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Liste des abréviations utilisées

(Abc) Abécédaire [vidéo]


(AO) L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie 1
(B) Le Bergsonisme
(CC) Critique et clinique
(D) Dialogues
(DR) Différence et répétition
(ES) Empirisme et subjectivité
(F) Foucault
(FB) Francis Bacon. Logique de la sensation
(ID) L’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens, 1953-1974
(IM) L’Image-mouvement. Cinéma 1
(IT) L’Image-temps. Cinéma 2
(LS) Logique du sens
(MP) Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2
(NPh) Nietzsche et la philosophie
(N) Nietzsche
(K) La Philosophie critique de Kant
(PS) Proust et les signes
(PSM) Présentation de Sacher-Masoch
(Pli) Le Pli. Leibniz et le baroque
(P) Pourparlers
(PV) Périclès et Verdi. La philosophie de François Châtelet
(QPh) Qu’est-ce que la philosophie ?
(RF) Deux régimes de fous. Textes et entretiens, 1975-1995
(SPE) Spinoza et le problème de l’expression
(Sup) Superpositions
« Regards de l’enfance, si particuliers, riches de ne
pas encore savoir, riches d’étendue, de désert,
grands de nescience, comme un fleuve qui coule
(l’adulte a vendu l’étendue pour le repérage),
regards qui ne sont pas encore liés, denses de tout
ce qui leur échappe, étoffés par l’encore
indéchiffré. Âge des questions. ‘‘Pourquoi y a-t-il
tant de jours ? Où vont les nuits ?’’ […] Âge d’or
des questions et c’est de réponses que l’homme
meurt. »

Henri Michaux
Introduction
« Les propos que nous échangions comme balles de
coton ou de caoutchouc, Deleuze nous les renvoyait
durcis et alourdis comme boulets de fonte ou d’acier.
On le redouta vite pour ce don qu’il avait de nous
prendre d’un seul mot en flagrant délit de banalité, de
niaiserie, de laxisme de pensée. Pouvoir de traduction,
de transposition : toute la philosophie scolaire et éculée
passant à travers lui en ressortait méconnaissable, avec
un air de fraîcheur, de jamais encore digéré, d’âpre
nouveauté, totalement déroutante, rebutante pour notre
faiblesse, notre paresse. »
Michel Tournier

Lorsque Claire Parnet interroge Deleuze sur le terme « professeur »


dans l’Abécédaire, il remarque en premier lieu : « J’ai aimé
profondément faire cours. » (Abc, « Professeur ») Pendant les minutes
qui suivent, on réalise que Deleuze est riche d’une grande réflexion
concernant l’enseignement de la philosophie. Ses talents de professeur
sont connus et reconnus : la distribution de certains enregistrements et
la diffusion de ses cours sur Internet permettent d’apprécier la grande
qualité de ceux-ci et l’envoûtement suscité par cette voix rauque et
douce à la fois. En bref, Deleuze avait un « don » pour
l’enseignement. Mais au-delà de ce constat sur la personne, teinté
d’idéologie romantique, le « talent » de Deleuze peut s’expliquer par
un souci constant de penser ce qu’apprendre veut dire. D’ailleurs,
celui-ci revendique bien plus le travail – des heures de préparation
pour quelques minutes d’improvisation – qu’un mystérieux don. S’il
fut un grand professeur, il le doit avant tout à une réflexion
approfondie sur l’apprentissage. Le parcours de son œuvre permet de

9
vite comprendre que les réflexions de l’Abécédaire (1988) sont le fruit
d’un intérêt permanent pour l’« Apprendre » et le concept de
« problème ». Cette réflexion est avant tout philosophique : c’est parce
que Deleuze s’interroge sur le problème du transcendantal et sur ce
que signifie « penser » qu’il est conduit à problématiser l’Apprendre et
à construire un concept de problème. C’est pour cela que j’aimerais
penser avec Deleuze l’enseignement de la philosophie, penser avec les
« outils » conceptuels qu’il propose.

Deleuze peut être considéré comme faisant partie de la lignée des


grands philosophes de l’éducation – peut-être même faudrait-il dire :
un des rares philosophes de la seconde moitié du vingtième siècle à
prendre au sérieux l’apprentissage. Un indice probant est son intérêt
pour les récits d’apprentissage – au sens large. Souvent, Deleuze porte
l’accent sur les dimensions éducatives, formatives, pédagogiques d’un
auteur qu’il aime et étudie. La lecture de La Recherche du temps
perdu est symptomatique ; il y soutient une position volontairement
originale : « Il s’agit, non pas d’une exposition de la mémoire
involontaire, mais du récit d’un apprentissage. » (PS, 10) Autres
exemples, dans le cinéma : parmi ses réalisateurs préférés, ils sont
nombreux à l’être pour des raisons qui ont trait à l’apprentissage ou au
problème. Ainsi, Fellini filme des cristaux de temps « en formation »
(IT, 117-121), Kurosawa filme des situations-problèmes (IM, 255-
260 ; IT, 168 et 229), Pasolini construit une opposition entre théorème
et problème (IT, 226-227), Godard utilise des catégories de
problèmes, qui introduisent la réflexion dans l’image même (IT, 242)
et Welles se fait le chantre nietzschéen de la critique de la volonté de
vérité, de la méchanceté et de la bêtise (IT, 179-191). Toujours
sensible aux récits d’apprentissage dans l’art, sous des formes variées,
Deleuze capture les éléments concrets produits par les artistes afin
d’alimenter sa réflexion sur les conditions effectives de la pensée.
Loin de faire du pédagogique un appendice ou un aspect secondaire
de sa philosophie, il a hissé les questions pédagogiques à un niveau
proprement transcendantal. L’apprentissage et le problème ne sont
pas des questions annexes, seulement techniques chez lui – c’est-à-
dire d’application ; ce sont des problèmes essentiels, donc premiers,
pour celui qui s’étonne du fait de la pensée – mystérieuse, rare. Le

10
pédagogique devient forme de la pensée.1 Dès lors, le problème de
l’effort de la pensée n’est pas : « comment acquérir des
connaissances et les transmettre à qui le voudrait ? », mais « comment
réussir à produire des Idées et forcer quelqu’un à le faire ? »

En effet, l’une des thèses profondément pédagogiques de Deleuze


est celle d’un transcendantal qui envisage les conditions effectives de
la pensée. Deleuze ne cherche pas à savoir ce qui rend une pensée
vraie en droit, mais ce qui rend une pensée existante en fait. Le
problème est radical et originaire : comment advient la pensée ? Cela
suppose qu’on ne tienne pas pour évident le fait de pouvoir penser.
Répondre qu’il suffit de vouloir penser, c’est s’inscrire dans une
tradition philosophique qui n’est pas celle de Deleuze. Si Deleuze peut
féconder une réflexion sur l’enseignement de la philosophie, c’est
parce qu’il affronte en toute naïveté le fait qu’on n’a aucune raison a
priori de vouloir dépenser du temps et de l’énergie à une activité
comme « penser ». La figure de l’élève est la première concernée. Le
problème soulevé par Deleuze a donc des échos décisifs pour penser

1
Qu’on ne se méprenne surtout pas : les analyses de cet ouvrage sur la nature
essentiellement pédagogique de la pensée philosophique ne sont en rien une énième
parade pour évacuer les questions proprement didactiques. Dans un article stimulant,
Nelly Robinet-Bruyère fustige à juste titre la « résorption du pédagogique dans
l’acte de philosopher » qui devient prétexte à « refuser catégoriquement l’aide de la
pédagogie et de la réflexion didactique. » – cf. Robinet-Bruyère N., « Quand
Descartes sort de son poêle… », dans Ferrari J. & Alii., Socrate pour tous, p.133. Ce
type de rejet, hautain et complètement injustifié, de certains professeurs de
philosophie ne peut que nuire à l’enseignement de cette discipline. Tel inspecteur
général aimait par exemple à clamer : « Comme on le sait depuis Platon, la
pédagogie n’est jamais que le succédané dérisoire de la philosophie. » – cf.
Muglioni J., « L’enseignement philosophique et l’avenir de l’Europe », dans
Klibansky R. & Pears D. (dir.), La Philosophie en Europe, p.791. Je prends le temps
de rapporter ce type de position pour m’en démarquer vivement. Il est malsain pour
l’enseignement de la philosophie de penser que son exercice irait de soi. Soyons
clair : le déni de la pédagogie comme telle est une pétition de principe. Si certains se
servent de Platon pour arguer de l’inutilité de la pédagogie, il s’agit d’une
rationalisation – au sens freudien. On ne peut aucunement conclure du statut
pédagogique de la pensée philosophique à l’inutilité des questions pédagogiques ;
ce serait plutôt l’inverse. D’ailleurs, la fréquentation des concepts deleuziens
m’apparaît comme un encouragement à voir dans les problèmes d’enseignement de
la philosophie de véritables problèmes philosophiques qui intéressent la philosophie
en son cœur.

11
une situation d’enseignement de la philosophie : à quelles conditions –
effectives ! – un individu est-il conduit à penser, à s’intéresser à des
problèmes, à les construire, à les poursuivre, à les désirer ? Comment
un élève pourrait-il désirer poursuivre une entreprise dont, nous dit
Deleuze, la naissance est toujours due à une violence, à la griffe des
signes du réel qui forcent à penser ? (PS, 115-118)2

Néanmoins, l’enquête de ce livre n’est pas une synthèse


thématique. Il ne s’agit pas d’un exposé sur « Deleuze et
l’enseignement ». Quel est alors le fil de cette enquête ? La réflexion
prend pour cadre le très important chapitre trois de Différence et
répétition, consacré à l’« Image de la pensée ». Deleuze y expose huit
postulats de l’image dogmatique de la pensée. C’est un moment
important qui fournit les principaux thèmes deleuziens féconds pour
une réflexion sur l’enseignement de la philosophie : « la critique de
l’image dogmatique de la pensée est tout entière une généalogie de la
raison pédagogique. »3 Cette critique constitue un problème qui ne
cesse de hanter Deleuze et qui représente probablement son plus grand
apport à la philosophie : la « noologie » comme prolégomènes à la
philosophie. Il le dit lui-même dans un écrit tardif : « Je suppose qu’il
y a une image de la pensée qui varie beaucoup, qui a beaucoup varié
dans l’histoire. Par image de la pensée, je n’entends pas la méthode,
mais quelque chose de plus profond, toujours présupposé, un système
de coordonnées, des dynamismes, des orientations : ce que signifie
penser, et « s’orienter dans la pensée ». […] L’image de la pensée est
comme le présupposé de la philosophie, elle la précède, ce n’est pas
une compréhension non philosophique cette fois, mais une
compréhension pré-philosophique. Il y a bien des gens pour qui
penser, c’est « discuter un peu ». Certes, c’est une image idiote, mais

2
Par exemple : « La philosophie, comme l’amitié, ignore les zones obscures où
s’élaborent les forces effectives qui agissent sur la pensée, les déterminations qui
nous forcent à penser. Il n’a jamais suffi d’une bonne volonté, ni d’une méthode
élaborée, pour apprendre à penser ; il ne suffit pas d’un ami pour s’approcher du
vrai. Les esprits ne se communiquent entre eux que le conventionnel ; l’esprit
n’engendre que le possible. Aux vérités de la philosophie, il manque la nécessité, et
la griffe de la nécessité. » (PS, 116)
3
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.135. Le chapitre sept de ce
livre offre une bonne présentation des huit postulats et de leur intérêt pour une
réflexion pédagogique.

12
même les idiots se font une image de la pensée, et c’est seulement en
mettant à jour ces images qu’on peut déterminer les conditions de la
philosophie. […] Cette étude des images de la pensée, on l’appellerait
noologie, ce serait les prolégomènes à la philosophie. » (P, 202-203 ;
cf. aussi RF, 339)

La première partie de cet ouvrage développe les conséquences de


la critique des trois premiers postulats de l’image dogmatique de la
pensée. C’est le problème de la genèse de la pensée. Pourquoi aurait-
on envie de penser ? Cela ne va pas de soi. Y a-t-il une bonne volonté
de pensée, comme semble l’avoir cru la tradition philosophique ?
Dans ce cas, est-ce le sujet qui pense ? Constitue-t-il le lieu de la
synthèse des idées ? L’activité du sujet pensant consiste-t-elle à
reconnaître des idées ? On voit dans ces questions les liens étroits et
brûlants avec des questions pédagogiques… Ce premier problème qui
nous occupera peut se poser simplement : pourquoi désire-t-on
apprendre ? C’est le statut de la volonté qui fait problème : le
professeur ne se retrouve-t-il pas, de par son métier, dans une situation
analysée comme intrinsèquement contradictoire par les philosophes :
la régression à l’infini de la volonté. Face à l’absence d’intérêt des
élèves, on voudrait qu’ils veuillent apprendre… Mais « vouloir
vouloir » pose d’inextricables difficultés. Le problème est pratique et
concret : comment en vient-on à désirer philosopher ? Éthologie et
nom sermon. Sur ce point Deleuze conteste deux déterminations du
transcendantal kantien : il serait personnel et formel. Après la critique
des trois premiers postulats de l’image dogmatique de la pensée, nous
obtiendrons deux nouvelles déterminations du transcendantal : il est
bien plutôt impersonnel et matériel. Il faudra en percevoir les
conséquences pour un enseignement de la philosophie.

Dans la seconde partie, nous aborderons un point jugé


fondamental par Deleuze, et trop souvent laissé dans l’ombre. Il
concerne les quatrième et cinquième postulats. Assujettir la différence
au même : ce quatrième postulat semble contenir tous les autres. C’est
parce qu’on place le Même à la source de tout qu’on produit une
image de la pensée complètement erronée. Face à cela, seule la
puissance du paradoxe permet de faire vaciller les certitudes, la
répétition du même, l’amour des solutions, la synthèse subjective, et
cetera. C’est donc depuis la différence que la pensée peut émerger. Or

13
la différence dans la pensée, c’est la bêtise. Le cinquième postulat
conteste que l’erreur soit le négatif de la pensée. En fait, l’erreur est
l’envers du vrai, elle est reproduite d’après le vrai et n’est qu’un
fantôme du même. Au contraire, la bêtise est un différenciant, un
élément discordant qui ébranle le socle de l’image dogmatique de la
pensée. La bêtise est à la fois ce qu’il y a de plus redoutable et ce qui
peut arriver de mieux à la pensée. Il faudra voir comment Deleuze
s’est progressivement approprié ce terme pour en faire un concept. Je
soutiendrai qu’un des concepts clefs de Deleuze est celui de bêtise4 : il
s’inscrit dans un plan d’immanence – image deleuzienne de la pensée
– fait de champs problématiques traversés par un personnage
conceptuel : l’Idiot! – la notation en exposant permet de ne pas le
confondre avec l’Idiot cartésien. Les implications pédagogiques d’un
tel concept sont également très riches. Ce deuxième moment permet
de renverser la troisième détermination du transcendantal kantien : son
caractère anhistorique et immuable. Au contraire, le transcendantal est
déterminé par des conditions historiques, qui sont comme les feuillets
de la bêtise.

Enfin, dans la troisième partie, nous aborderons le mode de


fonctionnement du problématique comme tel, en lien avec les trois
derniers postulats de l’image dogmatique de la pensée. Cela concerne
la forme propositionnelle du savoir, la prévalence des réponses, et la
forme de la pensée comme savoir méthodique récapitulant des
connaissances figées – « savoir que ». À cela Deleuze oppose d’autres
critères qui bousculent fortement les pratiques pédagogiques –
nommément visées puisque Deleuze parle de « préjugés scolaires ».
Nous verrons la fonction essentielle du « personnage conceptuel »
dans ce que Deleuze nomme « le statut pédagogique du concept ».
Enfin, les mathématiques joueront un rôle important : le
rapprochement effectué par Deleuze entre mathématiques et pratique
philosophique n’est pas arbitraire, il est d’essence. Comprendre cela
est décisif pour comprendre le propre de la philosophie par rapport à

4
Que la bêtise soit finalement une des grandes obsessions ou intuitions de Deleuze,
qu’il ait un « goût » philosophique pour la bêtise, cela est attesté par une personne
qui lui était proche intellectuellement : son ancien directeur de thèse et ami Maurice
de Gandillac. Cf. Gandillac M., « Premières rencontres avec Gilles Deleuze », dans
Beaubatie Y. (dir.), Tombeau de Gilles Deleuze, p.31.

14
d’autres pratiques, notamment dans sa dimension de discipline
enseignée.

Un point litigieux se joue ici. La définition du propre de la


philosophie, selon Deleuze, est simple : philosopher, c’est créer des
concepts. Toute activité de pensée relève de la création : faire de la
science, c’est créer des fonctions ; faire de l’art c’est créer des percepts
et des affects. Ce qui distingue la philosophie de ces activités, c’est
l’objet qu’elle construit – et non sa pratique, prétendument
contemplative, réflexive ou communicative. Le grand problème de
cette conception, pour l’enseignement de la philosophie, est son
élitisme apparent. Deleuze écrit : « faire ce que les grands philosophes
ont fait, c’est-à-dire créer des concepts pour des problèmes qui
changent nécessairement. » (QPh, 32) Doit-on en déduire une
pédagogie du génie ? Doit-on essayer d’apprendre aux élèves à créer
des concepts inédits ? On sent bien qu’une telle position serait
intenable car irréaliste. La conception deleuzienne du philosophe
semble romantique par bien des points : le philosophe en créateur est
plus proche du génie kantien que du fonctionnaire qu’est l’enseignant
de philosophie. Deleuze oppose en effet celui qui cherche le beau,
approche formelle et inerte, à celui qui est forcé de créer, approche
matérielle et dynamique (K, 81-83). N’est-on pas tenté de voir dans le
premier le professeur de philosophie qui enseigne la philosophie parce
qu’il l’aime, et enseigne plutôt l’histoire – inerte – de la philosophie ?
Le second serait alors le philosophe qui crée des concepts par
nécessité. Est-ce à dire que les réflexions de Deleuze soient dénuées
d’intérêt pour une réflexion sur l’enseignement de la philosophie ?
Deleuze lui-même oppose le fonctionnement de la pensée à celui de
l’école : « Quand on travaille, on est forcément dans une solitude
absolue. On ne peut pas faire école, ni faire partie d’une école. » (D,
13) Si on lit bien ce propos, il fustige ici l’école au sens de
« courant », de « secte » comme on disait à propos des médecins –
littéralement, ceux qui suivent. Ce qui est visé ici, c’est l’école comme
répétition du même, comme psittacisme généralisé, l’école comme
lieu de pouvoir et de clans. Deleuze ne dit donc pas que l’école ne
peut pas enseigner la philosophie, ou que la philosophie doive
nécessairement se faire en marge de l’école, malgré elle, mais il
souligne que la philosophie pâtit d’une image caricaturale de la pensée
telle qu’elle est véhiculée dans l’école aujourd’hui !

15
Surtout, il serait erroné de voir dans la position deleuzienne une
forme de dandysme intellectuel. Pourtant, tout porte à le croire…
Deleuze fait de l’Idée un événement rare, il fustige l’opinion, les
discussions et les débats qu’il considère comme du bavardage,
l’ennemi de la pensée. L’« abomination » – terme qu’il emploie
souvent – n’est pas l’erreur ou la folie, c’est le bavardage, surtout s’il
est pédant et prétentieux. Dès lors, peut-on seulement espérer que son
concept d’Idée ait une portée pédagogique ? Ne faut-il pas tout de
suite renoncer à une théorie qui fonctionne uniquement pour les plus
grands philosophes, le reste des individus étant de facto dénigré à
l’aune de critères trop exigeants ? Certainement pas. L’exigence de
Deleuze n’est jamais incompatible avec un optimisme et un espoir
démocratique – signe de sa proximité avec le pragmatisme. Dans le
sens spécifique où il le définit, il est profondément un homme de
gauche5, or « la gauche a besoin que les gens pensent. » (P, 174) Une
telle expression est lourde de sens chez lui : « que les gens pensent »,
cela signifie qu’ils problématisent, qu’ils ne cessent pas d’apprendre.
La pensée critique – en un sens résolument anti-kantien, et qui devient
pléonasme avec Deleuze – n’est pas autre chose. L’une des finalités
premières de la philosophie demeure donc classique chez Deleuze :
former l’esprit critique.6 Mais ce qui est très original chez lui, c’est le
sens que prend cette expression. Former l’esprit critique, ce n’est
surtout pas entraîner au débat d’opinions, ni donner des armes

5
La « gauche » est caractérisée par une pensée critique, qui consiste à produire des
« devenir-minoritaire », des « réseaux de résistance » qui font vaciller les instances
du pouvoir, de la domination. Rien à voir avec le sens politique de la gauche
puisque, par essence, « être de gauche », selon Deleuze, ne peut pas s’appliquer à un
pouvoir, quel qu’il soit. (Abc, « Résistance »). À l’inverse, la « droite » est une
opposition au mouvement de la pensée, un refus d’exposer les vrais problèmes qui
sous-tendent une situation pour, au contraire, laisser les solutions s’opposer
stérilement. (P, 173)
6
La « formation d’un esprit critique » est un objectif consensuel de l’enseignement
de la philosophie. Comme le montre bien Jürgen Hengelbrock, le seul principe
commun à tous les enseignements européens de la philosophie dans le secondaire
est de développer la « capacité critique » des élèves. Par-delà les nombreuses
divergences dans les manières et même les finalités, il existe ce souci d’une
« formation intellectuelle » « en contact avec la réalité pratique ». Cf. Hengelbrock
J., « L’enseignement de la philosophie en Europe : périmé ou indispensable ? »,
dans Klibansky R. & Pears D. (dir.), La Philosophie en Europe, p.687-691.

16
rhétoriques pour pouvoir affirmer et défendre sa position parmi un
champ de solutions possibles. La haute idée que se fait Deleuze de la
critique a des enjeux directement politiques. Michel Fabre a raison
d’étendre à de nombreuses dimensions l’émancipation par les
problèmes : « la critique de l’image dogmatique de la pensée constitue
une véritable problématologie, car la maîtrise des problèmes constitue
la condition de possibilité de l’émancipation, intellectuelle, éthique,
politique. »7 Le salut par les problèmes ne concerne pas que l’esprit,
mais aussi et surtout les individus et les collectifs – jusque dans leurs
corps.

À ce titre, il me semble que les concepts de Deleuze permettent de


problématiser un enseignement de la philosophie avec un but modeste
mais exigeant : apprendre aux élèves à construire des problèmes et à
dépasser les solutions fantomatiques prises dans le champ d’un faux
problème. Loin de tout esthétisme – la philosophie comme création –,
la philosophie de Deleuze est soucieuse de part en part de la
dimension critique et politique du philosopher. S’intéresser aux
problèmes plutôt qu’aux solutions ne signifie pas un refus de
s’engager dans des choix concrets et bien réels. Deleuze ne tombe pas
sous la diatribe de Marx : « Les philosophes ont seulement interprété
différemment le monde, ce qui importe, c’est de le changer. »8 En
effet, enseigner le sens du problème, loin de tout idéalisme abstrait,
c’est permettre aux individus de contourner ce qui empêche
précisément l’engagement et le diagnostic pertinents. Deleuze écrit
ainsi à propos de Marx : « Il y a des hommes dont toute l’existence
sociale différenciée est liée aux faux problèmes dont ils vivent, et
d’autres, dont l’existence sociale est tout entière maintenue dans ces
faux problèmes dont ils souffrent, et dont ils remplissent les positions
truquées. » (DR, 268) J’essaierai de montrer que le « pan-
problématisme » de Deleuze témoigne d’une exigence constante de
l’esprit critique.

Il m’a paru important de préciser ce point. D’un côté, Deleuze est


un des philosophes les plus soucieux de distinguer la philosophie des
autres activités de la pensée : il est convaincu d’un propre de la

7
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.156.
8
Marx K., Les Thèses sur Feuerbach, §11, p.23.

17
philosophie – conviction qu’il tient de Ferdinand Alquié (ID, 149). La
philosophie serait une activité de création, comme toute activité de la
pensée pour Deleuze, qui se distinguerait en ceci que le philosophe
crée des concepts. D’un autre côté, nul n’est plus soucieux que
Deleuze du rapport non philosophique à la philosophie (P, 41 et 191) ;
nul n’est plus soucieux d’avoir un public non philosophique – il avoue
même détester les étudiants de philosophie (Abc, « Professeur »). Or
nous savons bien que 99 % des élèves qui bénéficient d’un cours de
philosophie ne se destinent pas à la philosophie. Se servir des outils
deleuziens pour penser l’enseignement de la philosophie, ce n’est
donc en aucun cas essayer de construire une pédagogie du génie qui
essaie d’apprendre aux élèves à créer des concepts au même titre que
les philosophes patentés. C’est pourquoi cet ouvrage enquête sur la
conceptualisation deleuzienne du « problématique », qui est un
passage nécessaire, mais non suffisant, vers la création de concepts
inédits. Ce qui nous paraît enseignable, c’est l’effort de problématiser.
Tous les philosophes en font preuve. Ce qui distingue ensuite un
grand philosophe d’un individu lambda est sans doute bien trop
complexe pour pouvoir faire l’objet d’un enseignement.

Nota Bene. Dans ce livre, on rencontre souvent le « nom propre » :


« Deleuze ». Qu’est-ce que cela signifie ? « Il faudrait essayer de
réfléchir sur l’usage des noms propres. Que veut-on dire quand on dit
Cuvier, Newton ? Au fond, ce n’est pas clair. »9 Deleuze y a réfléchi.
Il nous semble donc idoine, à propos de chacune de « ses » idées ou
même de la théorie qui se dégage du système de ses idées, de préciser
à la manière de Canguilhem qu’il s’agit d’idées « que le nom de Gilles
Deleuze résume et signe. »10 En effet, les idées que je lui prête ou que
j’avance à partir de lui et grâce à lui renvoient à des livres qu’il a
signés, et à d’autres qu’il a cosignés avec Félix Guattari. C’est donc
par commodité que j’employe le « nom propre » – i.e. l’événement,
l’heccéité, la tornade – « Deleuze » !

9
Foucault M., « La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie », dans Dits et
écrits I, 1954-1975, p.929.
10
Canguilhem G., Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie,
p.102. Le propos original s’intéresse à la théorie de l’évolution et au nom propre
« Charles Darwin. »

18
C’est aussi par commodité que j’emploie la première personne du
singulier pour me désigner, conscient par ailleurs que ce « je » n’est
qu’un « lieu d’apports » – qui mériterait sans doute d’être appelé
« nous », si ce pronom ne correspondait pas à un usage pompeux, dit
« de majesté ».

Remerciements. Je remercie les diverses rencontres, de la plus


évidente à la plus insoupçonnable, qui m’ont permis de désirer
faire cette enquête et d’avoir la force de la mener. Hormis les livres
de Deleuze, cause première de cette force productrice, et de
nombreux autres livres, je puis consciemment avoir l’idée joyeuse
de ces causes extérieures : mes parents, qui m’ont amené à
l’existence ; la mémorable colocation – et l’amitié qui en est née –
avec Maxence, Vincent et Frédéric, où les sujets de philosophie
fusaient sans sérieux ; les cours de Jean et David notamment ;
Michel, la bonne rencontre directrice pour cette recherche ; Jean-
Nicolas, relecteur acrobate en toute situation ; et les nombreux
paysages pressentis de Carole.

19
Première partie

Les conditions effectives de l’apprentissage :
comment en vient-on à désirer philosopher ?
« Un homme qui pense est généralement un homme qui
croit penser et qui en réalité se fait la classe. »
Charles Péguy

« On ne sait jamais comment quelqu’un apprend ;


mais, de quelque manière qu’il apprenne, c’est toujours
par l’intermédiaire de signes, en perdant son temps, et
non par l’assimilation de contenus objectifs. Qui sait
comment un écolier devient tout d’un coup « bon en
latin », quels signes (au besoin amoureux ou même
inavouables) lui ont servi d’apprentissage ? Nous
n’apprenons jamais dans les dictionnaires que nos
maîtres ou nos parents nous prêtent. Le signe implique
en soi l’hétérogénéité comme rapport. On n’apprend
jamais en faisant comme quelqu’un, mais en faisant
avec quelqu’un, qui n’a pas de rapport de ressemblance
avec ce qu’on apprend. »
Gilles Deleuze

Deleuze s’interroge sur la matérialité de la pensée et son


fonctionnement réel et effectif. Cette exigence implique un double
rejet. L’un est de niveau psychologique, ou plutôt socio-historique. Le
second est plus proprement philosophique.

Premièrement, on ne peut pas supposer une bonne volonté de


penser, surtout chez les élèves. Si un individu arrive avec la volonté de
savoir des choses, on a toutes les raisons d’être méfiant : l’élève zélé
et pressé de savoir est souvent un élève qui a peur, un élève
réactionnaire – au sens nietzschéen –, ou un cynique. Il sait que
l’échec scolaire est synonyme de bien des impasses sociales : il
apprend pour ne pas mourir socialement ; il sent que ses parents
mettent beaucoup de pression sur lui : il apprend en contre-réaction à
cette volonté imposée du dehors ; il a intériorisé le discours de la

23
compétition scolaire : il veut être le meilleur. Deleuze est proche de
Nietzsche et de Foucault dans son soupçon sur la volonté de vérité,
qui cache toujours des procédés de savoir liés à des violences, des
puissances ou des pouvoirs. (P, 159) En ce qui concerne la
philosophie, c’est surtout un certain enseignement de l’histoire de la
philosophie qui est suspecté. (P, 14-15) Les termes de Deleuze sont
crus pour évoquer une forme de bourrage de crâne, d’intimidation qui
sert de garante d’accès au temple de la philosophie : « L’histoire de la
philosophie a toujours été l’agent de pouvoir dans la philosophie, et
même dans la pensée. Elle a joué le rôle de répresseur : comment
voulez-vous penser sans avoir lu Platon, Descartes, Kant et
Heidegger, et le livre de tel ou tel sur eux ? Une formidable école
d’intimidation qui fabrique des spécialistes de la pensée, mais qui fait
aussi que ceux qui restent en dehors se conforment d’autant mieux à
cette spécialité dont ils se moquent. » (D, 19-20) La conclusion est
radicale : c’est la pensée qu’on empêche ainsi : « Une image de la
pensée, nommée philosophie, s’est constituée historiquement, qui
empêche parfaitement les gens de penser. » (Ibidem) Deleuze vise en
fait une certaine forme d’enseignement de la philosophie, propre à la
France depuis Victor Cousin.1

Le second rejet concerne la forme du transcendantal. Deleuze


s’oppose aux fausses genèses de Kant et de Husserl, qui opèrent un
« tour de passe-passe » en se contentant de « concevoir le
transcendantal à l’image et à la ressemblance de ce qu’il est censé
fonder. » (LS, 118-119 et 128) L’enjeu pédagogique décisif vient de
ce souci de construire une véritable genèse de la pensée, qui ne soit
pas un décalque ad hoc des résultats de la pensée sur leur condition.
C’est le grand reproche de Deleuze : « décalquer le transcendantal sur
les figures de l’empirique. » (DR, 187) Autrement dit, Kant et Husserl
se donnent déjà tout dans leur pensée de la genèse : ils font du
transcendantal un « possible », au sens bergsonien, c’est-à-dire qu’ils
lui donnent les caractéristiques du réel, en leur enlevant l’existence. Ils
calquent donc l’image de la pensée advenue sur le transcendantal, en
lui enlevant l’existence réelle. C’est une simple opération sur la
modalité, un tour de passe-passe qui n’explique aucunement la genèse
effective de la pensée. Kant et Husserl sont tournés vers le passé. Au

1
Cf. Poucet B., Enseigner la philosophie, 1860-1990.

24
contraire, Deleuze se tourne vers l’avenir. Il veut penser la genèse de
la pensée dans le sens où elle a lieu effectivement : du fond grouillant
et obscur à l’idée adéquate, de l’absence totale d’intérêt pour une
question à la nécessité vécue de devoir développer un problème. Mais
comment passe-t-on de l’un à l’autre ? Tout apprentissage doit être
ainsi pensé dans son orientation vers le futur et les progrès. (PS, 36)
La question est celle que se pose toujours le professeur de
philosophie : comment donner envie aux élèves de faire de la
philosophie ? Pour Deleuze, la question est déjà mal formulée. Il
vaudrait mieux dire : comment faire advenir la pensée en lui ? La
génitalité de la pensée est une question de physique de la pensée, non
un affrontement des volontés. Cette question de la volonté de l’élève
est à la fois de nature éthique et logique.

La dimension éthique souligne la violence que constitue toute


imposition de volonté. Si le professeur n’obtient pas de ses élèves ce
qu’il veut, il risque de recourir à des stratagèmes vicieux. Ce point est
le plus trivial, mais le plus brûlant dans les classes : combien de
professeurs de philosophie recourent à des méthodes aussi abjectes
que la pression de l’examen ou la menace d’un devoir supplémentaire,
sous-entendent l’imbécillité des élèves – qui sont bien sots de ne pas
s’intéresser aux profondes questions de leur professeur – ou encore
souscrivent à l’opinion pour s’accaparer la sympathie des élèves.
C’est le monde de la force pure : celui de l’affrontement des volontés,
qui passe par la violence, la duperie, le dressage, et cetera.

L’aspect logique du problème est plus radical. De nombreux


philosophes analytiques contemporains s’intéressent à la notion de
volonté, et ont bien montré qu’elle se dissout dans un paradoxe
étonnant : celui de la régression à l’infini. La critique de la volonté
passe par les degrés supérieurs qu’elle présuppose. Un dépendant à la
drogue peut penser « je veux de la drogue » et en même temps « je ne
veux pas vouloir de la drogue ». Cet exemple simple illustre bien
l’illusion de la première volonté – comme disait Spinoza : je crois
désirer librement parce que j’ignore les causes de ce désir. Si celui-ci
était vraiment fondé, il faudrait pouvoir le vouloir. Cela est possible,
pensera-t-on : on peut vouloir quelque chose vraiment, et vouloir le
vouloir. Mais alors, il faudrait, pour que cette volonté soit vraiment un
acte libre du sujet, qu’il la veuille vraiment. Et cetera. Cette

25
déconstruction logique de la volonté par l’absurde touche au plus près
la situation enseignante. En effet, lorsqu’un professeur donne un sujet
de réflexion à un élève, il lui demande de réfléchir sur une question.
Qu’est-ce que cela signifie sinon : « je veux que tu veuilles réfléchir
sur ceci ». Car si l’élève ne veut pas vraiment réfléchir au sujet, il y a
de grandes chances que ce qu’il en pense soit au plus haut point
inintéressant : comment peut-on espérer un travail pertinent de la part
d’un individu qui n’a lui-même éprouvé aucun intérêt à produire son
propre discours ? Mais que sanctionne-t-on alors : un manque de
volonté ? De telles remarques peuvent paraître triviales. Nous ne
pensons pas qu’elles le soient, car le cœur du problème de
l’apprentissage se situe ici. Tant qu’on restera sur la présupposition
d’une bonne volonté de penser des élèves, on se heurtera à cette
alternative dramatique : soit l’élève obtempère, souvent pour de
mauvaises raisons – volonté dressée à obéir, capacité à s’auto-
convaincre de l’importance d’une chose selon des critères
extrinsèques –, soit il demeure étranger au problème – ce qui est
logique au vu des circonstances d’imposition de la question.2

Dans tous les cas, on reste bloqué au niveau des dimensions


subjectives de la question : je m’intéresse à cette question parce
qu’une personne représentant l’autorité me dit que c’est intéressant ;
ou bien : je m’en détourne parce que ça ne fait pas partie de mes
centres d’intérêt. Pour dépasser cette alternative, il faut accéder à
l’essence objective des problèmes, qui les rend nécessaires. Il s’agit de
créer les conditions objectives de la question, celles qui forcent à
penser. En ce sens Deleuze retrouve la fonction générative de

2
Un article de la chercheuse suisse en didactique de la philosophie, Nathalie
Frieden, est intéressant sur ce point. Dans « Comment naît la problématique ? », elle
a quelques intuitions deleuziennes, mais les tire vers des perspectives plus
subjectivistes et communicationnelles. Néanmoins, je partage complètement son
souci des conditions d’« émergence » des problèmes. Ainsi, elle écrit : « Tant que
nos élèves ne se sont pas identifiés au problème, tant qu’ils ne se le sont pas
appropriés, ils l’envisagent comme un casse-tête qu’il faut résoudre, une question
posée par un philosophe d’une autre époque ou par le professeur. Ce n’est pas leur
problème, c’est le nôtre. […] Il s’agit de sortir de l’objectivité irénique de la
philosophie achevée pour une situation inconfortable de philosophie s’élaborant. » –
Frieden N., « Comment naît la problématique ? », L’Agora. Revue internationale de
didactique de la philosophie, n°24, janvier 2005.

26
l’étonnement telle qu’elle était pensée par Platon – qui distingue les
objets reconnaissables et les signes rencontrés. (PS, 122)3 À l’aide
d’Artaud, on peut résumer le foyer inaugural de la pensée ainsi : le
réel est affaire de vibrations neurophysiologiques, il est composé
d’images qui produisent un choc, une onde nerveuse qui fait naître la
pensée ; nous sommes donc forcés de penser par la rencontre avec le
réel. En même temps, il y a un constat d’impuissance, un
« impouvoir » de la pensée qui est le problème essentiel de la pensée.
Cette contradiction interne crée une différence de potentiels qui assure
l’effort de la pensée, qui fait de la pensée un « être toujours à venir ».
(IT, 215-218) La genèse de la pensée est donc objective, elle est
nécessaire, et elle assure en droit un devenir infini de la pensée.

Explorons donc, dans cette première partie, les différents


problèmes posés par la genèse de la pensée. C’est la question de
l’amorce, essentielle dans tout apprentissage, et plus encore en
philosophie, discipline réputée – à tort selon Deleuze – abstraite et
difficile. « Amorce » vient de l’ancien français « amordre »,
« mordre ». « Matière détonante servant à provoquer l’explosion,
manière d’entamer, de commencer, début, ébauche. »4 Qu’est-ce qui
fait qu’on s’intéresse à une question, qu’on rentre dans un problème,
qu’on trouve assez de désir en soi pour perdurer dans l’élaboration
d’un problème, sans se lasser ni se laisser tenter par les sirènes des
solutions ?

3
Les mêmes propos, sous la plume d’Aristote, n’ont pas la même force. Celui-ci
parle bien de l’étonnement – cf. Aristote, Métaphysique, 982 b11, p.8-9 : « Ce fut
l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers hommes aux
spéculations philosophiques » – mais il présuppose en même temps un souci
universel de chercher le vrai.
4
Cf. le beau livre de Sarah Masson et Michel Squarci : Amorce, aux éditions La
Cinquième Couche.

27
Chapitre 1

La griffe de la nécessité : un transcendantal
matériel

« La pensée n’est rien sans quelque chose qui force


penser, qui fait violence à la pensée. Plus important que
la pensée, il y a ce qui « donne à penser » ; plus
important que le philosophe, le poète. […] Le leitmotiv
du Temps retrouvé, c’est le mot forcer : des
impressions qui nous forcent à regarder, des rencontres
qui nous forcent à interpréter, des expressions qui nous
forcent à penser. »
Gilles Deleuze

Dans ce chapitre, ainsi que dans le suivant, nous allons aborder la


détermination matérielle du transcendantal deleuzien. D’un point de
vue pédagogique, il est plus efficace de commencer par celle-ci. Cela
permet de comprendre la genèse de la pensée, qui s’exprime en termes
de rencontres. Alors que la détermination formelle du transcendantal
kantien assurait la nécessité de ce qui est pensé, Deleuze déplace le
problème vers la nécessité du fait de penser.

L’intérêt désintéressé

La position deleuzienne est salutaire d’un point de vue


psychologique et éthique. Il est intéressant de le relever. Il fait sienne
la critique nietzschéenne et proustienne de la volonté de vérité,
critique qui est à la racine du bouleversement de l’image dogmatique
de la pensée : « Le tort de la philosophie, c’est de présupposer en nous
une bonne volonté de penser, un désir, un amour naturel du vrai.
Aussi la philosophie n’arrive-t-elle qu’à des vérités abstraites, qui ne
compromettent personne et ne bouleversent pas. « Les idées formées
par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible,

29
leur élection est arbitraire ». Elles restent gratuites, parce qu’elles sont
nées de l’intelligence, qui ne leur confère qu’une possibilité, et non
pas d’une rencontre ou d’une violence qui garantirait leur
authenticité. » (PS, 24 ; cf. aussi QPh, 63) Doit-on craindre de ce
« nietzschéisme » des conséquences relativistes ? Peut-on tolérer, de
la part des élèves, un refus de réfléchir sur telle ou telle question sous
prétexte que cela ne les intéresse pas ? N’est-ce pas le règne de
l’arbitraire et de la paresse intellectuelle ?

Pour répondre à ces inquiétudes, rappelons que Deleuze vise ici ce


qu’il nomme les présupposés subjectifs et implicites (DR, 169 et QPh,
31), incarnés par Descartes : chacun saurait ce que veut dire penser et
disposerait d’un bon sens pour juger.5 La connaissance philosophique
serait donc désintéressée, comme les philosophes ont essayé de nous
le faire croire depuis Aristote. D’importants travaux ont analysé de
manière critique cette posture. L’objection peut être encore plus
rapide : dès lors que les philosophes subordonnent l’effort de penser à
la volonté de penser – souvent synonyme de volonté de connaître la
vérité –, ils n’échappent pas, en droit, à un psychologisme.
Logiquement, on n’est donc pas autorisé à parler de
désintéressement.6

Deleuze opère un chiasme et renverse la tradition. On passe du


désintéressement intéressé à l’intérêt désintéressé. Qu’est-ce que cela
signifie ? D’un côté, les philosophes revendiquent souvent le fait que
la philosophie n’a pas à être intéressante – les ennemis sont
l’utilitarisme, la pédagogie nouvelle, et cetera –, mais cette
revendication est intéressée, puisqu’elle leur permet de construire un
champ symbolique qui confère quelqu’avantage à celui qui y
adhère… À l’inverse, Deleuze invite à concevoir une pensée qui ne
peut exister que si elle est intéressante, cette qualité de l’Idée
impliquant nécessairement qu’on ne peut pas en tirer un intérêt.

5
Ne faisons pas de Descartes le naïf qu’il n’est pas. L’expression célèbre qui ouvre
le Discours de la méthode a un double sens : c’est à la fois un éloge optimiste des
capacités humaines et une raillerie ironique sur les prétentions de l’opinion.
6
Les analyses de Bourdieu montrent précisément que cette insistance sur le
prétendu désintéressement est socialement intéressée.

30
L’intérêt d’une Idée ne signifie pas que c’est mon intérêt de l’avoir.
Expliquons.

La notion de rencontre crée un rapport concret avec un problème,


une amorce effective qui suscite l’intérêt. Le souci de l’Intéressant est
fondamental pour Deleuze, qui en fait une valeur de la pensée – à la
place de la Vérité notamment. Le problème pour Deleuze n’est pas le
faux, mais l’inintéressant, l’abstrait, le lointain, le déjà-dit-déjà-lu-
mille-fois. Les nouveaux critères axiologiques qui distinguent la
réussite de la pensée sont l’Intéressant, le Nouveau, le Fécond.7
Attention au contresens toutefois : il n’y a aucune place pour le
caprice dans cette détermination par l’intérêt. L’intéressant n’est pas
un choix personnel, c’est une capture du dehors, une « rencontre
fortuite » qui nous plonge dans une confusion et nous force à douter.
L’Intéressant nomme une situation objective en ce que celle-ci
enclenche des forces machiniques qui nous mettent à penser. La
pensée n’est pas la preuve de l’activité souveraine du sujet, c’est un
processus qui peut éventuellement nous amener à devenir actif. C’est
pourquoi on est toujours d’abord « mis à penser » plus qu’on ne se
« met à penser ». La détermination autonome de l’individu ne peut
provenir que d’une origine hétéronomique : on ne décide pas de son
salut.8

En bref, un élève ne « veut » penser que s’il se trouve forcé de


penser, forcé par les signes : « Qui cherche la vérité ? Et qu’est-ce
qu’il veut dire, celui qui dit « je veux la vérité » ? Proust ne croit pas
que l’homme, ni même un esprit supposé pur, ait naturellement un
désir du vrai, une volonté de vérité. Nous ne cherchons la vérité que
quand nous sommes déterminés à le faire en fonction d’une situation
concrète, quand nous subissons une sorte de violence qui nous pousse

7
Vide infra, chapitre 8.
8
On trouve cette idée clairement énoncée chez Leibniz : « Peut-être que dans le
fond tous les hommes sont également mauvais […] mais le plan général de l’univers
que Dieu a choisi pour des raisons supérieures faisant que les hommes se trouvent
dans de différentes circonstances, ceux qui en rencontrent de plus favorables à leur
naturel deviendront plus aisément les moins méchants, les plus vertueux, les plus
heureux. Il arrive même quelque fois encore dans le train de la vie humaine, qu’un
naturel plus excellent réussit moins, faute de culture ou d’occasions. » – Leibniz,
Théodicée, § 105.

31
à cette recherche. […] Il y a toujours la violence d’un signe qui nous
force à chercher, qui nous ôte la paix. La vérité ne se trouve pas par
affinité, ni bonne volonté, mais se trahit à des signes involontaires. »
(PS, 23-24) On comprend pourquoi un élève capté par l’Intéressant
n’est pas dans une démarche intéressée : il n’y a aucun calcul, aucune
délibération, aucune intention préméditée. De là découle l’importance
suprême des situations de rencontres, dont la « classe » constitue
l’exemple privilégié. L’enseignant peut devenir un maître des
rencontres. Nous verrons que, loin de se constituer lui-même comme
rencontre – le maître marquant les élèves de son sceau9 – il peut plutôt
organiser les rencontres pour donner à penser aux élèves en restant
lui-même dans une position tierce.10

Le maximum d’intérêt n’est donc pas du tout synonyme d’un


caprice, d’un choix personnel qui engage des opinions personnelles.
Cet intérêt que Deleuze estime nécessaire pour penser est parfaitement
désintéressé : on n’a pas le choix d’être intéressé, on ne choisit pas
d’être pris par et dans un problème. Non seulement l’intérêt dont
Deleuze fait le moteur de la pensée est complètement désintéressé,
mais on peut même y laisser sa santé. (QPh, 163)

La violence dans la pensée

Du caractère fortuit des rencontres, il faut passer à leur caractère


violent. On est loin ici des pédagogies bienveillantes ou bien
pensantes : ni bonne volonté de l’enseignant, ni douceur et souplesse
vis-à-vis des élèves. Plutôt : hasard des dispositifs et violence des
échanges ! Essayons de comprendre en quoi ces thèses deleuziennes
sont en fait beaucoup plus généreuses que les doucereuses attentions
de certaines didactiques.

9
On trouve l’éloge fiévreux de cette modalité de rencontre dans Gusdorf G.,
Pourquoi des professeurs ? – de tendance existentialiste voire personnaliste. Cet
idolâtrie du professeur de philosophie comme maître à penser est prégnante dans
l’idéologie de la République. Cf. Fabiani J.-L., Les philosophes de la République,
« chapitre 2 » ; Pinto L., La vocation du métier de philosophie, « chapitre 1 ».
10
Vide infra, chapitre 9.

32
Qu’est-ce qui crée le fiat dans la pensée ? Contre l’intériorité d’une
bonne volonté, Deleuze oppose l’extériorité des signes. Il trouve chez
Proust l’essentiel de sa thèse : « A l’idée philosophique de « méthode
», Proust oppose la double idée de « contrainte » et de « hasard ». La
vérité dépend d’une rencontre avec quelque chose qui nous force à
penser, et à chercher le vrai. Le hasard des rencontres, la pression des
contraintes sont les deux thèmes fondamentaux de Proust. Préci-
sément, c’est le signe qui fait l’objet d’une rencontre, c’est lui qui
exerce sur nous cette violence. C’est le hasard de la rencontre qui
garantit la nécessité de ce qui est pensé. Fortuit et inévitable, dit
Proust. » (PS, 25) Trop souvent, les enseignants refusent de connaître
les dispositions des élèves vis-à-vis de tel ou tel problème. Mais que
se passe-t-il vraiment dans l’esprit d’un élève si le sujet ne l’intéresse
pas ? Que retient-il, dans ce cas, de tout ce qu’on lui dit ?

Philippe Meirieu dresse un tableau des différentes conceptions du


rapport entre désir et situation pédagogique.11 Premièrement, ignorer
le désir de l’élève : on sait de toute façon ce qui est vraiment bon pour
lui. Deuxièmement attendre que le désir de l’élève émerge et s’y
conformer, ce serait la thèse de A.S. Neill et de l’école de Summerhill.
Troisièmement, distinguer « désirs superficiels » et « désirs
authentiques », mais le clivage dévoile souvent sa vraie nature qui est
de subordonner la satisfaction du désir à l’absorption docile de
contenu. Meirieu conclut de ce synopsis qu’aucune de ces positions
pédagogiques n’est souhaitable. Il ne faut ni ignorer, ni sacraliser, ni
dévoyer le désir mais au contraire « créer les conditions de son
émergence. » C’est pourquoi, lorsqu’on prévient les éducateurs :
« Soyez vigilants à ne pas tout transformer en déplaisir »12, on oublie
un premier moment ; les enfants ne viennent pas avec un plaisir inné
qu’il faudrait préserver des atteintes des grands. La première tâche est
d’amener les élèves vers un désir d’apprendre. On évitera ainsi le
préjugé naïf qui veut qu’un enfant possède déjà un désir inné, dont il
faudrait seulement favoriser l’émergence. Au contraire, la création
des conditions d’émergence du désir passe souvent par un non-plaisir
qu’est le choc de la rencontre, l’obstacle à surmonter. (PS, 30-33)

11
Cf. Meirieu P., Apprendre… oui mais comment, p.87-91.
12
Beillerot J., « Savoirs et plaisirs », dans Mosconi N., Beillerot J. & C. Blanchard-
Laville C., Formes et formations du rapport au savoir, p.317.

33
L’expérience favorise la rencontre avec « quelque chose qui nous
force à penser. » Elle joue ici un grand rôle, en tant qu’expérience des
signes, « perception de la difficulté », comme dit Dewey.13 Sans
l’expérience, comme faculté de la rencontre, l’intelligence demeure
sur le mode de l’hypothétique : elle présuppose une bonne volonté de
penser de la part des élèves, elle n’est que le signe d’une réalité qui
pourrait être vécue. Or, personne – et encore moins les élèves – ne
pense s’il n’est pas forcé à penser, s’il n’y a pas des signes qui lui font
violence. Aux assertions du mauvais enseignant, il manque la « griffe
de la nécessité » (PS, 116) qui caractérise la difficulté.

De ce point de vue, l’élément constitutif de l’expérience, c’est le


« sentiendum » qui rend l’âme perplexe et force à poser un problème.
Un passage important de Différence et répétition synthétise ce point :
il faut « une griffe, qui serait celle de la nécessité absolue, c’est-à-dire
d’une violence originelle faite à la pensée, d’une étrangeté, d’une
inimitié qui seule la sortirait de sa stupeur naturelle ou de son éternelle
possibilité : tant il n’y a de pensée qu’involontaire, suscitée, contrainte
dans la pensée, d’autant plus absolument nécessaire qu’elle naît, par
effraction, du fortuit dans le monde. Ce qui est premier dans la pensée,
c'est l’effraction, la violence, c’est l’ennemi, et rien ne suppose la
philosophie, tout part d’une misosophie. » (DR, 181-182) Le
sentiendum est l’amorce immanente de la pensée, la mise en marche
du désir.

Cette question ne cessera de hanter Deleuze. Il cite souvent une


phrase de Heidegger qui se trouve dans les premières pages de
Qu’appelle-t-on penser ?14 : « L’homme sait penser en tant qu’il en a
la possibilité, mais ce possible ne garantit pas encore que nous en
soyons capables. » (DR, 188 ; IT, 204) C’est une histoire de
différence : ce qui diffère de ce que je sais déjà ou croyais savoir se
présente comme nouveau à ma pensée ; ce nouveau me force à penser.
Cet élément génital est baptisé « noochoc » par Deleuze. (IT, 204) La
matérialité du transcendantal deleuzien est donc radicale : la question
de l’avènement de la pensée est un problème neurophysiologique. Il
faut « produire un choc sur la pensée, communiquer au cortex des

13
Dewey J., Comment nous pensons ?, p.99.
14
Cf. Heidegger M., Qu’appelle-t-on penser ?, notamment p.21-25.

34
vibrations, toucher directement le système nerveux et cérébral. » (IT,
203)

Le « noochoc » relève d’une physique de la pensée, il est affaire de


différences de potentiels qui génèrent un champ de forces au sein
duquel émerge la pensée. (DR, 303-304) « C’est donc la coexistence
des contraires, la coexistence du plus et du moins dans un devenir
qualitatif illimité, qui constitue le signe ou le point de départ de ce qui
force à penser. » (DR, 184) La lecture deleuzienne du sublime kantien
est caractéristique de ce point de vue. Le problème de savoir si elle est
une surinterprétation est moins important que ce qu’elle montre : le
sublime, c’est justement le vacillement des facultés de l’entendement,
l’impossibilité de penser ce qui nous arrive, ce que l’on voit, et en
même temps la nécessité impérieuse dans laquelle on est de penser ce
qui nous arrive. Ceci explique que le sublime kantien revienne comme
un leitmotiv dans l’œuvre de Deleuze. (K, 73 ; IT, 205 ; CC, 48) On
n’est pas étonné qu’il soit émerveillé par cette phrase lue chez Dionys
Macolo : « Un tel bouleversement de la sensibilité générale ne peut
manquer de conduire à de nouvelles dispositions de pensée… » (RF,
305) Loin d’être une apologie de l’exceptionnel et du grandiose, la
pensée deleuzienne est une microphysique de la pensée. On aurait tort
de voir chez Deleuze un penseur tempétueux ou énervé. Arnaud
Villani démontre bien pourquoi Deleuze renoue plutôt avec la lignée
d’écrivains dont le souci reste classique : « rechercher la structure
alcyonienne du réel ».15 Il ne faut donc pas confondre le fait d’une
violence nécessaire à la pensée et la pensée rigoureusement calme de
ce fait. Cette remarque permet de ne pas conclure du concept de
« noochoc » des attitudes pédagogiques énervées face aux élèves.16
C’est l’hétérogénéité du signe qui permet d’amorcer une dynamique,
un geste de la pensée, une intensité, une évolution, bref une
problématisation – opposée à l’homogénéité de l’abstrait, à la fois
statique et extensif, collection de résultats. (DR, 32-25) De plus, tout
ceci est une affaire de différentiel : on ne verra donc aucune apologie

15
Cf. Villani A., La Guêpe et l’orchidée. Essai sur Gilles Deleuze, p.56-58.
16
On a déjà vu des professeurs de philosophie singer de grands mouvements sous
prétexte de donner à voir l’étonnement ou la grandiosité d’une pensée. Face à de
telles attitudes, on ne peut que répondre qu’il n’existe pas de gestuelle philosophique
pour philosopher.

35
de la « violence », au sens traditionnel, chez Deleuze. Une violence
peut être un regard, aussi infime soit-il, de la femme aimée, ou bien
une remarque incidemment prononcée au détour d’une conversation.
D’où l’enjeu pédagogique de cette perspective génitale sur la pensée :
de telles violences sont à portée de main du professeur. Il n’est pas
besoin d’emmener les élèves sur les sommets enneigés ou en pleine
mer pour réussir à susciter chez eux une rencontre capable de leur
donner à penser. Il faut simplement qu’une puissance les « force à
penser, les jette dans un devenir-actif. Une telle contrainte est ce que
Nietzsche appelle ‘‘Culture’’. » (NPh, 123) Sur ce point, il faudrait
réfléchir sur le rôle de l’art dans l’enseignement de la philosophie.17
Riches de percepts et d’affects, un film, un tableau, une nouvelle ne
sont-ils pas susceptibles de jouer ce rôle d’amorce qui force les élèves
à penser ? De nombreuses expériences d’enseignement ont lieu autour
de cette intuition.18 Bien souvent, de tels cours réussissent à construire

17
On notera avec intérêt que Deleuze a suscité des expériences pédagogiques de la
part d’un professeur d’art. Celui-ci a été sensible au rôle de l’hétérogénéité du signe
pour l’enseignement de sa discipline. Mais il va de soi que ses conclusions
pourraient intéresser les professeurs de philosophie. Ainsi, Yves Amiot développe la
notion de « marcheur pédagogue », qui concerne aussi bien l’élève que l’enseignant
– cf. surtout chapitre 3. Sur les trois expériences concrètes qu’il rapporte – chapitre 4
– celle de l’Arboretum me paraît la plus significative. Le but d’Amyot était de
trouver des agencements qui génèrent chez l’élève un état physique lui permettant
d’être plus sensible à son environnement pour ainsi favoriser sa créativité – rôle du
Land Art sur ce point. Amyot écrit ainsi : « Des liens étaient donc établis entre des
disciplines hétérogènes ; les élèves sortaient du territoire scolaire et devaient
échanger avec leurs pairs pour réaliser une œuvre ; de plus, ils étaient confrontés à
l’œuvre éphémère et aux caprices de la météo. » – Amyot Y., Le Marcheur
pédagogue. Amorce d’une pédagogie rhizomatique, p.139.
18
Notons cependant qu’utiliser l’art pour rendre un cours de philosophie intéressant
comporte de nombreux pièges. Le premier étant le quasi cercle vicieux qui veut
qu’en utilisant une œuvre d’art en philosophie, on conforte chez les élèves une
impression d’ennui : tel tableau ou film est vécu comme violence symbolique
puisqu’il ne correspond pas aux pratiques artistiques des élèves. Dès lors, la
philosophie est confirmée dans sa position « chiante, abstraite ou intello », et l’on
n’aura réussi qu’à embarquer l’art dans cette spirale infernale… Ou alors, c’est
l’effet inverse : les élèves le vivent sous le mode de l’amusement et associent cette
initiative du professeur à une détente ou à du « non travail ». Cette tension entre
violence symbolique et divertissement montre que l’usage de « signes qui forcent à
penser » nécessite une véritable imagination pédagogique, consciente des difficultés
extrinsèques à la philosophie qui en barrent l’accès.

36
un problème à partir du concret et s’avèrent fonctionner bien mieux
qu’un cours refermé sur la seule philosophie.

De l’habitude satisfaisante (répétition) à la nouveauté


douloureuse (différence)

Ce que Deleuze dit de la douleur est important. « Il faut d’abord


éprouver l’effet violent d’un signe, et que la pensée soit comme forcée
de chercher le sens du signe. […] La douleur force l’intelligence à
chercher, comme certains plaisirs insolites mettent en mouvement la
mémoire. » (PS, 32-33) Heidegger, dans le livre déjà cité, note ces
vers de Hölderlin : « Nous sommes un Monstre, privé du sens / Nous
sommes hors douleur ».19 Cette détresse de l’absence de douleur est ce
qui peut arriver de plus terrible à la pensée : elle génère une autre
douleur, beaucoup plus insupportable. C’est pourquoi il n’y a nul
masochisme chez Deleuze. Il loue la douleur parce qu’elle force à
penser : la pensée comme mélange d’amour et de haine. Cette douleur
est aussi un certain bonheur, celle de l’élève amoureux de sa
professeur de latin et qui devient très bon en thème (PS, 31) – clin
d’œil évident à Spinoza. Il faut opposer cette douleur faite par les
signes, nécessaire et productrice de pensée, à celle causée par les
autres hommes, réellement destructrice et productrice d’aliénation.

