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Collection << Recherches >>.

LA COLLECTION << RECHERCHES >> A LA DEc0uvERTE


Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales

Depuis le debut des années quatre-vingt, on a assisté a un redé-


considerable de la veclierche en sciences humaines et
sociales Ia remise en cause des grands systèmes théoriques qui domi-
naient jusqu'alors a conduit a un éclatement des recherches en de
multiples chanips disciplinaires indépendants, mais cue a aussi permis
d'ouvrir de nouveaux chantiers thCoriques. Aujourd'hui, ces travaux
commenceni a porter leurs fruits : des paradignies novateurs
s'élaborent, des liens inédits sont étahlis entre les disciplines, des débats
passionnants se font jour.
Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large
mesure peu visible, car il emprunte des voies dont Ic production Cdito-
riale traditionnelle rend difficilenient compte. L'ambition de Ia
collection << Recherches est precisernent d'accueillir les résultats de
>>

cette <recherche de pointe > en sciences humaines et sociales : grace a


une selection Cditoriale rigoureuse (qui s'appuie notamment sur l'expC-
rience acquise par les directeurs de collection de La DCcouverte), elle
public des ouvrages de toutes disciplines, en privilCgiant les travaux
trans- et multidisciplinaires. II s'agit principalement de Iivres collectifs
resultant de programmes a long ternie, car cetle approche est incontes-
tablenient Ia mieux a mëme de rendre compte de Ia recherche vivante.
Mais on y trouve aussi des ouvrages d'auteurs (theses remaniées, essais
thCoriques, traductions), pour se faire l'écho de certains travaux singu-
hers.
Les themes traitCs par les livres de Ia collection << Recherches sont
>>

résolument varies, empiriques aussi bien que thCoriques. Enfin, certains


de ces titres sont publiCs dans Ic cadre d'accords particuliers avec des
organismes de recherche c'est Ic cas notamment des series de l'Obser-
vatoire sociologique du changernent social en Europe occidentale et du
Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS).

L'Cditeur
SOUS LA DIRECTION DE

Norbert Alter

Les logiques de l'innovation


App roche pluridisciplinaire

Editions La Découverte
9 bis, rue Abel-Hovelacque
75013 Paris
2002
Remerciements
Vaidrie Fleurette et Stephanie Pitoun ont bien voulu prendre en
charge Ia multitude d'activitCs prograrnmées>> que suppose Ia
rCalisation d'un ouvrage collectif.
Elles ont dgalement organisC le sdminaire intitulC <Les logiques de
l'innovation >>, a I'origine de cc travail.
Je les en remercie sincèrement ainsi que l'IMRI (Institut pour Ic
management de Ia recherche et de I'innovation), universitC Paris-
Dauphine, pour Ic soutien actif apportd a Ia publication.

Catalogue Electre-Bibliographie

Les logiques de i'innovation : approche pluridisciplinaire I dir. Norbert Alter. —


Paris : La Découverte, 2002. — (Recherches)
ISBN 2-7071-3695-6
RAMEAU innovations : aspect éconoinique
innovations aspect social
:

DEWEY 303.3 : Proccssus sociaux. Changements sociaux


Public concerné : Niveau universitaire. Prolèssionnel, spécialiste

Le logo qui figure sur Ia couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est
tl'alerter le lecteur sur Ia menace que represente pour l'avenir du livre, tout particuliè-
rement dans le dontaine des sciences humaines et sociales, Ic développenient massif du
photocopillage.
Le Code de Ia propriélë intellectuelle du Icrjuillet 1992 interdit en effet expres-
sénient, sous peine des sanctions pénales réprirnant Ia contrefacon, Ia photocopie a usage
collectif sans autorisation des ayants droit. Or cette pratique scsI généralisée dans les
ëtablissements d'enseignement, provoquant une baisse brutale des achats de Iivres. au
point que Ia possibilité méme pour les auteurs de créer des nouvelles et de les faire
éditer correctement esi aujourd' hui menacée.
Nous rappelons donc qu'en application des articles L 122-10 a L 122-12 du Code de
Ia propriete intellectuelle, toute photocopie a usage collectif. iiitegrale on partielte, du
present ouvrage est interdite sans autorisation du Centre francais d'exploitation do droit
de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toule autre forme de repro-
duction, intégrale ou partielle, est egaleinent interdite sans autorisation de I'éditeur.

Si vous désirez &re tenu rCgulièreinent inforinC de nos parutions, II vous suffit
d'envoyer vos nom et adresse aux Editions La DCcouverte, 9 bis. rue Abel-Hovelacque,
'75013 Paris. 'bus secevrex gra temens noIre bulletin La

© Editions La Découverte & Syros. Paris, 2002.


S ommaire

Avant-propos
par Norbert Alter et Michel Poix 7

I. LA DWFUSION DE L'INNOVATION
I. L'innovation un processus collectifambigu
par Norbert Alter 15

2. L'innovation entre acteur, structure et situation


par Dominique Desjeux 41

II. LE SENS DE L'INNOVATION


3. Innovation et contraintes de gestion
par Pierre Romelaer 65

4. Sur 1' innovation


par Danièle Linhart 105

III. CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR


5. Le role des scientifiques dans le processus d'innovation
par Danièle Blondel 13 I

6. L'engagement des chercheurs vis-à-vis de I'industrie et du rnarchd:


norines et pratiques de recherche dans les biotechnologies
par Maurice Cassier 155

7. Rdseaux et capacite collective d'innovation:


l'exemple du brainstorming et de sa discipline sociale
par Emmanuel Lazega 183

IV. NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES


8. L'innovation en education et en formation : topiques et enjeux
par Francoise Cros 213

9. Ce que I'Cconomie néglige ou ignore en niatière d'analyse


de l'innovation
par Dominique Foray 241
Avant—propos

Norbert Alter et Michel Poix

L'élaboration des connaissances en matière d'innovation se


situe actuellement au carrefour de plusleurs disciplines des
sciences sociales et humaines. Un processus d'innovation
s'inscrit toujours dans une logique economique. Mais son déve-
loppement ne peut être compris sans l'analyse sociologique des
acteurs qui portent ce processus. Et Ia nature de leurs actions
depend largement de Ia nature des dispositifs de gestion mis en
ceu vre.
Les travaux présentés dans ce livre traitent donc Ia question de
I'innovation de manière pluridisciplinaire, en s'appuyant sur les
problematiques de I'anthropologie, de l'économie, de Ia gestion
et de Ia sociologic. Chacun scion des objets, champs et perspec-
tives théoriques divers et parfois divergents, ces travaux abordent
finalement les cinq questions qui mobilisent toujours les
recherches sur l'innovation.
L'innovation est une activité en relation forte avec
l'incertitude : les informations constitutives de l'élaboration d'un
processus d'innovation ne sont pas totalement disponibles initia-
lement. La decision et l'action en matière d'innovation posent
donc clairement Ia question de Ia gestion de l'incertitude et du
rapport au risque. A propos des questions concernant Ic finan-
cement de l'innovation, comme a propos de l'investissement
personnel des acteurs dans ces dispositifs, ces themes mettent en
evidence toute une série de paradoxes (pourquoi un acteur
s'engage-t-iI dans des situations a risque, alors qu'il dispose
d'avantages substantiels dans une situation établie ?) ou de diffi-
cuités de modélisation (comment expliquer Ic <<pan>> du
banquier). C'est finalement a une question plus generale,
8 LA DIFFUSION DE L'JNNOVATION

concernant Ia rationalité collective, du point de vue de l'écono-


miste, du gestionnaire ou du sociologue, que nous convie cette
premiere série de réflexions.
L'innovation ne peut étre par ailleurs parfaitement
programmée. Elle repose sur Ia créativité collective, laquelle
s'inscrit dans des structures d'échanges définies selon les critères
propres a l'économie ou a Ja sociologie. Les analyses présentees
dans ce livre montrent ainsi que les capacites collectives d'iden-
tification et d'intégration de phénomènes complexes, aléatoires
ou non prévus représentent une contrainte et une ressource essen-
tielles pour l'innovation. Elles indiquent également que l'inno-
vation est soumise a des pratiques de gestion parfois créatives ou
incrémentales, d'autres fois erratiques ou dogmatiques. Dans
tous les cas, Ia question posée est alors celle des modalités
d'apprentissage plus que celle de l'élaboration de procedures
concues comme rationnelles ex ante; mais répondre a cette
question amène également a constater I'existence de pheno-
mènes inverses, ceux de I'<< amnésie organisationnelle >>.
Les themes du conflit, de Ia deviance et de l'action collective
représentent le troisième ensemble d'élérnents de cette réflexion
sur l'innovation. La transformation des regles sociales, qu'elle
concerne par exemple des dispositifs de gestion, les relations
établies entre services de recherche et management des firmes ou
les relations entre les firmes innovatrices et l'Etat, pose nécessai-
rement la question de Ia négociation, de Ia regulation et de Ia
transgression des regles. On ne peut en effet penser Ia transfor-
mation des normes sans déboucher sur l'analyse de volontés et de
cultures contradictoires. Cette question recoupe celle de l'éter-
nelle rencontre entre les Anciens et les Modernes, mais les uns et
les autres ne sont pas toujours ce que l'on croit. Et surtout, les
acteurs eux-mêmes ne savent pas toujours qui et ce qui permet Ia
dynamique de l'innovation.
L'analyse de J'innovation est ainsi pensée en termes de
processus systémiques et non de changements mécaniques. Elle
intègre egalement Ia question des nouveaux acteurs et de leur
emergence: une nouvelle technologie ne devient efficace et
effective qu'à partir du moment oü des acteurs en tirent un moyen
9

d'accès a I'identité ou a l'influence. L'analyse de Ia distance


critique par rapport aux conventions établies représente ainsi I'un
des éléments centraux de La comprthension des processus
d'innovation cette distance représente le moyen de < réfléchir>>
les pratiques et de renouveler les normes. Mais les conventions
établies résistent aux processus d'innovation et peuvent se
trouver dans un << monde a part >> qui ne règle finalement que peu
les processus décrits, lesquels disposent de regulations mal
connues, voire clandestines.
Enfin, si l'innovation vise a améliorer les performances des
individus, des organisations et des firmes, Ia nature des perfor-
mances obtenues est souvent ambigue et parfois paradoxale.
L'évaluation des performances engendrées par I'innovation, et Ia
construction du cadre d'dvaluation de ces performances sont
ainsi des questions essentielles mais les conflits d'objectifs, Ia
polysémie des outils de mesure ou l'évanescence des politiques
caractérisent largement Ia scene d'ensemble. Plus encore, l'inno-
vation ne peut être considérée comme un but en soi.
Ces travaux mettent ainsi au centre de leurs investigations Ia
question des processus >>, que ceux-ci habitent les firmes ou les
relations entre firmes et marché. L'accent est mis sur les éléments
favorisant l'dmergence et Ia diffusion de Ia nouveauté, mais
egalement sur son appropriation ou son rejet, par les acteurs,
opérateurs ou consommateurs. L'innovation est analysée comme
un facteur d'accélération de La dynamique des firmes, cette accé-
lération produisant des capacités d'adaptation et d'anticipation,
mais elles engendrent également des conflits de temporalité,
entre programmes, acteurs et institutions. Du point de vue de Ia
regulation sociale, 1' innovation représente ainsi une ressource
considerable, celle de Ia créativité, et un risque, tout aussi
important, celui de Ia destruction des formes de Ia vie collective
antérieurement établie.
Les questions posées mettent l'accent sur I'existence du
mouvement. Ce dernier prend (a forme d'un déplacement
permanent de Ia valeur ajoutée au sein des mécanismes de
production. II repose sur l'apparition répétée de paradigmes
inédits et de formes de rationalités différentes. L'dmergence
10 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

d'une economic fondée sur l'innovation ne peut, des lors, se


résumer a l'émergence d'un nouveau mode global de regulation
s'appuyant sur des structures, des politiques, des cultures et des
representations cohésives et durables. Au contraire, les acteurs et
les observateurs se demandent constamment comment contrôler
ce type de processus.
La plupart des textes rassemblés dans ce livre ont été
presentes originellement dans le séminaire logiques de
l'innovation. Theories et pratiques organisé par l'IMRI
(Institut pour le management de Ia recherche et de I'innovation)
entre avril 1997 et mai 1999.
Ils ont tous été débattus publiquernent par des représentants
de différentes disciplines académiques et par des praticiens.de
l'innovation (responsables d'entreprises, experts de Ia R & D ou
du financement d'opérations de ce type, reprdsentants d'institu-
tions engagées dans des activités d'innovation). La participation
des acteurs de l'innovation au dCbat sur I'innovation represente
en effet le souci fondateur de cc livre.
Les perspectives présentées dans ces pages s'appuient ainsi
largement sur les analyses réalisées par les milieux profes-
sionnels. On leur doit par exemple de souligner Ic role majeur
joué par les processus d'apprentissage, de capitalisation des
connaissances et des modalités d'échange entre partenaires d'un
méme dispositif de travail. De mOme, us questionnent I'dmer-
gence de structures de production post-tayloriennes a propos
d'organisations dans lesquelles Ic mouvement a succédé a Ia
stabilitd. Ou encore, us interpellent directement Ia capacite de
management des firmes et des institutions a propos de Ia coopé-
ration.
L'ensemble de ces réflexions amène a comprendre les diffé-
rentes dimensions que revêt I'innovation. Cet ensemble fait
également apparaItre de véritables convergences analytiques
interdisciplinaires, même si ces convergences ne sont pas
toujours explicites. Mais surtout, cc livre met en evidence qu'en
matière d'innovation, cc sont bien souvent les pratiques qui
devancent les theories, lesquelles ont donc, plus encore dans cc
domaine qu'ailleurs, a se rapprocher des pratiques.
II

Chacun des textes reprend une partie des grandes lignes


problématiques qui viennent d'être rappelées. Pour cette raison,
ii a été difficile de les classer. Une presentation articulée autour
de quatre themes abordés successivement a finalement été
retenue. Le premier consiste a définir I'innovation comme un
processus de diffusion de nouveautés, ce qui a finalement peu de
chose a voir avec l'idée habituellement associée au terme de
changement (textes de Norbert Alter et de Dominique Desjeux).
Le second theme aborde Ia question des contraintes et des effets
des politiques d'innovation, lesquelles amènent toujours, d'une
manière ou d'une autre, a s'interroger sur le << sens des activités
>>

collectives (textes de Danièle Linhart et de Pierre Romelaer). Le


troisième theme concerne plus directement le <<métier>> d'inno-
vateur, et plus particulièrement les dispositifs et actions mis en
euvre pour créer Ia nouveauté puis I'inscrire dans les pratiques
(textes de Danièle Blondel, Maurice Cassier et Emmanuel
Lazega). Le quatrième theme représente un retour théorique sur
Ia formulation même des questions de l'innovation et amène a
ouvrir des perspectives de recherche en économie et en sciences
de I'éducation (textes de Françoise Cros et de Dominique Foray).
I

La diffusion de l'innovation
1

L'innovation:
un processus collectif ambigu
Norbert Alter

L'innovation est une activité collective. Elle repose sur Ia


mobilisation d'acteurs aux rationalités variées, souvent antago-
niques. Et l'analyse des processus d'innovation, a I'intérieur des
entreprises, montre que ce type de situation est devenu banal,
commun: ii structure le contenu du travail, les relations et
cultures professionnelles, tout autant que les contraintes de
production.
Cette perspective amène a revenir sur la problématique de
l'innovation: analyser un changement suppose de comparer
deux états, avant et apres Ia modification observée, alors
qu'analyser une innovation amène a raconter une histoire, celle
qui conduit — on ne conduit pas — de l'état A a l'dtat B. Mais
raconter une histoire de ce type suppose d'affecter a Ia durée un
statut central dans l'analyse et de s'intéresser a des processus
plus qu'à des situations, a des trajectoires plus qu'à des systèmes,
et autant au hasard qu'à Ia causalité.
L'innovation organisationnelle est par ailleurs spécifique:
elle se déroule dans un univers hierarchique. Elle ne peut donc
totalement être confondue avec l'innovation de produit, qui se
diffuse sur un marché, au moms parce qu'il existe, a l'intérieur
des entreprises, une profonde ambiguItd: celle du sort réservé
aux actions des innovateurs du quotidien, les opérateurs.
16 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

INVENTiON ET INNOVATION

Concevoir un univers social selon le principe de Ia diffusion


des idées et des pratiques plus que selon le principe des structures
et des grands determinants n'est pas une découverte. Tarde, ii y a
plus d'un siècle, expliquait que les sociétés se dévetoppaient
selon le principe de l'<< imitation >>. Cette idée, reprise ultèrieu-
rement par les anthropologues diffusionnistes, privi légie
I'analyse de Ia circulation des idées et pratiques nouvelles.
L'imitation, selon Tarde, représente l'intégration dans les
pratiques sociales d'inventions initialenient isolées, indivi-
duelles. C'est leur diffusion qui produit Ia société:
faut partir de là, c'est-à-dire d'initiatives rénovatrices,
qui, apportant au monde a Ia fois des besoins nouveaux et de
nouvelles satisfactions, s'y propagent ensuite ou tendent a s'y
propager par imitation forcée ou spontanee, elective ou incons-
ciente, plus ou moms rapidement, mais d'un pas regulier, a Ia
facon d'une onde lumineuse ou d'une famille de termites>>
[1890, I979, p. 3].
La diffusion des inventions amène airisi a dCfinir Ia structure
sociale, apparente a un moment donné, comme le résultat
d'actions qui ne sont pas dCterrninées par un étatdu monde:
<<Toute invention qui éclôt est un possible réalisé entre mille,
parmi les possibles différents>> [ibid., p. 49].
La sociologie de Tarde amène ainsi a bien comprendre deux
éléments des de toute réflexion portant sur I'innovatiou. Le
premier suppose de distinguer l'invention, qui n'est <<qu' >> une
creation, de l'innovation, qui consiste a donner sens et effectivité
a cette creation. Le second consiste a considérer que l'usage fina-
lement tire d'une nouveauté n'est ni prévisible ni prescriptible:
11 est Ia réalisation d'un <<possible >>. L'innovation n'a donc que
peu de chose a voir avec l'invention. Celle-ci représente une
nouvelle donne, Ia creation d'une nouveauté technique ou orga-
nisationnelle, concernant des biens, des services ou des dispo-
sitifs, alors que l'innovation represente l'ensemble du processus
social et économique amenant I'invention a être finalement
utilisée, ou pas.
L'INNOvATION: UN PROCESSUS AMBIGU 17

Les travaux menés par les historiens permettent de distinguer


parfaitement ces deux notions, et plus particulièrement le fait
qu'il n'existe pas de relation déterminée entre une découverte et
son usage.
White [1962], par exemple, montre que le moulin a eau qui
commence a être utilisé des le debut du Moyen Age n'est
largement diffuse que sept siècles plus tard. Bloch [1935] met en
evidence un phénomène comparable a propos de Ia charrue a
roues. Pourtant, ces deux inventions sont profitables au plus
grand nombre : elles permettent d'augmenter le rendement de Ia
terre et Ia productivité du travail. Elles représentent donc, poten-
tiellement, l'occasion de mieux se nourrir et de mieux se vêtir, de
consacrer plus de temps aux loisirs, a l'hygiene ou aux activités
cultuelles. La très grande lenteur du developpement de ces inven-
tions s'explique par des raisons sociologiques et économiques.
L'achat de l'une et I'autre de ces techniques suppose de réunir
des capitaux importants; leur usage nécessite de disposer de
proprietés foncières élargies; leur exploitation amène a répartir
les résultats de I'exploitation selon des procedures collectives
encore ma! connues ; et leur banalisation est conditionnelle ii
faut que Ies seigneurs acceptent de voir toute une partie de leurs
serfs s'adonner a des tâches nouvelles. En d'autres ternhes, le
passage de l'invention a l'innovation repose sur une transfor-
mation simultanée des relations économiques, sociales et symbo-
liques du terrain d'accueil. Et cette transformation est infiniment
plus tente que celle des potentialités offertes par le moulin a eau
et Ia charrue a roues.
Dans des circonstances beaucoup plus contemporai nes,
comme le développement des nouvelles technologies d'infor-
mation, Ia modernisation des entreprises, Ia mise en de
politiques de décentralisation, les progrès de l'agriculture trans-
génique ou ceux de Ia contraception, le même type de problème
peut être observe : il n'existe jamais de relation mécanique entre
l'existence d'une potentialité et son usage par les hommes.
L'ensemble des recherches montre ainsi que les facteurs inter-
venant dans Ia diffusion d'une nouveauté sont varies. A Ia fois
juridiques, symboliques, stratégiques, économiques et culturels,
18 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

leur nombre et leur interddpendance ne permettent pas de prévoir


l'issue d'une nouveauté. La concurrence des rationalités inter-
vient ainsi négativement ou positivement dans Ia diffusion d'une
nouveautd. Enfin, beaucoup de nouveautés ne se développent que
pour une minorité de la population ; Ia diffusion peut ainsi être
très rapide mais ne concerner qu'une fraction de Ia population
[Edmonson, 1961]. Ou encore, le prix a payer pour adopter une
innovation peut ralentir sa diffusion et Ic revenu qui en est
attendu accélérer au contraire sa diffusion [Griliches, 1957].
L'analyse de Ia diffusion d'une invention est donc, tout autant,
une analyse de sa non-diffusion.

LA BANAL1TE DES ACTES INNOVATEURS

L'analyse d'un processus d'innovation ne procède cependant


pas exactement par imitation. EUe procède plutôt par accumu-
lation d'innovations intermédiaires.
Cette idde est bien connue. Ce qui permet a une invention de
se développer, de se transformer en innovation, c'est Ia possi-
bilité de Ia rdinventer, de lui trouver un sens adapté aux circons-
tances specifiques d'une action, d'une culture ou d'une
économie. Les anthropologues diffusionnistes out ainsi mis en
evidence que les pratiques sociales nouvelles, qu'elles
concernent des cultes, des légendes, l'usage d'outils ou de
savoirs agricoles, sont intégrées et transformées en même temps
par les populations qui y accèdent. La diffusion d'une nouveauté
ne procède ainsi jamais purement par imitation [Boas, 1949].
Dans tous les cas, ce qui est adopté n'est pas a proprement parler
une pratique ou un élément culturel précis, mais, bien plus, le
principe qui les fonde. Par exemple, dans les territoires du Grand
Nord canadien, on a appris a atteler les rennes en observant
I'attelage des chevaux.
Graebner [1911] et ses collegues ont même mis au point une
méthode de recherche fondée sur I'analyse des << traces laissées
>>

par Ia diffusion des nouveautés. Ils mettent en evidence I'exis-


tence d'aires de pratiques sociales dont l'origine est commune
(réalisée a partir du même centre) et se traduit par des modalités
L'INNOvATION UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 19

de vie collective, des croyances et des pratiques économiques


comparables. Il s' agit par exemple du complexe totemique >> en
<<

Australie, qui se caractérise par un habitat, des armes, des rites


funéraires et une mythologie astrale. Mais les populations
n'incorporent que rarement les traits d'une pratique sociale ou
d'une croyance dans leur totalité. Elles opèrent bien plus
largement une selection d'éléments dans un ensemble, ainsi
qu'une deformation ou une adaptation aux pratiques locales.
Ce type de perspective vaut tout autant dans les analyses
contemporaines portant sur Ia diffusion des sciences et de Ia
recherche et développement [Akrich eta!. 1988], que dans celles
portant sur les techniques [Desjeux et Taponier, 1991], ou les
organisations [Alter, 1990].
Dans cette dernière perspective, les decisions de
prises par les directions des entreprises pour
transformer Ic fonctionnement des structures de travail doivent
être comprises comme des inventions et non des innovations.
Pour prendre pied dans Ic tissu social d'accueil, et pour être fina-
lernent utilisées de manière effective, elles doivent faire l'objet
d'une appropriation par les utilisateurs, laquelle ne peut aucu-
nement être décrétée. Mais cette phase d' appropriation suppose
une certaine durée, qui est celle du passage de I'invention a
l'innovation. Elle se traduit par un certain nombre de découvertes
intermédiaires réinvesties dans l'usage de Ia nouveauté. C'est cc
qui rend l'activité d'innovation, a l'intérieur des entreprises,
d'une grande banalité. Smith en avait eu l'intuition fondatrice:
grande partie des machines employees dans ces manu-
factures, le travail est le plus subdivisé, ont été originellement
inventées par de simples ouvriers qui, naturellement, appli-
quaient toutes leurs pensées a trouver les moyens les plus courts
et les plus aisés de remplir la tâche particulière qui faisait leur
seule occupation>> [1776, 1991, p. 77].
Cette banalité de I'acte d'innovation peut être aujourd'hui
observée dans deux perspectives. Tout d'abord, ces actions sont
frequentes, parce qu'elles se reproduisent a l'occasion des
innombrables modifications qui concernent autant les techniques
de production, les outils de gestion informatisés, les méthodes
20 LA DIFFUSION DE LINNOVATION

d'évaluation du travail, les modalités de coordination entre acti-


vitds, les activités de contrôle ou Ia definition de procedures. Sur
ces différents plans et sur d'autres encore, les processus qui
viennent d'être décrits se reproduisent, plus ou moms fidèlement,
mais toujours dans cette situation de mouvement et d'incertitude
qui caractérise Ia trajectoire d'une innovation. Ces situations sont
également banales parce qu'elles concernent un grand nombre
d'opérateurs. Et elles sollicitent directement leur activité d'inno-
vateurs. L'idée géneralement admise est que les innovateurs sont
des dirigeants ou des experts qui décident de Ia bonne manière de
définir puis de diffuser I'innovation. Rien de tout cela ne se
vdrifie dans les faits: l'innovation est le résultat d'une constel-
lation d'actions ordinaires.
Ces formes de développement d'une invention, observables
également a propos du développement des activitCs commer-
dales dans le secteur public, de l'utilisation des sciences
humaines dans Ia gestion des entreprises, de l'émergence de
formes de management >>, de la gestion par projet,

du ddveloppement de Ia polyvalence ou de Ia mise en place de


pratiques industrielles de type < juste a temps >>, font apparaItre
des éléments suffisamment récurrents pour qu'il soit possible
d'identifier les principaux éléments d'un processus d'innovation.

CROYANCES, PROCESSUS CREATEURS ET INVENTIONS


DOGMATIQUES

Au depart, une invention n'est donc rien d'autre qu'une


croyance en Ia réalisation de bienfaits par telle ou telle
nouveauté rien ne permet de prddire efficacement le succès, les
formes d'utilisation, les types de résistance ou Ia nature du
processus de diffusion. Si ces croyances initiales permettent
l'emergence d'un usage collectivement défini, il s'agit de
créateurs >. Si, au contraire, les croyances, appuyées
sur le pouvoir hiérarchique imposent des usages, il s'agit
d'<< inventions dogmatiques >>.
Selon Ia distinction opérée par Boudon [1990], les croyances
peuvent être .conçues selon deux registres distincts. Elles sont
L'INNovATION : UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 21

parfois des causes: j'investis en nouvelles technologies, en


formation ou en recherche parce que je crois que c'est ndcessaire.
Elles sont d'autres fois des << raisons>> : croire en les vertus de tel
ou tel dispositif technologique ou règle de gestion me permet de
les acquérir et donc de parvenir a mes fins, j'ai donc de bonnes
raisons de croire en leurs vertus. Par exemple, les business plans,
qui consistent a établir des previsions pour un investissement
destine a innover, amènent les acteurs a agir en Ia matière comme
s'ils connaissaient assez bien a l'avance le résultat de leurs opéra-
tions. Les acteurs se prêtent généralement assez bien a ce type de
démarche même s'ils ne <<croient>> personnellement pas en son
efficacité, car Ia réalisation de ce plan est le seul moyen d'obtenir
les investissements qu'ils sollicitent. ça n'est donc que par
l'expérience, par Ia pratique que ces croyances initiales petivent
être ddpassées et laisser place a l'innovation. Plus exactement,
c'est Ia pratique qui donne sens a une invention, en Ia trans-
formant en innovation.
Le développement de Ia micro-informatique est un exemple de
processus créateur [Alter, 1985]. La technologie est mise en
ceuvre, au debut des années quatre-vingt, sans programme
d'ensemble coherent, sans politique scientifiquement élaborée, un
peu <<pour voir >>, et un peu pour <<faire comme les autres >>.
Pendant deux ou trois années, les ordinateurs sont utilisés mais ne
mobilisent jamais largement l'activité des personnes qui les
possèdent. ca n'est qu'après cette période de latence, qui repré-
sente de fait Ia durée nécessaire pour parvenir a imaginer des
usages, que 1' invention technologique commence a se transformer
en innovation technique, organisationnelle et sociale. Des cadres et
des secrétaires qualifiées commencent a élaborer et a diffuser des
usages qui n'ont pas été pensds par les organisateurs. II s'agit par
exemple de banques de données concernant les specifications de
produits ou de clients, de possibilités de transferts de fichiers, de
réalisation d'activités en réseau ou de traitements statistiques
locaux. Ces exemples matérialisent l'appropriation de Ia tech-
nique, c'est-à-dire I'action qui consiste a Iui donner sens et effi-
cacité. Mais ce type d'action bute sur l'ordre établi en matière de
diffusion et de production de 1' information. Par exemple, Ia réali-
22 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

sation d'activités entre pairs, en amène a <court-


les hierarchies intermédiaires; Ia réalisation de statis-
tiques au plan local amène les opérateurs a prendre leurs distances
par rapport a l'informatique centrale. Bien évidemment, les repré-
sentants de Ia hidrarchie intermédiaire et de l'informatique centrale
défendent les regles établies, se dCfendent de l'innovation. Après
quelques années de fonctionnement selon ce registre, les directions
des entreprises interviennent alors dans ces domaines elles auto-
risent certaines pratiques nouvelles, en interdisent d'autres,
obligent les services qui ne étaient pas mis>> a suivre le
chemin ainsi balisd. De fait cues institutionnalisent I'innovation:
elles arrêtent le processus a un moment donné pour le cristalliser
sous forme reglementaire et pour redéfTinir le cadre de Ia sociabilité
professionnelle. Les directions, lorsqu'elles acceptent que I'inno-
vation prenne pied, Se démeuent ainsi d'une partie de leurs prCro-
gatives en matière de contrôle, au profit d'un renforcement de leur
capacité d'évaluation et de decision expost.
Un processus créateur s'appuie ainsi sur cinq dimensions,
intrinsèquement liées:
— une transformation du contenu de la decision initiale;

I'emergence d'innovateurs du quotidien, qui donnent sens et


utilité a l'invention;
— une capacite, de leur part, a critiquer I'ordre établi et a Ic

modifier;
— un investissement en créativité;

— une capacité a tirer parti de ces comportements de Ia part des

directions, et donc une capacité a remettre en cause les decisions


initiales.
A l'inverse de ce type de processus, les inventions dogma-
tiques demeurent figées sur les croyances initiales. Les mesures
de reclassification des personnels des entreprises publiques, dans
les années quatre-vingt-dix [Alter, 2000], sont un exemple de
cette démarche. Les critères de classification des emplois, les
méthodes d'dvaluation des operateurs ainsi que le calendrier de
développement de cette nouvelle politique sont mis en euvre de
manière rigoureuse, selon des ressources et des objectifs parfai-
tement définis. Les experts en Ia matière laissent peu de place et
L'INNOVATION UN PROCESSUS AMBIGU 23

de temps aux salaries pour discuter de ces différents aspects. La


durée de l'jnnovation s'arrête en fait au moment même oii
l'invention est mise en : elle se diffuse de man ière autori-
taire, sans aucunement être réinventée, appropriée locatement.
Le phénomène d'institutionnalisation décrit dans le cas
précédent est ici totalement absent: I'institution n'apprend rien
puisqu'eIle ne laisse pas Ia main aux << utilisateurs>> ; Ia durée du
phénomène de diffusion ne correspond ici qu'au temps néces-
saire a La mise en de Ia nouveauté. Mais rien ne s'y rein-
vente, ii ne s'agit done pas d'un processus d'innovation.
L'avantage de ce type de situation, pour ceux qui Ia promeuvent,
est que I'affaire est politiquement assez simple: verrouillant du
debut a Ia fin l'ensemble du dispositif, die n'est pas confrontée
aux pratiques d'innovateurs critiques, pas plus qu'elle ne se
trouve amenée a remettre en question ses croyances initiales. Du
même coup, Ia situation correspond a Ia misc en place d'un
dogme, d'une croyance imposed de manière autoritaire. Par
ailleurs, l'invention demeure a l'état d'invention: dIe ne se
transforme pas en innovation pour les raisons suivantes:
— La nature de la decision initiate, concernant les procedures

a mettre en les niveaux et nature de classification, et les


principales formes du projet ne se transforment pas: il n'existe
pas d' institutionnalisation des pratiques développées par Ia base
car celles-ci sont encadrées par un appareil de gestion vigilant,
attentif a toute pratique troublant le déroulement d'un chan-
gement concu comme parfait des Ic depart. Les pratiques locales,
clandestines, sont au contraire considCrées comme des formes de
résistance ou d'incompréhension a l'égard du projet. Dans cc
cadre, il n'existe qu'une faible tolerance de La part du mana-
gement. Aucun utilisateur ne se transforme, de cc fait, en info-
vateur, Ic risque encouru étant a Ia fois celui de <<faire
et a Ia fois ceiui de ne rien tirer de cc type de comportement
puisque l'organisation n'<< apprend pas >>.
— Le conflit avec i'ordre établi n'est pas pris en charge par les
innovateurs mais par les décideurs. Autrement dit, les dirigeants
bousculent les conventions établies antCrieurement pour faire
avancer leurs projets mais its agissent sous forme de < décret>>:
24 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

us décrètent d'imposer Ia nouveauté qu'ils ont élaborée a


l'ensemble du corps social. Mais, bien évidemment, ils ne
décrètent pas une << innovation >> puisque leur idée n'est ni trans-
formée par les pratiques des utilisateurs, ni amendée par eux-
mêmes, après analyse de ces experiences.
— En revanche, imposer des usages amène a produire des
comportements conformistes, a faire tenir aux individus des roles
en lesquels its croient finalernent assez peu, ou en tout cas des rOles
qu' i Is n ' investissent jamais activement. Ces comportements
permettent bien a Ia nouveauté d'habiter le corps social, de prendre
effectivement pied dans les pratiques, de regler autrement les
comportements organisationnels. Mais ces comportements ne
donnent pas pour autant une signification bien claire de l'utilité des
nouvelles procedures; au contraire, us arnènent les acteurs a s'y
investir un peu comme dans une comCdie dans laquelle its se
sentent, en tant que personnes, parfaitement étrangers.
— Le résultat de ce processus est que les croyances demeurent

en leur état initial, faute de pouvoir être critiquées, et finalement


rapprochees du reel. Associées au pouvoir d'irnposer des
pratiques, elles deviennent des dogmes, des croyances formulées
sous forme de doctrine et considérées comme des vérités fonda-
mentales et incontestables.
Dans ces situations, les decisions ont toutes les chances de
passer largement a côté de I'efficacité recherchée, comme le sont
les pratiques du même type que Doise et Moscovici [1984]
rappellent a propos des grands échecs militaires des Etats-Unis.
Souvent, ces échecs sont lies a des decisions qul disposent des
trois caractéristiques suivantes: une croyance indiscutée en Ia
morale inhérente au groupe (même s'iI est amené a faire souffrir
d'autres groupes, c'est au nom de Ia morale) ; l'interdiction de Ia
dissidence a I'intérieur du groupe et Ia recherche constante de Ia
loyaute des membres; I'illusion partagée de l'unanimité car les
éventuels membres critiques s'autocensurent.
Ces deux situations mettent finalement en evidence qu'un
processus d'innovation a peu de chose de chose a voir avec Ia
conduite du changement >>, concu des le depart comme << boa>>
et équipé en consequence.
L'INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 25

LES ETAPES D'UN PROCESSUS

L' innovation représente un processus, et non pas un <effet>>


direct et immédiat d'une nouvelle donne sur le tissu économique
etsocial d'un milieu donné. Plus encore, ce processus n'a nen de
linéaire.
Schumpeter a identifié un processus en trois étapes [1912].
Dans un premier temps, des individus << marginaux par rapport
>>

aux logiques du circuit économique classique élaborent des


combinaisons a risque; dans un deuxième temps, Iorsque ces
pratiques représentent des possibilités de profit évidentes, des
<<essaims d'imitateurs>> reproduisent et amdnagent les innova-
tions, créent des << grappes d'innovations secondaires ; dans un
>>

troisième temps, de nouvelles regles du jeu économique stahl-


lisent l'innovation et réduisent Ia poussée innovatrice. A propos
du développement d'inventions aussi diverses que les achats
alimentaires, vestimentaires et culturels [Katz et Lazarsfeld,
1955], un nouveau médicament [Coleman eta!., 1966], Ia stéréo-
photographie [Becker, 1982], un type d'aquaculture [Callon,
1986] ou Ia micro-informatique [Alter, 1985]; les sociologues
retrouvent toujours des étapes caractérisant le déroulement du
processus observe.
Ce processus a souvent été formalisé dans Ia célèbre courbe
logistique en peu d'usages au depart avec seulement
quelques pionniers ; beaucoup d'usages ensuite, avec les imita-
teurs, et de nouveau peu d'usages a Ia fin, ou parce que le marché
est saturé, ou parce qu'il touche les << réfractaires >. Cette courbe
a largement été critiquée. Notamment parce qu'elle fait l'hypo-
these que la population des utilisateurs est parfaitement
homogene et strictement définie numériquement [Sorokin,
1937 ; Boudon et Bourricaud, 1982]. Elle oublie également que
toute invention ne se traduit pas par un processus d'innovation:
elle peut parfaitement demeurer enkystée dans le tissu social.
Mais cette courbe, observée dans une perspective non strictement
statistique, représente le grand avantage de mettre en evidence
qu'un processus d'innovation suppose, a un moment donné
(lorsque les imitateurs s'engagent dans le processus), une
26 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

inversion des normes sociales: ce qui était concu initialernent


comme marginal, voire deviant, devient alors une nouvelle
norme sociale et économique.
Que ce soit donc dans le domaine de l'organisation ou dans
celui de I'usage d'un produit par des consommateurs, I'aboutis-
sement d'un processus d'innovation correspond ainsi toujours,
d'une manière ou d'une autre, a Ia production d'un nouveau
cadre normatif.

RAPPORT A L'ORDRE ET INVERSION DES NORMES

Ce phénomène est certainement l'un des plus passionnants de


Ia sociologie de l'innovation, car ii amène a réfléchir a Ia facon
dont des comportements I ndi viduels minoritaires transforment
des conduites collectives et construisent progressivement des
normes.
L'idée est relativement évidente et I'analyse des phénornènes
de mode [Hurlock, 1929] l'illustre parfaitement: Ia tenue vesti-
mentaire est bien le résultat d'un choix individuel; mais cette
tenue correspond généralement a une norme en Ia matière ; c'est
J'addition de ces choix individuels qul produit Ia norme ; mais, a
un moment du processus de diffusion de Ia mode, une niinorité a
construit Ia norme. L'étude du choix des prCnoms au XXe siècle
en France analyse explicitement des phénomènes de ce type
[Besnard, 1979]. Elle met egalement en evidence le caractère
cyclique des modes. Le choix de nouveaux prénoms est fait par
les categories sociales supérieures ; elles renouvellent ces choix
pour se distinguer des autres categories sociales, qui les imitent.
La mode correspond ainsi a des cycles de diffusion d'une
nouveauté, traduisant une tension entre Ia volonté d'imitation des
uns et Ia recherche de distinction des autres [Simmel, 1904].
Dans tous les cas, l'innovation suppose bien une inversion des
normes. Cette inversion suppose qu'à un moment donné les
porteurs de l'innovation aient gain de cause par rapport aux
tenants de l'ordre établi. Et ce que montre l'ensemble des
recherches est que les porteurs de l'innovation ne negocient pas
I
L'INNovATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 27

leur projet, qu'ils pratiquent bien plus largement le fait accompli


ou Ia deviance.
L'économie de l'entreprise, au même titre que les systemes
d'information ou que les canons de Ia musique, obéit plus a cette
pression transgressive qu'au ddroulement rationnel de change-
ments programmes. Pourquoi? Pour deux raisons finalement
assez simples. La premiere tient au fait que I'on ne peut jamais
anticiper parfaitement l'usage qui sera faiL d'une nouvelle
ressource, quelle que soit sa nature. Ce qui lui donne sens et effi-
cacité est bien plus Ia manière de s'en servir que les espérances
que l'on peut avoir en Ia matière. EL cette faiblesse des anticipa-
tions conduit a maintenir les regles, normes et coutumes en place,
ainsi que les critères définissant le <<bien La seconde tient au
fait que les innovateurs, tout en transgressant les regles ont
toujours a I'esprit l'idée d'un <<autre bien >>. Becker [1963]
montre par exemple fort bien que les premiers musiciens de jazz,
les <<francs tireurs >>, ont le souci permanent de l'inscription de
leurs dans I'institution musicale: us utilisent des modes
de composition, définissent des durées, et tissent des relations
leur permettant de faire de leur musique une musique finalement
acceptable par les conventions.
Toujours est-il que le développement de l'innovation procède
selon Ia politique du fait accompli, et selon Ia logique de
deviance. Pour cette raison, les innovateurs sont toujours, a un
moment donné du processus, considérés comme des êtres
atypiques. L'intuition des entrepreneurs schumpétériens choque
ainsi Ia démarche des banquiers << rationnels >>, les premiers utili-
sateurs de Ia micro-informatique bousculent les tenants de
1' informatique centrale, les premiers musiciens de jazz choquent
les défenseurs de Ia musique conventionnelle, les <<dissidents
assurent le développement de nouvelles pratiques agricoles en
Afrique [Balandier, 1974], les dirigeants qui ne s'identifient pas
a leur role modernisent les entreprises [Chandler, 1962], etc.
On ne peut ainsi pas penser l'innovation sans penser les
qualités spécifiques des innovateurs, ces personnes et ces
groupes qui savent transformer les institutions en les trans-
gressant. Leur influence est directement liée a leur capacité a
28 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

supporter Ia position de <<minorité active>> [Moscovici, 1976].


Un processus d'innovation suppose qu'une nhinorité parvienne a
modifier l'ordre que respecte Ia majorité, alors que l'on admet
généralement que ce sont les normes et representations de Ia
majorité qui guident Ic comportement d'ensemble. II s'agit alors
de comprendre ce qui permet a une minorité de convertir une
majorité. Moscovici explique que Ia minorité doit être
<<consistante >>, c'est-à-dire peu sensible au jugernent de Ia
majoritE, et être prête a vivre Ic conulit pour faire valoir son point
de vue ; die doit egalement trouver d'autres critères de validation
de son point de vue que ceux qui sont habituellement utilisés par
Ia majorité ; elle doit enfin disposer d'arguments suffisamment
cohérents pour avoir << raison d'un point de vue cognitif.
>>

Cette capacité est généralement liée au fait que les innovateurs


n'appartiennent pas a un seul univers culturel mais a plusieurs.
C'est ainsi bien parce qu'ils sont au moms en partie <<etrangers>>
[Simmel, 19081 a leur milieu d'appartenance ou
[Merton, 1949] qu'ils disposent de cette ressource. Leur fonction
consiste alors a être les passeurs, les relais, les portiers et, plus
récemment, les marginaux-sécants [Jamous, 1969] ou les traduc-
teurs [CalIon, 1986] entre deux univers. C'est l'action répetée de
ces acteurs qui donne finalement sens a une invention, qui permet
de Ia transformer en innovation.
Du même coup, Ia transgression des règles n'est finalernent pas
aussi scandaleuse que I'on pourrait initialement le supposer,
puisqu'eIle représente une sorte d'anticipation sur le develop-
pement des institutions. Mais ce développement n'est que potentiel,
ii suppose que ces rnêmes institutions soient capables d'intégrer ou,
en tout cas, de tenir compte de cette dimension creative et critique
pour transformer leurs pratiques et leurs normes.

DEVIANCE ET ORGANISATION

Le problème, a l'intérieur des entreprises, est qu'il n'existe


bien évidemment pas d'espace pour rCaliser ce type d'action.
L'innovation se heurte au contraire a I'idée même d'organi-
sation. Toute organisation, quelie que soit sa forme (bureaucra-
L'INNOvATION: UN PROCESSUS COLLEcTIF AMBIGU 29

tique, matricielle, post-fordienne ou adhocratique), a en effet


pour objectif de réduire les incertitudes du fonctionnement de ía
structure en prevoyant le mieux possible I'influence des diffé-
rentes variables de I'action sur le rdsultat final. A I'inverse,
l'innovation se diffuse lorsque les conditions de planification, de
standardisation et de coordination laissent suffisamrnent de jeu
pour que des initiatives imprévues puissent être prises.
Ainsi, plus un univers professionnel est organisé et moms les
nouvelles pratiques disposent de place pour se diffuser, sauf a
croire que Ia diffusion puisse être décrétée. Les entreprises se
trouvent alors devant un paradoxe constant entre la nécessité de
s'organiser, ce qui suppose de réduire les incertitudes du fonc-
tionnement d'ensemble, et Ia nécessitd d'innover, ce qui suppose
au contraire de disposer d'une capacité collective a tirer paili de
ces incertitudes. La deviance, dans ce cadre, représente une
dimension centrale de I'action entrepreneuriale, mais elle n'est
pas pour autant, pas plus ici qu'ailleurs, conçue comme une
ressource du système social. On <<fait plutôt avec >>, mais sans
trop le dire.
Becker [1963] définit le terme de deviance selon trois per-
spectives. Tout d'abord, Ia deviance est une notion relative : dans
un même ensemble social, les normes de comportement ne sont
pas toujours identiques. Mais ça n'est pas pour autant que
l'<< autre>> sera considéré comme deviant : on peut parfaitement
accepter que son voisin n'ait pas les mêmes comportements en
matière educative ou cultuelle. Pour le considérer comme
deviant, II faut qu'il soit sanctionné, ou au moms qu'il encoure le
risque de sanction : par exemple, ii peut battre ses enfants et/ou
appartenir a une secte. Mais La sanction est elle-même relative a
l'espace et au temps dans lesquels se développe une pratique
déviante: bien évidemment, dans certaines regions du monde,
battre ses enfants peut être considéré comme une chose normale,
au même titre que l'appartenance a une secte. La deviance est par
ailleurs une <<carrière >>, un apprentissage identitaire qui amène
progressivement un individu ou un groupe a se définir selon ce
registre, malgré les sanctions qu'il encourt: appartenir a une
secte est par exemple aussi <<structurant>> que d'y renoncer.
30 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

Mais surtout, explique Becker, Ia deviance ne se définit pas prin-


cipalement par des actes, mais par les jugements portés a leur
propos: tant qu'.un type d'acte n'est pas explicitement identifié
au crime ou a toute autre forme de transgression des règles, ii ne
peut être nomrné deviant >>.
Ces trois dimensions peuvent être utilisées pour envisager le
comportement des innovateurs dans les organisations [Alter,
2000]:
— Beaucoup d'opCrateurs jouent sur I'application des regles,

et pas seulement les innovateurs. Mais une bonne partie de ces


comportements est considérCe comme <<normale>> (Ia norme se
substitue en l'occurrence a la regle) parce qu'elle représente le
moyen de travailler plus efficacement [Reynaud, 1989]. La
sanction des activités déviantes est done bien relative a l'espace
et au temps de son exercice. Mais cette relativitC n'est pas stable:
les changements incessants des politiques d'entreprise, en
matière de gestion et de contrôle, amènent des individus et des
groupes, et plus largement des pratiques professionnelles tout
entjères a se retrouver brutalement en situation déclarée de
deviance, alors qu'elle ne I'était pas pendant une longue durée.
Par exemple, un jour arrive oü on decide tout a coup de consi-
dérer que le des lignes budgétaires ou les
<<courts-circuits de Ia hiCrarchie doivent faire I'objet de sanc-
tions, alors que ces pratiques étaient jusque-Ia considérées
comme de judicieux amenagements des regles formelles.
— Contrairement aux joueurs de jazz ou aux fumeurs de mari-

juana dCcrits par Becker, Ia deviance en entreprise n'est pas a


proprement parler une carrière II existe bien une découverte
progressive des avantages de Ia deviance et Ia construction de
>

repères identitaires de ce type mais, Ia plupart du temps, les


acteurs des organisations demeurent ambivalents par rapport a ce
type de positionnement: us savent aussi respecter bon nombre
d'autres regles, us savent egalenient arrêter de les transgresser,
au moms par effet de lassitude, on y reviendra plus bas. (Cette
ambivalence vaut peut-être tout autant pour les deviants décrits
par Becker: leur <<carrière >>, en Ia matière, ne concerne certai-
nement pas l'ensemble de leur rapport a là société.)
L'INNovATION : UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 31

— Mais c'est surtout sur Ia dernière dimension de Ia definition


du concept de deviance que Ia distinction doit dtre faite. Les juge-
ments, traduits par une sanction, portés sur les activités ddviantes
des innovateurs sont rares, toute une sdrie de mesures se situant
en aval de Ia <faute>> pour limiter ce type de decision: répri-
mandes en face-a-face, rappels a l'ordre dans l'equipe, menaces
pour l'dventuelle répdtition du comportement, sdminaire de
formation, communication interne, etc. Les innovateurs ne
subissent ainsi pas toujours Ia sanction de leur action, lorsqu'elIe
est ddviante. On pourrait alors dire qu'ils ne sont pas deviants, ce
terme supposant I'expression d'un jugement, d'une sanction
negative portde a l'encontre de leurs actions. Mais du point de
vue de leur propre subjectivitd, les choses peuvent être analysées
autrement : moms Ia sanction effective de leur action est certaine,
plus us se trouvent amends a agir selon des perspectives qui ne
sont ni legales ni parfaitement tolérées. us se trouvent dans Ia
situation a risque, celle de Ia personne qui a transgressd Ia Ioi et
sait donc qu'eIIe peut faire I'objet de sanctions, mais ne sait ni a
quel moment ni selon quels critères. Plus encore, Ia sanction ne
se traduit gdnéralement pas par une decision, mais par Ia cons-
truction progressive d'une <<reputation>> qui peut, a I'occasion,
nuire a celui qui ne se comporte pas de manière conforme. Pour
ces deux raisons, Ia deviance ordinaire, celle qui est vécue dans
les situations de travail, est toujours productrice de quelque
inquietude, et parfois d'anxiétd.
Bien évidemment, certaines de ces pratiques se trouvent fina-
lement institutionnalisées, elles acquierent de ce fait droit de cite.
Mais l'institutionnalisation ne regle pas sdrieusement ce
problème, et pour trois raisons:
— Tout d'abord, elle reprdsente un apprentissage qui se traduit

toujours, pour les innovateurs, par un retour a Ia regle: dans le


cas de Ia micro-informatique, les innovateurs se trouvent ainsi
<<recadrés >>, mdme si ce nouveau cadre integre en partie les
pratiques qu' us développaient spontanément. Dorénavant leurs
pratiques sont obligatoires et contrôlées. Et pour retrouver l'auto-
nomie dont ils disposaient antérieurement, us doivent a nouveau,
dans d'autres domaines, exercer leurs capacités d'innovateurs.
32 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

— Cette forme d'investissement au travail est rendue possible


par le fait que les opérateurs n'ont pas affaire a une innovation,
mais a une série d'innovations qui s'enchaInent. Les acteurs qui
se sont investis dans l'innovation en matière de micro-informa-
tique se retrouvent plus tard dans les questions de marketing, de
gestion des ressources humaines ou de qualite. L'innovation,
dans le domaine des organisations, ne peut ainsi être concue
comme un moment particulier mais comme un mouvement
permanent dans lequel les structures et les regles de travail ne
sont jamais stabilisées [Alter, 2000].
— En tout état de cause, Ia durée que suppose une règle pour

se transformer est largernent suffisante pour créer an décalage


entre les pratiques et les lois, et punir ainsi aujourd'hui ceux qui
demain pourront être considérés comme l'avant-garde, céléhrée
a ce titre, de Ia modernisation. Bien évidemment, le fait qu'un
innovateur alt réussi une operation finaiement jugée coninie
importante, en matière de micro-informatique ou dans un autre
domaine, peutfaire l'objet d'une sanction positive. Mais, tout
autant, cette action pouvait faire l'objet d'une sanction negative.
Dans une situation non hierarchique, celle d'un marché, Ia
diffusion d'une innovation représente déjà quelques dimensions
paradoxales, bien mises en evidence dans les travaux de
Moscovici rappelés ci-dessus. Dans le cas des organisations, le
problème de Ia conversion d'une majorité par une minorité est
rendu encore plus difficile puisque les innovateurs doivent
parvenir a convertir les directions a leurs representations,
lesquelles deviennent a leur tour les vecteurs de l'innovation, en
Ia diffusant auprès des autres opérateurs, ceux qui n'avaient pas,
jusque-là, utilisé Ia nouveauté.

L'INVESTISSEMENT DES PETITS !NNOVATEIJRS

Si les innovateurs du quotidien sont bien des innovateurs,


c'est qu'ils investissent eux aussi, mais selon des registres qul ne
sont pas ceux des entrepreneurs classiques.
La nature des efforts mobilisés dans le cadre de Ia diffusion
d'une nouveauté est variée. Prenons l'exemple des opérateurs
LJF4 PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 33

d'une banque. La succession de transformations réalisées au


cours des quinze demières années, tant dans le domaine techno-
logique qu 'organisationnel, le renouvellement incessant des
produits, des politiques de vente et des politiques de gestion
amènent globalement les opérateurs a se
Mais cette evolution positive s'associe a un cofit, qui peut être
analyse dans plusieurs perspectives simultanées.
La competence devient collective, aucune personne ne
disposant seule de l'ensemble des connaissances nécessaires
pour réaliser toutes les operations de son poste de travail. Cette
situation suppose donc, pour chacun, de developper des relations
de cooperation avec les autres, relations développées sous forme
de réseaux.
L'analyse de ces configurations rime depuis longtemps avec
celle de l'innovation. katz et Lazarsfeld [op. cit.] mettent ainsi en
evidence le poids des réseaux d'influence dans les choix des
femmes du Middle West américain a propos des achats alimen-
taires et vestimentaires, ou des positionnements concernant les
affaires politiques et le cinema. A propos de Ia prescription d'un
nouveau médicament, Coleman et at. [op. cit.] illustrent parfai-
tement le caractère hétérogene d'une population et donc les
mécanismes complexes d'adoption d'un nouveau médicament:
les médecins innovateurs et influents sont ceux qui ont garde une
relation étroite avec le milieu hospitalier et l'univers de Ia
recherche ; us disposent globalement de réseaux de relations plus
larges et plus denses que les autres. Ils ont Ia même fonction de
>> que cette minorité de fermiers << specialisee >> sur les
contacts avec les autres regions et pays, alors que Ia rnajorité
cantonne ses relations aux contacts de voisinage [Hagerstrand,
19651. Plus récemment, les travaux de CalIon [1988], de Latour
et Woolgar [1988] ont largement developpé cette thematique, qui
retrouve Ia problématique de l'analyse structurale [Lazega,
19961.
Ces perspectives permettent de penser les relations sociales
comme un échange, l'échange permettant l'engagement dans les
relations. Les echanges entre operateurs se traduisent par une
sorte de don et de contre-don generalises, plus trivialement
34 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

nommés .xenvoi et renvoi d'ascenseur >>. Ce qui est donné dans


cet espace est de nature variée: ii s'agit tout autant de soutien
mutuel a caractère affectif, de transmission d'informations direc-
tement professionnelles, de <<trucs>> concernant Ia manière de
s'y prendre avec tel client ou tel chef, de réflexions sur le sens a
donner a une decision de gestion prise par la direction. Ces
échanges obéissent d'assez près a ceux que Mauss [1950] a
dCcrits apropos de Ia théorie du don. Mais us n'ont que rarement
I'allure d'une sorte de solidarité immediate, stable et insensible a
l'intérêt que represente, ou que ne represente pas une relation de
ce type. Les échanges nécessaires a Ia cooperation représentent
ainsi un veritable <<travail >: us supposent d'entretenir un
réseau, de demeurer vigilant quant a Ia confiance que l'on peut
accorder a telle ou telle personne, de savoir aussi entrer en conflit
ou de faire mauvaise reputation a celui qui ne pas
l'ascenseur>> ou qui utilise les informations contre celui qui les a
données. Dans l'ensemble, les relations de travail deviennent
ainsi a Ia fois plus denses, plus affectives et plus nouées (par effet
d'interdépendance) entre les différents acteurs [Alter, 2000].
Le coilt de l'action innovatrice est donc d'ordre relationnel.
Mais ii est egalement d'ordre cognitif, et sur deux plans distincts.
Le premier concerne Ia comprehension, puis l'integration dans
les pratiques professionnel les quotidiennes, de connaissances
techniques, dont l'obsolescence a radicalement transformé Ia
notion même de competence, pour les emplois qualifies. II ne
s'agit plus de connaItre un certain nombre d'informations, de
gestes professionnels ou de normes relationnelles pour être
competent. II faut, bien plus, être capable de mobiliser cons-
tamment de nouvelles donnes sur ces trois dimensions. II faut en
quelque sorte parvenir a les concevoir comme un flux et non plus
comme un stock. L'autre dimension de l'investissement cognitif
concerne l'interprétation des regles. Parce qu'elles sont
largement <<dyschroniques>> [Alter, 2000], les regles sont plus
contradictoires, paradoxales ou obscures qu ' antérieurement.
Elles supposent donc d'être interprétées: que veulent-<< us>>
réellement? Cette politique est-elle durable? Comment faire
passer un dossier important que l'on n'aurait, réglementairement,
U INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 35

jamais dii traiter ? Comment réussir, surtout, a prendre des initia-


tives et des risques sans retombées negatives?
Tous ces coiits doi vent être considérés comme des
investissements: ce sont ceux que les acteurs mettent en
pour parvenir a agir, a s'approprier l'innovation. Mais ces coiits,
si l'on demeure dans cette terminologie économique, sont parfois
tellement élevés qu'ils sont plus importants que le bénéfice que
I'acteur peut en tirer : est-il finalement bien utile de consacrer des
semaines entières a tenter de faire passer sa conception des
choses? Est-il bien rationnel, et plus généralement raisonnable,
de se fatiguer a mettre en ceuvre des operations qui ne sont méme
pas demandées par Ia direction ? Est-il finalement coherent de se
considérer comme un petit entrepreneur, a l'intérieur de
I'entreprise? Formulée de manière moms utilitariste, Ia même
idCe signifie que l'acteur, même s'il ne calcule pas toujours ses
investissements et les <<retours>> qu' ii en tire, ne dispose pas
d'une capacité a agir infinie. Celle-ci est limitée parce qu'elle
représente un effort cognitif, relationnel et émotionnel qui peut
parfois et, dans les situations les plus mouvementées, souvent se
traduire par Ia lassitude [Alter, 1993], qui consiste a preférer Ia
tranquillité et le role a l'incertitude ou aux turpitudes de l'action.
La problématique du coOt representé par l'action amène ainsi
a prendre en compte l'apprentissage, par les acteurs, d'une
capacite a s'investir ou a se désinvestir de l'action.

LA DISTANCE

L'innovation ne peut donc être analysée, a l'intérieur des


entreprises, seulement comme un <<apprentissage organisation-
nel>> qui ne reprdsente que les <<traces>> de I'action [Argyris et
Schön, 1978] ou un <<apprentissage collectif >> [Reynaud, 1989;
Friedberg, 1992] qui représente I'action elle-même. L'innovation
correspond tout autant a un apprentissage qui touche a Ia culture
des acteurs [Sainsaulieu, 1988], et plus prdcisement a Ia distance
qu'ils prennent par rapport a leurs propres et actions
[Giddens, 1984 ; Dubet, 1994].
36 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

Cet apprentissage se traduit d'abord par un élargissement des


capacites d'arbitrage en matière de rapport au travail. 11 n'est
aujourd'hui plus très sérieux de distinguer, dans une structure
professionnelle donnée, des groupes d'acteurs <<mobilisés>> ou
<<non mobilisés >>, <<résistants ou actifs
>> << En fait, chacun
d'entre eux va et vient entre ces différentes positions. Même au
niveau individuel, on constate ainsi qu'un .acteur peut par
exemple parfaitement s'investir activernent dans une position
d'innovateur (par exemple a propos des nouveaux produits dans
Ia banque), tout en s'opposant par ailleurs a l'innovation (par
exemple Ia mise en de nouveaux moyens de contrôle de
l'activité), et en tenant, sur d'autres plans encore, une position
strictement conformiste (par exemple les méthodes de gestion
des ressources humaines). Chacun semble ainsi capable de tenir
des positions <<réfléchies >>, de mettre en des comporte-
ments qui ne peuvent être expliques que par les Iecons que les
acteurs tirent de l'expérience répétée des processus d'innovation,
et des investissements que représente Ic fait d'y participer. Ce ne
sont donc pas les positions sociales qui expliquent les comporte-
ments mais Ia distance que les acteurs prennent par rapport a
leurs investissements cognitifs, affectifs et relationnels.
Cette capacité représente une competence sociale. Elle permet
aux acteurs de mieux comprendre Ia nature des processus d'inno-
vation, et elle leur permet, surtout, de comprendre que leur parti-
cipation représente un risque, la lassitude, et dans certains cas cc
que I'on nomme Ia souffrance La distance les amène ainsi a
s'investir avec quelque mesure.
Cet apprentissage fait émerger deux problèmes majeurs, du
point de vue du développement de l'innovation dans les firmes.
Dorénavant, la possibilité de transformation d'une invention
en innovation n'est pas seulement Iiée a Ia nature du terrain social
d'accueil mais, bien plus encore, au moment cue apparaIt sur
cc terrain et a Ia situation biographique des acteurs qui s'y
trouvent. Par exemple, si les opérateurs sont lasses d'entre-
prendre ou, bien stir, s'ils sont lacible d'inventions dogniatiques,
ils ne participeront pas activement au développement de telle ou
telle nouveauté.
L'INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 37

Mais surtout, Ia <<résistance au changement>> ou plus


simplement Ia position d'extériorité des acteurs par rapport a
certaines nouveautés ne se << voit pas >>, ou iie se voit que mal. Les
acteurs ont en effet aussi appris a tenir leur role de manière
conformiste ils appliquent a la lettre les procedures prévues par
une invention, mais us ne croient pas pour autant en son utilité,
et ils ne I'investissent aucunement du sens que permet I'action
d'appropnation. us ne contestent donc que rarement de manière
manifeste leur opposition a une nouveauté. Le seul critère
d'évaluation sérieux, en Ia matière, est donc d'analyser Ia nature
de leur implication. Si elle n'est que formelle, I'invention
demeure a I'etat d'invention, une sorte de dépourvu de
sens. Le problème est que les directions des entreprises se
satisfont trop souvent du fait qu'une nouveautd soit <<passée >>,
qu'elle ait été institutionnellement acceptée, sans trop savoir Si
elle est productrice de sens et donc d'utilité.

