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L UC DE B RABANDERE

Petite Philosophie
des
histoires drôles
Petite Philosophie
des histoires drôles
Groupe Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris cedex 05

www.editions-eyrolles.com

Pour contacter Luc de Brabandere :


de.brabandere.luc@bcg.com

Illustration page 98 : www.cartoonbase.com

Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en


effet expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation
des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée notamment dans
l’enseignement provoquant une baisse brutale des achats de livres, au
point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres
nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée.
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire
intégralement ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque sup-
port que ce soit, sans autorisation de l’Éditeur ou du Centre Français d’Exploitation
du Droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

© Groupe Eyrolles, 2007, 2010


ISBN : 978-2-212-54520-3
Luc de Brabandere

Petite Philosophie
des histoires drôles

Deuxième édition 2010


Du même auteur (derniers livres parus)

Pensée magique, Pensée logique, Le Pommier, 2008.


La Valeur des Idées, avec la collaboration d’Anne Mikola-
jczak, Dunod, 2007.
Petite philosophie de nos erreurs quotidiennes, avec la colla-
boration d’Anne Mikolajczak, Eyrolles, 2009.
Espèce de Trochoïde ! avec la collaboration de Christophe
Ribesse, Dunod, 2006.
Balade dans le jardin des grands philosophes, avec la colla-
boration de Stanislas Deprez, Mols, 2009.
Petite philosophie des grandes trouvailles, Eyrolles, à paraî-
tre en 2010.
Le Plaisir des Idées, avec la collaboration d’Anne Mikola-
jczak, Dunod, à paraître en 2010.

Merci à Magdalena Darmas


pour sa collaboration.
En hommage à tous les humoristes
SOMMAIRE

Histoire de rire ................................................................................................. 11

Le choc de deux perceptions ........................................................ 27

Une autre logique ......................................................................................... 49

Quand le langage s’emmêle ............................................................ 61

L’art de raconter ............................................................................................. 71

Pourquoi le cartoon ? .............................................................................. 91

Envoi ........................................................................................................................... 101

Notes ........................................................................................................................... 105

Bibliographie ................................................................................................... 107

– 7 –
Quand j’étais petit, je rêvais de devenir quelqu’un.
Mais j’aurais dû être plus précis.

Il y a longtemps que je crois à l’utilité de l’humour


pour faire passer des concepts difficiles. Et il y a
longtemps que je m’interroge sur la nature de ces
blagues et autres histoires drôles qui ont une telle
force pédagogique.
En 2007, j’avais rassemblé quelques réflexions sur
ce thème que mon éditeur avait publiées dans un
petit livre rouge particulièrement élégant. Les
nombreuses réactions que j’ai reçues depuis ont
confirmé mon intuition de départ. L’histoire drôle
est vraiment un superbe produit de l’intelligence
humaine. Elle aide à comprendre les mécanismes
de pensée, elle dissipe quelques mystères de la per-
ception, elle permet d’expliquer certains biais
cognitifs et de mieux discerner les principes de la
créativité.

– 9 –
Cette deuxième édition contient certes une bonne
douzaine d’histoires drôles supplémentaires (et
merci à tous ceux qui me les ont fait parvenir !)
dans le but d’enrichir et de préciser les concepts
présentés. Mais j’ai aussi profité de l’occasion pour
mieux cadrer le thème, en opposant par exemple
l’ironie à l’humour, et pour poser de nouvelles
questions, comme celle de la construction des bla-
gues par les professionnels du rire.
Par ailleurs, cette Petite Philosophie des histoires drôles
fait partie maintenant d’une trilogie entièrement
dédiée au plaisir des idées. Avec Anne Mikolajczak,
nous avons écrit une Petite Philosophie de nos erreurs
quotidiennes qui est sortie en mars 2009 et le troi-
sième tome, la Petite Philosophie des grandes trou-
vailles, est prévu à l’automne 2010.
Merci à tous.

Chiesa Monti, Toscane, août 2009

– 10 –
HISTOIRE DE RIRE

« Analyser l’humour, c’est un peu comme disséquer


une grenouille. Cela n’intéresse pas grand monde
et la grenouille meurt. »
E.B. White

Ludwig Wittgenstein déclara un jour qu’on pour-


rait faire un travail philosophique sérieux en utili-
sant uniquement des plaisanteries, des histoires
drôles.1
Cela peut surprendre de la part du génie autrichien
dont la vie tiendrait plus de la tragédie que de la
comédie. Cela étonne moins quand on sait à quel
point l’analyse des mots et du langage constitue la
clé de son œuvre.
Wittgenstein était convaincu que des petites bla-
gues bien choisies sous-tendaient autant de messa-
ges philosophiques puissants. Mais il en resta là,

– 11 –
Histoire de rire

laissant le lecteur sur sa faim avec, pour appuyer sa


thèse, quelques rares exemples comme celui-ci,
qu’il aimait raconter quand il parlait de l’infini :

Deux amis se rencontrent.


« … 9, 5, 1, 4, 1, 3. Ouf ! dit le premier.
— Tu as l’air épuisé.
— Eh oui, je viens de réciter le nombre π à l’envers. »

Dommage que Wittgenstein soit resté aussi avare.


Tant d’œuvres philosophiques sont rébarbatives,
tant de textes spéculatifs sont ennuyeux qu’un peu
d’humour aurait été bienvenu.
Et si Wittgenstein avait néanmoins raison ? Et si
l’auteur du Tractatus avait voulu refaire le coup de
Fermat, en lançant une thèse énigmatique que la
communauté des savants mettrait quelques siècles
à démontrer2 ?
Pourquoi ne pas essayer d’en savoir un peu plus ?
Ça pourrait être drôle, non ? Ce sera en tout cas
l’objet des lignes qui suivent.
Cela pourrait même s’avérer original. L’humour n’a
été que peu traité par les grands philosophes et,

– 12 –
Histoire de rire

mis à part les propos de Wittgenstein, il n’y a qua-


siment aucune allusion aux bienfaits éventuels des
histoires drôles.
Wittgenstein a aussi dit (septième énoncé fonda-
mental de son Tractatus) : « Ce dont on ne peut par-
ler, il faut le passer sous silence ». Mais je vous
propose de ne pas retenir cette affirmation-là,
sinon ce petit livre s’arrêterait ici !

« Ceux qui cherchent des causes métaphysiques au rire


ne sont pas gais », disait Voltaire dans son Diction-
naire philosophique.
La lecture des quelques rares textes consacrés à
l’humour par les maîtres de la pensée semble lui
donner raison. Platon, Aristote, Kant… tous y
sont allés de leur petite réflexion. Schopenhauer a
creusé un peu plus, Freud également. Nous les
retrouverons au fil de ces pages. C’est bien sûr
Bergson qui est devenu en 1900 le penseur emblé-
matique du Rire grâce au livre qui porte ce titre.
Mais son livre n’est pas très drôle…
Et le simple fait que Le Rire soit encore en 1900 un
titre disponible suffit à montrer combien le thème
avait été jusque là peu exploré.

– 13 –
Histoire de rire

Bref, si les philosophes se sont intéressés au rire, ce


serait plutôt pour mettre en évidence nos faibles-
ses, nos manques, nos insuffisances. Certainement
pas pour en faire l’apologie…3
Quelle audace donc, de la part de Wittgenstein
pour qui les thèses, antithèses et autres synthèses
de tous ses illustres prédécesseurs pourraient être
enseignées en utilisant exclusivement des histoires
drôles ! Les grands de la philosophie ont étudié le
rire comme un objet volant non identifié : sans y
croire vraiment, sans y attribuer trop d’importance.
Ils ont approché l’humour sans l’utiliser, avec pro-
fessionnalisme, comme ils approchaient par
ailleurs la physique ou l’esthétique. Les grands
penseurs de l’Histoire ont traité de l’humour
comme des observateurs étrangers, des envoyés
spéciaux, en utilisant leurs techniques habituelles :
recherche de définitions solides, exigence de critè-
res discriminants… Mais sans trop investir. Ils ont
vu l’humour non tel qu’il est, mais tel qu’ils étaient
eux-mêmes, débordants d’a priori à son encontre.
Leur raisonnement fut le suivant : si on ne peut
nier l’existence de l’humour, alors voyons-le
comme quelque chose de secondaire, plus comme
un signe de faiblesse que de force, et en tout cas
dépourvu de toute vertu.

– 14 –
Histoire de rire

Bref, si les philosophes ont consacré un peu de


temps à l’humour, c’est principalement dans une
perspective morale.4
De manière sommaire, les philosophes attribuent à
l’humour trois caractéristiques :
• sa spécificité humaine (« Le rire est le propre de
l’homme », disait déjà Aristote) ;
• un lien incontestable avec la joie et le plaisir ;
• un côté mécanique, impulsif, incontrôlable.
C’est essentiellement dans le Philèbe que Platon
aborde pour la première fois la question. Le « rire
platonique » est une notion liée au ridicule, à la
moquerie, ou encore à l’envie qui est une douleur
de l’âme. Si plaisir il y a, il est indissociable d’une
forme de souffrance. Le rire est une des « grimaces
de la laideur », légitime peut-être face à un
ennemi, mais indigne dans la Cité.
Dans La Poétique, Aristote situe également le
comique et le risible au niveau des choses basses et
méprisables. Bref, le propre de l’homme ne l’est
pas tellement. Aristote est néanmoins en retrait
par rapport à Platon et laisse au comique des cir-
constances atténuantes :

– 15 –
Histoire de rire

« Le comique n’est qu’une partie du laid car c’est un


défaut qui ne cause ni douleur, ni destruction. »
Courage les humoristes, il y a donc de l’espoir !
Autre siècle, autre pays, autre civilisation. On
trouve chez Cicéron – peut-être pour la première
fois – une vertu attribuée à la plaisanterie. Il pour-
rait contribuer parfois à améliorer l’éloquence, ce
qui était un objet majeur chez le philosophe con-
cret et appliqué qu’était le Romain.
Le Moyen-âge serait plutôt pour les amateurs de
blagues, une grande marche arrière. Peut-être
même la période noire de l’humour. Prétextant
qu’on ne voit jamais Jésus rire dans les Évangiles,
une plaisanterie ne peut donc être que diabolique
(mais il est quand même difficile d’imaginer que
Jésus n’a jamais souri). Saint Thomas d’Aquin va
jusqu’à définir les « conditions du rire licite » !
Le roman Le nom de la Rose d’Umberto Eco évoque
ainsi un livre d’Aristote qui aurait été perdu et qui,
hasard ou non, traitait précisément du rire…
Ce sont Érasme avec son Éloge de la folie et surtout
Rabelais qui vont faire exploser la chape qui s’était
abattue sur l’humour. Rabelais, qui mérite certai-
nement aussi à ce titre l’appellation d’humaniste,
produit une œuvre majeure qui revalorise le rire,

– 16 –
Histoire de rire

l’invite, le prescrit, le positive, l’anoblit même.


« Gargantua est bon pour votre santé physique et
morale », dit en résumé, Rabelais à ses lecteurs. Et
Montaigne ne semble pas en désaccord quand il
proclame :
« Au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis
que sus nostre cul. Les Roys et les philosophes fientent,
et les dames aussi. »
Dans la Passion de l’âme, Descartes retrouve le
réflexe du sérieux. Ouf, on a eu peur ! S’il parle du
rire, c’est pour mieux le définir, en analyser sa cau-
salité ou en spécifier les différents types. Mais tout
n’est pas perdu. Un peu plus tard, Spinoza admet
qu’une plaisanterie sans excès – restons prudents –
« peut être une joie pure » pour l’homme. Et même
Blaise Pascal s’étonne déjà dans une de ses
pensées :
« Deux visages semblables dont aucun ne fait rire en
particulier, font rire ensemble par leur ressemblance. »
De siècle en siècle, d’incontournables penseurs à
l’incontournable penseur, nous voici parvenus à
Kant. Cela ne devait pas lui être très facile, mais
comme il voulait parler de tout, il a également dû
traiter l’humour. Chassez le naturel, il revient au
galop ! Sa définition ne vous surprendra pas :

– 17 –
Histoire de rire

« Le rire est une affection résultant de l’anéantissement


soudain d’une attente extrême. »

Je vous imagine extrêmement affecté en lisant


cela ! En tout cas, vous pouvez désormais utiliser
un vocabulaire kantien pour décrire ce que vous
ressentez la prochaine fois que vous en entendez
une bien bonne.

En résumé, pendant des siècles, la philosophie a


approché l’humour comme une anecdote de la
pensée, et les histoires drôles comme des anecdotes
de l’anecdote, à peine visibles à l’œil nu.

