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« En réalité, pour ce qui est du pathos de la fin, il est très frappant de

constater qu'il a nécessité le recours à une théorie ou à une expérience,


ou les deux liées, de ce qu'on pourrait appeler la figure du désastre, c'est-
à-dire la figure de ce qui est présenté en réalité comme un événement Alain Badiou
radical, mais dont la substance est la négation ou la mort. »
Giovanbattista Tusa

De la fin
Conversations

Éditions Mimésis ISBN 978-88-6976-090-7


www.editionsmimesis.fr
info@editionsmimesis.fr
Cedif Diffusion / Pollen Distribution

12,00 €
1 1 Ill
9 117 8 8 8 6 9 7 6 0 9 0 7
ÉDITIONS MIMÉSIS
VISAGES
Le philosophe Alain Badiou, en dialogue
avec Giovanbattista Tusa, propose ici
d'abandonner la thèse heideggérienne
d'une unité destinale de la philosophie, '"@ ÉDITIONS MIMÉSIS / VISAGES
sous le nom de métaphysique. Plutôt
que d'affirmer qu'il n'y a pas de vérité, N.3
il s'agirait alors de reconstruire une
relation entre les vérités et un abso-
lu non transcendant. En menant une
critique radicale de la doctrine de la
finitude, qui nous rappelle que l'être
humain est mortel et qui affirme le
relativisme culturel et le caractère ina-
chevé de tout accès au vrai, le philo-
sophe entend ainsi montrer comment
le concept d'infini serait la condition
des vérités universelles.
ALAIN BADIOU
GIOYANBATTISTA Tusx

DELA FIN
Conversations

"@ ÉDITIONS MIMÉSIS


SOMMAIRE

Giovanbattista Tusa
APOLOGUE 9

Alain, Badiou, Giovanbattista Tusa


DE LA FIN. CONVERSATIONS 17

PROLOGUE 21
DE LA FIN 31
ÉPILOGUE 71
CODA 77

Jun Fujita Hirose


POSTFACE 83

BIBLIOGRAPHIE 95

© 2017 - ÉDITIONS MIMÉSIS


www.editionsmimesisfr
e-mail: info@editionsmimesisfr
Collection : Visages, n. 3
ISBN: 9788869760907

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P.J. C.F. 02419370305

Cedif Diffusion
Pollen Distribution
J'écris cette courte note initiale le 17 janvier 2017, le
lendemain du dernier séminaire d'Alain Badiou au Théâtre
de la Commune, à Aubervilliers, à l'occasion de son quatre-
vingtième anniversaire.

Paris, 17 Janvier 2017,


Giovanbattista Tusa
ÛIOVANBATTISTA TUSA

APOLOGUE

Le commencement est la négation de ce qui


commence avec lui.
F. W. J. Shelling

[ ... ] la « contradiction » est inséparable de la


structure du corps social tout entier, dans lequel
elle s'exerce, inséparable de ses conditions
formelles d'existence, et des instances même
qu'elle gouverne, qu'elle est donc elle-même, en
son cœur, affectée par elles[ ... J.
L. Althusser, Pour Marx

Le narrateur italien ltalo Calvino a toujours vu dans Paris


un symbole de l'ailleurs, la ville étrangère1: à Paris, écrivait-
il, « j'ai ma maison de campagne, dans le sens où exerçant la
profession d'écrivain je peux passer une partie de montra-
vail dans la solitude, peu importe l'endroit, dans une maison
isolée en pleine campagne, ou sur une île, et cette maison de
campagne moi je l'ai en plein cœur de Paris2 ».
Les personnages des romans et des récits de Calvino font
souvent preuve d'une union singulière d'ascèse et d'obsti-
nation, toutefois mystérieusement conjuguée à une tenace
curiosité pour les êtres humains et leur situations contradic-

« [ .... ] pour moi la ville reste l'Italie. Paris est plus le symbole
d'un ailleurs qu'un ailleurs». Extrait de l'entretien avec Calvino,
« Un altrove da cui guardare l 'universo », Paese sera, 7 gennaio
1978.
2 1. Calvino,« Eremita a Parigi » (1974), in Romanzi e racconti,
Milano, Mondadori, « I Meridiani », 1994, vol. III, p. 104.
10 De la fin G. Tusa - Apologue Il

toires, pour leurs étrangetés, pour leurs singularités. Dans Il en aucun lieu dans le monde, décrit dans le livre IX, à la fin
barone rampante (le baron perché) Calvino raconte l'his- du dialogue :
toire de Cosimo, fils aîné du baron Laverse du Rondeau,
lequel, âgé d'à peine douze ans, décide, à la suite d'une Je comprends ; tu parles de la cité (nÔÀE't) dont nous avons
dispute avec ses parents qui avait pour objet un plat d'es- tracé le plan, et qui n'est fondée que dans nos discours, [592bl
cargots qu'il refusait de manger, de monter au sommet de puisque, aussi bien, je ne sache pas qu'elle existe en aucun
endroit de la terre.
! 'yeuse de leur jardin. Et de là, de ne jamais plus descendre.
Mais, répondis-je,il yen a peut-être un modèle l,meaoetyµal
La famille de Cosimo ne se distingue pas par sa particulière
dans le ciel pour celui qui veut le contempler, et d'après lui
sévérité, et pourtant Cosimo, en dépit d'un environnement fa- régler le gouvernement de son âme. Au reste, il n'importe nul-
milial tout compte fait bienveillant, manifeste une invincible lement que cette cité (.n:6Àet) existe ou doive exister un jour :
obstination à vouloir suivre sa propre voie, sa propre manière c'est aux lois de celle-là seule, et de nulle autre, qu'il [le philo-
précise, bien qu'excentrique, d'être au monde. sophe] conformera sa conduite.
Il barone rampante nous transporte au XVIII0 siècle, dans
le Paris des Lumières. Cosimo vit sur les arbres, mais entre- L'engagement philosophique est un engagement étrange :
tient une fervente correspondance épistolaire avec Rousseau. ou plutôt, selon Alain Badiou, il crée une étrangeté. Il est diffé-
À un moment donné, il constitue même une bibliothèque, rent de l'engagement politique, ou de l'engagement civil, pré-
elle aussi suspendue, qui comprend les volumes de I 'Ency- cisément parce qu'il est marqué par cette étrangeté intérieure.
clopédie de D'Alembert et de Diderot. Et c'est précisément La vérité, axiomatique et générique, fondatrice, pour
à Diderot qu'il envoie son Projet de Constitution d'un État Badiou, pose ses propres conditions de possibilité : non dé-
idéal fondé sur les arbres. ductibles d'aucune prémisse, qui ne peuvent se confondre
avec la simple cohérence, la correspondance ou la vérifica-
C'est l'utopie, pour Deleuze et Guattari, la conjonction de la tion des logiques ordinaires. La notion de vérité, pour Badiou,
philosophie avec le milieu ambiant: l'utopie fait« la jonction dépasse ce qui peut être prouvé ou démontré. Elle ne se déduit
de la philosophie avec son époque, capitalisme européen, mais pas: la philosophie doit reconnaître et déclarer son existence4•
déjà aussi cité grecque f ... ] elle désigne étymologiquement la La révolution, écrit Badiou « c'est ce qui fait un tour de plus,
déterritorialisation absolue, mais toujours au point critique où ce n'est pas un commencement absolu, c'est quelque chose
celle-ci se connecte avec le milieu relatif présent, et surtout qui est emporté dans la spirale d'un nouveau cycle. Je crois
avec les forces étouffées dans ce milieu3 ». Utopique est d'ail- qu'il faut se représenter le présent comme la déclaration d'un
leurs le paradeigma (modèle) de la IloÂ.rtda (La République) emportement, de ce qui est effectivement emporté dans la pro-
de Platon, livre dont l'intention est de traiter de ce que Platon jection. La déclaration - pour reprendre le mot de Mallarmé,
lui-même définissait <pLÀ.oooc)>(a JŒQl 'tà àv0gcinuva (philo-
sophie des choses humaines), modèle d'une polis qui n'existe

4 Voir sur ce point le bel essai de Daniel Bensaïd, « Alain Badiou


3 G. Deleuze - F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, et le miracle de l'événement» in Résistances. Essai de taupologie
Minuit, 1991, pp. 95-96. générale, Paris, Fayard, 2001.
12 De !afin G. Tusa - Apologue 13

qui convient parfaitement-, c'est la coextension emportée de Les sujets sont des « points » de vérité, des occurrences
la répétition et de la projection5 ». locales du processus de vérité, des inductions particulières et
En quelque sorte, Badiou se reconnecte à la notion d'au- incomparables. Sujet qui, pour Badiou « outrepasse l'animal
thenticité de la décision comme détachement, interruption du (mais l'animal en est le seul support), exige qu'il se soit passé
continuum anonyme du das man Heideggérien. Das man, le quelque chose, quelque chose d'irréductible à son inscription
On, décrit par Heidegger dans Sein und Zeit, est tout le monde ordinaire dans "ce qu'il y a". Ce supplément, appelons-le un
en général mais personne en particulier: bien qu'en lui puisse événement, et distinguons l'être-multiple, où il n'est pas ques-
s'inclure le sujet même de l'énonciation, il n'est jamais assi- tion de vérité (mais seulement d'opinions), de l'événement, qui
gnable à une réalité concrète et circonscrite à laquelle il serait nous contraint à décider une nouvelle manière d'être. De tels
possible de s'opposer. événements sont parfaitement attestés : la Révolution française
C'est une interruption pour Badiou qui provoque la déchi- de 1792, la rencontre d'Héloïse et d' Abélard, la création gali-
rure, le passage de l'animal générique au sujet: s'il n'y a pas léenne de la physique, l'invention par Haydn du style musical
d'éthique« en général», écrit Badiou « c'est que le Sujet abs- classique ... Mais aussi bien : la Révolution culturelle en Chine
trait fait défaut, qui aurait à s'en armer. Il n'y a qu'un animal (1%5-1967), une passion amoureuse personnelle, la création
particulier, convoqué par des circonstances à devenir sujet. Ou par la mathématicien Grothendieck de la théorie des Topos, l'in-
plutôt à entrer dans la composition d'un sujet. Ce qui veut dire vention par Schoenberg du dodécaphonisme8 ••• ». L'événement
que tout ce qu'il est, son corps, ses capacités, se trouve, à un est donc dans la position paradoxale d'être à la fois situé, mais
moment donné, requis pour qu'une vérité fasse son chemin. aussi et en même temps délié de toutes les règles de la situation.
C'est alors que l'animal humain est sommé d'être l'immortel Au cœur même de toute situation, comme fondement de son
qu'il n'était pas6 ». être, il y a un« vide situé» : l'événement nomme le vide« en
Dans son livre sur Paul de Tarse, Badiou évoque une concep- tant qu'il nomme l'insu de la situation». Comme dans l'exemple
tion formelle laïcisée de la grâce. La grâce,« affirmation sans célèbre qui a pour nom « Marx », lequel « fait événement dans
négation préliminaire» n'est pas un moment de l'Absolu. La la pensée politique en ce qu'il désigne, sous le nom de proléta-
position de Paul est antidialectique de manière radicale, et« la riat, le vide central des sociétés bourgeoises commençantes. Car
mort n'y est d'aucune façon l'exercice obligé de la puissance le prolétariat, totalement démuni, absent de la scène politique,
immanente du négatif». La grâce est plutôt pure rencontre, et est ce autour de quoi s'organise la plénitude satisfaite du règne
tout le point est pour Badiou de savoir« si une existence quel- des propriétaires de capitaux9 ». Finalement, conclut Badiou,
conque rencontre, rompant avec l'ordinaire cruel du temps, « on dira que le caractère ontologique fondamental d'un événe-
la chance matérielle de servir une vérité, et de devenir ainsi,
dans la division subjective, par-delà les obligations de survie
de l'animal humain, un immortel? ».
Badiou écrit aussi dans L'éthique : « la venue de l'ascétisme est
5 A. Badiou, Le Séminaire - Images du temps présent (2001-2004), identique au découvrement du sujet de vérité comme pur désir de
Paris, Fayard, 2014, p. 168. soi. Le sujet doit en quelque sorte continuer sur ses propres forces,
6 A. Badiou, L'éthique, essai sur la conscience du mal, Paris, Hatier, n'étant plus protégé par les ambiguïtés de la fiction représenta-
1993,p.60. tive». A. Badiou, L'éthique, op. cit., p. 79.
7 A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l'universalisme, Paris, 8 A. Badiou, L'éthique, op. cit., p. 61.
PUF (collection Collège international de philosophie), 1997, p. 80. 9 lvi, p. 93.
14 De la fin G. Tusa -Apologue 15

