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Briser le toit de la maison

Pierre Berloquin

Don du ciel ? des neurones ? des deux ? La sérendipité est trop volontiers
considérée comme un phénomène fortuit, irréproductible, pour tout dire miraculeux.
On admire, on collectionne, on s'extasie. Cette attitude d'entomologiste du dimanche
est évidemment inacceptable, sauf à faire l'impasse sur l'attitude scientifique dans son
ensemble. Les phénomènes fortuits sont certes dignes d'intérêt, mais pour
immédiatement se passionner à découvrir pourquoi et comment ils se sont produits, et
entreprendre de les débarrasser de cette fortuité qui les rend impropres à tant d'usages.
La pratique et l'enseignement de la création concertée, dans l'industrie et pour
ma propre pratique professionnelle, m'a amené à réfléchir dans deux directions. Dans
la direction du « pourquoi ? », j'ai tenté de replacer le phénomène de la sérendipité
dans l'horizon plus vaste de certains fonctionnements de la pensée humaine. Dans la
direction du « comment ? », en m'aidant de la compréhension du « pourquoi ? » et en
puisant dans les pratiques de la « créativité », j'ai développé des techniques pour
mettre en œuvre la sérendipité de manière concertée, sur un sujet choisi, à une date et
une heure choisies délibérément.
En avant-propos de ce développement, je voudrais décrire deux occurrences
caractéristiques de sérendipité : l'une de notoriété publique, qui a eu une profonde
influence sur notre civilisation dans son ensemble, l'autre personnelle, qui a eu une
influence sur ma propre carrière.
Dans la première moitié du vingtième siècle, de nombreux mathématiciens et
logiciens se préoccupaient des limites de l'outil logique avec lequel ils travaillaient
pour développer les sciences, les mathématiques et la logique elle-même. Kurt Gödel
avait été le premier à montrer l'existence, dans nos univers logiques, d'affirmations
indécidables, dont on ne pourrait jamais démontrer qu'elles soient fausses ou qu'elles
soient vraies. Il avait mis en œuvre pour sa démonstration des outils arithmétiques, qui
traduisaient les propositions logiques en chiffres et permettaient d'appliquer une
proposition à elle-même, ce qui bâtissait des boucles logiques insolubles, pour ne pas
dire vicieuses. Pour se distinguer, en s'attaquant au même problème d'une manière
personnelle, le mathématicien Alan Turing choisit de mettre en œuvre, non pas
l'arithmétique mais des machines logiques. Il pensait les maîtriser d'autant mieux
qu'elles n'existaient pas encore et qu'il les inventait. Cela le conduisit à un voyage
totalement en dehors de son domaine de compétence dans les mathématiques, au
cours duquel il créa, purement et simplement, sans intention de le faire, les bases de