Le premier à avoir présenté un début de théorie


des blagues est sans doute Schopenhauer. Le phi-
losophe allemand – paradoxalement un des plus
pessimistes de l’Histoire – propose une théorie de
l’incongruité pour expliquer l’éclat de rire. L’auteur
du Monde comme volonté et représentation y explique
qu’une blague organise une collision entre l’abstrait
et l’intuitif, un désaccord inévitable et brutal entre
un concept et l’objet qu’il représente. Bon,
d’accord ! Heureusement, il donne un exemple :

– 18 –
Histoire de rire

Dans une prison, un détenu joue aux cartes avec ses gar-
diens. Tout à coup, ils réalisent que le prisonnier triche
et le font immédiatement sortir.
Il aura fallu attendre Bergson et la fin du
XIXe siècle pour qu’enfin le rire soit considéré
comme un objet philosophique en tant que tel,
sans a priori, sans dégradation, sans mise en pers-
pective dévalorisante. Le projet de Bergson était
double : déterminer les procédés de fabrication du
comique et analyser l’intention de la société quand
elle rit.
Pour produire du risible – et donc des histoires
drôles –, le philosophe français identifie trois
moyens :
– l’inversion ;
– la répétition ;
– l’interférence des séries.
Dans le cas particulier des blagues nous pouvons
illustrer immédiatement par les exemples suivants.

Inversion

« Quel beau bébé vous avez là !


— Mais vous n’avez encore rien vu. Attendez de voir sa
photo ! »

– 19 –
Histoire de rire

Répétition

À l’époque du communisme, un citoyen russe fait toutes


les formalités en vue de pouvoir émigrer en France. Il
subit un long interrogatoire.
« Et votre logement ? demande le fonctionnaire, est-il si
médiocre que ça ?
— Là, je ne peux pas me plaindre, répond le candidat
au départ.
— Et votre travail ?
— Là non plus, je ne peux pas me plaindre.
— Et l’enseignement donné à vos enfants ?
— Là, je ne peux toujours pas me plaindre.
— Mais enfin pourquoi émigrer en France alors ?
— Parce que là, je pourrai enfin me plaindre,
camarade. »

Autre exemple :

Un homme arrive chez le médecin.


« Docteur, ma femme devient sourde, que dois-je faire ?
Le spécialiste nez-gorge-oreilles, un peu surpris, lui
répond calmement :

– 20 –
Histoire de rire

— Avant toutes choses, il faut s’assurer que c’est bien le


cas. Donc vous allez faire un test. Rentrez chez vous
et à dix mètres d’elle, dites quelque chose. Si elle ne
réagit pas mettez-vous à cinq mètres derrière elle et
redites la même chose. S’il n’y a toujours pas de réac-
tion de sa part, réessayez une troisième fois, juste à
côté d’elle. Et revenez me voir pour me décrire ce qui
s’est passé. »
Le mari très motivé à résoudre le problème rentre chez lui
et commence l’expérience recommandée par le spécialiste.
Situé à l’autre bout de la salle de séjour, il demande à sa
femme qui est de dos :
« Chérie, qu’avons-nous pour dîner ce soir ? »
Pas de réaction. Il avance alors jusqu’au milieu de la
pièce et repose la même question :
« Chérie, qu’avons-nous pour dîner ce soir ? »
Silence à nouveau, et donc troisième étape du test, juste
derrière elle cette fois :
« Chérie, qu’avons-nous pour dîner ce soir ?
La femme se retourne alors, un tantinet énervée, et lui
répond :
— Pour la troisième fois, je te dis, du poulet ! »

– 21 –
Histoire de rire

Interférence des séries


C’est, selon Bergson, la collision entre deux repré-
sentations possibles de la réalité. Nous y revien-
drons longuement. Nous n’en sommes encore qu’à
la bande-annonce. Mais comme le concept est dif-
ficile, voici déjà deux exemples :

« Que peut-on donner à quelqu’un qui a tout ?


— Des antibiotiques ! »

Un candidat se présente pour se faire engager dans la


Marine.
« Savez-vous nager ? lui demande l’officier.
— Pourquoi ? Vous n’avez pas de bateaux ? »

Ce qu’ajoute ensuite Bergson est particulièrement


éclairant :
« Ces procédés sont ceux de la mécanisation de la vie. »
Le mot est lâché, c’est une des clés de Bergson.
Une certaine raideur mécanique opposée à la sou-
plesse infinie des émotions sous-tend toujours le
rire. Suivant ses formules devenues désormais célè-
bres, à l’origine du comique, il y a nécessairement :

– 22 –
Histoire de rire

« Du mécanique plaqué sur du vivant. »

Ou encore :

« Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne


l’impression d’une chose. »

Et nous rions grâce à une :


« anesthésie momentanée du cœur. »
Rien n’est donc plus hostile aux blagues que les
sentiments.
Si on vous dit qu’un accident d’autocar a fait
soixante morts, trente lors de l’accident et trente
lors de la reconstitution, le rire qui s’en suit n’est
explicable que par une insensibilisation courte
mais totale… Car effectivement :
« Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion. »
La grande découverte de Bergson est le fait que
l’homme ne rit que de l’homme.
Bon sang, mais c’est bien sûr, pas une blague
n’existe qui ne traite d’une manière ou de l’autre de
l’humain !

– 23 –
Histoire de rire

Le projet de Bergson n’incluait pas l’analyse des


histoires drôles, mais il reste le meilleur décor
aujourd’hui disponible pour la mettre en scène.
Le meilleur décor ? Disons le meilleur point de
départ. Il ne faut pas être prétentieux, mais ambi-
tieux et pousser les idées plus loin, vers le haut. Il
est vrai que Bergson a analysé la vie en tant que
système, mais il n’a pas connu les grands travaux
des logiciens comme Russell et Gödel, et moins
encore la poussée de fièvre intellectuelle dite
« théorie des systèmes ».
Bergson a également opté pour un point de vue
« idéaliste ». Il est parti d’hypothèses de travail et
les a projetées dans la réalité, dans une approche
essentiellement déductive. Or, beaucoup de choses
pourraient être dites sur le rire en suivant un
chemin inverse, inductif, en partant de faits obser-
vés ou de statistiques. Beaucoup ? C’est à voir…
David Hume nous a appris qu’on ne peut rien
apprendre de l’expérience :
Deux philosophes disciples de Hume se promènent dans
la campagne.
« Tu as vu le troupeau de moutons, dit l’un d’eux. On
vient de les raser.
— De ce côté-ci, répond l’autre. »

– 24 –
Histoire de rire

C’est sans doute un peu excessif, et une approche


empirique des blagues nous apprend par exemple
que celles-ci ne sont la cause que de 11 % des
éclats de rire, que 17 % proviendraient des médias
en général et que tous les autres seraient le résultat
spontané d’interactions sociales variées. Très bien,
mais on a envie de dire que Hume n’a pas tout à
fait tort…

Tout est maintenant en place, revenons au défi que


nous lance Wittgenstein cinquante ans après le
livre de Bergson (qu’il n’a sans doute jamais lu !).
LE CHOC
DE DEUX PERCEPTIONS

« Dieu est un comédien


qui joue devant une assemblée qui n’ose pas rire. »
Nietzsche

À vouloir définir l’humour, on risque d’être bien


ennuyeux. Prudence donc ! La meilleure manière
de le faire est sans doute de l’opposer à l’ironie,
l’autre versant de la montagne qui provoque le rire.
« L’ironie est surtout un jeu d’esprit, l’humour serait
plutôt un jeu de cœur », disait Jules Renard. Beau-
coup d’amuseurs publics affichent d’ailleurs ainsi
leurs convictions politiques. Humoristes quand ils
plaisantent à propos de ceux qui ont leur sympa-
thie, ils ironisent par contre lorsqu’il s’agit de
l’autre camp.

– 27 –
Le choc de deux perceptions

Les histoires drôles ont choisi le leur, elles se


revendiquent de l’humour, sans ambiguïté. Car
l’ironie est avant tout une arme tantôt utilisée à
bon escient, à l’image de Socrate contre les sophis-
tes, tantôt dans un but moins évident, à l’image de
Voltaire contre ceux qui lui faisaient de l’ombre.

Une blague, par contre, n’est pas faite pour blesser,


pour rire de l’autre. Elle est faite pour rire tout
court. Elle détend l’atmosphère alors que l’ironie la
tend. Ce n’est pas étonnant. L’ironie se développe
face à un adversaire dans un dessein bien déter-
miné alors que, comme le fit remarquer Vladimir
Jankélévitch, l’humour, lui, n’a ni projet fixe, ni sys-
tème de référence… L’humour est humble, l’ironie
est humiliante. Si l’ironie a beaucoup d’ambition,
une blague est sans prétention. Mais si elle a choisi
le camp de l’humour, l’histoire drôle est loin d’être
la seule. Pour faire rire, l’humoriste dispose d’un
arsenal bien large et un nouveau zoom sera néces-
saire pour respecter le projet de ce livre.

De la caricature au calembour, de la satire au pois-


son d’avril, de la grimace à la parodie, de la farce
aux caméras cachées, l’imagination semble en effet
sans limite pour provoquer l’hilarité5. L’homme
devient alors clown ou bouffon, auteur ou encore

– 28 –
Le choc de deux perceptions

réalisateur. Ou il peut simplement être opportu-


niste quand il accumule à un rythme élevé sur une
vidéo, accidents, ratés, bévues, bafouillements et
autres maladresses.
Plus opportuniste encore quand il revient à une loi
fondamentale de l’humour – être communicatif –
et fait rire en montrant des gens qui… ont un fou
rire ! On n’est pas loin du mouvement perpétuel.
Mais cela sort de notre propos, qu’il nous faut
repréciser.
Nous ne traiterons pas des simples jeux de mots,
même s’ils peuvent être délicieux :

L’âge de Monsieur est avancé.

Je vous écrirai demain sans faute.

Nous n’aborderons pas plus les mots d’esprit en


tout genre, même s’ils sont exceptionnels comme
celui-ci prêté à Gandhi :

« Que pensez-vous de la civilisation occidentale ?


— Ce serait une excellente idée ! »

– 29 –
Le choc de deux perceptions

Ou cet autre prêté à Churchill.

« An apple a day keeps the doctor away.


— Oui, à condition de bien viser ! »

Nous n’envisagerons pas non plus les « mots


d’enfants » même si leur apport philosophique est
souvent incontestable. La petite fille qui demande
un jour à son papa : « Que fait le vent quand il ne
souffle pas ? » ne réalise pas à quel point sa ques-
tion est fondamentale car elle conduit à une défini-
tion de l’essence d’une chose, c’est-à-dire à « ce
qu’on ne peut enlever à la chose sans perdre la
chose », le souffle étant l’essence du vent !

« Qu’est-ce que ce type chante bien !


— Oh, si j’avais sa voix, je ferais aussi bien que lui. »

Là aussi, c’est l’essence de l’art qui est touchée.


Ce texte se veut consacré aux histoires drôles et
nous pousserons même – vieux réflexe de mathé-
maticien – un de ses paramètres à la limite. Ce sera
à la fin de ce petit livre. Un hommage y sera rendu
au dessin humoristique, mais n’anticipons pas.
Nous définirons par « blague » cette forme d’hu-
mour de l’instant construit sur des histoires inventées

– 30 –
Le choc de deux perceptions

facilement accessibles, colorées et brèves, dont la


chute est à la fois soudaine, inattendue et savou-
reuse.6

Selon Le Robert, l’étymologie pourrait remonter au


mot « blazen » qui, en néerlandais, signifie
« souffler » ou au mot « Balg » qui, en allemand,
signifie « poche élastique ». Ce qui pourrait expli-
quer que l’on a donné le nom de blague à un petit
sac destiné à contenir du tabac.

Une blague est une petite histoire destinée à pro-


voquer le rire. Une blague qu’on raconte n’est pas
une blague que l’on fait. C’est une suite de phrases
prononcées en pression croissante avec un seul
but : l’explosion. De rire, bien sûr.
Le plus ancien recueil qui nous soit parvenu est
sans doute le Philogelos, un ensemble de 264 his-
toires drôles rassemblées au troisième ou qua-
trième siècle de notre ère. Publié récemment sous
le titre Va te marrer chez les Grecs aux éditions Mille
et une nuits, le livre offre un aperçu de comique
populaire de l’Antiquité qui cible particulièrement
les intellectuels (plus de la moitié des blagues) :

– 31 –
Le choc de deux perceptions

« Docteur j’ai des vertiges pendant vingt minutes quand


je me lève le matin.
— Eh bien, levez-vous vingt minutes plus tard. »

Mais d’autres catégories de la population sont


aussi objets de plaisanterie :

Un habitant d’Abdère rencontre un eunuque en compa-


gnie d’une jeune femme.
« Est-ce votre épouse ?
— Mais non, un eunuque ne peut avoir de femme !
— Alors ce doit être votre fille… »

Le plus curieux dans les blagues du Philogelos (litté-


ralement l’« ami du rire »), c’est qu’elles semblent
capables de faire rire encore aujourd’hui. Il y a un
côté intemporel et universel dans l’histoire drôle.
Et c’est vrai que très peu de personnes peuvent pré-
tendre avoir raconté un jour une blague pour la pre-
mière fois. Car ce sont des organismes vivants
anonymes, nés de parents le plus souvent inconnus.
Certaines traversent les siècles, s’adaptent aux cul-
tures et même aux progrès de la technique. Les
histoires drôles ont souvent une longue histoire.
Elles changent un peu pour rester au goût du
temps. Au goût de l’espace également ; c’est ainsi

– 32 –
Le choc de deux perceptions

qu’une histoire belge peut devenir une histoire


suisse et qu’une histoire avec Barack Obama en
devient une autre avec Nicolas Sarkozy…
Les histoires drôles couvrent un éventail très large.
Elles peuvent être tendres, tendancieuses, rosses,
salaces. Elles oscillent entre la logique pure et
l’absurde total, allant jusqu’à être des « non-
blagues », construites simplement pour tester ou
taquiner une personne d’un groupe.
Plus fort encore, il s’agit parfois de « meta-
blague » !