Ceci suppose une première critique du désir20. Il faut se prémunir


contre une aberration trop répandue à propos de la notion de désir : ne
pas inhiber les intentions et les désirs des élèves, cela ne doit surtout
pas signifier les ériger en principes conducteurs de l’acte pédagogique.
Il y a bien souvent une facilité dans un discours « pro-désir ». Il est
vrai que si l’on suit les envies des élèves, on aura plus facilement la
« paix », on ira dans leur sens, et cetera. La démagogie n’est pas loin,
la nullité non plus. Deleuze demeurait très exigeant en tant que
professeur et ne faisait aucune concession à la facilité. Il est
impressionnant d’apprendre qu’il n’a jamais préparé ses cours
différemment, que ce soit au lycée, en classe préparatoire, ou à
l’université. (Abc, « Professeur ») Deleuze jugeait chaque public

19
Heidegger M., Qu’appelle-t-on penser ?, p.28.
20
La conception deleuzienne du désir est exposée plus loin. Vide infra, chapitre 4.

37
pareillement digne, ce qui ne justifiait aucune différence de traitement.
Prenons acte de cette leçon deleuzienne : c’est un préjugé scolaire qui
veut nous faire croire que la difficulté de contenu d’un cours implique
un travail de préparation corrélatif. Il est certainement aussi difficile
de faire un cours sur les quatre règles de la méthode cartésienne que
sur l’univocité de l’être chez Duns Scot. C’est en fait la notion de
« difficulté » qui induit un faux problème. Deleuze était persuadé que
tout problème était pareillement facile à saisir – au sens où il est très
concret si on le présente bien – et difficile à suivre – au sens où la
cohérence, les jeux de rencontres, la longueur du raisonnement
nécessitent d’être concentré. Bref, un enseignement de la philosophie
centré sur une amorce concrète n’est pas plus « facile ». Au contraire,
dès lors qu’il s’apprête à suivre un véritable cheminement
problématique, il sera sans doute plus compliqué qu’un enseignement
abstrait que les plus studieux réussiront finalement à retenir. Deleuze
pourrait faire sienne cette éthique exigeante de Bergson : « Nous
répudions ainsi la facilité. Nous recommandons une certaine manière
difficultueuse de penser. »21

De plus, l’idée d’un respect du désir de l’enfant au nom d’un


respect de sa personnalité, de la sincérité de cette pulsion qui vient de
l’intérieur, est un discours archaïque qui n’interroge pas la notion de
désir : d’une part sur la mimésis du désir, d’autre part sur l’illusion
substantialiste de l’identité humaine. Commençons par cette dernière.
Sartre distingue la sincérité d’avec l’authenticité. La seconde s’oppose
à la mauvaise foi alors que la première en est un genre.22 Penser que
tout ce qu’exprime avec entrain un élève correspond forcément à ce
qu’il est, c’est tomber dans les conceptions obscures de l’identité de la
personne humaine pensée comme un noyau, un substrat irréductible
sous le changement. Cela revient à exacerber la matrice constituée par
les déterminismes familiaux, psychologiques, sociaux, et cetera. C’est
l’abomination suprême, selon Deleuze, et un des objectifs de l’Anti-
21
Bergson H., La Pensée et le mouvant, p.1328/95.
22
Cf. Sartre J.-P., L’Être et le néant, « Les conduites de la mauvaise foi », p.90-104 :
« La sincérité est de la mauvaise foi parce qu’elle vise à ce que l’homme coïncide
avec son être, qu’il se reconnaisse pour ce qu’il est, que l’homosexuel avoue son
homosexualité, le méchant sa méchanceté, etc. Elle demande donc à l’homme de
faire qu’il soit sur le mode de la chose en-soi ce qu’il est. Nous retrouvons bien la
mauvaise foi et sa négation du mode d’être de la réalité humaine. »

38
Œdipe est de libérer les individus d’un tel discours sur eux-mêmes. En
tant qu’enseignant, suivre les préférences des élèves, c’est risquer de
les canaliser sur le mode de la répétition et de l’habitude, c’est se faire
un rouage du « socius. » (AO, 163) Remarquons au passage que
devenir un rouage des machines répressives et réactionnaires est un
risque permanent pour un fonctionnaire de l’État.

En demandant aux élèves ce qui leur plaît, on réplique sur eux le


schème de l’objet – propriétés, attributs. Cette prétendue écoute des
élèves présuppose le pire fantoche qui soit de la liberté
d’indépendance. À la soumission explicite, on préfère
l’asservissement doux ! On se débarrasse à bon compte d’un problème
grave, satisfait en ceci que les mécanismes d’oppression n’y ont plus
la figure, désagréable, de la démonstration de souffrance – pleurs,
prostration, et cetera. Ainsi, non seulement on ne respecte rien en
l’élève, mais bien plus, on ne fait qu’exacerber l’extériorité qui est en
lui. La pensée suppose une différence de potentiels intellectuelle : on
ne peut pas instruire en catalysant les déterminations antérieures, mais
seulement en créant une différence, un déséquilibre. Le respect des
désirs de l’enfant le contraint à la ligne droite – le pire des labyrinthes
comme on le sait depuis Borges – alors que la vie et le progrès sont
dans la torsion. C’est pourquoi la violence épistémique conceptualisée
par Deleuze est la meilleure arme de combat contre la violence
sociale.

De plus, en laissant libre cours aux désirs de l’élève, on croit


laisser s’épanouir un désir qui exprime cette personne. Or le désir est
souvent généré par la compétition avec autrui. C’est ce que René
Girard a appelé la « mimésis du désir » : « Le désir est essentiellement
mimétique, il se calque sur un désir modèle. »23 Les situations de désir
ne se limitent pas au rapport d’un objet et d’un sujet ; ce sont en fait
des situations de rivalité autour du même objet : « La rivalité n’est pas
le fruit d’une convergence accidentelle des deux désirs sur le même
objet. Le sujet désire l’objet parce que le rival lui-même le désire. »24
Autrement dit, pour Girard, dès que je désire quelque chose, mon

23
Cf. Girard R., La Violence et le sacré, p.213-248. On trouve une excellente
synthèse de Girard lui-même dans son livre : Les origines de la culture, p.61-68.
24
Cf. Girard R., Op. Cit., p. 216-217 (idem pour les citations suivantes).

39
désir signale l’objet à un rival qui le désire à son tour. Le désir est par
nature mimétique, sans cesse à la recherche d’un modèle et se donnant
pour modèle pour mieux masquer son propre mouvement d’imitation.
« L’individu se déclare hautement satisfait de lui-même ; il se présente
en modèle aux autres ; chacun va se répétant : « Imitez-moi » afin de
dissimuler sa propre imitation. » Ainsi, les désirs se font
nécessairement obstacle et la mimesis du désir « débouche
automatiquement sur le conflit. » En faisant du désir actuel des élèves
un principe pédagogique directeur, on risque fortement de conduire
ceux-ci à reproduire des mécanismes archaïques d’imitation, qui
peuvent conduire à la violence et à la compétition – donc à la
comparaison : la meilleure illustration des thèses de Girard est sans
conteste le « désir d’avoir une bonne note ». On comprend que ceci ne
soit pas très émancipateur…

En résumé, le désir actuel des élèves, en tant qu’il est canalisé par
l’environnement social, ne doit pas devenir un principe au sein de
l’acte pédagogique. Ce désir canalisé par le socius est le cheval de
Troie de la société dans la relation pédagogique. C’est pourquoi la
libre expression n’est pas intéressante en pédagogie et que le débat
spontané est sans doute le pire ennemi de la classe de philosophie.25 Si
on érige le désir en propriété personnelle intouchable – par « respect »
pour la personne –, on fait de l’acte pédagogique une simple
animation qui, sous ses aspects sympathiques, est le premier véhicule
des inégalités sociales et des violences symboliques. Le permissif peut
receler les puissances de déterminations, l’obligatoire peut avoir la
puissance de la liberté.

25
Sur la discussion comme obstacle à la pensée, vide infra, chapitre 6.

40
Chapitre 2

Une apologie du concret

« C’est un préjugé, mais il est absolument indéracinable,


qui veut qu’une raison raide soit plus une raison qu’une
raison souple. C’est un préjugé qui a cours et qui fleurit
sur toute la ligne. […] Il est évident au contraire que ce
sont les méthodes souples, les logiques souples qui sont
les plus sévères, étant les plus serrées. »
Charles Péguy

Deleuze est un philosophe empiriste, c’est même un pragmatiste.


Néanmoins, la fonction qu’il assigne à l’expérience n’est pas propre à
l’empirisme selon lui. La philosophie est très concrète, répète-t-il
souvent, et la présenter comme une discipline abstraite fut un des plus
grands torts qui lui a été fait. Deleuze insiste : « Dans les concepts,
faut pas que les gens qui ne font pas de philosophies croient que c’est
très abstrait un concept. Au contraire, ça renvoie à des choses
extrêmement simples, extrêmement concrètes. Il n’y a pas de concepts
philosophiques qui ne renvoient à des déterminations non
philosophiques. C’est très simple, très très concret. » (Abc, « Désir »)
Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kierkegaard partent de
positions concrètes lorsqu’ils construisent un problème. Le concret est
l’élément génital de la philosophie, qu’elle soit idéaliste, empiriste,
rationaliste ou existentialiste.

Le rôle du concret : conjurer l’hypothétique

La première vertu du concret est de conjurer l’image scolaire de la


philosophie. Pour des raisons historiques, la philosophie est
aujourd’hui empêtrée dans une image grotesque due essentiellement à
son institutionnalisation. Le premier rôle du concret est donc négatif :

41
il sert à conjurer une image abstraite, absconse et faussement
« profonde » de la philosophie.

La critique deleuzienne du transcendantal formel porte


essentiellement sur son caractère seulement hypothétique. En se
tenant à cela, on n’a absolument rien pensé sur les conditions réelles et
effectives de la pensée. Cela concerne de plein fouet la situation
d’apprentissage. En effet, il est très courant qu’on mette l’élève dans
une situation qui reproduit les conditions hypothétiques que critique
Deleuze. La caricature d’un tel enseignement se trouve dans un
chapitre admirable du Erewhon de Samuel Butler. Dans la contrée
imaginaire homonyme, il nous décrit les écoles et notamment le cours
d’« hypothétique » : celui-ci consiste à « imaginer une série de
conditions absolument étrange et demander aux jeunes gens de
résoudre les problèmes qui découlent de ces conditions. »26 La
caricature tend à la description de fait… Dans Les Objets fragiles,
Pierre-Gilles de Gennes, sensible à l’enseignement de la physique en
France, nous fait part de son scepticisme vis-à-vis du rapport au savoir
que génère l’école française.27 Il analyse le système des diplômes et
voit en lui un catalyseur de la réification du savoir. En effet, le
diplôme tend à générer l’illusion de « droits à vie »28, créant un
fonctionnement pervers chez les élèves : d’abord, ceux-ci s’épuisent
intellectuellement par une densité de travail déraisonnable, jusqu’au
dégoût ; seule la perspective de ne quasiment plus rien faire ensuite les
aide dans cette épreuve. D’un point de vue intellectuel, ces jeunes
s’arrêtent de penser après l’obtention des diplômes : conséquence
inéluctable d’un rapport au savoir fondé sur l’idée d’acquisition d’un
objet. On a un savoir comme on a sa maison de campagne, il faut
payer un certain prix, mais le titre nous en garantit la jouissance à vie.
Les effets d’une telle politique de choix sont étonnants : si une école
est fondée sur la recherche, elle subit une dévalorisation tacite dans la
hiérarchie des grandes écoles – elle est dévalorisée dans l’imaginaire
symbolique des préparationnaires puisqu’ils comprennent qu’il faudra

26
Butler S., Erewhon, p.220.
27
Le témoignage de ce prix Nobel de physique, attaché à un sujet « non noble »
mais hautement concret, les polymères, est passionnant à tout point de vue. Cf. De
Gennes P.-G., Les Objets fragiles, « 3e partie : L’éducation », p.209-249.
28
Cf. De Gennes P.-G., Les Objets fragiles, p.232-234.

42
encore travailler même une fois l’école intégrée. Les élèves en sont
rendus à ce point : tout sauf une école dans laquelle il va falloir
continuer à penser ! Un rapport au savoir biaisé chez un futur
enseignant a un effet encore plus désastreux : celui qui n’a jamais
expérimenté le processus immanent de production de problèmes ne
pourra jamais avoir l’idée de mettre en place les éléments aptes à
favoriser ce processus chez les élèves. La remarque de Pierre-Gilles
de Gennes pour un élève29 a une portée beaucoup plus grave chez un
futur professeur.30

Revenons à Erewhon. Le récit imaginaire de Samuel Butler, que


Deleuze admirait, propose une critique puissante des présupposés de
l’enseignement. Voilà ce que nous raconte le protagoniste : « Pendant
mon séjour, je rencontrai un jeune homme qui me dit que pendant
quatorze ans, on ne lui avait guère appris autre chose que le langage
hypothétique, bien qu’il n’eût jamais montré la moindre disposition
pour cette étude, tandis qu’il était doué d’aptitudes assez remarquables
pour d’autres branches du savoir. Il m’affirma qu’il n’ouvrirait plus
jamais un livre d’hypothétique après qu’il aurait obtenu son
diplôme. »31 La belle science que tout le monde vénère à Erewhon,
c’est l’hypothétique. Comme toujours, Butler fait mouche et touche à
un double problème essentiel dans l’enseignement. Il existe en effet
deux manières pour qu’un enseignement tombe sous le coup de la
caricature de Butler – mais en est-ce une ? Premièrement, si les fins de
l’enseignement sont trop opaques et éloignées pour que l’élève en
prenne conscience, la leçon devient vite arbitraire et déconnectée du
réel. Par exemple, peut-on réellement motiver les élèves de Terminale
en leur expliquant que la philosophie est indispensable pour être un
« bon citoyen » ? Cette expression n’est-elle pas excessivement vague,

29
De Gennes P.-G., Op. Cit., p.232 : « Je trouve scandaleux que, sous prétexte
d’avoir réussi un concours à vingt ans, l’on ait des droits à vie sur la société. »
30
Pour ne citer qu’un exemple, assez virulent, cf. Sauvy A., La Révolte des jeunes :
« En France […] une fois agrégé vous avez le droit absolu, quoi qu’il arrive, de
répéter pendant trente-cinq ans ce que vous avez appris dans votre jeunesse ou d’y
ajouter ce que vous voulez. Quel que soit votre degré d’affaiblissement intellectuel,
de négligence, d’attardement, voire même d’aliénation mentale, vous êtes
intouchable. » ; cité par Paul Foulquié, Dictionnaire de pédagogie, « Agrégation »,
p.14.
31
Butler S., Erewhon, p.228.

43
et de surcroît bien-pensante ? Deuxièmement, si les problèmes eux-
mêmes et les objectifs visés sont posés sans contextualisation
préalable, ils apparaissent abstraits donc arbitraires. Nous insistons sur
la conséquence : l’abstrait est ipso facto arbitraire dans un processus
pédagogique. C’est pourquoi un certain enseignement de la
philosophie donne une image grotesque de celle-ci : tous les
philosophes se contredisent. De là à conclure que tout se vaut, il n’y a
pas loin. Il est effrayant de considérer que l’expérience de la classe de
philosophie est peut-être une des principales matrices du relativisme.
On y forme des préjugés savants – les pires ! – et les élèves se
retrouvent confortés dans l’idée que chacun peut bien penser ce qu’il
veut – puisqu’on leur a donné comme exemple les esprits les plus
éminents. En effet, les thèses des philosophes, si elles ne sont pas
ramenées aux conditions concrètes des problèmes auxquels elles
répondent, deviennent alors des opinions. Et si toute opinion est
arbitraire c’est avant tout parce qu’elle est abstraite. L’opinion est
facile justement parce qu’elle est abstraite alors qu’un problème est
difficile parce qu’il est concret. Il est toujours plus facile de clamer
l’égalité en droit des hommes que de comprendre les mécanismes de
sympathie différenciée qui entraînent l’indifférence pour la souffrance
d’autrui.32

32
La primauté de l’épreuve difficile du concret sur les idées bien-pensantes et
abstraites est un principe du transcendantalisme d’Emerson et Thoreau, dont
Deleuze est assez proche sur cette question. Cela entraîne notamment un rejet
antimoraliste de la philanthropie et de toutes les formes gémissantes de « charité au
loin » qui marquent l’égoïsme et le mépris de la pensée abstraite. Sous la plume
d’Emerson, cela donne : « Si un bigot en colère endosse la cause généreuse de
l’abolitionnisme, et vient me trouver avec ses dernières nouvelles de la Barbade,
pourquoi ne lui dirais-je pas : ‘‘Va aimer ton bébé ; aime ton coupeur de bois ; sois
bien disposé et modeste ; aie donc cette grâce, et n’enjolive jamais ton âpre
ambition, ton manque de charité, du vernis de cette invraisemblable tendresse pour
des noirs qui sont à mille kilomètres de distance. Ton amour au loin, c’est de la
méchanceté à domicile.’’ Rude et discourtois serait un tel accueil, mais la vérité est
ici plus belle que l’affectation de l’amour. » – Emerson R.W., « La confiance en
soi », Essais. Deleuze tient pareillement des propos très durs sur les « droits de
l’homme », exemple patent de leçon d’hypothétique : « Tout le respect des droits de
l’homme, c’est… vraiment, on a envie presque de tenir des propositions odieuses.
Ça fait tellement partie de cette pensée molle de la période pauvre dont on parlait.
C’est du pur abstrait. […] On dit : les droits de l’homme. Mais enfin : c’est des
discours pour intellectuels, et pour intellectuels odieux, et pour intellectuels qui ont

44
Une conception génétique et non transcendante du « non
philosophique »

Il y a encore un deuxième préjugé concernant la philosophie qu’il


faut conjurer. Cette fois-ci, c’est le prétexte du concret qui donne une
fausse image de la philosophie : la philosophie serait une réflexion sur
tel ou tel domaine – philosophie des sciences, philosophie de l’art, et
cetera. Deleuze ne cesse pas de s’opposer à cette image prétentieuse,
hautaine et pour tout dire ridicule de la philosophie. Il est important de
le mentionner car ce complexe de supériorité est présent de manière
massive et horripilante, déjà chez les étudiants de philosophie, et aussi
chez les professeurs de philosophie.

L’opposition sur la fonction du concret se résume entre ces deux


notions : l’amorce et le prétexte. Se servir du concret comme prétexte,
c’est le faire venir de manière ad hoc, pour une pensée dans laquelle
on a déjà tout mis. Le concret est salué de manière hypocrite : on ne
concède son utilité qu’en le dénigrant aussitôt et en opposant sa
particularité à la généralité du concept. Bref, le concret demeure une
béquille des universaux abstraits philosophiques. Dans le meilleur des
cas, cette pensée rend hommage à la particularité du réel avec le
concept d’induction.

Pour lutter contre ces prétentions hautaines, Deleuze proposait


deux couples conceptuels dès les premières pages de Différence et
répétition : le couple du particulier et du général face au couple du
singulier et de l’universel. (DR, 7-10) D’un côté, la pensée, comme
domaine de la répétition du même, est un passage du particulier au
général par induction, c’est-à-dire extension. On collecte les cas
particuliers jusqu’à opérer un passage à l’induction qui généralise les
résultats obtenus pour les cas particuliers. Au contraire, la méthode
alternative consiste en un passage du singulier à l’universel par
approfondissement, c’est-à-dire intensification. On sélectionne les cas
singuliers les plus potentiellement riches pour développer les

pas d’idées. D’abord, je remarque que toujours ces déclarations des droits de
l’homme, elles ne sont jamais faites en fonction, avec, les gens que ça intéresse. »
(Abc, « Gauche »)

45
problèmes qu’ils contiennent. Il s’agit d’une explication : on déroule
ce qui est impliqué dans le cas singulier.33

Afin de mieux comprendre comment s’opère cet


approfondissement par intensification, et de quelle manière il peut
prétendre à valoir, voyons le double statut de l’exemple chez Leibniz.
La première signification de l’exemple fait de celui-ci un cas
particulier. Dès lors, l’exemple est compris dans un sens extensif : on
collecte autant d’expériences qui sont des exemples de ce que l’on dit,
des illustrations. C’est l’exemple des surfaces et des similitudes :
« exemple-image ». Mais une deuxième signification de l’exemple est
possible. Celui-ci peut renvoyer au cas concret et singulier qui détient
en lui toute la série des lois universelles. Ainsi, l’exemple prend un
sens intensif : il s’agit alors de développer l’universel contenu en lui :
« exemple-miroir ».34 Il s’agirait donc de conférer à l’exemple,
comme singularité, la puissance de donner à penser et de fournir les
éléments de la pensée. L’exemple n’est plus une marionnette
épistémologique qui vient après pour illustrer une théorie, mais ce
qu’on creuse pour y fonder une théorie. En ce sens, le concret comme
singularité est essentiellement pédagogique : ses effets maïeutiques ne
sont pas accessoires, mais compris intrinsèquement dans le concept.
Deleuze écrit : « Les singularités sont les vrais événements
transcendantaux. » (LS, 125)

Ainsi, un professeur de philosophie peut commencer un cours sur


la perception en exposant les concepts de l’esthétique transcendantale
de La Critique de la raison pure, puis illustrer son propos avec divers
exemples. L’élève reçoit la structure conceptuelle en premier et les
exemples viennent, comme des bouffons, rendre la chose plus
sympathique et attrayante. D’un point de vue psychologique, ce
procédé est imposant pour l’élève qui ne peut qu’avoir l’impression
d’un savoir éminent, incontestable. Les exemples renforcent cette

33
Le lien entre cette articulation inédite et la conception problématique de la pensée
apparaît dans un raccourci fulgurant : « le problème ou l’Idée n’est pas moins la
singularité concrète que l’universalité vraie. » (DR, 211)
34
L’expression d’« exemple-miroir » est utilisée par Michel Serres pour caractériser
la position leibnizienne sur ce point, en opposition à l’« exemple-image » qui
désigne la pensée de Locke. Cf. Serres M., Le Système de Leibniz, p.558, n.3.

46
impression. Le concret devient la soldatesque du dogmatisme. Au
contraire, ce professeur pourrait commencer par exposer quelques cas
concrets. Par exemple, la perception de deux jumeaux : est-ce parce
que je les perçois comme identiques que j’ai un concept de l’identité,
ou bien est-ce parce que j’ai déjà l’idée d’identité que je peux les
percevoir comme étant identiques ? Un cas concret peut ainsi devenir
cet exemple-miroir au sein duquel se reflète la série pleine et
accomplie des problèmes que suscite la perception.

C’est ainsi qu’il faut comprendre l’apologie deleuzienne du


concret : « Permettez-moi enfin un conseil de travail : il y a toujours
intérêt, dans les analyses de concept, de partir de situations très
concrètes, simples, et non pas des antécédents philosophiques ni
même des problèmes en tant que tels (l’un et le multiple, etc.) ; par
exemple pour les multiplicités, ce dont il faut partir, c’est : qu’est-ce
qu’une meute ? (différente d’un seul animal) ». (RF, 339) De ce point
de vue, l’objection que Badiou fait à propos des deux tomes sur le
cinéma de Deleuze peut être très forte. Selon lui, c’est moins un livre
de philosophie à partir du cinéma qu’un livre sur le cinéma, celui-ci
n’étant qu’un prétexte à exposer la conception deleuzienne du
temps.35 Dans les termes de Michel Serres, il reproche donc à Deleuze
de faire du cinéma un « exemple-image » alors que Deleuze prétendait
travailler à partir d’un « exemple-miroir ». Le dernier paragraphe de
L’Image-temps est capital à propos de la méthodologie deleuzienne :
« Une théorie du cinéma n’est pas « sur » le cinéma, mais sur les
concepts que le cinéma suscite. » (IT, 365-366) Le concret, en tant
qu’extériorité non-philosophique, a donc bien une fonction génétique

35
Cf. Badiou A., La Clameur de l’être, p.28-29 : « Comprenons que sous la
contrainte du cas cinéma, c’est encore et toujours la philosophie [de Deleuze] qui
recommence, et qui fait être le cinéma là où de lui-même il n’est pas […] En
définitive, le chatoiement multiple des cas invoqués dans la prose de Deleuze n’a
qu’une valeur occasionnelle. Ce qui compte est la valeur impersonnelle des concepts
eux-mêmes, lesquels, dans leur contenu, n’ont jamais affaire à un concret « donné »
mais à d’autres concepts. […] C’est pourquoi ce qu’on apprend dans les volumes
sur le cinéma concerne la théorie deleuzienne du mouvement et du temps, et que,
peu à peu, le cinéma y est en position de neutralité et d’oubli. » Une telle critique est
stimulante pour réfléchir sur le rôle du « concret » comme amorce de la pensée ;
mais sa tendance polémique amène Badiou à une hypothèse incriminante vis-à-vis
de Deleuze plus qu’elle ne réfléchit au problème qu’elle pose.

47
et productive. Il est l’agent moteur et initiateur de la pensée, et non pas
la béquille et l’illustration de la pensée. D’ailleurs, personne n’a
besoin du philosophe pour venir lui dire quoi penser sur ce qu’il fait.
(P, 82)

L’expérience : une ressource permanente

« Qu’est-ce que l’expérience ? C’est l’élément forcé de


l’histoire de nos vies. C’est ce dont nous sommes contraints
d’être conscients par le fait d’une force cachée résidant dans
un objet que nous contemplons. L’acte d’observation est
l’abandon délibéré de nous-mêmes à cette force majeure –
une soumission immédiate à sa volonté, due à notre
pressentiment que, quoi que nous fassions, nous devons être
finalement terrassés par cette force. Or la soumission que
nous expérimentons dans la rétroduction est une soumission
que nous expérimentons à l’insistance d’une idée.
L’hypothèse, comme on dit en français, « C’est plus fort que
moi ». C’est irrésistible ; impératif. »
Charles Sanders Peirce

Non seulement le concret fournit des « exemple-miroir » qui


constituent des amorces de problématisation par intensification, mais
il est une ressource périssable auprès de laquelle il faut régulièrement
s’abreuver. « Je crois que plus un philosophe est doué, plus il a
tendance, au début, à quitter le concret. Il doit s’en empêcher, mais
seulement de temps en temps, le temps de revenir à des perceptions, à
des affects, qui doivent redoubler les concepts. » (RF, 340)

Le concret n’est pas une instance de vérification d’une


problématique préétablie, mais le point de départ de cette
problématisation : le concret fournit des situations-problèmes qui
mettent nécessairement et objectivement l’élève vers le chemin des
problèmes. Selon Deleuze, le grand cinéaste des situations-problèmes
est Kurosawa. C’est dans la capacité à créer la forme du dégagement
d’une question que se situe le génie propre du cinéaste : « En premier
lieu, les données dont il faut faire l’exposition complète ne sont pas
simplement celles de la situation. Ce sont les données d’une question
qui est cachée dans la situation, enveloppée dans la situation […] Il

48
faut arracher à une situation la question qu’elle contient, découvrir les
données de la question secrète qui, seules, permettent d’y répondre, et
sans lesquelles l’action même ne serait pas une réponse. Kurosawa est
donc métaphysicien à sa manière, et invente un élargissement de la
grande forme : il dépasse la situation vers une question, et élève les
données au rang de données de la question, non plus de la situation. Il
importe peu dès lors que la question nous paraisse parfois décevante,
bourgeoise, née d’un humanisme vide. Ce qui compte, c’est cette
forme du dégagement d’une question quelconque, son intensité plus
que son contenu, ses données plus que son objet, qui en font de toute
manière une question de Sphynx, une question de Sorcière. » (IM,
257-258) Kurosawa donne à voir les formes d’un problème en tressant
les fils d’une logique de la rencontre. Les rencontres successives36, en
tant qu’ouverture à l’altérité – l’autre qui altère mes représentations et
mes réponses –, vouent tout un chacun à « la recherche obstinée de la
question et de ses données, à travers les situations » (IM, 260) ; le
« noochoc » est l’occasion d’apparition d’un élément différentiel qui
crée un décalage, une vibration et permet à la pensée d’émerger à
travers les fissures de la rencontre. Dans cette perspective, Deleuze
livre une suggestive analyse du film Vivre, « un des plus beaux films
de Kurosawa, qui pose la question : que faire, si l’on est un homme
qui se sait condamné à ne plus vivre que quelques mois ? Mais est-ce
la vraie question ? Tout dépend des données. » (IM, 260) En effet, le
concret fournit un matériau qui est la condition de possibilité et
d’effectivité des problèmes. Face à nos assurances pérennes, l’amorce

36
Dans une trame quelconque, les rencontres se suivent – succession –, mais
doivent aussi réussir – succès. Cette réussite de la rencontre n’est évidemment pas
garantie par le contact ou la concomitance physique. Certes, ce sont bien des « noms
propres » qui se rencontrent, mais il faut préciser que « les noms propres ne
désignent pas des personnes, mais marquent des événements » (D, 111) : « les noms
propres désignent des forces, des événements, des mouvements et des mobiles, des
vents, des typhons, des maladies, des lieux et des moments, bien avant de désigner
des personnes. » (P, 52) La rencontre dont parle Deleuze a donc lieu entre des
« heccéités ». Ce concept apparaît comme une construction qui doit beaucoup à
Duns Scot, Spinoza et Simondon, et trouve sa plus longue analyse dans Mille
Plateaux (MP, 309-324). Heccéité désigne ainsi « toute individuation [qui] ne se fait
pas sur le mode d’un sujet ou même d’une chose. Une heure, un jour, une saison, un
climat, une ou plusieurs années – un degré de chaleur, une intensité, des intensités
très différentes qui se composent – ont une individualité parfaite qui ne se confond
pas avec celle d’une chose ou d’un sujet formés. » (D, 111)

49
« consiste à refournir des données, recharger le monde en données,
faire circuler quelque chose, autant que possible et si peu que ce soit »
(IM, 260) qui est le premier pas vers la problématisation. Cette
sensibilité aux conditions concrètes et particulières est propre aux
grandes philosophies casuistiques et aux grandes philosophies
empiristes.

Pendant toute une vie, la rencontre a donc une double fonction :


elle est ce qui garantit le déséquilibre permanent de la pensée grâce
aux difficultés nouvelles qu’elle suscite – l’équilibre est à chercher ;
elle est ce qui défait les certitudes en nivelant l’implication affective
de chaque rencontre.

En ce qui concerne le premier point, les rencontres amènent des


difficultés qui sont, selon le mot de Dewey, « le stimulant naturel à la
recherche réfléchie. »37 Les rencontres ne sont donc pas des obstacles
proprement dits. La difficulté est une notion psychologique qui
rappelle l’embarras platonicien.38 Les rencontres sont bien des
catalyseurs de problèmes : il faut s’y « recharger », comme dit
Deleuze. La difficulté qui donne à penser se caractérise par deux
qualités : la nécessité et l’objectivité, qui correspondent à la double
opposition aux conceptions scolastiques et subjectivistes. D’un côté, la
nécessité rend réelle la difficulté, et non hypothétique ou factice –
conception scolastique. Au contraire, les élèves conçoivent bien
souvent les exercices scolaires comme la preuve du sadisme
professoral : difficultés artificielles dont la seule finalité est de
confondre leur ignorance ou d’organiser un grand test de sélection – le
bac. De l’autre côté, l’objectivité de la difficulté lui confère son statut
intéressant : il y a objectivement un problème – qui reste à déterminer
– derrière cette situation. Ce n’est donc pas seulement une affaire
d’états psychiques – conception subjectiviste. De plus, les rencontres
permettent à la pensée de demeurer vivante, afin que nous ne
puissions décider à un moment de notre vie d’en finir à jamais avec
toute inquiétude, et qu’il n’y ait plus de problèmes à se poser hors de
sa propre satisfaction. Le concret est nécessaire pour toute pensée
vivante, en ce qu’il empêche la pensée de s’arrêter en ne cessant pas

37
Dewey J., Comment nous pensons ?, p.88.
38
Cf. Platon, Théétère, 150a.

50
de la réalimenter en situations-problèmes. Certes, cela est
inconfortable, mais le confort est sans doute l’ennemi de la pensée.
Dewey écrit ainsi : « Nous doutons parce que la situation est
intrinsèquement douteuse. »39 La difficulté est donc ce qui rend
nécessaire de penser – et l’on voit que le désir d’apprendre n’a rien à
voir avec le plaisir d’avoir raison. Par exemple, Kant était déchiré
entre deux positions. Il a osé définir heureusement la philosophie
comme « hypocondrie », mais il a aussi décrété inadmissible la
présence récurrente de pensées rebelles dans l’esprit, ces chimères
« empêchant que l’on soit jamais complètement heureux. »40 À cette
volonté de confort, Leibniz avait rétorqué par avance, en s’appropriant
le concept d’uneasiness de Locke, qu’il traduisit par « inquiétude » :
« disposition essentielle à la félicité des créatures, laquelle ne consiste
jamais dans une parfaite possession qui les rendrait insensibles et
comme stupides. »41 C’est une lecture toute leibnizienne que propose
Deleuze des films de Kurosawa : la recherche de nouveaux problèmes
est une condition de félicité pour l’être pensant qu’est l’homme.

À propos du deuxième point, Deleuze se fait l’héritier de Spinoza


et de toute la tradition empiriste anglaise depuis David Hume. Les
nouvelles rencontres suscitent de nouvelles croyances qui viennent
perturber celles que j’avais déjà. Le sens du problème suppose donc
une riche matière. Nous commençons ici à aborder le caractère
impersonnel du transcendantal deleuzien. En effet, selon Spinoza et
les pragmatistes, ce sont les idées elles-mêmes qui nous font croire en
elles, avec toute la force qu’elles ont ; ce n’est pas l’individu qui
décide d’y croire ou non – contre Descartes et l’illusion subjectiviste
du libre-arbitre. Chaque idée naît chargée d’une certaine force
affective qui nous fait plus ou moins croire en elle ; seules d’autres
idées concurrentes pourront réduire cette charge affective en nivelant
les intensités émotionnelles de chacune. La capacité du credo
n’intervient que lorsque l’on a affaire à un monde plus complexe dans
lequel les hypothèses sont peu à peu égales : elles se déréalisent. Il
faut donc un champ pluralisé pour que ce qui était force pure de
l’idée – à laquelle on ne pouvait pas ne pas croire – devienne

39
Dewey J., Logique. La théorie de l’enquête, p.170.
40
Cf. Kant E., Anthropologie du point de vue pragmatique, §45 et §50.
41
Cf. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, II, XXI, 36, p.148.

51
possibilité. La liberté de penser passe par un scepticisme nécessaire.
Autrement dit, une idée n’apparaît jamais comme un problème en tant
que tel, une idée n’est jamais, en soi, un problème. La condition de
possibilité du problème apparaît avec au moins deux idées.42

La multiplication des rencontres prévient donc de l’amour des


réponses. En effet, une réponse est en fait une idée isolée. Dans ce cas,
il y a stabilité qui ne résulte pas d’un équilibre puisqu’il y a fixité. Au
contraire, la multiplicité des rencontres crée un champ de possibilités,
c’est-à-dire une dés-affection vis-à-vis du problème qui permet d’en
parcourir réellement toutes les lignes. Face à la stabilité toujours déjà-
là de la réponse, le verbe « équilibrer » exprime une action, un
équilibre en train de se faire et toujours se faisant. Par exemple, les
questions posées sur le problème de Dieu bloquent, coincent aussitôt
chez l’élève n’ayant qu’une seule idée – celle de son éducation
religieuse ou athée par exemple. Il est objectivement incapable de
douter de cette idée, il lui est impossible de parcourir les lignes
problématiques. Il reste rivé à la réponse inculquée et surchargée
affectivement. À propos de Flaubert, Sartre écrivait : « Gustave nous
fera savoir qu’il ‘‘n’a pas d’idées’’, qu’il ne faut jamais conclure, qu’il
faut respecter toutes les opinions pourvu qu’elles soient sincères. Le
coeur – c’est-à-dire l’adhésion pathétique – remplace ici les « critères
» absents : qu’on tienne à certains préjugés de toutes ses forces, qu’on
tue si l’on y touche – ou que l’on meure – cela suffit : ils seront
valables. »43 Seules d’autres rencontres permettront de réduire
l’implication affective de cette idée et rendront possible une épochè.

Un professeur ne peut donc pas demander à l’élève de mettre entre


parenthèses ses convictions. Une telle demande est illusoire, et ne peut
entraîner qu’un acquiescement hypocrite et inefficace – c’est ce que
Spinoza reproche au doute cartésien : tout simplement impossible.
Surtout, il est socialement violent de juger l’idée de l’élève comme
« idée reçue ». C’est un jugement négatif et méchant qui ne prend pas
en compte le fait que toute idée est d’abord une idée reçue. Bref, le
professeur de philosophie se lamenterait de ce qui est naturel – une

42
Le texte majeur de ce point de vue est celui de Spinoza : Traité de la réforme de
l’entendement, §77, p.105-109.
43
Sartre J.-P., L’Idiot de la famille, p.164.

52
idée reçue est arbitraire et contingente, mais le fait d’avoir des idées
reçues est naturel et nécessaire. (B, 113-114) C’est pourquoi
l’apprentissage consiste avant tout à désapprendre. Or, comme tout
apprentissage, cela demande du temps et ne peut pas être opéré
instantanément. Il est illusoire d’écrire sur les frontons des salles de
philosophie : « Vous qui entrez ici, laissez tous vos préjugés. » De
plus, un sujet n’a pas conscience de ce caractère reçu de son idée et ne
peut pas l’admettre. Du fait du caractère affectif de l’idée reçue, la
croyance est très forte, chez l’élève, que son idée vient de lui-même et
n’a surtout pas été reçue. La ferveur intime d’une idée est inversement
proportionnelle à l’effort fourni pour la comprendre. On tue pour
Dieu mais pas pour le théorème de Bolzano-Weierstrass. En effet, on
ne craint pas de voir contester une connaissance si elle est le produit
de l’immanence de la pensée ; au contraire, on craint pour ce qui nous
a demandé de la confiance : la transcendance des idées reçues exigeait
la confiance, et l’on préfère souvent s’aveugler que d’admettre qu’on
a mal placé sa confiance. D’où l’intérêt de pluraliser le champ de
l’expérience : la transmission des opinions par les proches a entraîné
un rapport suraffectif à la connaissance que les rencontres avec le
concret peuvent désamorcer progressivement.

On ne peut donc pas opposer aux idées reçues de l’élève ses


propres conceptions. D’ailleurs, ne sont-elles pas elles aussi des idées
reçues – par les philosophes ?44 Ce combat est une lutte entre deux
volontés. Selon Deleuze, il faut plutôt opérer au niveau de la pensée
elle-même, la faire vaciller selon les règles qui lui sont constitutives.
C’est un combat objectif de désaliénation qui a l’intérêt de ne pas
ignorer la nécessité des idées reçues et la difficulté de s’en défaire.
Surtout, il n’a pas la naïveté de stigmatiser la personne de l’élève.45

44
Sur ce point, on lira avec profit les enquêtes de Patrick Rayou sur le rapport des
élèves à la réflexion dissertatoire, et le conflit entre leurs conceptions et celles,
jugées libres et respectables, du cours de philosophie. Cf. Rayou P., La ‘‘Dissert de
philo’’ ; notamment la deuxième partie : « Le métier de dissertateur ».
45
De ce point de vue, Deleuze est pleinement spinoziste. De fait, pour Spinoza
l’individu n’est ni substance – ousia – ni sujet – hupokeimenon –, mais une relation
entre un extérieur et un intérieur qui se constituent dans la relation. Cette relation
constitue l’essence de l’individu qui se résume à son existence-puissance ; puissance
qui n’est pas donnée une fois pour toute, mais puissance variable, précisément parce
que la relation constitutive de l’intérieur et de l’extérieur est instable, non établie. La

53
Limites et dangers de l’expérience

« On a fini par comprendre, au moins au plan


théorique, que l’intérêt n’exclut en rien l’effort,
au contraire. »
Jean Piaget

Avant d’aborder les aspects les plus importants de cette


impersonnalité de la pensée, nous voudrions souligner les limites de
l’expérience. L’apologie du concret se fait en effet de manière critique
chez Deleuze.

Tout d’abord, les conditions de la pensée ne forment pas un critère


pour évaluer une pensée. Deleuze distingue clairement deux choses :
les circonstances qui amorcent la pensée et la rigueur d’une
problématique. (ES, 120) Le souci psychologique de l’intérêt ne
constitue en rien une excuse à la rigueur. La source du savoir n’en
constitue pas le destin. Sans les intérêts premiers, pas de connaissance
possible, mais ce n’est pas parce que les intérêts premiers de la
connaissance l’ont rendue possible que celle-ci est vouée à un
mauvais utilitarisme. L’intérêt et l’enthousiasme de celui qui construit
un problème ne nous dit en rien si c’est un vrai ou un faux problème.
La nécessité d’une amorce concrète de la pensée ne présume rien sur
son devenir. Le paradoxe de l’amorce est celui-ci : trop d’intérêt pour
un problème tend à faire ressurgir des « résonances » plus qu’à
susciter des « retentissements »46 ; en même temps, elle permet de

barrière entre intérieur et extérieur est ainsi abolie. C’est pourquoi il n’existe pas une
intériorité absolue du cogito face à l’extériorité absolue du monde. Pour prendre
notre exemple, les idées reçues ne sont donc pas les propriétés malheureuses d’un
esprit donné, mais les relations constitutives de cet esprit, et leur lieu n’est pas
l’intériorité, mais l’espace entre les individus. C’est au sein de cet interstice qu’a lieu
la relation enseignante : son influence ne consiste pas à agir « dans » un chimérique
esprit individuel de l’élève.
46
J’utilise l’opposition proposée par Bachelard. Pour celui-ci, la rêverie a une
fonction psychotrope, dynamisante : elle est une activité qui produit des
« retentissements ». À l’opposé, la rêvasserie est facile car elle véhicule des
« résonances » qui renvoient à la biographie de notre personnalité. Cf. Bachelard G.,
Poétique de la rêverie, « Introduction » ; ainsi que Lautréamont, p.154.

54
fournir suffisamment d’intérêt pour permettre à l’élève de perdurer
dans la construction du problème.

Une problématique est toujours « difficultueuse », selon le mot de


Bergson ; c’est pourquoi une amorce concrète doit offrir à l’élève la
force suffisante pour construire lui-même les problèmes. Dès lors, les
problèmes ne sont plus synonymes d’ennuis – c’est l’acception du
sens commun – mais deviennent facteurs de jouissance. La rigueur
d’une problématique ainsi que son effectuation consciencieuse sont
corrélatives de la quantité de désir libérée par l’amorce concrète.
C’est elle qui permet à l’individu de conserver son intérêt au cours du
processus de problématisation et donc de construction de son savoir. Il
est ce qui donne « la force » et permet « la patience », comme dit
Bachelard.47

Le premier terme du paradoxe est bien vu par Deleuze : « Les


signes sensibles nous tendent un piège, et nous invitent à chercher leur
sens dans l’objet qui les porte ou les émet. » (PS, 43) Le piège du
concret est la fascination, illusoire, pour l’objet. Comme le note
Michel Fabre, en se référant à Spinoza, l’expérience sensible qui
suscite l’étonnement peut aussi « dégénérer en fascination. »48 En
effet, on trouve chez Spinoza une critique des images comme
génératrices d’idées inadéquates. Les pages consacrées à Deleuze sur
ce problème ont des accents nettement bachelardiens (SPE, 132-133) :
fruits du hasard, les images servent à la recognition, elles sont
purement indicatives, inexpressives, c’est-à-dire inadéquates. Il n’y a
pas à blâmer pas cet état de fait : l’homme, créature finie, est voué à
ne pas pouvoir éradiquer complètement les idées inadéquates. La
rigueur et la concentration n’entraîneront jamais la disparition des
images : « Comme dit Spinoza, l’erreur sera supprimée, mais non
l’imagination. » (SPE, 135) Cette persistance des illusions est
consubstantielle à leur nature. En philosophie comme ailleurs,
l’obstacle n’est pas détruit en une seule fois, nos vielles habitudes
intellectuelles nous suivent même lorsque nous croyons avoir opéré

47
Bachelard G., La Formation de l’esprit scientifique, p.9. Chez Bachelard, la
« patience », permise par l’intérêt immanent de l’élève pour un problème, s’oppose
à la « souffrance » entraînée par un rapport originellement abstrait au savoir.
48
Fabre M., Situations-problèmes et savoir scolaire, p.13.

55
une rupture. L’effort de penser, de problématiser est une manière de
construire des idées toujours plus adéquates, sans jamais quitter le
fond d’inadéquation à partir et grâce auquel nous pensons.

Enfin et surtout, les signes peuvent faire une telle violence à la


pensée qu’ils la canalisent. Un excès d’intensité, loin de susciter la
pensée, l’effraie et suscite un amour des réponses. Deleuze distingue
fortement la « violence de l’image » et la « violence du représenté »
de l’image. Dans ce dernier cas, « on tombe dans un arbitraire
sanguinolent, dans un pur et simple gonflement du représenté, il n’y a
plus d’excitation cérébrale ou de naissance chez l’auteur et les
spectateurs. » (IT, 213-214) La violence des signes n’a donc rien à
voir avec la « médiocrité quantitative » qui est une agression inhibant
la pensée. Voilà l’origine du « fascisme » dans la pensée. (Ibidem)
L’exemple paradigmatique est bien sûr la propagande : elle
transforme l’automate spirituel que nous sommes en automate
psychologique. Il faut donc insister sur la lenteur et la patience : deux
qualités nécessaires au sens du problème. Deleuze est ici encore très
subversif à sa manière : comment ne pas voir une contradiction entre
cette exigence et les conditions actuelles de l’enseignement de la
philosophie. Le grand « rapport Derrida-Bouveresse » préconisait
avec force la nécessité d’allonger la durée de l’enseignement de la
philosophie pour lui conférer un minimum de crédibilité.49 En effet,
comment réussir à construire des problèmes quand on dispose d’une
année terminale sanctionnée par le baccalauréat ? Qu’on ne s’étonne
pas des « fiches » de philosophie, synthèses ahurissantes de thèses
déformées à souhait, que les lycéens apprennent par cœur pour
composer des dissertations. Le rythme des cours de Deleuze donne
une idée de la lenteur intrinsèque de la pensée : il y parle doucement,
il répète les points essentiels, il ponctue son discours de silences. On
ne confondra donc surtout pas les vitesses infinies, les fulgurances et
les intensités de la pensée (QPh, 45 et 59) avec le fait de penser vite.
Pourtant, il faut l’entendre « à la lettre », selon une des expressions

49
Les résultats en sont reproduits dans Derrida J., Du droit à la philosophie. Sur la
pertinence toujours actuelle de ce rapport, cf. Saulnes H., « Le Rapport Derrida-
Bouversse n’a pas pris une ride », dans CôtéPhilo, n°1, février 2003 ; ainsi que
Rosat J.-J., « Notre dette envers Jacques Derrida », dans CôtéPhilo, n°5, novembre
2004.

56
favorites de Deleuze. Il n’y a aucune métaphore baroque dans l’infini
évoqué par Deleuze.50 D’abord, soulignons qu’il connaît bien les
travaux de Paul Virilio qui portent sur les conséquences de la vitesse
actuelle sur la pensée – c’est-à-dire physique et mesurable.51 Le plan
des réponses et de l’information brute est un plan euclidien : on peut
évoluer très rapidement dessus, toujours plus rapidement, la vitesse
n’en restera pas moins finie. C’est une vitesse extensive, celle que
peuvent mesurer les physiciens, celle de l’informatique par exemple.
Mais les champs problématiques sont topologiques : il suffit parfois
d’un petit bond, d’un saut, pour effectuer un mouvement infini. Pour
« visualiser » cela, on peut prendre les géodésiques des surfaces à
courbures négatives étudiées par Hadamard.52 Si on fait traverser une
ligne problématique sur la nappe, les cols infinis qui tordent la surface
de la nappe rendent virtuellement infinie la vitesse du point qui
parcourt cette ligne. Voici un dessin qui figure dans l’article53 :

50
Tout en admettant l’aspect heuristique d’une affirmation aussi étrange. Arnaud
Villani écrit ainsi : « Qu’il y ait de l’infini dans le concept ne peut évidemment
tomber sous le sens. […] Il y a là un peu l’image de ce forçage même auquel
Deleuze assimile l’acte de penser : il nous force à penser dès lors qu’il avance des
propositions aussi incompossibles et disparates. » – « Concept », dans Les Cahiers
de Noesis, n°3, spécial « Le Vocabulaire de Gilles Deleuze », p.60.
51
Il cite d’ailleurs Virilio dans le passage sur le fascisme de l’automate
psychologique (IT, 214).
52
L’exemple est devenu célèbre par le rôle qu’il joue dans le grand ouvrage de
Pierre Duhem, La Théorie physique, son objet et sa structure.
53
Cette « illustration » présente l’avantage de donner à voir le « sans fond » de la
bêtise, épreuve aussi effrayante que nécessaire pour la pensée – voir deuxième
partie. Les références de l’article sont : Hadamard J., « Les surfaces à courbures
opposées et leurs lignes géodésiques », dans Journal de mathématiques pures et
appliquées, t.IV, 1898, p.27-73 ; Œuvres, t.II, p.729-775, éditions du CNRS, Paris,
1968.

57
La vitesse infinie de la pensée est intensive, elle fait des sauts,
opèrent des rapprochements inédits. En même temps, elle a sans doute
besoin d’une lenteur dans son effectuation. Deleuze peut donc écrire :
« Le problème de la philosophie est d’acquérir une consistance, sans
perdre l’infini dans lequel la pensée plonge » (QPh, 45) et demander
du temps pour le déploiement de la pensée. Il reconnaît d’ailleurs
avoir une « lenteur naturelle » : « J’ai pas besoin de bouger. Toutes les
intensités que j’ai, c’est des intensités immobiles. Les intensités, ça se
distribue ou bien dans l’espace, ou bien dans d’autres systèmes – pas
forcément dans l’espace extérieur. » (Abc, « Voyage »).

58
Chapitre 3

L’automate spirituel : un transcendantal
impersonnel

« Les fragiles parois de ton isolement où se composaient


les multiples arrêts, les obstacles de la conscience,
n’auront servi qu’à réfléchir un instant l’éclat de ces
univers au sein desquels tu ne cessas jamais d’être perdu. »
Georges Bataille

Abordons maintenant la détermination impersonnelle du


transcendantal deleuzien. Celle-ci a des conséquences pédagogiques
que nous avons commencé d’entrevoir. La détermination
impersonnelle découle directement de la détermination matérielle :
puisque ce sont les signes qui forcent à penser, puisque c’est la
rencontre avec le concret qui crée le « noochoc », l’involontaire
devient le caractère fondamental de la pensée. « Il est vrai que, sur le
chemin qui mène à ce qui est à penser, tout part de la sensibilité. De
l’intensif à la pensée, c’est toujours par une intensité que la pensée
nous advient. […] Jamais on ne peut parler d’une philia, témoignant
d’un désir, d’un amour, d’une bonne nature ou d’une bonne volonté
par lesquelles les facultés posséderaient déjà, ou tendraient vers l’objet
auquel la violence les élève, et présenteraient une analogie avec lui ou
une homologie entre elles. Chaque faculté, y compris la pensée n’a
d’autre aventure que celle de l’involontaire ; l’usage volontaire reste
enfoncé dans l’empirique. » (DR, 188-189) De la primauté des signes
à l’involontaire de la pensée, il y a lien de cause à effet. La pensée
n’est pas suscitée par un choix personnel, ni par un être amical.
L’opérateur est le différenciant de la différence : le sombre précurseur.
Or « le sombre précurseur n’est pas un ami. » (DR, 189) Poussant
l’approche physique jusqu’au bout, Deleuze fait du problème un
phénomène purement objectif : il suit les lignes de forces de la pensée
selon des règles immanentes à celles-ci. La pensée n’est donc pas une
affaire de décision et de préférence du sujet. La pensée a lieu en nous.

59
Deleuze renoue avec la figure de l’automate spirituel de l’âge
classique – Spinoza et Leibniz54 – mais pour la déplacer vers un
problème de puissance motrice plus que de possibilité logique.
Déplacement pour lequel le cinéma a fonction de paradigme : « Le
mouvement automatique [des images cinématographiques] fait lever
en nous un automate spirituel, qui réagit à son tour sur lui. L’automate
spirituel ne désigne plus, comme dans la philosophie classique, la
possibilité logique ou abstraite de déduire formellement les pensées
les unes des autres, mais le circuit dans lequel elles entrent avec
l’image-mouvement, la puissance commune de ce qui force à penser
et de ce qui pense sous le choc : un noochoc. […] Tout se passe
comme si le cinéma nous disait : avec moi, avec l’image-mouvement,
vous ne pouvez pas échapper au choc qui éveille le penseur en vous. »
(IT, 203-204)

Les deux figures antagonistes de l’automate

La notion d’automate est en fait double. Les deux figures


antagonistes de l’automate spirituel et de l’automate psychologique
circonscrivent les deux pôles de la pensée : « D’une part, c’est le
grand automate spirituel qui marque l’exercice le plus haut de la
pensée, la manière dont la pensée pense et se pense elle-même, dans le
fantastique effort d’une autonomie […]. Mais, d’autre part, l’automate
est aussi l’automate psychologique, qui ne dépend plus de l’extérieur
parce qu’il est autonome mais parce qu’il est dépossédé de sa propre
pensée, et obéit à une empreinte intérieure qui se développe seulement
en visions ou en actions rudimentaires. » (IT, 343-344) Le
machinisme de la pensée dépend donc entièrement des rencontres et
des images formées en chacun. Ce danger inhérent à la pensée rend
cruciale une pédagogie des idées inadéquates : celles-ci peuvent
générer des matrices à problèmes et forcer à penser comme elles
peuvent hypnotiser et asservir aux pires idéologies.

54
Cf. par exemple Leibniz, Essais de théodicée, § 403 : « Nous ne formons pas nos
idées parce que nous le voulons ; elles se forment en nous, elles se forment par nous,
non pas en conséquence de notre volonté, mais suivant notre nature et celle des
choses. »

60
Doit-on être étonné d’une telle opposition au sein d’une même
conception de la pensée ? Regardons comment fonctionne
l’information pure. Informer signifie mettre en forme ; cela suppose
une certaine réceptivité, voire passivité. Nous sommes donc bien des
automates lorsque nous apprenons des informations, du « savoir
que ». Mais lorsque nous suivons un raisonnement mathématique
rigoureux, nous suivons une information logique, nous sommes
pareillement guidés, obéissant à la nécessité des règles de déduction.
Dans les deux cas, l’esprit est, du point de vue psychologique,
passif.55 Russell insiste sur cet aspect « psychologique » de la vérité
logico-mathématique. Les vérités fondamentales sont reçues par
l’esprit, perçues par l’esprit.56 Cassirer commente ce point ainsi : « On
soulignera expressément que l’esprit n’a prise sur ces vérités que
parce qu’il les reçoit à la manière d’un donné matériel. » 57
L’arbitraire ne peut régner dans ce qu’un sujet perçoit, ni dans ce
qu’un sujet pense logiquement.58 Voilà les deux pôles objectifs et
nécessaires pour, donc constitutifs de, l’acte pédagogique. Le
problème et la problématisation peuvent et ne peuvent que se
construire à partir de ces deux éléments. Ainsi, on dépasse un concept
naïf de la subjectivité, qui réduit celle-ci au sensible, au coloré, au
chaleureux – avec toute la mythologie qui entoure l’idée d’intimité.
Les signes aussi bien que les règles du raisonnement sont une griffe de
la nécessité. Ces deux ingrédients font de nous des automates.

La nécessité est une école d’apprentissage, aussi bien du point de


vue gnoséologique que du point de vue éthique. Que « l’objectivité

55
Nous pouvons ajouter un argument technologique : des machines peuvent remplir
ces deux activités. Il existe des machines qui enregistrent les informations
perceptives – appareil photo, caméra, et cetera ; il existe des machines capables de
vérifier les raisonnements logiques – programmes algorithmiques notamment. Il n’y
a pas de créativité dans ces opérations de l’esprit.
56
Cf. Russell B., The Principle of Mathematics, Cambridge, 1903, p.4 ; p.33 et
p.451 ; extraits tous cités par Cassirer E., Substance et fonction, p.357.
57
Cassirer E., Substance et fonction, p.357 (je souligne).
58
Cette base fondamentale correspond aussi à la distinction dernière de la théorie
leibnizienne des filtres. En effet, au sein des idées claires et distinctes et adéquates, il
existe une ultime division : entre les connaissances symboliques et les connaissances
intuitives – qui correspondent donc au maximum d’adéquation possible. Cf. Leibniz,
Méditations sur la Connaissance, la Vérité et les Idées, p.12-29.

61
des concepts et des vérités pures [soit] ainsi mise au même niveau que
les choses du monde physique »59 justifie la position de Rousseau sur
l’importance de l’éducation corporelle. En effet, pour celui-ci
l’éducation corporelle prépare à l’obéissance aux lois de la raison, à la
rigueur du raisonnement. Elle est un exercice qui protège de
l’arbitraire et soumet à la nécessité : « Plus le corps est faible, plus il
commande ; plus il est fort, plus il obéit. »60 Le rapprochement avec
l’application que nécessite les exercices mathématiques et logiques est
souligné par Louis Burgener : « L’éducation corporelle « attache
l’esprit aux choses », l’empêche d’errer ; elle crée une espèce
d’intelligence corporelle. »61 Il n’y a pas plus de place pour la fantaisie
et l’étourderie dans le sport que dans les mathématiques : pour les
gestes comme pour les démonstrations, il y a une logique de
l’enchaînement à laquelle on n’échappe pas. Sur ce point, comment ne
pas penser au bel exemple de la nage chez Deleuze ! (DR, 35 et 214)
Non seulement il montre que les problèmes concernent tout
apprentissage – et pas seulement des domaines théoriques –, mais il
fait le lien entre les signes et les problèmes. L’objectivité de mes
rencontres singulières avec les vagues me force à créer un problème à
partir de cette rencontre. « Apprendre à nager, c’est conjuguer des
points remarquables de notre corps avec les points singuliers de l’Idée
objective pour former un champ problématique. » (DR, 214)62 À ce
titre, la rigueur du monde naturel est la meilleure préparation aux
raisonnements rigoureux. Il s’agit dans les deux cas d’apprendre à
sentir la prescription en soi-même, et à n’accepter que celle-là.

Ceci nous fournit un élément discriminant pour distinguer


l’automate spirituel et l’automate psychologique. Le basculement de
l’un à l’autre a lieu quand on accepte de sacrifier l’un des deux règnes

59
Ibidem.
60
Rousseau J.-J., Emile, I, p.58.
61
Burgener L., L’Éducation corporelle selon Rousseau et Pestalozzi, p.42.
62
On ne peut qu’inviter le lecteur à relire la très belle page 35 de Différence et
répétition dans son intégralité. Elle opère comme une monade de la réflexion
deleuzienne sur l’apprentissage : tout y est admirablement concentré dans cet
exemple de pédagogie sportive. Un tel choix n’est pas anodin de la part de Deleuze.
L’effort de penser est rigoureusement de la même nature que l’effort de se mouvoir :
on ne peut pas plus tricher avec les lois de la pensée qu’on ne peut tricher avec la
gravité.

62
de l’ordre et de la nécessité au profit de l’autre. D’un côté, il y a une
nécessité et une force des images qui font oublier celles des raisons :
on devient un hypnotisé, comme le furent les masses sous le
Troisième Reich. (IT, 344) De l’autre, il y a une nécessité et une force
des raisons qui font oublier celles des images : c’est la définition
nietzschéenne de la folie – le fou est celui qui n’a plus que sa raison et
des certitudes. Dans un cas, le rêve, l’hypnose, la suggestion arrache
l’individu des griffes de la logique. Dans l’autre, le somnambulisme,
l’hallucination, l’idée fixe arrachent l’individu des griffes du réel.
L’automate psychologique est hémiplégique : il lui manque de la
nécessité, il lui manque une violence. Les douceurs du rêve ou celles
de l’idée fixe viennent du fait qu’elles suppriment un genre de
contrainte. Au contraire, l’automate spirituel est branché sur le
maximum de réalité : il est le carrefour de toutes les extériorités. Il est
lieu de branchements des machines logiques sur les machines du réel.
C’est lui qui construit les fictions les plus cohérentes.