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l'informatique que nous connaissons, avec mémoire vive, programme, boucles, etc. Il
était à ce point incompétent et sans souci des réalités techniques que certaines de ses
boucles étaient mal écrites et ne pouvaient réellement fonctionner. Son incompétence
et son manque d'intérêt allaient même si loin que plus tard, quand d'autres
s'emparèrent de ses travaux pour développer l'informatique, il se révéla incapable de
coopérer (indépendamment de problèmes personnels qui aggravèrent sa situation).
Néanmoins sa mise en œuvre de machines pseudo-techniques suffit à fonder son
travail et, en appliquant ses machines à leur propre fonctionnement, comme Gödel, il
parvint à démontrer l'existence de calculs indécidables, dont on se saurait jamais s'ils
vont aboutir ou non en un temps fini.
L'important pour nous ici est d'observer que Alan Turing avait quitté son
domaine habituel des mathématiques abstraites, pour évoluer dans un univers
inconnu nouveau, celui des « machines », où il avait fonctionné d'une manière
différente, pour revenir avec un bagage inattendu, très différent de ce qu'il était parti
chercher, sans même bien se rendre compte du contenu de son bagage.
Ma propre occurrence personnelle de sérendipité a eu, en comparaison, une
influence tout à fait insignifiante sur notre civilisation. Elle est survenue au cours d'un
voyage à un salon international du jouet à Nuremberg, en 1977, une époque où une
part importante de mon activité consistait à créer et publier des jeux de société. La foire
est immense et s'étend sur plusieurs halls. De loin, dans une allée, j'aperçois un stand
exhibant un jeu avec des pièces de grande taille, sur un plateau, et j'ai un coup au cœur
qui me fait littéralement souffrir moralement. Je me dis : « quel dommage, un auteur a
eu avant moi une idée que j'aurais voulu avoir ! Il a pensé à inclure le déroulement du
temps dans une pièce de jeu et donc à lui donner une vie propre. » Ensuite je
m’approche pour voir les détails et… il n'en était rien. Le plateau portait simplement
des pièces verticales, de grande taille, au lieu des pions plats habituels, mais totalement
inertes et ne contenant en aucune manière le déroulement du temps. C'était moi, sans
l'avoir cherché, qui avais inventé une nouvelle sorte de jeu originale. Ou plutôt, la
situation avait déclenché en moi un rapprochement entre le comportement des pièces
sur un plateau et le déroulement du temps. Assez rapidement, j'ai mis en forme le jeu
Chronos, dont les pièces sont des sabliers, qui sont renversés à chaque déplacement, et
où le sable ne doit pas cesser de couler. Contrairement à Turing, j'étais dans mon
domaine professionnel habituel et la création apportée par l'éclair de sérendipité
s'insérait dans ce domaine. Par contre j'étais en voyage dans un univers différent, dans
une accumulation, presque une soupe de stimulations hétéroclites, et sans chercher
particulièrement une idée ou une invention précise.
Un aspect remarquable de la sérendipité est à noter dans le cas de Turing
comme dans le mien : ni lui ni moi n'avons été les seuls à déboucher sur notre
invention. Parallèlement à Turing, le chercheur allemand Konrad Zuse, dont il ignorait
totalement l'existence, inventait lui aussi l'informatique. En ce qui me concerne, un an
après le voyage à Nuremberg, je suis allé à la foire du jouet de New York avec mon jeu
sous le bras et j'ai découvert qu'un inventeur américain indépendant avait lui aussi

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développé un jeu où des sabliers évoluent sur un plateau, à la différence que dans sa
version les sabliers ne se retournent pas et organisent une course contre la montre. On
peut conclure que dans les deux cas, certaines possibilités d'invention étaient « dans
l'air », attendant que des éclairs de sérendipité les déclenchent dans un cerveau ou
dans un autre.
On remarquera aussi que dans les deux exemples, comme dans la majorité des
sérendipités, il y a transgression de logiques. Turing, pour démontrer que la logique
elle-même transgresse son principe fondamental d’exclusion du vrai ou du faux, il
transgresse la logique “machinale” des machines en leur donnant l’autonomie par la
programmation. Le jeu Chronos transgresse la nature des pions de jeux, jusque-là
étroitement soumis à la stratégie des joueurs, en leur donnant un premier souffle
d’émancipation dans l’écoulement de leur sablier.
D’un autre point de vue, on voit se mettre en scène ici une situation
« frankensteinienne » où un éclair, venu du ciel, vient déclencher la vie, dont les
éléments étaient rassemblés en attente de la fécondation. Ici, un éclair, venu d'ailleurs,
déclenche dans les neurones la production d'idées nouvelles jusque-là en gestation. Un
œuf est là, porteur de la nouveauté et de la rupture, mais qui ne peut briser seul sa
coquille.
Pour prendre une image, il s'agit chaque fois de « briser le toit de la maison ».
J'emprunte cette expression au grand historien des religions Mircea Eliade. Elle
exprime parfaitement le saut qualitatif correspondant à l'émergence d'une idée ou
d'une création nouvelle qui vient bouleverser une situation, fait exploser le toit
confortable qui abritait le fonctionnement établi et ouvre sans ménagement sur
l'innovation, avec tous les risques qu'apporte une situation nouvelle.
Attention : briser un toit n'est pas briser un mur. Casser un mur aboutit à faire
communiquer deux univers qui existaient déjà mais que le mur isolait. Le résultat est
intéressant, car le choc des deux univers séparés est prometteur d'échanges et de
stimulations, mais il n'a rien de particulièrement créatif. La chute du mur de Berlin en
1989, pour importante qu'elle soit, n'a apporté aucune innovation sociale, tout au plus
des ajustements de part et d'autre, qui n'ont pas répondu à l'enthousiasme des
premières heures. Par contre, l'envol de Luna 2, la première fusée à se libérer de
l'attraction terrestre pour atteindre la lune, a littéralement brisé le toit de la planète.
Plus que les aérostats et les avions qui avaient commencé à libérer l'humanité de la
pesanteur, elle brisait le toit du monde natal en nous libérant de son puits
gravitationnel. L'important est la solution de continuité entre le monde précédent et le
monde suivant, qui rompt avec le mode de vie et le mode de fonctionnement. Il y a
plus que “rupture avec”, il y a “rupture de” la structure précédemment établie.
Je vais évoquer à nouveau ma situation personnelle car je pense que les activités
professionnelles et les réflexions sont étroitement liées. À l’époque de Chronos et de la
foire de Nuremberg, je me passionnais à la fois pour l'invention de jeux et pour la
pratique et l'enseignement des méthodes de créativité, au sens de la création concertée,
où l'on tente de choisir délibérément, à l'avance, l'heure et le lieu où l'on va avoir des