Un prêtre, un rabbin et un imam entrent ensemble dans


un bar :
« Mais c’est une blague, ça ! », s’exclame le barman.

Ces « meta-blagues » jouent sur deux registres :

« Comment commence une blague osée racontée par des


gens sérieux ?
— Par un petit clin d’œil en guise d’avertissement ! »

La physique des blagues a aussi ses constantes et ses


invariants. On retrouve toujours la même séquence :
une petite mise en scène, un crescendo et une
pirouette. Il n’est pas étonnant que les blagues

– 33 –
Le choc de deux perceptions

n’appartiennent à personne et, paradoxalement, à


tout le monde. Chacun constitue son petit stock,
son trésor. Même si chacun y va bien sûr de son
« Je ne les retiens jamais » ou « Je devrais les
noter »…
Mais au fond, pourquoi est-il si difficile de se sou-
venir de toutes celles que l’on nous raconte ? Même
quand on se dit « celle-là, il faut absolument que je
la retienne », rien à faire ! C’est comme si le fait de
rire avait un effet nécessairement amnésique.
Les blagues sont facilement recyclables, elles res-
pectent l’environnement. L’écosystème de l’éclat de
rire est flagrant car une blague et son audience doi-
vent partager la même culture. L’auditoire participe
même de la blague qu’on lui raconte. Elle sait qu’il
n’y a pas de transition douce, qu’il n’existe pas de
compromis. On rit ou on ne rit pas. La blague est
binaire par essence, l’effet est réussi ou non, il n’y a
pas de long feu possible. On éclate de rire ou non,
on crève de rire ou non. C’est tout ou rien.
Blague au centre ou blague dans le coin.
Le moment de l’explosion est en outre très spécifi-
que. Si quelqu’un chute dans un tapis, cela peut
déclencher le rire. Dans une histoire drôle, le rire est
aussi provoqué à la fin… par la chute.

– 34 –
Le choc de deux perceptions

Il y a un peu d’oxymoron dans une blague. Elle crée


un lien, en se moquant. Elle est à la fois éphémère et
durable, formelle et informelle, dangereuse et sans
danger, hilarante et violente, importante et insigni-
fiante. Une blague n’est ni le bien, ni le mal. Même
si en fin de compte, il y a toujours un gagnant et un
perdant.
Il s’agit principalement d’un trop plein d’énergie
évacué. Un excès d’énergie humaine, tout ce qu’il y
a de plus humaine. Car une histoire drôle est sou-
vent un produit de la culture et de l’intelligence
dans ce qu’elles peuvent avoir de plus brillant.
Une blague est nécessairement lue ou entendue.
C’est une histoire qui a un début et une fin, que
l’on raconte le mieux possible pour en accroître
l’effet comique.
Nous voilà donc confrontés à un obstacle : une
blague est constituée d’une petite histoire et d’une
personne qui la raconte. Pas de quelqu’un qui, sim-
plement, la lit.
Quelques lignes imprimées au cœur d’un texte ne
peuvent être – au mieux – qu’un pâle compte-
rendu unidimensionnel de la scène où s’est produit
l’éclat de rire. « Ceci n’est pas une blague », aurait
dit Magritte, à juste titre, en lisant une blague.

– 35 –
Le choc de deux perceptions

Notre Petite philosophie des histoires drôles impli-


quera donc à chaque fois d’imaginer le moment où
se conjuguent la perception d’une incongruité – ce
qui est l’essence d’une blague – et un climat émo-
tionnel très particulier – ce que l’on ne peut
décrire. Voilà finalement pourquoi Socrate n’a
jamais rien voulu écrire. Sacré farceur !
Cette importante mise au point faite, mettons-
nous donc enfin au travail.
Pourquoi rions-nous d’une blague ? Que se passe-
t-il exactement en nous au moment où se libère
cette énergie nerveuse d’un esprit qui se détache ?
Quelle est la nature de ce petit choc, de cette
détente émotionnelle que nous ressentons ? Pour-
quoi certaines blagues nous font-elles seulement
sourire, quand d’autres provoquent chez nous
l’éclat de rire ? Une réponse à ces questions nous
éclairerait certainement sur notre façon de penser :
« Je ris, donc je suis. » Est-elle là la conviction de
Wittgenstein ?

– 36 –
Le choc de deux perceptions

Poursuivons notre analyse grâce à deux nouvelles


histoires :

Un pingouin entre dans le bar d’un grand hôtel parisien


et commande un whisky. Le garçon lui prépare un verre
avec quelques glaçons et le lui apporte.
« Voilà, dit-il en le servant, cela vous fera vingt
euros. »
Le pingouin sirote tranquillement son apéritif, mais
finit par s’énerver en voyant que le serveur ne le quitte
pas des yeux :
— « Mais pourquoi me regardez-vous sans cesse ? lui
lance-t-il, particulièrement irrité.
— Excusez-moi, répond le garçon, mais vous devez
comprendre, ce n’est pas tous les jours que j’ai un
pingouin dans mon bar.
— À vingt euros le whisky, je peux le comprendre »,
lui rétorque le pingouin.

La réunion de comité de direction d’une grosse multina-


tionale est aujourd’hui consacrée à l’analyse des résul-
tats de l’année écoulée. Le jeune responsable du service
comptabilité est donc exceptionnellement invité à la

– 37 –
Le choc de deux perceptions

séance de travail. Il se lance dans l’explication des chif-


fres et, arrivé à la dernière ligne de son tableau, conclut
par « L’exercice de l’année dégage donc un bénéfice de
mille euros ».
Les membres du comité sont un peu interloqués et leur
président prend la parole :
« Ecoutez mon jeune ami, dit-il, je suis dans cette entre-
prise depuis trente ans et président depuis plus de huit
ans. Et vous, à peine sorti de l’université, vous venez
nous dire que le bénéfice de l’année est de mille euros !
Vous ne croyez pas qu’il y a une erreur quelque part ?
— Oh oui, répond calmement l’homme de chiffres, il y a
bien sûr une erreur. Mais je ne me sens pas encore
tout à fait prêt pour vous remplacer. »

Alors que ces deux histoires sont éloignées l’une de


l’autre, elles sont pourtant étrangement sembla-
bles. On sent une élaboration quasi identique, une
mise en scène qui construit petit à petit une repré-
sentation dans la tête de celui qui écoute, puis une
chute surprenante. Improbable, imprévue, inatten-
due peut-être. Mais la chute n’est pas pourtant
contraire à la logique, elle procède simplement
d’une autre logique.

– 38 –
Le choc de deux perceptions

Il est étonnant de voir combien ces deux blagues


sont construites de la même façon. Ce petit traité
ne se veut pas une anthologie, ni un recueil, ni un
best-of des histoires drôles (même si, soyons hon-
nêtes, la tentation était bien là !). Je ne peux néan-
moins résister à la tentation d’un troisième
exemple.

Deux chauves se promènent dans la rue. Tout à coup,


l’un d’entre eux reçoit une déjection d’oiseau sur le crâne.
« Attends, dit le premier, je vais sonner à cette maison et
demander un peu de papier toilette.
— Cela ne sert à rien rétorque son compère, l’oiseau est
déjà beaucoup trop loin ! »

Le rire résulte du choc de deux perceptions possi-


bles, de la collision frontale de deux représenta-
tions que le bon conteur gère en parallèle, gardant
la deuxième cachée quasiment jusqu’à la fin.
Une histoire drôle est une succession de petits faits
qui tout à coup – et rétrospectivement – tirent d’un
petit fait supplémentaire une tout autre significa-
tion. Petites causes, grand effet comique. Car-
amba ! Il y avait donc un moyen de tout compren-

– 39 –
Le choc de deux perceptions

dre autrement, et cette autre interprétation appa-


raît soudainement à la fin.
La chute d’une blague est comme un interrupteur
que l’on cherche dans le noir. Une fois tourné,
l’environnement est différent de ce qu’on avait
imaginé. Une blague est construite à deux niveaux
dont l’un, comme nous l’avons signifié, reste caché
jusqu’au bout.
Une mécanique comparable peut être dessinée.
C’est le cas dans cette très ancienne série de six
scènes, où le sixième dessin provoque un choc car
le quatrième est interprété d’une manière, au détri-
ment d’une autre.

– 40 –
Le choc de deux perceptions

– 41 –
Le choc de deux perceptions

– 42 –
Le choc de deux perceptions

Dans l’apprentissage que le maître veut donner à


son chien, le maître pense au « où ? », le chien au
« comment ? ». Collision, étincelle. Éclat de rire.
Double sens, double posture. Les blagues se cons-
truisent bien souvent à la manière d’une syllepse.
Syllepse vient du grec συν−λαμβανϖ, littérale-
ment « prendre ensemble », ce qui deviendra en
latin… « comprendre » ! Faire une « syllepse »,
c’est donc prendre le même mot dans deux sens
différents au cœur de la même phrase.7
« Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît pas. »
Pascal pratique la syllepse tout comme Boris Vian
qui dit un jour :
« Passer le plus clair de son temps à l’obscurcir. »
Ou Racine qui fait dire à Pyrrhus :
« Brûlé de plus de feux que je n’en allumai. »
Comme dans une syllepse, les deux sens n’ont pas
le même rôle, le premier est figeant, donne les
repères et surtout revendique le sens unique. Le
deuxième perturbe d’autant plus qu’il fait exploser
le monopole du sens en rendant sa liberté à un des
éléments de la structure, artificiellement enfermé
et dépouillé de son ambigüité.

– 43 –
Le choc de deux perceptions

Vous vous sentez un peu lâché ? Ce n’est pas grave.


Essayons une autre « mise en perspective », comme
disent les consultants.
Il existe une grille des fonctions exercées par
l’humour. Ce sont dans les deux dernières que les
blagues semblent avoir un rôle essentiel.

La fonction agressive
Elle est peut-être celle qui a été établie le plus tôt.
Platon voit l’origine du rire dans le ridicule suscité
par l’autre et dans l’attaque de ses faiblesses. Aris-
tote parle aussi du plaisir d’humilier quelqu’un.

La fonction défensive
C’est par exemple le cas de l’humour noir qui
permet de transformer, ne fût-ce que pour quelques
instants, la souffrance ou l’horreur en plaisanterie.
Exemple :
Est-ce que la crémation est facturée avec une réduction
lorsque la personne décédée est un grand brûlé ?
Dans son article publié en 19058, « Le mot d’esprit
et ses rapports avec l’inconscient », Freud va plus loin
encore et soutient que le rire serait même le résul-
tat d’une délivrance.

– 44 –
Le choc de deux perceptions

La fonction intellectuelle

Dans son Léviathan, Thomas Hobbes explique


que le rire nous donne le sentiment d’une supério-
rité sur les autres, et même d’un progrès par rap-
port à nous-mêmes. L’humour s’accompagne
d’une exigence intellectuelle qui va chercher le
meilleur de nous-mêmes, aussi bien pour le provo-
quer que pour l’apprécier. Il faut de l’esprit pour
s’amuser d’un jeu de mots. Il faut être subtil et
même parfois avoir une bonne culture générale
pour apprécier une blague bien construite. Il y a
peut-être aussi une dimension esthétique à
l’humour. Les humoristes essaieraient-ils d’embel-
lir le monde en provoquant le rire ?

Mais attaquer ou (se) défendre n’est que très rare-


ment l’objectif de celui qui raconte une blague. Pas
plus que le souhait de rendre les gens plus intelli-
gents ou beaux ! L’humoriste occasionnel joue un
rôle d’un autre type lié à d’autres fonctions de
l’humour.