CONCLUSION

La problematique de 1' innovation apparaIt finalement comme


bien spécifique par rapport a celle du changement. Analyser un
processus amène a considérer les actions d'une part et les formes
de la vie sociale d'autre part comme relativement indépendan'tes.
Les unes et les autres n'obéissent ni a la même temporalité ni aux
mêmes contraintes de sociabilité. Leur rencontre se traduit,
souvent, par un deficit de regulation, par l'existence d'une
tension constante. Cette tension est parfois traitée de manière
creative, d'autres fois de manière dogmatique, mais jamais de
manière convenue.
Cette problématique ne se substitue donc pas a celle de
I'analyse des systèmes ou des structures : elk décrit au contraire
la rencontre difficile entre le passé, les traditions et les regles
instituées, qui permettent Ia socialisation, et le mouvement, qui
assure leur transformation. Et cette rencontre est suffisamment
difficile, tumultueuse et douloureuse pour que Ia belle formule de
Schumpeter, celle de <<destruction créatrice >>, puisse être
appliquée a l'évolution actuelle des organisations.
38 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

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2

L'innovation entre acteur,


structure et situation
Dominique Desjeux

Qu'y a-t-il de commuri entre l'introduction de la RCB (ratio-


nalisation des choix budgétaires) au ministère de l'Industrie a Ia
fin des années soixante en France, et celle de Ia riziculture en
ligne pour augmenter les rendements agricoles sur les Hauts
Plateaux malgaches, du maraIchage au Congo pour accroItre les
revenus des paysans, des techniques hydrauliques dans le tiers
monde en faveur de l'eau potable, de l'assainissement, de l'agri-
culture ou du SRO (sel de réhydratation par voie orale) pour
soigner Ia diarrhée des nourrissons en Algerie, en ThaIlande, en
Egypte ou en Chine; entre Ic lancement d'un livre de sciences
humaines, et celui d'un produit alimentaire, de La domotique en
France ou d'un méclicament en Chine ; entre Ia diffusion de logi-
ciels informatiques en agriculture et celle de Word 6 dans un
rninistère ou d'Internet et des nouveaux objets de Ia
communication1 ? Au point de depart, pas grand-chose ! A
l'alTivée, après une trentaine d'années de recherches, je constate
que toutes ces enquêtes de terrain relèvent d'une logique
d'analyse commune simple que je peux ramener a quatre
éléments de base: un système d'action pour Ia structuration du
jeu social, des interactions entre acteurs pour Ia production du
jeu, des réseaux pour Ia circulation dans le jeu et des objets
concrets pour ce qui circule dans Ic jeu.

I. Cette liste reprend une série de recherches men&s avec Michel Crozier, Erhard
Fnedberg et Jean-Pierre Worms a Ia fin des annécs soixante, ou avec Argonautes, Sophie
Taponier, Sophie Alaiiii ou Isabelle Garabuau-Moussaoui, depuis 1990.
42 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

Mais cette simplicité cache une difficulté. Nous nous sommes


chaque fois heurtés a un constat paradoxal: quand nous
travaillons sur un changement, sur Ia production et la reception
d'une innovation, ou sur l'introduction d'un objet ou d'un
service, d'un côté le résultat final est relativement imprévisible,
mais de l'autre nous constatons aposreriori qu'iI ne s'est pas fait
de façon socialement aléatoire. C'est pourquoi notre méthode de
recherche intègre, en fonction des problèmes poses, soit Ia
recherche des structures stables qui organisent implicitenient la
reception de ces objets soit, et/ou, les processus dynamiques
qui participent a Ia construction relativement imprévisible de leur
diffusion.
Enfin nous constatons que les dimensions sociales ou symbo-
liques mobilisées, les limites du système d'action, les cadres de
référence utilisés, La perception des contraintes et le nombre des
acteurs impliques varient de façon importante tout au long du
processus d'innovation. La nature de I'innovation évolue en
fonction des transformations du système d'action qui lui-même
se transforme en fonction de l'entrée ou de Ia sortie de nouveaux
acteurs.
C'est cette dynamique imprevisible dans sa combinatoire
particulière qui donne I'impression d'une forte contingence, et
qui pourtant se déroule dans un jeu déjà fortement structure par
les institutions et les appartenances sociales. Mais souvent Ia
recherche ne le découvre que plusieurs années plus tard. Les
éléments qui composent le jeu social sont structurels. La combi-
natoire concrete des résultats du jeu est contingente2.

2. Ce paradoxe du contingent, plutôt visible a l'ëchelle micto-sociale des interactions,


et du structural, plutôt visible a l'échelle macro-sociate quand Ia recherche ne porte plus sur
les seules communautés villageoises comme en ethnologic, explique en grande partie
pourquoi nos enquétes de terrain s'organisent a partir d'un découpage de Ia en
plusieurs échelles: macro-sociale, micro-sociale et niicro-individuelle. que cette dernière
échelle d'observation décrive des choix conscients ou Ic poids des modèles incorporés
inconsciemment. Bien évidetninent le nornbte d'échelles vane en fonction des avaiicées de
Ia recherche et des doinaines d'applicalion ou des disciplines Desjeux, 1996].
L'INNOVATION ENTRE ACTEUR. STRUCTURE ET SITUATION 43

LES ECHELLES D'OBSERVATION DE L'INNOVATION:


LES MECANISMES OBSERVES CHANGENT EN FONCTION
DES ECHELLES ET DES DECOUPAGES DE LA REALITE

Un des modèles classiques de description de Ia diffusion des


innovations, depuis les années cinquante, est le <<modèle
épidémiologique >>. Ce modèle explicatif est plus psychologique
que sociologique. Ii est macroscopique en ce sens qu'il décrit
comment se répand une maladie ou une innovation, comme celle
du maIs hybride décrite par Henri Mendras dans La Fin des
paysans dans les années soixante. Mais le plus souvent ce modèle
ne prend pas en compte les interactions concretes entre les
acteurs, c'est-à-dire leurs normes, leurs rapports de pouvoir,
leurs contraintes et donc leur jeu stratégique. Les conditions
sociales de Ia mise en contact entre acteurs sont considérées
comme une boIte noire, ce qui est tout a fait legitime a cette
échefle, au profit de Ia recherche des régularités statistiques de Ia
diffusion. Celle-ci peut être comparee a un microbe qui se
transmet d'individu a individu, sans coritrainte, sans institution,
sans aspérité, sinon celle de Ia psychologie des motivations avec
les <<pionniers >>, les <<innovateurs >>, Ia << majorité précoce>> et
les << retardataires
Ces comportements <<.innovateurs>> ou <<conservateurs>>
existent bien individu par individu mais aussi objet par objet. Ces
comportements peuvent varier en fonction des domaines
d'activité. Edgar Morin a montré pour Plozévet en 1967 que les
agriculteurs communistes pouvaient être progressistes en poli-
tique et conservateurs par rapport aux nouvelles technologies, au
contraire des catholiques, plutôt conservateurs politiquement et
progressistes vis-à-vis de Ia technologie.
La plupart du temps, ces attitudes face aux innovations ne
sont pas ramenées a une appartenance sociale de classe, de sexe,
de génération ou de culture. Or, bien souvent, a l'échelle macro-
sociale, ii est possible d'observer que le comportement mdi-
viduel est Iui-même encastré dans une appartenance sociale ou
culturelle et des conditions matérielles qui facilitent ou non Ia
diffusion d'une innovation. USA Today du 11 octobre 1999
montrait que I'installation des cables a fibre optique a haut debit
44 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

aAtlanta, Denver et Seattle aux Etats-Unis avait laissé de côté,


de fait, les quartiers des minorités ethniques. Ces populations
sont aussi souvent parmi les plus pauvres.
II rappelait aussi qu'il fallait 7 minutes et 33 secondes pour
charger les 3 heures et 14 minutes du film Titanic par le cable de
Ia télévision, 9 minutes et 14 secondes par le cable du téléphone
(DSL) contre 42 heures et 30 minutes avec un modem télépho-
nique ordinaire. Pour un imprimeur, situé dans un quartier
ethnique et qui veut charger et envoyer un livre avec des photos
couleur a un client, c'est un vrai handicap, un important désa-
vantage concurrentiel. II ne peut pas être un <<pionnier >, aussi
motive soit-il. A cette etape de Ia diffusion des lignes a haut
debit, I'adoption de l'innovation ne relève pas de la psychologie
individuelle mais de Ia force des groupes de pression pour obtenir
l'équipement souhaité ou des strategies d'investissement et de
retour sur investissement des firmes. Une fois les nouveaux
cables installés, ii est probable que l'approche par les attitudes
deviendra en partie pertinente.
Malgré l'intérêt de cette échelle a certaines étapes du
processus d'innovation, nous travaillons peu a l'échelle macro-
sociale et ceci pour des raisons de coats: une analyse quanti-
tative, une méthode pertinente a cette échelle, demande un
budget plus important. C'est ce qui distingue une science dite
<<dure >>, c'est-à-dire avec un gros budget et du materiel, d'une
science dite <<molle >>, c'est-à-dire avec un petit budget. Une
enquête qualitative puis quantitative que nous avons menée en
1990 sur les manèges a bijoux Leclerc (Argonautes et Optum) est
pour nous une bonne référence du coüt du <<durcissement >>. II y
avait 500 000 francs pour Ia réalisation de quinze animations de
groupes a travers Ia France, sur Ia base de méthodes qualitatives,
suivies par un questionnaire quantitatif compose de questions
fermées pour 500 000 francs. Le coilt du <<dur>> en sciences
humaines peut donc étre estimé a un million de francs au
mininium! C'est pourquoi nous travaillons le plus souvent a
l'échelle micro-sociale, celle des interactions entre acteurs, dont
le coiIt est deux a trois fois moms élevé que celui d'une étude
quantitative. Cette remarque n'est là que pour relativiser Ie
L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 45

<<priapisme épistémologique>> ambiant, comme dirait Bruno


Péquignot, et revaloriser les approches micro-sociales, qualita-
tives, ethnographiques et interactionnistes au sens large3.
Pour ma part, j'essaye de prendre en compte trois dimensions
qui me paraissent pertinentes pour comprendre Ia diffusion d'une
innovation : le materiel, le social et le symbolique, en mettant
l'accent sur l'intérêt, comme dimension clé de Ia reconnaissance
de l'altérité, mais sans exclusive du sens. Notre travail sur les
objets électriques montre que le sens et l'intérêt étaient mobilisés
de facon variable par les acteurs en fonction des situations et de
Ia configuration du jeu social [1996].
Je pense bien souvent qu'<< épistémologie sans logistique
n'est que mine de Ia sociologie>> ! C'est pourquoi j'ai ressenti
comme une bouffée d'oxygène Ic Iivre de Bruno Latour et de
Steve Woolgar sur La Vie de laboratoire, en 1989. II montrait
concrètement comment se construisaient des faits scientifiques
(et ii suffit de remplacer <<fait scientifique>> par >>,

<<innovation>> ou <<ceuvre d'art>> pour retrouver le même type


d'approche), non a partir du ciel et des seuls concepts abstraits,
mais a partir des interactions sociales, des objets et des conditions
matérielles de la production scientifique. En cela, ce livre était
une continuation, avec d'autres moyens, notamment celui du
discours et des objets comme acteurs ou actants, de Ia sociologie
stratégique et des réseaux du CSO. (Centre de sociologie des
organisations).

3. Michel Crozier [1963] est probablement run des tout premiers interactionnistes
français, au sens de relations concretes entre acteurs (par difference avec l'approche en
termes d'appartenance sociale) et de fonctionnement en réseau, et au sens étroit de stra-
tégique, de rationnel et de relations de pouvoir. En, ce sensje ne limite pas l'interaction
a sa dimension symbolique ou identitaire telle qu'on Ia retrouve chez Blumer [19691, chez
Goffman [1961]— c'est-à-dire chez Ia plupart des sociologues qui Se rattachent a I'Ccole
de Chicago, ou encore a une partie des sociologues de Ia fainille comme F. de Singly
[1996] — ou aux réseaux sociotechniques comme chez B. Latour et M. Callon, ou plus
généralement a Ia presentation des réseaux comme une nouvelle dimension de Ia vie
sociale, cc qui est plus diffus comme idCc Ct moms attribuable a un autcur spécitique (Ji
Sciences hu,naines, n° 104, avril 2000). Toutes ces approches relèvent pour moi de
l'approche micro-sociale. méme si Ia nature du micro vane entre elles.
46 LA DiFFUSION DE L'INNOVATION

Finalement, que nos recherches portent sur Ia diffusion d'une


innovation technique en organisation ou dans Ia société, sur Ia
consommation des biens et services ou sur Ia production des faits
scientifiques, je constate que nous les abordons avec Ia même
méthode, celle des itinéraires, qui s'inspire d'une approche plus
large, celle qui porte sur les processus de decision vus comme des
constructions collectives dans le temps. Cette approche génerale
se fonde sur un relativisme méthodologique, par difference avec
un relativisme des résultats, qui me paraIt lui plus discutable.

LE5 DYNAMIQUES DE L'INNOVATION TECHNIQUE:


UN ENCASTREMENT DANS DU SOCIAL ET DE L'IMAGINAIRE

Le terme d'itinéraire me vient du fait quej'ai enseigné quinze


ans en école d'agriculture en Afrique, et en France a I'ESA
d'Angers, et que j'ai eu souvent a observer des itinéraires tech-
niques dans le domaine agricole: preparation des sols, semis,
traitement, arrosage, fumure, maturité, récolte, stockage, usage,
vente [Desjeux, Taponier, 1991]. L'itinéraire permet de rnieux
faire ressortir en quoi une decision ou Ia diffusion d'une inno-
vation est un processus dans le temps ; et, commeje I'ai annoncC
ci-dessus, comment elle relève d'un jeu social dont le nombre
d'acteurs et l'intensité de leur engagement dans le jeu varient en
fonction des étapes. Les objets, I'imaginaire ou I'espace mobilisé
varient aussi en fonction des étapes de l'itinéraire. C'est une
dynamique instable.
L'innovation est un processus a Ia fois continu et discret.
L'objet de l'innovation se transforme Iui-même en fonction de
I'avancée du processus depuis, par exemple [Taponier, Desjeux,
1994], Ia programmation linéaire qui sert de base intellectuelle a
Ia construction des futurs logiciels d'aide a Ia decision en agri-
culture, puis la mise au point de logiciels expCrimentaux cons-
truits a quelques unites, jusqu'aux progiciels diffusables a une
large échelle auprès des conseillers agricoles et des agriculteurs.
Entre-temps, des acteurs se seront mobilisés (des ergonomes, des
commerciaux, des conseillers agricoles), de I'argent aura été
incorporé, la matérialité de I'objet aura été transformée, voire
<déformée> du point de vue du chercheur; des institutions se
L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 47

seront engagées ou opposées au processus de diffusion. La


diffusion apparaIt donc comme un processus social complexe,
comme Ia résultante de l'agregation d'une série d'interactions
qui transforment une partie du contenu technique de l'inno-
vation.
C'est un processus qui s'inscrit aussi implicitement dans un
jeu social de construction de Ia méfiance et de Ia confiance,
comme nous l'a montré une recherche sur la position occupde par
La Poste parmi les autres transporteurs et sur ses marges de
manrmvre pour innover en matière de service [Desjeux,
Taponier et a!., 19981. La reception d'un nouveau service postal
va dépendre des contraintes et des incertitudes qui pèsent sur
l'acheminement d'un colis, et donc sur Ia confiance qui est faite
ou non a priori a La Poste pour gérer tel on tel problème: Ia
rapidité, Ia chaIne du froid ou le bon acheminement a l'etranger.
La méfiance apparaIt comme Ia résultante d'une chaIne d'inci-
dents attribués a La Poste, que ceux-ci aient été ou non provoqués
par La Poste. Cela nous permet de rajouter une dimension histo-
rique au processus d'innovation a I'étape de Ia reception, etape
cela est le moms habituel de Ie faire: celle-ci est fortement
liée a l'existence d'une série ou non de contentieux dans Ia
période qui precede l'innovation. Si le contentieux est fort, Ia
méfiance jouera ndgativement quelles que soient les qualités
techniques de Ia nouveauté.
A cette échelle, I'observation fait donc apparaItre que la tech-
nique est fortement encastrée dans le social. La force de chan-
gement d'une technique n'a qu'une autonomie relative.
Finalement il semble qu'on observe plus d'inventioiis techniques
qui échouent que d'innovation techniques qui se diffusent, pour
reprendre Ia distinction faite par Norbert Alter entre invention et
innovation [2000]. Ceci s'explique autant, sinon plus, par le jeu
social que par Ia qualite intrinsèque de la technique. Cette relati-
visation du pouvoir de Ia technique ressort de I'approche par les
itinCraires. Cependant I'influence de la technique n'est pas
éliminée du fait du poids qu'eIIe peut prendre dans la perception
et les pratiques des acteurs au moment de son usage dans Ia vie
quotidienne. Si le nouveau service est difficile d'usage, corume
48 LA DIFFUSION DL L'INNOVATION

un logiciel qui demande plusieursjours pour etre chargé; øü s'il


n'existe pas d'espace de rangement pour le nouvel objet, comme
une nouvelle sauce alimentaire dont l'ernballage est trop grand
pour entrer dans Ia porte du réfrigerateur oü elle est supposée
pouvoir se ranger; ou si Ia nouvelle technologie remet trop
forternent en cause le pouvoir d'un groupe social, toutes ces
nouvelles technologies ont peu de chance de se diffuser. Cela
montre que le poids de Ia technique, du social ou du symbolique
peut varier en fonction du déplacement et de la position de 1' inno-
vation tout au long de son itinéraire. Dans Ia réalité, tout est dans
tout et rdciproquernent ! Ce qui vane c'est le poids de chaque
élément en fonction de sa position a chaque étape de l'itinéraire
ou Ia capacité d'observer tel ou tel élément en fonction de
l'échelle d'observation choisie par le chercheur. C'est pourquoi
il n'est pas possible de dire que ce qu'on ne voit pas n'existe pas.
Ce qu'on ne voit pas est tout simplement hors échelle ou hors
découpage. Cette position est agnostique et par là relativiste
méthodologiquement quant aux débats intellectuels et a Ia ratio-
nalité des acteurs.
Nous avons aussi appliqué Ia méthode aux itinéraires théra-
peutiques [Desjeux eta!., 1993] pour montrer que l'introduction
d'un nouveau médicament n'avait pas de logique sociale
autonome mais qu'il s'intégrait dans un dispositif de soins avec
plusieurs recours et donc plusieurs itinéraires thérapeutiques
possibles : l'automédication et Ia pharmacie, I'hôpital, le
médecin liberal ou le tradi-praticien. Aucun recours n'est
exclusifde l'autre. Si le nouveau médicament, ici le SRO (sel de
réhydratation par voie orale), propose par l'hôpital ou le médecin
liberal ne marche pas bien, ii sera toujours possible de consulter
le tradi-praticien plus tard.
Nos enquétes sur Ia diffusion des nouveaux objets de Ia
communication confirment ce mécanisme important de Ia
diffusion. Une innovation ne supprime pas les autres objets tech-
niques. Elle s'inscrit dans un espace déjà structure socialement et
techniquement. Elle devient un nouveau recours parmi d'autres.
Le courrier électronique par exemple s'inscrit dans un jeu
stratCgique de gestion de Ia distance et de Ia proximité sociales
L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 49

dans le couple, Ia famille, les amis ou les relations profession-


nelles. En fonction de I'objectif, ii sera choisi au detriment du
téléphone, de Ia lettre, du fax ou du face-a-face [Garabuau-Mous-
saoui, Desjeux, 2000].
Cependant ii est possible de constater que le nombre de lettres
destinées aux particuliers est passé de 1,8 milliard a 800 millions
entre 1985 et 1995 du fait du développement du téléphone, hier,
et que cela va peut-être continuer avec 1,e développement de
l'écriture électronique, sür Internet ou par carte magnétique, pour
Ia Sécurité sociale, les banques ou les assurances, demain. Une
innovation peut donc se substituer a un autre objet, mais ce n'est
pas mécanique. Le plus souvent elle trouve une place parmi
d'autres, I'ancienne technique pouvant retrouver une nouvelle
vie sociale en développant un nouvel usage.
Ceci explique en partie le développement d'un plus fort
imaginaire d'enchantement dans les périodes de forte créativité
technique, comme aujourd'hui avec le <<système Internet >>. Cet
enchantement peut être positif, sur le theme des lendemains qui
chantent et des utopies (les << tristes utopiques >>, comme le titrait
Liberation du 4 avril 2000 pour parler d'une exposition sur Ia
recherche des sociétés idéales en Occident, et leur danger, a Ia
bibliothèque François-Mitterrand), ou négatif, sur un mode
millénariste ou non [çf Weber, 1999]. Dans les deux cas ii y a
enchantement, c'est-à-dire fuite dans l'imaginaire, par l'opti-
misme ou par le pessimisme.
Dans une enquête exploratoire menée sur les 0GM (orga-
nismes génétiquement modifies) en 1996 et 1997, nous avons
bien relevé ce double imaginaire oC les produits transgéniques
sont vus par des consommateurs soit <<au service de Ia vie>> et
donc du progrès, soit associés a << Ia guerre des étoiles >> et donc
a Ia destruction de l'humanité4. Mais surtout Ia crainte des 0GM
était associée a Ia question de leur traçabilite et de leur origine, et
notamment a l'aspect non contaminé de leur origine. C'est tout

4. Nous avons deux animations de groupe avec Luc Esprit de I'AGPM (Asso-
ciation gënerale des producteurs de maIs).
50 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

l'imaginaire de Ia pureté oppose a celui de bãtard, d'esclave ou


d'étranger qui se profilait derriere les 0GM. L'inconnu c'est le
danger. C'est ce mécanisme anthropologique assez universe! qui
est a Ia base des purifications ethniques dans le monde5.
Les processus s'inscrivent rarement dans des
imaginaires anodins. Les representations balancent le plus
souvent entre Ic dramatique et Ia parousie, et ceci que cc soit a
propos d'Internet, des 0GM, du chemin de fer ou des diligences
face au cheval : le train était censé détruire les liens conviviaux
qui s'étaient créés dans Ia diligence du bon vieux temps ; la dili-
gence, deux cents ans avant, devait les populations
qui jusque-la marchaient a pied ou allaient a cheval ! [Cf Shivel-
busch, 1977.1
C'est pourquoi, sur Ic plan methodologique, en fonction des
problèmes pratiques de reconstruction des itinéraires de I'inno-
vation, nous distinguons Ic plus possible cc qui est de l'ordre des
pratiques, cc que font les acteurs, de cc qui relève des représen-
tations, de leurs perceptions, de leurs imaginaires ou de leurs
croyances, voire de leurs valeurs ou de leurs opinions. Les prati-
ques sont considérécs comme une cristallisation, une incorpo-
ration d'une série de decisions qui ont été prises antérieurement.
Elles sont des analyseurs de l'itinéraire. Les representations, et
notamment !'imaginaire ou Ic symbolique, ne sont considérées
que dans un second temps de I'analyse, comme un sous-systeme
d'explication avec une autonomie relative.
En revanche, a cette dchelle micro-sociale, ii est plus
complique de saisir cc qui structure une grande partie du champ
des innovations sociales, c'est-à-dire les grandes variables
d'appartenance sociale qui sont surtout visibles et demontrables
a !'éche!Ie macro-sociale, comme je l'ai évoqué ci-dessus. Nous
les prenons donc comme des coritextes.
Nous pouvons saisir leur pertinence en choisissant de
travai!Ier, par exemp!e, sur plusieurs quartiers, des plus pauvres

5. Voice, sous une forme moms dramatique, dans nos commissions de spëcialistes a
t'université ou au CNRS
L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 51

aux plus favorisés, comme nous l'avons faitpourreconstruireles


conditions sociales de diffusion de Ia domotique dans un quartier
d'Angers. L'enquete a permis de faire l'hypothèse que celle-ci se
diffuserait au mieux dans les classes moyennes et favorisées, si
elle se diffusait un jour, mais peu probablement dans les classes
populaires. Les différents quartiers sont utilisés comme des
indices de Ia presence des appartenances sociales de I'échelle
macro-sociale.
Cependant, les principales conclusions de l'enquete portaient
surtout sur l'observation des pratiques quotidiennes de Ia vie
domestique a l'échelle micro-sociale : la cuisine, le chauffage, le
ménage, les courses, le congdlateur, le jardin, pour comprendre
les structures d'attente >> de I'innovation [Desjeux eta!., 1998].
Notamment, cette approche permet de montrer que les objets
forment un système materiel qui organise Ia consommation et
dont l'existence ou Ia non-existence conditionne le succès du
lancement d'un nouveau produit. Ii y a un lien entre lejardin, Ia
chasse et le rayon surgelés de Ia grande surface, c'est-à-dire les
pratiques d'acquisition du surgelé ou de I'objet a surgeler, le sac
isotherme (le transport), Ia presence d'un congelateur (le
stockage), celle d'un micro-ondes, d'un four ou d'un micro-four
(Ia cuisson), les occasions d'usage, et le développemerit du
surgelé. Bien évidemment ce système materiel d'objets s'inscrit
lui-même dans Iejeu des relations familiales et de Ia structure des
repas. Cependant tes pays sans electricité ont moms de chances
de voir se développer les produits surgelés. C'est pourquoi nous
pouvons dire que l'innovation, c'est un jeu social plus I'élec-
tricité...
En fait, sous des dehors de diversité, l'ensemble de nos
recherches commence a former système. Quels que soient
l'objet, le service ou l'idée observes tout au long de son
processus de diffusion, je constate que nous avons travaillé sur
les quatre grandes phases de tout système social: Ia production
(l'energie, les filières, le fonctionnement des organisations), Ia
distribution (les grandes surfaces, le transport), les usages (Ia
consommation, Ia mobilité des objets avec le déménagement
52 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

[1998], les services) et les déchets ou le recyclage (I'environ-


nement).
C'est également ce que nous avons fait pour analyser La
diffusion des livres de sciences humaines en France en partant de
l'auteur pour remonter a l'acheteur (qu'il ne faut pas confondre
avec Ic lecteur, puisqu'un livre, contrairement a beaucoup
d'objets de Ia consommation, peut être acheté sans être
consommé — lu — et consommé sans être acheté quand ii est
emprunté en bibliotheque), en passant par l'éditeur, l'imprimeur,
l'aide a l'édition et le libraire [1991]. Nous avons montré
I'irnpossibilité de prévoir les ventes pour un livre particulier, et
qu'en même temps Les livres s'inscrivaient dans une structure de
marché: un jeune auteur publie a L'Harmattan ou chez
Econoniica et vend 300 a 500 exemplaires de son Iivre Ia
premiere annCe. Plus tard, ii changera d'Cditeur, pour aller aux
PUF, au Seuil OU a La Découverte, et augmentera peut-être ses
ventes Si SOfl capital social et Ia qualité de son produit se sont
améliorés et que le sujet qu'il traite correspond a une attente dans
Ia société. Cela nous a permis de montrer qu'il n'existait pas de
crise de I'édition au niveau de Ia recherche, contrairement a ce
que défendait Ic Syndicat national de l'édition, mais qu'il existait
des structures de marches associées aux trajectoires de carrières
et sur lesquelles étaient positionnes des Cditeurs. II a fallu huit ans
pour que Ic constat soit accepté, ce qui est un temps <<normal
de diffusion d'une << nouveauté >>.
Notre méthode ne se veut pourtant pas globale. Elle
s'applique a une réalité limitée, celle qui est visible a la seule
échelle d'observation micro-sociale, suivant un découpage qui ne
prend en compte qu'une partie de Ia réalité, la méthode des itiné-
raires, et en fonction des contrats de recherche, ce qui lirnite le
champs de investigations. Cela nous permet de fonctionner par
accumulation d'informations qualitatives dont Ia misc en relation
forme sens. Finalement l'itinéraire nous permet de reconstituer,
en tout ou partie, les conditions sociales du jeu de Ia rencontre de
l'<< offre >> et de Ia demande dans un environnement instable,
>>

et, tout spécialement dans ce jeu, celui de Ia reception des inno-


vations.
L' INNOVATiON ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 53

LA RECEPTION DES INNOVATIONS S'INSCRIT DANS UN JEU SOCIAL


QUI LUI PREEXISTE

Le terme d'innovation ne sera pas utilisé id dans le sens strict


de I'introduction d'une invention technique dans un milieu
donné, mais plutôt au sens large d'objet, de technique ou de
service, qui peut être une nouveauté ou non, introduit dans un
milieu donné, et qui provoque du nouveau. La reception est
considérée comme un des moments d'un processus plus long,
celui de Ia production sociale de l'innovation qui a prCcédé le
moment de l'introduction. La reception n'a qu'une autonomie
relative par rapport au processus général. Elle permet de
comprendre le lien entre l'effet de structure, l'effet d'acteur et
l'effet de situation.
Ainsi a Madagascar, en 1965, le GOPR
ration productivité rizicole), un projet de développement rural
finance par le FED (Fonds européen de développement), est
chargé d'augmenter la production de riz grace a l'introduction
d'une série de nouvelles techniques agricoles [Desjeux, 1979].
Notamment, les ingénieurs vontessayerd'introduire le repiquage
du riz en ligne assoclé a un nouvel outil, Ia houe rotative, pour
ôter les mauvaises herbes, ainsi que Ia pratique de l'engrais NPK
(azote, phosphore, potasse), 11-22-16 en pépiniere et 4-20-20 pour
les rizières. Or us vont se heurter a une opposition des femmes
qui seront taxées d'être << conservatrices >>.
Plus prosaIquement, les nouvelles méthodes faisaient perdre a
ces femmes près de La moitié de leur revenu. En effet, en système
de culture traditionnel, le riz est repiqué en < foule c'est-à-dire
en désordre, par les femmes. Ensuite ce sont toujours les femmes
qui désherbent a Ia main. Or repiquer en ligne permet de passer
une houe rotative entre les lignes. Mais cette sarcleuse est passée
par les hommes. Les femmes perdent donc les revenus du
desherbage dans Fe nouveau dispositif.
Cette histoire simplifiée, d'une enquete que j'ai menée
entre 1971 et 1975, permet de rappeler une grande regle que je
retrouve dans tous les processus d'innovation: ii y a des acteurs
qui gagnent et d'autres qui perdent au changement, queue que
soit Ia légitimite du changement. Cela me permet juste de
54 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

rappeler Ia rationalité de I'opposition au changement en fonction


des situations. Cela relativise aussi Ia notion de progrès qui
n'existe pas en soi.
Le deuxième exemple est tire d' une enquête que j ' al menée au
Congo entre 1975 et 1979 [Desjeux, 1987J. Un projet de déve-
loppement avait pour objectif d'introduire auprès des paysans
congolais du Pool, a l'ouest de Brazzaville, une série d'innova-
tions techniques dans le cadre de précoopératives collectives: le
riz, le sorgho, le tabac, le maraIchage, le petit élevage et Ia pisci-
culture, et plus tard Ia motoculture. Après cinq ans, le riz, le
sorgho et le tabac n'avaient pas connu de demarrage pour des
raisons plutôt techniques. Le petit élevage et Ia pisciculture
avaient eu un certain succès. Le maraIchage et surtout le manioc,
qui n'était pas prévu au depart du projet, avaient connu un fort
développement. Les tentatives d' utilisation du motoculteur
n'avaient eu qu'un très faible succès.
L'analyse a montré que les paysans avaient sélectionné, rein-
terprété et produit des innovations en fonction des contraintes du
jeu social villageois. us avaient ainsi rdinterprCté les <<pré-
agricoles en fonction d'un rnodèle culturel de
resolution des problèmes, Ia << tontine
Notamment, les innovations se sont diffusées a l'intérieur des
limites tracées par les contraintes foncières et lignageres d'un
côté, et magico-religieuse de l'autre, c'est-à-dire de Ia <sor-
cellerie >>. Le maraIchage s'est développé sur les terres de bas-
fonds qui n'étaient pas cultivées. II ne touchait pas aux regles
d'accès au terroir. La motoculture, qui demandait un travail de
dessouchage, ne s'est pas développde : les chefs de lignage ont eu
peur que les groupements précoopdratifs s'approprient les terres
dessouchées, ce qui aurait remis en cause les regles d'appro-
priation du fonder et a travers cela l'equilibre de Ia jachère
nécessaire a Ia reconstitution des sols. Le manioc a connu un
grand succès, parce que, cl'une part n'impliquant aucune activité
pérenne, ii ne remettait pas en question Ia circulation du foncier
et que, d'autre part, les groupements coopératifs se sont organisés
en nommant président un chef de lignage, ce qui a facilité Ia
solution foncière. us se sont organisés sous forme de tontine,
L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 55

c'est-à-dire de circulation égalitaire d'un bien ou service: le


groupement a éte réinterprété comme une des nouvelles formes
d'entraide sociale, a côté de celles qui existaient déjà. TI a permis
aux hommes de s'investir dans l'agriculture et d'augmenter leur
revenu, cela au moment le développement urbain aidant, Ia
demande en produits vivriers, rnaraIchage et manioc devenait
forte, Ia demande des citadins jouant le role d'effet de situation.
La premiere conclusion importante est que I'innovation
s'inscrit dans un territoire social, qu'elIe suit en partie les fron-
tières qui marquent les limites entre les anciens et les cadets
soctaux, et entre les hommes et les femmes. Nous retrouverons
ces frontières dans l'univers domestique américain, français,
danois ou chinois dans nos enquêtes ultérieures sur les innova-
tions liées a Ia consommation dans I'univers domestique.
l'effet de structure6.
La deuxième conclusion est que les acteurs sélectionnent
parmi les propositions de nouveautés, qu'ils sont actifs. Les déci-
sions des acteurs sont organisées par les structures mais non
déterminées par elles. La selection des innovations est I'indi-
cateur de I'effet d'acteur.
Dans un univers radicalement different, Ia diffusion du
logiciel Word 6 met en evidence des faits comparables. A Ia fin
des années quatre-vingt, une grande organisation publique avait
décidé de s'informatiser afin de pouvoir développer des applica-
tions de gestion en interne et pour faire face a de nouvelles
formes de concurrence en externe. Une aide au câblage est mise
en place. Un accord est signé avec Microsoft. Une premiere
vague d'informatisation est lancée debut de l'année 1990 pour

6. C'est particulièrement vrai dans le doniaine de Ia réussite scolaire et des carrières


en France. La plupart des innovations cherchant a dérnocratiser I'enseignement Se sont
heurtées depuis trente ans au poids des lycées d'excellence, comme le monlre Dubet a
partir des Iycées, a celui des grandes écoles et par là a I'origine sociale des étudiants. La
démocratisation semble au final pluIôt faible. Les Sommets de l'Etat et des entrepnses
semblent bien encore le quasi-monopole des grands corps, comme le montre Michel
Bauer aujourd'hui et comme nous I'avions constaté hier [Friedberg, Desjeux. 1972]. En
ce sens, ii existe bien une reproduction des structures sociales de selection. reproduction
ne signifiant pas reprise a I'identique. mais mainlien d'une structure de différenciation
sociale forte, observable a l'échelle macro-sociale.
56 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

essayer de faire passer un maximum de services a Word 2 et


Excel 4.
Dans plusieurs endroits, Ic passage est réussi mais se fait avec
difficultd. Notamment, Ia << valise de formation >> arrive avec six
mois de retard, ce qui provoque des tensions entre les utilisateurs
et les services informatiques. D'autres tensions naissent du fait
des réorganisations liées a Ia bureautique et a Ia mise en réseau.
Six mois plus tard, les services techniques recoivent La
nouvelle version de Word 6 et, conformdment a l'accord avec
Microsoft, testent le nouveau logiciel qui doit sortir a Ia fin de
l'année. Le test est positif pour lancer Ic nouveau produit. Ce
résultat provoque une tension non prévue, le test étant plus de
routine et conforme a Ia convention avec Microsoft. Des bruits de
couloir commencent a circuler pour contester Ia pertinence du
lancement. Un ralentissernent du changement est dernandé par
certains acteurs tandis que d'autres souhaitent aller plus vite.
Curieusernent, pour Ia direction, ce sont une partie des services
les plus favorables a l'informatisation et qui ont le mieux réussi
avec Word 2 qui sont en partie opposes a l'innovation.
En moms de deux mois un groupe est constituC pour discuter
a Ia fois de l'opportunité et des délais de I'innovation. La tension
continue a augmenter. Le groupe arrive a un compromis: un
délai de dix-huit mois est fixé pour lancer Word 6. Six mois après
le debut de Ia tension, une note est signée par Ia direction qui
confirme le délai a dix-huit mois mais en laissant une zone de
flou, sans préciser si tout Ic monde devait avoir fini Ia mise en
place de Word 6 dans les dix-huit mois OU si tout le monde devait
avoir démarré dans Jes dix-huit mois.
La note parue, la tension commence a baisser. D'autres
acteurs commencent cependant a contester l'innovation. Mais Ic
dCbat se deplace : il n'est plus question de Ia pertinence de l'inno-
vation mais du délai. Finalement un compromis est trouvé a Ia fin
de I'année. Les services obtiennent six mois de plus pour lancer
Word 6. La tension s'apaise et le processus démarre.
II ressort de nombreuses lecons de ce cas, assez classique fina-
lernent et plutôt bien mené en terrnes de resolution des conflits.
Le flou de Ia decision a permis notamment a chacun des acteurs
L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE El SITUATION 57

de garder une marge de maneuvre pour mieux adapter le


processus d'innovation a sa situation concrete. Ceux qui s'étaient
investis pour Word 2 n'étaient pas prêts a fournir a nouveau un
effort important, au contraire de ceux qui ont profité du
lancement d'un nouveau logiciel pour rattraper leur retard.
Cela veut dire que dans une grande organisation, comme ii
n'est pas possible de tenir compte de Ia diversité des situations de
terrain, prendre une << decision floue >> paraIt assez rationnel. Une
decision n'est pas bonne en soi. Elle est <<bonne>> si elle est
applicable et reinterpretable par les acteurs beaux et s'il est
possible d'amener des corrections au processus d'innovation au
cours de l'action en fonction des contraintes qui apparaissent du
fait même du changement. Bien souvent elles sont invisibles
avant l'introduction de l'innovation.
Le seul fait de prendre Ia decision peut aussi calmer le jeu, cc
qui veut dire que le contenu de Ia decision n'est pas le plus
essentiel ici. La decision doit aider a sortir de l'incertitude du
délai. Celle-ci fait monter Ia tension. C'est là que le flou du délai
devient important puisqu'il laisse des marges de a
chacun des acteurs, sans bboquer lejeu. D'autres acteurs peuvent
rnême se mobiliser pendant un certain temps. Surtout, cela
permet de déplacer les buts et donc le contenu de ía discussion,
et d'arriver a un compromis éventueb.
De plus, ía decision n'a pas été prise tout de suite. Elle a
attendu, pour être prise, que Ia <<courbe de Ia tension>> soit au
<<bon endroit >>. Ceci ne veut pas dire que tout est calculé, mais
qu'implicitement les acteurs savent qu'iI ne faut pas prendre trop
vite une decision. II faut attendre le moment oii situation est
mQre pour Ia resolution du conflit >>, pour reprendre I'expression
de Zartman [1990]. Ce cas confirme l'importance des conflits, de
Ia confiance ou de la méfiance, de I'histoire de l'organisation
dans un processus de diffusion d'une innovation. Là encore Ia
technique est encastrée dans Ic social.
Cependant Ia phase de test montre qu'à cette étape la tech-
nique joue un role plus important et donc confirme que
l'influence d'une dimension technique, sociale ou symbolique
vane en fonction du déroulement de I'itinéraire. A un moment
58 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

donné, gérer Ia tension sociale devient plus important que le


contenu technique lui-même qui redeviendra important plus tard.
Cela conditionne la continuité du processus d'innovation.
Mais surtout, l'accord avec Microsoft montre que l'organisation
est engagde dans un mouvement perpetuel d' innovations informa-
tiques. Microsoft lui-même ne contrôle pas tout le processus, comme
sa condamnation en avril 2000 en premiere instance l'a montré.
L'organisation doit <<surfer>> sur les changements sans pouvoir
contrôler son rythme ni l'origine de telle ou telle incitation a
changer: lancement d'un nouveau logiciel par Microsoft, demande
d'un type de format par un client, saturation de Ia mémoire des ordi-
nateurs en inteme, etc. Le mouvement des innovations fonctionne
donc comme une échelle de perroquet dont personne ne niaItrise Ia
dynamique. Paradoxalement, cette non-maItrise renforce le poids
des structures dont Ia fonction est alors d'absorber les changements,
dejouer le role d'une matrice capable d'intégrer les innovations.

CONCLUSION

Le centre de ma demonstration est de faire apparaItre le


paradoxe de l'innovation : montrer comment le changement et le
mouvement sont encastrds dans des structures sociales et des
contraintes temporelles, techniques ou financières qui créent de
Ia stabilité.
L'objectif est aussi de montrer que Ia diffusion relève autant
de Ia gestion des contraintes que de Ia motivation a changer. Une
innovation, si elle augmente Ia <<charge mentale >>, a moms de
chance d'être recue7. Les contraintes, Ia prise en compte de qui
perd ou qui gagne au changement ou Ia regulation des conflits
sont des dimensions aussi importantes que les motivations ou Ia

7. De méme quand son coüI est tiop élevé. En 1999 nous avons mené une enquéte,
pour I'association RETINA, sur les nouveaux services a developper pour des personnes
malvoyantes atteintes de DMLA (dégenerescence maculaire Iiée a II existe
notalnrnent des écrans tactiles en braille mais dont Ie coüt minimum pour dix caractères
est de 49000 F TFC, ce qui est trop cher pour un particulier qui n'a pas le droit a 'aide
fmancière qui n'existe que pour ceux qui travaillent.
L'INNovATIoN ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 59

recherche du plaisir pour comprendre les innovations en organi-


sation ou dans l'univers domestique.
Je Iaisserai le mot de la fin a Alessandro Baricco qui, dans son
roman Châteauxde Ia colère, sur l'introduction du chemin defer,
pam en 1995 chez Albin Michel, écrit: <<Vous savez, c'est très
beau l'image d'un projectile lance : c'est la métaphore exacte du
destin. Le projectile suit sa course et on ne sait pas s'il va tuer
quelqu'un ou s'il va finir dans le néant, mais en attendant ii
fonce, et c'est déjà écrit dans sa course, si au bout 11 écrasera le
d'un homme ou s'il fendra un mur en deux. Est-ce que vous
le voyez le destin ? Tout est déjà écrit et pourtant on ne peut rien
y lire.>>

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II

Le sens de I'innovation
3

Innovation et contraintes de gestion


Pierre Romelaer

Innover c'est développer un nouveau produit, un nouveau


service ou une nouvelle façon de s'organiser. II peut y avoir en
partie continuité par rapport a l'état antérieur, mais ii y a nécessai-
rement rupture. En un sens fondamental, l'innovationc'estl'affran-
chissement par rapport au present, I'innovation c'est Ia liberté.
Une vision romantique de l'innovation voudrait que cette
liberté soit absolue, onirique, sans entrave. Cette vision sans
doute profondément ancrée se retrouve dans l'usage souvent
mythique des notions de créativité, de créateur, d'inventeur,
d'entrepreneur. Mais, dans l'entreprise comme dans toute orga-
nisation et tout système, cette liberté ne s'exerce pas sans
contraintes. Les recherches en gestion nous apportent de
nombreuses connaissances sur Ia nature et l'impact de ces
contraintes. Le present chapitre en présente quelques exemples.
Les contraintes de gestion que nous considérerons ici ne se
limitent pas a celles qui viennent des systèmes comptables, des
impératifs de rentabilité, des business plans et autres outils de
gestion. Les recherches en gestion empiriquement validées
montrent que ces contraintes sont certes sérieuses, mais qu'elles
sont loin d'être les seules qui pèsent sur I'innovation. Nous verrons
que le champ des contraintes est très large, même Si Oil se limite
comme nous le ferons ici aux contraintes de gestion qui ont leur
source dans Ia structure et le fonctionnement des organisations'.

I. Cette focalisation sur l'organisation nous conduit a ne pas traiter des contraintes
de gestion, nombreuses et importantes, qui viennent des aspects financier, juridique, insti-
tutionnel, marketing, gestion de production, etc.
66 LE SENS DE L'INNOVATION

Les contraintes de gestion font sentir leur influence sur les


personnes ainsi que sur les groupes formels et informels2 qui
dans l'entreprise contribuent au développement de I'innovation.
Elles viennent de Ia structure organisationneile et des regles
propres de coherence du processus d'innovation. Traiter de ces
nombreux éléments nécessiterait au moms un ouvrage complet.
Dans le cadre de ce chapitre nous nous limiterons a trois
situations : les contraintes de gestion qui pesent sur les cadres
dirigeants, celles qui existent dans I'un des douze types de struc-
tures d'organisation, et celles qui proviennent des systemes
formels de gestion (planification de projet, système budgétaire,
etc.).
Nous aurons ainsi couvert une variété d'éléments, variété
suffisante pour montrer que les contraintes de gestion ne sont pas
seulement des freins a l'innovation: parfois elles en sont le
moteur, souvent elks sont plutôt des forces qui canalisent et qui
orientent. Dans tous les cas elles sont des conditions nécessaires
pour que le passage se fasse entre l'idée initiale d'un individu, Ia
vision d'un produit possible ou souhaitable, et une réalisation
concrete accomplie par une entreprise. Elles sont des passages
obliges de l'action collective.

INNOVATfON ET CONTRAINTES DE GESTION AU N!VEAU


DES CADRES DIRIGEANTS

Dans l'exploration des contraintes de gestion qui pèsent sur


I'innovation, nous commencerons par examiner ce qui se passe
au niveau des cadres dirigeants: ces personnes sont celles qui
dans l'entreprise sont supposées subir le moms de contraintes.
Les cadres dirigeants subissent des contraintes externes sur
les innovations dans lesquelles us peuvent vouloir engager leur
entreprise. us subissent aussi des pressions que, faute de mieux,

2. Parmi ces nombieux groupes on citera a titre d'exernples Ies groupes-projets, es


reunions periodiques de planification des ventes et de Ia production, les divisions, usines
et points de vente, le cornitC directeur, les groupes informels d'anciens des inérnes écoles,
etc.
ET CONTRAINTES DE GESTION 67

nous qualifions de pressions personnelles. Et enfin ils subissent


des contraintes venant de I'organisation dont us sont les din-
geants, du système de pouvoir de cette organisation et des
personnes qu'ils souhaitent ou souhaiteraient mettre a contri-
bution dans le processus d'innovation. Nous traitons ci-dessous
tour a tour de ces éléments.

Innovation et pressions externes stir le cadre dirigeant


Innover est parfois percu comme une nécessitd dictée par les
pressions externes du champ stratégique. Par exemple, le
directeur commercial France d'une multinationale de l'agro-
alimentaire nous déclarait en substance: <<On lance un grand
nombre de nouveaux produits, aussi bien nous que les concur-
rents. Tout le monde fait pareil, mais quand on
l'ensemble des coiits induits par ce développement de produits
qui durent a peu près un an sur le marché, on ne sait même pas si
c'est rentable.>> Les pressions des actionnaires et des marches
financiers (transmises par le conseil d'administration et par les
analystes) peuvent aussi conduire les dirigeants a pousser leur
entreprise a plus d'innovations qu'ils ne le feraient. La direction
de cette contrainte de gestion est variable: si Ofl considère les
comportements actuels des fonds de pension, on constate que
certains font montre d'opportunisme a court terme, alors que
d'autres sont plus soucieux de Ia rentabilité a moyen et long
termes des entreprises dans lesquelles us investissent, sans parler
des fonds éthiques (qui ont de bonnes performances) ou des
fonds écologiques. Ces differences d' attitudes modèleront en
partie Ia nature des innovations qui seront impulsées par les
cadres dirigeants, et les critères qu'ils utiliseront pour sélec-
tionner les propositions d'innovations qui leur seront faites3.
Deux declarations internes des PDG d'EDF et d'Air Liquide au
debut des années quatre-vingt-dix nous amènent a identifier une
contrainte qui pourrait être importante, bien qu'elle n'ait pas été

3. Au sens de Bourdieu, ces contraintes externes établissent une du


champ'> dans le dirigeant son action.
68 LE SENS DE L'INNOVATION

étudide dans les recherches en gestion : chacun de ces deux PDG a


explicitement fait référence a Ia revocation du PDG d'IBM par les
actionnaires alors que l'entreprise avait une part de marché consi-
dérable dans son industrie, et chacun a lance une operation de
changement de grande envergure. On peut penser qu'un séisme de
cette nature, dans le microcosme des dirigeants de grandes entre-
prises, a pu jouer le role de contrainte et de ddclencheur de chan-
gement dans des entreprises qui n'y étaient poussdes ni par de
mauvaises performances ni par une analyse stratégique4.
La contrainte en question a évidemment un impact sur I'inno-
vation dans l'entreprise.
II faut noter que si le besoin d'agir est ressenti, Ia question du
degrd de pression n'estjamais claire, et le lien entre les pressions
externes dmises et les pressions externes ressenties est
éminemment variable selon les personnes et selon les contextes.
De plus les solutions sont rarement dictées: peuvent en résulter
selon les cas des innovations produit ou process, dans les
marches connus, dans des marches voisins ou non, ou encore des
innovations de gestion.
La ndcessité peut aussi être a Ia fois externe et interne : un
PDG nouvellernent nommd subit et/ou ressent egalement Ia
contrainte de <<changer quelque chose dans l'entreprise, d'une
facon qui est d'ailleurs diffdrente selon que son prddécesseur est
parti a cause d'une insatisfaction du conseil d'administration ou
pour une autre raison [Simons, 1994].
Les cadres dirigeants subissent également les contraintes des
milieux sociaux et professionnels, des milieux economiques et
politiques (banques, etc.) dans lesquels us sont, desquels us
proviennent, et avec lesquels ils doivent traiter dans le cadre de
leur activité : ces milieux influencent et ont influence leur carte
mentale, us ont leurs propres normes sociales, et les cadres din-

4. Dans Ia discussion qui a suivi Ia conference, Christine Musselin, sur Ia base de sa


connaissance de ('entreprise, a conteste Ic fan que l'Cviction du PDG d'IBM ait Pu jouer
un rôIe a EDF. Nous prenons acte de cette position. Le PDG d'EDF a néanmoins des
declarations dans lesquelles ii mentionne l'événement IBM.
INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 69

geants d'une entreprise donnée dependent parfois de ces milieux


pour Ia suite de leur carrière de dirigeants.
Les pressions externes sur l'innovation au niveau des cadres
dirigeants empruntent egalement des chemins plus subtils. Les
comportements des entreprises dans tine méme industrie sont
parfois assez contrastés entre les innovateurs et les non-innova-
teurs, entre les leaders et les suiveurs, et selon le
stratégique> auquel l'entreprise appartient. Dumez et Jeune-
maître [1996] nous montrentainsiquedansl'industriecimentière
une majorité d'entreprises s'imitent les unes les autres, et
coexistent avec d'occasionnels deviants qui introduisent les
innovations majeures. L'attitude des dirigeants dans ce contexte
est variable j'ai entendu le directeur général de SEB declarer:
<<Je regarde ce que font mes concurrents, et surtoutje ne fais pas
pareil. >>

Pressions sur Ia personne du cadre dirigeant


La premiere contrainte qui s'exerce sur le cadre dirigeant est
celle de son emploi du temps : comme il est chargé, ii le conduit a
devoir opérer des arbitrages qui auront un impact sur les innova-
tions qu'iI lancera. D'un point de vue purement logistique, si le
fonctionnement de son entreprise en régime permanent exige déjà
soixante heures par semaine (les causes peuvent être diverses:
variations nombreuses dans l'environnement, orientation person-
nelle forte vers l'homéostase, conflits internes, structure et taille
de l'entreprise, mode d'organisation personnelle, etc.), ii est peu
probable qu'il s'engage dans des innovations qui requièrent plus
encore de son temps, et qu'iI s'engage dans une voie oC ii risque
de perdre le contrôle de sa propre activité.
Exprimé en d'autres termes, le dirigeant doit trouver le temps
de suivre le dossier, d'intervenir dans et hors de l'entreprise pour
le faire avancer. C'est un problème personnel pour chaque din-
geant. C'est parfois un problème d'ensemble pour l'organi-
sation : ainsi le PDG d'un groupe du secteur de Ia chimie a décidé
de désinvestir cent des cent cinquante métiers dans lesquels se
trouvait son entreprise, et de décentraliser le processus de decision
stratégique. Une des raisons principales citées est Ia suivante:
70 LE SENS DE L'INNOVATION

chaque membre du comité directeur avait a rapporter sur plus de


cinquante centimetres d'épaisseur de dossiers a chaque reunion, et
its avaient le sentiment de ne plus avoir le temps nécessaire pour
maItriser les dossiers (parmi lesquels les dossiers d'innovation)5.
D'une facon un peu plus distante par rapport a notre propos,
le cadre dirigeant est aussi contraint par sa propre personnalite:
le voudrait-il que parfois il ne pourrait pas s'engager dans une
innovation a cause de préférences ou d'aversions personnelles
profondes pour I'objet de l'innovation, pour les relations inter-
personnelles et les compétences qu'eIle demande de mobiliser,
ou pour d'autres raisons. Le voudrait-il que parfois II ne parvient
pas a ne pas innover. Telle est par exemple le cas du PDG d'une
entreprise fabricant des stimulateurs cardiaques (une centaine de
salaries) : une dizaine d'années après avoir créé son entreprise et
progressivement dCveloppe et stabilisé Ia gamme de produits, ii
a fait faire un sondage auprès des salaries sur leur perception de
l'entreprise6. De ce sondage est ressorti le fait que les salaries
étaient d'une facon générale très contents du fonctionnement de
I'entreprise, de son développement, de ses performances. Mais
us avaient peur, peur parce que le PDG était tout le temps en train
d'innover alors qu'ils avaient quand même un certain besoin de
stabilité. Le PDG paraissait, aux yeux de ce sondage comme dans
mon observation, être une machine perpétuelle a innover, une
force constante d'innovation. D'ailleurs ii en était conscient, et,
comme ii sentait que pour le portefeuille de stimulateurs
cardiaques II n'y avait pour l'instant plus besoin d'innovation, ii
en a tire les consequences sur Ia gestion de son entreprise7.

5. La d'Edith Penrose [1959, 1995] va dans le méme sens que les arguments
que nous développons : scion die, Ia croissance de i'entreprise est profondément condi-
tionnée par i'exisience de managers ci de dirigeants qui omit du temps qu'ils peuvent
consacrer a s'investir dans des projets. Ces queiques heures de temps utilisabie sont
un éiément du slack organisationnei de March.
6. Voir Ic cas Cardiex darts Romelaer [1994].
7. En pratique ii a pris les mesures suivantes : (I) quitter Ia direction des
activités stimulateurs cardiaques (2) confier cette direction a une personne qui était
a Ia fois son contrôleur de gestion et un ami de longue date (ces caractéristiques ne
relèvent pas seulement dii hasard) (3) conserver Ia présidence du groupe (4) crëer une
division pour les nouvelles activités, division qu'iI a géree en direct.
tNNOVATION ET CONTRAINTES DE GEST1ON 71

La lassitude de l'acteur identifiée par Alter [1993] affecte


aussi les dirigeants, ainsi que le déclin de ses forces physiques et
Ia derive vers d'autres horizons (activités politiques, représen-
tation patronale, etc.). Ces contraintes peuvent amener un cadre
dirigeant a modifier les directions des innovations qu'il lancera
ou qu'il sélectionnera, voire diminuer leur nombre. Ii peut aussi
changer l'organisation et alter dans le sens d'une décentralisation
de l'innovation, ce qui peut entraIner un accroissement des inno-
vations dans l'entreprise.
Un autre phénomène est parfois ressenti comme une
contrainte sur I'innovation par les cadres dirigeants : Ia contrôla-
bilité de l'organisation et Ia position de son entreprise parmi les
phases du développement. Le PDG d'une entreprise de materiel
medical (une centaine de salaries) sur lequel nous avons des
données8 s'est ainsi trouvé dans les situations suivantes. II a
repris l'entreprise en tant que gestionnaire après Ia faillite des
créateurs, qui s'étaient échinés pendant des années sans succès a
développer un artificiel. Les dix a quinze premieres années
de sa direction ont consisté a identifier les savoirs developpes
dans cet effort de recherche infructueux, a les convertir en
produits très divers9 progressivement développés et commercia-
uses. II décrit Ia seconde phase de son travail comme suit:
trouver pour chaque partie de son entreprise un directeur de haut
calibre, ce qu'iI a fait en plusieurs années, et souvent par des
recrutements externes gérés sur longue durée. Au moment de
mon contact avec I'entreprise, sa preoccupation essentielle était
d'effectuer les deux operations suivantes : faire en sorte que se
degage un successeur pour son poste, acheter d'autres entreprises
pour constituer un groupe, et se consacrer lui-même progressi-
vement uniquement a La direction du groupe. Dans ces diverses
phases du développement, ii est clair que Ia place des innovations
dans les critères et dans I'emploi du temps du dirigeant vane.

8. Vojr Ic cas Cardiex 2 dans Romelaer [1994].


9.Ces produits concernaient essentiellement Ia chirurgie cardiaque. II s'agissait
notamment d'équipements de circulation extracorporelle et de monitoring.
72 LE SENS DE L'INNOVATION

Signalons enfin que même quand le dirigeant est aussi


propriétaire de I'entreprise ii est contraint par Ia nécessité de ne
pas engager dans une innovation dont le succès est très incertain
plus de ressources que n'en peut permettre le maintien de Ia sante
économique de I'entreprise. Un PDG d'une entreprise indus-
trielle diversifiée et innovante m'a indiqué avoir Ia << regle d'or>
suivante : je considère en moi-même le maximum de ce que je
peux perdre, et si Ufl projet en vaut Ia peine,j'accepterai les even-
tuels depassements de budget jusqu'à cc que cette limite soit
atteinte. Quand cUe est atteinte, je stoppe net, queue que soit Ia
situation.

