Malraux et Goya
Saturne, le destin, l’art et Goya
Jean-Pierre Zarader
Philopsis : Revue numérique
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Dès cette note liminaire, au seuil donc de son Goya, Malraux y précise
son projet, comme il le fera au seuil de la Métamorphose des dieux, dans Le
Surnaturel. Et il n’est pas indifférent de noter que ce projet se définit
d’abord, dans les deux cas, de manière négative. Dans la Métamorphose des
dieux, Malraux prendra soin de distinguer son ouvrage de toute histoire de
l’art entendue au sens traditionnel du terme : «Ce livre n’a pour objet ni une
histoire de l’art - bien que la nature même de la création artistique m’y
contraigne souvent à suivre l’histoire pas à pas - ni une esthétique ; mais
bien la signification que prend la présence d’une éternelle réponse à
l’interrogation que pose à l’homme sa part d’éternité - lorsqu’elle surgit dans
la première civilisation consciente d’ignorer la signification de l’homme» 1.
Or il en va exactement de même dans Goya : Malraux y précise d’emblée
que ce livre n’est ni une biographie, ni une monographie. Il n’y a là, faut-il le
dire, ni précaution de style, ni coquetterie d’auteur. Bien plutôt faut-il
comprendre que ces œuvres, et le Goya en particulier, opèrent une rupture à
l’égard de toutes les approches traditionnelles de l’art. Or c’est en termes de
rupture, précisément, que Malraux définit le génie :
A travers cet essai de Malraux sur Goya, ce n’est donc pas tant Goya
que nous essaierons de comprendre, que la conception malrucienne de la
création telle qu’elle s’expose à propos de Goya, comme elle s’exposera ,
dans La Tête d’Obsidienne, à propos de Picasso. C’est dire qu’il s’agira
moins ici d’une réflexion sur Goya que d’une réflexion sur Malraux.
Telle est donc la première phrase sur laquelle s’ouvre l’ouvrage de
Malraux : 2. Cette double négation - ni monographie, ni biographie - inscrit
délibérément le projet malrucien dans une relation de rupture par rapport au
1
La Métamorphose des dieux, Paris, éd. Gallimard, 1957, p. 35.
2
Saturne, le destin, l'art et Goya, Paris, éd. Gallimard, 1978, p. 9.
2
scientisme de l’époque, et c’est ce même élément de rupture que nous
verrons souligné à la fin du premier chapitre1. La rupture permettant de
définir l’acte créateur, on peut donc affirmer que ce n’est pas en historien
que Malraux se penche sur un créateur, mais en créateur - en créateur d’une
nouvelle approche de l’art : la psychologie de l’art. C’est donc ce refus du
scientisme dominant qui va nous retenir d’abord, puisque c’est sur ce refus
que s’ouvre le livre et que c’est lui qui constitue l’originalité de l’approche
malrucienne.
Le refus de la monographie. Malraux commence donc par affirmer
que ce livre n’est pas une monographie. Qu’est-ce qu’une monographie ?
Selon la définition du Robert, c’est . Le Robert illustre même cette définition
en évoquant le projet de Renan : . Or l’entreprise malrucienne est à l’opposé
d’un tel projet et de l’ambition pour le moins naïve qui le sous-tend. Son
étude n’est pas complète, elle ne se propose pas d’épuiser son sujet (l’énigme
que constitue la création est proprement inépuisable), et celui-ci n’est
nullement restreint (puisque, en toute création, c’est la lutte de l’homme
contre le destin qui se joue). Il s’agit bien plutôt d’élucider une , celle de
répondre 2. Ce n’est évidemment pas là un sujet restreint, et il n’est pas
question, pour Malraux, d’épuiser un tel sujet. C’est qu’à l’opposé de toute
approche historiciste ou psychologique de la création, qui n’atteindrait que
des produits, Malraux ne cessera d’affirmer que la création est de l’ordre de
l’énigme : on se contentera donc ici d’une tentative d’élucidation qui est à
l’opposé de l’arrogance explicative propre au scientisme et à ses .
Le refus de la biographie. Cette humilité, opposée à l’arrogance
scientiste, est encore plus nette dans le refus de l’approche purement
biographique. Si ce livre n’est pas une monographie, il est, écrit Malraux, .