Deux campeurs passent une nuit tranquille dans un


parc naturel de l’Ouest des États-Unis. Tout à coup, un
craquement de branchage et un mouvement dans la toile

– 45 –
Le choc de deux perceptions

de leur tente les tirent de leur sommeil. Un ours a de


toute évidence décidé que le sac à provisions des touristes
lui conviendrait parfaitement comme petit déjeuner.
Pendant que le premier campeur affolé cherche autour de
lui ce qui pourrait lui servir d’arme et lui permettre
d’éloigner le plantigrade, le deuxième sort calmement de
son sac de couchage et enfile une à une ses chaussures de
jogging.

« Tu ne crois quand même pas pouvoir courir plus vite


que l’ours, lui dit son compère mi-interloqué, mi-nar-
quois.
— Non, bien sûr, répond-il en souriant, mais grâce à
elles je pourrai courir plus vite que toi ! »

La fonction sociale
C’est sans doute la fonction la plus flagrante remplie
par une histoire drôle, qui pour prendre toute sa
dimension doit être partagée avec autrui. Une
blague se raconte entre amis, ou entre ceux qui font
– ce qui est souvent le cas dans le monde du travail –
semblant de l’être. Raconter une histoire est
immanquablement lié au désir d’être reconnu,
apprécié, aimé (la fonction sociale, dans certaines

– 46 –
Le choc de deux perceptions

tribus, est autre puisque le pire châtiment est de


placer la personne à punir au milieu du peuple et
de rire d’elle).

La fonction sexuelle

Il suffit de voir le nombre d’histoires de type sexuel


pour accepter le rôle évident de la blague en la
matière. Face aux interdictions puissantes,
l’humour permet de parler sans parler, de détour-
ner les pulsions, d’évacuer certaines frustrations.
Celui qui produit le rire peut se lâcher sans crainte
de rejet ou de censure. C’est fou, non ?

« Faites-vous une différence entre l’amitié et l’amour ?


— Oh oui, c’est le jour et la nuit. »

Freud parle même d’une stratégie contre l’adver-


sité. L’humour ne se résigne pas, il défie, c’est le
triomphe du moi. Pour le fondateur de la psycha-
nalyse, celui qui raconte une blague se désinvestit
psychiquement. En devenant d’une certaine
manière étranger à lui-même, il peut s’affirmer
malgré les circonstances défavorables.

– 47 –
Le choc de deux perceptions

Une mère très croyante et respectueuse du pape s’inquiète


avant le mariage religieux de sa fille qui vit avec son
fiancé depuis plusieurs années.
« Monsieur le curé, est-ce un problème si les futurs époux
ont eu des relations sexuelles avant le mariage ?
— Non, non, répond l’ecclésiastique. Du moment qu’ils
arrivent à temps à la messe. »

Deux amants sont enlacés :


« Je voudrais que tu me dises chaque fois que tu appré-
cies particulièrement une caresse.
— Mais tu te contredis, répond la femme, tu m’as tou-
jours dit de ne pas t’appeler au bureau. »

« Chéri, je voudrais qu’on fasse l’amour à trois.


— … ?!
— Oh oui, j’ai vraiment envie qu’on fasse l’amour à
trois.
Le mari est un peu surpris, habitué à une forme plutôt
classique de vie conjugale. Mais finalement, devant
l’insistance de sa femme, il cède à sa demande :
— Et bien d’accord, finit-il par répondre.
— Oh merci. Allez. On y va. Un, deux… trois ! »
UNE AUTRE LOGIQUE

« Il n’y a que l’humour qui compte,


tout le restant c’est de la blague. »

Anonyme

Sur la Grand Place de Bruxelles, un homme agite un


grand drapeau violet. Intrigué, un passant lui demande
la raison de son geste.

« C’est pour éloigner les éléphants, lui répond-il.


— Mais il n’y a pas d’éléphant ici rétorque le passant.
— Vous voyez bien que ma méthode est efficace ! »

Qu’y a-t-il derrière cette petite histoire ? Un modus


ponens, pardi !

– 49 –
Une autre logique

Les stoïciens avaient accepté comme indémontra-


ble cette structure logique de base. Et l’histoire du
drapeau violet est construite sur une des deux
erreurs de pensée que le modus ponens met en
évidence9.
Wittgenstein a raison. Une histoire drôle est sans
doute plus percutante qu’une parabole, plus dense
qu’une allégorie et plus ciblée qu’un mythe, outils
traditionnels des philosophes.
Une histoire drôle est la savante mise en scène
d’une collision frontale. Deux manières de perce-
voir une situation existent et l’éclat de rire surgit
lorsque la deuxième prend brusquement la place de
la première.
Le mécanisme est analogue à celui d’un roman
policier où tout à coup l’auteur montre au lecteur à
quel point il s’est enfermé dans une seule des inter-
prétations possibles de l’un ou l’autre fait.
Tous les Simenon du monde savent exactement ce
qu’ils doivent faire pour que le lecteur échafaude
son opinion dans un sens et pour que – dix pages
avant la fin – s’écroule toute la construction. Le
lecteur réalise alors – mais un peu tard – que toutes
les planches, les barres et les boulons de l’échafau-
dage permettent un tout autre assemblage.

– 50 –
Une autre logique

Analogie également avec ces images que l’on peut


voir de manière différente. Quand tout à coup le
canard devient lapin ou l’image de la vieille dame
se transforme en celle d’une jeune fille – pour
prendre deux exemples très connus – la secousse a
des caractéristiques comparables à l’éclat de rire.
S’il fallait la dessiner, cela donnerait probablement
ceci : une figure qui tout à coup change, comme ce
parallélépipède vu du dessus qui, regardé avec
insistance pendant dix secondes, est soudain vu du
dessous.

La collision des perceptions, le choc de deux logi-


ques, est l’essence même d’une blague.
Parfois, l’effet est instantané. Comme ce mari qui
rentre de l’ANPE et dit à sa femme :

« Chérie, j’ai trouvé du boulot, tu commences


demain ! »

– 51 –
Une autre logique

Bien sûr l’autre logique, celle qui potentiellement


fera rire, est la moins probable des deux. Deux cas
sont possibles.
Parfois, cette deuxième logique englobe la première.

Un sourd est assis sur un banc dans un parc. Un gar-


dien s’approche et lui dit :
« Attention monsieur, on vient de peindre le banc.
— Comment ? crie le sourd.
— En vert », répond le gardien, très logiquement.

Il n’y a pas contradiction entre les perceptions,


l’une est simplement plus large que l’autre.

Parfois la deuxième logique est incompatible avec


la première.

Un journaliste interroge le ministre de la Défense :


« Est-ce vrai que vous avez un problème de drogue à
l’armée ?
— Non, non, tout le monde en a », répond le ministre,
très sûr de lui.

– 52 –
Une autre logique

Dans les deux cas, le mécanisme de l’histoire drôle


reste le même : deux perceptions différentes qui se
télescopent.
Dans un de ses films, Woody Allen disait avoir été
confronté à la contraception orale :

« L’autre jour, dit-il, j’ai rencontré une femme. Je lui ai


proposé de venir chez moi, et elle m’a dit non. »

C’est bien une histoire de premier type où l’audi-


teur est piégé parce qu’il a réduit un concept à sa
dimension la plus probable.
Quatre autres exemples spécialement dédiés aux
amateurs de livres :

« On devrait lui offrir un livre.


— Mais non, il en a déjà un ! »

Ou :

« Tiens, sais-tu que j’ai acheté ton livre ?


— Ah, c’est toi ! »

Ou encore :

– 53 –
Une autre logique

« Professeur, je suis heureux de pouvoir vous offrir mon


dernier essai.
— Votre dernier ? Parfait, parfait… »

Enfin :

Deux amis écrivains prennent un café ensemble :


« C’est incroyable tout ce qui m’arrive, dit l’un. Mon
dernier livre part en flèche, j’ai eu une bonne critique
dans Le Figaro, je passe ce soir à “Ce soir ou jamais”
sur France 3… »
Et d’allonger une liste de contacts, de réactions, d’invi-
tations… À l’entendre, on le croirait devenu le centre du
système littéraire. À un moment, gêné sans doute par le
sentiment de monopoliser la conversation, il interrompt
la lecture de son agenda et de son carnet d’adresse et dit :
« Holà là, il n’y a que moi qui parle ici. Excuse-moi, à
toi maintenant. Dis-moi, au fond, que penses-tu de mon
dernier livre ? »

Nous avons vu que Bergson considérait la répéti-


tion comme une des techniques du faire rire. Et
beaucoup d’histoires drôles sont construites sur ce
principe pour renforcer l’impact de la chute. L’ali-
gnement des quatre blagues ci-dessus, toutes

– 54 –
Une autre logique

construites autour du livre, augmente sans doute


l’impact. Le tout du comique est supérieur à la
somme des parties. C’est la répétition à l’étage du
dessus !
Le lien entre blague et logique apparaît mieux
encore avec celles qu’on appelle communément
« histoire de fous ».

Deux fous sont partis en mer pour pêcher. Ils repèrent un


endroit extrêmement poissonneux.
« Il faudrait revenir ici demain, dit l’un.
— Tu as raison, dit l’autre. Mettons une croix au fond
du bateau pour nous repérer.
— Tu perds ton temps, rétorque le premier. On m’a dit
que demain on aurait un autre bateau. »

Les fous ne sont pas les seuls personnages fré-


quemment mis en scène. Les blagues ont d’autres
héros récurrents : les blondes, les belles-mères, les
fonctionnaires, les curés… les Belges ! Mais atten-
tion aux blagues boomerang :

« Pourquoi les Français aiment tant les histoires


belges ?
— Parce qu’elles sont faciles à comprendre… »

– 55 –
Une autre logique

On pourrait dans la même veine parler de Toto, ce


petit garçon qui, depuis des dizaines d’années,
illumine la francophonie de ses blagues pas trop
compliquées.

« C’est loin l’Amérique, demande-t-il ?


— Tais-toi et nage », lui répond son père.

Les adultes devraient d’ailleurs être bien recon-


naissants pour tous ces « mots d’enfant » qu’ils ont
pu recycler en histoire drôle.
Plus on analyse le mécanisme de l’histoire drôle, plus
on est forcé d’y admettre une implacable logique.
Quelques exemples supplémentaires :

« Comment t’appelles-tu ?
— Amélie, sans P.
— Mais il n’y pas de P dans Amélie !
— C’est bien ce que je dis. »

« J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.


— Ah bravo, alors c’est un garçon ou une fille ?
— Oui. »

– 56 –
Une autre logique

« Je t’aime, je t’aime, je t’aime… Et toi ?


— Oh oui, je m’aime aussi. »

« Ferme la porte, il fait froid dehors.


— Mais si je ferme la porte, il fera toujours aussi froid
dehors ! »

« Vous préférez du vin blanc ou du vin rouge?


— Cela n’a pas d’importance, je suis aveugle. »

Plus fort encore (mais plus long cette fois) :

Deux amis vont au restaurant et commandent tous deux


un steak. Le serveur arrive avec un plat de viande où un
morceau est nettement plus petit que l’autre. Un des con-
vives prend les couverts et se sert la plus grande part.
L’autre montre un peu d’agacement.
« Et alors. Qu’est-ce que tu aurais fait à ma place ? dit
le premier.
— Je crois que je t’aurais proposé la plus grande,
répond l’autre.
— Eh bien c’est celle que j’ai. Pourquoi râles-tu ? »

– 57 –
Une autre logique

Logique implacable à nouveau, car dans le cas peu


probable où le deuxième aurait répondu « J’aurais
pris la plus grande », le premier aurait beau jeu de
lui rétorquer :

« Eh bien, c’est exactement ce que j’ai fait. Où est le


problème ? »

Où est le problème ? C’est la question qu’on se


pose avec l’histoire suivante qui donne le tournis.

Un mari reçoit de son épouse deux cravates pour son


anniversaire. Le lendemain, bien évidemment, il en met
une des deux.

« J’étais sûre que tu n’aimerais pas l’autre », lui lance


alors sa femme irritée…

Cette dernière histoire est racontée par Paul Watz-


lawick, un des membres les plus connus de l’école
dite de Palo Alto où un groupe de psychothérapeu-
tes s’est interrogé sur les souffrances qui peuvent
apparaître dans les relations humaines. Ils ont mis
en évidence l’importance du paradoxe et le mal
qu’il peut provoquer.

– 58 –
Une autre logique

Cette autre version du paradoxe des cravates est


tout aussi efficace. Le mari qui n’a aucune envie
d’aller à une soirée chez de vagues amis décide
néanmoins d’y aller pour faire plaisir à sa femme,
et même d’afficher une certaine bonne humeur.
Sur la route du retour, il se voit alors gratifier d’un
« Tu vois que tu t’es quand même bien amusé ! ».
Paradoxe, quand tu nous tiens !
C’est plus particulièrement le cas du « double
lien » que l’école de Palo Alto a étudié. Dans des
impératifs comme « Sois spontané » ou « Sois
créatif », il y a un ordre d’une liberté souhaitée qui
est en contradiction avec l’idée même d’ordre. Tout
le travail de Palo Alto consiste à séparer les deux
types de changements, celui de la réalité et celui de
la perception, car on ne résout pas un paradoxe, on
le recadre en se créant une nouvelle représentation
de la réalité. Ceci nous permet, bien sûr, de racon-
ter une nouvelle histoire.

