Actes de la recherche en

sciences sociales

Une "nation de juristes" [Des usages sociaux de la formation

juridique dans la Hongrie d'Ancien Régime]
Des usages sociaux de la formation juridique dans la Hongrie d'Ancien
Régime
Monsieur Victor Karady

Citer ce document / Cite this document :

Karady Victor. Une "nation de juristes" [Des usages sociaux de la formation juridique dans la Hongrie d'Ancien Régime]. In:
Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 86-87, mars 1991. Éducation et sociétés. pp. 106-124;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1991.2974

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1991_num_86_1_2974

Fichier pdf généré le 23/04/2018

Resumen
Una "nación de juristas".
A partir de informaciones históricas y de encuestas sobre el origen de los estudiantes de derecho
desde 1867 hasta 1945, este estudio se propone dar un sentido sociológico al viejo estereotipo que
identifica las elites húngaras con "una nación de juristas". El excesivo peso de los juristas en esas
elites se fundamenta en el sobredesarrollo de las escuelas y de las facultades jurídicas y en la
importancia concedida al derecho por la nobleza a la vez como instrumento de gestion del Estado,
como medio de legitimación meritocrática de su poder y como modo de reconversion en la burocracia
para sus elementos económicamente arruinados. Los mercados juridicos se diversifican, se
autonomizan con la entrada de los alogenas, sobretodo de los alemanes (que hacen carrera en la
función pública) y de los judíos (que dominan el foro). La crisis que afecta las clases medias
diplomadas y el antisemitismo político y universitario no logran a eliminar el derecho de las elecciones
profesionales preferenciales de los candidatos a los estudios superiores entre las dos guerras.

Zusammenfassung
Eine «Nation von Juristen».
Ausgehend von historischen Informationen und Erhebungsmaterial zur Rekrutierung der Jura-
Studenten im Zeitraum zwischen 1867 und 1945 wird mit der vorliegenden Studie versucht, das alte
Stereotyp von den ungarischen Eliten als einer «Nation von Juristen» soziologisch zu hinterfragen. Das
ubermäßige Gewicht der Juristen in diesen Eliten gründet in der überdurchschnittlichen Entwicklung
juristischer Schulen und Fakultaten sowie in der Bedeutung, die der Adel dem Recht gleichermaßen
als Instrument zur Verwaltung des Staates, als Mittel zur meritokratischen Legitimierung seiner Macht
und als Mittel der Umstellung seiner wirtschaftlich ruinierten Kreise zuweist. Die juristischen Märkte
diversifizieren und autonomisieren sich mit dem Eindringen von Fremdstämmigen, vor allem von
Deutschen (die bei den Behörden Karriere nachen) und Juden (die bei der Zunft der Rechtsanwälte
dominieren). Trotz der Krise, die die akademisch gebildeten Mittelklassen trifft, und des politischen und
universitaren Antisemitismus bleibt Jura eine bevorzugte Option der angehenden Akademiker
zwischen den zwei Weltkriegen.

Abstract
A "Nation of Lawyers".
Based on historical information and surveys on the recruitment of law students between 1867 and
1945, this article aims to give a sociological meaning to the old stereotype of the Hungarian elites as "a
nation of lawyers". The preponderance of lawyers within these elites is based on the over-development
of law schools and faculties and on the importance given to law by the nobility, as an instrument for
managing the State, as a means of meritocratic legitimation of its power, and as a mode of conversion
into the bureaucracy for its economically ruined elements. The legal markets were diversified and
autonomized by the entry of outsiders, especially Germans (who made their careers in the civil service)
and Jews (who dominated the bar). Neither the crisis which struck the educationally qualified middle
classes nor political and academic anti-semitism succeeded in eliminating law as one of the preferred
occupational choices of candidates for higher education in the inter-war period.

Résumé
Une "nation de juristes".
A partir d'informations historiques et d'enquêtes sur le recrutement des étudiants en droit de 1867 à
1945, cette étude se propose de donner un sens sociologique au vieux stéréotype identifiant les élites
hongroises à une "nation de juristes". Le poids excessif des juristes dans ces élites repose sur le sur-
développement des écoles et des facultés juridiques et sur l'importance accordée au droit par la
noblesse à la fois comme instrument de gestion de l'Etat, comme moyen de légitimation méritocratique
de son pouvoir et comme mode de reconversion dans la bureaucratie pour ses éléments
économiquement ruinés. Les marchés juridiques se diversifient et s'autonomisent avec l'entrée des
allogènes, surtout des Allemands (qui font carrière dans la fonction publique) et des juifs (qui dominent
le barreau). La crise qui frappe les classes moyennes diplômées pas plus que l'antisémitisme politique
et universitaire ne réussissent à éliminer le droit parmi les choix professionnels préférentiels des candidats
aux études supérieures entre les deux guerres.
 victor karady

DES
NATION DE USAGES SOCIAUX DE

LA FORMATION

JURIDIQUE DANS

IA HONGRIE

D'ANCIEN RÉGIME

Tableau
des
les
en
1899-1900
1913-1914
1920-1921
1924-1925
1930-1931
1938-1939
Source-Magyar
lanyvek
1870-1871
1941-1942
*Chiffre
Hongrie).
Hongrie
étudiants
effectifs
(Annuaires
approché.
étudiants
1-La
2113
(1870-1942)
*5
12
17492
15
16 universitaires
statisztikai
en
200
377
538
582
053
666
253
eff.
statistiques
proportion
droitjuristes
dans
*59,4
évko-
dont
44,7
32,9
33,6
29,3
28,7
16,9
27,3
de%

JURISTES
Le
courant
de
compétences
dirigeantes,
droit
prédominance
soci
se
ljnombre
politiques
techniques
et
instrumentales
dominantes.
d'abord
savoirs
d'classes
reconversion
recours
fonctions
qui
importance
d'intégration
notamment
d'embourgeoisement
ne
développement
fonctionnement
juridiques
administration,
'uianpridique
porter
dustri
ététés d'Ancien
distingue
diversifier
définir
saurait
altardivement
vieux
ile
un
satiàdans
ode
n,dans
de
l'époque
dispensent,
n'a
dominantes
éclairage
la
Pour
juridiques
l'Etat
des
répondait
stéréotype
mesurer
laêtre
du
les
certes
relative
et
lalaàrelative
Hongrie
des
seulement
juristes
régime.
leexpliquer
société
droit
principes
certifiées
aux
auxquels
et
culture
et
complète
proprement
développement
même
juifs
appareil
modernisées.
recherchées
écoles
aux
de
des
rien
historique
en
dépens
ledémocratisation
et
aux
dans
mobilité
parmi
àet
transformations
industrielle
d'une
pré-socialiste
collectivités
tant
Ce
poids
d'exceptionnel
où
des
et
une
des
des
du
de
les
par
ce
dernières
de
essentielles
constat
sans
d'assimilation.
judiciaire,
que
les
du
droit.
poids
institutions
les
paradoxe,
légitimité,
élites
autres
élites.
"nation
prédominance
leréel
progrès
sur
des
facteurs
porter
droit
champs
capital
par
L'évolution
maintien
parler
des
de
et
permettra
féodales
des
les
nouvelles
auraient
phases
allogènes
Pareille
les
lorsqu'il
de
de
les
appareils
laattention
etc.)
des
mécanismes
culturel,
des
de
ildans
juristes
"1de
déterminer
culture
juristes",
classes
d'activité
universitaires
compétences
convient
de
esprit"
Cette
classes
marchés
(barreau,
institutions
promotion,
et
de
ont
hongroise
l'excès
dû
réelle
les
s'agissait
couches,
en
du
la et
élargir
eu
au
quête
étude
etleur
des
les
du
de

comme l'effet direct du nombre élevé des écoles de

droit et du caractère décentralisé de leur réseau.
Alors que, avant 1872, il n'existe dans le pays qu'une
seule université classique et quelques rares
établissements techniques spécialisés (une Ecole
polytechnique au statut universitaire, une école des
mines et des forêts et cinq écoles d'agronomie), on
enseigne le droit, en dehors de l'importante faculté
de Budapest (qui totalise, à elle seule, plus
d'étudiants que toutes les autres facultés et grandes écoles
réunies de la capitale (1)), dans neuf académies et
dans cinq lycées juridiques (aux fonctions
équivalentes) en province. Seule la formation du clergé des
Un réseau sur-développé cinq cultes "admis" peut se prévaloir à cette époque
d'écoles de droit d'un réseau encore plus étendu d'établissements (2),
Avant d'esquisser l'analyse des étapes de l'évolution
historique des marchés juridiques et des cadres l-En 1870 il y avait à Budapest 1274 étudiants en droit, soit 65 %
sociaux de la compétition qui s'y déroule , il est bon de de tous les étudiants de la capitale. Cf. Magyar statisztikai évko-
fournir quelques indices capables d'illustrer, sans nyv (Annuaire statistique de la Hongrie, désormais Annuaire
souci excessif d'historicité, la sur-production des statistique), 1872, p. 443.
juristes et la place disproportionnée prise par les 2-11 existe en effet vers 1870 pas moins de 24 grands séminaires
études de droit dans la formation des élites. Vers ou académies théologiques pour les catholiques de rite latin, 4
1870, les effectifs des étudiants en droit représentent pour les Grecs orthodoxes et autant pour les uniates (catholiques
la majorité absolue de tous les publics (cf. tableau 1) de rite grec), 5 pour les calvinistes, 3 pour les luthériens, 1 pour
les unitariens et 1 pour les juifs libéraux (si l'on fait abstraction
fréquentant les établissements accessibles après le des nombreuses yeshivot du judaïsme orthodoxe). Cf. ibid.,
baccalauréat (matura). Ce fait s'interprète d'abord pp. 448-453.

mais les critères d'accès y sont définis
souverainement par les Eglises concernées, alors que les écoles
de droit suivent la réglementation étatique, même si
certaines d'entre elles sont placées sous autorité
ecclésiastique. Ces établissements (deux catholiques,
un calviniste et un luthérien en 1870) constituent en
fait les seules instances d'enseignement supérieur
(en dehors des séminaires théologiques) dont l'Etat
admet qu'ils continuent à représenter une exception
à la règle du monopole public en vigueur depuis le
18e siècle. Ce réseau, plusieurs fois remodelé et
amputé, en même temps que le reste du pays, par le
Traité de Trianon en 1919, restera jusqu'à la fin de
l'Ancien régime plus large que tous les autres
réseaux d'établissements des différentes branches
d'études ou disciplines pris séparément. Entre les
deux guerres il en subsistera encore quatre facultés
et trois académies (ce qui correspond à la moitié du
réseau français contemporain - pour une population
cinq fois moindre...).
Si la taille de ce réseau a beaucoup varié, la plupart des écoles
juridiques - ou leurs équivalents institutionnels - sont des
établissements de création ancienne remontant aux 17e et 18e siècles
auxquels se sont ajoutés, au 19e siècle, de nouveaux
établissements qui peuvent correspondre parfois même à une pure et
simple recréation d'établissements un moment supprimés. On peut
discerner trois phases dans cette histoire institutionnelle
complexe.
Dans un premier temps, surtout à partir de la
Contre-Réforme, les Eglises augmentent et complètent l'enseignement de
certains de leurs collèges secondaires en y ajoutant des cours
supérieurs de philosophie, de théologie et de droit. Ceux-ci suivent
dans l'ordre les trois classes dites "de grammaire" et les deux
classes des "humanités" des collèges latins. Les cours de
philosophie formeront plus tard (à partir de 1850) les classes supérieures
des écoles secondaires. Les cours de théologie et de droit se
constitueront en cycles d'études autonomes. L'essentiel de cet
enseignement juridique se cantonne dans le droit canon (du
moins dans les collèges catholiques dont la plupart sont tenus par
les jésuites) et dans le droit hongrois.
L'expulsion des jésuites (1773) offre aux pouvoirs publics
l'occasion d'étatiser la seule université du pays, de transformer
les biens des jésuites en fonds public destiné à l'éducation et
d'imposer leur contrôle sur tout le système d'enseignement (Ratio
educahonis, 1777). Désormais, les cours juridiques fonctionnent
comme des académies ou lycées de droit indépendants,
respectent le plan d'enseignement qui leur est uniformément prescrit et
utilisent exclusivement les manuels autorisés par Vienne. Ces
mesures d'étatisation, prises dans l'esprit de l'absolutisme
éclairé, s'accompagnent du doublement du réseau ecclésiastique par
des académies royales (6 nouveaux établissements entre 1774 et
1780) et par la modernisation considérable des programmes.
Depuis les réformes de Marie-Thérèse, qui assigne explicitement un
objectif politique à la maîtrise de l'instruction par l'Etat, on
introduit des éléments du droit naturel, contractuel et commercial
jusque dans les petites classes des gymnasia. De même, on crée des
chaires de droit public, administratif et financier, d'économie
politique, de statistique et d'histoire des Etats européens dans la
plupart des lycées et académies juridiques. C'est un grand moment
de modernisation du dispositif scolaire. (Faut-il rappeler qu'en
France les facultés juridiques ne commenceront à intégrer les
sciences de l'Etat qu'une centaine d'années plus tard, grâce
surtout aux réformes de la lile République ?). Il ne s'agit en effet
plus de favoriser le vieil idéal de Y educatio gentílica, mais d'offrir
une formation pratique aux futurs serviteurs de l'Empire
{herrschaftliche Erziehung (3)). Les académies ecclésiastiques
continuent toutefois à combiner pendant longtemps des études
3-Cf. M. Vietor, Die rechtswissenschaftliche Akademie in Kosice
bis zum Jahre 1848, Acta facultatis juridicae Universitatis Come-
niana, Bratislava, 1968, pp. 320 sq. et I. Haimai, Az egri érseki
jogi akadémia a jogi felsooktatás rendszerében (L'académie
juridique archiépiscopale d'Eger dans le système du haut
enseignement juridique), Acta academicae paedogicae agriensis, XVIII/5,
1987, pp. 137-138.
Une "nation de juristes" 107
théologiques et juridiques avec des cours de rhétorique et de
philosophie (4). Ainsi s'opère pourtant une réorientation décisive
des finalités instrumentales des écoles de droit sous la surveillance
des autorités.
Dans les académies royales l'enseignement est organisé
en deux ans et dispensé en latin (comme dans les collèges). Il est
couronné de diplômes qui donnent accès à la plupart des
positions administratives, à la magistrature et au barreau (ces
derniers nécessitant toutefois des examens complémentaires et des
stages pratiques spécifiquement réglementés (5)). Dès cette
époque s'instaure la division du travail entre académies et lycées
d'une part et la faculté d'autre part. L'Université de Nagyszom-
bat est transférée à Buda dès 1777 (puis à Pest) et laïcisée, et elle
conserve exclusivement l'enseignement "théorique" et
"scientifique", la prérogative d'octroyer le doctorat (et par là de reproduire
le corps professoral) ainsi qu'un droit de regard sur les
programmes et les examens des académies. Tel est le système qui se
maintiendra intact pour l'essentiel jusqu'à la période de sa
réforme définitive (dans les années 1870), malgré les tentatives de
germanisation sous Joseph II (1780-1790), la seconde Ratio edu-
cationis de 1808 (qui prescrit, sans succès, l'élévation à trois ans
de la scolarité dans les académies), l'introduction du principe de
la magyarisation en 1844, la suspension des cours pendant les
événements révolutionnaires de 1848-1849 ainsi que pendant la
répression absolutiste consécutive (poussant certaines écoles à se
saborder temporairement plutôt que d'accepter la
germanisation).
Une nouvelle situation s'instaure à partir de 1861. Les
académies ouvrent à nouveau leurs cours qui se tiennent
désormais tous en langue nationale (6). La réforme des études en 1874
organise partout la scolarité en quatre ans, alignant les académies
sur les facultés qui sont, depuis la fondation en 1872 de
l'Université de Kolozsvàr, au nombre de deux. Pareille requalification des
académies ne leur garantit pourtant pas les conditions du
renouveau. En effet, en même temps, l'accès aux examens de la
magistrature et du barreau est réservé aux docteurs sortis des facultés.
Bien des étudiants des académies passeront désormais dans les
facultés pour décrocher un diplôme. Cette tendance se renforce
entre les deux guerres avec la création de deux universités
supplémentaires en 1912 (à Debrecen et à Pozsony, cette dernière
étant transférée à Pécs, comme le sera à Szeged l'Université de
Kolozsvàr après 1918). On comprend, comme l'exprime le
tableau 2, que les académies ne jouent désormais qu'un rôle
d'appoint dans la formation des juristes jusqu'à la fin de l'Ancien
régime. Leur fonction reste l'offre d'enseignement juridique dans
quelques villes excentrées et dépourvues de facultés.
Ce large réseau servira donc de véritable instance
d'entraînement et de force d'impulsion pour la
poursuite d'études juridiques, d'autant plus que la plupart
des établissements restent de petite taille, le nombre
de leurs élèves variant par exemple en 1870 entre 46
et 217 (7). On comprend également que leur
multiplication soit intervenue dans les années 1860. C'est
le moment historique précis où les problèmes de la
4-Cf. J. Mészáros, Kozépszintü iskoláinkkronologiája es topográ-
ftája, 996-1948, általánosan képzo kozépiskolák (La chronologie
et topographie de nos écoles secondaires, 996-1948, écoles de
formation générale), Budapest, Akadémiai, 1988, p. 74.
5-Le premier examen imposé aux candidats au barreau date de
1769 et une réglementation détaillée de l'accès au métier
d'avocat (comportant un examen spécial et un stage d'un an auprès
d'un praticien) intervient en 1804. Cf. A. Degré, ügyvédképzés
Magyarországon a polgári korban (La formation des avocats en
Hongrie à l'époque de la bourgeoisie), A jogászképzés a magyar
felsooktatás rendszerében (La formation juridique dans le
système d'enseignement supérieur hongrois), Budapest, 1984,
pp. 57-70.
6-La germanisation de l'enseignement n'a jamais été poussée aux
extrêmes envisagés. En 1857, en pleine période de répression, 10
cours sur 25 de la Faculté de droit de Pest furent dispensés en
hongrois, le reste en allemand (14) ou en latin (1). Cf. G. Otru-
ba, Die Universitäten in der Hochschulorganisation der
Donaumonarchie. Nationale Erziehungstätten im Vielvölkerreich,
1850-1914, Student und Hochschule im 19. Jahrhundert. Studien
und Materialien, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1975,
p.98.
108 Victor Karady

