les élèves de son sceau9 – il peut plutôt
organiser les rencontres pour donner à penser aux élèves en restant
lui-même dans une position tierce.10
9
On trouve l’éloge fiévreux de cette modalité de rencontre dans Gusdorf G.,
Pourquoi des professeurs ? – de tendance existentialiste voire personnaliste. Cet
idolâtrie du professeur de philosophie comme maître à penser est prégnante dans
l’idéologie de la République. Cf. Fabiani J.-L., Les philosophes de la République,
« chapitre 2 » ; Pinto L., La vocation du métier de philosophie, « chapitre 1 ».
10
Vide infra, chapitre 9.
32
Qu’est-ce qui crée le fiat dans la pensée ? Contre l’intériorité d’une
bonne volonté, Deleuze oppose l’extériorité des signes. Il trouve chez
Proust l’essentiel de sa thèse : « A l’idée philosophique de « méthode
», Proust oppose la double idée de « contrainte » et de « hasard ». La
vérité dépend d’une rencontre avec quelque chose qui nous force à
penser, et à chercher le vrai. Le hasard des rencontres, la pression des
contraintes sont les deux thèmes fondamentaux de Proust. Préci-
sément, c’est le signe qui fait l’objet d’une rencontre, c’est lui qui
exerce sur nous cette violence. C’est le hasard de la rencontre qui
garantit la nécessité de ce qui est pensé. Fortuit et inévitable, dit
Proust. » (PS, 25) Trop souvent, les enseignants refusent de connaître
les dispositions des élèves vis-à-vis de tel ou tel problème. Mais que
se passe-t-il vraiment dans l’esprit d’un élève si le sujet ne l’intéresse
pas ? Que retient-il, dans ce cas, de tout ce qu’on lui dit ?
11
Cf. Meirieu P., Apprendre… oui mais comment, p.87-91.
12
Beillerot J., « Savoirs et plaisirs », dans Mosconi N., Beillerot J. & C. Blanchard-
Laville C., Formes et formations du rapport au savoir, p.317.
33
L’expérience favorise la rencontre avec « quelque chose qui nous
force à penser. » Elle joue ici un grand rôle, en tant qu’expérience des
signes, « perception de la difficulté », comme dit Dewey.13 Sans
l’expérience, comme faculté de la rencontre, l’intelligence demeure
sur le mode de l’hypothétique : elle présuppose une bonne volonté de
penser de la part des élèves, elle n’est que le signe d’une réalité qui
pourrait être vécue. Or, personne – et encore moins les élèves – ne
pense s’il n’est pas forcé à penser, s’il n’y a pas des signes qui lui font
violence. Aux assertions du mauvais enseignant, il manque la « griffe
de la nécessité » (PS, 116) qui caractérise la difficulté.
13
Dewey J., Comment nous pensons ?, p.99.
14
Cf. Heidegger M., Qu’appelle-t-on penser ?, notamment p.21-25.
34
vibrations, toucher directement le système nerveux et cérébral. » (IT,
203)
15
Cf. Villani A., La Guêpe et l’orchidée. Essai sur Gilles Deleuze, p.56-58.
16
On a déjà vu des professeurs de philosophie singer de grands mouvements sous
prétexte de donner à voir l’étonnement ou la grandiosité d’une pensée. Face à de
telles attitudes, on ne peut que répondre qu’il n’existe pas de gestuelle philosophique
pour philosopher.
35
de la « violence », au sens traditionnel, chez Deleuze. Une violence
peut être un regard, aussi infime soit-il, de la femme aimée, ou bien
une remarque incidemment prononcée au détour d’une conversation.
D’où l’enjeu pédagogique de cette perspective génitale sur la pensée :
de telles violences sont à portée de main du professeur. Il n’est pas
besoin d’emmener les élèves sur les sommets enneigés ou en pleine
mer pour réussir à susciter chez eux une rencontre capable de leur
donner à penser. Il faut simplement qu’une puissance les « force à
penser, les jette dans un devenir-actif. Une telle contrainte est ce que
Nietzsche appelle ‘‘Culture’’. » (NPh, 123) Sur ce point, il faudrait
réfléchir sur le rôle de l’art dans l’enseignement de la philosophie.17
Riches de percepts et d’affects, un film, un tableau, une nouvelle ne
sont-ils pas susceptibles de jouer ce rôle d’amorce qui force les élèves
à penser ? De nombreuses expériences d’enseignement ont lieu autour
de cette intuition.18 Bien souvent, de tels cours réussissent à construire
17
On notera avec intérêt que Deleuze a suscité des expériences pédagogiques de la
part d’un professeur d’art. Celui-ci a été sensible au rôle de l’hétérogénéité du signe
pour l’enseignement de sa discipline. Mais il va de soi que ses conclusions
pourraient intéresser les professeurs de philosophie. Ainsi, Yves Amiot développe la
notion de « marcheur pédagogue », qui concerne aussi bien l’élève que l’enseignant
– cf. surtout chapitre 3. Sur les trois expériences concrètes qu’il rapporte – chapitre 4
– celle de l’Arboretum me paraît la plus significative. Le but d’Amyot était de
trouver des agencements qui génèrent chez l’élève un état physique lui permettant
d’être plus sensible à son environnement pour ainsi favoriser sa créativité – rôle du
Land Art sur ce point. Amyot écrit ainsi : « Des liens étaient donc établis entre des
disciplines hétérogènes ; les élèves sortaient du territoire scolaire et devaient
échanger avec leurs pairs pour réaliser une œuvre ; de plus, ils étaient confrontés à
l’œuvre éphémère et aux caprices de la météo. » – Amyot Y., Le Marcheur
pédagogue. Amorce d’une pédagogie rhizomatique, p.139.
18
Notons cependant qu’utiliser l’art pour rendre un cours de philosophie intéressant
comporte de nombreux pièges. Le premier étant le quasi cercle vicieux qui veut
qu’en utilisant une œuvre d’art en philosophie, on conforte chez les élèves une
impression d’ennui : tel tableau ou film est vécu comme violence symbolique
puisqu’il ne correspond pas aux pratiques artistiques des élèves. Dès lors, la
philosophie est confirmée dans sa position « chiante, abstraite ou intello », et l’on
n’aura réussi qu’à embarquer l’art dans cette spirale infernale… Ou alors, c’est
l’effet inverse : les élèves le vivent sous le mode de l’amusement et associent cette
initiative du professeur à une détente ou à du « non travail ». Cette tension entre
violence symbolique et divertissement montre que l’usage de « signes qui forcent à
penser » nécessite une véritable imagination pédagogique, consciente des difficultés
extrinsèques à la philosophie qui en barrent l’accès.
36
un problème à partir du concret et s’avèrent fonctionner bien mieux
qu’un cours refermé sur la seule philosophie.
19
Heidegger M., Qu’appelle-t-on penser ?, p.28.
20
La conception deleuzienne du désir est exposée plus loin. Vide infra, chapitre 4.
37
pareillement digne, ce qui ne justifiait aucune différence de traitement.
Prenons acte de cette leçon deleuzienne : c’est un préjugé scolaire qui
veut nous faire croire que la difficulté de contenu d’un cours implique
un travail de préparation corrélatif. Il est certainement aussi difficile
de faire un cours sur les quatre règles de la méthode cartésienne que
sur l’univocité de l’être chez Duns Scot. C’est en fait la notion de
« difficulté » qui induit un faux problème. Deleuze était persuadé que
tout problème était pareillement facile à saisir – au sens où il est très
concret si on le présente bien – et difficile à suivre – au sens où la
cohérence, les jeux de rencontres, la longueur du raisonnement
nécessitent d’être concentré. Bref, un enseignement de la philosophie
centré sur une amorce concrète n’est pas plus « facile ». Au contraire,
dès lors qu’il s’apprête à suivre un véritable cheminement
problématique, il sera sans doute plus compliqué qu’un enseignement
abstrait que les plus studieux réussiront finalement à retenir. Deleuze
pourrait faire sienne cette éthique exigeante de Bergson : « Nous
répudions ainsi la facilité. Nous recommandons une certaine manière
difficultueuse de penser. »21
38
Œdipe est de libérer les individus d’un tel discours sur eux-mêmes. En
tant qu’enseignant, suivre les préférences des élèves, c’est risquer de
les canaliser sur le mode de la répétition et de l’habitude, c’est se faire
un rouage du « socius. » (AO, 163) Remarquons au passage que
devenir un rouage des machines répressives et réactionnaires est un
risque permanent pour un fonctionnaire de l’État.
23
Cf. Girard R., La Violence et le sacré, p.213-248. On trouve une excellente
synthèse de Girard lui-même dans son livre : Les origines de la culture, p.61-68.
24
Cf. Girard R., Op. Cit., p. 216-217 (idem pour les citations suivantes).
39
désir signale l’objet à un rival qui le désire à son tour. Le désir est par
nature mimétique, sans cesse à la recherche d’un modèle et se donnant
pour modèle pour mieux masquer son propre mouvement d’imitation.
« L’individu se déclare hautement satisfait de lui-même ; il se présente
en modèle aux autres ; chacun va se répétant : « Imitez-moi » afin de
dissimuler sa propre imitation. » Ainsi, les désirs se font
nécessairement obstacle et la mimesis du désir « débouche
automatiquement sur le conflit. » En faisant du désir actuel des élèves
un principe pédagogique directeur, on risque fortement de conduire
ceux-ci à reproduire des mécanismes archaïques d’imitation, qui
peuvent conduire à la violence et à la compétition – donc à la
comparaison : la meilleure illustration des thèses de Girard est sans
conteste le « désir d’avoir une bonne note ». On comprend que ceci ne
soit pas très émancipateur…
En résumé, le désir actuel des élèves, en tant qu’il est canalisé par
l’environnement social, ne doit pas devenir un principe au sein de
l’acte pédagogique. Ce désir canalisé par le socius est le cheval de
Troie de la société dans la relation pédagogique. C’est pourquoi la
libre expression n’est pas intéressante en pédagogie et que le débat
spontané est sans doute le pire ennemi de la classe de philosophie.25 Si
on érige le désir en propriété personnelle intouchable – par « respect »
pour la personne –, on fait de l’acte pédagogique une simple
animation qui, sous ses aspects sympathiques, est le premier véhicule
des inégalités sociales et des violences symboliques. Le permissif peut
receler les puissances de déterminations, l’obligatoire peut avoir la
puissance de la liberté.
25
Sur la discussion comme obstacle à la pensée, vide infra, chapitre 6.
40
Chapitre 2
–
Une apologie du concret
41
il sert à conjurer une image abstraite, absconse et faussement
« profonde » de la philosophie.
26
Butler S., Erewhon, p.220.
27
Le témoignage de ce prix Nobel de physique, attaché à un sujet « non noble »
mais hautement concret, les polymères, est passionnant à tout point de vue. Cf. De
Gennes P.-G., Les Objets fragiles, « 3e partie : L’éducation », p.209-249.
28
Cf. De Gennes P.-G., Les Objets fragiles, p.232-234.
42
encore travailler même une fois l’école intégrée. Les élèves en sont
rendus à ce point : tout sauf une école dans laquelle il va falloir
continuer à penser ! Un rapport au savoir biaisé chez un futur
enseignant a un effet encore plus désastreux : celui qui n’a jamais
expérimenté le processus immanent de production de problèmes ne
pourra jamais avoir l’idée de mettre en place les éléments aptes à
favoriser ce processus chez les élèves. La remarque de Pierre-Gilles
de Gennes pour un élève29 a une portée beaucoup plus grave chez un
futur professeur.30
29
De Gennes P.-G., Op. Cit., p.232 : « Je trouve scandaleux que, sous prétexte
d’avoir réussi un concours à vingt ans, l’on ait des droits à vie sur la société. »
30
Pour ne citer qu’un exemple, assez virulent, cf. Sauvy A., La Révolte des jeunes :
« En France […] une fois agrégé vous avez le droit absolu, quoi qu’il arrive, de
répéter pendant trente-cinq ans ce que vous avez appris dans votre jeunesse ou d’y
ajouter ce que vous voulez. Quel que soit votre degré d’affaiblissement intellectuel,
de négligence, d’attardement, voire même d’aliénation mentale, vous êtes
intouchable. » ; cité par Paul Foulquié, Dictionnaire de pédagogie, « Agrégation »,
p.14.
31
Butler S., Erewhon, p.228.
43
et de surcroît bien-pensante ? Deuxièmement, si les problèmes eux-
mêmes et les objectifs visés sont posés sans contextualisation
préalable, ils apparaissent abstraits donc arbitraires. Nous insistons sur
la conséquence : l’abstrait est ipso facto arbitraire dans un processus
pédagogique. C’est pourquoi un certain enseignement de la
philosophie donne une image grotesque de celle-ci : tous les
philosophes se contredisent. De là à conclure que tout se vaut, il n’y a
pas loin. Il est effrayant de considérer que l’expérience de la classe de
philosophie est peut-être une des principales matrices du relativisme.
On y forme des préjugés savants – les pires ! – et les élèves se
retrouvent confortés dans l’idée que chacun peut bien penser ce qu’il
veut – puisqu’on leur a donné comme exemple les esprits les plus
éminents. En effet, les thèses des philosophes, si elles ne sont pas
ramenées aux conditions concrètes des problèmes auxquels elles
répondent, deviennent alors des opinions. Et si toute opinion est
arbitraire c’est avant tout parce qu’elle est abstraite. L’opinion est
facile justement parce qu’elle est abstraite alors qu’un problème est
difficile parce qu’il est concret. Il est toujours plus facile de clamer
l’égalité en droit des hommes que de comprendre les mécanismes de
sympathie différenciée qui entraînent l’indifférence pour la souffrance
d’autrui.32
32
La primauté de l’épreuve difficile du concret sur les idées bien-pensantes et
abstraites est un principe du transcendantalisme d’Emerson et Thoreau, dont
Deleuze est assez proche sur cette question. Cela entraîne notamment un rejet
antimoraliste de la philanthropie et de toutes les formes gémissantes de « charité au
loin » qui marquent l’égoïsme et le mépris de la pensée abstraite. Sous la plume
d’Emerson, cela donne : « Si un bigot en colère endosse la cause généreuse de
l’abolitionnisme, et vient me trouver avec ses dernières nouvelles de la Barbade,
pourquoi ne lui dirais-je pas : ‘‘Va aimer ton bébé ; aime ton coupeur de bois ; sois
bien disposé et modeste ; aie donc cette grâce, et n’enjolive jamais ton âpre
ambition, ton manque de charité, du vernis de cette invraisemblable tendresse pour
des noirs qui sont à mille kilomètres de distance. Ton amour au loin, c’est de la
méchanceté à domicile.’’ Rude et discourtois serait un tel accueil, mais la vérité est
ici plus belle que l’affectation de l’amour. » – Emerson R.W., « La confiance en
soi », Essais. Deleuze tient pareillement des propos très durs sur les « droits de
l’homme », exemple patent de leçon d’hypothétique : « Tout le respect des droits de
l’homme, c’est… vraiment, on a envie presque de tenir des propositions odieuses.
Ça fait tellement partie de cette pensée molle de la période pauvre dont on parlait.
C’est du pur abstrait. […] On dit : les droits de l’homme. Mais enfin : c’est des
discours pour intellectuels, et pour intellectuels odieux, et pour intellectuels qui ont
44
Une conception génétique et non transcendante du « non
philosophique »
pas d’idées. D’abord, je remarque que toujours ces déclarations des droits de
l’homme, elles ne sont jamais faites en fonction, avec, les gens que ça intéresse. »
(Abc, « Gauche »)
45
problèmes qu’ils contiennent. Il s’agit d’une explication : on déroule
ce qui est impliqué dans le cas singulier.33
33
Le lien entre cette articulation inédite et la conception problématique de la pensée
apparaît dans un raccourci fulgurant : « le problème ou l’Idée n’est pas moins la
singularité concrète que l’universalité vraie. » (DR, 211)
34
L’expression d’« exemple-miroir » est utilisée par Michel Serres pour caractériser
la position leibnizienne sur ce point, en opposition à l’« exemple-image » qui
désigne la pensée de Locke. Cf. Serres M., Le Système de Leibniz, p.558, n.3.
46
impression. Le concret devient la soldatesque du dogmatisme. Au
contraire, ce professeur pourrait commencer par exposer quelques cas
concrets. Par exemple, la perception de deux jumeaux : est-ce parce
que je les perçois comme identiques que j’ai un concept de l’identité,
ou bien est-ce parce que j’ai déjà l’idée d’identité que je peux les
percevoir comme étant identiques ? Un cas concret peut ainsi devenir
cet exemple-miroir au sein duquel se reflète la série pleine et
accomplie des problèmes que suscite la perception.
35
Cf. Badiou A., La Clameur de l’être, p.28-29 : « Comprenons que sous la
contrainte du cas cinéma, c’est encore et toujours la philosophie [de Deleuze] qui
recommence, et qui fait être le cinéma là où de lui-même il n’est pas […] En
définitive, le chatoiement multiple des cas invoqués dans la prose de Deleuze n’a
qu’une valeur occasionnelle. Ce qui compte est la valeur impersonnelle des concepts
eux-mêmes, lesquels, dans leur contenu, n’ont jamais affaire à un concret « donné »
mais à d’autres concepts. […] C’est pourquoi ce qu’on apprend dans les volumes
sur le cinéma concerne la théorie deleuzienne du mouvement et du temps, et que,
peu à peu, le cinéma y est en position de neutralité et d’oubli. » Une telle critique est
stimulante pour réfléchir sur le rôle du « concret » comme amorce de la pensée ;
mais sa tendance polémique amène Badiou à une hypothèse incriminante vis-à-vis
de Deleuze plus qu’elle ne réfléchit au problème qu’elle pose.
47
et productive. Il est l’agent moteur et initiateur de la pensée, et non pas
la béquille et l’illustration de la pensée. D’ailleurs, personne n’a
besoin du philosophe pour venir lui dire quoi penser sur ce qu’il fait.
(P, 82)
48
faut arracher à une situation la question qu’elle contient, découvrir les
données de la question secrète qui, seules, permettent d’y répondre, et
sans lesquelles l’action même ne serait pas une réponse. Kurosawa est
donc métaphysicien à sa manière, et invente un élargissement de la
grande forme : il dépasse la situation vers une question, et élève les
données au rang de données de la question, non plus de la situation. Il
importe peu dès lors que la question nous paraisse parfois décevante,
bourgeoise, née d’un humanisme vide. Ce qui compte, c’est cette
forme du dégagement d’une question quelconque, son intensité plus
que son contenu, ses données plus que son objet, qui en font de toute
manière une question de Sphynx, une question de Sorcière. » (IM,
257-258) Kurosawa donne à voir les formes d’un problème en tressant
les fils d’une logique de la rencontre. Les rencontres successives36, en
tant qu’ouverture à l’altérité – l’autre qui altère mes représentations et
mes réponses –, vouent tout un chacun à « la recherche obstinée de la
question et de ses données, à travers les situations » (IM, 260) ; le
« noochoc » est l’occasion d’apparition d’un élément différentiel qui
crée un décalage, une vibration et permet à la pensée d’émerger à
travers les fissures de la rencontre. Dans cette perspective, Deleuze
livre une suggestive analyse du film Vivre, « un des plus beaux films
de Kurosawa, qui pose la question : que faire, si l’on est un homme
qui se sait condamné à ne plus vivre que quelques mois ? Mais est-ce
la vraie question ? Tout dépend des données. » (IM, 260) En effet, le
concret fournit un matériau qui est la condition de possibilité et
d’effectivité des problèmes. Face à nos assurances pérennes, l’amorce
36
Dans une trame quelconque, les rencontres se suivent – succession –, mais
doivent aussi réussir – succès. Cette réussite de la rencontre n’est évidemment pas
garantie par le contact ou la concomitance physique. Certes, ce sont bien des « noms
propres » qui se rencontrent, mais il faut préciser que « les noms propres ne
désignent pas des personnes, mais marquent des événements » (D, 111) : « les noms
propres désignent des forces, des événements, des mouvements et des mobiles, des
vents, des typhons, des maladies, des lieux et des moments, bien avant de désigner
des personnes. » (P, 52) La rencontre dont parle Deleuze a donc lieu entre des
« heccéités ». Ce concept apparaît comme une construction qui doit beaucoup à
Duns Scot, Spinoza et Simondon, et trouve sa plus longue analyse dans Mille
Plateaux (MP, 309-324). Heccéité désigne ainsi « toute individuation [qui] ne se fait
pas sur le mode d’un sujet ou même d’une chose. Une heure, un jour, une saison, un
climat, une ou plusieurs années – un degré de chaleur, une intensité, des intensités
très différentes qui se composent – ont une individualité parfaite qui ne se confond
pas avec celle d’une chose ou d’un sujet formés. » (D, 111)
49
« consiste à refournir des données, recharger le monde en données,
faire circuler quelque chose, autant que possible et si peu que ce soit »
(IM, 260) qui est le premier pas vers la problématisation. Cette
sensibilité aux conditions concrètes et particulières est propre aux
grandes philosophies casuistiques et aux grandes philosophies
empiristes.
37
Dewey J., Comment nous pensons ?, p.88.
38
Cf. Platon, Théétère, 150a.
50
de la réalimenter en situations-problèmes. Certes, cela est
inconfortable, mais le confort est sans doute l’ennemi de la pensée.
Dewey écrit ainsi : « Nous doutons parce que la situation est
intrinsèquement douteuse. »39 La difficulté est donc ce qui rend
nécessaire de penser – et l’on voit que le désir d’apprendre n’a rien à
voir avec le plaisir d’avoir raison. Par exemple, Kant était déchiré
entre deux positions. Il a osé définir heureusement la philosophie
comme « hypocondrie », mais il a aussi décrété inadmissible la
présence récurrente de pensées rebelles dans l’esprit, ces chimères
« empêchant que l’on soit jamais complètement heureux. »40 À cette
volonté de confort, Leibniz avait rétorqué par avance, en s’appropriant
le concept d’uneasiness de Locke, qu’il traduisit par « inquiétude » :
« disposition essentielle à la félicité des créatures, laquelle ne consiste
jamais dans une parfaite possession qui les rendrait insensibles et
comme stupides. »41 C’est une lecture toute leibnizienne que propose
Deleuze des films de Kurosawa : la recherche de nouveaux problèmes
est une condition de félicité pour l’être pensant qu’est l’homme.
39
Dewey J., Logique. La théorie de l’enquête, p.170.
40
Cf. Kant E., Anthropologie du point de vue pragmatique, §45 et §50.
41
Cf. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, II, XXI, 36, p.148.
51
possibilité. La liberté de penser passe par un scepticisme nécessaire.
Autrement dit, une idée n’apparaît jamais comme un problème en tant
que tel, une idée n’est jamais, en soi, un problème. La condition de
possibilité du problème apparaît avec au moins deux idées.42
42
Le texte majeur de ce point de vue est celui de Spinoza : Traité de la réforme de
l’entendement, §77, p.105-109.
43
Sartre J.-P., L’Idiot de la famille, p.164.
52
idée reçue est arbitraire et contingente, mais le fait d’avoir des idées
reçues est naturel et nécessaire. (B, 113-114) C’est pourquoi
l’apprentissage consiste avant tout à désapprendre. Or, comme tout
apprentissage, cela demande du temps et ne peut pas être opéré
instantanément. Il est illusoire d’écrire sur les frontons des salles de
philosophie : « Vous qui entrez ici, laissez tous vos préjugés. » De
plus, un sujet n’a pas conscience de ce caractère reçu de son idée et ne
peut pas l’admettre. Du fait du caractère affectif de l’idée reçue, la
croyance est très forte, chez l’élève, que son idée vient de lui-même et
n’a surtout pas été reçue. La ferveur intime d’une idée est inversement
proportionnelle à l’effort fourni pour la comprendre. On tue pour
Dieu mais pas pour le théorème de Bolzano-Weierstrass. En effet, on
ne craint pas de voir contester une connaissance si elle est le produit
de l’immanence de la pensée ; au contraire, on craint pour ce qui nous
a demandé de la confiance : la transcendance des idées reçues exigeait
la confiance, et l’on préfère souvent s’aveugler que d’admettre qu’on
a mal placé sa confiance. D’où l’intérêt de pluraliser le champ de
l’expérience : la transmission des opinions par les proches a entraîné
un rapport suraffectif à la connaissance que les rencontres avec le
concret peuvent désamorcer progressivement.
44
Sur ce point, on lira avec profit les enquêtes de Patrick Rayou sur le rapport des
élèves à la réflexion dissertatoire, et le conflit entre leurs conceptions et celles,
jugées libres et respectables, du cours de philosophie. Cf. Rayou P., La ‘‘Dissert de
philo’’ ; notamment la deuxième partie : « Le métier de dissertateur ».
45
De ce point de vue, Deleuze est pleinement spinoziste. De fait, pour Spinoza
l’individu n’est ni substance – ousia – ni sujet – hupokeimenon –, mais une relation
entre un extérieur et un intérieur qui se constituent dans la relation. Cette relation
constitue l’essence de l’individu qui se résume à son existence-puissance ; puissance
qui n’est pas donnée une fois pour toute, mais puissance variable, précisément parce
que la relation constitutive de l’intérieur et de l’extérieur est instable, non établie. La
53
Limites et dangers de l’expérience
barrière entre intérieur et extérieur est ainsi abolie. C’est pourquoi il n’existe pas une
intériorité absolue du cogito face à l’extériorité absolue du monde. Pour prendre
notre exemple, les idées reçues ne sont donc pas les propriétés malheureuses d’un
esprit donné, mais les relations constitutives de cet esprit, et leur lieu n’est pas
l’intériorité, mais l’espace entre les individus. C’est au sein de cet interstice qu’a lieu
la relation enseignante : son influence ne consiste pas à agir « dans » un chimérique
esprit individuel de l’élève.
46
J’utilise l’opposition proposée par Bachelard. Pour celui-ci, la rêverie a une
fonction psychotrope, dynamisante : elle est une activité qui produit des
« retentissements ». À l’opposé, la rêvasserie est facile car elle véhicule des
« résonances » qui renvoient à la biographie de notre personnalité. Cf. Bachelard G.,
Poétique de la rêverie, « Introduction » ; ainsi que Lautréamont, p.154.
54
fournir suffisamment d’intérêt pour permettre à l’élève de perdurer
dans la construction du problème.
47
Bachelard G., La Formation de l’esprit scientifique, p.9. Chez Bachelard, la
« patience », permise par l’intérêt immanent de l’élève pour un problème, s’oppose
à la « souffrance » entraînée par un rapport originellement abstrait au savoir.
48
Fabre M., Situations-problèmes et savoir scolaire, p.13.
55
une rupture. L’effort de penser, de problématiser est une manière de
construire des idées toujours plus adéquates, sans jamais quitter le
fond d’inadéquation à partir et grâce auquel nous pensons.
49
Les résultats en sont reproduits dans Derrida J., Du droit à la philosophie. Sur la
pertinence toujours actuelle de ce rapport, cf. Saulnes H., « Le Rapport Derrida-
Bouversse n’a pas pris une ride », dans CôtéPhilo, n°1, février 2003 ; ainsi que
Rosat J.-J., « Notre dette envers Jacques Derrida », dans CôtéPhilo, n°5, novembre
2004.
56
favorites de Deleuze. Il n’y a aucune métaphore baroque dans l’infini
évoqué par Deleuze.50 D’abord, soulignons qu’il connaît bien les
travaux de Paul Virilio qui portent sur les conséquences de la vitesse
actuelle sur la pensée – c’est-à-dire physique et mesurable.51 Le plan
des réponses et de l’information brute est un plan euclidien : on peut
évoluer très rapidement dessus, toujours plus rapidement, la vitesse
n’en restera pas moins finie. C’est une vitesse extensive, celle que
peuvent mesurer les physiciens, celle de l’informatique par exemple.