– 59 –
Une autre logique

Au milieu d’un parc naturel africain, un touriste a eu


l’imprudence de sortir du village protégé où il était sup-
posé passer la nuit. Voilà qu’un lion surgit et lui court
après tout autour du village.
« Rentre vite à l’intérieur, lui crie un ami.
— Ne t’inquiète pas, lui répond l’imprudent. Le
danger est plus apparent que réel, j’ai un tour
d’avance. »

Nous retrouverons l’idée du « double lien » plus


loin dans le texte quand nous examinerons le rôle
du conteur.
Mais avant de passer au chapitre suivant, une
petite dernière, tout aussi logique :

On demande à un polytechnicien comment faire bouillir


de l’eau à l’aide d’une casserole.

« On la remplit d’eau, on chauffe et on attend.


— Et si elle est remplie ?
— On la vide et on retourne au cas précédent. »
QUAND LE LANGAGE
S’EMMÊLE

« Le contraire du rire,
ce n’est pas le sérieux,
c’est la réalité. »
Hegel

Quelque chose est intéressant à ce stade : presque


toutes les petites histoires présentées jusqu’ici peu-
vent être traduites dans d’autres langues ou impor-
tées dans d’autres cultures et néanmoins faire
sourire tout autant. Ce n’est pas toujours le cas.
Prenons trois exemples d’histoires drôles liées à
une langue précise.
En français :

« Pourquoi l’eau coule-t-elle ?


— Parce qu’elle ne sait pas nager. »

– 61 –
Quand le langage s’emmêle

En néerlandais :

« Wat is het verschil tussen een naaimachine en een


nietmachine ?
— Een naaimachine naait en een nietmachine niet ! »

En anglais:

Un garçon particulièrement timide vis-à-vis des femmes


trouve chez un brocanteur un livre intitulé How to
Hug?. Mais il est fort déçu de réaliser, une fois rentré
chez lui, qu’il s’agit d’un tome d’une grande encyclopé-
die qui regroupe les mots commençant par « How »
jusqu’à ceux commençant par « Hug ».
Ou encore :

« Knock, knock !
— Who’s there ?
— Little old lady.
— Little old lady who ?
— I didn’t know you could yodel ! »

Le constat de départ reste valable : le rire naît bien


d’une collision de deux perceptions. Mais un troi-
sième élément intervient ici, le langage. L’humour

– 62 –
Quand le langage s’emmêle

est lié au jeu qui est fait avec les mots. L’histoire
drôle n’implique pas tant deux interprétations pos-
sibles d’une situation, mais plutôt deux interpréta-
tions possibles des mots qui décrivent cette
situation.
Wittgenstein a donc raison. Voilà bien un nouveau
pilier de la philosophie éclairé par les petites plai-
santeries. Les premiers logiciens grecs avaient en
effet posé une hypothèse de travail audacieuse (et
qui s’est avérée fausse) : la pensée peut être assimi-
lée au langage, il y a un lien entre la cohérence de
l’une et la forme de l’autre. Le mot « logos » ne
signifiait-il pas à la fois « raison » et « discours » ?
Cette confusion n’existe plus aujourd’hui et l’on
distingue l’objet de la manière dont on le désigne.
De manière plus savante, on parle désormais de
signifié et de signifiant. Mais une petite plaisante-
rie – N’est-ce pas Ludwig ? – est tout aussi efficace
pour faire comprendre ces concepts. Plus précisé-
ment voici un syllogisme bizarre.

Il croyait que Stockholm était en Norvège.


Or, Stockholm est la capitale de la Suède.
Donc il croyait que la capitale de la Suède était en Nor-
vège.

– 63 –
Quand le langage s’emmêle

Revenons à nos trois petites histoires de départ.


« Couler », « niet » et « how to hug » sont des signi-
fiants qui renvoient à – au moins – deux signifiés
potentiels. Les calembours trouvent leurs origines
dans la même confusion. Un jeu de mot, c’est un
peu une histoire drôle sans histoire.
Les histoires intraduisibles sont parfois plus
sophistiquées. Comme celle-ci, qui doit être racon-
tée simultanément en anglais et en allemand :

« According to Sigmund Freud, what comes between


fear and sex ?
— Fünf ! »

Et celle-ci : trois langues différentes utilisées en


trois lignes !

« Garçon, deux Martini !


— Dry ?
— Nein, zwei. »

Il existe des blagues construites sur le chemin


inverse. Dans ces cas, un même objet est décrit,
appelé, intitulé d’au moins deux manières différen-
tes.

– 64 –
Quand le langage s’emmêle

« What is the difference between a restroom and a


bachelor ?
— A restroom is a WC, and a bachelor is a single, you
see ? »

Le mécanisme d’une blague peut être vraiment


subtil. Mais si un bon jeu de mot semble suffisant
pour faire rire, c’est tout un contexte culturel qui
lui est nécessaire. Une blague suppose un « autour
de la blague » fait de conventions, de stéréotypes
ou plus simplement de présupposés connus. Ce
n’est pas parce qu’une blague est aisément traduisi-
ble qu’elle fera rire dans une autre culture.
Si en France, vous voulez amuser un auditoire et
commencez par « C’est l’histoire d’un Finlan-
dais… », vous devez la raconter. Si par contre vous
dites « C’est l’histoire d’un Belge… » le rire naîtra,
avant même l’histoire !
Mais je ne vais pas être mesquin. Quand on
demande à un Belge ce qu’il pense de l’explosion
démographique, il répond la plupart du temps qu’il
n’a rien entendu.
Certaines communautés ont développé un humour
très spécifique. Les Anglais, par exemple. Pince
sans rire, coincé dans les stéréotypes, chapeau

– 65 –
Quand le langage s’emmêle

boule et five o’clock tea… Un léger mouvement des


lèvres récompense dans le meilleur des cas le
conteur motivé.

« Chez nous, dit un gentleman très fier de son pays, on


peut rire de n’importe quel sujet.
— Même de la reine ? demande son interlocuteur.
— Oh non bien sûr, la reine n’est pas un sujet. »

Les Britanniques n’ont pas le monopole de


l’humour communautaire. Je ne sais s’il existe un
humour chinois ou un humour bolivien, mais un
autre peuple revendique en tout cas également un
humour identitaire : les Juifs.
Celui que Joseph Klatzmann appelle :
« Le rire pour ne pas pleurer. »
La collection « Que Sais-je » leur a d’ailleurs
consacré son 3 370e titre.
Prenons-en trois échantillons, pas vraiment au
hasard :

« As-tu pris un bain ?


— Non, pourquoi? Il en manque un ? »

Ou encore :

– 66 –
Quand le langage s’emmêle

« Cela fait trente ans que l’on est marié, et quand j’y
pense je suis triste, car tu ne m’as jamais rien acheté.
— Mais tu ne m’avais jamais dit que tu avais quelque
chose à vendre ! »

Et finalement :

Moïse a dit : « Tout est Loi. »


Jésus a dit : « Tout est Amour. »
Marx a dit : « Tout est Argent. »
Freud a dit : « Tout est Sexe. »
Einstein a dit : « Tout est Relatif. »

Si sourire il y a, c’est en partie au contexte qu’il le


doit. Celui d’un judaïsme en recherche – et sou-
vent en souffrance – depuis des milliers d’années.

Deux Juifs se rencontrent dans une gare.


« Ou vas-tu, demande l’un.
— A Cracovie, répond l’autre.
— Vois quel menteur tu fais ! s’exclame alors le pre-
mier. Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie
que tu vas à Lanneberg. Or je sais que tu vas vrai-
ment à Cracovie. Alors, pourquoi mens-tu ? »

– 67 –
Quand le langage s’emmêle

Cette histoire là a une histoire. Elle nous vient de


Sigmund Freud, juif et psychanalyste. Il nous inté-
resse donc à double titre !
En 1905, nous l’avons vu, il publie « Le mot
d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient » et en
fait un élément de sa théorie. Pour lui – sans
surprise ! –, la blague est une manière déguisée
d’évacuer une tension sexuelle et un calembour ou
un double sens permettent de se libérer de la cen-
sure de son super ego (!).

« Quelle partie de mon anatomie est suffisamment volu-


mineuse et solide pour sortir de mon pyjama et supporter
un chapeau ?
— Ma tête, bien sûr ! »
Freud a certes consacré quelques dizaines de pages
à l’humour en général. Mais cette recherche était
périphérique à son projet premier. Il le voyait
comme un satellite d’observation de la planète
inconscient.
Le premier philosophe à avoir fait de l’humour un
véritable champ d’exploration, c’est bien sûr Henri
Bergson déjà évoqué plus haut. Sa grande décou-
verte est le fait que l’homme ne rit que de l’homme
(éventuellement d’un animal ou d’un objet dans la

– 68 –
Quand le langage s’emmêle

mesure où il se rapproche de l’homme) et il se


positionne ainsi aux antipodes du savant autri-
chien.
Alors que pour Freud, le rire a pour objectif de
lever les interdits de la société, pour Bergson, il
serait plutôt au service de ces interdits.
Mais n’exagérons pas l’intérêt de Bergson pour le
rire. Il le voyait surtout comme une des composan-
tes de « l’élan vital ». Très influencé par Darwin, il
se voulait philosophe d’une « évolution créatrice »
et percevait l’histoire drôle comme une des maniè-
res qu’a l’esprit de jaillir.
Pour terminer ce rapide survol, nous citerons un
dernier auteur qui, d’une certaine manière, fait le
lien entre histoires drôles et créativité.
Arthur Koestler a montré en 1964, dans son livre
The Act of Creation, à quel point la mécanique de la
blague se rapproche de celle de l’invention. Il
appelle « bissociation » cet instant magique où
deux concepts jamais mis en présence l’un de
l’autre se trouvent soudain reliés dans une nouvelle
représentation de la réalité.
Les professionnels de la créativité le savent bien :
le rire est une des conditions de l’idée vraiment
nouvelle.

– 69 –
Quand le langage s’emmêle

Les histoires drôles sont au cœur de la culture. On


rit d’un ministre qui rate une marche d’escalier,
beaucoup moins si c’est son chauffeur. Quand un
enfant dit ne pas comprendre une blague, ce n’est
pas vrai. Il lui manque simplement le contexte.

Un docteur en archéologie revient triomphant de la


bibliothèque et dit à ses collègues : « Vous savez quoi ?
L’Iliade et l’Odyssée n’ont pas été écrites par Homère,
mais par un autre Grec qui porte le même nom. »

L’histoire ne fera rire qu’à une condition : avoir


appris que la seule chose qu’on sait d’Homère, c’est
qu’il a écrit l’Iliade et l’Odyssée !
Toute tentative de théoriser les blagues est cepen-
dant vouée à l’échec. Aussitôt une proposition
avancée, aussitôt la proposition contraire semble
défendable. Les histoires drôles au cœur de la
culture ? Le savoir indispensable à l’éclat de rire ?
Allons donc ! Je suis sûr qu’un contre-exemple
vous vient immédiatement à l’esprit…

« Quelle heure est-il ?


— Je ne sais pas, cela change tout le temps… »
L’ART DE RACONTER

« Le but d’une blague


n’est pas de dévaloriser l’être humain,
mais de lui rappeler à quel point il l’est. »
Georges Orwell

Dans la plupart des cas, la mécanique du rire


implique une structure triangulaire. Il y a un public
d’un côté, et de l’autre, un moqueur qui tourmente
une victime. Le score du match est toujours 2-1.
Qu’il s’agisse d’un pastiche, d’une satire, d’une
farce, d’un pamphlet ou même d’une simple imita-
tion, le « bourreau » met les rieurs de son côté au
détriment de la victime.
Parfois cependant, le score s’inverse. L’humoriste
rate son coup et devient la risée d’un public qui
peut alors devenir agressif. Il n’a alors plus qu’une

– 71 –
L’art de raconter

échappatoire : l’autodérision. Il doit rire de son


propre échec, accepter d’être un moqueur moqué.
Le triangle est devenu segment de droite.

D’une certaine manière, le conteur de blague est


dans une situation analogue car face au public, le
moqueur se confond aussi avec le moqué. Avec une
grosse différence néanmoins : il est victime non en
tant qu’individu particulier mais en tant que repré-
sentant de la condition humaine en général. Il n’y a
plus vraiment d’agressivité, plutôt une envie de
prendre une distance tolérante et joyeuse par rap-
port aux autres et à soi-même.