Tableau 2 juifs* non juifs

La répartition des 1884 1900 1910 1920 1930 1937 1884 1900 1910 1920 1930 1937
étudiants en droit selon
les établissements et fac. Budapest 87,9 77,8 64,1 15,6 24,8 28,6 64,7 54,7 43,7 38 33,3 38,8
fac. Kolozsvar** 5,3 11,4 19,9 56,9 33,2 31,5 20,9 26 34,5 27,6 27,4 21,8
Je culte fac, Debrecen - - - 3,9 20,5 8,9 - - - 8,1 11,2 8,1
fac. Pécs - - - 6,1 8,9 13,1 - - - 5,5 13,6 15,6
académies 6,8 10,8 16 17,5 12,6 17,9 14,4 19,3 21,8 20,8 14,6 15,7
total 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100
eff. 411 1 1641 484 715 732 3 122 0064 261 5 252 3 209 5 6154 826
Sourœs-Annuaires statistiques de la Hongrie.
*Les juifs représentent 17 % de l'ensemble des étudiants en droit en 1884, 21,5 % en 1900, 22 %
en 1910, 18,2 % en 1920, 11,5 % en 1930, 6,1 % en 1937.
**La Faculté de Kolozsvar a été transférée à Szeged en 1918.

modernisation des institutions et de
l'industrialisation (Gründerzeit pour l'industrie lourde, pour les
grandes banques et pour la plupart des
établissements de négoce) se sont posés à l'élite libérale qui
recouvrait son hégémonie politique. La
restructuration du réseau des écoles de droit peut être
considérée comme la première réponse institutionnelle au
besoin qu'éprouve le régime issu du Compromis de
1867 de former un nouveau personnel à la fois
compétent et loyal. Si ces écoles vont au-devant de la
demande de formation, c'est que le nouvel Etat doit
créer vite et aux moindres frais ce corps fiable de
gestionnaires, cette bureaucratie administrative, dont la
haute fonction publique - haïe, crainte et admirée à
la fois - de l'Empire habsbourgeois avait depuis le
18e siècle figuré le modèle.
Ces nouvelles fonctions contribueront à
élargir la place des "sciences de l'Etat" dans la formation
juridique, ce que concrétise le dédoublement du
doctorat (en 1875). Vers 1900 déjà, près d'un tiers des
docteurs des facultés de droit (31 %) opte pour la
nouvelle discipline (8). Cette proportion ne baissera
guère par la suite. Dans les années 1920, les effectifs
des docteurs en sciences de l'Etat dépassent pendant
plusieurs années ceux des juristes purs (9). En 1934-
1935 la part des "politologues" et des autres diplômés
et docteurs en administration publique excède
toujours 35 % des diplômés des facultés juridiques (10).
Le poids des juristes
dans les classes dominantes
Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que la
formation juridique ait été le lot de la quasi-totalité du
personnel politique de l'époque libérale.
Bien que des informations précises manquent à ce sujet, on peut
estimer que la grande majorité des ministres, des députés et des
membres des cabinets ministériels et autres hauts fonctionnaires
(en dehors des départements et services techniques des collecti-
1 -Ci. Annuaire statistique, 1872, p. 446. De la sorte le réseau des
écoles de droit fut un peu plus concentré que celui des séminaires
et des académies théologiques dont les effectifs variaient à la
même époque entre 9 (!) et 42 élèves. Cf. ibid., pp. 448-453.
8— Cf. Budapest Székesfovárosstatisztikaikozleményei, 60-4, p. 85.
9-Soit 2 647 docteurs en sciences de l'Etat entre 1920 et 1924
contre 2 221 docteurs en droit. Cf. ibid.
10-Cf. Magyar statisztikai szetnle, 1935, 12, p. 1083.
vités) est passée par cette filière. Une étude fouillée de ce
personnel indique, par exemple, qu'en 1884, sur les 87 fonctionnaires
appartenant au Parti libéral et élus députés de la majorité, 81
étaient des juristes (11). En 1896, sur les 117 députés du parti
gouvernemental issus de la noblesse propriétaire, pas moins de
92 avaient bénéficié d'une telle formation (12). L'auteur cité
évalue pour toute la période à quatre cinquièmes du total la
proportion des juristes parmi le contingent de parlementaires relevant
de la gentry, cette force principale des Chambres de l'époque
libérale (13). Les avocats seuls, au sens strict du terme (praticiens
en exercice pendant leur mandat), représentent le troisième
groupe socio-professionnel de ces assemblées, après les
propriétaires terriens et les fonctionnaires (dont la majorité devait
également sortir des filières de formation en droit), avec des effectifs
oscillant entre 12 % et 23 % du total des députés. D'autres
estimations, portant entre 1884 et 1910 sur tous les députés
membres du barreau, chiffrent la proportion des avocats entre 18 %
et 29 % de l'ensemble des députés, soit à 22 % pour toute cette
période (14). Cette hégémonie politique des juristes ne semble
pas évoluer beaucoup entre les deux guerres. Malgré le
changement de régime, en 1928 encore 75 % des membres du
Parlement ainsi que 66 % du personnel de l'administration ont fait du
droit parmi ceux qui avaient accompli un cycle d'études
supérieures (15). Parmi les députés, les avocats continuent à figurer
en nombre. Ils forment le troisième groupe socio-professionnel
par l' importance numérique - toujours après les propriétaires
terriens et les fonctionnaires (soit 16 % du total en 1926 et 20 %
en 1931) (16).
La véritable hégémonie des juristes dans les classes
cultivées de l'Ancien régime ne se restreint pas au
champ politique. On peut tenter d'en évaluer
l'ampleur à partir de la seule enquête qui existe et qui a
déjà été mentionnée.
Si ces données ne peuvent pas directement éclairer la situation
antérieure, on est cependant en droit de supposer que la
représentation des juristes, observée en 1928, avait dû être très
supérieure dans les décennies précédentes dans la Hongrie historique
(y compris les territoires dont le pays fut amputé en 1919) pour
au moins trois raisons. Les régions perdues à la suite du traité de
Trianon étaient parmi les moins développées sur le plan
économique, et l'emploi d'autres diplômés que ceux appartenant au
personnel administratif, politique et judiciaire (dont on a
constaté la formation majoritairement juridique) devait y être plus rare
11-Cf. E. Lakatos, A magyar politikai vezetoréteg 1848-1918.
Társadalomtorténeti tanulmány (L'élite politique hongroise,
1848-1918, étude d'histoire sociale), Budapest, 1942, p. 53.
12-CfiMl,p.54.
13-Cf./¿ml,p.83.
14-Cf. Maria M. Kovács, The politics of the Legal Profession in
Intenvar Hungary, New York, Institute on East Central Europe,
Columbia University, 1987, p. 10 et A. C. Janos, the Politics of
Backwardness in Hungary, 1825-1945, Princeton, Princeton
University Press, 1982, p. 138.
15-Cf.yl szellemi munkások o'sszeirása, 1928 (Recensement des
travailleurs intellectuels), Budapest, 1930, p. 75.
16-Cf. A. C. Janos, op. cit., p. 280.

qu'ailleurs. Les élèves qui voulaient poursuivre des études dans
ces territoires excentriques par rapport à la capitale, seul grand
centre universitaire du pays, pouvaient avoir difficilement accès
à d'autres établissements supérieurs que les écoles de droit
décentralisées. Dans l'unique université provinciale du pays avant
1913, établie à Kolozsvàr, les juristes fournissaient en 1900-1901
jusqu'à 65 % des diplômés sortants contre 53 % à Budapest (17).
Enfin, puisque le droit avait une primauté historique parmi les
filières d'enseignement supérieur, les autres types de formation
n'ayant été institutionnalisés que tardivement, il va de soi que la
part des juristes qu'on trouve dans les classes cultivées croît (de
même que la proportion des gens d'Eglise) à mesure qu'on
remonte dans le temps. C'est ce qu'exprime d'ailleurs l'écart entre
les proportions des juristes actifs (34,5 %) et retraités (39,3 %)
observées en 1928 parmi les "travailleurs intellectuels" (18). De
plus, dans les années qui suivent l'effondrement de la Monarchie
bicéphale, on assiste à une forte baisse conjoncturelle des
proportions d'étudiants en droit (cf. tableau 1), que ne compense que
partiellement le reflux, à l'intérieur du pays diminué, d'une
partie du personnel administratif (à formation sans doute
majoritairement juridique) des régions perdues.
Or d'après le recensement de 1930, 1,2 % de la
population masculine de plus de 24 ans était pourvu
d'un diplôme en droit (dont 0,4 % d'un titre en
sciences de l'Etat), tandis que la proportion des
diplômés de tous les métiers de la santé, les deuxièmes
par les effectifs, n'était que de 0,6 % et celle des
ingénieurs et techniciens supérieurs, qui les suivaient
dans l'ordre quantitatif, de 0,5 % seulement, sur un
total de diplômés de 3,4 % (19). Cette proportion
élevée de juristes correspond aux observations de
l'enquête de 1928 : 34,5 % de juristes sur le plan
national et 40 diplômés
intellectuels" % à Budapest
(20). Toutefois
parmi les "travailleurs
ces chiffres par
trop agrégés rendent insuffisamment compte de
l'implantation des juristes dans la structure
socio-professionnelle de la société d'Ancien régime. Pour une
évaluation plus précise, il faut observer qu'en dehors
des positions sur lesquelles ils détenaient
l'exclusivité - la magistrature, le barreau, le notariat -, les
diplômés des écoles de droit ne cessaient d'être
fortement majoritaires dans la bureaucratie (75 %
des titulaires d'études supérieures dans le corps
législatif, 66 % dans l'administration et 71 % parmi les
fonctionnaires des collectivités locales), mais aussi
dans certaines branches économiques privées ou
dans certaines professions libérales. On trouve ainsi
57 % de juristes parmi les diplômés actifs dans les
banques et assurances, 56 % parmi les écrivains et
52 % parmi les journalistes. Dans plusieurs
domaines d'activité, ils sont significativement sur-re-
présentés par rapport à d'autres diplômés, sans être
majoritaires : 33 % dans le commerce (contre 18 %
d'ingénieurs), voire 23 % parmi les rares instituteurs
diplômés... Leur part atteint 41 % (contre 50 %
d'ingénieurs) parmi les diplômés des secteurs productifs
à aussi forte composante technique que les
transports et représente même 11 % (contre, il est vrai,
67 % d'ingénieurs) dans les industries et les
mines (21). Contrairement donc aux autres filières
qui fournissent des spécialistes faisant valoir leurs
titres sur des marchés professionnels assez délimités,
11 -Ci. Annuaire statistique, 1900.
18-Cf. Magyar statisztikai kozlemények, 79, p. 75.
19-Cf. Magyar statisztikai szemle, 1934, 9, p. 755.
20-Cf. Magyar statisztikai kozlemények, 79, p. 65.
21-Cf.iWd.,p.75.
Une "nation de juristes" 109
on peut dire que le droit constitue encore, dans la
dernière période de l'Ancien régime, une
compétence capable de mener à (presque) toutes les
carrières de la classe dominante.
Pourtant le destin social des diplômés des
écoles de droit accuse de très fortes inégalités dont
il serait impossible d'interpréter la logique sans
prendre en compte les différents genres d'atouts
spécifiquement universitaires, culturels, relationnels,
économiques et autres (telle la naissance noble ou
l'origine ethnigue - ce type très particulier de
capital social dans l'Ancien regime hongrois) que les
juristes pouvaient, une fois formés, engager dans leurs
stratégies de réussite. Il en va de même pour les
handicaps (telle la naissance dans un groupe de statut
déprécié ou marginal -juifs ou autres allogènes) qui
contribuent à définir des espérances de carrière
différentes pour des titres identiques. Ces atouts et
handicaps représentent dès l'abord des facteurs de
sélection des candidats à l'enseignement supérieur.
Ils agissent toutefois très différemment selon les
filières. Pour cerner les conditions dans lesquelles ils
exercent leurs effets, on ne saurait contourner
l'esquisse historique du fonctionnement des différents
marchés juridiques.
Les études juridiques apparaissent très tôt
dans le champ d'intérêts de la noblesse, cette classe
dirigeante statutaire au sortir de la féodalité. La
raison en est que les carrières juridiques constituent
une des rares formes d'activité publique compatibles
avec la dignité sociale de ces milieux attachés à leurs
positions élitaires. Le droit, indépendamment de
tout usage professionnel, représente une espèce de
compétence générique des législateurs et des
gestionnaires de l'Etat que sont les membres de la
corporation nobiliaire.
A la vérité, cette classe ne recherche guère,
jusqu'au-delà du 18e siècle, de moyens de
reconversion sociale dans les études. Sa capacité politique,
pendant longtemps incontestée, repose sur de vieux
privilèges. Elle détient le quasi-monopole du
pouvoir législatif et du pouvoir exécutif territorial dans
les comitats jusqu'à 1848, ainsi que le monopole de
la fonction publique locale jusqu'à 1844. Ses assises
économiques sont confortablement assurées par son
patrimoine foncier, de sorte que l'idéal de la vie
nobiliaire reste centré sur la gestion de la propriété. Les
seules occupations acceptables, à titre
complémentaire ou transitoire, pour ses fils sont la prêtrise, le
métier des armes et la magistrature (ou d'autres
secteurs du service public rémunéré). Ce sont
pratiquement les seules activités encore reconnues comme
"nobles" dans la société d'Ancien régime. Elles
relèvent des grandes autorités constituées en dehors de
la noblesse elle-même, à savoir les Eglises, l'armée
et la couronne. Les métiers de la fonction publique
(dans l'armée ou dans l'administration) sont
compatibles avec la gestion des propriétés héritées. Aucune
n'impose des conduites considérées comme
"dérogatoires". L'état d'officier, d'homme d'Eglise ou
d'homme de loi renvoie au contraire à d'anciens
investissements symboliques dont la noblesse se
prévaut collectivement en tant qu'héritière attitrée. Ces
atouts remontent aux sources mêmes dont elle tire
sa légitimité, qu'il s'agisse de ses privilèges comme
"classe de l'épée", pépinière des grands commis du
royaume ou protecteur de la chrétienneté.
110 Victor Karady
Toutefois ces voies qui conduisent, pour une
partie au moins du cycle de vie, hors du manoir ou
du château féodal ne peuvent pas, pendant
longtemps, mobiliser une clientèle noble très large. Les
carrières militaires et ecclésiastiques comportent de
lourdes servitudes, tels le dépaysement obligé selon
les besoins du service et la soumission à des
hiérarchies centralisées. Pour les officiers hongrois de
l'armée impériale, cette dernière servitude sera bientôt
assimilée (avec la montée du nationalisme libéral
dans la première moitié du 19e siècle) au soutien
d'une puissance, sinon étrangère, du moins hostile
aux intérêts nationaux. De plus ces carrières limitent
la reproduction physique de la lignée soit du fait du
célibat (dans l'Eglise catholique, à laquelle
appartient la majorité de la noblesse), soit (comme dans
l'armée) en raison d'une réglementation très
restrictive du mariage, sans parler de la médiocrité des
espérances professionnelles. Ainsi, depuis le 19e
siècle, la noblesse délaisse de plus en plus ces
carrières jadis perçues comme ses vocations "naturelles"
(sauf peut-être leurs secteurs les plus prestigieux,
tels la cavalerie ou le haut clergé, où l'on retrouve
toujours des membres de l'aristocratie) au profit des
roturiers. Au 19e siècle, l'armée recrute de plus en
plus d'officiers sortis du rang ou élevés dans des
écoles de cadets qui n'attirent qu'un public
socialement modeste (22). Les Eglises ne comptent plus
beaucoup, depuis longtemps, sur le recrutement
noble, préférant prélever leurs recrues dans une
clientèle qui dépend entièrement de la hiérarchie pour
son education et son avancement, c'est-à-dire
surtout dans la paysannerie, dont les fils, une fois
"choisis", sont pris en charge et formés dans les institutions
théologiques. Les protestants recourent aussi à l'au-
to-recrutement par le biais des fils de pasteurs et de
leur famille élargie (23).
Pendant longtemps les métiers juridiques ne
semblent pas intéresser la noblesse beaucoup plus
que la prêtrise ou l'armée, en dépit du fait que les
rudiments du droit font depuis très longtemps partie de
son bagage culturel : on a vu que depuis la Réforme
tout un réseau d'académies juridiques est préposé à
parfaire la culture de l'élite. Toutefois cette culture
n'est guère destinée à des applications
professionnelles, surtout pas à l'exercice de métiers considérés
comme "bourgeois". Le barreau ou le notariat
tendent en effet à ravaler leurs praticiens au niveau
d'autres intermédiaires qui (tels les commerçants ou
les négociants) ne sauraient escompter de leurs
activités un grand prestige public : dans le régime féodal
ils font figure de "gens de service". L'état de magis-
22-Cf. sur le recrutement des officiers, T. Hajdu, A magyar tisz-
tikar társadalmi helyzete, osszetétele es presztizse a kiegyezés
elött es után (1850-1883) (Position sociale, stratification et
prestige du corps des officiers hongrois avant et après le Compromis,
1850-1883), Torténelmi Szemle, 86, 3-4, pp. 393-425.
23-On ne dispose pas de données fiables sur le recrutement des
institutions de formation théologique au 19e siècle. Les
informations les plus anciennes portent sur les étudiants de théologie
(probablement de la seule Faculté de théologie catholique de l'U -
niversité de Budapest) en 1898-1899. Cette année-là, 28 %
d'entre eux étaient issus de la paysannerie et 19 % étaient fils
d'enseignants (cf. Magyar statisztikai évkonyv, 1899, p. 347).
Dans cette faculté on ne trouve entre 1899-1900 et 1901-1902
aucun étudiant descendant de pères grands ou moyens
propriétaires, alors qu'il y en avait, à la même époque, entre 310 et 426
dans les écoles de droit.
trat ou de fonctionnaire appointé est négativement
marqué par la condition d'un personnel nommé et
révocable par le pouvoir impérial, qu'on
appréhende plus qu'on ne respecte dans le climat
nationaliste qui s'installe dès la fin du 18e siècle. Le droit
public, lui-même, n'acquiert que lentement les
fonctions d'une discipline appliquée, en raison de la
faible technicité juridique qu'exige la gestion des
comtés et des villes autonomes.
C'est ainsi que si la fonction publique élective
et pour l'essentiel locale (administration des comtés ï
demeure statutairement réservée (jusqu'en 1845)
aux membres de la noblesse, la couronne sélectionne
dès le 18e siècle des candidats roturiers compétents
pour remplir les bureaux du Conseil de lieutenance
qui exerce le pouvoir exécutif en Hongrie pour le
compte de l'empereur. Admis très tôt aux études
juridiques, à condition de supporter les frais de
scolarité, ces roturiers seront bientôt encouragés, par des
bourses et exemptions de frais, à passer par les
académies et les concours administratifs pour étoffer la
bureaucratie impériale délaissée par la noblesse.
Cette classe méritocratique, d'origine souvent
modeste (où se côtoient des fils de petits bourgeois,
d'honoratiors et des éléments sortis de la
pa"camerales"
ysannerie libre), usera
pour
de ses
rationaliser
compétencesl'administration
dans les sciences
et
fournira une instance de relais entre la cour et la
noblesse nationaliste. C'est encore ses membres qui
constitueront les premières formes un peu profes-
sionnalisées du barreau et de la magistrature (deux
corps entre lesquels il n'y a pas de séparation
institutionnelle avant 1848 (24")), avant d'etre rejoints par
des éléments de la noblesse pauvre ou appauvris,
obligés de chercher un moyen de subsistance
"bourgeois". D'où le halo semi-noble, semi-roturier des
différents marchés où se fait valoir la compétence
juridique, avant que ne s'en dégagent, au cours du 19e
siècle, ses deux usages majeurs marquant l'exercice
des juristes jusqu'à la fin de l'Ancien régime : l'usage
professionnel spécifique (au barreau, à la
magistrature et dans l'administration) et l'usage politique.
C'est surtout en ce dernier domaine que l'évolution
s'accélère au 19e siècle.
Avec l'intensification de la lutte pour les
réformes des institutions politiques, pour la magyarisa-
tion linguistique et pour la redéfinition des pouvoirs
de la noblesse face au pouvoir impérial, la
compétence juridique trouve une importante source de
revalorisation du fait de son emploi instrumental dans
l'action politique. Les principales batailles de
comités et d'assemblées pendant le Vormärz se déroulent
sur le terrain du droit public et constitutionnel.
Parallèlement, l'accroissement de la production
agricole et des échanges économiques avec l'étranger à
la suite des guerres napoléoniennes élargit
considérablement le marché du droit privé et rehausse
l'importance de la fonction du barreau en même temps
que les revenus et le rang social des avocats.
Désormais les membres de la petite noblesse ou les fils
appauvris d'anciens bene possessionati peuvent entrer
sans déchoir dans les carrières juridiques
revalorisées. Le barreau et la fonction publique rémunérée
24-Les avocats pouvaient être appelés à siéger au conseil de la
Table royale en tant que juges. Cf. A. Degré, Ügyvédképzés...,
op. cit.