Mais les champs problématiques sont topologiques : il suffit parfois
d’un petit bond, d’un saut, pour effectuer un mouvement infini. Pour
« visualiser » cela, on peut prendre les géodésiques des surfaces à
courbures négatives étudiées par Hadamard.52 Si on fait traverser une
ligne problématique sur la nappe, les cols infinis qui tordent la surface
de la nappe rendent virtuellement infinie la vitesse du point qui
parcourt cette ligne. Voici un dessin qui figure dans l’article53 :
50
Tout en admettant l’aspect heuristique d’une affirmation aussi étrange. Arnaud
Villani écrit ainsi : « Qu’il y ait de l’infini dans le concept ne peut évidemment
tomber sous le sens. […] Il y a là un peu l’image de ce forçage même auquel
Deleuze assimile l’acte de penser : il nous force à penser dès lors qu’il avance des
propositions aussi incompossibles et disparates. » – « Concept », dans Les Cahiers
de Noesis, n°3, spécial « Le Vocabulaire de Gilles Deleuze », p.60.
51
Il cite d’ailleurs Virilio dans le passage sur le fascisme de l’automate
psychologique (IT, 214).
52
L’exemple est devenu célèbre par le rôle qu’il joue dans le grand ouvrage de
Pierre Duhem, La Théorie physique, son objet et sa structure.
53
Cette « illustration » présente l’avantage de donner à voir le « sans fond » de la
bêtise, épreuve aussi effrayante que nécessaire pour la pensée – voir deuxième
partie. Les références de l’article sont : Hadamard J., « Les surfaces à courbures
opposées et leurs lignes géodésiques », dans Journal de mathématiques pures et
appliquées, t.IV, 1898, p.27-73 ; Œuvres, t.II, p.729-775, éditions du CNRS, Paris,
1968.
57
La vitesse infinie de la pensée est intensive, elle fait des sauts,
opèrent des rapprochements inédits. En même temps, elle a sans doute
besoin d’une lenteur dans son effectuation. Deleuze peut donc écrire :
« Le problème de la philosophie est d’acquérir une consistance, sans
perdre l’infini dans lequel la pensée plonge » (QPh, 45) et demander
du temps pour le déploiement de la pensée. Il reconnaît d’ailleurs
avoir une « lenteur naturelle » : « J’ai pas besoin de bouger. Toutes les
intensités que j’ai, c’est des intensités immobiles. Les intensités, ça se
distribue ou bien dans l’espace, ou bien dans d’autres systèmes – pas
forcément dans l’espace extérieur. » (Abc, « Voyage »).
58
Chapitre 3
–
L’automate spirituel : un transcendantal
impersonnel
59
Deleuze renoue avec la figure de l’automate spirituel de l’âge
classique – Spinoza et Leibniz54 – mais pour la déplacer vers un
problème de puissance motrice plus que de possibilité logique.
Déplacement pour lequel le cinéma a fonction de paradigme : « Le
mouvement automatique [des images cinématographiques] fait lever
en nous un automate spirituel, qui réagit à son tour sur lui. L’automate
spirituel ne désigne plus, comme dans la philosophie classique, la
possibilité logique ou abstraite de déduire formellement les pensées
les unes des autres, mais le circuit dans lequel elles entrent avec
l’image-mouvement, la puissance commune de ce qui force à penser
et de ce qui pense sous le choc : un noochoc. […] Tout se passe
comme si le cinéma nous disait : avec moi, avec l’image-mouvement,
vous ne pouvez pas échapper au choc qui éveille le penseur en vous. »
(IT, 203-204)
54
Cf. par exemple Leibniz, Essais de théodicée, § 403 : « Nous ne formons pas nos
idées parce que nous le voulons ; elles se forment en nous, elles se forment par nous,
non pas en conséquence de notre volonté, mais suivant notre nature et celle des
choses. »
60
Doit-on être étonné d’une telle opposition au sein d’une même
conception de la pensée ? Regardons comment fonctionne
l’information pure. Informer signifie mettre en forme ; cela suppose
une certaine réceptivité, voire passivité. Nous sommes donc bien des
automates lorsque nous apprenons des informations, du « savoir
que ». Mais lorsque nous suivons un raisonnement mathématique
rigoureux, nous suivons une information logique, nous sommes
pareillement guidés, obéissant à la nécessité des règles de déduction.
Dans les deux cas, l’esprit est, du point de vue psychologique,
passif.55 Russell insiste sur cet aspect « psychologique » de la vérité
logico-mathématique. Les vérités fondamentales sont reçues par
l’esprit, perçues par l’esprit.56 Cassirer commente ce point ainsi : « On
soulignera expressément que l’esprit n’a prise sur ces vérités que
parce qu’il les reçoit à la manière d’un donné matériel. » 57
L’arbitraire ne peut régner dans ce qu’un sujet perçoit, ni dans ce
qu’un sujet pense logiquement.58 Voilà les deux pôles objectifs et
nécessaires pour, donc constitutifs de, l’acte pédagogique. Le
problème et la problématisation peuvent et ne peuvent que se
construire à partir de ces deux éléments. Ainsi, on dépasse un concept
naïf de la subjectivité, qui réduit celle-ci au sensible, au coloré, au
chaleureux – avec toute la mythologie qui entoure l’idée d’intimité.
Les signes aussi bien que les règles du raisonnement sont une griffe de
la nécessité. Ces deux ingrédients font de nous des automates.
55
Nous pouvons ajouter un argument technologique : des machines peuvent remplir
ces deux activités. Il existe des machines qui enregistrent les informations
perceptives – appareil photo, caméra, et cetera ; il existe des machines capables de
vérifier les raisonnements logiques – programmes algorithmiques notamment. Il n’y
a pas de créativité dans ces opérations de l’esprit.
56
Cf. Russell B., The Principle of Mathematics, Cambridge, 1903, p.4 ; p.33 et
p.451 ; extraits tous cités par Cassirer E., Substance et fonction, p.357.
57
Cassirer E., Substance et fonction, p.357 (je souligne).
58
Cette base fondamentale correspond aussi à la distinction dernière de la théorie
leibnizienne des filtres. En effet, au sein des idées claires et distinctes et adéquates, il
existe une ultime division : entre les connaissances symboliques et les connaissances
intuitives – qui correspondent donc au maximum d’adéquation possible. Cf. Leibniz,
Méditations sur la Connaissance, la Vérité et les Idées, p.12-29.
61
des concepts et des vérités pures [soit] ainsi mise au même niveau que
les choses du monde physique »59 justifie la position de Rousseau sur
l’importance de l’éducation corporelle. En effet, pour celui-ci
l’éducation corporelle prépare à l’obéissance aux lois de la raison, à la
rigueur du raisonnement. Elle est un exercice qui protège de
l’arbitraire et soumet à la nécessité : « Plus le corps est faible, plus il
commande ; plus il est fort, plus il obéit. »60 Le rapprochement avec
l’application que nécessite les exercices mathématiques et logiques est
souligné par Louis Burgener : « L’éducation corporelle « attache
l’esprit aux choses », l’empêche d’errer ; elle crée une espèce
d’intelligence corporelle. »61 Il n’y a pas plus de place pour la fantaisie
et l’étourderie dans le sport que dans les mathématiques : pour les
gestes comme pour les démonstrations, il y a une logique de
l’enchaînement à laquelle on n’échappe pas. Sur ce point, comment ne
pas penser au bel exemple de la nage chez Deleuze ! (DR, 35 et 214)
Non seulement il montre que les problèmes concernent tout
apprentissage – et pas seulement des domaines théoriques –, mais il
fait le lien entre les signes et les problèmes. L’objectivité de mes
rencontres singulières avec les vagues me force à créer un problème à
partir de cette rencontre. « Apprendre à nager, c’est conjuguer des
points remarquables de notre corps avec les points singuliers de l’Idée
objective pour former un champ problématique. » (DR, 214)62 À ce
titre, la rigueur du monde naturel est la meilleure préparation aux
raisonnements rigoureux. Il s’agit dans les deux cas d’apprendre à
sentir la prescription en soi-même, et à n’accepter que celle-là.
59
Ibidem.
60
Rousseau J.-J., Emile, I, p.58.
61
Burgener L., L’Éducation corporelle selon Rousseau et Pestalozzi, p.42.
62
On ne peut qu’inviter le lecteur à relire la très belle page 35 de Différence et
répétition dans son intégralité. Elle opère comme une monade de la réflexion
deleuzienne sur l’apprentissage : tout y est admirablement concentré dans cet
exemple de pédagogie sportive. Un tel choix n’est pas anodin de la part de Deleuze.
L’effort de penser est rigoureusement de la même nature que l’effort de se mouvoir :
on ne peut pas plus tricher avec les lois de la pensée qu’on ne peut tricher avec la
gravité.
62
de l’ordre et de la nécessité au profit de l’autre. D’un côté, il y a une
nécessité et une force des images qui font oublier celles des raisons :
on devient un hypnotisé, comme le furent les masses sous le
Troisième Reich. (IT, 344) De l’autre, il y a une nécessité et une force
des raisons qui font oublier celles des images : c’est la définition
nietzschéenne de la folie – le fou est celui qui n’a plus que sa raison et
des certitudes. Dans un cas, le rêve, l’hypnose, la suggestion arrache
l’individu des griffes de la logique. Dans l’autre, le somnambulisme,
l’hallucination, l’idée fixe arrachent l’individu des griffes du réel.
L’automate psychologique est hémiplégique : il lui manque de la
nécessité, il lui manque une violence. Les douceurs du rêve ou celles
de l’idée fixe viennent du fait qu’elles suppriment un genre de
contrainte. Au contraire, l’automate spirituel est branché sur le
maximum de réalité : il est le carrefour de toutes les extériorités. Il est
lieu de branchements des machines logiques sur les machines du réel.
C’est lui qui construit les fictions les plus cohérentes.
63
vient alors à désirer le fascisme. L’Anti-Œdipe est une reprise de ce
problème spinoziste et reichien : « Pourquoi les hommes combattent-
ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? » (AO, 37).
Du point de vue pédagogique, l’amour des solutions relève du même
problème : en rejetant les problèmes comme ennuyeux et
embarrassants on refuse la liberté et en réclamant les solutions on
embrasse la servitude. La fonction des ordres est justement de rassurer
et d’offrir des solutions. Où l’on comprend pourquoi les élèves
réclament des solutions et ne comprennent pas que l’essentiel, c’est le
problème. Ils sont trop inquiets, ou plutôt ils ont été inquiétés trop tôt.
Ils deviennent alors des « automates psychologiques » (IT, 213-214),
réclamant des réponses, construisant leur vie à partir d’énoncés
assertoriques et fuyant le problématique. Ils se créent un aveuglement
volontaire afin d’éviter les problèmes. Le savoir est alors associé à une
suite de réponses, et jugé ennuyeux : non seulement l’automate
psychologique réclame des réponses, mais il est inévitable qu’il en
demande de moins en moins, et de toujours plus simples, toujours plus
générales. C’est la figure nietzschéenne de l’âne qui dit « oui », I-A ,
la force réactive par excellence. (N, 31)
64
importance, dans la mesure où elle est pourvue d’un sens objectif :
elle ne désigne plus en effet un état provisoire de notre connaissance,
un concept subjectif indéterminé, mais un moment de l’être, le
premier moment pré-individuel. » (ID, 122) La pleine objectivité du
problème est une revendication fréquente chez Deleuze. (DR, ch.4,
LS, 127 et CC, 36-3963) L’émergence du problème intéressant est une
question d’équation au sein de laquelle le sujet n’est que l’« opérateur
de l’Idée ». (DR, 257) En ce sens le problème est une force sélective
dans la pensée. Il est l’instance qui fait converger les deux règnes de
l’extériorité – affects et raisonnements – et distingue les fausses
questions et les idées reçues des vrais problèmes. Michel Fabre
résume bien cette idée : « Le problème est construit quand
suffisamment de séries émotives, volitives idéales finissent pas
converger et quand d’autres séries sont expulsées comme non
pertinentes. »64 L’ambition de Deleuze est finalement modeste. Dès
lors qu’il se fait une conception très haute de l’Idée, le vrai problème
qui le hante est l’existence d’une idée, l’avènement de l’événement
qu’est une Idée. Pour paraphraser un mot célèbre de Godard : « pas
des idées justes, juste une idée »65 ! (MP, 36)
63
L’intérêt des pages de Critique et clinique est de fournir un exemple de
développement d’un problème. À partir du court-métrage Film de Beckett, Deleuze
déploie : 1. Le problème ; 2. L’histoire du problème ; 3. La Condition du problème ;
4. La donnée du problème.
64
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.172.
65
La formule originale de Godard est : « pas une image juste, juste une image ».
Deleuze la cite sous cette forme originale ailleurs. (D, 15).
66
Schérer R., « Deleuze éducateur », dans Beaubatie Y. (dir.), Tombeau de Gilles
Deleuze, p.119.
65
pensée. Pour Deleuze, complètement spinoziste ou leibnizien sur ce
point, la conscience émerge depuis un fond d’inconscient. Ce qui est
nouveau avec lui, c’est que l’inconscience peut perdurer – en un sens
– si on reste au niveau des solutions. Dans ce cas, on fait de soi un
automate psychologique : on est toujours agi plus qu’on n’agit soi-
même. La prise de conscience doit émerger depuis un fond
problématique sans chercher à en sortir. La problématisation est une
prise de conscience en train de se faire, certainement pas un état de
conscience, au sens absolu : « La conscience, la prise de conscience
est une grande puissance, mais n’est pas faite pour les solutions, ni
pour les interprétations. C’est quand la conscience a abandonné les
solutions et les interprétations qu’elle conquiert alors sa lumière, ses
gestes et ses sons, sa transformation décisive. » (Sup, 130)
67
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.190.
68
« Il est vrai que l’inconscient désire, et ne fait que désirer. Mais en même temps
que le désir trouve le principe de sa différence avec le besoin dans l’objet virtuel, il
apparaît non pas comme une puissance de négation, ni comme l’élément d’une
opposition, mais bien plutôt comme une force de recherche, questionnante et
problématisante, qui se développe dans un autre champ que celui du besoin et de la
satisfaction. Les questions et les problèmes ne sont pas des actes spéculatifs, qui
resteraient à ce titre tout à fait provisoires et marqueraient l’ignorance momentanée
d’un sujet empirique. Ce sont des actes vivants, investissant les objectivités spéciales
de l’inconscient, destinés à survivre à l’état provisoire et partiel qui affecte au
contraire les réponses et les solutions. » (DR, 140-141)
66
Chapitre 4
–
Questions d’énergétique à propos de
l’apprentissage
« Penchées
Têtes appliquées
Aucune ne se relève
La dictée ne le permet pas
Henri Michaux
67
images de l’inconscient, Deleuze – avec Guattari – s’est efforcé de
construire des concepts neufs et adéquats à son image de la pensée.
69
Le couple de l’amitié et de la philosophie est ainsi analysé : « L’intelligence nous
pousse à la conversation, où nous échangeons et communiquons des idées. Elle
nous incite à l’amitié, fondée sur la communauté des idées et des sentiments. Elle
nous invite au travail, par lequel nous arriverons nous-mêmes à découvrir de
nouvelles vérités communicables. Elle nous convie à la philosophie, c’est-à-dire à
un exercice volontaire et prémédité de la pensée par lequel nous arriverons à
déterminer l’ordre et le contenu des significations objectives. » (PS, 40) Quelques
lignes plus loin, s’ensuit la construction du couple antagoniste de l’amour et de l’art :
« C’est pourquoi, au couple traditionnel de l’amitié et de la philosophie, Proust
opposera un couple plus obscur formé par l’amour et par l’art. Un amour médiocre
vaut mieux qu’une grande amitié : parce que l’amour est riche en signes, et se
nourrit d’interprétation silencieuse. Une oeuvre d’art vaut mieux qu’un ouvrage
philosophique ; car ce qui est enveloppé dans le signe est plus profond que toutes les
significations explicites. Ce qui nous fait violence est plus riche que tous les fruits de
notre bonne volonté ou de notre travail attentif ; et plus important que la pensée, il y
a ‘‘ce qui donne à penser’’. » (PS, 41)
68
peut-on lier le sentiment amoureux, le désir et la pensée philosophique
comme construction de problème ? Il semble que le constructivisme
du désir soit la condition de possibilité énergétique de la construction
des problèmes. Dans la physique de la pensée deleuzienne, le désir
fonctionne comme carburateur.
69
un schéma stimulus-réponse, désir comme besoin, comme conscience
d’un manque ; au contraire, si vous prenez en compte la notion de
situations-problèmes, le désir devient la matrice de production du
savoir au sein d’un processus, selon le schéma agencement-problème.
Le désir n’est donc pas subordonné à un besoin ou à un manque, il est
suscité par des rencontres qui favorisent plus ou moins sa production.
Comme nous l’avons vu, c’est sur ces rencontres que l’enseignant doit
travailler.
70
La classe devient le lieu de multiples histoires d’amour. À la lettre.
L’amour des problèmes n’est pas qu’une image chez Deleuze. Le
rapport à la pensée est un rapport amoureux et les problèmes sont
désirés de la même manière qu’on désire une femme ou qu’on désire
aller quelque part. Les pages de Deleuze sur autrui comme structure a
priori valent pour les problèmes : « Il n’y a pas d’amour qui ne
commence par la révélation d’un monde possible en tant que tel. »
(DR, 335) Leibniz aime à parler de paysages – pensons à l’exemple de
la mer72 –, or un problème est justement une affaire de paysage.
Proust le dit admirablement quand il nous explique qu’une femme
désirée, c’est comme un paysage à parcourir, un paysage à dérouler.
De même, on déroule les enroulements problématiques, leurs
complications. Pour mieux comprendre ce rapport premier et
amoureux au problème, servons-nous d’une audace interprétative de
Deleuze, qui consiste à croiser les couples leibniziens clair/obscur et
distinct/confus.73 Selon la théorie des filtres de Leibniz, une
perception peut d’abord être claire ou obscure ; par exemple, soit
j’entends clairement le bruit de la mer que je perçois comme tel, soit
j’entends un bruit obscur et lointain que je ne reconnais pas. Ensuite,
au sein du clair, une nouvelle distinction apparaît : ma perception peut
être distincte ou confuse ; par exemple, je ne perçois pas le bruit
distinct de chaque vague, de chaque goutte d’eau, mais un bruit de
concert confus.74 L’idée de Deleuze consiste à croiser les concepts
dans une perspective hérétique – pour un leibnizianisme orthodoxe : il
oppose le couple du clair/confus à celui du distinct/obscur. (DR, 275-
276) Le rapport au problème devient un roman d’amour leibnizo-
proustien ! Construire un tel concept du désir est le sujet de l’Anti-
Œdipe : « Et notre question c’était : quelle est la nature des rapports
71
entre des éléments pour qu’il y ait désir, pour qu’ils deviennent
désirables. Je désire pas un [problème], je désire aussi un paysage qui
est enveloppé dans ce [problème]. Paysage qu’au besoin je connais
pas et que je pressens. Et tant que j’aurai pas développé le paysage
qu’[il] enveloppe je serai pas content, c’est-à-dire mon désir n’aura
pas abouti. » (Abc, « Désir »)75
75
J’ai changé l’exemple « femme » par « problème », qui fonctionne de la même
manière : dans les deux cas, il s’agit d’une relation amoureuse.
76
Cf. l’éloge de l’errance par Platon, contre la voie trop « unique » du logos
parménidéen – et notamment la lecture admirable qu’en fait Monique Dixsaut dans
Platon et la question de la pensée, p.175-189. Le mot « errance (!"#$%$) » apparaît
dans le Sophiste, 245e.
72
déterminations parfaitement distinctes, les singularités du problème
sont saisies par des rapports différentiels ; en même temps, tout
demeure obscur puisque plus rien n’est actuel. La problématisation,
selon Deleuze, consiste à dérouler un problème pour lui-même. Le
problème quitte alors les sources actuelles qui nous ont fait le
rencontrer et ne relève plus que du monde Idéel. Puisque les Idées
sont purement virtuelles, « il appartient à l’Idée d’être distincte et
obscure. » (DR, 276)
77
Les conséquences sur les concepts de « sujet » et de « réalité » sont immédiates :
« Le désir ne manque de rien, il ne manque pas de son objet. C’est plutôt le sujet qui
manque au désir, ou le désir qui manque de sujet fixe ; il n’y a de sujet fixe que par
la répression. Le désir et son objet ne font qu’un, c’est la machine, en tant que
machine de machine. Le désir est machine, l’objet du désir est encore machine con-
nectée, si bien que le produit est prélevé sur du produire, et que quelque chose se
détache du produire au produit, qui va donner un reste au sujet nomade et vagabond.
L’être objectif du désir est le Réel en lui-même. » (AO, 34) Le concept de « désir »
articule ceux de « sujet éprouvant » et de « réalité », au niveau éthique – voire
éthologique –, comme le concept de « problème » articule ceux de « sujet pensant »
et de « savoir » au niveau gnoséologique.
73
désir produit du réel ; de même le problème produit de la pensée. Les
concepts de « désir » et de « problème » courent sur une même ligne
de fuite qui s’oppose à celle du « besoin » et de la « solution » : « Ce
n’est pas le désir {problème} qui s’étaie sur les besoins {solutions},
c’est le contraire, ce sont les besoins {solutions} qui dérivent du désir
{problème} : ils {elles} sont contre-produit{e}s dans le réel que le
désir {problème} produit. Le manque est un contre-effet du désir
{problème}, il est déposé, aménagé, vacuolisé dans le réel naturel et
social. Le désir {problème} se tient toujours proche des conditions
d’existence objective, il les épouse et les suit, ne leur survit pas, se
déplace avec elles… » (AO, 34)
74
apprentissage sans terme : « Ainsi notre bonheur ne consistera jamais,
et ne doit point consister dans une pleine jouissance, où il n’y aurait
plus rien à désirer, et qui rendrait notre esprit stupide, mais dans un
progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles
perfections. »78 Mais pour conserver cette perspective sans faire appel
aux notions métaphysiques d’infini ou de Dieu, Deleuze y ajoute un
immanentisme du désir tout spinoziste, assurant ainsi le cycle
productif des problèmes. En effet, Leibniz conservait une conception
externaliste du désir et devait donc disposer d’un « stock » infini pour
assurer l’apprentissage en droit infini : « En mettant en lumière la
splendeur de l’organisation rationnelle de l’univers, [Leibniz] dévoile
et suscite l’objet comme désirable pour des créatures raisonnables
[…]. Constante évocation d’un tableau virtuel dont la vue d’ensemble
se dérobe et qu’on n’atteint que par fragments. »79 L’immanentisme
de Deleuze résout le paradoxe d’une recherche infinie dans un monde
fini : il n’y a plus besoin d’un nombre infini d’objets susceptibles
d’être désirés puisque c’est notre désir qui assure la production des
objets. « Si le désir produit, il produit du réel. Si le désir est pro-
ducteur, il ne peut l’être qu’en réalité, et de réalité. Le désir est cet
ensemble de synthèses passives qui machinent les objets partiels, les
flux et les corps, et qui fonctionnent comme des unités de
production. » (AO, 34) Susciter le désir des problèmes – donc leur
création –, voilà le véritable enjeu de toute entreprise d’apprentissage
bien comprise. Car le faire, c’est promouvoir la pensée dans ce qu’elle
a de vivant : de simple tendance, c’est promouvoir la pensée en train
de se faire et lui permettre de créer les objets de sa propre activité.
75
stimulus/réponse. Selon lui, l’erreur vient du fait qu’on sépare en deux
pôles distincts ce qui correspond seulement à des perspectives
possibles sur le circuit organique que constituent chaque acte et
chaque perception. Dewey énonce ainsi sa thèse : « la soi-disant
réponse n’est pas seulement une réponse au stimulus ; elle est dans le
stimulus. »81 De même, selon Deleuze, le désir ne fait pas face de
manière indépendante à un objet donné ; tous deux sont pris dans un
ensemble. Ce que rejette Deleuze, c’est la conception idéaliste du
désir qui le rabat sur le mode de l’acquisition et nous présente le désir
« comme étayé sur les besoins. » (AO, 32-33)82 Mais comme « le désir
ne manque de rien », il n’est pas un problème d’acquisition : il est une
machine productrice. Ériger le désir en manque, c’est favoriser une
image dogmatique de la pensée : les problèmes auraient besoin de
solutions et n’aspireraient qu’à ça. Au contraire, concevoir le désir
comme production, c’est ouvrir à la production des problèmes. La
connaissance comme processus de construction des problèmes est une
force. Cette énergétique deleuzienne est bien résumée par ce propos
81
Dewey J., “The Reflex Arc Concept in Psychology”, p.359.
82
On peut citer le passage, à la fois clair et dense, où Deleuze refuse l’alternative
entre acquisition et production en ce qui concerne le désir : « D’une certaine
manière, la logique du désir rate son objet dès le premier pas : le premier pas de la
division platonicienne qui nous fait choisir entre production et acquisition. Dès que
nous mettons le désir du côté de l’acquisition, nous nous faisons du désir une
conception idéaliste (dialectique, nihiliste) qui le détermine en premier lieu comme
manque, manque d’objet, manque de l’objet réel. […] En effet, si le désir est
manque de l’objet réel, sa réalité même est dans une ‘‘essence du manque’’ qui
produit l’objet fantasmé. Le désir ainsi conçu comme production, mais production
de fantasmes, a été parfaitement exposé par la psychanalyse. […] D’où la
présentation du désir comme étayé sur les besoins, la productivité du désir
continuant à se faire sur fond des besoins, et de leur rapport de manque à l’objet
(théorie de l’étayage). Bref, quand on réduit la production désirante à une production
de fantasme, on se contente de tirer toutes les conséquences du principe idéaliste qui
définit le désir comme un manque, et non comme production, production
‘‘industrielle’’. Clément Rosset dit très bien : chaque fois qu’on insiste sur un
manque dont manquerait le désir pour définir son objet, ‘‘le monde se voit doublé
d’un autre monde quel qu’il soit, à la faveur de l’itinéraire suivant : l’objet manque
au désir ; donc le monde ne contient pas tous les objets, il en manque au moins un,
celui du désir ; donc il existe un ailleurs qui contient la clef du désir (dont manque le
monde).’’ »
76
de William James : « La vérité complète [est] la vérité qui donne de
l’énergie et livre des batailles. »83
Dans ses livres pédagogiques, Dewey tirait déjà les leçons de son
article sur le stimulus et la réponse : « C’est parce que l’on assume
que l’objet ou la fin à saisir et à poursuivre sont extérieurs au moi qu’il
faut les rendre intéressants, qu’il faut les entourer de stimuli artificiels
et de motivations fictives pour attirer l’attention sur eux. »84 Comme
Deleuze, Dewey emploie l’expression de « nécessité », afin d’insister
sur l’immanence du désir. En effet, on peut opposer la contingence
d’un stimulus externe et transcendant à la nécessité d’un désir interne
et immanent. Quand la machine du désir est lancée, un individu
produit nécessairement, donc pense nécessairement. Le productivisme
est un cycle : désir et problématisation tournent en rond. « La
production comme processus déborde toutes les catégories idéales et
forme un cycle qui se rapporte au désir en tant que principe
immanent. » (AO, 10-11) Bref, le désir n’est pas stimulé par un intérêt
externe qui permettrait la mise en œuvre d’un effort ; c’est tout le
contraire : le désir produit l’intérêt qui permet l’effort, et en même
temps le désir est déjà l’expression et le résultat d’un effort puisqu’il
est production active et non volonté d’acquisition.
83
Cité par Lapoujade D., William James. Empirisme et pragmatisme, p.60.
84
Dewey J., L’École et l’enfant, p.24.
77
l’école et avec l’apprentissage. Le désir est devenu un besoin. C’est le
rôle du « socius » de coder le désir, le canaliser, le réguler. (AO, 16, 40
et 163) Le manque est une création sociale de la classe dominante, il
est « aménagé, organisé dans la production sociale. Il est le contre-
produit par l’instance d’antiproduction qui se rabat sur les forces
productives et se les approprie. Il n’est jamais premier. » (AO, 35) Au
contraire, susciter le désir chez un élève, c’est bien plutôt mettre en
marche ses « machines productives », c’est le faire être actif et non
pas ré-actif – marque de l’amour des solutions. Le désir ouvre à la joie
de la construction des problèmes.85
85
Selon le syllogisme de Deleuze, qui croise Spinoza et Bergson pour obtenir : Tout
ce qui est joyeux est créateur / Tout ce qui est désir est joyeux / Donc tout ce qui est
désir est créateur. Sur ce point, cf. Dumoncel J.-C., Le Pendule du Docteur Deleuze.