ment est d'inscrire, de nommer, le vide situé de ce pour quoi il la métaphysique est historiquement épuisée, mais que l'au-delà
est événement'? ». de cet épuisement ne nous est pas encore donné12 ». La philoso-
phie est donc restée prisonnière, « prise entre l'épuisement de sa
possibilité historiale et la venue sans concept d'un retournement
salvateur. La philosophie contemporaine combine la déconstruc-
tion de son passé et l'attente vide de son avenir13 ».
« Tout mon propos » écrit laconiquement Badiou dans
Conditions,« est de rompre avec ce diagnostic14 ».

Image extraite du film« Tout va bien» de J. L. Godard et J. P. Gorin

L'Abbau de Heidegger, la grande « déconstruction » de


Heidegger, est le désassemblement de ce qui s'est édifié sur
le commencement : d'un même geste, il ébranle l'édifice de
Image extraite du film « Tout va bien » de J. L. Godard et J. P. Gorin
la tradition métaphysique, et fonde l'auto-positionnement
historique de cette tradition, emportant la philosophie à son
extrême, à ses extrémités, à ses confins si l'on veut.
Tout va bien, film français écrit et réalisé par Jean-Luc
Heidegger,« installé dans la venue d'un au-delà de la philo-
Godard et Jean-Pierre Gorin, sorti en 1972, raconte une grève
sophie, la venue d'une« pensée pensante» f ... ] qui transcende
dans une usine, avec piquet de grève et séquestration du pa-
la disposition philosophique11 >>, place, selon Badiou, la philo-
tron, dans la France de l'après mai 68.
sophie sous une détermination plus essentielle qu'elle-même :
En cela Alain Badiou voit « une allégorie du gauchisme
elle est, dans la perspective heideggérienne, destinée ou envoyée
finissant », le récit des événements entre 1969 et 1972, le
par une disposition de pensée plus originaire et plus essentielle
bilan politique d'une fin, voire insiste-t-il, « de la fin d'un
qu'elle-même. Le destin de la philosophie, et sa capacité, doit
commencement15 ».
toujours être mesuré à cette condition qui est plus profonde et
plus décisive qu'elle ne peut l'être elle-même. L'idée dominante
de la grande construction heideggérienne est pour Badiou « que 12 A. Badiou, Conditions, préface de F. Wahl, Paris, Seuil, 1992, p.
58.
13 Ibid.
10 Ibid. 14 Ibid.
11 A. Badiou, Le Séminaire - Images du temps présent, op. cit., p. 15 A. Badiou « La fin d'un commencement. Notes sur Tout va bien de
317. Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin ». Texte d'une conférence
16 De la fin

D'une certaine façon, le film de Godard ouvre une réflexion


sur les conditions à partir desquelles le nouveau pourrait sur-
gir, et la création être modifiée par l'expérience des combats
populaires. Selon Badiou, il s'agit d'une véritable rééducation
d'un artiste petit-bourgeois et d'une jeune femme à travers la
révolte et l'amour.

DELA FIN
CONVERSA TI ONS PAR ALAIN BADIOU
ET G10v ANBATTISTA Tusx

Tout va bien » de J. L. Godard et J. P. Garin

Et tel est, « dans son étrange beauté intemporelle, la décla-


ration du film de Godard » écrit Badiou : « Tout va bien »
est « l'esprit de ceux qui s'organisent librement, et n'ont de
compte à rendre qu'à eux-mêmes" ».

prononcée à Nantes le 14 février 2003, à l'invitation de l'asso-


ciation La vie est à nous, dans le cadre de la rétrospective « Jean-
Luc Godard : années politiques », in A. Badiou, Cinéma, textes
rassemblés et présentés par A. de Baecque, Paris, Nova éditions,
2010, p. 389.
16 Ivi, p. 402.
En mai 2016, accompagné de mon ami cinéaste Armel
Hostiou qui a filmé l'entière conversation, nous avons dialo-
gué avec Alain Badiou sur le thème de la fin, de la finitude, du
militantisme, de l'obstination et bien d'autres choses encore.
La transcription reflète plus ou moins, avec quelques me-
nues corrections afin d'éviter certaines redondances, ce qui
a été dit à cette occasion. J'ai par la suite ajouté les notes et
certaines citations sans toutefois apporter aucune note ni pré-
cision à ce que Alain Badiou a dit. Je propose par ailleurs une
brève bibliographie sélectionnée parmi les très nombreuses
œuvres qu'il a publiées en français, pour ceux qui voudraient
lire ses textes, qui sont bien sûr beaucoup plus importants et
denses qu'une note explicative en bas de page.
Les images de ce volume sont extraites de la vidéo d'Armel
Hostiou, que je remercie encore pour sa patience et pour sa
disponibilité.

Paris, Janvier 2017,


G. Tusa
Un grand merci à Isabelle Vodo.::
pour son hospitalité

Paris, Mai 2016


PROLOGUE

Et ! 'Étranger tout habillé de ses pensées


nouvelles se fait encore des partisans dans les voies
du silence
Saint-John Perse, Anabase

G1ovANBAITISTA Tusx : La chose nait difficile et obscure.


Nous connaissons bien la scène. Un homme raconte et
d'autres l'écoutent. L'histoire est encore une fois celle de la
caverne de Platon. Cette histoire de prisonniers, d'ascèse et de
fantômes est très connue, mais nous la racontons encore.
Des captifs, enchaînés dans une demeure souterraine, le vi-
sage tourné vers la paroi opposée à l'entrée, et dans I 'impos-
sibilité de voir autre chose que cette paroi. Elle est éclairée
par les reflets d'un feu qui brûle au dehors, sur une hauteur à
mi-pente de laquelle passe une route bordée d'un petit mur.
Derrière ce mur défilent des gens portant sur leurs épaules
des objets hétéroclites, statuettes d'hommes, d'animaux. De
ces objets, les captifs ne voient que l'ombre projetée par le
feu sur le fond de la caverne. De même, ils n'entendent que
les échos des paroles qu'échangent les porteurs. Habitués
depuis leur naissance à contempler ces vaines images, à
écouter ces sons confus dont ils ignorent l'origine, ils vivent
dans un monde de fantômes qu'ils prennent pour des réa-
lités. Soudain, l'un d'entre eux est délivré de ses chaînes
et entraîné vers la lumière. Au départ, il en est tout ébloui.
La lumière du soleil lui fait mal, il ne distingue rien de ce
qui ) 'entoure. D'instinct, il cherche à reposer ses yeux dans
24 De la fin A. Badiou, G. Tusa - Prologue 25

l'ombre qui ne le blessait pas. Peu à peu, cependant, ses yeux L'anabase de l'évadé dans la montagne et sa contemplation
s'accoutument à la lumière, et il commence à voir le reflet des cimes, posons que c'est l'ascension du Sujet vers le lieu de la
des objets réfléchis dans les eaux. Plus tard, il se sent prêt pensée. Ces comparaisons, mes jeunes amis, sont conformes à ce
à en affronter la vue directe. Enfin, il deviendra capable de que j'espère et que vous désirez tant connaître. Ce n'est que du
point de l'Autre, et non de l'individu - cette pauvre chose, fût-il
soutenir l'éclat du soleil. C'est alors qu'il réalise que sa vie
Socrate -, que se décide si mon espérance est fondée. Je peux
antérieure n'était qu'un rêve sombre, et il se met à plaindre
seulement affirmer que tout ce qui une fois m'est apparu, quels
ses anciens compagnons de captivité. Mais s'il redescend que soient le temps et le lieu de cette expérience, se disposait
près d'eux pour les instruire, pour leur montrer le leurre dans selon un unique principe de son apparition. À l'extrême limite
lequel ils vivent et leur décrire le monde de la lumière, les du savoir, presque hors de son champ, se tient ce que j'appelle
plus sages eux-mêmes le traiteront de fou et iront jusqu'à le faussement l'Idée de la Vérité.« Faussement», puisque je vous
menacer de mort s'il s'obstine. ai déjà dit que, soutenant l'idéalité de toute Idée, la Vérité ne
La fin de l'histoire est elle aussi bien connue, et vous,Alain, pouvait être elle-même une Idée comme les autres. C'est du reste
la racontez aussi dans votre la République de Platon, bien pourquoi il est très difficile d'en construire un concept2•
qu'en la situant dans une gigantesque salle de cinéma. Comme
chacun le sait, l'évadé retournera parmi les siens, dans la ca- Comme on le sait, pour Heidegger, la duplicité du commen-
verne des ombres'. cement de la métaphysique et la mutation dans l'essence de
Mais je tenais à lire ce que vous avez écrit dans votre « tra- la vérité se font d'un seul et même geste. L'interprétation de
duction » de Platon : Heidegger est en grande partie consacrée à tracer les contours
des deux déterminations de l'essence de la vérité telles qu'elles
opèrent dans l'allégorie de la caverne. L'allégorie de la caverne
L'histoire est située, cette fois, à l'intérieur d'une gigantesque salle est l'histoire de la Paideia. Insistant sur le caractère intradui-
de cinéma. L'évadé, sorti de la salle obscure où sont projetées des sible du mot, Heidegger tente une simple approximation avec
images;« est d'abord aveuglé par l'éclat de toute chose et ne voit l'allemand Bildung au sens ancien du terme, et aussi une ap-
rien de tout ce dont nous disons communément:« Cela existe, cela
proximation analogue avec le français « éducation ». Mais ces
est vraiment là ». [ ... ] Il essaie cependant de s'habituer à la lu-
mière. Après bien des efforts, sous un arbre isolé, il finit par discer- substitutions font à peine allusion à la détermination platoni-
ner le trait d'ombre du tronc, la découpe noire des feuilles qui lui cienne: la Paideia est Umwendung des ganzen Menschen, écrit
rappellent l'écran de son ancien monde. Dans une flaque au pied Heidegger, un retournement de l'âme humaine tout entière.
d'un rocher, il arrive à percevoir le reflet des fleurs et des herbes. Bien que le concept grec originel de vérité comme « dé-
De là, il en vient aux objets eux-mêmes. Lentement il s'émerveille cèlement » opère encore dans l'allégorie de la caverne, une
des buissons, des sapins, d'une brebis solitaire. La nuit tombe.
Levant les yeux vers le ciel, il voit la lune et les constellations, autre détermination y est, elle aussi, à l'œuvre. Une véritable
il voit encore se lever Vénus. Assis raide sur une vieille souche, mutation dans la détermination de l'essence de la vérité. Le
il guette la radieuse. Elle émerge des derniers rayons et, de plus problème ne sera plus de voir, mais d'exactitude de la vi-
en plus brillante, décline et s'abîme à son tour. Vénus ! Enfin, un sion, de correspondance, et« l'adaptation de l'appréhension
matin, c'est le soleil, non dans les eaux modifiables, ou selon son comme ide in à I 'idea produit une Orthotes, un accord entre le
reflet tout extérieur, mais le soleil lui-même, en soi et pour soi,
connaître et la chose elle-même. De la prééminence de 1'idea
dans son propre lieu. Il le regarde, il le contemple dans la béatitude
qu'il soit tel qu'il est ».A. Badiou, La République de Platon, Paris,
Fayard, 2012, pp. 369-370. 2 Ibid.
26 De la fin A. Badiou, G. Tusa - Prologue 27