deviennent peu à peu des voies acceptables de
mobilité (parfois même "horizontale") de certaines
fractions de l'élite traditionnelle. Grâce à leur formation
juridique, même des membres parmi les plus
militants de la noblesse nationaliste-libérale acceptent
des sinécures publiques appointées pour améliorer,
le cas échéant, une situation financière
précaire (25).
Cette évolution est d'autant plus remarquable
qu'elle se limite au droit sans nullement toucher les
autres professions dites libérales. De fait, le droit
reste le seul domaine d'activité intellectuelle, quel
qu'en soit l'usage, - à l'inverse de la médecine, des
métiers d'ingénieur, de l'enseignement, du
journalisme, etc. - qui autorise la conservation presque
intégrale de l'habitus noble.
On peut brièvement décrire cet habitus par quelques éléments
de la condition d'exercice des métiers juridiques : manipulation
d'intérêts abstraits et de personnes (gestion d'un certain pouvoir
reçu, même pour les membres du barreau), flexibilité du budget-
temps (y compris dans la fonction publique, sous ce rapport peu
contraignante), indépendance par rapport aux autorités
extérieures (au barreau), dignité des finalités professionnelles qui se
prêtent a une sublimation intense ("la justice", "l'Etat de droit"),
publicité des principales prestations offertes (plaidoyers,
décisions de justice, résolutions administratives), association directe
avec des autorités publiques prestigieuses (l'appareil judiciaire, le
gouvernement), relative liberté de choisir les tâches prises en
charge (au barreau), caractère discursif (et non pas manuel ou
technique) des activités, nature essentiellement non matérielle
(et seulement indirectement utilitaire) des résultats produits,
ainsi que maintien d'une sociabilité professionnelle élitaire, étant
donné que l'essentiel des demandes de services juridiques émane
des classes possédantes (avant tout de l'aristocratie latifundiaire,
de la gentry propriétaire et des Eglises) ou des collectivités
publiques représentées par ces classes. De plus la filière des études
juridiques, à l'inverse d'autres spécialisations aux marchés étroits
(telles les carrières militaires ou ecclésiastiques), admettait, on l'a
vu, un cercle très large de voies professionnelles (publiques et
privées) ainsi qu'une grande souplesse dans leur construction et leur
gestion (carrières précoces ou tardives, interrompues, retardées
et reprises souvent à volonté). Ces circonstances contribuent à
augmenter l'intérêt de la noblesse pour les professions juridiques,
d'autant plus que les membres de cette classe - même lorsqu'ils
étaient avides de reconversion - se portaient rarement candidats
à des engagements professionnels définitifs. Le caractère
polyvalent des compétences juridiques, offrant la possibilité de
cumuler ou d'alterner des positions dans plusieurs champs d'activité -
barreau, notariat, pouvoir politique, fonction publique
temporaire, postes de fonctionnaire stable (magistrature), sinécures
économiques (aux conseils d'administration des premiers
établissements de crédit qui s'organisent dans le Vormärz), etc., devait
également constituer un puissant facteur de fixation.
Mais la plupart de ces carrières juridiques s'ouvrent
à des roturiers aussi dès le 18e siècle. Ces derniers
forment à la fin de l'époque féodale un groupe de
statut distinct - les honoratiors - dont les membres
s'engagent dans le mouvement pour les réformes
constitutionnelles pour des raisons autant
idéologiques que corporatistes : abolir les privilèges féodaux
qui entravent leurs chances professionnelles. C'est
ainsi que, pendant le Vormärz, les nouvelles
générations de la noblesse, des magistrats, des avocats, des
notables citadins, les premiers journalistes (qui sont
souvent les mêmes) et divers autres honoratiors
roturiers - sortis nécessairement des mêmes écoles -
communient dans les idéaux libéraux que les
porte-parole des réformistes formulent dans leurs
programmes présentés aux Etats généraux dans le
25-Pour des cas comparables, cf. C. A. Janos, op. cit., p. 65.
Une "nation de juristes" 111
langage du droit. Ce langage devient peu à peu la
langue commune de tous les milieux ayant la capacité
politique ou qui y aspirent. La notion générique
d'étudiants se fait synonyme de juràtus (élève d'une
école de droit) d'autant plus que ces écoles
demeurent pendant longtemps les seules institutions un peu
visibles du système encore embryonnaire de
l'enseignement supérieur et que les juristes se forment
majoritairement dans le pays même, à la manière du bas
clergé mais contrairement à la plupart des autres
métiers liés à un capital éducatif spécialisé. Aussi cette
formation se magyarise progressivement (et
radicalement depuis 1845), alors que les apprentis
médecins, professeurs, ingénieurs, théologiens, etc.,
continuent plus souvent à faire leur scolarité en
latin, voire sont tenus de s'expatrier pour acquérir une
formation de qualité (26).
On ne s'étonnera donc pas que cette
éducation contribue plus que les autres filières
universitaires à l'enracinement de l'idéologie nationaliste
dans les générations cultivées du Vormärz. A Buda
et à Pest, ce sont les jeunes juristes en herbe qui
remplissent les cafés "intellectuels" où se fomentent les
grands projets libéraux. Les mêmes formeront la
masse critique d'activistes dans la journée
révolutionnaire du 15 mars 1848 qui - les nouvelles de la
Révolution parisienne et des barricades viennoises
aidant - arrachera au Conseil de lieutenance et à la
couronne affaiblie l'octroi des réformes
constitutionnelles tant attendues.
La revalorisation du droit et des juristes sera
donc avant tout politique. Cette culture juridique
marquera trois générations de libéraux, issus de la
noblesse ou proche d'elle par ses projets
nationalistes , qui ont joué un rôle social et politique
important pendant la Guerre d'indépendance
révolutionnaire de 1848-1849 contre l'Empire, puis
dans la période qui suit le Compromis
austro-hongrois de 1867. Mais, tandis que les deux premières
générations libérales, celles du Vormärz et de la
période absolutiste post-révolutionnaire (1849-1867),
recourent à cette culture pour des raisons
idéologiques et tactiques, la troisième génération, arrivant
aux affaires à partir de 1867, en tirera un bénéfice
direct.
L'euphorie libérale et les
nouvelles fonctions des écoles de droit
A la suite du Compromis austro-hongrois (1867), la
noblesse libérale dispose désormais des moyens
politiques de ses ambitions. Son programme, élaboré
dès le Vormärz, vise à la fois la modernisation et la
magyarisation des institutions et de l'économie par
l'amorce d'un développement à l'occidentale, sans
remettre en cause sa propre hégémonie (qu'il
s'agissait à la vérité d'asseoir sur une base sociale plus large
26-On notera dans ce contexte que l'enseignement du droit
semble avoir été magyarise plus tôt que les autres branches d'études
à l'Université de Pest. Ainsi en 1857 deux cinquièmes des cours
juridiques s'y font déjà en hongrois contre moins d'un tiers (10
sur 32) en lettres et sciences, 2 sur 18 en médecine et aucun en
théologie. Cf. G. Otruba, Die Universitäten..., loe. cit.
112 Victor Karady
et plus solide). La compétence juridique de ces
milieux dirigeants a tôt fait de se muer en un capital
social à l'efficacité garantie, puisqu'elle donne accès à
la plupart des sinecures du nouveau régime. C'est par
l'intermédiaire des diplômes des écoles de droit que
la fraction économiquement ruinée de la petite et
moyenne gentry accomplit sa reconversion dans la
bureaucratie politique (27). Grâce aux mêmes
diplômes, de nouvelles couches de roturiers, issus
tantôt d'anciens milieux d'honoratiors, tantôt de la
petite bourgeoisie commerçante et artisanale -
devenue plus mobile à la suite de l'abolition des
corporations (et appartenant souvent aux groupes
ethniques allogènes) - parviennent au compagnonnage
de la noblesse. Pour cette dernière, les études
juridiques apportent un certain savoir applicable à la
gestion de l'Etat, mais surtout une légitimation
supplémentaire de sa position dominante. Pareille
légitimation s'impose, en effet, de plus en plus avec
la disparition de son monopole politique, proclamée
en 1848 et confirmée en 1867. Dans le régime
parlementaire au suffrage limité (à moins de 24 % des
hommes de 24 ans et plus) la capacité politique
("d'ancien droit") des descendants de la noblesse est
désormais partagée par d'autres possédants et par
des groupes à la culture certifiée. La solidarité de
classe des gouvernants (qui continuent de ressortir
largement à la noblesse, voire à l'aristocratie
titrée (28)) doit couvrir d'atouts méritocratiques la
sélection passablement discriminatoire des hauts
fonctionnaires, des candidats à la deputation ou des
ministres. Pour les nouvelles couches, les études de
droit fournissent une certification symbolique de
leur "assimilation" (c'est-à-dire d'une magyarisation
linguistique avancée et du fait qu'il ont "assimilé"
l'esprit des lois hongroises, à savoir les valeurs
nationalistes). Elles garantissent aussi des compétences pour
exercer un des métiers intellectuels en expansion, tel
le métier d'avocat, cette profession libérale qui
deviendra la plus rémunératrice de toutes dans le
premier avant-guerre (29).
Les transformations produites sous le règne
libéral jusqu'à l'effondrement de la Monarchie en
1918 affecteront les métiers juridiques d'au moins
trois manières. Tous les marchés de ces professions
connaissent une expansion sans précédent. Leur
structure interne se modernise selon les mutations
de la demande de services dont elles sont l'objet. On
tente une regualification formelle des filières de
formation juridique qui, en réalité, ne fait que masquer
une déqualification répondant aux exigences de leur
clientèle qui, de plus en plus nombreuse en chiffres
27-V. Karady et I. Kemény, Les juifs dans la structure des classes
en Hongrie. Essai sur les antécédents historiques des crises
d'antisémitisme au XXe siècle, Actes de la recherche en sciences
sociales, 22, juin, 1978, pp. 26-59.
28-En 1890, 59 % des députés sont des nobles (et 2,4 %
d'origine aristocratique), en 1910 49 %. Entre 1921 et 1932, encore
44 % des parlementaires appartiennent à la gentry et 53 % des
députés du parti gouvernemental. Dans la période libérale les
positions de la noblesse sont encore plus fortes dans la haute
bureaucratie politique. Entre 1875 et 1918, 28 % des hauts
fonctionnaires des principaux ministères (présidence du conseil,
intérieur, finance, commerce) relèvent de l'aristocratie titrée et
48 % de la noblesse moyenne. Cf. A. C. Janos, op. cit. , pp. 210-
211 et 281-282.
29-Cf. Maria M. Kovács, op. cit., pp. 7 sq.
absolus, pousse à un "nivellement vers le bas".
L'expansion des marchés s'observe sur la
longue durée. On dispose à cet effet des indicateurs
indirects portant sur des agrégats professionnels
accessibles généralement grâce à des compétences
en droit. On connaît cependant mal les rythmes
historiques précis de cette croissance. De complément
de qualification, la compétence juridique se
transforme de plus en plus en condition nécessaire de
l'intégration au corps législatif, à l'administration et au
secteur productif public et semi-public. Or la
modernisation fait croître dans des proportions jamais vues
l'appareil de l'Etat et les services collectifs (comme
le réseau ferroviaire, les ponts et chaussées, les
services des eaux, du gaz et bientôt de l'électricité).
On estime les effectifs de la bureaucratie étatique (tous échelons
hiérarchiques confondus) à quelque 16 000 dans les années 1860.
Ce chiffre passe dès 1872 à 22 000 et en 1875 à 32 000. En 1910,
on trouve déjà 120 000 employés de l'Etat. Ces effectifs
n'incluent pas le personnel des municipalités, des comtés et des
entreprises publiques qui, pour citer deux chiffres significatifs, sont
au nombre de 265 000 en 1904 et de 388 000 dix ans plus
tard (30). Les seuls fonctionnaires en titre de l'Etat (dont, sans
doute, une majorité de juristes) doublent leurs effectifs entre
1890 et 1910, passant de 6 548 à 13 063 (31). Pendant la même
période, le nombre des avocats, auparavant en stagnation, s'élève
de 4 202 à 6 743 (une hausse relative de 100 à 160). Puisque cette
expansion se réalise dans le cadre d'une multiplication générale
des effectifs des professions intellectuelles (hausse générale de
100 à 176 entre 1890 et 1910, 100 à 244 pour les cadres du
secteur privé et 100 à 150 pour les services publics et les professions
libérales pris ensemble (32)), elle entraîne de très nombreuses
créations d'emplois. Le tableau 3 montre aussi que cette
expansion du personnel administratif et judiciaire répond à
l'accrois ement continu des tâches et activités effectivement assumées par
les services publics.
Pareilles expansion et restructuration des marchés
peuvent servir de cadre à l'interprétation de la
hausse continue (en chiffres absolus) de la demande
de formation supérieure en droit. Certes, cette
croissance n'atteint pas le volume constaté pour d'autres
filières qui, pour la plupart, avant la fin du 19e siècle,
ne se constituent pas en cycles universitaires de trois
ou de quatre ans (comme l'agronomie ou la science
vétérinaire), ou ne parviennent pas à se rattacher
(comme les études artistiques -les beaux-arts, la
musique ou le théâtre) à un marché solvable, ou encore
(telle la préparation d'officiers) ne font pas l'objet
d'une formation supérieure institutionnelle. La
direction de l'instruction publique réagit à la demande
accrue d'enseignement juridique surtout par la
requalification formelle des établissements et par la
rationalisation de leur carte géographique. Les lycées
sont soit transformés en academies, soit supprimés,
lorsqu'ils perdent de leur clientèle et la seconde
université (à Kolozsvár) est développée en pôle
éducatif capable de contrebalancer (du moins sur le plan
quantitatif) l'influence de Budapest. Réunissant en
1884-1885 18 % de l'ensemble des étudiants en droit,
la Faculté de Kolozsvár en fixera déjà plus de 31 %
en 1910. Puisque depuis 1874 le doctorat devient la
condition d'accès au barreau, à la magistrature et au
notariat, la rentabilité spécifique des études dans les
facultés est rehaussée aux dépens des académies
juridiques (cf. tableau 2).
30-Cf. Magyar statisztikai szemle, 1934, 9, p. 755.
31-Cf. Magyar statisztikai kozlemények, 79, p. 65.
32-CL ibid., p. 15.
 Une "nation de juristes" 113