Une introduction à l’Anti-Oedipe, p.15-17. Il cite Bachelard : « l’homme est une
création du désir » – Psychanalyse du feu, p.39.
86
René Schérer a suggéré que ce machinisme est, en un certain sens, un
renversement du structuralisme. Cf. Shérer R., Regards sur Deleuze, p.90-91. Nous
verrons plus loin que le structuralisme a pu fonctionner comme une « bêtise » pour
Deleuze. Vide infra, chapitre 5.
78
fonctionnement d’un livre : « On se demandera avec quoi il
fonctionne, en connexion de quoi il fait ou non passer des intensités. »
(MP, 10) Ce fonctionnalisme lutte contre les forces castratrices du
signifiant : toute interprétation relève de l’initiatique et renvoie à un
sens caché que seuls des privilégiés connaissent. « C’est un énorme
archaïsme qui renvoie aux grands empires. » (P, 35) À cela, Deleuze
oppose une « manière amoureuse », une « lecture en intensité » (P,
17-18) : « Quelque chose passe ou ne passe pas. […] C’est du type
branchement électrique. » De même, le cours de philosophie est conçu
comme une petite machine a-signifiante. C’est toujours le même
problème : plutôt l’amour que l’amitié, plutôt les signes qui
fonctionnenent avec nous que les énoncés qui s’imposent à nous. Un
des leitmotive de la Recherche est, nous dit Deleuze : « Chacun ne
vaut que par ce qu’il nous apprend ». (PS, 111) D’où l’importance du
concept de « style » chez Deleuze. Là encore, les remarques sur
l’écriture des livres fonctionnent également pour l’effectuation d’un
cours – il y a un style des cours de Deleuze.87 De fait, le style a une
double fonction, critique et heuristique : d’un côté, il permet de
subvertir les règles d’un ordre – la langue, l’institution – et libère la
pensée de certains carcans extrinsèques à son auto-déploiement ; de
l’autre, il suscite un désir propre par l’hétérogénéité des signes qu’il
émet, il lutte contre la répétition du même, qui risque toujours de
lasser le lecteur ou l’élève – on aura donc compris que le style est tout
sauf un « truc » ou un « tic » reconnaissable chez un auteur.
87
Deleuze suggère lui-même le rapprochement : « Qu’il y ait une vocalisation des
concepts dans un cours, c’est normal. Tout comme il y a un style des concepts par
écrit – les philosophes c’est pas des gens qui écrivent sans recherche ou sans
élaboration d’un style. Eh bah un cours ça implique des vocalises. Évidemment. »
(Abc, « Professeur »).
79
qui concerne la philosophie ? La notion de contenu, véhiculée par
l’idée de programme, est aux antipodes du fonctionnalisme deleuzien.
En effet, à propos de ses cours, Deleuze explique : « C’était de
longues séances, personne n’écoutait tout, mais chacun prenait ce dont
il avait besoin ou envie, ce dont il avait quelque chose à faire, même
loin de sa discipline. » (P, 190)
S’il doit rester quelque chose, c’est que l’on conçoit le cours
comme un commerce, un lieu d’échange de propositions actuelles,
c’est-à-dire de solutions. On met en valeur les « thèses
propositionnelles » aux dépens des « thèmes problématiques » !88 Il
faut prendre à la lettre l’image de Deleuze qui compare volontiers un
cours de philosophie à une partition musicale. (Abc, « Professeur »)
Faute de quoi, l’évaluation risque de tourner à la caricature :
l’enseignant vérifie ce que l’élève a retenu, et sanctionne ce qu’il a
oublié. Celui qui a réifié l’acte pédagogique craint pour son cours ce
qui est à craindre pour tout objet : l’érosion du temps. Ce qui a été
appris risque de s’user comme un vieux chandelier en fer risque de
rouiller. Les élèves le savent bien : dans cette perspective, le temps est
l’ennemi. Plus on attend, plus on oublie, on est alors obligé de réviser.
D’où la propension à réviser « au dernier moment ». L’enseignement
scolaire vit autour de ce rituel : apprendre pour conjurer l’oubli. D’où
88
Cette expression habile est due à Gérard Lebrun dans un bel et dense article sur le
transcendantal deleuzien. Cf. Lebrun G., « Le transcendantal et son image », dans
Alliez E. (Dir.), Gilles Deleuze. Une vie philosophique, p.227.
80
le bachotage. « Apprendre » devient synonyme de « réactualiser un
passé ».
89
Blake W., Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, p.19.
81
269-264 ; IT, 105-107 ; Pli, 140-141) Cette distinction n’est d’ailleurs
jamais explicite chez Bergson, elle est une distinction proprement
deleuzienne, un bel enculage. (P, 14-15)90 Dans le premier couple, le
passage du possible au réel se fait par limitation et imitation. Par
exemple, des maquettes de maison sont des maisons possibles et la
maison réelle sera l’une seulement d’entre elles (limitation) et sera
identique au modèle réduit choisi (imitation). Il n’y a pas plus
d’actualité dans la maison réelle que dans les maisons possibles. Tout
est déjà-là dans le possible, selon le mode de la reproduction. Le
possible est donc bien actuel : j’ai la maquette sous les yeux. Au
contraire, le passage du virtuel à l’actuel se fait par augmentation et
différenciation-création. Par exemple, le gland demeure indéterminé
(il est non formé) mais il est parfaitement constitué (il est structuré)
donc pleinement réel ; le chêne est le produit de l’actualisation du
gland en fonction des contextes de croissance (augmentation et non
limitation), et il y a plus dans le chêne qu’il n’y avait dans le gland
(création et non imitation). Le virtuel est donc bien réel : le gland n’est
pas une vue de l’esprit, il existe réellement.91 Grâce à cette distinction,
nous pouvons affirmer que l’apprentissage est concerné par la
connaissance virtuelle. Celle-ci n’est pas actuelle, donc n’a pas sa
forme achevée immédiatement, mais elle est bien réelle.92
90
Deleuze écrit explicitement : « Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et
lui faire un enfant […]. Mon livre sur Bergson est pour moi exemplaire en ce
genre. »
91
Cf. Bergson H., L’évolution créatrice, Chapitre II – Les directions divergentes de
l’évolution de la vie.
92
C’est pourquoi l’apprentissage des problèmes philosophiques pose de manière
aiguë le problème de la restitution des savoirs et de leur évaluation.
82
s’actualiser qu’en raison de la perfection de ses structures – pensons
au code ADN, à un fœtus : merveilles de complexion. De même, un
problème dispose d’une structure – « la structure est la réalité du
virtuel » (DR, 270) – très contraignante qui s’auto-déploie selon des
règles intrinsèques. Loin de rendre l’acte enseignant facile et
accessible à tous, la conception deleuzienne de la pensée exige une
grande rigueur.93
93
Rappelons-nous ce que dit Deleuze sur la préparation d’un cours. Vide supra,
chapitre 1.
94
Cf. le témoignage très pertinent de Tolstoï : « Dans l’enseignement de la
géographie, comme de toute autre science, l’erreur la plus commune, la plus
grossière et la plus malsaine, c’est la hâte. Nous paraissons si ravis de savoir que la
Terre est ronde et tourne autour du Soleil que nous nous hâtons de l’apprendre au
plus vite à l’élève. Et ce qui est précieux ce n’est pas de savoir que la Terre est ronde
mais de savoir comment naît cette conviction. Très souvent l’on raconte aux enfants
que le Soleil est à tant et tant de lieues de la Terre et ils n’en paraissent pas étonnés,
cela ne les intéresse nullement. Ce qui les intéresse, c’est de savoir comment on est
arrivé à cela. » – Tolstoï L., « L’école de Iasnaïa Poliana », p.23 (je souligne).
95
Bergson H., La Pensée et le mouvant, p.1372/152 (je souligne).
83
d’une rencontre, d’un achoppement sur un obstacle, la connaissance
actuelle émergera pareillement en fonction des circonstances au cours
de la vie future des élèves. Le processus d’actualisation se fera alors
selon des lignes de différenciation propres à l’individu et aux
contextes.
96
Cf. Derrida J., Donner le temps, p.24-26. Il distingue le « don comme don » du
simple « don ». Le premier réussit à se faire oublier, il passe inconsciemment entre
les esprits. Au contraire, tout don affiché comme tel est un faux don puisqu’il crée
un sentiment de dette chez l’autre et suscite ainsi un contre-don. À la rigueur, même
84
ne s’échangent pas, à l’inverse des services rendus et des solutions…
Ainsi, on entend souvent dire qu’enseigner est un acte généreux,
puisqu’on fait don d’un savoir à autrui, qui est peut-être le plus beau
des dons. Mais une telle vue n’est pas sans ambiguïté. Ainsi, on peut
lire sous la plume de Françoise Hatchuel : « Apprendre, c’est avant
tout accepter de recevoir de l’autre […]. Un savoir est donc toujours
un don émanant d’un autre, et il met en dette celui ou celle qui le
reçoit. […] Sentiment de dépendance insupportable pour le psychisme
qui devra donc se défendre de cette dette. Un de ces modes de défense
peut résider dans la croyance que le savoir a été volé, et non reçu »97 –
que l’on pense aux mythes de Prométhée, d’Adam et Eve. La
perversité de ce don est évidente et relève de l’idéologie98 : chercher à
faire croire que le savoir est un bien que l’institution dispose
« généreusement » aux élèves. Cela génère une image complètement
fausse de la pensée comme ensemble de résultats – huitième postulat
qui récapitule tous les autres (DR, 214).
s’il n’est pas perçu par l’autre, la simple conscience du don suffit à l’annuler,
puisque l’auteur du don se récompense symboliquement en se félicitant d’avoir
donné. La satisfaction intérieure est déjà un contre-don au don.
97
Hatchuel F., Savoir, apprendre, transmettre. Une approche psychanalytique du
rapport au savoir, p.138.
98
L’idéologie au sens marxiste : dire exactement l’inverse de ce qui est vrai dans les
faits.
99
On reconnaît la définition cartésienne de la générosité.
85
constituer un avenir à l’autre. »100 C’est rigoureusement ce à quoi
échappe le fonctionnalisme deleuzien. Il n’y a aucune prétention à
imposer un sens à l’autre. Dans cette perspective, le professeur devient
pareil au soleil du Zarathoustra101 qui prodigue généreusement ses
rayons sur tous les êtres, non pas par altruisme, pas plus par égoïsme,
pour marquer son importance ou son territoire, mais simplement parce
qu’il ne peut pas faire autrement, parce qu’il est ce qu’il est, par
jubilation pure, avec sérieux et désinvolture, innocemment.102
! ! !
100
Sartre J.-P., Cahiers pour une morale, p.386 (je souligne).
101
Cf. Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, p.21 : « Chaque matin nous
t’attendions, de toi reçûmes ton superflu, et de ce don te bénîmes. » (je souligne).
102
De plus, le fonctionnalisme généreux de Deleuze échappe aux mécanismes de
pression collective suscités par le don, en tant qu’ils exigent un contre-don, analysés
par Bourdieu : « Le don s’exprime dans le langage de l’obligation. [...] II institue
une domination légitime. Cela, entre autres raisons, parce qu’il institue le temps, en
constituant l’intervalle qui sépare le don et le contre-don (ou le meurtre et la
vengeance) en attente collective du contre-don ou de la reconnaissance. » –
Bourdieu P., Méditations pascaliennes, p. 235-236. Si j’insiste, c’est parce que le
professeur de philosophie est particulièrement exposé à ces risques, pour la raison
simple qu’il enseigne une discipline à forte valeur symbolique. Il est censé donner
les armes critiques pour penser, être libre, et cetera.
86
prise en compte par Deleuze d’une « genèse inconsciente de la pensée
qui se transforme en un libre désir de Pensée. »103
103
Gualand A., Deleuze, p.110.
87
même jusqu’au point où on est capable de parler de quelque chose
avec enthousiasme. C’est ça la répétition. » (Abc, « Professeur ») Il ne
s’agit pas de se flatter en tant que personne, il s’agit de mettre son
corps en marche pour qu’il se branche sur les flux de désir des élèves.
Deleuze écrit ailleurs : « Ce n’est pas du subjectivisme, puisque poser
le problème en ces termes de force, et non pas en d’autres termes,
dépasse déjà toute subjectivité. » (CC, 169) Le drame est la mise en
mouvement, le fait de faire tourner ses propres rouages pour
enclencher ceux des autres. La théorie de l’inconscient développée par
Deleuze, loin d’être un avatar doucement délirant104, est la condition
indispensable pour comprendre la genèse de la pensée. Dès lors que le
transcendantal deleuzien est impersonnel et en partie inconscient, on a
besoin du machinisme pour comprendre les conditions de possibilité
de production des problèmes.
104
Il est dommage que les lecteurs de Deleuze se séparent en deux familles. La
première est constituée de ceux qui apprécient Deleuze, mais laissent de côté les
deux volumes de Capitalisme et schizophrénie ; selon un consensus, on admet que
ces deux tomes sont doucement délirants – un sourire entendu signifie qu’on peut
délaisser ces ouvrages marginaux sans perdre l’essentiel de sa pensée. La seconde
ne jure fidélité qu’au Deleuze farouche de ces deux volumes ; elle est celle des
disciples zélés qui accumulent les contresens en faisant une lecture franchement
anarchisante et libertaire de Deleuze. Il suffit d’entendre Deleuze et Guattari parler
de leurs deux livres (P, 24-38), ou Deleuze évoquer les incompréhensions à propos
de l’Anti-Œdipe (Abc, « Désir ») pour se convaincre que ces ouvrages proposent des
idées simples, tout à fait tendres, et indispensables pour comprendre la cohérence du
système deleuzien.
88
Deuxième partie
–
Éloge de la bêtise :
l’Idiot! comme héraut du paradoxe
« Les érudits, les savants sont ceux qui ont accepté et les
imbéciles et ignorants, ceux qui n’ont pas accepté. [Mais]
il ne faut pas être imbécile trop tôt. Vers trente ans, les
études faites, c’est permis, on peut redevenir simple, et
faire ainsi des découvertes. J’ai souvent remarqué, dans les
études secondaires, que les élèves « imbéciles » butaient
avec grande sûreté sur le hasardeux, le spéculatif et le
noeud de la théorie proposée. Ils posaient des questions au
professeur là-dessus, qui leur réexpliquait la chose. Eux
cependant restaient songeurs, aux rires et ricanements de la
populace des forts en thème. Dans la suite, j’ai remarqué
que ces théories renversées par de successifs savants
l’étaient justement par cet endroit où l’imbécile de quinze
ans avait mis le doigt. Les derniers de la classe, il leur
faudrait seulement une autre culture, une culture géniale.
[…] C’est presque une tradition intellectuelle de faire
confiance aux fous. Mais moi, je pense surtout beaucoup
de bien des imbéciles. »
Henri Michaux
105
Nancy J.-L., « Fragments de la bêtise », dans De la bêtise et des bêtes, p.23.
91
anachronisme qui enfonce des portes ouvertes. [...] Le sot est dupe,
[...] il retarde, comme on dit. »106 Se moquer de la bêtise est une
répétition et une projection : on se moque de la bêtise de l’autre car on
a soi-même été moqué lors de nos apprentissages ; dès lors on oublie
volontiers que l’on a soi-même peiné pour comprendre ce que l’on est
en train d’apprendre à l’autre. L’accusation d’anachronisme se
retourne contre celui qui se moque. C’est lui qui nage dans l’illusion
rétrograde et nie les conditions génétiques de la pensée. D’où la force
et la sagesse de ce fragment tardif de Michaux : « S. est pour toi un
imbécile. Attention. Imbécillité de référence. Trop satisfaisante. C’est
surtout grâce à ton imbécillité que l’imbécillité de l’autre est pour toi
si pleine. »107 La prétendue « intelligence » est détestable quand elle se
montre oublieuse non seulement de ses origines – nous avons tous été
dupes de nos croyances – mais de ce qui la fonde et la rend possible –
l’impensé. On aura fait de grands progrès dans la connaissance de la
pensée humaine quand on aura commencé par accepter que la bêtise
est un mode d’être permanent de la pensée. Tout effort pour penser
est un effort asymptotique pour affronter la bêtise ! On pense contre
mais surtout à partir de sa propre bêtise : « penser devient, suivant
une formule de Foucault, un « acte périlleux », une violence qu’on
s’exerce d’abord sur soi-même. » (P, 140)108
106
Sartre J.-P., Cahiers pour une morale, p.321.
107
Michaux H., Poteaux d’angle, p.11.
108
Fabre commente bien ce point : « La bêtise n’est pas une simple malchance de la
pensée. C’est toute pensée, au contraire, qui doit être arrachée à la bêtise, car le fond
de l’esprit est délire comme l’avaient bien vu, aussi bien l’empirisme d’un Hume
que le rationalisme d’un Bachelard. […] Dire que la bêtise appartient au
transcendantal, signifie qu’elle constitue en nous comme une condition
d’impossibilité de pensée contre laquelle nous devons lutter. Il ne suffit donc pas de
renvoyer la bêtise (celle des autres, celle des élèves) aux sottisiers des foires au
cancre. Car ‘‘la bêtise n’est jamais celle d’autrui’’. » – Fabre M., Philosophie et
pédagogie du problème, p.140.
92
le fond, ou plutôt le sans fond. Viendra ensuite le personnage
conceptuel de l’Idiot!, véritable arpenteur des champs problématiques,
et opposé à l’Idiot cartésien. En fait, Deleuze oppose une bêtise
transcendantale, qui est condition de possibilité des problèmes, à la
sottise qui est le règne des solutions donc de l’opinion. (DR, 196-
198)109
109
En proposant cette distinction conceptuelle, qui me paraît féconde, entre la
« bêtise » comme problème transcendantal et la « sottise » comme détermination
empirique, je suis le vocabulaire utilisé par Deleuze lui-même dans ces pages. Les
analyses qui suivent éclairciront ce point.
110
Tout le sens du déterminisme spinoziste tient dans ceci : non pas excuser et
laisser impunies les fautes morales – tel le meurtre –, mais comprendre que cela était
nécessaire, et ainsi, ne pas haïr celui qui a fait du mal à un autre. La vertu du
déterminisme est de susciter la compréhension, mais n’implique nullement un
anarchisme juridique.
111
Vide supra, chapitre 2.
93
d’honnêteté, à la percevoir active en soi-même. C’est en ce sens que la
bêtise peut fournir une matrice à problèmes.
94
Chapitre 5
–
La bêtise comme faculté transcendantale : danger
et nécessité
112
Parmi les autres tentatives de problématisation de la bêtise, on trouve la
conférence célèbre de Musil ; mais celui-ci aborde la bêtise comme une « pratique »
et l’enjeu devient essentiellement moral, de plus la réflexion demeure inchoative et
repose sur des oppositions – comme bêtise/intelligence – qui me paraissent assez
obscures… Le best-seller de Harry Frankfurt, On Bullshit – traduit en français : De
l’art de dire des conneries –, demeure mondain et polémique, et ne construit guère
de problèmes. Beaucoup plus intéressant est le chapitre « De l’efficacité épistémique
de la stupidité » paru dans Goodman N. & Elgin C.Z., Reconceptions en
philosophie. Cette brève critique des théories de la connaissance contemporaines
rejoint, dans un style très différent, la critique deleuzienne de l’image dogmatique de
la pensée et de l’amour des réponses – donc de la connaissance propositionnelle. En
bref, il n’existe pas, à ma connaissance, de conceptualisation aussi fine et forte que
celle de Deleuze sur la bêtise.
95
pensée – réaction classique, de Pétrone à Flaubert, en passant par
Molière. Ensuite, nous essaierons de comprendre le rôle que joue la
situation actuelle, l’environnement de pensée dans la bêtise. En un
sens, l’a priori historique de Foucault remplit ce rôle. Enfin, nous
pourrons expliciter la dimension proprement transcendantale de la
bêtise. Toute cette traversée dans la bêtise témoigne d’un « regard
spinoziste », comme dit Bourdieu, et s’apparente à une véritable
formation : non plus fustiger la bêtise comme arrêt de la pensée, mais
la comprendre comme errance d’une pensée difficultueuse. Les
réflexions deleuziennes sur la bêtise s’inscrivent sous le double signe
de la rigueur et de la tendresse. Grande leçon pour le pédagogue.
113
« Corruptio optimi, pessima » : « La corruption de ce qu’il y a de meilleur est | la
pire / ce qu’il y a de pire » ; ou en anglais : « Corruption of the best is worst. »
96
toujours faire honte. »114 Tant qu’on en reste à cette haine contre la
bêtise, on est pris dans son propre piège. Deleuze propose ici un sens
unilatéralement critique et péjoratif de la bêtise. Cette dénonciation lui
interdit de comprendre les raisons d’être d’un phénomène si
universellement répandu. Il est ici trop nietzschéen, et pas assez
spinoziste.
114
Nietzsche F., Le Gai Savoir, §273.
97
entre la bêtise comme faculté et la bêtise comme détermination
empirique. « Ce qui nous empêche de faire de la bêtise un problème
transcendantal, c’est toujours notre croyance aux postulats de la
Cogitatio : la bêtise ne peut plus être qu’une détermination empirique,
renvoyant à la psychologie ou à l’anecdote – pire encore, à la
polémique et aux injures – et aux sottisiers comme genre pseudo-
littéraire particulièrement exécrable. Mais la faute à qui ? La faute
n’en est-elle pas d’abord à la philosophie qui s’est laissée convaincre
par le concept d’erreur, quitte à l’emprunter lui-même à des faits, mais
à des faits peu significatifs et très arbitraires ? La plus mauvaise
littérature fait des sottisiers ; mais la meilleure fut hantée par le
problème de la bêtise, qu’elle sut conduire jusqu’aux portes de la
philosophie. » (DR, 196) À l’aune de ce passage, on peut proposer de
nommer « bêtise » la faculté transcendantale qui génère la pensée, et
« sottise » le résultat empirique d’un énoncé faux, banal, sans
importance, et cetera.
115
Proust développe des analyses très fines sur le « conditionnement mental », à
l’inverse de Taine et Sainte-Beuve qui s’en tenaient aux conditionnements
physiques et réels. « On s’exprime toujours comme les gens de sa classe mentale et
non de sa caste d’origine. » (PS, 102)
98
persévérer dans le problème plus qu’aux solutions partielles qu’elle
produit. Mais, en tant que réalité empirique, la sottise n’est pas qu’un
obstacle puisqu’elle devient un signe et opère donc comme un
sentiendum qui force à penser, alors que la bêtise constitue la limite du
cogitandum, l’impensé de la pensée, ou la trace douloureuse de notre
effort de penser. Deleuze écrit ainsi : « La bêtise n’est jamais celle
d’autrui, mais l’objet d’une question proprement transcendantale :
comment la bêtise (et non l’erreur) est-elle possible ? » (DR, 197) On
pourrait continuer : la sottise est toujours celle d’autrui, et quand bien
même je fus le producteur de tel énoncé, il me devient étranger en tant
qu’énoncé produit. La sottise opère une piqûre, elle génère un
sentiment confus, comme « la honte d’être un homme » (Abc,
« Résistance ») qui force à penser. La pensée se situe donc dans ce jeu
permanent, entre la sottise comme signe mental, altérité ou
« noochoc », et la bêtise comme impossibilité de penser et effort
impuissant pour le faire.
99
en découle.116 Si on veut que la philosophie intervienne dans le monde
et la société :
Soit on prend les problèmes tout faits, donnés tels qu’ils sont, et la
philosophie apporte sa technique pour mieux élaborer ces problèmes.
C’est la position que veut défendre Bouveresse. Ces problèmes sont,
par exemple, faut-il légaliser le clonage humain ; voulez-vous de telle
Europe ? Deleuze n’aime pas ces controverses, ces questions
imposées qui suscitent des débats. Mais on pourrait envisager la
philosophie comme ce qui doit remonter au principe des positions en
présence et les clarifier : construire une position sur un sujet donné.
C’est ce que fait la philosophie analytique, qui pense qu’il n’y a pas de
problèmes proprement philosophiques, mais qu’ils sont ou bien
ordinaires et communs117, ou bien artificiels et alors il faut s’en
débarrasser.
116
Cf. Bouveresse J., La Demande philosophique.
117
C’est-à-dire qu’ils sont les problèmes du sens commun, au sens où Deleuze
l’entend. Bouveresse accepte les questions toutes faites : il ne cherche pas à
construire des problèmes mais à analyser les réponses de ces questions grâce à un
outillage logique rigoureux qui permette de clarifier les raisonnements. En ce sens,
le philosophe est un expert en argumentation, à qui on peut faire appel pour des
problèmes de société – au même titre que le climatologue, le juriste, l’économiste, et
cetera.
100
139)118 Cela ne va pas sans un dédain pour les auteurs de ces
questions – bien bêtes de poser de mauvaises questions. Au moins, la
première position a l’avantage de ne pas mépriser les angoisses du
sens commun et les problèmes actuels d’une société.
118
Le portrait de l’homme du « paradoxe », pseudo-doxographe mondain plus que
penseur, sera dressé dans les pages suivantes.
119
Dewey J., Comment nous pensons ?, p.43.
120
Bachelard G., La Formation de l’esprit scientifique, p.14.
121
Bachelard G., Le Rationalisme appliqué, p.51.
101
certaine manière, il n’est pas donné. D’où l’intérêt de la bêtise,
« faculté des faux problèmes ». (DR, 245) Être bête, c’est penser mal
et produire des faux problèmes.122 D’où la « dimension
transcendantale de la bêtise » qui fonctionne comme condition de la
pensée : sans faux problèmes, il n’y a pas de problème du tout, car
tout problème est le déplacement d’un faux problème.123
122
C’est en ce sens que la bêtise ne peut pas se réduire à une acception péjorative. À
la lumière des analyses de Bergson, si on suit Deleuze, alors Zénon a dit des bêtises
et Leibniz a été bien bête de se demander comment quelque chose peut-il advenir de
rien… Mais ces bêtises sont très fécondes pour la pensée puisqu’elle la capture et la
force à poser d’autres problèmes.
123
En un sens, la bêtise de l’époque de Deleuze, c’est le structuralisme. Deleuze en
déplace les frontières et déplace la question du sens. Le structuralisme nous montre
que le sens n’est jamais ni une origine ni une finalité, mais toujours un effet, un
produit de surface. Autrement dit, ce qui ferait du structuralisme un mouvement
dans la pensée, c’est ce déplacement dans la question du sens. Ce déplacement a un
effet de mouvement dans la pensée – cf. « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? »
(ID, 238-269). Un tel titre est d’ailleurs doucement ironique… On y voit que les
concepts deleuziens sont construits à partir d’une analyse de la méthode structurale.
Le structuralisme, c’est donc un air du temps, une atmosphère, à partir duquel les
créations philosophiques peuvent intervenir, mais Deleuze ne se définit pas par une
position. Justement, ce sont des faux problèmes : le structuralisme fournit des
données, des conditions historiques et déterminées qui forment un socle et
permettent des trajectoires divergentes, autrement dit des créations. Le
structuralisme, pour Deleuze, fonctionne comme une matrice à entreprises
problématiques, et non comme une doctrine ou une méthode. Deleuze saisit le
structuralisme comme un a priori historique, c’est-à-dire non pas à travers ses
problèmes déjà philosophiques, mais plutôt à travers l’ensemble de problèmes
communs, donc à redéfinir, qu’il suscite. L’épistémè est une « problé-matrice ».
102
question bête, c’est un faux problème… c’est donc justement ce qui
peut stimuler la pensée. De fait, cette question a libéré les énergies
productrices de Foucault et lui a donné la force de déplacer le
problème. Le discours généreux pour l’abolition de la peine de mort
est typiquement un discours philanthropique qui libère un
enchaînement, sans remettre en cause l’autre enchaînement, plus
efficace, auquel on destine les prisonniers. (F, 61) Deleuze retient de
Foucault ce bel exemple de déplacement de problème qui correspond
à un rigoureux diagnostic de notre présent : « Et, sur la tendance à
l’abolition de la peine de mort, Foucault montre qu’il s’agit d’adapter
le châtiment à un Pouvoir qui ne se propose plus en général de décider
la mort, mais de ‘‘gérer et contrôler’’ la vie. » (F, 61, note) Autrement
dit, vous pouvez vous extasier sur ce « progrès », le problème s’est
déjà déplacé : si le pouvoir n’a plus besoin de mettre à mort les
« déviants », c’est qu’il contrôle leur vie. Si la philosophie espère
honorer sa fonction critique, être un contre-pouvoir, il faut qu’elle
opère sur les faux problèmes et qu’elle en parte.124 Le diagnostic
opéré par la philosophie commence donc ainsi : quels sont les faux
problèmes d’aujourd’hui ? quels sont nos faux problèmes ? Le rapport
à la bêtise n’est donc pas un rapport de distance ou de négation, mais
d’assomption.