et de l' idein sur I 'aletheia résulte ainsi une mutation dans Formulations vertigineuses. Le rapport entre le sujet et la loi
! 'essence de la vérité. La vérité devient Ortothes, rectitude de semble être, depuis le début, fondamental. Et aussi, d'ailleurs,
l'appréhension et de l 'énoncé3 ». la ténacité d'une sainteté qui s'oppose à l'expérience d'une
Cette mutation dans l'essence de la vérité, de « décèle- extrême faiblesse. Vous avez écrit, toujours dans votre texte
ment » en rectitude, produit en même temps une mutation du sur Paul que« quiconque est le sujet d'une vérité (d'amour, ou
lieu de la vérité: la vérité se trouve déplacée du domaine des d'art, ou de science, ou de politique) sait qu'en effet il porte
étants à celui du comportement humain à l'égard des étants. un trésor, qu'il est transi par une puissance infinie. Il dépend
Vous écrivez, dans votre Second manifeste pour la philoso- de sa seule faiblesse subjective qu'elle persiste ou non à se
phie, que le problème de Platon reste le nôtre, à savoir« com- déployer, cette vérité si précaire7 ».
ment notre expérience d'un monde particulier (ce qui nous Sujet et vérité. Quelle nature a cette obscure et précaire
est donné à connaître, le "connaissable") peut nous ouvrir relation?
un accès à des vérités éternelles, universelles et, en ce sens,
transmondaines4 ». Le problème serait donc: « entrer dans la ALAIN Bxorou : C'est en vérité la question la plus difficile
composition d'un Sujet oriente notre existence individuelle, que vous abordez dès le début, question sur laquelle d'une
tandis que chez Platon la conversion dialectique rend possible certaine fayon porte le mouvement même de mes écrits,
une vie juste. C'est cette "entrée en vérité" que signe l 'Idée5 ». d'abord L'Etre et l'événement, puis Logique des mondes, puis
li n'y a de vérité, écrivez-vous dans Conditions, que par le livre auquel je suis en train de travailler et qui s'appelle
séparation, contre tout dogme de familiarité. Toute vérité est « L' Immanence des vérités ». C'est ça, la question stratégique.
particulière, singulière, et même si vous voulez, dénouée de Pourquoi cette question est-elle importante et difficile ?
toute ressemblance, de toute adequatio. C'est parce qu'on est toujours pris dans la contradiction qui
Emblématique, en ce sens, dans votre œuvre, l'histoire de consiste d'un côté à considérer que la vérité dispose d'une
Paul de Tarse,« lui-même contemporain d'une figure monu- autonomie primordiale, comme éclaircie ou comme devenir
mentale de la destruction de toute politique» qui, comme vous ou comme lieu, et que le sujet, au fond, est comme l'habitant
l'avez écrit, est celui qui, « destinant à l'univers une certaine de cette souveraineté, et de l'autre, l'idée qu'en définitive
connexion du sujet et de la loi, se demande avec la plus ex- la vérité est une production subjective. Tout mon problème
trême rigueur quel est le prix à payer pour cette destination, consiste à éviter de me tenir d'un côté, ou de l'autre, donc
tant du côté du sujet que du côté de la loi. Cette demande est forcément à soutenir qu'il y a une espèce de coappartenance,
exactement la nôtre6 ». absolument singulière entre vérité et sujet, qui fait qu'on
pourra dire que le sujet est une figure d'orientation dans la
construction de la vérité. Toutefois on pourra dire en même
3 M. Heidegger, Wegmarken. Gesamtausgabe, Band 9, Frankfurt temps que la vérité en tant qu'événementielle est une créa-
am Main, Vittorio Klostermann, 1976, (trad. fr. de A. Préau« La
doctrine de Platon sur la vérité», in Questions Il, Paris, Gallimard, tion de possibilité qui n'est pas du ressort du sujet, mais dont
1969, pp. 230-231). le sujet dépend.
4 A. Badiou, Second manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, D'un certain point de vue, le sujet n'advient comme sujet
2009, p. 120. que sous la condition qu'il y ait une rupture événementielle,
5 /vi,p.123.
6 A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l'universalisme, Paris, PUF,
(collection Collège international de philosophie), 1997, pp. 8-9. 7 Ivi p. 66.
28 De /afin A. Badiou, G. Tusa - Prologue 29

puis un travail orienté qui le constitue comme sujet, et d'un de sortir. Cet élément présent dans l'allégorie de la caverne
autre côté, une vérité n'est possiblement créée que si, en effet, traduit, à mon avis, le fait que le sujet est une exception de
il y a eu cette installation subjective post-événernentielle dans l'individu, et que la vérité est une exception du savoir, les
la possibilité du vrai. deux de façon conjointe. La vérité est dans! 'exception du sa-
Vous voyez, la question très difficile, c'est de trouver les voir, parce qu'elle ne se constituera qu'à l'extérieur de la ca-
organisations conceptuelles de tout ça. Finalement sujet/vérité verne, qui est tout simplement le lieu des savoirs ordinaires,
c'est un couple, mais c'est un couple qui renvoie en défini- et elle est une exception de l'individu, parce que l'individu
tive à une co-relation, et cette co-relation, en fin de compte, est forcé de sortir et ne trouve pas le chemin de la sortie dans
il faut bien en définir le statut ontologique. Ça c'est le travail un processus spontané ou cohérent avec sa nature propre.
primordial de L'Être et l'événement. Et la conclusion qui est C'est pour ça que j'ai été amené à introduire l'expression
la mienne c'est que cette Co-relation entre sujet et vérité doit suivante, qui vaut à la fois pour sujet et pour vérité, et à par-
être conçue en réalité comme une métamorphose de l 'indi- ler d' « exception immanente».
vidu qui est le pré-sujet, métamorphose de l'individu dans la Alors on pourra me dire que toute ma philosophie vise
figure du sujet, qui n'est rendue possible que par la provo- à expliquer cette expression et le paradoxe qu'elle repré-
cation de l'événement. Et donc, finalement le couple vérité/ sente, puisqu'une exception normalement ne peut pas être
sujet, c'est ce qui, du point de vue de la doctrine générale de immanente, parce que justement elle est exception aux lois
l'être, c'est-à-dire de la multiplicité quelconque, constitue un de l'immanence, et inversement, ce qui est immanent ne
régime d'exception. La vérité c'est une exception au regard peut pas être saisi dans un rapport immédiat à l'exception-
des savoirs encyclopédiques, et le sujet c'est une exception au nel. Alors l'exception immanente, c'est ça que je vois, moi,
regard de l'individu, au regard de la coappartenance de l'indi- dans l'allégorie de la caverne. C'est immanent, parce qu'en
vidu au monde et à la situation. définitive tout se passe d'abord dans la caverne, c'est-à-dire
Alors, la difficulté, c'est que cette exception, qui est lesta- que l'élément de la sortie n'est pas prescrit par la caverne,
tut des vérités en général - les vérités sont dans la figure des c'est un élément, un mouvement dans la caverne, et en même
exceptions - est une exception du côté du sujet comme du temps c'est une exception.
côté de la situation du monde. C'est une exception aux lois du De cette exception Platon ne nous donne pas trop la rai-
monde, parce qu'il n'y a pas de vérités sans une rupture évé- son d'être, puisqu'il introduit tout simplement le fait qu'en
nementielle, et c'est une exception aussi à la figure ordinaire tout cas elle est forcée, ce qui veut dire qu'elle ne va pas
qui est appelée la figure de la subjectivité, parce que le sujet être un résultat raisonnable de la situation dans la caverne.
n'est pas réductible à l'individu qui cependant en est tradition- C'est d'ailleurs ce que vous rappeliez en citant saint Paul, à
nellement le support ou l'enjeu. savoir que la connexion entre vérité et sujet, il faut la tenir
C'est pour cela que mon interprétation de la caverne de du côté du sujet en tant que le sujet advient, d'une certaine
Platon met l'accent sur un point qu'en général on dissimule, façon, à lui-même dans cette figure de l'exception imma-
à savoir que celui qui sort de la caverne est forcé de sortir. nente. Et il faudra aussi le tenir du côté de 1 'être, dans la
Platon le dit expressément : ce n'est pas du tout une sortie mesure où l'être ne suffit pas à ce qu'une vérité soit produite,
qui est le résultat d'un processus éducatif, une sortie prépa- puisqu'il y faut en quelque sorte la collaboration de la rup-
rée de l'intérieur de la caverne ; non, le mot, le mot grec, ture événementielle.
c'est le mot« Bia » (~(a) ; il est sorti par la force, il est forcé
30 De la fin A. Badiou, G. Tus:- Prologue 31

GIOVANBAITISTA TUSA : Vous avez parlé de la Bia, de la vio- un droit finalement sur les autres, n'a pas été à proprement
lence de la sortie comme de quelque chose qui n'est pas pro- parler une aventure chinoise.
duit par la situation, mais plutôt comme d'une violence toute Mais l'aventure chinoise a été jusqu'à Mao Zedong com-
extérieure, toute exceptionnelle. Hegel dans ses Leçons sur la pris, l'idée que l'espace chinois à lui tout seul était comme
philosophie de !'Histoire, dit que l'Occidental est caractérisé le monde, et que donc il contenait des sorties immanentes,
par le« sortir au-dehors» (Hinaus), par la« sortie de la vie en extrêmement nombreuses. Après tout il est difficile de trouver
dehors et au-dessus de soi ». C'est par cette différence radi- un exemple plus spectaculaire de sortie révolutionnaire que la
cale qu'en Asie, selon Hegel, la mer n'a pas d'importance : longue marche. C'est une sortie révolutionnaire plus frappante
les peuples asiatiques se sont fermés à la mer, mais « ! 'Occi- que la prise du Palais d'hiver.
dental » au contraire c'est cette sortie par la navigation, par
les motivations de la navigation. L' Asiatique est plutôt carac-
térisé par l'immobilité et par le fait de rester à l'intérieur des
territoires, que par celui de sortir du pays ...

