Sujet et structure
Le contexte de problèmes dans lequel nous proposerons
de replonger Badiou est tout simplement celui dont il vient,
soit le « structuralisme ». Plus précisément, la question cen-
trale dont il hérite nous paraît être celle de la place du « sujet »
dans les « structures », question qui se posait alors à l’articu-
lation des sciences humaines, des formalismes et de la phi-
losophie. L’image du « structuralisme » étant trop souvent
réduite à celle d’un repoussoir commode, cette proposition
pourra d’abord paraître surprenante. Le structuralisme,
entend-on partout, n’avait cure du « sujet » qu’il essayait
d’exclure de la position de fondement dans laquelle le main-
tenaient les philosophies de tradition cartésienne (jusqu’à la
phénoménologie). Mais si l’on s’était donné la peine de lire,
on aurait aisément constaté que son impact n’avait été que
dans un premier temps, et à la vérité très bref, celui du « pro-
cès sans sujet » (Althusser). Deleuze, avec son infaillible flair
conceptuel, l’avait compris, qui concluait son article fonda-
teur sur ce qu’il appelait les deux « critères d’avenir », quoique
« les plus obscurs », ceux où allait donc se jouer le devenir du
structuralisme : le sujet et la praxis 1. Il ne faisait en cela que
se tenir au point où Lacan – un des maîtres avoués de
Badiou – avait laissé les philosophes à leur perplexité. Car
c’est l’arrivée de Lacan à l’École Normale Supérieure en 1964
qui détermine ce qu’il y a ici à penser : non pas s’il fallait
évincer ou conserver le « sujet », mais comprendre d’abord
comment il se trouvait « altéré » dans les approches structu-
rales. Car autant la linguistique peut toujours étudier la lan-
gue « en elle-même et pour elle-même », comme pur code,
autant elle échouera par là même à saisir une culture, consti-
tuée d’hommes parlant et travaillant. Rien, en dehors du lan-
gage, ne se trouvera structuré, tant qu’on n’aura pas donné
Un paradoxe
Quoi qu’il en soit de la pertinence interne à cette solu-
tion proposée par L’Être et l’événement, sur laquelle il serait
trop long de revenir, on ne peut manquer d’en souligner un
paradoxe. Admettons que la solution proposée rende compte
formellement de la possibilité de constituer de ce qu’on peut
bien appeler des « sujets », en quoi vaudrait-elle pour nous,
si l’être dont elle parle est entièrement étranger à l’être des
étants au milieu desquels nous sommes censés devenir des
« sujets » ? Ces êtres, en effet, ne se trouvent nullement dans
la pureté cristalline des structures mathématiques, mais
dans le bruissement confus des régimes de signes : langues,
systèmes de parenté, matrices mythologiques, discours poli-
tiques, etc. Or l’ontologie ensembliste et sa métaphysique
générale semblent d’emblée incompatible avec la métaphy-
sique spéciale qu’appellent ces mystérieux « signes ». Le
propre d’un signe, en effet – telle fut précisément la leçon
du structuralisme – est de n’être constitué que de différen-
ces, de n’être jamais identifié que par sa plus ou moins
grande distance à telles ou telles autres réalisations possi-
bles. Un signe n’est jamais que tout ce que les autres ne
sont pas. Il n’a d’être, selon la belle formule de Deleuze, que
de position 6. À l’inverse, la théorie mathématique des
ensembles repose sur un axiome dit d’« extensionalité » qui
stipule que deux ensembles sont distincts dans la mesure,
et dans la mesure seule, où ne leur appartiennent pas les
mêmes éléments. L’identité d’un ensemble est intrinsèque ;
celle du signe extrinsèque.
Pour ne rien arranger, il se trouve que l’identité des
signes est relative et variable. Comme disait merveilleuse-
ment Saussure : « Le français ne vient pas du latin ; il est le
latin 7. » Une « ontologie » des signes devrait donc rendre
compte de cette propriété curieuse qui fait que leur répéti-
tion même entraîne leur variation. Mais cette variation est
aussi interne au système lui-même. Il n’est pas vrai, en effet,
Questions ouvertes
C’est peu dire que l’ensemble constitué par les deux
volumes de L’Être et l’événement a une solidité et une puis-
sance que le premier opus ne laissait nullement soupçon-
ner. La manière dont Badiou est finalement parvenu à
intégrer les limites de sa systématique est impressionnante.
Mais on peut également se demander si cet achèvement
n’est pas en un sens trop réussi. Comme on a essayé de le
montrer, Logiques des mondes répond, entre autres choses,
à des critiques qui objectaient au caractère éthéré de « l’évé-
nement » et du « sujet ». Un appareil logique est mis à dis-
position pour décrire des « mondes » et une analyse
beaucoup plus détaillée de ce que sont un événement ou
un sujet « dans un monde » sont désormais proposées. Mais
on ne peut s’empêcher de se demander alors : puisqu’il est
possible de développer une analyse intrinsèque des mondes,
d’y discerner les traces des événements, d’y constituer des
corps subjectivables, à quoi sert donc l’ontologie ? Pourquoi
ne pas prendre place directement dans une logique des
identités extrinsèques, où il apparaît finalement possible de
régler le problème initial du rapport sujet/structure ? Pour-
quoi ne pas abandonner le slogan selon lequel « les mathé-
matiques, c’est l’ontologie », qui prête le flanc à toutes les