Tableau 3 Si la Faculté de la capitale réussit tant bien que mal à garder une
Le développement de l'activité des certaine réputation grâce à la qualification de ses maîtres et au
sérieux des examens, sa concurrente provinciale acquiert dès le
administrations (nombre des dossiers traités) tournant du siècle la douteuse mais solide notoriété d'une
"fabrique de doctorats". Dans les années 1900-1910, la Faculté de droit
a) ministères (base 100 en 1870) de Budapest continue de dépasser sa rivale transylvanienne par
1870 1880 1890 1900 1910 le nombre de ses inscrits, tout en lui restant inférieure par les
eff. titres délivrés. A Kolozsvár on distribue régulièrement de deux à
présidence trois fois plus de diplômes qu'à Budapest (soit, par exemple, en
du conseil 2 630 164 205 617 505 1905 : 837 contre 281 ; ou en 1907 : 757 contre 340 (35)). Le
intérieur 49 452 177 268 405 439 subterfuge consiste pour les étudiants peu scrupuleux à passer les
finances 59 436 116 238 193 259 années d'études réglementaires à la faculté de la capitale, dont la
justice 26 518 190 369 395 565 sociabilité étudiante offre plus d'agréments que le modeste
commerce 21 268 130 404 472 597 centre oriental, puis à acquérir un diplôme à Kolozsvár, aux jurys
ensemble (1) 272 352 145 252 325 411 d'examen nettement plus "compréhensifs". Ces facilités,
considérées comme coupables et suscitant des querelles inter-universi-
b) tribunaux (sélection des principaux dossiers) taires exacerbées, contribuent sans doute à la dévaluation de la
valeur marchande de la formation universitaire en droit. Et
1900 1910 1910 pourtant elles ne feront qu'en augmenter l'attrait global, comme en
eff. eff. (indice 100 témoigne la croissance des chiffres des inscrits. Pour comprendre
en 1900) cette attraction continue, il faut rappeler le processus de
tribunaux de districts diversification des publics et les usages différentiels concrets des
procès civils achevés 514 715 1 085 030 211 diplômes juridiques.
procès d'héritage achevés 153 643 119 993 78 Le système des "études buissonnières" (dont les adeptes
requêtes civiles réglées 36 430 65 658 180 ont eu droit au sobriquet de "juristes champêtres"), ouvertement
affaires pénales (délits) 256 738 366 978 143 admis, attirait en effet des groupes très divers quant à
affaires pénales diverses 109 194 46 319 42 l'investissement scolaire qu'ils pouvaient ou voulaient consentir. Il y avait
tribunaux royaux parmi eux des éléments oisifs des hautes classes cherchant dans
procès civils 146 915 145 106 99 l'inscription une sorte de raison sociale pour des années de
dossiers cadastraux 724 381 742 295 102 transition entre l'adolescence et l'âge adulte, avant de prendre en
affaires de banqueroute 2 237 2 591 116 main la gestion de leur patrimoine. Ainsi, de 1898-1899 à 1904-
enregistrement de firmes 3 571 4 580 128 1905 par exemple, plus de 80 % des étudiants des trois
procès d'appel 19 837 37 261 188 universités issus de pères moyens ou grands propriétaires ou locataires
affaires pénales 25 368 37 188 147 terriens (incluant des survivants de l'ancienne noblesse benepos-
jugements de cours d'assisess 756 1 383 183 sessionati avec un contingent de la bourgeoisie agraire le plus
jugements ordinaires 18 124 29 053 160 souvent juive) ont poursuivi des études de droit contre 56 %
seulement de l'ensemble des étudiants (36). On trouve aussi
parmi les étudiants en droit, pour la même raison, des descendants
Sources : a-Magyar statisztikai évko'nyv, 1910, p. 429 ; b-Magyar de la petite bourgeoisie, voire de la paysannerie propriétaire :
statisztikai évkonyv, 1900, pp. 435 sq. et ibid., 1910, pp. 397 sq. leurs fils, souvent mal rompus aux études difficiles, pouvaient
accéder par le cursus peu exigeant des écoles de droit au statut de
1-Y compris les ministères de l'agriculture, de l'instruction et des membre à part entière des classes cultivées (mais aux échelons
cultes, de la défense, de la Croatie-Slavonie, et ceux qui sont près inférieurs), à la mesure de leurs ambitions modérées de
de la personne du roi. mobilité.
C'est ainsi que "faire son droit" est devenu une
manière commode, sans gros risques ni lourds
Cette évolution conduit aussi à d'importantes investissements scolaires au succès aléatoire, de s'assurer
altérations des exigences universitaires et à des - pour les uns - un titre en vue de rehausser ou de
différenciations secondaires entre les établissements. confirmer un statut social acquis, ou de donner -
Le caractère libéral du régime d'études (pas pour les autres - un coup de pouce décisif au destin
d'obligation d'assistance aux cours), la fixité des social prévisible pour accomplir à relativement peu
programmes d'examen, l'immobilisme des prestations de frais une certaine montée sur l'échelle des classes.
offertes par les professeurs (eux-mêmes le plus Pour les étudiants nécessiteux sortis des milieux
souvent engagés pour le plus clair de leur temps dans populaires (et échappant par miracle aux grands
l'exercice du droit pratique), le maintien de la séminaires, leur avenir le plus probable), la médiocrité
demande de diplômes et la présence massive d'une intellectuelle des études juridiques permettait de
clientèle issue de deux fractions - noble et gagner leur vie pendant une scolarité peu
bourgeoise - des classes dominantes, toutes ces variables contraignante. Pour les membres économiquement ruinés
agissent de concert en faveur de la multiplication des de l'ancienne noblesse dépourvus d'une éthique du
étudiants "fantômes" et de l'inflation des diplômes.
Cette dernière sera favorisée par une véritable
vénalité des titres (grâce notamment à la diligence 34-Ibid, pp. 74-75. Bien des témoignages confirment par
d'officines illégales préposées à la fabrication de exemple que les thèses, écrits courts, n'étaient qu'exceptionnellement
dissertations de doctorat (33)). On comprend que la lues par les professeurs. Elles n'avaient aucune fonction autre
sous-culture des étudiants en droit soit plus que symbolique dans la formation universitaire en droit. Pour
mondaine que savante, que, en tout cas, elle ne revête l'entre -deux-guerres les Annuaires statistiques de la Hongrie ont
jamais le même aspect studieux ou dévot, n'attire pas publié d'excellentes données sur la qualité de la formation
secondaire des étudiants de première année dans les différentes
les mêmes vocations intellectuelles, ni n'opère une facultés à partir de 1928-1929. Pour 1928-1929 et 1930-1931, 16 %
sélection scolaire aussi rigoureuse de son public que seulement des étudiants en droit ont obtenu le bac avec mention
les autres filières des universités (34). honorable contre 26 % dans la faculté de théologie, 27 % dans
les facultés de médecine, 40 % dans les facultés des lettres et des
sciences ("philosophie"), enfin 19 % dans la faculté d'économie.
Les juristes s'avèrent donc de loin les moins qualifiés des
33-Cf. A. Ladányi,/! magyarországi feísoohatás a dualizmus ko- étudiants.
ra második felében (L'enseignement supérieur en Hongrie dans 35-Cf. A. Ladányi, op. cit., p. 74.
la deuxième période du régime dualiste), Budapest, 1969, pp. 76-
36-Données extraites des Annuaires statistiques.
114 Victor Karady
travail rigoureuse, les mêmes études garantissaient
une issue honorable à leur situation précaire, en leur
offrant une chance de faire valoir les atouts d'un
capital social hérité (les "relations", l'éclat du nom
d'une famille "ancienne") pour décrocher un poste
dans laà leurs
droit" fonction
ancêtres.
publique
Le malheur
qui, jadis,desfûtécoles
revenu "de
juridiques aux diplômes dévalués pouvait faire le bonheur
de bien des aspirants aux places : certains d'entre eux
savaient comment faire valoir le moindre parchemin
universitaire.
Les allogènes dans les écoles
et sur les marchés juridiques
Ce même dispositif joue un rôle particulier pour les
groupes allogènes ou qui, même lorsqu'ils sont de
souche magyare de longue date (comme certains
juifs), restent marginaux dans la hiérarchie des
groupes de statut et subissent une discrimination
coutumière, notamment par l'exclusion des champs
d'activité de la gentry, qu'ils soient frappés
d'incapacité politique (juifs avant l'Emancipation en 1867),
ou qu'on leur impose au moins la magyarisation
linguistique comme prix de leur intégration dans les
élites (Allemands, Slaves).
Les écoles de droit se prêtent mieux que les
autres instances d'enseignement supérieur, plus
exigeantes sur le plan intellectuel, à faire passer
l'épreuve de l'assimilation culturelle aux uns comme
aux autres. Les profits globaux qu'elles procurent, en
termes de chances de s'intégrer ou de contracter des
alliances dans les élites traditionnelles, sont
supérieurs. Les membres des élites traditionnelles
empruntent, eux aussi, le plus souvent la filière
juridique, lors même que les lieux de rencontre ou
de sociabilité commune entre étudiants issus de la
gentry et allogènes sont bien davantage les bals et les
cafés étudiants que les salles de cours. De plus les
études de droit assurent, on l'a vu, cette compétence
sociale à usages multiples capable de mener à un
éventail bien plus large de carrières que les autres
types d'études. Elles offrent ainsi le gage d'une
espérance de réussite maximale aux groupes marginaux
dont les capitaux sociaux d'appoint (les assises
économiques, les relations familiales, l'autorité ou
l'honorabilité investies dans le nom, etc.) sont soit
précaires, soit d'une efficacité encore peu éprouvée.
Les écoles de droit sont, en effet, les seuls
établissements universitaires (avec, peut-être, les écoles
militaires en formation a la fin du 19e siècle, mais qui
manquent encore de tout prestige scolaire) qui
donnent aux allogènes marginaux de réelles chances
d'entrer directement sur les marchés jusqu'alors
réservés aux élites magyares. La compétition dans les
études - si tant est que l'expression puisse convenir
à des facultés remplies (si l'on ose dire) d'étudiants
"fantômes" - permet aux nouveau-venus, mus par
des ambitions à la mesure de l'ascension qu'ils
escomptent, de compléter leur batterie de capitaux
sociaux initiaux par l'acquisition d'atouts personnels
compensatoires : il peut s'agir d'une these
remarquée, de la recommandation d'un professeur, du
diplôme acquis avec distinction - sub auspiciis régi -,
de l'apprentissage de la rhétorique juridique
pouvant servir autant à la conduite de négociations
d'affaires que devant les tribunaux, dans le journalisme
politique, dans les cabinets ministériels, au
Parlement, voire dans les salons bourgeois...
C'est sans doute la raison principale pour laquelle on trouve, dès
le tournant du siècle, une proportion si élevée d'allogènes dans le
public des écoles de droit. De même, des résultats d'enquête
suggèrent qu'ils dépassent par leur réussite universitaire leurs
concurrents d'origine magyare. A Budapest par exemple, si les
juifs représentent à eux seuls, au début du 20e siècle, près du
quart des diplômés, presque la moitié des catholiques, plus de
deux tiers des luthériens, voire un contingent non négligeable de
calvinistes (membres d'un culte considéré comme "magyar" par
excellence) obtenant un titre juridique portent encore un nom
étranger (cf. tableau 8). Une partie de ces allogènes, ceux
notamment qui sont issus des milieux germaniques, enregistrent en
même temps nettement plus de succès que les autres (37).
Parmi les diplômés de la Faculté de Budapest en 1910-1911, 78 %
des docteurs en droit au nom allemand terminent leurs études
avant 24 ans et seulement 8 % à 26 ans et plus contre 67 % et
16 % respectivement de leurs confrères portant un nom magyar
et 62 % et 19 % de ceux qui portent un autre type de nom
(surtout slave) (38). Il faut rappeler dans ce contexte que les publics
nominalement germaniques des facultés se composaient pour
l'essentiel de juifs, de luthériens et de catholiques, tandis que les
Slaves se partageaient entre catholiques, luthériens, orthodoxes
et uniates (catholiques de rite grec). L'excellence scolaire
particulière des luthériens et des juifs en général, et de ceux de culture
allemande en particulier, a été démontrée dans d'autres travaux
récents (39).
En somme, la dévalorisation des titres et des études
universitaires juridiques peut être comprise comme
une des conditions nécessaires (sinon suffisantes)
pour que les écoles de droit aient pu élargir leur base
de sélection tout en conservant leurs anciennes
clientèles et remplir les fonctions sociales qui leur
étaient imparties, qu'il s'agisse de la consécration du
statut de classe, de l'aide à la mobilité vers
l'intelligentsia, de la reconversion des élites déchues ou de
la formation et de l'intégration sociale de nouvelles
élites allogènes. Pour la réussite de cette entreprise
complexe, il fallait en effet qu'elles continuent à
n'offrir qu'une compétence certifiée limitée, une sorte
de justificatif de base du statut de diplômé, quitte à
ce que chacun le complète selon ses moyens
intellectuels et sociaux par la mobilisation d'autres
investissements utiles dans la carrière envisagée. C'est pour
cela d'ailleurs que tour à tour le barreau, la
magistrature, le notariat et même l'administration instituent
des examens et concours spéciaux pour leur
reproduction ou pour l'acquisition des positions liées à une
certaine technicité. Loin d'être maîtresses du jeu des
marchés juridiques, les écoles de droit en gardaient
seulement les voies d'approche. La différenciation
des marchés et des candidats qui s'y préparaient se
faisait largement en dehors d'elles (même si un cer-
37-V. Karady, Assimilation and Schooling : National and
Denominational Minorities in the Universities of Budapest around
1900, in G. Ránki (ed.), Hungary and European Civilization,
Bloomington, Indiana University Press, 1989, pp. 285-319,
surtout pp. 292-293.
38-Résultats d'enquête réalisée dans les registres des diplômés
de la Faculté de droit de Budapest (entreposés aux Archives
universitaires de Budapest).
39-Cf. V. Karady et S. Vari, Facteurs socio-culturels de la
réussite au baccalauréat en Hongrie. Quelques hypothèses, Actes de
la recherche en sciences sociales, 70, nov. 1987, pp. 79-82 et
V. Karady, Juifs et luthériens dans le système scolaire hongrois,
ibid., 69, sept. 1987, pp. 69 sq.
 Une "nation de juristes" 115