Cette réflexion sur les dangers des signes extérieurs a été


scrupuleusement problématisée par Rousseau, et explique le rôle
interventionniste du précepteur dans l’éducation négative d’Émile.
Celui-ci crée des contextes qui favorisent la rencontre du réel et
encouragent la pensée. C’est le spinozisme de Rousseau. En effet,
pour Spinoza la sortie d’un certain état de nature et la création d’un
corps politique nécessitent une éducation des hommes qui passe par
« une organisation des rencontres ». (SPE, 239) La pédagogie
spinoziste travaille non sur les hommes directement, mais sur le
contexte dans lequel ils évoluent : « Ainsi l’effort d’organiser les
rencontres est d’abord l’effort de former l’association des hommes
sous des rapports qui se composent. » (SPE, 240) L’Émile de
Rousseau est pareillement un grand texte d’épigenèse. Rousseau
élabore une pédagogie des rencontres : la progressivité des rencontres
orchestrée par le précepteur permet d’éviter l’effroi et la peur, qui
inciteraient l’enfant à se réfugier derrière des règles rassurantes au lieu
de penser par lui-même. L’objection malheureuse, et pourtant
courante, d’une contradiction entre le principe de l’éducation
négative et l’interventionnisme du précepteur ne porte donc pas
puisque ce dernier est condition de possibilité de celle-là. Si ce danger
n’est pas évité, les préceptes viendront se greffer sur ces
traumatismes : l’usage, réponse ferme, se nourrit des craintes. On en

63
vient alors à désirer le fascisme. L’Anti-Œdipe est une reprise de ce
problème spinoziste et reichien : « Pourquoi les hommes combattent-
ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? » (AO, 37).
Du point de vue pédagogique, l’amour des solutions relève du même
problème : en rejetant les problèmes comme ennuyeux et
embarrassants on refuse la liberté et en réclamant les solutions on
embrasse la servitude. La fonction des ordres est justement de rassurer
et d’offrir des solutions. Où l’on comprend pourquoi les élèves
réclament des solutions et ne comprennent pas que l’essentiel, c’est le
problème. Ils sont trop inquiets, ou plutôt ils ont été inquiétés trop tôt.
Ils deviennent alors des « automates psychologiques » (IT, 213-214),
réclamant des réponses, construisant leur vie à partir d’énoncés
assertoriques et fuyant le problématique. Ils se créent un aveuglement
volontaire afin d’éviter les problèmes. Le savoir est alors associé à une
suite de réponses, et jugé ennuyeux : non seulement l’automate
psychologique réclame des réponses, mais il est inévitable qu’il en
demande de moins en moins, et de toujours plus simples, toujours plus
générales. C’est la figure nietzschéenne de l’âne qui dit « oui », I-A ,
la force réactive par excellence. (N, 31)

Une physique de la pensée : juste une idée

La conception deleuzienne de la pensée construit donc une


réflexion en termes de forces et d’interactions à propos de la génitalité
de la pensée. Le monde des idées n’est aucunement asservi à des lois
arbitraires subjectives. Le caprice personnel est impuissant sur la
pensée, et le libre-arbitre est un mythe consolateur. L’un et l’autre
doivent être expliqués comme des illusions, en un premier temps
inévitables, bien plus qu’ils n’expliquent quoi que ce soit. Au sein de
cette image de la pensée, le problématique devient un vecteur d’ordre
et de cohérence. Alors que l’assertorique prend des figures
inquiétantes, le problématique constitue un mode de l’Idée autonome,
réglé par sa propre structure et obéissant à des lois objectives. Le
problématique est l’événement de la pensée comme telle, et non le
reflet d’images adventices. Sur ce point, Deleuze doit beaucoup à
Gilbert Simondon. Dans le compte-rendu de L’Individu et sa genèse
physico-biologique qu’il rédige en 1964, il écrit : « La catégorie du
« problématique » prend, dans la pensée de Simondon une grande

64
importance, dans la mesure où elle est pourvue d’un sens objectif :
elle ne désigne plus en effet un état provisoire de notre connaissance,
un concept subjectif indéterminé, mais un moment de l’être, le
premier moment pré-individuel. » (ID, 122) La pleine objectivité du
problème est une revendication fréquente chez Deleuze. (DR, ch.4,
LS, 127 et CC, 36-3963) L’émergence du problème intéressant est une
question d’équation au sein de laquelle le sujet n’est que l’« opérateur
de l’Idée ». (DR, 257) En ce sens le problème est une force sélective
dans la pensée. Il est l’instance qui fait converger les deux règnes de
l’extériorité – affects et raisonnements – et distingue les fausses
questions et les idées reçues des vrais problèmes. Michel Fabre
résume bien cette idée : « Le problème est construit quand
suffisamment de séries émotives, volitives idéales finissent pas
converger et quand d’autres séries sont expulsées comme non
pertinentes. »64 L’ambition de Deleuze est finalement modeste. Dès
lors qu’il se fait une conception très haute de l’Idée, le vrai problème
qui le hante est l’existence d’une idée, l’avènement de l’événement
qu’est une Idée. Pour paraphraser un mot célèbre de Godard : « pas
des idées justes, juste une idée »65 ! (MP, 36)

Le véritable défi pour un enseignant n’est donc pas d’inculquer des


idées vraies ou justes, mais déjà – et c’est énorme – de faire advenir
des idées chez les élèves. C’est d’ailleurs ainsi que René Schérer
saluait « Deleuze éducateur » : « Il ouvra la pensée à la vie et la vie à
la pensée. »66 Les pensées doivent arriver à l’existence : réfléchir à
l’acte enseignant au niveau de ce faire être est à la fois d’une grande
rigueur et d’une puissante modestie. C’est seulement en se situant à ce
niveau génital qu’on réussira, peut-être, à donner une conscience
critique aux élèves lors d’un cours de philosophie. En effet, la
conscience, loin d’expliquer la pensée, est ce qui advient avec la

63
L’intérêt des pages de Critique et clinique est de fournir un exemple de
développement d’un problème. À partir du court-métrage Film de Beckett, Deleuze
déploie : 1. Le problème ; 2. L’histoire du problème ; 3. La Condition du problème ;
4. La donnée du problème.
64
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.172.
65
La formule originale de Godard est : « pas une image juste, juste une image ».
Deleuze la cite sous cette forme originale ailleurs. (D, 15).
66
Schérer R., « Deleuze éducateur », dans Beaubatie Y. (dir.), Tombeau de Gilles
Deleuze, p.119.

65
pensée. Pour Deleuze, complètement spinoziste ou leibnizien sur ce
point, la conscience émerge depuis un fond d’inconscient. Ce qui est
nouveau avec lui, c’est que l’inconscience peut perdurer – en un sens
– si on reste au niveau des solutions. Dans ce cas, on fait de soi un
automate psychologique : on est toujours agi plus qu’on n’agit soi-
même. La prise de conscience doit émerger depuis un fond
problématique sans chercher à en sortir. La problématisation est une
prise de conscience en train de se faire, certainement pas un état de
conscience, au sens absolu : « La conscience, la prise de conscience
est une grande puissance, mais n’est pas faite pour les solutions, ni
pour les interprétations. C’est quand la conscience a abandonné les
solutions et les interprétations qu’elle conquiert alors sa lumière, ses
gestes et ses sons, sa transformation décisive. » (Sup, 130)

Pour terminer l’enquête de cette première partie, il nous reste donc


à analyser la conception deleuzienne de l’inconscient. Un constat
corrélatif de la détermination non-subjective du transcendantal est
l’importance de l’inconscient : « Il faut concevoir une véritable genèse
de la conscience elle-même à partir des singularités d’un champ
inconscient pré-personnel et pré-individuel. […] C’est bien
l’inconscient qui est à la source du sens. »67 Or il n’est pas anodin que
le grand livre de Deleuze sur l’inconscient soit aussi un grand livre sur
le concept de désir. Le rapport entre l’inconscient, le désir et les
problèmes était déjà esquissé dans un court passage de Différence et
répétition68, qui fonctionne comme un indice pour l’enquête : il faut
chercher à comprendre en quoi la théorie « constructionniste » du
désir est un corrélat nécessaire à la conception de la pensée comme
création de problèmes.

67
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.190.
68
« Il est vrai que l’inconscient désire, et ne fait que désirer. Mais en même temps
que le désir trouve le principe de sa différence avec le besoin dans l’objet virtuel, il
apparaît non pas comme une puissance de négation, ni comme l’élément d’une
opposition, mais bien plutôt comme une force de recherche, questionnante et
problématisante, qui se développe dans un autre champ que celui du besoin et de la
satisfaction. Les questions et les problèmes ne sont pas des actes spéculatifs, qui
resteraient à ce titre tout à fait provisoires et marqueraient l’ignorance momentanée
d’un sujet empirique. Ce sont des actes vivants, investissant les objectivités spéciales
de l’inconscient, destinés à survivre à l’état provisoire et partiel qui affecte au
contraire les réponses et les solutions. » (DR, 140-141)

66
Chapitre 4

Questions d’énergétique à propos de
l’apprentissage

« Penchées
Têtes appliquées
Aucune ne se relève
La dictée ne le permet pas

Les enseignements s’ajoutent aux ans


Des mouvements sont ressentis
des actes parfois suivent des sortes de certitude

Insistants attraits : réponses à une dictée


inscrite en chacun, en petit, en tout petit

Ça ne les gêne pas d’obéir à une dictée ? »

Henri Michaux

Les déterminations matérielles et impersonnelles du transcendantal


deleuzien permettent de penser les conditions effectives de la pensée.
Je désire penser, je désire poser des problèmes, les développer, les
construire parce que j’ai fait une rencontre et parce que celle-ci a mis
en branle les circuits de la pensée. Entre la rencontre remarquable et la
mise en marche de la pensée s’insère le désir. Celui-ci est le pivot, le
rouage qui articule la violence des signes et la nécessité de penser. Le
désir est donc une affaire d’inconscient. Du point de vue de
l’évolution de sa pensée, il est tout à fait logique que Deleuze désire
construire de nouveaux concepts d’inconscient et de désir à la suite de
Différence et répétition. De même que pour la pensée, il se trouve
confronté à des concepts passifs et inertes de l’inconscient comme du
désir : l’inconscient freudien ressasse sans fin des scènes familiales –
théâtre oedipien – et le désir est traditionnellement conçu comme un
manque de quelque chose qu’on voudrait s’approprier. Face à ces

67
images de l’inconscient, Deleuze – avec Guattari – s’est efforcé de
construire des concepts neufs et adéquats à son image de la pensée.

Une conception du désir adéquate au constructivisme


gnoséologique des problèmes

Reprenant une opposition proustienne, Deleuze situe la génitalité


de la pensée dans l’amour et dans l’art, et lui oppose les conversations
stériles de l’amitié et de la philosophie. (PS, 40-41)69 Alors que celles-
ci supposent une bonne volonté de penser et se contentent de discuter,
l’amour et l’art obligent à penser et fournissent l’énergie pour
produire des problèmes. En effet, pour Deleuze, problématiser
signifie non pas résoudre des problèmes, mais construire des
problèmes. « La philosophie est un constructivisme », « toute pensée
est un Fiat ». (QPh, 38 et 73) À ce constructivisme gnoséologique fait
face un constructivisme énergétique de l’inconscient : « Le désir, pour
moi, ça a toujours été, si je cherche le terme abstrait qui correspond à
désir, je dirais c’est « constructivisme. » Désirer, c’est construire un
agencement, construire un ensemble. […] C’est donc construire un
agencement, construire une région. Le désir c’est du
constructivisme. Chaque fois que quelqu’un dit « je désire ceci », ça
veut dire qu’il est en train de construire un agencement. Et c’est rien
d’autre, le désir ce n’est rien d’autre. » (Abc, « Désir ») Comment

69
Le couple de l’amitié et de la philosophie est ainsi analysé : « L’intelligence nous
pousse à la conversation, où nous échangeons et communiquons des idées. Elle
nous incite à l’amitié, fondée sur la communauté des idées et des sentiments. Elle
nous invite au travail, par lequel nous arriverons nous-mêmes à découvrir de
nouvelles vérités communicables. Elle nous convie à la philosophie, c’est-à-dire à
un exercice volontaire et prémédité de la pensée par lequel nous arriverons à
déterminer l’ordre et le contenu des significations objectives. » (PS, 40) Quelques
lignes plus loin, s’ensuit la construction du couple antagoniste de l’amour et de l’art :
« C’est pourquoi, au couple traditionnel de l’amitié et de la philosophie, Proust
opposera un couple plus obscur formé par l’amour et par l’art. Un amour médiocre
vaut mieux qu’une grande amitié : parce que l’amour est riche en signes, et se
nourrit d’interprétation silencieuse. Une oeuvre d’art vaut mieux qu’un ouvrage
philosophique ; car ce qui est enveloppé dans le signe est plus profond que toutes les
significations explicites. Ce qui nous fait violence est plus riche que tous les fruits de
notre bonne volonté ou de notre travail attentif ; et plus important que la pensée, il y
a ‘‘ce qui donne à penser’’. » (PS, 41)

68
peut-on lier le sentiment amoureux, le désir et la pensée philosophique
comme construction de problème ? Il semble que le constructivisme
du désir soit la condition de possibilité énergétique de la construction
des problèmes. Dans la physique de la pensée deleuzienne, le désir
fonctionne comme carburateur.

La critique de Deleuze vise l’illusion selon laquelle il y aurait un


objet du désir. (AO, 32-35 ; Abc, « Désir ») Dès lors, on peut déjà en
déduire que, au même titre que n’importe quel objet, le savoir n’est
pas un objet du désir. On ne peut pas désirer le savoir. Cela est
parfaitement conforme avec le constructivisme deleuzien, pour qui le
savoir n’est pas un objet – l’étalage des solutions, ou le professeur
comme commerçant – mais un processus de construction de
problèmes. Deleuze fait du désir une faculté de production et non une
volonté d’acquisition. Son approche est parfaitement adéquate pour
penser le rapport du désir et des Idées, dès lors que les Idées sont une
affaire de construction, de création, à travers des situations-problèmes.
L’apport fondamental de L’Anti-Œdipe est « très simple » : on ne
désire pas un objet isolément, mais on désire toujours un ensemble ;
mieux, on désire toujours dans un ensemble. Écoutons Deleuze en
parler dans l’Abécédaire : « L’Anti-Œdipe, c’était pas ce qu’on a cru.
Même les gens les plus charmants… Ç’a été une grande ambiguïté, un
grand malentendu… enfin, un petit malentendu. On voulait dire une
chose vraiment très simple. […] On prétendait que d’une manière ou
d’une autre, les gens avant nous n’avaient pas bien compris ce que
c’était que le désir. On faisait notre tâche de philosophe on prétendait
proposer un nouveau concept de désir. […] On voulait dire la chose la
plus simple du monde, on voulait dire : jusqu’à maintenant, vous
parlez abstraitement du désir, parce que vous extrayez un objet
supposé être l’objet de votre désir. Vous pouvez dire : « je désire une
femme », « je désire faire tel voyage », « je désire ceci, cela ». Nous
on disait une chose très simple, vraiment simple : vous ne désirez
jamais quelqu’un ou quelque chose, vous désirez toujours un
ensemble. C’est pas compliqué. » (Abc, « Désir »)

Dans la situation d’apprentissage, cela revient à la distinction


suivante : tant que vous resterez fidèle à l’image dogmatique de la
pensée qui privilégie les réponses sur les problèmes, vous ne pourrez
pas penser adéquatement l’enjeu du désir à l’école – vous en resterez à

69
un schéma stimulus-réponse, désir comme besoin, comme conscience
d’un manque ; au contraire, si vous prenez en compte la notion de
situations-problèmes, le désir devient la matrice de production du
savoir au sein d’un processus, selon le schéma agencement-problème.
Le désir n’est donc pas subordonné à un besoin ou à un manque, il est
suscité par des rencontres qui favorisent plus ou moins sa production.
Comme nous l’avons vu, c’est sur ces rencontres que l’enseignant doit
travailler.

Certes, c’est un conseil difficile, et parfois effrayant. Le désir de


l’autre peut faire peur. Pourtant c’est une fête lorsqu’on réussit à le
créer lors d’un cours. Il existe un beau témoignage de Tolstoï à ce
sujet : lors d’une expérience au cours de laquelle l’écrivain russe
proposa à ses élèves d’improviser ensemble un récit, il réussit à
générer l’enthousiasme et la ferveur chez deux d’entre eux et
commente ainsi l’événement : « J’éprouvais de la joie parce que, tout
à coup, à l’improviste, se découvrait à moi cette pierre philosophale
que je cherchais en vain depuis deux années : l’art d’apprendre à
exprimer ses pensées. Je ressentais de la crainte parce que cet art
provoquait de nouvelles exigences, un foisonnement de désirs au
milieu duquel vivaient les élèves. »70 Oui, le désir fait peur, mais il est
la courroie de transmission, ce sans quoi l’enseignant ne peut aider
l’élève à une quelconque libération. Si le terme « transmission » peut
avoir encore un sens dans la situation d’apprentissage, c’est en un sens
machinique : transmettre une vitesse par des rouages, brancher le désir
du professeur sur le désir des élèves.71
70
Tolstoï L., « Qui doit enseigner l’art d’écrire et à qui ? » ; cité par Troyat H.,
Tolstoï, p.268.
71
Sur la peur, donc le rejet, que peut susciter une réflexion sur le désir en classe,
Nathalie Frieden analyse lucidement les réactions spontanées des professeurs :
« Cela peut faire peur au professeur, parce que l’émergence est un moment pré-
intellectuel et donc un désordre, or tout professeur croit dans son rôle et sa
responsabilité d’offrir une pensée claire et distincte. Par ailleurs, il ne s’agit pas
d’une situation scolaire ordinaire, parce que d’une part, le professeur intervient peu,
d’autre part, il ne sait pas trop où cela va l’amener, et finalement, surtout parce qu’il
perd le pouvoir, il est avec des pairs, en train de tâtonner, voire se tromper et
ensemble ils cherchent. Cela le met en question autant que ses élèves. Quand une
situation aussi inconfortable arrive en classe, la réaction normale est de poser au plus
tôt les repères clairs que nous offre la tradition, et ainsi de recadrer ce qui se passe
dans des limites et des termes classiques. Le professeur cherche à sortir de cette

70
La classe devient le lieu de multiples histoires d’amour. À la lettre.
L’amour des problèmes n’est pas qu’une image chez Deleuze. Le
rapport à la pensée est un rapport amoureux et les problèmes sont
désirés de la même manière qu’on désire une femme ou qu’on désire
aller quelque part. Les pages de Deleuze sur autrui comme structure a
priori valent pour les problèmes : « Il n’y a pas d’amour qui ne
commence par la révélation d’un monde possible en tant que tel. »
(DR, 335) Leibniz aime à parler de paysages – pensons à l’exemple de
la mer72 –, or un problème est justement une affaire de paysage.
Proust le dit admirablement quand il nous explique qu’une femme
désirée, c’est comme un paysage à parcourir, un paysage à dérouler.
De même, on déroule les enroulements problématiques, leurs
complications. Pour mieux comprendre ce rapport premier et
amoureux au problème, servons-nous d’une audace interprétative de
Deleuze, qui consiste à croiser les couples leibniziens clair/obscur et
distinct/confus.73 Selon la théorie des filtres de Leibniz, une
perception peut d’abord être claire ou obscure ; par exemple, soit
j’entends clairement le bruit de la mer que je perçois comme tel, soit
j’entends un bruit obscur et lointain que je ne reconnais pas. Ensuite,
au sein du clair, une nouvelle distinction apparaît : ma perception peut
être distincte ou confuse ; par exemple, je ne perçois pas le bruit
distinct de chaque vague, de chaque goutte d’eau, mais un bruit de
concert confus.74 L’idée de Deleuze consiste à croiser les concepts
dans une perspective hérétique – pour un leibnizianisme orthodoxe : il
oppose le couple du clair/confus à celui du distinct/obscur. (DR, 275-
276) Le rapport au problème devient un roman d’amour leibnizo-
proustien ! Construire un tel concept du désir est le sujet de l’Anti-
Œdipe : « Et notre question c’était : quelle est la nature des rapports

situation de vulnérabilité et par la même occasion, sortir les élèves du confus. Et


pourtant c’est un événement philosophique, un ‘‘kairos’’, et il devrait être naturel
au professeur de l’exploiter, d’en ‘‘profiter’’. » (je souligne) – Frieden N.,
« Comment naît la problématique ? ».
72
Cf. Leibniz, « Préface » aux Nouveaux essais sur l’entendement humain, p.42.
73
Cette audace n’a pas manqué d’étonner une leibnizienne patente – Lucy Prenant –
, comme en témoigne sa réaction lors de la première exposition par Deleuze de ce
couple étrange. (ID, 152-153)
74
Michel Serres fait une excellente analyse de la théorie de filtres et en propose un
schéma synthétique. Cf. Serres M., Le Système de Leibniz et ses modèles
mathématiques, p.123.

71
entre des éléments pour qu’il y ait désir, pour qu’ils deviennent
désirables. Je désire pas un [problème], je désire aussi un paysage qui
est enveloppé dans ce [problème]. Paysage qu’au besoin je connais
pas et que je pressens. Et tant que j’aurai pas développé le paysage
qu’[il] enveloppe je serai pas content, c’est-à-dire mon désir n’aura
pas abouti. » (Abc, « Désir »)75

Le premier couple du clair/confus concerne le « noochoc » : l’état


de clarté et de confusion caractérise l’éclair amoureux, le
pressentiment d’un paysage à développer. C’est ce qui fait que je vais
désirer connaître, c’est-à-dire dérouler l’événement rencontré. En
effet, c’est à la fois très clair car je sens bien qu’il y a d’étranges
beautés qui me bouleversent, mais en même temps ces beautés sont
encore terriblement confuses, c’est pourquoi je désire explorer l’être
rencontré – femme, problème, et cetera. Le sens du problème relève
de l’appréhension globale, de la première intuition lors de la rencontre
d’un problème encore enveloppé. Le pressentiment d’un problème
intéressant, c’est cette conscience claire d’une confusion à explorer, à
distinguer. Le penseur cherche des problèmes, il cherche des
complications, pour éprouver la joie de dérouler des paysages idéaux.
D’où le rôle de la rencontre : respirer un air étrange, nouveau à chaque
fois, aux détails multiples et secrets. Perplexe. Une rencontre qui
laisse perplexe n’augure que du bon. Encore une métaphore baroque,
le pli latinisé ça donne le plexe : complexe, perplexe… des
enroulements, des « plis selon pli », des courbes merveilleuses au sein
desquelles la pensée aime à se promener.76 Le monde des problèmes
est baroque, envoûtant, érotique pour tout dire. À l’inverse, le monde
des réponses est classique, guindé, droit, coincé pour tout dire –
« Mais voyons, c’est faux ! ».

Le second couple du distinct/obscur concerne l’être du problème.


En effet, une fois le problème développé, j’ai affaire à ses micro-

75
J’ai changé l’exemple « femme » par « problème », qui fonctionne de la même
manière : dans les deux cas, il s’agit d’une relation amoureuse.
76
Cf. l’éloge de l’errance par Platon, contre la voie trop « unique » du logos
parménidéen – et notamment la lecture admirable qu’en fait Monique Dixsaut dans
Platon et la question de la pensée, p.175-189. Le mot « errance (!"#$%$) » apparaît
dans le Sophiste, 245e.

72
déterminations parfaitement distinctes, les singularités du problème
sont saisies par des rapports différentiels ; en même temps, tout
demeure obscur puisque plus rien n’est actuel. La problématisation,
selon Deleuze, consiste à dérouler un problème pour lui-même. Le
problème quitte alors les sources actuelles qui nous ont fait le
rencontrer et ne relève plus que du monde Idéel. Puisque les Idées
sont purement virtuelles, « il appartient à l’Idée d’être distincte et
obscure. » (DR, 276)

Après avoir exposé la genèse amoureuse du rapport au problème,


voyons maintenant quelles conséquences s’ensuivent. Puisqu’il y a
amour, il y a désir. Mais qu’entend-on par désir ? Veut-on signifier
qu’il y a un manque, qu’on aimerait parcourir un problème pour y
découvrir sa solution ? Un problème n’est-il désirable qu’en ce qu’il
nous promet une solution ? C’est tout le contraire. Deleuze est
catégorique : le problème ne manque de rien ! Il y a donc un
infinitisme du déploiement, comme chez Leibniz. Le problème est un
pli infini qu’on déroule sans fin. Il ne se résorbe pas dans une réponse,
sauf à le dénaturer. Pour Deleuze, c’est clair : un problème est une
Idée (DR, 242), en tant qu’Idée, « il est de l’ordre de l’événement »
(DR, 244) ; or Deleuze rappellera à la fin de sa vie : « L’événement
considéré comme non-actualisé (indéfini) ne manque de rien. » (RF,
363) Pour sentir à quel point la construction du concept de désir est
intimement liée à la problématique, il suffit de noter cette expression :
« Le désir ne manque de rien. »77 Dans les deux cas – problème et
désir –, il s’agit de production, de construction. Le désir n’est pas un
manque ou un besoin qu’un objet viendrait combler ; de même un
problème n’est pas un manque qu’une solution viendrait combler. Le

77
Les conséquences sur les concepts de « sujet » et de « réalité » sont immédiates :
« Le désir ne manque de rien, il ne manque pas de son objet. C’est plutôt le sujet qui
manque au désir, ou le désir qui manque de sujet fixe ; il n’y a de sujet fixe que par
la répression. Le désir et son objet ne font qu’un, c’est la machine, en tant que
machine de machine. Le désir est machine, l’objet du désir est encore machine con-
nectée, si bien que le produit est prélevé sur du produire, et que quelque chose se
détache du produire au produit, qui va donner un reste au sujet nomade et vagabond.
L’être objectif du désir est le Réel en lui-même. » (AO, 34) Le concept de « désir »
articule ceux de « sujet éprouvant » et de « réalité », au niveau éthique – voire
éthologique –, comme le concept de « problème » articule ceux de « sujet pensant »
et de « savoir » au niveau gnoséologique.

73
désir produit du réel ; de même le problème produit de la pensée. Les
concepts de « désir » et de « problème » courent sur une même ligne
de fuite qui s’oppose à celle du « besoin » et de la « solution » : « Ce
n’est pas le désir {problème} qui s’étaie sur les besoins {solutions},
c’est le contraire, ce sont les besoins {solutions} qui dérivent du désir
{problème} : ils {elles} sont contre-produit{e}s dans le réel que le
désir {problème} produit. Le manque est un contre-effet du désir
{problème}, il est déposé, aménagé, vacuolisé dans le réel naturel et
social. Le désir {problème} se tient toujours proche des conditions
d’existence objective, il les épouse et les suit, ne leur survit pas, se
déplace avec elles… » (AO, 34)

Deleuze propose donc un concept machinique et productiviste du


désir qui fonctionne comme corrélat de sa conception des problèmes.
Le matérialisme de son image de la pensée produit une conception
matérialiste de l’inconscient : « Une psychiatrie matérialiste, c’est
celle qui introduit la production dans le désir, et inversement le désir
dans la production. » (P, 30) Certaines thèses de l’Anti-Œdipe sont les
conséquences du transcendantal matériel : les rencontres qui forcent à
penser sont caractérisées comme des branchements inconscients qui
produisent l’énergie individuelle pour penser. Et l’on retrouve les
mêmes termes à propos du désir que pour la genèse de la pensée : « Je
désire jamais quelque chose tout seul. Bien plus, je désire pas un
ensemble non plus, je désire dans un ensemble. […] En d’autres
termes, il n’y a pas de désir qui ne coule dans un agencement.
[…] Pour qu’un événement se passe, il faut une différence de
potentiel. » (Abc, « Désir ») L’image de l’écoulement donne à voir le
courant qui passe et fournit l’énergie pour construire des problèmes :
on ne peut poursuivre un problème longtemps que si on dispose des
ressources vitales suffisantes – précisément produites par le désir.
Deleuze construit un concept d’inconscient qui s’inscrit dans la grande
lignée des philosophes de la joie – pour Lucrèce, Spinoza ou
Nietzsche, la joie est le « seul mobile à philosopher ». (N, 34) On
pourrait même dire qu’elle est ce sans quoi il est impossible de
philosopher.

C’est finalement le rejet de toute transcendance qui pousse


Deleuze à ce pur immanentisme du désir, corrélatif d’un pur
immanentisme du problématique. On retrouve l’idée leibnizienne d’un

74
apprentissage sans terme : « Ainsi notre bonheur ne consistera jamais,
et ne doit point consister dans une pleine jouissance, où il n’y aurait
plus rien à désirer, et qui rendrait notre esprit stupide, mais dans un
progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles
perfections. »78 Mais pour conserver cette perspective sans faire appel
aux notions métaphysiques d’infini ou de Dieu, Deleuze y ajoute un
immanentisme du désir tout spinoziste, assurant ainsi le cycle
productif des problèmes. En effet, Leibniz conservait une conception
externaliste du désir et devait donc disposer d’un « stock » infini pour
assurer l’apprentissage en droit infini : « En mettant en lumière la
splendeur de l’organisation rationnelle de l’univers, [Leibniz] dévoile
et suscite l’objet comme désirable pour des créatures raisonnables
[…]. Constante évocation d’un tableau virtuel dont la vue d’ensemble
se dérobe et qu’on n’atteint que par fragments. »79 L’immanentisme
de Deleuze résout le paradoxe d’une recherche infinie dans un monde
fini : il n’y a plus besoin d’un nombre infini d’objets susceptibles
d’être désirés puisque c’est notre désir qui assure la production des
objets. « Si le désir produit, il produit du réel. Si le désir est pro-
ducteur, il ne peut l’être qu’en réalité, et de réalité. Le désir est cet
ensemble de synthèses passives qui machinent les objets partiels, les
flux et les corps, et qui fonctionnent comme des unités de
production. » (AO, 34) Susciter le désir des problèmes – donc leur
création –, voilà le véritable enjeu de toute entreprise d’apprentissage
bien comprise. Car le faire, c’est promouvoir la pensée dans ce qu’elle
a de vivant : de simple tendance, c’est promouvoir la pensée en train
de se faire et lui permettre de créer les objets de sa propre activité.

D’un côté, l’immanentisme du problématique induit un rejet de


l’extrinsécisme kantien80 : on ne juge pas d’un problème en fonction
de ses solutions. De l’autre, Deleuze rejette, à la suite de Dewey, tout
schéma causal externaliste entre le désir et l’objet du désir. Dans son
célèbre article « Le concept d’arc réflexe », Dewey combat le schéma
78
Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, § 18.
79
Gaudemar M., Leibniz, de la puissance au sujet, p.258.
80
Il apparaît dans la dialectique transcendantale de La Critique de la raison pure,
avec les antinomies de la raison pure, analysées comme des faux problèmes parce
qu’elles ne comportent pas de solutions. Les problèmes sont donc jugés à l’aune de
leurs solutions. Cf. Kant E., La Critique de la raison pure, « Dialectique
transcendantale », Livre II, p.277 sqq.

75
stimulus/réponse. Selon lui, l’erreur vient du fait qu’on sépare en deux
pôles distincts ce qui correspond seulement à des perspectives
possibles sur le circuit organique que constituent chaque acte et
chaque perception. Dewey énonce ainsi sa thèse : « la soi-disant
réponse n’est pas seulement une réponse au stimulus ; elle est dans le
stimulus. »81 De même, selon Deleuze, le désir ne fait pas face de
manière indépendante à un objet donné ; tous deux sont pris dans un
ensemble. Ce que rejette Deleuze, c’est la conception idéaliste du
désir qui le rabat sur le mode de l’acquisition et nous présente le désir
« comme étayé sur les besoins. » (AO, 32-33)82 Mais comme « le désir
ne manque de rien », il n’est pas un problème d’acquisition : il est une
machine productrice. Ériger le désir en manque, c’est favoriser une
image dogmatique de la pensée : les problèmes auraient besoin de
solutions et n’aspireraient qu’à ça. Au contraire, concevoir le désir
comme production, c’est ouvrir à la production des problèmes. La
connaissance comme processus de construction des problèmes est une
force. Cette énergétique deleuzienne est bien résumée par ce propos

81
Dewey J., “The Reflex Arc Concept in Psychology”, p.359.
82
On peut citer le passage, à la fois clair et dense, où Deleuze refuse l’alternative
entre acquisition et production en ce qui concerne le désir : « D’une certaine
manière, la logique du désir rate son objet dès le premier pas : le premier pas de la
division platonicienne qui nous fait choisir entre production et acquisition. Dès que
nous mettons le désir du côté de l’acquisition, nous nous faisons du désir une
conception idéaliste (dialectique, nihiliste) qui le détermine en premier lieu comme
manque, manque d’objet, manque de l’objet réel. […] En effet, si le désir est
manque de l’objet réel, sa réalité même est dans une ‘‘essence du manque’’ qui
produit l’objet fantasmé. Le désir ainsi conçu comme production, mais production
de fantasmes, a été parfaitement exposé par la psychanalyse. […] D’où la
présentation du désir comme étayé sur les besoins, la productivité du désir
continuant à se faire sur fond des besoins, et de leur rapport de manque à l’objet
(théorie de l’étayage). Bref, quand on réduit la production désirante à une production
de fantasme, on se contente de tirer toutes les conséquences du principe idéaliste qui
définit le désir comme un manque, et non comme production, production
‘‘industrielle’’. Clément Rosset dit très bien : chaque fois qu’on insiste sur un
manque dont manquerait le désir pour définir son objet, ‘‘le monde se voit doublé
d’un autre monde quel qu’il soit, à la faveur de l’itinéraire suivant : l’objet manque
au désir ; donc le monde ne contient pas tous les objets, il en manque au moins un,
celui du désir ; donc il existe un ailleurs qui contient la clef du désir (dont manque le
monde).’’ »

76
de William James : « La vérité complète [est] la vérité qui donne de
l’énergie et livre des batailles. »83

Dans ses livres pédagogiques, Dewey tirait déjà les leçons de son
article sur le stimulus et la réponse : « C’est parce que l’on assume
que l’objet ou la fin à saisir et à poursuivre sont extérieurs au moi qu’il
faut les rendre intéressants, qu’il faut les entourer de stimuli artificiels
et de motivations fictives pour attirer l’attention sur eux. »84 Comme
Deleuze, Dewey emploie l’expression de « nécessité », afin d’insister
sur l’immanence du désir. En effet, on peut opposer la contingence
d’un stimulus externe et transcendant à la nécessité d’un désir interne
et immanent. Quand la machine du désir est lancée, un individu
produit nécessairement, donc pense nécessairement. Le productivisme
est un cycle : désir et problématisation tournent en rond. « La
production comme processus déborde toutes les catégories idéales et
forme un cycle qui se rapporte au désir en tant que principe
immanent. » (AO, 10-11) Bref, le désir n’est pas stimulé par un intérêt
externe qui permettrait la mise en œuvre d’un effort ; c’est tout le
contraire : le désir produit l’intérêt qui permet l’effort, et en même
temps le désir est déjà l’expression et le résultat d’un effort puisqu’il
est production active et non volonté d’acquisition.

L’erreur dangereuse à propos du rôle du désir en classe serait donc


la suivante : penser que susciter un désir revient à instrumentaliser ou
manipuler l’élève en générant un besoin ou un manque chez lui : on le
met face à un problème et, tel un rat dans un labyrinthe, il cherchera à
en sortir. Nous avons vu que l’immanentisme de Deleuze oppose
l’image du cycle : il n’y a aucune raison de vouloir sortir des
problèmes, puisque ceux-ci se branchent sur les machines désirantes
et font fonctionner la pensée. C’est la dimension politique des thèses
deleuziennes : lutter contre le fascisme inhérent à la conception
idéaliste du désir. En intégrant de la transcendance dans le
productivisme, on aliène le désir grâce à des besoins spécialement
créés pour le canaliser ou le réguler. À l’école, l’effort de pensée est
sans cesse confronté à cet arrachement : on « désire » avoir un métier,
gagner de l’argent… bref on désire apprendre pour en finir avec

83
Cité par Lapoujade D., William James. Empirisme et pragmatisme, p.60.
84
Dewey J., L’École et l’enfant, p.24.

77
l’école et avec l’apprentissage. Le désir est devenu un besoin. C’est le
rôle du « socius » de coder le désir, le canaliser, le réguler. (AO, 16, 40
et 163) Le manque est une création sociale de la classe dominante, il
est « aménagé, organisé dans la production sociale. Il est le contre-
produit par l’instance d’antiproduction qui se rabat sur les forces
productives et se les approprie. Il n’est jamais premier. » (AO, 35) Au
contraire, susciter le désir chez un élève, c’est bien plutôt mettre en
marche ses « machines productives », c’est le faire être actif et non
pas ré-actif – marque de l’amour des solutions. Le désir ouvre à la joie
de la construction des problèmes.85

Approche fonctionnaliste des relations de savoir

« Aiment engendrer ceux qui ont aimé leur


propre engendrement. »
Michel Serres

Explicitons les conséquences de ce productivisme, de ce


machinisme de l’inconscient.86 Dès lors que tout est affaire de rouages
et de branchements dans la pensée, on abandonne une conception du
cours comme débat entre des subjectivités. Il n’y a pas à juger de
certaines propositions, mais à produire des problèmes. « Le jugement
empêche tout nouveau mode d’existence d’arriver. […] C’est peut-
être là le secret : faire exister, non pas juger. » (CC, 168) Tout ce qui
compte parmi les multiples interactions au sein d’une classe, c’est
l’effet qu’elles ont sur chacun. C’est un pur fonctionnalisme ! « Nous
sommes purement fonctionnalistes : ce qui nous intéresse, c’est
comment quelque chose marche, fonctionne, quelle machine. » (P, 35)
Pour mieux comprendre cette idée, voyons ce que dit Deleuze sur le

85
Selon le syllogisme de Deleuze, qui croise Spinoza et Bergson pour obtenir : Tout
ce qui est joyeux est créateur / Tout ce qui est désir est joyeux / Donc tout ce qui est
désir est créateur. Sur ce point, cf. Dumoncel J.-C., Le Pendule du Docteur Deleuze.
Une introduction à l’Anti-Oedipe, p.15-17. Il cite Bachelard : « l’homme est une
création du désir » – Psychanalyse du feu, p.39.
86
René Schérer a suggéré que ce machinisme est, en un certain sens, un
renversement du structuralisme. Cf. Shérer R., Regards sur Deleuze, p.90-91. Nous
verrons plus loin que le structuralisme a pu fonctionner comme une « bêtise » pour
Deleuze. Vide infra, chapitre 5.

78
fonctionnement d’un livre : « On se demandera avec quoi il
fonctionne, en connexion de quoi il fait ou non passer des intensités. »
(MP, 10) Ce fonctionnalisme lutte contre les forces castratrices du
signifiant : toute interprétation relève de l’initiatique et renvoie à un
sens caché que seuls des privilégiés connaissent. « C’est un énorme
archaïsme qui renvoie aux grands empires. » (P, 35) À cela, Deleuze
oppose une « manière amoureuse », une « lecture en intensité » (P,
17-18) : « Quelque chose passe ou ne passe pas. […] C’est du type
branchement électrique. » De même, le cours de philosophie est conçu
comme une petite machine a-signifiante. C’est toujours le même
problème : plutôt l’amour que l’amitié, plutôt les signes qui
fonctionnenent avec nous que les énoncés qui s’imposent à nous. Un
des leitmotive de la Recherche est, nous dit Deleuze : « Chacun ne
vaut que par ce qu’il nous apprend ». (PS, 111) D’où l’importance du
concept de « style » chez Deleuze. Là encore, les remarques sur
l’écriture des livres fonctionnent également pour l’effectuation d’un
cours – il y a un style des cours de Deleuze.87 De fait, le style a une
double fonction, critique et heuristique : d’un côté, il permet de
subvertir les règles d’un ordre – la langue, l’institution – et libère la
pensée de certains carcans extrinsèques à son auto-déploiement ; de
l’autre, il suscite un désir propre par l’hétérogénéité des signes qu’il
émet, il lutte contre la répétition du même, qui risque toujours de
lasser le lecteur ou l’élève – on aura donc compris que le style est tout
sauf un « truc » ou un « tic » reconnaissable chez un auteur.

Dans ce fonctionnalisme, il y a évidemment une dimension


anarchisante, qui vise les institutions et leur despotisme : « Nous
n’avons pas à juger les autres existants, mais à sentir s’ils nous
conviennent ou disconviennent, c’est-à-dire, s’ils nous apportent des
forces ou bien nous renvoient aux misères de la guerre, aux pauvretés
du rêve, aux rigueurs de l’organisation. » (CC, 169) De fait,
l’enseignant n’est-il pas un rouage des « rigueurs de l’organisation »
lorsqu’il s’obstine à faire des programmes souvent grotesques – en ce

87
Deleuze suggère lui-même le rapprochement : « Qu’il y ait une vocalisation des
concepts dans un cours, c’est normal. Tout comme il y a un style des concepts par
écrit – les philosophes c’est pas des gens qui écrivent sans recherche ou sans
élaboration d’un style. Eh bah un cours ça implique des vocalises. Évidemment. »
(Abc, « Professeur »).

79
qui concerne la philosophie ? La notion de contenu, véhiculée par
l’idée de programme, est aux antipodes du fonctionnalisme deleuzien.
En effet, à propos de ses cours, Deleuze explique : « C’était de
longues séances, personne n’écoutait tout, mais chacun prenait ce dont
il avait besoin ou envie, ce dont il avait quelque chose à faire, même
loin de sa discipline. » (P, 190)

Les conséquences de cette conception du désir et de ce


fonctionnalisme sont radicales. Qu’elles aient des limites, peut-être,
mais Deleuze présente cet avantage d’avoir été jusqu’au bout de sa
conception. Il offre donc un système cohérent de son image de la
pensée. Prenons la question de l’évaluation : comment, avec une telle
conception de la pensée, évaluer les élèves à qui l’on a délivré un
enseignement en harmonie avec les hypothèses que nous avons
explorées ? En effet, on sent bien que dans cette perspective
fonctionnaliste, la sacro-sainte question : « que reste-t-il de ce qu’on
lui a appris ? », résonne comme un douloureux faux problème qui ne
cesse de hanter l’enseignement.

S’il doit rester quelque chose, c’est que l’on conçoit le cours
comme un commerce, un lieu d’échange de propositions actuelles,
c’est-à-dire de solutions. On met en valeur les « thèses
propositionnelles » aux dépens des « thèmes problématiques » !88 Il
faut prendre à la lettre l’image de Deleuze qui compare volontiers un
cours de philosophie à une partition musicale. (Abc, « Professeur »)
Faute de quoi, l’évaluation risque de tourner à la caricature :
l’enseignant vérifie ce que l’élève a retenu, et sanctionne ce qu’il a
oublié. Celui qui a réifié l’acte pédagogique craint pour son cours ce
qui est à craindre pour tout objet : l’érosion du temps. Ce qui a été
appris risque de s’user comme un vieux chandelier en fer risque de
rouiller. Les élèves le savent bien : dans cette perspective, le temps est
l’ennemi. Plus on attend, plus on oublie, on est alors obligé de réviser.
D’où la propension à réviser « au dernier moment ». L’enseignement
scolaire vit autour de ce rituel : apprendre pour conjurer l’oubli. D’où

88
Cette expression habile est due à Gérard Lebrun dans un bel et dense article sur le
transcendantal deleuzien. Cf. Lebrun G., « Le transcendantal et son image », dans
Alliez E. (Dir.), Gilles Deleuze. Une vie philosophique, p.227.

80
le bachotage. « Apprendre » devient synonyme de « réactualiser un
passé ».

À l’inverse, la perspective deleuzienne ouvre sur un avenir radical.


Le temps devient ami du désir, vecteur de déploiement en fonction des
rencontres. Il y a une patience du problème qui s’oppose à
l’impatience des réponses. Sinon, c’est le contrat vicieux entre l’élève
et le professeur : « je t’interroge après la leçon pour vérifier que tu as
bien appris » – « j’accepte volontiers d’être interrogé immédiatement
car je sais que je risque vite d’oublier ». Pourtant, selon les thèses
deleuziennes, ce qui se passe au moment de la classe ou pendant
l’année scolaire – c’est-à-dire le court terme – est seulement la partie
émergée de l’iceberg. Le plus important structure des flux de désir qui
agiront plus ou moins inconsciemment, et plus ou moins à long terme.
L’erreur est de confondre l’absence actuelle de savoir avec une
absence réelle. Bien sûr, l’enseignant a pu amener ses élèves à
quelques connaissances au cours d’une année, mais c’est si peu de
choses. L’essentiel est ailleurs, dans le désir qu’il a su amorcer chez
ses élèves. Le plus beau d’un enseignement réussi vient après que
chacun s’est quitté !

De ce point de vue, le premier des « Proverbes de l’enfer » de


William Blake me paraît contenir une image décisive : « Dans le
temps des semailles, apprends ; dans le temps des moissons,
enseigne ; en hiver, jouis. »89 La première période de la vie, où
l’homme est enseigné, correspond au « temps des semailles ».
L’agricole image montre que pendant ce temps, ce n’est qu’une
histoire de graines, de matrices de problèmes. En permettant aux
élèves d’aimer apprendre, l’enseignant sème. Si une connaissance
achevée est un arbre, l’erreur par précipitation serait de vouloir
mesurer cet arbre chez l’élève à la fin de l’année. On s’impatiente et
l’on en vient à transplanter l’arbre dans la tête de l’élève. Il risque
alors d’arriver ce qui arrive souvent en botanique dans ce cas : l’arbre
mourra car on aura abîmé ses racines. Pour donner un cadre
conceptuel plus rigoureux à cette métaphore sylvestre, reprenons la
distinction bergsonienne entre les couples : possible/réel et
virtuel/actuel. Elle est fondamentale chez Deleuze. (B, 99-106 ; DR,

89
Blake W., Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, p.19.

81
269-264 ; IT, 105-107 ; Pli, 140-141) Cette distinction n’est d’ailleurs
jamais explicite chez Bergson, elle est une distinction proprement
deleuzienne, un bel enculage. (P, 14-15)90 Dans le premier couple, le
passage du possible au réel se fait par limitation et imitation. Par
exemple, des maquettes de maison sont des maisons possibles et la
maison réelle sera l’une seulement d’entre elles (limitation) et sera
identique au modèle réduit choisi (imitation). Il n’y a pas plus
d’actualité dans la maison réelle que dans les maisons possibles. Tout
est déjà-là dans le possible, selon le mode de la reproduction. Le
possible est donc bien actuel : j’ai la maquette sous les yeux. Au
contraire, le passage du virtuel à l’actuel se fait par augmentation et
différenciation-création. Par exemple, le gland demeure indéterminé
(il est non formé) mais il est parfaitement constitué (il est structuré)
donc pleinement réel ; le chêne est le produit de l’actualisation du
gland en fonction des contextes de croissance (augmentation et non
limitation), et il y a plus dans le chêne qu’il n’y avait dans le gland
(création et non imitation). Le virtuel est donc bien réel : le gland n’est
pas une vue de l’esprit, il existe réellement.91 Grâce à cette distinction,
nous pouvons affirmer que l’apprentissage est concerné par la
connaissance virtuelle. Celle-ci n’est pas actuelle, donc n’a pas sa
forme achevée immédiatement, mais elle est bien réelle.92

On pourrait également expliquer le problème selon l’alternative


entre l’objet technique et l’objet vivant. Il ne s’agit pas de réaliser un
protocole pour fabriquer un objet inerte par la suite – reproduction du
savoir sur le mode du possible –, mais de donner vie à un élément lui-
même autonome et capable de générer selon ses propres structures –
actualisation qui est une différenciation. Cette virtualité exige donc
une extrême organisation, une extrême structuration dans l’acte
pédagogique ! Le concept de virtualité ne permet aucunement le fatras
dans l’apprentissage – l’image de l’ensemencement pourrait induire ce
contresens : on jette par-ci par-là quelques graines. Le virtuel ne peut

90
Deleuze écrit explicitement : « Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et
lui faire un enfant […]. Mon livre sur Bergson est pour moi exemplaire en ce
genre. »
91
Cf. Bergson H., L’évolution créatrice, Chapitre II – Les directions divergentes de
l’évolution de la vie.
92
C’est pourquoi l’apprentissage des problèmes philosophiques pose de manière
aiguë le problème de la restitution des savoirs et de leur évaluation.

82
s’actualiser qu’en raison de la perfection de ses structures – pensons
au code ADN, à un fœtus : merveilles de complexion. De même, un
problème dispose d’une structure – « la structure est la réalité du
virtuel » (DR, 270) – très contraignante qui s’auto-déploie selon des
règles intrinsèques. Loin de rendre l’acte enseignant facile et
accessible à tous, la conception deleuzienne de la pensée exige une
grande rigueur.93

L’intérêt de tout apprentissage ne peut donc résider dans un


quelconque remplissage, qui ne susciterait que rejet par la suite ; il est
plutôt de générer des matrices de désir, donc des matrices de
problèmes. C’est le fonctionnement de ces matrices qui garantit le
devenir actif des élèves, leur regard critique au sens le plus exigeant.
Si enseigner correspond ensuite à la moisson pour Blake, cela signifie
que l’enseignant est celui qui a obtenu pour lui-même les fruits des
arbres. Délicieux fruits ! qu’il est parfois tenté de faire goûter à ses
élèves.94 Mais ceux-ci ne goûtent rien ! Ils n’en veulent pas… et le
professeur d’être incrédule. Des fruits qu’il goûte et déguste, il ne doit
garder que les graines et les noyaux pour ses élèves. Le fruit, c’est
l’actualisation d’une connaissance virtuelle qui fut plantée un jour,
sans qu’on en ait conscience parfois. L’image est belle décidément, et
les moissons de Blake rejoignent la cueillette bergsonienne : « Notre
connaissance, bien loin de se constituer par une association graduelle
d’éléments simples, est l’effet d’une dissociation brusque : dans le
champ immensément vaste de notre connaissance virtuelle nous
avons cueilli, pour en faire une connaissance actuelle, tout ce qui…
»95 Le passage du virtuel à l’actuel se faisant toujours à l’occasion

93
Rappelons-nous ce que dit Deleuze sur la préparation d’un cours. Vide supra,
chapitre 1.
94
Cf. le témoignage très pertinent de Tolstoï : « Dans l’enseignement de la
géographie, comme de toute autre science, l’erreur la plus commune, la plus
grossière et la plus malsaine, c’est la hâte. Nous paraissons si ravis de savoir que la
Terre est ronde et tourne autour du Soleil que nous nous hâtons de l’apprendre au
plus vite à l’élève. Et ce qui est précieux ce n’est pas de savoir que la Terre est ronde
mais de savoir comment naît cette conviction. Très souvent l’on raconte aux enfants
que le Soleil est à tant et tant de lieues de la Terre et ils n’en paraissent pas étonnés,
cela ne les intéresse nullement. Ce qui les intéresse, c’est de savoir comment on est
arrivé à cela. » – Tolstoï L., « L’école de Iasnaïa Poliana », p.23 (je souligne).
95
Bergson H., La Pensée et le mouvant, p.1372/152 (je souligne).

83
d’une rencontre, d’un achoppement sur un obstacle, la connaissance
actuelle émergera pareillement en fonction des circonstances au cours
de la vie future des élèves. Le processus d’actualisation se fera alors
selon des lignes de différenciation propres à l’individu et aux
contextes.

L’apprentissage n’est donc pas un acte forclos dans le temps de


l’école, il est un processus amorcé (entre autres) pendant celle-ci mais
qui ne s’y restreint pas. L’efficience propre de l’enseignement
déborde l’efficacité du professeur : celui-ci ne fait que susciter des
matrices virtuelles qui ne cesseront de fonctionner, de s’actualiser
différemment en chaque élève et différemment pour chacun au cours
de son existence. Cette assurance permet sans doute à Deleuze de ne
rien attendre de ses élèves, sur le moment. En effet, lorsque Deleuze
évoque sa manière de faire cours, on est frappé par ceci : d’un côté, il
est d’une extrême exigence sur la préparation des cours, il évoque les
nombreuses heures de travail pour quelques minutes réussies : « Un
cours c’est quelque chose qui se prépare énormément. […] Si vous
voulez cinq minutes, dix minutes au mieux d’inspiration, il faut
préparer beaucoup beaucoup beaucoup, pour avoir ce moment… »
(Abc, « Professeur ») ; d’un autre côté, il ose affirmer : « Pour moi, un
cours c’est quelque chose qui n’est pas destiné à être compris – dans
sa totalité. Un cours, c’est une espèce de matière en mouvement […]
dans lequel chacun prend ce qui lui convient. Un mauvais cours c’est
quelque chose qui, à la lettre, ne convient à personne. On peut pas dire
que tout convienne à n’importe qui. […] Il est pas question de tout
suivre, même de tout écouter. » (Abc, « Professeur ») Il y a une grande
leçon d’éthique dans ce paradoxe. Lorsqu’un professeur se fâche
parce qu’un élève n’écoute pas tout ce qu’il dit, lorsqu’un professeur
sanctionne par une mauvaise note un élève qui n’a pas restitué tout
son cours – à qui le pronom fait-il référence ? – que fait-il sinon
exprimer une volonté de puissance réactive ! Deleuze théorise
l’enseignement comme don, alors que beaucoup de professeurs en
restent au don/contre-don.96 Le désir et les problèmes se donnent mais

96
Cf. Derrida J., Donner le temps, p.24-26. Il distingue le « don comme don » du
simple « don ». Le premier réussit à se faire oublier, il passe inconsciemment entre
les esprits. Au contraire, tout don affiché comme tel est un faux don puisqu’il crée
un sentiment de dette chez l’autre et suscite ainsi un contre-don. À la rigueur, même

84
ne s’échangent pas, à l’inverse des services rendus et des solutions…
Ainsi, on entend souvent dire qu’enseigner est un acte généreux,
puisqu’on fait don d’un savoir à autrui, qui est peut-être le plus beau
des dons. Mais une telle vue n’est pas sans ambiguïté. Ainsi, on peut
lire sous la plume de Françoise Hatchuel : « Apprendre, c’est avant
tout accepter de recevoir de l’autre […]. Un savoir est donc toujours
un don émanant d’un autre, et il met en dette celui ou celle qui le
reçoit. […] Sentiment de dépendance insupportable pour le psychisme
qui devra donc se défendre de cette dette. Un de ces modes de défense
peut résider dans la croyance que le savoir a été volé, et non reçu »97 –
que l’on pense aux mythes de Prométhée, d’Adam et Eve. La
perversité de ce don est évidente et relève de l’idéologie98 : chercher à
faire croire que le savoir est un bien que l’institution dispose
« généreusement » aux élèves. Cela génère une image complètement
fausse de la pensée comme ensemble de résultats – huitième postulat
qui récapitule tous les autres (DR, 214).

Alors que la transmission d’un bagage pour l’avenir – solutions


actuelles – constitue une marchandisation du savoir, orienté vers un
utilitarisme médiocre, la création de désir développe une hexis
amoureuse des problèmes. Celle-ci est adaptative puisque
l’actualisation des virtualités se fera selon des intégrations partielles et
locales propres à l’individu et aux situations rencontrées. Un tel
enseignement peut être dit généreux : il n’offre rien d’actuel mais ne
fait que disposer à des virtualités. Sartre dit quelque chose de juste à
ce sujet : « Il est dans le pouvoir de celui qui donne de faire le don
dans une perspective ou dans une autre. Il peut donner pour la pure et
gratuite décision d’affirmer sa liberté.99 Ou il peut donner pour
engager l’avenir de l’autre. […] Donner c’est obliger l’autre à se
mettre sur le plan du besoin […]. Les structures de l’oppression :

s’il n’est pas perçu par l’autre, la simple conscience du don suffit à l’annuler,
puisque l’auteur du don se récompense symboliquement en se félicitant d’avoir
donné. La satisfaction intérieure est déjà un contre-don au don.
97
Hatchuel F., Savoir, apprendre, transmettre. Une approche psychanalytique du
rapport au savoir, p.138.
98
L’idéologie au sens marxiste : dire exactement l’inverse de ce qui est vrai dans les
faits.
99
On reconnaît la définition cartésienne de la générosité.

85
constituer un avenir à l’autre. »100 C’est rigoureusement ce à quoi
échappe le fonctionnalisme deleuzien. Il n’y a aucune prétention à
imposer un sens à l’autre. Dans cette perspective, le professeur devient
pareil au soleil du Zarathoustra101 qui prodigue généreusement ses
rayons sur tous les êtres, non pas par altruisme, pas plus par égoïsme,
pour marquer son importance ou son territoire, mais simplement parce
qu’il ne peut pas faire autrement, parce qu’il est ce qu’il est, par
jubilation pure, avec sérieux et désinvolture, innocemment.102

! ! !

En résumé, la pensée ne commence pas d’un commencement


absolu, mais d’une image de la pensée, qu’on prélève sur le sens
commun. La pensée ne déploie pas sa puissance dans la
reconnaissance, c’est l’inverse : c’est seulement lorsqu’elle est forcée
à penser qu’elle rentre en action, par les problèmes. D’où l’idée que
les notions de vérité et de sens se déplacent de la proposition vers le
problème. Mais l’image dogmatique de la pensée a construit une
notion du problème qui neutralise cela, en décalquant l’idée de
problème sur la proposition – c’est la simple mise d’un point
d’interrogation sur une proposition affirmative. À cela s’oppose la

100
Sartre J.-P., Cahiers pour une morale, p.386 (je souligne).
101
Cf. Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra, p.21 : « Chaque matin nous
t’attendions, de toi reçûmes ton superflu, et de ce don te bénîmes. » (je souligne).
102
De plus, le fonctionnalisme généreux de Deleuze échappe aux mécanismes de
pression collective suscités par le don, en tant qu’ils exigent un contre-don, analysés
par Bourdieu : « Le don s’exprime dans le langage de l’obligation. [...] II institue
une domination légitime. Cela, entre autres raisons, parce qu’il institue le temps, en
constituant l’intervalle qui sépare le don et le contre-don (ou le meurtre et la
vengeance) en attente collective du contre-don ou de la reconnaissance. » –
Bourdieu P., Méditations pascaliennes, p. 235-236. Si j’insiste, c’est parce que le
professeur de philosophie est particulièrement exposé à ces risques, pour la raison
simple qu’il enseigne une discipline à forte valeur symbolique. Il est censé donner
les armes critiques pour penser, être libre, et cetera.

86
prise en compte par Deleuze d’une « genèse inconsciente de la pensée
qui se transforme en un libre désir de Pensée. »103

La mise en marche de la pensée chez l’élève suppose donc toute


une dramaturgie de la pensée, que le professeur doit mettre en scène.
Deleuze fait de la dramatisation un concept central de l’actualisation
de la pensée. (DR, 282-285) Loin de rester une métaphore – tout est
littéral pour Deleuze –, le drame doit s’incarner dans l’attitude du
professeur. « Un cours ça se répète, c’est comme au théâtre. Si on n’a
pas beaucoup répété, on n’est pas inspiré du tout. » (Abc,
« Professeur ») Une des réflexions pratiques les plus concrètes de
Deleuze répond au problème posé dans cette première partie. Loin
d’en rester à des réflexions théoriques, il fut le premier à tirer les
conséquences de ses réflexions pour sa propre pratique du métier
d’enseignant.

