Bougard François. Actes privés et transferts patrimoniaux en Italie centro-septentrionale (VIIIe-Xe siècle). In: Mélanges de
l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 111, N°2. 1999. pp. 539-562.
doi : 10.3406/mefr.1999.3715
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9883_1999_num_111_2_3715
FRANÇOIS BOUGARD
Entre le début du VIIIe siècle et l'an mil ont été gardés le texte ou la t
eneur d'environ 7 500 actes privés pour la moitié de l'Italie qui s'étend des
Alpes à Rome et aux Abruzzes, Ravenne incluse, c'est-à-dire dans les li-
1 Elle ne prend pas en considération les actes, au reste moins nombreux, qui
aménagent ces droits, comme les partages fonciers entre héritiers ou entre établisse-
mites de ce qui fut à partir de 774 le regnum Italiae carolingien. Une telle
évaluation doit se cantonner dans l'a peu près car elle est fondée sur des dé
comptes sans doute non exhaustifs - l'Italie n'a pas son Wauters - et sur
des catégories diplomatiques mêlant la forme et le contenu, toujours dis
cutables2 et laissant inévitablement de côté quelques actes rétifs au class
ement : sont prises en compte toutes les pièces de quelque autorité qu'elles
émanent dès lors qu'elles n'empruntent pas la forme du diplôme (royal, im
périal ou episcopal) ou de la notice de plaid «public» (telle que l'avait défi
nie et rassemblée Cesare Manaresi3) et qu'elles documentent une transac
tion foncière ou mobilière (vente, donation, échange, concession à temps).
Les deux tiers de ces actes sont des pièces séparées, le plus souvent ori
ginales (dans 90% des cas); le tiers restant est fourni par les séries fournies
des grands cartulaires monastiques d'Italie centrale (Sainte-Marie de Farfa,
Saint-Clément de Casauria pour l'essentiel) ou par quelques regestes ou sé
ries d'extraits plus ou moins détaillés et tardifs comme ceux de l'archevê
ché de Ravenne (le «Codice Bavaro»), du chapitre cathedral de Lucques, de
l'église de Gênes, ou encore les pièces éparses du Codex Sicardianus à Cr
émone et du Registrimi Magnum à Plaisance. Ces copies, extraits et regestes
mis à part, la situation documentaire de notre région est proche de celle
que connaît la Catalogne, où l'on compte environ 5 000 actes jusqu'à l'an
mil4, à cette différence près que l'Italie n'a pas gardé de fonds laïques im
portants qui pourraient faire pièce aux archives comtales catalanes. Aux
corpus denses de l'Italie centrale (près de 900 actes à Farfa, plus de 900 à
Casauria) et de la Toscane, menée par le fonds lucquois (1 800 actes) et,
loin derrière lui, par celui de Saint-Sauveur au Monte Amiata (180 envi
ron), s'oppose le relatif pullulement de l'Italie padane, où domine l'Emilie
(près de 1 300 actes, dont 650 à Plaisance et 330 à Ravenne), devant la
Lombardie (620), le Piémont (240) et ce qui fut la marche de Vérone (200);
la Ligurie est le parent pauvre (environ 40), l'Ombrie et les Marches sont
un désert (une dizaine)5. Pour important qu'il soit, et précieux par le grand
nombre d'originaux, ce volume doit être relativisé par ce qu'on peut entre
voirdes pertes (Pavie, Bobbio, San Salvatore Maggiore en Sabine pour ne
citer que les plus criantes) et par la comparaison avec les données posté
rieures : environ 6 500 actes, par exemple, pour les cinquante premières
années du XIe siècle, soit presque autant que pour les trois siècles pré
cédents réunis - l'estimation est minimale. La rapidité de l'augmentation
tient non seulement aux aléas de la conservation, mais aussi à un recours
plus systématique à l'écrit; recours qui ne signifie pas démocratisation, car
la production documentaire vient peut-être moins d'une diversification so
ciale des donateurs6, dont on voit les effets surtout après 1050, mais du fait
qu'un même «transfert» s'accompagne volontiers de la rédaction de plu
sieurs actes là où un seul suffisait auparavant. En revanche, la deuxième
moitié du XIe siècle connaît probablement une décrue, là encore comme en
Catalogne, mais il est difficile d'être plus précis dans l'état des éditions.