Il n’est pas possible de séparer la blague du climat


dans lequel elle est racontée. Il faut analyser l’éclat
de rire comme un élément parmi d’autres, comme
une partie d’un système : celui qui raconte l’his-
toire fait partie de l’histoire, tout comme ceux qui
l’écoutent (au fond pourquoi toujours « celui » ?
Pourquoi si peu de femmes semblent-elles aimer
raconter des blagues ? Mae West disait pourtant :
« Quand je suis bonne, je suis très bonne. Et quand
je suis mauvaise, je suis encore meilleure ! »). Il
suffit de remarquer qu’une même blague racontée
par deux personnes différentes ou à deux audiences
différentes peut avoir un effet totalement différent.

– 72 –
L’art de raconter

Coluche avait poussé cet art de conteur au


paroxysme. Dans son fameux sketch « C’est l’his-
toire d’un mec… », il tenait son public près de dix
minutes, sans jamais raconter d’histoire ! Certains
raconteurs deviennent d’ailleurs parfois des Colu-
che involontaires : ils attrapent un fou rire en
racontant une blague et ne peuvent la poursuivre,
ou commencent une blague et… ne se souviennent
plus de la suite ! C’est même étonnant de voir
comme cette dernière situation est fréquente.
La mémoire ne semble pas bien organisée pour
enregistrer les histoires drôles. Même celles enten-
dues la veille sont parfois oubliées le lendemain. Le
cerveau semble incapable de les retenir. Elles se
volatilisent, se dissipent, s’évanouissent, s’évapo-
rent. Exactement comme les rêves. C’est d’ailleurs
cette similitude qui excita la curiosité de Freud. Il
observa que tant le rêve que l’histoire drôle
secouent les significations, renversent les sens et
détournent les représentations, tout en respectant
néanmoins une certaine logique. Tous deux violent
des formes de censures intérieures, des interdits
inconscients. Mais – et Freud insiste – il subsiste
une différence majeure : la blague est construite
pour être comprise. Le rêve, au contraire, rend per-
plexe, même le rêveur. Et il est très rare que le rêve

– 73 –
L’art de raconter

de l’un ait le moindre intérêt pour un autre. D’une


certaine manière, un rêve serait alors une blague
ratée !

L’humoriste professionnel, tout comme l’amateur


de plaisanterie occasionnelle, sait que faire rire un
auditoire n’est jamais facile. Brillant, il sait qu’il
doit l’être du premier coup. Il sait que s’il doit
expliquer sa blague, il tue sa blague. Il est conscient
que statistiquement, l’une ou l’autre personne la
connaît déjà et que l’effet de surprise indispensable
risquera de manquer. Il sait aussi qu’un éclat de rire
précoce, à mi-parcours, à contresens ou à contre-
temps ferait tomber brusquement la pression et
empêcherait la détonation finale. Il sait qu’une
erreur de synchronisation ou un timing mal calculé
peut aussi avoir un effet négatif : le risque d’être
rejeté par le groupe dont il voulait être aimé.

L’art de raconter est finalement l’art d’entrer en


résonance avec son public. Et là le professionnel
bénéficie malgré tout d’un avantage incontestable
car le « contrat de rire » est signé à l’avance, la
chronologie est fixée a priori par les deux parties.
L’amateur a lui une difficulté supplémentaire parce
qu’il doit décider du moment de la première bla-
gue, et il sait qu’il n’y a que deux cas de figure : soit

– 74 –
L’art de raconter

elle tombe à pic, soit elle tombe à plat. Qu’il


s’agisse d’une réunion commerciale qui se traîne ou
d’une conversation entre amis qui s’épuise, l’humo-
riste du jour prend la responsabilité de faire bascu-
ler le groupe à un autre niveau d’échange. Et ou la
blague passe, ou le blagueur se casse.
Une différence supplémentaire sépare le raconteur
d’un jour de celui qui en a fait son métier. Si
l’humoriste amateur connaît plus ou moins son
public, le professionnel vit chaque soir un saut
dans l’inconnu, c’est pour lui presqu’une question
de vie ou de mort. Il doit faire rire des gens qui ont
en partie déjà entendu ses blagues. Il ne peut se
permettre, lui, un : « Si vous la connaissez déjà,
vous me le dites. » !
L’humoriste professionnel est un mécanicien qui
règle son moteur à explosion pour que la détente
du gaz ait un rendement maximal, pour que l’étin-
celle se produise au meilleur moment. De temps en
temps, juste pour voir, il tâte même de l’aventure
extrême, il relève le défi ultime de l’humoriste :
faire rire avec une histoire qui n’est pas drôle du
tout. N’est-il pas là, l’art absolu ?

– 75 –
L’art de raconter

Celui qui raconte l’histoire fait partie de l’histoire,


ceux qui l’écoutent également. Certaines person-
nes rient trois fois : quand elles entendent l’his-
toire, quand elles se la font expliquer et quand elles
la comprennent. Certaines rient deux fois et
d’autres ne rient qu’une fois. Et puis, il y a ceux qui
ne rient pas, qui considèrent qu’ils auraient mieux
raconté la blague eux-mêmes, ou qui sont tout
simplement mentalement absents.

Pour compliquer encore d’un cran, le type de rela-


tion entre le raconteur et le raconté fait également
partie de l’histoire ! Lorsque quelqu’un de haut
gradé – ou qui se considère comme tel – raconte
une histoire drôle – ou qu’il considère comme telle
–, il est préférable de rire ! Même entre amis, l’his-
toire drôle peut être un fameux test : l’amitié
résiste-t-elle à une indifférence répétée par rapport
aux blagues proposées ? Probablement pas. L’his-
toire drôle fait partie du système en tant que créa-
tion d’atmosphère et de cohésion interne, voire de
norme et de repère.

Ce système a bien sûr ses règles. Il faut par exemple


taper fort au début. Si les meilleures histoires sont
racontées en premier, celles qui suivent – même
racontées par d’autres – feront autant rire, même si

– 76 –
L’art de raconter

elles sont moins drôles. Plus fort encore : elles font


parfois rire avant d’être racontées ! C’est d’ailleurs
un petit moment de bonheur que l’humoriste
apprécie particulièrement, quand le public conquis,
acquis, soumis, rit en toute confiance de ce qu’il…
va entendre !
Tout cela pose bien sûr le problème de la mesure. Y
aurait-il une échelle de Richter des blagues qui
mesurerait les secousses provoquées dans l’assis-
tance ? Pourrait-on classer les blagues en catégo-
ries d’intensité ? Probablement pas.
Il n’y a pas de blague bonne en absolu, il n’y a pas
de comique objectif. Une histoire est drôle si
l’alchimie surgit entre le contenu et celui qui
écoute. Baudelaire disait :
« La puissance du rire est dans le rieur, nullement dans
l’objet du rire. »
Le rire ne peut s’imposer de l’extérieur. Il n’est pas
dans les choses, mais dans la perception des choses.
Le conteur a en face de lui un public souvent hété-
rogène. N’étant pas les mêmes, les gens n’enten-
dent pas les blagues de la même manière. Le
psychologue américain Ned Herrmann a un jour
fait une expérience intéressante à ce sujet : il a

– 77 –
L’art de raconter

développé un modèle de cerveau humain en quatre


quadrants, construit en combinant le modèle
gauche/droite de Sperry et le modèle de Mc Lean
(reptilien/limbique/cortical). Cela donne à peu
près ceci :

Raison
(cerveau cortical)

Jugement Imagination
(cerveau gauche) (cerveau droit)

Émotion
(cerveau limbique)

Selon Ned Herrmann, nous avons tous des ten-


dances dominantes. Si on prend par exemple les
hobbies, en commençant en haut à gauche et en
tournant dans le sens des aiguilles d’une montre,
on peut trouver les échecs, la philosophie, le chant
et l’aéromodélisme. Ned Herrmann regroupe ainsi
les personnes en fonction de polarités plus ou
moins marquées. Un jour, il invita un humoriste à

– 78 –
L’art de raconter

venir raconter des histoires drôles devant une salle


où les participants étaient disposés en fonction de
leur profil cérébral. Il observa que certaines blagues
faisaient rire certains quadrants de la salle, d’autres
non…
La qualité du conteur importe autant que la qualité
de l’histoire. Mais ils ne se trouvent pas au même
niveau. Le conteur doit se détacher de son histoire,
la mettre en scène. Il peut changer de voix, prendre
un accent, utiliser un dialecte, se mettre debout ou
dire tout simplement : « Est-ce que vous connais-
sez celle du… ? ».
Dans tous les cas, il qualifie, il commente ce qu’il
va dire, il sous-entend que ce qui va suivre est ima-
ginaire, que l’histoire est inventée, etc.
On retrouve ici un bel exemple de « double lien »
tel que défini par l’école de Paolo Alto, celui d’une
communication à deux étages. Parler comme si
c’était vrai d’une histoire dont on dit qu’elle ne l’est
pas. L’autoréférence est paradoxale et rajoute du
cocasse à l’histoire.
On retrouve ici Épimenide le Crétois qui avait
troublé les premiers logiciens grecs en affirmant
qu’il mentait. Car s’il mentait, il ne mentait pas, et
inversement…

– 79 –
L’art de raconter

L’autoréférence apparaît comme une nouvelle clé


de ce petit traité. À double titre :
– elle est inhérente à l’interaction sociale qu’est
une blague racontée et écoutée – nous venons
de le voir ;
– elle permet de construire un type particulier de
ces blagues : celles construites sur le paradoxe.
Huit petits exemples illustrent ce point particulier.

« C’est vous le nouveau ?


— Je ne sais pas, je viens d’arriver.10 »

Lors d’un grand congrès d’économistes, un professeur


prend la parole : « Il y a trois sortes d’économistes, dit-
il, ceux qui savent compter et les autres. »

« Croyez-vous aux fantômes ?


— Non, mais j’en ai peur. »

– 80 –
L’art de raconter

« Est-il vrai que vous répondez toujours à une question


par une autre question ?
— Qui vous a dit ça ? »

« Où est l’autre côté de la route ?


— Mais c’est là-bas !
— Je ne comprends pas, quand j’étais là-bas, on m’a
dit que c’était ici. »

Victor Hugo était célèbre par sa notoriété.

Avant, j’étais indécis. Maintenant, je ne sais plus très


bien.

Avant j’étais schizophrène, mais maintenant nous


allons beaucoup mieux.

Les exemples parlent d’eux-mêmes, il y a chaque


fois autoréférence. Tout comme dans l’histoire sui-
vante, plus élaborée.

– 81 –
L’art de raconter

Un professeur de philosophie du langage traite devant


ses confrères le cas des doubles négations et fait remar-
quer qu’elles mènent bien souvent à l’indétermination :
« Je ne suis pas pas heureux » peut en effet suivant
l’intonation, vouloir dire la chose et son contraire, que
l’on est très heureux ou pas du tout.
Et l’académicien de poursuivre très sûr de lui : « La
double affirmation, en revanche, n’a pas cette caractéris-
tique. Aucun exemple n’a jamais été trouvé d’une double
affirmation qui équivaudrait à une négation ». Et dans
le fond de l’auditoire, un de ses confrères de maugréer
« Oui, oui… »

L’autoréférence est une forme de paradoxe redou-


table. Il en existe d’autres tout aussi utiles à
l’humoriste. Si vous racontez l’histoire de celui qui
a inventé un interrupteur pour mouvement perpé-
tuel, de celle qui serait bien féministe si son mari
était d’accord ou de l’équipe de chirurgiens qui a
réussi la première transplantation d’une appendice,
vous recevrez un bon accueil d’un public qui a
envie de se détendre.
On peut rire, mais il faut rester sérieux dans l’ana-
lyse. Même s’il y a deux niveaux, autoréférence
n’implique pas nécessairement blague du deuxième

– 82 –
L’art de raconter

degré. Cette appellation qualifie plutôt l’absurde


comme dans ces phrases :

Dominique de Villepin est le François Bayrou de la


politique.

Quelle est la différence entre un oiseau ?

Si en cours de route vous arrivez à une fourche, prenez-


la.

Ou encore dans cette histoire :

Un client se présente à la caisse d’un cinéma avec un


énorme chien.