Les contraintes venant de l'organisation et du système


de pouvoir
La contrainte organisationnelie la plus immédiatement
ressentie par le cadre dirigeant est celle de l'agenda stratégique
[Dutton, 1988, 1997] : I'organisation de Ia direction generale
prevoit d'une facon souvent assez contraignante a quel niveau, a
queues dates et sous queues formes quels types de questions
seront traitCes au siege. II se peut que I'innovation fasse panic de
ces questions. II est frequent qu'elles soient traitées aussi et de
façon donc en panic assez indirecte lors des reunions de dCci-
sions budgetaires, stratégiques ou consacrées aux investisse-
ments.
Plusieurs éléments lies a I'agenda stratégique ont donc un
impact sur les innovations: I'organisation formelle de Ia
direction generale, Ia part de flexibilité et d'informel qui marque
Ic fonctionnement reel, l'existence ou I'absence de lieux de débat
et de decisions concernant I'innovation, Ic degré de conscience
que les cadres dirigeants peuvent avoir sur le lien entre Ic fonc-
tionnement de Ia direction generale et I'innovation. Peters [1978]
a observe ii y a bien longtemps Ic cas d'une entreprise pétrolière
dans laquelle les communications de Ia direction genérale insis-
taient beaucoup sur I'importance de I'activité d'exploration.
L'entreprise avait d'assez mauvaises performances dans cc
domaine, et cc n'est peut-être pas un hasard quand on constate
(par analyse de contenu des PV des reunions du comité de
INNOVATION ET CONTRAINTES DE GESTION 73

direction) que seule une part infime des discussions de Ia


direction générale concernait le theme de l'exploration.
Autre contrainte de gestion imperative pour le dirigeant: se
maintenir luj-même (ou elIe-même) au pouvoir. Dans ce cadre ii
sera peut-être amené, rationnellement, àne pas s'engager dans
une innovation qu'il perçoit comme potentiellement très profi-
table pour l'entreprise si le développement de cette innovation
requiert qu'on fasse appel de façon marquee a un département
(ou une division, ou un établissement) dont les dirigeants sont des
rivaux qui pourraient grace a leur succès devenir dangereux.
L'innovation peut par exemple n'être possible que si au prdalable
fe rival est mute a un autre poste (remplacé si possible par un
homme de son propre clan), et ce remplacement peut demander
plusieurs dizaines de mois.
Le maintien au pouvoir de Ia coalition dominante au sens de
Cyert et March [1963], voire le besoin de neutraliser les coali-
tions rivales peuvent influencer l'innovation: une proposition
d'innovation peut avoir un sort très different selon qu'elle est
émise par la premiere ou par une des secondes.
Un cadre dirigeant n'est pas toujours, loin s'en faut, en
position de decider par lui-même ou de pouvoir imposer sa
solution. Pettigrew [1985] nous décrit le cas de l'entreprise ICI,
dans laquelle pendant plus de dix ans un membre de Ia direction
generate a poussé dans Ia direction du changement, sans
rencontrer aucun succès tant que les résultats de I'entreprise
n'ont pas été catastrophiques et que Ia culture du groupe de
direction est restée homogene (tous ingénieurs, issus des mêmes
public schools, avec des traits de comportements uniformes). De
même Laroche [1991] décrit Ia difficulté avec laquelle une
decision a été prise et mise en ceuvre dans une entreprise de
géophysique, sans doute parce qu'elle était très innovante par
rapport a la culture de Ia majorité des cadres dirigeants (tous
ingénieurs de formation, avec Ia culture du geologue de terrain).
Le jeu du pouvoir et de l'accession a Ia direction generale
apporte aussi une contrainte a l'innovation. Si seuls les marke-
teurs ont une chance, alors un cadre dirigeant financier ou de
production devra sans doute obtenir informellement le soutien de
74 LE SENS DE L'INNOVATION

quelques marketeurs avant de proposer une innovation. II est


aussi possible que, dans une entreprise de ce type, des cadres
issus de Ia production rdussissent a accéder a Ia direction
générale parce qu'ils ont été Ia force motrice dans des innova-
tions, et que Ia composition du groupe de direction change
progressivement par ce moyen. Certaines structures divisionna-
Iisées poussent a l'innovation: Galunic et Eisenhardt [1995]
décrivent cinq cas dans lesquels les dirigeants de divisions consa-
crent une partie de leurs ressources a envahir les marches et les
domaines de produits d'autres divisions, entre autres pour
montrer a Ia direction générale qu'ils peuvent mieux faire que les
dirigeants des divisions qui ont ces marches et ces produits dans
leurs attributions. La concurrence interdivisionnelle accroIt alors
I'intensité d'innovation de l'entreprise, avec bien entendu des
risques de doublon sur lesquels les auteurs ne fournissent pas de
données. Et plus generalement l'intensité de l'innovation et les
types d'innovation sont en partie conditionnés par le type de
structure (voir plus loin), Ia description de chaque structure
comportant nécessairement l'organisation de Ia direction
générale.
Savoir affronter les critiques du comité d' investissement n'est
pas nécessairenient facile Iorsqu'une innovation connaIt des
dépassements importants de délai et de budget. Les cadres din-
geants qui ont aussi d'autres projets d'innovation sont en concur-
rence pour les budgets et s'expriment parfois avec force, et ce
même face a un PDG propriétaire, comme nous l'avons observe
dans un cas (voir le cas Barton dans [Romelaer, 1994]). Toute
innovation comporte des risques d'échec, et le droit a I'erreur
n'existe pas forcément, même pour les cadres dirigeants. Ceci n'a
pas nécessairement pour consequence de freiner l'ardeur a
I'innovation. Dans une autre observation (cas Cherne dans
[Romelaer, 1994]), le PDG a consacré pendant six ans I'essentiel
de son autofinancement, et avec des succès pendant Iongtemps
très faibles, a une innovation dans un domaine complètement
different des activités habituelles de I'entreprise.
L'innovation n'est que I'un des objectifs possibles de l'entre-
prise. Elle peut donc entrer en conflit avec les autres objectifs, qui
El CONTRAINTES DE GESTION 75

deviennent alors pour elle des contraintes: un PDG qui veut


insuffler un dynamisme au développement international de son
entreprise peut decider de ne pas s'engager dans une innovation
essentiellement Iiée au contexte national, même Si elle est plus
rentable que les projets a I'international, avec pour principale
motivation de maintenir la clarté et Ia coherence de son message
aux cadres dirigeants et aux autres membres de l'organisation.
De façon proche, le souci de maintenir une coherence
d'ensemble de l'organisation et de Ia strategic [voirReger et
Huff, 1993], et le souci de ne pas déstabiliser l'entreprise plus
qu'elle ne peut le supporter peuvent conduire un dirigeant a
rejeter une idée d'innovation pourtant intéressante par ailleurs, et
done constituer une contrainte. Ii s'agit bien entendu en partie
d'une contrainte que le dirigeant s'impose a lui-même. Mais
l'arbitrage est loin d'être simple entre les deux développements
incertains que constituent d'une part Ic projet d'innovation, et
d'autre part la déstabilisation partielle de l'organisation ou de Ia
stratégie.
Une autre contrainte peut limiter Ia marge de manceuvre du
dirigeant: avoir une innovation dont le développement exige Ia
collaboration de departements qui ont des difficultés importantes
de comprehension mutuelle, ou dont les patrons sont en mauvais
termes. Le cas premier décrit par Gouesmel [1996] est a certaines
de ses phases proche de cette situation. Des moyens de gestion
existent pour lever cette contrainte : laisser le chef de projet
cliercher des concours a l'extérieur de l'entreprise. C'est ce que
fait le PDG dans le cas de I'entreprise Barton précitde, non sans
consequences bien entendu sur Ia qualité des relations entre les
cadres dirigeants.
L'inertie organisationnelle est souvent citée comme une
contrainte de gestion: ii faut tenir compte des resistances au
changement, et certaines organisations sont particulièrement
rétives, même au niveau des dirigeants. Dans le domaine des
innovations stratégiques, Rumelt [1995] cite ainsi plus de vingt
sources d'inertie qui seraient communes dans les entreprises. Le
traitement des resistances au changement dans les recherches en
gestion a tendance actuellement a être effectud sur des bases
76 LE SENS DE L'INNOVATION

Ia comprehension du fonctionnenient des entreprises


par Ia méthode des systèmes d'action concrets permet de mieux
les prévoir, et permet aussi de constater que les forces qui
freinent l'innovation sont les mêmes que celles qui poussent au
changenient ou empêchent Ia stabilisation des innovations. Une
autre voie de recherche privilegiée est celle de l'apprentissage
organisationnel et de l'entreprise apprenante. Pennings et
Harianto [1992] montrent par exemple que l'adoption d'une
innovation par une banque est d'autant plus probable que Ia
banque a connu beaucoup d'innovations au cours des années
précédentes. Dans une entreprise qui a désappris a innover, ii
peut pour un dirigeant falloir avancer pendant trois ans au milieu
des déconvenues pour amener son organisation a devenir plus
innovante.
Pour conclure, nous avons décrit dans ce paragraphe un grand
nombre de raisons empiriquement fondées qui nous permettent
d'affirmer que les cadres dirigeants, et même les PDG, ne sont
pas libres de contraintes lorsqu'ils veulent (ou ne veulent pas)
développer une innovation.
Cette étape est nécessaire dans Ia mesure le mythe du
décideur unique, du dirigeant qui a toutes possibilités d'action est
encore ancré explicitement ou implicitement dans les esprits.
Allison [1971] a montré, ii y a longtemps, que cette vision est
profondément erronée. D'une certaine facon, nous venons de
verifier Ia validité de l'affirmation d'Allison dans le contexte de
l'innovation.
II n'est peut-etre pas inutile de rappeler que notre objectif
n'est pas ici de prouver que <<Ia gestion est une entrave a
l'innovation>>: cette assertion est fausse, et l'affirmation
opposCe est également fausse. D'ailleurs, certaines des
contraintes de gestion identifiées plus haut poussent les din-
geants vers plus d'innovation. Ce qui peut être prouvé en
revanche, et qui n 'est pas trivial, c'est que les regulanites da fonc-
tionnement reel des entreprises induisent des contraintes prévi-
sibles sur Ia Jiberté d'action des cadres dinigeants dans Je
domaine de l'innovation.
INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTtON 77

INNOVATION, CONTRAINTES DE GESTION


ET TYPES D'ORGANISATION

Nous identifierons dans le present paragraphe les contraintes


de gestion qui peuvent peser sur l'innovation ou en infléchir le
cours a cause des caractéristiques de fonctionnement propres au
type d'organisation dans lequel elle prend place.
Le theme central que nous développerons est le suivant:
chaque type de structure a des effets spécifiques sur l'innovation.
Le lien entre l'intensité de l'innovation, les types d'innovation
développés et Ia structure n'est ni absolu ni mécaniste: les din-
geants conservent une marge de manceuvre, mais ii est un fait que
certains types et certaines intensités d'innovation sont plus
naturels que d'autres pour une structure donnée. Pousser dans Ia
direction d'innovations qui ne sont pas en phase avec la structure
de l'organisation, ou avec des méthodes de gestion qui ne
tiennent pas compte de Ia structure demande aux dinigeants une
dépense de temps et d'energie supplérnentaire: ii faut plus
d'efforts pour expliquer, convaincre et piloter une innovation
quand elle n'est pas considérée comme allant de soi dans I'orga-
nisation, et de même quand les systemes de gestion en place
constituent plus des freins que des soutiens naturels a l'inno-
vation. Or le temps est Ia ressource principale du dirigeant, et
donc les innovations qui ne sont pas en phase avec Ia structure
sont moms probables. En d'autres termes, un dinigeant, un
manager ou un autre acteur qui a une idée d'innovation doit tenir
compte de Ia structure : cette prise en compte peut le conduire a
estimer que son projet n'est pas viable ou a ajuster son mode de
gestion. Faute de la prise en compte de ces contraintes de gestion,
l'acteur de l'innovation devra payer le pnx sous forme d'une
quantité accrue de besoins de coordination et de risques d'échec.
D'un autre côté, les innovations qui ne sont pas en phase avec
Ia structure ne sont pas pour autant impossibles, et leur develop-
pement effectif, mêrne s' ii est percius de difficultés, peut amorcer
une evolution de Ia structure.
Pour nous maintenir dans un volume raisonnable, nous
axerons notre propos sur Ia théorie des organisations de
78 LE SENS DE L'INNOVATiON

Mintzberg [1979] et, dans ce cadre, nous traiteront uniquement


des structures fondées sur les connaissances.
La présente contribution étant destinde a des lecteurs qui ne
sont pas nécessairement gestionnaires, nous plaçons dans
l'encadré ci-après Ia definition des principales caractéristiques
des organisations que l'on peut qualifier de structures fondées sur
les connaissances. L'innovation y présente des spécificités
marquees. L'exposé que nous en ferons est representatif de situa-
tions generiques'°.
En premier lieu, les idées d'innovation peuvent en principe
surgir chez chaque professionnel a chaque moment de l'activité
professionnelle. Nous commencerons par cette situation, bien
que les idées viennent apparemment plus souvent des étoiles
(voir encadré p. 80) et de Ia hierarchic, et qu'elles soient moms
souvent des idCes individuelies que des idées miIries dans Ic
réseau des contacts informels entre professionnels. Ces deux
phénomènes proviennent d'ailleurs de Ia rnême source: les
étoiles et les membres de Ia hiérarchie dans l'organisation sont
ceux qui ont le plus de contacts, dans l'entreprise comme a
I' extérieur.

La structure fondée sur les connaissances:


definition et principales caractéristiques

Definition et exemples

Une organisation est une structure fondCe sur les connaissances (1) si
l'ense,nble de ses activités est assez stable, et (2) si le travail qui est sa raison
d'être est nCcessairement accompli par des personnels de haute qualification
peu susceptibles d'être coordonnés et contrôlés essentiellement par Ia
hierarchic des procedures, des objectifs ou de l'ajustement mutuel. Ce type de
configuration se rencontre fréquemment dans certains cabinets de conseil,
dans les hôpitaux et cliniques, des universitCs, des cabinets d'architecture, etc.

10. Le lecteur intCressé par des résultats specifiques pouna par exemple consulter
l'article de Child el a!. [1990] dans lequel les auteurs décrivent des processus d'inno-
vation dans des hOpitaux de huit pays.
INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 79

Les opérateurs de base sont les consultants, les médecins, les enseignants, les
architectes, etc. Les restaurants de grande cuisine et Ia Comedic française
sont également des organisations de cc type. Les banques ont notablement
évoluC au cours des vingt dernières années vers Ia forme de structure fondée
sur les connaissances (mêrne si elles conservent de nombreuses caractéris-
tiques de Ia structure mécaniste qu'elles avaient initialement).

Configuration structurelle

Comme les professionnels qualifies sont un personnel cher qui en gCnCral


s'intCresse pee aux aspects les plus simples de son travail, ces organisations
comportent en gCnéral un effectif assez nombreux dans les fonctions de
support logistique, personnels qui prennent en charge Ia partie Ia plus simple
et en gCnCral Ia plus programmable du travail (assistants et secrétaires, infir-
miers, dessinateurs, etc.).
Par nature, dans ces types d'organisations, ii n'existe pas de département de
technostructure qui standardise Ic comportement professionnel des opéra-
teurs de base. La technostructure comporte des unites qui standardisent des
tâches de gestion administrative et logistique: comptabilitC, occupation des
salles d'enseignement et des blocs opératoires, etc.
Les structures fondCes sur les connaissances comportent souvent des
commissions Ct comités permanents qui partagent une partie du travail de
direction gCnCrale. Dans les hôpitaux, leur activitC concerne entre autres Ia
politique médicale d'établissement, l'informatisation, les conditions de vie
et d'accueil des malades. Ces commissions siègent pCriodiquement, et
regroupent des personnels des diffCrents dCpartements. La direction
génCrale et l'ensemhle de ces commissions forment souvent une arène poli-
tique complexe. voire contlictuelle. Les decisions stratCgiques sont notoi-
rement difficiles dans les structures fondCes sur les connaissances.
La partie de l'entreprise qui effectue Ic travail opCrationnel est frequemment
scindCe en plusieurs départements en fonction des types d'expertise mobi-
lisCs ct/au des types de clientele: chirurgie thoracique, pediatric, néphro-
logic, etc.

Les forces qui s 'exercent sur le professionnel

Le professionnel est piloté de façon indirecte par son organisation : même si


Ia standardisation des rCsultats peut en partie Ctre utilisCe (nombre de clients
et de prospects vus pendant une durée donnée. nombre de contrats conclus,
chiffre d'affaires rCalisé, durée au travail), Ic professionnel reste appa-
remment très libre de ses choix d'action Iorsqu'iI est en Situation profession-
nelle (Ic consultant avec un client, Ic mCdecin avec un patient).
80 LE SENS I)E L'INNOVATION

Le professionnel n'en est pas moms indirectement piloté par au moms cinq
mécanismes, le premier éiant sans doute de loin le plus puissant: (I) le
maintien et le développement de sa reputation professionnelle*, (2) Ia
culture du milieu professionnel auquel ii appartient, (3) les limites mises a
l'environnement immédiat de son activité professionneile par les procedures
et les moyens de l'entreprise (espace et Cquipement, procedures comptables
et logistiques, possibilitCs de participation a des manifestations profession-
nelles externes, etc.). Le professionnel est également partiellement
d&erminC par (4) Ia formation initiale ci les formations continues qu'il ou
die a suivies, et (5) par les instances de regulation de Ia profession. Ce n'est
nullement un hasard si les professions exercées par les opCrateurs des struc-
tures fondCes sur les connaissances sont souvent des professions dans
lesquelles ii existe une accreditation officielle et un ordre professionnel.

Les éro i/es

Les opCrationnels ont entre eux non seulenient des savoirs partagCs mais
aussi des valeurs partagCes, ci leurs relaiions inlerpersonnelles soot souveni
empremntes de collCgialitC et en partie d'Cgalitarisme. Néanmoins, et de
façon constante, certains des professionnels de l'entreprise soot plus Cgaux
que les autres. On peut les qualifier d'Ctoiles dans leur domaine profes-
sionnel, voire de stars. Une étoile est une personne qui a dans son domaine
une reputation professionnelie marquee, au moms en interne et souvent
aussi a l'extérieur de l'organisation. Une étoile est souvent aussi une
personne qui écrit dans les revues professiormelles, qui fait des cornmunica-
lions dans des congrès et colloques, et/ou qui joue on role dans les instances
et les organisations professionnelles.
II est nécessaire de traiLer des étoiles avec un certain niveau de detail compte
tenu du role important qu'elles jouent dans l'organisation en general et dans
l'innovation en particulier. D'abord Ia difficuitC de Ia tâche d'un chef de
département n'est pas Ia mêrne scion qu'il est une Ctoile ou paS, scion qu'il
existe ou pas une ou piusieurs Ctoiies dans son département, selon Ia qualité
des relations qu'il a avec les étoiles de son departement et de son entreprise.
Les Ctoiles participent plus que les autres aux commissions permanentes ci,
qu'elles y participent ou pas, dIes sont plus souvent consultées de façon
informelle par Ia direction génCrale et les membres des commissions.
* Ce maintien el cc developpement passeni par les jugetnenis que peuvent avoir ses pairs sur son
activité professionnelle inimédiate ci sur ses connaissances, par des demonstrations tiagrantes de
competence ou d'incompéience (tonic conversation professionneile ci tout acie professionnel
présentent en cc sens des risques ci des opportunites). par Ia rCalisation visible d'actions difticiles
et de premieres par l'associauon avec des personnes qui soul des étoiles dans Ic domaine (de
prCfCrence des étoiles de premiere grandeur), par Ic fait quil suive iou encore mieux qu'iI enseigne
dans) des formations continues destinées a des professionnels de sa spécialite. Ce maintien cst
également assure par Ia presence dans des associations professionnelks (avec si possible des
responsabilités), Ia participation des colloques ci des congrès (de prCfCrence comme intervenant).
Ia redaction d'ouvrages ou d'articles de recherche.
INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 8!

Si un professionnel a une idée d'innovation et que sa mise en


pratique peut être effectuée par lui-même sur ses forces propres,
alors Ia possibilité effective qu'il y procède depend de plusleurs
facteurs:
— le caractère plus ou moms acceptable de l'innovation pour

la culture et les valeurs professionnelles qui ont cours dans


l'entreprise et dans le milieu professionnel. Ce caractère est parti-
culièrement important lorsque I'activitd comporte des risques ou
des normes publiques (en médecine, en comptabilité, en archi-
tecture, en ingénierie)
— Ia durée nécessaire pour Ia mise au point de l'innovation, et Ia

flexibilité des mécanismes de repartition du travail dans le dépar-


tement (ces facteurs conditionnent l'acceptabilité par Ia hiérarchie);
— Ia consommation de ressources de l'organisation néces-

saires pour l'innovation;


— l'interaction entre l'innovation et les domaines d'attribution

de Ia direction generale et des commissions permanentes.


Dans les deux cas ci-dessus, Ia decision passera par une négo-
ciation explicite ou implicite avec ces structures, souvent avec Ia
mediation et l'appui nécessaires de la hiérarchie et d'étoiles
professionnelles.
Les possibilités effectives du développement de I'innovation
dépendront egalement:
— de l'incidence de I'innovation sur le travail des autres
personnes dans l'entreprise, en particulier celles qui assurent les
fonctions de support logistique;
— de l'attitude de Ia hiérarchie du département vis-à-vis des

innovations en general, et en particulier des innovations déve-


loppées par les subordonnés.
L'exemple d'un médecin qui a découvert I'hygiene au siècle
est resté célèbre : ii avait établi, d'abord par des remarques intui-
tives puis par des observations systématiques, que Ia mortalité
des femmes en couches pouvait passer de un tiers a quelques
pour-cent s'il se lavait les mains entre deux accouchements. Mais
quand ii a cherché a étendre cette pratique dans le service, ii s'est
violemment heurté a son chef de service, et ce dernier a fini par
obtenir son licenciement.
82 LE SENS DE L'INNOVATION

La conduite de l'innovation est très diffdrente (1) si elle


touche potentiellement plusieurs départernents ou (2) si elle
requiert des compétences techniques dont le professionnel ne
dispose pas, par exemple en electronique médicale pour l'inno-
vation hospitalière, en informatique et programmation a objets
pour les bases de connaissances des consultants.
Dans le premier cas (et également dans le second si les
compdtences nécessaires sont disponibles en inteme), I'inno-
vation impliquera des négociations au moms informelles, voire
l'entrée de l'innovation dans l'arène politique composée de Ia
direction géndrale, des commissions, des chefs de départernent et
des étoiles.
Des acteurs extdrieurs a I'entreprise jouent fréquemment un
role important dans le développement de l'innovation. D'abord,
pane biais de prêt de materiel ou d'expertise par des fournisseurs
d'équipement qui cherchent a maintenirde bonnes relations et/ou
a se constituer des références. Ensuite et surtout, parce que les
iddes pour des innovations locales peuvent provenir de proposi-
tions des fournisseurs d'équipement, et très notablement des
autres entreprises du secteur (celles qui dans un domaine sont
connues pour leur capacité innovatrice, souvent celles dans
lesquelles se trouvent des étoiles) ainsi que dans Ia comniunauté
professionnelle, oct les idées circulent:
— de façon formelle par les journaux professionnels et Ia

formation;
— de façon formelle et informelle par les congrès;

— de facon informelle par les contacts directs entre profes-

sionnels.
Ainsi Kreiner eta!. [1993] ont-ils constaté que les chercheurs
en biotechnologie échangent de très nombreuses informations de
facon informelle, et qu'il y a même échange d'informations confi-
dentielles entre chercheurs d'entreprises concurrentes (bien au-
deja de de type espionnage scientifique et industriel).
Les éléments qui précèdent sur les caractéristiques de l'inno-
vation dans les structures fondées sur les connaissances nous
permettent d'identifier des contraintes de gestion pour les diffd-
rents acteurs:
INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 83

— le professionnel isolé qui a une idée d'innovation et qui veut


Ia voir étendue dans I'entreprise devra de préférence conimencer
par obtenir le soutien informel d'étoiles (et/ou de Ia hiérarchie),
dans son entreprise ou en dehors. Le professionnel isolé peut être
ddcourage d'innover Si les étoiles (et Ia hiérarchie, et les spécia-
listes dont le concours est nécessaire) brident les innovations
venant de subordonnés ou s'en attribuent le mérite. La hiérarchie
peut en particulier avoir tendance a vouloir maintenir son statut
d'étoile locale en empêchant le développement des talents. Cette
tendance contraire a l'innovation peut être majoritaire si le groupe
des professionnels de l'entreprise a laissé se degrader son porte-
feuille de compétences: le professionnel talentueux et innovant
recruté dans I'entreprise risque de se trouver bien seul, sauf s'il a
des appuis solides dans Ia communauté professionnelle;
— les étoiles sont, dans certaines structures fondées sur les

connaissances, fortement incitées a innover: Ic maintien de leur


reputation comme étoile en depend. Mais dans d'autres cas, Ic
besoin de stabilité est susceptible de décourager I'innovation, et
le besoin d'uniformité du traitement des clients peut jouer le
même role.
Nous avons vu plus haut que certaines innovations doivent
passer par le forum complexe politise compose de Ia direction
générale, des commissions, des chefs de département et des
étoiles. Dans ce cas l'innovation prendra sa place au milieu de
l'ensemble souvent hétéroclite des problèmes, des solutions, des
preoccupations et des valeurs des centres de pouvoir et des
personnes d'influence. La facon dont I'innovation sera traitée
depend alors fortement de Ia composition de cet ensemble a
chaque moment l'organisation agit sur l'innovation. On est
typiquement dans une situation de garbage can, et ce n'est pas un
hasard si ce modèle décisionnel a été observe dans les univer-
sitesu.

LI. Le rnodèle du garbage can a ëtë présente par ses découvreurs dans Cohen eta!.
tI972]. II a egalement élé validé dans d'autres types d'organisation, par exemple Ic fonc-
tionnement d'un groupe de direction génerale [Laroche, 1991] et Ia gestion des camères
a I'international dans Ies groupes [Romelaer et I-Iuault, 1996]
84 SENS DE L'INNOVATION

L'observation de quelques cas suggère que plusieurs éléments


favorisent Ia convergence des actions dans ce type de situations:
— le montage patielit d'une coalition circonstancielle;

— une grande énergie consacrée a focaliser l'attention de


I'organisation sur le projet (si on pense disposer d'une coalition
gagnante);
— le découpage de l'innovation en étapes suffisamment petites

dans leur ampleur pour tie pas susciter d'opposition;


— l'injection du projet dans I'organisation a un moment

ceile-ci connaIt par ailleurs Wi changement important qui focalise


ailleurs les energies et I'attention;
— Ia presence d'une personne ou d'un petit groupe qui pousse

toujours dans Ia niême direction; l'efficacité est alors d'autant


plus forte que le pouvoir de ces personnes est important, mais Ia
constance sur une durée longue peut permettre a des acteurs de
niveau modeste de faire aboutir leur projet;
— la gestion en temps reel, avec une information de tous les

instants sur Ia composition et l'évolution des questions traitées


dans le forum politique de direction;
— l'action sur les conipétences et les representations collec-

ti yes.
Le dernier point mentionné ci-dessus est suggéré par quelques
observations'2: ii semble que, au sein d'un milieu globalement
erratique, les forces qui restent constantes conditionnent Ia
direction generale dans laquelle l'organisation s'engage sur
moyenne et longue durées. Les deux travaux auxquels nous
faisons référence dans Ia note appellent ces forces la << culture >>.
II nous semble qu'il faut plutôt y mettre tous les é]éments qui
dans I'entreprise impliquent une coherence collective, soit de
l'ensemble de l'entreprise, soit des professionnels, soit niême
d'un groupe de professionnels. D'un point de vue de direction
genérale, on peut en inférer l'efficacité probable de certaines
méthodes de gestion adaptées:

12. Voir March Ct Romelaer [1976], Ct Laroche [1991].


Ir4NOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 85

1) des politiques de constitution d'une masse critique de


professionnels dans un micro-domaine,
2) des politiques d'incitation a l'innovation commençant par
des envois massifs, cohérents et poursuivis sur Ia durée dans des
formations ou des colloques ciblés en fonction de l'objectif,
3) des moyens qui encouragent le développement de cohé-
rences collectives et des réseaux, comme les <<foires a Ia
technologie >> de I'entreprise Bell et Howell, ainsi que Ia mobilité
interdépartements quand elle est possible, les groupes-projets et
les formations interdépartements'3.
Ces politiques n'ont des effets qu'à moyen et long termes, et
dies ne permettent que de gérer Ia <<pente naturelle>> selon
laquelle l'organisation sera amenée a innover, sans aucune
garantie sur une innovation particulière. Chaque innovation reste
soumise aux processus locaux, aux possibilités offertes par les
contacts existant avec Ia communauté professionnelle, et aux
jeux tactiques dans le forum politique de direction génerale. Mais
les limites sévères aux possibilités de contrôle a court terme des
actions sont inhérentes au fonctionnement des garbage cans.
Pour terminer sur l'innovation dans les structures fondées sur
les connaissances, signalons que si les innovations deviennent
nombreuses dans une organisation de ce type, alors La condition
de stabilité n'est plus remplie et I'organisation change progressi-
vement de configuration. Elle évolue vers Ia Structure adhocra-
tique.
Nous avons traité ci-dessus des spécificités de l'innovation et
des contraintes de geStion qui en résultent dans les structures
fondées sur les connaissancest4. Les contraintes de gestion qui

13. Sur ces points, voir Fellowes et Frey [19881 et de Montmorillon ef al. [1997].
14. On remarque au passage que, contrairement a ce qu'affirment certains cher-
cheurs [Friedberg, 1993], l'analyse en termes de type d'organisation ne consiste pas a
imposer un cal-can rëducteur et a ranger les organisations dans des boItes '>. Cette
analyse de comprendre hi diversité des organisations d' un méme type, de salsir les
conditions de a dynamique de I'organisation, et Ia nature des forces auxquelles un acteur
individuel sera soumis quand U cherchera a développer son action (par exemple dans le
cadre d'une innovation).
86 LE SENS DE L'INNOVATION

influencent l'innovation sont notablement diffdrentes dans les


autres types d'organisation'5.

INNOVATION ET CONTRAINTES VENANT DES SYSTEMES FORMELS


DE GESTION

L'anaiyse en ternies de types d'organisation est incomplete


car elle est trop globale. Une analyse organisationnelle des
contraintes de gestion doit egalement traiter des éléments de
l'organisation, parmi lesquels on trouve les systèmes formels de
gestion 16•
On appelle système formel de gestion (ou système régulé)
tout système de gestion régi par des regles formelles précises. II
existe des systèmes régulés de production, de decision, d'infor-
mation et de contrôle. Comme exemples, on peut citer l'ordon-
nancement des OF (ordres de fabrication) dans les ateliers, Ia
comptabilité analytique, les dossiers formatés de demandes de
budgets d'investissements, et les logiciels de gestion commer-
ciale.
Chacun de ces élénieñts peut inclure des parties extérieures a
I'organisation : les sous-traitants reliCs par EDT, les relations
externes des groupes-projets, les milieux professionnels
externes, etc.
Les systemes rCgulés induisent des contraintes sur l'inno-
vation par le fait même qu'ils sont rCgulés et spCcifient des
comportements (que l'innovation va peut-être vouloir changer),
parfois aussi parce qu'ils sont intCgrés et qu'une innovation qui a
besoin de modifier une de leurs parties risque de demander une
modification improbable de l'ensemble. Une innovation pourra
donc se développer d'autant plus facilement que les conditions
suivantes sont réunies:

15. Voir plus loin dans l'Annexe Ia mention de quelques autres types d'organisation.
16. Voii plus loin dans l'Annexe Ia mention de quelques autres élérnents d'organi-
sation.
INNOVATiON ET CONTRAINTES DE GESTION 87

— l'innovation est compatible avec le système regulé ou elle


n'en touche qu'une faible part sans mettre en cause l'articulation
de l'ensemble;
— l'innovation peut contourner le système regulé;

les systemes régules sont partiellement découplés de I'inno-


vation en general (ce qui peut être le produit du hasard ou étre
volontairement agencé).
Les systèmes régulés de production et d'information sont en
general assez rigides aujourd'hui. Leur modification ne peut en
général être effectuée que par les départements spécialisés
(méthodes, informatique, comptabilité, etc.). Dans certains cas,
des exceptions peuvent être négociées. Dans d'autres cas, ii
existe un système de gestion qui permet d'y apporter des
modifications: une grande banque peut ainsi avoir plus de cinq
mule projets informatiques chaque annde [Demeestere et Mottis,
1997], chacun d'entre eux dtant une modification de système
régule. Dans les meilleurs des cas Ic système qui permet des
modifications fonctionne avec une réelle participation d'opéra-
tionnels et de <<correspondants>> dans les différents
ments utilisateurs Celui qui pousse une innovation qui requiert
des modifications du système doit naturellement y introduire
formellement sa dernande et, sans doute avant et de manière
informelle, en examiner le caractère techniquement faisable et
socialement acceptable avec les personnes qu'iI peut mobiliser
dans le système Les operations de cette
nature sont couramment très consommatrices de temps et
d'energie, elles doivent être prises en compte par l'initiateur de
l'innovation dans La programmation de son action.
Certaines recherches font état de la nécessité d'adapter les
systèmes régulées aux innovations, au moms an moment de leur
lancement et dans les premiers temps de leur développement
[voir entre autres Bahrami et Evans, 1989]. Certains dispositifs
de gestion réalisent cette adaptation, en partiduhier Ia méthode
utilisée par I'entreprise 3M qui permet a toute personne ayant une
idée d'innovation de Ia presenter hors du cycle de decision
concernant les budgets d'investissement. De même on peut
mentionner les méthodes utilisées par les entreprises observées
88 LE SENS DE L'INNOVATION

parKanter [1989], qui meuent a part un volant de financement


spécifique gdré de façon souple pour les fonds de démarrage
d'innovations. Les systemes de suggestion sont des dispositifs du
même ordre, comme par exemple celui d'EDF qui a traité
environ cent cinquante projets par an dans les années 1991-1996
[Durieux, 1997].
D'autres recherches font, sans surprise, état de difficultés
provoquées par Ia distance entre les systenies régulés et les
besoins spécifiques des innovations. Certaines d'entre elles
mentionnent des méthodes de gestion qui permettent de réduire
ces contraintes:
— Doz et Pralahad [1987] mentionnent le fait que dans seize

entreprises qui ont innové en développant de facon marquee


I'internationalisation, les cadres dirigeants a I'origine de I'idée
ont dfl commencer par faire effectuer des <<etudes spéciales >
dans Ia mesure on les systèmes régulés en usage, conçus pour
d'autres strategies, ne donnaient pas les informations adequates
concernant le besoin d'internationaliser;
—Tyre [1989], étudiant I'innovation dans les dtablissenients
américains, alleniands et italiens d'un groupe de Ia métallurgie,
constate que 1' innovation est Ia plus performante en Allemagne,
pays dans lequel les techniciens des departements de méthodes
sont physiquement situés dans I'atelier, proches des operateurs et
des machines;
— dans un établissement industriel sur lequel j'ai des données,
une ouvrière a déclenché des reactions d'une grande hostilité en
se déplaçant de l'atelierjusqu'au departement Méthodes (situé en
dehors de I'atelier) pour émeure une suggestion de modification.
II n'est pas indifferent de mentionner que l'ouvrière en question
faisait partie d'un groupe semi-autonome de production, groupe
dans lequel elIe avait appris a discuter et a proposer.
Dans un autre registre concemant les systemes régules, une orga-
nisation peut être pilotée par standardisation des résultats, par
exemple sur Ia base d'objectifs de d'affaires établis au niveau
des unites, et progressivement decomposes jusqu'au niveau
d'objectifs individuels assignes a des commerciaux, ou encore sur Ia
base du respect de coüts standard. La determination des objectifs et
INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 89

leur mode de calcul ont uneinfluence profonde sur les types d'inno-
vations qui seront <<naturellement>> favorisées par les décideurs.
Des critères de rentabilité a court terme assortis d'une rotation rapide
des responsables encouragent les innovations qui assurent des
revenus rapides même si les consequences a moyen terme sont plus
discutables (c'est le successeur qui assumera les risques). Dans
l'analyse stratégique des innovations, us encouragent un écrémage
du marché [voir entre autres Noda et Bower, 1996]. Les effets des
systèmes régulés sur l'innovation peuvent être encore plus difficiles
a détecter: ainsi Fioleau et Mévellec [1995] soutiennent que Ia
méthode de comptabilisation des coüts directs utilisée dans Ia
majorité des entrepnses francaises coriditionne profondément les
types d'innovations dans lesquelles elles s'engagent.
Trois autres recherches concernant les systèmes régulés sont
intéressantes par les mécanismes peu intuitifs dont elks signalent
Ia possibilité.
Simons [1991] a étudié trente unites d'activité stratégique du
secteur de Ia pharmacie. LI signale que dans dix-neuf d'entre elles
ii existe un système de contrôle'7 utilisé de façon << interactive>>:
les données provenant de ce système de contrôle ne sont pas
utilisées de facon formelle pour évaluer Ia distance entre decision
ou prevision et réalisations. Elles sont au contraire utilisCes dans
des reunions de travail fréquentes de face-a-face aux divers
niveaux de Ia hiérarchie pour apprécier l'évolution de Ia
situation, recueillir et développer les suggestions de changement.
Un tel usage des systèmes de contrôle permet l'élaboration en
temps reel d'une stratégie émergente, et les idées d'innovation
peuvent être très bien accueillies dans ce cadre.
Van de Ven [1989], après l'étude de neuf gros projets d'inno-
vations qu'il a conduite avec son équipe, fait état d'un cercle
vicieux qui mérite certainement d'être mentionné: Si Ufl projet
n'attire pas Ia sympathie du département financier, ii aura de Ia

17. Simons qualitie de système de contrOle tout système régulé. Parmi les systèmes
qu'il étudie, on trouve le contrôle de gestion, I'audit, Ia planification stratëgique, les
méthodes de pilotage des projets, le système budgétaire, les méthodes de suivi des parts
de marché, les méthodes de planification du profit, les systèmes de veille, etc.
90 LE SENS DE L'INNOVATION

difficulté a obtenir les ressources nécessaires. En consequence ii


aura beaucoup plus de difficultés a se développer, et une proba-
bilité d'échec nettement plus forte. Et en cas d'échec les départe-
ments financiers pourront alors soutenirqu'ils onteu raison de ne
pas soutenir le projet, puisque son échec montre qu'il n'était pas
viable. us ajouteront qu'ils ne sont pour rien dans l'échec puisque
Ic projet a obtenu quelques ressources.
Gersick [1994] a étudié une PME de biotechnologie financée
par capital-risque qu'elle a suivie directement pendant quinze
mois (et sur laquelle elle a des données sur cinq ans). Elle montre
que les decisions de reorientation, très souvent Iiées a des inno-
vations, sont prises en general en fin ou a mi-parcours de l'année
comptable. II semble que cette entreprise poursuive chacun de
ses projets avec constance pendant des périodes de six mois, et
déclenche éventuellement un changement si les résultats sont
décevants OU si la situation a évolué. Ce comportement est
respecte de facon informelle, il ne s'agit pas d'une méthode de
gestion formalisée. II semble en revanche que cc comportement
soit piloté par un forternent lie a un
système de gestion sans être confondu avec liii. Une recherche
telle que celle de Gersick signale Ia possibilité de considérer les
systernes régulés comme des horloges organisationnelles >> qui
focalisent l'attention periodiquement sur des éléments spécifiés
du fonctionnernent de l'entreprise, des projets d'innovation et de
l'environnement, sans pour autant être des lits de Procuste qui
imposent des carcans ne pouvant que freiner l'innovation.
A propos des systemes régulés, mentionnons pour terminer que
les outils que leurs concepteurs appellent des <<logiciels de gestion
de projet> ne peuvent en aucun cas a eux seuls gérer les projets.
Comme l'indiquait Bernard Roy dans une prCcédente confé-
rence de its sont, au même litre que les autres instruments
d'aide ala decision, de bons instruments qui, avec d'autres, aident la
focalisation du dialogue, l'exploration des possibles, Ia révélation
des preferences et Ia convergence des efforts individuels vers un
projet collectif. Dc même Ic business p/un, considéré par certains
comme l'alpha et l'oméga de I' innovation, n'est en fait que I' une des
INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 91

nombreuses <<etapes du processus d'innovation>> dans les cas les


plus simples oii le processus d'innovation est linéaire.
En résumé, nous avons montré que les types d'organisation et
les systèmes regules ont une incidence profonde sur les innova-
tions. Its induisent des contraintes de gestion prévisibles, dont
nous avons donné de nombreux exemples. Ces contraintes ne
sont pas toutes des freins a l'innovation, et certaines d'entre elks
peuvent être contournées par les acteurs, ou être levees en ayant
recours a des méthodes de gestion.
Les analyses que nous avons présentées ne nous fournissent
pas I'ensemble des contraintes de gestion qui pèsent sur l'inno-
vation. Traiter en detail de chacune des autres exigerait un
volume qui excède nettement le cadre de ce qu'il est possib'e de
faire ici (une liste de contraintes de gestion non traitées par
manque de place est fournie en annexe). Tout en retenant le
caractère limité, nous développons dans le paragraphe suivant
quelques considerations sur I'utilité qu'ont parfois les contraintes
de gestion, au-delà naturellement des freins qu'elles constituent.

L'UTILrrE DES CONTRAINTES DE GESTION

D'un exposé long et détaillé sur les contraintes de gestion qui


pèsent sur l'innovation, le lecteur peut aisément ressortir
l'impression que les contraintes de gestion sont toujours une
gene et que l'innovation est toujours une bonne chose. Le
manager pressé et le consultant en quête d'outils de gestion
faciles a utiliser'8 peuvent être tentés d'utiliser ce texte en cher-
chant, ligne après ligne, les moyens permettant de réduire
chacune des contraintes de gestion identifiées ci-dessus. Une
telle attitude serait sans doute contre-productive, bien qu'elle soit
apparemment rationnelle puisque axée sur Ia recherche systéma-
tique des moyens permettant d'atteindre un objectif a l'aide de
données et de savoirs empiriquement validés.

18. Presque bus les managers sont presses et presque tous les consultants sont en
quCte d'outils de gestion fades a utiliser, dans une certaine rnesure...
92 LE SENS tiE L'INNOVATION

Les contraintes de gestion qui pesent sur l'innovation ne sont


pas seulement des genes. Elles sont aussi des moyens par lesquels
les actions individuelles conduites dans le cadre d'un processus
d'innovation peuvent converger vers une action collective
intégrée a l'entreprise. Et elles sont avant tout Ia manifestation de
I'autonomie de fonctionnement partielle de processus et de
systèmes autres que l'innovation. Or ces systèmes sont
importants: ii ne faut pas seulement que les produits nouveaux
soient développés, il faut aussi que les produits actuels soient
fabriqués et distribués de façon efficace, que les factures et les
impôts soient payés, que Ia qualite soit coritrôlée, etc. Supprimer
tous les éléments qui sont des contraintes pour l'innovation, c'est
entre autres:
— ne plus disposer de moyens pour transformer les initiatives

disparates en un produit intégré, ni de moyens qui permettent a


J'organisation d'avoir tine image assez fiabie du contexte, de
l'environnement, et de ses propres performances;
— modifier Ia position de l'entreprise dans l'industrie et dans

l'économie en diminuant Ia prévisibilité de l'organisation aux


yeux des partenaires externes, par exemple rendre plus difficiles
le jeu concurrentiel et les relations avec les banquiers et les
actionnaires;
— modifier Ia position externe et/ou interne du cadre dirigeant,
par exemple susciter des difficultés dans les relations qu'il peut
avoir avec ses amis et camarades de promotion, lui donner plus
de travail pour suivre une innovation pour éviter que ses rivaux
dans l'entreprise n'en profitent pour le déstabiliser;
— introduire un élément << décalé dans l'organisation ou dans
>>

le processus d'innovation, une <<dissonance organisationnelle>>


qui risque soit de donner beaucoup de travail pour Ia maintenir en
I'état, soit d'entraIner l'organisation dans un changement qui est
gagnant sur cette innovation mais perdant sur le reste.
Les contraintes de gestion ont donc une fonction importante
de coherence collective. En d'autres termes, engager une action
pour réduire une contrainte de gestion qul pèse stir l'innovation
est une decision qui doit être concue comme un arbitrage entre
quatre éléments: l'effet probable sur l'innovation, l'impact de
INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 93

l'action sur Ia contrainte de gestion, les ressources consommées


dans l'action, et l'effet qu'aurait un succès de l'action sur le reste
de I'entreprise.
Les systèmes formels sont souvent seulement présentds
comme des contraintes. De fait, ii semble qu'i!s puissent aussi
être utilisés pour le développement et Ia mise en coherence des
innovations, comme nous I'avons vu dans les travaux de Simons
[1991].
Par ailleurs, toute innovation n'est pas par principe une bonne
chose. Capon eta!. [1992] ont par exemple montré, sur leur échan-
tillon d'entreprises manufacturières américaines, que les
innovateurs>> sont les plus rentables. De facon plus intéressante, us
ont montré que les types d'innovation dependent des types de
stratégie: les << prospecteurs>> sont axes sur les innovations produit,
les <<défendeurs>> sur les innovations de procédé. Dans un autre
registre, Zirger et Maidique [1988] ont trouvé un exemple dans
lequel une entrepnse d'electronique de navigation maritime avait
réussi a effectuer une percée remarquable sur le marché en divisant
par dix Ic poids et l'encombrement de I'équipement a fonctionnalités
inchangées. La mêrne entreprise cependant avait connu ensuite un
échec cuisant avec une innovation qui divisait encore par trois le
poids et I'encombrement de l'équipement. Les clients avaient appa-
remment atteint un état de satisfaction sur ce critère, et étaient
beaucoup plus sensibles aux progrès de fonctionnalité et a la
simplicité d'utilisation et de maintenance. Ce qui est très simplement
dit id, c'est que le type d'innovation doit aussi être en phase avec la
stratdgie, les clients, l'intensité et Ia durée de l'effort de communi-
cation commerciale, qui sont d'autres contraintes de gestion que
nous n'avons pas exarninées ici.

CONCLUSION

De cette contribution sur Ia relation entre innovation et


contraintes de gestion, on peut retirer plusieurs idées-forces.
Elles formeront nos conclusions.
D'abord les cadres dirigeants comme les autres acteurs de
l'entreprise out dans le domaine de l'innovation a Ia fois des
contraintes de gestion et des possibilités d'expression et
94 LE SENS DE L'INNOVATION

d'influence. L'ampleur de ces possibilités et Ia nature de leurs


contributions dependent de Ia structure de l'organisation et du
type de processus d'innovation dans lequel us sont. Les versions
les plus modernes de processus d'innovation (modèle de
Burgel man, organisation en plateau, innovation emergente, orga-
nisation apprenante) paraissent aller dans le sens d'un renfor-
cement des possibilités d'expression de tous les acteurs de
l'innovation, quel que soit leur niveau hierarchique. Si tel est le
sens de l'évolution, alors ce mouvement devra s'accompagner
d'une quantité accrue de contraintes de gestion de façon a coor-
donner eta faire converger les actions et les efforts individuels en
une réalisation collective. La question de Ia relation entre inno-
vation et contraintes de gestion n'est donc pas celle de l'arbitrage
entre Ic pouvoir du sommet et Ic pouvoir de Ia base: ii faut les
deux. La question de Ia relation entre innovation et contraintes de
gestion n'est pas non plus celle de I'arbitrage entre plus de parti-
cipation ou plus de contraintes : là encore ii faut les deux.
La seconde conclusion qu'on peut tirer de cette étude est que
les contraintes de gestion qui pesent sur l'innovation ne doivent
pas être uniformément vues comme des freins. Selon les cas, les
contraintes accélèrent ou freinent l'innovation, en augmentent ou
en diminuent l'intensité, ou encore en moditient le cours.
En troisièrne lieu, les contraintes de gestion ne doivent pas
être recherchées seulement au niveau des instruments de gestion
formalisés: nombreuses sont les contraintes qui viennent de
comportements informels et d'influences indirectes. Certaines
sont consciemment percues par les acteurs, mais d'autres
peuvent influencer I'innovation sans que les acteurs s'en aper-
çoivent.
L'effet des contraintes de gestion sur I'innovation nous semble
pouvoir étre recherché de facon beaucoup plus productive au niveau
des entitds collectives qu'au niveau des acteurs individuels. Nous
avons traité ici des entités collectives que sont les organisations et Ies
systèmes formels de gestion. D'autres collectivités, non vues ici,
sont sans doute des lieux a partirdesquels une recherche utile pourra
être effectuée sur les contraintes pesant sur l'innovation (voir dans
l'annexe I'alinéa sur les systèmes vitaux).
INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 95

Les recherches en gestion nous permettent d'identifier et de


prévoir un bon nombre de contraintes de gestion qul pèsent sur
l'innovation, notamment au niveau des types d'organisation et
des types de processus d'innovation. Ces recherches s'accompa-
gnent de l'identification de mdthodes de gestion et de comporte-
ments qui permettent avec une bonne probabilité de lever en
partie les contraintes en question.
Mais les contraintes de gestion ne peuvent pas disparaItre.
D'abord parce qu'elles sont des moyens de convergence
d'actions individuelles vers des actions collectives. Ensuite parce
que, dans toute structure, chacun est entre autres et en partie une
contrainte pour les autres. Par exemple, ii existe une dépendance
du dirigeant par rapport:
— aux acteurs qui disposent d'informations et de compé-
tences;
aux mécanismes organisationnels qui doivent fonctionner
de façon regulière, et dont le seul but n'est pas la gestion de
l'innovation.
Le dirigeant doit donc rester réaliste dans son désir d'innover
sans contraintes, et les autres acteurs aussi bien entendu.
Nous en arrivons a remettre a leur juste place dans l'inno-
vation des acteurs estimables, souvent remarquables, maisjamais
seuls: l'entrepreneur innovant, le chef de projet, le dirigeant et
l'intrapreneur. Et nous remettons a leur juste place les instru-
ments formels de gestion comme le business plan ou les logiciels
de gestion de projet.
Si Ia production d'idées d'innovation résulte bien de Ia spon-
tanéité créatrice (qui existe au niveau des individus, et qui est
peut-être nécessairement portée par une collectivité innovante
interactive) et si Ia confrontation de variétés joue bien un role de
premier plan dans la génération des idées, alors encourager
I'innovation doit passer par des structures dans lesquelles, pour
un nombre important d'acteurs, les relations internes et les rela-
tions externes sont nombreuses et variées. Une telle evolution va
dans le sens de I'accroissement de Ia participation de tous les
acteurs au processus d'innovation, et notamment des acteurs qui
n'ont pas un niveau hierarchique important.
96 LE SENS DE L'INNOVATION

En somme, le pilotage de l'innovation se fait par l'organi-


sation et les processus, par les compétences et par les relations.
Pour les dirigeants, ii est pensable que les voies a explorer
tournent autour de ces quelques idées : gérer les competences,
gérer Ia structure et les processus de facon a augmenter le
brassage des personnes et des idées, puis leur combinaison, aban-
donner l'idée de piloter directement toute innovation spécifique
de facon ëtroite, et piloter aussi sur Ia durée et en moyenne en
créant des poles de compétences, en organisant le développement
et I'entretien de representations cognitives collectives (Ce que
d'aucuns appellent Ia culture). Par ces moyens l'innovation dans
l'entreprise reste en partie pilotable: Ia direction peut laisser se
développer Ia participation et l'initiative si dIe a quelque
contrôle sur les directions dans lesquelles les subordonnés exer-
ceront leur influence dans I'innovation.

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102 LE DE L'INNOVATION

Annexe

LES CONTRAINTES DE GESTION PESANT SUR L' INNOVATION


QUI NE SONT PAS TRAITEES Id

Certaines contraintes de gestion pesant sur I'innovation ne sont


pas traitdes ici parce qu'elles sont au moms en partie traitées
ailleurs
— relations externes du groupe projet et de l'entreprise
[Romelaer, 1994, 1999];
— roles de La hidrarchie, rOles des cadres dirigeants, rOles des

managers [Rornelaer, 1996]


— roles des chefs de projet et des responsables métiers
[Ancona et CaIdwell, 1992 ; Midler, 1996, 1998].
Les éléments qui suivent n'ont pas été traités soit par manque
de place, soit par manque de compétences ou d'informations
personnelles, bien que Ia plupart induisent des contraintes de
gestion non negligeables.
Les contraintes de gestion propres aux différents doniaines
fonctionnels comme le marketing, le contrOle de gestion, La
finance, Ia gestion de production, Ia stratégie, etc.
Les contraintes de gestion venant des structures juridiques, des
cadres juridiques nationaux et transnationaux.
Les contraintes de gestion spdcifiques venant des techno-
logies en gdnéral, et en particulier des technologies de l'infor-
mation, de Ia communication et du savoir: internet, intranet,
automatisation partielle des tests marketing, reporting infor-
matisd, langages normés de description du reel, formalisation des
savoirs pratiques, automatisation des tests de molecules en
recherche pharmaceutique, etc.
Les contraintes de gestion venant des aspects propres a Ia
gestion de Ia R & D.
Les contraintes de gestion provenant de l'existence de partena-
riats, de relations de sous-traitance, de joint-ventures et de réseaux.
D'une part, le fonctionnement de l'entreprise s'inscrit de plus en
plus souvent dans un tel cadre élargi, et, d'autre part, il est de plus en
ANNEXE 103

plus frequent que le travail effectud pour le développement d'une


innovation soit divisé et coordonné entre plusieurs entitdsjuridiques
distinctes.
La formation des chefs de projet, aussi bien par des séminaires
que par Ia gestion du développement professionnel sur plusieurs
années.
Les effets du <<mode d'existence des outils de gestion>> sur
1' innovation. Ce mode d'existence est traité par Moisdon [1997].
On trouvera dans Romelaer [1 997b] de nombreux résultats de
recherches en gestion qu'il convient d'y ajouter.
Les contraintes de gestion qu'on peut identifier dans les contribu-
tions de I'ouvrage de Foray et Mairesse [1999] sur I'innovation.
Les contraintes de gestion qui pesent sur le transfert de tech-
nologies et de compétences dans I'entreprise [voir par exemple
Galbraith, 1990].
Les contraintes de gestion venant des cartes mentales des
membres de I'organisation (voir par exemple Lorton [1991] sur
les dirigeants de PME).
Les contraintes de gestion qui viennent de Ia culture et des
valeurs de l'organisation (ou des cultures et des valeurs qui y
coexistent).
Les spécificites qu'ont les contraintes de gestion dans le cas des
innovations radicales, des innovations marginales, et de l'adoption
par I'entreprise d' innovations élaborées par des acteurs extérieurs.
Les contraintes de gestion qui pèsent sur les actions des cadres
dirigeants, et qui viennent du recours aux subordonnés.
Les contraintes de gestion qui pèsent sur I'action de tous les
membres de l'organisation qUi ne sont pas des cadres dirigeants.
recherches comme celles de Dougherty et Hardy [1996]
montrent que ceux qui souhaitent innover dans des grandes entre-
prises de secteurs stables ont d'énormes difficultés. Et Alter
[1999] montre comment Ia structure formelle permet néanmoins
le développernent d' innovations semi-clandestines, que néan-
moms elle canalise et récupère.
Les contraintes de gestion qui existent dans les autres types de
structures que celles dont nous avons traité 19
104 LE SENS DE L'INNOVATION

Les contraintes de gestion venant des <<systèmes vitaux >> de


l'organisation autres que les systèmes formels de gestion dont
nous avons traité: le système hiérarchique, les relations non
hiérarchiques20, les groupes de projets et groupes de domaines21,
les systemes d'action concrets au sens de Crozier et Friedberg
[1977], les systèmes d'action au sens de Romelaer [1998b], les
relations informelles entre personnes, les groupes informels, le
système de pouvoir et les processus de decision ad hoc.
Les contraintes de gestion qui viennent de l'organisation réelle
des processus d'innovation: innovation séquentielle ou bouillon-
nante, contraintes de coordination, de contexte, de cadrage, de (re)-
definition du projet, de competence.
Les contraintes de gestion qui influencent l'appantion des idées
d'innovation. Les idées ne viennent pas totalement au hasard: leur
nature et leur nombre sont aussi influences par le cadre organisa-
tionnel22.
Et sans doute bien d'autres...

19. Nous avons traité de Ia structure fondée sur les connaissances. Mintzberg [1979]
identifie quatre autres types de structures les structures sirnples. les adhocraties de projets et
adhocraties opérationnelles, les structures mécanistes et les structures divisionnalis&s de
grande taille dont le pilotage est par une batterie de ratios souvent ci a court
rerme. Nous avons par ailleurs identifié cinq autres types de structures divisionnalisées de
grande taille [Romelaer, 19961 el des structures fond&s sur les qui peuvent étre de
petite taille (les départements Verites par exemple). Nous ne traiterons pas non plus de I'entre-
prise apprenante ou de l'entreprise innovante de Leonard-Barton [1995] et de Nonaka et
Takeushi [1995].
20. Les relations non hiérarchiques soft entre autres celles qui existent enire les
fonctionnels et les opérationnels. entre certains chefs de projet et les détenteurs des
ressources qu'ils souhaitent mobiliser, enire les m&anismes de liaison de Galbraith et les
entités qu'ils contiibuent a coordonner.
21. Les groupes de projet sont des groupes temporaires dont les meinbres sont a plein
temps ou a temps partiel : leur objet peut étre le développernent dune innovation produit,
l'implantation d'un logiciel, une Construction iminobiliere, Ia conduite d'une OPA ou I' inté-
gration organisationnelle apres une fusion. Les groupes de domaines oft une existence ofli-
cielle et permanente (jusqu'au prochain changement d'organisation). une composition et
une mission semi-stables, et un fonctionnement a temps pailiel, souvent sous foiine de
reunions périodiques. Parmi eux on trouve les comitCs permanents charges de l'infojmati-
sation, de l'actualisation des definitions de postes ou de Ia gestion des carrières, Ia
commission d'investissement, Ic comitC directeur, Ia commission de planification conjointe
de Ia production ci des ventes, les commissions qualite, les groupes de travail sur Ia gestion
des produits dans les organisations regroupés sur une base geographique.
22. L'infIuence sur I'innovation des six dernières contraintes de gestion mentionnees
est en partie analysee dans Ronielaer [I 998d].
4

Sur l'innovation
Danièle Linhart

La question de l'innovation dans le travail est une question


piège par bien des aspects. En tout cas, on peut dire qu'elle piège
Ia communauté des spécialistes du travail depuis le debut des
années quatre-vingt, dressant deux camps l'un contre l'autre.
D'un côté, en effet, on trouve ceux qui affirment que des trans-
formations radicales affectent le travail et qu'on sort d'un type de
logique pour aborder une ère nouvelle avec I'émergence forte
d'autonomie, d'implication des salaries dans leur travail; de
l'autre côté, ceux qui dénient l'existence de ruptures véritables et
ne voient qu'une radicalisation des logiques a l'ceuvre dans le
passé.
Dans une perspective, les innovations introduites seraient
suffisamment importantes, feraient suffisamment corps ensem-
ble pour créer de nouvelles cohérences et dessineralent un
nouveau modèle d'organisation du travail et de l'entreprise. Dans
l'autre, les innovations ne seraient que des renforcements ou des
modes d'adaptation du modèle antérieur, structure par les
logiques taytoriennes. Elles ne seraient pas vraiment des innova-
tions mais des changements lies a Ia nécessité d'adapter le
modèle pour qu'iI perdure dans ses principes et sa logique.
La difficulté vient de ce qu'une même innovation peut servir
plusleurs objectifs, se parer de différentes legitimités; les effets
qu'elle produit peuvent, de plus, être de différentes natures selon
les logiques avec lesquelles elle voisine.
Une innovation qui se diffuse et se généralise a une période
donnée devrait s'analyser au regard des objectifs qui président a
106 LE SENS DE L'INNOVATION

son invention et son apparition, lesquelles peuvent appartenir a


une période différente, dans un contexte lui aussi fort different.
Avant sa diffusion, une innovation se concoit, notamment en
reaction a un probleme, pour dépasser des contraintes, des
obstacles dans Ia rCalisation d'une action, d'un projet, d'une
activité.
Repérer les fondements d'une innovation qui, a une période
donnée, envahit Ia scene implique donc de reconstituer son
histoire et d'analyser les conditions dans lesquelles elle est
apparue. Des pratiques innovantes présentées et percues comme
des réponses a un type de contraintes et d'objectifs pourraient
bien avoir été engagées a leur debut pour répondre a d'autres
contraintes et objectifs. Ce qui powTait expliquer entre autres
leurs effets multiples difficiles a interpreter, et les positions
contrastées des chercheurs a leur égard.
II arrive en effet souvent que des innovations s'imposent au
cours d'une période donnée, suffisamment éloignee de celle oü
elle apparaIt a ses debuts pour que l'on oublie les raisons qui ont
prevalu a son emergence et que I'on Soit réceptif a des argumen-
tations destinées a Ia légitimer qui puisent a d'autres rationalités.
D'ailleurs ces autres rationalités peuvent entrer alors en action et
se substituer aux anciennes (si les objectifs ont éte atteints) ou
intervenir en complement.
Cela nous incite a penser que les innovations ne poursuivent
pas des objectifs unilatéraux mais peuvent servir plusieurs
objectifs. Les innovations sont alors multivalentes. Les innova-
tions qui balaient le monde du travail dans la période actuelle me
semblent particulièrement illustrer cet aspect. Introduites a
certaines fins dans un contexte donné, elks trouvent leur
apothéose plus tard avec des arguments et des objectifs d'une
autre nature.
La question est alors de savoir si ces différents objectifs
presents ensemble, et que l'innovation sert, sont compatibles et
s'ils peuvent coexister sans entraIner trop de contradictions.
SUR L'INNOVATION 107

LA FORCE TRANQUILLE DE L'INDIVIDUALISATION

Dans cette contribution je m'efforcerai d'apporter des


éléments de réponse en prenant l'exemple de ce qui me semble
marquer notre époque d'une façon decisive et déterminante, a
savoir l'individualisation des situations de travail et du traitement
des salaries.
Cette individualisation s'inscrit dans un cadre general d'effi-
lochement des grandes categories collectives structurant le
monde du travail éclatement et diversification des formes
d'emploi, des temps de travail, des horaires, des rémunérations,
evolution de Ia ndgociation collective qui se deporte du plan
national et interprofessionnel vers l'entreprise. Mais elle en est
un aspect bien particulier qui transforme le rapport de chacun a
son entreprise, a sa hiérarchie, a ses collegues, a son travail
comme Ic vécu de cc travail. Nous sommes avec Ia montée de
l'individualisation face a une innovation majeure dont l'impact
puissant ne cesse de s'imposer sous de multiples formes.

Une nouvelle nécessité


Depuis les années quatre-vingt-dix on presente ce phénomène
comme concomitant d'une série de transformations qui l'expli-
que et le justifie. Une concurrence exacerbée, désormais appré-
hendée a travers les notions de mondialisation, et de globalisation
créant un état de quasi-guerre économique, s'impose aux
entreprises; les armes en sont Ia qualité, Ia variété, Ia réactivitd,
Ia rapidité, la capacité d'adaptation. La déclinaison de ces
exigences qui frappent les entreprises se fait << naturellement>> le
long des lignes hierarchiquesjusque vers les postes de travail les
plus subalternes. On demandera aux salaries, quels que soient
leur statut, leur poste et leurs responsabilités, d'être les relais effi-
caces des nouvelles politiques déployées dans Ic cadre de cette
concurrence sans merci.
Le recours a des technologies informatiques de plus en plus
sophistiquees influe, lui aussi, a sa manière, sur Ia nature du
travail. La fameuse revolution informationnelle tisse une toile
qui prend tous les salaries dans sa logique, leur assignant des
108 LE SENS DE L'INNOVATION

tâches nouvelles qui modifient souvent Ia nature de leur inter-


vention et des relations qu'ils entretiennent entre eux.
Les transformations qui travaillent l'économie en profondeur
promeuvent de plus en plus des activités de services qui se carac-
térisent, elles aussi, par un travail different de celui du secteur
industriel identifié aux formes traditionnelles de l'organisation
du travail et de gestion de Ia main-d'ceuvre.
Par ailleurs, l'évolution des valeurs, qui s'est manifestée clai-
rement sur le plan social et politique par une remise en cause des
ideologies collectives et un repli individuel, fait echo a ces
tendances lourdes qui affectent le monde du travail.
Un faisceau d'évdnements s'offre ainsi a l'analyse pour accré-
diterl'idée d'une evidence, celle de l'individualisation opportune
des situations de travail. C'est là une innovation adaptée au
contexte nouveau inauguré par la crise dconomique, l'évolution
des technologies et des valeurs. Et qui se concrétise par Ia figure
ddsormais omniprésente et omnipotente du client, veritable
statue du Commandeur, qui surplombe le monde du travail dans
sa totalité. Le client est explicitement prdsenté comme un
individu, une personne dont il faut respecter les spécificités, les
exigences particulières, et implique en retour une personnali-
sation de Ia production des biens et des services qui le concerne,
par le biais d'une personnalisation des situations de travail et du
traitement des salaries. Cette representation de I'évolution qui
accompagne Ia modernisation agit sur un double registre qui
organise sur le mode du reflet ou du double les relations entre le
salarié et le consommateur. Ce sont des individus, des personnes
qui interagissent a partir de logiques distinctes répondant a des
contraintes d'un autre ordre, mais qui ont en commun d'être
percus, d'être considdrés essentiellement sous l'angle de leur
spécificité personnelle particulière; avec des exigences d'adé-
quation a leur besoin, leur désir de consommateur, de client, d'un
côté, des exigences d'autonomie, de marge d'initiative, de defi-
nition de fonction et poste de travail adaptés a leurs possibilités
et objectifs de travail, de l'autre.
L'individualisation des situations de travail serait ainsi une
evolution, une innovation advenant logiquement dans un
SUR L'INNOVATION 109

contexte en rupture avec les contraintes, les objectifs et les


valeurs du passd. Elle évoque une période nouvelle qui s'ouvre
dans une fantastique ambivalence øü, des terribles défis imposes
par la concurrence, sortiraient triomphant le client, mais dans une
certaine mesure aussi le salarié, car l'entreprise, pour satisfaire
dans les meilleures conditions ce client, est acculée a l'excel-
lence, impératif rdpercuté a tous les niveaux de Ia hiérarchie. Ce
qui impliquerait une nouvelle organisation du travail, menageant
les conditions pour chacun de déployer ses compétences au
service de Ia variété, de Ia qualité et de Ia rapidité. Une nouvelle
organisation du travail oü les tâches changent de nature puisque
selon certains ii s'agit désormais de gérer des dvénements, des
aléas, d'effectuer des analyses et des diagnostics, avant tout de
savoir communiquer. Ces nouvelles tâches, engageant La sub jec-
tivité, impliquent le salarlé et nécessiteraient un certain degre
d'autonomie et une certaine liberté de decision [Chatzis,
Mounier, Veltz, Zarifian, 1999].
Ambivalence donc ou páradoxe puisqu'une pression inten-
sifiée sur l'entreprise et son avenir Ia conduit dans sa recherche
d'une stratdgie de survie a opter pour des politiques d'organi-
sation du travail qui mettent en valeur les salaries dans une
logique post-taylorienne. Une pression élevée, des contraintes
particulièrement fortes, une incertitude constante face a l'avenir,
un horizon menacant en permanence pour l'entreprise se tradui-
raient (en regle génerale) pour les salaries certes en incertitude
quant a l'emploi, en exigence accrue en matière de compétences,
de capacité d'adaptation et d'efforts a fournir, mais aussi en plus
grande autonomie, en marge de liberté elargie, et en un travail
dont Ia nature, sub jectivement plus impliquante, l'éloignerait du
carcan prescriptif taylorien.
Le cceur, le noyau de cette aichimie si curieuse des contraintes
n'eSt autre que le processus d'individualisation qui concerne les
situations de travail. C'est a ce niveau qu'on la saisit La mieux,
qu'on en prend Ia mesure Ia plus réelle.
Elle emprunte de multiples voies individualisation des rému-
nérations, des carrières et formations, qui repose sur le très
répandu entretien individuel avec le N + I, au cours duquel se
110 LE SENS DE L'INNOVATION

fixent les objectifs individuels que le salarié s'engage a atteindre,


et s'dvaluent ensuite les performances; bilan individuel de
competences, evaluation des potentiels personnels, responsabili-
sation de chacun face a Ia qualite, aux délais, reclassification des
postes après pesée, canaux de plus en plus individualisés de Ia
communication et de I'information (certaines entreprises allant
même jusqu'à produire des bilans sociaux individualisés). Ces
innovations dans Ia gestion des ressources humaines se super-
posent a des transformations du travail qui vont dans le même
sens: isolement physique (les postes de travail sont souvent de
plus en plus éloignés les uns des autres avec les nouveaux équi-
pements), activité en interaction avec le public.
L'individualisation s'affirme ainsi et s'affiche comme portée
par une série d'évolutions, objectives (technologies, evolution de
la nature du travail) et stratégiques (adaptation aux nouvelles
contraintes qui poussent a coupler, sur un mode individuel, le
salarié a son travail et au client personnalisé).