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idées nouvelles. Je me demandais parfois pourquoi et comment ces deux activités
apparemment très différentes pouvaient coexister dans ma tête et dans ma vie. Ce n'est
qu'en lisant Mircea Eliade, et en particulier Mythes, Rêves et Mystères, que j'ai compris
la concordance entre les deux domaines.
Mircea Eliade développe la notion universelle de « illud tempus », expression
latine qui décrit le temps parallèle du sacré, l'univers virtuel où l'on se transporte en
imagination pour vivre un rite. Le temps historique, habituel est laissé de côté pour
vivre une période dans un autre temps, dans une posture différente de la vie
quotidienne, en observant d'autres règles et en éprouvant des sentiments différents.
« En ce temps-là… » écrit la Bible pour introduire les paraboles exemplaires du Christ
et il en va de même dans toutes les religions.

Au retour de ce passage dans l'autre temps, celui qui a vécu le rituel revient
différent. Il s'est mis en situation de briser le toit de sa maison. Qu'il y soit parvenu ou
non, il a touché à la possibilité de l'évasion et de la transformation et le passage par
l'univers virtuel sacré l'a enrichi.
Ce passage est si essentiel que toutes les religions accumulent les outils facilitant
l'accès au temps du sacré : lieux dédiés, chants et musiques, prises de drogues, légères
comme l'encens ou plus puissantes, effet de groupe, etc. Le tablier du franc-maçon
symbolise un lieu : il est la carte du voyage qu'il a entrepris d'accomplir. Une version
particulièrement extrême est le pèlerinage, où le pratiquant sort pratiquement de sa
propre vie pendant une longue période et progresse dans un univers qu'il a transformé
en parcours sacré.

Le pèlerinage peut se transformer en un parcours initiatique si ses étapes


correspondent à des transformations du sujet-pélerin.
Cette expérience universelle n'est pas limitée aux recherches mystiques ou
sacrées. On la retrouve clairement dans le jeu, dont le but est exactement de sortir les
joueurs de leur temps historique quotidien pour les placer dans un univers virtuel, où

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ils vivent d'autres règles, d'autres postures et poursuivent d'autres buts en allant
jusqu'à négliger leur propre vie historique. Les contacts humains, le langage, la
monnaie, peuvent prendre des significations totalement différentes pendant leur
voyage dans le jeu.

Les jeux les plus anciens, sur divers continents, se déroulent sur des cartes
symboliques, où se déplacent les pions représentant les joueurs. Ce jeu des
Amérindiens Kiowas est un parcours initiatique, mais solidement ancré dans l’espace,
qu’il se propose de remplacer puisqu’il mentionne les points cardinaux.

Ce jeu inca, figuré dans le codex Fejervary, est aussi initiatique, avec ce détail
troublant qu’il est pratiqué par la majorité des enfants des pays occidentaux.

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On en retrouve des traces il y a plusieurs milliers d’années en Corée, sous la
forme du Nyouk. Sa pratique enthousiaste par les jeunes occidentaux suggère que son
jeu est une étape importante dans notre développement.
La création, artistique ou autre, installe ce même voyage dans le virtuel. Les
grands créateurs sont des individus qui ont appris ou ont découvert comment accéder
délibérément au temps parallèle de leur création. Ils s'y rendent disponibles en
s'obsédant de leur désir de créer, jusqu'à en emplir totalement leur esprit. « Je ne
pensais qu'à ça » a dit Einstein en parlant de l'époque où il a produit la relativité. Ce
schéma figure l’espace-temps de la sérendipité.