« Dites, mais c’est un grand Saint-Bernard que vous


avez là ?
— Oui, oui.
— Croyez-vous qu’il va apprécier le film ?
— Ça je ne le saurai que tout à l’heure. En tout cas, je
peux vous dire qu’il a dévoré le roman. »

– 83 –
L’art de raconter

Ces blagues qu’on appelle parfois de « non-sens »


s’opposent à toutes les lois de la logique. On parle à
ce propos parfois d’humour anglais. Allez savoir
pourquoi !
Finalement, quand Blaise Pascal disait en 1696
que « se moquer de la philosophie, c’est déjà
philosopher », il attirait déjà l’attention sur les deux
niveaux nécessaires à toute forme d’humour. Les
logiciens du XXe siècle qui ont disséqué l’autoréfé-
rence ont repris l’idée du théologien français.
Bertrand Russell aimait beaucoup rire. Quand on
lui demandait par exemple de définir le nombre
deux, il disait :
« C’est ce qu’il y a de commun entre un couple de fai-
sans et une paire de claques. »
Kurt Gödel secoua la communauté scientifique en
démontrant que dans tout système, il y a nécessai-
rement des affirmations indémontrables ou indéci-
dables. On pourrait adapter sa théorie aux éclats de
rire et affirmer : « Aucun petit traité des histoires
drôles ne pourra jamais être vraiment sérieux ni
complet ». C’est vrai que je n’ai pas évoqué ici les
blagues longues qui, par définition, sont trop lon-
gues, ni les blagues faciles qui, par définition tou-
jours, sont trop faciles.

– 84 –
L’art de raconter

Une petite blague facile quand même, en vitesse,


pur rappeler ce que c’est :

« Vous êtes dans une pièce avec un gangster, un violeur et


un avocat. Vous avez deux balles dans votre revolver.
Que faites vous ?
— Je tire sur l’avocat. Deux fois. »

Il nous reste un dernier sujet à traiter : comment


construit-on finalement une histoire drôle ?

Un directeur d’école mécontent convoque le père d’un


élève :
« Monsieur, j’ai demandé à vous voir parce que votre fils
vole sans cesse les stylos et les crayons de ses camarades.
— Je ne comprends pas, répond le père. Je lui en ramène
autant qu’il en souhaite du bureau. »

Les mécanismes de perception sont bien au cœur de


cet ouvrage et ils sont à l’origine de nombre de
malentendus. Mais une fois maîtrises – tant que faire
se peut ! –, ils sont alors autant de briques dispo-
nibles pour construire les meilleurs effets comiques.
Inventer une blague ! La créer de toutes pièces !
Voilà certes un jeu pour certains, mais bien une
nécessité pour d’autres, ceux qui en ont fait leur

– 85 –
L’art de raconter

métier. Comment faire ? Et comment protéger sa


création ? La grande majorité des blagues est ano-
nyme, elles n’ont ni auteur ni date de naissance,
elles entrent si vite dans la culture populaire que
l’inventeur ne se fait pas d’illusion, il ne sera le seul
à la connaître ou à la posséder que l’instant d’un
éclat de rire. Mais il gardera pour lui la satisfaction
personnelle, le secret du moment où il y a pensé.
Pour construire une blague, il faut revenir à ce qui
en fait son essence, au choc de deux perceptions,
résultat d’une ambiguïté de départ.
Procédons donc à l’envers et cherchons des ambi-
guïtés. Ce n’est pas difficile, tant de choses peuvent
être comprises de plusieurs manières. Il y a les
ambiguïtés du langage. Plus le mot est banal et
courant, plus le nombre d’interprétations possibles
sera d’ailleurs grand. Prenons pour commencer le
verbe « avoir » :

Deux amis se rencontrent :


« Je ne sais pas si tu le sais, mais ma belle-mère est décé-
dée.
— Ah, et qu’est ce qu’elle avait ?
— Oh, juste un carnet d’épargne et un petit
appartement. »

– 86 –
L’art de raconter

Si l’on prend l’expression « passer par la tête », il


est possible de construire la blague suivante :

« Quelle est la dernière chose qui passe par la tête d’un


moustique, au moment où il se fait écraser ?
— Ses pattes arrière ! »

Et voilà, l’histoire drôle est construite. De très


nombreuses variantes sont possibles, à vous
d’essayer…
Ce type d’ambiguïté n’est pas toujours transposa-
ble dans une autre langue. Prenons le verbe
« être » :

« How is your wife ?


— Compared to what ? »

Le verbe être est particulièrement riche. Certains


auteurs prétendent même qu’en grec ancien, il se
disait de dix manières différentes, ce qui explique-
rait que le système aristotélicien soit construit
autour de dix catégories…
L’ambiguïté porte en elle un potentiel de rire
important. Jacques Tati l’avait bien compris. Dans
un de ses films, une scène a lieu dans une prison.

– 87 –
L’art de raconter

Un gardien assis à son bureau se sent un peu


engourdi par l’inactivité. Il joint alors les mains
derrière la nuque et s’étire en écartant les coudes en
arrière. À ce moment précis, encadré par deux
policiers, un prisonnier passe dans la pièce. Et lui
aussi a les mains jointes derrière la nuque… Ce gag
avait bien été construit sur une ambiguïté. Dans ce
cas-ci, elle était visuelle plutôt que linguistique,
mais cela ne change rien au principe (nous revien-
drons sur ce point au chapitre suivant).
Un troisième cas d’ambiguïté est plus conceptuel,
ni liée au mot, ni à l’image. La double ou triple
interprétation possible renvoie alors à la situation
elle-même.

Cohérence
Oui Non

Oui

1 3
Surprise

Non

2 Impossible

– 88 –
L’art de raconter

Comment construire l’incongruité ? Le plus


simple est de partir – comme un consultant ! –
d’une petite matrice !
Le quadrant (1) en haut à gauche est le terrain à
bâtir des blagues bien construites.
Imaginons une histoire qui commence de la
manière suivante :

Une amie se rend chez une voisine occupée à coudre avec


sa machine ultramoderne :
« Combien de temps crois-tu que tu vas encore coudre ?
demande-t-elle.
— Jusqu’à 17 heures environ… »

Quelle pourrait être la réplique suivante ? Trois cas


sont possibles. Les deux premiers, d’abord :
« Pourrais-je l’emprunter alors ? » (2 – Cohérent et
non surprenant)
« Il y a pleine lune aujourd’hui. » (3 – Non cohérent
et surprenant)
Aucun des deux cas ne provoque le sourire. Par
contre si l’amie répond :
« Donc tu n’as pas besoin de ta voiture d’ici-là. Puis-je
l’emprunter ? » (1)

– 89 –
L’art de raconter

Surprenant mais pas incohérent. On retrouve


l’idée de l’« autre logique », on a donc construit
une blague. Mais attention, la construction n’est
pas toujours aussi rigoureuse, il n’existe pas de
machines à blagues. Certains humoristes prennent
à juste titre une distance par rapport à la règle.
Quand Pierre Desproges disait « Marguerite Duras
n’a pas écrit que des c…, elle en a aussi filmées », il se
moquait certes de l’écrivain, mais aussi de la
grammaire !
POURQUOI
LE CARTOON ?

Nous avons défini la blague comme une forme


d’« humour de l’instant ». Le conteur sait qu’en
règle générale, les plus courtes sont bien les
meilleures ! La puissance d’une blague réside dans
la détente et le décalage de sa chute. Mais au fond,
quelle est la durée minimum d’une histoire drôle ?
Peut-on passer d’un humour de l’instant à un
humour instantané ? La réponse est oui. Quand
t = 0, l’éclat de rire reste possible : bienvenue dans
le monde du cartoon, de la caricature, de l’illustra-
tion surprenante. Bienvenue dans l’univers des
dessinateurs de presse et des blagues qu’il est impos-
sible de raconter.
Dans ses Curiosités esthétiques, Charles Baudelaire
dit les choses clairement :
« Le dessin est une lutte entre la nature et l’artiste. »

– 91 –
Pourquoi le cartoon ?

Et tout semble dit. Je le paraphraserais volontiers :


le dessin de presse est une lutte entre l’actualité et
le cartooniste. Pour une majorité d’entre eux, c’est
d’ailleurs une lutte de tous les jours. Chaque
matin, les gestes se répètent. Les quotidiens sont
ouverts. Mon dessin est-il bien mis en page ? N’ai-
je pas choisi un mauvais sujet ? Qu’ont fait les
autres ? La radio est allumée. Que vais-je faire
aujourd’hui ? Comment vais-je étonner, une fois
encore ?
Baudelaire met la barre haut quand il parle de
l’artiste.
« Il ne s’agit pas pour lui de copier, mais d’interpréter »,
ajoute-t-il.
Le dessinateur de presse le sait bien. L’actualité
n’invite que rarement à rire, elle ne tend que peu de
perches à l’humoriste, elle n’offre quasiment pas de
prêt-à-dessiner. Et quand, exceptionnellement,
elle donne au dessinateur le plaisir d’une idée
immédiate, c’est pour mieux lui rappeler encore
que c’est elle qui fixe les règles.
Aujourd’hui, comme hier et comme demain, il lui
faudra donc lutter, seul. Le cartooniste devra saisir
l’actualité de toutes ses forces, la mettre en pers-

– 92 –
Pourquoi le cartoon ?

pective, changer de point de vue, oser des rappro-


chements étonnants. Il lui faudra tordre les
événements du jour, les triturer, les étirer, les broyer.
Et la lutte sera longue. Les heures passent et l’idée
ne vient pas. Ou alors elle est faible, sans saveur,
décevante et donc – professionnalisme oblige – reje-
tée. Les heures passent, l’étincelle se fait attendre.
Que ce doit être lourd d’offrir chaque jour un
dessin léger ! Comme ce doit être compliqué
d’offrir quotidiennement un cartoon simple, ins-
tantané, cristallin, un cartoon qui jaillira aux yeux
du lecteur comme un cadeau-surprise !
Combien d’heures doivent-ils donc lutter, ces car-
toonistes, pour offrir une ou deux secondes de
bonheur ? Et cette lutte ne s’achève même pas
quand l’échéance des rotatives approche, quand est
venue l’heure du téléchargement. Le gong ne sauve
que rarement un cartooniste car il a toujours envie
de faire mieux.
Le temps ne mesure pas son travail. Chaque dessin
représente une vie de travail. Le talent s’est accu-
mulé pendant des dizaines d’années. L’ardeur au
cartoon ne s’est pas relâchée une seule fois car seule
une imagination sous pression constante peut faire

– 93 –
Pourquoi le cartoon ?

éclater l’actualité et faire naître alors un paradoxe


subtil, un lien étrange, une ambiguïté du langage
ou une analogie en contre-pied.

Si le dessin de presse est une lutte entre l’actualité


et le cartooniste, il nous faut nous lecteurs, lutter
pour les cartoonistes. Dans son numéro d’octobre
2006, le magazine américain Utne Reader nous met
en garde. Le cartoon est en danger. Cisaillé entre
une volonté officielle de réduction des coûts et une
autre plus insidieuse de « politiquement correct »,
le dessin de presse est une espèce menacée. Suivant
l’Association américaine des cartoonistes, ils ne
seraient plus que 80 aujourd’hui pour… 2000 il y a
un peu plus de vingt ans. Maintenant qu’Internet
rend la chose possible, beaucoup de rédacteurs en
chef font en effet d’un clic deux coups. En réutili-
sant un cartoon lointain, ils payent moins cher et
s’évitent des ennuis éventuels avec l’establishment
local.

Ceux qui croient en la liberté de la presse devraient


s’inquiéter. Et se battre. Lutter pour que dans ce
monde de l’image, le cartoon retrouve sa place à la
une, place qui était la sienne au début du XXe siè-
cle. À cette époque, le cartoon était la fierté du

– 94 –
Pourquoi le cartoon ?

journal. Le cartooniste permettait de donner une


identité à un quotidien, de le distinguer au premier
coup d’œil de ses concurrents.

Ce n’est pas étonnant. Le bon dessin de presse est


un diamant produit par l’esprit humain, dans ce
qu’il a de plus fort, au confluent de l’intelligence et
de l’humour. Il brille dans les journaux que nous
lisons.

Pourquoi sont-ils tant appréciés ? Et pourquoi


sont-ils si importants ?

C’est parce que le cartoon contient tous les ingré-


dients du moment magique de la pensée, celui où
jaillit l’idée nouvelle…

Argumentons un peu. Contrairement au proverbe,


un dessin ne vaut pas mieux qu’un long discours. Il
faut l’un et l’autre. Le dessin est donné immédiate-
ment et s’adresse au cerveau droit, les mots sont en
séquence et sont destinés au cerveau gauche. La
qualité de l’un ne compense pas les faiblesses de
l’autre. Ce n’est pas une addition de messages, c’est
une multiplication de la communication. La logi-
que des mots entre alors en résonance avec la
magie du dessin. Magie, image, imagination. Tout

– 95 –
Pourquoi le cartoon ?

se tient. Mais celui qui sait dessiner les idées et qui


sait croquer la pensée est aussi celui qui a (beau-
coup) travaillé ses quatre talents et dons :
– Le cartooniste aime sourire et rire. Il aime faire
sourire et faire rire. Il veut surprendre, étonner
car il sait que là réside sa force.
– Quand il a sous les yeux ce que tout le monde a
sous les yeux, un artiste a néanmoins la faculté
de voir ce que personne n’a vu. Comme Salva-
dor Dali qui voit une chaîne de montagne là où
les autres voient un visage, comme Arcimboldo
qui voit un visage là où il n’y a pour beaucoup
qu’un plat de fruits frais, le cartooniste aussi voit
un spermatozoïde plutôt que la souris d’un
ordinateur, ou un piano à queue plutôt qu’une
carte de l’Afrique.
– Le cartooniste fait des liens inédits entre des
éléments qui sont dits (parfois même depuis
longtemps). Plantu dans Le Monde, Kroll dans
Le Soir ou encore Cécile Bertrand dans La Libre
Belgique relient souvent des événements que,
par ailleurs, beaucoup de pages séparent. Des
footballeurs se retrouvent ainsi ministres, tout
comme un patron d’entreprise devient anima-
teur de télévision.