Une nouvelle morale


Une partie de ces representations nous rappellent fortement
les arguments développés en son temps par F.W. Taylor pour
justifier son << invention au debut du XXC siècle. L'organisation
>>

scientifique du travail s'impose legitimement a tous puisque c'est


Ia science qui est mobilisée pour définir Jes tâches, les manières
de faire et les allures [Taylor, 1957]. Dans cette optique, Ia
démarche scientifique permet alors de sortir de Ia situation de
conflit opposant patron et ouvriers et qui se traduit par Ia flânerie
systématique des uns et l'arbitraire des autres a travers la
reduction constante des taux de paiement, c'est-à-dire in fine par
une faible productivité, desservant Ia nation américaine. On
retrouve là le fondement de la definition de l'incomplétude du
contrat de travail. L'employeur ne peut jamais être d'obtenir,
en contrepartie du salaire qu'iI consent a ses employés, le
maximum de productivite du travail effectué dans son
entreprise; en d'autres termes, ii ne peut jamais étre stir
d'atteindre Ia rentabilité maximale possible de ses investisse-
ments, et notamment des coIIts salariaux. La science s'impose
SUR L'INNOVATION ill

alors: elle va définir I'organisation Ia plus efficace possible, le


one best way.
Mais surtout elle est censée désarnorcer le conflit lui-même:
comment les ouvriers et les patrons pourraient-ils encore
s'affronter puisqu'ils sont a égalité face a Ia science qui impose
sa démarche, sa logique et ses résultats? La science cons-
tamment invoquée par Taylor dans ses dcrits comme ses discours
a une fonction ideologique, celle de mettre a egalité ouvriers et
patrons. La representation véhiculée est que le patron n'impose
plus de diktat, puisqu'il est lui aussi soumis a Ia démarche scien-
tifique qui impose ses exigences.
Dans le cadre de Ia modernisation amorcée au debut des
années quatre-vingt, et qui a véritablement trouvé ses marques au
cours des années quatre-vingt-dix, c'est le client qui est mobilisé
a l'instar de Ia science dans l'argumentation taylorienne. Ii est
celui qui s'interpose pour rCconcilier salaries subaltemes et
managers. II a entre autres fonctions celle de ravaler tout le
monde au même niveau: direction comme employés sont au
service du client. C'est lui qui impose a tous son diktat [Philo-
nenko, Guienne, 1997J.
Le client est ainsi celui par lequel I'innovation arrive, raison
invoqude de l'individualisation et base du consensus qui dolt
désormais se substituer au sentiment d'un conflit irréductible
d'intérêts, d'un antagonisme de valeurs au sein des entreprises.
Cette individualisation et cette logique consensuelle trouvent
leur assise dans l'éthique de l'entreprise ou de l'économie. La
modernisation des entreprises s'est accompagnée de ce que
certains appelent une <<offre éthique>> [Salmon, 20001. II s'agit
de Ia production d'une morale fondée exclusivement sur Ia réali-
sation de l'individu, sur son engagement personnel, et qui ne se
satisfait pas de l'intérêt collectif, ni de valeurs genérales. Cette
morale individualiste, forgée par l'entreprise modernisée, repose
sur Ia disqualification de La morale sociale, sur une allegation de
Ia crise de La société, sur sa défaillance quant a Ia production de
sens et de valeurs (c'est Ia these que defend F. de Conninck
[19951, par exemple).
112 LE SENS DE L'INNOVATION

Selon A. E. Salmon, sur la base d'une sorte de ddnonciation


de Ia société qui ne serait plus en mesure de produire les repères
et Ia morale nécessaires au bon fonctionnement des individus,
s'affirment une privatisation et une individualisation des
valeurs: <<Elles satisfont des besoins d'ordre privd et l'intdrêt
bien compris de l'individu en quête de sens >>, on assiste a une
<<metamorphose des vertus en des biens susceptibles d'être
désirés a titre personnel >>. De bien collectif, Ia morale se trans-
forme en bien personnel. Cette individualisation et cette privati-
sation débouchent sur une exaltation de Ia subjectivité. Le projet
est de réduire toute morale a uiie morale personnelle et d'obtenir
que toute personne puisse réinterpréter les situations de travail
afin de les rendre agrdables. C'est cela aussi l'autonomie. Anne
Salmon analyse toute une série de textes managdriaux, puisant
largernent aux sources de Ia philosophie classique, et qui visent a
dtayer, alimenter cette offre éthique. Les grandes entreprises
produisent leurs chartes éthiques, leurs règles de vie, qui tournent
toujours autour de l'épanouissement par Ia responsabilité,
l'expression authentique de soi, le besoin de se singulariser,
d'affirmer son autonornie, Ia transparence et Ia vérité des rela-
tions.
Sandrine Guyonneau [1998] a de son côté analyse Ia mission
Solidarité d'une grande entreprise publique dont Ia mission prin-
cipale est l'insertion professionnelle de jeunes en difficultd.
L'objectifest Ia mise au travail d'une population peu adaptée aux
contraintes professionnelles. La ddmarche est double, leur
attribuer une fonction a mi-temps dans l'entreprise, fonction rela-
tivement simple, imposant les contraintes classiques de Ia vie
professionnelle et au contact avec le public ; leur faire suivre une
formation considérée comme indispensable pour Ia mise au
travail. Or celle-ci, analyse l'auteur, correspond a un travail sur
la personnalité de chaque participant combinant enseignement
philosophique, cours de yoga, séance collective d'analyse,
épreuve d'endurance (marathon), acceptation de prise de risques
et de dépassement de soi (saut en parapente). Plus que Ia
formation a un métier, plus que Ia transmission de connaissances
pratiques et opérationnelles, ii s'agitde s'adresserachaquejeune
SUR L'INNOVATION 113

et de Iui incuiquer Ia morale du travail qui nécessite un travail sur


soi, sur sa singularité, son sens des responsabilités et cela dans le
giron d'une entreprise qui s'impose comme horizon normatif. Le
but est d'obtenir un engagement, une implication, une mobili-
sation des ressources subjectives au service du travail, de Ia part
de ces jeunes, mais ii est également d'impliquer et de remotiver
des agents titulaires de cette entreprise (notamment des syndica-
listes ou anciens syndicalistes pénalisds dans leur carrière) autour
de nouvelles techniques managériales (on pratique beaucoup le
travail en réseau) et de cette nouvelle morale émergente.
L'individualisation, mise en scene comme processus d'adap-
tation des salaries aux nouvelles donnes économiques, straté-
giques et technologiques comme a l'évolution de Ia nature du
travail, s'exprime ainsi naturellement dans la nouvelle ethique, et
se trouve exacerbée par elle. Elle tisse un type particulier de lien
social. A. Salmon écrit: <<Si l'idéologie classique de Ia
modernité se caractérise selon Touraine par "1' idée que Ia société
est source de valeurs, que le bien est ce qui est utile a Ia société
et le mal ce qui nuit a son integration et a son efficacité", c'est
apparemment contre die que se développe l'éthique des affaires.
Ainsi, si elle libère l'individu des contraintes de son devoir
envers Ia société posée comme extériorité, c'est pour qu'il se plie
aux contraintes communautaires imposées dans l'entreprise qui,
cependant, ne pose pas ces contraintes comme extérieures
puisqu'eile va chercher a définir ses membres comme une
collection de "je" désirant se fondre dans un "nous". >>
L'entreprise communautaire et exigeante (parfois même
implacable) réunissant, autour de nouvelles valeurs, des indivi-
dualités, misant sur leurs compétences, leurs engagements, leur
autonomie, pour satisfaire le client, veritable clef de voôte du
modéle, c'est cette vision du monde moderne du travail qui tend
a dorniner. C'est a travers ce prisme que l'on est désormais invite
a déchiffrer l'individualisation au scm du monde du travail.

CASSER LA CRITIQUE

Mais cette individualisation n'a pas été initiée dans le cadre de


Ia modernisation Iiée a la crise ouverte par les nouvelles formes
114 LE SENS DE L'INNOVATION

de Ia concurrence et l'dvolution du marché. Elk s'est amorcée


dans les années soixante-dix, en reaction a ce phénomène,
considéré par le patronat d'alors comme majeur Mai 68.
Les évdnements regroupds derriere ces mots évocateurs de
Mai 68 ont en effet ébranlé considérablement les dirigeants
d'entreprise: Ia violence de Ia remise en cause du travail
taylorisé, d'un travail rdpétitif, contraignant, de l'autoritarisme,
l'explicitation d'un refus de l'exploitation et de l'inegalité, au
nom d'un droit a l'épanouissement personnel (c'est-à-dire, pour
reprendre les termes d'Eve Chiapello et Luc Boltanski [1999],
uric alliance de Ia critique sociale et esthétique), tout cela a
convaincu le patronat francais de Ia nCcessité de procdder a des
rdformes pour contrecarrer cette lame de fond.
L'epoque est celle des conflits incessants, mobilisation,
grèves, et d'une rdelle force syndicale même si une partie de Ia
stratégie syndicale se trouve elle aussi remise en cause [Linhart,
1991, 1994]. Le projet patronal est simple, ii s'agit de mettre en
tous les moyens susceptibles de mininhlser les sources de
mécontentement ou du moms de minimiser son expression. On le
sait, le patronat entame une réflexion de longue haleine, les
assises du CNPF de Marseille posent Ia question de l'humani-
sation du travail, de Ia revalorisation du travail manuel. A Ia
même époque le gouvernement cherche aussi des solutions (nous
sommes dans Ia premiere moitié des années soixante-dix). C'est
le moment de Ia creation de I'Anact, d'un secretariat d'Etat a Ia
Revalorisation du travail manuel. Les preoccupations se tournent
en premier lieu vers l'organisation du travail. Ii faut le rendre
plus attrayant, moms contraignant, plus acceptable. II faut
l'humaniser. Les solutions sont recherchées du côté scandinave,
oui des experiences sont en cours. Progressivement, les dirigeants
d'entreprise introduisent dans leurs entreprises Ia rotation des
tâches, leurs élargissement et enrichissement, us mettent en place
des groupes semi-autonomes de production, ils cassent Ia logique
des chaInes de fabrication en introduisant des carrousels. II s'agit
là de minimiser les causes du mécontentement. L'analyse de
Chiapello et Boltanski, qui mettent en avant le role de La critique
dans les transformations du capitalisme, est pertinente. Mais un
L'INNOVATION 115

autre mouvement s'est aussi déclenché, celui qui attaque les


capacités de mobilisation et d'expression du désaccord, qui
attaque en somme Ia critique elIe-même.
Fait partie de ce mouvement Ia volonté de contrer les valeurs
contestataires, les cultures oppositionnelles, les comportements
rebelles. 11 s'agit de combattre l'idéologie de Ia lutte de classes,
Ia culture syndicale, les valeurs ouvrières, les identités opposi-
tionnelles. Tous les efforts se concentrent sur I'invention de
modes brisant de telles logiques et en promouvant d'autres.
L'objectif est en effet de substituer aux rapports confhctuels,
antagoniques, des rapports plus conviviaux, plus consensuels,
indépendamment des manières de travailler.
La diffusion très progressive de cercies de qualite dans les
entreprises françaises s'opère dans Ia deuxièmepartie des anndes
soixante-dix; de même qu'un effort est engage du côtd de Ia
communication. En 1975, Francois Ceyrac, président du CNPF,
insiste sur Ia nécessité d'informer et de communiquer. <<Une
communauté n'existe et ne dure que par Ia cohesion qui s'établit
entre ses membres. Le role de l'information et, mieux encore,
celui de Ia communication sont de créer, d'affermir et de
perpétuer cette cohesion [Beatrice Piazza Paruch, 2001]. On ne
pane pas encore de culture d'entreprise ou de projet d'entreprise
maisles dirigeants sont bien a Ia recherche de techniques mana-
gériales qui introduisent une autre logique sociale. L'objectif est
Ia cohesion, ii s'agit de rompre avec Ia symbolique et les
pratiques d'affrontement, et d'instaurer une communauté. Les
<<boItes a idées >>, les cercles de qualité comme I'accent mis sur
Ia communication sont les bases de Ia diffusion d'un autre type
de rapports sociaux, d'une autre culture, d'autres valeurs que
ceux portés par la période précédente dont Mai 68 a été un abou-
tissement. Dans les cercles de qualite, on ne se contente pas de
faire émerger des propositions pour améliorer Ia qualite mais l'on
souhaite surtout faire Ia demonstration, aux yeux des salaries, que
des situations de dialogue, d'echange et d'écoute entre subor-
donnés et hiérarchie sont possibles et benéfiques. A travers Ia
communication, on s'efforce de faire partager des valeurs [D. et
R. Linhart, 1985].
116 LE SENS DE L'INNOVATLON

La stratégie qui s'essaie a cette époque est done double d'un


cóté, on innove pour minimiser les effets les plus negatifs du
taylorisme; de l'autre, on mise sur Ia pacification des rapports
sociaux et la diffusion de relations plus consensuelles.
Mais ces deux orientations reposent elles-mêmes sur une
option bien nette: celle de l'individualisation du traitement des
salaries. Elle sera le veritable cheval de Troie lance dans Ia
bataille. Miner Ia capacité qu'ont les salaries par leur mobili-
sation de mettre en peril Ia production et done Ia rentabilité des
entreprises. Et ce au nom de leurs véritables besoins et intérêts.
L'equation posée et alléguee est simple : les salaries souffrent du
taylorisme et celui-ci les attaque essentiellement dans leurs aspi-
rations personnelles en ne respectant pas leur singularite, leur
besoin d'implication et leur autonomie. 11 faut done réintroduire
et favoriser ces dimensions. Cela se fera notanirnent par le biais
de l'individualisation des horaires. Les années soixante-dix
voient se diffuser les horaires variables ou a Ia carte. Ils déso-
rientent des syndicats qui ne peuvent aller a l'encontre d'un
desserrement des contraintes mais se trouvent confrontés a des
problèmes de diffusion de tracts. La revue CNPF consacre
l'année 1976 <<comme l'an I de l'lioraire souple>> [Piazza
Paruch].
Cela se fera aussi par des mesures d'individualisation des
salaires. Celles-ci se diffusent en niême temps qu'apparaissent
les critères classants dans les conventions collectives. II s'agit
certes de prendre du recul par rapport aux grilles Parodi très
rigides, mais aussi de briser des logiques qui se caractérisent par
une dimension collective. Cela constituera une dimension
prdsente dans Ia plupart des politiques mises en place pour
rééquilibrer le rapport des forces en faveur des managers.

Démassifier
Dans sa these sur l'histoire de l'usine Peugeot de Sochaux,
Nicolas Hatzfeld [2000] relate de façon magistrale Ia mise en
place de cette strategic post-68: : démassifier, reva-
loriser -hiérarchiser, personnaliser >>, cette formule, établie par le
responsable de Ia gestion des personnels ouvriers en 1978, traduit
SUR L'INNOVATION 117

bien l'onentation choisie. Il s'agit de <<briser Ia logique massi-


fiante qui découle de Ia conjonction de deux éléments ; l'organi-
sation taylorienne du travail d'un côté, et Ia puissance d'un
syndicalisme de classe reprdsentd par le COT et Ia CFDT de
l'autre côté >>.
Les ingredients y sont tous presents:
—L'accent mis sur l'inforrnation et Ia communication.
N. Hatzfeld cite un cadre: <<La communication était essentielle.
11 faut dire qu'avant ii y avait un journal, Le Courrier des usines,
sur papier glacé, qui ne parlait pas aux gens de ce qui les inté-
ressait. Alors nous avons décidé de créer notre journal JIP, qui
dtait un journal engage. Au depart, les syndicats, du moms Ia
CFDT, nous avaient écrit pour nous demander a s'y exprimer.
Nous lui avons répondu : "Vous avez vos journaux, et nousaussi
nous avons les nôtres, ii ne faut pas tout melanger." Nous avons
donc fait un journal engage.>> Et N. Hatzfeld conclut: <<La
creation de ce journal représente l'effort le plus important en
matière de communication, en direction de Ia masse du personnel
Destine a Ia des esprits, II...] ii met en
fanfare Ia nouvelle politique sociale a Sochaux >>.
— La signature d'un protocole d'application de l'accord
national sur Ia classification du 21 juillet 1975, qui ne reconnaIt
plus des métiers mais des categories définies en fonction de
méta-références, dont I'adaptabilité face a l'évolution technolo-
gique fait partie. De plus le passage de l'ancienne a Ia nouvelle
grille (oii un coup de pouce gdnéral a été donné aux classifica-
tions et donc aux salaires) n'est pas automatique mais individuel
et lie aux critères d'évaluation. par écrit aux intéressés,
ce reclassement constitue une premiere mise en euvre du
principe d'individualisation qui sous-tend Ia réforme.>>
— << Un pas de plus vers l'individualisation des rémunérations

est effectué en octobre 1978 avec Ia mise en place du dossier


individuel dii personnel ouvrier, le DIPO. >> La gestion en partie
individualisée des ETAM est étendue aux ouvriers et fait bien
echo aux messages délivrés par le journal de l'usine.
<<Personnalisation, le mot-clé >>, indique le JIP qui titre en carac-
tères gras: <<Les carrières ouvrières deviennent rdalité.>>
118 LE SENS DE L'INNOVATION

N. Hatzfeld note que si le D1PO n'instaure pas Ia notation indivi-


duelle qui date formellement de 68, ii Ia met en scene en
l'utilisant comme moyen de communication et de négociation
dans Ia gestion des carrières. II développe l'individualisation a
travers J'entretien et par Ia mise en valeur de Ia carrière de
chacun.
— En matière de durée du travail, en 1977, un plan individuel
d'epargne congé est instituée, qui lie l'attribution de jours de
congd supplémentaires a l'assiduité au travail. On se trouve bien,
comme le dit N. Hatzfeld, dans une période d'individualisation
des avantages catégoriels ou généraux, obtenus dans l'imrnédiat
après-68, qui vise a changer les mentalités, les representations.
— S'ajoute a ces démarches Ia mise en ceuvre d'un aména-

gement du taylorisme. La direction de Sochaux fait un bilan en


1972 : Si l'organisation scientifique du travail a fait ses preuves
en matière de productivité et d'amélioration des conditions maté-
rielles d'existence, elle a, en revanche, negligé l'aspect spirituel
et moral reste a résoudre pour le plus grand nombre le problème
de l'épanouissement au travail. Dans le contexte actuel ii n'est
pas question de renier brutalement les principes de division du
travail, nous avons a notre portée un excellent moyen de revalo-
riser les postes de travail : donner a chacun le maximum de
responsabilité qualité, donc de satisfaction morale. Comme le
constate N. Hatzfeld, <ce point de vue propose simplement
d'ajouter l'epanouissement a Ia performance taylorienne
— Suit toute une série d'expériences de regroupement des

tâches, d'enrichissement des tâches qui se <<heurtent aux hen-


tages techniques >'.

Je ne développerai pas plus loin l'analyse que fait N. Hatzfeld


des strategies a I'ceuvre dans une usine de l'après-68. Mais elle
offre une illustration bien intéressante de Ia spécificité de ces
strategies. S'appuyant sur l'insatisfaction des salaries exprimée
de manière particulièrement virulente et inquiétante, elle met en
scene les besoins individuels non satisfaits par les conditions
tayloriennes du travail. ii s'agira ensuite dans une double
démarche d'introduire un traitement individualisé des salaries
SUR L'INNOVATION 119

pour tailler dans Ia masse qui conteste et lui retirer la capacité de


bloquer le système par l'expression de sa critique, et également
dejouer sur Ia subjectivité, par Ia communication, I'implication,
Ia personnalisation des carrières et rémunérations, et par Ia
responsabilisation dans le travail.
L'objectif est de gérer individuellement des salaries dans des
situations tayloriennes rdaménagées, de les inciter a jouer un jeu
plus consuensuel pour en retirer leur épingle.
Une bonne partie des innovations, qui nous paraissent carac-
téristiques des années de crise économique, et de la nouvelle
donne concurrentielle sont donc des <<inventions >> de Ia période
précedente pour trouver des solutions a une grave crise sociale.
La modernisation, qui s'est mise en place dans les années
quatre-vingt et quatre-vingt-dix et nous est présentCe comme une
nécessaire adaptation au marché, trouve son origine et une partie
de son contenu dans les contraintes d'ordre social.

LE SALARIE FACE A DES LOGIQUES CONTRADICTOIRES

Ces éléments d'analyse aident a déchiffrer les transformations


réelles du travail et a mieux comprendre Ia nature des problèmes
auxquels les salaries se trouvent confrontés dans le cadre de la
modernisation.
Celle-ci se présente comme Iinéaire et cohérente. Articulée
autour de Ia nécessité de miser sur les competences individuelles
et Ia capacité d'adaptation des salaries (dans le cadre d'organisa-
tions du travail Ia prescription cede le pas aux objectifs fixes
a chacun, et le contrôle a Ia responsabilité), Ia modernisation
decline ainsi un nouveau code social. Les salaries désormais
gerds en tant qu'individus, selon leurs qualités personnelles et
spécifiques, trouveraient dans le travail des modes communica-
tionnels nouveaux (grace aux technologies de I'information et de
Ia communication), qui constitueraient le cceur des activités
professionnelles modernes (cf l'importance conférée a la
communication intersubjective au sein des entreprises moder-
nisées par Ph. Zarifian [1996]).
Mais cela ne décrit qu'une partie et une partie seulement de la
réalité du travail moderne qui absorbe de plus en plus de contra-
120 LE SENS DE L'INNOVATION

dictions. Dans de nombreux cas, on assiste en effet a une super-


position de logiques contradictoires qui s'expliquent par le fait
que les managers poursuivent des objectifs de natures diffé-
rentes. Les innovations, conduisant a l'instauration systématique
d'une individualisation des situations de travail et de traitement
des salaries, répondent a un double impératif: un impératif
d'ordre social, destine a restaurer un rapport de force plus favo-
rable et a désarnorcer les capacites destructrices de Ia critique ou
du rejet; un impératif plus directernent, organisationnel
découlant de I'évolution de Ia nature du travail et des contraintes
concurrentielles. us restent presents tous les deux.
Cela signifie que Ia question de Ia confiance n'est pas rCsolue.
Pour les managers, il n'y a guère de garantie que les salaries ne
cherchent pas a satisfaire leurs intéréts avant ceux de I'entreprise
qui les ernploie. La menace est toujours presente de comporte-
ments nuisibles et destabilisateurs, et Ia nécessité de disposer de
moyens de contrainte et de contrôle efficaces n'a pas diminué.
Peut-être même a-t-elle augmenté car les entreprises sont plus
dépendantes de Ia conformité des salaries aux exigences de
l'organisation, avec Ia généralisation du travail en flux tendu de
Ia relation de service, des exigences de qualité et de respect des
délais. L'< offre éthique >> n'a pas non plus apporte de solution a
cette donnée fondamentale que constitue l'incomplétude du
contrat de travail. Comment s'assurer du fait que les salaries
subalternes remplissent les objectifs de Ia facon Ia plus rentable
pour I'entreprise ? Et d'ailleurs, Ia fixation de ces objectifs peut
elle-même s'avérer problématique compte tenu des nouveaux
contextes de travail. Avec quel degre de finesse peut-on les fixer
sans qu'ils perdent leur statut d'objectifs et redeviennent de
sirnples contraintes?
Ne vaut-il pas mieux continuer a exercer un contrôle direct sur
l'utilisation du salarié pendant le temps rémunéré?
La plupart des managers modernistes ne veulent pas renoncer
a cette clause de sécurité et optent ainsi pour un état de
compromis hybride oü le salarié subit ala fois le poids d'objectifs
a atteindre et une pression teniporelle forte sous forme de
cadences tayloriennes, tout en étant responsable de Ia qualité et
SUR L'INNOVATION 121

de Ia coherence de son travail. Ces logiques qui sont le plus


souvent difficilement compatibles traduisent en fait Ia difficulté
qu'ont les managers modernistes a définir des formes d'organi-
sation efficaces adaptées aux impératifs techniques, écono-
miques d'une part, et aux impdratifs lies a Ia dimension plus
sociale des relations entre salaries et direction, en somme lids a Ia
nature des rapports sociaux dans une entreprise capitaliste.
Le modèle taylorien offrait une coherence interne forte de ce
point de vue. Ce n'est plus le cas du modèle contemporain
reposant sur une individualisation et une responsabilisation des
salaries, une certaine ddprescription d'un côté, mais conservant
les modes de contrôle temporels lorsque c'est possible et dans
tous les cas un contrôle strict par les possibilités de tracabilitd
fournies par l'informatique.
A titre d'illustration je voudrais proposer deux types de situa-
tions que j'ai eu l'occasion d'observer et d'analyser. L'une dans
une caisse d'allocations familiales [Jaeger, Linhart, 1998] et
I'autre dans un centre de tdldconseil d'une grande entreprise qui
offrent toutes deux un aperçu rdvdlateur des pressions contradic-
toires que subissent les salaries et de Ia décentralisation sur les
postes de travail subalternes des multiples contraintes que l'orga-
nisation devrait normalement rdguler. Dans ces deux cas, l'indi-
vidualisation est centrale.

Le progrès : une épreuve individuelle


La CAF dont ii est question s'est délibdrément lancée sur la
voie de Ia modernisation. <<On passe d'un univers taylorien a un
univers responsabilisant, ce sont des changements très lourds,
vous comprenez, passer de l'OS au concept de mdtier, celui de
technicien conseil polyvalent. Pendant trois ans, on a fait une
campagne électorale, on a organisd des rencontres avec les
personnes, des entretiens individuels pour les convaincre et on a
fait un effort de formation très lourd. ça a mobilisd Ia totalitd du
personnel, 800 personnes qui ont bougd, dont 470 qui oñt bouge
physiquement pour quitter le centre et aller dans les agences.>>
Le directeur de Ia caisse donne le ton. LI s'agit d'une revolution
et elle sera consacrde par Ia certification qualite ISO 9002 car le
122 LE SENS DE L'INNOVATION

grand ordonnateur du changement est celui auquel le service


produit est destine: le client. Il s'agit d'accroItre sa satisfaction.
La seule particularité est qu'il ne s'agit pas d'un client qui paye
mais au contraire qui reçoit de l'argent. La CAF étant un olga-
nisme privé mais qui gère un service public et pas n'importe
lequel puisqu'il s'agit de prestations de plus en plus nombreuses
parmi lesquelles le RMI qui concerne, dans le cas de la CAF
étudiée, une population défavorisée pour laquelle ii constitue
l'essentiel, parfois, des revenus. Les clients sont des usagers qui
viennent chercher des renseignements, des informations sur leurs
droits, sur l'état d'avancement de leurs dossiers et qui attendent
que leurs prestations leur soient versées. L'amélioration de Ia
qualite de ces services se joue sur le passage d'un traitement
bureaucratique des dossiers a une approche et une écoute plus
attentives des personnes, ce qui suppose une proximité accrue du
terrain et une implication plus forte des salaries appelés a trouver
les ajustements nécessaires au cas de chacun tout en limitant
l'attente.
La modernisation se concrétise par Ia mise en route de toute
une série de changements: evolution technologique, réaniéna-
gement des espaces, reorganisation des contenus de travail,
nouveau fonctionnement des hierarchies, modification des prin-
cipes de management, mais surtout par l'attribution a chaque
technicien conseil (TC) non plus d'une spécialité par type de
prestations mais d'un < portefeuilie d'allocataires >> dont il suivra
toutes les prestations. 2 500 allocataires sont attribués a chaque
TC. Autre nouveauté, Ia polyfonctionnalite: désormais chaque
TC doit passer au moms une demi-journée a l'accueil, au contact
direct des allocataires.
Le suivi de l'allocataire s'individualise donc, ce qui signifie
que les TC, devenus polyvalents, sont seuls eux aussi face a
<leurs >> allocataires et chacun travaille dans son coin >. 1mph-
cation et responsabihisation accompagnent cette individuali-
sation.
Ils sont unanimes a dire que leur travail est plus intéressant,
plus riche et plus vane, et qu'ils sentent mieux l'irnportance de
leur fonction. Mais si leur travail est plus riche, ils ont plus cons-
SUR L'INNOVATiON 123

cience qu'auparavant que leurs <<clients>> sont pauvres. Leur


rnisère est en permanence offerte, puisque chaque TC a Ia respon-
sabilité de families a qui ii sert Ia totalité des prestations. Cette
confrontation douloureuse et quotidienne pose problème et Ia
direction a mis en place des stages anti-stress. Le problème de ía
compassion pour les salaries au contact de populations en diffi—
culté est un phénomène bien connu [Corcuff, 1996] mais ii
apparaIt a l'évidence qu'il s'est largement amplifiC pour ces TC
qui le vivent sur un mode purement individuel compte tenu de
leur situation de travail.
us ont le sentiment de ne pas en faire assez face aux
problèmes des families qu'ils ont a gérer, mais ce sentiment de
culpabilité est accru par l'impossibilité dans laquelle us se
trouvent de donner du temps, d'offrir une disponibilité a chacun
et de i'écoute, car us restent, maigré Ia mana-
gériale >>, soumis a une norme taylorienne. Leurs objectifs soot
bien détaillés, et us ont a fournir un nombre précis d'opdrations
par jour : 40. Un dossier traité égale deux operations, un courrier,
une operation, Ic téléphone en égalent une. .xChez nous, le
problème est que Ia production est une pression, ii faut faire du
chiffre. Or on ne peut pas faire a Ia fois de Ia qualité et du
rendement d'autant que Ia complexite de Ia legislation et de son
interpretation augmente de même que l'urgence et Ia dimension
dramatique des demandes.>>
Les TC se retrouvent a gérer, chacun a son poste, des contra-
dictions qui frôlent l'absurde. us ont bien du mal avec une
modernisation qui introduit Ia responsabi lisation, I' individuali-
sation, ía en main-
tenant de fortes contraintes en matière de productivité et ce dans
un contexte de gestion de Ia misère. <<Le commercial, c'est
quand on fait du commerce qui rapporte, quand Ic client paye. Là
on nous oblige a une attitude hypercommerciale, mais c'est nous
qui donnons les sous, c'est problematique, en matière de rapports
humains, quel que soit le niveau social, c'est problématique ici.
On nous dit que l'accueil doit être rapide, mais ça ne veut nen
dire, c'est utopique si les gens viennent a l'accueil, c'est qu'ils
124 LE SENS DE L'INNOVATION

ont un problème... Les objectifs c'est très moderne, c'est trèS


"in" mais ça ne tient pas Ia route. >> (TC femme)

Conflit de roles
L'autre cas est celui d'un plateau de tCléconseillers d'une
grande entreprise de téléphonie. Ici aussi, Ia modernisation induit
une nouvelle logique qui vient se superposer a l'ancienne, intro-
duisant de I'incohérence, et occasionnant pour les télCconseillers
un veritable conflit de roles et d'identité. us sont là tout d'abord,
c'est leur premiere fonction, pour répondre aux appels des clients
qui ont un problème a résoudre. A eux de développer le savoir-
faire nécessaire pour identifier leur demande veritable et pour y
répondre de Ia manière Ia plus satisfaisante. us ont des soutiens:
les applications informatiques, dont us apprCcient I'efficacité et
Ia pertinence.
Arrive le virage commercial. us ne sont pas, dans leur
majorite, a priori opposes a l'idée d'inclure dans leur fonction et
leur competence une dimension commerciale. Certains d'entre
eux le vivent même comme une promotion sociale, pour tous cela
introduit de Ia diversité dans leur travail. Mais us out bien du mal
a faire entrer cette facette commerciale dans leur activité
courante qui ne s'y préte guère tant par ses contraintes externes
que par celles imposées par le management.
Leur activité commerciale consiste a placer un certain nombre
de services et de produits aux clients qui appellent. Mais ces
clients que les téléconseillers ont au bout du fil des qu'ils décro-
chent appellent le plus souvent parce qu'ils ont un problème (us
ne peuvent payer leur facture et demandent un échéancier, et
surtout qu'on ne leur suspende pas Ia ligne) ou une reclamation a
formuler (ils contestent Ia facture ou ne sont pas contents d'un
service), une reparation a demander.
La clientele du plateau que nous avons étudiée est souvent en
difficulté, certains téléconseillers culpabilisent facilement, ont
peur des responsabilités que peut occasionner Ia sanction de Ia
suspension de Ia ligne, d'autres affirment savoir faire Ia part des
choses et différencier les personnes en reel les difficultés de celles
qui inventent des histoires, mais Ia responsabilité individuelle est
SuR L'INNOVATION 425

toujours engagée. II y a donc une implication qui rend le travail


émotionnellement lourd. Y faire face, l'assurer demande du
métier. Ii vient indéniablement avec I'expérience, laquelle
permet également de traiLer Ia grande variété de demandes plus
techniques. On a les véritables ingredients d'un métier: on est
dans Ia recherche de solutions pour régler les probtèmes finan-
ciers, dans l'apport d'un certain réconfort, d'une aide, on propose
des astuces pour limiter les appels et les dépenses ou mieux
contrôler, c'est-à-dire qu'on contribue a garantir Ia solvabilité
d'une population fragile et donc sa fidélisation.
La dimension commerciale vient se greffer sur ce métier de
conseiller dans des conditions particulièrement ingrates, sans
laisser Ia marge de manreuvre, Ia liberté d'initiative, l'autonomie
indispensables pour développer ce type d'activité.
On leur fixe en effet tolls les mois tin nombre déflfli de ventes
a assurer pour chaque service et produit (ce n'est jamais le même
d'un mois sur ('autre), en fonction duquel leur prime s'étabht. us
ne peuvent influer sur le choix de ces services et primes, et sont
dans un état de totale dépendance qui entre en contradiction avec
l'état d'esprit nécessaire pour être un commercial efficace et
performant.
us sont en état de dépendance : par rapport a des coups de fil
du tout-venant : us ne savent pas stir quels types de problèrnes ils
vont tomber; dépendance par rapport au flux: il faut aligner Ia
cadence et les réponses aux informations que les tableaux trans-
mettent (us ont de fait un nombre fixe d'appels a traiter par jour);
dépendance par rapport a une prime variable liée a des objectifs
fixes: le nombre de services et produits a placer est décidé sans
qu'ils soient consultés et d'une manière arbitraire qul ne prend
pas en compte Ia spécificité des appels ; dépendance par rapport
a un type de poste qui ne semble déboucher sur aucune fihière de
promotion ; dépendance egalement par rapport aux dysfonctions
des autres services, notamment de facturation. us se sentent
ballottés dans des directions contradictoires, décidées ailleurs. us
sont en manque d'informations, de communication, de partici-
pation, de consultation, de formation, de reconnaissance des
efforts qu'ils fournissent, en manque de perspectives d'avenir.
126 LE SENS DE L'INNOVATION

On se trouve là dans le genre de situation décrite par Wallon


dans sa critique du taylorisme [Clot, 1999]: le coüt pour le
travailleur ne reside pas seulement dans le geste prescrit et Ia
fatigue, la lassitude qu' il occasionne, mais dans le geste réprimé,
celui de I'initiative qu'il faut s'interdire. Le taylorisme épuise,
stresse non seulement pour ce qu'il determine, mais pour ce qu'il
interdit de faire. Le plus fatigant, le plus epuisant vient de ce que
l'on ne peut pas faire dans ce que l'on fait.
Accompagnant une certaine forme de déprescription et de
recours a l'autonomie, s'est installée une organisation qui
empêche les salaries de construire leur fonction et de repondre a
leur mission.
Ces contradictions, qui correspondent en fait a une décentra-
lisation, aux postes les plus subordonnés, d'incohérences que
l'on n'arrive plus a gérer, traduisent ce fait incontournable et
pourtant presque oublié de Ia littérature sociologique : Ia coexis-
tence de contraintes d'une double nature pour les managers,
exercice d'un contrôle et de coercition lies a un deficit de
confiance a l'égard des salaries, nécessité d'une adaptation aux
exigences du marché et des formes de Ia concurrence.
Ce n'est que dans le cadre de cette double contrainte et des
strategies qu'elIe determine que Von doit analyser et interpreter
les causes et les effets de toute innovation.

REFERENCES BIBUOGRAPHIQUES

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ZARIFIAN P. (1996), Travail et communication, PUF, Paris.
III

Créateur, inventeur et innovateur


5

Le role des scientifiques


dans le processus d'innovation
Danièle Blondel

Aujourd'hui, chacun constate aisénient le role de plus en. plus


crucial de la science et des scientifiques dans Ia dynamique
économique de I'innovation. Une tension croissante se crée donc
entre l'acteur public, producteur de connaissances destinées a Ia
collectivité et diffusées par des systèmes publics (education —
recherche publique enseignement supérieur), et I'acteur écono-
mique qui participe aux divers processus de creation de valeur
économique fondée sur les nouveaux savoirs. Cette tension est
omniprésente, semble-t-il, queue que soit Ia position du cher-
cheur par rapport a Ia sphere scientilTique et par rapport a Ia
sphere économique. Toutefois, les modes de gestion personnelle
et collective des conflits d'objectifs qui peuvent en résulter
deviennent de pius en diversifies et méritent d'être examines
dans le detail.
Cependant un préalable théorique s'impose dans Ia mesure
une interrogation sur le rOle des chercheurs dans le processus
d'innovation ne prend sens que si l'on precise Ia definition de
celle-ci. En effet Ia confusion sémantique a propos de ce concept
est telle qu'il est nécessaire de le situer sur une échelle de défini-
tions qui va de Ia pure et simple assimilation de I' invention scien-
tifique a l'innovation, jusqu'à un recouvrement des termes
innovation, changement, mutation ou rupture. La premiere
option donne au scientifique toute Ia responsabilité de
l'innovation; a l'inverse, la deuxième ne laisse au scientifique
132 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

aucun role majeur dans ce processus. La question ne se pose done


réellement que pour les cas intermédiaire.
Le premier cas correspond au modèle dit << linéaire>> ; l'inno-
vation n'est alors qu'une consequence du progrès scientifique:
I 'enchaInernent séquentiei science-technologie-innovation>>
fait largement dépendre le processus d'innovation (rythme-orien-
tation...) de Ia dynamique scientifique: là øü les scientifiques
sont nombreux et les avancées de Ia science rapides, l'innovation
devrait être frequente et diffusante. S'il n'en est pas ainsi c'est
que, quelque part, un maillon de Ia chaIne de causalité est trop
faible ou inexistant, par exemple au niveau des rapports entre
laboratoires scientifiques publics et firmes industrielles. On
parlera alors de politique de et des interrnédiaires
publics seront éventuellement charges d'activer cc transfert.
Au plan strictement thCorique, cette conception qui fait
dépendre le progrès technique et I'innovation du progrès scienti-
fique constitue le fondement même des rnodèles de croissance
avec progrès technique exogène de type Solow, mais elle survit
aujourd'hui dans les rnodèles de croissance dite << endogene øü
>>

Ia production de nouvelles connaissances est désormais intégrée


a Ia sphere économique et rendue endogene, mais oà cette
production reste cependant en amont de tout Ic système écono-
mique, dans un secteur specialisé qui livre des inputs cognitifs
aux autres secteurs.
Au plan de Ia politique éconornique, cette problématique est
très bien représentée par le rapport de mission d'Henri
Guillaume, récemment publié en France, oü ii est clairement
préconise de stimuler Ia capacité d'innovation française par acti-
vation et mobilisation de la recherche technologique supposée
elle-même émaner du progrès scientifique, et surtout par Ic déve-
loppement d'institutions et de réseaux de transfert ; on retrouve,
derriere ces prCconisations, une preoccupation politique de ratio-
nalisation des choix budgétaires qui impose une démarche de
valorisation et de rentabilisation de Ia recherche publique
stimulée par Ic budget de l'Etat.
Ce premier modèle censé représenter le processus de chan-
gement technique depuis Ic laboratoire jusqu'au marché, et qui
LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 133

place le scientifique en an-iont de toute Ia chaIne de production de


nouveaux procédés ou de nouveaux produits, souffre de tous les
défauts relevés par les économistes de I'innovation technolo-
gique depuis une quinzaine d'années; ii neglige Ia distinction
entre invention et innovation pourtant déjà fortement soulignée
par Schunipeter a propos de l'innovation radicale; ii <<oublie>>
Ia multitude d'innovations souvent incrémentales qui ne se
fondent pas sur des avancées scientifiques ou techniques mais
procèdent plutôt de nouveaux agencements d'éléments déjà exis-
tants (et même parfois anc lens) en profitant éventuellement de
l'environnement technologique ; et, plus genéralement, ii ne tient
pas compte du caractère systémique de l'organisation innovante.
Enfin, ii neglige les disparités sectorielles en ce qui concerne Ia
proximité de l'innovation par rapport a la science. En outre, Ia
diversité des multiples acteurs de l'innovation et le caractère
collectif de leur travail au sein du système économique sont
passes sous silence ; ainsi, par exemple, les intentions et les apti-
tudes du manager qui gère les processus d'innovation ne sont pas
retenues comme éléments explicatifs de Ia réussite de ce
processus.
Le modèle oppose, qui minimise parfois jusqu'à l'annuler le
role des scientifiques, est propose par les analyses de I'inno-
vation souvent conduites par des sociologues plutOt que par des
économistes qui, constatant des ruptures dans les organisations
ou des contestations des ordres établis, donnent au concept
d'innovation un sens très proche de celui de changement ou de
mutation; ii y aurait innovation des que certains éléments des
systèmes ou certaines structures sont modifies intentionnel-
lement en réponse, par exemple, a de nouvelles contraintes ou a
de nouveaux objectifs économiques, sociaux ou culturels:
l'aménagement du temps de travail peut ainsi être considéré
comme une innovation poursuivant ces trois types d'objectifs a
Ia fois. Dans ce cas, même Si 011 peut considérer que les sciences
sociales peuvent infléchir ces nouvelles réponses ou que les
sciences de Ia communication ouvrent de nouveaux horizons
pour ces modes d'organisation innovants, ii est clair que le
rapport a la science, au sens de production de connaissances
134 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

nouvelles, est très lointain et ne peut s'analyser en termes de


causalité; le scientifique ne peut ici être considéré comme un
acteur essentiel dans le processus.
Confrontés a cette profusion d'usages du mot innovation
ii faut, pour traiter du role du scientifique, se donner un cadre
théorique coherent permettant une definition de l'innovation qui
donne sens a Ia question posée. Ce cadre est fourni par le nouveau
paradigme de Ia science économique intitulé knowledge-based
economy et mal traduit en francais par de la
connaissance >. Dans cette representation des faits et des
relations économiques actuelles, Ia démarche du chercheur
scientifique et celle de l'innovateur sont intimement imbriquées
et constituent toutes deux des démarches d'apprentissage ; elles
ne peuvent cependant être confondues puisque, comme le
rappelle Herbert Simon, Ia recherche de nouveaux savoirs est
mue dans un cas par Ia curiosité, dans l'autre cas par I'utilité
économique.

Pour traiter du sujet, ii est donc legitirne de faire plusieurs


choix emboItés:
— Par révérence pour Schumpeter et parce que, malgré
certaines critiques légitimes a son égard et beaucoup de progrès
accomplis par l'analyse économique depuis tine vingtaine
d'années, notamment dans le cadre de Ia théorie évolutionniste,
ii reste le théoricien le plus novateur du siècle et le plus stimulant
en matière de recherches sur l'innovation, on peut adopter sa
conception: innover est une fonction économique assumée par
des entrepreneurs qui prennent un risque pour en tirer un
avantage concurrentiel. II n'est donc pas d'innovation sans
creation de valeur économique, c'est-à-dire sans legitimation par
l'usage et sanction par le marché (même si Ofl peut considérer
qu'en tant que substitut de Ia demande privée, Ia dépense
publique peut constituer le côté << demande >> de ce marché — par
exemple en matière de sante, d'éducation ou d'environnement);
autrement dit:
—L'innovation sera id distinguee de l'invention (un bel
<<elephant blanc dont personne n'a l'usage peut être une belle
LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 135

invention en tant que réalisation technologique, mais ii ne


deviendra peut-être jamais une innovation s'il ne rencontre pas
de demande); II est clair qu'une politique de stimulation de Ia
technologie ne pourra donc pas être considérée comme
synonyme d'une politique de développement de l'innovation.
faut a cette dernière des acteurs spécifiques qui collectivement et
volontairement définissent et mettent en ceuvre le projet d'inno-
vation de l'idée au marché ; parmi eux ii peut y avoir des scien-
tifiques qui devront être repérés dans leur competence
individuelle et collective. Schumpeter doit cependant ici être
complété par les analyses ultérieures qui ont montré que Ia tech-
nologie ne se situe pas forcément en amont de l'innovation mais
peut, a I'inverse, en constituer le résultat.
Comme chez Schumpeter, le caractère diversifié et non
systématique de La relation entre I'invention et I'innovation sera
egalement retenu comme hypothèse de travail. En effet toutes les
etudes empiriques vont dans ce sens: l'innovation, selon les
époques, les secteurs, Ia taille des entreprises et surtout Ia stra-
tégie de leurs managers, a des relations plus ou moms directes
avec la technologie, et une proximité plus ou moms grande avec
Ia science formelle. Certaines innovations sont en prise directe
sur la science sans même une étape intermédiaire de nature tech-
nologique (non velle molécule/médicament dans des PME << bio>>
aux Etats-Unis par exemple), d'autres se construisent en même
temps que Ia technologie correspondante (nouveaux produits ou
processus lies aux technologies de l'information et de Ia commu-
nication), d'autres enfin peuvent bénéf icier des nouvelles techno-
logies sans être a proprement parler d'origine technologique
(nouveaux services financiers ou commerciaux). L'intuition de
Schumpeter, qui distingue cinq types d'innovations dont
certaines n'ont que peu ou pas de rapports avec La science et Ia
technologie, sera donc respectée.
— Simultanément, il faut tirer Ia lecon des travaux des écono-

mistes de Ia technologie qui, grace a de multiples etudes empi-


riques et parallèlement aux travaux des gestionnaires de
I'avantage concurrentiel, ont mis en Iumière d'une part Ia
complexité du processus d'innovation et d'autre part le caractère
136 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

intentionnel et stratégique de Ia mise en ceuvre de ce processus,


dans les organisations. En outre, exploitant l'économie de Ia
connaissance qui a mis au jour la pluralité des sources d'inforrna-
tions et l'imbrication des processus cognitifs impliqués dans Ia
valorisation d'une idée nouvelle, ii convient de relativiser
l'importance de l'input scientifique pur et de distinguer les
enjeux purement cognitifs des enjeux dconomiques.
Même après avoir ainsi précisé les concepts et les hypotheses
de travail, ii apparaIt que Ia complexité des processus et des
comportements ne permet guère d'élaborer un modèle général
reprdsentant les rapports entre innovation et science. En
revanche, l'observation des acteurs permet d'éclairer ce parte-
nariat désormais permanent ; ii est donc sans doute intdressant de
préciser comment les scientifiques interviennent de manière
diversifiée dans les projets et les processus d'innovation et cc, a
deux niveaux différents:
— au niveau conceptuel, ii s'agit de I'emprise croissante de Ia

ddmarche scientifique dans les processus de creation de valeur


économique, malgré des finalités différentes des acteurs et une
grande variété des processus cognitifs mobilisés dans le
processus d'innovation;
— au niveau opérationnel, fl s'agit des diverses coniplCmenta-

rites entre chercheurs et managers dans Ia strategic d'innovation


et dans la réussite du processus de valorisation économique de Ia
recherche.

LA SCIENCE ET L'INNOVAT!ON : UN MEME COMBAT


POUR LA CONQUETE DE NOUVEAUX SAVOIRS

Au modèle <<linéaire>> qui opposait Ic producteur d'idées


nouvelles (scientifique ou inventeur en amont) a son utilisateur
(en aval), ii faut substituer un modèle plus subtil les deux
types d'acteurs sont les unset les autres coproducteurs et co-utili-
sateurs d'informations et de savoirs varies et évolutifs. Une
premiere étape de l'analyse consiste donc a rechercher en quoi et
jusqu'à quel point les démarches sontjumelles.
LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 137

Une base commune : Ia démarche cognitive sous des formes


diverses
L'économie de l'innovation déborde largement le domaine
strictement technologique ; on convient désormais que sa base et
son lubrifiant sont constitués de connaissances diverses et entre-
mêlées plutôt que d'avancées techniques au sens strict. La
knowledge-based economy, qui comprend aussi bien les grandes
dynamiques transversales, comme celle qui anime le secteur des
télécommunications par exempie, que le développement de
multiples activités industrielles et de services nouveaux, mobilise
de plus en plus d'informations et de savoirs. L'investissement en
connaissance et en competence (capabilities) semble se caracté-
riser aujourd'hui par des rendements croissants, ce qui ouvre
donc de belles perspectives a ce nouveau type d'économie.
Simultanément, des analyses connexes ont mis en lumière Ia
synergie de quatre types de savoirs au service de l'économie;
cites ont recherché les modes de constitution de ces savoirs dans
I'entreprise innovante et nous informent donc sur laplace relative
des savoirs émanant de Ia recherche scientifique:
— Know why: c'est le domaine priviiegié de I'activité
scientifique; ii s'agit de mettre au jour et de formaliser les prin-
cipes et lois régissant les phénomènes naturels et sociaux. La
production et Ia reproduction de ce type de savoirs sont souvent
le fait d'institutions spécialisées, notamment universitaires, et
l'accès a ces savoirs n'est géneralement pas possible par simple
transmission d'informations. Ii exige une formation préalable de
sorte que l'entreprise qui cherche a les ne peut se
contenter de puiser dans une base de données externes ; die dolt
au moms organiser des systèmes de de ces
connaissances autour de vrais scientifiques.
— Know what: ii s'agit de Ia connaissance de faits et donc en

réalité d'informations sur.


Ce type de savoirs, qui peut porter sur n'importe quet champ,
est sécable et peut être transmis sous formes d'unités d'informa-
tions (bits), notamment par tous les nouveaux moyens de
communication. Dans certains secteurs ces informations consti-
tuent Ia base d'expertises ; dans d'autres, ii s'agit seulement de
138 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

matériaux pour construire des savoirs plus complexes. C'est le


domaine d'excellence de Ia codification et de Ia communication
multimedia; ii ouvre un grand champ d'activité économique
correspondant aussi aux procedures de normalisation, de standar-
disation et de contrôle de Ia qualité. Les entreprises innovatrices
peuvent done avoir un accès direct a cette connaissance. Encore
faut-il savoir faire le tn des informations compte tenu de leur
proliferation actuelle, de sorte que leur usage requiert le plus
souvent d'autres types de savoirs.
—Know how: ii s'agit ici d'aptitudes ou competences,
c'est-à-dire de la capacité d'accomplir certaines tâches. II faut noter
que cette definition ne limite pas le besoin de ce type de savoirs
uniquement au travail pratique de I'artisan ou de l'ouvrier,
cornme on I'a cru Iongtemps; des travaux récents montrent
combien ces savoirs sont égalernent importants dans des activités
aussi intellectuelles que celles des scientifiques ou des forma-
teurs. L'accumulation de ce type de connaissances prend du
temps, ce qui justifie une gestion des ressources humaines fina-
lisée par les projets de l'entreprise sur un horizon assez lointain.
— Know who : il s'agit ici d'un ensemble d'aptitudes diverses,

y compris celles que l'on peut qualifier de sociales; ceci


recouvre le fait de savoir qui salt quoi, qui fait quoi et qui sait
comment faire, c'est-à-dire l'inforniation sur les possibilités
d'acquerir les autres savoirs, mais aussi et surtout l'aptitude a Ia
cooperation dans Ia mesure celle-ci devient de plus en plus
importante dans un monde oii les capacités d'expertises très
pointues sont largement disséminées, et les structures partena-
riales et réticulaires paraissent de plus en plus efficaces. L'entre-
prise innovante doit participer a des réseaux extemes dont Ia clé
peut Iui étre fournie par des scientifiques ; elle dolt aussi souvent
s'organiser en interne pour valoriser ce type de connaissances.
Ces quatre types de connaissances se combinent aussi bien
dans Ia démarche scientifique que dans Ia démarche innovatrice,
mais probablement avec des pondérations différentes et des roles
différents: en ce qui conceme le scientifique, ii est clair que,
pour produire du know why, il a besoin d'informations cones-
pondant au know what et au know who, et d'aptitudes cones-
LE ROLE DES SCIENTJFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 139

pondant au know how. En outre, sa formation lui donne le role de


leader dans Ia production du know why, tout au moms dans sa
forme Ia plus abstraite et rationalisante ; par ailleurs, le processus
d'innovation par son caractère systdmique peut lui-même
générer des connaissances nouvelles de toute nature. C'est qu'en
effet tes processus d'apprentissage individuels et collectifs ne
sont ni strictement spécialisés par types d'acteurs, ni indépen-
dants les uns des autres ; its sont Ic plus souvent imbriqués dans
le temps et I'espace pour constituer Ia competence (au sens large)
des individus ou des organisations et ii ne s'agit en aucun cas
d'une simple exploitation d'un système d'information.
Le scientifique, lie a I'entreprise d'une façon ou d'une autre,
dans un projet d'innovation, est donc a Ia fois producteur,
consommateur et diffuseur des quatres types de savoirs
concernés dans le projet. En outre, Ia maItrise de chacun de ces
quatre types de savoirs ne procède pas d'une démarche unique.
Plusieurs types de savoirs mais aussi plusieurs voies entremêlées
d'acquisition de ces savoirs constituent un système dynamique
très complexe d'accu mutation et de diffusion de la connaissance
supposée utile pour l'économie. Remarquons notamment que Ic
know how, de plus en plus important pour toutes les compé-
tences, est accessible par Ia pratique (learning by doing), comme
on l'a reconnu depuis longtemps, mais peut-être aussi par le
learning by using et par le learning by interacting qui mettent en
relation les détenteurs des compétences principales avec les
usagers et les partenaires ou collegues. Les scientifiques ne sont
donc pas les seuls pourvoyeurs de connaissances.
Par ailleurs, le know who est appris grace aux pratiques
sociales. Traitant de Ia cooperation entre le monde de Ia
recherche et le monde de l'économie, it faut insister sur le fait
que, soit sous Ia forme de partenariats entre des individus ou des
collectifs appartenant a ces deux groupes, soit SOUS Ia forme
d'équipes de recherche créées en leur sein par les grandes entre-
prises, ces dernières se doiinent un moyen important d'avoir en
permanence un accès informel et immédiat aux réseaux d'experts
académiques, ce qui est crucial pour leur capacité d'innovation.
140 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

La connaissance ou competence d'une organisation est donc


constituée d'une combinaison singutière de ces quatre types de
savoirs mobilisés dans une visée stratégique, et qui procèdent
d ' apprentissages entremêlés, education in itiale et formation
pernianente mais aussi pratiques professionnelles et sociales
diverses.
Dans une evolution de l'ensernble de l'éconornie de plus en
plus immatérielle, complexe et rapide, on peut comprendre que
Ia mobilisation des formes d'apprentissages et de savoirs du
scientifique soit de plus en plus strategique.

L'inscription de I'action innovante comme de Ia déniarche


scientifique dans un processus historique et paradigmatique
L'analogie entre l'histoire d'un paradigme et le processus
d'innovation a été proposée par G. Dosi des 1982 pour signifier
le parallélisme des processus par lesquels, en science comme en
économie, se succèdent des réalisations originales (unprece-
dented) auxquelles se rallient les communautés concernées ; dans
le domaine scientifique comme dans le domaine économique,
chaque paradigme successif ouvre de nouvelles occasions de
recherche (par de nouveaux modèles, representations, instru-
ments) et d'innovations (grappes d'innovations) jusqu'au
moment oü, epuisés, its laissent la place a de nouveaux modèles,
technologies ou systèmes.
Le chercheur partage avec l'innovateur un environnenient
dont les caractéristiques peuvent se résumer en trois mots : incer-
titude, irréversibilité, contrainte de sentier. Cette similitude
devrait le reridre particulièrement apte a participer a l'ensemble
du processus.

Incertitude
Le chercheur comme l'innovateur ne découvrent pas Ic futur
comme s'ils déchiraient un voile; l'un et I'autre créent le futur
pour eux-mêmes et pour les autres ; ce faisant, us entretiennent Je
climat general d'incertitude radicale qui empêche les procedures
d'optimisation d'être efficaces a terme; Ia selection qui evince
LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 141

ceux qui ont fait les mauvais choix peut leur être favorable un
moment, mais ne leur garantit aucune sécuritd de leur position
relative. Dans leur pénode faste, us sont en effet les architectes
du nouveau paradigme et les destructeurs de l'ancien. S'ils se
laissent distancer par d'autres en s'enfermant dans des modèles
ou des projets obsoletes, us deviennent les victimes du principe
de selection qu'engendre Ia dynamique de Ia découverte et de
I'innovation. Its sont done I'un et l'autre soumis a Ia dialectique
du progrès des connaissances fondée sur Ia tension inevitable
entre approfondissement et changement, méme si les modalitds
de Ia selection qui s'exerce sur eux sont différentes.

Irréversibilité
La relation entre science et progrès est évidente voire tautolo-
gique puisque, comme le fait remarquer Kuhn, on reserve géné-
ralement le nom de science aux domaines oü ii y a progrès
evident des connaissances et de Ia maItrise du reel, de sorte que
l'on assimile généralement une science a une discipline cumu-
lative et que I'on peut retracer Ia trajectoire de cette science dans
le temps historique. Dans l'ordre économique, pour l'innovation,
l'irréversibilité ne tient pas uniquement au sens de Ia trajectoire
cognitive; elle correspond surtout au fait que le retour au statu
quo ante est voire infinirnent coCteux, lorsqu'il s'agit
notamment d'une innovation technologique importante. C'est le
coilt d'opportunité qui empêche le retouren arrière sauféventuel-
lement en cas de force majeure (guerre, blocus, etc.).

Dépendance du sentier
Si, dépassant le cadre de I'analyse du comportemént d'un
individu actif, chercheur ou innovateur, isolé dans ce contexte
d'incertitude, on essaie de rendre compte de Ia tension entre ce
comportement et le processus collectif d'interactions dans lequel
ii évolue, on peut mettre au jour, dans l'un et I'autre cas, des
effets de dependance du sentier, c'est-à-dire de polarisation des
choix sur une option, a partir d'un processus dynamique de
ralliement a cette option (qui n'est d'ailleurs pas forcément
142 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

optimale) ; cette option evince a terme les autres choix qui étaient
possibles au depart. On retrouve d'ailleurs, exacerbé ici, Ic
dilemme suggéré plus haut entre <<exploitation >>, et
<<exploration >>, c'est-à-dire entre les efforts tendus vers
I'amélioration de ce qui existe déjà et les efforts de recherche de
nouveautés incertaines.
P. A. David et D. Foray [1995] traitent essentiellement de Ia
dépendance du sentier dans le cas de I'avancée des technologies
mais les sources des rétroactions positives qu'ils citent pour
expliquer cette dynamique peuvent être facilement transposées
dans Ic champ scientifique apprentissage par l'usage, relations
interpersonnelles, externalités de réseau, rendement dynamique
d'échelle, etc. On peut insister tout particulièrement sur
I'évolution de l'organisation de Ia science en réseau international
— via Internet notamment — qui devrait accélérer encore ces effets

de polarisation et de << dCpendance du sentier>> en orientant peut-


être davantage qu'autrefois Ia science vers l'exploitation plutôt
que l'exploration.

Des visées, des modes d'évaluation


et des sanctions différents
La similitude des démarches intellectuelles (faire émerger du
nouveau en termes d'idées) et des organisations, de plus en plus
réticulaires pour les chercheurs et pour les innovateurs, ne doit
pas faire oublier que les modes d'évaluation et les sanctions sont
légitimement différents dans le monde scientifique et dans le
monde économique.
Les chercheurs ont pour mission essentielle de faire avancer
Ia connaissance pour elle-même et d'en faire profiter le reste du
monde, notamment les jeunes generations. Quelle que soit leur
méthode pour accomplir cette mission, recherche en laboratoires
publics et (ou) cooperation avec I'industrie, us ne peuvent être
évalués, dans leur carrière de chercheurs, que par leurs pairs, en
fonction de leur participation a cette mission et de Ia qualite
intrinsèque de leurs travaux. Malgré Ia tendance actuelle a
mélanger les genres, aucun marché ne peut assurer cette tâche
d'évaluation, sauf a sacrifier l'avancée des connaissances a des
LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 143

critères d'utilité marchande a court terme. En outre, cette final ltd


strictement cognitive donne fatalement un caractère international
et disciplinaire a leurs productions, a partir notamment de leurs
publications, qul a celles-ci le statut de bien public. On
salt combien le rapprochement science/industrie crée de
problèmes de propridtd intellectuelle a partir de cette tension
entre diffusion publique de Ia connaissance en emergence et
appropriation industrielle de ces produits cognitifs. C'est qu'en
effet I'dvaluation et Ia sanction des productions des innovateurs
par Ic marché sont au contraire des instruments essentiels de Ia
concurrence monopolistique consubstantielle a Ia dynamique de
l'innovation. Complice intellectuel des managers de l'inno-
vation, Ic scientifique est menace de schizophrénie lorsqu'il
s'agit de juger de sa < rdussite >>.