103
l’esprit.’’ Elle est surabondamment prouvée par les détraquements
mentaux que la psychiatrie étudie et catalogue. Mais on n’a peut-être
pas encore assez montré combien la pensée dite normale est le produit
de mécanismes aventureux. »125 L’esprit est fragile en ceci qu’il a
besoin d’obstacles – d’obstacles adventices. Seul, il se perd, il se
détruit. C’est la ligne droite qui le détraque. En ce sens, la bêtise offre
une santé à la pensée.
125
Rivière J., « Lettre du 25 mars 1924 », dans Antonin Artaud, « Correspondance
avec Jacques Rivière », Œuvres complètes, t.I, p.43.
104
contre ce fond, par leurs formes explicites. » (DR, 197) Le rapport de
la pensée à la bêtise renvoie au clair-obscur en peinture. Ce parallèle,
que nous retrouverons plus tard, occupe une place cruciale chez
Deleuze. La pensée émerge d’un fond obscur et la bêtise n’est autre
que la montée du fond qui ne cesse de hanter la pensée. « Et que serait
penser s’il ne se mesurait sans cesse au chaos ? » (QPh, 196) Ce que
Deleuze écrit sur Odilon Redon donne une bonne idée du combat de
la pensée : « En renonçant au modelé, c’est-à-dire au symbole
plastique de la forme, la ligne abstraite acquiert toute sa force, et
participe au fond d’autant plus violemment qu’elle s’en distingue sans
qu’il se distingue d’elle. » (DR, 44) De même, en renonçant aux
réponses toutes faites – « la forme » toujours rassurante –, on se risque
à l’acte périlleux de penser – « la ligne abstraite », c’est-à-dire une
pensée sans image.126 En effet, il est toujours plus rassurant pour un
élève de se renseigner sur les réponses qui conviennent plutôt que de
se risquer à penser par lui-même et à construire son propre problème.
La bêtise comme processus et Différence est donc le strict opposé de
la sottise comme état et Répétition.
126
Deleuze évoluera sur ce point. Contre l’image dogmatique de la pensée, il
prétend conceptualiser une pensée sans image : « La pensée qui naît dans la pensée,
l’acte de penser engendré dans sa génitalité, ni donné dans l’innéité ni supposé dans
la réminiscence, est la pensée sans image » (DR, 217) ; « La théorie de la pensée est
comme la peinture, elle a besoin de cette révolution qui la fait passer de la
représentation à l’art abstrait ; tel est l’objet d’une théorie de la pensée sans image. »
(DR, 354) Il reconnaîtra plus tard que toute pensée a une image. Vide infra, chapitre
8.
105
toujours dire que ce n’est pas moi qui l’ai produite. Foucault perçoit
ce fonctionnement dans la philosophie elle-même : « À haute voix, les
catégories nous disent comment connaître, et elles alertent
solennellement sur les possibilités de se tromper ; mais à voix basse,
elles vous garantissent que vous êtes intelligent ; elles forment l’a
priori de la bêtise exclue. »127 Contre l’usage catégoriel de l’image
dogmatique de la pensée, Deleuze soutient que la bêtise est le milieu
propre de la pensée.
Les errements autour de la bêtise sont liés à ce que nous avons dit
de la physique de la pensée et de l’objectivité d’une situation-
problèmes. Tant qu’on pense le problème comme un état provisoire et
une faiblesse subjective, on stigmatise la bêtise comme une limite de
l’élève. Les sarcasmes sur la sottise témoignent de ce préjugé
commun.128 Les élèves cherchent donc souvent à sortir du problème
puisque celui-ci est vécu comme une expérience humiliante. Ils se
sentent ridicules puisqu’ils croient – car on leur a fait croire – que
l’erreur est le contraire de la pensée, la production d’un esprit débile.
Au contraire, si on fait du problème un événement objectif dans lequel
seule la pensée évolue, la bêtise désigne la construction des
problèmes. On parlera de bêtise à cause des errements inévitables dans
le processus de déplacements des problèmes, de corrections des
illusions, et cetera. La bêtise n’est plus la caractéristique empirique
d’un esprit personnel mais une faculté transcendantale au sein de
laquelle une pensée s’individue. La bêtise nomme le processus
d’individuation plus ou moins heureux d’une pensée : « La bêtise est
possible en vertu du lien de la pensée avec l’individuation. Ce lien est
beaucoup plus profond que celui qui apparaît dans le Je pense ; il se
noue dans un champ d’intensité qui constitue déjà la sensibilité du
sujet pensant. […] L’individuation comme telle, opérant sous toutes
les formes, n’est pas séparable d’un fond pur qu’elle fait surgir et
qu’elle traîne avec soi. » (DR, 197) La bêtise concerne la « génitalité
127
Foucault M., « Theatrum philosophicum », dans Dits et écrits I, 1954-1975,
p.961.
128
Ces moqueries abondent depuis les petites classes jusque parfois au lycée. D’où,
chez les élèves, la fierté de répondre pour donner la bonne réponse, qui forme
système avec la honte d’intervenir pour poser une question ou dire qu’on ne
comprend pas.
106
de la pensée » puis les conséquences de cette genèse « violente ». Elle
est une lutte : « Tout devient violence sur ce fond passif. » (DR, 198)
C’est pourquoi la bêtise comme faculté transcendantale se manifeste,
d’un point de vue psychologique, par le courage plutôt que par la
« bêtise ». Elle est le signe d’une pensée au travail, elle est un
cambouis qui prouve qu’on est en train de penser. Michaux dit bien :
« L’intelligence, pour comprendre, doit se salir. Avant tout, avant
même de se salir, il faut qu’elle soit blessée. »129 Ce propos résume
deux points essentiels pour Deleuze, qui se suivent logiquement : la
pensée naît d’une rencontre – « blessée » –, puis éprouve la nécessité
de penser à partir de ce choc, sans doute maladroitement – « se salir »
– puisqu’elle a justement été déstabilisée. Foucault l’avait senti à sa
lecture de Différence et répétition : « L’intelligence ne répond pas à la
bêtise : elle est la bêtise déjà vaincue, l’art catégoriel d’éviter l’erreur.
Le savant est intelligent. Mais c’est la pensée qui fait face à la bêtise,
et c’est le philosophe qui la regarde. »130
129
Michaux H., Face aux verrous, « Tranches de savoir », p.71.
130
Foucault M., « Theatrum philosophicum », p.962.
107
bien l’animalité propre à la pensée, la génitalité de la pensée : non pas
telle ou telle forme animale, mais la bêtise. Car, si la pensée ne pense
que contrainte et forcée, si elle reste stupide tant que rien ne la force à
penser, ce qui la force à penser n’est-il pas aussi l’existence de la
bêtise, à savoir qu’elle ne pense pas tant que rien ne la force ? » (DR,
353) De même que le concret était nécessaire pour recharger la pensée
en données, découvrir sans cesse de nouvelles situations-problèmes –
cf. Vivre de Kurosawa (IM, 260) –, de même la bêtise est avant tout
une capacité à poser toutes les questions, sans gêne ni honte. On
imagine que nombre d’entre elles seront banales, sans importance ;
mais c’est bien à partir de ce fonds de questions imbéciles que la
problématisation sera possible. La bêtise fournit un pluralisme des
questions indispensable pour pouvoir parcourir toutes les données
d’un problème. Elle est donc une naïveté féconde, une audace des
questions. C’est la figure de l’« Intempestif » qui pose les questions
que personne n’ose poser. (DR, 170-171) L’Intempestif ne respecte
pas les consensus et les tabous. Il deviendra un grand personnage
conceptuel, l’Idiot naïf confronté à l’opinion cynique. Celle-ci n’ose
pas poser toutes les questions et respecte les silences peureux.
Réactive, elle ridiculise l’Idiot pour mieux se rassurer.
131
Ceci est également très bachelardien : il y a une persistance des obstacles. Un
obstacle épistémologique n’est pas détruit en une seule fois. Newton résiste sous
Einstein : nos vieilles habitudes intellectuelles nous suivent même lorsque nous
108
Chapitre 6
–
L’Idiot naïf face à l’opinion cynique : le rôle du
paradoxe
croyons avoir opéré une rupture avec elles. Ce qui, en science, est une grande
difficulté de fait, est sans doute, en philosophie, un trait intrinsèque en droit :
Deleuze parle d’« illusions inévitables » (B, 10).
109
actif. Avec sa belle naïveté, le nouvel idiot est le combattant de
l’opinion. Sa force intempestive ne lui vient pas d’une autre opinion –
plus intelligente, plus subtile, plus profonde – mais de ce qu’il
déstabilise complètement le système de l’opinion. Voyons en quoi ce
personnage conceptuel est un « pédagogue intime » qui permet cette
« antisepsie spirituelle » salutaire que peut offrir la philosophie.
132
On trouve chez David Lapoujade une telle tendance à structurer l’opposition
entre l’image dogmatique de la pensée et l’image deleuzienne de la pensée à travers
l’opposition Husserl/James. Cf. Lapoujade D., « Du champ transcendantal au
nomadisme ouvrier », dans Alliez E. (dir.), Gilles Deleuze. Une vie philosophique,
p.265-275.
110
conscience133, alors que James pense qu’il lui manque une
métaphysique de l’expérience.134 Pour Husserl, une expérience pure
est une expérience immanente à la conscience ; au contraire, pour
James, une expérience pure suppose de concevoir l’expérience en
restant immanent à l’expérience. Deleuze est donc du côté du
pragmatisme de James, contre l’idéalisme de Husserl. Ce que James
veut exclure par la réduction, c’est ce par quoi Husserl commence – le
dualisme, le cogito, et cetera. La réduction empiriste suit donc une
démarche rigoureusement inverse de la réduction de type cartésien ou
husserlien : le premier moment, négatif, consiste à exclure la
conscience.135 Chez James, les grands personnages conceptuels sont
donc les personnages naïfs : comateux, drogués, nouveau-nés,
idiots.136 Dès lors, la naïveté joue exactement le même rôle que le
doute chez Descartes ou Husserl. Le mot d’ordre est à peu près celui-
ci : nous sommes d’abord profondément naïfs, essayons de le
redevenir – et non des purs cogita. De ce point de vue, Deleuze se
situe pleinement dans la lignée des grands pragmatistes. Le terme de
« naïf » a donc un sens philosophique précis et ne relève point de la
psychologie personnelle.
133
Husserl E., Méditations cartésiennes, §14.
134
James W., Essais d’empirisme radical, p.64.
135
Face à la « conscience pure de l’expérience », le pragmatisme oppose une
« expérience pure de toute conscience ».
136
Cf. James W., Principles of psychology, vol.I, p.3 ; vol.II, ch.17 et 19.
111
subjectives – un Moi pensant – et objectives – un objet identifié – du
sens commun sont brisées.
Le personnage de l’Idiot!
137
Vide supra, chapitre 2.
112
contre les questions ou les exigences des autres. Face à ce monde de
l’action, le monde des problèmes n’est accessible qu’à celui qui « est
voyant », c’est-à-dire un « parfait ‘‘Idiot’’ » ! (IT, 168 et 229-230) En
un sens, l’entrée dans un problème est contemporaine d’une certaine
paralysie. La problématisation est antinomique avec l’action
immédiate, elle suppose de prendre le temps d’observer une situation,
de voir les données d’un problème qui ne se donne pas d’entrée de
jeu : « les personnages, devenus voyants, ne peuvent plus ou ne
veulent plus réagir, tant il faut qu’ils arrivent à « voir » ce qu’il y a
dans la situation. C’est la condition dostoïevskienne telle qu’elle est
reprise par Kurosawa : dans les situations les plus urgentes, « L’idiot »
éprouve le besoin de voir les données d’un problème plus profond que
la situation, et encore plus urgent ». (IT, 168) La nature des problèmes
est donc l’être et non l’être-utile – mode d’être des réponses. Les
problèmes sont, tout simplement ; ils n’ont aucune utilité ; c’est
pourquoi l’Idiot est sans défense, il s’expose en marchant, il s’expose
parce qu’il marche : « Le marcheur est sans défense, parce qu’il est
celui qui commence à être, et n’en finit pas d’être petit. » (IM, 252)
Comme le dit bien Suzanne Hême de Lacotte : « La pensée se fait
automate spirituel et abandonne toute intériorité. La pensée ne
fonctionne pas par recognition, et se trouve par conséquent dans la
position de l’idiot qui ne perçoit que des choses trop fortes pour lui,
auxquelles il ne peut pas répondre par l’action. […] Ce qu’il y a à voir
au cinéma n’est plus la succession des images, mais bien plutôt ce
qu’il y a entre les images. »138 Cette méthode, que Deleuze nomme la
« méthode du ENTRE » ou encore la « méthode du ET » (IT, 235), est
une méthode des problèmes. Car la pensée a lieu dans le passage
d’une solution à l’autre : elle n’a pas lieu au niveau des solutions mais
entre elles, c’est-à-dire au niveau des problèmes.139
138
Hême de Lacotte S., Deleuze : philosophie et cinéma, p.68.
139
On rapprochera avec profit tout ce que dit Deleuze de l’interstice (IT, 234-235)
avec ce que dit Bachelard sur la connaissance qui a lieu dans le passage. Cf.
Bachelard G., Le Nouvel esprit scientifique, p.55-57.
113
avec ce problème et à devenir toujours plus fragile, de moins en moins
assuré. C’est l’image nietzschéenne du labyrinthe : penser suppose
d’être prêt à se perdre. Les réponses et les méthodes sont au contraire
« un moyen pour nous éviter d’aller dans tel lieu, ou pour nous garder
la possibilité d’en sortir (le fil dans le labyrinthe). » (NPh, 126) Les
champs problématiques sont des labyrinthes sans aucun fil. Il faut
s’imaginer un champ problématique comme la Lande de Lessay140 :
« La lande est un labyrinthe. Mauvais lieu, où les fripons se
réunissent. […] Au milieu d’un pays de fertilité, d’herbages et
d’agriculture, voici des parties stériles et nues. Danger redoutable et
terrible de la traverser. Passer par le non-su, l’ignoré ou l’inculte. […]
Sur ce labyrinthe noir et pâle, il est dit que les voies s’effacent. Il y a
des chemins et il n’y en a pas. […] Toutes les directions y sont
frayables, savoir tous les sens y sont toujours possibles. C’est l’espace
d’avant le sens. […] La lande, espace dangereux des charmes.
Comme si l’errance engendrait l’errance, et le nomade le nomade, aux
yeux terrorisés du sédentaire. » Le parallèle fonctionne à plein : les
champs problématiques sont rhizomatiques : nul arbre, que de la
broussaille – comme la lande – ; ils sont vierges de tout obstacle car
« un problème n’est pas un obstacle » (IT, 229) – comme la lande ;
enfin, ils sont ouverts à tous les tracés à chaque nouveau parcours car
aucun marquage n’y est possible – comme la lande.
140
Je suis l’analyse magistrale de Michel Serres de L’Ensorcelée de Barbey
d’Aurevilly – cf. Serres M., « Foule, foire, lande », dans Hermès IV. La Distribution,
p.240-255.
114
lande de Lessay est l’espace où aucun pouvoir n’est possible. Un
champ problématique suscite une même peur et explique le succès de
l’image dogmatique de la pensée qui agit comme un pouvoir sur les
espaces sauvages que sont les champs problématiques. En effet,
qu’est-ce que prendre le pouvoir ? C’est d’abord interdire, à la lettre.
Dire entre, dire le chemin qui va d’un lieu à un autre, et dire que ce
chemin est le seul ; construire le réseau qu’il est permis d’emprunter
pour se déplacer parmi les espaces qui forment le monde, où le corps
est plongé.141 L’analyse de l’essence du pouvoir par Serres fonctionne
parfaitement pour les champs problématiques. Postulat : il y a une
multiplicité d’espaces. Thèse : la spécificité d’une culture est dans sa
solution originale au problème du raccordement de ces différences.
Toute culture s’instaure par une décision sur les intersections à
permettre, c’est-à-dire par ses interdictions. Le nomadisme de Deleuze
n’a pas d’autre sens que celui d’un contre-pouvoir qui lutte contre cet
assujettissement de la pensée. Il existe pareillement une véritable
topologie des champs problématiques142 : l’Idiot! passe par les
« phases d’une variation » et passe d’une phase à l’autre par des
« ponts-carrefours » (QPh, 30) qui mènent vers d’autres problèmes,
d’autres concepts. Là où nul chemin n’est tracé, toutes les bifurcations
sont possibles et obéissent aux seules exigences du terrain. La
problématisation apparaît alors comme un véritable art du voyage.
115
monde actuel en parcourant des milliers de kilomètres, mais parcourir
les champs problématiques, les déployer pour vérifier quelque
chose.143 Encore une fois, c’est Proust qui offre à Deleuze une belle
image de la pensée comme voyage, et de la nécessité dans laquelle on
est d’aller au bout d’un problème. « Rien n’est plus immobile qu’un
nomade. […] Il y a une phrase de Proust très belle qui dit :
‘‘Finalement, qu’est-ce qu’on fait quand on voyage ? On vérifie
toujours quelque chose.’’ On vérifie que telle couleur qu’on a rêvée se
trouve bien là. À quoi il ajoute, c’est très important : ‘‘Un mauvais
rêveur est quelqu’un qui ne va pas voir si la couleur qu’il a rêvée est
bien là. Mais un bon rêveur, il sait qu’il faut aller vérifier, voir si la
couleur est bien là.’’ Ca, c’est une bonne conception du voyage. Mais
sinon… » (Abc, « Voyage ») En ce sens, le « bon rêveur » est
un Idiot!. Il traverse des étendues périlleuses, celles de la pensée, où
l’on ne manque pas d’y trouver des brigands, des sorcières, des
malfrats…
143
Je renvoie aux remarques sur l’amorce du problème et la notion de
pressentiment. Vide supra, chapitre 4.
116
L’opinion qui discute : l’épouvantail épistémologique
Dans ses derniers livres, Deleuze devient de plus en plus hanté par
l’opinion. L’opinion, c’est la sottise, la pensée réifiée dans un résultat.
Une telle « pensée » ne peut être que reçue puisqu’elle ne correspond
à aucune production de problème. Est-ce le succès de la philosophie
d’Habermas, est-ce la médiocrité croissante de nos sociétés ou la
déchéance des médias – journaux, télévision – qui fut la cause de cet
acharnement deleuzien ? Toujours est-il que cette lutte est aussi passée
au premier plan dans l’enseignement de la philosophie. Comment
apprendre aux élèves à penser par eux-mêmes ? La question kantienne
est plus que jamais d’actualité. C’est pourquoi il est intéressant de
relire les nombreuses incartades contre l’opinion présentes dans
Pourparlers et Qu’est-ce que la philosophie ? (P, 142, 177, 191 ;
QPh, 76-78, 138-139, 166, 189-195). L’idée pourrait se résumer
ainsi : la pensée se fait contre l’opinion, c’est-à-dire qu’elle lutte
contre le bavardage incessant de l’opinion. Deleuze voit donc deux
ennemis à la pensée – il ne s’agit plus ici uniquement de la
philosophie – : l’opinion et son corrélatif, la discussion.
117
pas sans affinité avec l’ennemi, parce qu’une autre lutte se développe
et prend plus d’importance, contre l’opinion qui prétendait pourtant
nous protéger du chaos lui-même. » (QPh, 191)
118
Malheureusement – aurait-on envie de dire –, au regard de cette
description, il semble bien que l’opinion concerne éminemment le
professeur de philosophie : chaque élève arrive en cours avec ce qu’il
sait et a tendance à s’en servir pour affronter les problèmes suscités
par une discipline nouvelle. « L’opinion est une pensée qui se moule
étroitement sur la forme de la recognition. » (QPh, 139) Le professeur
fait donc face à une masse composite d’« opineurs » qui reconnaissent
dans tel problème soit une situation vécue : « moi j’ai connu une fois
où… » ; soit la théorie de l’oncle untel : « il faudrait faire comme
ça… » ; soit une thèse lue quelque part : « mais untel ne dit-il pas
que… ». La philosophie et, plus que tout, l’enseignement de la
philosophie doivent donc être premièrement et essentiellement des
« combats contre les ‘‘clichés’’ de l’opinion. » (QPh, 192) Or, il est
pédagogiquement très difficile de lutter contre les opinions en ce
qu’on n’en a jamais terminé avec les « clichés » : même une fois
dépassés, ils reviennent. Deleuze s’exclame : « Tous les copieurs ont
toujours fait renaître le cliché, de cela même qui s’en était libéré. »
Mais chacun est à lui-même son propre copieur : je risque toujours de
céder à nouveau face aux clichés que j’avais vaincus. C’est pourquoi
« la lutte contre les clichés est une chose terrible » (FB, 85) et c’est
pourquoi on n’en a jamais fini avec l’Apprentissage comme exercice
en acte de la pensée luttant contre ses propres tendances à opiner.
144
Alain, « Propos du 12 juillet 1921 », dans Spinoza, p.127.
119
pensée produit des illusions nécessaires alors que la sottise de
l’opinion est une hallucination sans fondement. Ainsi, lorsque l’on
plonge dans l’eau un bâton droit, nous le voyons brisé, ; il ne s’agit
pourtant pas d’une illusion inessentielle mais d’un phénomène « bien
fondé » sur les lois de la réfraction, ce qui permet d’exprimer de
manière parfaitement adéquate un certain enchaînement complexe
d’aspects constitutifs de l’expérience – le bâton apparaît droit parce
qu’il est constitué par sa relation avec un milieu homogène (l’air), le
bâton apparaît brisé parce qu’il est constitué par sa relation avec une
limite de deux milieux hétérogènes (l’air et l’eau). Il n’y a pas un de
ces états de choses qui soit plus « vrai » ontologiquement que l’autre.
La bêtise est donc féconde et peut s’intégrer dans un processus de
problématisation. Dans le cas du bâton, ma bêtise, nécessaire, est de
croire dans un premier temps que le bâton est brisé. Elle constitue
alors un paradoxe par rapport au fait que le bâton est pourtant resté
intact. D’où mon effort de pensée pour démêler cet imbroglio.
145
Cf. Cassirer E., Substance et fonction, p.311.
120
la signification d’un énoncé produit par une pensée en mouvement
qu’on se méprend. En inscrivant une pensée d’un élève dans le
système relationnel de sa production, on s’autorise à en comprendre la
nécessité et à expliquer les raisons du biais ainsi produit dans la
pensée – donc à les corriger. C’est la différence entre une opinion
« jetée » au hasard par un élève en classe, dont il se désintéresse lui-
même après l’avoir énoncée – manière aussi de se protéger –, et une
hypothèse avancée courageusement dont les conséquences sont
suivies. D’où la justesse de ce mot de Wittgenstein : « N’aie surtout
pas honte de dire des absurdités ! Tu dois seulement être attentif à ta
propre absurdité. »146 La difficulté, en contexte scolaire, réside
assurément dans ce point : faire comprendre aux élèves que ce qu’ils
disent est toujours intéressant dans la mesure où ils s’intéressent à ce
qu’ils disent et sont prêts à en poursuivre le développement. C’est
pourquoi seule une tendresse pour la bêtise peut apaiser le climat
d’interactions sociales lourd qui pèse sur les individus.147 La bêtise est
donc pédagogiquement utilisable et sûrement féconde. À l’inverse,
non seulement l’opinion est stérile mais elle n’est pas corrigible en
tant que telle. Une opinion ne peut pas être redressée ou réorientée
puisqu’elle n’a pas d’histoire donc pas de corps. Elle est un pur
« cliché », un être flottant à la surface des énoncés.148
146
Cité par Jaccard R., L’Enquête de Wittgenstein, p.12 et p.121.
147
La notion de « honte » et le besoin de se sentir « autorisé » à penser sont
beaucoup plus forts qu’on ne le pense, surtout chez les élèves adolescents. Le
relativisme affiché et la tolérance paresseuse qui l’accompagne sont bien souvent
des défenses anticipées qui fonctionnent comme des gages : je ne juge pas l’autre
pour ne pas qu’il me juge. C’est donc une logique de la peur et de la honte qui
phagocyte le courage de penser. L’arrogance ou l’indifférence sont des masques –
qui peuvent tomber facilement.
148
Le « cliché » est un terme que Deleuze affectionne. Il donne bien à voir le
caractère figé qui est le sien. « Cliché » ne signifie pas autre chose que « opinion » –
au sens propositionnel : « une opinion » –, de la même manière que « Idée » est
synonyme de « problème ». C’est dans son livre sur Francis Bacon que Deleuze
développe le plus le mode de fonctionnement des « clichés ». (FB, 19 et 83-92)
D’où la nature imagée du concept, qui sert à désigner d’abord littéralement ce contre
quoi les peintres ont à lutter.
121
pleinement politique. En effet, la lutte contre la discussion est sans
conteste l’aspect le plus politique et civique du cours de philosophie.
C’est là que se joue une formation à la critique, au sacro-saint « esprit
critique » que la philosophie inculquerait. Malheureusement, on se
contente souvent de concevoir cet esprit critique comme la capacité de
se faire sa propre opinion.149 D’où les trois grandes forces
démoniaques de la discussion. Premièrement, la discussion devient un
blason d’intelligence auquel on participe pour montrer qu’on pense ;
elle prétend mesurer et sélectionner les intelligences. Deuxièmement,
la discussion se répand bien plus vite que la pensée ne peut
fonctionner ; elle noie les productions de la pensée sous son flot
permanent d’énoncés. Enfin, la discussion prétend être démocratique
puisqu’elle est un foyer accueillant les avis de tout le monde ; elle
génère des consensus afin de ne jamais poser les vrais problèmes. En
bref, la discussion est une pratique élitiste, bruyante et fasciste.
149
Au contraire, la fonction critique est une capacité à questionner, et non une
possibilité de répondre « par soi-même » – expression bien obscure. Nathalie
Frieden écrit à juste titre : « Permettons aux élèves de questionner par eux-mêmes
leurs acquis culturels et leurs préjugés, et de découvrir l’importance de cette critique.
Laissons les élèves découvrir qu’ils peuvent penser, l’un par l’autre, l’un avec
l’autre, et ainsi créer. C’est seulement parce qu’ils auront ressenti l’inconfort et la
fascination du questionnement, qu’ils pourront en prendre l’habitude et
recommencer. » – Frieden N., « Comment naît la problématique ? ».