– 96 –
Pourquoi le cartoon ?

– Le dessinateur fait appel à l’imagination et tout


devient possible. Un cheval peut tout à coup
calculer, une machine se mettre à rire, les arbres
monter jusqu’au ciel…
Pourquoi le cartoon ? La réponse tient dans ce
constat : les quatre caractéristiques qui font le bon
cartooniste sont aussi celles du moment créatif :
– L’humour est un combustible de l’imagination.
L’étonnement, le rire, l’admiration… est une
séquence classique pour mener à l’Eurêka.
Arthur Koestler la résumait d’une formule
choc : « Ah – Haha – Aha ! »
– Avoir une idée nouvelle correspond à un chan-
gement de perception. Ce n’est pas la réalité qui
est changée, c’est la manière de la voir.
– L’idée nouvelle est bien souvent un lien nouveau
établi au-delà des résistances premières. On
retrouve la « bissociation », cette démarche plus
audacieuse et plus volontariste que la simple
association.
– La créativité vient à celui qui éteint – momenta-
nément – sa faculté de juger. Il sait que la
meilleure manière d’avoir une bonne idée, c’est
d’en avoir beaucoup. Et que la quantité n’est
possible que si les règles sont oubliées.

– 97 –
Pourquoi le cartoon ?

Un bel exemple de ce quadruple constat nous est


donné ci-dessous. Publié en 1969 dans le maga-
zine Pilote, Jean-François Batellier y dénonce,
d’une bissociation puissante, les méfaits d’un urba-
nisme sauvage (ce dessin ainsi que 10 000 autres de
80 artistes différents sont disponibles sur www.car-
toonbase.com).

Pourquoi le cartoon ? Parce qu’on y trouve les


quatre dimensions de la créativité. Le cartoon est
le canif suisse de l’imagination. Il apparaît à celui

– 98 –
Pourquoi le cartoon ?

qui étonne, change de regard, ose des liens inédits


et fait disparaître la critique.
La matière première du cartooniste est le stéréo-
type et il nous aide ainsi à les débusquer. Le Belge
est dessiné avec son cornet de frites, le Français
avec sa baguette et l’Italien avec son plat de spa-
ghettis. La caricature est à la fois le point de départ
du cartooniste et son point d’arrivée. Le saut créa-
tif le fait passer d’une exagération à une autre.
J’allais presque écrire « le fait simplement passer ».
Dans le cas particulier où le cartoon est constitué
d’une suite de deux ou trois dessins, le dessinateur
montre une autre voie de la créativité. Celle qui
passe par la découverte d’une structure inattendue
car les rapports de proportion sont à la base de la
pensée analogique11.
Devenir créatif, c’est devenir cartooniste de son
propre monde car le premier moment de la trou-
vaille a tout d’un dessin humoristique. Quand une
idée nouvelle se donne à l’inventeur, l’étincelle met
le feu aux poudres des concepts et fait exploser l’un
ou l’autre stéréotype. Le principe de la machine à
vapeur est né de l’inversion du principe de la
pompe. Edison a inventé la lampe incandescente
quand il a voulu produire de la lumière en empê-

– 99 –
Pourquoi le cartoon ?

chant quelque chose de brûler. Le Post-it s’est


donné à celui qui a osé de la colle qui ne colle pas.
Pathfinder est arrivé avec succès sur la planète
Mars, entouré d’airbags, en rebondissant comme
un ballon de football.
Toutes ces idées se sont avérées bonnes, très
bonnes mêmes. Parce que, le jour de leur nais-
sance, elles étaient un cartoon. Ou presque…
L’illumination consiste en une réorganisation de la
perception, en une nouvelle représentation de
l’existant. Inventer de nouvelles choses, c’est dans
un premier temps imaginer de nouveaux liens
entre des choses existantes. Et Arthur Koestler
ajoute :
« Plus banales sont les parties, et plus violent est le choc
du nouveau tout perçu ! »
Devenir de temps en temps cartooniste de sa
propre vie, c’est donc bien une condition sine qua
non de la créativité. Mais être créatif, c’est aussi se
savoir incomplet, éprouver le besoin de l’autre pour
poursuivre. Comme tous ceux qui imaginent des
cartoons partout… mais ne savent pas dessiner !
Merci les artistes. Merci les cartoonistes.
ENVOI

J’ai essayé jusqu’ici de rester politiquement correct


et n’ai pas rapporté l’histoire de ce médecin qui dit
à son patient, atteint de la maladie d’Alzheimer,
qu’il pourra dorénavant cacher ses propres œufs de
Pâques. Je n’ai pas non plus raconté celle-ci :

Deux amis évoquent des souvenirs :


« En tout cas je n’ai pas dormi avec ma femme avant
d’être marié. Et toi ?
— Je ne sais pas. Quel est déjà son nom de jeune
fille ? »

Ce petit traité doit se terminer avant de devenir


interminable. Et l’essentiel a été dit.

– 101 –
Envoi

Nous avons essayé de relever le défi lancé par


Wittgenstein. Peut-être aurait-il fallu être plus
prudent ? Le philosophe autrichien était un être
tourmenté. Il se posa par exemple un jour la
question :

« Que reste-t-il si je soustrais le fait que mon bras se lève


du fait que je lève mon bras ? »

Il parle aussi dans un de ses textes d’un homme


qui, ne parvenant pas à croire une nouvelle parue
dans son journal, en acheta une centaine d’exem-
plaires pour se persuader. Et Wittgenstein résuma
le tout en disant :

« L’humour n’est pas un état de l’être, mais une manière


pour lui de regarder le monde. »

Peut-être que le philosophe autrichien est trop dif-


ficile à comprendre, et que nous aurions dû suivre
le conseil de Pierre Dac qui disait :
« Avant de commencer à penser, il faut bien réfléchir ! »
Ou alors peut-être suffit-il de ne plus confondre le
sérieux et le solennel, peut être faut-il arrêter de
croire que le premier est indissociable du second.

– 102 –
Envoi

Raconter une histoire drôle ne signifie pas ne pas


prendre les choses au sérieux. Raconter une blague
est une attitude humaine qui consiste à faire du
bien aux humains.
Décidément, ce petit traité est intraitable. Il faut y
mettre un terme. Avec une dernière histoire bien
sûr, une histoire qui me touche particulièrement :

« Quelle est la différence entre un mathématicien et un


philosophe ?
— Tous deux ont certes besoin de très peu de choses pour
travailler. Le mathématicien se contente d’un cahier,
de crayons et d’une corbeille à papier. Le philosophe
n’a même pas besoin de corbeille. »
NOTES

1. Derek Jarman, Smiling in Slow Motion, p. 140. : « Wittgenstein :


“Tu sais, j’aurais voulu écrire une œuvre philosophique qui fut
exclusivement composée de blagues.” Keynes : “Pourquoi ne l’as-
tu pas fait ?” Wittgenstein : “Hélas, je n’avais pas le sens de
l’humour.” »
2. Au XVIIe siècle, Fermat prétendit qu’aucun cube de nombre entier
n’était la somme de deux autres cubes. La preuve n’en fut apporté
qu’en 1997. Mais il y a une grosse différence. Car si en mathéma-
tiques, il est possible de démontrer, en philosophie, il n’est possi-
ble que de montrer.
3. Les philosophes de l’Antiquité (Cicéron, Marc-Aurèle, etc.) par-
lent des vertus du rire, notamment pour lutter contre la mélanco-
lie et s’accommoder des malheurs de l’existence. Le rire devient
un exercice spirituel. Voir Pierre Hadot, Exercices spirituels et phi-
losophie antique, Éditions Albin Michel, 2002.
4. Exception faite lorsqu’ils se moquent, avec beaucoup d’humour et
de sarcasmes, de leurs prédécesseurs. La finalité est aussi théra-
peutique (nous guérir de nos crampes mentales) : c’est probable-
ment en ce sens que Wittgenstein le voyait.
5. Le philosophe ne peut s’empêcher de classer. Le niveau d’agressi-
vité pourrait être une manière de le faire. Cela donnerait ici, par
ordre de violence croissante : la farce, le calembour, la grimace, le
poisson d’avril, la caméra cachée, la parodie, l’ironie, la satire.

– 105 –
Notes

6. Dominique Noguez va encore plus loin dans sa description de la


blague grâce à une figure de style au nom rébarbatif. Il nous invite
à analyser l’humour comme un « enthymème », c’est-à-dire
comme un raisonnement dans lequel une ou deux propositions
sont sous-entendues. Comme l’humoriste ne parle pas de ses
valeurs et ne déduit rien de son propos, une blague se réduirait à
un « syllogisme doublement tronqué » où il ne resterait que la
mineure, mais une mineure fournie dans les moindres détails.
7. Spécialistes du sens, les philosophes ne sont plus habitués, comme
dans le sens commun, à confondre les niveaux sémantiques. On
considère qu’un grand artiste est celui qui a réussi à dépasser la
technique, donc, un grand philosophe serait celui qui aurait
dépassé les niveaux sémantiques et devrait être…. un grand
blagueur !
8. 1905 fut décidément fertile en nouveaux concepts. C’est cette
même année que Einstein déstabilisa la physique de Newton et
que Russell atomisa la logique d’Aristote !
9. Rappel : les deux indémontrables les plus connus sont le modus
ponens (« Si le premier, le second, or le premier, donc le second »)
et le modus tollens (« Si le premier, le second, or pas le second, donc
pas le premier »). La simplicité et l’évidence de ces deux raisonne-
ments nous permet de les accepter sans démonstration. Mais ces
deux indémontrables mettent en évidence deux raisonnements
incorrects que l’on rencontre souvent.
Prenons la prémisse « Si Amélie parle, elle est présente ». Les deux
erreurs logiques seraient de déduire : « Or elle est présente, donc
elle parle » ou « Or elle ne parle pas, donc elle n’est pas présente ».
10. Ce bel exemple d’autoréférence m’a été rapporté par un ancien
élève, Pierre-Hugo Schorine, que je remercie ici.
11. Il y a 30 ans, j’ai publié des articles sur la thermodynamique. Une
coquille délicieuse m’avait fait bien rire : « la loi des gags
parfaits ».
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Guirlinger Lucien, De l’ironie à l’humour, un parcours
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Klatzmann Joseph, L’Humour juif, PUF, « Que
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Mongin Olivier, De quoi rire ? Giboulées/Galli-


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Noguez Dominique, L’Arc-en-ciel des humours,
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Smadja Éric, Le Rire, PUF, « Que sais-je ? », 1996.
Stendhal, Du rire. Essai philosophique sur un sujet
difficile, Payot & Rivages, 2005.
Ziv A., Diem J. M., Le Sens de l’humour, Bordas,
1987.
Composé par Nathalie Bernick

N° d’éditeur : 3948

Dépôt légal : novembre 2009


Wittgenstein dit un jour à Keynes : « J’aurais aimé
écrire une œuvre philosophique exclusivement
composée de blagues. »
– Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? demande Keynes.
– Malheureusement, je n’ai pas le sens de l’humour,
rétorque Wittgenstein.

Luc de Brabandere relève le défi.


– Quels philosophes s’intéressèrent au rire et à
l’humour ? Qu’en dirent-ils ?
– Parmi les nombreuses formes d’humour, où se
situe l’histoire drôle ?
– Comment expliquer ce qui provoque l’éclat de
rire ?
– Quelles sont les règles que respectent les
« professionnels du rire » ?
Sous une plume d’une grande finesse et d’une
élégance rare, ce texte incite à la réflexion et
permet de s’instruire tout en se divertissant. Il
est parsemé d’histoires amusantes, sélectionnées www.loaloa.net

en fonction de leur qualité et de leur degré


d’exemplarité.
Code éditeur : G54520 • ISBN : 978-2-212-54520-3
Luc de Brabandere
a, tout comme son livre,
u n p ro fi l a t y p i q u e.
Mathématicien et
ancien directeur
général de la Bourse
de Bruxelles, il se
consacre désormais à la
philosophie. Directeur
Associé du Boston
Consulting Group, il est
l’auteur de nombreux
ouvrages sur la créativité
et la stratégie.

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