Il convient avant tout de montrer qu’il n’y a là, malgré les apparences,
aucune contradiction.
Si Malraux affirme d’abord que ce livre n’est pas une biographie, c’est
que ce n’est pas la vie de Goya qui l’intéresse. C’est là une position
constante dans l’œuvre de Malraux. Il ne croit pas que les d’une vie puissent
éclairer le d’une œuvre créatrice. C’est cette distinction - que Malraux ne
thématise jamais - entre le secret et le mystère, parallèle à celle de l’homme
et de l’œuvre, qui est ici fondamentale. Les analyses des Voix du silence sont
à cet égard particulièrement éclairantes. 3. Il s’agit bien là, à proprement
parler, d’une faculté trans-formatrice, c’est-à-dire de la création de formes
nouvelles, ce par quoi se définit le génie. Ce qui intéresse Malraux, c’est de
tenter d’approcher le mystère de la création, non de percer le secret d’une
vie. Il est en effet persuadé, à l’encontre d’une tendance dominante de la
modernité, que le secret ne livrera jamais la clef du mystère. On comprend
dès lors le mépris qu’il manifeste à l’égard de ce misérable , qui ne concerne
jamais que la biographie : celui-ci serait-il mis à jour, il ne nous permettrait
pas pour autant d’éclairer cette énigme que constitue le création artistique.
Celle-ci est d’un autre ordre, irréductible à la pure biographie individuelle ou
collective. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les liens entre l’homme
1
(Saturne, p. 21).
2
Id., p. 10.
3
Les voix du silence, p. 418.
4
pictural. L’idée fondamentale est que la vie ne détermine pas l’œuvre, et que
la biographie d’un artiste ne saurait donc avoir un rôle d’explication de
l’œuvre. Idée qui peut sembler banale aujourd’hui, mais qui ne l’était pas à
l’époque, et qui se fonde, chez Malraux, dans la notion même d’imaginaire.
La biographie n’est pas pour autant sans intérêt, pour qui veut aborder
une œuvre comme celle de Goya, dans la mesure où elle met en évidence un
élément de rupture que l’on retrouve dans l’œuvre créatrice : il y a bien une
correspondance entre la maladie d’une part (cette surdité, cette infirmité,
cette entrée dans l’irrémédiable dont il croit, au dire de ses amis être
responsable) et cette nouvelle œuvre qui est en train de naître (et qu’inaugure
précisément L’enterrement de la sardine), dans laquelle Goya cesse de
plaire, de dessiner à l’italienne avec soin et brio1. Ce n’est donc pas un
hasard si Malraux s’est penché sur la biographie - d’artiste - de Goya
(comme plus tard, dans La Tête d’obsidienne, sur celle de Picasso) dont la
vie et l’œuvre, indissolublement, sont faites de ruptures et de crises : c’est
que cet élément de rupture - au niveau de l’œuvre - définit précisément le
génie2.
Encore conviendrait-il de nuancer ce point, comme Malraux nous y
invite lui-même dans Les Voix du silence3. C’est que toute biographie, même
la moins tragique qu’on puisse imaginer, est faite de ruptures, et cela dans la
mesure même où la vie - toute vie - est passage de l’adolescence à la
vieillesse. Toute vie, en ce sens, est métamorphose, et c’est cette
métamorphose vécue qui se retrouvera - métamorphosée - dans la
métamorphose de l’œuvre. C’est en ce sens que Malraux peut écrire : «La
vie même, parce qu’elle est passage de l’adolescence à la vieillesse, fait que
le sentiment le plus profond de l’homme ne se conçoit, lui aussi, que selon
une métamorphose. Si ce qui séparait l’artiste de l’époque qui précédait la
sienne le contraignait à en modifier les formes, et ce qui le séparait de ses
maîtres à modifier les leurs, ce qui le sépare de ce qu’il fut le contraint à
modifier les siennes» 4.