L'INSERTION DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS


D'INNOVATION: UNE DIALECTIQUE DELICATE
ENTRE SPECIFICITE ET IMPLICATION

Si, pour faire bref, on resume le processus d'innovation par Ia


ddmarche qui va de l'idée au marchd, ii ne faut pas cependant en
ddduire que Ia cooperation entre le scientifique et les autres
acteurs de cc processus est de type sdquentiel: le scientifique
penserait, puis l'industriel et le commercial mettraient en
Ic résultat de ses pensées.
En fait, Ia ddmarche innovatrice ne consiste pas, comme le
voudrait une problematique de stricte application de Ia science, a
simplement juxtaposer des étapes, comme si le chercheur
pouvait, en deus cx machina, dessiner le projet ideal dans tous ses
details, des l'dtape n° 0, laissant ensuite a des exdcutants, ingd-
nieurs, technologues, ouvriers, commerciaux, etc, Ic soin de
rdaliser l'objet nouveau.
II faut d'abord noter que la situation statutaire des chercheurs
par rapport a I'entreprise innovante peut être diverse. Selon les
secteurs, Ia taille des entreprises, les lieux, les institutions scien-
tifiques et leur politique de valorisation, entre autres détermi-
nants, les modes d'intervention des chercheurs dans les projets
144 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

d'innovation peuvent revêtir différents traits. Par ailleurs, un


chercheur scientifique peut parcourir sa vie professionnelle de
manière plus ou moms linéaire ; Ia formation a Ia recherche et par
Ia recherche, mêrne pour les docteurs, ne conduit pas uniquement
a Ia direction de recherche dans un laboratoire public ni a l'ensei-
gnement pour toute Ia vie.
Ainsi, I'observation des diverses situations de chercheurs
scientifiques participant a 1' innovation amène-t-elle a distinguer:
— chercheur qui, dans un laboratoire public de recherche,
le
participe, sous contrat (individuel on collectif) passé avec une on
des entreprises, a des projets précis d'innovation, dans leur défi-
nition et leur mise en
— le chercheur qui, dans un laboratoire industriel de
recherche, soil par sa recherche fondamentale, soit par sa
recherche finali see, nourrit directement et continuel lement
l'entreprise en connaissance scientifique, et ce a tous les stades
du processus si nécessaire (cas frequent dans les industries
fondées sur Ia biologie et Ia chimie);
— le chercheur qui, dans une entreprise, est le correspondant

scientifique, le a double qui instruit et


valorise le partenariat entreprise/recherche publique: fonction
d'autant plus importante que Ia production scientifique est
sophistiqude et rapidement dvolutive;
— Ic chercheur qui, a I'extérieur des entreprises, dans des

structures d'interrnédiation publiques ou privées, assume le


même role de << passeur de connaissances>> : fonction particuliè-
rement nécessaire pour les PME qui ne peuvent s'offrir de
traducteurs internes;
— enfin, le chercheur qui saute le pas et fonde son entreprise

en essayant de tirer un avantage concurrentiel de sa production


scientifique. On sait que son succès depend alors très largement
de sa capacite de faire équipe avec un manager et un cadre
commercial.
Dans tous ces cas pourtant très varies, le role du chercheur ne
peut se limiter a émettre une idée initiale pouvant s'appliquer a
un nouveau produit ou a un nouveau procédé; ii est en fait
conduit a participer tout au long du projet a une démarche inte-
LE ROLE DES SCIEFJTLFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 145

ractive et interdisciplinaire qui permet de ré-interroger les


sciences au fur et a mesure que le projet, par nature systémique,
pose de nouvelles questions. Simultanément, cette cooperation
avec d'autres acteurs, notamment les fonctionnels de I'entre-
prise, engendre pour les scientifiques des connaissances
nouvelles de tous ordres et aussi de nouveaux questionnements
pour nourrir leur recherche.
L'articulation de Ia science et de l'économie s'avère fina-
lement d' autant plus efficace que Ic jeu est coopératif et I' objectif
de type win win, même si les gains des uns sont essentiellement
d'ordre cognitif et ceux des autres principalement d'ordre écono-
mique. Oü qu'il soit, le chercheur apparaIt comme un acteur
essentiel, mais original, car Ic plus souvent hors hiérarchie; ii
n'est ni un prophète révélant Ia vérité a de laborieux ouvriers de
l'empirique, ni un puits de connaissances toutes prêtes qu'iI
convient d'exploiter au moindre coflt, voire de dérober.
Dans ces conditions, ii est difficile de tracer le portrait-robot
du scientifique participant au processus d'innovation. Au risque
de simplifier a l'extrême le problème, on peut cependant
distinguer deux figures polaires:
— celle du chercheur qui reste un élément, voire le directeur

d'une équipe de recherche, et dont Ia fonction ne peut donc se


confondre avec celle d'un entrepreneur. Même lorsqu'il travaille
a l'intérieur d'une grande entreprise ou au sein d'un groupe, sa
fonction est celle du chercheur; dans l'entreprise, ii participe le
plus souvent a une équipe de recherche dont le profil et les
objectifs sont définis par le <<cceur de compétences>> de
i'organisation; ii y assume, avec d'autres, le role de
.xproducteur>> et de <<traducteur>> de savoirs, et constitue une
sorte de << portail '>d'entrée dans les réseaux de Ia connaissance;
— celle du scientifique-entrepreneur qui crée sa propre entre-

prise, parfois Ii partir d'un laboratoire public, parfois a partir


d'une activité de recherche en entreprise débordant Ic cceur de
compétences de celle-ci. Franchissant délibérément le pas qui
sépare l'espace de Ia curiosité intellectuelle de l'espace de
l'économie marchande, it devient le porteur d'un projet de
conversion d'un objet scientifique en une valeur économique.
146 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

Dans son cas, la tension entre les deux finalités de son activitd est
particulièrement forte et beaucoup d'observateurs pensent que,
pour devenir un bon entrepreneur, ii faut renoncer a Ia culture et
aux objectifs propres a Ia science.

Le scientifique << producteur-traducteur de connaissances>>


dans les grandes firmes ou dans les groupes
Dans Jeur stratégie d'innovation, les grandes firmes sont
contraintes par leurs compétences actuelles mais aussi, et de
manière interdépendante, par les connaissances spécifiques dont
elles peuvent disposer dans l'avenir, c'est-à-dire par ce qu'elles
peuvent apprendre et exploiter a partir de ce qu'elles savent déjà.
Elles ont donc besoin d'une recherche certes large et pro-
spective, mais qui soit aussi orientde par leur sentier de develop-
pement. Les grandes organisations poursuivent donc des projets
qui correspondent a leur ceur de conipétences ; dies exploitent
des trajectoires technologiques specifiques pour lesquelles el les
doivent entretenir et développer leurs savoirs et, dans ce but,
constituent et entretiennent des équipes de recherche perma-
nentes et structurdes.
Cette activité scientifique des entreprises peut inclure de Ia
recherche de base, et Ia raison de cet apparent paradoxe est
donnée clairernent par Rosenberg: <<On peut considérer que la
performance de Ia recherche de base constitue une sorte de ticket
d'entrée pour pénétrer un rdseau d'informations. Celui-ci inciut
des flux d'informations diverses sans qu'elles solent distinguCes
ou classifiées en categories différentes selon qu'elles émanent
des travaux de base ou des applications. La très forte interactivité
du réseau permet d'embrasser les travaux en cours aussi bien
dans le domaine du développement que dans celui de Ia
recherche.>>
Même si les firmes qul entretiennent une vraie recherche de
base sont assez rares, ii faut bien voir que Ia nécessité permanente
d'être a Ia fois sur le front du progrès scientifique et d'enrichir
son de compétences spécifique fonde l'investissement en
ressources humaines scientifiques de toutes les grandes entre-
prises innovatrices. Des dquipes de recherche permanentes,
LE ROLE DES SCIENTIFIQLJES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 147

cultivant des routines qui sont souvent peu différentes de celles


des milieux scientifiques académiques et qui entretiennent
d'étrojtes relations avec ces dernières, occupent alors un role
central dans la definition de Ia stratégie d'innovation. Leur
fonction est multiple:
— pourvoir I'entreprise en connaissance scientifique (know

why);
— ouvrir une fenêtre sur le reste du monde scientifique et tech-

nologique (know what et know who);


— fournir l'expertise technique pour Ia mise en des
innovations (know how).
Les scientifiques peuvent alors être vus comme des << passeurs
ou traducteurs >> de connaissances ; un pied dans chaque monde,
celui des savoirs et celui des pratiques marchandes, its font
équipe avec les autres équipes chargées de Ia promotion de
l'innovation, particulièrement dans les services du produit ou les
services du marketing.
Plus précisément, dans Ia mesure oii il est reconnu que les
succès d'innovation ne dependent pas tant de ta robustesse des
résultats scientifiques que de Ia pertinence des processus organi-
sationnels dans lesquels les chercheurs sont impliqués, trois
types de fonctions sont assures par les équipes de R & D, afin de
répondre aux trois questions que doit se poser Ia firme:
— a Ia question << Quels sont les coiIts et les risques potentiels

de ne pas entrer ou de ne pas maItriser ce champ de


connaissance?>> correspond Ia fonction de construction de Ia
connaissance pertinente (knowledge building);
— a Ia question << Est-ce que le programme de recherche ouvre

des options sur un investissement rentable a terme ? >> correspond


l'expertise en matière de positionnement stratégique. A
I'interface de Ia construction de Ia connaissance et de l'investis-
sement, le role des chercheurs consiste a réduire I'incertitude
technique et a participer avec le marketing a des etudes de
viabilité marchande;
— a Ia question sont les coilts et les bénéf ices prévi-
sibles de ce projet colTespond Ia fonction d'ingénierie du
développement. Les scientifiques doivent réduire les incertitudes
148 CREATEuR, INVENTEUR El INNOVATEUR

inhérentes au développement de projets portant sur de nouveaux


produits, procddés ou services.
II faut noter que, dans tous ces roles, les scientifiques font
partie de collectifs de travail transversaux. L'analyse des organi-
sations actuelles montre en effet que Ia question de l'innovation
et de sa gestion ne peut plus être foca(isée uniquement sur
l'exploitation de Ia R & D. Trois dimensions du changement
doivent être intégrées: Ia technologie, le marché et l'organi-
sation.
Le scientifique intégrd a une entreprise participe donc a une
dynamique interdisciplinaire et multi-fonctionnelle selon un
processus interactif en plusieurs phases:
— phase de search: il s'agit de repérer les opportunitds
d'innovation qui, d'ailleurs, ne se situent pas seulernent dans le
champ scientifique et technologique
— phase de selection : ii s'agit de préciser queues sont parmi

ces opportunites celles qui confèrent a l'entreprise en question les


meilleures chances de se créer un avantage concurrentiel;
— phase d'alimentation de l'option choisie en ressources
financières, technologiques et humaines qu'il faut trouver soit a
l'intérieur de l'entreprise soit a l'extérieur
— phase de mise en euvre de l'option : de l'idée an produit (on

service ou processus)
— phase d'évaluation : ii s'agit de revoir tout le processus dans

sa marche vers le succès ou vers I'échec, pour en tirer des lecons


et accumuler des connaissances.
On imagine bien quel rOle essentiel jouent les scientifiques
dans Ia premiere et Ia dernière phase, mais cette approche
intuitive, qui tend a limiter leur influence a des temps privilégiés
et a une attitude d'observateur extérieur a Ia decision strategique
et managdriale, est insuffisante. En effet, des opportunités non
technologiques peuvent amener l'entreprise a interroger le scien-
tifique bien après la premiere phase: par exemple dans le cas
d'une opportunité ouverte par la perspective d'une réglemen-
tation antipollution.
— Dans toutes les phases du processus, des feed perma-
nents entre l'analyse et l'action, c'est-à-dire entre les chercheurs
LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 149

et les responsables du produit et du marketing, doivent être entre-


tenus, en particulier a propos du dialogue avec les utilisateurs
potentiels. Plus le produit ou le service est cornplexe, plus cette
implication permanente du scientifique est requise. Dans toutes
les phases et peut-être surtout dans Ia premiere et Ia dernière
ii domine Ia discussion en tant qu'expert, le scientifique ne doit
pas faire prdvaloir les critères purement scientifiques ou intellec-
tuels sur les considerations de marché ou de viabilité de l'organi-
sation (qui sont essentielles dans les phases 2, 3 et 4). C'est sur le
critère de I' avantage concurrentiel et non du beau produit scien-
tifique qu'on lui demande de participer a l'évaluation du projet.
Enfin, ii faut reconnaItre le caractère perturbateur pour I'orga-
nisation de l'intervention permanente des scientifiques ; bien que
reconnue par toutes les firmes modernes, Ia fonction recherche ne
peut manquer de créer des tensions entre deux logiques celle du
marché qui implique rapidité d'application, flexibilité aux
contraintes de rnarché et rentabilité a court terme, et qui invite
plutôt a Ia décentralisation, et celle de Ia recherche ou de Ia
connaissance qui, dans une perspective de long terme, légitime
des options incertaines qui ne peuvent être assumées que par les
stratèges de l'ensemble de l'organisation. Les chercheurs sont
d'ailleurs souvent, pour cette raison, classes hors hiérarchie.
Dans certains cas, cette tension est trop forte pour être compa-
tible avec les routines de I'entreprise miIre ; le cheminement de
I'idée au business ne va donc pouvoir prendre forme que par la
creation d'une nouvelle entreprise.

Le scientifique-entrepreneur ou Ic <<passage a l'acte>>


On peut identifier deux origines du <<passage a
d'entreprendre pour un chércheur.
Le premier cas est celui des chercheurs qui, ayant été recrutés
par une entreprise, imaginent de nouveaux <<business>> plus ou
moms étrangers au cceur de compétences de Ia firme en question,
et qui ne peuvent intégrer leurs projets dans le programme de
I'équipe de recherche officielle. Pour que le processus d'inno-
vation prenne forme, ii faut donc qu'ils établissentieur legitimité
afin d'obtenir les ressources humaines et financières nécessaires
150 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

a Ia conduite du projet jusqu'à son terme, c'est-à-dire qu'il


arrivent a convaincre les différents responsable stratégiques, a
I'intérieur même de l'entreprise. En fait, toutes ces barrières tant
financières que psychologiques rendent très difficile l'intra-
preneuriat par un scientifique, de sorte que ce genre de projet
pousse souvent ce dernier a sauter le pas en devenant vrairnent
entrepreneur autonome ; d'ailleurs, la grande entreprise peut l'y
aider de diverses rnanières car cette externalisation de ses risques
peut Iui permettre de ne pas perdre totalement le bénétice de Ia
competence innovatrice de ce chercheur.
Le deuxième cas, plus connu, est celui de Ia creation d'entre-
prises technologiquement innovantes par des chercheurs origi-
naires des laboratoires de recherche publics. En fait, ii existe
plusieurs types de creations d'entreprises innovantes et leurs
rapports avec les milieux scientifiques sont très diversifies, selon
les pays et les secteurs.
Si on ne traite ici que de celles qui ont été créées par un scien-
tifique venu directement du monde acadérnique (si même ii a
transité par une équipe de recherche d'entreprise), on voit
aisément que les problèmes rencontrés sont du même type que
ceux décrits plus haut a propos de l'intrapreneuriat: ii faut se
créer une légitimite économique et marchande, et drainer vers
son projet les ressources humaines et firiancières nécessaires a
son développement, c'est-à-dire qu'il faut changer de culture et
de comportement a l'egard de Ia connaissance. Le but n'est plus
d'être le premier a publier une découverte scientifique ; ii est de
se construire un avantage concurrentiel de coilt ou de différen-
ciation sur un marché le plus souvent international, et oü Ia cons-
truction de barrières a I'entrée des concurrents doit être une
preoccupation permanente. La veille technologique et I'inteUi-
gence économique dans leurs dimensions stratégiques doivent se
substituer a Ia culture de I'excellence scientifique.
Certes, le scientifique-entrepreneur a, par rapport au cher-
cheur d'entreprise, l'avantage d'être indépendant et de ne pas
être contraint par une trajectoire technologique precise; ii
souffre en revanche, au depart, d'une solitude incompatible avec
les impératifs d'une gestion de projet efficace (même s'il
LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 151

conserve le soutien scientifique de son laboratoire de recherche


originel). Pour completer ses propres compétences, ii doit en
priorité constituer autour de lui une capacité managériale et une
équipe de gestion qui partagent avec Iui Ia vision de son projet
tout en lui apportant les savoirs économiques complémentaires.
L'ensemble de ces contraintes est révdld par Ia difficulté que
rencontrent souvent les scientifiques-entrepreneurs pour établir
le business plan de leur entreprise dont us ne voient souvent que
l'aspect formel impose en quelque sorte par les financiers. En
fait, au-delà de son caractère normatif, le business plan a un role
capital établir un accord stratégique entre les fondateurs sur Ia
nature et le développement du projet. Un business plan typique
doit donc cornprendre un certain nombre de rubriques obliga-
toires, soigneusement élaborées:
— description de l'activité (nature et caractéristiques),

marches visés (taille, tendance et consommateurs spéci-


fiques),
situation de Ia concurrence,
ressources humaines physiques et financières,
— perspectives financières,

— conditions de viabilité,

— risques techniques et managériaux, et instruments de


gestion de ces risques,
— description du management.

C'est Ia coherence de ces rubriques qui va permettre d'attirer


des fonds extérieurs sur le projet. Or, le scientifique a tendance a
construire son business plan uniquement sur des considerations
techniques ; ii est donc très souvent pris dans un cercie vicieux.
Pour faire un business plan qui attire des ressources humaines
autant que financières, ii lui faut avoir constitué une bonne
équipe de management; mais, pour constituer celle-ci, ii lui
faudrait pouvoir presenter un projet credible au plan commercial,
qui, notamment, ne soit pas trop vulnerable en termes de
débouchés (utilisateurs potentiels trop peu nombreux ou trop
aléatoires).
En fait, il est rare que les scientifiques puissent se transformer
en entrepreneurs a part entière : us n'ont ni les mêmes logiques,
152 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

ni les mêmes horizons, ni les mêmes experiences. Toutes les


etudes empiriques sur ce type d'entreprises montrent que les
défal Ilances tiennent davantage aux carences managériales
qu'aux carences techniques. II n'est pas sCr, par exemple, que le
meilleur moyen, pour le scientifique-innovateur, de mener a bien
son projet soit de conserver Ia direction de l'entreprise au-delà de
Ia période de démarrage. 11 est donc essentiel pour le créateur
d'entreprise, avant même de chercher les ressources financières
autres que de proximité, de constituer une équipe pluridiscipli-
naire composée au moms de trois personnes: lui-même, un
manager et un spécialiste du marché.
En ternies de politique incitative, malgré une assez grande
méconnaissance des dynamiques précises de ce type d'entre-
prises (qui different beaucoup selon les secteurs), on peut
affirmer que Ies soutiens a Ia creation d'entreprises de type
science based devraient porter prioritairement sur la constitution
de ces capacités complémentaires ; en effet, les difficultés finan-
cières souvent évoquées comme contraintes decourageantes par
les scientifiques ne sont Ia plupart du temps que des consé-
quences de I'incompétence managériale de lajeune entreprise.

CONCLUSION

Toutes les observations montrent que, par des trajectoires


personnelles très variées, les scientifiques jouent un role de plus
en plus important dans les strategies d'innovation et donc dans Ia
dynamique globale actuelle de l'économie et de Ia société, elles-
mêmes de plus en plus tributaires du developpement des diverses
formes de savoirs. Cette evolution semble aujourd'hui irréver-
sible.
II convient donc de souligner qu'en contrepartie Ia responsa-
bilité des scientifiques, dans leur double role d'expert public et
d'expert privé, tend a s'élargir.
Au plan public de Ia politique et de l'ethique, le débat est déjà
engage depuis plusieurs décennies sur l'application du principe
de responsabilité qui impose que les scientifiques construisent
eux-mêmes et en connaissance de cause les instruments de
LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS 153

contrôle des ddveloppements non seulement scientifiques, mais


aussi sociaux et politiques de leurs savoirs.
Au plan privé des relations dconomiques, cette responsabilitd
est peut-être moms souvent mise en lumière. Or, les chercheurs,
par leur fonction de traducteur de connaissances a des fins écono-
miques (fonction que l'on retrouve aussi bien au du dispo-
sitif d' intelligence économique des grandes entreprises qu'au-
près des institutions financières, par exemple pour instruire les
dossiers de venture capital), ont une responsabilité croissante
dans l'orientation et la gdographie de l'dconomie, mais aussi
dans le type de competition entre les firmes et entre les nations.
Ce faisant, its participent de manière indirecte a des dynamiques
collectives dont us ne peuvent pas plus se désintdresser que des
consequences plus visibles (sur Ia sante par exemple) de telle ou
telle découverte. Le domaine des biotechnologies appliquées a
l'alimentation des humains et des animaux ouvre des horizons
infinis sur ce sujet.

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6

L'engagement des chercheurs vis-à-vis


de l'industrie et du marché:
normes et pratiques de recherche
dans les biotechnologies
Maurice Gassier

En 1942, le sociologue R. K. Merton propose une caractéri-


sation des normes culturelles de la comrnunauté scientifique qui
s'avèrent Jargement incompatibles avec celles du monde indus-
triel. L'opposition Ia plus évidente porte sur les normes d'appro-
priatlon des connaissances. Pour Merton, les scientifiques
partagent Ia norme du défini comme la
<<propriete commune des biens>> <<Les résultats de Ia science
sont le produit de la collaboration sociale et us sont transférés a
Ia communauté. us constituent un heritage commun dans tequel
La propriéte du producteur individuel est fortement limitée'. >> Le
statut de bien commun de Ia science et les normes de divulgation
partagées par les chercheurs sont antithétiques des normes en
vigueur dans J'industrie : <<Le communisme de Ia morale scien-
tifique est incompatible avec Ia definition de Ia technologie
comme une "propriété privée" dans une économie capitaliste.
Les écrits actuels sur Ia "frustration de Ia science" ne font que

I Dans son ouvrage Scientific Knowledge and its Social Proble,ns. J.-R. Ravetz
[19711 souligne egalenient Ia particularité de Ia propriété intelleccuelle attribuée aux cher-
cheurs, qui ne peut étre aliénée comme une propriété ordinaire. Du reste, cette appro-
priation, modérée ou faible, suppose Ia publication: La propriété advieni a l'existence
en devenant accessible a l'utilisation par d'autres >' (chapitre 8, p. 245).
156 CREATEIJR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

refléter ce conflit. >> II envisage plusieurs attitudes de Ia part des


scientifiques pour faire face a ce conflit: premièrement, des
scientifiques comme Einstein et Millikan ont déposé des brevets,
a titre défensif, pour preserver I'accessibilité de leurs travaux
<<Certains scientifiques ont entrepris de breveter leurs résultats
pour garantir leur mise a disposition pour l'usage public>>
deuxièmement, les chercheurs sont sollicités pour devenir des
entrepreneurs, autrement dit pour s'engager directement sur le
marché : <<Des scientifiques ont été presses de devenir des fonda-
teurs de nouvelles entreprises économiques>>; troisièmement,
certains scientifiques proposent de résoudre le conflit sur le statut
economique de Ia science par un changement de J'ordre social,
par instauration du socialisme >>.
En 1994, plusieurs spécialistes de Ia sociologie des sciences
et de l'économie de Ia recherche avancent Ia these d'un chan-
gement du mode de production des connaissances et d'une inté-
gration croissante de Ia science au marché [Gibbons et a!., I 994}.
La science n'est plus le domaine réservé des institutions acadé-
miques et des communautés scientifiques spécialisées, comme
dans le mode 1 de production du savoir. Dans le mode 2 qui
s'étend, Ia production des connaissances associe de plus en plus
étroitement découvertes, applications et usages. Elle est
largement distribuée entre des institutions hétérogenes, entre-
prises, universités, hôpitaux, sociétés de conseil, reliées en
réseaux ou all iées le temps d'un projet2. Les universités, naguère
classées parmi les <<institutions non économiques >>, participent
désormais a Ia dynamique de Ia competition. La connaissance a
un statut de plus en plus commercial3.

2. Cette hypothèse est egalement celle de M. callon [1992] qui analyse


irresistible montée des réseaux technico-economiques L'organisation écono-
:

mique, comme mode de coordination d'activités diversifiées inais complCmentaires,


s'Ctend au-delà du seul monde des entreprises. Les centres de recherche publics ou semi-
publics, les centies techniques. les bureaus d'Ctudes et d'ingénierie deviennent des
acteurs economiques apart entière, de méme que les pouvoirs publics...
3. Le chapitre 2 de l'ouvrage de Gibbons et a!. s'intitule The Markeiabilitv and
Co,n,nercialisation of Knowledge. II analyse l'expansion du marchë de Ia connaissance
et Ic caractère de plus en plus commercialisable de la science — et pas seulement de Ia
technologie >>.
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 157

Les normes des chercheurs changent aussi: les critères de


contrôle de la qualite de Ia science se diversifient (l'excellence
scientifique qui fonde lejugement des pairs est complétée par les
notions d'utilitd ou d'efficience de Ia connaissance pour des
usagers ou des marches varies) tandis que les universitaires sont
susceptibles d'adopter les normes d'appropriation qui sont celles
de l'industrie. Ce mélange des normes fait naItre des commu-
nautds hybrides [Gibbons eta!., 1994, p. 37]. Une des formes les
plus abouties de cette evolution est Ia figure du chercheur-entre-
preneur décrite par les dconomistes amdricains Zucker et Darby
[1997] dans le domaine des biotechnologies. Les star scientists
de Zucker et Darby sont doublement engages dans l'acaddmie et
sur le marché. us sont directement affiliés a l'entreprise ou
simplement lids a elle par des projets ou des publications
communes. Les chercheurs qui collaborent avec l'industrie sont
les plus productifs en termes de publications et de citations, et
leur productivité augmente pendant leur pdriode d'engagement
commercial.
Dans queue mesure cette evolution linéaire du mode I de
production des savoirs vers le mode 2 est-elle fondde ? La
science Ia plus rdcente voit-elle dmerger un modèle unique du
chercheur, en 1 'occurrence celui du chercheur-entrepreneur
fortement engage dans le monde marchand, ou fait-elle ressortir
Ia pluralitd des modes de production des savoirs et des registres
d'action des chercheurs, avec leurs cohérences?
Nous ddcrirons et nous analyserons ici l'dvolution et Ia varidtd
des normes et des pratiques des chercheurs en mobilisant des
matdriaux pris dans Ia biochimie et les biotechnologies au cours
des XIXe et XXe siècles. La premiere section, centrée sur les
figures de Pasteur et d'Ehrlich, montrera l'ancienneté de l'enga-
gement industriel des biochimistes ainsi que les normes qu'ils
adoptent en matière d'appropriation et de divulgation des
connaissances. La deuxième section, consacrde a Ia formation de
deux centres de recherche en biotechnologie a Ia fin des anndes
soixante a I'universitd technologique de Compiègne et a I'INSA
de Toulouse, révélera la manière dont les chercheurs dlaborent
des regles de cooperation et concoivent de nouvelles organisa-
158 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

tions pour interagir avec les industriels. La troisième section,


focalisée sur Ia recherche sur le génome humain dans les années
quatre-vingt-dix, analysera trois registres d'action des cher-
cheurs qui se situent a l'interface de Ia science, de Ia médecine et
du marché.

UN NOUVEAU MODE D'ENGAGEMENT DES CI-IERCHEURS?


BIOLOGISTES ET INDUSTRIELS A LA FIN DU XIXe
ET AU DEBUT DU XXe SIÈCLE : PASTEUR ET EHRLICH

Les pratiques d'enseignement et de recherche de Louis


Pasteur sont un exemple privilégie de la << science entreprise dans
le contexte des applications >>, pour reprendre le concept de
Gibbons et a!. Au point que les économistes Nelson et Romer
[1994] parlent de Pasteur like activities pour qualifier un mode
de production des savoirs qui associe Ia solution de problèmes
industriels et I' elaboration de connaissances fondamentales.
Ces interactions entre science et industrie sont d'abord lisibles
dans les extensions multiples du laboratoire de Pasteur dans le
monde agricole ou industriel. Par exemple, l'étude sur les a
soie, réalisée a Ia demande du ministre de I'Agriculture,
commence a partir de 1865 par l'instaUation d,'un laboratoire
rudimentaire dans les regions d'Elevage du ver a sole du sud-est
de Ia France, un des champs>> [Geison, 1995].
Entre 1866 et 1870, Pasteur quitte son laboratoire de Ia rue
d'Ulm pour s'y rendre a chaque campagne. Cette installation est
parfaitement hybride quant a ses activités et ses produits: c'est
un laboratoire de recherche qui isole des collections de
vers a soie pour les observer, les classer et identifier I'origine de
Ia maladie qui les frappe (ce travail alimente Ia réflexion de
Pasteur sur I'origine microbienne des pathologies) ; c'est un
laboratoire de développement qui met au point une nouvelle
méthode de selection des ceufs sains grace a l'usage du
microscope, méthode que Pasteur diffusera dans les elevages, en
France, en Italie et en Autriche; c'est un laboratoire pilote qui
fournit aux producteurs des ceufs sains pour leur élevage. Les
échanges avec les éieveurs sont dans les deux sens: Pasteur
L' ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 159

collecte auprès d'eux des échantillons pour l'expérirnentation et


ii les approvisionne en semences saines, ii leur dispense des
conseils pour l'application de sa méthode et ii en recoit des
comptes rendus de culture. Pasteur était au centre d'un réseau
technico-economique qui le reliait aux éleveurs de vers a soie,
aux soyeux lyonnais, a l'Académie des sciences, aux pouvoirs
publics4. Cette étude effectuée en relation étroite avec l'industrie
du ver a sole et le ministère de l'Agriculture obéissait a une obli-
gation particulière de publicité des résultats, afin de diffuser rapi-
dement les ameliorations possibles dans Ia profession5.
Si le laboratoire central essaime quelquefois a [a campagne, ii
accueille aussi dans ses murs des procédés et des milieux indus-
triels. Ainsi le laboratoire de Ia rue d'Ulm loge une
dans ses sous-sols. Pasteur organise ensuite Ia
translation des résultats du laboratoire vers l'industrie. II part
visiter les brasseries anglaises pour étudier l'applicabilité de son
procédé de production de levure pure de germes : <<Aujourd'hui
j'ai Pu commencer mes visites des brasseries de Londres dont
l'étendue est vraiment effrayante. Les procédés de fabrication
exigeront de ma part quelques nouvelles etudes afin de savoir
dans queue mesure exacte je puis leur appliquer mes idées6.>>
Enfin, pour le vaccin charbonneux, le laboratoire devient un
centre de production, puis essaime dans une nouvelle organi-
sation dédiée a Ia fabrication et a Ia commercialisation des
vaccins : II n'est donc pas étonnant que tes dernandes de vaccin
<<

charbonneux soient arrivées de toutes parts. Pour y satisfaire, il a


fallu installer, hors du laboratoire de I'ENS devenu insuffisant,
une petite industrie. De là, patient chaque jour pour tous les pays
du monde des tubes contenant les vaccins des deux degres, que le

4. << II passait ses soirees a dicter a sa femme des réponses a de lointains collabora-
teurs, des articles de polCrnique pour les journaux techniques, des communications scien-
tifiques pour les academies, et enfin son ouvrage sur les maladies du vera sole" [Dubos,
1995].
5. Ici au contraire, ii avait I'obligation de parler des qu'il avait trouvé quelque
chose, de provoquel le dCbat public et celui de Ia pratique industnelle sur toutes ses
découvertes de laboratoire Emile Duclaux, collaboratcur de Pasteur, cite par R. Dubos
[1995].
6. Cite par Pierre Darmon [1999].
160 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

laboratoire envoie franco aux agriculteurs au prix de dix centimes


pas dose destinée aux moutons et de vingt centimes pour les gros
animaux7.>> A partir de 1888, I'Institut Pasteur continue cette
hybridation entre laboratoire et maison de commerce [Moulin,
1993 ; Lowy, 1994]. B assure la production des vaccins puis des
serums en série, soit une gamme de nouveaux produits thérapeu-
tiques qui se developpe a côté de Ia production des médica-
ments8. Pasteur et les pastoriens sont en France les créateurs de
cette nouvelle industrie et de cc nouveau marché [Moulin, 1993].
La pratique de recherche de Pasteur est donc typique du mode 2
de production des savoirs de Gibbons et a!. On peut du reste
caractériser différentes formes d'engagement industriel de
Pasteur, depuis Ia simple observation des procédés d'usine pour
é(aborer un cours de chimie industrielle a Ia faculté des sciences
de Lilie, les recherches appliquées Iancées ala demande de I'Etat
ou a son initiative, Ia diffusion de nouveaux procédCs de fabri-
cation, le conseil et l'assistance aux agriculteurs et aux indus-
triels, Ic développement de nouveaux produits et Ia creation de
nouvelles sociétés (Ia société de vulgarisation du vaccin char-
bonneux fondée en 1886, Ia société d'application des méthodes
pastoriennes créée en 1896). Ces multiples circulations et hybri-
dations entre laboratoire et industrie ne manquent pas de poser
des problèmes de propriété des connaissances. Si Pasteur public
ses résultats dans des revues académiques ou techniques, ii est
engage dans des disputes sur Ia priorité de découverte ou
d'invention (par exemple sur les procédés de vinification) et II
utilise Ic secret de laboratoire ou le droit des brevets pour
protéger ses connaissances.
Les pratiques d'appropriation de Pasteur different scion le
secteur d' application, 1' industrie agroalimentai re ou Ic secteur

7. Cite par Salomont-Bayet (19861.


8. La mission de production de l'institut Pasteur est clairement exprimee par Pasteur
a propos du remede propose par Koch, finalement abandonné: Si le reméde de Koch
avait pu guérir Ia tuberculose qui fait (ant de victimes dans tous les pays du monde, nul
doute que les pouvoirs publics eussent demandé a 1' Institut Pasteur de preparer cc remède
en grande quantité. Nos Jaboratoires actuels auraient dQ s'agraiidir... conseil d'adminis-
tration de I' Institut Pasteur du 18 fCvrier 1891.
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 161

biomedical (Ce qui reflète Ia loi sur les brevets de 1844 qui
excluait les médicaments du champ de Ia brevetabilité).
Dans le secteur agroalimentaire, Pasteur a déposé six brevets,
qui ont été complétés par plusieurs certificats d'addition qui
développaient les procédés et en précisaient les conditions
d'application9. Ces brevets se réf'erent aux savoir-faire industriels
en vigueur, proposent de nouveaux procédés expérimentés en
laboratoire ou a plus grande échelle et font valoir les avantages
technico-économiques des nouvelles méthodes. Dans le brevet
sur Ia fabrication du vinaigre, Pasteur critique les méthodes
industrielles en vigueur (<< Les procédés d'acidification par
I'emploi des copeaux de hêtre reposent sur des idées theoriques
entièrement erronées10 >>), et ii met en avant les economies
resultant de l'application de La nouvelle invention <<Ce procédé
permettra de livrer, au prix de revient de dix centimes le litre, des
acides acétiques a 7 % ou 8 % d'acide. Son application n'a pas de
limites. On pourrait en I'espace de quelques jours, presque sans
frais de main-d'ceuvre ni d'installation, fabriquer des milliers
d'hectolitres d'acide acétique de force quelconque et presque
sans perte d'alcool. >> Le brevet sur Ia conservation des vms fait
état des conditions du commerce de detail des vi, qui occa-
sionne de nombreux transvasements qui sont a l'origine des alté-
rations. L'adoption du nouveau procéde est justifiée par sa
facilité et sa rapidité d'application, par la suppression de
plusieurs operations et par Ia preservation de Ia qualite du yin
(<<sans altérer Ia qualite du yin >>). Ces nouveaux procédés indus-
triels s'accompagnent de Ia production de savoirs scientifiques:
le brevet sur Ia conservation des vms fait référence a deux
communications a l'Académie des sciences et a une publication
dans une revue technique. Ii en va de même du brevet sur Ia

9. Le premier brevet porte sur sur un procédé de fermentation (1857), Ic second sur
un procédé de fabrication du vinaigre (1861), le troisième sur une méthode de conser-
vation des vms (1865) ; trois brevets concernent de nouveaux procédés de fabrication et
de conservation de Ia bière (deposes entre 1871 et 1873).
10. Certification d'addition 50359 du 12 dCcenibre 1861 au brevet pris Ic
9juillet 1861, fabrication du vinaigre Ct de I'acide acCique ', délivré a M. Louis
Pasteur, directeur des etudes scientifiques a I'Ecole normale de Paris.
162 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

bière: <<Ce procédé repose sur des données scientifiques


nouvelles que j'exposerai ailleurs et desquelles ii résulte que le
contact avec l'air entraIne les plus graves dommages dans Ia
fabrication de Ia bière.
usage Pasteur fait-il de ses brevets? Une premiere
Quel
réponse nous est fournie par une note des <<Etudes sur le
vinaigre et sur Ic yin >>, 1868: <<Comme ii arrive fréquemment
que des principes scientifiques, livrés a Ia publicité par leurs
auteurs, deviennent, entre les mains d'autrui, I'objet de brevets
d'invention par l'addition de dispositifs d'appareils ou de modi-
fications insignifiantes, j'ai pris antérieurement a ma communi-
cation du mois de février, d'après l'avis de personnes autorisées,
un brevet qui primerait tous ceux auxquels mon travail aurait Pu
donner lieu; et j'ajoute que je suis résolu des aujourd'hui a
laisser tomber cc brevet dans le doniaine public. >> Pasteur utilise
ici le droit des brevets a des fins défensives, pour enipêcher le
verrouillage d'une invention par des acteurs opportunistes et
pour preserver l'accessibilité de son procédé. En placant son
invention dans le domaine public, ii favorise sa diffusion dans Je
tissu industriel. Ii établ it son antériorité sur le procddé, mais
n'utilise pas le monopole d'exploitation que le brevet lui confère.
Qu'en est-il des autres brevets ? La protection du procédé de
fabrication de Ia bière mobilisa plusieurs brevets qui fureiit
étendus aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en italic. 11
semble que les brevets américains ne furent pas exploités
[Federico, 1937]. Si laplupart des brevets pastoriens furent deli-
bérément mis dans le domaine public, Ic brevet relatifà un filtre
bactérien pour Ia purification des eaux d'alimentation fut
exploité par une société créée a cet effet Ia société anonyme du
filtre Chamberland-système Pasteur La pratique de brevetage
de Pasteur fut controversée : Si OIl le louait pour avoir verse ses
brevets dans le domaine public, certains lui reprochaient de
breveter des connaissances scientifiques: <Dans Ia Semaine
politique du 8 avril 1873 [...} Ic rédacteur s'étonne que Pasteur
ait voulu faire breveter ses procédés pour Ia fabrication de Ia
bière. Et c'est le laboratoire de Ia rue d'UIm qui Iui sert de bras-
serie expérimentale. Nous ne comprenons pas ce concubinage de
L'ENC,AGEMENT DES CHERCHELJRS... 163

Iaspeculation et du patriotisme. Les principes ne sont pas breve-


tables. II n'y a que les applications qui le soient>> [Salomont-
Bayet, 19861.
Dans le domaine de Ia médecine animate, Pasteur utilisa non
pas le brevet mais le secret pour faire valoir l'originalité de ses
résultats vis-à-vis de ses compétiteurs et pour construire un
monopole industnel et commercial pour Ia fourniture des
vaccins. L'exemple le plus remarquable concerne le vacciri anti-
charbonneux. Si l'essai du vaccin fut public, Ia méthode de
preparation du vaccin n'a jamais ete divulguée par Pasteur
[Geison, 1995]. Ce secret s'explique tout d'abord par Ia volonté
de se démarquer de Ia methode d'un• competiteur, Toussaint, qui
a inspire les préparateurs de Pasteur. Ensuite, le laboratoire
pastorien s'est efforcé d'etablir un monopole de production.et de
diffusion des vaccins anti-charbonneux, et veilla soigneusement
a preserver le secret de fabrication. Des 1 881, immédiatement
après I'essai de Pouilly le Fort, Pasteur est assailli de demandes
de vaccins, en France et a I'etranger. Un grand proprietaire
hongrois demande a Pasteur l'autorisation d'effectuer un essai
public dans domaine. Un ministre lui demande
son
d'assister aux experiences de vaccination et a Ia
preparation du vaccin >>. Pasteur répond que la preparation du
vaccin ne peut être faite sur place, en Hongrie: prepa-
ration est assez simple en principe: je I'ai publiée dans les
comptes rendus de I'Academie des sciences de Paris. Mais, pour
en assurer toute Ia valeur, 11 faut beaucoup de temps et même de
depenses... Le temps manquera absolument a M. Thuillier —
l'envoyéde Pasteur sur place — pour se livrer a cette etude''.>>
La preparation doit être faite dans le laboratoire de Pasteur qui
dispose du savoir-faire necessaire.
L'exclusivite de Ia fabrication est justifiee par Ia difficulte de
la méthode de preparation, qui procède par essais successifs pour
tester l'attenuation progressive du microbe, et par le souci de La
qualite des vaccins qui conditionne le succès de leur adoption

I. Lettre au baron Kerneny, 4 octobre 1881. musëe pasteur.


164 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

<<En outre, permettez-moi de vous faire observer que par


prudence et afin de ne pas compromettre le succès d'une mdthode
a tout prendre delicate, je desire extrêmement que, pendant une
annde au moms, tout le vaccin qui sera utilisd par les éleveurs de
moutons et de bestiaux soit prépard par rnoi ou sous ma
surveillance immediate. >> 11 precise ensuite l'organisation indus-
trielle qu'il prdvoit pour produire et diffuser le vaccin: <<Je
m'occupe presentement d'installer une sorte de fabrique... au
printemps prochain, je pourrai expédier au Join des tubes remplis
de liquide vaccinal aux prix les plus modiques au prix de revient
près.>> Pasteur envisage enfin Ia creation d'un laboratoire en
Hongrie: je serais le premier a en assurer le succès par les
indications les plus prdcises. >> Les difficultds de conservation du
vaccin et Ia croissance du rnarché conduiront Pasteur a accepter
Ia creation de laboratoires a l'etranger. Le monopole commercial
du laboratoire pastorien fut assure par des contrats de concession
qui prevoyaient Ia division du travail suivante: le laboratoire
parisien prdparait les cultures du vaccin qui étaient expédiées au
laboratoire installé sur place, ce dernier ayant Ia charge de les
<<régénérer >> et de distribuer les doses vaccinales. Le laboratoire
local rendait compte de ses rdsultats et de ses difficultés, et solli-
citait l'autorisation de Paris pour toute modification.
La propriété de Pasteur sur le vaccin charbonneux fut
également protégée par le ddpôt d'une marque de fabrique, qui
est un moyen legal couramment utilisd par les pharmaciens a Ia
fin du XIXe siècle pour protéger les mCdicaments, alors non
brevetables. Pour résumer, le monopole de Pasteur sur Je vaccin
anti-charbonneux reposait sur Ia spécificité de son savoir-faire de
laboratoire, sur le secret maintenu sur Ia méthode de preparation
effectivement utilisée, sur des contrats de concession de ce
monopole a des laboratoires affihiés et sur Ia division du travail
entre le laboratoire parisien et Jes laboratoires locaux, et enfin sur
le recours au droit de Ia proprieté industrielle (marque de
fabrique).
Les pratiques d'appropriation des connaissances de Pasteur se
révèlent diversifiées et sophistiquées, qu'iI s'agisse de constituer
une bio-industrie et d'asseoir le monopole de son laboratoire et
L'ENGAGEMENT DES CI-IERCHEURS...

de son nom sur Ia commercialisation des vaccins anti-char-


bonneux ou de favoriser la diffusion de ses inventions dans le
tissu industriel (brevets pris puis verses dans le domaine public).
Pasteur est partagé entre l'académie et l'industrie, particuliè-
rement dans le domaine de Ia médecine. En témoigne Ia contro-
verse qui l'opposa a son collaborateur Duclaux sur Ia vocation de
l'Institut Pasteur. A deux reprises, Duclaux propose de déve-
lopper les activités industrielles de l'Institut Pasteur (en créant un
laboratoire destine a Ia fabrication et a Ia vente de Ia levure de
bière aux brasseurs, en regroupant les laboratoires producteurs
des vaccins, en fondant une école de brasserie). Pasteur s'oppose
a la production a grande échelle de levures pour les brasseurs:
<<M. Pasteur était d'accord avec M. Duclaux sur Ia possibilité de
fabriquer et de vendre aux brasseurs de petites quantités de
levures pures... mais ii combattait l'idée de Ia fabrication et de Ia
2
vente en grand, par kilos, de Ia levure de réaffirme Ia>>

finalité académique et biomédicale de l'Institut Pasteur:


Pasteur voit un grand peril a faire dévier l'lnstitut de son but
qui doit être purement et étroitement scientifique°.>
Pasteur n'est pas le seul représentant des Pasteur like acti-
vities. Au tournant du siècle, le biologiste Paul Ehrlich, prix
Nobel, coopéra intensément avec l'industrie pharmaceutique
allemande [Liebenau, 1990]. L'engagement industriel d'Ehrlich
differe en plusieurs points de celui de Pasteur. Premièrement,
I'Institut qu'il dirigeait était a la fois une unite de recherche
médicale et un bureau national de contrôle et de standardisation
auquel l'industrie envoyait ses serums pour qu'ils soient testes et
certifies. Deuxièniement, Ia division du travail entre laboratoire
et industrie était beaucoup plus achevée en Allemagne qu'en
France øü I'Institut Pasteur cumulait recherche et production, sur
un mode relativement artisanal. Troisièmement, les firmes de Ia
chimie et de Ia pharmacie en Allemagne se sont dotées très tot de
laboratoires d'essai ou de R & D qul entretenaient des liens régu-

12. Comptes rendus du conseil d'adininistration de I' Institut Pasteur, 19 févner 1891.
13. Conseil d'administration du 23 mars 1892.
166 CREATEUR, iNVENTEUR ET INNOVATEUR

hers avec hes chercheurs académiques. Les coopérations y étaient


davantage formalisées qu'en France. Des 1894 Ehrhich conclut
un contrat avec Hoechst quite met au service exciusif de Ia firme
pharmaceutique pour une durée de quinze années. Ehrlich est
quasiment intégré a Ia recherche industrietle: it echange avec
Hoechst des échantillons, des informations, des services. It
signale les opportunités de nouveaux produits, qui sont aussitôt
brevetés par l'entreprise. L'appropriation des travaux des cher-
cheurs par t'industrie estjustifiée par l'intérêt mutuel qui lie les
deux parties : Ehrhich avait besoin du soutien du laboratoire phar-
maceutique pour développer un vaste programme de recherche;
les brevets devaient être détenus et défendus par une organisation
puissante'4.

LES CHERCHEURS INVENTEURS l)E REGLES ET D'ORGANISATIONS


POUR INTERAGIR AVEC L' INDUSTRIE : LA CREATiON DE CENTRES
DE BIOTECHNOLOGIE A LA FIN DES ANNEES SOIXANTE
EN FRANCE

Les figures de Pasteur et d'Ehrlich nous ont montré des cher-


cheurs au de réseaux science-industrie, qui utilisent diffé-
rents outils de Ia propriété intellectuelte. L'idée d'une
communauté scientifique séparée de I'industrie et unifiée par une
norme générale de divulgation des connaissances telle que nous
Ia présente Merton parait donc tout a fait insuffisante pour décrire
Ia variété des pratiques de recherche. Les exemples qui suivent
vont nous montrer ha manière dont les chercheurs inventent de
nouveaux dispositifs pour coopérer avec I'industrie et formulent
des règtes d'appropriation de ha recherche qui ne se déduisent ni
de Ia seule norme de divulgation, ni du seul droit du brevet. En
même temps, us mettent en des disciplines au croisement
des sciences de l'ingenieur et de Ia biotogie.

14. En France, les entre i'institui Pasteur, mi-acadérnique, mi-indus-


triel, et des firmes pharmaceutiques moms équipées en R & D sont beaucoup plus problé-
matiques. Voir Liebenau et Robson 1991].
L'ENGAGEMENT DES C}IERCHEURS... 167

Que ce soit a Compiègne ou a Toulouse, les chercheurs fonda-


teurs des laboratoires de biotechnologie a Ia fin des années
soixante (1966-1968) associent d'emblée science, technologie et
industrie. Its inventent de nouveaux objets artificiels et biolo-
giques qui intéressent les industriels, its déposent des brevets et
its créent des associations de recherche sous contrat et de
transfert de technologie. Tout cela de manière simultanée.
Its mettent au point de nouveaux matériaux, tels que des
enzymes greffees sur des membranes de cellulose, sur du verre,
des briques ou des rafles de maIs, qui intéressent les entreprises
de fermentation. us brevettent teurs inventions, encourages par
1'Agence nationale pour Ia valorisation de l'innovation. Un
premier brevet est déposé en mars 1968 par l'équipe de
D. Thomas, qui sera complete par ptusieurs brevets d'application
et étendu en Allemagne et aux Etats-Unis. Au cours des années
soixante-dix, us concèdent plusieurs licences de brevet et passent
des contrats de recherche pour développer des capteurs enzynia-
tiques. Le laboratoire se lance dans te développement d'un
capteur biologique en cooperation étroite avec une société
d'instrumentation. Plusieurs prototypes sont construits et testes
chez les utilisateurs. En 1978, un contrat passé avec un industriel
prCvoit Ia fourniture de plusieurs centaines de membranes biolo-
giques par mois.
En même temps, Ia fabrication de ces objets biotechnolo-
giques débouche sur le renouvellernent des connaissances en
enzymologie (on découvre que t'enzyme introduite dans une
structure acquiert une << mémoire >>). Ces résuttats sont pubtiés
dans Nature et dans un ouvrage édité par le prix Nobel de chimie
I. Prigogine. Ces nouveltes entités ont une double valeur d' usage,
academique et industrietle: <<On a commence en greffant des
enzymes sur des supports pour les stabiliser, pour en faire des
modèles. II y avait encore des gens réputés a l'époque qui
disaient que l'on ne pouvait pas toucher chimiquement a une
enzyme sans ml faire perdre son activité... Tout de suite, on a
pense que ce que I'on faisait avait des implications théoriques et
méme extrêmement fondamentales, puisque cela revient a
étudier comment se créent les formes, des problèmes de struc-
168 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

tures dissipatives, et on a aussi tout de suite percu que c'était un


outil technologique que l'on mettait au point >> (directeur du labo-
ratoire de technologie enzymatique de l'université de
Compiegne). De plus, en greffant des enzymes sur des supports,
les chercheurs de Compiegne contribuaient a faire passer Ia
biologie d'une <<science de découverte>> a une <<science
: <<On faisait des objets avec du vivant mais arti-
ficiel. Et Ia seule vérité biologique admise ii y a vingt ans, c'était
Ia biologie science de découverte... Or, nous, on ne faisait pas
qu'une démarche de découverte, on créait des objets nouveaux>>
(directeur du laboratoire).
Outre l'usage des brevets, les chercheurs concoivent des orga-
nisations pour coopérer avec l'industrie, et cela des 1970.
L'équipe de Daniel Thomas, installée a l'hôpital de Rouen avant
de gagner l'Université technologique de Cornpiègne, fonde Ia
Société normande de chiniie biologique et medicate. Cette asso-
ciation a pour objet <<de développer la recherche biochimique et
de chimie physique pure et appliquée, de diffuser et de faire
connaItre le développement de cette branche scientifique dans Ia
region, d'intéresser les industriels et le public a ses développe-
ments possibles, d'aider et de subventionner des é.quipes de cher-
cheurs ou des chercheurs isolés dans ce doniaine; de collecter
des moyens permettant de rCaliser des programmes de recherche
biochimique pure et appliquée ; de favoriser les contacts avec les
équipes de recherche et tous milieux susceptibles d'utiliser les
résultats obtenus dans ce domaine >>. Au debut des années
soixante-dix, l'equipe de Daniel Thomas s'installe dans Ia toute
nouvelle université technologique de Compiègne qui ambitionne
de développer un nouveau type de recherche, Ia <<recherche
technologique >>, en interaction étroite avec I'industrie. La
démarche du laboratoire de Toulouse est tout a fait siniilaire:
fondé par des biologistes universitaires et des ingénieurs
chimistes, ii s'installe dans une école d'ingénieurs (l'INSA) pour
entreprendre des recherches appliquées et fondamentales sur les
reactions biologiques. II crée lui aussi une association de
recherche, I'<< Association pour le développement des recherches
des industries alimentaires Ct de fermentation >>, également en
L'ENGAGEMENT CHERCHEURS... 169

1970, et conclut de nombreux accords de recherche avec des


industriels dans le cadre des contrats DGRST'5.
Comparées aux collaborations industrielles de Pasteur, celles
des biochimistes de Compiegne et de Toulouse se singularisent
par Ia forte croissance des relations contractuelles'6, le develop-
pement des institutions de transfert de technologie a Ia périphérie
des institutions scientifTiques, 1' importance des politiques
publiques, nationales et européennes, qui incitent au rappro-
chement de l'université et de t'industrie.
Depuis Ia fin des années soixante, les chercheurs ont élaboré
des outils de cooperation qui visent a la fois a transférer leurs
résultats et a réguler les tensions entre bien public et bien privd.
us ont progressivement mis au point des formules de contrats, en
s'inspirant des contrats de Ia DGRST et en s'instruisant des
conflits rencontrés pour introduire des clauses de protection. Par
exemple, l'association de recherche sous contrat de Compiègne,
instruite par les difficultés de certains laboratoires face a des
entreprises qui revendiquaient une propriété manifestement trop
large, a inscrit des clauses d'antériorité des droits du laboratoire
sur les sujets qu'il a ddveloppds. Les chercheurs mettent au point
une série de pratiques de protection de leur patrimoine scienti-
fique.
Si les contrats passes avec l'industrie attribuent dans près de
neuf cas sur dix Ia propriété unique des résultats de Ia recherche,
les chercheurs s'arrangent pour limiter I'étendue de cette appro-
priation. En premier lieu, en faisant valoir l'antériorité de leur
acquis. Le transfert de propriété ne porte que sur les rdsultats de
Ia prestation tandis que le laboratoire reste propriétaire des
données antérieures. Si l'industriel souhaite accéder a ses

15. II faut id souligner le role de l'Etat dans les rapprochernents entre universitd et
industrie dans les soixante ci soixante-dix via les contrats DGRST et Ia creation
de I'ANVAR [Benghozi. 1982]. Rappelons-nous que, pour Pasteur, I'Etat a souventjoué
un role de dernandeur de recherche appliquee.
16. Entre 1968 et 1991, le laboratoire de technologie enzyrnatique de Compiegne a
conclu 62 contrats de recherche avec I'industrie tandis quc Ic centre de biotechnologie de
Toulouse en a conclu 84. Chaque laboratoire a collaboré avec 47 entreprises dans des
secteurs très diversifies — IAA, pharmadie, instrumentation, energie. Sur cc point, voir
Cassier [19961.
170 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

connaissances antérieures, ii devra négocier un nouveau contrat.


Cette protection est renforcée par les brevets pris sur les tech-
niques de base des laboratoires de Compiègne et de Toulouse,
ceci des I'origine de ces unites. us peuvent faire egalement valoir
leur anteriorité sur un sujet en déposant l'dtat de leurs connais-
sances chez un notaire ou en niontrant des carnets de laboratoire.
Outre ces mesures de protection, les chercheurs peuvent différer
Ia signature de contrats industriels sur un sujet trop neuf. us
attendront d'avoir engrangé suffisamrnent de résultats et de
publications pour négocier un accord. En second lieu, les cher-
cheurs s'efforcent de découper l'objet du contrat de manière a
limiter l'étendue des droits de l'industriel a un domaine d'appli-
cation bien défini. Ce faisant, us préservent leur autonomie sur le
sujet qu'ils peuvent développer librernent, dans le contexte
acadCmique ou en passant d'autres contrats de recherche avec des
entreprises. Enfin, les contrats peuvent définir un droit de
propriéte conditionnel pour l'industriel, qui sera suspendu en cas
de non-usage des résultats dans un délai donné. Une telle clause
de propriété a permis au laboratoire de technologie enzymatique
de I'UTC de réutiliser avec un nouveau partenaire industriel des
travaux réalisés tors d'un premier contrat, des lors que le premier
contractant s'était désengagd du sujet.
Les chercheurs utilisent dgalement une série de solutions pour
défendre leur droit de publication face aux revendications de confi-
dentialité des industriels. II s'agit en premier lieu de séparer les
données immédiatement publiables des données confidentielles
qui seront consignées dans un dossier technique secret. Seules les
connaissances les plus proches du milieu industriel seront main-
tenues confidentielles tandis que les données transposées dans un
milieu modèle de laboratoire seront publiées. Ce partage ne va pas
sans conflits Ia separation entre modèle de laboratoire et appli-
cation n'est pas toujours facile a établir. Ainsi les données sur Ia
structure des protélnes ont une valeur commerciale immediate des
lors qu'elles décrivent une protéine qui intéresse I'industrie phar-
niaceutique. Les industriels sont susceptibles de revendiquer une
protection par secret bien au-delà de leur doniaine d'application,
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 171

ne serait-ce que pour empêcher leurs concurrents d' accdder aux


connaissances disponibles.
En deuxième lieu, industriels et universitaires s'entendent
pour travailler en parallèle sur des matériels publics et des maté-
nets privés. Les chercheurs travaillent sur un materiel de
recherche sur lequel its ont la liberté de publier tandis que
l'industriel récupère des données transposables a son materiel
secret. En troisième lieu, les chercheurs négocient des délais de
publication les plus courts possible, afin de ne pas se faire
distancer dans Ia competition scientifique et afin de ne pas pdna-
user l'insertion professionnelle des étudiants. Des difficultés
peuvent survenir des lors que l'industriel entreprend de déposer
un brevet, ce qui signifie un allongement sensible des délais de
publication (ii demãnde alors un délai de dix-huit mois au lieu de
trois a six mois en regle genérale). En quatrième lieu, les cher-
cheurs marchandent leur droit de publication en s'appuyant sun le
fait que Ia plupart des contrats de recherche réalisés ne couvrent
pas l'ensemble des coats. L'entreprise ne s'acquittant que d'une
partie des cotits, elle ne peut prétendre a une appropriation
complete des résultats.
Les chercheurs de Compiègne et de Toulouse ont progressi-
vement ordonné leurs transactions avec l'industrie ils ont sépard
les contrats de recherche exploratoire, qui donnent gdnéralement
lieu a des theses, des prestations de recherche répétitives et des
projets d'innovations conduits jusqu'à l'industrialisation. A
Compiègne, Ia separation entre Ia recherche cooperative, d'une
part, et les projets d'innovations industrielles, d'autre part, a été
précipitée par les pertes financières enregistrées par I'association
de recherche sous contrat: << En 1979, l'association était bien
assise, elle commencait a avoir de Ia trésorerie, on s'est dit qu'on
pourrait faire nous-mêmes de Ia valorisation sur Ia trésorerie
genérale des contrats, faire nous-mêmes un prototype et essayer
de le vendre. Or, ces coups-là ont rate>> (directeur de I'asso-
ciation). Si bien qu'à Ia fin des années quatre-vingt, I'association
de recherche se recentre sur les <<recherches communes
université-industrie>> tandis qu'une société anonyme nouvel-
lement créée s'occupera des dossiers de developpement prdin-
172 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

dustriel et des prestations les plus marchandes (conseil


scientifique et services de gestion pour les petites sociétés créées
par les chercheurs). Les chercheurs et les institutions universi-
taires ont progressivement construit un marché concret de Ia
science et de Ia technologie, supporté par un continuum d'orga-
nisations qui va du plus academique au plus marchand.
Si les laboratoires de biotechnologie de Cornpiegne et de
Toulouse se sont développés en interaction étroite avec
I'industrie, les formes d'engagement (ou de désengagement) des
chercheurs vis-à-vis de l'industrie et du marché sont variées. On
peut observer dans chaque laboratoire un continuum de positions
dans un espace académie, industrie, marchd. Certains chercheurs
se tiennent a distance de l'industrie: us n'ont pas de collabora-
tions directes avec des entreprises et s'ils sont amenés a travailler
sur le sujet d'un contrat industriel, ils resteront sur Ia partie Ia
plus theorique de Ia recherche. Par exemple, deux chercheurs
CNRS de l'dquipe de biomathématique de Compiegne ont
travaillé sur un contrat passé avec le laboratoire de recherche
d'une grande société de traitement des eaux. Ils en ont tire un
modèle de reaction biologique qu'ils ont réutilisé par la suite.
Mais cette collaboration industrielle fut ponctuelle dans leur
programme de recherche. II n'en va pas de méme pour d'autres
chercheurs du laboratoire qui sont pleinement engages dans les
Pasteur like activities. Ceux-Ià sont susceptibles de contacter les
laboratoires de R & D de plusieurs entreprises pour définir un
programme de recherche technologique ou pour monter une
nouvelle équipe. us développent parfois leurs travaux dans des
milieux quasi industriels ou construisent des prototypes pré-
commercialisables, méme s'ils veillent a ne pas aller trop loin
dans Ia recherche industrielle. Ils publient dans les revues acadé-
miques et technologiques, et déposent des brevets. Enfin,
plusieurs chercheurs de Toulouse et de Compiègne se sont
engages beaucoup plus en avant dans l'industrie ou sur le marché
de Ia recherche, en gagnant un laboratoire industriel on en créant
une société de biotechnologie. Par exemple, un professeur de
l'INSA de Toulouse, qui avait développé des connaissances en
genie enzymatique, a décidé, au milieu des années quatre-vingt,
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 173

de créer une société privée de recherche dans cette spécialité. It


est devenu directeur scientifique de I'entreprise, qul vend de Ia
recherche sous contrat et qui a monte une unite de production
industrielle dans Ia region. Ii partage aujourd'hui son temps entre
Ia direction scientifique de l'entreprise et Paul-
Sabatier ii dirige le centre de biotechnologie.