On peut tenter une répartition chronologique par type d'actes, en gar
dant à l'esprit qu'elle ne peut donner qu'une représentation grossière
puisque sont additionnés des fonds hétérogènes dans leur tradition, dans
leur origine (monastiques ou épiscopaux, ruraux ou urbains) et dans leur
volume (de l'unité au millier), tandis que les catégories sont le fruit de r
egroupements simplificateurs (le terme «concessions», en particulier, re
couvre des réalités sociales et économiques multiples, du bail agraire à
cens à la précaire presque «féodale»). Le tableau 1 présente l'ensemble par
tranches de cinquante ans. Au constat de la progression numérique globale
peuvent s'ajouter les remarques suivantes :
a) cette progression est surtout le fait des contrats de location - pour
l'ensemble de la période, les «concessions», où dominent largement les l
ivel i, représentent plus de la moitié des actes considérés -, alors que l'au
gmentation des donations, des ventes et des échanges est à la fois plus
contrastée et plus lente.
La justice dans le royaume d'Italie de la fin du VIIIe au début du XIe siècle, Rome, 1995
(BEFAR, 291), p. 79-108. On a utilisé aussi pour le présent travail les rares éditions
de sources parues depuis 1995 et intégré le fonds ravennate et les actes de Farfa pas
sés en Sabine romaine, qui avaient été exclus du volume. En revanche, les actes «ro
mains» de Farfa ne sont pas présents dans le tableau 1; voir pour complément les
données rassemblées par W. Kurze, Lo storico e i fondi diplomatici medievali. Proble
mi di metodo - Analisi storiche, dans Id., Monasteri e nobiltà nel Senese e nella Tosca
na medievale. Studi diplomatici, archeologici, genealogici, giuridici e sociali, Sienne,
1989, p. 1-22.
6 Sur laquelle on peut voir, à propos de l'exemple de Vérone, M. C. Miller, The
Formation of a Medieval Church. Ecclesiastical Change in Verona, 950-1150, Ithaca-
Londres, 1993, chap. 4 : «the support of ecclesiastical institutions», p. 96-116.
Les actes privés du royaume d'Italie
1400 -,
1300
1200
1100
1000 -
900 -
800 -
700 -
600
500
400 Η
300
200
100
701-750 751-800 801-850 851-900 901-950
Tableau 1 - Les actes privés du royaume d'Italie.
TRANSFERTS PATRIMONIAUXEN ITALIE CENTRO-SEPTENTRIONALE 543
dans le comté de Plaisance, un siècle plus tard, sont également des ventes8.
On trouve un autre indice de cette forte déperdition dans le fait que le rele
védes mentions d'actes aujourd'hui perdus dans les transactions conser
vées (tel bien parvenu per cartulam venditionis , ou donationis, ou commu-
tationis) paraît souvent favorable aux cartulae venditionis9.
- Comme les donations, les échanges sont surreprésentés, ne serait-ce
que parce que nos actes sont tous ou presque issus d'églises, de chapitres
ou de monastères, pour lesquels la commutano est le seul mode légitime de
faire sortir un bien du patrimoine de l'institution. Les responsables ecclé
siastiques du Nord semblent les avoir particulièrement affectionnés,
puisque l'Italie padane regroupe les deux tiers des échanges, alors qu'elle
ne compte qu'environ 40% du total des actes. Ils progressent régulière
ment, parfois plus vite que les ventes, mais selon des rythmes contrastés se
lon les fonds, qui les ont gardés tantôt au compte-gouttes, à raison de quel
ques unités par demi-siècle même dans des séries homogènes, tantôt par
dizaine(s) sur des périodes courtes, reflétant des moments et des choix de
gestion particuliers, où l'on peut reconnaître aisément la marque de tel
évêque ou tel abbé. La prolongation du graphique montrerait par ailleurs
une certaine désaffection de l'échange au profit de la vente au XIe siècle, ce
qu'on a interprété, à juste titre sans doute, par un recours croissant à l'in
strument monétaire10. Il serait cependant abusif de retourner le raisonne
ment en voyant dans leur utilisation «massive» au Xe siècle un pis-aller
destiné à pallier la rareté du métal, puisque ce siècle est aussi le moment
où les églises sont capables d'investir dans de grosses opérations de prêt et
qu'il était toujours loisible de recourir aux paiements mixtes quelle que fût
MEFRM 1999, 2 41
546 FRANÇOIS BOUGARD
Les acteurs
25 M. Cortesi (dir.), Le pergamene degli archivi di Bergamo..., nos 43, a. 908 et 87,
a. 948; Id. et A. Pratesi (dir.), Le pergamene degli archivi di Bergamo, aa. 1002-1058,
Bergame, 1995 (Fonti per lo studio del territorio bergamascho, 12 : Carte medievali ber
gamasche, 2), n° 88, a. 1029; voir aussi le n° 90, de 1030.