"qualitative"
tain rôle entre
revenait
les sous
diverses
ce rapport
facultésà l'opposition
et écoles).
Faute de pouvoir faire ici une étude complète
des professions juridiques, retenons dans ce
processus de différenciation l'apparition massive
d'Allemands et de Slaves roturiers dans la haute fonction
publique et la reprise en main d'importants secteurs
du barreau par des juifs. Les indicateurs indirects de
l'allogénat - les seuls dont on dispose - tels l'aspect
ethnique du nom de famille ou la langue maternelle,
qui avaient, au début du 19e siècle encore, une
signification précise, perdent beaucoup de leur efficacité
au cours de l'époque libérale. La poussée
assimilationniste altère la sincérité des déclarations portant
sur la langue et induit un mouvement de magyarisa-
tion des noms qui culmine au tournant du siècle ("au
moment où est célébré le millénaire de "la conquête
de la patrie") sous le signe du contrat social
d'assimilation que l'élite issue de la gentry au pouvoir avait
proposé aux minorités nationales dès le
Vormärz (40). La scolarisation supérieure ne se faisant
désormais qu'en hongrois dans le pays, comme
d'ailleurs 90 % de l'enseignement secondaire, la quasi-
totalité des diplômés sortant des facultés peuvent à
juste titre se considérer comme de langue hongroise.
Pour ce qui est des membres des élites cultivées
portant un nom étranger, force est de reconnaître que
c'est un agrégat résiduel, c'est-à-dire à coup sûr une
fraction largement inférieure à la part réelle des
élites d'origine allogène. Si j'ai pu estimer la
proportion des diplômés originaires des milieux non
magyars et sortant, vers 1900, des deux universités de
40-Cf. V. Karady et I. Kemény, Les Juifs dans la structure des
classes..., art. cit.
Budapest dans une fourchette comprise entre 70 %
et 80 %, à valoir autant pour le droit que pour les
autres facultés (41), c'était en majorant, par suite d'un
raisonnement sociologique, les proportions
empiriquement constatées. Il convient d'opérer une
semblable majoration pour tous les autres indices de
l'allogénat fondés sur l'aspect du nom, notamment
pour ceux que renferme le tableau 4. Il en est de
même pour les indices des positions
professionnelles aans les classes moyennes.
Or, de 1890 à 1910, la proportion du personnel de la haute
bureaucratie ministérielle (présidence du conseil, intérieur,
commerce et finances) dont l'origine allogène peut être établie
d'après le nom, monte de 28,2 % (dont 23,7 % d'Allemands) à
39 % (dont 26,4 % d'Allemands) (42). A la fin de l'époque
libérale, compte tenu des magyarisations des noms, on peut donc
évaluer la part des allogènes parmi les dirigeants de l'Etat à près de
la moitié, dont une forte proportion d'Allemands. La même
enquête portant sur les mêmes ministères en 1927 identifie déjà
44 % d'allogènes (dont 28,5 % d'origine germanique) (43).
En descendant l'échelle hiérarchique - et selon une autre
estimation -, en 1930, l'espace positionnel des allogènes
nominaux s'étend encore régulièrement à deux cinquièmes environ
des postes de la fonction publique dont la plupart sont remplis,
on le sait, par des juristes (cf. tableau 4\ II approche ou dépasse
même la moitié pour des secteurs aussi sensibles" (pour l'amour-
propre nationaliste) que l'administration de l'éducation nationale
ou des affaires étrangères. Il faut remarquer que si les Allemands
et autres allogènes (surtout des Slaves) sont à égalité dans les
postes administratifs en province, le poids des Allemands
nominaux dépasse très nettement celui des autres dans les ministères
techniques ou politiques, allant jusqu'au double ou au triple de
leurs rivaux allogènes. Cette différence atteint son maximum
41-Cf. V. Karady, Assimilation and Schooling..., art. cit., passim.
42-Cf. A. C. Janos, op. cit., p. 112.
43-Cf.iM£,p.254.

conso'nnance du nom Tableau 4

Les membres des services publics
et de la haute fonction publique
selon la consonnance nationale
des noms en 1930
présidence du conseil 69 17 14 100 36
ministère des affaires étrangères 48 28 24 100 135
ministère de l'intérieur 63 21 17 100 316
ministère des finances 57 26 17 100 427
ministère du commerce 55 28 17 100 234
ministère de l'agriculture 57 24 19 100 398
ministère du travail 69 19 12 100 239
ministère de l'instruction 53 28 19 100 342
ministère de la justice 63 21 16 100 266
ministère de la défense 65 25 10 100 49
administration des comtés 63,5 18,3 17,8 100 6 956
directions fiscales 73,5 18 8,5 100 3 171
douanes centrales 67,4 25 7,2 100 568
caisse d'épargne de la Poste 61,8 28,4 9,8 100 594
police 70,4 17,6 12 100 1 323
chemins de fer d'Etat 64,1 25,7 10,2 100 3 939
PTT 70,2 23,6 6.2 100 5 231
usines métallurgiques d'Etat 55 35 10 100 388
société de navigation d'Etat 48 38,7 13,3 100 594
conseil municipal de Budapest 60,7 30,4 8,9 100 483
fonctionnaires municipaux (Bp. ) 59,9 28,6 9,1 100 1 846
avocats 67,4 26,6 6 100 5 9 72
fonctionnaires des tribunaux 6 8,5 20,7 10,8 100 3 653
Source-A. Kovàcs, A nevek es néwàltoztatàsok statisztikàja
(Statistique des noms et des changements de noms), Magyar statisztikai
szemle, 1930, 3, pp. 228-240.
116 Victor Karady

dans les professions juridiques "pures", chez les avocats
notamment, et parmi les cadres des industries étatiques et des grands
services publics, c'est-à-dire dans le personnel le plus prestigieux,
le plus souvent doté d'une formation supérieure spécialisée et
chargé des principales responsabilités politiques. Tout porte donc
à penser que la proportion des Allemands nominaux tend à
augmenter à mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie des
compétences et du pouvoir. Il faut rappeler, pour une juste
interprétation de ces données, que ce personnel d'origine
allemande devait être presque entièrement composé de catholiques
et de luthériens, les juifs ne pouvant être en l'occurrence
représentés dans des proportions notables, sauf parmi les avocats.
Sous ce rapport au moins, il n'y a aucune solution de
continuité dans le recrutement de la fonction
publique et des professions libérales entre la fin du régime
libéral et 1 entre-deux-guerres.
L'accès des juifs
au marché du droit
En ce qui concerne les transformations du marché
des diplômes juridiques après 1867, c'est en effet
l'arrivée en nombre des juifs qui représente la
nouveauté principale. Le terrain de prédilection pour "la
conquête intérieure" des positions d'élite sera le
barreau, étant donné l'accès relativement difficile des
autres marchés juridiques, contrôlés par les pouvoirs
publics. Cette semi-fermeture sélective des marchés
publics aux juifs et le fait que les descendants de
l'ancienne noblesse et des groupes montants des milieux
non juifs choisissent préférentiellement la filière
juridique, lorsqu'ils font des études, expliquent
conjointement que, pendant l'époque libérale, la
proportion des juifs parmi les étudiants en droit
n'atteigne jamais celle qu'on constate en médecine (où
elle dépasse souvent la moitié) ou à l'Ecole
polytechnique (où elle excède régulièrement le tiers),
mais aussi que, vers 1910, la part des juifs approche
les deux tiers des membres du barreau à Budapest et
les deux cinquièmes en province. Ces chiffres relatifs
ne baisseront plus par la suite de façon significative
(cf. tableau 5).
Si les premiers avocats juifs s'établissent dès les années 1860 grâce
à des autorisations spéciales du roi accordées à titre
exceptionnel (44), contrairement à la médecine, le barreau ne s'ouvre
aux juifs qu'avec l'émancipation. Le tableau 5 permet de suivre
la multiplication des juifs qui s'engagent dans la profession à la
fin du 19e siècle, d'abord dans la capitale. En cela il suivent
l'expansion régionale du barreau qui se développe depuis le début
de la modernisation, bien davantage à Budapest (croissance
lative de 100a 231 entre 1890 et 1910) qu'en province (où la
croissance comparable n'est que de 100 à 145). Toutefois les chiffres
bruts des effectifs d'avocats révèlent que, depuis les années 1890
au moins, les avocats chrétiens ne participent plus du tout à
l'expansion du barreau en province (où leurs effectifs absolus
baissent significativement entre 1890 et 1910) et n'y participent que
modérément à Budapest (croissance des effectifs de 100 à 167
pour les chrétiens contre 100 à 304 pour les juifs entre 1890 et
1910). Au tournant du siècle, l'expansion de la profession
d'avocat doit donc toute son intensité aux seuls juifs. Tout se passe
comme si, parallèlement à l'engagement massif de ces derniers,
les non-juifs tendaient à délaisser le barreau pour se contenter du
simple maintien de leurs effectifs. Il n'est pas difficile d'identifier
les causes de ce double mouvement dans l'évolution des
conditions de compétition dans l'ensemble des marchés juridiques.
On sait que la fonction publique, entièrement
épurée (limogeage des "hussards à la Bach", d'après le
nom du ministre absolutiste des années 1850) et en
forte augmentation, a véritablement drainé les
diplômés chrétiens. Ceux-ci s'engouffrent dans les portes
ouvertes du service public vers des carrières
garanties, assorties de vacances payées et d'une retraite,
accessibles selon une sélection intellectuelle le plus
souvent peu exigeante (où se monnaie le capital de
relations familiales), gardant un prestige social dû
aux "Messieurs" des bureaux et ne demandant pas
d'efforts surhumains. (La journée de travail, souvent
peu remplie, ne dépassait pas 6 heures). Les aléas
d'une profession libérale en plein bouleversement,
comme le barreau, ne pouvaient guère
contrebalancer ces avantages et facilités pour la plupart de ceux
qui conservaient la liberté de choisir entre ces
alternatives.
De fait, le barreau n'est plus désormais le
métier semi-noble (dans tous les sens du terme) qu'il fut
jadis lorsqu'il avait pour objectif essentiel "de régler
les litiges d'une communauté de nobles et ses
relations avec la couronne" (45). Il est de plus en plus
sollicité pour défendre de nouveaux types d'intérêts et
pour prendre en charge les affaires juridiques et
économiques des collectivités locales, des partis
politiques, des banques, des entreprises industrielles et
commerciales, etc. Ce genre sans précédent de
demande d'expertise fait naître un nouveau type de
praticien que sa culture sociale, son habitus
professionnel, son niveau de formation et l'engagement
qu'il consent dans l'exercice de son art (avec des
journées de travail longues et continues) éloignent de ses
44-Le premier avocat juif fut autorisé à ouvrir son cabinet en
1858 en province et en 1861 à Pest. Cf. Magyar-zsidó lexikon
(Encyclopédie hungaro-judaïque), Budapest, 1929, p. 916.
45-Cf. Maria M. Kovács, op. cit., p. 5.

Tableau 5 Budapest province

Les membres du barreau non % des non %des
selon le culte juifs juifs ensemble juifs juifs juifs ensemble juifs
1875 ? ? 708 ? 7 7 3 537 7
1880 7 7 778 7 7 7 3 841 7
1890 345 394 739 46,7 173 3 290 3 463 5
1900 616 453 1 069 57,6 922 2 516 3 438 26,8
1910 1 050 657 1 707 61,5 1 999 3 037 5 036 39,7
1920 1 338 1 012 2 350 56,9 965 1 238 2 203 49,8
1930 1 523 1 207 2 730 55,9 1 170 1 573 2 743 42,7
1938 1 846 1 540 3 386 54,5 7 7 7 7
Source-M. M. Kovàcs, The politics of the Legal Profession in Inter-War
Hungary, New York, Institute on East Central Europe, Columbia University, 1987,
p. 40 (pour 1890-1938) ; L. Králik,/! magyar ügyvédség (Le corps des avocats
hongrois), Budapest, 1903, pp. 261-264 (pour 1875-1880).