Deleuze dit en effet qu’un professeur doit « trouver intéressant ce


qu’il dit » (Abc, « Professeur »). Cette condition est nécessaire pour
enclencher le drame de la pensée, éveiller la curiosité des élèves. Elle
est la monstration de la pensée joyeuse, ce sans quoi il est impossible
d’éveiller la pensée chez l’autre. Pour paraphraser un propos célèbre
de Supervielle, on pourrait dire qu’il ne s’agit pas pour un enseignant
d’être un penseur, mais de donner la soif anxieuse de la pensée.
Jamais une attitude morne, ennuyeuse, dépitée, et encore moins
agressive ou menaçante, ne suscitera les forces joyeuses nécessaires
pour affronter une question ou construire un problème, bref, pour
penser. Le professeur joyeux et intéressé entraîne avec lui les élèves :
faites « avec » moi – et non « comme » moi. (DR, 35) Trouver
intéressant ce que l’on dit est une condition objective de libération des
forces productives de l’inconscient. C’est pourquoi Deleuze insiste sur
le fait que cela n’a rien à voir avec la vanité. « C’est évident que si le
monsieur qui parle trouve pas très intéressant ce qu’il dit… Or, ça va
pas de soi trouver intéressant ou trouver passionnant ce qu’on dit. Et
là c’est pas de la vanité, c’est pas soi se trouver intéressant. Il faut
trouver la matière que l’on traite, la matière que l’on brasse, il faut la
trouver passionnante. Or il faut parfois se donner de véritables coups
de fouet. Pas du tout qu’elle soit pas intéressante. Il faut se monter soi-

103
Gualand A., Deleuze, p.110.

87
même jusqu’au point où on est capable de parler de quelque chose
avec enthousiasme. C’est ça la répétition. » (Abc, « Professeur ») Il ne
s’agit pas de se flatter en tant que personne, il s’agit de mettre son
corps en marche pour qu’il se branche sur les flux de désir des élèves.
Deleuze écrit ailleurs : « Ce n’est pas du subjectivisme, puisque poser
le problème en ces termes de force, et non pas en d’autres termes,
dépasse déjà toute subjectivité. » (CC, 169) Le drame est la mise en
mouvement, le fait de faire tourner ses propres rouages pour
enclencher ceux des autres. La théorie de l’inconscient développée par
Deleuze, loin d’être un avatar doucement délirant104, est la condition
indispensable pour comprendre la genèse de la pensée. Dès lors que le
transcendantal deleuzien est impersonnel et en partie inconscient, on a
besoin du machinisme pour comprendre les conditions de possibilité
de production des problèmes.

104
Il est dommage que les lecteurs de Deleuze se séparent en deux familles. La
première est constituée de ceux qui apprécient Deleuze, mais laissent de côté les
deux volumes de Capitalisme et schizophrénie ; selon un consensus, on admet que
ces deux tomes sont doucement délirants – un sourire entendu signifie qu’on peut
délaisser ces ouvrages marginaux sans perdre l’essentiel de sa pensée. La seconde
ne jure fidélité qu’au Deleuze farouche de ces deux volumes ; elle est celle des
disciples zélés qui accumulent les contresens en faisant une lecture franchement
anarchisante et libertaire de Deleuze. Il suffit d’entendre Deleuze et Guattari parler
de leurs deux livres (P, 24-38), ou Deleuze évoquer les incompréhensions à propos
de l’Anti-Œdipe (Abc, « Désir ») pour se convaincre que ces ouvrages proposent des
idées simples, tout à fait tendres, et indispensables pour comprendre la cohérence du
système deleuzien.

88
Deuxième partie

Éloge de la bêtise :
l’Idiot! comme héraut du paradoxe
« Les érudits, les savants sont ceux qui ont accepté et les
imbéciles et ignorants, ceux qui n’ont pas accepté. [Mais]
il ne faut pas être imbécile trop tôt. Vers trente ans, les
études faites, c’est permis, on peut redevenir simple, et
faire ainsi des découvertes. J’ai souvent remarqué, dans les
études secondaires, que les élèves « imbéciles » butaient
avec grande sûreté sur le hasardeux, le spéculatif et le
noeud de la théorie proposée. Ils posaient des questions au
professeur là-dessus, qui leur réexpliquait la chose. Eux
cependant restaient songeurs, aux rires et ricanements de la
populace des forts en thème. Dans la suite, j’ai remarqué
que ces théories renversées par de successifs savants
l’étaient justement par cet endroit où l’imbécile de quinze
ans avait mis le doigt. Les derniers de la classe, il leur
faudrait seulement une autre culture, une culture géniale.
[…] C’est presque une tradition intellectuelle de faire
confiance aux fous. Mais moi, je pense surtout beaucoup
de bien des imbéciles. »
Henri Michaux

Dans un beau texte fragmentaire sur la bêtise, Jean-Luc Nancy


rappelle que, pour la bêtise, il y a toujours des évidences. À cela il
oppose l’intelligence « pour qui il n’y a que des problèmes, des
énigmes. »105 La bêtise serait le négatif de la pensée, bien plus que
l’erreur. Mais ce constat critique n’est-il pas lui-même trop statique ?
Ne triomphe-t-il pas dans une forme hautaine, quelque peu oublieuse
de ses origines ? Le mépris pour la bêtise est une attitude convoitée
des intellectuels. On aime à ridiculiser la bêtise, toujours en retard,
toujours naïvement convaincue de sa profondeur, et cetera. Sur ce
sujet, l’analyse du « sot » par Sartre est définitive : « Le sot est celui
qui pense après nous et avec effort une pensée que nous avons déjà
eue sans difficulté et qui est astreint par là à faire son avenir avec nos
restes, avec notre passé. [...] Son invention est en même temps
répétition, son avenir est en même temps passé. On s’amuse du sot qui
croit à la validité de son effort libre [...] alors qu’il est en fait un pur

105
Nancy J.-L., « Fragments de la bêtise », dans De la bêtise et des bêtes, p.23.

91
anachronisme qui enfonce des portes ouvertes. [...] Le sot est dupe,
[...] il retarde, comme on dit. »106 Se moquer de la bêtise est une
répétition et une projection : on se moque de la bêtise de l’autre car on
a soi-même été moqué lors de nos apprentissages ; dès lors on oublie
volontiers que l’on a soi-même peiné pour comprendre ce que l’on est
en train d’apprendre à l’autre. L’accusation d’anachronisme se
retourne contre celui qui se moque. C’est lui qui nage dans l’illusion
rétrograde et nie les conditions génétiques de la pensée. D’où la force
et la sagesse de ce fragment tardif de Michaux : « S. est pour toi un
imbécile. Attention. Imbécillité de référence. Trop satisfaisante. C’est
surtout grâce à ton imbécillité que l’imbécillité de l’autre est pour toi
si pleine. »107 La prétendue « intelligence » est détestable quand elle se
montre oublieuse non seulement de ses origines – nous avons tous été
dupes de nos croyances – mais de ce qui la fonde et la rend possible –
l’impensé. On aura fait de grands progrès dans la connaissance de la
pensée humaine quand on aura commencé par accepter que la bêtise
est un mode d’être permanent de la pensée. Tout effort pour penser
est un effort asymptotique pour affronter la bêtise ! On pense contre
mais surtout à partir de sa propre bêtise : « penser devient, suivant
une formule de Foucault, un « acte périlleux », une violence qu’on
s’exerce d’abord sur soi-même. » (P, 140)108

Deleuze est le philosophe qui a pris au sérieux ce problème de la


bêtise. Il est d’autant plus intéressant d’analyser ce problème chez lui
qu’il a commencé par une image péjorative de la bêtise, uniquement
critique et méfiante – surtout dans Nietzsche et la philosophie. C’est à
partir de Différence et répétition que la bêtise prendra une forme
moins effrayante : loin d’être l’ennemi de la pensée, elle en deviendra

106
Sartre J.-P., Cahiers pour une morale, p.321.
107
Michaux H., Poteaux d’angle, p.11.
108
Fabre commente bien ce point : « La bêtise n’est pas une simple malchance de la
pensée. C’est toute pensée, au contraire, qui doit être arrachée à la bêtise, car le fond
de l’esprit est délire comme l’avaient bien vu, aussi bien l’empirisme d’un Hume
que le rationalisme d’un Bachelard. […] Dire que la bêtise appartient au
transcendantal, signifie qu’elle constitue en nous comme une condition
d’impossibilité de pensée contre laquelle nous devons lutter. Il ne suffit donc pas de
renvoyer la bêtise (celle des autres, celle des élèves) aux sottisiers des foires au
cancre. Car ‘‘la bêtise n’est jamais celle d’autrui’’. » – Fabre M., Philosophie et
pédagogie du problème, p.140.

92
le fond, ou plutôt le sans fond. Viendra ensuite le personnage
conceptuel de l’Idiot!, véritable arpenteur des champs problématiques,
et opposé à l’Idiot cartésien. En fait, Deleuze oppose une bêtise
transcendantale, qui est condition de possibilité des problèmes, à la
sottise qui est le règne des solutions donc de l’opinion. (DR, 196-
198)109

Prendre au sérieux la bêtise est le corrélat d’une genèse de la


pensée, puisqu’on admet que « personne ne naît raisonnable ». (SPE,
238) L’idée d’une formation de la raison, que Deleuze tient de Hobbes
et Spinoza (SPE, 243), permet une tendresse pour la bêtise. Deleuze
fait sienne la grande leçon éthique de Spinoza : la faute peut être
redressée mais on ne doit point haïr celui qui fait mal.110 Ainsi, la
faiblesse première de tout être humain explique l’universalité de la
bêtise. D’où la nécessité d’un devenir, d’une formation, d’une culture,
qui en passe par la bêtise : « Personne ne peut faire pour nous la lente
expérience de ce qui convient avec notre nature, l’effort lent pour
découvrir nos joies. L’enfance, dit souvent Spinoza, est un état
d’impuissance et d’esclavage, un état insensé où nous dépendons au
plus haut point des causes extérieures, et où nous avons
nécessairement plus de tristesse que de joies ; jamais nous ne serons
autant séparés de notre puissance d’agir. » (SPE, 241) La philosophie
entendue comme rééducation prend donc la forme d’une conjuration
permanente de notre bêtise première et nécessaire. Tout devient
affaire de degré, puisqu’on ne cesse d’évoluer à partir de l’origine
extrinsèque de nos premières idées.111 C’est pourquoi Deleuze fait de
la bêtise une « faculté transcendantale ». Elle est l’effroi qui force à
penser. D’abord perçue chez les autres, on ne tardera pas, avec un peu

109
En proposant cette distinction conceptuelle, qui me paraît féconde, entre la
« bêtise » comme problème transcendantal et la « sottise » comme détermination
empirique, je suis le vocabulaire utilisé par Deleuze lui-même dans ces pages. Les
analyses qui suivent éclairciront ce point.
110
Tout le sens du déterminisme spinoziste tient dans ceci : non pas excuser et
laisser impunies les fautes morales – tel le meurtre –, mais comprendre que cela était
nécessaire, et ainsi, ne pas haïr celui qui a fait du mal à un autre. La vertu du
déterminisme est de susciter la compréhension, mais n’implique nullement un
anarchisme juridique.
111
Vide supra, chapitre 2.

93
d’honnêteté, à la percevoir active en soi-même. C’est en ce sens que la
bêtise peut fournir une matrice à problèmes.

94
Chapitre 5

La bêtise comme faculté transcendantale : danger
et nécessité

« Ce regard que l’on peut appeler spinoziste, prend


les choses et les gens comme ils sont, parce qu’il
travaille toujours à les rapporter aux causes et aux
raisons qu’ils ont d’être ce qu’ils sont. C’est un
regard qui rend raison, comme on disait au grand
siècle. – ‘‘Ne pas déplorer, ni rire, ni détester, mais
comprendre’’– »
Pierre Bourdieu

Pour comprendre en quoi Deleuze est un des rares philosophes à


avoir pris la bêtise au sérieux, il est intéressant de suivre le parcours
qui l’a amené à la problématiser jusqu’à la constituer comme
concept.112 Ce cheminement est d’autant plus intéressant qu’il expose
les différents moments auxquels peut être confronté un professeur
face aux réactions « bêtes » de ses élèves. Nous verrons donc, tout
d’abord, comment Deleuze a stigmatisé la bêtise comme ennemi de la

112
Parmi les autres tentatives de problématisation de la bêtise, on trouve la
conférence célèbre de Musil ; mais celui-ci aborde la bêtise comme une « pratique »
et l’enjeu devient essentiellement moral, de plus la réflexion demeure inchoative et
repose sur des oppositions – comme bêtise/intelligence – qui me paraissent assez
obscures… Le best-seller de Harry Frankfurt, On Bullshit – traduit en français : De
l’art de dire des conneries –, demeure mondain et polémique, et ne construit guère
de problèmes. Beaucoup plus intéressant est le chapitre « De l’efficacité épistémique
de la stupidité » paru dans Goodman N. & Elgin C.Z., Reconceptions en
philosophie. Cette brève critique des théories de la connaissance contemporaines
rejoint, dans un style très différent, la critique deleuzienne de l’image dogmatique de
la pensée et de l’amour des réponses – donc de la connaissance propositionnelle. En
bref, il n’existe pas, à ma connaissance, de conceptualisation aussi fine et forte que
celle de Deleuze sur la bêtise.

95
pensée – réaction classique, de Pétrone à Flaubert, en passant par
Molière. Ensuite, nous essaierons de comprendre le rôle que joue la
situation actuelle, l’environnement de pensée dans la bêtise. En un
sens, l’a priori historique de Foucault remplit ce rôle. Enfin, nous
pourrons expliciter la dimension proprement transcendantale de la
bêtise. Toute cette traversée dans la bêtise témoigne d’un « regard
spinoziste », comme dit Bourdieu, et s’apparente à une véritable
formation : non plus fustiger la bêtise comme arrêt de la pensée, mais
la comprendre comme errance d’une pensée difficultueuse. Les
réflexions deleuziennes sur la bêtise s’inscrivent sous le double signe
de la rigueur et de la tendresse. Grande leçon pour le pédagogue.

Une première figure, péjorative, de la bêtise

« En ce qui concerne la formation d’un enfant à


l’activité de pensée, nous devons nous méfier par-
dessus tout de ce que j’appellerai les « idées inertes »
– c’est-à-dire, les idées qui sont simplement reçues
dans l’esprit sans être utilisées, ou testées, ou
intégrées dans des combinaisons nouvelles. […] Une
éducation avec des idées inertes est non seulement
inutile : elle est avant tout nuisible – Corruptio optimi,
pessima. »113
Alfred North Whitehead

Les premières pages consacrées à la bêtise par Deleuze sont dures.


(NPh, 120-121) Il en fait la marque de l’esprit réactionnaire par
excellence, de la bassesse et de la lourdeur : « ce qui peut arriver de
pire à la pensée » ; « une manière basse de penser » ; « le triomphe de
l’esclave » ; « les valeurs mesquines ». À ce moment, il condamne
sous un terme unique ce qu’il distinguera par la suite de la bêtise
comme faculté transcendantale. En 1962, Deleuze témoigne d’un
nietzschéisme farouche : « La philosophie sert à nuire à la bêtise, elle
fait de la bêtise quelque chose de honteux. » (NPh, 120) Cette
agressivité contre la bêtise a quelque chose de mauvais, puisque
Nietzsche dit lui-même : « Qu’appelles-tu mauvais ? – Celui qui veut

113
« Corruptio optimi, pessima » : « La corruption de ce qu’il y a de meilleur est | la
pire / ce qu’il y a de pire » ; ou en anglais : « Corruption of the best is worst. »

96
toujours faire honte. »114 Tant qu’on en reste à cette haine contre la
bêtise, on est pris dans son propre piège. Deleuze propose ici un sens
unilatéralement critique et péjoratif de la bêtise. Cette dénonciation lui
interdit de comprendre les raisons d’être d’un phénomène si
universellement répandu. Il est ici trop nietzschéen, et pas assez
spinoziste.

À dire vrai, Deleuze cherche surtout à distinguer deux choses : les


propos stupidement répétés et les erreurs dues à une tentative
courageuse de penser par soi-même. Par exemple, en 1890, on peut
prôner une morale kantienne bien comprise par simple répétition de
son éducation, ou bien on peut balbutier un socialisme approximatif
parce qu’on se sent obligé de penser autre chose après avoir vu son
père mourir à la mine. Dans un cas, on ânonne la vérité d’un système
philosophique complexe et prestigieux, dans l’autre on fait du mauvais
marxisme – parce qu’on n’a pas lu Marx – mais on a le courage
d’essayer de penser un problème. Ce que Deleuze fustige en vérité,
c’est la répétition du même. Whitehead avait un terme pour désigner
cela : l’« idée inerte », qui caractérise une idée sous le régime de
l’image dogmatique de la pensée.

Deleuze distingue donc nettement les énoncés produits par un


effort de la pensée et les énoncés servilement répétés. Seuls ces
derniers sont qualifiés de « bête » : « On connaît des pensées
imbéciles, des discours imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités ;
mais ces vérités sont basses, sont celles d’une âme basse, lourde et de
plomb. » (NPh, 120) L’enjeu est de ne plus faire de l’erreur le
véritable négatif de la pensée. Il y a des erreurs courageuses et des
vérités poltronnes. Pour l’instant, le terme de « bêtise » cherche à
pointer ce problème : occupez-vous de la genèse de la pensée plus que
de ses résultats, sans cela vous passerez à côté du véritable ennemi de
la pensée.

À partir de Différence et répétition, Deleuze va affiner son


vocabulaire. Il différencie le concept de bêtise pour mieux penser son
importance. S’il reste encore flou dans la terminologie, les concepts se
précisent – le concept n’est pas le mot. La grande différence se situe

114
Nietzsche F., Le Gai Savoir, §273.

97
entre la bêtise comme faculté et la bêtise comme détermination
empirique. « Ce qui nous empêche de faire de la bêtise un problème
transcendantal, c’est toujours notre croyance aux postulats de la
Cogitatio : la bêtise ne peut plus être qu’une détermination empirique,
renvoyant à la psychologie ou à l’anecdote – pire encore, à la
polémique et aux injures – et aux sottisiers comme genre pseudo-
littéraire particulièrement exécrable. Mais la faute à qui ? La faute
n’en est-elle pas d’abord à la philosophie qui s’est laissée convaincre
par le concept d’erreur, quitte à l’emprunter lui-même à des faits, mais
à des faits peu significatifs et très arbitraires ? La plus mauvaise
littérature fait des sottisiers ; mais la meilleure fut hantée par le
problème de la bêtise, qu’elle sut conduire jusqu’aux portes de la
philosophie. » (DR, 196) À l’aune de ce passage, on peut proposer de
nommer « bêtise » la faculté transcendantale qui génère la pensée, et
« sottise » le résultat empirique d’un énoncé faux, banal, sans
importance, et cetera.

Dans de belles pages, Deleuze analyse la « trinité du groupe


mondain », composée du « vide », de la « bêtise » et de l’« oubli ».
(PS, 100-102) Tout ceci constitue une prodigieuse émission de signes,
« car rien ne donne plus à penser que ce qui se passe dans la tête d’un
sot. » (PS, 101) En opérant un passage d’autrui à soi-même, on
atteindra une sorte d’automotricité spirituelle : la bêtise comme faculté
transcendantale fonctionne comme reprise de ses propres
productions. C’est le sens de ce propos difficile mais crucial : « Alors
les facteurs d’individuation intensive se prennent pour objets, de
manière à constituer l’élément le plus haut d’une sensibilité
transcendante, le sentiendum. » (DR, 198) En tant que résultats de la
bêtise, les énoncés imbéciles, erronés, naïfs, conditionnés115, ne
relèvent plus de la virtualité de l’Idée ; ils échouent dans l’actualité
d’une solution partielle. Il faut donc distinguer la bêtise comme
activité de penser et la sottise comme sédiments. La sottise est la trace
des errements et difficultés du cheminement de la pensée. C’est
pourquoi celle-ci doit se concentrer sur son effort et sa tendance à

115
Proust développe des analyses très fines sur le « conditionnement mental », à
l’inverse de Taine et Sainte-Beuve qui s’en tenaient aux conditionnements
physiques et réels. « On s’exprime toujours comme les gens de sa classe mentale et
non de sa caste d’origine. » (PS, 102)

98
persévérer dans le problème plus qu’aux solutions partielles qu’elle
produit. Mais, en tant que réalité empirique, la sottise n’est pas qu’un
obstacle puisqu’elle devient un signe et opère donc comme un
sentiendum qui force à penser, alors que la bêtise constitue la limite du
cogitandum, l’impensé de la pensée, ou la trace douloureuse de notre
effort de penser. Deleuze écrit ainsi : « La bêtise n’est jamais celle
d’autrui, mais l’objet d’une question proprement transcendantale :
comment la bêtise (et non l’erreur) est-elle possible ? » (DR, 197) On
pourrait continuer : la sottise est toujours celle d’autrui, et quand bien
même je fus le producteur de tel énoncé, il me devient étranger en tant
qu’énoncé produit. La sottise opère une piqûre, elle génère un
sentiment confus, comme « la honte d’être un homme » (Abc,
« Résistance ») qui force à penser. La pensée se situe donc dans ce jeu
permanent, entre la sottise comme signe mental, altérité ou
« noochoc », et la bêtise comme impossibilité de penser et effort
impuissant pour le faire.

Sottise et actualité : le philosophe « dans » son temps

« C’est toujours la même mélancolie qui monte des


Questions disputées et des Quodlibets du Moyen Age,
où l’on apprend ce que chaque docteur a pensé sans
savoir pourquoi il l’a pensé (l’Evénement), et qu’on
retrouve dans beaucoup d’histoires de la philosophie
où l’on passe en revue les solutions sans jamais savoir
quel est le problème (la substance chez Aristote, chez
Descartes, chez Leibniz...), puisque le problème est
seulement décalqué des propositions qui lui servent de
réponse. »
Deleuze & Guattari

Il y a donc un rôle important de la sottise comme détermination


violente qui force à penser. Néanmoins, il semble alors que Deleuze
se situe dans un individualisme des problèmes : je me pose et je
construis les problèmes en fonction de mes rencontres, donc en
fonction de ce qui m’intéresse. Dans La Demande philosophique,
Bouveresse critique cette approche et présente ainsi l’alternative qui

99
en découle.116 Si on veut que la philosophie intervienne dans le monde
et la société :

Soit on prend les problèmes tout faits, donnés tels qu’ils sont, et la
philosophie apporte sa technique pour mieux élaborer ces problèmes.
C’est la position que veut défendre Bouveresse. Ces problèmes sont,
par exemple, faut-il légaliser le clonage humain ; voulez-vous de telle
Europe ? Deleuze n’aime pas ces controverses, ces questions
imposées qui suscitent des débats. Mais on pourrait envisager la
philosophie comme ce qui doit remonter au principe des positions en
présence et les clarifier : construire une position sur un sujet donné.
C’est ce que fait la philosophie analytique, qui pense qu’il n’y a pas de
problèmes proprement philosophiques, mais qu’ils sont ou bien
ordinaires et communs117, ou bien artificiels et alors il faut s’en
débarrasser.

Soit, à l’inverse, on cherche à construire un problème qui a sa


valeur dans le fait qu’il est nouveau, inattendu, bizarre, et qu’il
renverse les questions communes. Pour prendre un exemple, Bruno
Latour appréhende les problèmes sans jamais répondre à la question.
Ainsi, à propos de « faut-il briser tel tabou ? », il élaborera un nouveau
type de problème : peut-on briser les tabous sans le faire au nom d’un
autre totem – l’esprit libre, critique –, et n’y a-t-il pas une plus grande
violence à se débarrasser des craintes plutôt qu’à laisser l’imaginaire
travailler ? Mais cette deuxième branche de l’alternative n’est
qu’apparemment une création de problème. C’est plutôt une noyade :
cela ne permet pas d’opérer un authentique déplacement du problème.
Il y a remplacement et non déplacement. C’est un exercice de
virtuosité : l’homme du « paradoxe » se contente souvent de
remplacer un problème par un autre supposé plus profond. (QPh,

116
Cf. Bouveresse J., La Demande philosophique.
117
C’est-à-dire qu’ils sont les problèmes du sens commun, au sens où Deleuze
l’entend. Bouveresse accepte les questions toutes faites : il ne cherche pas à
construire des problèmes mais à analyser les réponses de ces questions grâce à un
outillage logique rigoureux qui permette de clarifier les raisonnements. En ce sens,
le philosophe est un expert en argumentation, à qui on peut faire appel pour des
problèmes de société – au même titre que le climatologue, le juriste, l’économiste, et
cetera.

100
139)118 Cela ne va pas sans un dédain pour les auteurs de ces
questions – bien bêtes de poser de mauvaises questions. Au moins, la
première position a l’avantage de ne pas mépriser les angoisses du
sens commun et les problèmes actuels d’une société.

Deleuze se situe par-delà de cette alternative. Son refus de


répondre aux questions données d’une époque ne signifie pas un
refuge dans des problèmes soit intemporels, soit strictement
personnels. Il n’y a pas de dandysme ou d’esthétisme du problème
chez Deleuze. Par rapport aux deux alternatives que nous avons
distinguées, il partage avec la première le souci pour les questions du
présent, mais il ne cherche pas à y répondre ; il fouille, déplace les
problèmes qu’elles posent et remplit, à ce titre, le rôle critique du
philosophe. Il partage avec la seconde une méfiance vis-à-vis de la
demande philosophique de la société, mais prend tout de même au
sérieux les problèmes qu’elle pose – mais si elle n’ose pas se les
poser.

On peut résumer la position de Deleuze avec cette phrase


canonique de Dewey : « On ne peut apprendre à penser à un être qui
ne sait déjà penser. On peut exercer à bien penser, non à penser. »119
L’individu qui « sait déjà penser », pense donc mal. Mais ces
errements maladroits de l’effort de penser sont déjà bien autre chose
que de l’opinion ou du préjugé : « l’opinion ne pense pas ».120 L’enjeu
pédagogique est clair : ce problème du rapport aux questions du
présent éclaire le rapport des élèves à leurs propres inquiétudes. On
distinguera donc les opinions aisément véhiculées par les élèves et
leurs efforts inchoatifs pour oser affronter une question, aussi
maladroite soit leur manière. En effet, l’imperfection d’une pensée
constitue le matériau à partir duquel un enseignement est possible.
Bachelard écrit que « la démarche scientifique réclame un problème,
ce problème fût-il mal posé. »121 Deleuze ne dit pas autre chose : pour
qu’il y ait un faux problème, il faut le faire – il est produit d’une

118
Le portrait de l’homme du « paradoxe », pseudo-doxographe mondain plus que
penseur, sera dressé dans les pages suivantes.
119
Dewey J., Comment nous pensons ?, p.43.
120
Bachelard G., La Formation de l’esprit scientifique, p.14.
121
Bachelard G., Le Rationalisme appliqué, p.51.

101
certaine manière, il n’est pas donné. D’où l’intérêt de la bêtise,
« faculté des faux problèmes ». (DR, 245) Être bête, c’est penser mal
et produire des faux problèmes.122 D’où la « dimension
transcendantale de la bêtise » qui fonctionne comme condition de la
pensée : sans faux problèmes, il n’y a pas de problème du tout, car
tout problème est le déplacement d’un faux problème.123

La bêtise peut ainsi opérer comme amorce philosophique


puisqu’elle est matrice de désir. La bêtise, c’est la libido dans la
pensée pure, le côté dramatique de la pensée. Avec les problèmes bien
posés, bien philosophiques, on s’ennuie vite, les élèves surtout. Aucun
souci, aucun enjeu dès lors. À l’inverse, la bêtise donne du souci et
l’on ne peut s’en tirer que par la création d’un problème, qui est ajusté
à cette espèce de tension dramatique qui caractérise la bêtise, qui
capture le désir, détourne l’énergie qu’il y a dans le problème
équivoque, dans le faux problème. Un bon exemple est donné par le
travail de Foucault. Dans les années 1980, notre bêtise à nous c’est de
poser la question : « faut-il abolir la peine de mort ? » C’est une

122
C’est en ce sens que la bêtise ne peut pas se réduire à une acception péjorative. À
la lumière des analyses de Bergson, si on suit Deleuze, alors Zénon a dit des bêtises
et Leibniz a été bien bête de se demander comment quelque chose peut-il advenir de
rien… Mais ces bêtises sont très fécondes pour la pensée puisqu’elle la capture et la
force à poser d’autres problèmes.
123
En un sens, la bêtise de l’époque de Deleuze, c’est le structuralisme. Deleuze en
déplace les frontières et déplace la question du sens. Le structuralisme nous montre
que le sens n’est jamais ni une origine ni une finalité, mais toujours un effet, un
produit de surface. Autrement dit, ce qui ferait du structuralisme un mouvement
dans la pensée, c’est ce déplacement dans la question du sens. Ce déplacement a un
effet de mouvement dans la pensée – cf. « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? »
(ID, 238-269). Un tel titre est d’ailleurs doucement ironique… On y voit que les
concepts deleuziens sont construits à partir d’une analyse de la méthode structurale.
Le structuralisme, c’est donc un air du temps, une atmosphère, à partir duquel les
créations philosophiques peuvent intervenir, mais Deleuze ne se définit pas par une
position. Justement, ce sont des faux problèmes : le structuralisme fournit des
données, des conditions historiques et déterminées qui forment un socle et
permettent des trajectoires divergentes, autrement dit des créations. Le
structuralisme, pour Deleuze, fonctionne comme une matrice à entreprises
problématiques, et non comme une doctrine ou une méthode. Deleuze saisit le
structuralisme comme un a priori historique, c’est-à-dire non pas à travers ses
problèmes déjà philosophiques, mais plutôt à travers l’ensemble de problèmes
communs, donc à redéfinir, qu’il suscite. L’épistémè est une « problé-matrice ».

102
question bête, c’est un faux problème… c’est donc justement ce qui
peut stimuler la pensée. De fait, cette question a libéré les énergies
productrices de Foucault et lui a donné la force de déplacer le
problème. Le discours généreux pour l’abolition de la peine de mort
est typiquement un discours philanthropique qui libère un
enchaînement, sans remettre en cause l’autre enchaînement, plus
efficace, auquel on destine les prisonniers. (F, 61) Deleuze retient de
Foucault ce bel exemple de déplacement de problème qui correspond
à un rigoureux diagnostic de notre présent : « Et, sur la tendance à
l’abolition de la peine de mort, Foucault montre qu’il s’agit d’adapter
le châtiment à un Pouvoir qui ne se propose plus en général de décider
la mort, mais de ‘‘gérer et contrôler’’ la vie. » (F, 61, note) Autrement
dit, vous pouvez vous extasier sur ce « progrès », le problème s’est
déjà déplacé : si le pouvoir n’a plus besoin de mettre à mort les
« déviants », c’est qu’il contrôle leur vie. Si la philosophie espère
honorer sa fonction critique, être un contre-pouvoir, il faut qu’elle
opère sur les faux problèmes et qu’elle en parte.124 Le diagnostic
opéré par la philosophie commence donc ainsi : quels sont les faux
problèmes d’aujourd’hui ? quels sont nos faux problèmes ? Le rapport
à la bêtise n’est donc pas un rapport de distance ou de négation, mais
d’assomption.

On peut dire que la bêtise est un « obstacle », au sens


bachelardien : elle est ce qui freine la pensée en la fourvoyant, mais
elle est aussi un outil de la pensée. Cette double face de la bêtise
revient à la dualité processus/état. La bêtise fonctionne lorsqu’elle
s’inscrit dans l’effort de pensée, mais sclérose ensuite la pensée si
jamais elle se cristallise dans un résultat. Et même en tant que bêtise
empirique, la bêtise relance la pensée : « Il s’agit à la fois de la bêtise
comme faculté et de la faculté de ne pas supporter la bêtise. » (DR,
353, note 1) Dans une importante lettre adressée à Antonin Artaud,
Jacques Rivière remarque : « Vous parlez [...] de la ‘‘fragilité de
124
Un autre exemple est celui des dualismes en philosophies : « Problème de
l’écriture : il faut absolument des expressions anexactes pour désigner quelque chose
exactement. […] Nous n’invoquons un dualisme que pour en récuser un autre. Nous
ne nous servons d’un dualisme de modèles que pour atteindre à un processus qui
récuserait tout modèle. Il faut à chaque fois des correcteurs cérébraux qui défont les
dualismes que nous n’avons pas voulu faire, par lesquels nous passons. » (MP, 31,
je souligne)

103
l’esprit.’’ Elle est surabondamment prouvée par les détraquements
mentaux que la psychiatrie étudie et catalogue. Mais on n’a peut-être
pas encore assez montré combien la pensée dite normale est le produit
de mécanismes aventureux. »125 L’esprit est fragile en ceci qu’il a
besoin d’obstacles – d’obstacles adventices. Seul, il se perd, il se
détruit. C’est la ligne droite qui le détraque. En ce sens, la bêtise offre
une santé à la pensée.

La conceptualisation de la bêtise au niveau transcendantal

« Il y a toujours plus d’herbage pour le philosophe


dans les vallées de la bêtise que sur les hauteurs
arides de l’intelligence. »
Ludwig Wittgenstein

Voyons pour finir en quoi la bêtise constitue le milieu de la pensée.


À chaque tentative renouvelée pour penser, on affronte la bêtise, on
n’y échappe pas. Elle est toujours réinjectée, depuis le dehors comme
de l’intérieur, au cours de l’effort de pensée. C’est pourquoi Deleuze a
une certaine tendresse vis-à-vis de la bêtise, puisqu’elle témoigne d’un
effort de pensée – certes maladroit, mais agir n’est-ce pas courir le
risque de la maladresse. À l’inverse, la stigmatisation de la bêtise et la
moquerie qu’elle suscite proviennent de l’illusion substantialiste du
savoir et de l’amour des réponses. D’où les sottisiers, dont Deleuze
critique fermement l’ineptie. (DR, 196) En bref, être bienveillant pour
la bêtise ne signifie aucunement faire effort pour être bête, mais
trouver le point d’indiscernabilité entre le faux problème et le vrai
problème.

Si la bêtise est une faculté transcendantale, c’est d’abord parce


qu’elle est la marque d’une pensée effective. Les animaux ne sont
jamais bêtes : « La bêtise n’est pas l’animalité. L’animal est garanti
par des formes spécifiques qui l’empêchent d’être ‘‘bête’’. » En effet,
la philosophie est l’affrontement d’un fond obscur à partir duquel une
pensée s’individue, or « les animaux sont en quelque sorte prémunis

125
Rivière J., « Lettre du 25 mars 1924 », dans Antonin Artaud, « Correspondance
avec Jacques Rivière », Œuvres complètes, t.I, p.43.

104
contre ce fond, par leurs formes explicites. » (DR, 197) Le rapport de
la pensée à la bêtise renvoie au clair-obscur en peinture. Ce parallèle,
que nous retrouverons plus tard, occupe une place cruciale chez
Deleuze. La pensée émerge d’un fond obscur et la bêtise n’est autre
que la montée du fond qui ne cesse de hanter la pensée. « Et que serait
penser s’il ne se mesurait sans cesse au chaos ? » (QPh, 196) Ce que
Deleuze écrit sur Odilon Redon donne une bonne idée du combat de
la pensée : « En renonçant au modelé, c’est-à-dire au symbole
plastique de la forme, la ligne abstraite acquiert toute sa force, et
participe au fond d’autant plus violemment qu’elle s’en distingue sans
qu’il se distingue d’elle. » (DR, 44) De même, en renonçant aux
réponses toutes faites – « la forme » toujours rassurante –, on se risque
à l’acte périlleux de penser – « la ligne abstraite », c’est-à-dire une
pensée sans image.126 En effet, il est toujours plus rassurant pour un
élève de se renseigner sur les réponses qui conviennent plutôt que de
se risquer à penser par lui-même et à construire son propre problème.
La bêtise comme processus et Différence est donc le strict opposé de
la sottise comme état et Répétition.

La bêtise fait peur pour soi-même. Cela signifie trois choses : on a


peur d’apparaître soi-même bête aux yeux des autres ; on a peur pour
soi-même de céder face à la bêtise des autres ; on risque pour soi-
même de se perdre en affrontant la bêtise, corrélative de tout effort de
pensée. Seul le troisième sens compte vraiment pour Deleuze. Au
contraire, c’est la sottise qui est concernée dans les deux premiers cas,
qui génèrent une peur alors qu’il s’agit, dans le troisième cas, d’un
risque. C’est pourquoi la sottise est l’ennemie de la pensée : on croit
que l’erreur est une humiliation donc on préfère s’en remettre aux
pensées des autres. La pensée par procuration est apotropaïque : elle
permet de ne pas engager sa personne – si je dis une sottise, je pourrai

126
Deleuze évoluera sur ce point. Contre l’image dogmatique de la pensée, il
prétend conceptualiser une pensée sans image : « La pensée qui naît dans la pensée,
l’acte de penser engendré dans sa génitalité, ni donné dans l’innéité ni supposé dans
la réminiscence, est la pensée sans image » (DR, 217) ; « La théorie de la pensée est
comme la peinture, elle a besoin de cette révolution qui la fait passer de la
représentation à l’art abstrait ; tel est l’objet d’une théorie de la pensée sans image. »
(DR, 354) Il reconnaîtra plus tard que toute pensée a une image. Vide infra, chapitre
8.

105
toujours dire que ce n’est pas moi qui l’ai produite. Foucault perçoit
ce fonctionnement dans la philosophie elle-même : « À haute voix, les
catégories nous disent comment connaître, et elles alertent
solennellement sur les possibilités de se tromper ; mais à voix basse,
elles vous garantissent que vous êtes intelligent ; elles forment l’a
priori de la bêtise exclue. »127 Contre l’usage catégoriel de l’image
dogmatique de la pensée, Deleuze soutient que la bêtise est le milieu
propre de la pensée.

Les errements autour de la bêtise sont liés à ce que nous avons dit
de la physique de la pensée et de l’objectivité d’une situation-
problèmes. Tant qu’on pense le problème comme un état provisoire et
une faiblesse subjective, on stigmatise la bêtise comme une limite de
l’élève. Les sarcasmes sur la sottise témoignent de ce préjugé
commun.128 Les élèves cherchent donc souvent à sortir du problème
puisque celui-ci est vécu comme une expérience humiliante. Ils se
sentent ridicules puisqu’ils croient – car on leur a fait croire – que
l’erreur est le contraire de la pensée, la production d’un esprit débile.
Au contraire, si on fait du problème un événement objectif dans lequel
seule la pensée évolue, la bêtise désigne la construction des
problèmes. On parlera de bêtise à cause des errements inévitables dans
le processus de déplacements des problèmes, de corrections des
illusions, et cetera. La bêtise n’est plus la caractéristique empirique
d’un esprit personnel mais une faculté transcendantale au sein de
laquelle une pensée s’individue. La bêtise nomme le processus
d’individuation plus ou moins heureux d’une pensée : « La bêtise est
possible en vertu du lien de la pensée avec l’individuation. Ce lien est
beaucoup plus profond que celui qui apparaît dans le Je pense ; il se
noue dans un champ d’intensité qui constitue déjà la sensibilité du
sujet pensant. […] L’individuation comme telle, opérant sous toutes
les formes, n’est pas séparable d’un fond pur qu’elle fait surgir et
qu’elle traîne avec soi. » (DR, 197) La bêtise concerne la « génitalité

127
Foucault M., « Theatrum philosophicum », dans Dits et écrits I, 1954-1975,
p.961.
128
Ces moqueries abondent depuis les petites classes jusque parfois au lycée. D’où,
chez les élèves, la fierté de répondre pour donner la bonne réponse, qui forme
système avec la honte d’intervenir pour poser une question ou dire qu’on ne
comprend pas.

106
de la pensée » puis les conséquences de cette genèse « violente ». Elle
est une lutte : « Tout devient violence sur ce fond passif. » (DR, 198)
C’est pourquoi la bêtise comme faculté transcendantale se manifeste,
d’un point de vue psychologique, par le courage plutôt que par la
« bêtise ». Elle est le signe d’une pensée au travail, elle est un
cambouis qui prouve qu’on est en train de penser. Michaux dit bien :
« L’intelligence, pour comprendre, doit se salir. Avant tout, avant
même de se salir, il faut qu’elle soit blessée. »129 Ce propos résume
deux points essentiels pour Deleuze, qui se suivent logiquement : la
pensée naît d’une rencontre – « blessée » –, puis éprouve la nécessité
de penser à partir de ce choc, sans doute maladroitement – « se salir »
– puisqu’elle a justement été déstabilisée. Foucault l’avait senti à sa
lecture de Différence et répétition : « L’intelligence ne répond pas à la
bêtise : elle est la bêtise déjà vaincue, l’art catégoriel d’éviter l’erreur.
Le savant est intelligent. Mais c’est la pensée qui fait face à la bêtise,
et c’est le philosophe qui la regarde. »130

La bêtise comme faculté des faux problèmes est donc un fait


nécessaire. On ne peut pas faire disparaître la bêtise, en deux sens.
Premièrement, on n’a pas intérêt à la faire disparaître puisqu’elle
fonctionne comme amorce de la pensée et libido dans la pensée. La
bêtise est ce qui nous force à penser. À ce titre, Deleuze regrette que la
philosophie pose souvent une unique question, la question de
l’essence : « Qu’est-ce que ? » De cette manière, on se réfugie dans
une question jugée digne, on se réfugie dans « l’art catégoriel d’éviter
les erreurs ». La question de l’essence est le fait d’une attitude châtiée
qui prend soin d’éviter les questions ridicules ou embarrassantes. À
l’inverse, Deleuze demande le droit de poser toutes sortes de
questions : « comment ? », « où ça ? », « qui ? », « dans quel cas ? »,
« quand ? », et cetera. (ID, 147-150). Cette profusion n’est pas une
garantie formelle de la justesse ou de l’intérêt des questions, mais un
réquisit matériel pour disposer de problèmes à développer et à
déplacer. Faire fuser les questions, c’est d’abord poser des questions
bêtes – préalables à toute problématisation. « Il faut que la pensée,
comme détermination pure, comme ligne abstraite, affronte ce sans
fond qui est l’indéterminé. Cet indéterminé, ce sans fond, c’est aussi

129
Michaux H., Face aux verrous, « Tranches de savoir », p.71.
130
Foucault M., « Theatrum philosophicum », p.962.

107
bien l’animalité propre à la pensée, la génitalité de la pensée : non pas
telle ou telle forme animale, mais la bêtise. Car, si la pensée ne pense
que contrainte et forcée, si elle reste stupide tant que rien ne la force à
penser, ce qui la force à penser n’est-il pas aussi l’existence de la
bêtise, à savoir qu’elle ne pense pas tant que rien ne la force ? » (DR,
353) De même que le concret était nécessaire pour recharger la pensée
en données, découvrir sans cesse de nouvelles situations-problèmes –
cf. Vivre de Kurosawa (IM, 260) –, de même la bêtise est avant tout
une capacité à poser toutes les questions, sans gêne ni honte. On
imagine que nombre d’entre elles seront banales, sans importance ;
mais c’est bien à partir de ce fonds de questions imbéciles que la
problématisation sera possible. La bêtise fournit un pluralisme des
questions indispensable pour pouvoir parcourir toutes les données
d’un problème. Elle est donc une naïveté féconde, une audace des
questions. C’est la figure de l’« Intempestif » qui pose les questions
que personne n’ose poser. (DR, 170-171) L’Intempestif ne respecte
pas les consensus et les tabous. Il deviendra un grand personnage
conceptuel, l’Idiot naïf confronté à l’opinion cynique. Celle-ci n’ose
pas poser toutes les questions et respecte les silences peureux.
Réactive, elle ridiculise l’Idiot pour mieux se rassurer.

Deuxièmement, on peut seulement suspendre les effets de la


bêtise, c’est-à-dire la sottise en tant que produit sédimenté de la bêtise.
La critique deleuzienne est une invitation à ne pas s’arrêter au niveau
des solutions car les solutions d’un problème apparaîtront toujours
comme les sottises d’une époque. L’a priori historique dans lequel
nous vivons condamne presque inéluctablement les solutions
philosophiques à la sottise. De plus, la bêtise comme produit de la
pensée est une marque de notre impossibilité de tout penser, ou de
l’irréductibilité de l’impensé. Deleuze perpétue l’héritage kantien et
bergsonien : les faux problèmes sont une illusion, on ne peut donc pas
les faire disparaître, mais seulement les conjurer. Il fait notamment
référence à une note importante de La Pensée et le mouvant, où
Bergson explique que les faux problèmes peuvent seulement être
refoulés. (B, 10)131

131
Ceci est également très bachelardien : il y a une persistance des obstacles. Un
obstacle épistémologique n’est pas détruit en une seule fois. Newton résiste sous
Einstein : nos vieilles habitudes intellectuelles nous suivent même lorsque nous

108
Chapitre 6

L’Idiot naïf face à l’opinion cynique : le rôle du
paradoxe

« Je voudrais que mon action en faveur de la vie


consiste, par-dessus tout, à former les autres à sentir
toujours davantage pour eux-mêmes, et toujours
moins selon la loi de la collectivité. Former cette
antisepsie spirituelle grâce à laquelle il ne peut y avoir
de contamination par le vulgaire, voilà ce qui
m’apparaît comme le destin astral par excellence du
pédagogue intime que je voudrais être. »
Fernando Pessoa

Si Deleuze a voulu problématiser la bêtise, c’est avant tout parce


qu’il avait en horreur l’opinion. Or, c’est précisément le cynisme de
l’opinion qui fabrique une image ridicule de la bêtise. Par cette peur
généralisée, l’opinion rallie les individus à sa cause : mieux vaut
penser comme tout le monde plutôt que de courir le risque d’être
ridicule. Deleuze construit donc un personnage conceptuel qui porte le
concept de bêtise, qui se fait l’intercesseur entre l’image deleuzienne
de la pensée et le concept de bêtise comme faculté transcendantale. Ce
personnage, c’est le « nouvel idiot » (QPh, 61), qui s’oppose à
l’ancien idiot – i.e. le cogito cartésien. En effet, Deleuze oppose l’idiot
cartésien à l’idiot dostoïevskien – qu’on devine aussi deleuzien. Le
premier est plein de bonne volonté donc nécessairement passif : « Le
sujet du cogito cartésien ne pense pas, il a seulement la possibilité de
penser, et se tient stupide au sein de cette possibilité. » (DR, 353-354)
Le second est naïf et n’a ni peur ni honte de penser : il est pleinement

croyons avoir opéré une rupture avec elles. Ce qui, en science, est une grande
difficulté de fait, est sans doute, en philosophie, un trait intrinsèque en droit :
Deleuze parle d’« illusions inévitables » (B, 10).

109
actif. Avec sa belle naïveté, le nouvel idiot est le combattant de
l’opinion. Sa force intempestive ne lui vient pas d’une autre opinion –
plus intelligente, plus subtile, plus profonde – mais de ce qu’il
déstabilise complètement le système de l’opinion. Voyons en quoi ce
personnage conceptuel est un « pédagogue intime » qui permet cette
« antisepsie spirituelle » salutaire que peut offrir la philosophie.

La réduction philosophique par le paradoxe

La naïveté est une « qualité » louée par Deleuze. À propos de la


célèbre affirmation de Foucault – « Un jour, peut-être, le siècle sera
deleuzien » – qu’on lui demandait de commenter, Deleuze répondit
ainsi : « Il avait un humour diabolique. Peut-être voulait-il dire ceci :
que j’étais le plus naïf […]. Je n’étais pas le meilleur, mais le plus
naïf, une sorte d’art brut, si l’on peut dire ; pas le plus profond, mais le
plus innocent. » (P, 122) Derrière ces propos humbles se cache un
choix philosophique majeur, qui touche à l’une des opérations les plus
importantes en philosophie : la réduction.

Pour comprendre la portée du propos de Deleuze, faisons un détour


par une opposition structurante sur cette question : celle de James et
de Husserl.132 En philosophie, l’accès au transcendantal se fait par la
réduction. Celle-ci comporte deux moments : le premier, négatif,
consiste à exclure d’une expérience donnée tout ce qui ne la constitue
pas en propre ; le second moment, positif, est celui où cette expérience
apparaît enfin pour elle-même – pure de tout ce qui n’est pas elle.
Pour Descartes par exemple, le doute est ce premier moment – je
clarifie mon esprit en le débarrassant de toute connaissance incertaine
–, puis le « je suis, j’existe » est l’expérience d’une pure forme
d’intériorité – le second moment. Dans l’opposition entre Husserl et
James, leur est commun une méfiance vis-à-vis du psychologisme.
Mais Husserl pense qu’il manque à la psychologie une science de la

132
On trouve chez David Lapoujade une telle tendance à structurer l’opposition
entre l’image dogmatique de la pensée et l’image deleuzienne de la pensée à travers
l’opposition Husserl/James. Cf. Lapoujade D., « Du champ transcendantal au
nomadisme ouvrier », dans Alliez E. (dir.), Gilles Deleuze. Une vie philosophique,
p.265-275.

110
conscience133, alors que James pense qu’il lui manque une
métaphysique de l’expérience.134 Pour Husserl, une expérience pure
est une expérience immanente à la conscience ; au contraire, pour
James, une expérience pure suppose de concevoir l’expérience en
restant immanent à l’expérience. Deleuze est donc du côté du
pragmatisme de James, contre l’idéalisme de Husserl. Ce que James
veut exclure par la réduction, c’est ce par quoi Husserl commence – le
dualisme, le cogito, et cetera. La réduction empiriste suit donc une
démarche rigoureusement inverse de la réduction de type cartésien ou
husserlien : le premier moment, négatif, consiste à exclure la
conscience.135 Chez James, les grands personnages conceptuels sont
donc les personnages naïfs : comateux, drogués, nouveau-nés,
idiots.136 Dès lors, la naïveté joue exactement le même rôle que le
doute chez Descartes ou Husserl. Le mot d’ordre est à peu près celui-
ci : nous sommes d’abord profondément naïfs, essayons de le
redevenir – et non des purs cogita. De ce point de vue, Deleuze se
situe pleinement dans la lignée des grands pragmatistes. Le terme de
« naïf » a donc un sens philosophique précis et ne relève point de la
psychologie personnelle.

La naïveté est le nom générique qui désigne la qualité du


personnage conceptuel de la réduction philosophique chez James.
Avec l’Idiot!, Deleuze reprend la flèche là où James l’avait laissée.
Mais en quoi le paradoxe est-il lié à la naïveté ? En ce qu’il crée les
conditions pour nous faire vivre cette naïveté. Le paradoxe joue ce
rôle réducteur : il nous replace dans une situation de virginité où nous
redevenons des nouveau-nés confrontés pour la première fois à une
expérience. Subjectivement, le paradoxe « brise l’exercice commun et
porte chaque faculté devant sa limite propre », et objectivement, le
paradoxe « fait valoir l’élément qui ne se laisse pas totaliser dans un
ensemble commun ». (DR, 293) Il fournit une expérience pure de
toute conscience comme de tout objet, puisque les synthèses

133
Husserl E., Méditations cartésiennes, §14.
134
James W., Essais d’empirisme radical, p.64.
135
Face à la « conscience pure de l’expérience », le pragmatisme oppose une
« expérience pure de toute conscience ».
136
Cf. James W., Principles of psychology, vol.I, p.3 ; vol.II, ch.17 et 19.

111
subjectives – un Moi pensant – et objectives – un objet identifié – du
sens commun sont brisées.

Le paradoxe est un lieu de rencontre, il crée des « carrefours de


problèmes » (QPh, 24) pour lesquels nous ne disposons d’aucune
catégorie, d’aucune règle, d’aucun carcan. Bref, on peut dire qu’un
paradoxe est bon, intéressant, s’il fait de nous un pur idiot. L’image
du carrefour renvoie à Leibniz, contre Descartes : plutôt dire « j’ai des
pensées diverses » que « je suis pensant ». (Pli, 147) Notre pensée
devient un nœud relationnel : d’où l’importance du verbe avoir, trop
négligé par rapport au verbe être. Alors que celui-ci construit un
monde stable, fait d’essences, de substances et de permanence, celui-
là constitue un monde inquiétant, plein de paradoxes qui vont
« introduire dans les possessions des facteurs de renversement, de
retournement, de précarisation, de temporalisation. En effet, ce
nouveau domaine de l’avoir ne nous introduit pas dans un calme
élément qui serait celui du propriétaire et de la propriété bien détermi-
nés, une fois pour toutes. » (Pli, 147) Ce n’est pas pour rien que
Deleuze écrit cela dans son livre sur Leibniz, penseur de
l’« inquiétude ».137

Le personnage de l’Idiot!

En quoi consiste précisément l’idiotie de l’Idiot deleuzien ? On


aura compris qu’il n’est pas un imbécile qui répète les opinions des
autres puisqu’il se caractérise par une certaine virginité vis-à-vis de
l’expérience, une naïveté qui fonctionne comme réduction
philosophique. C’est un « passionné du paradoxe » qui parcourt « une
région qui précède tout bon sens et sens commun », là où « s’opère la
donation de sens ». (LS, 97) Dit autrement, l’Idiot! est un marcheur
qui arpente les champs problématiques.

À propos des personnages de marcheurs dans le cinéma de


Maurice Herzog, Deleuze fait un rapprochement intéressant avec
Bergson. D’un côté, on peut dire que la nature des réponses est l’être-
utile puisqu’elles permettent d’être efficace et d’agir, de nous défendre

137
Vide supra, chapitre 2.

112
contre les questions ou les exigences des autres. Face à ce monde de
l’action, le monde des problèmes n’est accessible qu’à celui qui « est
voyant », c’est-à-dire un « parfait ‘‘Idiot’’ » ! (IT, 168 et 229-230) En
un sens, l’entrée dans un problème est contemporaine d’une certaine
paralysie. La problématisation est antinomique avec l’action
immédiate, elle suppose de prendre le temps d’observer une situation,
de voir les données d’un problème qui ne se donne pas d’entrée de
jeu : « les personnages, devenus voyants, ne peuvent plus ou ne
veulent plus réagir, tant il faut qu’ils arrivent à « voir » ce qu’il y a
dans la situation. C’est la condition dostoïevskienne telle qu’elle est
reprise par Kurosawa : dans les situations les plus urgentes, « L’idiot »
éprouve le besoin de voir les données d’un problème plus profond que
la situation, et encore plus urgent ». (IT, 168) La nature des problèmes
est donc l’être et non l’être-utile – mode d’être des réponses. Les
problèmes sont, tout simplement ; ils n’ont aucune utilité ; c’est
pourquoi l’Idiot est sans défense, il s’expose en marchant, il s’expose
parce qu’il marche : « Le marcheur est sans défense, parce qu’il est
celui qui commence à être, et n’en finit pas d’être petit. » (IM, 252)
Comme le dit bien Suzanne Hême de Lacotte : « La pensée se fait
automate spirituel et abandonne toute intériorité. La pensée ne
fonctionne pas par recognition, et se trouve par conséquent dans la
position de l’idiot qui ne perçoit que des choses trop fortes pour lui,
auxquelles il ne peut pas répondre par l’action. […] Ce qu’il y a à voir
au cinéma n’est plus la succession des images, mais bien plutôt ce
qu’il y a entre les images. »138 Cette méthode, que Deleuze nomme la
« méthode du ENTRE » ou encore la « méthode du ET » (IT, 235), est
une méthode des problèmes. Car la pensée a lieu dans le passage
d’une solution à l’autre : elle n’a pas lieu au niveau des solutions mais
entre elles, c’est-à-dire au niveau des problèmes.139

Les problèmes relèvent donc de l’être et ont un devenir-minoritaire,


c’est-à-dire qu’ils déstabilisent les normes, le consensus, bref les
attendus de la majorité. En commençant à construire un problème, on
devient un Idiot!, un marcheur fragile. On s’expose à n’en pas finir

138
Hême de Lacotte S., Deleuze : philosophie et cinéma, p.68.
139
On rapprochera avec profit tout ce que dit Deleuze de l’interstice (IT, 234-235)
avec ce que dit Bachelard sur la connaissance qui a lieu dans le passage. Cf.
Bachelard G., Le Nouvel esprit scientifique, p.55-57.

113
avec ce problème et à devenir toujours plus fragile, de moins en moins
assuré. C’est l’image nietzschéenne du labyrinthe : penser suppose
d’être prêt à se perdre. Les réponses et les méthodes sont au contraire
« un moyen pour nous éviter d’aller dans tel lieu, ou pour nous garder
la possibilité d’en sortir (le fil dans le labyrinthe). » (NPh, 126) Les
champs problématiques sont des labyrinthes sans aucun fil. Il faut
s’imaginer un champ problématique comme la Lande de Lessay140 :
« La lande est un labyrinthe. Mauvais lieu, où les fripons se
réunissent. […] Au milieu d’un pays de fertilité, d’herbages et
d’agriculture, voici des parties stériles et nues. Danger redoutable et
terrible de la traverser. Passer par le non-su, l’ignoré ou l’inculte. […]
Sur ce labyrinthe noir et pâle, il est dit que les voies s’effacent. Il y a
des chemins et il n’y en a pas. […] Toutes les directions y sont
frayables, savoir tous les sens y sont toujours possibles. C’est l’espace
d’avant le sens. […] La lande, espace dangereux des charmes.
Comme si l’errance engendrait l’errance, et le nomade le nomade, aux
yeux terrorisés du sédentaire. » Le parallèle fonctionne à plein : les
champs problématiques sont rhizomatiques : nul arbre, que de la
broussaille – comme la lande – ; ils sont vierges de tout obstacle car
« un problème n’est pas un obstacle » (IT, 229) – comme la lande ;
enfin, ils sont ouverts à tous les tracés à chaque nouveau parcours car
aucun marquage n’y est possible – comme la lande.

De même que la lande de Lessay, un champ problématique est un


lieu de contre-pouvoir. Les deux échappent à la structure d’ordre car
les sentiers qui commencent ne finissent pas, et ceux qui finissent
n’ont pourtant pas commencé. Pas d’amont ni d’aval préalables. Ce
n’est plus l’espace cartésien, orthonormé, soumis au calcul algébrique,
mais un espace topologique, qu’on ne mesure pas, mais qu’on décrit
par les concepts de limite, bord, noeud, déchirure, continuité, et
cetera. Or, cet espace est celui de la peur, de la bêtise, de la folie.
Chaque champ problématique est pareil à la lande de Lessay : un
espace non cultivé, terre vierge au milieu des cultures – un résidu vide
d’agriculture, de culture, et de pouvoir ; un espace quasi originaire
d’où l’histoire est absente. Et c’est bien de cela dont on a peur : la

140
Je suis l’analyse magistrale de Michel Serres de L’Ensorcelée de Barbey
d’Aurevilly – cf. Serres M., « Foule, foire, lande », dans Hermès IV. La Distribution,
p.240-255.

114
lande de Lessay est l’espace où aucun pouvoir n’est possible. Un
champ problématique suscite une même peur et explique le succès de
l’image dogmatique de la pensée qui agit comme un pouvoir sur les
espaces sauvages que sont les champs problématiques. En effet,
qu’est-ce que prendre le pouvoir ? C’est d’abord interdire, à la lettre.
Dire entre, dire le chemin qui va d’un lieu à un autre, et dire que ce
chemin est le seul ; construire le réseau qu’il est permis d’emprunter
pour se déplacer parmi les espaces qui forment le monde, où le corps
est plongé.141 L’analyse de l’essence du pouvoir par Serres fonctionne
parfaitement pour les champs problématiques. Postulat : il y a une
multiplicité d’espaces. Thèse : la spécificité d’une culture est dans sa
solution originale au problème du raccordement de ces différences.
Toute culture s’instaure par une décision sur les intersections à
permettre, c’est-à-dire par ses interdictions. Le nomadisme de Deleuze
n’a pas d’autre sens que celui d’un contre-pouvoir qui lutte contre cet
assujettissement de la pensée. Il existe pareillement une véritable
topologie des champs problématiques142 : l’Idiot! passe par les
« phases d’une variation » et passe d’une phase à l’autre par des
« ponts-carrefours » (QPh, 30) qui mènent vers d’autres problèmes,
d’autres concepts. Là où nul chemin n’est tracé, toutes les bifurcations
sont possibles et obéissent aux seules exigences du terrain. La
problématisation apparaît alors comme un véritable art du voyage.