Il importe cependant de bien saisir ici ce qui constitue l’originalité de
la pensée malrucienne. Car pour Malraux, de ces deux ruptures - celle de la
vie et celle de l’œuvre -, c’est la seconde - celle de l’œuvre - qui,
contrairement à une opinion reçue, est la plus importante. On pourrait dire,
en ce sens, que ce n’est pas tant la vie qui explique l’œuvre que cette
1
Cette analyse, que l'on trouve dans Saturne, est encore plus nette dans le
chapitre sur Goya du Triangle noir (texte qui reprend, pour l'essentiel, le Saturne) :
«Il découvre son génie le jour où il ose cesser de plaire. Sa solitude rompt le
dialogue avec son époque (...) L’enterrement de la sardine, scène au même titre que
les cartons de tapisserie qui le précèdent, se sépare de tout l'art de son temps, d'abord
par le refus de séduire» (Le Triangle noir, éd. , p. 60) ; (Ibid., p. 61).
2
Cet élément de ruture se retrouve d'ailleurs dans la vie et l'œuvre de
Malraux lui-même. Nous avons montré ailleurs (, dans Malraux ou la pensée de
l'art, Vinci, 1996, 2ème éd. Ellipses, 1998) que si Malraux a commencé par la voie
romanesque pour finir par une psychologie de l'art, c'est parce que les romans
malruciens étaient porteurs d'un idéal qui ne pouvait trouver sa pleine effectivité que
dans le Musée Imaginaire et la réflexion sur l'art.
3
Voir p. 415.
4
Ibid.. Souligné par nous.
1
Id., p. 418.
2
Id., p. 340.
3
Il s'agit bien ici d'une illusion, puisque nous sommes profondément
intéressés à une telle erreur : elle nous permet d'éluder le problème que constitue
l'énigme de la création.
4
Critique de la faculté de juger, éd. Vrin, 1968, § 46, p. 138.
6
soit comme un génie (en tant qu’artiste). Et il arrive parfois - souvent ? - que
ces deux niveaux, pourtant distincts, se mêlent et se confondent. Malraux
décrit cette en une page admirable des Voix du silence qu’on ne peut que
citer : «Je crois que lorsque Cézanne se disait un raté, ce n’était pas qu’il se
méprît sur sa peinture, mais qu’il ne pouvait croire - ce jour là - que M.
Cézanne fût digne de rivaliser avec Poussin. Quant à M. Poussin, il n’y
songeait pas (...). Tout artiste véritable se tient alternativement (ou à la fois),
pour ce qu’il est et pour un raté... Le cri de Cézanne n’a pas la même origine
que le du premier venu. L’affreux de Gauguin, pourtant si conscient de sa
valeur, n’est pas écrit devant une toile dont il doute, mais devant sa jambe
qui pourrit. Ce n’est pas sa peinture qui est alors vaincue : mais l’opinion
qu’ont de lui la plupart des autres (et d’abord sa femme) qui est victorieuse.
Même à l’instant où il écrit sa lettre, il sait que la longue agonie dans la case
de La Dominique n’emportera pas, avec son malheureux corps, l’œuvre de
Paul Gaughin» 1.
Il y a donc une solitude essentielle de l’artiste pour Malraux, de même
qu’il y a une solitude essentielle du héros pour Hegel. Car cette
incompréhension entre Gauguin et sa femme, évoquée par Les Voix du
silence, ne fait que reproduire l’incompréhension célèbre entre le héros et
son valet de chambre, analysée par Hegel dans la Phénoménologie de
l’esprit : «Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre ; mais non parce
que le héros n’est pas un héros, mais parce que le valet de chambre est un
valet de chambre, avec lequel le héros n’a pas affaire en tant que héros, mais
en tant que mangeant, buvant, s’habillant, en général en tant qu’homme
privé dans la singularité du besoin et de la représentation»2. Ce qui apparaît
dans l’un et l’autre cas, chez Hegel comme chez Malraux, c’est une
contingence résiduelle, liée à l’individualité, que rien ne saurait sauver dans
la mesure même où elle se distingue, comme telle, de l’universel. L’artiste
est grand par son génie, son pouvoir de créer des formes, non en tant
qu’homme, que 3; de même que le grand homme ou le héros hégélien est
grand par son accord avec l’universel, avec l’histoire, non en tant qu’.