prédécesseurs, les avocats appartenant à la gentry. La
plupart de ces derniers ne peuvent ou ne veulent pas
répondre à la demande nouvelle et se retranchent
dans leur vieille pratique portant sur des litiges entre
familles et personnes physiques. Leurs fils et d'autres
candidats potentiels au barreau appartenant aux
milieux chrétiens renoncent souvent à leur succéder,
sans doute en se détournant vers la fonction
publique. C'est ainsi que se réalise la transformation du
barreau où les nouveaux types d'activités sont
assumés par un nouveau personnel, juifs et autres,
fréquemment issu des groupes allogènes, sorti d'un
même processus de sélection et uni par une
capacité d'adaptation aux nouvelles tâches, par un esprit
d'entreprise, par une éthique et par une déontologie
professionnelles communs. L'expansion du barreau
à Budapest, centre des affaires, et sa stagnation en
province reflètent cette mutation et cette division
interne de la profession.
Les avocats juifs ainsi que leurs nouveaux
confrères ont été en effet préparés différemment de
leurs aînés aux rôles qu'ils devaient affronter,
notamment en vertu d'une sélection intellectuelle plus
sévère, d'une auto-sélection particulière (au sens
d'une disposition à accepter des situations de forte
concurrence), d'une formation obtenue en majorité
à la Faculté de Budapest (considérée comme offrant
davantage de garanties professionnelles) et sans
doute aussi des homologies existant entre leur
héritage socio-culturel et le métier qu'ils embrassaient.
De fait, la plupart des avocats juifs sont des fils
de bourgeois, de petits bourgeois ou de lettrés cou-
tumiers (rabbins, instituteurs) qui réunissent
régulièrement dans leur bagage culturel une forte tradition
studieuse avec le sens des affaires. Pareil habitus
comporte autant la rationalité économique comme
guide de la conduite que la valeur accordée à la
fiabilité, à la ponctualité et à la probité, ainsi qu'une
morale du travail. Si le droit ne jouit pas, dans les
milieux juifs, du même prestige quelque peu
mythologique que la médecine (qui renvoie à toute une
lignée de véritables héros culturels, peuplant la
mémoire collective), il représente une voie de mobilité
pour la petite bourgeoisie et l'intelligentsia
traditionnelles et un moyen de reconversion pour la
grande bourgeoisie, d'autant plus importants qu'il
cumule lesetavantages
"économique" "intellectuelle",
d'une profession
qu'il ménage
à la des
fois accès
aux choses publiques réservées à l'élite chrétienne
(c'est-à-dire au champ politique), qu'il offre une
chance de compagnonnage social avec ces élites
(même si c'est par le biais de la défense de leurs
intérêts) et recourt à un type de compétence
directement utilisable pour la gestion des patrimoines
bourgeois hérités ou acquis. La carrière d'avocat,
surtout de conseil d'entreprise ou de juriste
d'affaires, reste de la sorte bien plus proche de l'idéal
bourgeois, lot commun de la grande majorité des
juifs libéraux (aux sens religieux et politique), que
toute autre profession intellectuelle, y compris la
médecine - qui n'est, après tout, qu'une profession
de "service des corps".
Parmi les avocats de Budapest (dont, d'après le tableau 5, les juifs
ont tôt fait de former la majorité), on trouve en effet plus que
dans les autres professions intellectuelles des praticiens qui, par
leurs revenus ou par leurs capitaux investis, s'apparentent à la
bourgeoisie possédante. En 1900 près de la moitié d'entre eux
Une "nation de juristes" 117
(47,2 %) ont des propriétés bâties, dont la surface moyenne est
de loin la plus grande, lorsqu'on les compare avec le patrimoine
des autres groupes (46). Ils sont aussi (avec les notaires)
relativement les plus nombreux à détenir des propriétés foncières de
grande taille (47). D'après l'analyse citée, ces avocats "constituent
sans conteste le groupe le plus prospère des élites éduquées de la
Hongrie de la fin du siècle , au point qu'en 1868 - d'après un
rapport de la chambre des avocats elle-même - la moitié d'entre eux
pouvait être considérée comme faisant partie de l'élite
professionnelle, avec un revenu annuel dépassant 4 000 florins, signe
d'une aisance bourgeoise établie. Un cinquième d'entre eux
recevait des honoraires annuels dépassant 8 000 florins, soit plus
que l'appointement d'un ministre de l'époque (48). Il ne faut pas
sortir de la bourgeoisie pour entrer dans le barreau.
En même temps le métier d'avocat permettait autant
ou plus que d'autres professions intellectuelles de
réaliser 1 idéal "assimilationniste". Le barreau lui-
même et les associations professionnelles (avant tout
les chambres des avocats, fondées dès 1874)
servaient directement pour des avocats juifs et non juifs
de foyers d'intégration, de collaboration, voire, dans
une large mesure, de communion idéologique dans
les valeurs libérales à la fois politiques et
professionnelles qui, d'après les analyses de Maria M. Kovács,
continuaient d'animer la majorité de la corporation
bien au-delà de l'effondrement du régime
libéral (49). Le barreau ménageait des entrées, même
pour les juifs, dans la vie politique active. Dès 1889
près de la moitié des avocats du pays disposaient de
positions dans les conseils municipaux ou comtaux,
dont deux cinquièmes y furent élus et le reste reçu
en vertu de dispositions réservant des places dans les
représentations régionales aux plus gros
contribuables (virilista) (50). Dans les décennies suivantes, il y
avait de plus en plus de juifs parmi les premiers,
autant que parmi les derniers, surtout dans la capitale
où ils jouaient un grand rôle dans la politique
municipale. De 1903 à 1917 par exemple, plus d'un tiers
(36,7 %) des membres des professions intellectuelles
faisant partie des plus gros contribuables de la
capitale étaient des avocats (51). Les mandataires les
plus notoires de la bourgeoisie juive au Parlement ou
à la Chambre haute - tels Mor Wahrmann, Ferenc
Chorin, Vilmos et János Vázsonyi - étaient des
avocats reconvertis en politique.
Dans ce contexte, il importe de rappeler les
liens privilégiés qu'entretenait l'idéologie libérale
des gouvernants de la gentry - partagée par la
bourgeoisie juive - avec la culture juridique des élites
héritée des générations nationalistes du 19e siècle. La
communion dans cette culture que diffusent les
écoles de droit et le consensus quant à YEtat de droit
ainsi que les valeurs du même ordre qui avaient
animé l'action des grands "réformateurs de la Hongrie
moderne, sont en effet à l'origine de la plate-forme
d'idées garantissant l'intégration sans accrocs
majeurs
nationales" des juifs
au moyen
dans lesdes
nouvelles
performances
"classesméritocrati-
moyennes
ques. C'est ainsi qu'on comprend que cette culture
A6-Œibid.,p.8.
47-Cf. ibid.
48^Cf. ibid., p. 1.
49-Cf. ibid., passim, surtout pp. 15-16, 24 sq.
50-Cf.iM¿,p.4.
51-D'après les travaux de Károly Vörös cités par Maria M.
Kovács, op. cit. , p. 78.
118 Victor Karady
juridique commune soit également distribuée dans la
classe politique qui se réclame d'une manière ou
d'une autre de la tradition libérale. Ceci vaut autant
pour les éléments des majorités gouvernementales
que pour l'opposition modérée (jusqu'aux "radicaux-
bourgeois" compris - tenant la place des
radicaux-socialistes dans l'échiquier politique local), qu'il
s'agisse d'hommes de souche magyare ou allogène,
de catholiques, de protestants ou de juifs. En
revanche cette culture semble étrangère à tous ceux
qui - socio-démocrates, socialistes, communistes ou
(entre les deux guerres) fascistes en tous genres -
préconisent une rupture avec le régime
parlementaire institué. On ne saurait sous-estimer l'effet de
l'attachement (parfois nostalgique) à cette culture à
la fois professionnelle et idéologique des descendants
de la bourgeoisie libérale après 1918, lorsque le choix
des études de droit ne se justifiait plus par les mêmes
critères de rentabilité économique qu auparavant.
Les avocats de type nouveau, surtout les juifs,
incarnaient donc plus souvent que leurs aînés l'ethos
méritocratique résultant de la redéfinition des
objectifs, des activités et de la déontologie professionnelle
à l'époque de la modernisation libérale. De fait les
juristes juifs étaient bien plus souvent que les autres
formés à la Faculté de Budapest (d'après le
tableau 2) et accomplissaient leur cycle d'études dans
des conditions plus favorables.
Ainsi, parmi les docteurs en droit de 1910-191 1, près de deux tiers
des juifs (62 %) terminent leur scolarité avant 24 ans contre
seulement 43 % des calvinistes ou 44 % des catholiques et des
luthériens (52). On remarquera aussi que c'est eux qui semblent faire
le plus souvent un effort de mobilité géographique pour parvenir
à la Faculté de Budapest. Alors que 23 % seulement des docteurs
juifs sortant de la Faculté de Budapest en 1910-1911 sont nés
dans le comté de Pest - ce qui témoigne d'un recrutement très
provincial, puisque à cette époque une plus grande proportion
des juifs hongrois, plus d'un quart de l'ensemble, vit dans
l'environnement de la capitale -, 36 % d'entre eux ont obtenu le
baccalauréat dans un lycée de Budapest. Chez leurs confrères
chrétiens, les proportions comparables sont de 25 % et 34 %
respectivement (53). La différence ne pourrait paraître insignifiante
que si l'on ignorait qu'une proportion bien moindre des non-juifs
(ne dépassant pas, pour chacun des cultes en présence, un
dixième des effectifs) résidait à Budapest. La mobilité en une ou
en plusieurs étapes des juristes vers la capitale est donc un
comportement bien plus fréquent chez les juifs que chez les autres,
puisque parmi ces derniers les milieux de Budapest sont dès
l'abord considérablement surreprésentés.
On peut penser que la montée vers la capitale fait
partie, pour les candidats juifs au barreau, d'une
véritable stratégie de réussite. Celle-ci comporte
souvent, entre autres éléments, la scolarité secondaire
dans un des meilleurs lycées, le souci de ne pas
passer par les écoles de droit aux diplômes dévalués, des
études "professionnelles", c'est-à-dire accomplies
dans le temps réglementaire, des relations nouées
dans les milieux bourgeois et professionnels des
élites dominantes, l'apprentissage préférentiel chez
un avocat à notoriété établie, enfin l'ouverture d'un
cabinet, de préférence dans un centre d'affaires. Or
tous les éléments d'une telle stratégie idéale
ramènent les candidats à Budapest, l'unique pôle de
développement important du pays. Pour preuve de la
mise en oeuvre efficace de telles stratégies, il suffit
de rappeler la nette hégémonie numérique des juifs
au barreau de Budapest (cf. tableau 5), modèle
reconnu dans la Hongrie entière pour la prospérité et
la compétence professionnelle de ses membres.
Les juristes dans
la tourmente de l'après-Trianon
L'effondrement de la double monarchie libérale
après la défaite militaire, les deux tentatives
révolutionnaires en 1918 et 1919, la période de la Terreur
blanche (1919-1920), enfin l'installation d'un régime
autoritaire-conservateur modéré en 1921 par suite
d'un traité de paix qui avalise le démembrement de
l'ancien Etat pour le réduire à ses seules régions
centrales, tous ces événements entraînent une rupture
de rythme dans le développement des marchés
juridiques qu'on a analysé jusqu'ici. On peut résumer le
sens de cette rupture en trois points : contraction
généralisée des marchés, instauration de mesures
législatives antisémites pour refouler les candidats juifs
qui s'y présentent, exacerbation de la compétition
pour les positions encore disponibles. Toutefois les
différents groupes en concurrence manifesteront
des capacités très variables de rationaliser leur
conduite et de mettre en oeuvre des stratégies
efficaces destinées à parer aux menaces de la nouvelle
situation économique et politique.
La perte de trois cinquièmes des territoires de
l'ancienne Hongrie a eu des effets immédiatement
néfastes sur les marchés juridiques. Les régions
détachées ayant été administrées par des
fonctionnaires de loyauté (sinon toujours de souche)
hongroise - dont on sait que la majorité devait être
de formation juridique -, une partie considérable
d'entre eux se replie ou est expulsée vers le pays
diminué. Il en était ainsi non seulement de bien des
magistrats, des notaires, des juges de paix, etc., mais
aussi de nombreux membres des professions
libérales, notamment des avocats. Déjà antérieurement,
la densité du personnel juridique des territoires
conservés, centre de gravité économique du bassin
danubien, était plus élevée que dans les territoires
excentriques moins développés, qui appartiennent
désormais aux autres Etats successeurs de la
Monarchie. Avec le reflux des réfugiés, cette densité prend
un caractère dramatique.
En 1920 on trouve 1 595 habitants pour un avocat et en 1930
seulement 1 399, contre 2 708 encore en 1910 et 3 736 en 1900, soit
une division par plus de deux en vingt ans des parcelles du
marché privé qui, dans la dépression économique de l'immédiat
après-guerre puis dans les années 1930, n'était pas à coup sûr
suivie d'une semblable croissance de la demande d'expertise
juridique (54). De fait la situation s'aggrave encore dans la grande
dépression. Avec la diminution entre 1930 et 1934 de 40 % du
nombre des procès intentés, une fraction croissante de la
profession, jadis des plus prospères, s'installe dans la pauvreté (55). Un
autre indicateur brut montre à quel point cet aspect de la
dépression, frappant spécifiquement les professions juridiques, était
propre à la Hongrie diminuée. En 1930 c'est la Hongrie qui
l'emporte, et de loin, par le nombre d'avocats pour un million
d'habitants parmi les pays européens développés ou voisins (soit 718
contre, par exemple, 497 en Autriche, 201 en Pologne, 269 en
Tchécoslovaquie et 288 en Allemagne) (56).
La situation devait être dans l'ensemble pire dans la
fonction publique, puisque les fonctionnaires - aux
52-Résultats de l'enquête déjà citée.
53-Résultats de l'enquête.
54-Cf. Maria M. Kovács, op. cit., p. 23.
55-Cf.iM¿,p.49.
56-Cf. ibid., p. 23.