26 Un seul exemple, cette notice d'investiture au profit de S. Maria in Organo de
Vérone pour des biens offerts par un prêtre onze ans auparavant; l'acte de donation
est relu à cette occasion : V. Fainelli, Codice diplomatico veronese, II, n° 59, a. 903
voir aussi le n° 108, de 911.
552 FRANÇOIS BOUGARD
moins grande ampleur, qui avaient toutes pour but de s'imposer face au
libre jeu des transferts, ou tout au moins à certains d'entre eux. Le soupçon
est d'abord porté sur les concessionnaires «frauduleux» de biens d'Église,
ceux qui entrent en dépendance foncière en faisant passer leurs biens sous
la juridiction d'autrui puis les récupèrent en location : il faut à tout le
moins vérifier les motivations de ces pratiques, c'est le thème rebattu de la
soustraction au fisc et à l'armée, qui ne passe pas la fin du IXe siècle28. Mais
sont visés surtout les transferts insidieux des patrimoines ecclésiastiques
eux-mêmes, sous la pression d'évêques et d'abbés désireux d'obtenir les
moyens légaux de freiner les aliénations inscrites en germe dans les
concessions à temps et dans l'occupation paisible de la terre (ou dans la
jouissance de son fruit) pendant une ou plusieurs générations, surtout
quand en bénéficient des personnes d'un niveau social tel que le bailleur
n'a pas de moyen de rétorsion direct contre elles. Dès la fin du VIIIe siècle,
on tient pour sacrilège celui qui aura concédé un bien d'Église par un acte
- dont la nature n'est pas encore précisée : aliquem scriptionis titulum -
dommageable à celle-ci29. Pour l'instant n'est encore considéré que le res
ponsable, plus que la trace écrite de son action. Mais dès les années 820 les
évêques obtiennent la possibilité légale de dénoncer les actes de leurs pré
décesseurs sans souci des clauses de sanction pécuniaires qui y sont ins
crites. Au fil des prescriptions défilent tous les types de concessions : em-
phytéoses, précaires, livelli30 ; il ne manque qu'une allusion aux scripta tertii
generis pour avoir l'éventail lexical complet.
À partir des années 850, les préceptes donnent une application indivi
duelle de ces textes généraux et en étendent la portée à l'occasion. Les évê-
chés ne sont plus seuls considérés mais aussi les monastères, tandis que les
actes d'échange et les donations s'ajoutent aux concessions. Évêques et ab
bés reçoivent les uns après les autres la possibilité de casser la gestion de
leurs prédécesseurs, toujours décrite comme inique et contraire au droit,
en même temps qu'ils ont liberté de recourir à Yinquisitio , moyen rapide et
efficace d'administration de la preuve31 et, parfois, de choisir dans leur
propre personnel les scribes spécialement affectés à la rédaction des
Rome, 219), p. 83 et 495-496. Même distinction sociale pour Farfa en 857 : Ludovic
i IL Diplomata, n° 26.
35 S. Severo in Classe : Ottonis I. diplomata, n° 349, encore une fois avec l'insi
stance sur l'apect social : pas de distribution per libellos ou autre nisi laboratoribus
qui propriis manibus terrant laborant. - Nonantola : Ottonis IH. diplomata, n° 237.
- Bobbio : op. cit.., n° 303. - Leno : M.G.H., Diplomata regum et imperatorum Ger-
maniae, IH. Heinrici IL diplomata, éd. H. Bresslau, Hanovre, 1903, nos 300 et 399;
M.G.H., Diplomata... IV. Conradi IL diplomata, éd. H. Bresslau, Hanovre-Leipzig,
1909, n°s 57 et 227.
36 M.G.H., Constitutiones et acta publica imperatorum et regum, I, éd. L. Weil
and, Hanovre, 1893, n° 23.