ALAIN BADIOU : Oui, je comprends tout à fait ce que veut


dire Hegel, simplement ça signifie qu'il ordonne sa théorie de
l 'Occidental comme sortie, de façon à faire en définitive de
! 'Occident, le lieu ultime de l'absoluité. En vérité, « sortie »
n'a pas forcément le sens d'une expatriation, c'est-à-dire qu'à
l'intérieur de l'espace chinois, qu'on peut en effet considérer
comme un espace non maritime, comme un espace voué au
commerce intérieur, il se peut qu'il y ait des sorties, des sorties
intérieures à cet espace. Je le vois d'autant plus, que, d'une
certaine manière, la poésie chinoise est entièrement une poé-
sie de la sortie et de l'exil.
Évidemment, on peut dire que le fonctionnaire qui était
envoyé au fin fond de la Mongolie et qui écrit un magnifique
poème pour se plaindre du fait qu'il est si loin de tout, ce n'est
pas la même chose que le navigateur qui part à l'aventure
vers l'Amérique. Mais en un certain sens c'est la même chose
parce que la sortie est toujours relative à la structure interne
de la caverne, et qu'il n'y a pas lieu de penser que la caverne
occidentale est dans son essence, en tant que caverne, diffé-
rente de la caverne chinoise.
Peut-être pourrait-on simplement dire que la figure, le tour
impérial pris par la vérité occidentale, c'est-à-dire l'interpréta-
tion de l'aventure occidentale comme une aventure qui donne
DELA FIN

Et toujours
Une nostalgie va vers ce qui n'est point lié.
Mais bien des choses
Sont à conserver. Et nécessaire la fidélité.
Mais ni en avant ni en arrière
Nous ne regarderons, nous laissant
Nous ne regarderons, nous laissant bercer
comme
Dans la barque qui tangue sur la mer.
F. Holderlin

GIOVANBATIISTA TUSA : Depuis longtemps la « fin » obsède


la philosophie. Dans Das Ende aller Dinge, « la fin de toutes
les choses», Kant se pose le problème de la« fin» :

Qu'un jour survienne un instant du temps qui fasse cesser tout


changement (et par suite, le temps lui-même), c'est là une repré-
sentation qui choque l'imagination. En effet, la nature entière
se trouvera alors figée et comme pétrifiée : la dernière pensée,
le dernier sentiment s'immobiliseront dans le sujet pensant et
resteront sans changement, identiques à tout jamais. Pour un être
qui ne peut prendre conscience de son existence et de la grandeur
de celle-ci (en tant que durée) autrement que dans le temps, une
telle vie, si toutefois elle mérite ce nom, doit se confondre avec
l 'anéantissement1•

l. Kant,« Das Ende aller Dinge », Berlinische Monatsschrift, 23,


1794, (trad. fr. de H. Wismann, La fin de toutes choses, Paris, Édi-
tions de la Pléiade, 1986, p. 318).
34 De la.fin A. Badiou, G. Tusa - De la.fin 35

Le jour de la « fin », où le Tout se récapitule, qui est à pour la philosophie vous commencez par la« fin», ou encore
la fois le dernier de la chaîne ou de la série et en dehors par l'achèvement, par l'impasse radicale dans laquelle la phi-
de toute la série, révèle la coïncidence paradoxale de tout losophie semble se trouver. Une philosophie rendue muette
le temps et de ! 'éternel. Duratio noumenon dont nous ne et jetée dans un silence stupéfait devant l'extermination des
pouvons faire aucun concept. Pensée à la fois terrifiante et juifs d'Europe, gardienne de l'impensable, de l'inexprimable.
sublime (erhaben) où la « fin » trouve un étrange accord Philosophie qui, comme vous l'écrivez,« transie par le tra-
avec le début, pas au sens de la pacification, de la réconci- gique de son objet supposé -1 'extermination, les camps - [ ... ]
liation, mais plutôt du désastre. transfigure sa propre impossibilité en posture prophétique.
Mais c'est bien Hegel qui affirme que le lieu par excellence Elle s'orne des sombres couleurs du temps, sans prendre garde
de la vérité, c'est la fin. Il ne fait certainement pas partie des que cette esthétisation aussi est un tort fait aux victimes. La
philosophes qui privilégient le moment des commencements. prosopopée contrite de l'abjection est tout autant une posture,
Selon Hegel,« dans l'ordre de l'esprit, l'initial est ce qui est une imposture, que la cavalerie trompettante de la parousie de
plus pauvre, le postérieur ce qui est plus riche2 ». l'Esprit. La fin de la Fin de !'Histoire est taillée dans la même
La philosophie émerge comme moment terminal d'une étoffe que cette Fin5 ».
époque, et elle en est la négation déterminée: la négativité que Vous occupez une position absolument singulière dans le
la philosophie exerce sur son époque en déclin en implique panorama philosophique contemporain. Face à ceux qui sou-
sa transformation et la production d'une nouvelle époque de tiennent que la fin du projet philosophique est inévitable, ou
l'histoire. Philosophie qui pour Hegel n'a rien de prophétique que, tout du moins, les conditions de son devoir originel se
ni d'utopique, mais qui apparaissant comme la fin et la clôture trouvent aujourd'hui délégitimées, ou pire, oubliées, il me
del 'époque «anticipe», au niveau du « libre royaume de la semble que pour vous il est possible, et même nécessaire,
pensée3 », la figure prochaine de l'esprit qui va émerger dans d'élaborer une pensée philosophique qui renonce au pathos
! 'histoire. d'être-à-la-fin, et qui recommence, toujours à nouveau, à par-
La « fin », comme vous le relevez, était donc considérée tir de ses propres conditions spécifiques.
comme une idée positive en philosophie4. Dans votre Manifeste Vous rappelez dans votre Manifeste, que la philosophie est
aujourd'hui encore possible, pas sous forme d'un continuel
être-à-la-fin, mais plutôt que l'époque réclame à la philoso-
2 G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie.
Teil 1. Einleitung in die Geschichte der Philosophie. Orientalische phie« un pas de plus6 ». Quel pas alors?
Philosophie, Herausgegeben von P. Garniron und W. Jaeschke,
in Vorlesungen. Ausgewâhlte Nachschriften und Manuskripte. ALAIN BADIOU : Je commencerais par dire que la question
Band 6, Hamburg, F. Meiner, 1994, p. 157. de la finitude et de la critique de la finitude est devenue pour
3 lvi, p. 333.
4 « Pour Hegel, la philosophie est parvenue à sa fin parce que la
philosophie est capable de comprendre ce qu'est la connaissance purs non-sens, doivent être déconstruites en faveur de propositions
absolue. Pour Marx, la philosophie, en tant qu'interprétation du et d'arguments clairs, sous le paradigme de la logique moderne».
monde, peut être remplacée par une transformation concrète de ce A. Badiou, La relation énigmatique entre politique et philosophie,
même monde. Pour Nietzsche, l'abstraction négative que repré- Meaux, Germina, 2011, p. 17.
sente la vieille philosophie doit être détruite pour libérer la vraie 5 A. Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989, p.
affirmation vitale, le grand« Oui ! » à tout ce qui existe. Et pour le 11.
courant analytique, les phrases métaphysiques, lesquelles sont de 6 lvi, p. 12.
36 De la fin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 37

moi de plus en plus importante au fur et à mesure que je dé- qui était la structure des Aryens, de la race supérieure, de l 'Al-
veloppais les caractéristiques de ma philosophie, et qu'il y a lemagne éternelle, de l'Allemagne et du Reich millénaire. Il
probablement, entre le début de mon entreprise et sa situation me paraissait donc tout à fait périlleux de se tenir sous le cou-
aujourd'hui, un passage qui, en fin de compte, fait de la contra- vert del 'épreuve absolue que nous imposait ce genre de catas-
diction, de la relation entre finitude et infini, la question cen- trophe, de désastre ou de massacre, et d'en tirer la conclusion
trale. Question centrale, y compris des vérités elles-mêmes, de la fin. Je pense que c'était en réalité une victoire subjective
ainsi que le point où peut s'élucider également la question de l'ennemi lui-même, que d'avoir en quelque manière rendu
dont nous sommes partis. Je tenais à dire cela en introduction. la métaphysique, ou la philosophie, impossibles, par le seul
En réalité, pour ce qui est du pathos de la fin, il est très fait de ce geste mortifère et catastrophique. Se soustraire à la
frappant de constater qu'il a nécessité de recourir à une dictature de la catastrophe, c'est à mes yeux, tout simplement
théorie ou à une expérience, ou les deux liées, de ce qu'on dire« on peut continuer». Et moi.j'ai toujours vécu, presque
pourrait appeler la figure du désastre, c'est-à-dire la figure de de façon douloureuse, l'ensemble de ce pathos de la fin, de
ce qui est présenté en réalité comme un événement radical, cette idée qu'on ne peut plus faire de poème après. Je l'ai vécu
mais dont la substance est la négation ou la mort. Et la façon véritablement comme un triomphe de l'adversaire.
dont j'ai abordé ce problème revient à dégager le concept Finalement, dans cette vision des choses, le personnage le
d'événement en tant qu'événement appropriable dans la fi- plus important du siècle c'était Hitler, et on ne pouvait pas ac-
gure d'une vérité, de cette figure du désastre. J'ai fait cela en cepter cela. On ne pouvait pas non plus lui opposer une fiction
particulier dans L'Éthique. du même ordre, mais une fiction positive. C'est la raison pour
Je crois avoir montré qu'en réalité il n'y a pas de dimen- laquelle j'ai proposé de dire qu'en définitive la position radi-
sion événementielle dans le génocide, dans le massacre, parce cale consiste à dire que ça continue, que la philosophie conti-
que ce n'est pas une proposition ou une possibilité, c'est au nue. Cette position al 'air modeste et tranquille, mais en réalité
contraire, par soi-même, la réalisation d'une fin pré-donnée c'est elle qui est véritablement radicale, parce que c'est elle
qui est que, pour quel' Allemagne accomplisse son destin his- qui refuse de se laisser imposer un pathos de l'achèvement,
toriai, il fallait en passer par l'extermination de ce qui rendait de la fin, de l'impossibilité de l'absolue nouveauté, alors que
la négation immanente, c'est-à-dire les juifs. ce qui a eu lieu c'est un désastre et un crime. Or s'opposer
Cela n'a rien d'événementiel, ce n'est pas survenu dans au crime, ce n'est jamais entrer dans le système des normes
la figure de l'événement, c'est survenu dans la figure d'une qu'il propose, à savoir qu'il aurait commencé quelque chose,
conclusion mortifère, qui au lieu d'être un commencement, ou mis fin à quelque chose. C'est au contraire simplement le
s'accomplit absolument comme fin. Et il m'a toujours semblé circonscrire, lui, dans sa propre finitude mortifère, de façon à
qu'en s'articulant sur ces événementialités fallacieuses, sur en interdire définitivement la répétition, la survenue. Tout cela
ces désastres qui tentent de présenter comme un commence- était très important pour moi parce que, comme vous le voyez,
ment ce qui est en réalité une fin, pour en tirer la conclusion c'est del 'ordre de la philosophie, du spéculatif, de l'historique.
d'une fin, on est en réalité à l'école de l'ennemi, c'est-à-dire C'est aussi de l'ordre d'une épreuve personnelle car j'ai tou-
que celui qui a été vraiment le doctrinaire de la finitude, le jours trouvé qu'il y avait quelque chose d'irrespirable dans cette
plus grand doctrinaire de la finitude, c'était finalement Hitler. victoire de la thématique de la fin. Y compris dans son corrélat,
C'était Hitler, parce que tout cela avait lieu uniquement pour qui est« nous avons une fois pour toutes fait l'expérience de
circonscrire une totalité fictive, en même temps triomphale, ! 'horreur absolue, du mal radical, etc.», pour lequel toute notre
38 De la fin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 39