effectifs gonflés par des réfugiés - subissaient, dès le
retour à la normale, les efforts du gouvernement
pour limiter la croissance de son appareil et réduire,
lorsque cela paraissait possible, les effectifs de son
personnel en surnombre.
La Hongrie diminuée accueille, de l'automne 1918 au milieu de
1924, pas moins de 350 000 réfugiés, dont près de 16 000
membres du secteur public proprement dit et plus de 19 000 employés
des chemins de fer (5/). L'Etat est tenu dans un premier temps
d'en absorber le maximum, tout en gardant son ancien
personnel, si bien que les chiffres absolus de fonctionnaires de
catégorie supérieure (avec baccalauréat) augmentent entre 1910 et
1920, au lieu de se réduire avec le rétrécissement du territoire (de
quelque 65 000 à près de 70 000 (58)), et que, de 1914 à 1921 par
exemple, les effectifs de fonctionnaires administratifs passent en
chiffres relatifs de 100 à 124, ceux des usines d'Etat de 100 à 1 10.
Seule la masse des cadres subalternes et des ouvriers de l'Etat se
réduit (59). Tout cela ne peut s'accomplir sans la mise à la retraite
d'une partie grandissante du personnel superflu et sans un
véritable écrasement du pouvoir d'achat des rémunérations et
pensions. De 1920 à 1924, les effectifs des pensionnaires de l'Etat
accusent une hausse de 63 % (60). En 1920 le pouvoir d'achat
des fonctionnaires se trouve amputé des quatre cinquièmes par
rapport à l'avant-guerre contre seulement la moitié pour les
diverses catégories d'ouvriers (61). Après quelques augmentations
intervenues dans l'immédiat après-guerre, la crise de 1930 fait
baisser une fois encore brutalement (de 20 %) les revenus dans
la fonction publique (62). Même lorsqu'ils gardaient leur
position, les membres des classes moyennes dépendant de l'Etat
vivaient ces années dans un contexte de pauvreté et d'insécurité de
l'emploi inconnu jusqu'alors.
Une partie de l'opinion, proche du nouveau pouvoir,
n'avait pas de mal à identifier dans les juifs la source
de tous les maux dont souffrait le pays. Quelles que
soient les racines historiques de la crise
d'antisémitisme - la plus grave jusqu'alors dans la Hongrie
moderne - qui s'est développée pendant la Terreur
blanche (63), un des thèmes de ralliement en a été
formulé dans le slogan du "changement de la garde".
Les juifs ayant "envahi" les places des "classes
moyennes", il convenait - selon ces attendus - de les
en expulser ou d'empêcher qu'ils puissent y
prétendre. Pour "rétablir l'équilibre", on commence donc
par limiter (en principe à 6 % de l'ensemble des
candidats) l'accès des juifs aux études supérieures au
moyen du numerus clausus (1920) que le
gouvernement contre-révolutionnaire fait voter sous la
pression de ses propres extrémistes.
Même si le refoulement des candidats juifs
avait pleinement réussi, cela n'aurait guère soulagé
à court ou à moyen terme le sur-encombrement des
marchés, d'autant moins que les autorités chargées
des différents secteurs consentaient avec plus ou
57-Cf. Budapest Székesfováros statisztikai kozleményei, 60-4,
p. 72.
58-Cf. A. C. Janos, op. cit., p. 248.
59-Cf. Budapest Székesfováros statisztikai kozleményei, 60-4,
pp. 71 sq.
60-Cf. ibid.
61-Cf. A. C. Janos, ibid., p. 248.
62-CL ibid., p. 255.
63-Cf. V. Karady et I. Kemény, Antisémitisme universitaire et
concurrence de classe : la loi de numerus clausus en Hongrie
entre les deux guerres, Actes de la recherche en sciences sociales,
34, sept. 1980, pp. 67-96. Voir aussi K. N. Szegvári, "Numerus
clausus" rendelkezések az ellenforradalmi Magyarországon
(Mesures de numerus clausus dans la Hongrie
contre-révolutionnaire), Budapest, Akadémiai, 1988.
Une "nation de juristes" 119
moins de réticences et de retard à prendre le train
des mesures antijuives, régulièrement dénoncées
comme contraires aux traditions juridiques et aussi
aux intérêts économiques du pays. Dans la fonction
publique, devenue bastion de 1 antisémitisme
militant, les purges anticommunistes de l'après-guerre
ont inauguré un nouveau cours comportant le
limogeage ou la mise à la retraite d'office de la majorité
des juifs (qui n'y étaient toutefois, on le sait, que
faiblement représentés). Les carrières publiques seront
désormais, plus que jamais, la chasse gardée des non-
juifs. La réaction est toutefois très différente dans
l'économie privée qui continue d'être largement
contrôlée par la bourgeoisie juive. Une partie des
fonctionnaires renvoyés y trouve des places de
cadres et le mouvement de mobilité des nouvelles
générations juives en ascension ou en reconversion
sociales se dirige un peu plus qu'auparavant vers ces
activités. C'est sans doute une des raisons du grand
nombre de juristes que l'enquête de 1928 sur les
"travailleurs intellectuels" identifie dans le commerce,
voire dans les emplois industriels et dans les
mines (64).
Dans les foyers d'intense collaboration entre
praticiens juifs et non juifs, telles les associations
d'avocats, où les confrères juifs font souvent autorité
dans l'élite professionnelle et qui conservent l'esprit
des lois libérales qui les ont fait naître et prospérer,
la résistance s'organise. Tout au long de l'entre-
deux-guerres, la Chambre de Budapest refuse de se
plier aux injonctions gouvernementales visant la
fixation de quotas restrictifs pour les juifs.
Contrairement à ce qui se passe dans les autres métiers
intellectuels, le barreau reste "le seul groupe
professionnel où la proportion de juifs ne décroît pas à la
suite de la Première Guerre mondiale" (65). Grâce
au libéralisme continu des chambres des avocats,
entre 1920 et 1930, 42 % des nouveaux entrants sont
de culte israélite et (compte tenu de la proportion
élevée des convertis dans cette branche)
probablement plus de la moitié d'origine juive (66). A la
fin de l'époque, "en 1939, 60 % des avocats de
Budapest et 42 % en dehors de la capitale sont enregistrés
comme juifs" (67).
Toutefois le renouvellement du barreau ne
peut être que lent dans l'état plus ou moins
constamment déprimé du marché juridique libre. En 1930
27 % seulement des avocats ont moins de 40 ans
contre 56 % des ingénieurs, 70 % des médecins,
voire (ce qui est inattendu) 62 % des
fonctionnaires (68). Pareil vieillissement exceptionnel,
propre aux membres du barreau, indique le degré de la
dégradation affectant cette fraction du marché
juridique. Les chances professionnelles des praticiens
juifs devaient spécifiquement pâtir de la désaffection
essuyée dans certains de leurs domaines d'activité
traditionnels. Les entreprises, lors même qu'elles
ressortissaient au "capital juif, tendaient, dans le
climat antisémite de l'époque, à faire représenter leurs
intérêts par des avocats chrétiens, mieux à même de
64-Cf. Magyar statisztikai kozlemények, 79, p. 75.
65-Cf. Maria M. Kovács, op. cit., p. 39.
66-Cf. ibid., p. 40.
67-Cf. ibid.
68-CL ibid., p. 41.
120 Victor Karady
>rès des pouvoirs publics. C'est sans doute
cet affaiblissement économique propre aux
praticiens juifs que reflètent les données fiscales réunies
à Budapest pour 1937. A cette époque une
proportion significativement plus élevée d'entre eux,
comparativement à leurs confrères chrétiens, étaient
imposés sur les tranches de revenus les plus
modestes. Ainsi 29,6 % des avocats juifs disposaient de
moins de 2 000 pengôs annuels contre 23,7 % des
non-juifs, et 62,1 % de moins de 4 000 pengôs contre
seulement 51,4 % des non-juifs (69).
Sous tous les rapports la précarité de la situation de tous les
juristes - qu'ils soient juifs ou chrétiens - s'aggrave désormais
progressivement jusqu'à l'approche de la nouvelle guerre. Dans la
crise économique des années 1930, le sous-emploi frappe aussi
durement les jeunes juristes arrivant sur le marché du travail que
les autres diplômés : selon une enquête contemporaine, 48 %
d'entre eux ne parviennent pas à se placer sur le marché de
l'emploi, soit une proportion plus grande que parmi les nouveaux
docteurs en médecine (30 %) et à peine moindre que parmi les
ingénieurs (55 %). Entre 1931 et 1933, 31 % des nouveaux
inscrits à l'agence des diplômés en chômage sont des juristes (70).
On aurait pu penser cjue cette situation inciterait à
l'abandon massif des etudes de droit par leur public
habituel. Or, après une dépression conjoncturelle
dans l'immédiat après-guerre, la filière juridique
attire, vers la fin des années 1920, presque autant de
monde en termes absolus qu'avant la guerre, en
dépit de la diminution du pays et en dépit du numerus
clausus (qui devait, en principe, restreindre le
nombre des inscrits à ces études). En 1930 par exemple,
les effectifs globaux des étudiants en droit (quelque
5 400, soit 34 % de l'ensemble des étudiants) sont du
même ordre de grandeur que les inscrits en 1910
(6 000, soit environ 33 % du total) (cf. tableau 1). Ni
les effectifs, ni les proportions ne baisseront
significativement jusqu'à la Deuxième Guerre. Tous les
indicateurs confirment donc, paradoxalement - quand
on considère le sur-encombrement des marchés ou
l'afflux des étudiants -, que les élites hongroises
n'ont jamais mérité davantage le sobriquet de "nation
de juristes" que dans cette période de dépression.
Pourinterpréter les raisons pour lesquelles les écoles
de droit ne désemplissent pas, il faut examiner les
stratégies professionnelles des principaux intéressés,
les "classes moyennes" chrétiennes et juives,
diversement mises en cause par l'effondrement et par la
réorganisation des marchés.
La sur-production de juristes
entre les deux guerres
La persistance du choix de la filière juridique chez
une proportion élevée d'étudiants dans une
conjoncture d'emploi défavorable ne surprendra que ceux
qui pensent, un peu rapidement, que le choix des
branches d'études est exclusivement régi par la
logique desfaitmarchés.
"finaliste" peu dePareil
cas de
raisonnement
tous les paramètres
par trop qui
interviennent en amont des décisions d'orientation
et qui forment les conditions sociales de construction
des dispositions conduisant les bacheliers à telle
faculté au lieu de telle autre. Le sous-emploi du
moment sur les marchés accessibles au moyen de
certains diplômes, s'il affaiblit le caractère attractif
de ces marchés, n'infirme nullement l'effet des
variables qui déterminent ce que le langage commun
nomme la vocation, qu'il s'agisse des facteurs
spécifiques du patrimoine culturel, de la propension à la
reproduction professionnelle, de la transmission du
capital social hérité ou de la maximisation des profits
qu'on compte en tirer.
Toutefois une analyse de la sur-production
permanente des juristes dans l'entre-deux-guerres
doit commencer par le rappel de la sur-production
générale des diplômés - exprimée par rapport à la
solvabilité de la demande de competences
intellectuelles certifiées. Comme le montrent les statistiques
de chômage citées plus haut, tous les autres secteurs
sont autant et parfois plus encombrés que les
professions juridiques. La question du choix des écoles de
droit revient donc pour une large part à s'interroger
sur la ruée vers les études supérieures en général
alors qu'il y a surcroît de candidatures sur les
marchés des diplômés. Or cette question renvoie à un
large faisceau de variables, comme la féminisation du
corps étudiant pendant la guerre (qui crée une
concurrence de type nouveau aux diplômés
hommes), l'inertie de la reproduction des classes
dirigeantes aux effectifs relatifs accrus après Trianon
(qui, sous peine de déchéance, envoient leurs
enfants dans les universités pour s'y faire doter des
insignes culturels accréditant l'appartenance à l'élite),
l'effet propre au sous-emploi qui frappe les
nouvelles promotions de bacheliers (et les incite à
prolonger leur scolarité dans l'attente d'une conjoncture
économique meilleure), le retour en masse, dans
l'immédiat après-guerre, de plusieurs promotions de
bacheliers retenues sous les drapeaux pendant les
hostilités et dont l'entrée dans les universités se
serait étalée sans la guerre, l'impact spécifique des
frustrations subies par les générations de jeunes gens
pour lesquelles les diplômes associés à un statut
social élevé sont censés procurer une forme de
compensation pour les années de vie perdues dans les
tranchées (d'où une mobilisation scolaire des
bacheliers revenus du front sans commune mesure avec
celle de leurs aînés). Toutes ces variables poussent à
la surscolarisation globale dont les résultats sont
saisis dans le doublement des proportions d'étudiants
par classe d'âge dans les années 1920 en
comparaison avec les années 1910 (71). La surproduction des
69-Calculs faits d'après les données citées par Maria M. Kovács,
ibid., p. 37.
70-Cf. F. Olay, Allástalan diplomásaink az 1934 évben (Nos
diplômés au chômage en 1934), Társadalomtudomány, 1934,
p. 228.
71-Cf. V. Karady et I. Kemény, Antisémitisme universitaire et
concurrence de classe..., art. cit., p. 91. La probabilité d'être
étudiant en 1913 pour les classes de 15-19 ans en 1910 était de 0,9 %
(soit 4,4 % pour les juifs et 0,8 % pour les catholiques, à titre
d'exemple). La probabilité comparable était, en 1923, de 2 %
pour l'ensemble (3,6 % pour les juifs et 1,8 % pour les
catholiques) et en 1933, de 1,9 % pour l'ensemble (5,1 % pour les juifs
et 1,7 % pour les catholiques). Ces chiffres montrent que le
numerus clausus n'a pas réussi a diminuer notablement le taux de
scolarisation supérieur des juifs par classe d'âge, tout au plus en
a-t-il contenu la croissance dans le cadre même de l'expansion
scolaire générale dans le pays. Les indices de scolarisation
supérieure des juifs (mais aussi de l'ensemble) seraient évidemment
beaucoup plus élevés (de l'ordre de 60-80 % pour les juifs) si les
étudiants hongrois à l'étranger (dont une majorité de juifs)
étaient pris en compte dans les calculs.

juristes s'insère avant tout dans ce mouvement.
Cependant, des variables plus spécifiques
aussi sont en jeu. Parmi elles, on distinguera l'héritage
professionnel et le type particulier de reproduction
de classe reposant sur le capital juridique, la
polyvalence socio-professionnelle de la formation
juridique, enfin l'accessibilité intellectuelle toujours plus
grande des études de droit dans l'échelle des études
universitaires difficiles. Une des formes les plus
économiques de la reproduction de classe repose sur
l'héritage professionnel. Le principe "tel père tel fils"
minimise en effet l'effort d'apprentissage du métier
par suite de la transmission familiale d'une partie des
compétences exigées et maximise la rentabilité des
investissements professionnels consentis.
L'ascendant peut léguer à son héritier le bénéfice non
seulement de son capital investi (cabinet de travail par
exemple) mais aussi de son capital de relations, d'une
partie de sa "surface positionnelle", voire de sa
clientèle. Lors qu'on sait la part importante des juristes
dans les classes dirigeantes (qui peut être estimée
entre les deux guerres à près de 40 % de diplômés
dans les générations ayant des fils en âge de faire des
études) dont la reproduction sociale passe désormais
principalement par les universités, on comprend que
beaucoup de leurs ascendants optent pour les écoles
de droit au sortir de l'enseignement secondaire.
L'usage potentiellement multiple des titres
universitaires juridiques continue à jouer dans le
même sens dans une situation marquée par le
chômage sur tous les marchés intellectuels, rlus les
débouchés des diplômés apparaissent comme
incertains, plus cette incertitude même favorise
l'option pour les filières d'études qui ne mènent pas
exclusivement à un seul marché (telle la médecine où
l'âpreté de la compétition est par trop prévisible) ou
qui permettent des reconversions, des passages, des
choix alternatifs entre plusieurs voies
professionnelles au gré des conjonctures. Or le droit constitue
par excellence une filière de ce type. Sous ce rapport
la politique
chrétien" desdes
années
cadres,
1920
miseet en
1930,
place
comporte
sous le "régime
des
encouragements à la reproduction élargie de la "nation
des juristes".
Au barreau on se serre par solidarité pour admettre d'anciens
juges limogés, des fonctionnaires mis à la retraite et autres
notaires réfugiés (d'où l'hypertrophie du corps des avocats signalée
plus haut) (72). L'épuration antisémite de la fonction publique
et le réemploi obligé d'une partie du personnel administratif
transfuge ainsi que des invalides de guerre ou des diplômés
décorés issus "de bonnes familles" ("nous ne pouvons pas laisser nos
héros sur le pavé") font naître l'espoir, pas entièrement fallacieux,
que l'Etat demeurera un recours pour les juristes sous-employés
(surtout lorsqu'ils sont "bien nés"). La pression des "générations
perdues" au retour du front est telle - s'exprimant dans
l'agitation antisémite des "bataillons universitaires" pour un
"changement de la garde" radical aussi bien que dans les lobbies organisés
pour décrocher des sinécures - que le gouvernement amorce le
renouvellement de ses cadres parallèlement avec la
"rationalisation" de son appareil. Après avoir atteint leurs sommets
historiques en 1921-1922 et baissé par la suite, les effectifs des agents
titulaires de la fonction publique (aux échelons supérieurs)
recommencent à croître à partir de 1926-1927 (73). D'après le
recensement de 1930, 62 % d'entre eux ont moins de 40 ans (74).
72-Cf. Maria M. Kovács, op. cit., pp. 21-22.
73-Cf. Budapest Székesfováros statisztikai kozleményei, 60-4,
p. 91, pour la présentation annuelle des effectifs de la fonction
publique aux divers échelons.
74-Cf. Maria M. Kovács, op. cit., p. 41.
Une "nation de juristes" 121
Un juriste peut toujours chercher du travail dans les banques,
dans les compagnies d'assurance, dans la presse, voire dans le
commerce et dans l'industrie (comme le démontrent les données
de l'enquête de 1928 déjà citée qui révèlent une implantation
socio-professionnelle très large (75)). C'est ainsi que s'explique que
le taux de chômage des jeunes diplômés en droit des années 1930,
si élevé soit-il, ne dépasse pas la proportion observée pour
l'ensemble des diplômes en droit, contrairement aux taux
comparables des ingénieurs, des agronomes, des enseignants, des
économistes, etc. Parmi les grandes professions intellectuelles,
seuls les médecins (dont une partie grandissante intègre
désormais les services de santé publics, également patronnés par
l'Etat) et... les théologiens présentent un taux de chômage
moindre (76).
51 l'inertie de la reproduction de classe et la
polyvalence des diplômes contribuent à fournir un large
public aux écoles de droit, il en est de même des facilités
intellectuelles qu'offre cette filière en comparaison
avec des études plus difficiles (par le niveau cognitif
ou par la culture préalable exigée - telles les lettres),
plus contraignantes (par exemple en raison du
travail de laboratoire à fournir, comme en sciences) ou
plus longues (comme la médecine qui, en plus,
réunit les servitudes précédentes aussi). C'est ce
qu'indique l'écart - très défavorable aux juristes - entre
les proportions d'étudiants dotés des meilleurs
mentions au bac dans les différentes facultés autour de
1930. La distribution de la connaissance des langues
étrangères va dans le même sens. D'après cet indice
du capital culturel par excellence élitaire (et
considéré comme un des plus précieux du genre), les
juristes - avec les théologiens - apparaissent comme
les moins bien dotés de tous. En 1930-1931 par
exemple, 42 % seulement des étudiants de droit (et 24 %
des théologiens) déclarent connaître une ou
plusieurs langues vivantes contre la majorité des autres
étudiants, soit 65 % des scientifiques et des
littéraires. 57 % des ingénieurs, 55 % des pharmaciens,
52 % des économistes et 50 % des médecins (77). Il
est donc probable que la filière juridique continue à
être gonflée par une clientèle scolaire dont une
certaine fraction ne réussirait pas ses études ailleurs
qu'en droit. Avec la croissance générale des effectifs
universitaires, ce rôle refuge pour bacheliers
médiocres a pu s'accentuer, puisque la sur-scolarisation de-
vait orienter vers les facultés un public
intellectuellement moins motivé et moins bien
préparé qu'auparavant. C'est un des facteurs
supplémentaires du regain de faveur inattendu dont ne
cessera de jouir la filière juridique. Cette faveur
affecte pourtant très inégalement les candidats
potentiels selon la composition du capital social engagé
dans leur stratégie professionnelle.
Le choix des juifs. Déchirements,
nostalgies et désengagement
La plupart des facteurs de promotion des études
juridiques cités jusqu'ici valent surtout pour la
clientèle non juive. De fait, on voit dans le tableau 2 que,
75-Cf. Magyar statisztikai kozlemények, 79, p. 65.
76-Cf. F. Olay, art. cit., p. 288.
77-Calculs faits d'après les données des Annuaires statistiques.
Voir aussi les chiffres cités dans la note 34 ci-dessus sur la
distribution des mentions au bac chez les étudiants des différentes
branches d'études.
122 Victor Karady
Tableau 6 1910/11
Répartition estimée Hongrie Stranger Hongrie
des étudiants eff % eff
droit 1388 37,2 157 302 14,5
juifs hongrois par économie — _ - 43 43,8 356 229 18,0 352 112 16,2 149
branches d'études médecine 1319 36,3 190 1014 14,8 165 392 31,2 618 133 27,9 316
dans les universités polytechn. 577 19,2 220 286 15,1 121
philo. 190 7,2 110
hongroises et ensemble 3474 100,0 677 1721 100,0 971 1638 100,0 1597 844 100,0 765
étrangères, Source - Annuaires statistiques de la Hongrie
1910-1937
NB. -L'estimation des étudiants juifs à l'étranger est fondée sur 85 % de l'ensemble des étudiants
hongrois poursuivant leurs études à l'étranger après 1920 et sur 50 % en 1910.
en 1930, les effectifs chrétiens des étudiants en droit
dépassent largement ceux de 1910, tandis que ceux
des juifs en atteignent à peine la moitié. Sans doute
appréhende-t-on également dans ces derniers
chiffres l'effet général du numerus clausus. Ceux-ci ne
prennent cependant pas en compte les choix de
discipline pratiqués par les étudiants juifs contraints
de fréquenter les universités étrangères. Or, on ne
fait plus son droit à l'étranger (probablement moins
encore que ne l'estiment les chiffres du tableau 6)
entre les deux guerres puisque, par suite de
l'effondrement du marché intellectuel commun aux pays
composant l'Empire bicéphale, les titres juridiques
obtenus à Vienne ou à Prague n'ont plus de valeur
sur le marché national étroit faute d'équivalence
(dont l'obtention devient problématique en raison
- entre autres obstacles - du développement
divergent du droit dans les Etats successeurs). Dans la
clientèle juive, l'option pour le droit se fait très
minoritaire, désormais largement inférieure, par
exemple, au choix de la médecine, alors qu'on trouve une
structure de choix à peu près inversée chez les
étudiants chrétiens (78) et que droit et médecine
figuraient encore à égalité parmi les options
universitaires des étudiants juifs avant la guerre
(cf. tableau 6).
Force est donc de reconnaître que juifs et non-
juifs ajustent leur choix, avec un degré inégal de
rationalité ou d'inertie, à l'évolution des marchés. Si les
juifs qui commencent leurs études optent désormais
préférentiellement pour les études "pratiques"
(économie), "convertibles" ou "exportables" (comme les
sciences (79) ou les langues vivantes dans les
facultés philosophiques) et en tout état de cause "dures"
(médecine, polytechnique), les chrétiens continuent
à pencher vers les disciplines "molles", aux marchés
exclusivement locaux, comme précisément le droit
ou les lettres (conduisant au professorat).
Dans ce décalage entre les structures des choix
78-En 1930 parmi les étudiants chrétiens de Budapest, le plus
gros contingent (soit 26,5 % du total) inscrit dans une faculté est
toujours constitué de juristes contre seulement 16,1 % en
médecine (calculs faits d'après les données de l'Annuaire statistique).
79-Pareil renversement de tendance est perceptible même chez
les étudiants juifs à l'étranger. D'après une enquête accomplie
dans les registres de la Faculté philosophique de l'Université de
Vienne, les options entre lettres et sciences, majoritaires pour les
humanités en 1910 (soit 66 % des étudiants juifs en question),
s'inverse dans les années 1920 (soit 55 % pour les sciences). Cf.
V. Karady, Funktionswandel der österreichischen Hochschulen
in der Ausbildung der ungarischen Fachintelligenz, in V. Karady,
W. Mitter (ed.), Education and Social Structure in Central
Europe in the 19th and 20th centuries, Köln, Wien, Böhlau Verlag,
1990, pp. 177-207, surtout p. 200.
1920/21 1930/31 1937/38
étranger Hongrie étranger Hongrie létranger
eff % eff eff % eff eff % eff
90 616 22,0 96 265 20,1 59
153 14,5 317 216 20,4 113
76 11,6 239 248 14,3 214 118 15,2 126
.
propres aux deux agrégats, la réorientation
progressive des projets d'avenir d'une partie de la clientèle
universitaire juive joue à coup sûr un rôle
grandissant. Les mesures antisémites du régime
post-révolutionnaire produisent dans les milieux juifs un choc
durable. Dans la génération jeune et mobile, elles
provoquent à terme une mise en cause et bientôt une
révision déchirante de toute l'option
assimilationniste. La dispersion forcée à l'étranger, du fait du
numerus clausus (80), des juifs désireux de poursuivre
des études marque le debut d'un mouvement inédit
de désengagement par rapport aux valeurs "assimila-
tionnistes" et d'un déracinement réel par suite de
l'émigration définitive de beaucoup d'entre eux. Une
telle conjoncture décourage évidemment le
maintien de l'intérêt pour des disciplines comme le droit
qui se réfère à un patrimoine culturel, on ne peut
plus national (dans la mesure même où il participe
de la culture traditionnelle par excellence de l'élite
issue de la gentry) et qui fournit des compétences aux
usages désormais exclusivement locaux. Le
désengagement à l'égard des études juridiques ne peut donc
être compris sans prendre
"dissimilationniste" de facture
en compte
toute cette
neuve.
stratégie
Cette
constatation permet aussi d'interpréter les
transformations du profil social du public qui, malgré tout,
poursuit des études juridiques entre les deux guerres
(cf. tableaux 7 et 8).
La moitié environ de la clientèle chrétienne (la majorité pour les
catholiques) continue à se recruter, entre les deux guerres, dans
les milieux de la petite bourgeoisie artisanale ou commerçante et
des cadres. Le droit constitue donc toujours une filière de
mobilité vers l'élite. Que l'on trouve depuis 1920 parmi ces étudiants
une majorité portant un nom hongrois (majorité fluctuante, en
baisse de 1920 à 1930, puis en hausse) dénote, plutôt que la
retraite des allogènes, le rythme lui aussi évolutif du mouvement de
magyarisation des noms, qui prend une nouvelle vigueur dans les
années 1930 (cf. tableau 8). La part désormais uniformément
élevée d'étudiants de la Faculté de droit de Budapest disposant
d'attaches avec la capitale ne fait que traduire la
sur-représentation naturelle des milieux urbains dans l'université et la moindre
attraction que les établissements de Budapest exercent sur les
provinciaux désireux de poursuivre des études en raison de
l'existence de nouvelles universités en province capables d'absorber
une proportion plus élevée que jadis de cette clientèle provinciale
(cf. tableau 9).
80-Selon une estimation contemporaine, cet essaimage
commence dès 1920 pour mobiliser cette année déjà quelque 29 %
de l'ensemble des étudiants juifs. La proportion maximum des
expatriés serait atteinte entre 1927 et 1929 avec près de la moitié
du total. (Cette proportion aurait été de 5 1 % en 1927-1928). Cf.
A. Kovács, Magyarországi zsidó hallgatók a hazai es külföldi föis-
kolákon (Des étudiants juifs de Hongrie dans l'enseignement
supérieur hongrois et à l'étranger), Magyar statisztikaiszemle, 1938,
9, pp. 897-902, surtout p. 899.
 Une "nation de juristes" 123