LA PLURALITE DES REGISTRES D'ACTION DES CHERCHEURS,


ENTRE BIEN PUBLiC ET BIEN PRIVE: LA RECHERCHEGENOMIQUE
ET LA GENETIQUE DU CANCER DU SEIN

La gdnétique du cancer du sein eSt emblematique de Ia dyna-


mique d'integration de Ia science et du marchd [Cassier et
Gaudillière, 2000]. Si les premieres recherches pour et
identifier les genes de predisposition au cancer du sein se sont
déroulées dans le cadre des institutions académiques et cliniques,
elles out très vite suscité l'intérêt du capital risque et des grands
laboratoires pharmaceutiques, A peine Ic premier gene de
susceptibilité est-il localisé en décembre 1990 par une cher-
cheuse de l'université de Berkeley, Marie-Claire King, qu'un
chercheur de l'université de l'lJtah, Mark Skolnick, fonde une
start up de génomique dans le parc scientifique attenant a
l'université, en 1991. Eli Lilly passe aussitôt un contrat de
recherche avec Ia sociétd fondée par Skolnick, Myriad Genetics,
pour financer Ia chasse au gene. Celle-ci se termine par le dépôt
de multiples brevets concurrents qui émanent des sociétés de
génomique, des universités et d'une fondation pour Ia recherche
contre Ic cancer (The Cancer Research Campaign en Grande-
Bretagne). Bien que Ia polarité du marchd soit très forte, on peut
caractériser plusieurs registres d' action des chercheurs.
Le premier registre est celui des chercheurs qui sont attaches
a Ia science en tant que <<bien public>> ou <<bien commun pour
les patients >>. Aux Etats-Unis, dans Ic domaine de la génomique
et du cancer du scm, on peut retenir Les profits de Francis Collins,
directeur du programme national américain sur le génome
humain, et de Marie-Claire King, qui proposa la premiere locali-
sation d'un gene de predisposition au cancer du sein, BRCA1.
174 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

Ces deux scientifiques ont coopéré au debut des années quatre-


vingt-dix au sein d'un consortium académique pour identifier et
séquencerle premier gene de predisposition au cancerdu sein. us
étaient alors en concurrence avec Myriad Genetics. Marie-Claire
King offrant sa collection d'ADN et ses connaissances sur Ia
génétique du cancer du sein, Francis Collins apportant la puis-
sance de séquençage de son centre de gCnomique. Après Ia
premiere localisation du gene qu'elIe eQt proposée en 1990,
Marie-Claire King fut contactée par des laboratoires pharmaceu-
tiques. Elle refusa toutefois de s'engager dans Ia creation d'une
société dédiée a Ia génCtique du cancer du sein. Elle ne croyait
pas a I'émergence d'un veritable marché des tests génétiques,
l'essentiel restant pour elle de découvrir Ia fonction biologique
du gene pour envisager des solutions therapeutiques a offrir aux
patientes. Elle dénonça même opportunisme des sociétés de
biotechnologie qui précipitaient l'ouverture d'un marché des
tests génétiques en I'absence de connaissances scientifiques
suffisantes sur ces genes.
Marie-Claire King fut pressée par les NiH de déposer des
brevets sur les mutations du gene BRCAI qu'elle avait identi-
flees, pour ne pas laisser le champ libre a Myriad Genetics. Dc
fait, elle est co-inventrice de deux brevets déposés par
l'université de Californie et I'université de Washington. Après
qu'elle eut perdu Ia course au gene BRCAI face a Myriad
Genetics, elle développa a l'université un programme de
recherche sur la fonction biologique du gene BRCAI, fonction
qul n'est d'ailleurs toujours pas établie. File participe également
aux réfiexions sur l'usage de Ia génétique dans le cadre de
l'American Society of Human Genetics et elle est très attachée a
i'intervention des associations de patientes pour améliorer Ia
mise a disposition et I'encadrement legal des tests gCnétiques.
Son collègue Francis Collins joue un role de premier plan dans la
sphere publique de la recherche, et cela de plusieurs manières.
Dans le domaine du cancer du sein, it fut réservé quant a Ia mise
sur ie marché des tests génétiques au milieu des années quatre-
vingt-dix et se déclara partisan d'un meilleur encadrement
medical de ces tests, compte tenu de i'écart existant entre Ia four-
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 175

niture de I'information gdnétique et les possibilités de prise en


charge médicale des porteurs d'une mutation. II recommandait Ia
fourniture des tests dans le cadre d' un protocole de recherche
autorisé par un comité d'agrément. Ii participa avec Marie-Claire
King a Ia redaction des guidelines de l'American Society of
Human Genetics sur les tests des genes BRCAI et 2, qui furent
publiéesen 1994.
Outre cette activité d'expertise et de regulation relative a
l'usage social de Ia génétique, Francis Collins dirige depuis 1993
le programme de séquencage du génome humain des NIH. Une
veritable course de vitesse oppose le secteur public et le secteur
privé dans ce domaine, le second gardant l'information secrete et
ddposant des brevets sur les sequences potentiellement intdres-
santes tandis que le premier verse ses données sur Internet dans
les vingt-quatre heures qui suivent leur assemblage. Francis
Collins defend une politique de diffusion immediate de Ia
sequence dans le domaine public. II commentait ainsi Ia prise de
position de Tony Blair et de Bill Clinton en faveur de Ia divul-
gation complete de Ia sequence du génome humain: Afin
d'assurer Ia disponibilité de cette information pour les cher-
cheurs, pour leur permettre de developper une nouvelle géné-
ration de diagnostics, de traitements thérapeutiques et de
strategies preventives, cette connaissance fondamentale dolt être
placee dans Ic domaine public afin que tout le monde puisse
l'utiliser librement. J'applaudis Ic Premier ministre et Ic
président de recommander l'accès immédiat et libre a Ia sequence
du génome humain > La sequence étant une connaissance qui
est encore très en amont, sur laquelle on salt peu de chose, ii
importe de Ia placer dans le domaine public pour que tous les
chercheurs qui ont des idées puissent y accéder immédiatement.
La prise de droits exclusifs sur une telle connaissance ne pourrait
qu'entraver Ia recherche et les innovations. Son argumentation se
révèle assez proche de celle de Dasgupta et David [1994], sur

17. Conference de presse donnée avec Neal Lane, directeur du Bureau dU président
pour Ia science et Ia technologie, 14 mars 2000.
176 CREATEUR, ET INNOVATEUR

l'open science. Collins envisage une complémentarité entre le


secteur public, fournisseur de données brutes, et le secteur privé,
qui pourrait ajouter de Ia valeur a la sequence en décelant sa
fonction biologique.
Le second registre d'action est très different puisqu'il
s'incarne dans Ia trajectoire d'un chercheur-entrepreneur, Mark
Skolnick. Skolnick est a l'origine un géndticien des populations
et un informaticien (ii menait ses travaux dans le département
d'informatique médicale de l'université de l'Utah). Après des
travaux de genétique des populations dans une vallée des Alpes
italiennes, il gagne l'Utah en 1974 pour exploiter les données
familiales enregistrees ala Société généalogique de l'Utah sur les
descendants des pionniers. II participe aux premiers développe-
ments de Ia génomique (il est l'un des inventeurs d'une technique
de marquage du génome) et il oriente ses travaux vers Ia carto-
graphie gdnétique d'un certain nombre de maladies. L'utilisation
des genealogies des mormons, qui sont de très grande taille, est
un atout pour identifier ces genes. Ii decide en 1991 de mobiliser
des fonds privés et de créer une société de génomique pour
changer I'échelle de ses recherches. La vocation de Myriad
Genetics sera d'identifier des genes de predisposition a des
maladies, de développer et de commercialiser les tests gCnétiques
afférents et de vendre aux laboratoires pharmaceutiques les droits
des applications thdrapeutiques dérivées de ces genes.
Myriad Genetics passe des accords de recherche avec
plusieurs firmes pharmaceutiques sur des pathologies variées
(cancers, maladies cardio-vasculaires, obésité, asthme,
depression, etc.). En 1995, elle investit pour construire une usine
a tests a proximité immediate de ses Iaboratoires de recherche.
Cette plate-forme de séquençage devrait permettre d'offrir une
large panoplie de tests, celle de Ia <<médecine predictive et
personnelle >> dont Myriad fait Ia promotion. Les tests des genes
BRCA sont commercialisés en 1996. En 1999, les premiers tests
génétiques pour les maladies cardiovasculaires sont proposes. En
1999, la société realise un cinquième de son chiffre d'affaires
avec Ia vente des tests génétiques, le reste étant fourni par Ies
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 177

contrats de recherche conclus avec les laboratoires pharmaceu-


tiques. Myriad Genetics compte actuellement 285 salaries.
Mark Skolnick reprdsente le profit type du chercheur-entre-
preneur. II s'est attaché a valoriser ses connaissances en géné-
tique des populations sur le marchd financier, a crder un marchd
privé de Ia recherche sur les genes de predisposition aux
maladies, a construire un marché de Ia médecme predictive. Pour
Skolnick, Ia privatisation de Ia recherche et I'extension de Ia
sphere marchande dans le domaine de Ia géndtique medicate vont
de pair avec l'amélioration du bien-être social. La possibilité de
breveter les genes attire les investissements privés qui accélé-
reront Ies innovations médicales. Ii souligne Ia complémentarité
de l'université et des sociétés privdes de biotechnologie qui
réalisent près de Ia moitié de Ia recherche génétique aux Etats-
Unis. La start-up coopère régulièrement avec I'université locale:
les équipes universitaires qui disposent de Ia base de donndes sur
les families des mormons se chargent de Ia selection des families
a étudier et de la coilecte des échantillons d'ADN tandis que
Myriad s'attache a localiser et a sequencer les genes. Skolnick et
Myriad Genetics s'inscrivent dans le système de recherche
propose par Gibbons et al. dans lequel La science est de plus en
plus intégrée au marché. Toutefois, cette symbiose entre
université et industrie ne doit pas masquer ies possibilitds de
conflits touchant aux restrictions de publication ou aux exclusi-
vitds demandées par Myriad, problèmes qui sont dvoqués par des
universitaires qui ont coliabord avec eiIe'8.
Le troisième registre d'action que nous analyserons est celui
des cliniciens-chercheurs, principalement en France et secondai-
rement aux Etats-Unis. us ont une activité hybride qui associe Ia
recherche en génétique humaine (Ia recherche de genes de prddis-
position ou les etudes épidémioiogiques sur les families a haut
risque de cancer), le développement de techniques de tests (us
produisent des tests en routine pour les patients), le conseil

18. Cf. I'article du Guardian du IS décembre 1999 relatant le conflit entre Myriad
Genetics Ct Barbara Weber, généticienne a I'universitë de Pennsylvanie, du
conseil scientifique de Myriad.
178 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

génétique pour les patients et leurs families. Leur activité se


déroule dans un contexte académique et medical, a i'écart du
marché. Leur pratique de recherche s' inscrit généralement dans
un cadre collaboratif (groupe Genetique et Cancer de Ia Ligue
contre le cancer, consortium international sur le cancer du sein,
programmes européens). Les connaissances et les techniques
qu'iis developpent ne sont pas des objets de valorisation
marchande, mais des valeurs d'usage médicales, a appliquer aux
patients. Leur activité se déroule dans un cadre non marchand:
its sont aides par Ia Ligue contre le cancer et les programmes de
recherche publique, les tests qu'ils fournissent sont finances par
des fonds de recherche. us n'ont pas de culture de propriété
industrielle et les seules relations qu'ils aient avec i'industrie
sont des echanges de techniques et de services (us proposent de
tester les nouvelles techniques mises au point par les firmes, en
contrepartie de quoi ils récupèrent les résultats obtenus sur leurs
échantillons). us sont attaches a Ia fourniture des tests dans un
cadre clinique : c'est Ia consultation de génétique qui dolt jouer
un role primordial pour Ia selection des patientes et des families
a risque a qui on proposera un test génétique, et non le marché
libre des tests. us ont une importante activité de regulation pour
encadrer l'usage des tests. Ces cliniciens sont hostiles au
brevetage des genes et sont favorables a une regulation publique
de l'appropriation et des usages de Ia génétique'9.

CoNcLusioN

Premier enseignement, l'engagement industriel ou commer-


cial des chercheurs est au moms aussi ancien que Pasteur ou
Ehrlich. Cela ne signifie pas que les relations entre science,
industrie et marché n'évoluent pas. En attestent Ia croissance des

19.La question de Ia brevetabilité, non pas du génome mais des applications de


faites sur les liens entre genes et maladies, est un enjeu majeur. Tant au
niveau des assurances qu'au niveau de Ia brevetabilité, les choix qui seront faits dépen-
dront de I'arrière-plan ideologique: Iibéralisme ou [Stoppa-Lyonnet,
Blandy, Eisinger, 1997].
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 179

collaborations contractuelles entres firmes et laboratoires ou plus


récemment Ia place nouvelle des marches financiers et des
brevets dans Ia recherche sur le génome humain. On ne peut donc
se satisfaire du schema linéaire qui fait succéder le mode 2 au
mode I de production des savoirs, même s'il présente l'intérêt de
résumer I'évolution récente des pratiques de recherche et des
institutions scientifiques. Pas plus qu'on ne peut se satisfaire de
I'image produite par Merton d'une communauté scientifique
isolée qui s'efforce de se maintenir a distance de l'industrie.
Le second enseignement porte sur les normes d'action des
chercheurs. Si Merton souligne justement le conflit entre deux
logiques d'appropriation et d'usage des connaissances, celle du
bien public et celle du bien privé, ii définit une structure
normative de Ia science qui elude la réalité des pratiques de
recherche et Ia diversitd des engagements. Pour Merton, les cher-
cheurs adoptent les normes culturelles de leur communautd, en
l'occurrence cel(es du bien commun, qui sont transmises sous
forme de prescriptions, de préférences ou de permissions. Or
I'observation des pratiques des chercheurs qui se situent a
I'interface de l'académie et du marché montre Ia variété des
outils et des normes de propriete qu'ils utilisent ainsi que les
processus d'interprétation, d'adaptation et d'invention de ces
normes. Les normes d'appropriation étant mobilisées, ajustées,
redéfinies dans des actions de recherche situées relativement a
des objets concrets. Les chercheurs qui travaillent dans le
contexte des applications sont conduits a gérer différents niveaux
de publicité et d'accessibilité de leurs travaux, effire bien privé et
bien public. Si Pasteur verse les brevets qu'iI ddtient sur le
vinaigre et le yin dans le domaine public, il s'efforce de preserver
le monopole tant scientifique que commercial qu'il possède sur
le vaccin charbonneux. Les chercheurs des centres de biotechno-
logie de Compiegne et de Toulouse ndgocient avec les industriels
différents compromis entre divulgation et protection des
résultats. us distinguent les contrats de recherche les plus acadé-
miques, sur lesquels ils revendiquent un droit de publication, des
prestations les plus marchandes et les plus finalisdes sur
lesquelles Ia propriété des industriels sera plus étendue. Quant
180 CREATEUR, INVENTEUR ET tNNOVATEUR

aux chercheurs qui participent a Ia recherche génomique, us


débattent du statut économique des genes et des frontières a
tracer entre le domaine public et le domaine privé de la science.
II s'agit a chaque fois pour les chercheurs, sur chaque nouvel
objet, de delimiter ce qui relève du bien public ou du bien privé.
Le troisième enseignement touche a Ia variété et a Ia cohé-
rence socio-économique des positions des chercheurs dans un
espace qui relie science, technologie et rnarché. On a identiflé
plusieurs degres d'engagement ou de desengagement des cher-
cheurs, depuis ceux qui se tiennent a distance du marché, ceux
qui développent leurs travaux a travers des coopérations indus-
trielles, ceux qui passent dans le secteur privé de Ia recherche,
start-up ou laboratoire de R & D d'une grande firme20. Ces diffé-
rents registres d'action renvoient chacun d'eux a une certaine
conception de l'économie de Ia recherche. Les premiers
défendent l'étendue de Ia sphere publique de Ia recherche, et
notamment I' accessibil ité des connaissances qu' us produi sent et
une certaine autonomie d'investigation et d'expertise. Les
seconds, engages dans les Pasteur like activities, mettent I 'accent
sur les processus de creation scientifique et d'apprentissage
mutuel qui Iient laboratoires et firmes industrielles. Les troi-
sièmes justifient leur action par I'efficacitd de Ia propridte privée
•et de l'échange sur le marché pour développer Ia recherche et les
innovations. L'identification de ces différents modes d'enga-
gement et de leurs justifications économiques permet de dépasser
Ia sociologie mertonienne des sciences qui représente I'activité
des chercheurs au sein d'une institution scientifique homogene
gouvernée par des normes d'une grande originalité. Elle montre
dgalement les limites d'une sociologie des réseaux science-tech-
nologie-marchd qui conclut a I'effacement des frontières entre
l'appropriation publique et I'appropriation privée [Gibbons et
al., 1994, p. 164], et qui occulte les conflits et les problèmes de

20. On retrouve les trois modes de production de Ia science par Nelson et


Romer [1994], qui distinguent les Bohr like activities, a distance des applications, les
Pasteur like activities, soit Ia science dans Ic contexte des applications, ci les Edison like
activities, soit Ia science et Ia technologie dans Ia sphere commerciale.
L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS 181

regulation qui se posent aux chercheurs et a la soclété pour main-


tenir un equilibre entre ces différents modes de production et
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7

Réseaux et capacité collective


d'innovation l'exemple du brainstorming
et de sa discipline sociale
Emmanuel Lazega

II n'est pas rare de trouver des theories sur l'importance des


réseaux sociaux pour Ia capacité individuelle d'innovation'. On
peut considérer, par exemple, un fort score de central ité et un fort
score d' autonomie dans les réseaux intra-organisationnels
comme un indicateur de cette capacité: un acteur central peut
avoir davantage qu'un acteur marginal accès aux informations
nécessaires pour proposer une solution innovante a des
problèmes récurrents. Un acteur autonome peut avoir davantage
d'opportunités qu'un acteur trés contraint de créer des coalitions
capables de promouvoir un tel changement. II est plus rare, en
revanche, de trouver des theories sur l'importance des structures
relationnelles pour Ia capacité collective d'innover.
Dans les ensembles organisés, Ia participation a I'action
collective — par exemple dans le travail en équipe, dans Ia délibé-
ration sur les regles a adopter, dans Ia misc en ceuvre des accords
— requiert des échanges de toutes sortes de ressources [Crozier et

Friedberg, 1977; Lazega, 1999a; Lazega et Pattison, 1999;


Lindenberg, 19971. Ces ressources comprennent tous les moyens
utiles a des fins individuelles et collectives, comme par exemple

I. Voir Ibarra [1989] pour une des premieres approches utilisant l'analyse de réscaux
sociaux dans ce doinaine.
184 CREATEUR. INVENTEUR ET INNOVATEUR

l'information, Ia bonne volonté des collegues, le conseil, parfois


le soutien émotionnel. D'un point de vue structural, ceci conduit
a l'hypothèse que, pour participer a des efforts collectifs d'inno-
vation, les membres doivent compter sur l'existence, dans leurs
réseaux de relations, de sous-structures relationnelles (uniplexes
ou multiplexes2) dont le role est de les aider a cooperer et a
echanger de rnanière réguliere et adaptée a leur objectif d'inno-
vation en commun. Cette aide intervient notamment au moment
d'entrer dans les de [Sutton et Flargadon,
1996] nécessaires a leur motivation, et pour garder le contrôle de
ces enchères. En d'autres termes, a Ia fois pour cultiver et pour
atténuer Ia concurrence de statut entre collegues participant a Ia
recherche de solutions nouvelles a des problèmes nouveaux ou
récurrents.
Pour tester cette hypothèse sur Ia relation entre innovation et
statuE social dans l'organisation, on représente ce travail collectif
d'innovation comme une forme de brainstorming, et ce dernier
comme un mécanisnie social soutenu par Ia presence de ces sous-
structures particulières. A son tour, le fonctionnement de ce
mécanisme peur être considéré comme un atout collectif, une
composante du de gouvernance> ou du capital social
de l'organisation3 [Coleman, 1990; Leenders et Gabbay, 1999;
Lazega et Pattison, 2001]. Notre travail s'appuie sur l'étude de
réseaux d'un cabinet d'avocats d'affaires, une organisation collé-
giale, dite knowledge-intensive [Waters, 1989; Lazega, 1999b],
dans laquelle différentes formes de brainstorming informel sont
couramment pratiquées. Comme le suggère l'analyse des rela-
tions complexes entre experts [Alter, 1996, 2000; Gadrey,
1996; Gallouj, 1991, 1994; Gallouj et Weinstein, 1997;

2. La multiplexité renvoie a l'existence de plusieurs types de relations entre deux


personnes ou plus, et par consequent a l'idée que différents types de jessources sont trans-
férés ou échanges entre elles [Wasserman et Faust, (9941 pour rendre possible la
production en common.
3. Cette conception du capital social de I'organisation s'inscrit dans une tradition
sociologique qui s'inléresSe aux mCcanismes sociaux sous-tendant l'activitC économique,
a commencer par Durkheini et Weber, et maintenant bien établie [Smelser et Swedberg,
1994, pour one vue d'ensernble].
RESEAUX FT CAPACrTE COUECTIVE 185

Starbuck, 1992], Ia production dans ce type d'entreprise est très


difficile a routiniser, l'expertise professionnelle ne peut dtre fad-
lement standardisde, et les coats de transactions <<internes >>,
entre membres, peuvent être considdrds comme une bonne part
des coats de l'action collective. II s'agit donc d'un milieu de
travail dans lequel on peut verifier l'existence des regularites
(dans l'dchange de plusieurs types de ressources) nécessaires au
brainstorming.
Le role de ces sous-structures relationnelles dans le brain-
storming (comrne processus d'innovation) peut être brièvement
identifié en résumant le travail typique des membres de cette
organisation, ainsi que les ressources dont us ont besoin pour
l'accomplir. us doivent être capables de coopdrer rapidement et
efficacement, de réagir a des problèmes complexes et non stan-
dardisés. Dans ce contexte, des équipes temporaires composdes
d'associés et de collaborateurs (au moms un de chaque) consti-
tuent le noyau des groupes de travail multifonctionnels et parfois
aussi multidisciplinaires (contentieux, conseil de gestion).
L'importance de l'interdependance et de Ia cooperation dans ces
équipes apparaIt dans Ic fait que Ia performance économique
individuelle est positivement et significativement associée a
l'appartenance a une équipe et a La relationnelle
que celle-ci exerce sur ses membres [Lazega, 1999a]. La coopé-
ration dans cette organisation collégiale est pourtant marquee par
Ia concurrence de statut et par ses enchères. Ce travail est très
<<délibératif>> et par consequent inextricablement lid auxjeux de
statut [Lazega, 1992]. Cependant, a un moment ou a un autre, un
associd met fin a cette délibération. Cette intervention de
l'autorité hierarchique n'est pas bien accueillie entre experts. Le
besoin se fait sentir d'un mdcanisme d'attdnuation des effets
ndgatifs de cette intervention. Le role des sous-structures rela-
tionnelles est de faciliter le fonctionnement de ce mécanisme
social pour entretenir Ia capacitd d'innovation collective de cette
organ isation.
Les rdsultats de nos analyses montrent que l'on peut consi-
dérer que deux dtapes (analytiquement parlant) caractdrisent ce
processus social. Dans une premiere etape, les pairs (ou
186 CREATEIJR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

comme les appelait BoulTicaud [1961]) en


désaccord se tournent vers des associés plus anciens pour obtenir
un conseil ou recourir a un arbitrage. Cette démarche explique
l'interdependance observée plus bas entre relations de travail et
relations de conseil dans cette organisation4. Une seconde étape
consiste a éviter que Ia rival ité ne soit simplement transférée plus
haut — par une sorte d'effet domino — lorsque les membres d'une
même équipe se tournent vers plusieurs tierces parties, elles-
mêmes potentiellement rivales, a des fins d'arbitrage. La solution
est alors soit de ne s'adresser qu'à un seul conseiller, soit de se
tourner vers des conseillers eux-mêmes fortement relies,
capables de parvenir a un consensus plus facilement que les
membres de l'equipe de travail engagée dans le brainstorming.
L'existence de cette seconde etape dans Ic processus d'atté-
nuation est attestée plus bas par Ia fréquence, dans les réseaux
sociaux du cabinet, de configurations relationnelles dans
lesquelles une relation de conseil et une relation d'<<
apparaissent ensemble : l'utilisation de cette <<distance au role>>
au sens goffmanien permet l'atténuation de Ia rivalité, au moms
entre arbitres.
Cette presentation explique pourquoi et comment une
approche structurale de Ia cooperation entre experts doit
examiner les transferts ou échanges de ressources nécessaires au
fonctionnement de ces groupes de travail. Cette approche permet
de montrer qu'un mécanisme social fournit une solution struc-
turale a ce problème d'atténuation. Techniquement, ces rCgula-
rites s'observent par Ia presence significative de sous-structures
dyadiques, triadiques ou d'ordre supérieur, mais toujours multi-
plexes, combinant trois ressources (Ia bonne volonté des
collègues, le conseil et l'< amitié >) transférées ou échangees
entre membres5. En particulier, I'analyse est centrée sur les inter-

4. Voir Blau [1964] pour le cas gënëra!, puis des derivations du inême pnncipe dans
Lazega [1995], Lazega ci Van Duijn [1997].
5. Dans sa conception de l'analyse de réseaux, Michel Callon [1991] ne you pas
l'intérCt de preter attention a Ia circulation conjointe de plusieurs rcssourccs bien sped-
fiques. II affirme qu'iI suffit de décrire des associations ' ernie entités>> (humaines,
non humaines). Notre approche, on le volt, est différente.
RESEAUX CF CAPACITE COLLECFIVE D'INNOVATION... 187

relations entre types de relations observées et sur un nombre


limité d'interdépendances entre elles. On utilise pour cela des
modèles appelés [Frank et Strauss, 1986; Pattison et
Wasserman, sous presse; Wasserman et Pattison, 1996} qui
permettent de déconstruire le mécanisme et d' analyser le jeu des
interdépendances entre types de relations différentes. Après avoir
décrit le cabinet de manière un peu plus détaillée, on identifie les
sous-structures locales et multiplexes qui contribuent — plus que
toutes les autres sous-structures possibles — a l'organisation de
cette forme de cooperation.

BRAINSTORMING ET ENCHERES DE STATUT DANS UN CABINET


D' AVOCATS D'AFFAIRES

La forme organisationnelle des cabinets d'avocats d'affaires


est décrite en detail parSmigel [1969], Nelson [19881 et Galanter
et Palay [1991]. La structure formelle de ces cabinets est fondée
premierement stir Ia distinction entre administratifs et profes-
sionnels, et deuxièmement sur Ia distinction, parmi les profes-
sionnels, entre associés (copropriétaires du cabinet) et
collaborateurs (avocats salaries tenus de facturer environ deux
mule heures de travail par an). Les associés sont au sommet de Ia
hiérarchie. us dirigent le cabinet au moyen d'un système
complexe de commissions. La relation hierarchique entre
associés et collahorateurs est d'ordinaire très marquee. Les colla-
borateurs doivent manifester une certaine déférence a l'égard des
associés, surtout en public ou devant les clients. Cette structure
collegiale formelle est lourde, difficile a mobiliser, et les prises
de decisions sont lentes. Face a ces difficultés, les cabinets déve-
loppent des structures informelles plus centralisées, dirigées par
des associés plus centraux que d'autres (par exemple les rain-
makers, qui contrôlent les plus gros clients du cabinet) ou une
centrali sation plus bureaucratique.
Ces cabinets justifient des honoraires très élevés en se
présentant comme I 'elite de la profession juridique, seule capable
de mobiliser rapidement de grandes équipes d'avocats et de gérer
des affaires complexes exigeant une connaissance sophistiquée
188 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

du droit et de ses plus récents développements, Pour recruter les


meilleurs collaborateurs possible (i.e. sortant des facultés de droit
les plus réputées et faisant preuve de créativitd au moment
d'imaginer des strategies gagnantes pour les clients), ces cabinets
doivent pouvoir leurdonnerl'espoirde devenir associés au terme
de six a dix ans de travail conime collaborateurs. Si au terme de
cette période le collaborateur n'est pas coopte comme associé, ii
ou elle dolt quitter le cabinet. C'est la règ(e du up or out. La
ressource Ia plus importante d'une étude d'avocats reside dans
son capital humain et social (experience, niveau de sophisti-
cation, reputation, bonnes relations avec les clients, bonnes rela-
tions entre associés). La structure traditionnelle des cabinets
d'avocats a pour fonction de rendre possibles le contrôle, le
partage et l'accumulation de cc capital [Gilson et Mnookin,
1985]. Les etudes d'avocats s'organisent autour de Ia promotion
au partenariat comme mécanisme de protection de ce capital
humain et social, ainsi que de contrôle des collaborateurs.
Le cabinet dans lequel cette étude de réseau a Cté menée est
formellement structure suivant ce modèle. II s'agit d'un cabinet
encore relativement (du point de vue des
associés). Au moment de l'enquete, il rassemble 71 avocats, dont
36 associés dans trois bureaux différents. II est relativernent
décentralisé, mais sans distinctions entre centres de profit. ii doit
sa croissance rapide a une fusion. Ses deux grands domaines de
spécialisation sont Ic contentieux (litigation) et Ic conseil
d'entreprise (ou corporate, c'est-à-dire tous les services juri-
diques, excepte Ic contentieux, dont ont besoin les entreprises et
les institutions publiques). Dans l'un et l'autre domaines, les
tâches accomplies par les avocats créent entre eux une forte inter-
dépendance.
Le travail des avocats conseils d'entreprise (corporate
lawyers) comporte un éventail de tâches aussi vaste, par exemple,
que mettre sur pied des transactions complexes, comme l'achat
d'un centre commercial, arranger des accords de gros prêts
bancaires, créer des sociétés, contrôler I'achat ou Ia vente de
produits financiers, diriger pour un client des négociations a
l'échelle intemationale, et bien d'autres encore. II est impOrtant
REsrAux ET CAPACITE COELECTEVE D'INNOVATION... 189

de voir que Ia mémoire collective du cabinet est une ressource


indispensable que les associés et les collaborateurs souhaitent
pouvoir mobiliser facilement au cours de leur travail, notamment
au moyen de consultations et de brainstormings plus formels.
Les litigators sont des spécialistes du contentieux plus combatifs
qui interviennent après-coup pour représenter le client dans un
conflit ouvert avec l'autre partie. L'activité des litigators est
moms feutrée et continue que celle de Ia plupart des avocats
conseils. Elle est plus irrégulière, très intense pendant une
période fixée par les délais de procedure, puis parfois très ralentie
pendant de longues périodes. Elle consiste a représenter le client
auprès du tribunal pendant le procès, y compris assigner l'autre
partie en justice, gérer les pièces introduites dans les procès,
écrire et presenter des requCtes. Leur travail peut comprendredes
tâches comme reformuler en termes juridiques des affirmations
de leurs clients, les argumenter de manière serrée. Mais le
moment le plus libre de lens activité est avant l'introduction du
proces. C'est Ia période øü Ia definition en commun de Ia stra-
tégie a suivre, les jeux de pouvoir et Ia gestion de I'information
préorganisent le procès en négociant Ia definition du conflit
[Mann, 1985]. Dans les cabinets qui gèrent des contentieux a
grande échelle, l'organisation du travail des avocats suppose Ia
creation d'equipes plus ou moms temporaires d'associés et de
collaborateurs, ainsi qu'une infrastructure qui peut devenir
complexe, comme par exemple la creation d'équipes satellites
qui travaillent a plein temps dans les locaux du client6.
Dans ce contexte, les équipes d'associés et de collaborateurs
constituent le noyau de groupes de travail multifonctionnels et
parfois multidisciplinaires. Dans ces équipes, les associés
conservent leur autonomie en matière de definition des fins et des
moyens. Les collaborateurs pour leur part se retrouvent souvent
en position de brainstorming avec des associés au statut plus
élevd. Ceci crée ce que Sutton et Hargadon [1996] appellent des
status auctions, des enchères de statut, et un pseudo-marché pour

6. Pour une presentation plus complete du cabinet, voir Lazega [2001].


190 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

de Ia cooperation entre membres de statuts semblable et/ou


different. Ceci signifie que, lorsqu'ils délibèrent au sujet d'un
cas, les collaborateurs et les associésjouent souvent Un jeu égali-
taire et collegial dans lequel tous les arguments ont un poids égal.
Cependant, a un moment ou a un autre, Ia plus grande experience
des associés ou leur responsabilité vis-a-vis du client devient une
raison pour justifier l'arrêt des délibérations et Ia prise de
decision souvent unilatérale concernant Ia manière dont les cas
seront traités et les efforts distribués. Ceci est souvent percu par
des collaborateurs frustrés comme un comportement autocra-
tique de la part d'associés imposant des critères idiosyncratiques
de bonne pratique. Mais us l'expriment rarement. us espèrent
avancer en ancienneté vers le sommet de Ia pyraniide des colla-
borateurs, pour devenir un jour associCs. Entre assoclés, avoir le
dernier mot a l'issue de ce type de délibération apparalt comme
un devoir evident de prestataire de services ou d'éducateur
professionnel. Des differences entre associés, cependant,
peuvent soit être traitées comme des differences de style, soit
déclencher Ia recherche de conseils hors de I'équipe temporaire.
Les associés que l'on sollicite ainsi sont souvent plus senior
[Lazega, 1995 ; Lazega, Van Duijn, 1997].

CULTIVER ET A'ITENIJER LA CONCURRENCE DE STATUT

Cette forme de concurrence de statut (entre associés, entre


associés et collaborateurs, entre collaborateurs) est un méca-
nisme efficace de motivation de professionnels au travail.
Recevoir l'approbation sociale de ses pairs par les honneurs et Ia
reconnaissance — avec les privileges du rang et de Ia hierarchic
informelle — est en effet un puissant instrument de motivation.
Cependant, Ia concurrence de statut peut échapper au contrôle
des pairs. Le statut peut être indéfiniment remis en question, en
particulier au nom de conceptions différentes du professionna-
lisme. Dans ce cabinet, les jeux de statut peuvent devenir des
conflits personnalisés entre associés. its peuvent avoir des effets
destructeurs sur l'apprenhissage, Ia circulation de Ia connaissance
et le partage de l'expérience. Bien ii y a toujours des exhor-
RESEAUX Er COLLECFIVE D'INNOVATION... 191

tations morales a preserver le consensus entre pairs, rnais celles-


ci peuvent rester artificielles et rhétoriques. Quoique stimulante,
Ia concurrence peut interferer avec Ia cooperation et les profes-
sionnels savent qu'ils peuvent perdre le contrôle de ce processus.
La concurrence de statut est donc a double tranchant. Elle est
encouragée, niais aussi contenue.
Ceci crée des problèmes de gestion pour les organisations
collégiales, toujours en danger de désintegration. Mais cela
soulève aussi Ia question de Ia man ière dont cette concurrence de
statut est gérée. Les approches économiques hétérodoxes du
marché du travail ont aussi cherchd a comprendre cette gestion de
Ia concurrence de statut, que ce soit par I'usage de conventions
[Favereau, 1994j ou par celui de mécanismes de comparaison
sociale. Frank [19851 affirme, par exemple, que les incitations
salariales peuvent atténuer les effets negatifs des differences de
statut: les acteurs de bas statut — dont Ia performance est faible —
auraient tendance a être surpayds relativement a Ia valeur qu'ils
produisent; alors que les membres de statut élevé dont Ia
performance est forte — auralent tendance a être sous-payés par
rapport a Ia valeur qu'ils produisent: its paient un prix pour être
reconnus comme des mernbres de statut plus élevé. Le système
de compensation du cabinet étudié (partage des béndfices a
égalité entre associds) peut donc être considéré comme un
instrument d'atténuation de Ia concurrence entre associds. Une
grande majorité d'associés soutient ce système parce qu'elIe
suppose qu'il leur permet d'éviter des conflits internes chaque
année au moment du partage du gateau.
Dans Ia mesure oii ce partage dans ce cabinet est lie a
I'ancienneté, et dans Ia mesure oü le rang de chaque membre
dans l'échelle d'ancienneté est défini une fois pour toutes, Ia
concurrence de statut perd I'un de ses enjeux les plus dangereux:
I'argent. Mais elle se recentre sur d'autres enjeux, comme Ia
reputation professionnelle ou I'autorité dans les groupes de
travail. Par exemple, les associés peuvent nuire aux collabora-
teurs dans les evaluations semestrielles, qui peuvent être consi-
dérées comme des rituels d'humiliation (ou d'apprentissage de
l'<< humilité >>) signalant aux collaborateurs qu'iI existe des
192 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

lirnites aux défis acceptables au statut d'associe dans le processus


de travail [Bosk, 1979 ; Nelson, 1988 ; Lazega, 1993]. Les effets
de ces rituels sont atténués par les comparaisons avec d'autres
associés, mais us affirment de manière détournée les differences
de statut entre membres [Bosk, 19791.
Les organisations collégiales doivent gérer les enchères de
statut et leur double tranchant, destructeur aussi bien que
constructif. Elles cultivent donc Ia concurrence de statut, mais
elles doivent aussi l'atténuer. On constate parfois que ces jeux de
statut sont atténués par les relations aiiuitié>> entre membres
[Lazega et Van Duijn, 1997]. Ceci suggère que l'on doit
s'attendre a ce que le mécanisme social qui nous intéresse id
structure le processus délibératif et aide dans Ia gestion des
relations de concurrence. Dans Ia section suivante, une analyse
des interdépendances entre relations entre membres montre que
l'organisation apporte une solution structurale a ce problème.

TR0P DE CHEFS EN CUISINE ? HYPOTHESES SUR UN MECANISME


D'ATI'ENUATION EN DEUX TEMPS

Cette presentation du fonctionnernent de ces equipes de


travail flexibles suggère qu'une approche structurale de Ia
participation a l'action collective doit examiner les transferts et
échanges de ressources indispensables a leur fonctionnement, y
compris les ressources nécessaires a l'atténuation de Ia concur-
rence de statut. Nous considCrons ici trois sortes de ressources
Ia bonne volonté des collegues, le conseil et l'<< amitié >>. Comme
dans toute organisation, ces ressources sont inégalement distri-
buées entre membres. On affirme aussi, cependant, que cette
inégal ité s' accompagne d' une forme particulière d' interdépen-
dances entre types de ressources. On en déduit ainsi l'hypothese
que cette interdépendance est structurée de manière a créer un
mécanisme d'atténuation de la concurrence de statut.
RESEAUX El' CAPACrrE COLLECTIVE D' 193

Collaboration, consell et <<amitié>>


Le premier type de ressource est la bonne volonté des
collegues en matière de cooperation. Etant donné Ia flexibilité
nécessaire pour satisfaire les demandes des clients, étant donné Ia
taille et Ia complexité des dossiers, un bon collaborateur
acceptant de donner un coup de main en cas d'urgence est une
ressource importante pour les avocats dans ce genre de cabinet.
On l'a mentionné plus haut, Ia structure formelle impose des
contraintes en matière de processus de travail. En général, deux
personnes au moms s'occupent d'un dossier, un associé et un
collaborateur. L' interdépendance entre avocats travail lant
ensemble sur un dossier peut être forte pendant des semaines,
puis faible pendant des mois. L'accès aux dossiers depend de
politiques de selection des clients et d'allocation du travail
(intake Ct assignment) sur lesquelles les associés comptent pour
essayer d'éviter les conflits d'intérêts, mais aussi de relations
clientélistes entre associés et collaborateurs [Lazega, 2000].
Suivant la philosophie de l'apprentissage propre a Ia
profession juridique, les associés analysent et décomposent les
problèmes complexes en plusieurs sous-problèmes, et attribuent
a chaque collaborateur travaillant avec eux et observant cet
exercice une partie des tâches a accomplir [Nelson, 1988]. La
cooperation forcée est quotidienne pour Ia plupart des associés et
des collaborateurs ; mais les membres se donnent des marges de
manceuvre dans leur choix stratégique de collegues pour former
une équipe. Dans cette structure, associés et collaborateurs ont
besoin les uns des autres pour plusieurs raisons. us peuvent avoir
les mêmes clients, ils peuvent reprdsenter des dossiers volu-
mineux et complexes. La forme de Ia cooperation est done dictée
par les exigences du marché. De plus, une manière bien connue
de conserver des clients est de lui proposer des services (cross-
sell) que d'autres associés peuvent fournir dans leurs spécialités
respectives. Partage du travail et cross-selling entre associés se
font le plus souvent de manière informelle, bien que les routines
se formalisent davantage au moment l'on fait entrer en scene
des collaborateurs.
194 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

Dans ce contexte, les membres du cabinet ont deux


preoccupations : trouver du travail intéressant et obtenir Ia coopé-
ration de collègues de bonne volonté pour l'accomplir, en parti-
culier de collegues intéressés par une relation de cooperation a
long ternie, et donc prêts a ne pas ceder aux tentations opportu-
nistes. La plupart des membres veulent partager le travail avec des
collegues raisonnables qui font leur part du travail et ne s'arrogent
pas tout le credit en cas de succès. Leur premiere preoccupation
est donc de construire des relations de travail fortes, sQres et
durables. Les associés veulent d'autres associés bien places sur le
marché et en qui ils peuvent avoir confiance. Les collaborateurs
veulent travailler avec des associés gratifiants a Ia fois intellec-
tuellement et en termes de carrière. Des relations de travail fortes
constituent donc une fornie de police d'assurance ; elles créent un
horizon de sécurité au-delà du court terme.
Le second type de ressource est le conseil. Ce cabinet
organise le travail entre experts qui font souvent référence a des
connaissances juridiques abstraites. La nature du travail
knowledge intensive exige l'accumulation, le transfert et les
échanges de connaissances et d'expériences. Dans ce contexte,
transferts et echanges de conseils entre membres sont vitaux : its
justifient l'existence méme de ce genre d'organisation. Les
membres s'appuient constamment sur Ic conseil de leurs
collegues. Le conseil peut être compris comme le produit de Ia
bonne volonté des collegues, mais il a une dimension essentiel-
lement différente au sens oC il peut être fourni par un collègue
avec lequel il n'y a pas de relation de cooperation forte et suivie.
Dans les cabinets de ce type, le conseil n'est pas facturé a celui
ou celle quite demande. II n'apparaIt pas dans les comptes. Les
conseillers ne peuvent pas s'arroger du credit dans les affaires
rCussies. Des avocats qui ne sont pas assignés a un dossier
peuvent conseiller, mais s'ils veulent que l'on reconnaisse leur
contribution au succès de l'affaire, us doivent demander a faire
officieliement partie de J'equipe assignee au dossier. CeJa n'est
accepté qu'au-delà d'une certaine contribution et reste négo-
ciable avec I'associé déjà en place. II est difficite de predire
unilatéralement quand le conseil devient du travail en commun,
RESEAUX Er CAPACITE COLLECTIVE D'INNOVAllON... 195

puisque cette decision est précisément stratégique. En effet,


demander conseil dans ce genre de milieu, oü règne une concur-
rence affairiste, carriériste et symbolique, représente une
operation souvent delicate. Dans les cabinets d'avocats qui se
structurent, on l'a vu, de man ière a protéger et a développer leur
capital social et humain, une telle ressource est particulièrement
vitale pour les membres individuels. Sans cette expertise, us ne
peu vent résoudre les problèmes complexes qui leur sont soumis.
En consequence, us souvent sollicités peuvent être considérés
comme des membres de fort statut [BIau, 1964].
Le troisième type de ressource est 1'<< amitié >>, comprise au sens
de Ia distance de role, une forme de soutien ouvert qul n'est pas lie
aux tAches elles-mêmes. II s'agit d'une ressource de <<coulisses >>,
pour utiliser l'idée de Goffman [1961] : un lieu les acteurs
peuvent se retirer pour créer une forme de distance entre eux-
mêmes et leur role7. J'appelle ce soutien <<amitié>> et le définis
comme le font les membres du cabinet, c'est-à-dire dans un sens
non romantique : une volonté de soutien en situation difficile par Ia
foumiture de différentes sortes de ressources comme Ia sociali-
sation, le soutien émotionnel, une definition de Ia situation.
L'importance de cette definition de l'amitié est qu'elIe ne
presuppose pas de réciprocité et n'est pas directement Iiée au travail
Iui-même. Les avocats affirment que, dans ce cabinet, de telles rela-
tions se forment entre collaborateurs d'une même cohorte ou entre
associés qui ont fait leurs etudes au même endroit, et qu'elles durent
pour toute Ia carrière. II peut paraItre surprenant que des relations
d'amitié constituent des ressources très valorisées dans ce contexte
affairiste, calculateur et concurrentiel. Mais, dans leur propos sur
leur organisation, les membres reconnaissent qu'il ne s'agit pas
d'une entité exciusivement économique8. Sans idéaliser un passé
suppose plus << collegial >>, les associés considèrent que les relations

7. Goftiiian pensait que Ia construction d'une distance de role est une activité indivi-
duelle, souvent assimilée au sens de l'humour. On considère id que cette activité est plus
relationnelle; les acteurs ont besoin de certains autres bien sélectionnés pour construire
cette distance.
8. Des citations confirmant cette attitude et extraites du travail ethnographique sont
présentées dans Lazega [2001].
196 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

d'amitié interfèrent avec Ia bonne conduite des affaires, excepté des


relations privilégiées avec quelques associés bien sélectionnés9.

Les deux temps du processus


Souvenons-nous que, dans ce cabinet, les membres travaillent
dans des équipes flexibles et temporaires. Un assoclé et un cotta-
borateur au moms forment une dquipe. L'équipe doit résoudre
des problèmes juridiques complexes et non standardisés pour
leur client, souvent de grandes entreprises. Le travail est intensif
et l'interdépendance est souvent forte tant que le dossier n'est pas
cbs. Puis l'équipe est dissoute et ses membres forment d'autres
équipes avec d'autres collegues pour travailler sur des dossiers
diffdrents. Les assoclés conservent le pouvoir, mais II est
important de constater que ce travail d'équipe requiert de Ia part
des collaborateurs qu'ils participent au brainstorming avec des
collegues de statut plus dlevé afin de trouver des solutions inno-
vantes a des problèmes complexes. L'aspect intéressant de ce
travail est que les associés et les collaborateurs jouent un jeu
égalitaire dans lequel tous les arguments ont un poids dgal. Une
forme de concurrence de statut professionnel est délibérément
utilisée pour stimuler Ia créativité parce qu'elle est reconnue
comme un instrument de motivation efficace entre profes-
sionnels. Les membres cherchent une forme de consensus sur Ia
stratégie a adopter pour résoudre le problème du client, mais ii
n'y a pas toujours de consensus et, a un moment ou a wi autre, les
associés mettent fin a cette délibération et prennent one decision
sur Ia manière dont le dossier sera géré (Ia << strategic >>), et sur Ia
manière dont les efforts seront répartis.
Cependant, rnettre un terme aux délibérations sans consensus
est difficile. La concurrence de statut est stimulante, mais elle
peut avoir des effets négatifs. Les collaborateurs frustrés peuvent
être conduits a une position de retrait. D'autres associés, formel-
lement égaux, peuvent simplement ronchonner et ceder a

9. Les densités des rëseaux de collaboration, de conseil et d'aiuitié dans le cabinet


sont respectivement de 0.22,0.17, et 0.11
RESEAUX Er CAPACITE COLLECI1VE [)'INNOVATION... 197

l'associé responsable du dossier ou decider de prendre conseil


auprès d'autres associés, souvent plus seniors et plus experi-
mentés, hors de l'équipe de travail. On définit le fait que les
membres ont recours a une tierce partie comme la premiere étape
du mécanisme d'atténuation de Ia concurrence de statut. Cette
utilisation de tierces parties est semblable a celle des mddecins de
Coleman, Katz et Menzel [19661 qui se trouvaient en situation
d'incertitude et se tournaient vers un collegue de plus fort statut
pour guider leur choix. Cette premiere étape est déjà multiplexe
des membres ayant des relations de travail se tournent vers
d'autres membres auprès desquels its ont une relation de conseil.
Pour que ce mécanisme soit confirmé dans ce cabinet, les rela-
tions de travail et de conseil devraient être fortement
<<imbriquées ou associées.
La seconde étape de ce processus d'atténuation est liée au fait
que, dans une organisation collegiale et plutôt plate, les membres
de l'équipe peuvent facilenient se tourner vers ptusieurs tierces
personnes pour leur demander conseil. Dans ce cas, sans une autre
étape dans le mécanisme, les problèmes soulevés par Ia concur-
rence de statut seraient simplement transférés plus haut vers des
associés plus seniors, avec le danger d'un effet domino. C'est
pourquoi ii est utile de penser que Ia seconde étape du mécanisme
consiste soit a ne choisir qu'un seul conseiller, soit a choisir des
conseillers différents, eux-mêmes relies par un troisième type de
lien, un lien d'amitié au sens ddfini plus haut. Pourquoi Ia concur-
rence de statut serait-elte atténuée Iorsque les conseitlers ont entre
eux une relation d'amitié? Souvenons-nous du fait que, dans Ia
seconde étape du mécanisnie, les deux conseillers ne sont pas
directement impliqués daris le travail sur ce dossier particuher. Ils
sont d'habitude des associés de statut plus élevd (on ne demande
pas conseil <<en dessous >> de soi), et il est plus facile pour eux de
gérer leur propre concurrence de statut de manière a ne pas mettre
en danger leur relation d'amitié. On dit souvent, par exemple, que
les membres de statut dlevé sont plus soumis a Ia pression du
consensus que les membres de statut plus bas. Si cette hypothèse
sur le second temps du mécanisme est acceptable, les relations de
conseil et celles d'amitié devraient aussi être fortement
i 98 CREATEUR, INVENTEUR FT INNOVATEUR

<<imbriquées>> dans ce cabinet. De plus, si ce mécanisme a deux


étapes, on devrait aussi observer une absence d'association forte et
directe entre relations de travail et relations d'arnitié. Alors que les
collegues de travail se maintiennent les uns les autres a distance,
les conseillers peuvent davantage se rapprocher socialement.
En résumé, on pent faire denver de cette argumentation les
hypotheses suivantes concernant l'imbrication des différents types
de relations entre collegues. Pour structurer le processus de travail,
l'interdépendance des relations de travail et de conseil devrait être
forte dans ce système. Les membres mélangent ces relations de
manière a faire intervenir un statut plus élevé pour contrôler Ia deli-
bération. De plus, pour atténuer la concurrence de statut, l'interdé-
pendance entre relations de conseil et d'amitié devrait aussi être
forte dans ce système d'Cchange. En d'autres termes, les membres
mélangent le conseil et I'amitiC pour adoucir les effets potentiel-
lement négatifs de Ia concurrence de statut. Enfin, l'imbrication
directe entre relations de travail et d'amitié devrait être faible. Les
membres trient leurs relations de manière a ne pas mélanger direc-
tement travail et amitiC (les affaires et les sentiments >).
Ces hypotheses sont testées dans Ia section suivante au moyen
d'une classe particulière de modèles statistiques (mieux adaptés
aux données de réseaux que les approches standard), les modèles
p* [Frank et Strauss, 1986 ; Pattison et Wasserman, sous presse;
Robins, Pattison et Wasserman, a paraItre; Strauss et Ikeda,
1990; Wasserman et Pattison, 1996]. Dans leur forme la plus
générale, ces modèles expriment Ia probabilite d'émergence de Ia
structure d'un réseau multirelationnel an moyen de parametres
associés a des sous-structures particu Iières. Par sous-structures,
on entend une configuration hypothétique spécifique de relations
entre un petit nombre de membres, par exemple une dyade
d'avocats relies par une relation de travail mutuelle ou une triade
dont deux membres sont relies par un lien de conseil réciproque
et le troisième par une relation d'amitié avec l'un des deux précé-
dents. L'un des présupposés de ce modèle statistique est que les
relations multiplexes et les configurations dyadiques ou tria-
diques sont importantes pour Ia reconstitution de Ia structure
d'ensemble du réseau observe.
RESEAUX rr CAPACITE COLLECI1VE D'INNOVATION... 199

L' AGENCEMENT DES RELATIONS COLLEGIALES NECESSAI RES


AU BRAINSTORMING10

Sur la base de cette analyse organisationnelle des ressources


associées a Ia production, des données sociométriques standard
ont été récoltées dans ce cabinet. Les générateurs de noms utilisés
pour reconstituer les réseaux de relations entre membres (rela-
tions de travail, de conseil et d'amitié) sont présentés en annexe.
Une presentation de Ia stratégie de selection du modèle et
I'analyse des données au niveau univarié et bivarlé ont été
publiées ailleurs [Lazegaet Pattison, 1999]. Je ne présente ici que
le modèle multivarlé final pour les trois réseaux de relations a Ia
fois. Dans ce modèle, lorsqu'une sous-structure est un
paramètre fort et positif, cue renforce la probabitité d'emergence
de Ia structure du réseau dans son ensemble. Ces paramètres sont
obtenus au moyen d'une estimation par Ia pseudovraisemblance
[Strauss et Ikeda, 1990; Panison et Wasserman, a paraItrel. Les
écarts types sont approximatifs; its accompagnent (entre paren-
theses) les estimations pour fournir un ordre de grandeur.
Le nombre possible de sous-structures dyadiques et triadiques
distinctes est très élevé. Par consequent, Ia classe de sous-struc-
tures utilisées pour définir un modèle multivarlé initial est
restreinte a des sous-structures dyadiques a quatre relations, a des
sous-structures triadiques a trois relations maximum, ainsi qu'à
des sous-structures triadiques a quatre relations identifiées par
l'analyse univariée1
Les estimations pour les paramètres du modèle final sont
présentées dans le tableau 1. La representation graphique et Ia
signification des paramètres sont présentées dans Ia figure 1.

10. Une partie de I'analyse statistique présentëe plus bas ainsi que sa justification
technique sont publi&s en anglais dans Lazega et Pattison [19991.
II. Les analyses bivariées confirment qu'aucune autre sous-structure triadique
duplexe a quatre relations ne contribue vraiment a du niodèle.
200 CREATEUR, INVENTEUR ET

Tableau I

Paramètres estimés pour le modèle multivarié final


Collaboration Conseil Aniitié
Parainètre PLE* Paramètre PLE Parwnètre PLE

tIST — 3.49 (.25) — 3.46 (.25) 'EISA —4.65 (.29)


Th_T.T 4.45 (.47) 'E_c.c 1.33 (.24) 'EHAA 2.91 (.24)
t1211 0.06(01) 0.06(01) 'EI2AA 0.07 (.01)
'E1311 —0.04(02) t13 0.06(.01) 'EI3AA 0.06 (.02)
'EI4TT 0.10(02) 0.06 (.01) 'EI4AA 0.03 (.02)
'E9T 1. T — 0.03 (.02) C. C 0.28 (.02) 'E9A A. A 0.28 (.02)
'EIOTlT 0.30 (.06)
'E7_T.T.T —0.09 (.02)
—0.06 (.02)
'E3TTTT —0.11 (.02)
'E6TTTT 0.21 (.04)
Collaboration et conseil Collaboration et ainitié Conseil et amitié
Paraniètre PLE Pararnèire PLE Paramètre PLE

2.44 (.13) 'EIS_TA 0.96 (.17) 'EISCA 2.42 (.22)


(.21)
0.61 'EIITA 0.48 (.18) 'EUCA 1.30 (.19)
'EI2TC —0.01 (.01)
'EI3TC —0.03 (.01) 'EI3AT 0.01 (.01) 'tI3CA —0.01 (.01)
0.04(01) 'El3_r,A 0.0O(.0I) 'E13_A.C 0.03 (.01)
'E14_C.T —0.02(01) 'E14_T.A 0.01 (.01) 'E14_C.A —0.02 (.01)
'EII_T. —0.39 (.17) — 1.13 (.23) 'E1 l.,.C. CA —0.87 (.24)
—0.82 (.14) I_A. CA —0.90 (.27)
'E9_C. C, T — 0.08 (.02)

'E9_C. T. c — 0.10 (.02)


'E9_C. A. C 0.07 (.02)
'E9_T.C,C —0.12 (.02)
'E9_C. T. T 0.13 (.02)
'E9_T.C,T 0.18(02) 'EY_T.A.T 0.07(.02) 'EI(LC.C.A —0.15(.02)
'Eg_T.T.C 0.03 (.01) 'E13_A.CA 0.07 (.02)
'EIO_A.A.T 0.13 (.02) 'EII_CA.cA 1.55 (.45)

Collaboration, conseil et amitié


Parcvnètre PLE

'EIS_CAT —1.00 (.21)


— 0,30 (.24)
I_I. CA
'EIl_T.CAT 1,51 (.31)

* Psudolikelillood estimate
RESEAUX EFCAPACifE COLIECI1VE D'INNOVATION... 201

Paramètre Paramètre Paramètre


et configuration et configuration et configuration

tl5a ti4ab t13_a,b

tila
b4:
o

t9a, b, C 18_a, b, c t7_a, b, c

O4\
tfia b, C, d t5_a, b, C, d t4a, b, C, d

t3a bc, d t2_a, bc, d, e tia.b,c, d, e,

Figure 1

Configurations correspondant aux paramètres du modèle


(tableau 1)

Les lettres a, b, c, d, e etfreprésentent les relations uniplexes ou


multiplexes, queues qu'elles soient: T (travail ou collaboration),
202 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

C (conseil), A (amitié), TC (travail et conseil), TA (travail et amitié),


CA (conseil et amitié), TCA (travail, conseil et amitié)
Les estimations sont presentees en fonction du type de lien
constituant les configurations correspondantes. Les structures
comprenant chaque combinaison de relations sont discutées
l'une après l'autre, ainsi que leurs implications pour Ia forme
d'imbrication des relations différentes dans le cabinet'2. Le grand
nombre de pararnètres correspondant aux configurations
comprenant des liens de travail et de conseil suggère que ces
deux types de relations sont distribués de manière hautement
interdépendante. Notons d'abord que le paramètre duplexe (i
envoie un lien duplexe àj) est fort et positif ; ceci suggère que la
co-occurrence et l'alignement des deux relations sont vraisem-
blables. Deuxièmement, le paramètre de troc (i demande conseil
aj qui réciproque avec une relation de travail) est aussi positif,
reflétant la tendance a échanger ce genre de ressource l'une pour
l'autre. Troisièmement, ces tendances a l'alignernent et au troc
sont relativement disjointes, comme Ic suggèrent les estimations
negatives pour les paramètres 'till CT et CT• Quatriè-
mement, on observe une forme claire et intéressante d'interdé-
pendance triadique pour le conseil et le travail les 2-pas :

comprenant une relation de conseil puis de travail ont de fortes


chances de coIncider avec une relation de travail, mais pas avec
une relation de conseil. Ainsi, être le collaborateur d'un
conseiller ou Ic conseiller d'un collaborateur n'est pas une quali-
fication suffisante pour être un conseiller direct. De tels liens
indirects ont plus de chances d'être associés avec des relations de
collaboration directes.
On peut faire l'hypothèse que des relations de conseil
conduisent ala creation de nouvelles relations de travail au sens oü
de nouvelles relations de travail sont forgees soit avec les collegues
de travail de mes conseillers soit avec les conseillers de rnes
collègues de travail. En effet, il est intéressant de noter que deux

12. Dans le tableau 1, un parainètre negatif pour chaque type de lien signilie que ce
lien entre deux acteurs a peu de chances d'exister tout seul dans Ce réseau.
REsnwx ET CAPACIrE COLLEGI1VE D'INNOVATION... 203

configurations triadiques (pour le travail et pour le conseil) aux


paramètres positifs contiennent comme sous-structures deux des
rares formes de collaboration dans lesquelles l'echange n'est pas
evident (a savoir 'tI7T T et T141, 14. Une possibilité, par consé-
quent, est que Ia relation de conseil alt un role stabilisateur dans ce
qui serait autrement une distribution moms stable de relations de
travail dans un système pour une grande part par de l'échange.
Le manque d'echange dans ces configurations est absorbé par
I'opportunité de travailler avec des individus de statut plus élevé.
En ce sens, les relations de conseil signalant Ia reconnaissance de
statut sont fortes et aident a l'articulation des participations indivi-
duelles a l'action collective. Notons cependant que cette capacité
des relations de travail d'<< ignorer>> les differences de statut ne
s'étend pas au-delà de certaines limites: les conseillers de;rnes
conseillers ne sont pas susceptibles de devenir mes coUegues de
travail (comme I' indique le paramètre negatif
De plus, on note que les relations de conseil signalant Ia
reconnaissance du statut jouent un rOle dans l'accès aux occa-
sions d'obtenir du travail, et que ceci peut aider a atténuer Ia
concurrence de statut. Au total, cornrne on s'y attendait, l'imbri-
cation des relations de travail et de conseil est forte dans ce
système d'echanges.
Le conseil et l'amitié sont aussi fortement imbriqués avec une
certaine duplexité (i envoie un lien duplexe a j) et du troc (i
choisitj comme conseiller etj choisit i comme ami). De plus, le
parametre positif pour I_CA, CA indique un effet de réciprocité
renforcée pour l'un des deux liens en presence d'une relation
réciproque pour l'autre lien ; ce renforcement n'est pas observe,
cependant, en presence d'une relation non réciproque pour
l'autre type de lien (comme l'indiquent les estimations negatives
pour I_A, CA et CA). Au niveau triadique, le seul parametre
positif représente une structure triadique dans laquelle l'amitié
relie les conseillersj et k d'un avocat i. Ainsi, de même que les
relations de conseil servent a articuler des relations de collabo-
ration, les relations d'amitié remplissent aussi un role articulateur
(relativement plus faible que le précédent) entre les relations de
conseil (puisque des configurations oü l'ami d'un conseiller est
204 1NVENTE1JR ET INNOVATEUR

aussi un conseiller ont un paramètre positif). Des parametres


negatifs sont associés a des 3-cycles comprenant deux relations
de conseil et une relation d'amitié (suggerant que même Si le
conseiller d'un conseiller est aussi une source possible de
conseil, une telle personne n'est pas susceptible de renvoyer en
échange un lien d'amitié). Ainsi, on peut affirmer que I'imbri-
cation du conseil et de l'amitié peut être décrite en termes de
propension dyadique a Ia duplexité et au troc, bien qu'un role
articulateur soit aussi joué par l'amitié entre des relations de
conseil. Cette régularité de l'interdépendance entre arnitié et
conseil peut aussi s'interpréter comme indication du fait que
l'amjtié adoucit les differences de statut inhérentes aux relations
de conseil, aussi bien directement (au travers des effets duplexes
et de troc) et indirectement (par Ia tendance a relier les conseillers
d'un individu). Ainsi, ces observations confirment l'hypothèse
du role de l'amitié dans l'atténuation de Ia concurrence de statut.
Comme on s'y attendait, les paramètres pour les configurations
comprenant des relations de travail et d'amitié sont beaucoup plus
faibles. Les paramètres de duplexité et de troc sont faibles mais
positifs, mais aussi disjoints (puisque le paramètre pour Ia configu-
ration dans laquelle un lien de travail mutuel apparaIt en presence
d'une relation d'amitié asymétrique est fort et negatif). Au niveau
triadique, les cycles comprenant deux relations d'aniitié et une
relation de travail ne sont pas vraisemblables. On observe aussi une
faible tendance pour les relations d'amitié a relier les deux avocats
qu'un troisièrne cite comme relations de travail. Ce dernier effet est
semblable a, mais beaucoup plus faible que la configuration dans
laquelle le conseil apparaissait soutenir deux relations de travail
asymétriques. Ainsi, les membres tendent a trier leurs relations de
manière a ne pas mélanger travail et amitié de manière trop directe.
Un très petit nombre de configurations dyadiques imbriquant
les trois relations de travail, de conseil et d'amitié sont associées a
des parametres forts. En particulier, le lien triplexe de i àj a un
paramètre négatif, alors qu'un lien triplexe comprenant une
relation de travail mutuelle a un parametre positif, Ceci indique
que même si des couples d'avocats sont lies par des relations
duplexes plus souvent que ne le suggère Ia fréquence globale des
RESEAUX Er CAPACITE COLLECI1VE D'INNOVATION... 205

relations au niveau univarié, l'observation des trois types de rela-


tions ensemble entre deux individus n'est pas une forme commune
(a moms d'accompagner une relation de travail mutuelle).
Finalement, de simples comptages illustratifs sont aussi utiles
a ce stade de notre argumentation. Observons le nombre des
configurations comprenant des collaborateurs et des associés
dans chacune des positions possibles dans les sous-structures
élémentaires du processus des enchères de statut13. Ces nombres
confirment que le brainstorming dirige massivenient les
demandes de conseils vers des associés (75 % des triades
correspondantes); et que l'amitié dans ce contexte relie surtout
des associés conseillers (62 % des triades correspondantes). Le
processus de concurrence de statut et son attenuation au moyen
d'un mélange particulier de relations (personnalisées et
sonnelles) entre membres apparaissent ainsi comme ancrés de
manière réaliste dans Ia structure formelle de l'organisation.