S’efforçant de définir le Génie, Malraux retrouve les analyses
kantiennes, notamment l’opposion du génie et de l’imitation servile. Si le
génie, pour Kant, «donne des règles à l’art«, c’est qu’il rompt avec le passé,
inaugure une nouvelle manière. Or, cette volonté de rupture est fortement
soulignée par Malraux. Elle est, sinon l’art lui-même, le il n’y aurait pas
d’art : «Que poursuivent donc ces schèmes ? Ils ne sont à aucun degré des
abstractions du ; chacun exprime une volonté obscure et fanatique de
rupture avec l’art dont il est né... Pour le modeleur sumérien comme pour
Raphaël, c’est à la rupture que l’art commence ; elle n’est pas l’art, mais il
n’y a pas d’art sans elle»4.
Cette volonté de rupture est si essentielle à la création artistique, que
c’est elle qui permet de distinguer les des et des : 5. Sans doute le mot école
1
Les Voix du silence, p. 342.
2
Phénoménologie de l'esprit, éd. Aubier, 1941, p. 194-195.
3
La Tête d'obsidienne, éd.,p. 12.
4
Les Voix du silence, p. 336.
5
Id., p. 362.
1
Id., p. 358.
2
Ibid., p. 358.
3
Id., p. 359.
4
Id., p. 357.
5
Id., p. 418.
6
L'Homme précaire et la littérature, p. 7.
8
anticipant sur la notion de Musée Imaginaire et sur cette co-présence
anachronique des différentes œuvres du passé (mais dont aucune,
précisément, n’est passée)1, disait assez que le lien unissant les œuvres ne
pouvait être la pure chronologie mais bien le pouvoir de résurrection né de
l’émotion que nous éprouvons : 2. C’est cette présence qui constitue l’énigme
de la création et qui nous interdit de réduire celle-ci à l’histoire : 3.
1
C'eet cette présence des œuvres nées dans des civilisations elles-mêmes
disparues qui distingue la thèse de l'auteur des Voix du silence de celle d'un Spengler
dans le Déclin de l'Occident. (p. 617).
2
L'Homme précaire, p. 7.
3
Les Voix du silence, p. 612
4
Saturne, p. 11, 20.
5
Les Voix du silence, p. 343.
6
Saturne, p. 20.
1
Id., p. 11.
2
On pense à l'affirmation du Triangle noir (p. 58) :
3
Saturne, p. 21.
4
Saturne, p. 19.
5
Saturne, p. 20.
6
Cette opposition est reprise plusieurs fois dans Saturne, pp. 19, 112, 160.
10
dont il est (ou mieux : dont il semble être) issu. Il convient de remarquer que
Malraux inverse ici l’analyse traditionnelle : loin que le spectacle (le )
précède et détermine le tableau, il faut affirmer qu’il existe une véritable
priorité (et même, paradoxalement, une antériorité) du tableau sur le
spectacle. C’est en ce sens qu’il écrit, dans La Tête d’obsidienne, à propos de
Picasso : 1. Malraux en arrive même à contredire Goya lorsque ce dernier
affirme dessiner ses rêves. En bonne logique malrucienne, c’est l’inverse qui
seul peut être vrai : «Il dessine comme en rêve et il affirmera, dans les
Visions d’une Nuit, dessiner ses rêves. Mais la nuit n’est pas si irrationnelle ;
qu’il précise ses cauchemards, et nous voyons qu’il en était venu à rêver ses
dessins. Ce génie obsédé l’est d’abord par ses propres créations, et ses rêves
trop précis ressemblent plus à ses dessins, que ses dessins à des rêves...» 2. Le
monde de l’art est donc un monde autonome, c’est un monde de formes, ce
monde de l’imaginaire qu’on ne saurait réduire à celui des vivants (qui est
celui de l’Apparence auquel l’œuvre d’art s’oppose comme un anti-destin).
C’est dans ce monde que vit l’artiste (en tant qu’artiste), et c’est contre les
formes héritées de ses maîtres qu’il lutte - et ce n’est nullement dans le réel
que s’enracine son œuvre. C’est en ce sens que Malraux écrit, dans
L’Homme précaire : 3.