122
la sottise ; il s’oppose à l’Idiot!, héraut du paradoxe véritable qui
affronte sa propre bêtise. La discussion est donc le règne de la
virtuosité, de la compétition, de la moquerie, de l’élitisme : on manie
mieux, on l’emporte, on ricane, on sélectionne. L’opinion est une
machine qui se nourrit d’elle-même : quand on vit sous le règne de
l’opinion, on a tout intérêt à en intégrer le maximum. L’extension du
nombre d’opinions à disposition constitue la meilleure arme dans des
débats d’idées. Bref, la virtuosité de l’homme d’opinions s’oppose à la
maladresse de l’homme de la pensée. Le professeur de philosophie est
sans aucun doute le premier concerné. Par rapport aux élèves, il
dispose d’un vaste panel d’opinions savantes de philosophes. En effet,
psychologiquement, les idées des philosophes seront reçues comme
des opinions si elles ne sont pas resituées dans leur matrice
problématique. Et l’exercice virtuose de la dissertation n’est-il pas une
invitation à la collection des opinions ? Mais déjà, dans un cours
enseigné, les dangers sont nombreux pour le professeur. Nous avons
vu la fonction de réduction du paradoxe acculant à la naïveté ;
cependant, l’écart est mince entre un paradoxe véritable et un usage
rhétorique du paradoxe. Face aux opinions des élèves, les objections
du professeur ne risquent-elles pas de tomber sous le coup de la
description de Deleuze ? Loin d’aider les élèves à combattre l’opinion,
le professeur risque d’apparaître seulement comme un esprit plus
malin qu’eux, moins bêta, plus libre, moins conditionné par la société,
et cetera. C’est remplacer l’opinion des « sots » et des « simples » par
celle des « fins » et des « instruits » : le cours devient une leçon de
rhétorique mondaine, rhétorique qui joue avec l’opinion et ne la
combat aucunement – plaisir ambigu et cynique qui fait un faux usage
du para-doxe. On ne saurait trop ignorer ce risque d’une violence
psychologique et non plus idéelle, d’une violence qui tue l’audace de
penser plus qu’elle ne suscite le désir de penser. « C’est de l’opinion
que vient le malheur des hommes. » (QPh, 194)
123
fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en
fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. […] Si bien que le problème
n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des
vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin
quelque chose à dire. » (P, 177) Autrement dit, en insistant sur les
résultats de la pensée, sur les solutions, on oublie tout ce qu’il faut de
temps pour produire une idée neuve. On retrouve ce que nous avons
vu sur la différence entre les vitesses intensives et les vitesses
extensives.150 La discussion est le règne de la vitesse extensive, face à
laquelle la lenteur de la pensée en train de se faire ne peut rivaliser. La
discussion assomme les productions de la pensée par un retournement
surprenant : elle rend insignifiante une Idée nouvelle et féconde, donc
rare, par la profusion de ses productions insignifiantes. Deleuze n’a
pas de mots assez durs contre le règne de la discussion : « Je supporte
pas les discussions. Discuter sur quelque chose lorsque personne ne
sait de quoi il s’agit. C’est une bouillie, c’est très fatiguant. Alors
chacun parle à son tour. Mais c’est la domesticité à l’état pur, avec en
plus un présentateur à la con. Pitié, pitié… » (Abc, « Question ») Les
critères axiologiques de la propagation de l’opinion – ressassement,
contingence, insignifiance151 : donc profusion – écrasent les critères
axiologiques de la réussite de la pensée – nouveauté, nécessité,
intéressant : donc rareté. Ce combat inégal prend des formes très
concrètes dans les mentalités des élèves, et le professeur est au
premier rang pour en sentir les conséquences : « Les professeurs
savent bien qu’il est rare de rencontrer dans les ‘‘devoirs’’ des erreurs
ou quelque chose de faux. Mais des non-sens, des remarques sans
intérêt ni importance, des banalités prises pour remarquables, des
confusions de ‘‘points’’ ordinaires avec des points singuliers, des
problèmes mal posés ou détournés de leur sens, tel est le pire et le plus
fréquent, pourtant gros de menaces, notre sort à tous. » (DR, 198-199)
Il est clair pour Deleuze que l’enseignement de la philosophie ne doit
surtout pas prendre des formes qui favoriseraient la perpétuation de
150
Vide supra, chapitre 2.
151
« Poincaré disait que beaucoup de théories mathématiques n’ont aucune
importance, aucun intérêt. Il ne disait pas qu’elles étaient fausses, c’était pire. » (P,
177).
124
l’opinion : le débat en classe, la discussion, et cetera.152 Cette position
radicale a le mérite de déranger les tendances premières en
pédagogie : il y a des concessions pour aller vers les élèves qu’il ne
faut pas faire sous peine de les perdre définitivement – non soi mais
eux-mêmes.
125
C’est insignifiant. Aucun intérêt, aucun intérêt. » (Abc, « Question »)
L’insistance de Deleuze cherche à mettre en lumière ce paradoxe :
demandez-vous pourquoi ils ont intérêt à vous solliciter sur de simples
interrogations et non sur les véritables problèmes ; voyez comme ils
ont réussi à vous passionner sur des pratiques de discussion qui sont
pourtant le degré zéro de l’esprit critique, la sottise érigée en modèle
de la pensée. Comment arrive-t-on au fait que tout le monde
« convienne qu’on ne pose pas les questions et qu’on ne les posera
pas » ? C’est ce que Deleuze appelle un consensus : « un consensus,
c’est la convenance, la convention d’après laquelle on substituera aux
questions et aux problèmes de simples interrogations. Du type
‘‘comment vas-tu ?’’ Mais on sait que ce n’est pas de ça qu’il est
question. » (Abc, « Question ») Cette critique de ce que Deleuze
appelle le « consensus » nous semble un élément de réflexion central
pour le sens de l’enseignement obligatoire de la philosophie dans le
secondaire – et devrait concerner d’autres disciplines. L’école est le
principal lieu offert aux citoyens pour acquérir ce regard critique, cette
capacité à problématiser. Il y aurait donc quelque chose d’ironique si
elle se faisait au contraire l’assistant zélé du règne de l’opinion et de la
discussion…
154
Vide supra, chapitre 2.
126
Ce mauvais procès relève précisément de la discussion parce que
ceux qui l’intentent ne voient pas à quel problème Deleuze répond
lorsqu’il critique la discussion ou l’objection en philosophie. Ainsi, au
même titre qu’un cours ex cathedra, un cours interactif peut
parfaitement être problématisé – c’est sans doute plus difficile, et cela
suppose assurément une grande imagination pédagogique.
Inversement, de la même manière qu’un cours interactif peut stagner
au niveau stérile du débat, on peut faire un cours ex cathedra qui
relève de la simple discussion, en faisant débattre des thèses de
philosophes devant ses élèves.
155
En un certain sens, on n’est jamais seul. Toute solitude est déjà « peuplée ». (D,
13) On ne pense jamais seul mais toujours « avec » d’autres. Deleuze semble
uniquement dire que ce collectif idéel fonctionne plus aisément dans la solitude
qu’en présence d’autres individus. Sans doute à cause des propriétés du langage –
problème que traite le chapitre suivant.
127
de l’impossibilité de l’enseignement de la philosophie au sein d’une
classe, en constitue une propédeutique salutaire.
128
Chapitre 7
–
Le rôle du langage dans l’enseignement :
du mot d’ordre au mot de passe
129
première vue, cette idée résonne comme un relativisme crasse ou un
élitisme odieux. Pourtant, Deleuze ne fait qu’exprimer les
conséquences logiques de ses réflexions sur l’opinion et la discussion.
Dans ces lignes de vulgarisation, parfois trop allusives pour être à
l’abri des mésinterprétations, on décèle des indices précieux. La
première phrase est importante : « C’est très difficile de
‘‘s’expliquer’’. » Les guillemets doivent nous alerter : Deleuze choisit
sciemment cette expression. Puis plus loin : « si on vous ‘‘pose’’ des
questions, vous n’avez pas grand-chose à dire. » La scène devient
claire : c’est d’un interrogatoire qu’il s’agit ! S’« expliquer » signifie :
devoir rendre des comptes, obéir à une sommation. La question est
dite « posée » car elle nous tombe littéralement dessus. Fuir les
questions devient une question de salut : « le but, ce n’est pas de
répondre à des questions, c’est de sortir, c’est d’en sortir. » L’Idiot!
serait-il en plus un poltron ?
156
La page 72 de Logique du sens est cruciale pour caractériser le rapport entre la
question et le problème. Les analyses qui suivent sont presque un commentaire de
texte de cette page très dense.
130
règne des questions est ce que Deleuze appelle l’« Inquisitoire » ; en
ce sens l’« Inquisitoire fonde la Problématique. » (LS, 72) Le
problème se distingue de la question en ce qu’il n’est pas de nature
ponctuelle – élément vide au croisement des séries – mais sérielle :
« les répartitions de singularités qui correspondent à chaque série
forment des champs de problèmes. » Le problème se déroule le long
d’une série et est déterminé par des points singuliers le long de cette
série. En résumé, la question est le mode d’entrée dans le problème,
elle est un nœud ferroviaire sur les surfaces topologiques des champs
problématiques. En ce sens, la question est un être à double face :
questions-réponses. C’est pourquoi les réponses comme les questions
sont identiques d’un certain point de vue : une question n’a d’intérêt
que parce qu’elle nous fait pénétrer un problème, et une réponse n’a
d’intérêt que parce qu’elle nous conduit à un autre problème. La
question-réponse est un connecteur de et dans la Problématique.
131
pour Deleuze. On se fiche de savoir ce que Pascal croyait. Si on lit
bien le fragment des Pensées, on comprend que la véritable question
que pose Pascal est celle-ci : « Faut-il croire en Dieu ? » Le véritable
sens de cette question dirige l’attention vers une autre donnée du
problème. Le problème ne concerne pas Dieu en tant que
transcendance mais l’existence immanente des hommes. Le problème
est donc en fait : « Quel est le meilleur mode d’existence : le mode
d’existence de celui qui croit que Dieu existe ou le mode d’existence
de celui qui croit que Dieu n’existe pas ? » Pascal s’intéresse non pas
à l’existence de Dieu mais à l’existence de celui qui croit que Dieu
existe et à l’existence de celui qui croit que Dieu n’existe pas. Au
cours de la problématisation ainsi amorcée on rencontrera d’autres
problèmes : « Va-t-on être jugé après sa mort ? » C’est un véritable
problème car cette question établit un rapport problématique entre
Dieu et l’instance du jugement : « est-ce que Dieu est un juge ? » Et
cetera. Avec cet exemple, on voit bien la différence entre, d’un côté,
l’interrogation qui suscite une opinion et s’arrête aussitôt cette opinion
énoncée, et de l’autre, la question qui amorce un problème et conduit
de proche en proche vers d’autres problèmes.
132
La forme ludique de l’Interrogatoire est le jeu de questions où des
« Epistémon » se précipitent à répondre – virtuosité imbécile de
l’érudition. Loin de se précipiter de donner des réponses, l’Idiot! se
saisit d’une question et commence à croiser d’autres questions avec
elle, il observe, déplie, dérange, déplace. Comme disait Dewey157, il
faut passer du ping-pong au jeu de cerceau, de l’opposition
redondante « question / réponse » au cycle spiralé « question /
question » – qu’on peut écrire aussi « question-réponse / question-
réponse », afin de rappeler la différence évoquée.
157
Cf. Dewey J., “The Reflex Arc Concept in Psychology”.
133
L’apprentissage et les dangers du langage
158
Le mot d’ordre est défini ainsi : « Nous appelons mots d’ordre, non pas une
catégorie particulière d’énoncés explicites (par exemple à l’impératif), mais le rap-
port de tout mot ou tout énoncé avec des présupposés implicites, c’est-à-dire avec
des actes de parole qui s’accomplissent dans l’énoncé, et ne peuvent s’accomplir
qu’en lui. Les mots d’ordre ne renvoient donc pas seulement à des commandements,
mais à tous les actes qui sont liés à des énoncés par une ‘‘obligation sociale’’. Il n’y
a pas d’énoncé qui ne présente ce lien, directement ou indirectement. » (MP, 100)
134
le langage menace-t-il cet apprentissage ? Puisqu’il est transmission
de mots d’ordre, il sollicite essentiellement de l’information, des
réponses adaptées. Le langage favorise la réification de la pensée dans
des énoncés clairement identifiables et isolés de leurs conditions de
production puisque ceux-ci servent avant tout à coordonner des ordres
compréhensibles par tous. Autrement dit, si le savoir est souvent
réduit à une image dogmatique, c’est parce qu’il n’est qu’un moyen,
dans le langage, pour relayer des commandements : « L’ordre ne se
rapporte pas à des significations préalables, ni à une organisation
préalable d’unités distinctives. C’est l’inverse. L’information n’est
que le strict minimum nécessaire à l’émission, transmission et
observation des ordres en tant que commandements. » (MP, 96) Cette
analyse lucide et crue des fonctionnements du langage est d’un grand
intérêt pour la pédagogie, notamment dans l’enseignement de la
philosophie. En effet, c’est l’expérience de la pensée qui est ici en jeu.
Ou bien une situation d’apprentissage réussit à mettre l’élève face à un
événement de pensée – c’est à cette condition seulement que le
langage fonctionnera comme moyen de communication entre le
professeur et les élèves, et entre les élèves eux-mêmes ; ou bien le
professeur se contente de transmettre des énoncés philosophiques.
Dans ce deuxième cas, l’élève est déjà un troisième terme dans un
processus de circulation d’énoncés : son rapport au langage n’est donc
plus celui d’une communication de signes, mais d’une transmission
d’énoncés. Les questions du professeur ne sont plus alors des
invitations à penser mais des mots d’ordre.159 L’élève est pris dans la
159
« Les commandements du professeur ne sont pas extérieurs à ce qu’il nous
apprend, et ne s’y ajoutent pas. Ils ne découlent pas de significations premières, ils
ne sont pas la conséquence d’informations : l’ordre porte toujours et déjà sur des
ordres, ce pourquoi l’ordre est redondance. La machine de l’enseignement
obligatoire ne communique pas des informations, mais impose à l’enfant des
coordonnées sémiotiques avec toutes les bases duelles de la grammaire (masculin-
féminin, singulier-pluriel, substantif-verbe, sujet d’énoncé-sujet d’énonciation, etc.).
[…] Plutôt que le sens commun, faculté qui centraliserait les informations, il faut
définir une abominable faculté qui consiste à émettre, recevoir et transmettre les
mots d’ordre. Le langage n’est même pas fait pour être cru, mais pour obéir et faire
obéir. » (MP, 95-96) La virulence du propos de Deleuze dans ces quelques lignes
paraît fonctionner, en appliquant ses propres thèses à ses énoncés, comme un mot
d’ordre, une invective adressée aux enseignants pour qu’ils se questionnent sur ce
qu’ils disent aux élèves. D’ailleurs, la nature paradoxale de bien des « conseils »
philosophiques devrait effectivement y inviter les professeurs de philosophie. Par
135
grande chaîne du « ouï-dire », où tous obéissent les uns aux autres
sans savoir de quoi ils parlent. C’est le sens de la belle analyse du cas
de l’abeille : « Le langage ne se contente pas d’aller d’un premier à un
second, de quelqu’un qui a vu à quelqu’un qui n’a vu, mais va
nécessairement d’un second à un troisième, ni l’un l’autre n’ayant vu.
C’est en ce sens que le langage est transmission du mot fonctionnant
comme mot d’ordre, et non communication d’un signe comme
information. » (MP, 97)160
136
manière, il y a fort à parier qu’ils auront perdu leur temps. D’un point
de vue éthique et politique, cette faculté d’oubli du mot d’ordre, que
les évaluations scolaires favorisent, peut avoir des conséquences
gravissimes. Elias Canetti travailla sur l’hypothèse d’un lien entre la
faculté d’oubli du mot d’ordre et la propension à accomplir des actes
sans se sentir responsable. De même qu’un élève ne se sent pas
concerné par un problème et obéit en donnant des réponses attendues,
de même un bourreau ne se sent pas concerné par un autre problème –
aux enjeux plus dramatiques – et obéit en accomplissant les opérations
attendues.161
161
Sur cette explication du sentiment d’innocence des nazis, cf. Canetti E., Masse et
puissance, p.321-353. (MP, 107-108)
162
Le connecteur logique fondamental est l’implication, qui se prononce : « si…
alors… ».
163
Artaud A., « Lettre sur le langage » à Jean Paulhan, 1933, Œuvres complètes,
t.IV, p.114.
137
nous semble que les dernières lignes du long chapitre consacré au
langage dans Mille plateaux suggèrent un élément de réponse.
Deleuze introduit le concept de « mot de passe », qu’on peut opposer
au « mot d’ordre ». En tant qu’élément du langage, celui-ci est au
cœur de l’interrogatoire généralisé car il véhicule des réponses. Au
contraire, le « mot de passe » fait fuir le langage le long d’une ligne
virtuelle. Il est donc l’élément du problématique. Il n’est pas hors
langage, mais un potentiel révolutionnaire du mot d’ordre lui-même.
Quand nous évoquions la manière dont l’Idiot! se saisit d’une question
pour la faire proliférer en d’autres questions – au lieu de s’empresser
de répondre –, il s’agissait de cette opération de variation dans le
langage. Car « seule la variation continue dégagera cette ligne
virtuelle, ce continuum virtuel de la vie, l’élément essentiel ou le réel
derrière le quotidien. » (MP, 139) L’enseignement de la philosophie
n’a peut-être pas d’autre sens : réussir à déceler des problèmes derrière
les simples interrogations du quotidien, malgré les ordres déguisés de
la plupart des questions et par-delà les réponses toutes faites. Cette
réflexion sur le langage est donc en lien direct avec la finalité de
l’enseignement : apprendre à apprendre aux élèves signifie réussir à
les faire sortir de l’écho perpétuel du langage, qui articule toujours des
réponses à d’autres réponses. « Dans un film d’Herzog, il y a un
énoncé splendide. Se posant une question, le personnage du film dit :
qui donnera une réponse à cette réponse ? Il n’y a pas de question, en
effet, on ne répond jamais qu’à des réponses. À la réponse déjà
contenue dans une question (interrogatoire, concours, plébiscite, etc.),
on opposera des questions qui viennent d’une autre réponse. » (MP,
139) Dans ce beau passage, une flèche est décochée, encore une fois,
contre le système scolaire – sans doute à juste titre.
138
autre.164 En ce sens, si l’enseignement veut être autre chose que de
l’érudition, il doit travailler le langage pour « transformer les
compositions d’ordre en composantes de passages. » (MP, 139) Ainsi,
on donnera aux élèves la chance de quitter les angoisses de
l’Interrogatoire pour les joies de la Problématique. En ce qui concerne
l’enseignement de la philosophie, ils comprendront alors que les
réponses ne sont pas l’essentiel, mais de simples étapes, des moments
le long d’une ligne de fuite agissante et créatrice : la pensée comme
construction de problèmes.165
164
Cf. Bachelard G., Le Nouvel esprit scientifique, p.51-53. On peut y lire
notamment : « C’est au moment où un concept change de sens qu’il a le plus de
sens, c’est alors qu’il est, en toute vérité, un événement de la conceptualisation. »
165
Deleuze écrit : « Et de même que les solutions ne suppriment pas les problèmes,
mais y trouvent au contraire les conditions subsistantes sans lesquelles elles
n’auraient aucun sens, les réponses ne suppriment aucunement la question ni ne la
comblent, et celle-ci persiste à travers toutes les réponses. » (LS, 72).
139
il ne pense jamais, mais espère penser ; et, se disposant toujours à
penser droitement, il est inévitable qu’il n’ait jamais d’Idées.166
166
Pour le fragment original, cf. Pascal B., Pensées, fr.172 (Br.), p.96.
167
Par exemple, ce cas imaginé par Alain : « Lorsqu’un instituteur commence à
expliquer les choses du ciel, décrivant d’abord les apparences, et définissant l’est et
l’ouest par le lever et le coucher des astres, il se trouve souvent un mioche pour dire :
‘‘Ce n’est pas vrai, que le Soleil se lève et se couche ; c’est la Terre qui tourne ; c’est
mon papa qui me l’a dit.’’ Ce genre de savoir est sans remède ; car celui qui sait
ainsi prématurément que la Terre tourne ne donnera jamais assez d’attention aux
apparences. » – Alain, Propos sur l’éducation, XVIII, p.47-48 (je souligne).
140
France : « Ces mots de Bergson font sentir ce qu’il y a de malaisé
dans les rapports du philosophe avec les autres ou avec la vie, et que
ce malaise est essentiel à la philosophie : ‘‘Il ne donnait pas de prise…
Il était de ceux qui n’offrent même pas assez de résistance pour qu’on
puisse se flatter de les voir jamais céder.’’ […] Si le philosophe était
un révolté, il choquerait moins. Car, enfin, chacun sait à part soi que le
monde comme il va est inacceptable ; on aime que cela soit écrit. La
révolte donc ne déplaît pas. Avec Socrate, c’est autre chose. Ce qu’on
lui reproche n’est pas tant ce qu’il fait, mais la manière, mais le
motif. »168 Toute l’analyse qui suit du procès de Socrate est un
merveilleux exemple d’attitude intempestive. Socrate sait que les
juges ne peuvent pas ne pas penser ce qu’ils pensent. Il ne les combat
donc pas au niveau des solutions – critique de leurs opinions par une
prétendue vérité plus haute – mais problématise devant eux le
problème de la loi afin de les faire vaciller par la violence de sa
pensée. C’est dans de tels moments, plus que dans l’exercice de la
maïeutique, que Socrate peut faire figure de modèle pour l’enseignant.
En effet, l’attitude de Socrate devient un sentiendum qui force les
juges à penser. Bien plus forte est cette position : loin d’opposer aux
autres une opinion contradictoire, il les force à penser en étant lui-
même un paradoxe vivant. Sa dimension critique réside dans sa
puissance de génitalité de la pensée, pour l’autre. L’Intempestif fait
donc de sa vie un problème pour les autres. Altruisme pur.
168
Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, p.38 sqq.
141
Troisième partie
–
Le champ transcendantal
comme
champ problématique infini
« Quel est pour une société le plus sain, s’en tenir
fermement à une norme établie, au point d’oublier
que celle-ci résulte seulement d’un caprice, au point
de l’assimiler illusoirement à une manifestation
irréfutable de la ‘‘réalité’’ ? […] Ne serait-ce pas
plutôt empêcher cet effet de mirage, briser l’enclos
dans lequel on se trouve par lui enfermé, ouvrir à la
pensée de nouvelles optiques ? »
Jean Dubuffet
1
Cf. par exemple : Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5, p.284-286.
2
Il existe deux articulations du couple acte/puissance chez Aristote. Le premier
couple concerne la perfectibilité de l’homme ; par exemple, un homme peut être un
médecin s’il lit Hippocrate et apprend la pratique médicale : avant cela il était
médecin en puissance, après il est médecin en acte. Le second couple concerne la
contemporanéité de l’action : un médecin qui dort est un médecin en puissance
puisqu’il n’exerce pas actuellement son activité, alors qu’il l’est en acte lorsqu’il
soigne un patient. Mon propos fait appel à la seconde définition.
145
concept sans problème, c’est tout un de rechercher le sens du concept
et celui du problème. Or en philosophie, on ne crée des concepts
qu’en fonction de problèmes qu’on estime mal vus ou mal posés.
Toute conceptualisation est liée à un recadrage de problématique : il
faut donc apprendre soi-même à poser les problèmes autrement, et à
enseigner un nouveau découpage du réel. »3 Et comme il n’existe pas
de cadre préexistant, mais seulement des points de vue constituants, le
recadrage est en droit infini – car « la philosophie vit dans une crise
permanente. » (QPh, 79) En bref, il n’y a pas de cadres – i.e. de
formes – essentiels, intemporels et universels, il n’y a que des
recadrages – i.e. des forces – événementiels, momentanés et locaux.4
3
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.136 (je souligne).
4
Cette primauté de la force sur la forme structure toute la pensée deleuzienne, en
complémentarité avec une primauté de la présence sur l’hypothétique. On tient sans
doute avec ces deux concepts le pivot du matérialisme de Deleuze. Cette hypothèse
est développée dans le livre de Mireille Buydens, Sahara – l’esthétique de Gilles
Deleuze.
5
Michaux H., Plume, précédé de Lointain Intérieur : « Postface », dans Œuvres
complètes, t.I, p.664.
6
On peut citer ces quelques lignes : « En fait, une théorie philosophique est une
question développée, et rien d’autre : par elle-même, en elle-même, elle consiste,
non pas à résoudre un problème, mais à développer jusqu’au bout les implications
nécessaires d’une question formulée. […] Critiquer la question signifie montrer à
146
D’où l’intérêt de Deleuze pour penser l’apprentissage : la notion de
formation est centrale dans sa théorie de la connaissance ; l’activité de
penser est hautement concernée par le temps et la notion de crise qui
lui est intimement liée. Deleuze évoque souvent la « temporalité
comme état de crise permanente » (IT, 147), car « le temps a toujours
été la mise en crise de la notion de vérité. » (IT, 170) Penser, c’est
donc renoncer aux assurances de l’intemporel, c’est affronter le
devenir de la pensée. Plutôt que l’anhistoricité et la vérité, ce sont la
nouveauté et la fécondité qui deviennent les nouveaux critères
axiologiques de la réussite de la pensée.7
quelles conditions elle est possible et bien posée, c’est-à-dire comment les choses ne
seraient pas ce qu’elles sont si la question n’était pas celle-ci. C’est dire que ces deux
opérations n’en font qu’une […] ; ou si l’on préfère, il n’y a pas de critique des
solutions, mais seulement une critique des problèmes. […] En vérité, une seule
espèce d’objections est valable : celle qui consiste à montrer que la question posée
par tel philosophe n’est pas une bonne question, qu’elle ne force pas assez la nature
des choses, qu’il fallait autrement la poser, qu’on devait la poser mieux ou en poser
une autre. »
7
Le rapport de Deleuze au concept de vérité est cependant ambigu : si son
indifférence affichée pour la vérité trouve de nombreux échos dans son œuvre, il
conserve un rapport très étroit à elle. Depuis les « vrais » problèmes bergsoniens (B,
3-5) jusqu’à l’aveu que l’« importance » et l’« intérêt » comptent justement parce
qu’ils « mesurent la vérité de ce que je dis » (P, 177), Deleuze semble avoir du mal à
abandonner complètement ce concept phare de la philosophie occidentale. Sur ce
point, on lira le début d’enquête de Hervé Couchot sur le (non-)rapport de Foucault
et Deleuze à la notion de vérité. Cf. Couchot H., « Philosophie et vérité : quelques
remarques sur un chassé-croisé », dans Concepts, n°8, p.27-51.
147
droit. Seule l’évolution de l’intérêt, notre finitude, les nouvelles
rencontres nous font dévier d’un problème vers un autre, qui semble
clore le premier problème. Mais il n’y a là en fait que des glissements
sans frontière : on est passé d’un problème à l’autre par une transition
qui ne permet pas d’assigner de limite. Le problème de l’individuation
de l’Idée est en ce sens extrêmement complexe.
148
Chapitre 8
–
D’une pensée sans image à l’image deleuzienne de
la pensée
8
C’est en cela que Deleuze est si proche, par certains aspects, des intuitions
majeures de Bachelard.
149
Une première salve critique contre l’image dogmatique de
la pensée
150
alors moins d’envisager une pensée sans image que de construire une
nouvelle image de la pensée.9
9
Pour tenter d’expliquer cette évolution, Suzanne Hême de Lacotte propose une
interprétation ingénieuse qui fait appel au deuxième tome de Cinéma : « Avec
l’image-temps ce sont des images-pensée et non pas des images de la pensée qui
sont créées. » – Hême de Lacotte S., Deleuze : philosophie et cinéma, p.43. De son
côté, Robert Sasso affronte ce difficile problème d’une apparente contradiction de
Deleuze et propose une explication très fouillée, qui dépasse l’enquête présente. Cf.
« Image de la pensée », dans Les Cahiers de Noesis, n°3, spécial « Le Vocabulaire
de Gilles Deleuze », p.181-193.
151
pauvre et la plus puérile. De tout temps, la philosophie a croisé ce
danger qui consiste à mesurer la pensée à des occurrences aussi
inintéressantes que de dire ‘‘bonjour, Théodore’’ quand c’est Théétète
qui passe. » Poursuivant sur un exemple célèbre de Russell, il ironise
ainsi : « Un problème en tant que création de pensée n’a rien à voir
avec une interrogation, qui n’est qu’une proposition suspendue, le
double exsangue d’une proposition affirmative censée lui servir de
réponse (‘‘quel est l’auteur de Waverley ?’’, ‘‘Scott est-il l’auteur de
Waverley ?’’) La logique est toujours vaincue par elle-même, c’est-à-
dire par l’insignifiance des cas dont elle se nourrit. » (QPh, 132) Pour
rassurer les esprits chagrins, on remarquera que le refus de la
discussion et l’importance accordée au sens et à l’intérêt du problème
chez Deleuze ne sont pas exclusifs de l’argumentation.10 François
Zourabichvili précise avec raison que « l’argumentation, si elle est
pleinement exigible du philosophe, reste subordonnée à l’acte
fondamental de poser un problème. »11 Cette subordination n’est donc
en rien un rejet : Deleuze n’est pas un irrationaliste.
10
Le rôle de l’argumentation en philosophie est la préoccupation première, et
légitime, de ceux pour qui la logique a une importance majeure dans l’activité de
philosopher.
11
Zourabichvili F., Le Vocabulaire de Deleuze, p.68.