CONCLUSION

La cooperation entre membres d'une organisation peut donc


être comprise comme un ensemble de routines de transferts et/ou
d'echanges de différentes ressources. L'analyse structurale de Ia

13. Voici a titre d'illustration une simple distribution de configurations particuliè-


renient évocatrices de ce processus pour Ic temps I (celles comprenant un lien de travail
mutuel entre i etjet une relation de conseil deja k) et pour le temps 2 (celles comprenant
un lien de conseil entre jet) et entre set k, ainsi qu'une relation entrej et k):

Statut de ij k Nombre de configurations Nombre de configurations


au temps 1 au temps 2
CCC 508 503
CAC 1179 209
CCA 646 251
CAA 1470 693
ACC 456 57
AAC 535 105
ACA 2852 122
AAA 2921 1415

A : Associés (ou partners) ; C : Collaborateurs


206 CREATEuR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

cooperation et de Ia gestion de ces différentes ressources sociales


renforce notre comprehension de Ia participation des membres
aux activités collectives d'innovation comme le brainstorming.
L'analyse statistique de l'imbrication de trois types de ressources
sociales donnant forme a Ia cooperation entre ces experts a
permis de confirmer Ia presence d'un mécanisme social d'encou-
ragement et d'auénuation de Ia concurrence de statut dans une
organisation collegiale. L'importance des configurations rela-
tionnelles reflétant l'existence de ce mécanisme social confirme
le role de cette forme collective de capital social pour l'inno-
vation. Elle met au jour des régularités dans les choix de
ressources a l'intérieur d'une organisation specifique. Notons
enfin que cette approche structurale ne presuppose en rien une
interdépendance directe et naïve entre relations de travail et rela-
tions amitié Ces dernières ne s'articulent qu'aux relations
de conseil ; elles aident les conseillers arbitres a trouver un
consensus là les membres du groupe de travail, directement
impliqués dans Ia concurrence de statut professionnel, n'y
parviennent pas.
Ce mécanisme typiquement collégial soutenant le processus
d'innovation collective petit donc être mesuré par l'imbrication
de relations proposant des ressources différentes. Plus généra-
lement, Ia multiplexité aide les associCs a ne pas perdre le
contrôle de Ia concurrence de statut parce qu'elle maintient Ia
circulation de ces ressources dans I'organisation. De même que
le pouvoir est dépersonnalisé puis repersonnalisé dans les orga-
nisations collegiales [Bourricaud, 1961], ces échanges reguliers
de ressources jouent un role important dans cette attenuation par
une personnalisation très selective. Its soulignent donc l'interdé-
pendance du processus d'innovation collective et de Ia structure
relationnelle de l'organisation.
CAPACrFE cOLLECrIVE D'INNOVATION... 207

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210 CREATEIJR, INVENTEUR El INNOVATEUR

Annexe

QUESTIONS SOCIOMETRIQU ES POSEES POUR RECONSTITU ER


LES RESEAUX DE COLLABORATION, DE CONSEIL ET D'<< AMITIE>>

<<Voici la liste de tous les avocats de votre cabinet.


1) Les cabinets d'avocats comme le vôtre étant organisés de
manière très informelle, ii est difficile de se faire une idée claire
de Ia manière dont leurs membres travaillent vrairnent ensemble.
Si vous réfléchissez a l'année qui vient de s'écouler, pourriez-
vous indiquer sur cette liste les personnes avec lesquelles vous
avez eu des relations de travail soutenues? [J'entends par là que
vous avez eu ensemble Ia responsabilité d'un dossier au moms,
que vous avez passé du temps ensemble sur ce ou ces dossier(s),
que vous avez lu et utilisé leur production et qu' its ont lu et utilisé
la vôtre.]
2) A qui, parmi les personnes sur cette liste, demandez-vous
conseil lorsque vous êtes confronté a des problèmes d'ordre
professionnel et que vous avez besoin d'un regard un peu exté-
rieur au dossier ? Imaginez que vous avez des doutes sur Ia bonne
manière de conduire une affaire importante et que vous voulez en
discuter a fond avec quelqu'un (pas sirnplement demander un
renseignement technique). Pourriez-vous indiquer sur cette liste
les personnes que vous consultez dans ces cas-là?
3) Quels sont parmi vos collegues ceux avec lesquels vous
avez des activités sociales en dehors du travail, des activités qui
n'ont rien a voir avec le travail ? Par exeniple des collegues dont
vous connaissez bien Ia famille, et qui connaissent Ia
Iv

Nouvelles perspectives théoriques


8

L'innovation en education et en
formation topiques et enjeux
Fran çoise Cros

L'innovation en education et en formation est soumise a de


nombreuses controverses ; celles-ci vont même jusqu'à affirmer
que I'innovation dans ce domaine ne peut exister. En effet,
comment pourrait-on parler d'innovation pour une des plus
anciennes fonctions sociales, comme celle d'éduquer un petit
homme, dont on retrouve, fondamentalement, a des siècles de
distance, les mêmes questions ? Cela a-t-il un sens que de parler
d'innovation dans les mondes de l'éducation et de Ia formation?
Get article tentera de faire le point par rapport a cette question en
faisant un detour par I'histoire et par Ia politique. Puis ii essayera
de donner sinon une definition de ce que I'on pourrait entendre
par innovation en education et ses diverses apories, du moms ses
composantes essentielles, pour déboucher sur I'enjeu que cons-
titue a I'heure actuelle l'innovation en education, vaste
<<fromage>> pour les politiques modernes de changement des
systèmes éducatifs et de formation.

UN VIEUX MOT POUR DES CONCEPTLONS NOUVELLES

Le terme <<innovation>> est ancien. On peut dater son utili-


sation en France autour du xtlIe siècle. Si, aujourd'hui, ii est
porteur d'un regard positif oppose a des attitudes non innovantes
vues cornme routinières, conservatrices, immobiles, voice
ringardes, ii n'en a pas toujours été ainsi. L' innovation a été long-
214 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQULS

temps considérée comme un mauvais objet, comme une pertur-


batrice. Elle s' inscrit dans Ic paradigme évolutif du progrès.
Jusqu'au XVe siècle, les corporations des métiers ont joué un
role de frein face aux evolutions, et c'est dans Ia griserie huma-
niste que l'innovation et Ia concurrence commencent a se déve-
lopper. II y a longtemps, ii existait une incompatibilité entre Ia
doctrine de l'Eglise catholique et celle de l'enrichissement
économique Ia pauvreté et l'acceptation du destin étaient le mot
d'ordre. S'enrichir était un peché.
Montaigne lui-même s'inscrit dans cette suspicion a l'égard
de l'innovation quand ii écrit : <<L'innovation est de grand lustre,
mais elle est interdite en ce temps ou nous sonimes presses et
n'avons a nous défendre que des nouvelletés. [...] Le monde
n'est qu'une branloire pérenne. [...] Quelque apparence qu'il y
ait en Ia nouvelleté, je ne change pas aisdrnent, de peur que j'ai
de perdi-e au change. Et puisque je ne suis pas capable de choisir,
je me tiens en l'assiette Dieu m'a mis. Autrenient, je ne me
saurais garder de rouler sans cesse. [...] Je me suis de Ia
nouvelleté, quelque visage qu'elIe porte, et ai raison carj'en ai vu
des effets très dommageables. [...] Ceux qui donnent le branle a
un Etat sont volontiers les premiers absorbCs dans sa ruine.
Autrement dit, Ia croyance en une transformation hasardeuse, et
dans les malheurs qu'elle peut engendrer, est forte. Favoriser
1 'innovation produite par l'homme, ce serait placer ce dernier au-
dessus de Dieu seul Dieu peut créer. Durant toute Ia période
l'Eglise, surtout catholique, dominait, I'innovation fut vouée aux
gémonies.
C'est dans les pays a forte presence protestante que l'inno-
vation va être reconnue, voire encouragée. Des controverses sont
nées ace sujet, notamment apropos des conclusions du travail de
Durkheim sur le lien incontestable entre Ic protestantisme et
I'esprit du capitalisme. Nous n'entrerons pas ici dans ces
polémiques: Ia seule chose que nous pouvons dire est qu'iI y a
proximité entre les deux phénornènes. Toujours est-il que se
développe, essentiellement dans les pays anglo-saxons, une
croyance en un développement économique empreint de progrès
et de parts de marché, a travers l'idée de profit, de plus-value et
L'INNovATION EN EDUCATION FT EN FORMATION... 215

de concurrence loyale entre unites de production. Cela ne veut


pas dire que les pays latins n'ont pas eu leur gloire dans le
commerce ii suffit de citer des villes comme Florence, Venise,
Seville, Lisbonne ou Genes. Mais ceUe figure commerciale
s' appuie sur des conceptions plutôt protectionnistes. Les rivalités
politiques priment et ne sont pas stimulées par la croissance.
Par exemple, si nous observons le circuit de développement
de Vécriture des le siècle, nous voyons que Ia Réforme
semble mobiliser davantage l'imprimerie qui permet Ia lecture
des textes religieux et une interpretation personnelle échappant a
1' interpretation orthodoxe des responsables religieux.
Erasme écrit dans son Eloge de lafolie: <<Quand tu dis qu'il
est sacrilege de s'dcarter de textes approuvés par l'accord de tant
de siècles et de tant de conciles, tu fais comme Ic commun des
theologiens: tout cc qui est entré d'une manière ou de l'autre
dans l'usage public, us ont l'habitude de l'attribuer a l'autorité
ecclesiastique>> [1991 ; p. 272].
Ainsi s'est créée une division entre les pays du Nord tournés
vers Ia concurrence et l'ouverture des marches, et les pays a forte
tendance catholique, carnpés sur des positions d'immobilisme et
de craintes de bouleverser les choses et, surtout, de perdre un
pouvoir menace. Quand les hommes savent lire, quand les
hommes posent des questions sans se soumettre a une autorité qui
leur est extérieure, les institutions doivent bouger et, par consé-
quent, se sentent menacées. C'est dans cette veine que nous
trouvonsjusqu'à nos jours des conceptions opposées au develop-
pement des innovations.
Dans Ic dictionnaire Furetière de 1690, nous lisons:
<<L'innovation est le changement d'une coutume, d'une chose
Ctablie depuis Iongtemps. En bonne politique, toutes les innova-
tions sont dangereuses. Les innovations en matière de religion
aboutissent a des schismes, a des guerres civiles. Tous ceux qui
ne se jettent pas, comme le peuple, dans les excès opposes aux
innovations passent pour des monstres a ses yeux.>>
Plus près encore de nous, deux textes illustrent cette oppo-
sition a l'idée même de développement des innovations.
Rousseau, dans De I 'inégalité les hommes, écrivait: <<Au
216 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

contraire, j'aurais désiré que, pour arrêter les innovations dange-


reuses qui perdirent les Athéniens, chacun n'eüt pas le pouvoir de
proposer de nouvelles lois a sa fantaisie... >> Enfin, dans l'Ency-
clopédie <<Catholicisme de Letourney de 1964, nous trouvons
encore: <<Le canon 216 interdit de rien innover sans avoir l'avis
du Saint-Siege, dans les paroisses constituées pour les groupe-
ments de fidèles de langues ou de nationalités diverses. II ne faut
rien modifier non plus sans consultation préalable du Saint-
Siege, a tout ce qui touche les fetes d'obligation qui ont été
supprimées ou transférées. De même, toute innovation dans les
chapitres de cathédrales ou de collégiales est réservée au Saint-
Siege.>>
L'innovation apparaIt donc très liée aux mentalités, croyances
et préjugés de l'époque. C'est une notion éminemnient sociale,
même lorsque certains obligent a Ia penser en termes techniques
ou technologiques.
L'innovation, dans son acception actuelle, s'appuie sur les
options fournies par un Autrichien (Schumpeter) réfugié aux
Etats-Unis dans l'entre-deux-guerres. Cet eminent économiste a
compris que les pays qui favorisaient l'esprit d'innovation réali-
saient des avancées considérahies sur le plan économique. Pour
Iui, une nation modeme se doit d'innover. Elk doit favoriser
l'esprit d'entreprise des hommes et Ia concurrence stirnulante. Le
capitalisme en est Ia forme la plus stable et pérenne. Les initia-
tives des entrepreneurs sont la richesse du pays, Ia notion de plus-
value y est reine. L'économje de marché entraIne des concur-
rences parfois violentes oü le meilleur gagne et les innova-
tions doivent se multiplier pour gagner des parts de marché. Le
consommateur devient Je centre de preoccupation des entreprises
qui veulent développer des besoins nouveaux en accord avec des
produits nouveaux. L'innovation est Ia résultante des inventions
ou découvertes réalisées dans les laboratoires et des usages
sociaux qui doivent s'accorder: l'innovation est Ia socialisation
(ou appropriation par des segments sociaux de plus en plus
larges) d'une invention. Mais, pour s'épanouir, I'innovation
discrédite les objets déjà existants dans une sorte de << destruction
créatrice >> oh la course en avant est de mise : a peine un objet est-
L'INNOvATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 217

ii mis sur le marchd qu'il devient obsolete et doit impdrativement


être dépassé si l'entreprise veut continuer a faire des bénéfices,
sinon elle meurt. C'est une course en avant oii La créativité est Ia
principale qualité requise de Ia part des employeurs.
En regardant rapidement Ia perspective historique, ii convient
de reconnaItre que l'origine semantique de l'innovation repose
sur une conception économiste des rapports sociaux, une
conception de productivité, de qualitd totale ou de zero défaut.
Même si, dans les anndes soixante, I'innovation est devenue une
manière de contester l'ordre établi et de proposer des actions
alternatives ou des institutions nouvelles répondant a des
objectifs non remplis par les instances officielles, comme les
boutiques de droit ou les collectifs parentaux d'éducation ou les
collectifs de médecins. Le retour a la terre des jeunes bourgeois
des années 1968 en est l'illustration. Cet arrière-fond originaire
de plan dconomique ne cesse de traverser les representations de
I'innovation, même si elle est en education Ct en formation les
performances sont bien plus difficiles a cerner que dans Ia
production d'objets commercialisables.
Cet arrière-fond de conception économique perdure, méme si
certains se refusent ala voir: I'idée d'innovation repose sur celle
de progrès indéfini et continu qui, du domaine technique et
économique, se communiquera très naturellement au domaine
social puis a celul de l'éducation et de la formation. Deux défini-
tions de l'innovation données par des sociologues confirment
cela: <<L'innovation est Ia raison, Ia justification du role de
i'entreprise et du manager>> [Crozier, 1998] ou: <<L'innovation
est une idde transformde en quelque chose de vendable>>
[Frascati, 1986].
II faudra attendre les années soixante pour voir apparaItre
dans les textes officiels de l'Education nationale et de Ia
formation le mot << innovation >>. Nous sommes en pleine pCriode
des trente glorieuses dans un esprit triomphant du capitalisme
radieux : II n'est pas étonnant de voir pénétrer cet esprit dans
l'école. L'innovation est alors fille du capitalisme et du libéra-
lisme introduits a l'école. La place de l'individu dans [a société
en tant qu'être affirmant sa propre personnalité et sa responsa-
218 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORJQUES

bilité intervient en faveur du développement de I'initiative et de


Ia créativité sur son lieu de travail. Ce n'est cependant pas sans
effets négatifs. Les travaux d'Ehrenberg en témoignent: <<La
depression est une pathologie de Ia honte et du vide, une patho-
logie de l'insuffisance. "Suis-je a Ia hauteur ?" est Ia question
sous-jacente a la depression. Elle apparaIt comme Ia contrepartie
d'une société oü les regles se réfèrent moms a Ia discipline qu'à
I'initiative, moms aucouplepermis-défendu (ou normal-patholo-
gique) qu'au couple possible-impossible. Si Ia névrose était un
dranie de Ia culpabilité (entre le désir et l'interdit), la depression
est une tragédie de l'insuffisance, du "suis-je capable de le
faire ?" La depression constitue Ia contrepartie d'un monde oii Ia
question d'être libre n'est plus un ideal a atteindre, mais une
montagne a gravir>> [Ehrenberg, 1998].
L'innovation en formation et en education acquiert donc un
double sens : celui de Ia contestation d'un ordre établi dans une
dynamique de Ia liberté (les mouvements pédagogiques, par
exemple) et celui de Ia regulation (c'est un moyen de mieux
accueillir les transformations inévitables de I'école). Mais ii
semble que plus les années passent (notamment avec le
mouvement de décentralisation), et plus l'innovation a l'école
relève du role integratif (par exemple, Ia recherche de qualite ou
d'efficacité voire de rentabilité de l'école). Cette ambiguIte dont
bénéficie le sens de I'innovation permet aux politiques d'avancer
masques et désamorce tout refus pour les formateurs d'être assi-
miles a des gestionnaires économistes de l'apprentissage.
Nous voyons par là le caractère éminemment fragile au cours
des temps de l'innovation et rien ne dit que l'innovation ne sera
pas rejetée dans quelques siècles. Toujours est-il qu'à I'heure
actuelle elk a bonne presse, voire elle est un mot incantatoire.
L'innovation est actuellement un des mots les plus employés par
toutes les categories sociales. II est de tous les domaines et il est
de toutes les parties: on innove dans le domaine religieux, on
innove bien sCr en entreprise, on innove dans la famille, on
innove dans les prisons, on innove dans les écoles, on innove
dans les partis politiques.
L'INNOVATION EN EDUCATION El EN FORMATION... 219

DES ENJEUX DE POLITIQUES SUCCESSIVES

Pourquoi une telle frénésie dans les usages sociaux d'un tel
terme? II semble qu'il corresponde a une evolution de Ia
conception de mise en ceuvre d'une politique. Avant, les déci-
deurs ddcidaient par des textes injonctifs, des lois descendantes,
en s'appuyant sur les représentants legaux. Mais us se sont
aperçus de l'inefficacité de cette manceuvre car les acteurs ne
sont pas associés aux decisions et comme c'est eux in fine qui
auront a produire ces changements, us peuvent s'y opposer.
l'idée de consulter les acteurs et de s'appuyer sur leurs proposi-
tions, toutes choses egales par ailleurs. La démocratie n'est plus
seulement assurée par les instances legates mais par une diffusion
de bas en hautde decisions multiples [Cros, 19981. L'innovation
est Ia manifestation de propositions nouvelles de Ia part des
personnes et elle traduit l'état dans lequel se trouve Ia
population: s'aider de ces propositions est s'assurer d'une
meilleure reception des réformes. Bien stir que I'école n'a pas
attendu l'apparition de I'innovation pour se renouveler et nous
trouvons des extraits de textes émanant de I'école nouvelle dont
Ia ressemblance avec des textes actuels d'innovateurs est trou-
blante'. Mais on ne parlait pas d'innovation ! L'innovation
s'inscrit dans des intentions politiques modernistes volontaristes.
L'innovation est ainsi devenue depuis 19602, dans les systèmes
d'éducation et de formation, I'objet de marchandages et de
convoitises de Ia part des décideurs. A partir de 1960, nous
pouvons en effet repérer, a travers les textes officiels, les rapports

I. Ala mission Innovation eI Recherche >> de I'Institut national de recherche péda-


gogique. nous avons une équipe de chercheurs qui mène une étude < anachronique '> sur
les questions récurrentes posées par les enseignants novatcurs. Par exemple, la
citoyenneté est une question qui Sc posait déjà au temps de I'école nouvelle et qui se pose
actuellement. L'équipe en étudie Ics termes et, surtout, Ia contextualisation des solutions
apportées. II est evident que. en 1937, les situations sociales, politiques et économiques
différaient de celles de maintenant. Cependant, les solutions proposées apparaissent
parfois troublantes de proximité..
2. Certains pays de I' Union européenne n'ont pas dans leur langue cc mot (par
exemple, en Finlande). Ce dernier n'est apparu dans leur langage qu'a Ia suite de son utili-
sation par I'OCDE qui, volontairernent, l'a introduit sous forme de management du
systéme éducatif.
220 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

que les gouvernements en education ont entretenus avec l'inno-


vation et les innovateurs. Nous avons ainsi Pu repérer en France,
a travers l'étude des textes officiels, quatre périodes.

Une premiere période oil l'innovation est contestataire


Cette période s'étale, environ, entre 1960 et 1977. Entre 1960
et 1968, Ia France vit sous une conception pragmatiste du gaul-
lisnie avec une lente poussée réformatrice. Derriere cette appa-
rence paisible germe le mouvement contestataire de Mai 68.
Cette contestation est portee par Ies Ctudiants d'origine bour-
geoise, suivis par les ouvriers las de subir des cadences de travail
de plus en plus infernales.
Précédant ce mouvement, au niveau de I'Cducation a eu lieu
le Colloque d'Amiens qui rnarque une etape dans Ia prise en
compte de l'innovation. Un grand nombre de leaders innova-
teurs, qul se retrouveront dans les années a venir, sont là: Gilles
Ferry, Louis Legrand, Jean Hassenforder, Bertrand Girod de
I'Ain, Antoine Prost. L'école passe d'une attitude initiation a
une attitude d'initiative >>.
L'innovation scoiaire est incarnée par Jes mouvernents péda-
gogiques (mouvernent Freinet, Groupe francais d'dducation
nouvelle, etc.). Ces derniers deploient leur réseau et une
complicité contestataire les unit.
L'innovation en education se positionne là comme rupture par
rapport aux valeurs étabiies. File se plait dans Ja transgression
axiologique et exige une société alternative fondée sur plus de
liberté, sur d'autres modes de communication sociale. Le célèbre
est interdit d'interdire>> marque le paradigme dans lequel se
situent les innovations éducatives. Les syndicats dits de
<<gauche soutiennent ce mouvement protestataire. L'exigence
de démocratisation scolaire s'exacerbe avec Ia parution des
etudes de deux universitaires [Bourdieu et Passeron, 1964, 1970]
qui dénoncent I'dlitisme social de I'école dans un contexte de
prospérité économique.
Face a cela, le gouvernement réagit par cc que certains ont
appelé Ia <célébration des réformes >>, d'oü sortent de timides
L'INNOVATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 221

propositions comme le prélèvement de 10 % du temps d'ensei-


gnement disciplinaire pour des acti vités extradisciplinaires.
Survient, en cette période, I'aboutissement, pourrait-on dire,
du plan Langevin-Wallon : le college unique de Ia réforme dite
Haby et qul avait été surtout portée par Je président de la Répu-
blique de l'époque, a savoir Valery Giscard d'Estaing3 [1976;
p. 66]. Les enseignants furent déstabilisés et, face a une hétéro-
généité du public scolaire, us ne savaient plus que faire : les inno-
vations ont consisté a masquer Ia recherche d'homogéneité et de
coherence des enseignements : déstabilisés, les enseignants vont
réagir par un détournement et une protection.
L'innovation en education, durant cette periode, est celle du
refus de l'autorité, de defense de valeurs nouvelles, conviviales
et communautaires, souvent irréalistes. Elle est rupture symbo-
lique. Elle prepare I'avènement de Ia gauche francaise.

Une deuxième période øü I'innovation


est aux prises avec l'institution
Cette periode se situe approximativement entre 1978 et 1989.
La multiplication des innovations connues dans le système
éducatif conduit les responsables politiques a ne plus les ignorer,
et les autorités peuvent même se dire: <<puisque les choses nous
échappent, feignons d'en être les organisateurs.>> D'oii Ia
parution de textes officiels encourageant un certain type d'inno-
vations (et bien slir, par consequent, en empêchant d'autres).
L'arrivée d'Alain Savary comme ministre de I'Education
autorise quelques transgressions. Sa politique s'appuie sur les
grands rapports : de Soubré sue I'autonomie des établissements,
de Peretti sur Ia formation des personnels de l'éducation, de
Legrand sur les colleges, de Prost sur les lycees et de Jeantet pour

3. <<Le système éducatif en est évidemment un élément essentiel. Le role social de


l'école ne doit pas Ctre seulement d'assurer Ia reproduction a de Ia société,
mais d'aider a Ia creation d'une plus grande egalitC... La misc en place d'un système
unique de colleges pour tous les jeunes Francais constituera un moyen puissant d'égaliser
leur acquis culturel. Elle devra s'acconlpagner sur Ic plan des programmes de Ia definition
d'un savoir commun, variable avec Ic temps et expnmant notre civilisation particulière.>
222 NOUVELLES I'ERSPECTIVES

l'enseignement supérieur4 [Bourdieu, 1994, p. 131-132]. De ces


rapports naissent, en effet, des propositions largement désa-
morcées de toute poléniique5. Un exemple, Ia renovation des
colleges. Même si cette dernière peut être plutôt considérée
comme une réforme, un changement s'opère, en ce que I'inno-
vation est envisagée comme initiative locale d'acteurs dans un
contexte particulier. Autrement dit, l'antienne crozierienne de
<<On ne change pas Ia société par est passée dans les
mentalités des gouvernants.
Dans cet esprit, Ic ministère a décidé que Ia renovation des
colleges se ferait par étapes, en s'appuyant sur le volontariat des
enseignants mais avec l'idée que tous les colleges seront rénovés
en 1988. Ce qui n'a pas été le cas, certains établissements refusant
obstinément de changer! Cependant les directives dmanent
toujours du ministere, entre des mains centralisatrices, même Si les
lois sur Ia décentralisation viendront assouplir cette forniule.
Cependant, des innovations se développent de manière spora-
dique. Les renversements de principes interviennent: par
exemple, donner plus a ceux qui en ont Ic plus besoin n'était pas
un principe jusque-la ou on croyait que donner a chacun Ia même
chose fondait l'égalitd de principe
Les ZEP (zones d'dducation prioritaire) apparaItront ainsi en
1981 (circulaire du ldijuillet). Les innovations sont bienvenues
dans ce cadre.

4. Ces rapports, mCme s'ils s'inspirent d'expCnmeniations concretes, sont Ic fruit de


commissions, avec tonics les reserves liées a leur fonctionnement mCjue. L'analyse du
fonctionneinent de cette institution Ctrange qu'on appelle Commission — ensemble de
personnes qui sont investies d'une mission d'intCrCt general et invitCes a transcender leurs
intéréts particutiers pour produire des propositions universelles —, les personnages offi-
ciels doivent sans cesse travailler, sinon a sacrifier leur point de vue particulier au point
de vue de Ia sociCté, du nioins a constituer leur point de vue en point de vue legitime,
c'est-à-dire universel, notanunent par le recours a une rhCtorique de l'officiel.> Ce
sacrifice des intérCts individuels ci singuliers est-il compatible avec Ia misc en de
l'innovation, par essence produite par Ia volontC particuliCre de lindividu ? L'innovation
scolaire contieni-elle des proflts matCriels ou symboliques d'universalisation a travers
une rhCtorique officielle ? N'est-ce pas déjà condamner I'innovation ou, du moms, en
dCsamorcer l'élan
5. II suffit de Se rappeler Ia poléntique née aucour de Ia proposition de Ia Commission
Legrand sur le tutorat an college oü scsi effectuée une alliance contre, les enseignants
disant qu'ils ne savaient pas faire ci les parents disani que c'était une incursion dans Ia vie
privee de l'enfant, les tuteurs adultes risquant de devenir des directeurs de conscience
L'INNOVATION EN EDUCATION El EN FORMATION... 223

Durant cette période, l'innovation est prise dans les mailles du


filet institutionnel des fonds d'aide a l'innovation sont dégagés
et gérés localement ; les projets d'établissements sont encourages
a favoriser l'innovation pédagogique. L'innovation devient
affaire d'Etat. Ce dernier encourage I'imagination, l'initiative sur
le lieu du travail afin d'utiliser au mieux I'intelligence de chacun
et de gérer les ressources humaines. Cela coincide avec le déve-
loppement dans les entreprises des projets, des groupes
d'expression des salaries, des cercies de qualite conduisant a la
qualité totale ou au zero dCfaut. L' innovation est désamorcée et
fait partie dujeu social comme bulle d'oxygène, en tant que régu-
latrice6 [Crozier, 1980, P. 384] du système. L'innovation ne
risque plus de perturber le système elle en fait partie a certaines
conditions ; elle corrige les excès de contrôle administratif
comme une soupape de sécurité.
Les innovateurs dans ce contexte institutionnel ne seraient-ils
pas en passe de devenir des gens ordinaires?

Une troisième période,


celle des compétences professionnelles
Cette période se situe de 1990 a 1994. La loi d'orientation de
juillet 1989 de Lionel Jospin marque le debut de cette période. Elle
situe l'élève au centre du système éducatif et crée de nouvelles
institutions plus susceptibles de faire bouger le système éducatif:
les Instituts universitaires de formation des enseignants (IUFM)
qui dispensent la formation initiale des enseignants.
Les responsables politiques se rendent compte que les individus,
les élèves et Ia société en general sont en continuelle mutation. Par
consequent, le métier de formateur lui-même non seulement évolue
mais s'ouvre a l'incertitude, a Ia gestion de l'imprevu. La formation
professionnelle n'est plus fixée par des gestes répertoriés, codifies
et répétitifs, mais s'inscrit dans un contexte de mouvement ii s'agit
alors d'apprendre a gérer 1' imprévisible. ApparaIt une sorte de

6. > L'innovation, comme un écureuil en cage, continue par ses efforts a faire tourner
le système auquel elk apporte son énergie sans pouvoir en changer>'
224 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

<<flexibilité identitaire7 >> [Wittorski, 1994, p. 65-851 l'heure est


davantage a Ia mobilisation de capacités générales permettant de
gérer globalement une situation. Le traitement de l'immatériel est
plus important, renvoyant a une intellectualisation plus grande de
l'acte professionnel. Le formateur ne régule plus ses actes par
l'unique perception mais davantage par Ia cognition. Cette demière
est sollicitée dans un travail collectif produisant de nouvelles capa-
cites et competences permettant une adaptation plus rapide aux
situations de changement.
Avant, I'innovation perturbait un milieu relativement stable;
actuellernent, l'innovation répond a un milieu professionnel plein
de surprises et de mobilité: les générations de formés sont a
chaque fois diffCrentes et exigent une recomposition des connais-
sances professionnelles et pas uniquement sur le plan d'un
réajustement mais sur celui d'une recomposition nécessitant de
l'imagination et de Ia créativité dans un laps de temps court.
Le passage du métier de formateur a Ia profession illustre ce
changement de paradigme conduisant au passage du métier arti-
sanal oü l'on applique des techniques a Ia profession, l'on
construit ses strategies en s'appuyant sur des savoirs rationnels et
en développant son autonomie> [Alter, 1994, p. 23]. Les
pratiques nouvelles, l'innovation pédagogique font désormais
partie intégrante de Ia competence du forniateur qui dolt conti-
nuellement inventer ses propres normes stratégiques convenant au
contexte, aux formés et a Ia diversité des situations rencontrées.
L'innovation constitue une réponse intelligente (efficace et
efficiente) de l'action a une réalité de plus en plus mouvante. Le
formateur devient donc avant tout un innovateur en ce qu'il
mobilise des capacites d'inventivité face a des situations de plus en
plus nouvelles. Une telle remarque n'exclut pas Ia routine : c'est
sur elle que s'appuie l'expert qui l'exploite comme des repères, un
soutien a des experiences multiples mobilisatrices d'anticipation.
L'innovation en formation devient une obligation profession-
nelle, faite d'un <<regard ouvert a Ia creation pédagogique et

7. Selon I'auteur. Ia flexibilitë identitaire rëpond a un changemeni de pratiques


professionnelles er suppose un abandon des systernes de description de tâches précises.
L'INNOVATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 225

didactique perniettant d'affronter les situations les plus


diverses> [Develay, 1994, p. 65].
Les instances officielles encouragent Ia formation des ensei-
gnants et des formateurs a cette << flexibilité identitaire >> sollicitant
des capacités relationnelles, de travail en équipe, d'autonomie, de
responsabilité, de decision, de créativité, d'ouverture a un parte-
nariat multiple. L'innovation est une réponse obligee a I'efficacité
même de l'enseignement; elle accompagne le changement. Nous
dirions même que, souvent, les textes officiels sont plus en avance
que les pratiques réelles. L'obstacle a I'innovation ne vient pas
toujours des instances officielles mais des representations et des
habitudes culturelles des formateurs.
Cette innovation en education et en formation, sollicitée en
chacun, est liée au développement de capacités transversales
permettant de gérer globalement une situation particulière.
II est d'ailleurs intéressant de noter que se developpe, durant
cette période, dans Ia formation professionnelle de tous les
champs, ce qu'on appelle Ia << réflexion en action >> qui interroge
cette double capacité de coller au terrain tout en gérant les
enjeux, le sens, pour y répondre de manière adaptée.
Cette troisième période souligne que le formateur contem-
porain est avant tout un innovateur intelligent jouant tour a tour
sur les registres de Ia théorie et de Ia pratique, de Ia réflexion et
de l'action, de Ia recherche professionnelle et du terrain.
L'instauration du mémoire professionnel dans plusieurs forma-
tions confirme cette tendance. Ces savoirs de et dans l'action
conduisent a la professionnalité même du formateur qui construit
une métacompétence, en ce sens que Ia competence profession-
nelle est doublée d'une competence d'explicitation du travail
conduisant a l'élucidation8 [Castoriadis, 1975, p. 8]. Cette
faculté Iiée a des capacités d'autonomie, de prise de responsa-
bilité suscitent pas tant le faire que l'expérience empirique stricto
sensu. L'innovation rejoint là Ia démarche de projet.

8. <<Ce que j'appelte elucidation est le travail par lequel les hommes essaient de
penser cc qu'ils font et de savoir Ce qu'ils pensent. <>
226 NOUVELLES PERSPECTIVES TI-IEORIQUES

Une quatrième période, celle de I'utilisation de l'innovation


comme pilier du changement
Cette période nous est contemporaine. Elle est celle øü l'inno-
vation est reine. C'est d'elle que depend le changement du
système. Les textes ministériels demandent (supplient?) aux
enseignants d'innover pour repondre aux changements sociétaux
et aux demandes de plus en plus pressantes d'un public exigeant
et consumériste. Les innovations servent de <<. vitrine>> aux auto-
rites qui y trouvent matière a illustrer leur volonté politique.
L' innovation devient consubstantielle des transformations p01 i-
tiques. Elles sont non seulement citées mais incitées et favorisées.
Le ministerejoue un role de catalyseur et de canaliseur en ce qu'il
invite, par un programme bisannuel, a innover selon des themes
d'actualité (par exemple, Ia violence, la citoyenneté, le multi-
culturel, l'apprentissage de Ia langue, etc.), themes suffisamment
larges pour permettre des interpretations locales multiples.
Les innovations sont au service d'une politique mobile, plus
soucieuse de se porter en avant que de consolider les acquis
d' innovations passées.

DE LA NECESSITE D'UNE DEFINITION

Si ces politiques ont Pu s'installer aussi aisément, dans leur


flou et dans leur intention parfois manipulatrice, c'est que l'inno-
vation, tout au moms en education et en formation, n'a pas de
definition stabilisée. Nous possedons plus de trois cents défini-
tions recueillies au cours de nos travaux sur Ia construction de Ia
banque de données NO VA9 [Cros, 1996]. Chaque fois que nous

9. Dans notre service, ala mission Innovation ci Recherche de 1'INRP, un groupe


compose de chercheurs en education et en formation venant dinstitutions différentes
(CNAM, AFPA, MEN, etc.) et de documentalistes a fonde une banque de données de
recherche sur I'innovation en education ci en formation appelée NOVA et qui contient les
references bibliographiques de textes écrits francophones et anglophones sur I' innovation
en education ci en formation, a condition que ces testes portent sur le processus Iui-rnCme.
Nous avons Cté obliges de dCfinir Ic champ de eeOc banque et donc de stabiliser une defi-
nition minimale de I'innovation ci de Ia formation/education. C'est a cette occasion que
nous avons ces definitions différentes. Cette banque est consuItable par internet:
http://www.inrp.fr aller a banque de données et cliquer sur NOVA.
L'INNovATION EN EDUCATION El EN FORMATION... 227

avons tenté de donner une definition de ce terme au cours d'une


assemblée, elle a été comme par enchantement oubliée car non
conforme au flou dont elle est consubstantielle : l'innovation vit
dans et par usages sociaux qui en sont faits. Nous adopterions
volontiers ce qu'écrit Merleau-Ponty a propos du mot innovation
[1976, p. 462]: <<Quant au sens du mot, je l'apprends comme
j'apprends I'usage d'un outil, en le voyant employer dans le
contexte d'une certaine situation. La subjectivité ne constitue pas
le mot, elle pane comme on chante parce qu'on est joyeux, elle
ne constitue pas le sens du mot, ii jaillit pour elle dans son
commerce avec le monde et avec les autres hommes qui
l'habitent, ii se trouve a l'intersection de plusieurs comporte-
ments, ii est, meme une fois acquis, aussi précis et aussi peu défi-
nissable que le sens du geste. Cependant, nous avons bien été
obliges de cerner Ic champ de l'innovation en education et en
formation, ne serait-ce que pour construire les frontières entre un
dedans et un dehors. Faute de definition, nous sommes arrives a
des composantes minimales qui permettent de dire s'il s'agit
d'innovation en education et formation ou pas.
Ces composantes sont au nombre de cinq.

La premiere est celle du nouveau


II va de soi que, pour tous, l'innovation se définit par le
nouveau. Cette evidence du nouveau ne l'est pas tant que cela. En
effet, comment saisir l'essence du nouveau en education puisque,
par definition, le nouveau est une qualité d'existence éphémère,
un attribut momentané ? Ii est relatif a celui qui l'énonce, ii est
lie au point de vue de celui qui l'énonce. Qui peut decider en
education et en formation de ce qui est nouveau ? S'agit-il d'une
qualite mesurable ? Le nouveau a lui seul ne peut être un critère
de definition. Tout au plus permet-il de qualifier Ia hardiesse de
l'événement. Et encore Par exemple, un professeur qui, pour Ia
premiere lois, fait faire a ses élèves des travaux de groupe dira
qu'il innove, même si son voisin le fait depuis des années. Pour
lui, ce sera Ia premiere fois et donc ii innove. Autrement dit,
l'innovation en education est relative au contexte immédiat voire
psychologique. C'est l'innovateur qui décrète que cc qu'il
228 NOUVELLES PERSPECTIVES TI-IEORIQUES

conduit est nouveau et ii en apporte Ia preuve ! Le nouveau est un


construit social et relatif aux personnes qui le portent en ce qui
concerne le dornaine de l'éducation.

La deuxième composante est celle du produit


Alors, on peut se rabattre sur le produit Iui-mêrne. Ce serait Ia
substance introduite qui aurait les vertus novatrices elle provoque
une onde de choc qui transforme la pratique du formateur et donc
qui le fait innover. Mais cette vision est technologique, objectale.
Le formateur peut très bien introduire l'ordinateur dans sa pratique
sans rien changer a cette dernière. Par exemple, I'écran d'ordi-
nateur se substitue a Ia page polycopiée ! Ce n'est pas suffisant
pour être assure de se trouver face a une innovation.

La troisiènie composante est celle du changement


Innover, c'est changer, voire changer positivement, voire
arnéliorer. Mais ce changement pour être de l'innovation doit être
volontaire, intentionnel et délibéré. Tout changenient n'est donc
pas une innovation mais toute innovation est une espèce particu-
here de changement.

La quatriènie composante est celle de l'action finalisée


L'innovation est sous-tendue par des valeurs. Celui qui innove
veut améliorer Ia situation qu'il considère conime insatisfaisante.
Mais le meilleur pour lui n'est pas forcément le meilleur pour les
autres. Par exemple, un professeur rétablit dans sa classe les châti-
ments corporels. Son inspecteur est content parce qu'il obtient des
élèves de bons résultats de mémoire. La fin justifie-t-eIle les
moyens? Et pourtant, Ic maître peut considérer qu'il a fait
progresser ses élèves et donc ii s'agit pour lui d'une amelioration
Nous pourrions dire que I'enfer est pave de bonnes>
innovations ! Ainsi faire le bonheur des autres malgré eux peut
être Ia pire des choses: I'innovation peut être Ia pire et Ia
nieihleure des choses. Ce n'est pas parce qu'on innove que c'est
bien ou alors ii y a un rapport totémique au nouveau qui brouille
L'INNOvATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 229

toute critique. L'innovation en education repose essentiellement


sur le choix de valeurs. Un petit aparté pour distinguer innovation
de projet. Si le projet contient une visde, comme 1' innovation, ii
est aussi et surtout planification en fonction d'objectifs et, réalisé
dans le temps, fortement lie a une conception causale de l'action,
alors que I'innovation est un événement guide par un désir, un
élan, une dent tes modalités se dessinent au cours du
deroulement même de l'innovation. Parler d'un projet d'inno-
vation apparaIt comme un oxymoron.

Cinquième composante, celle du processus


L'innovation est une démarche de transformation sous diffé-
rentes formes, une série de mises en problèmes et de mises en
solutions, une serie de mises en intrigue (pour plagier Paul
Ic tout a l'intérieur d'un espace temporel provisoire. II
y a emergence d'imprevu, d'inattendu, d'aléatoire. Le projet est
une procedure et l'innovation est un processus avec ses zones
d'incertitudes, d'imprevisible.

Ces cinq composantes nous ont permis de cerner I'innovation en


education : du nouveau relatif et contextualise, un produit qui peut
être un indicatif, un changement a condition qu'il soit volontaire,
intentionnel et delibere, c'est-à-dire qu'il s'inscrive dans une action
finalisée, portee par des valeurs et qui se deroule scion un processus
plutôt aléatoire. L'innovation en education et en formation est donc
hautement subjective car elle n'est pas fondamentalement nouvelle
comme pourrait l'être Ia fabrication d'un objet nouveau commer-
cialisé. L'élément est I' espnt de cette transformation

PEUT-ON DANS CES CONDITIONS PARLER DU TRANSFERT


DES INNOVATIONS?

Une des questions qui ont habite aussi bien les formateurs que
les politiques est celle du transfert des innovations éducatives. En
revanche, c'est très peu uñe question des praticiens eux-mêmes,
230 NOUVELLES PERSPEC11VES THEORIQUES

tout occupés qu'ils sont a installer au mieux leur innovation face


a l'hostilité et/ou Ia pesanteur de l'organisation bureaucratique.
Lorsque les formateurs ou les responsables politiques avaient
connaissance d'une innovation (qui marchait ou qui
allait dans le sens du choix des actions voulues), le projet de
transfdrer cette innovation naissait. Mais une pratique se
transfère-t-elIe? Si oui, a queues conditions?
Quatre paradigmes explicatifs du transfert des innovations
scolaires ont traverse les institutions éducatives et de formation.

Le modèle épidémiologique
Dans les années quatre-vingt, ii y eut une premiere approche
de La diffusion de l'innovation sociale par l'idée de l'épidémio-
logie, puis une période d'abandon pour être reprise rCcemment
par des anthropologues américains. Ce modèle repose sur le fait
que, si 011 prend une population donnée, une dpidémie conime Ia
peste ou le cholera s'y diffuse de Ia niême manière que le ferait
une innovation. Le paradigme general de diffusion se représente
par une courbe en S. courbe cumulative des gens < touches >>.
Nous voyons mais sans savoirpourquoi. On retrouve Ic même
modèle dans I'étude des rumeurs. II a été abandonnC parce qu'il
est trop macroscopique, sans qu'on sache cc qui se passe au
niveau individuel, ii est déterministe et laisse peu de place a Ia
libertd de decision de I'individu. Cependant, ii vient d'être repris
par les theories naturalistes de l'anthropologie culturelle amen-
caine. Ce sont les idées qui seraient contagieuses et pas les
pratiques [Sperber, 1996] et ii suffit d'expliquer comment les
representations sociales sont contagieuses par Ic fait d'innom-
brables micro-mécanismes (I nterindi viduels).
La communication est, avec l'imitation, un des deux méca-
nismes principaux de Ia transmission. Les épidémiologues
entendent par transmission un processus qui peut être inten-
tionnel ou non, coopératif ou non, et qui entralne une similarité
de contenu entre une representation mentale chez un individu et
un descendant causal de cette representation chez un autre
individu. Le descendant causal n'dtant pas un simple recou-
vrement de contenu, ii est cependant inscrit dans Ic processus de
L'INNOvATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 231

construction de cette representation : que cela fasse resonance


dans la representation (dans la grammaire mentale de I' individu)
sur le plan affectif etlou cognitif. Ce qui confirme que Ia plupat
des representations ne sont jamais transmises mais qu'elles
mutent sous Ia pression de multiples facteurs.

Le modèle de l'interactionnisme social ou Ic jeu des influences


Dans ce modèle, ce sont les decisions individuelles qui sont
regardees et leurs effets d'agrégation au niveau social. Ce sont
tous les mécanismes de persuasion, plus ou moms lents et
compliquds [Moscovici, 1979].
Deux éléments interviennent:
— L'information donnée, apportée, recue. Selon Ia forme et
le degre de réceptivité, cette information sera détournée (cas de
Ia dissonance cognitive) ou ingérée positivement.
Les réseaux de communication, les échanges interper-
sonnels sont plus efficaces que les apports impersonnels d'infor-
mation. II faut d'abord stimuler l'intérêt de Ia personne, lui
montrer que cela a étd fait sans danger et legitimer cette inno-
vation par les détenteurs du pouvoir social et symbolique que
sont les innovateurs. Par exemple, dans la mesure oh les
collègues, les voisins, les amis la confirment et Ia légitirnent.
La participation sociale fournit a l'individu un soutien
collectif qui le rassure et facilite Ic developpement de l'inno-
vation. Les leaders doivent être en avance mais sans être des
supérieurs hiérarchiques. Mais le ddsir d'influence ne va pas sans
contlits, sans cnse, qui engendrent le changement, que Ia crise
soit interne ou externe. L'influence depend de I'identification a
celui qui influence (voir ace sujet tous les travaux de psychologie
sociale sur les phénomènes d'influence et de conversion).

Le modèle de I'institutionnalisation
II s'agit du devenir de l'innovation qui est reprise par le
ministère comme exemplaire ou pour figurer dans les textes offi-
ciels injonctifs, ou considérée comme banale et entrée dans Ia
routine. II en est ainsi des groupes de niveaux ou de certaines
232 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

activitds interdisciplinaires courantes dans certains dtabli sse-


ments scolaires. L'innovation ne peut vivre tout le temps et son
devenir est soit de s'enkyster et de continuer dans son coin, isolée
du reste, soit de se marginaliser et de ne plus rien avoir affaire
avec les autres activités, soit de mourir, soit de s'institutionna-
user, c'est-à-dire que l'institution prend Ic relais et ce n'est plus
une innovation. On peut dire que toutes les actions un jour ou
l'autre ont dtd innovantes et se sont vues récupdrées par le
système qui les a plus ou moms transformdes pour qu'elles soient
compatibles avec l'existant.
On peut résumer Ic processus d'institutionnalisation [Alter,
1985, 1990] d'une innovation en education de Ia facon suivante.
Dans un premier temps, les directeurs incitent a l'innovation les
formateurs (experimentations pilotes, soutien aux initiatives
locales, etc.), Dans un deuxième temps, les directions sont
contraintes de laisser faire les innovateurs (côté instituant). Dans
un troisième temps, les directeurs mènent une politique d'institu-
tionnalisation des innovations; us les rationalisent, leur donnent
un caractère obligatoire en les << normalisant >>, us les standardisent
en s'appuyant sur Ia reaction des groupes soucieux de la marche
habituelle de l'institution (les recteurs, les inspecteurs, etc.).
L'institutionnalisation correspond a une remise en ordre.
Peut-on concevoir une institution a ce point suicidaire qu'elle
permette a des innovations rdvolutionnaires, reposant la question
des valeurs (ce qui est très fort en education et en formation), du
symbolique et de l'imaginaire sur lesquels repose l'institution, de
se développer et de risquer le renversement de ladite institution?

Le modèle de Ia recherche-action
Ce modèle de diffusion repose sur Ia cooperation entre
plusieurs partenaires dont les logiques et les objectifs ne sont pas
tout a fait identiques. D'un côté, ii y a le chercheur qui peut être
vu parfois comme un formateur, un animateur, un consultant, un
militant et, de l'autre, le praticien qui peut être vu comme un
acteur social, un partenaire ou un client.
La recherclie-action telle que nous l'entendons n'est pas Ia
juste et pure juxtaposition de la recherche d'un côté et de Ia
L'INNOVATION EN EDUCATION CF EN FORMATION... 233

pratique de l'autre, mais un éclairage mutuel qui aide Ia pratique


a se développer et a affermir ses objectifs.
Le processus de recherche est au service du changement
social. II s'agit de Ia recherche-action telle que l'ont définie les
disciples de Kurt Lewin: <<Une application de la méthodologie
scientifique a Ia clarification et a Ia solution de problèmes
pratiques. Elle est aussi un processus de changement personnel et
social. Dans les deux sens, elle constitue un processus d'appren-
tissage l'accent est mis sur Ia qualite de Ia collaboration dans
Ia planification de l'action et dans l'évaluation de ses résultats.>>
La recherche permet l'apprentissage par le praticien de
pratiques nouvelles élucidées et formalisées. Ii passe du désap-
prentissage a un réapprentissage favorisant le changement fondé
sur la recherche. Cela pose le problème de l'utilisation de Ia
recherche dans le changement social.
11 existe, d'après nous, trois types de recherche-action:
— une recherche-action plutôt technique oh Ic role du cher-

cheur est prépondérant. Le chercheur <<utilise>> les praticiens


comme source d'information et il stimule le changement local.
Ce seront les résultats de Ia recherche qui pourront éventuel-
lement jouer sur Ia diffusion,
— une recherche pratique oh Ic chercheur a un rOle de
consultant. II établit des relations de cooperation soit avec le
praticien, soit avec le groupe. II oriente le changement, l'infléchit
et enrichit sa réflexion,
— une recherche émancipatrice oh le groupe de praticiens
prend Ia responsabilité de I'action et de Ia recherche. La
recherche devient alors une pratique de formation.
La recherche-action comme organe de diffusion de l'inno-
vation possède deux postulats: premièrernent, le chercheur est
un militant, c'est-à-dire qu'il croit a une certaine issue de l'action
sociale; deuxièmement, l'innovation n'est pas externe au
praticien, elle n'est pas une adoption ou une adaptation de
pratiques développées ailleurs. L'innovation se construit dans
une certaine durée et se prolonge au-delà d'une intervention dont
le but est de déclencher un processus qui devra se poursuivre sans
Ia recherche.
234 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

Seulement, Ia recherche-action est un processus long, coilteux


et non assure des résultats compatibles avec les objectifs de
l'institution. La recherche-action est ainsi rejetée a Ia fois par
l'institution qui Ia trouve dangereuse et non performante et par le
milieu scientifique qui Ia trouve peu rigoureuse.
De manière plus contemporaine, s'est développé un modèle
de diffusion de l'innovation assez proche de Ia recherche-action
en ce qu'il regroupe des personnes d'horizons différents. C'est le
modèle de Ia traduction porte par le laboratoire du Centre de
sociologie des innovations de I'Ecole des mines. L'innovation
devient un construit social complexe qui met en jeu tous les
acteurs concernés, les institutionnels, les objets considérés
comme nouveaux, les clients autour d'un bien commun. Nous
avons testé la pertinence de ce modèle dans l'innovation scolaire
et nous nous heurtons a Ia definition de l'ob jet nouveau [Cros,
2000]. Nous avons montré qu'iI existe peu d'innovations selon ce
modèle dans le monde scolaire. Nous avons ainsi pu dégager des
conditions pour que le modèle de Ia traduction puisse exister (par
exemple, sortir des regles instituées, sortir de l'égalitarisme,
sortir de l'impersonnalite, fabriquer des objets communs, trouver
des lieux oü s'expriment les controverses, développer les actants,
introduire de I'incertitude). Et ii est vrai que l'organisation
bureaucratique du système éducatif aide peu l'innovation a se
développer. Cela ne veut pas dire qu'elIe n'existe pas.
Autrernent dit, l'existence des innovations dans le monde
éducatif et de formation depend étroitement de I' institution dans
laquelle elles se developpent. Ainsi, le ministère de l'Education
nationale francais, malgré l'assouplissement qu'il a opéré ces
dernières années, est loin de correspondre a un lieu d'éclosion
des innovations. Qu'en est-il des autres pays de Ia Conimunauté
européenne?

LES INNOVATIONS EN EDUCATION ET EN FORMATION EN EUROPE

Nous avons été responsables d'un Observatoire européen des


innovations en education et en formation finance par la Commu-
nauté européenne. Cet observatoire, indépendant des respon-
L'INNOVATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 235

sables politiques de chacun des pays et reprdsentd par un


regroupement d'universitaires des quinze pays de I'Union euro-
péenne, a pu étudier et analyser non seulement les innovations en
education et en formation, mais aussi les politiques d'innovation
et leur articulation avec le terrain [Cros, 1998]. Outre le fait déjà
mentionné que certains pays n'utilisent pas le mot innovation, les
composantes évoquées ci-dessus se retrouvent. Le mot le plus
fréquemment employé est celui de réforme (dix pays sur quinze).
Le mot experimentation est cite par sept pays, cinq pays
emploient le terme de développement: ce sont ceux du nord de
l'Europe. Si, sur le terrain, les etudes de cas portent bien sur des
innovations telles que nous les avons définies ci-dessus, les poli-
tiques des pays pour favoriser Ia transformation des systèmes
éducatifs et de formation ne sont pas toutes identiques.
Nous avons ainsi repérd des dimensions jouant un role consi-
dérable sur I'infléchissement des orientations des innovations en
Europe [Garcia, 20001.

La centralisation du système de formation


Cette dimension s'inscrit dans ce que certains appellent le
bottom up ou le top-down, c'est-à-dire l'innovation venant du
centre ou de la périphérie. En rdalitd, ce n'est pas aussi simple,
les pays a reputation centralisatrice (France, Grèce, Italie, voire
Espagne) se décentralisent et les pays ddcentralisés se centra-
lisent en ce qui concerne Ia formation (Royaume-Uni, Alle-
magne). C'est dans ce juste milieu que s'opère I'existence
possible de l'innovation.

La place et le pouvoir des parents


En Allemagne, par exemple, l'éducation re!ève de Ia compé-
tence des parents qui jouent un role dans les innovations mises en
place par les différentes écoles. 11 est evident qu'un tel fait peut
se retourner contre les valeurs de 1' école en faisant des parents de
simples consommateurs de l'école. L'Angleterre offre un tableau
proche de celui-là.
236 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

Le poids des valeurs et des mentalités


Par exemple, Ia Finlande et le Danemark défendent des
valeurs fortes de holisme de I'éducation les élèves sont a
l'école pour s'épanouir sur le plan social, artistique et éthique. En
France ou en Autriche, ces valeurs ne sont pas consensuelles et
les innovations tournées vers une education totale auront du mal
a trouver des appuis.

Le poids relatif des écoles privées et des associations privées


sur I'école
Certains pays ont une majorité d'écoles confessionnelles ou
privées dont les engagements vis-a-vis de I'Etat sont soupies, ce
qui leur laisse totale liberté de mettre en cruvre des pédagogies
nouvelles et des structures éducatives variées. En Allemagne,
une école privée, pour ouvrir, doit déjà montrer qu'elle est inno-
vatrice par rapport au système public. Les fondations privées
interviennent egalement de manière forte. Au Danemark, les
écoles privées suivent le cadre très large donné par l'Etat. En
France, c'est le contraire l'école publique est la loi et les écoles
privées I'exception.

La hiérarchie des savoirs


Tous les savoirs n'ont pas Ia même consideration selon les
pays. Se former aux savoirs techniques en Allernagne n'a pas Ia
même signification qu'en France c'est le signe de I'échec
scolaire. En Grèce, les savoirs classiques sont favorisés par
rapport aux savoirs orientés vers Ia pratique, etc.

La presence de corps intermédiaires


(des agents du changement)
Le fait qu'existe une catégorie de médiateurs appelés inspec-
teurs, conseillers, formateurs ou autres favorise l'esprit d'inno-
vation, a condition qu'ils ne soient pas les contrôleurs de l'Etat.
Le mode d'élection du chef d'établissement et Ia gestion de ce
dernier sont aussi des indicateurs de facilitation de l'innovation.
L'INNovATION EN EDUCATION El EN FORMATION... 237

La presence de dispositifs d'incitation aux innovations


Ce sont des structures qui facilitent les innovations, pas
toujours de manière libre, mais en liaison avec les orientations
politiques du pays. Ces dispositifs peuvent être des instituts clai-
rement identifies (Portugal, France), des << récompenses ou des
>>

<<prix>> attribués aux meilleurs innovateurs, ceux qui répondent


le mieux a ce que autorités attendent des innovateurs. Cela a
été beaucoup critique en France car certains considèrent que c'est
désamorcer le côté révolutionnaire de ('innovation pour ('inciter
a servir les politiques du moment [Cros, 2000].

La presence des syndicats d'enseignants


La facon dont Ia formation continue est gérée joue un role fonda-
mental dans Ia mise en euvre des innovations, selon qu'elle est gérée
par des associations d'enseignants ou des syndicats ou par l'Etat.

C'EST BIEN A TRAVERS TOUTES CES ETUDES QUE SE DEGAGE


LA SPECIFICITE DE L'INNOVATION EN EDUCATION

Même si les récentes etudes sur l'innovation [Flichy, 1995]


montrent bien que l'innovation technique doit son succès a des
processus sociaux éminemment complexes, l'innovation en
education demeure spécifique. A travers toutes les etudes que
nous venons d'évoquer, nous voyons qu'elle s'appuie plus que
les autres innovations sur de l'imaginaire et du symbolique, tout
simplement parce qu'elle porte sur des savoirs de plus en plus
conceptuels. Les transactions sociales se font a travers un inves-
tissement résolument tourné vers le futur non pas en termes d'une
sociCté meilleure mais vers une humanité pétrie de principes
généraux. Par exemple, ce n'est pas le téléphone portable qui
peut indiquer des orientations philosophiques et morales de La
société, tout au plus pent-il contribuer a une amelioration (ou a
une déterioriation) des relations humaines. Les objets techniques,
même, comme dirait Callon, si ce sont des <<actants>> ou des
acteurs non humains, sont là et c'est Ia façon dont les individus
vont les investir qui va leur donner sens. Dans l'innovation en
238 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

education et en formation, c'est le sens qui préexiste a l'inno-


vation. L'immatériel a une force plus grande. Outre les valeurs
qui interviennent de manière manifeste, ii subsiste une épaisseur,
sans doute due a Ia presence d'un autre dans une relation inter-
personnelle oü jouent incontestablement le transfert et le désir.
Enfin, l'innovation en education et en formation ne peut se
contenter d'une seule approche disciplinaire; c'est en cela que
les sciences de l'éducation sont précieuses car elles font primer
l'objet sur le découpage disciplinaire et tentent de conjuguer des
approches qui, au premier abord, pourraient paraItre insolites,
comme Ia sociologie et Ia physique. Tout est bon pour tenter de
comprendre les mécanismes en jeu lors du déploiement des inno-
vations en education et en formation. Ces dernières sont spCci-
fiques en ce qu'elles touchent a I'éducation et a Ia formation,
elles-mêrnes porteuses par essence de transformation (l'appren-
tissage). Travailler sur ces types d'innovation, c'est travailler au
second degre, voire dans une mise en abyrne.
Car n'est-on pas, depuis des siècles, a se poser toujours les
mêrnes questions a propos du développement de l'enfant et de
celui de l'homme? N'est-ce pas une gageure que de vouloir
appuyer I'analyse de l'innovation en education et en formation
sur des theories et des ideologies empruntCes au monde écono-
rnique et technique qui nous entoure? Là il faudrait de Ia
lenteur (le developpement de Ia personne se fait par un chemi-
nement particulier, dans un temps qui ne se mesure pas
uniquenlent a I'aune du socio-économique et du socio-tech-
nique), nous voulons y introduire de Ia rapidité; là oü il y a
silence et énigme, nous voulons y mettre du discours et de Ia
clarté. Car nos sociétés sont I'expression du bruit et du spot. Ii y
a en effet, dans I'innovation en education et en formation, un
reflet culturel, ideologique et politique de nos sociétés
marchandes et capitalistes. Travailler sur Ia formation de I'autre
pose des problèmes que les etudes sur les innovations techniques,
technologiques ou organisationnelles n'ont pas abordés. C'est un
rapport au temps, a l'autre, au savoir et a l'espace qui y est
different. Seul l'avenir nous dira Si flOUS pouvons inscrire toutes
les innovations sous le même ordre d'interprétation des choses.
L'INNOvATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 239

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9

Ce que l'économie néglige ou ignore


en matière d'analyse de l'innovation
Dominique Foray

Cet article porte sur tout (ou presque tout) ce que les éconornistes
negligent ou ignorent lorsqu'ils analysent l'innovation. Prenant
connaissance de notre sujet, le lecteur comprendra immédiatement
les raisons de Ia Iongueur de I'étude ! En effet Ia littérature écono-
mique sur I'innovation est extrêmement lacunaire et abandonne aux
autres disciplines des champs immenses d'investigation.
Pour presenter avec des mots et des méthodes d'économiste
les themes et les questions que notre discipline néglige habituel-
lement, notis avons besoin d'un cadre permettant de repérer ces
themes et ces questions. L'unité d'analyse que nous avons
choisie est I'entreprise et le cadre que nous esquissons repose sur
les notions de capacités (ensemble de compétences, savoirs et
méthodes destinés a accomplir telle fonction) et de frontières de
Ia firme (ii y a des problèmes d'organisation interne et de rela-
tions avec i'extérieur). Ce cadre a quatre niveaux: le premier est
celui des capacités d'innovation. Nous identifions quatre grandes
capacités — créativité, resolution de probième, gestion de Ia
connaissance et valorisation économique de l'innovation — qui
sont analysées. Le deuxième niveau est celui de Ia vision ou, dit
autrement, de i'intelligibilité de l'innovation. C'est a ce niveau
que sont intégrées les connaissances spécifiques et locales des
usagers. Le troisième renvoie aux procedures organisationnelles
de communication et incitation, allocation des ressources et
gestion du temps. Le dernier niveau correspond aux problèmes
de coordination économique que peut engendrer l'innovation.
242 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

Mais avant de procéder a la presentation de ces diffCrents


aspects, nous développerons, sous Ia forme d'un encadré, les
principaux concepts microéconomiques de l'innovation — dont
nous pensons qu'ils sont utiles et pertinents.

Pourquoi et comment les firmes innovent? La réponse des économistes

Lesfirmes innovent pour se différencier

Les firmes innovent pour se différencier, c'est-à-dire en vue de s'extraire


d'une situation de concurrence <<trop parfaite >'. En effet, une situation de
concurrence parfaite determine une pression sur les prix, qui interdit toute
possibilité de sur-profit. Mais en se diffCrenciant par I'innovation, Ia firme
crCe une situation de monopole temporaire qui lui permet d'obtenir une rente.
Le cas Ic plus simple est celui de l'innovation de produit : les consommateurs
sont prets a payer plus cher si Ic nouveau produit est different et si cette diffé-
rence est attractive. On peut alors fixer un prix supérieur au coin marginal.
d'ofi Ia rente qui durera taft que Ia difference est prCservée. L'innovation de
produit est ainsi Ia principale Source de Ia compétitivitC hors prix de l'entre-
prise. Dans Ic cas d'une innovation de procCdC (innovation qui porte sur les
mCthodes de production), Ic cheminement de l'innovation a Ia compétitivité
est moms simple. Soit de procédC permet d'obtenir de nouvelles
caractéristiques pour Ic produit (on retrouve Ia figure prCcCdente) soit cette
innovation permet de réduire les coins de production. Dans cc cas, on
rCpercute cette diminution sur les prix, et I'innovation est alors une source de
Ia competitivite prix de l'entreprise.

Destruction créatrice

En innovant, Ia lirme dCtruit: certains équipements sont déclassés, des


compCtences deviennent inutiles, des ensembles techniques et organisa-
tionnels se désagrègent. Le corollaire de l'innovation est donc Ia destruction
et les cofits de l'innovation peuvent Ctre importants: coUts de I'activitC même
(par exemple coin de R & D ou de marketing), coin de remplacement et coin
de l'inexpérience virtuelle.