pensée doit être reconfigurée à partir de cette expérience. Cela n'a rien à voir avec un pessimisme civilisationnel : car à chaque
veut dire réellement qu'on admet la dictature du crime sur la coin de la terre l'obscurcissement du monde, la fuite des dieux,
pensée et çaje le récuse absolument,je le ressens comme vrai- la destruction de la terre, la massification de l'homme, la suspi-
ment intolérable, comme quelque chose qui nous est imposé. cion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela
a déjà atteint de telles proportions que des catégories aussi en-
Or nous savons aujourd'hui que sous cette imposition on a
fantines que pessimisme et optimisme sont devenues dérisoires
fait revenir quoi? On a fait revenir comme l'alpha et l'oméga
depuis longtemps7•
de l'existence humaine le capitalisme libéral et la démocra-
tie parlementaire; c'est quand même ça qu'on nous a vendu,
comme compensation à la criminalisation de l'histoire par les À cet obscurcissement du monde Heidegger opposait un
entreprises hitlériennes, nazies ou autres. Ça je ne peux pas appel à faire front. L'Europe, prise « dans la tenaille for-
l'accepter. Je suis en révolte contre cette figure. Cela m'amène mée par la Russie d'une part et l'Amérique de l'autre », ou
du coup à examiner de près, quelles sont dans cette affaire les plus encore l'Allemagne, « en tant que peuple placé au mi-
fonctions du concept de fin dans son double sens d'achève- lieu » devait se recentrer, redécouvrir son propre site, voire
ment et de clôture, et aussi à m'interroger sur le fait qu'il se le refonder.
peut, en définitive, que précisément la question des vérités soit Dans votre Séminaire vous mettiez l'accent sur une lec-
aussi la question de l'in-fini, c'est-à-dire de quelque chose qui ture qui implique une dimension politique de l'humain, et de
n'est pas astreint à cette finitude telle qu'elle nous a été histo- sa relation avec la terre, en ce que dans l'idée de la terre il y a
riquement imposée. l'idée de l'appropriation de l'homme à son site. L'homme de
Voilà le cheminement en quelque sorte personnel de mon Heidegger, disiez-vous, « a la terre comme patrie, patrie au
rapport à la finitude, à la fin, et à la méthodologie qui consiste sens de la racine, du site, de ce qui constitue son appariement
à se saisir de l'acte par lequel le désastre est arrivé comme à l'être, ce qui le lie à la nature, en tant que disposition de
s'il était le point de départ obligé de la pensée nouvelle, alors l'être. Patrie naturelle ou nature comme patrie8 ».
que précisément si c'est cela, cette pensée n'est pas nouvelle. L'allergie heideggérienne pour l'expatrié semble se heurter
Cette pensée est elle-même le déploiement immanent d'un violemment à la suggestion que Nietzsche nous donnait de sa
malheur que nous devrions refuser. reconstruction de la naissance de la philosophie, c'est-à-dire
du philosophe comme « un immigré arrivé chez les Grecs »,
G10VANBATIISTA Tusx : Dans votre séminaire de l'année un étranger dépaysé ...
1986-87 sur Heidegger, élaboré en même temps que L'Être et
l'événement, vous reveniez sur le syntagme heideggérien de ALAIN BADIOU : Je pense que, dans cette figure métapho-
« destruction de la terre», qui apparaît dans I 'Introduction à la
rique de la « Terre », il y a d'abord, une sorte de concession
métaphysique de 1935. La sentence heideggérienne, comme exagérée faite au poème. Je dirais, une concession exagérée à
vous le rappelez, était impitoyable :
7 M. Heidegger, Einfùhrung in die Metaphysik, Gesamtausgabe,
Le déclin spirituel de la terre est déjà si avancé que les peuples Band 40, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1976, (trad.
sont menacés de perdre cette dernière force spirituelle qui leur fr. de G. Kahn, Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard,
permet tout juste de voir et d'estimer comme tel ce déclin (conçu 1987, p. 49).
dans sa relation au destin de I '«être»). Cette constatation simple 8 A. Badiou, Le Séminaire - Heidegger. L'être 3 - Figure du retrait
( 1986-1987), Paris, Fayard, 2015, p. 55.
40 De la.fin A. Badiou, G. Tusa - De /afin 41

la représentation du « il y a » dans une figure déjà métapho- dire sur les identités à travers ces métaphores quelque chose
rique en réalité, déjà close d'une certaine manière sous le nom de plus que l'identité elle-même.
de «Terre», cette «Terre» qui, en définitive, va être aussi Un poème c'est toujours quelque chose qui fouille dans la
l'occasion de la localisation, d'une vision intense du site ori- langue jusqu'au moment où la langue, qui est toujours char-
ginel, etc. Je ne peux pas m'empêcher de penser à la phrase du gée de dire les identités, va les dire autrement, ou va montrer
maréchal Pétain:« La terre, elle, ne ment pas». Quand je vois qu'elles sont autres qu'elles ne sont, ou va montrer qu'elles
arriver la« Terre »,je me méfie un peu de la métaphorique qui sont plus qu'elles ne sont, etc. Et le poème vise toujours, en
orchestre tout cela, même dans l'écologie profonde, l'écologie réalité, à dégager l'excès de chaque chose sur elle-même et
métaphysique. non pas simplement d'en décrire le« il y a» phénoménal, ordi-
Mais ce que je pense surtout, c'est que le concept de naire. C'est là, à mes yeux, une entreprise légitime. Le poème
«Terre», tel qu'il est manié, est une espèce de restriction du peut avoir cette fonction. Mais il ne faut pas que la philoso-
« il y a » à une donation métaphorique qui paraît être sacrali- phie conceptualise cela. Il y a chez Heidegger une tendance à
sable, importante, ouverte, qui rassemble l'humanité dans sa conceptualiser le poème. Or le poème n'est pas fait pour être
terre, mais qui en réalité est la négation d'une thèse qui chez conceptualisé. Le poème est à lui-même sa propre vérité, et sa
moi est fondamentale, à savoir qu'il y a une multiplicité infi- conceptualisation totalisante au sens heideggérien, c'est-à-dire
nie de mondes, et que la « Terre » est une totalisation proba- quand on fait du poème l'exercice final du berger de ! 'être,
blement impraticable. Dans Logiques des mondes, un des tout c'est une dénaturation du poème lui-même. On peut le montrer
premiers énoncés, c'est qu'il n'est pas possible, précisément, assez précisément sur des exemples. On peut montrer que ce
de totaliser la figure des mondes. Il n'y a pas d'univers total que Heidegger fait dire aux poèmes, n'est pas ce que le poème
qui serait représentable comme le site originel du « il y a» ou a l'intention de dire dans le dire lui-même, c'est autre chose.
de l'expérience. Le« il y a», en tant que saisi dans la multi- Moi je m'écarterais donc de toute cette logomachie terrestre
plicité pure et dans la multiplicité des mondes, est toujours en et j'assumerais au fond deux énoncés antithétiques, d'appa-
perspective de fuite. rence dialectique.
Je sens dans la« Terre», l'idée d'une métaphore stabilisa- D'un côté, c'est qu'il y a une multiplicité infinie de mondes
trice qui permet à son tour de parler de la dévastation de « la non totalisables, donc il n'y pas de« il y a». D'un autre côté,
Terre» comme d'une espèce de sacrilège fait au « il y a» ori- en règle générale, dans tout monde sauf dans des mondes
ginaire, alors que la vérité c'est que l'homme est typiquement atones ou perdus, il y a un point inexistant. Donc, sur un bord
le nomade des mondes. il n'y a pas de totalité, et sur l'autre bord il y a une ponctua-
D'ailleurs, on pourrait presque définir l'animal humain lité essentielle qui est le mode sur lequel quelque chose est
comme l'animal qui parcourt le plus de mondes ; et cette mul- dans un monde, à savoir dans la figure du minimum, dans la
tiplicité lui est consubstantielle. Sur ce point je pense qu'il figure de ce qui soutient le monde. Non pas parce que c'est
faut éviter toute sacralisation métaphorique, quand elle n'a la totalité, mais tout au contraire, parce que ce n'est presque
pas pour enjeu le poème, c'est-à-dire quand elle n'a pas pour rien, parce que c'est cela qui est traité comme le presque-rien
enjeu de travailler dans la langue des nominations singulières du monde, et c'est du presque-rien du monde que peut naître,
qui métamorphosent les identités. Parce que la poésie utilise en vérité, le témoignage de l'événement. Et puis évidemment,
ce genre de choses, la terre, le ciel, les astres, la nuit, etc. Mais tout événement va être ce qui saisit le rien, en lui donnant la
elle les utilise de telle sorte qu'il s'agit de sommer la langue de possibilité d'être plus que le rien.
42 De la fin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 43

C'est pourquoi je dis finalement, que tout est dit dans I 'In- Mais, pour vous,« l'âge des poètes est clos11 ». Il faut plu-
ternationale: nous ne sommes rien, soyons tout. tôt retourner à Platon, c'est-à-dire à la« réarticulation clari-
fiée et primordiale des conditions scientifiques et politiques
ÜIOVANBATTISTA ÎUSA : La poésie a eu pour vous, tout de la pensée12 ».
au long de votre travail, une importance particulière9• Une C'est une voie différente de celle parcourue par Heidegger,
vérité, selon vous, n'est jamais homogène à la langue do- qui nous installe« dans le pressentiment de l'être, comme au-
minante du lieu où elle fut créée, et la poésie, comme les delà et horizon, comme soutien et éclosion de l'étant en tota-
mathématiques, exprime une limite. lité" ». Une voie dont le point de départ n'est plus l'angoisse
En ce sens, il me semble pouvoir comprendre pourquoi, situationnelle du vide, ce que Heidegger nomme, « le souci de
dans vos écrits et vos séminaires, vous avez toujours attri- l'être », « l'extase de I 'étant14 », la grande voie du poème, qui
bué une importance décisive à la poésie. La poésie, comme cherche à restituer la langue oubliée de l'origine ...
vous avez écrit récemment, est « la forme artistique, la
forme naïve (mais "naïveté", ici, veut dire "invention pure ALAIN Bxorou : Dans la poésie il est absolument clair que
dans la langue"), la forme formelle, et sans arrogance, de la capacité réelle du poème, c'est d'agencer un dire, qui est
l 'antiphilosophie. Elle l'est d'autant plus aujourd'hui que manifestement le dire de ce qui ne peut pas être dit. Donc c'est
nous avons été contemporains de ce que j'ai appelé "l'âge toujours une balance incertaine entre le dire et le non-dit, que
des poètes", où s'était réalisé une sorte d'accord sur le fait le poème agence dans la figure d'un dire, lequel est en réalité
que, la métaphysique systématique étant dépassée, déva- une présentation possible du non-dit sans que ça en soit le dire
luée, achevée, seul le poème était le gardien d'une pensée au sens strict. Le dire du non-dit n'a pas de sens. Néanmoins
pour notre temps qui soit totale et cependant dégagée de la le poème est tendu comme ça, comme lisière entre le dire et
prétention philosophique. À cette pensée, l'immense poète
• le non-dit, etje pense que c'est en relation avec ceci que toute
Fernando Pessoa avait donné le nom de "métaphysique activité créatrice humaine est prise dans le paradoxe d'être à
sans métaphysique'?" ». la fois immanente et déliée de cette immanence. Alors tout
ça m'intéresse vivement parce que l'activité créatrice se fait
avec les matériaux disponibles dans le monde, dans la situa-