152
l’opposition bipolaire des valeurs de l’assimilable et du dangereux12,
Simondon oppose la pensée sociale unipolaire des individus
constructeurs : « pour l’être qui construit, il n’y a pas le bon et le
mauvais, mais l’indifférent et le constructif, le neutre et le positif ; la
positivité de la valeur se détache sur un fond de neutralité, et de
neutralité toute provisoire, toute relative, puisque ce qui n’est pas
encore utile peut le devenir selon le geste de l’individu constructeur
qui saura l’utiliser ; au contraire, ce qui a reçu un rôle fonctionnel dans
le travail ne peut le reperdre, et se trouve par là même pour toujours
investi d’un caractère de valeur ; la valeur est irréversible et tout
entière positive ; il n’y a pas symétrie entre la valeur et l’absence de
valeur. »13 L’Idiot! est donc aussi un technicien : son effort de penser
constitue un geste technique de travail de la bêtise, selon la modalité
de l’événement comme problème. C’est pourquoi la bêtise est
réversible : ce qui était figé, obstacle, donc sottise – ou bêtise comme
« détermination empirique » –, peut fonctionner comme noochoc pour
la pensée donc devenir le moment d’une nouvelle problématisation ou
construction de concept. Dans la philosophie, la dialectique outil/objet
n’est plus unilatérale : si l’outil tend à devenir obstacle en se réifiant
par la suite, la bêtise peut aussi fonctionner comme obstacle
susceptible de (re)devenir outil. Autrement dit, tout énoncé a une
propension « naturelle »14 à être sot en lui-même – ou plutôt sa sottise
vient de ce qu’il est pris en lui-même –, à moins d’être impliqué,
capturé par un problème.
12
On peut ranger dans cette catégorie les polémistes qui jugent hâtivement la pensée
de Deleuze comme dangereuse parce que refusant le concept de vérité. Cette
dernière affirmation est d’ailleurs manifestement caricaturale voire fausse. Deleuze
n’affirme-t-il pas : « Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois
plus déterminantes que la notion de vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent,
mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis. » (P, 177, je souligne).
13
Simondon G., L’Individuation psychique et collective, p.260 ; ou bien L’Individu
à la lumière des notions de forme et d’information, p.509.
14
En vertu de la nature du langage dont l’élément est le mot d’ordre.
153
saturée des éléments communautaires dégagés par Simondon : le
relativisme est dangereux, l’intrusion de la question littéraire du style
est nocive pour la rigueur philosophie, et cetera.15 En même temps, il
est courant, dans une verve plus aristocratique – et intimement
méprisante –, de snober la bêtise, la connerie ou autre tare de l’homme
commun. À l’inverse, l’unipolarité d’une pensée technique suppose
qu’on accepte la bêtise comme valeur fécondable parce que féconde :
le noochoc provoqué par un énoncé bête produit la force qui sera
nécessaire à sa propre sériation dans une succession de problèmes.
C’est pourquoi il ne faut pas se méprendre sur ce qui pourrait passer
pour de l’ironie vis-à-vis de la bêtise : « la bêtise est la faculté des faux
problèmes, témoignant d’une inaptitude à constituer, à appréhender et
déterminer un problème en tant que tel. » (DR, 207) Si Deleuze se
moquait de la bêtise, il tomberait dans le travers de l’homme du
« paradoxe ».16 Mais il la prend plus au sérieux parce que la faculté
des faux problèmes est ce qui rend effectivement possible qu’il y ait
pensée. Parce que la vie précède la pensée, la bêtise est toujours déjà-
là comme ce à partir de quoi et à cause de quoi on se risque à penser.
15
Dans la même veine, Michel Serres déconstruit les oppositions faussement
structurantes de la pensée, en situant leur origine mythologique dans le cycle
solaire : « quelle belle chance que le rythme nycthéméral pour ces simples et cruels
partages d’erreur et de vérité, de science et de rêves, d’obscurantisme et de
progrès ! » – Serres M., Le Tiers-Instruit, p.76-77.
16
L’exemple le plus flagrant me paraît être le jeune Sartre. Ses textes des années
trente et quarante relèvent de la dénonciation : on lit de la part des admirateurs de ces
textes l’aveu d’une jubilation devant les personnages du « garçon de café » ou de la
« coquette » – exemples célèbre de L’Être et le Néant –, plaisir subtil qui est celui de
percer ou dévoiler le fonctionnement de l’autre. En comprenant les duperies de
l’autre, on se dégage symboliquement de cette aliénation, on s’isole dans une sorte
de surhumanité en retrait de l’homme banal. Bourdieu n’a pas eu de mal à
déconstruire la logique bourgeoise qui sous-tendait ces exemples sartriens.
154
à trouver et à découvrir – mais quelque chose à créer. »17 Le lien avec
l’art est donc éminent puisque la réussite de la pensée s’indexe sur le
procédé des arts, à savoir la création. Déjà, la philosophie doit
s’instruire des arts pour se délivrer d’une image abstraite de la pensée,
et réussir à déterminer concrètement la pensée comme création. La
modalité artistique de la philosophie est clairement assumée par
Deleuze : « Dire ‘‘la vérité est une création’’ implique que la
production de vérité passe par une série d’opérations qui consistent à
travailler une matière. » (P, 172) Il s’écarte donc des images
traditionnelles de la philosophie : celle-ci n’est ni contemplative –
visée d’une essence éternelle –, ni réflexive – seconde –, ni périmée –
mort de la métaphysique –, ni communicationnelle – forum des
opinions –, elle est critique et active, c’est-à-dire affirmative.
17
Nietzsche F., Fragments posthumes [1887], Œuvres complètes, t.XIII, 9, §9.
18
Cf. James W., Conférences sur l’éducation, « La Mémoire », p.122-126.
155
dispose d’un nombre limité de force et de temps, vaut-il mieux qu’il
apprenne de nombreuses fois peu de choses, ou de nombreuses choses
un petit nombre de fois ? Dans quel cas optimise-t-on le mieux ses
propres capacités d’apprentissage ? Au premier abord, le propos de
James semble paradoxal. Il paraît ne pas vouloir choisir : d’un côté il
loue la diversité des associations, puis il nous invite, de l’autre, à
penser à un fait « aussi souvent que nous le pouvons ». Alors : variété
ou fréquence ? D’un côté, James affirme seulement que, dans le
fonctionnement de la mémoire en elle-même, c’est la variété des
chemins d’accès qui est primordiale. De l’autre, il privilégie la
fréquence, mais du point de vue de l’effort de mémorisation –
volontaire et conscient. L’analyse de James est digne du grand
psychologue qu’il était : en soi, c’est la variété qui est essentielle pour
structurer une bonne mémoire et développer les capacités
d’apprentissage, mais, pour nous, il vaut mieux que l’effort porte sur
la fréquence d’un même apprentissage. Il y a donc une distinction à
faire entre l’intention de se remémorer et le fonctionnement propre de
la mémoire. Du point de vue du sujet, c’est le paramètre de la
fréquence qui est le plus facile à manier – il est plus facile de
« réfléchir le plus » à un problème, que de chercher à chaque fois une
nouvelle manière d’aborder et de penser un fait. Mais, justement, la
fréquence produit la variété. Autrement dit, plus je penserai à une
chose, plus je multiplierai des voies d’accès différentes. Les facteurs
sont donc distincts en ce sens : la fréquence correspond à l’effort
conscient de mémoire, mais elle provoque la variété dans le
fonctionnement propre de la mémoire. En effet, à chaque nouvelle
occasion de repenser à un fait, je serai dans une disposition différente
et donc c’est en fait un nouveau réseau différent qui se tracera dans
mon cerveau. C’est parce que la pensée est un flux qui ne cesse
d’évoluer19 que je suis assuré, par le simple effort de fréquence, de
garantir en même temps la variété des voies d’accès. Ce texte de
James est une illustration parfaite de la thèse selon laquelle la
répétition génère de la différence.
19
En effet, un des concepts les plus notoires créé par James est celui de « stream of
thought » ou « stream of consciousness ». Cf. James W., Principles of Psychology,
Ch.9. On trouve une version abrégée dans James W., Précis de psychologie, Ch.11.
156
Autrement dit, l’éloge du nouveau et de la création par Deleuze ne
conduit pas à une conception de l’enseignement de la philosophie qui
voudrait faire créer, en pagaille, des concepts nouveaux aux élèves.
Qui pourrait soutenir une telle thèse ? Il n’est que de voir les cours de
Deleuze, qui s’efforce de développer, avec ses étudiants, des
problèmes précis – par exemple, plusieurs heures passées à explorer le
problème de la damnation chez Leibniz.20 En même temps, la grande
force de la conception deleuzienne de la pensée est de penser
l’apprentissage sur le long terme. Comme nous l’avons déjà dit, il y a
bien plus à gagner pour les élèves si on les branche sur des systèmes
de production de problèmes – quand bien même ceux-ci devraient
attendre plusieurs années une rencontre qui les mette en marche – que
si on les force à restituer ou reconnaître des énoncés considérés
comme « vrais » afin qu’ils réussissent un examen.
20
Cf. l’enregistrement d’un cours de 1987, édité en CD : « Leibniz. Ame et
damnation ».
157
sens a lieu, le chaos étant précisément ce non-sens qui habite le fond
même de la vie. Une image de la pensée est donc nécessaire.
21
Cassin B., L’Effet sophistique, p.19-20. Ceci ne constitue nullement une
« attaque » sous la plume de cette spécialiste de la sophistique.
158
dynamique, féconde, risquée et transformatrice de la vérité, à celle,
classique, volontiers statique, glorieuse et immuable. Comme l’écrit
Michel Fabre, « définir la vérité uniquement en termes d’adéquation
c’est manquer la puissance de l’idée vraie qui s’avère non seulement
adaptatrice mais transformatrice. La vérité est ce qui vous transforme,
vous bouleverse, vous oblige à penser autrement, à vivre
autrement. »22
22
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.143.
159
‘‘raison’’ cette logique conservatrice qui régit la pensée en commun :
conversation ressemble beaucoup à conservation. Elle est là chez elle.
Et elle y exerce une autorité légitime. »23 Le premier devoir des
professeurs de philosophie devrait peut-être consister à apprendre la
désobéissance aux élèves : affirmer que l’argument d’autorité est le
pire ennemi de la pensée a des conséquences qu’il faut assumer.24 En
bref, le cours de philosophie n’implique ni « discussion » avec
l’ancien – untel a-t-il raison ou a-t-il tort ? –, ni négation du passé, ni
reprise et progrès, mais l’instauration d’une perspective qui
transforme aussi l’histoire de la pensée en la faisant devenir.
23
Bergson H., La Pensée et le mouvant, p. 89/1322.
24
Il n’y a nul anarchisme là-dedans. La « désobéissance civile » est un concept
travaillé par des penseurs aussi différents que Henri David Thoreau, Hannah Arendt
ou John Rawls.
160
labyrinthe, tandis que le philosophe hors de la caverne emporte
seulement le résultat – le savoir – pour en dégager les principes
transcendantaux. » (DR, 215) Le sens commun répugne à admettre
une telle radicalité. En effet, même les théoriciens de l’erreur tombent
sous le coup de la critique deleuzienne : ils font de l’apprentissage et
de ses atermoiements un passage rédhibitoire mais nécessaire au nom
des bonnes solutions.25
Le verbe qui dit le fait de penser est donc Apprendre et non pas
Savoir : « Apprendre est le nom qui convient aux actes subjectifs
opérés face à l’objectité du problème (Idée), tandis que savoir désigne
seulement la généralité du concept ou la calme possession d’une règle
des solutions. » (DR, 214) Penser n’a pas d’autre sens possible que
Apprendre ; en ce sens, savoir c’est arrêter d’apprendre, ce n’est donc
plus penser comme tel. Ce que dit Deleuze de la pensée en général,
Bachelard l’avait parfaitement vu pour la pensée scientifique : « Sans
doute, il serait plus simple de n’enseigner que le résultat. Mais
l’enseignement des résultats de la science n’est jamais un
enseignement scientifique. »26 L’exigence pédagogique doit donc être
poussée jusqu’à refuser de faire de l’apprentissage un simple moment
intermédiaire. Si on veut que l’Apprendre ait vraiment une dimension
transcendantale, il faut faire de l’apprentissage un exercice qui ne se
termine pas, qui ne se résorbe pas dans le résultat. Il n’y a pas de
terme, à proprement parler, à l’apprentissage. C’est le sens de ce
propos de Henry Miller que Deleuze se plaît à citer : « À mon sens,
voyez-vous, les artistes, les savants, les philosophes semblent très
affairés à polir des lentilles. Tout cela n’est que vastes préparatifs en
vue d’un événement qui ne se produit jamais. » (SPP, 24) Une pensée
ne peut être dynamique – ceci est un pléonasme – que si elle continue
de se former et d’apprendre. Le moment des solutions apparaît alors
comme un moment de transition, un moment de « calme possession »
entre deux aventures d’idées. Comme le disait encore Bachelard :
25
Dans son livre sur l’erreur, Jean-Pierre Astolfi critique bien la position qui
consiste à rejeter le droit à l’erreur. Pourtant, il ne sort pas de l’image dogmatique de
la pensée. Cf. Astolfi J.-P., L’Erreur, p.15 : « Entendons-nous bien : le but visé est
bien toujours de parvenir à éradiquer [les erreurs] des productions des élèves, mais
on admet que pour y parvenir, il faut les laisser apparaître […] si l’on veut réussir à
les mieux traiter. »
26
Bachelard G., La Formation de l’esprit scientifique, p.234.
161
« Sans cesse, le psychisme humain doit être rendu à sa tâche
essentielle d’invention, d’activité d’ouverture. »27
27
Bachelard G., La Philosophie du non, p.130 (je souligne).
28
Gouhier H., La Pensée métaphysique de Descartes, p.58 : « …il faut préciser le
caractère radical de la cure : il s’agit d’asphyxier l’enfant qui survit dans l’homme
mûr ; c’est moins un accouchement, selon la métaphore socratique, qu’un
infanticide. »
29
Il est notable que sur cette question Deleuze se réclame d’un platonisme : « Même
chez Hegel, le formidable apprentissage auquel on assiste dans la Phénoménologie
reste subordonné, dans son résultat non moins que dans son principe, à l’idéal du
savoir comme savoir absolu. Il est vrai que là encore, c’est Platon qui fait exception.
Car, avec lui, apprendre est vraiment le mouvement transcendantal de l’âme,
irréductible au savoir autant qu’au non-savoir. C’est sur « l’apprendre » et non sur le
savoir que les conditions transcendantales de la pensée doivent être prélevées. »
(DR, 215-216)
162
comparaison entre l’image cartésienne de la pensée et l’image
leibnizienne de la pensée : « Au fond blanc de craie ou de plâtre qui
préparait le tableau, le Tintoret, le Caravage substituent un sombre
fond brun-rouge sur lequel ils placent les ombres les plus épaisses et
peignent directement en dégradant vers les ombres. Le tableau change
de statut, les choses surgissent de l’arrière-plan, les couleurs jaillissent
du fond commun qui témoigne de leur nature obscure. » (Pli, 44)
C’est exactement la même chose pour la pensée : l’image dogmatique
de la pensée conçoit celle-ci comme un vierge tableau blanc que nous
aurions naturellement envie de remplir avec des idées vraies.
L’obscurité – l’erreur – est conçue comme une souillure qu’on tâchera
d’éviter parce qu’elle gâcherait la perfection du dessin propre et
classique esquissé sur la toile vierge. Le dessin de cette toile blanche
est le Savoir. Au contraire, l’autre image de la pensée part du constat
que la toile est toujours déjà barbouillée, encombrée, obscure. Seules
des étincelles soudaines nous forcent à prendre le pinceau pour faire
apparaître, par contraste, des jeux de clarté partiels et locaux. Loin de
partir de la clarté pour la remplir d’un trait de pinceau substantiel, on
évolue vers la clarté et cette évolution est la pensée même. « C’est la
relativité de la clarté (autant que du mouvement), l’inséparabilité du
clair et de l’obscur, l’effacement du contour, bref, l’opposition à
Descartes qui restait homme de la Renaissance, du double point de
vue d’une physique de la lumière et d’une logique de l’idée. » (Pli,
45)
30
Cf. Descartes R., Le Monde, L’Homme, p.189, note 105.
31
Cf. Descartes R., Météores, p.236.
163
présentisme deviendra l’idéal de la physique mathématique. À
l’inverse, le temps est primordial chez Leibniz. Loin d’en faire la
variable muette des fonctions physico-mathématiques – ce qu’il faut
rendre négligeable si on veut atteindre à une « dignité scientifique » –,
il en fait un facteur explicatif à part entière. En cela, il constitue une
grande alternative épistémologique au paradigme cartésien. Leibniz
est le grand auteur philosophique classique pour la pensée
pédagogique. Il construit une épistémologie extrêmement rigoureuse
de la formation.32
32
Ses réflexions ont d’ailleurs un sens très concret en physique et ont permis
l’avènement des principes variationnels en mathématiques. Cf. Serres M., Le
Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, p.278. Ils s’opposent aux
principes usuels qui correspondent au paradigme cartésien. En effet, ceux-ci usent
de lois locales, valables à un instant donné, alors que ceux-là s’attachent à une
description globale de l’évolution. Leibniz étudie scientifiquement une histoire, une
trajectoire – chose impossible pour Descartes. Cf. Basdevant J.-L., Principes
variationnels et dynamiques.
33
Cf. Serres M., Le Système de Leibniz, p.18-24.
164
Leibniz invente une logique faible, qui autorise à raisonner en
l’absence d’énoncés nécessaires : le temps devient un facteur à part
entière dans l’explication. Leibniz a construit une véritable logique de
l’Apprendre qui dépasse les logiques du Savoir – en en faisant des cas
particuliers.34 Autrement dit, Leibniz conçoit un ordre récurrent sur les
chaînes des raisons – désormais plurielles et non uniques. D’emblée A
[partiellement sûr, assurément fécond] puis B puis C [qui établit un
peu mieux A] puis D [qui confirme partiellement B et établit enfin
complètement A] et cetera.
34
Leibniz n’a-t-il pas réalisé le souhait de Collingwood : « une logique dans laquelle
on se soucie des réponses et on néglige les questions est une fausse logique. » ; cité
par Fabre M., Situations-problèmes et savoir scolaire, p.43.
35
Leibniz, Die philosophischen Schriften von Leibniz, Gerhardt, Berlin, 1875-1890,
t.VII, p.165; cité par Serres M., Le Système de Leibniz, p.19.
165
Si j’ai insisté sur cette opposition qui vaut paradigme entre
Descartes et Leibniz36, c’est parce qu’elle éclaire d’un biais simple et
pédagogique l’enjeu des analyses de Deleuze. D’un côté, il y a
Descartes et son tableau à effacer d’un coup de white-spirit – le doute
comme détergent de la pensée –, son tableau blanc à remplir d’idées
certaines. De l’autre, il y a Leibniz et son tableau baroque, plein d’une
pâte brune et qui se fait à coups de pinceaux qui sont comme autant de
« repentirs » de la pensée. (QPh, 182-183)37 Le fond opaque contre la
toile blanche. Autrement dit, l’Apprendre contre le Savoir. Dans un
petit ouvrage, au titre intéressant pour notre propos : Superpositions,
Deleuze quitte son lecteur sur cette citation de Henry James : « Il n’y
avait plus d’obscurités qui lui fissent voir clair, il ne restait plus
qu’une lumière crue. » (Sup, 130) La lumière blanche, ce serait la
connaissance divine selon Leibniz : aucun intérêt puisqu’il n’y a plus
aucun dynamisme, plus aucun contraste, plus aucune différence de
potentiel, plus aucun mouvement. Il n’est pas anodin que, dans les
Méditations métaphysiques, Descartes découvre vite l’idée de Dieu,
car il avance sur une toile immaculée. Au contraire, pour Spinoza et
Leibniz, la possibilité de penser adéquatement l’idée de Dieu vient en
dernier, elle est un salut, une consécration. En l’absence de Dieu,
Deleuze conçoit alors la pensée comme un processus sans terme. Au
cours de l’Apprendre, les réponses sont des clartés éphémères, des
bruns clairs encore bien loin du blanc, des tons relativement plus clairs
que les précédents, mais encore tellement obscurs. L’apprentissage est
bien un processus infini : « le clair plonge dans l’obscur, et ne cesse
d’y plonger. » (Pli, 120)
36
Si on croit, comme Yvon Belaval dans son beau Leibniz critique de Descartes,
que l’opposition entre ces deux penseurs a valeur d’opposition immortelle et
paradigmatique pour la pensée.
37
La reprise pendant deux pages de ce parallèle dans Qu’est-ce que la philosophie ?
montre à quel point cette alternative sert de repère à Deleuze.
166
la norme de la connaissance à son contenu, et de la progressive
constitution de l’exprimé par et dans ses expressions. (SPE, ch.1) Ce
qui fait l’intérêt de la quête de la vérité, dès lors, c’est la nécessité de
l’inadéquat, son irréductibilité – ce que Deleuze nomme l’impensé. Le
perspectivisme leibnizien interdit ainsi de croire qu’une construction
problématique puisse donner finalement accès à la solution. Michel
Serres écrit ainsi que « le point de vue varie, mais l’œil situé tourne
moins autour de l’objet qu’il ne distribue des profils d’un objet qui
n’est jamais que profil. »38 Toutes les variations d’approche d’un
problème n’enlèveront jamais l’ombre dans le savoir. La pensée
problématisée comme Apprentissage confère donc un rôle essentiel à
la difficulté comme signe de l’effort nécessaire que suppose toute
pensée. Ainsi, « la difficulté est bien une condition première de
l’erreur et de la vérité : il y a aussi peu d’évidence dans le sujet
s’éveillant à la connaissance que de transparence dans les objets à
connaître. »39
38
Serres M., Le Système de Leibniz, p.162.
39
Serres M., Le Système de Leibniz, p.177.
40
J’ai insisté sur Leibniz, à titre d’exemple. Mais tout cela vaut éminemment pour
Spinoza, grand philosophe de l’apprentissage. (SPE, 136-139 et 241-243) Sur
l’anticartésianisme en commun de Spinoza et Leibniz, Deleuze écrit : « Toutes les
différences entre Leibniz et Spinoza n’ôtent rien à leur accord sur ces thèses
fondamentales, qui constituent la révolution anticartésienne par excellence. » (SPE,
138)
167
Chapitre 9
–
La figure du « personnage conceptuel » et ses
fonctions
41
Deleuze affirme souvent qu’on est « voué » à un problème, à une musique, et
cetera. Cette notion de vocation traduit la nécessité dramatique d’un problème
lorsqu’il s’impose à nous.
169
s’apprendre, que si on comprend à quel problème répond un concept.
(QPh, 36)
42
Un texte méthodologique de Bourdieu donne un singulier éclairage à la position
deleuzienne : « Tenter de se situer en pensée à la place que l’enquêté occupe dans
l’espace social pour le nécessiter en l’interrogeant à partir de ce point et pour (en)
prendre en quelque sorte son parti (au sens où Francis Ponge parlait de « parti pris
des choses »), ce n’est pas opérer la « projection de soi en autrui » dont parlent les
phénoménologues. C’est se donner une compréhension générique et génétique de ce
qu’il est, fondée sur la maîtrise (théorique ou pratique) des conditions sociales dont
il est le produit. […] Contre la vieille distinction diltheyenne, il faut poser que
comprendre et expliquer ne font qu’un. » – Bourdieu P., « Comprendre », dans La
Misère du monde, p.1400. C’est le lecteur de Leibniz qui parle ici – Bourdieu fit son
mémoire de philosophie sur lui. Quoi qu’il en soit, ce refus de la distinction
proposée par Dilthey est un bon exemple de critique d’un faux problème.
43
Vide supra, conclusion de la première partie.
170
dynamique de la pensée en train de se faire. Autrement dit, c’est parce
qu’un cours donne à voir la pensée elle-même, dans son essence
dramatique, qu’il fonctionne avec le maximum d’individus.
171
personnage conceptuel peut même être caché : « il se peut que le
personnage conceptuel apparaisse pour lui-même assez rarement, ou
par allusion. Pourtant il est là ; et, même innommé, souterrain, doit
toujours être reconstitué par le lecteur. » (QPh, 62) En bref, le
personnage conceptuel est distinct de son auteur, mais il ne s’identifie
pas de manière univoque à un personnage fictif créé par cet auteur.
D’une certaine manière, il n’est pas fictif puisqu’il porte réellement
l’événement de la pensée. Deuxièmement, le personnage conceptuel
n’est surtout pas le « représentant du philosophe » : il ne s’agit pas de
déplacer le problème de l’assignation des idées au niveau de la fiction.
La tentation du contresens concerne particulièrement les dialogues
philosophiques : par exemple, dans Les Dialogues sur la religion
naturelle, quel personnage parle « au nom » de Hume ? Mais ce n’est
pas le problème. Le personnage conceptuel incarne la fonctionnalité
d’un problème sur un plan d’immanence, il est au service d’une Idée
et non le représentant d’un individu. Descartes ne se revendique pas
Idiot, Leibniz ne se prend pas pour le Christ.44 De plus, un philosophe
peut créer des personnages conceptuels pour comprendre une manière
de penser qu’il abhorre autant qu’elle le fascine : l’« insensé » chez
Anselme ou le « prêtre » chez Nietzsche par exemple.
44
Personnage conceptuel de la deuxième monadologie, relationnelle et non plus
atomiste, telle qu’elle apparaît dans la correspondance avec le Père Des Bosses. Cf.
Frémont C., L’Être et la relation. Lettres de Leibniz à Des Bosses.
172
éventuellement théâtralisées, défendues avec grandiloquence, et
cetera. Règne de l’abstrait. Au contraire, le personnage conceptuel
assure le caractère nécessaire et objectif, donc concret, de l’Idée.
45
Le personnage conceptuel peut évidemment être un collectif. On peut penser aux
« damnés » de Leibniz, dans lesquels Deleuze voit les futurs « faibles » de
Nietzsche. On peut penser aussi au « on » heidéggerien par exemple, personnage
conceptuel créé par une « Imagination », dont Bourdieu a analysé les conditions de
genèse socio-historiques. Cf. Bourdieu P., L’Ontologie politique de Martin
Heidegger ; et pour une brève analyse des controverses autour de ce livre, cf. Pinto
L., La Vocation du métier de philosophie, p.215-224. On trouve dans ce dernier
livre, par ailleurs stimulant, une attaque en règle et banalissime contre la critique
deleuzienne de la discussion (p.210-211). Quoi qu’il en soit, l’entreprise de
Bourdieu ne me paraît pas être un contresens ou incompatible avec la définition
deleuzienne du personnage conceptuel. En effet, les personnages conceptuels ne
sont pas des « types psycho-sociaux » (QPh, 65-66), mais cela n’empêche pas que
l’Imagination d’un philosophe qui les invente soit déterminée socialement et
historiquement par la « situation très concrète » dans laquelle il évolue. Ma
sensibilité aux enquêtes de Bourdieu explique en partie l’analyse de la bêtise chez
Deleuze : faute d’une unipolarité des valeurs de la pensée, on risque de faire
sombrer Deleuze dans une pensée sotte qui s’oppose à la pensée commune et à sa
« bêtise », conçue alors comme stigmate de ceux qui ne prennent pas le temps de
penser. À l’inverse, l’enjeu d’une pédagogie du concept est justement de mettre en
place les conditions effectives d’un exercice de la pensée, malgré des conditions
sociales objectivement défavorables, voire hostiles, à une vie philosophique, c’est-à-
dire un exercice critique de la pensée permis par le loisir (skholê).
173
Dans la pensée grecque, l’agora devient la scène, ou le plan
d’immanence, de ce drame : la rivalité des hommes libres est l’image
de la pensée sur laquelle émergent les Prétendants. Et inversement, les
Prétendants habitent un situs et ce sont eux qui le constituent en agora.
La Polis comme lieu de l’Amitié (philia) et de la Rivalité (agôn) ne
préexiste pas plus aux Prétendants que les Prétendants ne préexistent à
la Polis. Présupposition réciproque du plan d’immanence et du
personnage conceptuel : le concept va pouvoir émerger.