En effet, pour Deleuze la pensée est un voyage immobile. C’est ce


qu’il appelle le nomadisme, en opposition à la « distribution fixe ou
sédentaire » du bon sens. (LS, 93 et DR, 53-54) Non pas courir le
141
Cf. Serres M., Op. Cit., p.250 : « Or, qu’est-ce que le pouvoir, sinon, localement,
une maîtrise de la place ? Un quadrillage du terrain, par la charrue et le compas, la
pierre bâtie des maisons et la pierre compactée des routes. Qu’est-ce que le pouvoir,
alors, sinon une métrique de l’espace ? L’architecture, le village et la ferme,
l’agronomie des sédentaires. Maîtriser, métriser. […] [À l’inverse], la lande est
espace topologique, l’espace des sorciers gît sous l’imposition d’une métrique. Il est
vrai que c’est le lieu primitif. Avant toute empreinte, avant que le pouvoir le marque
ou y trace ses marques. Contre la mesure, c’est-à-dire avant la mesure, anti-norme et
anté-norme. Plongé dans cet espace vague, on peut perdre l’orientation, la distance
et la position : c’est bien l’espace de l’errance. »
142
Déjà Bachelard parlait d’une « topologie de la problématique » : « Pour
comprendre l’énoncé d'un problème, il faut normaliser les questions voisines,
autrement dit il faut développer une sorte de topologie de la problématique. » –
Bachelard G., Le Rationalisme appliqué, p.56.

115
monde actuel en parcourant des milliers de kilomètres, mais parcourir
les champs problématiques, les déployer pour vérifier quelque
chose.143 Encore une fois, c’est Proust qui offre à Deleuze une belle
image de la pensée comme voyage, et de la nécessité dans laquelle on
est d’aller au bout d’un problème. « Rien n’est plus immobile qu’un
nomade. […] Il y a une phrase de Proust très belle qui dit :
‘‘Finalement, qu’est-ce qu’on fait quand on voyage ? On vérifie
toujours quelque chose.’’ On vérifie que telle couleur qu’on a rêvée se
trouve bien là. À quoi il ajoute, c’est très important : ‘‘Un mauvais
rêveur est quelqu’un qui ne va pas voir si la couleur qu’il a rêvée est
bien là. Mais un bon rêveur, il sait qu’il faut aller vérifier, voir si la
couleur est bien là.’’ Ca, c’est une bonne conception du voyage. Mais
sinon… » (Abc, « Voyage ») En ce sens, le « bon rêveur » est
un Idiot!. Il traverse des étendues périlleuses, celles de la pensée, où
l’on ne manque pas d’y trouver des brigands, des sorcières, des
malfrats…

Si une pensée critique peut être inculquée grâce au cours de


philosophie obligatoire dans l’enseignement secondaire, elle ne peut
donc pas négliger le rôle des problèmes. Au vu des analyses sur la
topologie des champs problématiques, sur leur sauvagerie, on peut
même affirmer qu’il n’existe pas de pensée critique en dehors de la
problématisation. Faire croire aux élèves que l’enseignement de la
philosophie a pour fonction de lutter contre les préjugés, pour
finalement leur apprendre à choisir leur opinion de manière plus
savante – grâce à l’argumentation, à la tolérance dans les débats, et
cetera –, c’est rater complètement sa dimension critique. On remplace
les préjugés spontanés par des préjugés savants en restant
complètement prisonnier de l’image dogmatique de la pensée.

143
Je renvoie aux remarques sur l’amorce du problème et la notion de
pressentiment. Vide supra, chapitre 4.

116
L’opinion qui discute : l’épouvantail épistémologique

« Nous sommes assiégés de photos qui sont des


illustrations, de journaux qui sont des narrations,
d’images-ciné, d’images-télé. Il y a des clichés
psychiques autant que physiques, perceptions toutes
faites, souvenirs, fantasmes. C’est dramatique. […]
Cliché, clichés ! Non seulement il y a eu
multiplication d’images de toutes sortes, autour de
nous et dans nos têtes, mais même les réactions contre
les clichés engendrent des clichés. »
Gilles Deleuze

Dans ses derniers livres, Deleuze devient de plus en plus hanté par
l’opinion. L’opinion, c’est la sottise, la pensée réifiée dans un résultat.
Une telle « pensée » ne peut être que reçue puisqu’elle ne correspond
à aucune production de problème. Est-ce le succès de la philosophie
d’Habermas, est-ce la médiocrité croissante de nos sociétés ou la
déchéance des médias – journaux, télévision – qui fut la cause de cet
acharnement deleuzien ? Toujours est-il que cette lutte est aussi passée
au premier plan dans l’enseignement de la philosophie. Comment
apprendre aux élèves à penser par eux-mêmes ? La question kantienne
est plus que jamais d’actualité. C’est pourquoi il est intéressant de
relire les nombreuses incartades contre l’opinion présentes dans
Pourparlers et Qu’est-ce que la philosophie ? (P, 142, 177, 191 ;
QPh, 76-78, 138-139, 166, 189-195). L’idée pourrait se résumer
ainsi : la pensée se fait contre l’opinion, c’est-à-dire qu’elle lutte
contre le bavardage incessant de l’opinion. Deleuze voit donc deux
ennemis à la pensée – il ne s’agit plus ici uniquement de la
philosophie – : l’opinion et son corrélatif, la discussion.

L’opinion est dangereuse car elle empêche la pensée ; de plus elle


apparaît désirable : face au chaos du monde, l’opinion devient comme
une sorte d’« ombrelle » et se faire une opinion équivaut à se faire un
petit abri bien tranquille. (QPh, 189-190) L’opinion est donc avant
tout un confort. Le combat de la philosophie devient alors double :
non seulement elle doit affronter le chaos, mais elle doit lutter contre
la concurrence de l’opinion qui prétend rivaliser avec elle. C’est
pourquoi toute activité de pensée est à la fois effort pour penser et
lutte contre l’opinion : « On dirait que la lutte contre le chaos ne va

117
pas sans affinité avec l’ennemi, parce qu’une autre lutte se développe
et prend plus d’importance, contre l’opinion qui prétendait pourtant
nous protéger du chaos lui-même. » (QPh, 191)

Mais qu’est-ce que l’opinion précisément ? Il peut être idoine – et


plaisant ! – de relire un passage clef de Qu’est-ce que la philosophie ?
On pourra mesurer l’humour de Deleuze à son ton particulièrement
mordant et drôle dans ces quelques lignes. Sous un aspect à première
vue léger, sa description faussement désuète de la « doxa » déplace de
manière significative le problème : ce qui l’intéresse n’est pas tant la
question « qu’est-ce que l’opinion ? », mais plutôt « quand y a-t-il
opinion ? » : « La doxa est un type de proposition qui se présente de la
façon suivante : étant donné une situation vécue perceptive-affective
(par exemple, on apporte du fromage à la table du banquet), quelqu’un
en extrait une qualité pure (par exemple, odeur puante) ; mais en
même temps qu’il abstrait la qualité, il s’identifie lui-même à un sujet
générique éprouvant une affection commune (la société de ceux qui
détestent le fromage – rivalisant à ce titre avec ceux qui l’aiment, le
plus souvent en fonction d’une autre qualité). La ‘‘discussion’’ porte
donc sur le choix de la qualité perceptive abstraite, et sur la puissance
du sujet générique affecté. Par exemple, détester le fromage, est-ce se
priver d’être un bon vivant ? Mais, ‘‘bon vivant’’, est-ce une affection
génériquement enviable ? Ne faut-il pas dire que ceux qui aiment le
fromage, et tous les bons vivants, puent eux-mêmes ? À moins que ce
ne soient les ennemis du fromage qui puent. C’est comme l’histoire
que racontait Hegel, la marchande à qui l’on a dit : ‘‘Vos oeufs sont
pourris, la vieille’’, et qui répond ‘‘Pourri vous-même, et votre mère,
et votre grand-mère’’ : l’opinion est une pensée abstraite, et l’injure
joue un rôle efficace dans cette abstraction, parce que l’opinion
exprime les fonctions générales d’états particuliers. Elle tire de la
perception une qualité abstraite et de l’affection une puissance
générale : toute opinion est déjà politique en ce sens. C’est pourquoi
tant de discussions peuvent s’énoncer ainsi : ‘‘moi en tant qu’homme,
j’estime que toutes les femmes sont infidèles’’, ‘‘moi en tant que
femme je pense que les hommes sont des menteurs’’. […] Dans toute
conversation, c’est toujours le sort de la philosophie qui s’agite, et
beaucoup de discussions philosophiques en tant que telles ne
dépassent pas celle sur le fromage, injures comprises et affrontement
de conceptions du monde. » (QPh, 138-139)

118
Malheureusement – aurait-on envie de dire –, au regard de cette
description, il semble bien que l’opinion concerne éminemment le
professeur de philosophie : chaque élève arrive en cours avec ce qu’il
sait et a tendance à s’en servir pour affronter les problèmes suscités
par une discipline nouvelle. « L’opinion est une pensée qui se moule
étroitement sur la forme de la recognition. » (QPh, 139) Le professeur
fait donc face à une masse composite d’« opineurs » qui reconnaissent
dans tel problème soit une situation vécue : « moi j’ai connu une fois
où… » ; soit la théorie de l’oncle untel : « il faudrait faire comme
ça… » ; soit une thèse lue quelque part : « mais untel ne dit-il pas
que… ». La philosophie et, plus que tout, l’enseignement de la
philosophie doivent donc être premièrement et essentiellement des
« combats contre les ‘‘clichés’’ de l’opinion. » (QPh, 192) Or, il est
pédagogiquement très difficile de lutter contre les opinions en ce
qu’on n’en a jamais terminé avec les « clichés » : même une fois
dépassés, ils reviennent. Deleuze s’exclame : « Tous les copieurs ont
toujours fait renaître le cliché, de cela même qui s’en était libéré. »
Mais chacun est à lui-même son propre copieur : je risque toujours de
céder à nouveau face aux clichés que j’avais vaincus. C’est pourquoi
« la lutte contre les clichés est une chose terrible » (FB, 85) et c’est
pourquoi on n’en a jamais fini avec l’Apprentissage comme exercice
en acte de la pensée luttant contre ses propres tendances à opiner.

Mais en quoi l’Apprentissage constitue-t-il une arme contre


l’opinion ? Prenons un exemple : si un élève se trompe en essayant de
construire un problème, cette étourderie, cet atermoiement du
processus, révèle les lois de sa pensée. Elle correspond à un moment
nécessaire de son effort de pensée. Elle est donc un signe précieux
pour aider ou réorienter l’élève. Au contraire, les préjugés de l’opinion
ne constituent aucun indice pour le professeur, puisqu’ils signalent
seulement la présence statique d’idées reçues en l’élève et non des
moments d’une pensée – et c’est bien pire si ce sont des « préjugés
savants ». D’où la force pénétrante de ce mot d’Alain : « La sottise
d’un homme n’est rien de lui. »144 Ce qui est désespérant dans la
sottise, ce n’est pas tant qu’elle se trompe, mais c’est la contingence
de son existence. Pour prendre une image optique : la bêtise de la

144
Alain, « Propos du 12 juillet 1921 », dans Spinoza, p.127.

119
pensée produit des illusions nécessaires alors que la sottise de
l’opinion est une hallucination sans fondement. Ainsi, lorsque l’on
plonge dans l’eau un bâton droit, nous le voyons brisé, ; il ne s’agit
pourtant pas d’une illusion inessentielle mais d’un phénomène « bien
fondé » sur les lois de la réfraction, ce qui permet d’exprimer de
manière parfaitement adéquate un certain enchaînement complexe
d’aspects constitutifs de l’expérience – le bâton apparaît droit parce
qu’il est constitué par sa relation avec un milieu homogène (l’air), le
bâton apparaît brisé parce qu’il est constitué par sa relation avec une
limite de deux milieux hétérogènes (l’air et l’eau). Il n’y a pas un de
ces états de choses qui soit plus « vrai » ontologiquement que l’autre.
La bêtise est donc féconde et peut s’intégrer dans un processus de
problématisation. Dans le cas du bâton, ma bêtise, nécessaire, est de
croire dans un premier temps que le bâton est brisé. Elle constitue
alors un paradoxe par rapport au fait que le bâton est pourtant resté
intact. D’où mon effort de pensée pour démêler cet imbroglio.

De ce point de vue, une certaine critique philosophique de l’illusion


comme erreur des sens est typique de l’image dogmatique de la
pensée. En s’en tenant à une alternative statique et propositionnelle,
on ne voit pas la dynamique possible d’une pensée qui comprend
parfaitement les deux perceptions du bâton, hors de l’eau et dans
l’eau, comme obéissant à des lois physiques qui expliquent ma
perception en fonction de son contexte. C’est l’hallucination de
l’opinion : « mes sens me trompent », répète hystériquement le sot. En
effet, l’ineptie de l’opinion vient de son éternel « parachutage » sur
des problèmes puisque, « transférant au complexe global une
détermination valable pour un élément singulier, nous appliquons
alors à une pensée, prise comme un tout et soustraite à toute condition
restrictive, un jugement dont la validité n’a été confirmée que sous
certaines restrictions. »145 Que le bâton soit brisé, c’est ce qui cons-
titue un jugement d’expérience valide dans la mesure où l’on peut
fonder par dérivation rigoureuse la nécessité du phénomène ; c’est
juste que nous devons affecter ce jugement d’un index logique destiné
à marquer et à préciser les conditions particulières qui garantissent son
usage et dont il ne peut s’abstraire. Pour une physique de la pensée, il
en va rigoureusement de même pour la bêtise. C’est parce qu’on isole

145
Cf. Cassirer E., Substance et fonction, p.311.

120
la signification d’un énoncé produit par une pensée en mouvement
qu’on se méprend. En inscrivant une pensée d’un élève dans le
système relationnel de sa production, on s’autorise à en comprendre la
nécessité et à expliquer les raisons du biais ainsi produit dans la
pensée – donc à les corriger. C’est la différence entre une opinion
« jetée » au hasard par un élève en classe, dont il se désintéresse lui-
même après l’avoir énoncée – manière aussi de se protéger –, et une
hypothèse avancée courageusement dont les conséquences sont
suivies. D’où la justesse de ce mot de Wittgenstein : « N’aie surtout
pas honte de dire des absurdités ! Tu dois seulement être attentif à ta
propre absurdité. »146 La difficulté, en contexte scolaire, réside
assurément dans ce point : faire comprendre aux élèves que ce qu’ils
disent est toujours intéressant dans la mesure où ils s’intéressent à ce
qu’ils disent et sont prêts à en poursuivre le développement. C’est
pourquoi seule une tendresse pour la bêtise peut apaiser le climat
d’interactions sociales lourd qui pèse sur les individus.147 La bêtise est
donc pédagogiquement utilisable et sûrement féconde. À l’inverse,
non seulement l’opinion est stérile mais elle n’est pas corrigible en
tant que telle. Une opinion ne peut pas être redressée ou réorientée
puisqu’elle n’a pas d’histoire donc pas de corps. Elle est un pur
« cliché », un être flottant à la surface des énoncés.148

C’est pourquoi l’ennemi corrélatif de l’opinion est la discussion. La


discussion est le mode de production et de circulation des opinions. À
ce niveau, les critiques de Deleuze prennent une dimension

146
Cité par Jaccard R., L’Enquête de Wittgenstein, p.12 et p.121.
147
La notion de « honte » et le besoin de se sentir « autorisé » à penser sont
beaucoup plus forts qu’on ne le pense, surtout chez les élèves adolescents. Le
relativisme affiché et la tolérance paresseuse qui l’accompagne sont bien souvent
des défenses anticipées qui fonctionnent comme des gages : je ne juge pas l’autre
pour ne pas qu’il me juge. C’est donc une logique de la peur et de la honte qui
phagocyte le courage de penser. L’arrogance ou l’indifférence sont des masques –
qui peuvent tomber facilement.
148
Le « cliché » est un terme que Deleuze affectionne. Il donne bien à voir le
caractère figé qui est le sien. « Cliché » ne signifie pas autre chose que « opinion » –
au sens propositionnel : « une opinion » –, de la même manière que « Idée » est
synonyme de « problème ». C’est dans son livre sur Francis Bacon que Deleuze
développe le plus le mode de fonctionnement des « clichés ». (FB, 19 et 83-92)
D’où la nature imagée du concept, qui sert à désigner d’abord littéralement ce contre
quoi les peintres ont à lutter.

121
pleinement politique. En effet, la lutte contre la discussion est sans
conteste l’aspect le plus politique et civique du cours de philosophie.
C’est là que se joue une formation à la critique, au sacro-saint « esprit
critique » que la philosophie inculquerait. Malheureusement, on se
contente souvent de concevoir cet esprit critique comme la capacité de
se faire sa propre opinion.149 D’où les trois grandes forces
démoniaques de la discussion. Premièrement, la discussion devient un
blason d’intelligence auquel on participe pour montrer qu’on pense ;
elle prétend mesurer et sélectionner les intelligences. Deuxièmement,
la discussion se répand bien plus vite que la pensée ne peut
fonctionner ; elle noie les productions de la pensée sous son flot
permanent d’énoncés. Enfin, la discussion prétend être démocratique
puisqu’elle est un foyer accueillant les avis de tout le monde ; elle
génère des consensus afin de ne jamais poser les vrais problèmes. En
bref, la discussion est une pratique élitiste, bruyante et fasciste.

De fait, la discussion est un exercice indispensable pour se faire


une opinion. On croit alors que se faire son opinion, c’est se faire son
mélange bien à soi d’opinions. Bref, on ne sort pas du règne de
l’opinion. De ce point de vue, on ne peut qu’être effrayé quand on lit
que le cours de philosophie devrait permettre aux élèves d’acquérir un
esprit critique afin d’accéder à un jugement autonome. Comme si la
finalité ultime de la philosophie était d’accéder à une opinion plus
haute, raisonnée, critique, tout ce qu’on veut… Les quelques lignes
sur l’homme du « paradoxe » sont décisives sur ce point : « L’opinion
dans son essence est volonté de majorité, et parle déjà au nom d’une
majorité. Même l’homme du « paradoxe » ne s’exprime avec tant de
clins d’œil, et de sottise sûre de soi, que parce qu’il prétend exprimer
l’opinion secrète de tout le monde, et être le porte-parole de ce que les
autres n’osent pas dire. » (QPh, 139, je souligne) On comprend les
guillemets : cet homme-là véhicule de l’opinion, il est dans le règne de

149
Au contraire, la fonction critique est une capacité à questionner, et non une
possibilité de répondre « par soi-même » – expression bien obscure. Nathalie
Frieden écrit à juste titre : « Permettons aux élèves de questionner par eux-mêmes
leurs acquis culturels et leurs préjugés, et de découvrir l’importance de cette critique.
Laissons les élèves découvrir qu’ils peuvent penser, l’un par l’autre, l’un avec
l’autre, et ainsi créer. C’est seulement parce qu’ils auront ressenti l’inconfort et la
fascination du questionnement, qu’ils pourront en prendre l’habitude et
recommencer. » – Frieden N., « Comment naît la problématique ? ».

122
la sottise ; il s’oppose à l’Idiot!, héraut du paradoxe véritable qui
affronte sa propre bêtise. La discussion est donc le règne de la
virtuosité, de la compétition, de la moquerie, de l’élitisme : on manie
mieux, on l’emporte, on ricane, on sélectionne. L’opinion est une
machine qui se nourrit d’elle-même : quand on vit sous le règne de
l’opinion, on a tout intérêt à en intégrer le maximum. L’extension du
nombre d’opinions à disposition constitue la meilleure arme dans des
débats d’idées. Bref, la virtuosité de l’homme d’opinions s’oppose à la
maladresse de l’homme de la pensée. Le professeur de philosophie est
sans aucun doute le premier concerné. Par rapport aux élèves, il
dispose d’un vaste panel d’opinions savantes de philosophes. En effet,
psychologiquement, les idées des philosophes seront reçues comme
des opinions si elles ne sont pas resituées dans leur matrice
problématique. Et l’exercice virtuose de la dissertation n’est-il pas une
invitation à la collection des opinions ? Mais déjà, dans un cours
enseigné, les dangers sont nombreux pour le professeur. Nous avons
vu la fonction de réduction du paradoxe acculant à la naïveté ;
cependant, l’écart est mince entre un paradoxe véritable et un usage
rhétorique du paradoxe. Face aux opinions des élèves, les objections
du professeur ne risquent-elles pas de tomber sous le coup de la
description de Deleuze ? Loin d’aider les élèves à combattre l’opinion,
le professeur risque d’apparaître seulement comme un esprit plus
malin qu’eux, moins bêta, plus libre, moins conditionné par la société,
et cetera. C’est remplacer l’opinion des « sots » et des « simples » par
celle des « fins » et des « instruits » : le cours devient une leçon de
rhétorique mondaine, rhétorique qui joue avec l’opinion et ne la
combat aucunement – plaisir ambigu et cynique qui fait un faux usage
du para-doxe. On ne saurait trop ignorer ce risque d’une violence
psychologique et non plus idéelle, d’une violence qui tue l’audace de
penser plus qu’elle ne suscite le désir de penser. « C’est de l’opinion
que vient le malheur des hommes. » (QPh, 194)

Au-delà de cette dimension psychologique, il y a une dimension


plus logique : la discussion est un parasitage au sens de la théorie de
l’information. Elle est quantitativement débordante et empêche les
idées intéressantes d’émerger, noyant tout sous un flot perpétuel
d’énoncés. La discussion se déguise sous l’étendard de la démocratie :
vous avez le droit de penser ce que vous voulez. Mais un glissement
s’opère : profitez-en, exprimez-vous ! Le problème se renverse : « On

123
fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en
fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. […] Si bien que le problème
n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des
vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin
quelque chose à dire. » (P, 177) Autrement dit, en insistant sur les
résultats de la pensée, sur les solutions, on oublie tout ce qu’il faut de
temps pour produire une idée neuve. On retrouve ce que nous avons
vu sur la différence entre les vitesses intensives et les vitesses
extensives.150 La discussion est le règne de la vitesse extensive, face à
laquelle la lenteur de la pensée en train de se faire ne peut rivaliser. La
discussion assomme les productions de la pensée par un retournement
surprenant : elle rend insignifiante une Idée nouvelle et féconde, donc
rare, par la profusion de ses productions insignifiantes. Deleuze n’a
pas de mots assez durs contre le règne de la discussion : « Je supporte
pas les discussions. Discuter sur quelque chose lorsque personne ne
sait de quoi il s’agit. C’est une bouillie, c’est très fatiguant. Alors
chacun parle à son tour. Mais c’est la domesticité à l’état pur, avec en
plus un présentateur à la con. Pitié, pitié… » (Abc, « Question ») Les
critères axiologiques de la propagation de l’opinion – ressassement,
contingence, insignifiance151 : donc profusion – écrasent les critères
axiologiques de la réussite de la pensée – nouveauté, nécessité,
intéressant : donc rareté. Ce combat inégal prend des formes très
concrètes dans les mentalités des élèves, et le professeur est au
premier rang pour en sentir les conséquences : « Les professeurs
savent bien qu’il est rare de rencontrer dans les ‘‘devoirs’’ des erreurs
ou quelque chose de faux. Mais des non-sens, des remarques sans
intérêt ni importance, des banalités prises pour remarquables, des
confusions de ‘‘points’’ ordinaires avec des points singuliers, des
problèmes mal posés ou détournés de leur sens, tel est le pire et le plus
fréquent, pourtant gros de menaces, notre sort à tous. » (DR, 198-199)
Il est clair pour Deleuze que l’enseignement de la philosophie ne doit
surtout pas prendre des formes qui favoriseraient la perpétuation de

150
Vide supra, chapitre 2.
151
« Poincaré disait que beaucoup de théories mathématiques n’ont aucune
importance, aucun intérêt. Il ne disait pas qu’elles étaient fausses, c’était pire. » (P,
177).

124
l’opinion : le débat en classe, la discussion, et cetera.152 Cette position
radicale a le mérite de déranger les tendances premières en
pédagogie : il y a des concessions pour aller vers les élèves qu’il ne
faut pas faire sous peine de les perdre définitivement – non soi mais
eux-mêmes.

Enfin, la dimension la plus proprement politique de la discussion


concerne sa propension à générer du consensus. Deleuze se fait ici
sociologue : la discussion fonctionne comme un mécanisme de
détournement d’attention, elle intéresse les gens à une chose pour leur
faire oublier l’essentiel. Bourdieu mènera une analyse détaillée de ce
fonctionnement à propos du journalisme.153 Quel problème Deleuze
perçoit-il à partir de cette donnée : « les forces de répression
n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire
à s’exprimer » ? (P, 177) Il retrouve dans l’opinion l’agent de l’image
dogmatique de la pensée. La discussion est ce qui force à s’intéresser
aux solutions afin de ne pas laisser les gens disposer des problèmes.
Elle est donc un moyen de tuer leur esprit critique, dès lors que la
critique n’est pas autre chose que la capacité à poser les bons
problèmes, à construire de vrais problèmes. Tant qu’on arrive à faire
débattre les gens sur les solutions à adopter, on a déjà tout décidé à
leur place. Lorsqu’il évoque un exemple de vrai problème politique –
l’anti-jacobinisme de la droite –, il constate : « Mais ils refuseront de
parler là-dessus. Parce qu’à ce moment-là ils se découvrent. Ils
répondront jamais qu’à des interrogations. Or les interrogations, c’est
rien. C’est de la conversation. Ca n’a aucun intérêt. Ca vaut rien.
152
Deleuze est catégorique : « la philosophie n’a strictement rien à voir avec une
discussion, on a déjà assez de peine à comprendre quel problème pose quelqu’un et
comment il le pose, il faut seulement l’enrichir, en varier les conditions, ajouter,
raccorder, jamais discuter. » (P, 191).
153
Cf. Bourdieu P., Sur la télévision. Les propos sont théorisés et plus abstraits dans
l’annexe « L’emprise du journalisme ». Par son succès, la télévision impose son
système de fonctionnement aux autres types de médias journalistiques. Il s’agit de la
logique du commercial qui est celle de la loi du marché : on fait ce qui va vendre, ce
qui « passe bien » – faits divers, sport, anecdotes sentimentales, et cetera : la
télévision accorde une grande part de son temps à ce genre de nouvelles. Or le temps
est l’une des choses les plus rares à la télévision. D’où l’hypothèse de Bourdieu : si
on parle de ces choses futiles c’est qu’en réalité elle ont une importance cruciale. Au
point de vue économique : elles font vendre ; au point de vue politique : on ne parle
pas d’autres choses plus importantes.

125
C’est insignifiant. Aucun intérêt, aucun intérêt. » (Abc, « Question »)
L’insistance de Deleuze cherche à mettre en lumière ce paradoxe :
demandez-vous pourquoi ils ont intérêt à vous solliciter sur de simples
interrogations et non sur les véritables problèmes ; voyez comme ils
ont réussi à vous passionner sur des pratiques de discussion qui sont
pourtant le degré zéro de l’esprit critique, la sottise érigée en modèle
de la pensée. Comment arrive-t-on au fait que tout le monde
« convienne qu’on ne pose pas les questions et qu’on ne les posera
pas » ? C’est ce que Deleuze appelle un consensus : « un consensus,
c’est la convenance, la convention d’après laquelle on substituera aux
questions et aux problèmes de simples interrogations. Du type
‘‘comment vas-tu ?’’ Mais on sait que ce n’est pas de ça qu’il est
question. » (Abc, « Question ») Cette critique de ce que Deleuze
appelle le « consensus » nous semble un élément de réflexion central
pour le sens de l’enseignement obligatoire de la philosophie dans le
secondaire – et devrait concerner d’autres disciplines. L’école est le
principal lieu offert aux citoyens pour acquérir ce regard critique, cette
capacité à problématiser. Il y aurait donc quelque chose d’ironique si
elle se faisait au contraire l’assistant zélé du règne de l’opinion et de la
discussion…

En résumé, la discussion est anti-philosophique puisqu’elle est le


poumon de l’opinion. Mais pour éviter tout contresens hâtif, précisons
que cela ne signifie aucunement un rejet de l’interaction concrète entre
des individus. Il est absurde de voir dans cette problématisation
deleuzienne une charge contre l’échange entre humains au profit
d’une conception héroïque et solitaire de l’activité philosophique,
sorte de romantisme suranné. Est-il besoin de rappeler que Deleuze a
co-écrit de nombreux livres, chose assez rare dans la tradition
philosophique pour être soulignée. Rappelons-nous que les « noms
propres » sont des « heccéités » chez Deleuze.154 Ce sont de telles
heccéités qui constituent l’« opérateur de l’Idée » (DR, 257) et
développent un problème. Une heccéité peut être un individu
physiologique, ou deux (Deleuze et Guattari), ou une classe.
Autrement dit, on ne peut pas déduire à partir de l’analyse
deleuzienne un choix didactique.

154
Vide supra, chapitre 2.

126
Ce mauvais procès relève précisément de la discussion parce que
ceux qui l’intentent ne voient pas à quel problème Deleuze répond
lorsqu’il critique la discussion ou l’objection en philosophie. Ainsi, au
même titre qu’un cours ex cathedra, un cours interactif peut
parfaitement être problématisé – c’est sans doute plus difficile, et cela
suppose assurément une grande imagination pédagogique.
Inversement, de la même manière qu’un cours interactif peut stagner
au niveau stérile du débat, on peut faire un cours ex cathedra qui
relève de la simple discussion, en faisant débattre des thèses de
philosophes devant ses élèves.

Il est donc sot de s’outrager de la critique deleuzienne de la


discussion. Quand on comprend le problème que cette critique
développe, on y voit bien plutôt une salutaire réflexion pour
l’enseignement. Ce que dit Deleuze peut se résumer ainsi : il n’y a que
des « débats d’opinions » ; un « débat d’Idées » ça n’a aucun sens.
Cela n’est compréhensible que si on en perçoit le sens idéel et non
social ; « débat » signifie ici : la confrontation de thèses réduites au
niveau des solutions, c’est-à-dire considérées abstraitement de leurs
conditions d’émergence donc du problème auquel elles répondent. De
ce point de vue, on peut être deux, cinq ou quinze pour faire un débat,
mais on peut déjà très bien faire un débat tout seul. Le jeu sur les mots
est d’ailleurs tentant : combien de dissertations d’élèves témoignent de
ce débat où l’élève se débat, seul, et se fait le débat, croyant se faire la
classe. Que des copies puissent relever de la discussion montre assez
bien que les thèses deleuziennes n’ont rien à voir avec une
comptabilité des individus prenant part au développement d’un
problème. Disons-le encore autrement : la critique de la discussion et
de l’objection n’est pas l’affirmation positive qu’on ne peut bien
philosopher que seul.155 Le concept d’heccéité déboute d’emblée une
telle interprétation. C’est pourquoi, la critique de la discussion et du
langage telles qu’elles sont menées par Deleuze, loin de prendre acte

155
En un certain sens, on n’est jamais seul. Toute solitude est déjà « peuplée ». (D,
13) On ne pense jamais seul mais toujours « avec » d’autres. Deleuze semble
uniquement dire que ce collectif idéel fonctionne plus aisément dans la solitude
qu’en présence d’autres individus. Sans doute à cause des propriétés du langage –
problème que traite le chapitre suivant.

127
de l’impossibilité de l’enseignement de la philosophie au sein d’une
classe, en constitue une propédeutique salutaire.

128
Chapitre 7

Le rôle du langage dans l’enseignement :
du mot d’ordre au mot de passe

« La plus grande ennemie du progrès humain, c’est


la question préalable. Rejeter non pas les solutions
plus ou moins douteuses que chacun peut apporter,
mais les problèmes mêmes, c’est arrêter net le mou-
vement en avant. »
Jean-Marie Guyau

Afin de poursuivre ce problème, nous devons nous intéresser au


rôle du langage. Celui-ci joue un rôle absolument central dans
l’enseignement ; ce n’est d’ailleurs pas par hasard que Deleuze
commence son analyse des « postulats de la linguistique » par ces
quelques phrases : « La maîtresse d’école ne s’informe pas quand elle
interroge un élève, pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne une
règle de grammaire ou de calcul. Elle « ensigne », elle donne des
ordres, elle commande. » (MP, 95) L’analyse deleuzienne du langage
permet de comprendre les structures sous-jacentes au règne de
l’opinion et de la discussion. Celui-ci n’est pas qu’un accident de la
pensée, il a de profondes raisons d’être dans le fonctionnement même
du langage. Autrement dit, une critique du langage constitue
assurément la première étape d’une critique de l’enseignement
dogmatique. La prise de conscience des fonctionnements du langage
offre une perspective émancipatrice : à bien comprendre les rouages
performatifs du moindre énoncé, le professeur de philosophie peut
essayer d’en prévenir les dérives multiples qui ne demandent qu’à
fonctionner – dressage, ordonnancement, obéissance, et cetera.

L’interrogation contre la question

La première page des Dialogues est célèbre pour la position que


soutient Deleuze : le philosophe n’aime pas qu’on lui pose des
questions et il a horreur qu’on lui fasse des objections. (D, 7) À

129
première vue, cette idée résonne comme un relativisme crasse ou un
élitisme odieux. Pourtant, Deleuze ne fait qu’exprimer les
conséquences logiques de ses réflexions sur l’opinion et la discussion.
Dans ces lignes de vulgarisation, parfois trop allusives pour être à
l’abri des mésinterprétations, on décèle des indices précieux. La
première phrase est importante : « C’est très difficile de
‘‘s’expliquer’’. » Les guillemets doivent nous alerter : Deleuze choisit
sciemment cette expression. Puis plus loin : « si on vous ‘‘pose’’ des
questions, vous n’avez pas grand-chose à dire. » La scène devient
claire : c’est d’un interrogatoire qu’il s’agit ! S’« expliquer » signifie :
devoir rendre des comptes, obéir à une sommation. La question est
dite « posée » car elle nous tombe littéralement dessus. Fuir les
questions devient une question de salut : « le but, ce n’est pas de
répondre à des questions, c’est de sortir, c’est d’en sortir. » L’Idiot!
serait-il en plus un poltron ?

Reprenons à partir des remarques de Deleuze sur ce qu’il appelle


les « simples interrogations », et qu’il distingue des questions ou des
problèmes. Il faut clarifier la terminologie pour ne pas se sentir perdu.
Disons que la question est l’état actuel du problématique. Une
question peut donc être envisagée de deux manières : soit on la
conçoit comme un épouvantail épistémologique, elle devient alors une
interrogation qui ne pose aucun problème mais brouille et assujettit la
pensée ; soit on la conçoit comme l’amorce d’un problème, comme un
problème enveloppé que la problématisation déroulera.

Commençons par nous intéresser à cette seconde perspective.


Dans ce cas, la question est très importante. Elle est l’opérateur
langagier de la bêtise : une question est « l’élément paradoxal qui
parcourt les séries, les fait résonner, communiquer et ramifier. » (LS,
72)156 Elle est un « point aléatoire » qui correspond à la « case vide »
par laquelle on entre dans le problème. Le jeu de mot sur « case vide »
n’est pas innocent. Il faut avoir des cases vides pour pénétrer dans un
problème. L’Idiot! n’est pas loin : c’est avec ses questions qu’il réussit
à générer l’élément paradoxal qui crée un nouveau problème. Le

156
La page 72 de Logique du sens est cruciale pour caractériser le rapport entre la
question et le problème. Les analyses qui suivent sont presque un commentaire de
texte de cette page très dense.

130
règne des questions est ce que Deleuze appelle l’« Inquisitoire » ; en
ce sens l’« Inquisitoire fonde la Problématique. » (LS, 72) Le
problème se distingue de la question en ce qu’il n’est pas de nature
ponctuelle – élément vide au croisement des séries – mais sérielle :
« les répartitions de singularités qui correspondent à chaque série
forment des champs de problèmes. » Le problème se déroule le long
d’une série et est déterminé par des points singuliers le long de cette
série. En résumé, la question est le mode d’entrée dans le problème,
elle est un nœud ferroviaire sur les surfaces topologiques des champs
problématiques. En ce sens, la question est un être à double face :
questions-réponses. C’est pourquoi les réponses comme les questions
sont identiques d’un certain point de vue : une question n’a d’intérêt
que parce qu’elle nous fait pénétrer un problème, et une réponse n’a
d’intérêt que parce qu’elle nous conduit à un autre problème. La
question-réponse est un connecteur de et dans la Problématique.

En revanche, la première perspective signifie un arrêt de la pensée.


L’énoncé interrogatif ne signifie plus une question en tant qu’amorce
d’un problème, mais une interrogation comme nuisance aux
problèmes. À l’opposé de l’Inquisitoire, l’Interrogatoire rend
impossible la Problématique – au lieu de la fonder. « Dans les médias,
ou dans la conversation courante, il n’y a pas de questions, il n’y a pas
de problèmes, il y a des interrogations. […] ‘‘Qu’est-ce que vous
pensez de ceci ?’’, c’est pas un problème, c’est une interrogation :
‘‘quelle est votre opinion ?’’ » (Abc, « Question »). L’Interrogatoire
fonde le règne de l’opinion. Dans le pire des cas, l’interrogation est
construite « conformément aux réponses qu’elle veut susciter, c’est-à-
dire aux propositions dont elle veut nous convaincre » ; sinon, elle se
contente de véhiculer le « cadre d’une communauté. » (DR, 203)
Deleuze a un exemple favori pour expliquer la différence entre
interrogation et question : le pari de Pascal. (IM, 160-161 ; IT, 230 ;
Abc, « Question ») Le pari de Pascal est un fragment des Pensées où
Pascal évalue, grâce aux balbutiements des probabilités, s’il vaut
mieux parier sur l’existence ou l’inexistence de Dieu. Deleuze nous
dit : on aurait tort de voir dans ce passage une réponse à
l’interrogation « Est-ce que Dieu existe ? » En ne voyant pas autre
chose dans ce fragment, on plaque sur le texte les soucis de
l’opinion – « est-ce que tu crois en Dieu, toi ? » –, on s’intéresse à
l’opinion de Pascal sur ce point. Mais rien n’est moins intéressant

131
pour Deleuze. On se fiche de savoir ce que Pascal croyait. Si on lit
bien le fragment des Pensées, on comprend que la véritable question
que pose Pascal est celle-ci : « Faut-il croire en Dieu ? » Le véritable
sens de cette question dirige l’attention vers une autre donnée du
problème. Le problème ne concerne pas Dieu en tant que
transcendance mais l’existence immanente des hommes. Le problème
est donc en fait : « Quel est le meilleur mode d’existence : le mode
d’existence de celui qui croit que Dieu existe ou le mode d’existence
de celui qui croit que Dieu n’existe pas ? » Pascal s’intéresse non pas
à l’existence de Dieu mais à l’existence de celui qui croit que Dieu
existe et à l’existence de celui qui croit que Dieu n’existe pas. Au
cours de la problématisation ainsi amorcée on rencontrera d’autres
problèmes : « Va-t-on être jugé après sa mort ? » C’est un véritable
problème car cette question établit un rapport problématique entre
Dieu et l’instance du jugement : « est-ce que Dieu est un juge ? » Et
cetera. Avec cet exemple, on voit bien la différence entre, d’un côté,
l’interrogation qui suscite une opinion et s’arrête aussitôt cette opinion
énoncée, et de l’autre, la question qui amorce un problème et conduit
de proche en proche vers d’autres problèmes.

L’accès au problème suppose donc de se libérer de l’imposition de


la question. Pour l’Inquisitoire la question et la réponse sont les deux
faces d’un « Unique événement » (LS, 72) dont le fonctionnement est
de nous faire circuler dans le problème et de problème en problème.
Au contraire, pour l’Interrogatoire la question et la réponse sont deux
choses bien distinctes : on pose des questions parce qu’on attend des
réponses dont on pense qu’elles solutionnent la question et mettent un
terme à l’attente interrogative – il n’est pas anodin que « attendre » ait
un sens temporel mais aussi ordonnateur : « j’attends de toi que… ».
L’Interrogatoire est une mystification : on ne dédouble la question et
la réponse que parce qu’on a décalqué les questions sur la forme
empirique de la réponse : « je crois en Dieu » est devenu « est-ce que
tu crois en Dieu ? » D’où cet écho perpétuel de l’Interrogatoire qui
reste au niveau actuel et partiel des solutions. Du point de vue de la
Problématique, cette identité formelle de la question et de la réponse
est accessoire puisque questions et réponses ne sont que des
événements qui reconduisent vers les problèmes. Ce sont des
catalyseurs, des sombres précurseurs qui propulsent vers le monde
virtuel des problèmes et de l’Idée.

132
La forme ludique de l’Interrogatoire est le jeu de questions où des
« Epistémon » se précipitent à répondre – virtuosité imbécile de
l’érudition. Loin de se précipiter de donner des réponses, l’Idiot! se
saisit d’une question et commence à croiser d’autres questions avec
elle, il observe, déplie, dérange, déplace. Comme disait Dewey157, il
faut passer du ping-pong au jeu de cerceau, de l’opposition
redondante « question / réponse » au cycle spiralé « question /
question » – qu’on peut écrire aussi « question-réponse / question-
réponse », afin de rappeler la différence évoquée.

157
Cf. Dewey J., “The Reflex Arc Concept in Psychology”.

133
L’apprentissage et les dangers du langage

« Les mots ne sont pas des outils ; mais on donne


aux enfants du langage, des plumes et des cahiers,
comme on donne des pelles et des pioches aux
ouvriers. »
Deleuze & Guattari

Voyons maintenant en quoi le langage peut être considéré comme


un milieu qui favorise l’Interrogatoire et fausse le rapport aux
questions. Nous allons analyser les termes encore inexpliqués du
schéma : le « mot d’ordre » et le « mot de passe ». Ces deux concepts
apparaissent dans Mille Plateaux, lorsque Deleuze analyse les
postulats de la linguistique. (MP, 95-97, 100 et 139) C’est surtout le
premier postulat qui est intéressant dans la perspective de
l’apprentissage. La thèse est simple : on croit que le langage est
informatif et communicatif, alors qu’il est performatif et ordonnateur.
D’où cette première hypothèse : « L’unité élémentaire du langage –
l’énoncé –, c’est le mot d’ordre. » (MP, 95)158 Comme nous l’avons
vu, l’exemple premier qui vient sous la plume des auteurs est celui de
la maîtresse. Il faut prendre cet avertissement au sérieux : l’école est
probablement le lieu par excellence où cette « abominable faculté » de
transmettre des mots d’ordre fonctionne à plein. Il y a donc une
menace permanente du langage vis-à-vis de l’apprentissage. Cette
menace est première et précède en droit le problème de la croyance. Si
un enfant croit ce qu’on lui dit sans le comprendre – problème du
psittacisme – c’est avant tout parce qu’on lui ordonne de croire.

Deleuze soutient que l’apprentissage n’a de sens qu’au niveau des


problèmes : ce sont eux qui confèrent un sens aux solutions. En quoi

158
Le mot d’ordre est défini ainsi : « Nous appelons mots d’ordre, non pas une
catégorie particulière d’énoncés explicites (par exemple à l’impératif), mais le rap-
port de tout mot ou tout énoncé avec des présupposés implicites, c’est-à-dire avec
des actes de parole qui s’accomplissent dans l’énoncé, et ne peuvent s’accomplir
qu’en lui. Les mots d’ordre ne renvoient donc pas seulement à des commandements,
mais à tous les actes qui sont liés à des énoncés par une ‘‘obligation sociale’’. Il n’y
a pas d’énoncé qui ne présente ce lien, directement ou indirectement. » (MP, 100)

134
le langage menace-t-il cet apprentissage ? Puisqu’il est transmission
de mots d’ordre, il sollicite essentiellement de l’information, des
réponses adaptées. Le langage favorise la réification de la pensée dans
des énoncés clairement identifiables et isolés de leurs conditions de
production puisque ceux-ci servent avant tout à coordonner des ordres
compréhensibles par tous. Autrement dit, si le savoir est souvent
réduit à une image dogmatique, c’est parce qu’il n’est qu’un moyen,
dans le langage, pour relayer des commandements : « L’ordre ne se
rapporte pas à des significations préalables, ni à une organisation
préalable d’unités distinctives. C’est l’inverse. L’information n’est
que le strict minimum nécessaire à l’émission, transmission et
observation des ordres en tant que commandements. » (MP, 96) Cette
analyse lucide et crue des fonctionnements du langage est d’un grand
intérêt pour la pédagogie, notamment dans l’enseignement de la
philosophie. En effet, c’est l’expérience de la pensée qui est ici en jeu.
Ou bien une situation d’apprentissage réussit à mettre l’élève face à un
événement de pensée – c’est à cette condition seulement que le
langage fonctionnera comme moyen de communication entre le
professeur et les élèves, et entre les élèves eux-mêmes ; ou bien le
professeur se contente de transmettre des énoncés philosophiques.
Dans ce deuxième cas, l’élève est déjà un troisième terme dans un
processus de circulation d’énoncés : son rapport au langage n’est donc
plus celui d’une communication de signes, mais d’une transmission
d’énoncés. Les questions du professeur ne sont plus alors des
invitations à penser mais des mots d’ordre.159 L’élève est pris dans la

159
« Les commandements du professeur ne sont pas extérieurs à ce qu’il nous
apprend, et ne s’y ajoutent pas. Ils ne découlent pas de significations premières, ils
ne sont pas la conséquence d’informations : l’ordre porte toujours et déjà sur des
ordres, ce pourquoi l’ordre est redondance. La machine de l’enseignement
obligatoire ne communique pas des informations, mais impose à l’enfant des
coordonnées sémiotiques avec toutes les bases duelles de la grammaire (masculin-
féminin, singulier-pluriel, substantif-verbe, sujet d’énoncé-sujet d’énonciation, etc.).
[…] Plutôt que le sens commun, faculté qui centraliserait les informations, il faut
définir une abominable faculté qui consiste à émettre, recevoir et transmettre les
mots d’ordre. Le langage n’est même pas fait pour être cru, mais pour obéir et faire
obéir. » (MP, 95-96) La virulence du propos de Deleuze dans ces quelques lignes
paraît fonctionner, en appliquant ses propres thèses à ses énoncés, comme un mot
d’ordre, une invective adressée aux enseignants pour qu’ils se questionnent sur ce
qu’ils disent aux élèves. D’ailleurs, la nature paradoxale de bien des « conseils »
philosophiques devrait effectivement y inviter les professeurs de philosophie. Par

135
grande chaîne du « ouï-dire », où tous obéissent les uns aux autres
sans savoir de quoi ils parlent. C’est le sens de la belle analyse du cas
de l’abeille : « Le langage ne se contente pas d’aller d’un premier à un
second, de quelqu’un qui a vu à quelqu’un qui n’a vu, mais va
nécessairement d’un second à un troisième, ni l’un l’autre n’ayant vu.
C’est en ce sens que le langage est transmission du mot fonctionnant
comme mot d’ordre, et non communication d’un signe comme
information. » (MP, 97)160

De plus, une conséquence psychologique directe de la transmission


des mots d’ordre concerne éminemment l’enseignement. Par ses
caractéristiques, le mot d’ordre crée une grande « puissance d’oubli ».
En effet, puisqu’il permet « une espèce d’instantanéité dans
l’émission, la perception et la transmission » il est aussi vite oublié
que compris. (MP, 107) Du point de vue du fonctionnement propre au
mot d’ordre, cette caractéristique n’est pas rédhibitoire : un ordre n’est
pas fait pour être retenu sur le long terme, il est fait pour être exécuté.
Mais on voit en quoi la logique de la transmission des mots d’ordre est
contraire à celle de l’apprentissage. Faute d’une prise de conscience
de ces tendances du langage, l’enseignement risque de perpétuer voire
de créer des rapports biaisés aux énoncés : les élèves s’entraînent à
obéir plus qu’ils ne cherchent à apprendre. Une telle logique du court
terme est radicalisée en année d’examen. Deleuze ne manque
d’ailleurs pas de donner le « concours » comme exemple. (MP, 139)
Comment peut-on parler de formation à l’esprit critique dans ces
conditions ? Si les élèves « apprennent » la philosophie de cette

exemple : « Pensez par vous-même ! » dont la forme – hétéronomique – présage


mal de sa finalité – l’autonomie.
160
Notons que cette analyse repose sur la lecture d’un article de Benveniste, qui
repose lui-même sur la lecture des résultats d’expérience de Karl von Frisch – cf.
Benveniste, « Communication animale et langage humain », dans Problèmes de
linguistique générale 1, p.56-62 ; Frisch, Bees, their vision, chemical senses and
language. Bel exemple de filature du ouï-dire ! Les auteurs s’offrent en illustration
de leur propre théorie du langage : « Si le langage semble toujours supposer le
langage, si l’on ne peut pas fixer un point de départ non linguistique, c’est parce que
le langage ne s’établit pas entre quelque chose de vu (ou de senti) et quelque chose
de dit, mais va toujours d’un dire à un dire. Nous ne croyons pas à cet égard que le
récit consiste à communiquer ce qu’on a vu, mais à transmettre ce qu’on a entendu,
ce qu’un autre vous a dit. Ouï-dire. » (MP, 97)

136
manière, il y a fort à parier qu’ils auront perdu leur temps. D’un point
de vue éthique et politique, cette faculté d’oubli du mot d’ordre, que
les évaluations scolaires favorisent, peut avoir des conséquences
gravissimes. Elias Canetti travailla sur l’hypothèse d’un lien entre la
faculté d’oubli du mot d’ordre et la propension à accomplir des actes
sans se sentir responsable. De même qu’un élève ne se sent pas
concerné par un problème et obéit en donnant des réponses attendues,
de même un bourreau ne se sent pas concerné par un autre problème –
aux enjeux plus dramatiques – et obéit en accomplissant les opérations
attendues.161

S’en sortir (du langage) pour ne pas en sortir (du problème)

Les mots d’ordre se transmettent bien dans la mesure où ils


glissent sur la surface des mots. Puisqu’il n’y a pas de sens des
énoncés non connectés à des problèmes, on peut facilement passer de
l’un à l’autre. Le discours du professeur procède alors par
redondance : loin d’apprendre à penser, il dit « ce qu’il ‘‘faut’’ penser,
retenir, etc. » (MP, 100) Autrement dit, on est toujours déjà sorti du
problème. Le langage est par essence hors problème. Il n’a aucune
raison de nous y faire rentrer, contrairement aux signes qui forcent à
penser. C’est pourquoi le langage le plus accompli est la logique
symbolique, qui est hypothétique de bout en bout.162 L’énoncé est un
dépôt de la pensée, en ce sens il constitue un obstacle majeur à la
pensée en train de se faire. Deleuze est proche des méfiances
d’Artaud : « Le mot n’est fait que pour arrêter la pensée, il la cerne,
mais la termine ; il n’est en somme qu’un aboutissement. »163

Mais doit-on pour autant rejeter le langage en bloc ? Cette solution


radicale n’a aucun sens réaliste ou réalisable dans le cadre d’un cours.
Le professeur a besoin du langage pour faire apprendre ses élèves. Il

161
Sur cette explication du sentiment d’innocence des nazis, cf. Canetti E., Masse et
puissance, p.321-353. (MP, 107-108)
162
Le connecteur logique fondamental est l’implication, qui se prononce : « si…
alors… ».
163
Artaud A., « Lettre sur le langage » à Jean Paulhan, 1933, Œuvres complètes,
t.IV, p.114.

137
nous semble que les dernières lignes du long chapitre consacré au
langage dans Mille plateaux suggèrent un élément de réponse.
Deleuze introduit le concept de « mot de passe », qu’on peut opposer
au « mot d’ordre ». En tant qu’élément du langage, celui-ci est au
cœur de l’interrogatoire généralisé car il véhicule des réponses. Au
contraire, le « mot de passe » fait fuir le langage le long d’une ligne
virtuelle. Il est donc l’élément du problématique. Il n’est pas hors
langage, mais un potentiel révolutionnaire du mot d’ordre lui-même.
Quand nous évoquions la manière dont l’Idiot! se saisit d’une question
pour la faire proliférer en d’autres questions – au lieu de s’empresser
de répondre –, il s’agissait de cette opération de variation dans le
langage. Car « seule la variation continue dégagera cette ligne
virtuelle, ce continuum virtuel de la vie, l’élément essentiel ou le réel
derrière le quotidien. » (MP, 139) L’enseignement de la philosophie
n’a peut-être pas d’autre sens : réussir à déceler des problèmes derrière
les simples interrogations du quotidien, malgré les ordres déguisés de
la plupart des questions et par-delà les réponses toutes faites. Cette
réflexion sur le langage est donc en lien direct avec la finalité de
l’enseignement : apprendre à apprendre aux élèves signifie réussir à
les faire sortir de l’écho perpétuel du langage, qui articule toujours des
réponses à d’autres réponses. « Dans un film d’Herzog, il y a un
énoncé splendide. Se posant une question, le personnage du film dit :
qui donnera une réponse à cette réponse ? Il n’y a pas de question, en
effet, on ne répond jamais qu’à des réponses. À la réponse déjà
contenue dans une question (interrogatoire, concours, plébiscite, etc.),
on opposera des questions qui viennent d’une autre réponse. » (MP,
139) Dans ce beau passage, une flèche est décochée, encore une fois,
contre le système scolaire – sans doute à juste titre.

Il y a un réel défi posé à l’enseignement par ces analyses du


langage. Comment quitter le règne des mots d’ordre qui sont des
« arrêts » pour la pensée et réussir à introduire les élèves dans le règne
de la problématique, où tout n’est que « passage » ? Comme le disait
déjà Bachelard, s’il fallait localiser la pensée, ce ne serait certainement
pas dans les résultats collectés sous forme d’énoncés qu’il faudrait la
situer, mais, littéralement, dans le passage d’une connaissance à une

138
autre.164 En ce sens, si l’enseignement veut être autre chose que de
l’érudition, il doit travailler le langage pour « transformer les
compositions d’ordre en composantes de passages. » (MP, 139) Ainsi,
on donnera aux élèves la chance de quitter les angoisses de
l’Interrogatoire pour les joies de la Problématique. En ce qui concerne
l’enseignement de la philosophie, ils comprendront alors que les
réponses ne sont pas l’essentiel, mais de simples étapes, des moments
le long d’une ligne de fuite agissante et créatrice : la pensée comme
construction de problèmes.165

" " "

Pour conclure, je voudrais dresser les portraits des trois


personnages conceptuels qui ressortent de cette seconde partie. On
remarquera que leurs implications pédagogiques sautent aux yeux.

L’idiot est stupide : il a la possibilité de penser mais se tient coi au


sein de cette possibilité. C’est Eudoxe, toujours prêt à bien penser.
Rien ne lui fait plus horreur que la bêtise qui se trompe. Il est prêt à
tout pour la vaincre. L’idiot est héroïque. Puisqu’il refuse d’être bête,
il est méfiant et préfère chercher les conditions formelles du vrai
plutôt que de s’essayer à penser par lui-même, au risque de rencontrer
la bêtise. L’idiot est donc celui qui n’ose pas penser. On le rencontre
chez de nombreux élèves : ne pas oser dire quelque chose parce qu’on
est persuadé qu’il y a une bonne réponse ou un bon raisonnement dont
on n’est pas capable ou digne. On pourrait paraphraser Pascal : ainsi,

164
Cf. Bachelard G., Le Nouvel esprit scientifique, p.51-53. On peut y lire
notamment : « C’est au moment où un concept change de sens qu’il a le plus de
sens, c’est alors qu’il est, en toute vérité, un événement de la conceptualisation. »
165
Deleuze écrit : « Et de même que les solutions ne suppriment pas les problèmes,
mais y trouvent au contraire les conditions subsistantes sans lesquelles elles
n’auraient aucun sens, les réponses ne suppriment aucunement la question ni ne la
comblent, et celle-ci persiste à travers toutes les réponses. » (LS, 72).

139
il ne pense jamais, mais espère penser ; et, se disposant toujours à
penser droitement, il est inévitable qu’il n’ait jamais d’Idées.166

Ceci nous conduit à la deuxième figure. L’homme de l’opinion,


ou l’imbécile, est sot : il pense à partir de ce que pensent les autres et
devient de plus en plus habile dans cette position. C’est Epistémon,
toujours prêt à penser juste. Rien n’est plus ridicule à ses yeux que la
bêtise qui pense de manière anachronique. L’imbécile est celui qui
croit penser et véhicule fièrement ce qu’il prend pour une pensée
profonde ou juste. C’est le personnage le plus en détresse car non
seulement il ne pense pas mais, étant persuadé de penser, il rejette
vigoureusement la contestation ou l’aide.167 L’homme de l’opinion est
un pédant. Il est le maître des réponses et peut éventuellement jouer
du paradoxe contre l’opinion, mais c’est pour lui opposer une opinion
plus secrète, plus maligne, moins bête pour tout dire. L’imbécile est
rusé et cynique.

Enfin, le personnage conceptuel deleuzien est l’Idiot!. L’Idiot! est


bête : il s’efforce de penser à partir des rencontres qu’il fait et obéit à
la nécessité des signes qui l’étonnent. Lui seul est sans présupposé. Il
n’obéit qu’aux injonctions violentes qui le forcent à penser. C’est
pourquoi il est l’Intempestif car il ne souscrit ni aux valeurs de la
pensée telle qu’elle devrait être, ni aux pensées valorisées de son
temps. L’Intempestif court le long des lignes de fuite, il zigzague
parmi les champs problématiques. Héros du nomadisme, il est le
personnage critique par excellence : ce n’est pas ce qu’il pense qui fait
critique – comme pour Epistémon –, mais la manière dont il pense qui
fonctionne comme existence critique.

À sa manière, Deleuze retrouve les belles analyses que Merleau-


Ponty consacra à Socrate lors de son cours inaugural au Collège de

166
Pour le fragment original, cf. Pascal B., Pensées, fr.172 (Br.), p.96.
167
Par exemple, ce cas imaginé par Alain : « Lorsqu’un instituteur commence à
expliquer les choses du ciel, décrivant d’abord les apparences, et définissant l’est et
l’ouest par le lever et le coucher des astres, il se trouve souvent un mioche pour dire :
‘‘Ce n’est pas vrai, que le Soleil se lève et se couche ; c’est la Terre qui tourne ; c’est
mon papa qui me l’a dit.’’ Ce genre de savoir est sans remède ; car celui qui sait
ainsi prématurément que la Terre tourne ne donnera jamais assez d’attention aux
apparences. » – Alain, Propos sur l’éducation, XVIII, p.47-48 (je souligne).

140
France : « Ces mots de Bergson font sentir ce qu’il y a de malaisé
dans les rapports du philosophe avec les autres ou avec la vie, et que
ce malaise est essentiel à la philosophie : ‘‘Il ne donnait pas de prise…
Il était de ceux qui n’offrent même pas assez de résistance pour qu’on
puisse se flatter de les voir jamais céder.’’ […] Si le philosophe était
un révolté, il choquerait moins. Car, enfin, chacun sait à part soi que le
monde comme il va est inacceptable ; on aime que cela soit écrit. La
révolte donc ne déplaît pas. Avec Socrate, c’est autre chose. Ce qu’on
lui reproche n’est pas tant ce qu’il fait, mais la manière, mais le
motif. »168 Toute l’analyse qui suit du procès de Socrate est un
merveilleux exemple d’attitude intempestive. Socrate sait que les
juges ne peuvent pas ne pas penser ce qu’ils pensent. Il ne les combat
donc pas au niveau des solutions – critique de leurs opinions par une
prétendue vérité plus haute – mais problématise devant eux le
problème de la loi afin de les faire vaciller par la violence de sa
pensée. C’est dans de tels moments, plus que dans l’exercice de la
maïeutique, que Socrate peut faire figure de modèle pour l’enseignant.
En effet, l’attitude de Socrate devient un sentiendum qui force les
juges à penser. Bien plus forte est cette position : loin d’opposer aux
autres une opinion contradictoire, il les force à penser en étant lui-
même un paradoxe vivant. Sa dimension critique réside dans sa
puissance de génitalité de la pensée, pour l’autre. L’Intempestif fait
donc de sa vie un problème pour les autres. Altruisme pur.

168
Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, p.38 sqq.