9 Il me semble fondamental de citer, au moins en note, ce que Ba- 11 « l- .. ] l'âge des poètes est clos. Cela ne signifie pas que les choses
diou écrivait sur le rapport poésie/événement dans L'Être et l'évé- sont plus claires, mais que la question est celle de la clarté. En
nement, à propos en particulier, de Mallarmé: « Si la poésie est un conséquence, il faut à notre tour rompre avec ce désir heideg-
usage essentiel du langage, ce n'est pas qu'elle puisse le vouer à la gérien de perpétuer l'obscur. J'entends ici par "obscur" non pas
Présence, c'est au contraire qu'elle le plie à la fonction paradoxale l'obscurantisme, mais en vérité l'ambition de perpétuer le poème
de la maintenance de ce qui, radicalement singulier, action pure, comme instance de la pensée du temps. De ce point de vue, notre
serait sans lui retombé dans la nullité du lieu. La poésie est l'as- juridiction est sous le paradigme platonicien de la primauté du
somption stellaire de ce pur indécidable qu'est, sur fond de vide, mathème, et non pas sous le paradigme présocratique du splendide
une action dont on ne peut savoir q_u'elle a eu lieu qu'autant qu'on poème obscur ».A. Badiou, Le Séminaire - Heidegger, op. cit., pp.
parie sur sa vérité». A. Badiou,L'Etre et l'événement, Paris,Seuil, [34-135.
1988, p. 214. 12 Ibid.
10 A. Badiou, Que pense le poème?, Caen, Éditions NOUS, 2016, 13 A. Badiou, L'Être et l'événement, op. cit., pp. 489-490.
pp. 10-11. 14 Ivi, p. 109.
44 De la fin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 45

tion, elle ne peut pas se faire autrement, et cependant cette Dans À la recherche du réel perdu vous voyez Le ceneri
disponibilité doit toucher quelque chose qui étant post-évé- di Gramsci, autre extraordinaire œuvre poétique de Pasolini,
nementiel, absolu, en un certain sens, transcendant à la situa- comme le témoignage du renoncement à l'optimisme qui
tion elle-même, n'en n'est pas moins entièrement créé dans la place sa foi dans un chemin progressif vers l'émancipation
situation. Ça c'est l'exception. dans le parcours historique même. Seule une destruction his-
On tombe naturellement sur l'exception immanente, et l'ex- torique à grande échelle pourra être à la hauteur d'une telle
ception immanente est aussi cette dialectique de la soustrac- Histoire : si « !'Histoire doit accoucher d'un monde éman-
tion, c'est-à-dire le fait que l'essence propre d'une chose n'est cipé, on peut sans états d'âme accepter et même organiser
pas tant l'intensité de sa présence que la figure de ce qui est une destruction maximale18 ».
en perspective de fuite et que cependant elle retient ou qu'elle Au xxe siècle, comme vous l'avez souligné plusieurs fois,
tient d'une certaine manière. c'était la négation qui produisait l'affirmation, la destruction
qui engendrait la construction. Une conviction enracinée au
ÜIOVANBATIISTA TusA : « Finir » et « commencer15 » . XXe siècle,« qui donne à l'enthousiasme révolutionnaire sa
Dans un de vos séminaires en Amérique, publié ensuite sous touche de férocité inutile: les principes réels du monde éman-
le nom de« Destruction, Negation, Substraction16 », vous avez cipé surgiront de la destruction du vieux monde. Mais c'est
commenté un poème célèbre de Pier Paolo Pasolini, intitulé inexact, et cette inexactitude entraîne que la destruction du
« Vittoria », poème qui met en scène l'absence de tout es- vieux monde occupe une place disproportionnée, et que la
poir des communistes partisans morts, ainsi que l'absence de lutte pour venir à bout de ce vieux monde jusqu'à en extraire
tout futur perçue par la génération qui a succédé à la Seconde les principes du nouveau est infinie, interminable19 ».
Guerre mondiale. Pour vous, ce poème de Pasolini est un La destruction, l'épuration comme fil conducteur du siècle.
« manifeste » de la vraie négation 17• Mais déjà depuis L'Etre et l'événement, vous montrez qu'une
pensée soustractive de la négativité peut surmonter l'impéra-
15 « Finalement, le problème du siècle est d'être dans la conjonc- tif de la destruction et del 'épuration. L'obsession du siècle a
tion non dialectique du motif de la fin et de celui du commence- d'ailleurs été une destruction nécessaire, une destruction gé-
ment. "Finir" et "commencer" sont deux termes qui demeurent, nératrice sans laquelle le nouveau ne serait jamais né;« car ce
dans le siècle, irréconciliés ». A. Badiou, Le Siècle, Paris, Seuil,
n'est pas la destruction qui produit le définitif, en sorte qu'il y
2005, p. 59.
16 Le séminaire a été publié dans The Scandai of Self-Contradic- a deux tâches bien différentes: détruire l'ancien, créer le nou-
tion. Pasolini's Multistable Subjectivities, Traditions, Geogra- veau. La guerre elle-même est une juxtaposition non dialecti-
phies. L. Di Blasi, M. Gragnolati, C. Holzhey (eds.), Wien/Berlin, sable de la destruction atroce et du bel héroïsme victorieux" ».
Turia+Kant, 2012, pp. 269-277. À une telle destruction historique, fondée sur un antago-
17 Sur la question du 'manifeste', nous lisons dans Le Siècle : nisme sans fin entre le nouveau et l'ancien, vous opposez une
« Qu'est-ce qu'un Manifeste? La question m'intéresse d'autant
plus que j'ai moi-même écrit, en 1989, un Manifeste pour la phi-
losophie. La tradition moderne du manifeste est fixée dès 1848 dans la singularité disparaissante de son être, ne convient aucun
par le Manifeste du Parti communiste de Marx[ ... ] Le problème nom». A. Badiou, Le Siècle, op. cit., pp. 193 et 195.
est encore une fois celui du temps. Le Manifeste est la recons- 18 A. Badiou, À la recherche du réel perdu, Paris, Fayard, 2015, pp.
truction, dans un futur indéterminé, de ce qui, étant de l'ordre 57.
de l'acte, de la fulguration aussitôt évanouie, ne se laisse pas 19 Ibid.
nommer au présent. Reconstruction de ce à quoi, pris qu'il est 20 A. Badiou, Le Siècle, op. cit., p. 59.
46 De la fin A. Badiou, G. Tusa - De /afin 47

affirmation qui a aussi dans la négation son propre commence- ALAIN Bxorou : Pour moi l'expérience fondamentale du pré-
ment. Au siècle de la « passion du réel" » l'avant-garde est ce cédent siècle, qui était déjà en gestation dès le XIX• siècle, a
qui proclame une rupture formelle avec ce qui lui est antérieur, été la mise à l'ordre du jour du fait quel 'essence de l'histoire,
et elle se présente comme porteuse« d'un pouvoir de destruc- et donc de toute création, est dans le registre du deux, c'est-à-
tion du consensus formel qui, à un moment donné, définit ce dire dans le registre d'une contradiction antagonique centrale,
qui mérite le nom d'art22 ». autour de laquelle tout se joue. Et tous les autres éléments se
Comme vous l'écrivez l'art, et l'art dit d'avant-garde en rassemblent autour de cette contradiction centrale, d'où tout
particulier, nous offre un regard différent sur le couple des- ce que vos questions rappellent, c'est-à-dire l'importance dé-
truction/soustraction. Ce que, dans le tableau de Kasimir cisive de la guerre comme figure, l'axiome« la construction
Severinovië Malevië, Carré blanc sur fond blanc (1915), naît de la destruction», à savoir le primat de la négativité, en
vous appelez« l'origine d'un protocole de pensée soustractif réalité hérité d'Engels, et bien d'autres traits qu'on retrouve, y
qui diffère du protocole de la destruction ». Carré blanc sur compris dans les avant-gardes esthétiques, voire scientifiques.
fond blanc est, comme vous le souligniez« dans l'ordre de la Parce que je suis frappé de voir que, si on prend l'entreprise
peinture, le comble de l'épuration. On élimine la couleur, on mathématique de Bourbaki en France, et la création de la tota-
élimine la forme, on maintient seulement une allusion géo- 1 ité de la mathématique moderne, c'était aussi : on lutte contre
métrique, qui supporte une différence minimale, la différence la vieille tradition académique des mathématiques, et on lui
abstraite du fond et de la forme, et surtout la différence nulle oppose une construction monumentale absolument nouvelle,
du blanc au blanc, la différence du Même, qu'on peut appeler qui est un système axiomatisé d'un bout à l'autre, etc. Donc
la différence évanouissante= ». cette idée, essentielle, a pénétré partout.
Vous avez traversé dans une étrange et tortueuse navigation Ce que je pense c'est que nous entrons dans une période où
la séparation de Hegel, la contradiction de Mao, la lutte de il faut absolument se rendre compte que l'essence des proces-
classe de Marx, pour ensuite aboutir (peut-être, mais c'est ma sus créateurs comporte toujours trois termes, et non pas deux.
question) à la multiplicité, à la mathématique. À la fidélité mi- C'est fondamental. Pas trois termes au sens de la caricature de
litante, pratique, aux situations« locales», générées à chaque la dialectique (thèse, antithèse, synthèse), mais trois termes en
fois de manière événementielle, enracinées dans les actions interrelation dialectique.
des militants, qui semblent être en réalité le fondement, en ce L'exemple le plus clair sur ce point est malgré tout la poli-
sens, de la vérité. tique. La politique a consisté à dire pendant toute une époque
que l'essence de la politique était l'organisation de l'antago-
nisme. Cela a eu pour conséquence que le parti du prolétariat
s'est conçu à tous les niveaux comme une machine de guerre
21 lvi,p.63.
contre la bourgeoisie et que par conséquent, il a été amené à
« La passion du siècle, c'est le réel, mais le réel, c'est l'anta- fusionner avec l'État. Une fois la victoire remportée, le parti et
gonisme. C'est pourquoi la passion du siècle, qu'il s'agisse des l'État, le parti et le pouvoir, fusionnent dans un seul terme, de
empires, des révolutions, des arts, des sciences, de la vie privée, façon à maintenir à tout prix la dualité. Il y a le parti-État d'un
n'est autre que la guerre.« Qu'est-ce que le siècle?» demande le côté, et puis il y a les adversaires, les ennemis, la bourgeoisie,
siècle. Et il répond ;« c'est la lutte finale». Ivi, p. 61. qui continuent, d'où le côté à la fois soupçonneux et terroriste
22 lvi, p. 187.
23 Ivi, p. 86. de cette entreprise.
48 De la fin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 49