174
constructivisme : il manifeste les mouvements du plan d’immanence,
donc porte la question, donc supporte l’inconnue du problème, donc
nécessite le concept. Le « donc » ne signifie pas une causalité
successive, mais la présupposition logique de chaque terme, leur
interdépendance dans la pensée.46 Le concept est donc la
« résolution » purement interne du problème porté par le personnage
conceptuel qui court sur le plan d’immanence. Ainsi l’Idée
platonicienne vient-elle résoudre la querelle des Prétendants qui a lieu
sur la Polis – lieu de l’amitié et de la rivalité. Deleuze insiste : le
concept ne naît jamais « par hasard ».
46
« La philosophie présente trois éléments dont chacun répond aux deux autres,
mais doit être considéré pour son compte : le plan pré-philosophique qu’elle doit
tracer (immanence), le ou les personnages pro-philosophiques qu’elle doit inventer
et faire vivre (insistance), les concepts philosophiques qu’elle doit créer
(consistance). » (QPh, 74)
47
Cette liste correspond à l’ordre chronologique des publications, puisque le
Paradoxe sur le comédien fut publié pour la première fois en 1830. Cf. Guénouin
D., « Du paradoxe au problème », préface à Simmel G., La Philosophie du
comédien.
48
Ces trois essais ont été récemment traduits et regroupés dans l’ouvrage cité ci-
dessus : La Philosophie du comédien.
175
le professeur exposant dramatiquement une Idée est doté à la fois du
plus de subjectivité et du plus d’objectivité.49 On retrouve une
obsession cruciale de l’enseignement de la philosophie : laisser la
liberté à chaque professeur de construire son cours comme il le
souhaite sans sacrifier à l’honnêteté intellectuelle qui consiste à
exposer les problèmes objectivement.
49
Cf. Simmel G., La Philosophie du comédien, p.37-38.
50
Les professeurs le savent : il y a une absence à soi qui rend impossible tout cours
de philosophie. Si j’arrive fatigué et que je parle sans incarner ce que je dis, je
redeviens pareil à un magnétophone. Bien que présent physiquement, je suis absent
au niveau des Idées. Consciemment ou non, les élèves sont extrêmement sensibles à
176
En un certain sens, l’enseignant peut donc incarner un personnage
conceptuel. Dès lors que la pensée n’a pas lieu « dans » un esprit, mais
entre les esprits comme échangeurs d’idées, capteurs de questions,
fossoyeurs de faux problèmes, le professeur de philosophie n’est
évidemment pas l’auteur de « ses » idées – et cela n’a rien à voir avec
le fait qu’il ne crée pas lui-même des concepts : Leibniz n’est pas plus
l’auteur de « ses » idées, comme il l’a écrit lui-même. Or, la difficulté
provient de ce que les élèves attribuent spontanément les idées à la
personne qui les énonce. À ce titre, un apprentissage réussi se
remarque probablement, en premier lieu, au fait que les élèves
comprennent progressivement que l’enjeu n’est pas dans les
jugements que chacun peut avoir, mais dans la capacité à poser les
bonnes questions. En bref, celui qui pense, c’est le personnage
conceptuel en tant qu’entité signant les concepts, et non tel ou tel
auteur, et encore moins le professeur qui parcourt avec ses élèves un
problème créé. En revanche, l’enseignant de philosophie peut incarner
le personnage conceptuel en tant que sujet de la pensée présentement
pensée. Autrement dit, le professeur peut donner à voir, par sa
personne, qu’une personne n’est pas l’auteur de « ses » pensées, mais
un connecteur d’objectités idéelles. La dramatisation de la pensée ne
signifie pas « faire l’acteur pour mieux se mettre en valeur comme
érudit ou philosophe profond », mais : « Ecoutez ! ça pense en moi et
si ça vous capte ça va se mettre à penser en vous ».
cette présence à soi. Sans elle, je ne suis pas avec eux en tant que professeur. Rien ne
passe, donc rien ne se passe.
177
fosse profonde, et apparemment en grand danger ; mais Pyrrhon n’a
pas détourné son chemin et a continué sans lui tendre une main
secourable.51
51
Cf. Laërce D., Vies des philosophes, IX, 63.
52
Cf. Kierkeggard S., Johannes Climacus ou Il faut douter de tout, p.94-97.
178
Après cette amorce, l’anecdote vitale de Pyrrhon ne constitue plus un
scepticisme suranné, radical et insoutenable puisque nous comprenons
que nous faisons de même à chaque instant. Il y a là un vrai problème
à aborder sans doute de manière spinoziste ou humienne : nous
n’avons pas décidé de douter, mais un problème de distance des
affects nous mène nécessairement à douter de l’existence des
souffrances distantes, nous rend les souffrants peu sympathiques.
Nouvel éclairage, singulièrement fécond, sur la pratique du doute. On
pouvait hâtivement penser que le doute de Pyrrhon entraîne son
indifférence, celle-ci étant la conséquence pratique de ses positions
théoriques. Mais c’est bien plutôt l’inverse : c’est parce que l’on est
indifférent qu’on est sceptique !53 Le doute est la conséquence d’une
indifférence affective.54
53
On trouve cette lecture de Pyrrhon chez Victor Brochard, dans son ouvrage
classique : Les Sceptiques grecs, p.80-82.
54
Dans une perspective différente – se départir de la force affective des croyances –,
nous avons déjà rencontré une semblable idée. Vide supra, chapitre 2.
179
ritournelle selon laquelle « le réel n’est pas forcément en dehors de la
classe ». L’extériorité de la classe – la vraie vie ? – ne détient pas
l’exclusivité du pouvoir d’incarner ce qui fait problème. En effet, la
question physique du lieu où se déroule un cours de philosophie est
intéressante, mais elle ne concerne pas le problème du « dehors » dont
parle Deleuze. Encore une fois, on peut faire un cours riche de ce
dehors dans une classe sans fenêtre – mais avec une porte quand
même –, ou au contraire aller au musée, sortir dans les bois, sans
jamais rencontrer ce dehors.55 Ce qui importe, c’est de faire advenir
l’« événement du problème ». Deleuze a ressenti la nécessité de créer
ce concept de « personnage conceptuel » pour faire comprendre la
position singulière de cet événement : subjectif puisque vécu par un
individu, en un sens non personnel – d’où la position de cet
événement par un personnage –, et en même temps objectif puisque
rendu nécessaire par des conditions concrètes qui s’imposent à
l’individu pour répondre à un problème – d’où la dimension
conceptuelle. Ce que disait Deleuze de l’événement doit être relu à la
lumière du personnage conceptuel : « Le mode de l’événement, c’est
le problématique. Il ne faut pas dire qu’il y a des événements
problématiques, mais que les événements concernent exclusivement
les problèmes et en définissent les conditions. […] L’événement par
lui-même est problématique et problématisant. » (LS, 69)
55
De fait, les sorties scolaires sont souvent des grands moments de « recognition ».
Bien des sorties apparaissent comme des récompenses du labeur effectué en classe.
Ainsi, on ira reconnaître les feuilles des arbres classés en cours de SVT, on ira
reconnaître des pièces de musée de telle époque étudiée en cours d’histoire, et
cetera. Dans ces exemples d’« expéditions » on comprend qu’il n’y aucune place
pour le « dehors » dont parle Deleuze.
180
point : « l’embrayeur philosophique est un acte de parole à la
troisième personne où c’est toujours un personnage conceptuel qui dit
Je : je pense en tant qu’Idiot, je veux en tant que Zarathoustra, je
danse en tant que Dionysos, je prétends en tant qu’Amant. […] Aussi
les personnages conceptuels sont-ils les vrais agents d’énonciation.
Qui est Je ? c’est toujours une troisième personne. » (QPh, 63) Cette
position tierce est pédagogiquement décisive. C’est elle qui permet
d’éviter la démagogie ou le conflit. La première se perd dans un Je
généralisé et mou : nous pensons ensemble et nous mettons d’accord
sur le meilleur consensus. Le second constitue une éristique stérile : le
professeur s’essaie à faire bouger les élèves en risquant la pique.56 À
l’inverse, la position tierce permet une participation commune à la
construction du problème. Cette idée de communauté de pensée est
indépendante des choix pédagogiques : Deleuze faisait des cours
magistraux et élaborait progressivement un élan collectif ; mais on
pourrait choisir de s’y prendre différemment avec des publics qui ne
pourraient pas « suivre » un cours magistral. Comme je l’ai déjà
souligné, le rejet du débat et de la discussion chez Deleuze ne doit pas
être extrapolé en termes de modalités didactiques. Un professeur peut
parler seul et rester au niveau de simples discussions, en faisant
débattre les thèses des philosophes devant ses élèves ; inversement, un
professeur peut faire cours en interaction avec les élèves et donner vie
à un personnage conceptuel pour développer un problème.
56
C’est probablement sur le thème de la religion que cette tactique se dévoile
comme stérile. Il est tentant de vouloir défendre un certain rationalisme contre des
croyants farouches qui rejettent en bloc l’argumentation et se réfugient derrière une
tolérance effectivement crispante de paresse… Mais on obtient alors très souvent un
« bloc classe » faisant front contre l’enseignant qui se met à incarner, à son insu,
l’institution contre laquelle telle communauté se fera fort de résister.
181
Le Vicaire Savoyard : ce n’est pas « moi » qui parle
57
Je dois à Yves Citton d’avoir eu l’idée d’éclairer la logique de Rousseau avec les
concepts de Simondon. Citton montre de manière très convaincante qu’on enferme
Rousseau dans des faux paradoxes en l’acculant aux inconséquences et aux erreurs
au nom d’alternatives que sa pensée s’efforce précisément de dépasser – par
l’écriture. Citton recourt notamment au concept de « disparation » créé par
Simondon : c’est là que se situe l’heureuse rencontre avec le « personnage
conceptuel » de Deleuze – et que le Vicaire Savoyard se met à fonctionner comme
exemple privilégié. Cf. Citton Y., « Le chantier de la vérité. Disparation,
individuation et vitesse fictionnelle chez Rousseau », p.161-176.
58
Rousseau J.-J., Les Rêveries du promeneur solitaire, « 3e promenade », p.1016-
1017.
59
Cf. Rousseau J.-J., Émile ou de l’éduction, IV, p.339-350.
182
finalement assumer un « je » ! Ce revirement explicite peut paraître
complètement inutile pour le fond du propos, mais il est très
intéressant pour la forme de l’argumentation qui se met en place, pour
sa dramatisation. Dans un deuxième temps, le jeune homme introduit
le personnage du Vicaire, à qui il va finalement céder la parole. On
assiste donc à cet emboîtement très singulier : discours direct à la
troisième personne par le jeune homme, discours direct à la première
personne du même jeune homme, discours indirect du jeune homme
rapportant les propos du Vicaire, discours direct du Vicaire lui-même.
Dans la forme de ces pages, on trouve déjà exposée toute une
réflexion sur la nature du langage comme circulation du « ouï dire »…
Avec l’humour si singulier qui le caractérise, Rousseau prête même au
Vicaire des propos tourmentés sur ce qu’il est. Personnage conceptuel,
le Vicaire s’interroge sur sa vraie nature : « Mais qui suis-je ? quel
droit ai-je de juger les choses ? et qu’est-ce qui détermine mes
jugements ? S’ils sont entraînés, forcés par les impressions que je
reçois, je me fatigue en vain à ces recherches, elles ne se feront point,
ou se feront d’elles-mêmes sans que je me mêle de les diriger. » 60
Propos assurément dignes d’un personnage conceptuel !
60
Rousseau J.-J., Émile ou de l’éducation, IV, p.350.
61
Citton Y., « Le chantier de la vérité. Disparition, individuation et vitesse
fictionnelle chez Rousseau », Europe, n°930, octobre 2006, p.165.
183
travers la notion de « disparation ».62 Le Vicaire, en tant que
personnage conceptuel, est un opérateur de « disparation » exemplaire
entre deux plans d’immanence distincts.63 Deleuze insiste en effet sur
le fait que les personnages conceptuels croisent et court-circuitent
différents plans. C’est ce qu’il nomme le « goût philosophique » qu’il
définit comme capacité à déterminer les groupes de concepts et les
familles de plans susceptibles de résonner et de lancer des ponts
mobiles. Le personnage conceptuel est l’opérateur de ces échos et
réseaux qui constituent la singularité d’un problème. (QPh, 74-76)
62
Simondon définit ainsi la « disparation » : « il y a disparation lorsque deux
ensembles jumeaux non totalement superposables, tels que l’image rétinienne
gauche et l’image rétinienne droite, sont saisis ensemble comme un système,
pouvant permettre la formation d’un ensemble unique de degré supérieur qui intègre
tous les éléments grâce à une dimension nouvelle (par exemple, dans le cas de la
vision, l’étagement des plans en profondeur). » – Simondon G., L’Individu et sa
genèse physico-biologique, p.223.
63
Le paragraphe crucial est celui-ci : « Portant donc en moi l’amour de la vérité
pour toute philosophie, et pour toute méthode une règle facile et simple qui me
dispense de la vaine subtilité des arguments, je reprends sur cette règle l’examen des
connaissances qui m’intéressent, résolu d’admettre pour évidentes toutes celles
auxquelles, dans la sincérité de mon cœur, je ne pourrai refuser mon consentement,
pour vraies toutes celles qui me paraîtront avoir une liaison nécessaire avec ces
premières, et de laisser toutes les autres dans l’incertitude, sans les rejeter ni les
admettre, et sans me tourmenter à les éclaircir quand elles ne mènent à rien d’utile
pour la pratique. » – Rousseau J.-J., Émile ou de l’éducation, IV, p.349-350.
184
ces informations hétérogènes.64 Il ne s’agit ni de « rejeter » ni
simplement d’« admettre » ces vérités inconséquentes entre elles, mais
de « se tourmenter à les éclaircir », c’est-à-dire de leur inventer un
plan de compatibilité inédit, dès lors que « l’incertitude » où l’on se
trouve à leur égard constitue une entrave dans la recherche de l’utile
ou du bien.65
64
Remarquons que le concept simondonien de « disparation » ne revient nullement
à répéter, sous un nom bizarre, la bonne vieille contradiction dialectique.
Contrairement à ce que postule cette dernière : « on ne doit donc pas supposer une
unité sous-jacente ou transcendante qui ferait le lien, mais une ‘‘liaison par les
différences’’, par l’hétérogénéité même des éléments en présence. Cette ‘‘tension’’
entre éléments différents peut produire un ‘‘degré supérieur’’ qui ne réduit pas
nécessairement les éléments en tension. » – Cf. Debaise D., « Le langage de
l’individuation », p.105.
65
Cf. Rousseau J.-J., Émile ou de l’éducation, IV, p.349-350.
66
Voir la note 68, page suivante.
67
Cf. Bachelard G., Le Rationalisme appliqué, p.56-64
185
mort de l’opinion, à travers le personnage du « il » qui a tous les traits
d’Epistémon. (DR, 170-171) Bachelard veut faire de « il » l’homme
extérieur à la pensée en train de se faire, un mort-né. La sommation
bachelardienne est claire : soit « il » accepte de prendre place dans la
danse duelle de « je » et « tu », devenant alors lui-même « je » et
« tu » alternativement, soit il reste en retrait, spectateur du savoir en
train de se faire, auditeur passif des énoncés produits, et alors il doit
disparaître. L’intérêt de ces personnages conceptuels aux noms
déictiques est de montrer à quel point le personnage conceptuel se
distingue de tout personnage psychologique, et surtout de la personne
du philosophe.68
68
D’après Yannick Séité, l’origine de ce détachement remontrait à Rousseau et
Sade. Cf. Séité Y., « Délices, délits, dénis, dilemmes de la fiction », p.106-127. Dans
cet article admirable, Séité montre que le détachement de soi de ces auteurs vis-à-vis
des personnages qu’ils créent n’a pas seulement une fonction juridique – échapper à
la censure en se détachant des propos énoncés dans les œuvres. Cette dernière
hypothèse, très répandue, est étroite : elle est psychologique car elle suppose une
lâcheté ou une prudence chez les auteurs ; or nous n’en savons rien, et « qui
supposerait que Rousseau a recours à des complexités énonciatives à seule fin de
tromper l’ennemi devrait reconnaître l’inanité de sa ‘‘tactique’’ » – Séité rappelle
tout le dossier des poursuites contre Rousseau. Cette hypothèse de la fonction
juridique est même fautive dès lors qu’elle oublie la dimension proprement
heuristique de la dramatisation de la pensée : celle-ci crée un espace fictionnel
entendu comme espace dans lequel une pensée n’a plus de comptes à rendre aux
autres, mais seulement à elle-même. À ce titre, Rousseau incarne le mieux cette
tension en ce qu’il a eu à subir effectivement la traque pour ses opinions : délire des
censeurs qui sont incapables de percevoir l’« anonymat » des problèmes – selon les
termes de Rousseau – qui ne trouvent aucunement leur source dans une personne
physique et psychologique. Cette traque exprime l’image dogmatique de la pensée.
Or le personnage conceptuel est ce qui échappe à toute traque judiciaire possible, y
compris lors des débats – forme douce de la traque.
69
Bachelard G., Le Rationalisme appliqué, p.68.
70
Bachelard G., Le Rationalisme appliqué, p.14.
186
conceptuels. « En forçant un peu les personnages et en soulignant
l’importance de l’instance pédagogique je peux dire que je me
dédouble en professeur et écolier. »71 Ce « forcing » bachelardien
illustre bien ce que Deleuze entend par personnage conceptuel. En
effet, le problème de Bachelard n’est surtout pas de dire que certains
sont encore élèves dans leur tête et que d’autres ont atteint la maturité
de l’enseignant ; faire cela, ce serait se servir des personnages
conceptuels pour juger psychologiquement les personnes : tu es un
idiot, tu es un esclave, et cetera. Au contraire, l’articulation des
personnages conceptuels du professeur et de l’écolier devient
proprement interne et essentielle à la pensée comme telle. Autrement
dit : celui qui pense réellement une Idée est en même temps professeur
et écolier. La conséquence non-dite mais nécessaire de cette
conceptualisation est une critique radicale de la nature stigmatisante
des rôles sociaux : qu’un individu se pense comme un élève ou
comme un professeur montre tout ce qui l’éloigne de la pensée. Chez
Bachelard, la relation enseignante n’est plus pensée à partir du
modèle social mais à partir du cogito. Au niveau de l’acte
pédagogique lui-même, il n’y a pas un enseignant qui transmet à un
enseigné mais des personnes, chacune tour à tour, enseignantes et
enseignées. À la géographie des places, matrice des rôles sociaux et
des dominations symboliques, qui exige une distribution sédentaire –
avec positions fixes et barrières étanches –, il faut préférer le devenir
des moments, matrice du processus d’apprentissage, qui exige une
distribution nomade – positions aléatoires, possibilité d’inversion des
rôles, et cetera. L’apprentissage devient proprement transcendantal.
71
Bachelard G., Le Rationalisme appliqué, p.26.
187
Je voudrais justement conclure ce chapitre sur le personnage
conceptuel par quelques remarques sur les conséquences subversives
d’une telle approche. De même que Bachelard problématise les
conditions d’une pensée savante malgré les statuts sociaux et
institutionnels72, de même Deleuze envisage l’apprentissage malgré
les formes consacrées des institutions où se déroulent de prétendus
« apprentissages ». Cette critique est proprement philosophique : elle
n’est pas une dénonciation habile, mais une explication qui constitue
en elle-même une critique, qui n’est pas voulue comme telle et qui est
d’autant plus puissante que le problème est posé objectivement sans
souci de viser qui que ce soit. Autrement dit, la prise au sérieux de
l’Apprentissage par Deleuze entraîne une conceptualisation rigoureuse
des conditions de possibilité effectives de l’exercice du philosopher,
donc confère une charge anti-institutionnelle au propos. Cette
conséquence découle directement de l’insistance sur les problèmes,
contre le règne des solutions. L’image dogmatique de la pensée a en
effet une double origine sociale et scolaire : « Nous avons le tort de
croire que le vrai et le faux concernent seulement les solutions, ne
commencent qu’avec les solutions. Ce préjugé est social (car la
société, et le langage qui en transmet les mots d’ordre, nous « donnent
» des problèmes tout faits, comme sortis des «cartons administratifs de
la cité », et nous imposent de les « résoudre », en nous laissant une
maigre marge de liberté). Bien plus, le préjugé est infantile et
scolaire : c’est le maître d’école qui « donne » des problèmes, la tâche
de l’élève étant d’en découvrir la solution. Par là nous sommes
maintenus dans une sorte d’esclavage. La vraie liberté est dans un
pouvoir de décision, de constitution des problèmes eux-mêmes. » (B,
3-4)
72
Sur bien des points, Gaston Bachelard est très subversif. On est un peu étonné de
constater la doxa qui l’entoure, voire les réticences sous prétexte d’un archaïsme de
Bachelard, théoricien de l’école de la Troisième République. Foucault, dont on
connaît la vigueur critique et polémique, écrivait ceci dans un article au titre
significatif « Piéger sa propre culture » : « Ce qui me frappe beaucoup chez
Bachelard, c’est en quelque sorte qu’il joue contre sa propre culture, avec sa propre
culture. Dans l’enseignement traditionnel, il y a un certain nombre de valeurs
établies, de choses qu’il faut dire et d’autres qu’il ne faut pas dire […], il y a la
hiérarchie, tout ce monde céleste avec les Trônes, les Dominations […]. Eh bien,
Bachelard fait se déprendre de tout cet ensemble de valeurs. » – Foucault M.,
« Piéger sa propre culture », dans Dits et écrits I, 1954-1975, p.1250.
188
C’est pourquoi il faut insister sur le fait que la manière dont
Deleuze conçoit l’activité de philosopher n’est pas du tout
incompatible ou antinomique avec des considérations pédagogiques.
Au contraire ! Il semble évident, pour certains, que le constructivisme
de Deleuze condamne sa conception de la philosophie à n’être que
l’apanage de quelques génies de la pensée et délaisse derrière elle tout
apprenant ou débutant. Cela donne à peu près : « Si philosopher c’est
créer des concepts, comment peut-on prétendre qu’on fait de la
philosophie en classe de Terminale ? » Ses propos sur l’insignifiance
des « devoirs » des élèves (DR, 198-199) pourraient paraître
méprisants, à tout le moins oublieux des conditions réelles de
l’enseignement dans le secondaire – où il exerça lui-même il y a déjà
plus d’un demi-siècle… Le paradoxe devient encore plus cinglant
quand on confronte l’exercice de la dissertation, qui est une obligation
de « penser » sur commande à un moment donné, avec cette
revendication deleuzienne : « Douceur de n’avoir rien à dire, droit ne
n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme
quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce
dont on crève actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des
propositions qui n’ont aucun intérêt. […] Ce n’est jamais faux, ce que
dit quelqu’un, c’est pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça
n’a aucune importance. C’est que ça a été mille fois dit. » (P, 177)
Confrontons ce propos à la sommation terminale de l’épreuve du
baccalauréat exigeant des élèves qu’ils délivrent un discours sur un
sujet précis : deux positions sont alors possibles. D’un côté, nous
pouvons nous offusquer du dandysme ou de l’élitisme nauséabond
d’un tel propos ; dans ce cas, nous sous-entendons implicitement que
les élèves ne sont pas capables de dire quoi que ce soit d’intéressant.
D’un autre côté, nous pouvons estimer que l’exercice scolaire de la
dissertation ne peut produire que des insignifiances, c’est-à-dire que
nous ne remettons pas en cause le parcours qu’il faut faire effectuer
aux élèves, et dont nous les pensons capables, mais seulement les
moyens d’effectuer avec eux ce parcours.
189
qui nous infantilise en nous faisant croire que l’essentiel dans la
pensée est de résoudre des problèmes posés et construits par d’autres,
ces problèmes étant naturellement des bons problèmes que l’on
n’aurait pas le droit de remettre en question. Si l’on prolonge
l’interrogation kantienne sur Qu’est-ce que les Lumières ? – pour
Deleuze – s’émanciper, penser par soi-même, ce serait accéder à la
maîtrise des problèmes. L’usage public de la raison – en quoi Kant
voyait la condition de l’avènement des Lumières – consisterait dans la
possibilité, non plus seulement de choisir une autre solution que celle
que préconisent les pouvoirs, mais de dénoncer les faux-problèmes, de
les déplacer et de les construire autrement. »73
73
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.146.
190
Chapitre 10
–
Le modèle mathématique : perdurer dans le
problème
191
et de la vérité comme adéquation repose sur ce point. C’est la limite
de nombreuses philosophies, même celle de Kant qui reconnaît
pourtant l’être problématique de l’Idée : « Parce que la critique
kantienne reste sous la domination de l’image dogmatique ou du sens
commun, Kant définit encore la vérité d’un problème par sa
possibilité de recevoir une solution […] Il est fatal, alors, que le
fondement ne soit lui-même qu’un simple conditionnement
extérieur. » (DR, 209) La difficulté d’articuler le couple du vrai et du
faux au niveau des problèmes eux-mêmes provient de la circularité
d’une telle conception : est qualifié de « vrai » le problème qui a une
solution et de « faux » celui qui n’en n’a pas ou peut en recevoir
plusieurs contradictoires. C’est avec Bergson que Deleuze a pris
conscience de cette difficulté et a pu sortir de l’extrinsécisme de
Kant : « Beaucoup de philosophes à cet égard semblent tomber dans
un cercle : conscients de la nécessité de porter l’épreuve du vrai et du
faux au-delà des solutions, dans les problèmes eux-mêmes, ils se
contentent de définir la vérité ou la fausseté d’un problème par sa
possibilité ou son impossibilité de recevoir une solution. Le grand
mérite de Bergson au contraire est d’avoir tenté une détermination
intrinsèque du faux dans l’expression ‘‘faux problème’’. » (B, 5)
Autrement dit, contre l’extrinsécisme kantien – un problème s’évalue
par rapport à ses solutions –, Deleuze conceptualise le problème
comme recevant ses caractéristiques de manière purement interne.
Plus même : non seulement le problème n’est pas subordonné à la
solution, mais « c’est la ‘‘résolubilité’’ qui doit dépendre d’une
caractéristique interne : elle doit se trouver déterminée par les
conditions du problème, en même temps que les solutions réelles,
engendrées par et dans le problème. » (DR, 210)
192
l’apprentissage de la philosophie rejoint essentiellement la pratique de
la philosophie : dans les deux cas, il s’agit d’Apprendre – aux autres
et/ou pour soi-même. Et ici, Apprendre ne signifie pas autre chose que
problématiser. L’Apprendre est une tentative constructiviste qui ne
fait qu’un avec le parcours des problèmes. Surtout, Deleuze insiste sur
le fait qu’il ne s’agit pas d’un problème subjectif : l’Apprendre
correspond à une dimension objective de la pensée car les problèmes
sont eux-mêmes des « objectités idéelles ». (DR, 206 et 213 ; LS, 72)
Parce que le « problématique est à la fois une catégorie objective de la
connaissance et un genre d’être parfaitement objectif », il constitue
« un horizon indispensable à tout ce qui arrive » ! (LS, 70) Le terme
d’horizon montre bien l’absence de limite du problématique, qui
constitue donc un champ infini pour la pensée. D’où l’équivalence
entre Apprendre – dont nous avons vu qu’il était pareillement un
processus infini – et Problématiser.
74
Deleuze ne veut surtout pas dire qu’il n’y a pas d’extériorité. Nous avons vu dans
la première partie le rôle fondamental de celle-ci. Mais justement, le concept de
rencontre court-circuite l’opposition entre intériorité et extériorité. Autrement dit, il
n’y a que de l’extériorité donc on n’a pas à se référer à un extérieur préalable.
193
mathématique. Celle-ci va nourrir l’imagination philosophique de
Deleuze et lui donner en même temps une base formelle solide.75
75
On pourrait se demander : pourquoi Deleuze fait-il également un usage abondant
des mathématiques, pour penser autre chose que le concept de problème. En effet, il
s’intéresse à des phénomènes biologiques, éthologiques – par exemple, quand il
décrit ce qu’est une meute, et donc parle de multiplicité. Il existe donc des exemples
où il reprend des termes mathématiques alors qu’il ne s’agit pas de déterminer le
concept de problème de manière rigoureuse. Face à ce constat, il semble qu’il faille
distinguer deux ordres de discours différents. Dans le cas évoqué, la médiation se
fait parce qu’il a préalablement réduit tout type de problème à une multiplicité, ce
qui lui permet d’exporter les concepts. En bref, les mathématiques ont une place à
part parce qu’on y a réfléchi sur ce qu’est un problème même. Elles forment une
propédeutique rigoureuse en vue de l’exercice d’une pensée problématisante. Dit
autrement, Deleuze cherche dans les mathématiques de quoi constituer une sorte
d’axiomatique de la pensée philosophique, conçue comme pensée par et dans les
problèmes.