141
Troisième partie

Le champ transcendantal
comme
champ problématique infini
« Quel est pour une société le plus sain, s’en tenir
fermement à une norme établie, au point d’oublier
que celle-ci résulte seulement d’un caprice, au point
de l’assimiler illusoirement à une manifestation
irréfutable de la ‘‘réalité’’ ? […] Ne serait-ce pas
plutôt empêcher cet effet de mirage, briser l’enclos
dans lequel on se trouve par lui enfermé, ouvrir à la
pensée de nouvelles optiques ? »
Jean Dubuffet

Cette dernière partie explore les conséquences proprement


gnoséologiques des réflexions de Deleuze sur l’amorce de la pensée,
le désir, le rôle transcendantal de la bêtise et les dangers du langage.
Les enjeux pédagogiques demeurent patents, comme nous allons le
voir !

Deleuze se situe dans une perspective pragmatiste : la pensée n’a


de sens qu’en tant qu’activité, et non en tant que résultat ; l’échec de la
pensée est donc son arrêt. Il retrouve cette intuition fondamentale
d’Aristote : la pensée doit être une activité qui trouve sa fin en elle-
même – praxis – et non une activité dont la finalité lui serait
extrinsèque – poïesis.1 Penser ne doit pas se résoudre dans une
solution figée, qui serait le résultat d’un savoir fabriqué, mais n’existe
qu’en tant qu’activité effectuée à chaque instant. La pensée est « en
acte », ou n’est pas.2 Or, penser consiste à construire des problèmes,
c’est-à-dire à déplacer des faux problèmes. « Comme il n’y a pas de

1
Cf. par exemple : Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5, p.284-286.
2
Il existe deux articulations du couple acte/puissance chez Aristote. Le premier
couple concerne la perfectibilité de l’homme ; par exemple, un homme peut être un
médecin s’il lit Hippocrate et apprend la pratique médicale : avant cela il était
médecin en puissance, après il est médecin en acte. Le second couple concerne la
contemporanéité de l’action : un médecin qui dort est un médecin en puissance
puisqu’il n’exerce pas actuellement son activité, alors qu’il l’est en acte lorsqu’il
soigne un patient. Mon propos fait appel à la seconde définition.

145
concept sans problème, c’est tout un de rechercher le sens du concept
et celui du problème. Or en philosophie, on ne crée des concepts
qu’en fonction de problèmes qu’on estime mal vus ou mal posés.
Toute conceptualisation est liée à un recadrage de problématique : il
faut donc apprendre soi-même à poser les problèmes autrement, et à
enseigner un nouveau découpage du réel. »3 Et comme il n’existe pas
de cadre préexistant, mais seulement des points de vue constituants, le
recadrage est en droit infini – car « la philosophie vit dans une crise
permanente. » (QPh, 79) En bref, il n’y a pas de cadres – i.e. de
formes – essentiels, intemporels et universels, il n’y a que des
recadrages – i.e. des forces – événementiels, momentanés et locaux.4

La finalité la plus haute de la pensée est donc de persévérer à


travers des champs problématiques en droit infinis. Comme le dit
admirablement Michaux, que Deleuze lisait avec enthousiasme : le
moment de la solution du problème « est le plus mauvais, celui qui
après quelque temps paraît détestable à tout le monde. L’histoire de la
Philosophie est l’histoire des fausses positions d’équilibre conscient
adoptées successivement. Et puis… est-ce par le bout « flammes »
qu’il faut comprendre le feu ? »5 Ce rejet des solutions comme arrêt
de la pensée est une intuition deleuzienne qui le hante depuis ses
premiers textes. Sa conception de la critique philosophique insiste sur
ce point : philosopher, même si c’est pour objecter ou contester une
autre philosophie, est et n’est rien d’autre que le déroulement d’un
problème ou la réorientation d’un problème et n’a rien à voir avec la
contestation des solutions – qui ne sont que le dépôt de la pensée. (ES,
118-120)6

3
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.136 (je souligne).
4
Cette primauté de la force sur la forme structure toute la pensée deleuzienne, en
complémentarité avec une primauté de la présence sur l’hypothétique. On tient sans
doute avec ces deux concepts le pivot du matérialisme de Deleuze. Cette hypothèse
est développée dans le livre de Mireille Buydens, Sahara – l’esthétique de Gilles
Deleuze.
5
Michaux H., Plume, précédé de Lointain Intérieur : « Postface », dans Œuvres
complètes, t.I, p.664.
6
On peut citer ces quelques lignes : « En fait, une théorie philosophique est une
question développée, et rien d’autre : par elle-même, en elle-même, elle consiste,
non pas à résoudre un problème, mais à développer jusqu’au bout les implications
nécessaires d’une question formulée. […] Critiquer la question signifie montrer à

146
D’où l’intérêt de Deleuze pour penser l’apprentissage : la notion de
formation est centrale dans sa théorie de la connaissance ; l’activité de
penser est hautement concernée par le temps et la notion de crise qui
lui est intimement liée. Deleuze évoque souvent la « temporalité
comme état de crise permanente » (IT, 147), car « le temps a toujours
été la mise en crise de la notion de vérité. » (IT, 170) Penser, c’est
donc renoncer aux assurances de l’intemporel, c’est affronter le
devenir de la pensée. Plutôt que l’anhistoricité et la vérité, ce sont la
nouveauté et la fécondité qui deviennent les nouveaux critères
axiologiques de la réussite de la pensée.7

La philosophie nous enseigne ceci : l’apprentissage consiste


essentiellement à perdurer dans le temps, à se former, à affronter une
crise permanente. Deleuze voit dans Fellini le grand cinéaste de ce
qu’il appelle le « cristal en formation ». Le cristal est une notion
importante pour penser le temps chez Deleuze, et voici ce qu’il trouve
d’intéressant et de propre à Fellini : on y voit « le cristal saisi dans sa
formation et sa croissance, rapporté aux « germes » qui le composent.
Il n’y a jamais, en effet, de cristal achevé ; tout cristal est infini en
droit, en train de se faire, et se fait avec un germe qui s’incorpore le
milieu et le force à cristalliser. » (IT, 117) Ce que dit Deleuze ici vaut
éminemment pour la pensée : elle n’a aucune raison de s’arrêter en

quelles conditions elle est possible et bien posée, c’est-à-dire comment les choses ne
seraient pas ce qu’elles sont si la question n’était pas celle-ci. C’est dire que ces deux
opérations n’en font qu’une […] ; ou si l’on préfère, il n’y a pas de critique des
solutions, mais seulement une critique des problèmes. […] En vérité, une seule
espèce d’objections est valable : celle qui consiste à montrer que la question posée
par tel philosophe n’est pas une bonne question, qu’elle ne force pas assez la nature
des choses, qu’il fallait autrement la poser, qu’on devait la poser mieux ou en poser
une autre. »
7
Le rapport de Deleuze au concept de vérité est cependant ambigu : si son
indifférence affichée pour la vérité trouve de nombreux échos dans son œuvre, il
conserve un rapport très étroit à elle. Depuis les « vrais » problèmes bergsoniens (B,
3-5) jusqu’à l’aveu que l’« importance » et l’« intérêt » comptent justement parce
qu’ils « mesurent la vérité de ce que je dis » (P, 177), Deleuze semble avoir du mal à
abandonner complètement ce concept phare de la philosophie occidentale. Sur ce
point, on lira le début d’enquête de Hervé Couchot sur le (non-)rapport de Foucault
et Deleuze à la notion de vérité. Cf. Couchot H., « Philosophie et vérité : quelques
remarques sur un chassé-croisé », dans Concepts, n°8, p.27-51.

147
droit. Seule l’évolution de l’intérêt, notre finitude, les nouvelles
rencontres nous font dévier d’un problème vers un autre, qui semble
clore le premier problème. Mais il n’y a là en fait que des glissements
sans frontière : on est passé d’un problème à l’autre par une transition
qui ne permet pas d’assigner de limite. Le problème de l’individuation
de l’Idée est en ce sens extrêmement complexe.

Loin de satisfaire une approche romantique ou nihiliste qui


voudrait faire de cette nécessité de la crise un prétexte à ne pas penser
ou à pouvoir penser ce que l’on veut, Deleuze développe une
conception courageuse de la pensée. Penser consiste à affronter cette
crise, à la traverser et non à la fuir ou à la masquer. D’où une méthode
rigoureuse ! Deleuze se sent proche de Bergson, dont la méthode,
l’« intuition », est relativement élaborée et exige notamment de la
« précision ». (B, 1) Voyons donc quels sont les critères à l’aune
desquels cette précision peut être évaluée.

148
Chapitre 8

D’une pensée sans image à l’image deleuzienne de
la pensée

« Soyez vous-même, étant entendu que ce moi doit être


celui des autres. Comme si nous ne restions pas
esclaves tant que nous ne disposons pas des problèmes
eux-mêmes, d’une participation aux problèmes, d’un
droit aux problèmes, d’une gestion des problèmes.
C’est le sort de l’image dogmatique de la pensée de
s’appuyer toujours sur des exemples psychologique-
ment puérils, socialement réactionnaires pour préjuger
de ce qui devrait être le plus haut dans la pensée, c’est-
à-dire la genèse de l’acte de penser et le sens du vrai et
du faux. »
Gilles Deleuze

Dans les écrits antérieurs à 1970, Deleuze critique ce qu’il appelle


« l’image de la pensée », alors qu’il parle justement d’une image de la
pensée dans Foucault, Le Pli et surtout Qu’est-ce que la philosophie ?
Cela signifie-t-il qu’il se contredit ? Plus simplement, il s’agit d’une
évolution de sa pensée qui ne fait qu’expliciter, avec plus de modestie
que dans les premiers écrits, ce qu’il entend critiquer et quelles
nouvelles valeurs il propose pour remplacer les anciennes. Les
conséquences qu’il faut tirer de cette évolution me paraissent
importantes pour l’apprentissage. La formule qui résume le mieux le
plus grand bouleversement deleuzien serait : renversons le
cartésianisme !8

8
C’est en cela que Deleuze est si proche, par certains aspects, des intuitions
majeures de Bachelard.

149
Une première salve critique contre l’image dogmatique de
la pensée

Depuis Nietzsche et la philosophie, Deleuze fustige ce qu’il appelle


« l’image dogmatique de la pensée ». (NPh, 118) Il est notable que les
causes majeures d’une telle image de la pensée soient l’éducation
privée et scolaire ! (B, 3-4 ; DR, 205-206) Deleuze lance ici un
véritable défi à l’enseignement. Le critère fallacieux par excellence est
la prédominance des réponses sur les problèmes : « On nous fait croire
que l’activité de penser, et aussi le vrai et le faux par rapport à cette
activité, ne commencent qu’avec la recherche des solutions, ne
concernent que les solutions. […] C’est un préjugé infantile, d’après
lequel le maître donne un problème, notre tâche étant de le résoudre,
et le résultat de la tâche étant qualifié de vrai ou de faux par une
autorité puissante. Et c’est un préjugé social, dans l’intérêt visible de
nous maintenir enfants, qui nous convie toujours à résoudre des pro-
blèmes venus d’ailleurs, et qui nous console ou nous distrait en nous
disant que nous avons vaincu si nous avons su répondre. » (DR, 205)
L’enjeu est simple pour Deleuze : il s’agit de contester une telle
représentation de la pensée qui n’est autre que la pensée de la
représentation. Les postulats de la pensée dogmatique écrasent la
pensée sous des images, sous des représentations, bref sous des
éléments actuels aisément identifiables et reconnaissables, dont la
réponse est le héraut. Savoir, ce serait savoir répondre, savoir les
réponses.

L’alternative proposée par Deleuze consiste à ériger les problèmes


en éléments de la pensée, contre le primat des réponses. Les
problèmes ne sont pas des images, des représentations ou des
actualités ; ce sont des connexions, des événements et des virtualités.
Il suggère donc un projet radicalement opposé à toute image de la
pensée : il faut concevoir la pensée sans image. « La pensée qui naît
dans la pensée, l’acte de penser engendré dans sa génitalité, ni donné
dans l’innéité ni supposé dans la réminiscence, est la pensée sans
image. » (DR, 217) Mais Deleuze ne tiendra pas cette position
radicale. À ce titre, le chapitre 3 de Différence et répétition apparaît
comme un moment purement critique. Dans les œuvres plus tardives,
Deleuze reconnaîtra la nécessité d’une image de la pensée. Il s’agira

150
alors moins d’envisager une pensée sans image que de construire une
nouvelle image de la pensée.9

L’image deleuzienne de la pensée : le problème,


l’intéressant, le nouveau, le fécond

« a + 500 riens = a + 50 riens : vérité innocente et sotte. »


George Berkeley

Il ne s’agit pas ici de réexposer l’image deleuzienne de la pensée,


telle qu’elle est notamment décrite dans Qu’est-ce que la
philosophie ? Il y aurait trop à dire, et je m’éloignerions du sujet de
cette enquête. Je souhaite seulement rappeler les points qui touchent
directement à une réflexion sur l’enseignement de la philosophie,
c’est-à-dire sur ses modalités de « passage » d’un esprit à l’autre.

Tout ce que nous avons vu à propos du fonctionnalisme « pur » de


Deleuze implique les nouveaux critères deleuziens : il s’agit non pas
de dire le vrai ou d’interpréter de manière juste les philosophes, mais
de créer soi-même à partir de ce qui, chez les philosophes, fonctionne
avec nous. « La philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n’est pas la
vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles
d’Intéressant, de Remarquable ou d’Important qui décident de la
réussite ou de l’échec. » (QPh, 80) Deleuze fustige farouchement la
logique et la philosophie analytique anglo-saxonne pour ce motif : la
recognition du vrai n’a jamais constitué un problème, c’est même ce
qui hante et menace la philosophie en donnant d’elle une image
ridicule : « De tous les mouvements même finis de la pensée, la forme
de la recognition est certainement celle qui va le moins loin, la plus

9
Pour tenter d’expliquer cette évolution, Suzanne Hême de Lacotte propose une
interprétation ingénieuse qui fait appel au deuxième tome de Cinéma : « Avec
l’image-temps ce sont des images-pensée et non pas des images de la pensée qui
sont créées. » – Hême de Lacotte S., Deleuze : philosophie et cinéma, p.43. De son
côté, Robert Sasso affronte ce difficile problème d’une apparente contradiction de
Deleuze et propose une explication très fouillée, qui dépasse l’enquête présente. Cf.
« Image de la pensée », dans Les Cahiers de Noesis, n°3, spécial « Le Vocabulaire
de Gilles Deleuze », p.181-193.

151
pauvre et la plus puérile. De tout temps, la philosophie a croisé ce
danger qui consiste à mesurer la pensée à des occurrences aussi
inintéressantes que de dire ‘‘bonjour, Théodore’’ quand c’est Théétète
qui passe. » Poursuivant sur un exemple célèbre de Russell, il ironise
ainsi : « Un problème en tant que création de pensée n’a rien à voir
avec une interrogation, qui n’est qu’une proposition suspendue, le
double exsangue d’une proposition affirmative censée lui servir de
réponse (‘‘quel est l’auteur de Waverley ?’’, ‘‘Scott est-il l’auteur de
Waverley ?’’) La logique est toujours vaincue par elle-même, c’est-à-
dire par l’insignifiance des cas dont elle se nourrit. » (QPh, 132) Pour
rassurer les esprits chagrins, on remarquera que le refus de la
discussion et l’importance accordée au sens et à l’intérêt du problème
chez Deleuze ne sont pas exclusifs de l’argumentation.10 François
Zourabichvili précise avec raison que « l’argumentation, si elle est
pleinement exigible du philosophe, reste subordonnée à l’acte
fondamental de poser un problème. »11 Cette subordination n’est donc
en rien un rejet : Deleuze n’est pas un irrationaliste.

Au contraire, sa démarche de déplacement des critères axiologiques


de la réussite de la pensée apparaît plutôt comme une technicisation
du modèle de la pensée en même temps qu’un refus d’une conception
biologique de la pensée – avec les connotations de « dangerosité », de
« nocivité », et cetera. Dans les termes de Simondon, on dira que
l’image dogmatique de la pensée, en articulant les couples
symétriques du vrai et du faux ou du bien et du mal, relève d’une
pensée communautaire : « Dans une communauté, les communautés
extérieures sont, par le fait qu’elles sont extérieures, pensées comme
mauvaises ; les catégories d’inclusion et d’exclusion sont contenues
dans leur type implicite, qui est l’intériorité ou l’extériorité par rapport
à la communauté ; sur ces catégories primitives d’inclusion et d’exclu-
sion, correspondant à des actions d’assimilation ou de désassimilation,
se développent des catégories annexes de pureté et d’impureté, de
bonté et de nocivité, racines sociales des notions de bien et de mal. Il y
a ici des notions symétriques » À ce mode de pensée, fondé sur

10
Le rôle de l’argumentation en philosophie est la préoccupation première, et
légitime, de ceux pour qui la logique a une importance majeure dans l’activité de
philosopher.
11
Zourabichvili F., Le Vocabulaire de Deleuze, p.68.

152
l’opposition bipolaire des valeurs de l’assimilable et du dangereux12,
Simondon oppose la pensée sociale unipolaire des individus
constructeurs : « pour l’être qui construit, il n’y a pas le bon et le
mauvais, mais l’indifférent et le constructif, le neutre et le positif ; la
positivité de la valeur se détache sur un fond de neutralité, et de
neutralité toute provisoire, toute relative, puisque ce qui n’est pas
encore utile peut le devenir selon le geste de l’individu constructeur
qui saura l’utiliser ; au contraire, ce qui a reçu un rôle fonctionnel dans
le travail ne peut le reperdre, et se trouve par là même pour toujours
investi d’un caractère de valeur ; la valeur est irréversible et tout
entière positive ; il n’y a pas symétrie entre la valeur et l’absence de
valeur. »13 L’Idiot! est donc aussi un technicien : son effort de penser
constitue un geste technique de travail de la bêtise, selon la modalité
de l’événement comme problème. C’est pourquoi la bêtise est
réversible : ce qui était figé, obstacle, donc sottise – ou bêtise comme
« détermination empirique » –, peut fonctionner comme noochoc pour
la pensée donc devenir le moment d’une nouvelle problématisation ou
construction de concept. Dans la philosophie, la dialectique outil/objet
n’est plus unilatérale : si l’outil tend à devenir obstacle en se réifiant
par la suite, la bêtise peut aussi fonctionner comme obstacle
susceptible de (re)devenir outil. Autrement dit, tout énoncé a une
propension « naturelle »14 à être sot en lui-même – ou plutôt sa sottise
vient de ce qu’il est pris en lui-même –, à moins d’être impliqué,
capturé par un problème.

Suivant le texte de Simondon, on comprend pourquoi la bêtise ne


peut pas être simplement fustigée, moquée par Deleuze. Sa manière
de problématiser la bêtise est nouvelle en ce qu’il refuse de tomber
dans le même travers que ses adversaires qui s’horrifient à l’idée
qu’on puisse renoncer à « vouloir dire la vérité ». Leur rhétorique est

12
On peut ranger dans cette catégorie les polémistes qui jugent hâtivement la pensée
de Deleuze comme dangereuse parce que refusant le concept de vérité. Cette
dernière affirmation est d’ailleurs manifestement caricaturale voire fausse. Deleuze
n’affirme-t-il pas : « Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois
plus déterminantes que la notion de vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent,
mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis. » (P, 177, je souligne).
13
Simondon G., L’Individuation psychique et collective, p.260 ; ou bien L’Individu
à la lumière des notions de forme et d’information, p.509.
14
En vertu de la nature du langage dont l’élément est le mot d’ordre.

153
saturée des éléments communautaires dégagés par Simondon : le
relativisme est dangereux, l’intrusion de la question littéraire du style
est nocive pour la rigueur philosophie, et cetera.15 En même temps, il
est courant, dans une verve plus aristocratique – et intimement
méprisante –, de snober la bêtise, la connerie ou autre tare de l’homme
commun. À l’inverse, l’unipolarité d’une pensée technique suppose
qu’on accepte la bêtise comme valeur fécondable parce que féconde :
le noochoc provoqué par un énoncé bête produit la force qui sera
nécessaire à sa propre sériation dans une succession de problèmes.
C’est pourquoi il ne faut pas se méprendre sur ce qui pourrait passer
pour de l’ironie vis-à-vis de la bêtise : « la bêtise est la faculté des faux
problèmes, témoignant d’une inaptitude à constituer, à appréhender et
déterminer un problème en tant que tel. » (DR, 207) Si Deleuze se
moquait de la bêtise, il tomberait dans le travers de l’homme du
« paradoxe ».16 Mais il la prend plus au sérieux parce que la faculté
des faux problèmes est ce qui rend effectivement possible qu’il y ait
pensée. Parce que la vie précède la pensée, la bêtise est toujours déjà-
là comme ce à partir de quoi et à cause de quoi on se risque à penser.

Ces précautions étant prises sur le déplacement de la question de la


vérité par Deleuze, voyons plus précisément les enjeux pédagogiques
de la nouvelle image de la pensée qu’il construit. La philosophie,
répète-t-il, est une affaire de création de concepts. Dès lors, il n’y a de
vérité que créée et la situation, le contexte de la création solidarisent
l’idée de vérité avec ses conditions d’émergence. Deleuze se souvient
de ce mot de Nietzsche : « La vérité n’est pas quelque chose qui serait

15
Dans la même veine, Michel Serres déconstruit les oppositions faussement
structurantes de la pensée, en situant leur origine mythologique dans le cycle
solaire : « quelle belle chance que le rythme nycthéméral pour ces simples et cruels
partages d’erreur et de vérité, de science et de rêves, d’obscurantisme et de
progrès ! » – Serres M., Le Tiers-Instruit, p.76-77.
16
L’exemple le plus flagrant me paraît être le jeune Sartre. Ses textes des années
trente et quarante relèvent de la dénonciation : on lit de la part des admirateurs de ces
textes l’aveu d’une jubilation devant les personnages du « garçon de café » ou de la
« coquette » – exemples célèbre de L’Être et le Néant –, plaisir subtil qui est celui de
percer ou dévoiler le fonctionnement de l’autre. En comprenant les duperies de
l’autre, on se dégage symboliquement de cette aliénation, on s’isole dans une sorte
de surhumanité en retrait de l’homme banal. Bourdieu n’a pas eu de mal à
déconstruire la logique bourgeoise qui sous-tendait ces exemples sartriens.

154
à trouver et à découvrir – mais quelque chose à créer. »17 Le lien avec
l’art est donc éminent puisque la réussite de la pensée s’indexe sur le
procédé des arts, à savoir la création. Déjà, la philosophie doit
s’instruire des arts pour se délivrer d’une image abstraite de la pensée,
et réussir à déterminer concrètement la pensée comme création. La
modalité artistique de la philosophie est clairement assumée par
Deleuze : « Dire ‘‘la vérité est une création’’ implique que la
production de vérité passe par une série d’opérations qui consistent à
travailler une matière. » (P, 172) Il s’écarte donc des images
traditionnelles de la philosophie : celle-ci n’est ni contemplative –
visée d’une essence éternelle –, ni réflexive – seconde –, ni périmée –
mort de la métaphysique –, ni communicationnelle – forum des
opinions –, elle est critique et active, c’est-à-dire affirmative.

Or, la créativité, en aval, a pour corrélat la fécondité, en amont.


Deleuze est donc un pragmatiste pur : une idée n’a d’intérêt et même
de sens qu’en fonction de ses effets productifs sur la pensée. On peut
donc affirmer qu’un cours de philosophie n’aura d’intérêt et de sens
qu’en fonction des effets qu’il produira dans la pensée des élèves. Il
s’agit de produire de la nouveauté dans l’esprit des élèves. Le lien du
problème de la nouveauté avec celui de la créativité est intime depuis
Leibniz et Whitehead. (Pli, 107-108) Sur ce point, il convient de lever
immédiatement une objection : il ne s’agit nullement de demander aux
élèves de créer des concepts, c’est-à-dire leur demander de faire aussi
bien que Platon, Spinoza ou Leibniz. Créer les conditions effectives
d’une nouveauté chez l’élève peut passer par une répétition. Les
analyses de Différence et répétition nous assurent de ceci : l’effort de
répéter, pour soi, les idées et les problématisations des grands
philosophes, ne peut que produire un acte de pensée nouveau.
Explicitons ce point, car il est primordial pour ne pas faire de Deleuze
l’apôtre d’une conception élitiste car artistique de la philosophie –
dont l’élève « standard » serait d’emblée exclu.

Dans un beau texte sur la mémoire, William James interroge deux


facteurs des conditions de mémorisation : la fréquence et la variété.18
C’est un petit problème de combinatoire : sachant qu’un humain

17
Nietzsche F., Fragments posthumes [1887], Œuvres complètes, t.XIII, 9, §9.
18
Cf. James W., Conférences sur l’éducation, « La Mémoire », p.122-126.

155
dispose d’un nombre limité de force et de temps, vaut-il mieux qu’il
apprenne de nombreuses fois peu de choses, ou de nombreuses choses
un petit nombre de fois ? Dans quel cas optimise-t-on le mieux ses
propres capacités d’apprentissage ? Au premier abord, le propos de
James semble paradoxal. Il paraît ne pas vouloir choisir : d’un côté il
loue la diversité des associations, puis il nous invite, de l’autre, à
penser à un fait « aussi souvent que nous le pouvons ». Alors : variété
ou fréquence ? D’un côté, James affirme seulement que, dans le
fonctionnement de la mémoire en elle-même, c’est la variété des
chemins d’accès qui est primordiale. De l’autre, il privilégie la
fréquence, mais du point de vue de l’effort de mémorisation –
volontaire et conscient. L’analyse de James est digne du grand
psychologue qu’il était : en soi, c’est la variété qui est essentielle pour
structurer une bonne mémoire et développer les capacités
d’apprentissage, mais, pour nous, il vaut mieux que l’effort porte sur
la fréquence d’un même apprentissage. Il y a donc une distinction à
faire entre l’intention de se remémorer et le fonctionnement propre de
la mémoire. Du point de vue du sujet, c’est le paramètre de la
fréquence qui est le plus facile à manier – il est plus facile de
« réfléchir le plus » à un problème, que de chercher à chaque fois une
nouvelle manière d’aborder et de penser un fait. Mais, justement, la
fréquence produit la variété. Autrement dit, plus je penserai à une
chose, plus je multiplierai des voies d’accès différentes. Les facteurs
sont donc distincts en ce sens : la fréquence correspond à l’effort
conscient de mémoire, mais elle provoque la variété dans le
fonctionnement propre de la mémoire. En effet, à chaque nouvelle
occasion de repenser à un fait, je serai dans une disposition différente
et donc c’est en fait un nouveau réseau différent qui se tracera dans
mon cerveau. C’est parce que la pensée est un flux qui ne cesse
d’évoluer19 que je suis assuré, par le simple effort de fréquence, de
garantir en même temps la variété des voies d’accès. Ce texte de
James est une illustration parfaite de la thèse selon laquelle la
répétition génère de la différence.

19
En effet, un des concepts les plus notoires créé par James est celui de « stream of
thought » ou « stream of consciousness ». Cf. James W., Principles of Psychology,
Ch.9. On trouve une version abrégée dans James W., Précis de psychologie, Ch.11.

156
Autrement dit, l’éloge du nouveau et de la création par Deleuze ne
conduit pas à une conception de l’enseignement de la philosophie qui
voudrait faire créer, en pagaille, des concepts nouveaux aux élèves.
Qui pourrait soutenir une telle thèse ? Il n’est que de voir les cours de
Deleuze, qui s’efforce de développer, avec ses étudiants, des
problèmes précis – par exemple, plusieurs heures passées à explorer le
problème de la damnation chez Leibniz.20 En même temps, la grande
force de la conception deleuzienne de la pensée est de penser
l’apprentissage sur le long terme. Comme nous l’avons déjà dit, il y a
bien plus à gagner pour les élèves si on les branche sur des systèmes
de production de problèmes – quand bien même ceux-ci devraient
attendre plusieurs années une rencontre qui les mette en marche – que
si on les force à restituer ou reconnaître des énoncés considérés
comme « vrais » afin qu’ils réussissent un examen.

Finalement, Deleuze admettra, dans ses derniers livres, qu’il y a


toujours une image de la pensée, et que celle-ci correspond à un acte
pré-rationnel, absolument injustifiable. Il proposera donc davantage
une autre image de la pensée qu’une « pensée sans image ». Une telle
expression n’a plus de sens en 1991. En effet, il écrit alors qu’un
concept est créé à partir d’un « plan d’immanence », celui-ci n’étant
rien d’autre que « l’image de la pensée ». (QPh, 39-40 et 43-44) Pour
présenter brièvement le concept de plan d’immanence, disons d’abord
que tout commence par « le chaos » – c’est un terme qui revient sans
cesse dans Qu’est-ce que la philosophie ? car c’est le nom que donne
Deleuze à l’environnement primitif qui nous entoure. En effet, toute
vie est d’abord submergée par des « données » de toutes sortes, sans
cesse fluctuantes, trop riches, et cetera. Le chaos déboussole, fait peur,
fait mal : premier contact du bébé avec le monde et aussitôt le cri !
« Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du
chaos. » (QPh, 189) C’est l’affaire des opinions, des petites
mesquineries rassurantes que de voiler ce chaos. Mais la philosophie,
l’art et la science demandent plus : elles tracent un plan dans ce chaos.
Celui de la philosophie est le plan d’immanence. Penser commence
par l’effectuation d’une telle coupe à travers le chaos, ou l’instauration
d’un tel plan. Le plan d’immanence est la condition sous laquelle du

20
Cf. l’enregistrement d’un cours de 1987, édité en CD : « Leibniz. Ame et
damnation ».

157
sens a lieu, le chaos étant précisément ce non-sens qui habite le fond
même de la vie. Une image de la pensée est donc nécessaire.

C’est dire combien l’intuition-inspiration joue un rôle en


philosophie : tout commence par le geste d’orienter la pensée sans
repère, puisqu’il s’agit justement d’inventer son propre système
d’orientation. « S’orienter dans la pensée n’implique ni repère
objectif, ni mobile qui s’éprouverait comme sujet. » (QPh, 40)
Deleuze appelle « Raison » ce moment purement intuitif du traçage du
plan. Ce n’est pas seulement par boutade ou provocation, mais pour
marquer qu’on ne saurait concevoir de raison unique originaire : si
raison il y a, elle relève pleinement d’une instauration, ou plutôt
d’actes multiples d’instauration, dits « processus de rationalisation. »
(PV, 7-9) D’où cette phrase de Deleuze : « La raison, c’est toujours
une région taillée dans l’irrationnel. » (ID, 365-366) Moment de la
singularité, la création s’articule donc à l’événement et se dresse sur
un plan. Elle reste donc liée à son acte créateur. Ainsi, le cogito est un
concept « signé » Descartes. (QPh, 29)

Deleuze glisse-t-il dans le relativisme ? En effet, il affirme qu’il n’y


a de vérité que créée et que le critère de vérité n’intervient que dans le
rapport du concept à son plan d’immanence. « Un concept a toujours
la vérité qui lui revient en fonction des conditions de sa création. »
(QPh, 31-32) L’accent mis sur cet acte créateur singulier n’entraîne-t-
il pas un atomisme, une solitude, bref un relativisme de la pensée ?
Ainsi, Barbara Cassin range-t-elle Deleuze parmi les sophistes.21
Deleuze exprime d’ailleurs parfaitement ces risques : « À la limite,
n’est-ce pas chaque grand philosophe qui trace un nouveau plan
d’immanence, apporte une nouvelle matière de l’être et dresse une
nouvelle image de la pensée, au point qu’il n’y aurait pas deux grands
philosophes sur le même plan ? C’est vrai que nous n’imaginons pas
un grand philosophe dont on ne doive dire : il a changé ce que signifie
penser, il a ‘‘pensé’’ autrement (suivant la formule de Foucault). »
Puis un peu plus loin : « Mais alors comment s’entendre en
philosophie, s’il y a tous ces feuillets qui tantôt se recollent et tantôt se
séparent ? » (QPh, 52). Bref, Deleuze préfère une conception

21
Cassin B., L’Effet sophistique, p.19-20. Ceci ne constitue nullement une
« attaque » sous la plume de cette spécialiste de la sophistique.

158
dynamique, féconde, risquée et transformatrice de la vérité, à celle,
classique, volontiers statique, glorieuse et immuable. Comme l’écrit
Michel Fabre, « définir la vérité uniquement en termes d’adéquation
c’est manquer la puissance de l’idée vraie qui s’avère non seulement
adaptatrice mais transformatrice. La vérité est ce qui vous transforme,
vous bouleverse, vous oblige à penser autrement, à vivre
autrement. »22

La conséquence est une nouvelle conception de l’histoire de la


philosophie. L’évaluation d’une philosophie et de ses idées ne peut
faire l’objet d’une mesure unifiée, qui serait préexistante, extérieure,
transcendante, bref anhistorique. La critique n’est donc pas
destruction mais transport ! Critiquer c’est porter sur un autre plan
d’immanence, changer un problème. Un enseignement de la
philosophie soucieux de l’actualité, soucieux de former les élèves à
une vision critique du monde contemporain, pourrait ainsi quitter
l’alternative classique et fallacieuse qui oblige à choisir entre
l’apprentissage de l’histoire de la philosophie et l’apprentissage de la
pensée critique. On veut nous faire croire qu’apprendre Platon serait
déconnecté des réalités actuelles et que penser les problèmes de notre
société serait de la sous-philosophie. Pour Deleuze, le lien est au
contraire nécessaire : la philosophie n’a aucun intérêt si elle n’est pas
féconde pour penser les problèmes actuels, mais ceux-ci ne peuvent
être pensés qu’en transportant des problématisations déjà élaborées –
ce transport est aussi une transformation et non un décalque.

On aura compris que l’exigence deleuzienne de nouveauté est tout


sauf une tabula rasa. Elle nécessite une accumulation méthodique de
la tradition et sa réactivation. C’est l’Ars inveniendi de Leibniz :
opération de rapprochements et de combinaisons. Du point de vue
d’une géographie de la pensée, l’enseignement de la philosophie est
articulus, nœud, croisement, embranchement. Il est un réseau de
réseau, un foyer idéel. La pensée collective d’un espace-classe lors
d’un cours de philosophie dispose donc de compagnons de pensée,
mais d’aucun étalon extérieur, d’aucune référence universelle. Une
telle référence serait d’ailleurs ennuyeuse et autoritaire. Bergson
fustige ainsi : « On appelle couramment et peut-être imprudemment

22
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.143.

159
‘‘raison’’ cette logique conservatrice qui régit la pensée en commun :
conversation ressemble beaucoup à conservation. Elle est là chez elle.
Et elle y exerce une autorité légitime. »23 Le premier devoir des
professeurs de philosophie devrait peut-être consister à apprendre la
désobéissance aux élèves : affirmer que l’argument d’autorité est le
pire ennemi de la pensée a des conséquences qu’il faut assumer.24 En
bref, le cours de philosophie n’implique ni « discussion » avec
l’ancien – untel a-t-il raison ou a-t-il tort ? –, ni négation du passé, ni
reprise et progrès, mais l’instauration d’une perspective qui
transforme aussi l’histoire de la pensée en la faisant devenir.

Partir de l’obscur : une généalogie de l’apprentissage

Essayons de dégager les conséquences fondamentales pour


l’apprentissage de cette image deleuzienne de la pensée. Bien que
Deleuze parle du « renversement du platonisme » (DR, 82 ; LS, 292),
sa conception de ce que signifie penser est avant tout un grand geste
de renversement du cartésianisme. Or, un tel renversement est
intrinsèquement pédagogique.

Les pages les plus décisives sur l’apprentissage se situent dans


Différence et répétition. (DR, 213-216) Deleuze en fait un concept
transcendantal : « un apprendre, un apprentissage essentiel. » (DR,
213) Sa thèse est radicale et doit être comprise comme telle : il ne
s’agit pas seulement de saluer la dignité de l’apprentissage – en passer
par des épreuves –, ni d’en constater la nécessité – il faut apprendre
pour savoir –, mais d’en assumer également la suffisance. Apprendre
est la condition de possibilité nécessaire et suffisante de la pensée.
Faute d’aller jusque-là, on se contente d’« apaiser les scrupules d’une
conscience psychologique. » (DR, 215) Deleuze dresse un constat
cinglant d’une telle attitude : « Apprendre n’est que l’intermédiaire
entre non-savoir et savoir, le passage vivant de l’un à l’autre. […] Et
finalement l’apprentissage retombe plutôt du côté du rat dans le

23
Bergson H., La Pensée et le mouvant, p. 89/1322.
24
Il n’y a nul anarchisme là-dedans. La « désobéissance civile » est un concept
travaillé par des penseurs aussi différents que Henri David Thoreau, Hannah Arendt
ou John Rawls.

160
labyrinthe, tandis que le philosophe hors de la caverne emporte
seulement le résultat – le savoir – pour en dégager les principes
transcendantaux. » (DR, 215) Le sens commun répugne à admettre
une telle radicalité. En effet, même les théoriciens de l’erreur tombent
sous le coup de la critique deleuzienne : ils font de l’apprentissage et
de ses atermoiements un passage rédhibitoire mais nécessaire au nom
des bonnes solutions.25

Le verbe qui dit le fait de penser est donc Apprendre et non pas
Savoir : « Apprendre est le nom qui convient aux actes subjectifs
opérés face à l’objectité du problème (Idée), tandis que savoir désigne
seulement la généralité du concept ou la calme possession d’une règle
des solutions. » (DR, 214) Penser n’a pas d’autre sens possible que
Apprendre ; en ce sens, savoir c’est arrêter d’apprendre, ce n’est donc
plus penser comme tel. Ce que dit Deleuze de la pensée en général,
Bachelard l’avait parfaitement vu pour la pensée scientifique : « Sans
doute, il serait plus simple de n’enseigner que le résultat. Mais
l’enseignement des résultats de la science n’est jamais un
enseignement scientifique. »26 L’exigence pédagogique doit donc être
poussée jusqu’à refuser de faire de l’apprentissage un simple moment
intermédiaire. Si on veut que l’Apprendre ait vraiment une dimension
transcendantale, il faut faire de l’apprentissage un exercice qui ne se
termine pas, qui ne se résorbe pas dans le résultat. Il n’y a pas de
terme, à proprement parler, à l’apprentissage. C’est le sens de ce
propos de Henry Miller que Deleuze se plaît à citer : « À mon sens,
voyez-vous, les artistes, les savants, les philosophes semblent très
affairés à polir des lentilles. Tout cela n’est que vastes préparatifs en
vue d’un événement qui ne se produit jamais. » (SPP, 24) Une pensée
ne peut être dynamique – ceci est un pléonasme – que si elle continue
de se former et d’apprendre. Le moment des solutions apparaît alors
comme un moment de transition, un moment de « calme possession »
entre deux aventures d’idées. Comme le disait encore Bachelard :
25
Dans son livre sur l’erreur, Jean-Pierre Astolfi critique bien la position qui
consiste à rejeter le droit à l’erreur. Pourtant, il ne sort pas de l’image dogmatique de
la pensée. Cf. Astolfi J.-P., L’Erreur, p.15 : « Entendons-nous bien : le but visé est
bien toujours de parvenir à éradiquer [les erreurs] des productions des élèves, mais
on admet que pour y parvenir, il faut les laisser apparaître […] si l’on veut réussir à
les mieux traiter. »
26
Bachelard G., La Formation de l’esprit scientifique, p.234.

161
« Sans cesse, le psychisme humain doit être rendu à sa tâche
essentielle d’invention, d’activité d’ouverture. »27

En quoi cette valorisation de l’Apprendre au niveau d’une


dimension objective de la pensée est-elle un renversement du
cartésianisme ? Pour Descartes, la fonction du doute est avant tout une
négation hyperbolique : le moindre douteux bascule par pétition dans
le faux. Cette épuration épistémologique a pour but de permettre
d’éliminer tous les préjugés et les idées apprises sans jugement. Le
doute est une propédeutique aux idées claires et distinctes. Descartes
veut partir d’un tableau parfaitement blanc sur lequel il pourra
construire des connaissances certaines et indubitables. Du point de
vue de la génitalité, le geste cartésien est un infanticide : il faut tuer les
obscurités de l’enfance et les confusions dues à notre éducation28 ; du
point de vue d’une esthétique picturale, la méthode cartésienne
correspond au choix de la lumière et des lignes droites du classicisme.
On est donc aux antipodes de l’accouchement socratique.29 Les deux
grandes figures opposées à Descartes sont Spinoza et Leibniz, ses
contemporains proches. Pour eux, tout est une affaire de clair/obscur.
Il ne s’agit surtout pas d’effacer le tableau de notre pensée pour
recommencer à partir d’une toile vierge. Il s’agit plutôt de donner
quelques coups de pinceaux sur ce fond obscur qu’est la pensée. La
comparaison avec l’esthétique picturale fonctionne plutôt bien. Le
parallèle entre ce que dit Deleuze de la bêtise (DR, 353-354) et ce
qu’il écrit sur la méthode du clair-obscur chez Odilon Redon (DR, 44)
est flagrant. Deleuze revient plus tard explicitement à cette

27
Bachelard G., La Philosophie du non, p.130 (je souligne).
28
Gouhier H., La Pensée métaphysique de Descartes, p.58 : « …il faut préciser le
caractère radical de la cure : il s’agit d’asphyxier l’enfant qui survit dans l’homme
mûr ; c’est moins un accouchement, selon la métaphore socratique, qu’un
infanticide. »
29
Il est notable que sur cette question Deleuze se réclame d’un platonisme : « Même
chez Hegel, le formidable apprentissage auquel on assiste dans la Phénoménologie
reste subordonné, dans son résultat non moins que dans son principe, à l’idéal du
savoir comme savoir absolu. Il est vrai que là encore, c’est Platon qui fait exception.
Car, avec lui, apprendre est vraiment le mouvement transcendantal de l’âme,
irréductible au savoir autant qu’au non-savoir. C’est sur « l’apprendre » et non sur le
savoir que les conditions transcendantales de la pensée doivent être prélevées. »
(DR, 215-216)

162
comparaison entre l’image cartésienne de la pensée et l’image
leibnizienne de la pensée : « Au fond blanc de craie ou de plâtre qui
préparait le tableau, le Tintoret, le Caravage substituent un sombre
fond brun-rouge sur lequel ils placent les ombres les plus épaisses et
peignent directement en dégradant vers les ombres. Le tableau change
de statut, les choses surgissent de l’arrière-plan, les couleurs jaillissent
du fond commun qui témoigne de leur nature obscure. » (Pli, 44)
C’est exactement la même chose pour la pensée : l’image dogmatique
de la pensée conçoit celle-ci comme un vierge tableau blanc que nous
aurions naturellement envie de remplir avec des idées vraies.
L’obscurité – l’erreur – est conçue comme une souillure qu’on tâchera
d’éviter parce qu’elle gâcherait la perfection du dessin propre et
classique esquissé sur la toile vierge. Le dessin de cette toile blanche
est le Savoir. Au contraire, l’autre image de la pensée part du constat
que la toile est toujours déjà barbouillée, encombrée, obscure. Seules
des étincelles soudaines nous forcent à prendre le pinceau pour faire
apparaître, par contraste, des jeux de clarté partiels et locaux. Loin de
partir de la clarté pour la remplir d’un trait de pinceau substantiel, on
évolue vers la clarté et cette évolution est la pensée même. « C’est la
relativité de la clarté (autant que du mouvement), l’inséparabilité du
clair et de l’obscur, l’effacement du contour, bref, l’opposition à
Descartes qui restait homme de la Renaissance, du double point de
vue d’une physique de la lumière et d’une logique de l’idée. » (Pli,
45)

On comprend en quoi cette image de la pensée en clair-obscur


appelle essentiellement à faire de l’Apprendre la forme de la pensée.
La logique de l’idée chez Leibniz prend en compte le temps, elle
nécessite un développement de l’idée, elle est génétique. Elle s’oppose
au présentisme de Descartes qui rejette l’« histoire » de toute
explication scientifique. Le grand geste épistémologique de Descartes,
suivi par toute la science occidentale depuis quatre siècles, est celui de
l’anhistoricité.30 Pour Descartes, « trouver des causes » signifie non
pas faire l’histoire ou la généalogie d’un système mais comprendre
quels sont les mécanismes qui agissent dans ce système, dégager les
jeux de causalité entre toutes les composantes d’un système.31 Ce

30
Cf. Descartes R., Le Monde, L’Homme, p.189, note 105.
31
Cf. Descartes R., Météores, p.236.

163
présentisme deviendra l’idéal de la physique mathématique. À
l’inverse, le temps est primordial chez Leibniz. Loin d’en faire la
variable muette des fonctions physico-mathématiques – ce qu’il faut
rendre négligeable si on veut atteindre à une « dignité scientifique » –,
il en fait un facteur explicatif à part entière. En cela, il constitue une
grande alternative épistémologique au paradigme cartésien. Leibniz
est le grand auteur philosophique classique pour la pensée
pédagogique. Il construit une épistémologie extrêmement rigoureuse
de la formation.32

L’enchaînement linéaire de l’ordre des raisons cartésien n’est qu’un


cas particulier de la méthode des « Établissements » leibnizienne.33 En
effet, Descartes prescrit de commencer un raisonnement par un fait
indubitable et certain. Alors, et alors seulement, les règles de la
méthode cartésienne permettent de progresser en conservant la
certitude du départ. La recherche est linéaire : A [absolument certain]
puis B puis C et cetera.

Leibniz s’oppose à cette exigence d’un point de départ absolument


certain. C’est le meilleur moyen pour ne jamais démarrer, pense-t-il.
Ainsi, la méthode des Établissements permet de se lancer dans la
recherche, en utilisant des suppositions, qu’on pourra toujours étayer
grâce à l’avancée de la recherche elle-même. Il s’autorise à partir des
effets pour remonter aux causes, à circuler, à parcourir dans les deux
sens la chaîne causale. Deleuze exprime excellemment ce jeu d’allers
et retours de la méthode des Établissements : « À l’opposé de
Descartes, Leibniz part de l’obscur : c’est que le clair sort de l’obscur
par un processus génétique. Aussi bien le clair plonge dans l’obscur,
et ne cesse d’y plonger : il est clair-obscur par nature, il est
développement de l’obscur, il est plus ou moins clair. » (Pli, 120)

32
Ses réflexions ont d’ailleurs un sens très concret en physique et ont permis
l’avènement des principes variationnels en mathématiques. Cf. Serres M., Le
Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, p.278. Ils s’opposent aux
principes usuels qui correspondent au paradigme cartésien. En effet, ceux-ci usent
de lois locales, valables à un instant donné, alors que ceux-là s’attachent à une
description globale de l’évolution. Leibniz étudie scientifiquement une histoire, une
trajectoire – chose impossible pour Descartes. Cf. Basdevant J.-L., Principes
variationnels et dynamiques.
33
Cf. Serres M., Le Système de Leibniz, p.18-24.

164
Leibniz invente une logique faible, qui autorise à raisonner en
l’absence d’énoncés nécessaires : le temps devient un facteur à part
entière dans l’explication. Leibniz a construit une véritable logique de
l’Apprendre qui dépasse les logiques du Savoir – en en faisant des cas
particuliers.34 Autrement dit, Leibniz conçoit un ordre récurrent sur les
chaînes des raisons – désormais plurielles et non uniques. D’emblée A
[partiellement sûr, assurément fécond] puis B puis C [qui établit un
peu mieux A] puis D [qui confirme partiellement B et établit enfin
complètement A] et cetera.

On comprend en quoi la méthode de Descartes n’est qu’un cas


particulier de celle de Leibniz : c’est le cas ou il n’y a pas de
suppositions dans A, donc pas besoin d’« établir », au cours de la
recherche – c’est-à-dire pas besoin de faire de retour. Surtout, on
comprend en quoi l’épistémologie cartésienne peut être inhibitrice
pour la pensée : Descartes interdit d’avancer dans la connaissance en
l’absence de « certain », il coupe court à toute investigation sur les
objets complexes. Au contraire, Leibniz définit la rigueur comme une
capacité à embrasser le concret tel qu’il se présente, mais en ne
perdant pas de vue la possibilité de revenir sur ce qui a dû être
présupposé au début pour lancer la recherche : « J’accorde qu’on peut
et qu’on doit souvent se contenter de quelques suppositions, au moins
en attendant, parce qu’autrement on s’arrêterait trop quelquefois. Car
il faut toujours tâcher d’avancer nos connaissances et quand même ce
ne serait qu’en établissant beaucoup de choses sur quelque peu de
suppositions. »35 Merveilleux encouragement à la recherche, loin des
interdits castrateurs du doute cartésien. Pour Leibniz, la rigueur a
puissance heuristique : dès lors la méthode cartésienne lui apparaît
comme le cas le plus pauvre de rigueur. Celle-ci est une rigueur
aveugle.

34
Leibniz n’a-t-il pas réalisé le souhait de Collingwood : « une logique dans laquelle
on se soucie des réponses et on néglige les questions est une fausse logique. » ; cité
par Fabre M., Situations-problèmes et savoir scolaire, p.43.
35
Leibniz, Die philosophischen Schriften von Leibniz, Gerhardt, Berlin, 1875-1890,
t.VII, p.165; cité par Serres M., Le Système de Leibniz, p.19.

165
Si j’ai insisté sur cette opposition qui vaut paradigme entre
Descartes et Leibniz36, c’est parce qu’elle éclaire d’un biais simple et
pédagogique l’enjeu des analyses de Deleuze. D’un côté, il y a
Descartes et son tableau à effacer d’un coup de white-spirit – le doute
comme détergent de la pensée –, son tableau blanc à remplir d’idées
certaines. De l’autre, il y a Leibniz et son tableau baroque, plein d’une
pâte brune et qui se fait à coups de pinceaux qui sont comme autant de
« repentirs » de la pensée. (QPh, 182-183)37 Le fond opaque contre la
toile blanche. Autrement dit, l’Apprendre contre le Savoir. Dans un
petit ouvrage, au titre intéressant pour notre propos : Superpositions,
Deleuze quitte son lecteur sur cette citation de Henry James : « Il n’y
avait plus d’obscurités qui lui fissent voir clair, il ne restait plus
qu’une lumière crue. » (Sup, 130) La lumière blanche, ce serait la
connaissance divine selon Leibniz : aucun intérêt puisqu’il n’y a plus
aucun dynamisme, plus aucun contraste, plus aucune différence de
potentiel, plus aucun mouvement. Il n’est pas anodin que, dans les
Méditations métaphysiques, Descartes découvre vite l’idée de Dieu,
car il avance sur une toile immaculée. Au contraire, pour Spinoza et
Leibniz, la possibilité de penser adéquatement l’idée de Dieu vient en
dernier, elle est un salut, une consécration. En l’absence de Dieu,
Deleuze conçoit alors la pensée comme un processus sans terme. Au
cours de l’Apprendre, les réponses sont des clartés éphémères, des
bruns clairs encore bien loin du blanc, des tons relativement plus clairs
que les précédents, mais encore tellement obscurs. L’apprentissage est
bien un processus infini : « le clair plonge dans l’obscur, et ne cesse
d’y plonger. » (Pli, 120)

Poser une vérité antérieure à nos connaissances – alors appelées


« découvertes » –, c’est supposer une transcendance à laquelle on
devrait s’efforcer de parvenir. Une fois arrivé, le processus
s’arrêterait dans cette solution. Mais le processus de la pensée, en tant
qu’il est un apprentissage, n’a pas de terme. Cela va de pair avec
l’affirmation – leibnizienne et spinoziste – de la stricte immanence de

36
Si on croit, comme Yvon Belaval dans son beau Leibniz critique de Descartes,
que l’opposition entre ces deux penseurs a valeur d’opposition immortelle et
paradigmatique pour la pensée.
37
La reprise pendant deux pages de ce parallèle dans Qu’est-ce que la philosophie ?
montre à quel point cette alternative sert de repère à Deleuze.

166
la norme de la connaissance à son contenu, et de la progressive
constitution de l’exprimé par et dans ses expressions. (SPE, ch.1) Ce
qui fait l’intérêt de la quête de la vérité, dès lors, c’est la nécessité de
l’inadéquat, son irréductibilité – ce que Deleuze nomme l’impensé. Le
perspectivisme leibnizien interdit ainsi de croire qu’une construction
problématique puisse donner finalement accès à la solution. Michel
Serres écrit ainsi que « le point de vue varie, mais l’œil situé tourne
moins autour de l’objet qu’il ne distribue des profils d’un objet qui
n’est jamais que profil. »38 Toutes les variations d’approche d’un
problème n’enlèveront jamais l’ombre dans le savoir. La pensée
problématisée comme Apprentissage confère donc un rôle essentiel à
la difficulté comme signe de l’effort nécessaire que suppose toute
pensée. Ainsi, « la difficulté est bien une condition première de
l’erreur et de la vérité : il y a aussi peu d’évidence dans le sujet
s’éveillant à la connaissance que de transparence dans les objets à
connaître. »39

En résumé, la peinture en clair-obscur offre une excellente


illustration de cette nouvelle image de la pensée, image platonicienne,
spinoziste40, leibnizienne et deleuzienne : « C’est sur l’apprendre et
non sur le savoir, que les conditions transcendantales de la pensée
doivent être prélevées. » (DR, 216)

38
Serres M., Le Système de Leibniz, p.162.
39
Serres M., Le Système de Leibniz, p.177.
40
J’ai insisté sur Leibniz, à titre d’exemple. Mais tout cela vaut éminemment pour
Spinoza, grand philosophe de l’apprentissage. (SPE, 136-139 et 241-243) Sur
l’anticartésianisme en commun de Spinoza et Leibniz, Deleuze écrit : « Toutes les
différences entre Leibniz et Spinoza n’ôtent rien à leur accord sur ces thèses
fondamentales, qui constituent la révolution anticartésienne par excellence. » (SPE,
138)

167
Chapitre 9

La figure du « personnage conceptuel » et ses
fonctions

« La vérité est l’expression du rapport adéquat entre le


sujet et l’objet, mais celui-ci n’est pas issu de l’un ou de
l’autre, c’est une chose nouvelle, un moyen terme qui
dépasse chacun des deux donnés. L’exigence idéale
devient donc : comment il faut jouer tel personnage, en le
tirant ni du texte lui-même ni seulement du tempérament
du comédien ; car cela laisserait le champ libre à toute
espèce de hasard, de subjectivité. Mais il existe un moyen
terme, une chose idéale, une exigence : comment cette
individualité de comédien, actuelle, active dans le domaine
du sensible, doit mettre en forme ce personnage donné
dans le domaine. […] L’énigme du comédien devient un
problème plus profond : un acte, porté par une
individualité physique et psychique, jaillissant et formé par
elle, est en même temps donné, mot pour mot, dans
l’ensemble et dans les détails ! »
Georg Simmel

Deleuze insiste à plusieurs reprises dans Qu’est-ce que la


philosophie ? sur le « statut pédagogique du concept ». (QPh, 17, 22,
36) Cela confirme une fois de plus la « vocation » de la philosophie
deleuzienne au pédagogique comme tel.41 Mais que signifie ce statut
singulier ? Ceci : un concept possède éminemment un statut
pédagogique en ce que, pour le comprendre, il faut en déployer la
construction, c’est-à-dire le ramener aux conditions effectives donc
problématiques de sa genèse. C’est pourquoi ce « statut
pédagogique » se retrouve « partout » puisque la philosophie – qui est
une activité de création de concepts – n’existe, et donc ne peut

41
Deleuze affirme souvent qu’on est « voué » à un problème, à une musique, et
cetera. Cette notion de vocation traduit la nécessité dramatique d’un problème
lorsqu’il s’impose à nous.

169
s’apprendre, que si on comprend à quel problème répond un concept.
(QPh, 36)

Le personnage conceptuel comme penseur pur

La réflexion deleuzienne sur la dramatisation de la pensée est


d’abord une affaire de condition de possibilité effective. Sa dimension
pédagogique est intrinsèque, et ne préjuge de rien sur l’activité
enseignante elle-même, ni ne la suppose. Autrement dit, si je veux
comprendre un concept chez un philosophe, je dois déployer un acte
pédagogique ; mais l’auditoire de la salle de cours est un accident non
nécessaire : ce n’est pas parce que je dois faire un cours que je déploie
un effort pédagogique pour expliquer tel ou tel concept, c’est parce
que la compréhension d’un concept est subordonnée à son
explication42 que la pensée est pédagogique en son essence.

Or la « pédagogie du concept » est assurée par le personnage


conceptuel ! Ce dernier est nommé comme tel assez tardivement dans
l’œuvre de Deleuze, mais il est déjà prégnant bien avant. Depuis le
concept de dramatisation, il est en germe – nous avons déjà aperçu
l’importance du concept de dramatisation et sa valeur pédagogique.43
Il ne s’agit pas d’appliquer la philosophie de Deleuze au problème de
l’enseignement, ou d’en déduire des actions pédagogiques : la
dramatisation est le mode d’être de la pensée en train de se faire.
L’efficacité d’un cours découle donc directement de sa mimesis

42
Un texte méthodologique de Bourdieu donne un singulier éclairage à la position
deleuzienne : « Tenter de se situer en pensée à la place que l’enquêté occupe dans
l’espace social pour le nécessiter en l’interrogeant à partir de ce point et pour (en)
prendre en quelque sorte son parti (au sens où Francis Ponge parlait de « parti pris
des choses »), ce n’est pas opérer la « projection de soi en autrui » dont parlent les
phénoménologues. C’est se donner une compréhension générique et génétique de ce
qu’il est, fondée sur la maîtrise (théorique ou pratique) des conditions sociales dont
il est le produit. […] Contre la vieille distinction diltheyenne, il faut poser que
comprendre et expliquer ne font qu’un. » – Bourdieu P., « Comprendre », dans La
Misère du monde, p.1400. C’est le lecteur de Leibniz qui parle ici – Bourdieu fit son
mémoire de philosophie sur lui. Quoi qu’il en soit, ce refus de la distinction
proposée par Dilthey est un bon exemple de critique d’un faux problème.
43
Vide supra, conclusion de la première partie.

170
dynamique de la pensée en train de se faire. Autrement dit, c’est parce
qu’un cours donne à voir la pensée elle-même, dans son essence
dramatique, qu’il fonctionne avec le maximum d’individus.

Dans cette perspective dramatique apparaît le « personnage


conceptuel », véritable opérateur de la pensée auquel Qu’est-ce que la
philosophie ? consacre un chapitre entier – qui s’ouvre sur l’exemple
du personnage de l’Idiot! que nous avons déjà côtoyé. Avec Deleuze,
nous avons même rencontré d’autres personnages, comme celui de
l’« homme de l’opinion » qui erre dans la sottise. Tous ces
personnages « pensent » d’une manière précise : ils sont obsédés par
un problème. Mettre en scène de tels personnages, c’est mettre en
scène une image de la pensée, puisqu’ils en sont les arpenteurs. Ainsi,
l’Idiot! arpente des champs problématiques, qui constituent l’image
deleuzienne de la pensée. Mais il existe une quantité de personnages
conceptuels dans l’histoire de la philosophie : l’Ami chez Aristote,
l’Idiot chez Descartes, l’Enquêteur chez les empiristes ou les
pragmatistes, le Juge chez Kant, le Parieur chez Pascal, et cetera.

Dire que ces personnages portent un problème signifie que c’est le


« personnage conceptuel » qui a des problèmes. Il est le protagoniste
de la dramatisation, elle-même conséquence d’un transcendantal
matériel, impersonnel et inconscient. C’est pourquoi le « personnage
conceptuel » vient prendre la place du philosophe en tant que
personne. Rappelons-nous : ce n’est pas l’individu qui possède les
Idées, qui en est le démiurge comme le croit une certaine tendance
subjectiviste. L’individu est simplement l’« opérateur de l’Idée ».
(DR, 257) La création du « personnage conceptuel » permet donc
d’attribuer l’Idée. C’est une attribution fictive, endossée par un
personnage qui joue dans le drame de la pensée. Le personnage
conceptuel est le véritable intercesseur, le véritable sujet de la
philosophie à qui appartient véritablement l’Idée qu’il véhicule et
agence. Ni personnification de l’idée, ni symbole, ni allégorie, il est
proprement vivant, « il insiste ». (QPh, 62)

Ceci précisé, il faut faire attention à deux contresens.