Ce qui est en jeu ici, c’est bien la spécificité de la peinture (ou de la
littérature) et le refus radical de considérer l’œuvre d’art comme une simple
imitation du réel. On sait que Maurice Denis est l’un des premiers à avoir
souligné avec force la spécificité de la peinture : «Se rappeler qu’un tableau -
avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque
anecdote - est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un
certain ordre assemblées«4. Ce n’est pas un hasard si Malraux aime à citer
cette phrase : il partage, jusqu’à un certain point, la vision de Maurice Denis.
Lui aussi affirmera le caractère inessentiel du , l’irréductibilité du au (ou,
en littérature, l’irréductibilité du «roman« à l’«histoire«). Quels que soient
les termes employés, il demeure vrai que Guerre et Paix n’est pas l’histoire
du prince André (qui n’est jamais que la - empirique, historique, purement
temporelle et contingente - de l’œuvre de Tolstoï). C’est la raison pour
laquelle toute adaptation cinématographique manquera toujours l’essentiel :
«le roman n’est pas plus identique au récit, à l’histoire racontée, que l’espace
de la perspective n’est identique à la profondeur. Que manque-t-il à la
meilleure adaptation ? Tolstoï. Le vrai Tolstoï, c’est ce qu’on ne peut pas
transposer, après qu’on a tout transposé»5. Ce déficit essentiel de toute
adaptation cinématographique vient donc du fait que ce qu’on adapte, ce
n’est jamais le récit (qui, comme toute création, est unique) mais l’histoire
(qui seule se laisse plus ou moins fidèlement ). Comme le dit encore
admirablement Malraux : .
1
La Tête d'obsidienne, p. 120
2
Saturne, p. 24.
3
L'Homme précaire et la littérature.
4
. Maurice Denis, Théories (1890-1910) : Du symbolisme et de Gauguin vers
un nouvel ordre classique.
5
L'Homme précaire et la littérature, p. 143-146.
1
. Les Voix du silence, p. 351-352.
2
L'Intemporel, p. 19.
3
. La Tête d'obsidienne, p. 271.
4
Saturne, p. 21.
12
Vers la peinture moderne ; la médiation de la gravure
1
Id., p. 24.
2
Id., p. 29-30
3
L'Intemporel, p. 166.
4
Saturne, p. 30.
5
Id., p. 53.
6
Id., p. 93.
7
Id., p. 59. C'est ce refus de la couleur et/ou ce goût de la gravure qui
rattache Goya aux grands maîtres du surnaturel - et qui permet, rétrospectivement,
de comprendre que le style de ceux-ci, loin de relever d'une quelconque maladresse,
3
Malraux (et si différentes de toutes les histoires de l’art, au sens traditionnel
du terme) : il annonce l’art moderne. Malraux y revient sans cesse, et avec
d’autant plus d’insistance qu’il affirmera aussi, que l’œuvre de Goya
n’appartient pas encore à la peinture moderne : «Et ce par quoi son art est si
proche du nôtre, c’est par la soumission d’un spectacle, pourtant saisissant, à
une unité d’un autre ordre. (...) Il pressent, le premier, une peinture qui
n’accepte sa loi que de son imprévisible développement. C’est ce que nos
contemporains appellent la peinture (...) le primat des moyens spécifiques
sur ceux de la représentation. (…) Il n’annonce pas tel de nos artistes : il
préfigure tout l’art moderne, parce que l’art moderne commence à cette
liberté»1.
Et si Goya ne fait que préfigurer cet art moderne, c’est que son œuvre
n’est pas encore, au niveau du fond pourrait-on dire, libérée de cette
interrogation métaphysique comme le sera la peinture moderne : 2.
témoignait déjà d'un refus du réel et de l'Apparence : «Ce n'est pas hasard si tant de
maîtres du surnaturel, pour grands coloristes qu'ils soient, négligent à la fin la
couleur, ni si presque tous sont graveurs« (Id., p. 65). Une analyse analogue se
retrouve dans Le Triangle noir (p. 86) : «et ses premiers fonds noirs semblent
souvent représenter la nuit. leur fonction est bien plutôt celle des fonds d'or du
Moyen Age : ils arrachent la scène à la réalité, la situent immédiatement, comme la
scène byzantine, dans un univers qui n'appartient pas à l'homme».
1
Saturne, pp. 160, 162.