En réalité, symétriquement, on peut dire que la grande culation de ces trois termes. Est-ce que, par exemple, l'organi-
contradiction, c'est entre les masses et l'État. Alors on va dire sation, quelle qu'elle soit, va être capable de n'être ni en état
que la seule catégorie politique valable c'est le mouvement en de semi fusion avec le pouvoir, avec l'État, ni en passe d'être
tant que mouvement de masse, et puis de l'autre côté, on a les dissoute, en quelque sorte, dans l'historicité toujours précaire
rigidités, on a le pouvoir, on a le vieux monde, etc. des mouvements. L'organisation va donc représenter ou tirer
Ce que je dirais c'est que politiquement la figure du deux a les conséquences du mouvement auprès de l'État.
été maintenue, et dans la tradition du parti bolchévique et dans C'est une question très complexe, mais absolument centrale
la tradition mouvementiste, anarchisante. aujourd'hui. Pour moi le grand mouvement historique de ré-
Un des bilans les plus intéressants de l'histoire, c'est que, fection du marxisme, de réorientation du communisme, c'est,
dans les politiques disons « révolutionnaires » de toute la de façon tout à fait abstraite, la substitution à une dialectique
séquence passée, la thèse du deux, comme thèse organique binaire d'une dialectigue à trois termes. Et c'est vraiment une
du combat politique, enracinée en vérité dans la vision de la leçon del 'échec des Etats socialistes.
lutte des classes comme antagonisme primordial, a été à la fois Pourquoi les États socialistes ont-ils échoué ? Parce qu'ils
défendue par les partisans de l'organisation centralisée auto- ont été incapables de se mouvoir vers une autre étape. lis ont
ritaire, mais aussi par les partisans anarchistes du mouvement tout simplement conservé ce qu'il y avait autant qu'ils ont pu,
de masse. jusqu'à ce qu'ils crèvent, et c'est ce qui s'est passé. lis ont
Dans un premier cas c'était, le parti fusionne avec ! 'État quand même fait une chose qui n'avait jamais été faite dans
contre tous ses ennemis. Et dans le second cas, c'était, les l'histoire : ils ont aboli le régime de la propriété privée, et
masses révoltées se lèvent contre toute forme de pouvoir et ensuite ils se sont cramponnés à cette abolition, jusqu'à ce
d'organisation. Orje pense que! 'histoire concrète montre qu'il que finalement ils lâchent prise et réinstaurent la propriété pri-
faut absolument réintroduire qu'il y a toujours trois termes. Il vée. Et tout ça, parce que le parti et l'État c'était la même
y a toujours, en effet, un pôle de pouvoir exposé, ça peut être chose, et que parti et État n'admettaient pas qu'il y ait quoi
l'État bourgeois mais ça peut aussi être l'État socialiste. que ce soit d'autre qui soit de l'ordre de la politique. Or, si
li y a le mouvement parce que, malgré tout, on voit bien vous voulez que la phase politique soit celle de ce que Marx
que sans mouvement la politique disparaît, elle est finalement appelait le dépérissement de l'État, c'est-à-dire la phase de la
remplacée par la gestion pure et simple, parce qu'il n'y a pas mise au poste de commande des intérêts communs, sans qu'ils
de gouvernement populaire significatif des décisions prises. Et revêtent la forme d'une machine séparée au-dessus de la so-
puis il y a aussi, nécessairement, un principe d'organisation. ciété ci vile, vous devez continuer tout au long à avoir vos trois
Ce principe d'organisation ne doit pas fusionner avec l'État, termes. L'État est bien là. Il doit dépérir mais pendant une
parce que, si tel est le cas, le deux pur réapparaît dans sa figure longue période historique il est là. Le mouvement, il faut qu'il
terroriste. li ne doit pas non plus être identique au mouvement, soit possible, et que l'État ne soit pas en mesure de brimer,
pour la raison toute simple que le mouvement est dans son d'interdire tout mouvement au long cours. Et l'organisation
essence même quelque chose qui commence et qui finit. Donc est là justement pour protéger de façon durable et instituée la
c'est quelque chose qui crée une possibilité, mais qui n'est pas possibilité du mouvement par rapport aux initiatives del 'État.
non plus la gestion de cette possibilité ou le devenir de cette Cette dialectique à trois termes doit circuler constamment
possibilité. J'estime que dans le champ politique on voit très en sorte de créer une temporalité qui sera réellement la tem-
clairement qu'il y a trois termes, et que tout dépend de I'arti- poralité stratégique. En fin de compte, si on y regarde de près,
50 De lafin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 51

la structure générique des procédures de vérité comporte tou- comme vous avez écrit, que quand« l'infini enfin échappe à
jours, aujourd'hui, si on veut en avoir l'intelligence complète, la famille27 » ?
la substitution à la dualité d'une triplicité qui n'est pas une
triplicité successive, mais une triplicité immanente. C'est pour ALAIN BADIOU : Nous sommes là dans un cas particulier,
cela que je dirais que nous ouvrons le règne de la trinité. Parce enfin plutôt dans une illustration particulière, de l'exception
que c'est un peu ça que voulait dire la Trinité, abstraitement, à immanente, c'est-à-dire de ce qui constitue le point d'invisi-
un niveau transcendant et religieux. Au fond, il faut bien voir bilité du visible.
que le Père c'était l'État, le Fils c'était le mouvement, et l'Es- De quoi le hors-champ est-il la représentation ? Le
prit c'était la médiation. lis avaient bien vu ça les chrétiens ... hors-champ est la représentation de ce que la puissance
de l'image en tant que visible résulte pour part de ce qu'il
ÜIOVANBATI'ISTA TUSA: André Bazin soulignait que« la mort a circonscrit comme invisible, précisément dans l'image.
est un des rares événements qui justifie le terme de spécifi- L'image est ainsi une découpe dans ce qui par ailleurs ré-
cité cinématographique24 ». Les technologies de l'image nous sume en absence le lieu même dont elle est l'image. Alors
poussent au cœur d'une« crise de la mort». Dans le cinéma, cela m'intéresse dans la mesure où ce sont des dialectiques
ce qu'il est impossible de reporter dans le champ du cadre, soustractives, lesquelles consistent à repérer la force de
c'est justement, comme dirait Lacan, l'impasse de la formali- quelque chose non seulement dans sa puissance de pré-
sation, ce qui ne participe pas de cette mort à l'œuvre que le sence, mais dans sa soustraction intérieure, qui en organise
cinéma rendrait intelligible. Comme vous le soulignez dans À le régime d'existence, la clôture, la délimitation, etc.
la recherche du réel perdu, « le réel d'une image cinémato- L'art est évidemment un champ d'exercice privilégié pour
graphique, c'est ce qui est hors-champ. L'image tient sa puis- ça, parce que dans l'art, il y a presque toujours dans le dire
sance réelle de ce qu'elle est prélevée sur un monde qui n'est une puissance du non-dit. Dans le visible, le circonscrit de
pas dans l'image mais qui en construit la force25 ». la peinture, il y a quelque chose de l'ordre de l'absence, qui
Selon vous, démocratie et totalitarisme « sont les deux structure la représentation elle-même. Dans le cinéma il y a le
versions épocales de l'accomplissement du politique dans la hors-champ qui délimite la puissance de l'image, etc.
double catégorie du lien et de la représentation26 », et en gé- C'est la question du réel comme introuvable, comme
néral la politique est désignée philosophiquement comme le toujours disparu. C'est la question de l'événement comme
concept du lien communautaire, et de sa représentation dans création d'une possibilité, mais qui d'une certaine façon
une autorité. disparaît en même temps qu'il crée cette possibilité. C'est
La tâche serait donc de nous diriger vers ce point de l'im- la question directement posée ici de la déliaison, c'est-à-
possible où le lien se défait, là où le lien ne nous conditionne dire du fait que toute relation se soutient de ce qui en elle
plus, ne nous lie plus, même pas à l'illusion irréductible« de la n'est pas vraiment relié, n'est pas effectivement constitué
familiarité, de la ressemblance, du proche». Il n'y a de vérité, comme relation. Etje pense que c'est là que se constitue le
sujet, qui est toujours le résultat de cette opération d'écar-
tèlement entre la possibilité effective et ce qui conditionne
24 A. Bazin, Qu'est-ce que le cinëma T, vol. 1, Paris, Cerf, 1958, p.
68.
25 A. Badiou, À la recherche du réel perdu, op. cit., p. 31.
26 A. Badiou, Peut-on penser la politique T, Paris, Seuil, 1985, p. 17. 27 A. Badiou, Conditions, Paris, Seuil, J 992, p. 129.
52 De /afin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 53

cette possibilité et qui est absent, non représenté, non re- tisé par son site, en opère la ruine au regard de la situation,
présentable, marginal, délié, etc., et finalement soustractif. puisqu'il en nomme rétroactivement le vide intérieur29 ».
C'est pour cela qu'en effet vous avez eu parfaitement raison « L'inexistant», vous l'évoquez aussi dans Le Réveil de
de passer dans votre question, de la question du montage au i'Histoire à propos des révoltes qui ont traversé récemment
cinéma à la question de la négation et de la non-négation chez beaucoup de pays arabes. En elles, ce qui n'existe pas encore
Pasolini. semblait compter plus que ce qui s'était rendu manifeste. Plus
Ces choses-là sont des thèmes que je réorganiserais, pour que de sauvegarder un ordre quelconque, il semblait que la
ma part, autour de la conviction que ce qui constitue la pré- tâche des organisations politiques insurgées était de sauvegar-
sentification du vrai est en réalité toujours de l'ordre de ce der un désordre qui ne se laisse reconduire à aucun état de
qui est délié ou soustractif, mais pas de l'ordre de ce qui est choses consolidé. Mais qui laisse en revanche s'éveiller une
négation au sens habituel du terme, c'est-à-dire de ce qui est Histoire qui n'existe pas encore, ou n'existait pas.
exclusion. C'est inclus. C'est un protocole d'inclusion de ce Je vous pose la question que vous posiez en fait vous-même,
qui originairement n'appartient pas exactement à ce qui est à cette occasion : « Comment être fidèle au changement du
inclus. En définitive, le résumé de tout ça, c'est que tout ce qui monde, dans le monde lui-mêrne'? ? »
se construit de significatif, ayant une valeur universelle dans
une situation déterminée, touche au point inexistant de cette ALAIN BADIOU : Je suis anti-totalitaire moi aussi, mais à ma
situation. manière. L'inexistant, c'est au fond ce qui dans le monde est
le plus proche de quelque chose qui serait comme une exis-
GJOVANBATIISTA Tusx : « L'inexistant». Il apparaît un peu tence pure, c'est-à-dire une existence réduite à l'existence, ou
à l'improviste dans Logiques des Mondes. Je me permets de l'existence del 'exister. Mais ça, c'est une catégorie qui serait
citer votre formule : « Un événement a pour conséquence propre à chaque monde. Chaque monde aurait ce qui, en lui-
maximalement vraie de son intensité (maximale) d'existence, même, dit ce que c'est qu'exister dans ce monde, mais il le
l'existence de l'inexistant" ». dit au minimum, c'est-à-dire au ras de l'existence en tant que
Une véritable subversion de l'être, un tel inexistant affai- pure existence, et pas clairement en tant qu'existence de ceci
blit à coup de nullité ce qui semblait soutenir la cohésion du ou de cela ...
monde. Ce serait le point nodal del 'exister comme tel, et il est, lui,
Comme vous écrivez dans L'Être et l'événement, il y a un aux lisières del 'appartenance. On peut en effet relier cela à la
paradoxe à l'intérieur de l'événement même, en ce que le question de l'appartenance. Le point nodal appartient aussi peu
paradoxe d'un site événementiel est de ne se laisser recon- que possible comme le montrent les grands exemples, y com-
naître qu'à partir de ce qu'il ne présente pas dans la situation pris politiques, prenons, si vous voulez, la définition marxiste
où lui-même est présenté. Chaque événement est la ruine de du prolétariat: comme chacun sait, ça a révélé l'inexistant de
la situation, en ce que « ! 'événement, outre qu'il est loca- la situation en politique. Et c'est bien pour ça que le prolétariat