Premièrement, le personnage conceptuel ne se confond pas avec un
personnage fictionnel créé par l’auteur. Le personnage conceptuel
Socrate est distinct du Socrate tel qu’il apparaît dans les dialogues. Un

171
personnage conceptuel peut même être caché : « il se peut que le
personnage conceptuel apparaisse pour lui-même assez rarement, ou
par allusion. Pourtant il est là ; et, même innommé, souterrain, doit
toujours être reconstitué par le lecteur. » (QPh, 62) En bref, le
personnage conceptuel est distinct de son auteur, mais il ne s’identifie
pas de manière univoque à un personnage fictif créé par cet auteur.
D’une certaine manière, il n’est pas fictif puisqu’il porte réellement
l’événement de la pensée. Deuxièmement, le personnage conceptuel
n’est surtout pas le « représentant du philosophe » : il ne s’agit pas de
déplacer le problème de l’assignation des idées au niveau de la fiction.
La tentation du contresens concerne particulièrement les dialogues
philosophiques : par exemple, dans Les Dialogues sur la religion
naturelle, quel personnage parle « au nom » de Hume ? Mais ce n’est
pas le problème. Le personnage conceptuel incarne la fonctionnalité
d’un problème sur un plan d’immanence, il est au service d’une Idée
et non le représentant d’un individu. Descartes ne se revendique pas
Idiot, Leibniz ne se prend pas pour le Christ.44 De plus, un philosophe
peut créer des personnages conceptuels pour comprendre une manière
de penser qu’il abhorre autant qu’elle le fascine : l’« insensé » chez
Anselme ou le « prêtre » chez Nietzsche par exemple.

La vertu pédagogique d’un tel concept commence à apparaître. Il


est la marque du concret dans l’exercice de la philosophie en même
temps qu’il en déboute toutes les déviances propres à la dimension
concrète et humaine, trop humaine : procès d’intention, corporatisme
d’école, et cetera. Concret paradoxal au premier abord : il paraît plus
intuitif de penser qu’un philosophe est l’auteur et le support des
pensées qu’il « a »… En tout cas, les élèves lui en attribuent
spontanément la croyance. Or, la pensée et la critique philosophiques
fonctionnent non pas en supportant des Idées – au sens quasi
footbalistique – mais en les développant. Apprendre à philosopher
commence probablement par comprendre que les problèmes se
développent selon des lignes impersonnelles, qu’ils n’ont rien avoir
avec les débats et les objections d’opinions. Tant que des élèves
écoutent un discours non dramatisé, ils écoutent des opinions –

44
Personnage conceptuel de la deuxième monadologie, relationnelle et non plus
atomiste, telle qu’elle apparaît dans la correspondance avec le Père Des Bosses. Cf.
Frémont C., L’Être et la relation. Lettres de Leibniz à Des Bosses.

172
éventuellement théâtralisées, défendues avec grandiloquence, et
cetera. Règne de l’abstrait. Au contraire, le personnage conceptuel
assure le caractère nécessaire et objectif, donc concret, de l’Idée.

Pour comprendre tout cela, prenons un exemple qu’apprécie


Deleuze : celui de l’Idée platonicienne – assez propice à un
enseignement dogmatique et abstrait. (DR, 82-89 ; LS, 292-295) Mais
l’Idée n’est abstraite qu’apparemment : si elle existe, c’est parce
qu’elle a d’abord répondu à des déterminations concrètes. D’où
l’importance de la génitalité dans l’exposition de l’Idée, qui permet de
retracer les conditions du problème auquel l’Idée « répond ». Deleuze
commence ainsi : « Quoi qu’il se passe, dans une situation très
concrète, ou quoi que ce soit qui soit donné, il y a des Prétendants,
c’est-à-dire qu’il y a des gens qui disent : ‘‘Pour cette chose-là c’est
moi le meilleur.’’ » (Abc, « Histoire de la philosophie ») Cette cohorte
de personnages conceptuels45 fait alors surgir la question du politique :
si le politique est le « pasteur des hommes », chacun rivalisera en
fonction de ses qualités propres. Le commerçant, le berger, le
médecin : tous peuvent affirmer être le véritable pasteur des hommes.

45
Le personnage conceptuel peut évidemment être un collectif. On peut penser aux
« damnés » de Leibniz, dans lesquels Deleuze voit les futurs « faibles » de
Nietzsche. On peut penser aussi au « on » heidéggerien par exemple, personnage
conceptuel créé par une « Imagination », dont Bourdieu a analysé les conditions de
genèse socio-historiques. Cf. Bourdieu P., L’Ontologie politique de Martin
Heidegger ; et pour une brève analyse des controverses autour de ce livre, cf. Pinto
L., La Vocation du métier de philosophie, p.215-224. On trouve dans ce dernier
livre, par ailleurs stimulant, une attaque en règle et banalissime contre la critique
deleuzienne de la discussion (p.210-211). Quoi qu’il en soit, l’entreprise de
Bourdieu ne me paraît pas être un contresens ou incompatible avec la définition
deleuzienne du personnage conceptuel. En effet, les personnages conceptuels ne
sont pas des « types psycho-sociaux » (QPh, 65-66), mais cela n’empêche pas que
l’Imagination d’un philosophe qui les invente soit déterminée socialement et
historiquement par la « situation très concrète » dans laquelle il évolue. Ma
sensibilité aux enquêtes de Bourdieu explique en partie l’analyse de la bêtise chez
Deleuze : faute d’une unipolarité des valeurs de la pensée, on risque de faire
sombrer Deleuze dans une pensée sotte qui s’oppose à la pensée commune et à sa
« bêtise », conçue alors comme stigmate de ceux qui ne prennent pas le temps de
penser. À l’inverse, l’enjeu d’une pédagogie du concept est justement de mettre en
place les conditions effectives d’un exercice de la pensée, malgré des conditions
sociales objectivement défavorables, voire hostiles, à une vie philosophique, c’est-à-
dire un exercice critique de la pensée permis par le loisir (skholê).

173
Dans la pensée grecque, l’agora devient la scène, ou le plan
d’immanence, de ce drame : la rivalité des hommes libres est l’image
de la pensée sur laquelle émergent les Prétendants. Et inversement, les
Prétendants habitent un situs et ce sont eux qui le constituent en agora.
La Polis comme lieu de l’Amitié (philia) et de la Rivalité (agôn) ne
préexiste pas plus aux Prétendants que les Prétendants ne préexistent à
la Polis. Présupposition réciproque du plan d’immanence et du
personnage conceptuel : le concept va pouvoir émerger.

Le problème de Platon n’est donc pas « qu’est-ce qu’une Idée ? »,


qui serait beaucoup trop abstrait selon Deleuze, mais : « comment
sélectionner les Prétendants, comment découvrir parmi des
Prétendants lequel est le bon ? Et c’est l’Idée, c’est-à-dire la chose à
l’état pur, qui permettra cette sélection, qui sélectionnera celui qui s’en
approche le plus. » (Abc, « Histoire de la philosophie ») C’est
pourquoi tout concept, ici celui d’Idée, renvoie à un problème concret
incarné par les personnages conceptuels. Ils le vivent, ils insistent sur
l’importance de ce problème qui est vital pour eux. Un véritable
drame est en train de se jouer sur le plan d’immanence. La question
était d’abord : « qui est le politicien, où est l’homme politique
compétent ? » La question a entraîné une situation concrète qui vient
déterminer le problème : « comment sélectionner les Prétendants ? »
(Abc, « Histoire de la philosophie » ; QPh, 9-10 et 33-34) Pour
départager les Prétendants, il faut donc créer un nouveau concept :
l’Idée, qui se définit comme n’étant rien d’autre que ce qu’elle est :
« L’Idée est une entité qui n’est que ce qu’elle est : l’idée de la chose
en tant que pure, c’est la pureté qui définit l’Idée. » (Abc, « Histoire de
la philosophie ») Par exemple l’Idée de mère serait une mère qui ne
soit que mère, alors qu’une mère a été une fille, est aussi une femme,
et cetera. Comme on le voit avec cet exemple, le personnage
conceptuel est un opérateur qui interagit avec les instances
philosophiques. (QPh, 73) D’abord, il est en présupposition
réciproque avec le plan d’immanence. Il intervient donc entre le chaos
et les traits diagrammatiques du plan d’immanence de la pensée. Mais
il intervient aussi entre le plan et les traits intensifs des concepts qui
viennent le peupler. Le personnage conceptuel est donc l’opérateur du
problème, le rouage actif qui tient ensemble, qui lie les différentes
instances du geste philosophique de penser. Il est l’ouvrier du

174
constructivisme : il manifeste les mouvements du plan d’immanence,
donc porte la question, donc supporte l’inconnue du problème, donc
nécessite le concept. Le « donc » ne signifie pas une causalité
successive, mais la présupposition logique de chaque terme, leur
interdépendance dans la pensée.46 Le concept est donc la
« résolution » purement interne du problème porté par le personnage
conceptuel qui court sur le plan d’immanence. Ainsi l’Idée
platonicienne vient-elle résoudre la querelle des Prétendants qui a lieu
sur la Polis – lieu de l’amitié et de la rivalité. Deleuze insiste : le
concept ne naît jamais « par hasard ».

En quels sens pourrait-on alors dire que le rôle du professeur de


philosophie est d’incarner des personnages conceptuels ? Cette
question est dangereuse… Mais elle est passionnante. Elle renvoie à
toute la philosophie de l’acteur. Or celle-ci est récente : les
philosophes se sont souvent intéressés aux rôles, peu aux comédiens.
Dans un essai de Denis Guénouin à l’intitulé très deleuzien, Du
paradoxe au problème, on assiste aux divergences de trois grands
philosophes qui se sont attachés à la question du comédien : Hegel,
Diderot, Sartre.47 Mais c’est chez un quatrième que nous trouvons les
éléments féconds pour penser les rapports entre le personnage
conceptuel et le professeur : Georg Simmel a écrit trois essais
philosophiques sur le rapport entre le personnage comme rôle et le
comédien comme individu physique.48 Il y aurait un travail fabuleux à
faire à partir de ces écrits de Simmel qui déboutent les alternatives
substantialistes entre personnage et individu. Reposant sur une
ontologie de la relation, les problèmes de Simmel permettent
d’articuler un point fondamental de l’enseignement de la philosophie :

46
« La philosophie présente trois éléments dont chacun répond aux deux autres,
mais doit être considéré pour son compte : le plan pré-philosophique qu’elle doit
tracer (immanence), le ou les personnages pro-philosophiques qu’elle doit inventer
et faire vivre (insistance), les concepts philosophiques qu’elle doit créer
(consistance). » (QPh, 74)
47
Cette liste correspond à l’ordre chronologique des publications, puisque le
Paradoxe sur le comédien fut publié pour la première fois en 1830. Cf. Guénouin
D., « Du paradoxe au problème », préface à Simmel G., La Philosophie du
comédien.
48
Ces trois essais ont été récemment traduits et regroupés dans l’ouvrage cité ci-
dessus : La Philosophie du comédien.

175
le professeur exposant dramatiquement une Idée est doté à la fois du
plus de subjectivité et du plus d’objectivité.49 On retrouve une
obsession cruciale de l’enseignement de la philosophie : laisser la
liberté à chaque professeur de construire son cours comme il le
souhaite sans sacrifier à l’honnêteté intellectuelle qui consiste à
exposer les problèmes objectivement.

Le personnage conceptuel est précisément l’opérateur de cette


relation paradoxale entre l’objectivité des problèmes et la subjectivité
du drame qui rend intéressant les problèmes. Cette tension essentielle
est possible si on comprend que le personnage conceptuel ne constitue
pas un rôle « pathique » qui permettrait de séduire les élèves ou de les
rallier à la cause philosophique, il est encore moins un choix possible
que le professeur ferait par affinité personnelle. Le problème n’est pas
de « bien jouer » un personnage fictif, en déclamant par exemple les
propos de Socrate ou Zarathoustra. Le texte du pédagogue n’est pas
donné dans les livres : c’est le corrélat du fait que le personnage
conceptuel ne se confond pas avec un personnage fictionnel créé par
l’auteur. Il convient de citer à nouveau ce passage : « il se peut que le
personnage conceptuel apparaisse pour lui-même assez rarement, ou
par allusion. Pourtant il est là ; et, même innommé, souterrain, doit
toujours être reconstitué par le lecteur. » (QPh, 62) La reconstitution
du personnage conceptuel est précisément ce qui permet l’accès à
l’objectivité du problème à partir de conditions concrètes que chacun
doit faire revivre pour lui-même. L’essentiel de la tâche d’un
enseignement de la philosophie se situe probablement dans cet effort
tout pédagogique de reconstitution. Avec les personnages conceptuels,
c’est l’accès à la pensée qui se joue, puisque « les personnages
conceptuels sont des penseurs, uniquement des penseurs, et leurs traits
personnalistiques se joignent étroitement aux traits diagrammatiques
de la pensée et aux traits intensifs des concepts. » (QPh, 67) Il s’agit
de rendre présente la pensée : cette présence idéelle est fondamentale
pour capturer les élèves dans le problème.50

49
Cf. Simmel G., La Philosophie du comédien, p.37-38.
50
Les professeurs le savent : il y a une absence à soi qui rend impossible tout cours
de philosophie. Si j’arrive fatigué et que je parle sans incarner ce que je dis, je
redeviens pareil à un magnétophone. Bien que présent physiquement, je suis absent
au niveau des Idées. Consciemment ou non, les élèves sont extrêmement sensibles à

176
En un certain sens, l’enseignant peut donc incarner un personnage
conceptuel. Dès lors que la pensée n’a pas lieu « dans » un esprit, mais
entre les esprits comme échangeurs d’idées, capteurs de questions,
fossoyeurs de faux problèmes, le professeur de philosophie n’est
évidemment pas l’auteur de « ses » idées – et cela n’a rien à voir avec
le fait qu’il ne crée pas lui-même des concepts : Leibniz n’est pas plus
l’auteur de « ses » idées, comme il l’a écrit lui-même. Or, la difficulté
provient de ce que les élèves attribuent spontanément les idées à la
personne qui les énonce. À ce titre, un apprentissage réussi se
remarque probablement, en premier lieu, au fait que les élèves
comprennent progressivement que l’enjeu n’est pas dans les
jugements que chacun peut avoir, mais dans la capacité à poser les
bonnes questions. En bref, celui qui pense, c’est le personnage
conceptuel en tant qu’entité signant les concepts, et non tel ou tel
auteur, et encore moins le professeur qui parcourt avec ses élèves un
problème créé. En revanche, l’enseignant de philosophie peut incarner
le personnage conceptuel en tant que sujet de la pensée présentement
pensée. Autrement dit, le professeur peut donner à voir, par sa
personne, qu’une personne n’est pas l’auteur de « ses » pensées, mais
un connecteur d’objectités idéelles. La dramatisation de la pensée ne
signifie pas « faire l’acteur pour mieux se mettre en valeur comme
érudit ou philosophe profond », mais : « Ecoutez ! ça pense en moi et
si ça vous capte ça va se mettre à penser en vous ».

Mais qu’est-ce qui rend si concrets les personnages conceptuels ?


Les facteurs de dramatisation sont les « traits personnalistiques ».
Deleuze en expose cinq – il s’agit d’une liste ouverte. (QPh, 68-71).
La force de ces traits est de nous faire percevoir, parfois dans un
raccourci fulgurant, les linéaments d’un problème. Par exemple,
Deleuze écrit à propos des traits existentiels : « il suffit de quelques
anecdotes vitales pour faire le portrait d’un philosophe, comme
Diogène Laërce sut le faire en écrivant le livre de chevet ou la légende
dorée des philosophes. » (QPh, 70-71) Prenons un exemple qui n’est
pas de Deleuze : Pyrrhon. L’anecdote la plus connue sur lui est celle-
ci : il passa un jour près de son maître Anaxarchos, tombé dans une

cette présence à soi. Sans elle, je ne suis pas avec eux en tant que professeur. Rien ne
passe, donc rien ne se passe.

177
fosse profonde, et apparemment en grand danger ; mais Pyrrhon n’a
pas détourné son chemin et a continué sans lui tendre une main
secourable.51

Dans cette historiette, « Pyrrhon » devient le signifiant d’un


personnage conceptuel qui opère un véritable drame au sein d’une
certaine image de la pensée. Kierkegaard conte bien le tourment que
peut susciter une telle anecdote – rencontrée par Johannes Climacus,
ce jeune étudiant enquêtant sur le doute et essayant d’y comprendre
quelque chose.52 Au premier abord, le dénouement est antipathique : il
est facile de dénigrer un tel comportement, en affirmant, sûr de soi,
que Pyrrhon apparaît ici sous les traits d’un personnage ignoble et
manquant au devoir de tout homme. Le scepticisme antique serait
alors une imbécillité et cette image de la pensée une caricature tout
juste bonne à décrédibiliser la philosophie. À moins qu’on voie surgir
un problème dans cette anecdote… Comme cet élève qui un jour
s’étonna : « ce Pyrrhon, c’est comme nous avec ceux qui souffrent au
loin. » Remarque d’où surgit la question : serions-nous tous des
sceptiques vis-à-vis des souffrances éloignées de nous ? À partir d’une
transposition entr’aperçue par un élève, voilà une classe impliquée
dans un problème dont elle se croyait bien éloignée : si nous restons
indifférents aux souffrances d’un pays que nous avons nous-mêmes
endetté, si nous passons devant tel homme gisant dans le froid, prêt à
mourir la nuit prochaine, c’est probablement parce que nous sommes
comme Pyrrhon : nous doutons de leur « réalité ». La question
devient : en quel sens ? Non seulement nous semblons douter de la
réalité de la souffrance, mais plus radicalement de la réalité même de
ceux qui souffrent. Pourquoi ne sommes-nous pas pris par l’évidence
de l’idée vraie de souffrance ? La force de cette idée devrait faire agir,
pourtant nous constatons passivement. C’est sans doute la différence
qui existe entre quelqu’un qui est pris par ce problème dont il vit la
nécessité, et quelqu’un qui l’énonce en le répétant tel qu’il l’a entendu
quelque part. Ainsi, cet élève, très impliqué dans une association
humanitaire, avait réussi à faire ressentir au groupe la nécessité du
problème. La fulgurance du parallèle qu’il avait construit traduisait
cette intuition : « Le problème du scepticisme, c’est notre problème. »

51
Cf. Laërce D., Vies des philosophes, IX, 63.
52
Cf. Kierkeggard S., Johannes Climacus ou Il faut douter de tout, p.94-97.

178
Après cette amorce, l’anecdote vitale de Pyrrhon ne constitue plus un
scepticisme suranné, radical et insoutenable puisque nous comprenons
que nous faisons de même à chaque instant. Il y a là un vrai problème
à aborder sans doute de manière spinoziste ou humienne : nous
n’avons pas décidé de douter, mais un problème de distance des
affects nous mène nécessairement à douter de l’existence des
souffrances distantes, nous rend les souffrants peu sympathiques.
Nouvel éclairage, singulièrement fécond, sur la pratique du doute. On
pouvait hâtivement penser que le doute de Pyrrhon entraîne son
indifférence, celle-ci étant la conséquence pratique de ses positions
théoriques. Mais c’est bien plutôt l’inverse : c’est parce que l’on est
indifférent qu’on est sceptique !53 Le doute est la conséquence d’une
indifférence affective.54

Cet exemple illustre bien le pouvoir de captation des personnages


conceptuels qui donnent à voir la dramatisation d’une scène
philosophique sur laquelle des concepts vont devoir être créés. Cette
puissance de capture constitue l’événement, le surgissement d’un
« dehors » propre à susciter le problème. C’est la spécificité du
problématique : il se « distingue du théorématique (ou le
constructivisme, de l’axiomatique) en ce que le théorème développe
des rapports intérieurs de principes à conséquences, tandis que le
problème fait intervenir un événement du dehors, ablation, adjonction,
section, qui constitue ses propres conditions et détermine le ‘‘cas’’, ou
les cas : ainsi l’ellipse, l’hyperbole, la parabole, les droites, le point
sont les cas de projection du cercle sur des plans sécants, par rapport
au sommet d’un cône. Ce dehors du problème ne se réduit pas plus à
l’extériorité du monde physique qu’à l’intériorité psychologique d’un
moi pensant. » (IT, 227) C’est ce dehors que peut incarner le
professeur de philosophie : dehors qui est celui de la position tierce.
Ni déjà-là dans les intérêts des élèves, ni apporté de l’extérieur par la
personne du professeur, le problème surgit de « ce dehors » qui lui est
propre. L’agencement d’un cours consiste sans doute à créer les
conditions de ce dehors. De ce point de vue, on peut donner raison à la

53
On trouve cette lecture de Pyrrhon chez Victor Brochard, dans son ouvrage
classique : Les Sceptiques grecs, p.80-82.
54
Dans une perspective différente – se départir de la force affective des croyances –,
nous avons déjà rencontré une semblable idée. Vide supra, chapitre 2.

179
ritournelle selon laquelle « le réel n’est pas forcément en dehors de la
classe ». L’extériorité de la classe – la vraie vie ? – ne détient pas
l’exclusivité du pouvoir d’incarner ce qui fait problème. En effet, la
question physique du lieu où se déroule un cours de philosophie est
intéressante, mais elle ne concerne pas le problème du « dehors » dont
parle Deleuze. Encore une fois, on peut faire un cours riche de ce
dehors dans une classe sans fenêtre – mais avec une porte quand
même –, ou au contraire aller au musée, sortir dans les bois, sans
jamais rencontrer ce dehors.55 Ce qui importe, c’est de faire advenir
l’« événement du problème ». Deleuze a ressenti la nécessité de créer
ce concept de « personnage conceptuel » pour faire comprendre la
position singulière de cet événement : subjectif puisque vécu par un
individu, en un sens non personnel – d’où la position de cet
événement par un personnage –, et en même temps objectif puisque
rendu nécessaire par des conditions concrètes qui s’imposent à
l’individu pour répondre à un problème – d’où la dimension
conceptuelle. Ce que disait Deleuze de l’événement doit être relu à la
lumière du personnage conceptuel : « Le mode de l’événement, c’est
le problématique. Il ne faut pas dire qu’il y a des événements
problématiques, mais que les événements concernent exclusivement
les problèmes et en définissent les conditions. […] L’événement par
lui-même est problématique et problématisant. » (LS, 69)

La tension accomplie et tenue entre subjectivité et objectivité est


donc la conséquence d’une caractéristique primordiale du personnage
conceptuel : sa position tierce. Le personnage conceptuel peut être aux
côtés des élèves et du professeur, et faire de chaque individu présent
dans la classe un opérateur de l’Idée. Il se promène entre les individus,
mais il n’est jamais – même pas successivement – tel ou tel individu.
Quand un professeur parle et donne vie à l’Idée nesciente, il s’agit
d’une subjectivité en acte qui se branche sur les conditions
d’émergence, objectives, du problème. Deleuze est précis sur ce

55
De fait, les sorties scolaires sont souvent des grands moments de « recognition ».
Bien des sorties apparaissent comme des récompenses du labeur effectué en classe.
Ainsi, on ira reconnaître les feuilles des arbres classés en cours de SVT, on ira
reconnaître des pièces de musée de telle époque étudiée en cours d’histoire, et
cetera. Dans ces exemples d’« expéditions » on comprend qu’il n’y aucune place
pour le « dehors » dont parle Deleuze.

180
point : « l’embrayeur philosophique est un acte de parole à la
troisième personne où c’est toujours un personnage conceptuel qui dit
Je : je pense en tant qu’Idiot, je veux en tant que Zarathoustra, je
danse en tant que Dionysos, je prétends en tant qu’Amant. […] Aussi
les personnages conceptuels sont-ils les vrais agents d’énonciation.
Qui est Je ? c’est toujours une troisième personne. » (QPh, 63) Cette
position tierce est pédagogiquement décisive. C’est elle qui permet
d’éviter la démagogie ou le conflit. La première se perd dans un Je
généralisé et mou : nous pensons ensemble et nous mettons d’accord
sur le meilleur consensus. Le second constitue une éristique stérile : le
professeur s’essaie à faire bouger les élèves en risquant la pique.56 À
l’inverse, la position tierce permet une participation commune à la
construction du problème. Cette idée de communauté de pensée est
indépendante des choix pédagogiques : Deleuze faisait des cours
magistraux et élaborait progressivement un élan collectif ; mais on
pourrait choisir de s’y prendre différemment avec des publics qui ne
pourraient pas « suivre » un cours magistral. Comme je l’ai déjà
souligné, le rejet du débat et de la discussion chez Deleuze ne doit pas
être extrapolé en termes de modalités didactiques. Un professeur peut
parler seul et rester au niveau de simples discussions, en faisant
débattre les thèses des philosophes devant ses élèves ; inversement, un
professeur peut faire cours en interaction avec les élèves et donner vie
à un personnage conceptuel pour développer un problème.

Pour continuer d’éclairer la figure du personnage conceptuel,


voyons deux exemples paradigmatiques. Chacun éclaire de manière
essentielle un point important de la figure du « personnage
conceptuel ». Il s’agit du « Vicaire Savoyard » de Rousseau et du
couple « je et tu » chez Bachelard. Ils sont d’autant plus intéressants
qu’ils précisent les qualités du personnage conceptuel et font d’emblée
ressortir sa dimension pédagogique intrinsèque, dans un sens tout
deleuzien.

56
C’est probablement sur le thème de la religion que cette tactique se dévoile
comme stérile. Il est tentant de vouloir défendre un certain rationalisme contre des
croyants farouches qui rejettent en bloc l’argumentation et se réfugient derrière une
tolérance effectivement crispante de paresse… Mais on obtient alors très souvent un
« bloc classe » faisant front contre l’enseignant qui se met à incarner, à son insu,
l’institution contre laquelle telle communauté se fera fort de résister.

181
Le Vicaire Savoyard : ce n’est pas « moi » qui parle

Ce premier exemple donne une excellente idée de la fonction


d’opérateur du personnage conceptuel.57 Rousseau a créé un
« personnage conceptuel » pour les raisons exactes que décrit
Deleuze. La profession de foi du Vicaire Savoyard arrive après trois
cents pages du meilleur empirisme qui soit ; dès lors, on se demande :
comment Rousseau articule-t-il le principe de causalité qui régit toute
la nature et le sentiment intime de liberté ? Il y a là deux traits
dynamiques qui créent une différence de potentiel, une inconnue
dramatique que le Vicaire en tant que personnage conceptuel vient
« résoudre ».

Dans les Rêveries, Rousseau explique qu’avec l’Émile, oubliant


toute « prudence », il s’est senti poussé à créer le personnage du
Vicaire, dont sa vie dépendait : « je sentois vivement que le reste de
mes jours et mon sort total en dependoient. »58 Il y a une espèce de
scandale dramatique à charger un personnage conceptuel de penser ce
dont sa vie, son existence la plus concrète dépendent !

Le premier éclairage apporté par le Vicaire sur le concept de


« personnage conceptuel » réside dans la question de sa dimension
fictive. La structure qui amorce la Profession de foi du Vicaire
Savoyard est un cas magistral d’emboîtement des voix.59 Dans un
premier temps, Rousseau cède la parole à un jeune homme dont le
discours est rapporté entre guillemets. Celui-ci parle d’abord en
« tierce personne », puis déclare se « lasser » du subterfuge pour

57
Je dois à Yves Citton d’avoir eu l’idée d’éclairer la logique de Rousseau avec les
concepts de Simondon. Citton montre de manière très convaincante qu’on enferme
Rousseau dans des faux paradoxes en l’acculant aux inconséquences et aux erreurs
au nom d’alternatives que sa pensée s’efforce précisément de dépasser – par
l’écriture. Citton recourt notamment au concept de « disparation » créé par
Simondon : c’est là que se situe l’heureuse rencontre avec le « personnage
conceptuel » de Deleuze – et que le Vicaire Savoyard se met à fonctionner comme
exemple privilégié. Cf. Citton Y., « Le chantier de la vérité. Disparation,
individuation et vitesse fictionnelle chez Rousseau », p.161-176.
58
Rousseau J.-J., Les Rêveries du promeneur solitaire, « 3e promenade », p.1016-
1017.
59
Cf. Rousseau J.-J., Émile ou de l’éduction, IV, p.339-350.

182
finalement assumer un « je » ! Ce revirement explicite peut paraître
complètement inutile pour le fond du propos, mais il est très
intéressant pour la forme de l’argumentation qui se met en place, pour
sa dramatisation. Dans un deuxième temps, le jeune homme introduit
le personnage du Vicaire, à qui il va finalement céder la parole. On
assiste donc à cet emboîtement très singulier : discours direct à la
troisième personne par le jeune homme, discours direct à la première
personne du même jeune homme, discours indirect du jeune homme
rapportant les propos du Vicaire, discours direct du Vicaire lui-même.
Dans la forme de ces pages, on trouve déjà exposée toute une
réflexion sur la nature du langage comme circulation du « ouï dire »…
Avec l’humour si singulier qui le caractérise, Rousseau prête même au
Vicaire des propos tourmentés sur ce qu’il est. Personnage conceptuel,
le Vicaire s’interroge sur sa vraie nature : « Mais qui suis-je ? quel
droit ai-je de juger les choses ? et qu’est-ce qui détermine mes
jugements ? S’ils sont entraînés, forcés par les impressions que je
reçois, je me fatigue en vain à ces recherches, elles ne se feront point,
ou se feront d’elles-mêmes sans que je me mêle de les diriger. » 60
Propos assurément dignes d’un personnage conceptuel !

Le Vicaire a une autre qualité fondamentale du personnage


conceptuel : il porte la « disparation » des différents plans
d’immanence : d’un côté celui du matérialisme et ses conséquences
déterministes, de l’autre celui de la liberté intime découverte par
l’introspection. À propos de cette tension, Yves Citton remarque :
« On n’accuse Rousseau de mauvaise philosophie, de paradoxes, de
paralogismes et de contradictions, cachés par une brillante éloquence,
que dans la mesure où l’on fait de l’inconséquence (définie comme
une inconsistance de la chaîne globale) la marque d’une erreur. Tout
le travail d’écriture auquel se livre Rousseau nous invite pourtant à y
reconnaître autre chose : non pas le symptôme d’un ratage de la vérité,
mais le défi d’un problème. »61 Les travaux de Gilbert Simondon
fournissent le moyen le plus éclairant d’envisager la dynamique
constituante dont participent de tels « problèmes », en particulier à

60
Rousseau J.-J., Émile ou de l’éducation, IV, p.350.
61
Citton Y., « Le chantier de la vérité. Disparition, individuation et vitesse
fictionnelle chez Rousseau », Europe, n°930, octobre 2006, p.165.

183
travers la notion de « disparation ».62 Le Vicaire, en tant que
personnage conceptuel, est un opérateur de « disparation » exemplaire
entre deux plans d’immanence distincts.63 Deleuze insiste en effet sur
le fait que les personnages conceptuels croisent et court-circuitent
différents plans. C’est ce qu’il nomme le « goût philosophique » qu’il
définit comme capacité à déterminer les groupes de concepts et les
familles de plans susceptibles de résonner et de lancer des ponts
mobiles. Le personnage conceptuel est l’opérateur de ces échos et
réseaux qui constituent la singularité d’un problème. (QPh, 74-76)

Or, le « goût » de Rousseau consiste à vouloir articuler un


empirisme rigoureux avec la certitude sensible d’une transcendance
du moi. Obliger Rousseau à un choix binaire et exclusif entre, d’un
côté, le principe de causalité qui régit toute la nature – dont il se sait
faire partie, comme le souligne bien son projet de Matérialisme du
sage – et, de l’autre, le sentiment intime de sa liberté, cela reviendrait
à lui imposer le choix absurde entre adopter soit les informations que
lui propose son œil droit, soit celles qui lui viennent de son œil
gauche. La vérité se construit dans l’élaboration d’une nouvelle
dimension qui permet de réconcilier ces deux constellations de
données effectivement incompatibles – et inconséquentes tant qu’on
n’aura pas construit une dimension supérieure qui permette d’unifier

62
Simondon définit ainsi la « disparation » : « il y a disparation lorsque deux
ensembles jumeaux non totalement superposables, tels que l’image rétinienne
gauche et l’image rétinienne droite, sont saisis ensemble comme un système,
pouvant permettre la formation d’un ensemble unique de degré supérieur qui intègre
tous les éléments grâce à une dimension nouvelle (par exemple, dans le cas de la
vision, l’étagement des plans en profondeur). » – Simondon G., L’Individu et sa
genèse physico-biologique, p.223.
63
Le paragraphe crucial est celui-ci : « Portant donc en moi l’amour de la vérité
pour toute philosophie, et pour toute méthode une règle facile et simple qui me
dispense de la vaine subtilité des arguments, je reprends sur cette règle l’examen des
connaissances qui m’intéressent, résolu d’admettre pour évidentes toutes celles
auxquelles, dans la sincérité de mon cœur, je ne pourrai refuser mon consentement,
pour vraies toutes celles qui me paraîtront avoir une liaison nécessaire avec ces
premières, et de laisser toutes les autres dans l’incertitude, sans les rejeter ni les
admettre, et sans me tourmenter à les éclaircir quand elles ne mènent à rien d’utile
pour la pratique. » – Rousseau J.-J., Émile ou de l’éducation, IV, p.349-350.

184
ces informations hétérogènes.64 Il ne s’agit ni de « rejeter » ni
simplement d’« admettre » ces vérités inconséquentes entre elles, mais
de « se tourmenter à les éclaircir », c’est-à-dire de leur inventer un
plan de compatibilité inédit, dès lors que « l’incertitude » où l’on se
trouve à leur égard constitue une entrave dans la recherche de l’utile
ou du bien.65

En résumé, si c’est Rousseau qui écrit les lignes de l’Émile où


s’invente le personnage conceptuel du Vicaire Savoyard, c’est bien le
Vicaire qui vit cette tension, qui insiste sur elle et la crée en faisant se
couper deux plans d’immanence distincts. Le Vicaire n’est pas un
revirement soudain vers une liberté posée arbitrairement, il n’est pas
une parade juridique pour protéger Rousseau66, il est l’acteur d’un
véritable drame de la pensée.

Le couple bachelardien, ou le refus d’être spectateur de la


pensée

Poursuivons avec un second exemple, rencontré chez Bachelard


lorsqu’il peint la scène qui a lieu entre deux personnages conceptuels.
« En suivant l’établissement des relations entre un je et un tu
rationalistes »67, Bachelard dramatise la pensée en mettant en scène
deux personnages nommés de manière déictique. Ce qui ressemble à
une pièce de théâtre contemporaine, avec un « je » qui parle à un
« tu », donne à penser le diagramme de la pensée rationaliste, qui se
solde par la mise à mort d’un troisième personnage : « il ».
Dramaturgie pure du rationalisme appliqué. On assiste à la mise à

64
Remarquons que le concept simondonien de « disparation » ne revient nullement
à répéter, sous un nom bizarre, la bonne vieille contradiction dialectique.
Contrairement à ce que postule cette dernière : « on ne doit donc pas supposer une
unité sous-jacente ou transcendante qui ferait le lien, mais une ‘‘liaison par les
différences’’, par l’hétérogénéité même des éléments en présence. Cette ‘‘tension’’
entre éléments différents peut produire un ‘‘degré supérieur’’ qui ne réduit pas
nécessairement les éléments en tension. » – Cf. Debaise D., « Le langage de
l’individuation », p.105.
65
Cf. Rousseau J.-J., Émile ou de l’éducation, IV, p.349-350.
66
Voir la note 68, page suivante.
67
Cf. Bachelard G., Le Rationalisme appliqué, p.56-64

185
mort de l’opinion, à travers le personnage du « il » qui a tous les traits
d’Epistémon. (DR, 170-171) Bachelard veut faire de « il » l’homme
extérieur à la pensée en train de se faire, un mort-né. La sommation
bachelardienne est claire : soit « il » accepte de prendre place dans la
danse duelle de « je » et « tu », devenant alors lui-même « je » et
« tu » alternativement, soit il reste en retrait, spectateur du savoir en
train de se faire, auditeur passif des énoncés produits, et alors il doit
disparaître. L’intérêt de ces personnages conceptuels aux noms
déictiques est de montrer à quel point le personnage conceptuel se
distingue de tout personnage psychologique, et surtout de la personne
du philosophe.68

Le vocabulaire dramatique est prolifique chez Bachelard, et c’est


ce qui fait sans doute sa force pédagogique. Hissant lui-même le
pédagogique à un niveau transcendantal, il fait de « l’esprit une
école »69 : le modèle enseignant devient une dramatisation de la
pensée. Bachelard le dit en termes déjà deleuziens : la pensée
fonctionne comme « un enseignement virtuel. »70 Autrement dit, les
personnages du professeur et de l’écolier sont virtuels, ils sont

68
D’après Yannick Séité, l’origine de ce détachement remontrait à Rousseau et
Sade. Cf. Séité Y., « Délices, délits, dénis, dilemmes de la fiction », p.106-127. Dans
cet article admirable, Séité montre que le détachement de soi de ces auteurs vis-à-vis
des personnages qu’ils créent n’a pas seulement une fonction juridique – échapper à
la censure en se détachant des propos énoncés dans les œuvres. Cette dernière
hypothèse, très répandue, est étroite : elle est psychologique car elle suppose une
lâcheté ou une prudence chez les auteurs ; or nous n’en savons rien, et « qui
supposerait que Rousseau a recours à des complexités énonciatives à seule fin de
tromper l’ennemi devrait reconnaître l’inanité de sa ‘‘tactique’’ » – Séité rappelle
tout le dossier des poursuites contre Rousseau. Cette hypothèse de la fonction
juridique est même fautive dès lors qu’elle oublie la dimension proprement
heuristique de la dramatisation de la pensée : celle-ci crée un espace fictionnel
entendu comme espace dans lequel une pensée n’a plus de comptes à rendre aux
autres, mais seulement à elle-même. À ce titre, Rousseau incarne le mieux cette
tension en ce qu’il a eu à subir effectivement la traque pour ses opinions : délire des
censeurs qui sont incapables de percevoir l’« anonymat » des problèmes – selon les
termes de Rousseau – qui ne trouvent aucunement leur source dans une personne
physique et psychologique. Cette traque exprime l’image dogmatique de la pensée.
Or le personnage conceptuel est ce qui échappe à toute traque judiciaire possible, y
compris lors des débats – forme douce de la traque.
69
Bachelard G., Le Rationalisme appliqué, p.68.
70
Bachelard G., Le Rationalisme appliqué, p.14.

186
conceptuels. « En forçant un peu les personnages et en soulignant
l’importance de l’instance pédagogique je peux dire que je me
dédouble en professeur et écolier. »71 Ce « forcing » bachelardien
illustre bien ce que Deleuze entend par personnage conceptuel. En
effet, le problème de Bachelard n’est surtout pas de dire que certains
sont encore élèves dans leur tête et que d’autres ont atteint la maturité
de l’enseignant ; faire cela, ce serait se servir des personnages
conceptuels pour juger psychologiquement les personnes : tu es un
idiot, tu es un esclave, et cetera. Au contraire, l’articulation des
personnages conceptuels du professeur et de l’écolier devient
proprement interne et essentielle à la pensée comme telle. Autrement
dit : celui qui pense réellement une Idée est en même temps professeur
et écolier. La conséquence non-dite mais nécessaire de cette
conceptualisation est une critique radicale de la nature stigmatisante
des rôles sociaux : qu’un individu se pense comme un élève ou
comme un professeur montre tout ce qui l’éloigne de la pensée. Chez
Bachelard, la relation enseignante n’est plus pensée à partir du
modèle social mais à partir du cogito. Au niveau de l’acte
pédagogique lui-même, il n’y a pas un enseignant qui transmet à un
enseigné mais des personnes, chacune tour à tour, enseignantes et
enseignées. À la géographie des places, matrice des rôles sociaux et
des dominations symboliques, qui exige une distribution sédentaire –
avec positions fixes et barrières étanches –, il faut préférer le devenir
des moments, matrice du processus d’apprentissage, qui exige une
distribution nomade – positions aléatoires, possibilité d’inversion des
rôles, et cetera. L’apprentissage devient proprement transcendantal.

71
Bachelard G., Le Rationalisme appliqué, p.26.

187
Je voudrais justement conclure ce chapitre sur le personnage
conceptuel par quelques remarques sur les conséquences subversives
d’une telle approche. De même que Bachelard problématise les
conditions d’une pensée savante malgré les statuts sociaux et
institutionnels72, de même Deleuze envisage l’apprentissage malgré
les formes consacrées des institutions où se déroulent de prétendus
« apprentissages ». Cette critique est proprement philosophique : elle
n’est pas une dénonciation habile, mais une explication qui constitue
en elle-même une critique, qui n’est pas voulue comme telle et qui est
d’autant plus puissante que le problème est posé objectivement sans
souci de viser qui que ce soit. Autrement dit, la prise au sérieux de
l’Apprentissage par Deleuze entraîne une conceptualisation rigoureuse
des conditions de possibilité effectives de l’exercice du philosopher,
donc confère une charge anti-institutionnelle au propos. Cette
conséquence découle directement de l’insistance sur les problèmes,
contre le règne des solutions. L’image dogmatique de la pensée a en
effet une double origine sociale et scolaire : « Nous avons le tort de
croire que le vrai et le faux concernent seulement les solutions, ne
commencent qu’avec les solutions. Ce préjugé est social (car la
société, et le langage qui en transmet les mots d’ordre, nous « donnent
» des problèmes tout faits, comme sortis des «cartons administratifs de
la cité », et nous imposent de les « résoudre », en nous laissant une
maigre marge de liberté). Bien plus, le préjugé est infantile et
scolaire : c’est le maître d’école qui « donne » des problèmes, la tâche
de l’élève étant d’en découvrir la solution. Par là nous sommes
maintenus dans une sorte d’esclavage. La vraie liberté est dans un
pouvoir de décision, de constitution des problèmes eux-mêmes. » (B,
3-4)

72
Sur bien des points, Gaston Bachelard est très subversif. On est un peu étonné de
constater la doxa qui l’entoure, voire les réticences sous prétexte d’un archaïsme de
Bachelard, théoricien de l’école de la Troisième République. Foucault, dont on
connaît la vigueur critique et polémique, écrivait ceci dans un article au titre
significatif « Piéger sa propre culture » : « Ce qui me frappe beaucoup chez
Bachelard, c’est en quelque sorte qu’il joue contre sa propre culture, avec sa propre
culture. Dans l’enseignement traditionnel, il y a un certain nombre de valeurs
établies, de choses qu’il faut dire et d’autres qu’il ne faut pas dire […], il y a la
hiérarchie, tout ce monde céleste avec les Trônes, les Dominations […]. Eh bien,
Bachelard fait se déprendre de tout cet ensemble de valeurs. » – Foucault M.,
« Piéger sa propre culture », dans Dits et écrits I, 1954-1975, p.1250.

188
C’est pourquoi il faut insister sur le fait que la manière dont
Deleuze conçoit l’activité de philosopher n’est pas du tout
incompatible ou antinomique avec des considérations pédagogiques.
Au contraire ! Il semble évident, pour certains, que le constructivisme
de Deleuze condamne sa conception de la philosophie à n’être que
l’apanage de quelques génies de la pensée et délaisse derrière elle tout
apprenant ou débutant. Cela donne à peu près : « Si philosopher c’est
créer des concepts, comment peut-on prétendre qu’on fait de la
philosophie en classe de Terminale ? » Ses propos sur l’insignifiance
des « devoirs » des élèves (DR, 198-199) pourraient paraître
méprisants, à tout le moins oublieux des conditions réelles de
l’enseignement dans le secondaire – où il exerça lui-même il y a déjà
plus d’un demi-siècle… Le paradoxe devient encore plus cinglant
quand on confronte l’exercice de la dissertation, qui est une obligation
de « penser » sur commande à un moment donné, avec cette
revendication deleuzienne : « Douceur de n’avoir rien à dire, droit ne
n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme
quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce
dont on crève actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des
propositions qui n’ont aucun intérêt. […] Ce n’est jamais faux, ce que
dit quelqu’un, c’est pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça
n’a aucune importance. C’est que ça a été mille fois dit. » (P, 177)
Confrontons ce propos à la sommation terminale de l’épreuve du
baccalauréat exigeant des élèves qu’ils délivrent un discours sur un
sujet précis : deux positions sont alors possibles. D’un côté, nous
pouvons nous offusquer du dandysme ou de l’élitisme nauséabond
d’un tel propos ; dans ce cas, nous sous-entendons implicitement que
les élèves ne sont pas capables de dire quoi que ce soit d’intéressant.
D’un autre côté, nous pouvons estimer que l’exercice scolaire de la
dissertation ne peut produire que des insignifiances, c’est-à-dire que
nous ne remettons pas en cause le parcours qu’il faut faire effectuer
aux élèves, et dont nous les pensons capables, mais seulement les
moyens d’effectuer avec eux ce parcours.

Pour Deleuze, ce ne sont pas les errements du novice qui sont en


cause mais seulement l’abrutissement d’une certaine manière
d’apprendre aux autres. Fabre précise à juste titre : « Les figures de la
domination se ramènent toutes à une même matrice, celle de l’École

189
qui nous infantilise en nous faisant croire que l’essentiel dans la
pensée est de résoudre des problèmes posés et construits par d’autres,
ces problèmes étant naturellement des bons problèmes que l’on
n’aurait pas le droit de remettre en question. Si l’on prolonge
l’interrogation kantienne sur Qu’est-ce que les Lumières ? – pour
Deleuze – s’émanciper, penser par soi-même, ce serait accéder à la
maîtrise des problèmes. L’usage public de la raison – en quoi Kant
voyait la condition de l’avènement des Lumières – consisterait dans la
possibilité, non plus seulement de choisir une autre solution que celle
que préconisent les pouvoirs, mais de dénoncer les faux-problèmes, de
les déplacer et de les construire autrement. »73

73
Fabre M., Philosophie et pédagogie du problème, p.146.

190
Chapitre 10

Le modèle mathématique : perdurer dans le
problème

« Il en va du langage comme des formules


mathématiques : elles constituent un monde en soi,
pour elles seules ; elles jouent entre elles
exclusivement, n’expriment rien sinon leur propre
nature merveilleuse, ce qui justement fait qu’elles sont
si expressives que justement en elles se reflète le jeu
étrange des rapports entre les choses. »
Novalis

À côté de la dramatisation de la pensée, Deleuze se sert aussi


beaucoup des mathématiques. L’exigence de précision, indispensable
à l’intuition comme méthode, explique sans doute le recours fréquent
aux mathématiques. Je voudrais insister sur ce rôle joué par les celles-
ci : la problématisation en philosophie, telle que la conçoit Deleuze,
doit sa solidité conceptuelle et sa rigueur aux mathématiques. De fait,
les références aux mathématiciens parsèment toute son œuvre :
Proclus pour la distinction entre problème et théorème (LS, 69) ;
Desargues pour la géométrie projective (Pli, 29-30) ; Leibniz pour le
calcul différentiel (Pli, passim) ; Abel et Galois pour la théorie de la
résolubilité des équations (DR, 233-235 ; QPh, 122) ; Riemann pour
sa théorie des multiplicités (B, 31-32) et Lautmann pour sa thèse de
l’objectivité de l’indétermination du problématique (DR, 230 ; LS, 69-
70 et 127; QPh, 119).

Pour comprendre que la dramatisation est permanente et que


l’apprentissage n’a pas de terme, il faut montrer que la pensée
philosophique n’a pas à sortir du problématique. On essaie de « s’en
sortir » pour reprendre l’expression de Deleuze, mais cette « fuite » est
immanente au problématique, et ne constitue pas une sortie, au sens
où l’on quitterait les problèmes. Toute la critique de la représentation

191
et de la vérité comme adéquation repose sur ce point. C’est la limite
de nombreuses philosophies, même celle de Kant qui reconnaît
pourtant l’être problématique de l’Idée : « Parce que la critique
kantienne reste sous la domination de l’image dogmatique ou du sens
commun, Kant définit encore la vérité d’un problème par sa
possibilité de recevoir une solution […] Il est fatal, alors, que le
fondement ne soit lui-même qu’un simple conditionnement
extérieur. » (DR, 209) La difficulté d’articuler le couple du vrai et du
faux au niveau des problèmes eux-mêmes provient de la circularité
d’une telle conception : est qualifié de « vrai » le problème qui a une
solution et de « faux » celui qui n’en n’a pas ou peut en recevoir
plusieurs contradictoires. C’est avec Bergson que Deleuze a pris
conscience de cette difficulté et a pu sortir de l’extrinsécisme de
Kant : « Beaucoup de philosophes à cet égard semblent tomber dans
un cercle : conscients de la nécessité de porter l’épreuve du vrai et du
faux au-delà des solutions, dans les problèmes eux-mêmes, ils se
contentent de définir la vérité ou la fausseté d’un problème par sa
possibilité ou son impossibilité de recevoir une solution. Le grand
mérite de Bergson au contraire est d’avoir tenté une détermination
intrinsèque du faux dans l’expression ‘‘faux problème’’. » (B, 5)
Autrement dit, contre l’extrinsécisme kantien – un problème s’évalue
par rapport à ses solutions –, Deleuze conceptualise le problème
comme recevant ses caractéristiques de manière purement interne.
Plus même : non seulement le problème n’est pas subordonné à la
solution, mais « c’est la ‘‘résolubilité’’ qui doit dépendre d’une
caractéristique interne : elle doit se trouver déterminée par les
conditions du problème, en même temps que les solutions réelles,
engendrées par et dans le problème. » (DR, 210)

Le vocabulaire employé est hautement significatif : « Ce qui est


manqué, c’est la caractéristique interne du problème en tant que tel,
l’élément impératif intérieur qui décide d’abord de sa vérité et de sa
fausseté, et qui mesure son pouvoir de genèse intrinsèque […].
L’essentiel est que, au sein des problèmes, se fait une genèse de la
vérité, une production du vrai dans la pensée. » (DR, 210, je souligne)
La pensée construit des problèmes, déplace des problèmes, réoriente
les faux problèmes, mais elle ne sort jamais du problème. On n’a pas
à juger des problèmes d’après leur(s) solution(s) puisque toute norme
du problématique est immanente aux problèmes. C’est en ce sens que

192
l’apprentissage de la philosophie rejoint essentiellement la pratique de
la philosophie : dans les deux cas, il s’agit d’Apprendre – aux autres
et/ou pour soi-même. Et ici, Apprendre ne signifie pas autre chose que
problématiser. L’Apprendre est une tentative constructiviste qui ne
fait qu’un avec le parcours des problèmes. Surtout, Deleuze insiste sur
le fait qu’il ne s’agit pas d’un problème subjectif : l’Apprendre
correspond à une dimension objective de la pensée car les problèmes
sont eux-mêmes des « objectités idéelles ». (DR, 206 et 213 ; LS, 72)
Parce que le « problématique est à la fois une catégorie objective de la
connaissance et un genre d’être parfaitement objectif », il constitue
« un horizon indispensable à tout ce qui arrive » ! (LS, 70) Le terme
d’horizon montre bien l’absence de limite du problématique, qui
constitue donc un champ infini pour la pensée. D’où l’équivalence
entre Apprendre – dont nous avons vu qu’il était pareillement un
processus infini – et Problématiser.

Pourquoi alors les mathématiques sont-elles si importantes pour


Deleuze ? Il semble que cette conceptualisation de ce qu’est un
problème soit suffisamment claire comme cela… Pourtant, Deleuze
recourt aux mathématiques pour donner un maximum de rigueur à
cette intuition. En effet, il semble que les mathématiques, dans le
champ des disciplines non philosophiques, tiennent une position
singulière par rapport à la philosophie. L’intérêt premier des
mathématiques est leur absence de référence au réel : elles disposent
de moyens privilégiés pour vaincre la conception classique de la vérité
– comme adéquation d’un discours au réel. La philosophie, selon
Deleuze, est exactement dans le même cas : elle ne se réfère pas au
réel74, mais fonctionne de manière interne au niveau des problèmes
qu’elle crée et déplace. D’ailleurs, les concepts deleuziens sont
souvent des emprunts à la terminologie mathématique : multiplicité,
singularité, voisinage, et cetera. Deleuze dit, à propos de Bergson, que
la mathématique permet de pousser au-delà l’expérience et de prélever
sur elle une « ligne d’expérience » : c’est le problème de l’imagination

74
Deleuze ne veut surtout pas dire qu’il n’y a pas d’extériorité. Nous avons vu dans
la première partie le rôle fondamental de celle-ci. Mais justement, le concept de
rencontre court-circuite l’opposition entre intériorité et extériorité. Autrement dit, il
n’y a que de l’extériorité donc on n’a pas à se référer à un extérieur préalable.

193
mathématique. Celle-ci va nourrir l’imagination philosophique de
Deleuze et lui donner en même temps une base formelle solide.75

Pourquoi le modèle mathématique pour penser la


problématisation ?

« Nous devons rompre avec une longue habitude de


pensée qui nous fait considérer le problématique comme
une catégorie subjective de notre connaissance, un
moment empirique qui marquerait seulement
l’imperfection de notre démarche, la triste nécessité où
nous sommes de ne pas savoir d’avance, et qui dis-
paraîtrait dans le savoir acquis. Le problème a beau être
recouvert par les solutions, il n’en subsiste pas moins
dans l’Idée qui le rapporte à ses conditions, et qui
organise la genèse des solutions elles-mêmes. Sans cette
Idée les solutions n’auraient pas de sens. Le
problématique est à la fois une catégorie objective de la
connaissance et un genre d’être parfaitement objectif. »
Gilles Deleuze

Pour comprendre la stratégie de Deleuze, il est préférable de partir


des textes méthodologiques de Différence et répétition, où le rapport
entre philosophie et mathématiques apparaît assez clairement. Il s’agit
du rapport entre l’« idée-problème » – le nom du concept à l’époque

75
On pourrait se demander : pourquoi Deleuze fait-il également un usage abondant
des mathématiques, pour penser autre chose que le concept de problème. En effet, il
s’intéresse à des phénomènes biologiques, éthologiques – par exemple, quand il
décrit ce qu’est une meute, et donc parle de multiplicité. Il existe donc des exemples
où il reprend des termes mathématiques alors qu’il ne s’agit pas de déterminer le
concept de problème de manière rigoureuse. Face à ce constat, il semble qu’il faille
distinguer deux ordres de discours différents. Dans le cas évoqué, la médiation se
fait parce qu’il a préalablement réduit tout type de problème à une multiplicité, ce
qui lui permet d’exporter les concepts. En bref, les mathématiques ont une place à
part parce qu’on y a réfléchi sur ce qu’est un problème même. Elles forment une
propédeutique rigoureuse en vue de l’exercice d’une pensée problématisante. Dit
autrement, Deleuze cherche dans les mathématiques de quoi constituer une sorte
d’axiomatique de la pensée philosophique, conçue comme pensée par et dans les
problèmes.

194
de Différence et répétition – et mathématiques : Deleuze préconise de
faire un calcul différentiel des idées, une algèbre de la pensée pure.

Afin d’échapper aux scories du psychologisme de l’image


dogmatique de la pensée, il faut établir l’objectivité des problèmes.
« C’est une erreur de voir dans les problèmes un état provisoire et
subjectif, par lequel notre connaissance devrait passer en raison de ses
limitations de fait. » (DR, 359) Cette affirmation, récurrente chez
Deleuze, le conduit à poser l’existence d’un « être des problèmes »
(DR, 345) ; c’est pourquoi les problèmes sont des objectités et le
problématique un genre parfaitement objectif, et non un moment
transitoire subjectif. Deleuze construit donc une véritable ontologie
des problèmes : « Le ‘‘problématique’’ est un état du monde, une
dimension du système, et même son horizon, son foyer : il désigne
exactement l’objectivité de l’Idée, la réalité du virtuel. » (DR, 359)
Horizon et foyer en même temps, le problématique est le déploiement
de la pensée : il est l’événement de l’amorce de la pensée en même
temps que l’événement de l’effectuation de la pensée. La pensée
devient donc un monde à part entière, un monde fait de pli : les êtres y
sont en état de « perplication », de « complication », d’« implication »,
d’« explication » et de « réplication ». (DR, 359-360) Avec ces
distinctions, Deleuze condense les acquis de la « métaphysique du
calcul différentiel », que j’espère rendre assez fidèlement avec cette
esquisse – de manière pédagogique et accessible :

195
Face à un tel mode d’être du problématique, seule une
« métaphysique du calcul différentiel » permet de se repérer. Il faut
donc comprendre précisément quel intérêt Deleuze trouve aux
mathématiques, notamment dans la théorie des multiplicités de
Riemann.

196
Le problème du rapport de Deleuze à Riemann peut se résumer
ainsi : on sait a priori que Deleuze s’est intéressé aux multiplicités
sous la condition d’un problème qui intéressait aussi Riemann. Mais
le problème de Riemann, dans Sur les hypothèses qui servent de
fondement à la géométrie est : « qu’est-ce que la géométrie ? »
Comment Deleuze a pu penser qu’il avait le même problème que
Riemann ? En fait, il se sent proche de Riemann parce que le rapport
de la géométrie à l’espace est le même que celui de la pensée aux
Idées. D’une part, la définition de la géométrie suppose une
détermination de l’espace qui serait antérieure à la mesure, puisqu’on
se demande : « comment faire des mesures sur l’espace ? » D’autre
part, on suppose qu’il n’y a pas qu’une seule manière de le faire.
L’image dogmatique de la pensée est donc semblable à la géométrie
classique : elle présuppose l’existence d’un espace des vérités et une
manière unique d’y accéder – la recognition. Le travail de Riemann –
séparer l’espace mesuré et l’espace avant la mesure – apparaît ainsi
comme une libération de la géométrie qui peut fonctionner pour la
pensée elle-même. Ce que demandait Bergson, c’est un
mathématicien qui l’a fait : séparer l’extension de l’espace même, et
aussi pluraliser les mesures.76 Et Deleuze pourra affirmer, instruit de
Riemann : « Nous devons concevoir, […] comme condition de
l’expérience, des intensités pures enveloppées dans une profondeur,
dans un spatium intensif qui préexiste à toute qualité comme à toute
extension. » (ID, 135)

Pour Riemann, il n’y a qu’une forme de l’espace, mais chaque


forme correspond à une maîtrise particulière. Il se pose donc la
question même de la possibilité qu’il puisse y avoir plusieurs manières
de compter sur un espace – qui est au-delà de la question des
géométries non-euclidiennes. Son travail consiste alors à trouver des
réponses. Toute la différence entre Deleuze et Riemann est là :
finalement Deleuze ignore le travail mathématique propre de

76
Deleuze remarque que Bergson aurait eu beaucoup à gagner à fréquenter les
travaux de Riemann avec vigilance. (B, 31-33) De même Michel Serres fustige de
manière plus sarcastique les attaques naïves de Bergson contre l’espace, en faveur
du temps. Serres souligne que c’est la topologie moderne qui permet de penser le
mieux les multiplicités : les accusations de Bergson visent une mathématique déjà
périmée de son temps. Cf. Serres M., Le Système de Leibniz, p.284-285.