2
Id., p. 165. Si Malraux ne cite pas ici Picasso, c'est sans doute parce que
chez Picasso, comme chez Goya, la demeure. C'est que Picasso, comme Goya, (La
Tête d'obsidienne, p. 262).
3
La délivrance désigne le processus de purification par lequel la création
arrache le sujet (le spectacle, le motif, l'histoire...) au monde dont il est issu. Elle
assure donc la survie - ou la résurrection - de l'œuvre d'art, et cela dans la mesure
même où elle sépare cette œuvre de ce qui semblait constituer son contenu propre.
On n'oubliera pas cependant que cette n'est que l'une des fonctions de la délivrance
(ou de la métamorphose, ou du Musée). Cette dernière assume en effet une double
fonction : de séparation d'une part, de réunion d'autre part. Elle sépare d'abord
l'œuvre du monde profane qui l'a vu naître et de toutes les valeurs ou fonctions avec
lesquelles cette œuvre s'est confondue ; mais elle rapproche par là même cette œuvre
de toutes les œuvres opposées ou rivales : (Les Voix du silence, p. 12).
4
Saturne, p. 178 : .
14
l’encontre du sens général du propos malrucien faisant de Goya
l’annonciateur de l’art moderne. C’est le cas de l’affirmation que nous avons
déjà citée : , comme de la dernière phrase du livre : 1. Mais ce caractère
interminable, inachevé de la métamorphose apparaît également dans d’autres
textes malruciens, et notamment dans La Tête d’obsidienne : 2. Que signifie
cette affirmation, sinon que cette est à jamais inachevée ? Non qu’il
demeure, dans l’œuvre de Goya, quelque résidu d’imitation, quelque
spectacle que ce soit. Si la peinture moderne ne commence qu’, si Saturne
n’est pas , c’est précisément parce que la voix de Goya reste : 3.
Sans doute peut-on voir là ce qui relie l’œuvre de Goya à l’art le plus
archaïque, au sacré - et le sépare de l’art moderne. On ne peut en effet
qu’être frappé par l’insistance de Malraux sur ce point. Les références au
sacré, au surnaturel, à l’éternel sont impressionnantes, et les occurences de
ces termes 4 montrent à quel point Malraux tient à souligner ce qui est moins
une filiation qu’une commune participation à une dimension métaphysique
de l’art. Mais ces références prennent toute leur valeur - et l’approche
malrucienne révèle toute son originalité - si l’on se souvient que le projet
manifeste du livre est d’établir que Goya annonce la peinture moderne. Ces
références constantes au sacré permettent donc de mettre en évidence la
complexité du projet malrucien : il s’agit pour Malraux, tout à la fois et
comme contradictoirement, de faire de Goya le précurseur de l’art moderne
et de rattacher son œuvre à l’art le plus archaïque.
On peut dès lors affirmer que cette référence au sacré ne nous permet
pas seulement de mieux comprendre l’œuvre de Goya, elle nous permet, plus
fondamentalement, de récuser toutes les interprétations réductrices de l’art
moderne qui ne voudraient voir en lui qu’un pur formalisme. Si l’art
moderne ne saurait être, quelle que soit son autonomie, sui-référentiel (pour
utiliser ici le langage de la philosophie analytique), c’est précisément parce
qu’il est l’expression de ce désir d’absolu qui fait de l’artiste le 5.
1
De même, p. 117 : . On ne saurait nier que se joue là, pour une part, le
destin de Goya. L'histoire de la peinture et les peintres eux-mêmes (mais pas
Picasso) n'ont pu retenir que l'avèvement du fait pictural : (p.176). Mais Malraux,
peut-être hanté lui-même par l'angoisse, refuse une telle assimilation : «L'Exécution
de Maximilien de Manet, c'est le Trois Mai de Goya, moins ce que ce tableau
signifie (...) L'orientation que Manet tentait de donner à la peinture rejetait ces
significations (...) - et ce n'est pas un hasard si Manet est avant tout un grand peintre
de natures mortes» (Les Voix du silence, p. 101).
2
La Tête d'obsidienne, p. 262.
3
Saturne, p. 116. On pourrait dresser une liste de ces figures, historiques sans
doute mais nullement contingentes, dans lesquelles cet absolu s'exprime : l' (p. 119),
la (p. 116), l' (p. 133), le (p. 11), l' (p. 120, 123), l' (p. 120), l' (pp. 115, 120). C'est
cette angoisse métaphysique qui fait de Goya le proche de Dostoëvski : (Saturne, p.