La carte des innovations

La firme innove donc pour se dégager temporairement de situations de


concurrence trop contraignantes. Plus I'innovation est <<nouvelle >>, plus die
sera fructueuse en matière d'avantages compétitifs. A cci Cgard, on peut
distinguer diffCrents degrés de nouveauté:
CE QIJE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 243

— Ia nouveauté absolue (under the sun) : c'est le cas du premier fabricant de


skis, qui passe du bois aux matériaux composites;
— Ia nouveauté pour certains agents (adoption et diffusion): les autres firmes
imitent pour ne pas être exclues du marché;
— Ia nouveauté pour un certain marché (transposition d'une application
existante): c'est Ic eas du snowboard dont Ic principe vient des sports
nautiques.

Si I'on combine Ia nouveauté technique et La nouveauté de marché [Freeman,


19881, on arrive aux categories classiques, identifiCes sur Ia carte des innova-
tions de Abernathy et Clark [19881: innovation architecturale, innovation
rCvolutionnaire, innovation courante et creation de niche.

Rente et part de marché

La rente est donc t'objectif. Cependant, le veritable critère Cconornique


perinettant d'Cvaluer tine innovation n'est pas simplement Ia hauteur de Ia
rente permise par Ia differentiation positive du produit. Le critère pertinent est
celui de Ia rente multipliCe par Ia part de marchC du nouveau produit.
Ainsi, tine innovation extrémement sophistiquée et complexe, source d'une
différentiatioii trés forte et donc d'une rente très importante, n'aura qu'une
valeur economique faible si seulement un petit nombre de consommateurs
sont prets a payer Ic prix (I'exemple extreme est celui des programmes
d'innovations sur une voiture de sport de formule I innovations hyperso-
:

phistiquées qui ne seront pas utilisées sur plus de deux ou trois exemplaires).
En revanche, une innovation simple qui ne produit qu'une rente minime aura
une valeur Cconomique très grande si cue emporte l'ensemble d'un marchC de
masse (par exemple, une innovation portant sur Ic conditionnement d'un
produit de grande consommation: tube de colle ou tube dentifrice).
On comprend des lors I'importance de l'arbitrage a effectuer entre Ia hauteur
de Ia rente et Ia part de marché: on petit par exemple decider de sacrifier une
part de Ia rente en vendant son nouveau produit a has prix, afin d'élargir Ia
part de marchC; ce qui en fin de compte peut permettre d'accroItre Ia valeur
Cconomique de I'innovation. II est donc important de retenir que Ia maximi-
Sation de Ia rente n'est pas l'objectif ultime. Celui-ci renvoie a Ia maximi-
sation de Ia grandeur [rente x part de marchC]. Si on neglige cela, on ne peut
comprendre Ia plupart des strategies de lancement de nouveaux produits dans
les secteurs de l'informatique, des tClécommunications, du multimedia.

I.e role de l'entrepreneur: exploiter les opportunités technologiques

La capacite produire une difference positive est une capacité trés difficile a
comprendre et a saisir dans le cadre de I'analyse économique.
244 NOIJVELLES PERSPECTIVES TEIEORIQUES

La notion d'opportunité technologique permet a l'économiste de traduire en


termes de relations quantifiables les inégalités intersectorielles de <<capital
et done de formuler le caractère plus on moms propice a
l'innovation de tel domaine particulier. Cette notion met en avant l'impor-
tance du cycle technologique — caractérisé par des rendements croissants ou
décroissants de Ia recherche et de l'activité d'innovation. Ainsi Ic domaine
Ia réalité virtuelle possède certainement plus d'opportunités technologiques
aujourd'hui que celui, disons, de l'emboutissage (ii faudrait cependant
verifier !). Mais entre les opportunitCs technologiques ci l'innovation
un facteur essentiel Ia capacité d'exploitation des opportunités.
C'est là qu'intervient l'entrepreneur Schumpeterien 1996].
L'entrepreneur est, dans Ia pensCe de Schumpeter, l'unique agent Cconomique
en charge du changement. II personnifie l'innovation. L'entrepreneur n'est pas
un inventeur mais I'auteur de nouvelles combinaisons, fondCes sur des inven-
tions consid&Ces comme exogènes. En aucun cas, l'entrepreneur n'est
assimilé a un individu. La fonction entrepreneuriale est Ic plus souvent prise
en charge collectivement, notamment dans Ic cadre de Ia grande entreprise
modeme.

Le role de / 'entrepreneur: assurer I 'app ropriabilité

Le maintien de Ia difference est egalement un problCme dC car Ia rente


obtenue peut se dissiper sous Ic coup de l'imitation. La protection de I'inno-
vation ci ce que I'Cconomiste appelle les mCcanismes d'appropriation des
bCnCfices de I'innovation (brevet, secret, course en tCte, actifs complCrnen-
taires) sont done essentiels. Mais Ia marque joue aussi un role important de
variable contre-alCatoire. Daris Ia stratCgie gCnCrale de l'entreprise, uiie bonne
politique de marque (ou de fidClisation) peut compenser au moms temporai-
rement certains Cchecs relatifs a l'innovation.
La restauration de Ia difference est enfin importante puisque, quel que soit Ic
moyen d'appropriation, l'imitation, Ia convergence, voire Ic dCpassernent sont
des phCnomCnes qul arrivent relativement vite. II importe done de dCvelopper
des strategies d'innovation continues pour être en mesure de conserver en
permanence un temps d'avance.

Tenips et innovation

Enfin, I'innovation et Ic temps entretiennent des rapports complexes que


l'errtrepreneur devra maItriser: une innovation trop tardive n'est plus une
innovation, landis qu'une innovation trop rapide risque de saper les bases
Cconomiques de l'innovation prCcCdente. Ainsi une tension existe entre Ic
caractère aléatoire du temps de Ia crCativitC ella nCcessaire maItrise du temps
de l'innovation.
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 245

Les lieux de I 'aclivité d 'innovation

Au sein de Ia firme, les lieux de l'innovation ne sont en aucun cas réductibles


au laboratoire de R & D. Depuis les travaux de Kline et Rosenberg [1986], les
économistes reconnaissent unanimement l'existence de plusieurs
de l'innovation dans l'entreprise et savent que les fonctions de conception, de
production et de distribution sont toutes potentiellement des lieux d'inno-
vation. Dans cette perspective, les notions d'apprentissage par l'usage et
d'apprentissage par Ia pratique sont précieuses puisqu'elles permettent
d'Ctablir théoriquement Ia possibilité de production d'innovations au cours de
l'activitd régulière de fabrication d'un bien ou de fourniture d'un service.
11 y a en outre une repartition inteme et externe des activitds d'innovation au scm
des systèmes industriels. Un determinant fort de cette repartition est le caractère
plus ou moms transferable des connaissances nécessaires au processus
d'innovation: lorsque ces connaissances sont dCtenues sur diffCrents sites et
qu'elles sont <<adhesives>> (notamment parce qu'elles sont tacites), ii sera moms
d'eflectuer des iterations successives entre les sites plutôt que de transférer
et rassembler I'ensemble des connaissances sur un site unique [von Hippel, 1994].

Les ,nodèles sectoriels de / 'innovation

Dans un travail trés précieux, Pavitt [1984] a identiflC plusieurs modèles


sectoriels de l'innovation : les secteurs fondCs sur Ia science (biotechnologie),
les secteurs dépendants d'une offre spécialisde (textile, cuir) ; les secteurs
d'offre spécialisée (instrumentation scientifique, optique et mécanique fine);
ou les secteurs de production et de consommation de masse (automobile,
construction électrique). Dans chacun de ces secteurs les lieux de l'innovation
(interne ou externe, R & D ou apprentissage sur site), les opportunités techno-
logiques, les mécanismes d'appropriabilité (brevet, secret, course en tête), les
rythmes de I'innovation, etc. pourront grandement diffCrer. Pavitt fait appa-
raItre en revanche une certaine stabilité ou rdgularitd entre les firmes d'un
même secteur, du point de vue de l'Cconomie de l'innovation.

Profirabi/ite privée et rendement social

11 faut enfin dire que les consequences macro-économiques de I'innovation sont


loin d'être évidentes. Chaque firme poursuit son propre intCrêt en innovant; cc
qui implique que l'innovation ne renforce pas nécessairement le bien-être
social : mille innovations successives sur I'emballage des lessives peuvent
certes, a chaque fois, élever Ia profitahilité privée de Ia firme mais cites
n'Clèvent en rien le bien-être social. Ainsi. le rendement social de I'innovation
(dlevé pour un nouveau vaccin, faible pour un nouveau concept de capuchon de
stylo) est Ia variable clé pour comprendre les effets au niveau global. En outre.
les coôts de l'innovation doivent être pris en compte au niveau global, par
exemple les coths environnementaux mais aussi ceux de Ia destruction créatrice.
____________ ____________

246 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

LES QUATRE PILIERS DE L'INNOVATION (NIvEAU I)

Nous identifions quatre capacités qui s'avèrent essentielles


pour gérer l'innovation Ia créativité, Ia resolution de problème,
la gestion de Ia connaissance, Ia valorisation économique de
l'innovation. Ces capacites vont par paire.
La créativité renvoie a l'aptitude a engendrer de Ia nouveauté,
des nouvelles idées. Elle est fondamentalenient le fruit du hasard
et de la nécessité. Cependant, sans talent, ingéniosité ou
curiosité, ni le hasard ni Ia nécessité ne suffiraient a produire
l'innovation. Tandis qu'il est difficile voire impossible de
planifier Ia créativité, de Ia contrôler, on peut réduire les
obstacles, atténuer les resistances voire améliorer l'allocation des
ressources créatives.
La resolution de problème renvoie a l'aptitude a transformer
une nouvelle idée en un produit industriel, une application écono-
miquement viable. L'ensernble des processus de resolution de
problèmes est mis en dans le cadre de Ia R & D, recherche
appliquee, développement, prototypage et conception.
La gestion de Ia connaissance renvoie a la transformation
d'une nouvelle idCe, individuelle et tacite, en un savoir collectif,
qui est partagé et mémorisé. Pour partager et rnémoriser Ia
nouvelle connaissance, ii convient souvent de (a codifier pour Ia
détacher de celui qui l'a produite et l'inscrire sur un medium (elle
peut être stockée dans des bases de donnCes, circuler par voie
postale ou electronique). II faut aussi investir dans les réseaux de
communication interpersonnels et promouvoir Ia mobilitC des
gens, pour favoriser Ia circulation des savoirs.

Créativité

Management
Valeur economique ( de Ia connaissance

Resolution de problèmes
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 247

La valorisation économique de l'innovation renvoie a


I'ensemble des strategies visant a définir un arbitrage efficient
entre la protection de l'innovation et sa diffusion.
Ces quatre capacités sont toutes indispensables. La disparition
d'une seule d'entre elles met en danger le processus tout entier.
II y a des substitutions possibles mais dans une mesure très
limitée.

Créativité et resolution de problèmes


Deux economies bien différentes
L'économie de la créativité et l'économie de Ia resolution de
problèmes sont deux domaines bien différents. Tandis que la
crdativité échappe par essence a toute localisation fonctionnelle
dans l'entreprise et peut être le fait de chercheurs individuels,
personnes extérieures ou déplacées, usagers et utilisateurs, les
processus de resolution de problèmes sont le plus souvent orga-
nisés et collectifs, dans le cadre de lieux dédiés a cette fonction,
tels que le laboratoire de R & D.
Le management des processus de resolution de problèmes est
régi par des lois raisonnablement robustes. Le problème étant
connu, ii convient de trouver Ia voie Ia plus efficiente pour le
résoudre. C'est une situation d'incertitude modérée (on connaIt
le problème, I'incertitude porte sur Ia solution). L'organisation
des processus de resolution de problèmes obéit aux principes de
la division du travail, de Ia spécialisation des tâches. D'impor-
tantes economies d'écheHe sont possibles et des techniques
d'optimisation peuvent être utilisées [Thomke et al., 1998]. Par
exemple, Ia réalisation de Windows 2000 a été planifiee et orga-
nisée de facon a ce que les centaines d'ingenieurs mobilisés
puissent travailler en parallèle.
Le management de Ia créativité ne peut reposer sur des lois
aussi rassurantes. L'aspect fortuit, comme on l'a dit, prédomine
et l'incertitude est structurelle (quel est le problème ?). L'échelle,
Ia taille d'une organisation comptent-elles'? Existe-t-il des liens
fonctionnels entre taille de l'organisation et créativité ? Personne
ne le salt vraiment.
248 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

Trop souvent, l'économiste qui croit étudier l'innovation


étudie en fait les processus de resolution de problème. 11 s'attache
done a identifier des lois de rendement qui en fait ne s'appliquent
qu'à ce domaine particulier. Elles sont pertinentes a ce niveau.
Croire qu'elles s'appliquent au processus d'innovation dans sa
globalité est en revanche erroné.

La inétaphore du scrabble
Nous devons cette métaphore a Callon et Latour [1985]. Elle
est utile pour mettre en perspective Ia difference de nature entre
ces deux premieres capacites, ainsi que les tensions et les conflits
qui en caractérisent les relations.
On sait que l'objectif du joueur de scrabble n'est pas de
produire le mot le plus long sur son chevalet. Son objectif est de
maximiser l'utilité (Ia valeur) des lettres qu'il possède, étant
donné Ia configuration particulière du jeu, au moment il dolt
jouer.
La metaphore est Ia suivante (voir figure, page suivante). Le
tirage aléatoire des sept (ettres représente Ia constitution hasar-
deuse et fortuite d'une base de connaissance. de créa-
tivitC consiste a combiner ces lettres pour engendrer le mot le
plus long, sans prêter attention aux contraintes d'insertion du mot
sur lejeu.
L'action de resolution de problèmes consiste ensuite a assurer
l'insertion du mot sur le jeu. Evidemment, l'ingénieur
s'emparant du travail du créateur constate qu'il n'y a aucun
espace pour le mot, tel qu'il a Cté créé. En outre, on ne peut
l'accrocher nulle part. En definitive, le mot magnifique issu du
travail des créatifs devra être change, tordu et réduit pour pouvoir
être mis sur le jeu, en exploitant des cases comptant double ou
triple.
Cette métaphore montre Ia tension inhérente, le conflit entre
les créateurs et les ingénieurs. Les uns aiment a produire des
<<abstraites >>, detachées des contraintes d'intégration
dans un certain environnement technique; les autres veulent
rendre Ia nouveauté opérationnelle, capable de s'integrer dans un
champ de contraintes et de conditions.
_______________________________

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 249

Tirage a!éatoire

I S E A P LA N E Créafivité
Resolution de probleme

ii
S E A M L E S S

— —
D R A M A I I C A L L V
A R
C H C
I P U S H
N P U B
C R .

S E C E D E

I N T E R N A L
T

— — —
La métaphore du scrabble

Solution. Le mot qui peut être place et qui rapporte est: <(easy

Des lors, Ia distance géographique et institutionnelle qui sépare


les créateurs et les ingénieurs est une variable decisive. Une certaine
distance doit être respectée. En effet, une trop grande proximité
réprime Ia créativité; celle-ci sera empêchée par les arguments de
bon sens des ingénieurs. Mais une distance trop grande pénalisera
le processus dans son ensemble. Sans dialogue et sans travail en
collaboration, les conhlits et les tensions peuvent conduire a des
situations de bloquage: <<C'est a prendre ou a laisser>> disent les
créateurs ; laissons-les jouer dans leur coin>> rétorquent les ingé-
<<

nieurs. Les travaux récents de Weil [1999], Jeantet et Boujut [2000]


portent sur ces questions en montrant 1' importance des objets inter-
médiaires de coordination, objets ouverts, dont Ia forme inachevée
laisse entrouvertes de nombreuses possibilités d'évolution et force
donc au dialogue et a Ia creation collective.
250 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

De nombreux métiers exigent des professionnels qu'ils solent a


Ia fois créateurs et ingdnieurs. C'est souvent le cas des métiers
d'art, ainsi que de certains domaines de I'artisanat. Le créateur doit
être aussi ingénieur Iorsque ses idées nouvelles I'emmènent a Ia
frontière des savoirs et des schémas conceptuels dorninants de sa
corporation (pensons par exemple au compositeur de musique
contemporaine). Mais même lorsque créativité et resolution de
problèmes constituent les deux facettes d'une même activité, ii est
rare que l'une ne prenne pas le pas sur l'autre : soit Ia personne ne
peut résoudre les problèmes poses par sa créativité, soit Ia personne
rdduit son niveau de créativité de sorte que ses capacités de réso-
lution de problèmes ne soient pas mises en difticultd.

Quanci une partie de Ia créativité est traitée


en termes de resolution de problèmes
La chimie combinatoire est sans doute l'exeniple paradigma-
tique d'une evolution, connue aussi sous les termes intriguants de
<<processus automatique de découverte >>. L'idée est de considérer
Ia crdativité comme un problème et d'appliquer certaines
méthodes de resolution de problèmes a la recherche de nouveautd.
On assiste donc a un certain transfert d'une capacité a une autre.

Dans Ia section suivante, nous regarderons de plus près


l'dconomie de Ia créativité. Comme nous l'avons dit, Ia réso-
lution de problèmes est un domaine déjà bien explore, tant en
management qu'en ingénierie économique. Quasiment toute
I'économie de Ia R & D porte en réalité sur ce genre d'activités.
La créativité reste, pour I'économiste, une question beaucoup
plus intriguante et fascinante.

Elements pour une économie de Ia créativité


Le talent créatjf: entre hasard et nécessité
Le hasard, c'est l'aspect fortuit de Ia combinaison entre deux
éldments qui fait jaillir l'idée. A. Szentggorgyi — prix Nobel de
médecine en 1938 — cherchait a isoler Ia vitamine C dans Ia
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 25!

nature. C'est en consommant un poivron qu'il eut I' idée d' utiliser
cet aliment
La nécessité, c'est la contrainte qui gene une personne et que
celle-ci souhaite surmonter pour améliorer son bien-être. Qui
mieux que A. Smith a pane de Ia nécessité comme aiguillon de Ia
créativité. Des le chapitre 1 de La Richesse des nations, ii évoque
ce petit garcon continuellement occupé a ouvrir et a fermer alter-
nativement la communication entre Ia chaudière et le cylindre, et
qui découvre un dispositif permettant a cette soupape de s'ouvrir
et de se fermer automatiquement. <<Ainsi, une des découvertes
qui ont le plus contribué a perfectionner ces sortes de machines
depuis leur invention est due a un enfant qui ne cherchait qu'à
s'épargner de Ia peine.>>
Mais, bien évidemment, tirer parti du hasard ou de Ia nécessité
pour inventer une solution nouvelle depend de l'inspiration, de Ia
virtuosité, du talent, toutes choses qui s'acquierent bien évidemment
au cours de I'éducation, Ia formation et grace a I'accumulation de
savoirs réalisée dans le contexte professionnel. Au sujet de cette
virtuosité ou talent spécifique, on doit sans doute mentionner
l'aptitude a transformer radicalement les données du problème qui
se pose afin de ne pas rester enfermé dans un espace limité de solu-
tions. La métaphore suivante [Nemeth, 1997] nous aide a saisir (et a
tester!) cette aptitude. Sur le graphe suivant, le problème est de
joindre tous les points, en traçant quatre lignes et sans que le stylo ne
quitte Ia feuille (on ne peut en outre repasser sur des lignes déjà
tracées). Le problème est insoluble sauf si l'on songe a ajouter au
graphe deux coordonnées supplémentaires; ce qui n'était pas
interdit dans l'énoncé.

E
[]
252 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

Les inéthodes de planifi cation forinelle ne fonctionnent pas


Nul besoin d'insister trop lourdernent sur cet aspect. Après
trois decades de bons et loyaux services, Brian Quinn, directeur
de Ia R & D chez IBM, disait: est difficile de trouver une
seule innovation qui serait venue de Ia planification formelle des
produits. J'ai travaillé dans les laboratoires durant un peu plus de
trente ans et je ne peux citer aucun cas d'innovation provenant
directement de Ia planification des produits>> [cite par Brenner,
1987]. En un mot, Ia crdativitd et l'innovation se programment
mal [Alter, 1995].

Comment stitnuler Ia créativité ?


Si, donc, toute idée de planification et de contrôle de Ia créa-
tivité doit être dcartée, si, de plus, ii y a une contradiction essen-
tielle entre innovation et organisation [Alter, ibid.], ii convient
cependant de tenir compte des formes d'organisation du travail et
des mdcanismes d'incitation qui favorisent la recherche de solu-
tions originales ou, au contraire, Ia répriment. L'entreprise peut
offrir un environnement plus ou moms favorable a Ia crdativité et
a l'émergence de nouvelles idées. Chacun connaIt des exemples
de personnes très créatives dont les idées sont systéniatiquement
mises au placard et chacun citera, inversement, des cas de firmes
soucieuses de récompenser Ia suggestion originale et de ne pas
pénaliser l'expérience qui a échoué.
Trois ensembles d'éléments nous semblent compter plus
particulièrement dans Ia creation d'un climat stimulant:
— L'organisation et Ia culture de Ia compagnie
Les structures d'incitation sont importantes. RCcompenser
I'originalité et Ia créativité, ne pas punir les échecs éventuels
découlant d'une experimentation sont des principes évidents.
II est également important de créer les espaces de travail oil
I'expérimentation est possible. La notion d'apprentissage expéri-
mental exprime cette propriété particulière de Ia connaissance et
de l'innovation, qui est de pouvoir être produite tandis que I'on
se consacre a son travail quotidien et régulier. Dans le cadre de
son travail rdgulier (c'est-à-dire tout en continuant a assurer Ia
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 253

production du bien ou Ia fourniture du service), Ia personne


implante un concept experimental, collecte les données issues de
l'experience et, sur cette base, sélectionne Ia meilleure stratégie
pour le futur. II est donc important de créer les conditions
propices a l'apprentissage experimental dans I'entreprise. A cet
égard, 1' hyperspécial isation et 1' approfondissement taylorien de
Ia division du travail sont évidemment des facteurs ddfavorables
puisqu'une trop grande spécialisation réduit le périmètre d'acti-
vités et d'initiatives expérimentales de l'employé. La structure
hiérarchique de Ia compagnie est également importante puisque
les problèmes rencontrés sont un puissant stimulant
[cf. A. Smith, 1976], ii faut que ces problèmes soient résolus au
niveau oh us apparaissent. En outre, l'apprentissage expéri-
mental peut échouer et donc entrer en conflit avec Ia performance
normale attendue. II convient donc d'établir les mécanismes qui
permettront a l'organisation de tolérer un certain niveau d'échec,
en évitant par exemple que les effets de cet échec ne se propagent
a l'ensemble du système. On peut 5' inspirer ici des travaux des
ingénieurs: une organisation, comme un programme d'ordi-
nateur, sera robuste si elle peut continuer a fonctionner en dépit
d'échecs et d'erreurs au niveau local.
Mais permettre aux personnes de faire des experiences n'est
pas tout. 11 convient aussi de définir les mécanismes qui encoura-
geront ces personnes a évaluer leur experience, Ia documenter et
Ia mettre a disposition des autres. En ce sens, l'encouragement de
Ia créativité est inseparable de Ia gestion de Ia connaissance (voir
plus loin).
On sait aussi que le dCplacement et donc la mobilité des
personnes sont un facteur stimulant. Des personnes
a Ia communauté professionnelle peuvent ouvrir
de nouvelles perspectives, de nouveaux angles d'attaque
[Nemeth, 1997 ; Brenner, 1987].
Enfin, Ia diversification est par essence une strategie favo-
rable a La créativité. Une firme disposant d'un portefeuille de
produits différents multiplie les occasions de recombinaisons, de
synergies et d'idées nouvelles.
254 NOUVELLES PERSPECTiVESTHEORIQUES

Les systemes d'information


Bien évidemment, l'existence de systèmes d'information
permettant a Ia firme de puiser a d'autres sources est un élément
determinant. La connaissance de ce que font les concurrents est
certainement une pièce essentiefle du dispositif. 11 y a cependant
une tension entre Ic fait de se constituer une base d'information
complete sur les projets de ses rivaux et celui d'avoir une vision
<<fraIche>> et novatrice de son domaine. La métaphore de Ia
Coupe de I'America (célèbre course de voi tiers) permet de bien
saisir cette tension, A force de s'épier et de se connaItre,
d'évaluer les forces et les faiblesses des autres, les différentes
équipes ont propose au bout du compte des concepts très simi-
laires.
Les resistances et les blocages
Stimuler Ia créativité, c'est aussi tout simplement prendre Ia
mesure des obstacles et des resistances. 11 y a une littérature
importante sur le role ambivalent des routines — qui permetteilt la
coordination mais ont aussi une fonction conservatrice. L'un des
principaux obstactes a Ia créativité est sans doute la durabilité et
Ia reproduction automatique de règles, procedures et pratiques,
qui se renforcent avec Ic temps alors que les circonstances qui
justifiaient leur adoption sont largement dépassCes. Les travaux
sur Ia dépendance du sentier, appliquee aux organisations,
normes et conventions, montrent bien Ia nature des blocages et
verrouillages qui empêchent l'emergence de Ia nouveauté,
notamment organisationnelle [David, 1994].
En outre, le fait qu'une idée originate, bricolée dans son coin
par un individu, devienne la base d'une croyance collective et
d'un projet d'entreprise constitue un défi important ; l'entreprise
doit en permanence prendre garde aux reflexes naturels de rejet,
ignorance délibérée des idées et suggestions les plus originales.
II est donc difficile mais capital de donner une certaine légitimité
a une idée nouvelle, en surmontant tes biais négatifs que les
personnes ont normalement lorsqu'elles évaluent Ia proposition
originale d'un autre [Sternberg eta!., 1997].
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 255

Orienter les ressources créatives vers des domaines a haut rendement


11 est enfin important de concevoir le management de Ia créa-
tivité comme une action visant a allouer ses ressources dans des
domaines oh le succès innovatif aura un rendement très
important. Si I'on regarde l'industrie de Ia micro-informatique,
on voit que toutes les firmes privilégient l'innovation purement
technique c'est-à-dire la puissance et la miniaturisation [Stein-
mueller, 1991, p. 15J. Elles n'explorent donc qu'un espace rela-
tivement limité de Ia créativité possible. Ainsi, Ia plupart des
innovations n'ont pas une valeur économique très grande car
elks n'engendrent pas de fortes différenciations des produits et
sont très rapidement dépassées par des innovations similaires. Un
manager subtil s'efforcera donc d'allouer une partie de ses
ressources a une recherche d'innovation dans une dimension
totalement différente de I'espace de créativité — par exemple
l'aspect extérieur, le design, Ia couleur de l'ordinateur. On aura
compris que les innovations de presentation qui caracténsent les
dernières series de Macintosh relèvent d'un tel management
subtil ! La créativité conduisant a faire un ordinateur rouge ou
bleu ou transparent aura un rendement potentiel plus élevé que
celle qui a été allouée a réaliser une miniatunsation
supplémentaire; laquelle sera obtenue très vite par de
nombreuses autres firmes. On comprend des lors qu'il est inté-
ressant de connaItre le paysage innovatif de son industrie (quel
est l'espace de créativité qui est explore par les firmes, quels sont
ceux qui sont négligés?) pour définir des dornaines oü I'inno-
vation n'est pas attendue et oh elle aura donc un hautrendement.
Si l'on définit quelques categories d'innovation : i) procédé tech-
nique, ii) performance des produits et services, iii) technique de
livraison, iv) design, mode et presentation, v) technique de vente
et de financement, on s'apercoit que, dans le cas des PC, l'inno-
vation s'est concentrée sur les performances du produit, negli-
geant complètement par exemple la presentation et le design. A
cet égard, l'industrie du PC en est encore au stade du modèle de
Ia Ford T. Tous les ordinateurs sont gris La prime ira donc a Ia
premiere firme qui pensera a mettre de La couleur. En repro-
duisant cette analyse pour de nombreuses industries, on observe
256 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

qu'une industrie parvenue a maturité surinvestit dans une ou


deux classes d'innovation. Les éconornistes expliqueraient un tel
phénomène en référence a Ia théorie des défaillances du marché,
liées dans ce cas a des phénomènes de dépendance du sentier
[Steinmueller, 1991]. D'oü l'importance d'allouer des ressources
a Ia recherche d'innovation dans d'autres domaines.

Gestion de Ia connaissance et valorisation économique


de I'innovation
Le problème de l'appropriation de Ia connaissance Ct de
I'innovation a deux facettes. D'un côté, ii s'agit d'assurer Ia
circulation, le partage et Ia mernorisation de Ia nouvelle idée au
sein de I'organisation. Dc J'autre côté, ii s'agit d'assurer Ia valeur
économique de cette innovation; c'est-à-dire de niener a bien
deux tâches qui sont au fond contradictoires: la protection de
1' innovation (contre l'imitation) et sa diffusion.

Elements de gestion de Ia connaissance


Gérer Ia connaissance signifie identifier, expliciter et valo-
riser les ressources cognitives, capacités d'apprentissage et
compCtences que I'on détient; c'est donc traiter tine classe de
biens dont une particularité est d'être difficilernent observables,
difficilement manipulables, et quelquefois même ignores par
celui qui les possède. C'est forcément un défi pour une entre-
prise, plus a I'aise dans le contrôle et Ia valorisation de son capital
tangible. L'aspect crucial de la gestion de Ia connaissance est
constitué par le triptyque << identification, description et partage>>
de ce qui n'est pas directement observable. La contrainte de
collecte et de deposition des savoirs est essentielle. Elle est
difficile car les connaissances sont tacites, dies sont produites
<<sans y penser >>, dans le cours même de l'action. La misc en
place de mécanismes d'incitation pour encourager les employés
a exprimer et partager leurs compétences, ainsi que la cons-
truction de boucles de rétroaction entre ces apprentissages et les
processus formels de production de connaissance (R-D,
CE Q(JE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 257

conception) sont des éldments souvent cites dans les manuels [cf
le modèle de Kline et Rosenberg, 1986].
La construction d'une mémoire organisationnelle
Les questions associées a Ia mémoire organisationnelle et au
partage des savoirs sont particulièrement importantes pour les
performances d'une firme en matière d'innovation. Le fait de ne
pas engager de strategies délibérées de la gestion de connais-
sances peut entraIner des pertes importantes, Iiées notamment a
Ia redondance des actions, répdtition des erreurs et faible cumu-
lativité des connaissances. Si les procedures de resolution de
problèmes ou les actions de créativitd sont effectuées exciusi-
vement au niveau local, elles vont certes bénéficier du contact
direct au problème qu'il convient de résoudre. Mais, d'un autre
côté, Ia resolution de problèmes ou Ia créativitd au niveau local
accroissent le risque d'élaboration de solutions spdcifiques qui
ignorent les experiences passées; lesquelles seraient potentiel-
lement de valeur face au problème considdrd. Les petites organi-
sations, caractérisées par une certaine stabilité de l'emploi,
peuvent surmonter ce problème en ddveloppant des réseaux
personnels performants. Mais les grandes organisations sont
confrontées a des difficultés particulières dans le domaine de Ia
réutilisation de connaissances existantes pour rdsoudre des
problèmes déjà rencontrés. II y a au moms trois problèmes [Stein-
mueller, 2000]
— premièrement, il convient d'identifier les faits saillants

(salient feature) d'un problème particulier, qui le rend


<<similaire>> a des problèmes que l'organisation a rencontrés
dans le passé;
— deuxièmement, ii convient de localiser Ia source d'infor-

mation pertinente (c'est-à-dire les acteurs qui avaient su résoudre


ce même type de problème);
— troisièmement, dans le cas oii il est impossible de retrouver

l'individu ayant les connaissances, ii convient de retrouver


I' information par d'autres biais.
Ces trois difficultés — être capable d'identifier dans un
problème <<nouveau>> ce qui le rapproche de problèmes déjà
rencontrés; être capable de retrouver les individus ayant résolu
258 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

desproblèmes de même nature ; être capable de retrouver l'infor-


mation sans le recours aux individus — constituent les problèmes
de <<mémoire organisationnelle>> les plus courants que les
grandes organisations doivent affronter.
— Strategies pour Ia gestion des savoirs
Les firmes ont le choix entre deux grandes strategies [Hansen
eta!., 1999]. Soit Ia connaissance est codifiée de façon systéma-
tique, de sorte qu'il soit possible de Ia stocker dans des bases de
données. Celles-ci sont accessibles et exploitables facilement par
tous les employes. Soit Ia connaissance reste tacite, elle est
fortement Iide a Ia personne qui I'a développée et est partagée
grace aux contacts directs entre les employés.
Selon le premier modèle dit de codification >>, les organisa-
tions développent des méthodes de codification, stockage et
rCutilisation de La connaissance, a travers une approche de type
<<personne-vers-document >>. La connaissance est extraite de Ia
personne qui I'a développée, elle est rendue indépendante de
cette personne, classée et rCutilisée. Cette approche permet a de
nombreux employes de rechercher et retrouver la connaissance.
ernrnagasinCe, sans avoir a contacter Ia personne qui l'a initia-
lernent développée. Ce modèle est particulièrement intéressant
pour les organisations qui sont confrontées en permanence au
même type de problème et d'attente de Ia part de leur clientele, et
dont l'objectif est de fournir un service rapide et bon marché. La
réutilisation efficace de Ia connaissance codifiée est un dispositif
essentiel au service de Ia stratégie genérale de l'entreprise.
Selon le second modèle dit de <<personnalisation >>, les orga-
nisations privilégient le dialogue entre les individus plutôt que le
stockage des connaissances dans les bases de donnCes. Pour que
ce modèle fonctionne, II convient d'investir forternent dans les
réseaux interpersonnels et de développer une culture de Ia
mobilité et de Ia relation directe entre les personnes. Ce modèle
sera plutôt choisi par les organisations qui sont le plus souvent
confrontées a des problèmes et des attentes uniques,. pour
lesquels Ia connaissance mobilisée est par definition nouvelle.
Les services fournis sont coilteux et demandent un certain délai.
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 259

On est dans une logique d'expertise piutôt que de réutilisation de


connaissances standardisées.
Bien évidernment, chaque organisation s'efforce de combiner
les deux strategies mais les meilleures organisations semblent
plutôt privilégier l'une d'entre eHes, utilisant I'autre de façon
marginale. II est clair que les différents aspects de Ia gestion de
Ia connaissance auront certaines particularités selon que l'orga-
nisation se situe dans le modèle de [a codification ou dans celui
de [a personnalisation.
Quelques differences entre les deux modèles
Le role des nouvelles TIC: elles sont partout essentielles
mais, alors que dans le modèle de La codification l'ordinateur est
essentiellement un moyen de stockage, ii est surtout utilisédans
I'autre modèle pour favoriser Ia communication entre les gens et
non pas pour stocker Ia connaissance.
Les incitations: dans le modèle de Ia codificanon, ii importe
d'encourager les personnes a expliciter et écrire leurs savoirs puis
a ranger leurs documents dans les systèmes d'information. Dans
le modèle de Ia personnalisation, ii faut récompenser les
personnes qui prennent le temps de partager leur connaissance
dans le cadre de relations interpersonnelles directes.
Le stockage et [a capitalisation : alors que le stockage a court
terme de Ia connaissance est réalisé rapidement et facilement
dans le modèle de la codification, I'archivage (stockage de long
terme) de Ia connaissance codifiée peut poser de graves diffi-
cultCs. Dans le cadre du modèle de Ia personnalisation, Ia capita-
lisation de Ia connaissance depend crucialement des capacités de
mémorisation et de transfert des personnes elles-mêmes.

Les choix de valorisation de I 'innovation


La firme doit protéger Ia différenciation qu'elle a produite et
qui est a Ia source d'une rente. La protection de I'innovation
repose sur le maintien du secret (mais cette stratégie rencontre de
nombreuses limites, notamment dans le cas des innovations de
produit) ou sur I'obtention de droits de propriété intellectuelle
(un droit d'exclusivité temporaire, qui est Iui-même transferable)
____________

260 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

ou encore sur le fait que l'exploitation de I'innovation repose sur


un ensemble de compétences complémentaires que personne ne
détient, hormis Ia firme qui a engendré cette innovation. La
notion d'appropriabilité permet a l'économiste de saisir cet
ensemble de mécanismes de protection de l'innovation. Une
politique systématique de propriété intellectuelle est donc
capitale et est en elIe-même très difficile a mener a bien.
Ouverture versus contrôle
Mais Ia propriété intellectuelle ne représente qu'une partie du
probleme de valorisation. Comme déjà dit (voir encadré), I'objectif
final de l'entreprise ne doit pas être Ia hauteur de Ia renÉe mais le
produit de Ia rente multiplié par Ia part du marché prise par l'inno-
vation. II est alors clair que pour obtenir Ia plus grande part de
marché possible, ii faut quelquefois sa politique de
propriété intellectuelle. Les industries des technologies de l'infor-
mation et de Ia communication offrent des cas éclairants les
firmes <<sabordent>> leur propriété intellectuelle, en offrant des
licences gratuites a qui veut; ce qui diminue fortement Ia rente
espérée mais maximise les chances de conquérir l'ensemble du
marché. La firme espère au bout du compte obtenir une valeur
économique plus importante que si elle avait contrôlé strictement
son innovation sans pouvoir prendre I'ensemble du marché.
L'arbitrage est donc entre une rente presque nulle multipliée par
une part de marché gigantesque et une rente élevée multipliée par
une très faible part de marché.

c1 ContrOle

Optimum

ii
Ouverture Source : Shapiro et Varian
Valeur ajoutée du marché [1 999}.
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 261

IBM a choisi pour ses PC Ia premiere solution, tandis


qu'Apple privilégia Ia seconde pour le Mac Intosh. Evidemment,
Ia meilleure solution possible — celle recherchée par Apple — est
de conserver un contrôle total de son produit, tout en pariant sur
ses qualités intrinsèques pour conquérir I'ensemble du marché.
Dans certains cas, cela fonctionne (voir le cas de Nintendo dans
les années quatre-vingt qui s'empare de l'ensemble du marché
des consoles de jeu, en conservant un contrôle strict sur son
innovation) ; dans le cas de Apple, on peut affirmer que Ia stra-
tégie a échoué: <<Dans l'industrie du PC, Apple a toujoursjoué
le role de l'enfant qui ne voulait pas partager sesjouets. Pendant
que les compagnies clonant le IBM PC proliféraient, Apple
refusait obstinément de ceder des licences.>> La stratégie de
Apple n'a pas seulement déterminé une stagnation de sa part de
marché mais elle en a entraIné le déclin. Cette stratégie a fait
entrer MacIntosh dans une spirale impressionnante de dimi-
nution de sa part de marché.
Nous abordons là un point capital, qui transforme Ia nature de
l'arbitrage entre le contrôle privé pour maintenir Ia rente et Ie
partage de sa technologie pour prendre Ie marché. Dans certaines
industries, un petit avantage acquis initialement en termes de part
de marché peut s'amplifier avec une telle force qu'il engendre
une situation de monopole en bout de course. Dans ces industries,
il est très difficile de survivre avec une faible part de marché car
Ia nature du produit (produit réseau ou produit système) fait que
les plus forts se renforcent et les plus faibles s'affaiblissent
(situations souvent décrites avec l'expression winner take all).
C'est le cas des ordinateurs : plus votre part de marché est forte,
plus l'offre des produits complémentaires est abondante et plus
le parc de produits compatibles est grand, et donc plus votre part
de marchd se renforcera. Dans ce cas, ii est recommandé de
chercher a accroItre initialement sa part de marché pour
déclencher ces effets d'autorenforcement. Ii faut donc ouvrir sa
technologie et sacrifier sa rente ! Mais alors, Ia part de marché est
celle de Ia technologie et non plus de I'entreprise. CelIe-ci devra
partager Ia rente avec les entreprises qui ont adopté (imité, clone)
sa technologie. Le calcul est que Ia valeur finale sera supérieure
262 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

a celle resultant de l'autre stratégie (contrôle strict sur Ia techno-


logie). Dans d'autres industries, dans lesquelles on vit très bien
avec une part de marché modérée (par exemple, l'industrie de la
chaussure), on préférera évidemment cette autre stratégie.
Mais de nombreux cas d'innovation aujourd'hui, dans des
industries qui ne sont pas strictement régies par un principe de
winner take a!!, montrent que l'ouverture de l'innovation est
souvent preferable au contrôle. C'est par exemple le cas des inno-
vations dans le domaine des coniposants automobiles, qui ne
s'imposent que si elles prennent l'ensernble du marché. En effet,
les constructeurs automobiles n ' accepteront I 'innovation
proposée par un sous-traitant que si celle-ci est credible et fiable.
II importe donc qu'elle soit adoptée par d'autres fournisseurs et
qu'elle devienne un standard [Nantua eta!., 1999}. Dans ce cas,
l'ouverture est a nouveau prdférde au contrôle.
Les choix de design
Un autre arbitrage important Porte sur le fatt de privilégier Ia
compatibilitd ou celui de privilegier Ia performance. L'idde de
maintenir la compatibilité revient a fournir un chemin de
migration >> a l'usager, qui, en adoptant l'innovation, ne sera pas
oblige de mettre au placard les équipements compldmentaires
qu'iI possède déjà (comme dans le cas du lecteur de disques CD,
qui déclasse brutalement les collections de disques noirs). En
mettant au point Ia cassette compacte digitale (DCC), Philips
avait choisi cette stratégie. Les lecteurs DCC peuvent lire les
cassettes traditionnelles. Le problème est que le niaintien de la
compatibilité crée des contraintes de conception qui peuvent
réduire les performances de l'innovation. Ainsi, le système DCC
ne déterminait pas un saut qualitatif extraordinaire dans l'usage
des cassettes (par exemple, même ddlai de rembobinage). L'autre
stratégie revient donc a définir des caracteristiques de perfor-
mance nettement supérieures a I'existant, mais au risque de
priver I'usager de tout chemin de migration ; ce qui élève gran-
dement le coCt total de I'adoption de l'innovation (ii convient de
racheter tous les équipements périphériques). Ce fut le cas du
mini-disque de Sony que l'on peut utiliser pour enregistrer ses
propres programmes. Ses performances sont bien supérieures a
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE O(J IGNORE... 263

celles de Ia cassette analogique mais le mini-disque est incompa-


tible avec les CD existants. Là encore l'arbitrage est difficile

Evolution

Cu

0
C-)

Source Shapiro et Varian


[19991.
Performance

Les nouveaux compromis


L'entreprise se trouve enfin dans l'obligation de faire des
arbitrages et de réaliser des compromis entre Ia gestion de Ia
connaissance et Ia valorisation économique de I'innovation.
Gérer Ia connaissance augmente Ic risque d' itne perte de contrôle
sur son capital intellectuel. En effet, une vertu de Ia situation dans
laquelle Ia connaissance n'est pas gérée est de laisser celle-ci
dans un état inobservable, invisible pour les autres et donc très
difficilement imitable et reproductible. Expliciter Ia connais-
sance, Ia codifier, fournir des incitations pour que les employés
décrivent et diffusent leurs competences; toutes ces activités
sont a haut risque du point de vue du contrôle que souhaite
exercer I'entreprise sur son capital intellectuel. Gérer Ia connais-
sance, c'est donc accepter des compromis, transiger sur le
contrôle (soi-disant) complet de Ia connaissance produite au sein
de l'entrepnse.

La capacité d'innovation
Synthèse
Le tableau ci-dessous restitue Ia synthèse de ce qui vient
d'être développé, en soulignant les articulations entre les diffé-
264 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

rentes capacités. Les articulations sont nombreuses et des choix


effectués en un point retentissent nécessairernent sur les autres
capacités.

Créativité

Valeur économique Management de Ia connaissance

Resolution
de problémes

Ainsi, les choix portant sur Ia valorisation économique de


l'innovation retentissent sur Ia créativité (ainsi le choix entre
compatibilité ou performance engendrera des objectifs très diffé-
rents pour Ia créativité), sur Ia solution de problèmes (ainsi une
large diffusion et un partage de Ia technologie permettent une
recherche collective de solution); sur Ia gestion de Ia connais-
sance (Ia préférence pour un contrôle strict de l'innoVation
contraindra fortement Ia gestion de Ia connaissance). Les choix
en matière de gestion de Ia connaissance (personnalisation ou
codification) influencent grandernent tant les méthodes de créa-
tivité que les processus de resolution de problèmes. Les choix en
termes de crCatiVité infiuencent toutes les autres capacites (par
exemple, une créativité développée dans un espace non conven-
tionnel d'innovation engendrera de nombreuses difficultés tant
pour la solution de problèmes que pour Ia gestion de Ia connais-
sance et Ia valorisation économique de cette innovation).
La politique de )'innovation d'une entreprise doit donc être
systémique, attentive aux effets de rétroaction. Elle doit
rechercher rupture et discontinuité, tout en veillant a I'harmonie
de l'ensemble.

Les liens critiques externes


Mais Ia capacité d'innovation n'est pas seulement interne.
Elle reside aussi dans J'aptitude de Ia firme a tirer parti des flux
CE QIJE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 265

externes de connaissance et d'information. Ces flux externes


peuvent stimuler Ia créativité et faciliter la resolution de
problèrnes. L'identification et I'absorption des savoirs et infor-
mations externes dependent crucialement des capacites de
gestion de Ia connaissance [Barabaschi, 1992]. Enfin l'impor-
tance de ces liens critiques peut affecter le projet de valorisation
économique (ainsi, le fait de souhaiter capter des connaissances
externes peut obliger a <<ouvrir Ia porte>> et ceder certains
savoirs [cf Hicks, 1995]). Selon que Ia firme appartient au
secteur de la chimie, de l'automobile ou du jouet, les liens
critiques externes seront différents [Pavitt, 1984]. Ainsi, dans les
secteurs fondés sur Ia science, les liens critiques sont
évidemment ceux qui lient La firme aux institutions
scientifiques; dans les secteurs d'offres d'equipements spécia-
uses (par exemple l'instrumentation médicale ou I'optique), les
liens critiques sont noues avec les usagers. Von Hippel [1988]
documente de nombreux cas oh les usagers sont les véritables
innovateurs, dans le domaine de l'instrumentation médicale.
Typiquement, l'usager percoit le besoin d'une amelioration de
L'instrument, ii met au point cette amelioration, il construit le
prototype et ii diffuse l'information sur Ia valeur de l'amélio-
ration et sur Ia fabrication du prototype. Ainsi, le lieu de l'inno-
vation est presque complètement transféré chez l'usager. Dans ce
cas, Ic lien externe entre l'usager et le fabricant de materiel est
fondamental pour que ce dernier puisse bénéficier des efforts de
créativité et de solution de problèmes de l'usager.

Lorsque apparaIt un design dominant"


L'économie generale de ces capacités d'innovation change
profondément selon qu'iL existe, dans l'industrie considérée, un
design dominant [Utterback, 1994]. Cette notion évoque l'exis-
tence d'un concept technologique particulier, qui synthétise Ufl
certain nombre d' innovations antérieures et intègre progressi-
vement des éléments qui étaient auparavant externes a celui-ci.
Un design dominant représente le concept, le paradigme
auxquels l'ensernble des firmes adhere — ce qui facilite Ia coordi-
nation industrielle, permet 1' apprentissage col lectif et accélère
266 NOV VELLES PERSI'EcTIVES THEORIQUES

donc l'innovation dans une direction bien precise, motive l'émer-


gence d'une offre spécialisée de composants et de sous-systèmes,
et enfin réduit les coQts de transaction. L'industrie automobile
fonctionne sur Ia base d'un design dominant qui canalise
l'évolution technologique dans une direction bien precise. Dans
ce cas, Ia tension entre créativité et solution de problèmes est
relativement adoucie: <<Canalisée, Ia créativité du styliste est
tributaire du cahier des charges'.>>
Dans La plupart des cas, une industrie naissante connaIt une
période initiale d'exploration de nombreuses options et variantes
très différentes. C'est une periode caractérisée par un grand
nombre d'entrées de firmes — chacune explorant une option parti-
culière — de très faibles economies d'échelle, peu d'apprentissage
collectif, un faible degré de division du travail entre fournisseurs
et fabricants, et une grande difficulté pour les consommateurs a
comparer les prix et les caractéristiques des produits. Cette
période est suivie par une phase de convergence — qui est celle de
l'emergence d'un design dominant.
On voit bien que Ia premiere période constitue une sorte d'age
d'or de Ia créativité tandis que dans Ia seconde période celle-ci
est beaucoup plus canalisée; les processus de resolution de
problèmes sont plus collectifs et mieux délimités. us deviennent
plus efficients.

VISION (NIvEAU II)


Le système que I'on vient de presenter doit soutenir puis-
samment les processus d'innovation. Cependant, dans certains
cas, ii ne se passe rien. Manque encore Ia vision de l'innovation.
C'est l'histoire fameuse de monsieur Grégoire, scientifique
prolifique travaillant a I'ONERA, qui cherche a se construire une
canne a pêche en fibre de verre et qui met au point un procédé
fondé sur un matériau peu connu a I'époque, le Teflon, afin de
faciliter le démoulage. Après de multiples essais, discussions

1. Citation extraite de larticle La dure Ioi du design in Le Monde, 12 septembre


2000.
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 267

avec ses collègues- chercheurs et développement experimental,


monsieur Grégoire réussit a mettre au point Ia canne a péche. Les
différentes capacités d'innovation sont bien présentes dans cette
histoire et fonctionnent a merveille: créativité et resolution de
problèmes, gestion de Ia connaissance (Ia valorisation écono-
mique n'est sans doute pas Ia preoccupation principale de
monsieur Gregoire). II manque cependant une capacité ultime
Ia comprehension de Ia veritable valeur des connaissances
produites. C'est là qu'entre en scene madame Grdgoire. Agacée
par tout ce <<bricolage >>, celle-ci demande un beau jour a son
man de s'occuper plutôt de ses casseroles dans lesquelles le lait
<<attache>> tous les matins (on est encore a l'époque oui ii faut
faire bouillir le lait). Et c'est ainsi qu'est née Ia poêle Téfal
grace a Ia vision du <<simple usager, qui avait entrevu Ia pôssi-
bilité d'une application formidable [Chapel, 1999]. Dans cet
exemple, avant l'intervention de madame Grégoire, Ie processus
de production de nouvelles connaissances était au fond piégé par
I'incapacité des acteurs a entrevoir La veritable application inno-
vante.
Cette incapacite est inevitable. Comment voir, derriere un
objet technique nouveau mais encore fruste, les marches et les
besoins qui se construiront eux-mémes progressivement? On
peut s'amuser longtemps avec quelques fameuses predictions des
plus grands experts : <<Je pense qu' ii y a un marché mondial pour
cinq ordinateurs, pas plus >>, écrivait T. Watson, président de
IBM en 1957. <<11 n'y a pas de raison pour que chacun possède
un ordinateur chez lui >>, clamait K. Olson, le président de DEC
en 1977. <<Ce téléphone a beaucoup de desavantages pour
pouvoir être sérieusement envisage comme un moyen de
communication >> prétendait une note interne a Ia Western Union,
en 1876 ! (Ces citations sont tirées de Ausubel [1993].)
Face a cette incapacité, l'intégration de l'usager est un moyen
essentiel d ' amél lorer I' intelligence de L' usager,
plongé dans un contexte d'application que ne connaIt pas direc-
tement le créateur ou I'ingenieur, a une position privilégiée pour
saisir Ia veritable dimension sociale d'une innovation. L'exemple
de madame Gregoire nous enseigne que le recours a l'usager est
268 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

absolument essentiel bisque l'innovation porte sur un produit de


consommation courante. Dans les firmes innovantes et spécia-
bisées dans les produits d'usage domestique, ii est habile de
demander a tous les employés de partir en fin de sernaine avec les
nouveaux prototypes pour les essayer en famible, les faire tester
par leurs proches (communication orale de V. Chapel).
Si I'usager peut percevoir Ia veritable application de l'inno-
vation, ii reste de peu de secours pour prCvoir les innovations du
futur. De nombreux chercheurs contestent a juste titre be fait que
les usagers soient mieux places pour prédire leurs besoins a cinq
ou dix ans. <<Usagers et consommateurs manquent cruellement
de capacités de vision du [Hamel et Prabahad, 1994].
La suggestion de von Hippel [1988] est d'identifier ce qu'iI
appelle les lead users ; c'est-à-dire les usagers qui expriment des
besoins, en avance par rapport au marché et qui bénéficieralent
fortement d'éventuelles solutions par rapport a ces besoins. us
peuvent donc jouer le role de laboratoire expErimental pour
certains projets d'innovation. Ils le feront dans Ia mesure
quebques mois de gagnEs pour l'innovation considérée reprEsen-
teraient un gain important pour eux.

LES PROCEDURES FONDAMENTALES (NIVEAU Hi)

Une politique d'innovation pertinente doit être procédurale.


Ceci signifie qu'elle doit définir les procEdures adequates, favo-
risant l'innovation, sans se préoccuper de fixer a priori quelle
innovation devrait être produite.
Elle doit donc fixer bes procedures qui favoriseront par exemple
l'apprentissage experimental et qui inciteront les personnes a
partager le résultat de leurs experiences; celles qui aideront bes
créateurs et les ingEnieurs a passer des compromis; celles qui
permettront de fixer les bons choix en termes de valorisation
économique. Nous nous bornerons a formuler quatre perspectives.

Les procedures de communication et incitation


Les problèmes de communication et de coordination ont fait
l'objet d'une vaste littErature, notamment depuis bes travaux de Aoki
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 269

et Rosenberg [1987] sur tes modèles d'innovation et les typologies


de firmes innovatrices. A partir d'un modèle dit en chalne, carac-
térisé par de nombreux liens et bouclages entre tes capacités d'inno-
vation de Ia firme, ces auteurs caractérisent des processus concrets
d' innovation auachés a des formes particulières d'organisation
industrielle. Ainsi Aoki et Rosenberg opposent-ils Ia firme J a Ia
firme A, chacune privilegiant une manière particulière d'innover.

Les procedures d'aHocation des ressources


L'allocation des ressources n'est pas seulement une question
de selection des projets a haute valeur potentielle ni de diversifi-
cation des risques financiers. Ii s'agit premièrement de définir un
bon équilibre entre les capacités de créativité et de solution de
problèmes; deuxièmement, de soutenir Ia constitution d'un
portefeuille d'activités suffisamment larges pour permettre Ia
fertilisation croisée des idées, sans perdre le du métier;
troisièmement, de rechercher en permanence les espaces de créa-
tivité negligés par les autres. Les travaux actuels sur les méca-
nismes d'option réelle offrent le cadre théorique pour résoudre ce
type de problème [Jacquet, 1999].

La gestion du temps
D'un côté, on peut faire l'hypothèse que le timing de Ia créa-
tivité et du jaillissement des nouvelles idées correspond a une
fonction aléatoire — a certaines périodes, une multitude d'idées
nouvelles surgissent tandis qu'à d'autres périodes Ia créativité
reste faible. D'un autre côté, Ia gestion temporelle de l'inno-
vation doit reposer sur une sequence de phases relativement
precise et maItrisée. L'innovation dolt être suffisamment rapide
pour qu'elle puisse être effectivement le support d'une valori-
sation éconornique ; elle ne doit cependant pas déclasser trop vite
les innovations précédentes. Une sorte de régime régulier,
permettant I'exploitation de I'innovation, doit donc s'interposer
entre deux phases innovantes. Ainsi, une tension existe entre le
caractère aléatoire du temps de Ia créativité et Ia nécessaire
maItrise du temps de 1' innovation.
270 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

La modularité
Caractéristique de l'organisation industrielle dans un grand
nonibre d'industries, la modularité petit être définie comme une
stratégie pour organiser de façon efficiente les processus de
conception et de production. Elle repose sur une partition des
tâches et des problèmes sous la forme de modules. Chaque
module, concu et produit sur un site particulier, doit se conformer
a certaines regles générales (architecture, interfaces) mais les
concepteurs de modules sont libres d'expérimenter de nouvelles
approches dans le cadre de ces règles generales. La liberté
d'expérimenter est donc ce qui distingue le fournisseur de
modules d'un sous-traitant traditionnel. On voit donc que l'orga-
nisation modulaire constitue une procedure d'innovation, en
créant des espaces d'expérimentation décentralisée, tout en
assurant l'intégration des modules innovants dans Ic système
final [Baldwin et Clark, 1997].

INNOVATION ET COORDINATION ECONOMIQUE (NIVEAU IV)

L' innovation entretient des rapports particuliers avec les systèmes


— système industriel ou système d'acteurs. Nous développons trois
cas classiques l'innovation — introduite dans un système
— requiert des procedures complexes de coordination.

Innovation et système technique


L'innovation déstabilise les ensembles économiques. Lorsque
ces ensembles sont composes d'entités fortement liées dans le
cadre de relations techniques et organisationnelles verticales,
l'innovation introduite quelque part dans le système en précipite la
transformation genérale. <<Une fois rCalisées les premieres décou-
vertes, tout, ou presque tout, allait de soi. Les distorsions entre les
divers stades de Ia fabrication poussaient d'elles-mêmes aux
inventions complémentaires. II y a alors une sorte d'enchaInement
pour rétablir des équilibres détruits. >> Personne n'a dit mieux que
Bertrand Gille [1978] — ici C propos des techniques textiles au
XvIlIe siècle — Ia capacité de l'innovation a bouleverser un système.
CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU tGNORE... 271

Rosenberg [1976] analyse des processus similaires dans le cadre


de I'industrie de Ia machine-outil.

L'innovation systémique ou Ia marche forcée de I'adoption


Prenons I'exemple d'une innovation organisationnelle du
type <<echange electronique de données>> ou bien <contrôle de
Ia qualite>> ou encore <<juste-à-temps >>. II s'agit d'innovations
systdmiques, dont le potentiel de productivitd ne peut être réalisé
que si elles sont adoptées, a travers des actions concertées, par
I'ensemble du système. Lorsque I'innovation est introduite au
centre, par un grand constructeur, celui-ci devra donc
<convertir>> a I'innovation I'ensemble du système de fournis-
seurs et de sous-traitants. Plutôt que de consacrer des efforts a
attirer l'attention de ces derniers, a les persuader, les éduquer et
les former aux nouvelles méthodes, Ia fume innovatrice peut
trouver plus avantageux d'acquérir les capacités nécessaires pour
se substituer a certains de ses fournisseurs. Langlois [1992]
définit les de transaction dynamique comme les cocIts de
transfert de capacite; coQts de persuasion, négociation et
coordination ; d'information et de formation. Ces colits
s'élèvent grandement en situation de changements technolo-
giques et organisationnels. us peuvent inciter les firmes, dans un
contexte d'innovation systémique, a s'intégrer verticalement.

L'innovation périphérique doit d'abord devenir un standard


Quand I'innovation naIt a la périphérie du système — par
exemple chez un sous-traitant —, elle devra souvent être diffusée
horizontalement avant de pouvoir se propager le long des rela-
tions verticales. En effet, l'innovation provenant d'un seul four-
nisseur rend celui-ci d'une certaine facon unique — ce qul met les
constructeurs a La merci d'une seule source d'approvision-
nement. Les constructeurs bloqueront alors l'innovation jusqu'à
ce que celle-ci devienne le standard; c'est-à-dire qu'eIle soit
adoptée par I'ensemble des fournisseurs [Nantua eta!., 1999j.
272 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

CONCLUSION

Jusqu'a present, ('analyse économique de ('innovation n'a pas


porte très loin. Elle s'est intéressCe fondamentalement aux effets
(macro et micro) et a deux grandes classes de conditions. Celles
connues sous le terme d'hypothèses schumpCtériennes (effets de
Ia taille des firmes et des structures de marché sur l'innovation)
et celles touchant aux formes d'organisation, soit dans un cadre
strictement neoclassique (Aghion et Tirole), soit dans un cadre
plus hybride (Aoki et Rosenberg, Amendola et Gaffard), voire
Cvolutionniste (Dosi, Teece et Winter). L'analyse économique
s'est souvent plus intéressée a l'environnement de l'innovation —
systèmes nationaux, modèles sectoriels ainsi qu'aux processus
postérieurs tels que celui de là diffusion. Enfin, elle a souvent
confondu I' analyse de Ia recherche-dCveloppement (rendement
d ' échelle, approche probabiliste, optimisation) avec ccl Ic de
('innovation proprernent dite.
11 ressort de cela un domaine encore en friche en dépit des
travaux exceptionnels de personnalités telles que Freeman et
Soete, Nelson et Winter, Metcalfe, Dosi, Pavitt ou Mowery et
Rosenberg ; tous peu ou prou engages dans le programme évolu-
tionniste et là tradition de Schumpeter.
Ces friches concement tout particulièrement l'analyse de créa-
tivité. Cette economic de là crCativité reste devant nous conime une
ligne de crete, fascinante mais presque infranchissable. Et pourtant,
s'en rapprocher nous permettrait de rnieux comprendre les condi-
tions économiques, les procedures et les determinants des processus
conduisant a (a nouveauté radicale. Dans cette perspective, le
dialogue interdisciplinaire est plus que jamais indispensable, tandis
que de nouvelles disciplines économiques — l'économie cognitive,
('economic des modèles d'interaction et l'économie des apprentis-
sages — apparaissent comme des points de passage obliges.

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Presentation des auteurs

NORBERT ALTER, professeur de sociologie a l'université Paris-


IX-Dauphine, directeur du CERSO (Centre d'étude et de
recherche en sociologie des organisations).
DANIELE BLONDEL, professeur de sciences économiques a I'uni-
versité Paris-IX-Dauphine, présidente déleguée d'AGORANOV
(incubateur public).
MAURICE CASSIER, sociologue, chargé de recherches au CNRS-
CERMES (Centre de recherche médecine, sciences, sante et
société).
FRANçOISE CROS, professeur des universités en sciences de
l'éducation, INRP (Institut national de Ia recherche pédago-
gique).
DOMINIQUE DESJEUX, professeur d'anthropologie sociale et
culturelle a l'université Paris-V-Sorbonne, directeur scientifique
d'Argonautes, responsable de l'axe consommation au CERLIS-
CNRS (Centre de recherche sur les liens sociaux).
DOMINIQUE FORAY, directeur de recherches au CNRS-IMRI
(Institut pour le management de Ia recherche et de I'innovation),
université Paris-IX-Dauphine.
EMMANUEL LAZEGA, professeur a I'Institut de sociologie de
l'université de Lute-I, membre du CLERSE-IFRESI (Institut
fédératif de recherche sur les economies et sociétés industrielles).
DANIELE LINRART, sociologue, directrice de recherches au
CNRS, laboratoire Travail et Mobilités, université Paris-X-
Nanterre.
MICHEL Poix, vice-président de I'université Paris-IX-Dauphine
et directeur general de l'IMRI (Institut pour le management de Ia
recherche et de l'innovation).
PIERRE ROMELAER, professeur de gestion a I'université Paris-
IX-Dauphine, directeur adjoint du DEA << Politique générale des
organisations >>.
Composition: EDLE — Montry

Achevé d'imprimer en mars 2002


sur les presses numériques de Bookpole
Dépôt legal : mars 2002
N° d'impression : C(J2/01 307L
finpriiné en France

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