197
Riemann, cela ne l’intéresse pas, c’est le problème qui l’intéresse :
opposition entre concept et géométrique, entre virtuel et actuel. Cet
exemple est canonique pour comprendre ce que Deleuze appelle le
rapport de la philosophie avec ce qui n’est pas elle : logique
d’interfécondation et non de surplomb. Deleuze s’alimente des
problèmes posés par Riemann et ne s’intéresse aucunement aux
solutions mathématiques – qu’il commenterait en épistémologue.77

Riemann commence par distinguer, d’un côté, les multiplicités qui


contiennent en elles-mêmes le principe de leur mesure, multiplicité
discrète, ensemble d’objets, de l’autre, les multiplicités continues, qui
ont une pluralité de mesures. Or, il s’intéresse aux continues parce que
les autres ont en elles-mêmes le principe de leur mesure : c’est le
nombre, le décompte, l’énumération. Le problème qui intéresse
Riemann – et Deleuze – est d’échapper à l’espace mesuré
géométrique. C’est la question du point de vue. Comment faire des
mesures ? Dans un cas, on peut se donner l’espace déjà structuré, et
alors il n’y a plus qu’à reconnaître les distances. Mais si je ne sais pas
où je suis, et qu’un espace est autour de moi, dans un voisinage,
comment me repérer, comment poser un point de vue ? Par principe,
selon Deleuze, il faut opter pour une approche intrinsèque, se placer
dans un cadre sans système a priori de l’espace, sans coordonnées –
donc sans vue de surplomb, qui serait la forme a priori de l’espace
kantien. Il faut prendre un capteur, le calcul différentiel, et regarder les
variations des vecteurs, qui sont comme les aiguilles d’une boussole.78

77
Mireille Buydens a bien montré un tel fonctionnement dans le rapport de Deleuze
à l’art : « Deleuze peut qualifier la modernité de baroque, nonobstant le gouffre
stylistique qui sépare leurs productions respectives : une fois encore, ce sont mois les
œuvres (comme résultats) qui sont prises en compte, que les processus qui y ont
présidé. » – Cf. Buydens M., Sahara – l’esthétique de Gilles Deleuze, p.168.
78
Bento Prado Jr. développe les implications topologiques du fait que le plan
d’immanence soit un champ problématique. Ce qu’il écrit montre bien que Deleuze
fait pour la philosophie ce que Riemann a fait pour la géométrie : « Ajoutons que ce
champ n’est pas pensable par lui-même. Sa définition et le dessin de sa cartographie
ne sont possibles que par la définition simultanée des concepts qui le peuplent ou le
remplissent. Si les concepts ont besoin d’un champ virtuel préalable, le plan ne peut
subsister sans les concepts qui le hantent et qui y errent comme les tribus nomades
dans le désert. […] Ainsi, encore une fois, s’il n’y a pas de concept sans plan, il n’y
a pas non plus de plan sans des concepts qui inscrivent, dans cet ‘‘élément’’ fluide et
virtuel, des surfaces et des volumes qui le marquent comme des séries

198
C’est une méthode nécessaire : la position du problème lui-même
– « comment faire des mesures sur un espace ? » – oblige dans ce cas
à poser le problème de manière intrinsèque – sinon c’est du
quadrillage. Deleuze privilégie l’intrinsèque par nécessité : la pensée
est sans repère et doit procéder par des méthodes de tâtonnements aux
voisinages. Faute de quoi, elle ne pense pas, elle n’est pas la pensée :
elle se contente de reconnaître des lieux, de se représenter des lieux à
partir d’une carte déjà établie, et cetera. Remarquons que cela ne
condamne pas aux enquêtes partielles. On peut très bien, à partir de
cette méthode, obtenir des considérations globales. Par exemple, si en
se promenant sur l’espace, on voit que la variation est constante, c’est
qu’on est sur une sphère. On le découvre sans « plaquer » de savoir
préalable. Bref, la pensée doit être capable d’engendrer la forme de
son espace : nouvelle preuve que Deleuze s’intéresse non pas aux
conditions de l’expérience idéale, mais réelle. Ce parallèle permet de
bien comprendre la présupposition réciproque du plan d’immanence
et du personnage conceptuel.79 Le chaos est l’espace d’avant toute
mesure ; le plan d’immanence est une certaine géométrisation de cet
espace ; le personnage conceptuel est l’opérateur de cette formation
singulière de l’espace. Quand je qualifiais l’Idiot! d’arpenteur des
champs problématiques80, il fallait l’entendre à la lettre : le plan
d’immanence deleuzien comme champ problématique n’existe pas
sans l’Idiot! qui trace ce plan, et réciproquement, l’Idiot! n’existe pas
sans les champs de problèmes qu’il parcourt. Comprendre la
philosophie est cela : expliquer cette co-construction d’où résulte le
concept créé. Enseigner la philosophie consiste donc à faire apparaître
cette genèse du concept à l’esprit des élèves.

Par exemple, si je suis perdu dans le désert, comment faire ?


L’expérience idéale suggérerait de décrire les rapports entre toutes les
planètes – utilisation d’un espace structuré et allocentrique. À
l’inverse, l’expérience réelle nécessite un petit capteur, qui est un

d’événements, le recouvrent comme des dalles innombrables, distendant ainsi ce


milieu impartageable. » – Cf. Prado B., « Sur le ‘plan d’immanence’ », dans Alliez
E. (dir.), Gilles Deleuze. Une vie philosophique, p.307. Outre l’écho très riemannien
de ces lignes, il faut se rappeler l’espace de la lande de Lessay – vide supra, chapitre
6.
79
Vide supra, chapitre 9.
80
Vide supra, chapitre 6.

199
rapport différentiel : la boussole ne renvoie à aucune quantité connue,
mais c’est le rapport qui compte, le rapport différentiel de la variation
elle-même : ce qui marche de proche en proche, de voisinage en
voisinage. Les capteurs sont la représentation matérielle des forces.
Or, la « géophilosophie » deleuzienne affirme que « le concept n’a pas
d’autre règle que le voisinage ». (QPh, 87) La logique deleuzienne de
l’idée est une logique des forces. D’où l’idée que le mode d’être des
éléments est virtuel : ce sont les rapports possibles de ces captures.

En bref, Riemann n’a pas apporté une réponse aux problèmes de


Deleuze, mais a libéré la dimension du problème lui-même, qui est :
comment penser sans être capturé par une métrique ? Dans les
rapports différentiels, dans le voisinage, et cetera. Toutes ces
métaphores se retrouvent chez Deleuze. (DR, 236 sqq.)81 On saisit la
condition à laquelle on peut établir des différences spatiales : grâce à
la notion de potentiel, c’est-à-dire le capteur, dont le premier est notre
corps.

Insistons sur une conséquence pédagogique : la création des


concepts n’est nullement antinomique avec un « enseignement pour

81
On peut remarquer que l’apport des mathématiques pour Deleuze illustre assez
bien son fonctionnalisme. Il prend chez les mathématiciens ce qui l’intéresse et peut
fonctionner pour les problèmes qu’il construit. Ce n’est donc en rien une philosophie
des mathématiques, mais un échange fécond. Les mathématiques constituent une
rencontre privilégiée car elles permettent de penser l’être du problème lui-même,
donc le fonctionnement de la pensée. En ce sens, le rôle des mathématiques pour
Deleuze se ressent immédiatement dans cette expression qui illustre son projet :
envisager une « algèbre de la pensée pure ». (DR, 235) Les mathématiques
fonctionnent pour Deleuze au sens où elles sont fécondes pour de nouveaux collages
– permettant une algèbre de la pensée –, et jamais au sens où Deleuze expliquerait
les mathématiques avec des thèses philosophiques – faire une pensée de l’algèbre. Il
tient une position affirmée sur le rapport de la philosophie aux disciplines non
philosophiques : la philosophie n’a pas et ne peut avoir pour tâche de réfléchir sur
les mathématiques. « Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est pas : […]
elle n’est pas réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir
sur quoi que ce soit, […] car les mathématiciens comme tels n’ont jamais attendu les
philosophes pour réfléchir sur les mathématiques. » (QPh, 11) Ainsi, quand les
mathématiciens réfléchissent sur leur discipline, ce n’est pas de la philosophie, mais
des mathématiques. C’est la réflexion d’un mathématicien sur sa pratique, ce n’est
pas de la philosophie des mathématiques.

200
tous ».82 Il n’y a aucune difficulté à affirmer que la philosophie est une
activité de création de concepts et à penser l’enseignement de la
philosophie avec une telle définition. Ce lien intime entre construction
de concepts et pédagogie est précisément la raison pour laquelle
Deleuze insiste sur le « statut pédagogique du concept » : dire que la
philosophie est création de concepts signifie qu’un enseignement de la
philosophie doit expliquer la création des concepts, sinon il n’apprend
pas la philosophie. On objectera : expliquer une création n’est pas
créer. Si justement ! Créer un concept est « répondre » à un problème,
or y répondre n’est pas autre chose que l’expliquer, c’est-à-dire en
développer les implications convergentes qui font sa perplexité. La
création est la résultante d’explications.83 Autrement dit, en
expliquant un concept on ne fait rien d’autre que développer les
champs de force perpliqués dans l’Idée-problème qui a nécessité la
création du concept. Ainsi, il ne s’agit pas de dire qu’on va faire créer
aux élèves des concepts inédits, mais simplement qu’on va leur rendre
intelligible les concepts, et cette intelligibilité est rigoureusement la
création des concepts.

Il ne faut donc pas confondre l’inédit du point de vue de l’histoire


de la philosophie et le nouveau du point de vue de la position d’une
question – toujours bête en premier lieu. Pour reprendre un exemple
déjà abordé, si un professeur explique le pari de Pascal avec ses
élèves, ils vont créer des concepts ensemble, ils vont faire quelque

82
L’argumentation « anti-élitiste » qui estime que créer des concepts avec les élèves
est une tâche absurde dans les conditions concrètes d’enseignement est d’ailleurs
assez ambiguë. C’est peut-être parce qu’on ne fait rien créer aux élèves qu’ils sont
incapables d’une certaine disposition d’esprit si nécessaire à la pratique de la
philosophie – et non l’inverse. Dès lors, le constat de la difficulté qu’il y aurait à
créer avec eux entraîne l’abandon de cet objectif. C’est un peu le même paradoxe
qu’avec la confiance : je refuse de la donner à une personne sous prétexte qu’elle
m’a l’air louche. À ce rythme, elle se confortera dans sa duplicité et tout le monde
aura raison de ne pas vouloir lui faire confiance…
83
La conception de la création chez Deleuze ne correspond à aucune démiurgie ex
nihilo, mais est conforme à l’Ars inveniendi de Leibniz. En expliquant un problème,
je croise d’autres questions qui ré-orientent le problème et ainsi de suite – c’est le
phénomène de réplication. La nouveauté est dans ces croisements, et le vrai
problème est celui qui opère des rapprochements féconds. L’intéressant est le
résultat de bonnes inter-références, traductions, distributions, passages : la logique
de la création n’est que cela.

201
chose d’intéressant et de nouveau par rapport aux interrogations des
élèves. Ces dernières sont souvent : « crois-tu en Dieu toi ? », et ils ont
finalement raison de rejeter ces interrogations – leur méthode étant le
relativisme, la tolérance, et cetera. Si on arrive à déplacer le problème,
à co-construire le personnage conceptuel du « Parieur » en même
temps que le plan d’immanence du « choix vital », on arrivera à créer
plusieurs concepts : le concept de « mode d’existence », le concept de
« Dieu-juge », et cetera.

Un parallèle avec le sport ou l’artisanat peut être éclairant. On se


rappelle l’exemple de la nage : on n’apprend à nager que si on nage
soi-même, et non en restant sur le bord de la piscine. Celui qui se dit
nageur est capable de nager avec le maître-nageur. De même,
apprendre l’ébénisterie suppose que je travaille le bois, que je manie
différents outils, que je connaisse les différents bois, leurs structures,
leurs nœuds, leurs réactions à la lumière, à l’humidité, et cetera. Ainsi,
un jeune ébéniste qui a besoin de construire un meuble sans adjuvants
métalliques, devra répondre au problème de l’imbrication des pièces
de bois entre elles – par exemple, en mouillant une pièce femelle, pour
qu’en séchant, elle se resserre et bloque parfaitement une pièce mâle
qui s’enfiche dedans. Ici, seule la compréhension des conditions
concrètes du problème permet à l’élève de créer lui-même son meuble
même si cela a déjà été fait mille fois et inventé depuis l’Antiquité.
Pareillement : qu’a-t-on appris de la philosophie si l’on n’est pas
arrivé un peu mieux à poser les bonnes questions afin de développer
les problèmes qu’elles impliquent, ce qui n’est rien d’autre que créer
des concepts intéressants ?

Le raisonnement de Deleuze est très simple finalement : la


philosophie est création de concepts, donc si je veux l’enseigner je
vais expliquer cette activité de création ; or la création d’un concept
est la résultante transitoire84 de l’activité de problématisation elle-
même ; donc expliquer les conditions concrètes d’un problème par les

84
En effet, un concept peut être réinvesti dans d’autres problèmes, et il n’est
intéressant qu’en cela. Faute d’être pris dans un problème, un concept est
proprement dénaturé. Le piège réside justement dans le fait qu’il existe sous la
forme d’un mot, ce qui peut favoriser des utilisations aberrantes qui nient sa raison
d’être.

202
interactions fécondes du plan d’immanence et du personnage
conceptuel est précisément la création du concept. D’où le « statut
pédagogique du concept ». On peut prendre la chose par les deux
bouts de la lorgnette. Du point de vue de sa première apparition chez
un philosophe, le concept est créé selon des modalités pédagogiques :
le philosophe s’explique à lui-même un problème en le développant
selon son « goût philosophique », d’où résulte le concept créé. Du
point de vue de sa ré-émergence dans un cours de philosophie, la
pédagogie consiste exactement à recréer le concept : puisque le
professeur explique avec les élèves un problème, ils sont amenés
ensemble à créer le concept.

Le « pan-problématisme » de Deleuze

Parler de « pan-problématisme » chez Deleuze, cela signifie que la


pensée ne consiste en rien d’autre qu’en la construction de problèmes.
Le problème est l’état permanent de la pensée en train de se faire. La
pensée n’a lieu que dans le problématique : « théâtre de problèmes et
de questions toujours ouvertes, entraînant le spectateur, la scène et les
personnages dans le mouvement réel d’un apprentissage de tout
l’inconscient dont les derniers éléments sont encore les problèmes
eux-mêmes. » (DR, 248) Pour alimenter le machinisme problématique
Deleuze évoque un procédé de « vice-diction » qui consiste à la fois à
faire proliférer des séries, les faire diverger, par adjonctions
artificielles s’il le faut, puis à condenser les singularités, c’est-à-dire à
faire converger les séries. (DR, 245-246) Or ce jeu incessant d’amour
et de colère n’est rien d’autre que la vie de la pensée. C’est pourquoi
nous sommes « voués à des problèmes qui exigent même la
transformation de notre corps et de notre langue. » Les conséquences
pour la pédagogie sont claires : dès lors que penser consiste à évoluer
dans la compréhension des problèmes en tant que tels, l’Idée devient
« l’élément d’un apprendre infini, qui diffère en nature du savoir. »
(DR, 248)

En quoi les mathématiques permettent-elles de fonder cet


immanentisme du problématique ? Simplement, elles démontrent que
la recherche d’une solution renvoie toujours à un tâtonnement

203
empirique, donc non fondé. Au contraire, la rigueur exige que la
résolubilité découle de la forme même du problème en spécifiant
progressivement des champs de résolubilité. La problématisation
devient comme une « cascade de ‘‘résolvantes partielles’’ ou un
emboîtement de ‘‘groupes’’, qui font découler la solution des
conditions mêmes du problème. » (DR, 232-233) Les solutions ne sont
plus des adjuvants qui viennent remplir le problème qui manquerait
de quelque chose, elles sont des produits créés par le travail du
problème lui-même. Autrement dit, le problème ne manque de rien, il
n’a pas besoin de solutions pour être entier. C’est même l’inverse : il
est une force productrice de la pensée qui génère des solutions sans
s’y restreindre.

Ce sont donc les mathématiques qui ont permis historiquement de


sortir de l’image dogmatique de la pensée. En ce sens, plus que le
calcul différentiel, c’est l’exemple de la géométrie analytique qui est
le plus marquant. Se servant des travaux de Vuillemin sur la
philosophie de l’algèbre, Deleuze fait des mathématiciens Abel et
Galois les acteurs d’une « révolution plus considérable que la
copernicienne. »85 (DR, 233) En effet, le rôle de Kant est extrêmement
intéressant pour le statut des problèmes. D’un côté, Deleuze le loue
d’avoir affirmé que les Idées sont essentiellement « problématiques,
problématisantes. » (DR, 218) D’un autre côté, Kant instaure un
système de jugement des problèmes en fonction des solutions. Sur ce
point, Deleuze répète un procès qu’il fait souvent à Kant : il a ouvert
une voie mais n’a pas su l’emprunter de manière conséquente. À
peine entr’aperçu, les champs problématiques sont assujettis aux
normes du soluble. Autrement dit, Kant crée les notions de vrais et
faux problèmes, mais conserve une conception classique,
aristotélicienne de la vérité. En effet, l’analyse des antinomies de la
raison pure montre qu’on peut aussi bien prouver l’un que son
contraire – par exemple pour l’origine du monde. Un vrai problème se
reconnaît, pour Kant, à ceci qu’il a une solution alors qu’un faux
problème n’en admet pas, ou bien en admet deux contraires à la fois.

85
Cette remarque est en fait due à Jules Vuillemin, dans le livre auquel Deleuze doit
beaucoup sur cette question : La Philosophie de l’algèbre. Sur Niels Abel, cf.
Vuillemin J., La Philosophie de l’algèbre, p.207-221 ; sur Evariste Galois, cf.
Vuillemin J., Op. Cit., p.222-299.

204
Il y a donc encore ici un rapport d’adéquation ! C’est ce que Deleuze
appelle « l’extrinsécisme kantien » (DR, 233) : on juge des problèmes
en fonction des solutions. Sur ce point, il faut renverser le kantisme :
« Au lieu de fonder le critère extrinsèque de la résolubilité dans le
caractère intérieur du problème (Idée), [Kant] fait dépendre le
caractère interne du simple critère extérieur. » (DR, 233)

Sans comprendre mathématiquement de quoi il ressort, on


retiendra l’idée que, à partir d’un problème d’analyse, Galois
circonscrit et limite progressivement les substitutions possibles en
étudiant la forme de l’équation. Il n’est donc plus en train de chercher
des solutions pour savoir si une équation est un vrai problème mais il
étudie la forme de l’équation et, par cascades algébriques, découvre la
forme du problème et ainsi sa résolubilité, ou non. De cette manière,
la notion de faux problème devient apodictique. Qu’un problème n’ait
pas de solutions peut être une positivité pour la pensée. Au contraire,
dans la recherche extrinsèque de solution, il était impossible d’établir
la non-résolubilité : celle-ci pouvait être la marque d’une faiblesse
subjective, d’un manque d’habileté du mathématicien. Si quelqu’un
n’arrive pas à trouver de solution, cela ne signifie en rien qu’un
problème est mal posé. À l’inverse, la révolution d’Abel et Galois
consiste à fonder l’objectivité du non savoir ! Suivant Verriest,
Deleuze écrit : « Le groupe de l’équation caractérise à un moment,
non pas ce que nous savons des racines, mais l’objectivité de ce que
nous n’en savons pas. » (DR, 233) Ainsi, les intuitions philosophiques
concernant l’apprentissage trouvent un corrélat mathématique
rigoureux. Deleuze ne manque pas de le remarquer aussitôt :
« Inversement ce non-savoir n’est plus un négatif, une insuffisance,
mais une règle, un apprendre auquel correspond une dimension
fondamentale dans l’objet. Nouveau Ménon, c’est tout le rapport
pédagogique qui est transformé. » (DR, 234)

Surtout, la « discernabilité progressive » de Galois « introduit le


temps » dans la raison. C’est en cela qu’elle fonde une raison
pédagogique – nous avons vu le rôle essentiel du temps, comme
élément de la formation et facteur de l’apprentissage. La raison n’est
plus cette claire pensée qui opère à la vitesse de la lumière – Descartes
–, elle demande du temps pour se déployer dans l’objectivité des
problèmes. Le point le plus révolutionnaire concerne le lien qui

205
s’établit entre apprentissage et démonstration. Classiquement, les
philosophes distinguaient l’opinion de la connaissance sur ce critère :
l’opinion n’a pas de raison alors qu’une connaissance est justifiée.
Cette opposition classique en philosophie, depuis le Ménon de Platon,
est celle de la connaissance rationnelle d’un côté et de la connaissance
historique de l’autre, pour reprendre une terminologie kantienne. Dans
l’« Architectonique de la raison pure »86, il distingue : d’un côté la
connaissance rationnelle (ex principis) qui dépend de l’entendement,
de l’autre, la connaissance historique (ex datis) qui dépend de la
mémoire. Ensuite il distingue deux types d’« origine » : origine
objective et origine subjective. Par origine subjective, il entend la
manière dont une connaissance peut être acquise par quelqu’un. On
voit donc que les connaissances peuvent être historiques ou
rationnelles quant à leur origine subjective, même si elles sont
objectivement rationnelles. Par suite, une connaissance peut être
objectivement rationnelle et subjectivement historique. La critique de
l’apprentissage par cœur par nombre de philosophes et théoriciens de
l’éducation se comprend par cette analyse de Kant.

Le renversement de la géométrie analytique est radical sur ce


point : une connaissance objectivement rationnelle et subjectivement
historique n’a désormais, contrairement à son nom, aucun fondement
rationnel. Galois donne tort à Kant : la structure de la connaissance
pure est temporelle essentiellement et la rationalité tire son
apodicticité de son historicité. Pour comprendre cela, rappelons ce
que représente une équation algébrique pour la pensée pure. Une
équation algébrique correspond à une difficulté entièrement précisée,
distincte mais pourtant problématique – si nous ne trouvons aucun
moyen de résoudre le problème posé, comme cela est arrivé par
accident à tous les problèmes résolus et par nécessité aux
indémontrables. Face à cet état de chose, il existe deux approches
possibles : celle qui privilégie le point de vue de la solution, et celle
qui privilégie le point de vue du problème. « S’il existe une solution,
celle-ci peut être inadéquate ou adéquate. On atteint ce degré de la
connaissance quand on résout l’équation en assignant ses racines,
c’est-à-dire quand on sait exprimer la proposée en un produit de
facteurs linéaires des racines. Mais cette connaissance adéquate peut

86
Cf. Kant E., Critique de la raison pure, p.560-561.

206
être inconsciente de la raison de sa réussite ; elle demeure alors
contingente, comme il est arrivé pour la Théorie des équations avant
Galois, où les solutions n’étaient le plus souvent dues qu’au hasard et
à l’ingéniosité. Au contraire, une connaissance adéquate est encore
rationnelle ou nécessaire si elle fait apercevoir la raison de sa propre
possibilité. Telle est, dans notre cas, la connaissance du groupe de
l’équation et sa décomposition méthodique. »87 Il nous semble que
dans ces quelques lignes Vuillemin pointe ce problème crucial : il
n’existe pas de rationalité au niveau des solutions ; la rationalité est
exclusivement problématique. La raison ne se juge donc pas à l’aune
d’énoncés prétendus rationnels, mais uniquement à l’aune de
démarches rationnelles de problématisation.

Cette divergence entre une allégeance pour les solutions et un


amour des problèmes est précisément due à l’usage qui est fait des
mathématiques pour problématiser la connaissance pure. D’un côté,
Kant fait un usage révérencieux des mathématiques : la forme des
énoncés mathématiques sert de modèle puisque on affirme que si des
solutions résolvent une équation, on aura affaire à une connaissance
objectivement rationnelle – et si un élève les trouve « par hasard » il
sera au moins assuré de la rationalité de sa connaissance puisque c’est
un énoncé mathématique.88 De l’autre, Galois renvoie tous ses
prédécesseurs algébristes dans la préhistoire de la rationalité : trouver
des solutions à une équation relève de l’ingéniosité mais aucunement
de la rationalité. Ainsi, Galois n’est pas dupe du prestige des
mathématiques : ce n’est pas parce qu’une connaissance a une forme
mathématique qu’elle est rationnelle. Toutes les solutions algébriques
trouvées antérieurement à sa méthode sont des solutions
« miraculeuses » et aucunement des marques de rationalité.

En ce sens, Galois oppose à Kant une conception empiriste et


pragmatiste de la raison. Alors que pour celui-ci un théorème
mathématique est en soi un exemple de rationalité, Galois soutient que
la rationalité n’existe que dans l’exercice en acte d’un problème en

87
Vuillemin J., La Philosophie de l’algèbre, p.291.
88
Bref, en tant que philosophe, Kant utilise les mathématiques comme un stock de
résultats. C’est justement une telle attitude que Deleuze rejette. Les mathématiques
fonctionnent pour lui comme matrice de problèmes rigoureusement posés.

207
train de se faire. Comprenons bien ce que cela signifie.
Classiquement, la rationalité était inscrite dans l’objectivité des
solutions et les problèmes que nous rencontrions étaient un indice de
la finitude constituante de la subjectivité : la rationalité était donc
statique, et peu importait la manière dont nous y accédions – que je
tombe par hasard sur la solution n’enlève rien à la rationalité du
savoir. À l’inverse, la rationalité se conquiert désormais dans
l’objectivité du problème et sa spécification progressive, et la solution
n’est qu’un résidu subjectif non essentiel à la forme du problème. La
manière dont nous accédons aux caractéristiques du problème devient
la définition même de la rationalité. Ainsi, un théorème mathématique
que je connais sans l’avoir atteint au niveau de sa genèse n’est pas une
connaissance pour un véritable empiriste.89 « Qu’il n’apprenne que ce
qu’il peut comprendre ! » Cette prescription pédagogique a ici valeur
de description : le fonctionnement de la raison est telle que, de toute
façon, un élève ne pourra penser effectivement que ce qu’il aura
parcouru de manière problématique. Les facultés sont à conquérir ! Le
rationalisme est génétique ou n’est pas du tout. On n’est pas rationnel,
on s’efforce de le devenir.

Le pédagogique est donc rigoureusement justifié dans sa


dimension transcendantale. Deleuze a recouru aux mathématiques
pour inscrire le temps dans la pensée et l’objectivité dans les
problèmes. Dès lors, les solutions ne concernent plus la pensée en tant
que telle, elles sont un expédient subjectif et partiel dont l’utilité, sans
doute incontestable, ne doit pas entraîner de confusions sur leur rôle
effectif dans la pensée philosophique. (DR, 269-270) Là encore, les
mathématiques servent à circonscrire rigoureusement la place et le
rôle des solutions : « Tandis que la différentiation détermine le
contenu virtuel de l’Idée comme problème, la différenciation exprime
l’actualisation de ce virtuel et la constitution des solutions (par
intégrations locales). » (DR, 270)

89
Rousseau est catégorique sur ce point déjà, et James dira dans le même état
d’esprit : « Les idées vraies sont celles que nous pouvons nous assimiler, que nous
pouvons valider, que nous pouvons corroborer de notre adhésion et que nous
pouvons vérifier. Sont fausses les idées pour lesquelles nous ne pouvons pas faire
cela. » – Cf. James W., Le Pragmatisme, p.144.

208
Les mathématiques ont donc permis à Deleuze de fonder une
ontologie du problématique. Les problèmes sont des objets complets
et réels, ils constituent la structure de la pensée, virtuelle mais
pleinement réelle. Deleuze utilise ici l’acquis bergsonien de
l’opposition entre les couples actuel/virtuel et possible/réel (B, 99-
101 ; DR, 269-270 ; D, 179-181 ; IT, 105-107 ; Pli, 140-141) pour
affirmer la pleine réalité des problèmes, leur existence objective.90 Les
solutions sont des déterminations par actualisation. Elles sont donc
conditionnées par les circonstances historiquement précises de leur
émergence. Alors que la « vérité » des problèmes obéit aux seules
déterminations de leurs caractéristiques propres, les solutions tirent
leur « vérité » de l’existence actuelle d’un individu, de l’histoire,
d’une société, et cetera. C’est en ce sens qu’il faut comprendre cette
concession à l’idée d’un « savoir vrai » : « le vrai ne se donne au
savoir qu’à travers des ‘‘problématisations’’ ». (F, 70) Cette phrase est
un piège… Connaissant les conclusions des travaux de Foucault, on
peut comprendre en creux ce qu’elle signifie sous la plume de
Deleuze. Les problématisations, en tant qu’elles sont historiquement
déterminées, ne peuvent produire que des vérités partielles.
Néanmoins, les problématisations en tant que telles ne sont pas
déterminées puisque ce sont elles qui sont déterminantes. Une
problématisation est la reprise d’un problème ; en ce sens elle est
inactuelle, intempestive. Si on reste au niveau des problématisations,
on se situe au niveau « archéologique » étudié par Foucault. La
construction d’un problème n’est donc pas concernée par le partage en
épistémè puisqu’elle est ce partage lui-même.91

S’ensuit un renversement dans l’usage des catégories de la pensée.


Rappelons-nous ce que disait Foucault à propos des catégories
fustigées par Deleuze dans Différence et répétition : « A haute voix,
les catégories nous disent comment connaître, et elles alertent
solennellement sur les possibilités de se tromper ; mais à voix basse,

90
Cette opposition est toute deleuzienne. C’est un bel exemple d’« enculage » de
Bergson. Sur l’explication de ce couple, vide supra, chapitre 4.
91
Cf. l’analyse classique du rôle de Cuvier, fixiste, dans l’ouverture de l’épistémè
moderne, évolutionniste, de la biologie dans Les Mots et les choses, p.280-291 et
« La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie », dans Dits et écrits I, 1954-
1975, p.895-897 (texte 76) et p.898-934 (texte 77).

209
elles vous garantissent que vous êtes intelligent ; elles forment l’a
priori de la bêtise exclue. »92 Les catégories constituaient une machine
à produire des solutions.93 À l’inverse, puisque la pensée ne fait
qu’évoluer dans les problèmes et qu’elle est en même temps
parfaitement structurée, il faut désormais repenser les catégories :
« elles ne sont jamais des réponses ultimes, mais des catégories de
problèmes qui introduisent la réflexion dans l’image même. » (IT,
242)

Pour terminer sur ce point, on pourra tout de même remarquer que


cette analyse de Deleuze correspond à une exigence et une rigueur
extrêmes. Le fait même de trouver dans les mathématiques le modèle
du fonctionnement de la pensée problématisante invite à quelques
nuances, notamment celle-ci : dans quelle mesure l’exigence de
spécification progressive et uniquement interne au problème est
applicable dans le cadre d’une « pensée vivante »94 ou d’un
enseignement de la philosophie ? Remarquons à ce sujet que, même
avec la puissante technique mathématique qu’il maîtrisait, Abel
avouait à propos de sa méthode : « Ce qui a fait que cette méthode,
qui est sans contredit la seule scientifique, a été peu usitée dans les
mathématiques, c’est l’extrême complication à laquelle elle paraît
assujettie dans la plupart des problèmes, surtout quand ils ont une
certaine généralité. »95 À méditer…

92
Foucault M., « Theatrum philosophicum », dans Dits et écrits I, 1954-1975,
p.961.
93
En ce sens très général, les épistémè qu’a dégagées Foucault sont comme des
catégories historiques.
94
Deleuze pose le problème du rapport entre des problèmes mathématiques et des
problèmes portant sur des déterminations existentielles, et remarque que dans ce cas
« le choix s’identifie de plus en plus à la pensée vivante, à une insondable
décision. » (IT, 230)
95
Abel N., « Démonstration de l’impossibilité de la résolution algébrique des
équations générales qui passent le quatrième degré », dans Œuvres complètes, t.I,
p.218 ; cité par Vuillemin J., La Philosophie de l’algèbre, p.209.

210
La dimension critique et engagée du problème

Il nous semble important de souligner la dimension critique qui


résulte du fait que la philosophie ne fait que poser, construire et
déplacer des problèmes. On pourrait regretter spontanément ce
« refuge » dans le problème et contester : si la philosophie se contente
des problèmes, elle perd toute dimension critique, elle ne propose plus
rien et laisse faire les pires décideurs, puisque cela ne la concerne pas.
Essayons de montrer que la dimension critique de la philosophie est
au contraire une conséquence immédiate de ce que nous avons
développé.

En quoi un cours de philosophie qui s’intéresse à aiguiser le sens


du problème des élèves conserve hautement sa vertu d’enseignement
de l’esprit critique ? Abandonnons la fausse image de la « critique »
qui consisterait à juger et à objecter une autre solution face à une
solution qu’on désapprouve. Deleuze conçoit la critique de manière
problématisante : critiquer, c’est développer toutes les conséquences
d’un problème. (ES, 118-120)96 Or c’est exactement la définition
deleuzienne de l’humour. (PSM, 105-108 ; DR, 317 ; LS, 18 et 166 ;
D, 82-84) Deleuze oppose l’humour, comme développement des
conséquences en aval d’un énoncé, à l’ironie, comme recherches des
causes en amont d’un énoncé. Problématiser est donc une opération
humoristique et la philosophie sera critique non pas tant si elle ironise
– Socrate –, mais si elle ridiculise l’ineptie de certaines positions. Il
s’agit bien de déployer les conséquences d’un problème en fonction
de ses caractéristiques propres. En effet, bien des attitudes paraissent
intelligentes ou tolérables seulement parce qu’elles masquent leur
arbitraire ou leur incohérence, aisément décelables pour peu qu’on
prenne le temps de les analyser. C’est par exemple ce qui est arrivé à
Rousseau en voulant répondre à une question posée par l’académie de
Dijon. Après avoir écrit dix pages, il renonce au sujet. À qui la faute ?
À la médiocrité de la question pense Rousseau. Quelque peu énervé,
mais non sans humour, il fait cette fine remarque sur l’impossibilité de
dire des choses intéressantes à partir de questions débiles : « Cette
pièce est très mauvaise et je le sentis si bien après l’avoir écrite que je

96
Quelques lignes de ces pages ont déjà été citées plus haut. Vide supra, troisième
partie, introduction.

211
ne daignai pas même l’envoyer. Il est aisé de faire moins mal sur le
même sujet, mais non pas de faire bien : car il n’y a jamais de bonne
réponse à faire à des questions frivoles. C’est toujours une leçon utile
à tirer d’un mauvais écrit. »97

Une idée fonctionne uniquement en tant qu’elle construit des


nouveaux problèmes, et c’est ce mécanisme même de la pensée qui
fonctionne également comme critique. La critique réside donc
essentiellement dans le décalage des problèmes, dans le refus
d’accepter les questions qu’on nous pose : « Comme si nous ne
restions pas esclaves tant que nous ne disposons pas des problèmes
eux-mêmes, d’une participation aux problèmes, d’un droit aux
problèmes, d’une gestion des problèmes. » (DR, 205-206) En ce sens,
les manifestations périodiques des foules mécontentes sont une image
bouffonne et grotesque de l’esprit critique du citoyen dont on nous
rebat les oreilles et que le cours de philosophie serait censé inculquer
aux élèves. C’est une sorte de carnaval. Or l’essence politique du
carnaval est d’être temporaire. Ainsi, institutionnellement, le carnaval
est un dérèglement réglé du renversement du monde, inscrit dans un
temps et dans un espace déterminés. Il canalise la force critique : on
est d’autant plus heureux de retrouver l’ordre qu’on s’est offert la
griserie effrayante du désordre.98 Les solutions de remplacement sont,
en tant que solutions, condamnées en droit à cet espace-temps forclos
puisqu’elles sont actuelles. Au contraire, le déplacement de problème,
la re-problématisation fonctionnent comme des pensées critiques
extrêmement déstabilisantes. Alors que le pouvoir sait bien s’opposer
à une volonté de pouvoir – un putsch, ça se stoppe – il est fragilisé par
le chahut de la pensée. Le véritable ennemi du pouvoir est la
problématisation permanente et non pas les solutions alternatives. Et
tout l’exercice des politiciens consiste surtout à éviter les vrais
problèmes, en posant de fausses interrogations qu’ils soumettent à la
discussion des citoyens.

97
Rousseau J.-J., « Discours sur cette question : Quelle est la vertu la plus nécessaire
au héros et quels sont les héros à qui cette vertu a manqué ? » (~1751), dans Œuvres
complètes, t.II, p.1262.
98
L’anthropologie politique l’a bien montré. Cf. Balandier G., Anthropologie
politique ainsi que Baroja J., Le Carnaval.

212
La philosophie est donc critique au sens où pour elle tout est
affaire de « texture », d’« enchaînements » ! (Pli, 63-64) L’exercice de
la pensée est lié à ce que Leibniz appelle les « réquisits », qui sont des
« essences problématiques ». Celles-ci ont un « rôle transitoire ». (Pli,
64) Nous savons ce que cela signifie : ce transitoire est d’essence, il
n’est pas un temporaire, mais un transitoire infini. En effet, la
Caractéristique concerne « des séries qui n’ont toujours pas de dernier
terme, mais sont convergentes et tendent vers une limite. » (Pli, 63)
Autrement dit, l’exercice de la pensée philosophique se situe toujours
au milieu, c’est-à-dire entre les termes qu’on essaie toujours
d’assigner à la pensée. Le philosophe échappe au dogmatisme, à
l’opinion ; il est toujours insaisissable car il se situe là où peu de gens
ont envie d’aller : au milieu, c’est-à-dire dans les problèmes. Cette
situation géographique est la critique. À la question « comment
s’orienter dans la pensée ? », Deleuze répond : partez dans deux
directions depuis le milieu plutôt que d’aller d’un point à un autre,
d’une solution à une autre. On reconnaît la définition du paradoxe :
contre le bon sens et le sens commun, il s’agit d’affirmer les deux sens
opposés à la fois, fuir grâce aux mots de passe, passer par les
interstices de la pensée. Deleuze fait de cette image une véritable
obsession spatiale : « Ce qui compte, c’est l’interstice » (IT, 234) ;
« l’intéressant c’est le milieu, ce qui se passe au milieu » (Sup, 95) ;
« la question est plutôt : qu’est-ce que se passe ‘‘entre’’ ? » (P, 165).
La notion de rhizome synthétise cette intuition : « Un rhizome ne
commence ni n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses,
inter-être, intermezzo [...], le rhizome a pour tissu la
conjonction ‘‘et… et… et…’’. » (MP, 36) C’est exactement de cette
manière que fonctionne la pensée critique. La problématisation est par
essence critique car elle est toujours entre les solutions, elle ne s’arrête
jamais, n’accepte aucune assignation. Infatigable donc épuisante99, la
problématisation relance toujours la pensée après chaque promesse de
confort donnée par une solution. La « texture » de la pensée désigne

99
Cf. « Problème », dans Les Cahiers de Noesis, n°3 spécial « Le Vocabulaire de
Gilles Deleuze », p.290 : « On n’achève pas un problème. Ce dernier ne saurait se
laisser fatiguer par les querelles qui visent à le réduire au silence. Le problème est,
en ce sens, épuisant. Il épuise les solutions et reste virulent devant les évidences par
lesquelles on espère le clarifier pour toujours. En ce sens la philosophie en tant que
question est inséparable de l’obstination des problèmes, insolubles par nature. »

213
« précisément l’ensemble de ses caractères internes » (Pli, 63) : en
refusant d’être harponnée par des critères extérieurs, elle garantit le
libre exercice de sa fonction critique. Refusant de débattre sur des
solutions ou d’en apporter de nouvelles, elle questionne et interroge
les conséquences d’un problème : ce qu’il cache, ce qu’il oublie, ce
qu’il oblige, et cetera. Produisant toujours des variations et des
déséquilibres, elle trouve sa force de déstabilisation dans ce
décentrement perpétuel et non dans l’originalité de nouveaux
équilibres. La philosophie est une activité critique parce qu’elle
produit, et non par ce qu’elle produit.

214
Conclusion

La trinité de l’enseignement de la philosophie :
apprendre – problématiser – critiquer
« Il y a toujours dans l’héroïsme quelque naïveté
simple et grandiose. Dans toute action humaine il
existe une part d’erreur, d’illusion ; peut-être cette
part va-t-elle augmentant à mesure que l’action sort
de la moyenne. […] On ne peut pas juger les
théories métaphysiques sur leur vérité absolue qui
est toujours invérifiable ; mais un des moyens de les
juger, c’est d’apprécier leur fécondité. Ne leur
demandez pas alors d’être vraies, indépendamment
de nous et de nos actions, mais de le devenir. Une
erreur féconde peut être plus vraie en ce sens, au
point de vue de l’évolution universelle, qu’une
vérité trop étroite et stérile. »
Jean-Marie Guyau

En guise de conclusion, soulignons l’immanence du cycle


productif de la pensée telle qu’elle se dégage de la philosophie de
Deleuze. En effet, au seuil de cette enquête, on aura compris que
Apprendre, Problématiser et Critiquer sont trois noms pour désigner
la pensée en acte. C’est en ce sens que la conception deleuzienne de la
philosophie a une valeur essentiellement pédagogique.

L’immanence de la causalité entre ces trois termes forme la figure


mathématique du cycle. Apprendre, c’est ne pas cesser d’apprendre,
c’est problématiser, or problématiser ne s’arrête pas, ne se clôt pas
dans la solution. Le fait de poser les problèmes et de les penser soi-
même plutôt que d’accepter les termes d’un problème tel qu’on
voudrait nous l’imposer, c’est cela la fonction critique de la
philosophie. En effet, l’attitude critique par excellence, c’est celle qui
ne cesse de problématiser, donc d’apprendre. Et cetera.

Le cycle est vertueux : réussir à entrer dans la pensée passe par un


apprendre ; mais ce passage est le tout de la pensée car penser n’est
rien d’autre qu’apprendre ; dès lors la problématisation elle-même est
un apprentissage : construire et déplacer des problèmes c’est ne jamais
cesser d’apprendre. Apprendre et problématiser sont les deux noms

217
d’un même phénomène qui désigne les « actes subjectifs opérés face à
l’objectité du problème (Idée) ». (DR, 213)

Comment le troisième terme participe-t-il lui aussi de ce cycle


vertueux ? En quoi critiquer est-il identique à apprendre et
problématiser ? Pour l’image dogmatique de la pensée, la critique
consiste à proposer une autre solution que celle adoptée jusqu’alors.
Pourtant, on sait qu’une telle opposition est stérile : il est insensé de
s’opposer aux raisons d’un autre puisque la raison est une forme de
penser soumise au principe d’identité et donc règne sur la logique de
l’opposition. Sous sa forme politique, ce paradoxe s’exprime ainsi : on
ne peut opposer au pouvoir qu’un autre pouvoir, et c’est le secret de la
prétendue « trahison » des révolutions. Deleuze échappe à ce piège
logique. L’apprentissage et la problématisation constituent en eux-
mêmes la critique, la seule critique véritable. La pensée ne peut être
une critique que dans son exercice même – virtualité des objectités
idéelles – et non dans son contenu – actualité des solutions. Dans le
texte célèbre où Deleuze et Foucault conçoivent la philosophie
comme une « boîte à outils », Deleuze exprime cette idée
fondamentale : « C’est curieux que ce soit un auteur qui passe pour un
pur intellectuel, Proust, qui l’ait dit si clairement : traitez mon livre
comme une paire de lunettes dirigées sur le dehors, eh bien si elles ne
vous vont pas, prenez-en d’autres, trouvez vous-même votre appareil
qui est forcément un appareil de combat. La théorie, ça ne se totalise
pas, ça se multiplie et ça multiplie. C’est le pouvoir qui par nature
opère des totalisations, et vous, vous dites exactement : la théorie par
nature est contre le pouvoir. Dès qu’une théorie s’enfonce en tel ou tel
point, elle se heurte à l’impossibilité d’avoir la moindre conséquence
pratique, sans que se fasse une explosion, au besoin à un tout autre
point. » (ID, 290-291)

Apprendre – Problématiser – Critiquer : trinité dignement


pédagogique et essentielle de la philosophie. Ces trois fonctions
actives de la pensée philosophique me semblent s’incarner
prioritairement, mais pas exclusivement, dans trois problèmes
concrets de l’enseignement de la philosophie. Il s’agit du problème du
désir de l’élève, du temps de l’enseignement et de l’évaluation
institutionnelle.

218
Le rôle du désir, de l’intérêt de l’élève pour tel ou tel sujet est
plutôt lié à l’Apprendre. Nous avons vu que Deleuze affrontait cette
question pédagogique par excellence : qu’est-ce qui fait qu’un
individu désire apprendre ?

Néanmoins, le désir est aussi essentiel à la problématisation, car il


produit les énergies nécessaires pour la rigueur de la problématisation.
Il est lié également à la critique, car sans désir, sans intérêt, l’élève
n’envisage même pas d’être critique : il se moque, il est indifférent
aux aliénations et aux injustices auxquels il assiste ou participe.

Le rôle du temps est plutôt lié au Problématiser. En effet, il faut du


temps pour problématiser et parcourir les données d’un problème.
L’amour des réponses est lié à la contrainte de temps – la réponse est
ce qui écourte et gagne du temps pour passer à autre chose. Ce faux
amour est une procrastination intellectuelle permanente. Au contraire,
le problème est un effort de penser qui se confronte présentement à la
difficulté de penser : on prend le temps d’affronter les questions et
l’on se refuse à les reporter.

Néanmoins, le temps est aussi essentiel dès l’Apprendre. Car sans


le temps promis en perspective, l’élève ne veut même pas apprendre.
Il sait que la situation d’apprentissage ne sera qu’un bref moment à
passer. Enfin, il est aussi lié à la critique. Il faut prendre le temps de
critiquer, et le travail sur la durée permet de constituer des habitudes
critiques chez l’élève. Plus qu’à un exercice virtuose – rhétorique ? –,
il s’agit de former à un souci critique pour la vie adulte et citoyenne.
L’inscription dans la durée relève d’une hexis aristotélicienne. Cela
pose le problème concret de la durée de l’enseignement.100

100
Ce problème avait déjà été vigoureusement mis à l’ordre du jour par le « rapport
Derrida-Bouveresse » en 1989, malheureusement ignoré par les décideurs
politiques. Jean-Jacques Rosat écrivait il y a quelques années : « Bien qu’il ait été
favorablement accueilli dans l’opinion, son projet a échoué. Les forces corporatistes,
bureaucratiques et mandarinales qui détiennent le pouvoir sur la profession – et
surtout le pouvoir de parler en son nom – firent barrage avec efficacité et parvinrent
à empêcher que les questions qu’il soulevait fussent sérieusement débattues. Las et
même écoeuré, Derrida finit par se retirer. » Cf. Rosat J.-J., « Notre dette envers
Jacques Derrida », dans CôtéPhilo, n°5, novembre 2004.

219
Le statut de l’évaluation concerne surtout le Critiquer. En effet, il
faut se demander s’il n’y a pas une contradiction entre cette finalité
éducative et celles de l’évaluation. Peut-on évaluer l’exercice de la
pensée critique ? Ou bien ce que l’on évalue n’est-il pas forcément un
succédané de la pensée : capacité restitutive, habileté rhétorique, et
cetera ?

Néanmoins, l’évaluation concerne déjà l’Apprendre, car elle risque


d’inscrire une finalité biaisée d’entrée de jeu. Si l’élève apprend, c’est
pour réussir l’évaluation. Dès lors, on comprend que le Problématiser
soit lui aussi concerné : ne sera-t-il pas handicapé par la perspective de
l’évaluation – l’élève cherchera les « trucs », la méthode pour réussir
l’évaluation, plus qu’il ne se risquera aux affres de la pensée, aux
erreurs de l’apprendre et aux errements du problématiser. Cela pose le
problème concret des conditions d’évaluation de la discipline
philosophique. Peut-on former à l’esprit critique avec la crainte d’un
examen aussi important que le Baccalauréat ? La pression et les
conditions de l’examen n’empêchent-t-elles pas le professeur de
former ses élèves à la réflexion philosophique ? Il y a un paradoxe cru
à vouloir faire découvrir une discipline aussi vaste en un an et à
vouloir préparer à un examen aussi codifié et devenu marchand pour
les élèves.

220
Bibliographie
1. Ouvrages de Deleuze (& Guattari)

Empirisme et subjectivité. Paris, PUF, « Épiméthée », 1953.


Nietzsche et la philosophie. Paris, PUF, « Quadrige », 1962.
La Philosophie critique de Kant. Paris, PUF, « Quadrige », 1963.
Proust et les signes. Paris, PUF, « Quadrige », 1964.
Nietzsche. Paris, PUF, 1965.
Le Bergsonisme. Paris, PUF, « Quadrige », 1966.
Présentation de Sacher-Masoch. Paris, Éd. de Minuit, 1967.
Différence et répétition. Paris, PUF, « Épiméthée », 1968.
Spinoza et le problème de l’expression. Paris, Éd. de Minuit, 1968.
Logique du sens. Paris, Éd. de Minuit, 1969.
L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie 1. Paris, Éd. de Minuit, 1972.
{avec Félix}
Kafka. Pour une littérature mineure. Paris, Éd. de Minuit, 1975. {avec Félix}
Dialogues. Paris, Flammarion, « Champs », 1977.
Superpositions. Paris, Éd. de Minuit, 1980.
Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2. Paris, Éd. de Minuit, 1980.
{avec Félix}
Spinoza. Philosophie pratique. Paris, Éd. de Minuit, 1981.
Francis Bacon. Logique de la sensation. Paris, Éd. du Seuil, 2002 (1981).
L’Image-mouvement. Cinéma 1. Paris, Éd. de Minuit, 1981.
L’Image-temps. Cinéma 2. Paris, Éd. de Minuit, 1983.
Foucault. Paris, Éd. de Minuit, 1986.
Le Pli. Leibniz et le baroque. Paris, Éd. de Minuit, 1988.
Pourparlers. Paris, Éd. de Minuit, 1990.
Qu’est-ce que la philosophie ?. Paris, Éd. de Minuit, 1991. {avec Félix}
Critique et clinique. Paris, Éd. de Minuit, 1993.

L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens, 1953-1974. Paris, Éd. de


Minuit, 2002.
Deux régimes de fous. Textes et entretiens, 1975-1995. Paris, Éd. de Minuit,
2003.

Abécédaire [vidéo]. Montparnasse éditions, posthume [1988].

223
2. Ouvrages consacrés à Deleuze

Livres sur Deleuze :

ALLIEZ Eric (dir.). Gilles Deleuze : une vie philosophique. Paris, Éd. Synthélabo, « Les
Empêcheurs de penser en rond », 1998.
ANTONIOLI Manola. Deleuze et l’histoire de la philosophie. Paris, Éd. Kimé, 1999.
BEAUBATIE Yannick (dir.). Tombeau de Gilles Deleuze. Tulle, Mille Sources, 2000.
BEAULIEU Alain (dir.). Gilles Deleuze : héritage philosophique. Paris, PUF, 2005.
BUYDENS Mireille. Sahara, l’esthétique de Gilles Deleuze. Paris, Vrin, 1990.
CHASSEGUET-SMIRGEL J. (éd.). Les Chemins de l’Anti-Œdipe. Toulouse, Éd. Privat,
1974.
DUMONCEL Jean-Claude. Le Pendule du Docteur Deleuze. Une introduction à l’Anti-
Œdipe. Cahiers de l’Unebévue, E.P.E.L., 1999.
GUALANDI Alberto. Deleuze. Paris, Les Belles Lettres, 1998.
HÊME De LACOTTE Suzanne. Deleuze, philosophie et cinéma. Paris, Éd. L’Harmattan,
2001.
JAEGLE Claude. Portrait oratoire de Gilles Deleuze aux yeux jaunes. Paris, PUF, 2005.
LARDREAU Guy. L’Exercice différé de la philosophie. Lagrasse, Verdier, 1999.
MARRATI Paola. Gilles Deleuze, cinéma et philosophie. Paris, PUF, 2001 {repris dans
La philosophie de Deleuze, Paris, PUF, « Quadrige », 2004}.
MARTIN Jean-Clet. Variations : la philosophie de Gilles Deleuze. Paris, Payot, « Petite
bibliothèque », 2005 [1993].
SCHERER René. Regards sur Deleuze. Paris, Éd. Kimé, 1998.
VILLANI Arnaud. La Guêpe et l’orchidée. Essai sur Gilles Deleuze. Paris, Éd. Belin,
1999.
ZOURABICHVILI François. Deleuze. Une philosophie de l’événement. Paris, PUF, 1994
{repris et augmenté dans La Philosophie de Deleuze. Paris, PUF, « Quadrige », 2004}.

Numéros spéciaux de revues consacrés à Gilles Deleuze (ordre chronologique) :

L’Arc, numéro 49, 1972 [1980].


Philosophie, « Deleuze », n°47, Paris, Éd. de Minuit, 1995.
Le Magazine Littéraire, « L’effet Deleuze », n°366, juin 1998.
Rue Descartes, « Immanence et vie. Actes du colloque organisé par le Collège
International de Philosophie », n°20, Paris, PUF, « Quadrige », 2006 [1998].
Théorie-littérature-enseignement, « Deleuze-chantier », n°19, PUV, 2001.
Concepts, « Gilles Deleuze », Hors Série n°1, Mons/Paris, Sils Maria/Vrin, 2003.
Concepts, « Gilles Deleuze – Michel Foucault, continuité et disparité », n°8,
Mons/Paris, Sils Maria/Vrin, 2004.
Cahiers critiques de philosophie, « Autour de Gilles Deleuze », Paris, Hermann, 2006.

Sur Internet :

www.webdeleuze.com

224
3. Autres ouvrages

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AMYOT Yves. Le marcheur-pédagogue. Amorce d’une pédagogie rhizomatique, Paris,
L’Harmattan, 2003.
ARISTOTE. Métaphysique, Paris, Vrin, 1964 [~ -350].
ARISTOTE. Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1997 [~ -350].
ARENDT Hannah. Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, « Tel », 1985 [1963].
ARTAUD Antonin. Œuvres complètes, t.I, Paris, Gallimard, 1970.
ARTAUD Antonin. Œuvres complètes, t.IV, Paris, Gallimard, 1974.
ASTOLFI Jean-Pierre. L’Erreur, un outil pour enseigner, Paris, ESF, 1997.
AUBENQUE Pierre. La prudence chez Aristote, Paris, PUF, « Quadrige », 1997 [1963].
BACHELARD Gaston. Lautréamont, Paris, José Corti, 1970 [1939].
BACHELARD Gaston. Études, Paris, Vrin, 1970 [1931-34].
BACHELARD Gaston. Le Nouvel esprit scientifique, Paris, PUF., « Quadrige », 2008
[1934].
BACHELARD Gaston. La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1993 [1938].
BACHELARD Gaston. La Philosophie du non, Paris, PUF, « Quadrige », 2002 [1940].
BACHELARD Gaston. Le Rationalisme appliqué, Paris, PUF, « Quadrige », 1998 [1950].
BACHELARD Gaston. Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960.
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4. Bibliographie des citations en épigraphe

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1988, p.836 [1907].
DELEUZE Gilles. Proust et les signes. Paris, PUF, « Quadrige », 1998 [1964], p.31-32.
DELEUZE Gilles. Proust et les signes. Paris, PUF, « Quadrige », 1998 [1964], p.117.
PEIRCE Charles Sanders. « 4e conférence de Cambridge de 1898 », dans Le Raisonnement
et la logique des choses, Paris, Éd. du Cerf, 1995, p.228.
PIAGET Jean. Psychologie et pédagogie, Paris, Gallimard, « Folio », p.96.
PÉGUY Charles. Note sur M. Bergson, dans Œuvres en prose, t.III, Paris, Gallimard,
« Pléiade », 1992 [1914], p.1276.
BATAILLE Georges. L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 2004,
p.112.
MICHAUX Henri. Déplacements, dégagements : « Dictées », dans Œuvres complètes, t.III,
Paris, Gallimard, « Pléiade », 2004, p.1322.
SERRES Michel. Le Tiers-Instruit, Paris, Gallimard, « Folio », 1991, p.93.

DEUXIEME PARTIE
MICHAUX Henri. Ecuador, dans Œuvres complètes, t.I, Paris, Gallimard, « Pléiade »,
1998, p.177-178.
BOURDIEU Pierre. « Introduction à la socio-analyse », Actes de la recherche en sciences
sociales, n°90, décembre 1991, p. 5.
WHITEHEAD Alfred North. The Aims of Education and Others Essays, The MacMillan
Company, New York, 1929, p.11.
DELEUZE Gilles & GUATTARI Félix. Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éd. de Minuit,
1991, p.77-78.
WITTGENSTEIN Ludwig. Remarques mêlées, Paris, GF, 2002, p.154 [p.80].
PESSOA Fernando. Le Livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgois, 1999, p.375.

229
DELEUZE Gilles. Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éd. du Seuil, 2002, p.84-
85.
GUYAU Jean-Marie. Pour une morale sans obligation, ni sanction, Paris, Fayard, « Corpus
des œuvres de philosophie en langue française », 1985, p.66 [1885].
DELEUZE Gilles & GUATTARI Félix. Mille plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p.96.

TROISIEME PARTIE
DUBUFFET Jean, « Préface » à Michel Thévoz. Le Langage de la rupture, Paris, PUF,
1978, p.6.
SIMONDON Gilbert. L’Individu à la lumière des notions de forme et d’information,
Grenoble, Millon, p.509.
BERKELEY George. Notes philosophiques, § 338, dans Oeuvres I, Paris, PUF, « Épiméthée
», 1997, p.66.
SIMMEL Georg. La Philosophie du comédien, Paris, Circé, 2001, p.37 et 72.
NOVALIS ; cité par SIMON Claude. Discours de Stockholm, Paris, Minuit, 1986, p.30.
DELEUZE Gilles. Logique du sens, Paris, Éd. de Minuit, 1969, p. 69-70.

CONCLUSION
GUYAU Jean-Marie. Pour une morale sans obligation, ni sanction, Paris, Fayard,
« Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1985, p.144 [1885].

230
Table des matières

Introduction 9

Première partie. Les conditions effectives de l’apprentissage : 21


comment en vient-on à désirer philosopher ?

Chapitre 1. La griffe de la nécessité : un transcendantal matériel 29

L’intérêt désintéressé 29
La violence dans la pensée 32
De l’habitude satisfaisante (répétition) à la nouveauté douloureuse (différence) 37

Chapitre 2. Une apologie du concret 41

Le rôle du concret : conjurer l’hypothétique 41


Une conception génétique et non transcendante du « non-philosophique » 45
L’expérience : une ressource permanente 48
Limites et dangers de l’expérience 54

Chapitre 3. L’automate spirituel : un transcendantal impersonnel 59

Les deux figures antagonistes de l’automate 60


Une physique de la pensée : juste une idée 64

Chapitre 4. Questions d’énergétique à propos de l’apprentissage 67

Une conception du désir adéquate au constructivisme gnoséologique des problèmes 68


Approche fonctionnaliste des relations de savoir 78

Seconde partie. Éloge de la bêtise – L’Idiot! comme 89


héraut du paradoxe

Chapitre 5. La bêtise comme faculté transcendantale : danger et nécessité 95

Une première figure, péjorative, de la bêtise 96


Sottise et actualité : le philosophe « dans » son temps 99
La conceptualisation de la bêtise au niveau transcendantal 104

231
Chapitre 6. L’Idiot naïf face à l’opinion cynique : la fonction du paradoxe 109

La réduction philosophique par le paradoxe 110


Le personnage de l’Idiot! 112
L’opinion qui discute : l’épouvantail épistémologique 117

Chapitre 7. Le rôle du langage dans l’enseignement : du mot d’ordre au mot de passe 129

L’interrogation contre la question 129


L’apprentissage et les dangers du langage 134
S’en sortir (du langage) pour ne pas en sortir (du problème) 137

Troisième partie. Le champ transcendantal comme 143


champ problématique infini

Chapitre 8. D’une pensée sans image à l’image deleuzienne de la pensée 149

Une première salve critique contre l’image dogmatique de la pensée 150


L’image deleuzienne de la pensée : le problème, l’intéressant, le nouveau, le fécond 151
Partir de l’obscur : une généalogie de l’apprentissage 160

Chapitre 9. La figure du « personnage conceptuel » et ses fonctions 169

Le personnage conceptuel comme penseur pur 170


Le Vicaire Savoyard : ce n’est pas « moi » qui parle 182
Le couple bachelardien, ou le refus d’être spectateur de la pensée 185

Chapitre 10. Le modèle mathématique : perdurer dans le problème 191

Pourquoi le modèle mathématique pour penser la problématisation ? 194


Le « pan-problématisme » de Deleuze 203
La dimension critique et engagée du problème 211

Conclusion. La trinité de l’enseignement de la philosophie : 215


apprendre – problématiser – critiquer

Bibliographie 221

232

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