194
de Différence et répétition – et mathématiques : Deleuze préconise de
faire un calcul différentiel des idées, une algèbre de la pensée pure.
195
Face à un tel mode d’être du problématique, seule une
« métaphysique du calcul différentiel » permet de se repérer. Il faut
donc comprendre précisément quel intérêt Deleuze trouve aux
mathématiques, notamment dans la théorie des multiplicités de
Riemann.
196
Le problème du rapport de Deleuze à Riemann peut se résumer
ainsi : on sait a priori que Deleuze s’est intéressé aux multiplicités
sous la condition d’un problème qui intéressait aussi Riemann. Mais
le problème de Riemann, dans Sur les hypothèses qui servent de
fondement à la géométrie est : « qu’est-ce que la géométrie ? »
Comment Deleuze a pu penser qu’il avait le même problème que
Riemann ? En fait, il se sent proche de Riemann parce que le rapport
de la géométrie à l’espace est le même que celui de la pensée aux
Idées. D’une part, la définition de la géométrie suppose une
détermination de l’espace qui serait antérieure à la mesure, puisqu’on
se demande : « comment faire des mesures sur l’espace ? » D’autre
part, on suppose qu’il n’y a pas qu’une seule manière de le faire.
L’image dogmatique de la pensée est donc semblable à la géométrie
classique : elle présuppose l’existence d’un espace des vérités et une
manière unique d’y accéder – la recognition. Le travail de Riemann –
séparer l’espace mesuré et l’espace avant la mesure – apparaît ainsi
comme une libération de la géométrie qui peut fonctionner pour la
pensée elle-même. Ce que demandait Bergson, c’est un
mathématicien qui l’a fait : séparer l’extension de l’espace même, et
aussi pluraliser les mesures.76 Et Deleuze pourra affirmer, instruit de
Riemann : « Nous devons concevoir, […] comme condition de
l’expérience, des intensités pures enveloppées dans une profondeur,
dans un spatium intensif qui préexiste à toute qualité comme à toute
extension. » (ID, 135)
76
Deleuze remarque que Bergson aurait eu beaucoup à gagner à fréquenter les
travaux de Riemann avec vigilance. (B, 31-33) De même Michel Serres fustige de
manière plus sarcastique les attaques naïves de Bergson contre l’espace, en faveur
du temps. Serres souligne que c’est la topologie moderne qui permet de penser le
mieux les multiplicités : les accusations de Bergson visent une mathématique déjà
périmée de son temps. Cf. Serres M., Le Système de Leibniz, p.284-285.
197
Riemann, cela ne l’intéresse pas, c’est le problème qui l’intéresse :
opposition entre concept et géométrique, entre virtuel et actuel. Cet
exemple est canonique pour comprendre ce que Deleuze appelle le
rapport de la philosophie avec ce qui n’est pas elle : logique
d’interfécondation et non de surplomb. Deleuze s’alimente des
problèmes posés par Riemann et ne s’intéresse aucunement aux
solutions mathématiques – qu’il commenterait en épistémologue.77
77
Mireille Buydens a bien montré un tel fonctionnement dans le rapport de Deleuze
à l’art : « Deleuze peut qualifier la modernité de baroque, nonobstant le gouffre
stylistique qui sépare leurs productions respectives : une fois encore, ce sont mois les
œuvres (comme résultats) qui sont prises en compte, que les processus qui y ont
présidé. » – Cf. Buydens M., Sahara – l’esthétique de Gilles Deleuze, p.168.
78
Bento Prado Jr. développe les implications topologiques du fait que le plan
d’immanence soit un champ problématique. Ce qu’il écrit montre bien que Deleuze
fait pour la philosophie ce que Riemann a fait pour la géométrie : « Ajoutons que ce
champ n’est pas pensable par lui-même. Sa définition et le dessin de sa cartographie
ne sont possibles que par la définition simultanée des concepts qui le peuplent ou le
remplissent. Si les concepts ont besoin d’un champ virtuel préalable, le plan ne peut
subsister sans les concepts qui le hantent et qui y errent comme les tribus nomades
dans le désert. […] Ainsi, encore une fois, s’il n’y a pas de concept sans plan, il n’y
a pas non plus de plan sans des concepts qui inscrivent, dans cet ‘‘élément’’ fluide et
virtuel, des surfaces et des volumes qui le marquent comme des séries
198
C’est une méthode nécessaire : la position du problème lui-même
– « comment faire des mesures sur un espace ? » – oblige dans ce cas
à poser le problème de manière intrinsèque – sinon c’est du
quadrillage. Deleuze privilégie l’intrinsèque par nécessité : la pensée
est sans repère et doit procéder par des méthodes de tâtonnements aux
voisinages. Faute de quoi, elle ne pense pas, elle n’est pas la pensée :
elle se contente de reconnaître des lieux, de se représenter des lieux à
partir d’une carte déjà établie, et cetera. Remarquons que cela ne
condamne pas aux enquêtes partielles. On peut très bien, à partir de
cette méthode, obtenir des considérations globales. Par exemple, si en
se promenant sur l’espace, on voit que la variation est constante, c’est
qu’on est sur une sphère. On le découvre sans « plaquer » de savoir
préalable. Bref, la pensée doit être capable d’engendrer la forme de
son espace : nouvelle preuve que Deleuze s’intéresse non pas aux
conditions de l’expérience idéale, mais réelle. Ce parallèle permet de
bien comprendre la présupposition réciproque du plan d’immanence
et du personnage conceptuel.79 Le chaos est l’espace d’avant toute
mesure ; le plan d’immanence est une certaine géométrisation de cet
espace ; le personnage conceptuel est l’opérateur de cette formation
singulière de l’espace. Quand je qualifiais l’Idiot! d’arpenteur des
champs problématiques80, il fallait l’entendre à la lettre : le plan
d’immanence deleuzien comme champ problématique n’existe pas
sans l’Idiot! qui trace ce plan, et réciproquement, l’Idiot! n’existe pas
sans les champs de problèmes qu’il parcourt. Comprendre la
philosophie est cela : expliquer cette co-construction d’où résulte le
concept créé. Enseigner la philosophie consiste donc à faire apparaître
cette genèse du concept à l’esprit des élèves.
199
rapport différentiel : la boussole ne renvoie à aucune quantité connue,
mais c’est le rapport qui compte, le rapport différentiel de la variation
elle-même : ce qui marche de proche en proche, de voisinage en
voisinage. Les capteurs sont la représentation matérielle des forces.
Or, la « géophilosophie » deleuzienne affirme que « le concept n’a pas
d’autre règle que le voisinage ». (QPh, 87) La logique deleuzienne de
l’idée est une logique des forces. D’où l’idée que le mode d’être des
éléments est virtuel : ce sont les rapports possibles de ces captures.
81
On peut remarquer que l’apport des mathématiques pour Deleuze illustre assez
bien son fonctionnalisme. Il prend chez les mathématiciens ce qui l’intéresse et peut
fonctionner pour les problèmes qu’il construit. Ce n’est donc en rien une philosophie
des mathématiques, mais un échange fécond. Les mathématiques constituent une
rencontre privilégiée car elles permettent de penser l’être du problème lui-même,
donc le fonctionnement de la pensée. En ce sens, le rôle des mathématiques pour
Deleuze se ressent immédiatement dans cette expression qui illustre son projet :
envisager une « algèbre de la pensée pure ». (DR, 235) Les mathématiques
fonctionnent pour Deleuze au sens où elles sont fécondes pour de nouveaux collages
– permettant une algèbre de la pensée –, et jamais au sens où Deleuze expliquerait
les mathématiques avec des thèses philosophiques – faire une pensée de l’algèbre. Il
tient une position affirmée sur le rapport de la philosophie aux disciplines non
philosophiques : la philosophie n’a pas et ne peut avoir pour tâche de réfléchir sur
les mathématiques. « Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est pas : […]
elle n’est pas réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir
sur quoi que ce soit, […] car les mathématiciens comme tels n’ont jamais attendu les
philosophes pour réfléchir sur les mathématiques. » (QPh, 11) Ainsi, quand les
mathématiciens réfléchissent sur leur discipline, ce n’est pas de la philosophie, mais
des mathématiques. C’est la réflexion d’un mathématicien sur sa pratique, ce n’est
pas de la philosophie des mathématiques.
200
tous ».82 Il n’y a aucune difficulté à affirmer que la philosophie est une
activité de création de concepts et à penser l’enseignement de la
philosophie avec une telle définition. Ce lien intime entre construction
de concepts et pédagogie est précisément la raison pour laquelle
Deleuze insiste sur le « statut pédagogique du concept » : dire que la
philosophie est création de concepts signifie qu’un enseignement de la
philosophie doit expliquer la création des concepts, sinon il n’apprend
pas la philosophie. On objectera : expliquer une création n’est pas
créer. Si justement ! Créer un concept est « répondre » à un problème,
or y répondre n’est pas autre chose que l’expliquer, c’est-à-dire en
développer les implications convergentes qui font sa perplexité. La
création est la résultante d’explications.83 Autrement dit, en
expliquant un concept on ne fait rien d’autre que développer les
champs de force perpliqués dans l’Idée-problème qui a nécessité la
création du concept. Ainsi, il ne s’agit pas de dire qu’on va faire créer
aux élèves des concepts inédits, mais simplement qu’on va leur rendre
intelligible les concepts, et cette intelligibilité est rigoureusement la
création des concepts.
82
L’argumentation « anti-élitiste » qui estime que créer des concepts avec les élèves
est une tâche absurde dans les conditions concrètes d’enseignement est d’ailleurs
assez ambiguë. C’est peut-être parce qu’on ne fait rien créer aux élèves qu’ils sont
incapables d’une certaine disposition d’esprit si nécessaire à la pratique de la
philosophie – et non l’inverse. Dès lors, le constat de la difficulté qu’il y aurait à
créer avec eux entraîne l’abandon de cet objectif. C’est un peu le même paradoxe
qu’avec la confiance : je refuse de la donner à une personne sous prétexte qu’elle
m’a l’air louche. À ce rythme, elle se confortera dans sa duplicité et tout le monde
aura raison de ne pas vouloir lui faire confiance…
83
La conception de la création chez Deleuze ne correspond à aucune démiurgie ex
nihilo, mais est conforme à l’Ars inveniendi de Leibniz. En expliquant un problème,
je croise d’autres questions qui ré-orientent le problème et ainsi de suite – c’est le
phénomène de réplication. La nouveauté est dans ces croisements, et le vrai
problème est celui qui opère des rapprochements féconds. L’intéressant est le
résultat de bonnes inter-références, traductions, distributions, passages : la logique
de la création n’est que cela.
201
chose d’intéressant et de nouveau par rapport aux interrogations des
élèves. Ces dernières sont souvent : « crois-tu en Dieu toi ? », et ils ont
finalement raison de rejeter ces interrogations – leur méthode étant le
relativisme, la tolérance, et cetera. Si on arrive à déplacer le problème,
à co-construire le personnage conceptuel du « Parieur » en même
temps que le plan d’immanence du « choix vital », on arrivera à créer
plusieurs concepts : le concept de « mode d’existence », le concept de
« Dieu-juge », et cetera.
84
En effet, un concept peut être réinvesti dans d’autres problèmes, et il n’est
intéressant qu’en cela. Faute d’être pris dans un problème, un concept est
proprement dénaturé. Le piège réside justement dans le fait qu’il existe sous la
forme d’un mot, ce qui peut favoriser des utilisations aberrantes qui nient sa raison
d’être.
202
interactions fécondes du plan d’immanence et du personnage
conceptuel est précisément la création du concept. D’où le « statut
pédagogique du concept ». On peut prendre la chose par les deux
bouts de la lorgnette. Du point de vue de sa première apparition chez
un philosophe, le concept est créé selon des modalités pédagogiques :
le philosophe s’explique à lui-même un problème en le développant
selon son « goût philosophique », d’où résulte le concept créé. Du
point de vue de sa ré-émergence dans un cours de philosophie, la
pédagogie consiste exactement à recréer le concept : puisque le
professeur explique avec les élèves un problème, ils sont amenés
ensemble à créer le concept.
Le « pan-problématisme » de Deleuze
203
empirique, donc non fondé. Au contraire, la rigueur exige que la
résolubilité découle de la forme même du problème en spécifiant
progressivement des champs de résolubilité. La problématisation
devient comme une « cascade de ‘‘résolvantes partielles’’ ou un
emboîtement de ‘‘groupes’’, qui font découler la solution des
conditions mêmes du problème. » (DR, 232-233) Les solutions ne sont
plus des adjuvants qui viennent remplir le problème qui manquerait
de quelque chose, elles sont des produits créés par le travail du
problème lui-même. Autrement dit, le problème ne manque de rien, il
n’a pas besoin de solutions pour être entier. C’est même l’inverse : il
est une force productrice de la pensée qui génère des solutions sans
s’y restreindre.
85
Cette remarque est en fait due à Jules Vuillemin, dans le livre auquel Deleuze doit
beaucoup sur cette question : La Philosophie de l’algèbre. Sur Niels Abel, cf.
Vuillemin J., La Philosophie de l’algèbre, p.207-221 ; sur Evariste Galois, cf.
Vuillemin J., Op. Cit., p.222-299.
204
Il y a donc encore ici un rapport d’adéquation ! C’est ce que Deleuze
appelle « l’extrinsécisme kantien » (DR, 233) : on juge des problèmes
en fonction des solutions. Sur ce point, il faut renverser le kantisme :
« Au lieu de fonder le critère extrinsèque de la résolubilité dans le
caractère intérieur du problème (Idée), [Kant] fait dépendre le
caractère interne du simple critère extérieur. » (DR, 233)
205
s’établit entre apprentissage et démonstration. Classiquement, les
philosophes distinguaient l’opinion de la connaissance sur ce critère :
l’opinion n’a pas de raison alors qu’une connaissance est justifiée.
Cette opposition classique en philosophie, depuis le Ménon de Platon,
est celle de la connaissance rationnelle d’un côté et de la connaissance
historique de l’autre, pour reprendre une terminologie kantienne. Dans
l’« Architectonique de la raison pure »86, il distingue : d’un côté la
connaissance rationnelle (ex principis) qui dépend de l’entendement,
de l’autre, la connaissance historique (ex datis) qui dépend de la
mémoire. Ensuite il distingue deux types d’« origine » : origine
objective et origine subjective. Par origine subjective, il entend la
manière dont une connaissance peut être acquise par quelqu’un. On
voit donc que les connaissances peuvent être historiques ou
rationnelles quant à leur origine subjective, même si elles sont
objectivement rationnelles. Par suite, une connaissance peut être
objectivement rationnelle et subjectivement historique. La critique de
l’apprentissage par cœur par nombre de philosophes et théoriciens de
l’éducation se comprend par cette analyse de Kant.
86
Cf. Kant E., Critique de la raison pure, p.560-561.
206
être inconsciente de la raison de sa réussite ; elle demeure alors
contingente, comme il est arrivé pour la Théorie des équations avant
Galois, où les solutions n’étaient le plus souvent dues qu’au hasard et
à l’ingéniosité. Au contraire, une connaissance adéquate est encore
rationnelle ou nécessaire si elle fait apercevoir la raison de sa propre
possibilité. Telle est, dans notre cas, la connaissance du groupe de
l’équation et sa décomposition méthodique. »87 Il nous semble que
dans ces quelques lignes Vuillemin pointe ce problème crucial : il
n’existe pas de rationalité au niveau des solutions ; la rationalité est
exclusivement problématique. La raison ne se juge donc pas à l’aune
d’énoncés prétendus rationnels, mais uniquement à l’aune de
démarches rationnelles de problématisation.
87
Vuillemin J., La Philosophie de l’algèbre, p.291.
88
Bref, en tant que philosophe, Kant utilise les mathématiques comme un stock de
résultats. C’est justement une telle attitude que Deleuze rejette. Les mathématiques
fonctionnent pour lui comme matrice de problèmes rigoureusement posés.
207
train de se faire. Comprenons bien ce que cela signifie.
Classiquement, la rationalité était inscrite dans l’objectivité des
solutions et les problèmes que nous rencontrions étaient un indice de
la finitude constituante de la subjectivité : la rationalité était donc
statique, et peu importait la manière dont nous y accédions – que je
tombe par hasard sur la solution n’enlève rien à la rationalité du
savoir. À l’inverse, la rationalité se conquiert désormais dans
l’objectivité du problème et sa spécification progressive, et la solution
n’est qu’un résidu subjectif non essentiel à la forme du problème. La
manière dont nous accédons aux caractéristiques du problème devient
la définition même de la rationalité. Ainsi, un théorème mathématique
que je connais sans l’avoir atteint au niveau de sa genèse n’est pas une
connaissance pour un véritable empiriste.89 « Qu’il n’apprenne que ce
qu’il peut comprendre ! » Cette prescription pédagogique a ici valeur
de description : le fonctionnement de la raison est telle que, de toute
façon, un élève ne pourra penser effectivement que ce qu’il aura
parcouru de manière problématique. Les facultés sont à conquérir ! Le
rationalisme est génétique ou n’est pas du tout. On n’est pas rationnel,
on s’efforce de le devenir.
89
Rousseau est catégorique sur ce point déjà, et James dira dans le même état
d’esprit : « Les idées vraies sont celles que nous pouvons nous assimiler, que nous
pouvons valider, que nous pouvons corroborer de notre adhésion et que nous
pouvons vérifier. Sont fausses les idées pour lesquelles nous ne pouvons pas faire
cela. » – Cf. James W., Le Pragmatisme, p.144.
208
Les mathématiques ont donc permis à Deleuze de fonder une
ontologie du problématique. Les problèmes sont des objets complets
et réels, ils constituent la structure de la pensée, virtuelle mais
pleinement réelle. Deleuze utilise ici l’acquis bergsonien de
l’opposition entre les couples actuel/virtuel et possible/réel (B, 99-
101 ; DR, 269-270 ; D, 179-181 ; IT, 105-107 ; Pli, 140-141) pour
affirmer la pleine réalité des problèmes, leur existence objective.90 Les
solutions sont des déterminations par actualisation. Elles sont donc
conditionnées par les circonstances historiquement précises de leur
émergence. Alors que la « vérité » des problèmes obéit aux seules
déterminations de leurs caractéristiques propres, les solutions tirent
leur « vérité » de l’existence actuelle d’un individu, de l’histoire,
d’une société, et cetera. C’est en ce sens qu’il faut comprendre cette
concession à l’idée d’un « savoir vrai » : « le vrai ne se donne au
savoir qu’à travers des ‘‘problématisations’’ ». (F, 70) Cette phrase est
un piège… Connaissant les conclusions des travaux de Foucault, on
peut comprendre en creux ce qu’elle signifie sous la plume de
Deleuze. Les problématisations, en tant qu’elles sont historiquement
déterminées, ne peuvent produire que des vérités partielles.
Néanmoins, les problématisations en tant que telles ne sont pas
déterminées puisque ce sont elles qui sont déterminantes. Une
problématisation est la reprise d’un problème ; en ce sens elle est
inactuelle, intempestive. Si on reste au niveau des problématisations,
on se situe au niveau « archéologique » étudié par Foucault. La
construction d’un problème n’est donc pas concernée par le partage en
épistémè puisqu’elle est ce partage lui-même.91
90
Cette opposition est toute deleuzienne. C’est un bel exemple d’« enculage » de
Bergson. Sur l’explication de ce couple, vide supra, chapitre 4.
91
Cf. l’analyse classique du rôle de Cuvier, fixiste, dans l’ouverture de l’épistémè
moderne, évolutionniste, de la biologie dans Les Mots et les choses, p.280-291 et
« La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie », dans Dits et écrits I, 1954-
1975, p.895-897 (texte 76) et p.898-934 (texte 77).
209
elles vous garantissent que vous êtes intelligent ; elles forment l’a
priori de la bêtise exclue. »92 Les catégories constituaient une machine
à produire des solutions.93 À l’inverse, puisque la pensée ne fait
qu’évoluer dans les problèmes et qu’elle est en même temps
parfaitement structurée, il faut désormais repenser les catégories :
« elles ne sont jamais des réponses ultimes, mais des catégories de
problèmes qui introduisent la réflexion dans l’image même. » (IT,
242)
92
Foucault M., « Theatrum philosophicum », dans Dits et écrits I, 1954-1975,
p.961.
93
En ce sens très général, les épistémè qu’a dégagées Foucault sont comme des
catégories historiques.
94
Deleuze pose le problème du rapport entre des problèmes mathématiques et des
problèmes portant sur des déterminations existentielles, et remarque que dans ce cas
« le choix s’identifie de plus en plus à la pensée vivante, à une insondable
décision. » (IT, 230)
95
Abel N., « Démonstration de l’impossibilité de la résolution algébrique des
équations générales qui passent le quatrième degré », dans Œuvres complètes, t.I,
p.218 ; cité par Vuillemin J., La Philosophie de l’algèbre, p.209.
210
La dimension critique et engagée du problème
96
Quelques lignes de ces pages ont déjà été citées plus haut. Vide supra, troisième
partie, introduction.
211
ne daignai pas même l’envoyer. Il est aisé de faire moins mal sur le
même sujet, mais non pas de faire bien : car il n’y a jamais de bonne
réponse à faire à des questions frivoles. C’est toujours une leçon utile
à tirer d’un mauvais écrit. »97
97
Rousseau J.-J., « Discours sur cette question : Quelle est la vertu la plus nécessaire
au héros et quels sont les héros à qui cette vertu a manqué ? » (~1751), dans Œuvres
complètes, t.II, p.1262.
98
L’anthropologie politique l’a bien montré. Cf. Balandier G., Anthropologie
politique ainsi que Baroja J., Le Carnaval.
212
La philosophie est donc critique au sens où pour elle tout est
affaire de « texture », d’« enchaînements » ! (Pli, 63-64) L’exercice de
la pensée est lié à ce que Leibniz appelle les « réquisits », qui sont des
« essences problématiques ». Celles-ci ont un « rôle transitoire ». (Pli,
64) Nous savons ce que cela signifie : ce transitoire est d’essence, il
n’est pas un temporaire, mais un transitoire infini. En effet, la
Caractéristique concerne « des séries qui n’ont toujours pas de dernier
terme, mais sont convergentes et tendent vers une limite. » (Pli, 63)
Autrement dit, l’exercice de la pensée philosophique se situe toujours
au milieu, c’est-à-dire entre les termes qu’on essaie toujours
d’assigner à la pensée. Le philosophe échappe au dogmatisme, à
l’opinion ; il est toujours insaisissable car il se situe là où peu de gens
ont envie d’aller : au milieu, c’est-à-dire dans les problèmes. Cette
situation géographique est la critique. À la question « comment
s’orienter dans la pensée ? », Deleuze répond : partez dans deux
directions depuis le milieu plutôt que d’aller d’un point à un autre,
d’une solution à une autre. On reconnaît la définition du paradoxe :
contre le bon sens et le sens commun, il s’agit d’affirmer les deux sens
opposés à la fois, fuir grâce aux mots de passe, passer par les
interstices de la pensée. Deleuze fait de cette image une véritable
obsession spatiale : « Ce qui compte, c’est l’interstice » (IT, 234) ;
« l’intéressant c’est le milieu, ce qui se passe au milieu » (Sup, 95) ;
« la question est plutôt : qu’est-ce que se passe ‘‘entre’’ ? » (P, 165).
La notion de rhizome synthétise cette intuition : « Un rhizome ne
commence ni n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses,
inter-être, intermezzo [...], le rhizome a pour tissu la
conjonction ‘‘et… et… et…’’. » (MP, 36) C’est exactement de cette
manière que fonctionne la pensée critique. La problématisation est par
essence critique car elle est toujours entre les solutions, elle ne s’arrête
jamais, n’accepte aucune assignation. Infatigable donc épuisante99, la
problématisation relance toujours la pensée après chaque promesse de
confort donnée par une solution. La « texture » de la pensée désigne
99
Cf. « Problème », dans Les Cahiers de Noesis, n°3 spécial « Le Vocabulaire de
Gilles Deleuze », p.290 : « On n’achève pas un problème. Ce dernier ne saurait se
laisser fatiguer par les querelles qui visent à le réduire au silence. Le problème est,
en ce sens, épuisant. Il épuise les solutions et reste virulent devant les évidences par
lesquelles on espère le clarifier pour toujours. En ce sens la philosophie en tant que
question est inséparable de l’obstination des problèmes, insolubles par nature. »
213
« précisément l’ensemble de ses caractères internes » (Pli, 63) : en
refusant d’être harponnée par des critères extérieurs, elle garantit le
libre exercice de sa fonction critique. Refusant de débattre sur des
solutions ou d’en apporter de nouvelles, elle questionne et interroge
les conséquences d’un problème : ce qu’il cache, ce qu’il oublie, ce
qu’il oblige, et cetera. Produisant toujours des variations et des
déséquilibres, elle trouve sa force de déstabilisation dans ce
décentrement perpétuel et non dans l’originalité de nouveaux
équilibres. La philosophie est une activité critique parce qu’elle
produit, et non par ce qu’elle produit.
214
Conclusion
–
La trinité de l’enseignement de la philosophie :
apprendre – problématiser – critiquer
« Il y a toujours dans l’héroïsme quelque naïveté
simple et grandiose. Dans toute action humaine il
existe une part d’erreur, d’illusion ; peut-être cette
part va-t-elle augmentant à mesure que l’action sort
de la moyenne. […] On ne peut pas juger les
théories métaphysiques sur leur vérité absolue qui
est toujours invérifiable ; mais un des moyens de les
juger, c’est d’apprécier leur fécondité. Ne leur
demandez pas alors d’être vraies, indépendamment
de nous et de nos actions, mais de le devenir. Une
erreur féconde peut être plus vraie en ce sens, au
point de vue de l’évolution universelle, qu’une
vérité trop étroite et stérile. »
Jean-Marie Guyau
217
d’un même phénomène qui désigne les « actes subjectifs opérés face à
l’objectité du problème (Idée) ». (DR, 213)
218
Le rôle du désir, de l’intérêt de l’élève pour tel ou tel sujet est
plutôt lié à l’Apprendre. Nous avons vu que Deleuze affrontait cette
question pédagogique par excellence : qu’est-ce qui fait qu’un
individu désire apprendre ?
100
Ce problème avait déjà été vigoureusement mis à l’ordre du jour par le « rapport
Derrida-Bouveresse » en 1989, malheureusement ignoré par les décideurs
politiques. Jean-Jacques Rosat écrivait il y a quelques années : « Bien qu’il ait été
favorablement accueilli dans l’opinion, son projet a échoué. Les forces corporatistes,
bureaucratiques et mandarinales qui détiennent le pouvoir sur la profession – et
surtout le pouvoir de parler en son nom – firent barrage avec efficacité et parvinrent
à empêcher que les questions qu’il soulevait fussent sérieusement débattues. Las et
même écoeuré, Derrida finit par se retirer. » Cf. Rosat J.-J., « Notre dette envers
Jacques Derrida », dans CôtéPhilo, n°5, novembre 2004.
219
Le statut de l’évaluation concerne surtout le Critiquer. En effet, il
faut se demander s’il n’y a pas une contradiction entre cette finalité
éducative et celles de l’évaluation. Peut-on évaluer l’exercice de la
pensée critique ? Ou bien ce que l’on évalue n’est-il pas forcément un
succédané de la pensée : capacité restitutive, habileté rhétorique, et
cetera ?
220
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CONCLUSION
GUYAU Jean-Marie. Pour une morale sans obligation, ni sanction, Paris, Fayard,
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230
Table des matières
Introduction 9
L’intérêt désintéressé 29
La violence dans la pensée 32
De l’habitude satisfaisante (répétition) à la nouveauté douloureuse (différence) 37
231
Chapitre 6. L’Idiot naïf face à l’opinion cynique : la fonction du paradoxe 109
Chapitre 7. Le rôle du langage dans l’enseignement : du mot d’ordre au mot de passe 129
Bibliographie 221
232