1920/21 1930/31 1937/38 Tableau 7

bourgeoisie haute f. bourgeoisie haute f. bourgeoisie haute f. La part des étudiants
prof, liber. publique prof, liber. publique prof, liber. publique
catholiques 12,9 32,8 13,1 36,3 10,5 36,5 en droit issus des classes
luthériens 15,9 37,8 12,8 34,6 17,3 33,9 privilégiées selon le culte à
calvinistes 8,0 34,8 12,6 39,3 11.4 35,7 l'Université de Budapest
juifs 33,0 10,4 45,8 15,1 49,7 11,7 (1920-1938)
Sources -Données d'enquête

1900/01 1910/11 1920/21 1930/31 1937/38 Tableau 8

docteurs docteurs docteurs étudiants étudiants étudiants La part des détenteurs
droit sc. pol. ensemble ensemble ensemble ensemble ensemble d'un nom hongrois parmi les
catholiques 54 57 56,8 54.1 63,7 62,6 76,9 étudiants et les docteurs en droit
luthériens 66 26 35,0 46,0 62,0 54,0 68,0
calvinistes 91 83 89,0 87,0 95,0 92,0 94,0 à l'Université de Budapest
juifs 40 39 50,0 57,0 48,0 50,0 61,0 selon le culte, 1900-1938
Source- Données d'enquête. (en %)

Tableau 9
Les liens des étudiants en droit de nelle qui ont conduit nombre de leurs aînés des
l'Université de Budapest avec la capitale générations libérales à la coopération politique et au
compagnonnage exceptionnellement harmonieux
selon le culte (1910-1938) avec l'élite traditionnelle.
1910/11 1920/21 1930/31 1937/38
(docteurs) Mais les étudiants en droit juifs de Budapest ne forment
Part des étudiants de chaque culte nés dans le comté de Pest désormais qu'à peine un quart du sous-ensemble juif dans le public des
catholiques 23,7 41,4 47,6 50,6 écoles de droit (cf. tableau 2). Or leurs confrères provinciaux ne
luthériens 20 36 48 57 se recrutent pas aussi fortement dans les milieux privilégiés. En
calvinistes 29 35 43 49 1930, selon l'enquête nationale sur les étudiants (81) la part des
juifs 22 56 62 77 groupes distingués dans le tableau 7 n'atteint que 30 % dans le
public juif des écoles de droit, soit moins que la moitié des
Part des étud. de ch. culte ayant obtenu le bac à Budapest proportions enregistrées à Budapest. De même cet agrégat provient
catholiques 36,6 54,4 75,5' 72,1 des milieux aussi peu ou encore moins pourvus de capital
luthériens 30 50 70 67 culturel que leurs partenaires chrétiens puisque 30 % des pères sont
calvinistes 31 33 71 77 diplômés (contre 29,4 % des catholiques, 35,6 % des calvinistes
Juifs 36 69 85 86 et 35,5 % des luthériens fréquentant les mêmes écoles de
Source- Données d'enquête. droit (82)). Autant le profil social des étudiants juifs en droit était
élevé dans la capitale, autant il devait être relativement "bas" en
province.
On peut donc provisoirement conclure, à partir des
Tout autre est le profil des étudiants en droit juifs, statistiques dont on dispose pour le moment (83), à
dont l'analyse doit distinguer entre la minorité qui l'existence de deux modèles à l'oeuvre. Ils divergent
¿li^XJ UWiiLV^ fa Faen!f¿ ^ droit de Budapest et la ma- fortement en apparence, tout en étant très proches
jorité qui fait désormais ses études en province (cf. l'un de l'autre dans la mesure où ils s'inspirent tous
tableau 2), lors même qu'on peut négliger dans ce les deux d'attitudes et de stratégies
contexte ceux qui (en peti t nombre parmi les juristes) assimilationnistes. Le modèle suivi par la majorité des étudiants
s'expatrient. Pour ce qui est des étudiants juifs de la juifs de la Faculté de Budapest peut, on l'a vu,
capitale, si, en 1920 encore, la majorité d'entre eux s'analyser en termes de fidélité que manifestent les plus
est issue de la petite bourgeoisie et des cadres, la part nantis au projet d'assimilation à l'ancienne. Le
des professions libérales et de la grande bourgeoisie modèle provincial répond plutôt au souci
ne cesse de croître par la suite jusqu'à approcher, à as imilationniste des pauvres ou des nouveau-venus dans les
partir de 1930, les deux tiers de l'ensemble. classes cultivées. Il ne saurait être interprété sans
Parallèlement, le recrutement se concentre référence aux étudiants juifs à l'étranger qui, eux
progressivement sur la capitale. A la fin de l'époque, la plupart aussi, semblent se recruter assez bas dans les échelles
ont des attaches avec Budapest, soit pour y être nés, des classes, de la culture certifiée ou des atouts et
soit pour y avoir passé leur bac, soit encore que leurs capitaux liés à l'assimilation (84). De fait une partie im-
parents y résident (cf. tableau 9). Les étudiants juifs
de la Faculté de Budapest qui conservent
l'orientation vers cette filière classique se recrutent 81-Cf. les données présentées par D. Laky, Magyar statisztikai
désormais de plus en plus exclusivement dans les milieux kozlemények, 87, pp. 28-29.
privilégiés de la capitale qui constituent, sans nul 82-Cf. ifc/í¿,p. 33.
doute, les fractions du judaïsme hongrois à la fois les 83-Une banque de données plus précises est attendue de
plus "enracinées" dans les valeurs nationales et les l'enquête nationale qui se poursuit sous ma direction sur le recrute-
mieux dotées de capitaux culturels, relationnels ment des élèves de l'ensemble des établissements
voire économiques. Cette translation vers le haut du d'enseignement supérieur en Hongrie de 1867 à 1949.
recrutement social est probablement à l'image des 84-J'ai entrepris une enquête dans ce sens sur les ressortissants
difficultés et du malaise qu'éprouvent les juifs hongrois inscrits aux universités de Vienne et de Prague
hongrois les mieux intégrés et "assimilés" à se défaire de (facultés allemandes), aux écoles polytechniques de Vienne et de
Brunn (allemandes) et à l'Ecole de commerce international
leur volonté et de leurs illusions "assimilationnistes", (Welthandel) de Vienne. Cf. V. Karady, Funktionswandel..., art.
en abandonnant une culture et une voie cit.
124 Victor Karady
portante des étudiants juifs de province comme de
l'étranger sont contraints de quitter Budapest ou de
renoncer à y poursuivre leurs etudes pour des raisons
identiques tenant à l'antisémitisme universitaire.
Dépourvus des relations et des protections
nécessaires à l'inscription dans l'université de la capitale,
les uns s'expatrient dans la perspective d'acquérir des
diplômes "transportables" (en médecine, dans les
sciences de l'ingénieur Ou en économie
politique (85)), alors que les autres cherchent l'inscription
dans les facultés provinciales (plus accueillantes que
les établissements de Budapest et plus facilement
accessibles que les universités étrangères) pour y
poursuivre toujours et avant tout le vieux rêve d'ascension
propre aux fils de la petite bourgeoisie juive vers les
métiers juridiques prestigieux. Alors qu'en 1925-
1926 25 % et en 1935-1936 seulement 16,6 % des
étudiants juifs de Budapest font du droit, c'est le cas,
dans les mêmes années, de 46,4 % et 54 %
respectivement de leurs coreligionnaires dans les universités
provinciales (86).
Le droit a pu rester jusqu'à la fin de l'Ancien régime
la filière la plus importante de tout l'enseignement
supérieur hongrois parce qu'il offrait le maximum
d'avantages au coût minimum pour la plupart des
clientèles sociales engagées dans le processus de
formation ou de reproduction des classes dominantes.
Comparé aux études "dures" ou techniques, le droit
ne nécessitait ni dispositions intellectuelles parti-
85-On sait d'après les premiers résultats de l'enquête citée dans
les notes 79 et 84 que de 87 à 95 % (selon les disciplines) des
étudiants hongrois fréquentant les universités des pays voisins de la
Hongrie dans les années 1920 et 1930 étaient originaires des
milieux juifs. Or, par exemple, sur les 1 773 étudiants hongrois à
l'étranger en 1929-1930, 36 % ont fait des études de médecine,
31 % des études d'ingénieur et 7 % des études économiques ou
commerciales (à l'exclusion de la théologie, données du 1er se-'
mestre). Ci. Annuaire statistique, 1930, p. 212.
86-Calculs faits d'après les données des Annuaires statistiques.
cutieres, ni un niveau élevé d'excellence scolaire ou
de connaissances certifiées. L'offre d'enseignement
nettement plus large que dans les autres disciplines
(puisque le réseau des facultés restait doublé par
celui des académies juridiques) garantissait une
accessibilité pratique plus grande (et un coût financier
plus bas) de cette branche d'études. La faiblesse
relative des investissements intellectuel et matériel
augmentait d'autant la rentabilité socio-économique
globale des titres universitaires en droit. Pour les fils
des élites traditionnelles (issus de la noblesse ou des
notables de la bourgeoisie patricienne) c'était la voie
royale d'accès à la haute administration ou à la
bureaucratie politique. Pour les bacheliers chrétiens
issus des milieux de la petite bourgeoisie urbaine ou
de la paysannerie propriétaire, les institutions de
formation juridique représentaient le lieu et l'occasion
d'acquérir les principaux atouts (la culture verbale
autant que les manières et les prétentions sociales)
indispensables pour l'admission à l'élite dirigeante et
aux fonctions de pouvoir afférentes. Les recrues
juives de ces facultés pouvaient espérer, surtout
pendant le demi-siècle de libéralisme consécutif à
l'émancipation civile, accéder au barreau , la carrière
libérale la plus prestigieuse et la plus lucrative, alors
en forte expansion. Pour tous, la culture juridique
représentait, au-delà de sa valeur instrumentale, une
sorte de langage de référence, à la fois bien commun
et véhicule de communication entre membres des
anciennes et des nouvelles élites, entre les fractions
indigènes et allogènes des classes dirigeantes, entre
agents actifs de la haute fonction publique et de
l'administration de la justice et leurs pairs engagés dans
le secteur privé. La fin de la prééminence des études
juridiques dans le champ universitaire, dont le déclin
a commencé entre les deux guerres pour être
parachevé avec l'effondrement de l'Ancien régime dans
la débâcle de 1945 -cette mort indigne de la "nation
des juristes"-, marquera aussi l'éclatement des élites
et la solution de continuité historique dans les
mécanismes de reproduction des classes dominantes en
Hongrie.