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Le créateur est typiquement celui qui sait parcourir trois grandes étapes, en trois
états d’esprits spécifiques. Dans une première phase, il se laisse imprégner par son
désir et son besoin de créer. Il ne s’intéresse à rien d’autre, au point d’être vécu par son
entourage comme difficile à vivre, à la limite du rejet par la société. Quand cette
première phase s’est développée jusqu’à toucher à la rupture, à l’explosion de sa
nécessité de créer, il entre dans la phase de la démence créatrice. Ignorant les
contraintes de la logique et de la cohérence, il laisse son esprit lui suggérer les idées les
plus folles et les plus absurdes. Les poursuites les plus aberrantes le séduisent. S’il
communique encore avec son entourage, il n’est plus seulement rejeté, il inquiète par la
gravité de sa démence. Enfin, et c’est là qu’il se distingue des authentiques déments,
dans une troisième phase, il sait revenir “sur terre” avec ses idées folles, pour les
insérer dans le monde historique de la logique et de la cohérence. Il les insère comme
un bûcheron insère un coin dans une bûche, pour pratiquer une fente dans l’ordre
établi, où il va installer une rupture : son œuvre.
La nécessité du voyage par la folie n’a pas échappé à Jérôme Bosh qui le met en
scène dans la Nef des Fous.
Il n’a pas non plus échappé à Bosh que le voyage est périlleux. La mort, parfois
vue comme une chouette, symbole de la perte de la raison, guette dans les feuillages de
l’arbre-mât.
On peut s’interroger sur l’objet qui pend entre les chanteurs. Puisqu’il est
impensable que ce soit un micro, est-ce l’idée nouvelle entrain de prendre forme sous
l’accumulation des chants de folie ? Le tableau ne met pas en scène une folie hétéroclite
et désordonnée. Il y a bien, autour de l’objet en suspension, l’organisation d’une folie
concertée – au double sens de l’intention délibérément concertée et du concert musical,
la plus haute expression symbolique du travail en groupe. Il n’y a pas l’ombre d’un
grain de folie chez les cinq chanteurs, si ce n’est l’extase évidente de leur communion
musicale. Le passage dans le temps musical est un autre voyage dans un espace-temps
virtuel. En ce sens, La Nef des Fous est le tableau le plus méconnu du peintre.
Ainsi, si l’on souhaite pratiquer la sérendipité de manière concertée, il faut
s’engager résolument dans les trois étapes du parcours virtuel de la création. Dans la
première étape, il faut prendre le risque d’entrer dans l’obsession totale d’un but, en
évacuant toute autre préoccupation. Dans la seconde étape, il faut accepter de donner
libre court à son imagination, à la fois orientée par l’obsession construite dans la phase
précédente, et débridée de la logique et de la cohérence du temps quotidien. Enfin, le
plus difficile, peut-être, est de revenir, avec certaines des idées folles, non pas tout à fait
sur terre, mais légèrement au-delà, en un lieu où les idées nouvelles vont pouvoir
prendre forme.
La sérendipité classique, fortuite, inattendue, avait l’avantage de faire l’économie
du courage et de la décision du départ. La personne sur qui elle tombait était prête à
recevoir l’idée sérendipienne mais n’avait pas cherché à la recevoir, n’avait pas pris le
risque de tout laisser derrière elle dans l’espoir de la rencontrer. On peut dire que s’il est
le siège de l’idée nouvelle, le sérendipien classique en a finalement peu de mérite.

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Par contre les “sérendipiens concertés” trouveront difficile, presque impossible
d’entamer seuls son parcours. Le travail en petit groupe se révèle précieux. Il est
relativement facile de s’obséder en groupe sur un problème : chacun renforce
l’implication des autres. De même, les jaillissements d’idées folles de la seconde phase
sont alimentés par la présence d’un auditoire prêt à renchérir. Le retour au réel, ou
presque, ne peut se faire que si les uns et les autres transforment leurs démences en un
équilibre d’exigence et d’ouverture vers la rupture. La phase est difficile à vivre,
comme une sorte de cellule de dégrisement, d’où il importerait de sortir sobres mais
porteurs d’une ivresse matérialisée.

Références
Mircea Eliade, Mythes, Rêves et Mystères, Gallimard 1957
Mircea Eliade, Briser le toit de la maison, la créativité et ses symboles, Gallimard 1985-
86
Pierre Berloquin, Sérendipité et recherche d’Idées, Berloquin.com, 2010

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