37 Bibliographie-fleuve sur la question; pour se limiter aux contributions les
plus récentes, voir S. Reynolds, Fiefs and vassals. The medieval evidence reinterpreted,
Oxford, 1994, p. 198-199, et surtout C. Violante, Fluidità del feudalesimo nel regno ita
lico (secoli X e XI). Alternanze e compenetrazioni di forme giuridiche delle concessioni
di terre ecclesiastiche a laici, dans Annali dell'Istituto storico italo-germanico in Trent
o,21, 1995, p. 11-39 (paru partiellement en français sous le titre Bénéfices vassa-
liques et livelli dans le cours de l'évolution féodale, dans Histoire et société. Mélanges
offerts à Georges Duby. II. Le tenancier, le fidèle et le citoyen, Aix-en-Provence, 1992,
p. 123-133).
38 // Regesto di Farfa compilato da Gregorio di Catino, éd. I. Giorgi et U. Balzani,
II, Rome, 1878, n° 226, après un diplôme de Louis le Pieux et deux privilèges géné
raux d'Étienne IV; // Chronicon Farfense di Gregorio di Catino, éd. U. Balzani, II,
Rome, 1903 (Fonti per la storia d'Italia, 33), p. 9-10, après les préceptes d'Otton III
qui marquent le début de l'abbatiat de Hugues à Farfa.
556 FRANÇOIS BOUGARD
chée en 998, c'était une façon de remettre les multiples prescriptions citées
plus haut dans l'ensemble de la tradition juridique carolingienne.
De manière moins brutale, l'insertion de clauses relatives au renouvel
lement des livelli en fin de bail sonne autant comme l'annonce par le bail
leur qu'il ne se laissera pas piéger par le temps ou le sous-accensement que
comme une garantie de non-éviction arbitraire pour le preneur44. Une
autre conséquence fut peut-être aussi la multiplication, avec le temps, des
garanties insérées dans les donations pieuses, destinées à prévenir l'aliéna
tion des biens cédés sous forme d'emphytéose quae vulgo precaria dicitur45,
de livello ou plus généralement de bénéfice par une clause de retour aux
parents du donateur ou de passage à la garde d'une autre puissance reli
gieuse46.
l'article au 1. I, c. 110 [p. 51], mais sans attribution particulière), car les manuscrits
qui donnent le capitulaire de manière séparée ne se trompent pas sur Louis le Pieux;
l'article n'a pas été repris dans le Liber Papiensis.
44 Par exemple dans le Bolonais au début du Xe siècle : G. Drei, Le carte degli ar
chivi parmensi..., I, nos 6-7, surtout n° 6 : post completis annis (...) libellos renoventur
hie cernimus ut non abeatis licentiam vos vestris colonis de predicta res nee vindere
nee donare nee per nullum titulum alienare, set de ipsa re in vestra dominatione dis-
trinctione esse et permanere promittimus.
45 Selon l'expression d'un diplôme de Lambert pour l'église d'Arezzo en 898
(L. Schiaparelli, / diplomi di Guido e di Lamberto, Rome, 1906 [Fonti per la storia d'I
talia, 36], n° 10, p. 95), à laquelle font écho les testaments de l'évêque Notker de Vé
rone en 921 et de l'évêque Jean de Pavie en 922 (V. Fainelli, Codice diplomatico vero
nese, II, nos 177 p. 232, 186 p. 246, rédigés par le même scribe).
46 Enumeration exceptionnellement longue dans le testament du comte de Vé
rone Anselme en 910 (V. Fainelli, Codice diplomatico veronese, II, n° 98), où une do
nation au monastère de Nonantola, au comté de Modène, est garantie par une clause
prévoyant que si un clerc de l'église de Vérone tentait de mettre la main sur les biens
ou voulait les donner en bénéfice, il seraient confiés aux proches parents d'Anselme
qui assureraient l'exécution de la donation, à défaut à l'évêque de Trente, ou à celui
de Vérone, ou de Mantoue, ou de Brescia. Une «première» donation testamentaire
relative à d'autres biens (n° 88, a. 908), qui n'a subsisté que dans une copie du XIIe
siècle, prévoyait en revanche l'ordre suivant : l'évêque de Vérone, puis celui de
Trente, puis le patriarche d'Aquilée, puis l'archevêque de Milan.
558 FRANÇOIS BOUGARD
François Bougard
Lucques
751-800 801-850 851-900 901-950 951-
Tableau 2 - Les actes privés de Lucques.
Plaisance
140
120
100
751-800 801-850 851-900 901-950 951-1000
Tableau 3 - Les actes privés de Plaisance.
TRANSFERTS PATRIMONIAUX EN ITALIE CENTRO-SEPTENTRIONALE 561
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562 FRANÇOIS BOUGARD
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