119) ; c'est elle surtout qui relie Goya à l'art le plus archaïque, au sacré, et le sépare
de l'art moderne (Manet ou Cézanne, mais non Picasso) : (p. 120) ; (p. 156) ; (p.
45).
4
Le : pp. 45, 53, 69, 61, 85, 134, 139 ; le : pp. 46, 54, 60, 120, 156, 157,
162.
5
(Saturne, p. 46). Toute l'œuvre de Picasso (à laquelle Malraux a consacré
cette autre qu'est La Tête d'osidienne) est là pour témoigner de cette unité profonde
du sacré et de la modernité. A vrai dire, ce à quoi s'oppose l'art moderne - et Goya
qui l'annonce -, ce n'est pas tant au sacré, au surnaturel, qu'à l'idéalisation, au monde
de l'irréel et de la beauté. C'est contre lui que Goya conquiert son originalité et c'est
l'harmonie d'un tel monde dont son art se voudra l'accusateur. Il ne s'agira donc pas
d'un retour au sacré (ce qui n'aurait aucun sens puisque les dieux sont désormais
absents de notre monde) mais bien plutôt d'un retour du sacré, dans la mesure même
où la lutte de l'art moderne contre le destin retrouve les accents les plus archaïques.
Et sans doute cet accent de révolte est-il plus sensible chez un Picasso que chez un
Bonnard (dont Picasso tient tant à se démarquer), mais c'est bien l'art moderne tout
entier (et, par là, l'art depuis ses origines) dont Malraux fait le rival de la création :
(Saturne, p. 93). L'idée est présente dès Les Voix du silence : (p. 459).
1
Les Voix du silence, p. 614.
2
. Id., p. 343.
3
Op. cit., p. 220.
16
La réflexion malrucienne sur l’œuvre de Goya permet donc de mettre
en évidence tout à la fois ce qui caractérise l’art moderne (l’indépendance du
tableau à l’égard du spectacle) et ce qui interdit de définir celui-ci en termes
de pur formalisme. Si l’art moderne est désormais un monde clos sur lui-
même, on doit cependant affirmer l’ouverture métaphysique qu’une telle
clôture risque de masquer. Il n’y a là, malgré les apparences, nulle
contradiction : c’est quand le tableau cesse d’être une pure imitation des
spectacles du monde qu’il peut s’affirmer comme irréductible à ce que l’on
serait tenté de nommer le pur spectacle des tableaux. C’est en ce sens que,
dans le monde le plus désacralisé qui soit, l’art demeure sans doute le dernier
refuge du sacré.
Tout se passe donc comme si, dans le cas de Goya, l’équivoque
fondamentale qui grève toute (l’interprétation de) la peinture moderne n’était
pas encore possible. C’est en ce sens précis que Malraux peut écrire : . Cet ,
dont on a dit qu’il pouvait paraître paradoxal dans la mesure où tout l’effort
de Malraux semble être de montrer que Goya inaugure la peinture moderne,
se justifie si l’on veut bien comprendre que ce qui commence ensuite c’est
précisément cette peinture dans laquelle la forme pure - désormais
prévalente - risque d’occulter la dimension métaphysique de toute œuvre
d’art 1. A la fois , la voix de Goya exprime donc bien ce qui, d’un même
mouvement, relie sa peinture à l’art le plus archaïque et ce qui l’en distingue
radicalement.
JEAN-PIERRE ZARADER
1
A la fin du chapitre consacré à Goya dans Le Triangle noir (p. 95),
évoquant les peintres qui succèderont à Goya (et sans doute pense-t-il à Manet et au
premier Cézanne), Malraux écrit : . Cette expression : , exprime bien toute la
distance qui demeure entre Goya et la peinture moderne. Mais c'est aussi pour avoir
oublié que la peinture sera pour eux une passion (et même une Passion) que
d'aucuns ont pu, comme Malraux semble le reprocher à Maurice Denis, réduire la
peinture moderne à un simple assemblage de couleurs, au simple plaisir des yeux.