29 A. Badiou, L'Être et l'événement, op. cit. p. 2 L4~


28 A. Badiou, Logiques des mondes, L'Être et l'événement 2, Paris, 30 A. Badiou, Le Réveil de l'Histoire, Paris, Editions Lignes,
Seuil,2006,p.398. 2011,p. 102.
54 De la fin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 55

est la capacité révolutionnaire en personne. Mais ça peut être mentale, celle qu'on appelle justement« appartenance» c'est
bien d'autres choses. finalement un ensemble de multiplicités quelconques, défini
Ça peut être, aujourd'hui, en partie, la fonction du nomade, par ce qui lui appartient. Mais que la relation d'appartenance
ou la fonction du réfugié. On voit très bien comment la fonc- soit fondamentale, ce n'est pas le régime des vérités, c'est le
tion du nomade et du réfugié s'insinue dans les consciences régime de l'être. C'est-à-dire qu'il est absolument exact, après
comme quelque chose qui existe mais qui ne devrait pas exis- tout, et indiscutable, que nous naissons dans des systèmes
ter, ou qui existe sans exister, ou qui existe au minimum. Et d'appartenance.
là évidemment surgissent tout de suite les discordances po- Après tout, l'ordre symbolique qui constitue l'individu -
litiques majeures. Car, et c'est très important, c'est toujours je ne parle pas de sujet, parce que ce serait équivoque - les
autour d'un inexistant qu'une situation se divise de la façon constructions symboliques de l'individu sont formulables en
la plus violente. termes d'identité, en termes d'appartenance, en termes de fi-
liation, etc., ce n'est pas douteux.
GIOVANBATTISTA TUSA : Comme vous le savez, ces dernières Mon problème n'est donc pas de dire, que l'appartenir est
années le mot « communauté » a été central dans le débat en soi une catégorie négative, parce que ce serait nihiliste, ab-
philosophique. Et pourtant, au nom de la communauté, l'hu- solument, ce serait destructif de ce qui, à l'évidence, constitue
manité a montré une extraordinaire capacité de détruire, de une part significative des individus, des groupes, des sociétés.
transformer la valeur même de communauté « humaine» dans Mais en revanche, ce que je soutiens, c'est qu'il existe dans
l'extermination organisée. mon lexique, sous le nom de vérités, des choses irréductibles
La capacité fondatrice, la capacité productive ou auto- à la relation d'appartenance, et à la communauté qui va avec.
productive de la communauté, semble se transformer en son Je veux dire par là qu'il existe des choses qui sont diagonales
contraire: la capacité auto-destructive démesurée. La commu- par rapport au système des identités et qui, à l'intérieur de ce
nauté continue à être, malgré tout, le lieu où autoconstruction système, font apparaître la possibilité d'une universalité, des
et autodestruction se lient. choses qui se soustraient au pouvoir des communautés, des
Vous savez bien que Jacques Derrida a toujours refusé de identités, ou des appartenances, sans pour autant les détruire,
parler de communauté ... puisqu'elles continuent à générer la continuité normale du
système mondain dans lequel elles s'exercent.
ALAIN BADIOU : Si vous permettez je le soutiens dans cette Ce à quoi je m'opposerais, c'est qu'on fasse des identités,
perspective,je suis proche de lui. des appartenances, des communautés, des catégories norma-
tives. Pour moi ce ne sont pas des catégories normatives, ce
G1ovANBATTISTA Tusx : ... Derrida avait un certain problème sont des catégories de la construction de ce qu'il y a en tant
avec le mot communauté, et c'est pour ça qu'il a écrit plu- que la pure et simple figure du « il y a». Il y a des commu-
tôt Politiques de l'amitié, et il a parlé de l'amitié, pas de la nautés, il y a des appartenances, il y a des filiations, il y a des
fraternité. langues, il y a des pays. Oui, il y a !
Quel est votre rapport à la question de l'appartenance? Ce qui m'intéresse dans la vie c'est le moment où la vie
peut toucher non pas à ce qu'il y a, mais justement à ce qu'il
ALAIN Bxorou : Vous savez, appartenir pour moi, c'est un n'y a pas dans ce« il y a». Et ce qu'il n'y a pas dans ce« il y
mot très compliqué, parce que la relation ontologique fonda- a», c'est néanmoins quelque chose qui ne lui est pas extérieur,
56 De la fin A. Badiou, G. Tusa - De la.fin 57

mais qui se fait avec le« il y a», en s'affranchissant de ses Toute référence politique ayant disparu, au sens où, comme
bordures, de ses limites, en faisant des traversées et des diago- vous avez écrit il y a quelques temps, une fois que « tous
nales à signification universelle précisément. les référents politiques dotés d'une vie ouvrière et populaire
En effet, bien qu'elle soit née toujours dans un contexte réelle » étaient,« par rapport au marxisme, atypiques, délo-
réel et symbolique constitué d'appartenances et d'identités, il calisés, errants », il ne restait qu'à demeurer dans le « lieu
s'avère qu'elle crée quelque chose qui n'y est pas réductible inhabitable d'une hétérodoxie marxiste à venir" ».
et qui n'arrive pas, qui ne s'insère pas dans la clôture de ses Je sais que vous n'aimez pas beaucoup les discours mor-
identités. tifères, ou les rappels incessants à la finitude. Évoquer la
Je tiens beaucoup à ce point, à sa part qui paraît la plus mort, d'ailleurs, comme vous vous demandiez dans D'un dé-
conservatrice, c'est-à-dire celle qui dit: il n'y a pas de sens à sastre obscur à propos du communisme, « nous mènera-t-il
dire que nous allons détruire les identités. Je pense que c'est à une nomination convenable pour ce dont nous sommes les
une thèse maximaliste, qui en fin de compte est extrêmement témoins33 » ?
dangereuse parce que, comme on le sait, l'affirmation d'une
identité peut très bien être cachée dans l'idée de la destruction ALAIN Bxmou : Oui, je me rends compte aujourd'hui, si
d'une autre. je revois tout ce problème, que lorsque j'ai énoncé que le
Après tout on pourrait dire que Hitler voulait aussi que les marxisme était probablement dans une crise mortelle, je par-
Aryens s'affirment comme ça, comme quelque chose de supé- lais au fond d'un certain marxisme. Je parlais du marxisme
rieur à toute autre identité. En tant que supérieur à toute autre tel qu'il était un élément culturel, partout répandu avec son
identité, il tenait le meurtre de masse d'une identité, qu'il système propre de références historiques.
considérait comme immanente et périlleuse, comme la seule Je parlais du marxisme, au fond, au sens où Sartre disait
effectuation de cette sortie. Donc, je le répète, des identités il que le marxisme était l'horizon indépassable de notre culture.
y en a et il y en aura toujours. Il a dit cela, Sartre: le marxisme est l'horizon indépassable de
Nous ne sommes pas dans une vision des choses qui consiste notre culture. Etje vois bien qu'il parlait du marxisme en tant
à dire qu'on va défaire les identités, les appartenances, les que le marxisme était omniprésent, qu'on soit pour ou qu'on
communautés, mais simplement on va favoriser comme élé- soit contre, il était là. Et il était là d'une double manière. Il
ments de construction subjective les irréductibilités aux ap-
partenances tramées sans exclure les appartenances. 32 lvi, p. 56.
« Se tenir dans le marxisme est occuper un lieu détruit, donc in-
G1ovANBATIISTA Tusx : Penser la politique, après une crise habitable. Je pose qu'il y a une subjectivité marxiste qui habite
mortelle du marxisme, qui n'étant pas encore mort, était plu- ! 'inhabitable. Elle est, au regard du marxisme tel que détruit, dans
tôt « historiquement détruit » et demandait justement de se une situation de dedans/ dehors. La topologie de la politique, qui
demeure à penser au lieu de l'inhabitable, est de l'ordre de la tor-
maintenir « dans l'immanence de la destruction31 ». Fin du sion: ni intériorité à l'héritage marxiste-léniniste, ni non plus exté-
marxisme classique donc la fin des classes, la fin de leur riorité réactive de l'antimarxisme. Ce rapport de torsion s'oppose
opposition. à tout le triomphalisme du marxisme antérieur, à la rectitude infail-
lible de la "ligne juste". La pensée politique ne fait aujourd'hui
état que d'un rapport biaisé à sa propre histoire». Ivi, p. 55.
33 A. Badiou, D'un désastre obscur, La Tour d'Aigues, Éditions de
31 A. Badiou, Peut-on penser la politique Y, op. cit., p. 52. l'Aube, 1998, p. 7.
58 De la.fin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 59

était là parce qu'il y avait des États socialistes et aussi dans libéralisme. Et à ce propos, j'insiste toujours sur le fait qu'à
la figure d'un pouvoir, d'une puissance, d'une puissance ins- mon avis il n'y a pas de néo-libéralisme.
tallée dans le monde. Et il était également là comme une des Ce qu'on nous raconte aujourd'hui n'a rien de nouveau.
grandes pensées du siècle, un choix fondamental, etc. Donc il C'est véritablement la dogmatique capitaliste originelle.
avait une présence, il avait une grosse présence, impression- C'est la compétition, la concurrence comme loi absolue, la
nante, matérielle, nationale, étatique, etc. li avait aussi une concentration du capital à une échelle inconnue auparavant.
grande présence spirituelle et c'était ça qu'était le marxisme. Toutes les grandes lois du marxisme élémentaire sont parti-
Et quand je disais qu'il y avait une crise mortelle, je disais culièrement visibles et actives aujourd'hui. Et c'est d'autant
que ça, il y a de bonnes chances que ça n'existe plus à un mo- plus étrange que le marxisme, lui, n'est plus là. Par contre ce
ment donné, etje pense qu'aujourd'hui ça n'existe plus. Cette qu'il décrivait est là, plus que jamais : l'internationalisation
forme-là n'existe plus. Les États socialistes ont disparu, ainsi du capital, le marché mondial, la concentration des capitaux,
que l'évidence d'une culture marxiste plus ou moins solide, et même quelque chose dont on a cru longtemps que ça n'était
mais présente partout. Donc il y a bien eu une crise mortelle de pas complètement vrai, à savoir la pénétration complète du
ce marxisme-là, comme horizon culturel indépassable. capitalisme à la campagne dans la production agricole. En réa-
Alors, la conclusion que j'en tire aujourd'hui, c'est que lité ça se réalise aussi à l'échelle planétaire.
nous devons le ressusciter, mais pas celui-là: comme toujours Voilà pourquoi je pense qu'il est vrai qu'il y a eu une crise
la résurrection ce n'est jamais en fait la même chose. Nous mortelle du marxisme, et il est non moins vrai qu'il va y avoir
devons ressusciter le marxisme dont nous avons besoin au- une résurrection, dans des conditions que je ne peux pas vrai-
jourd'hui. Et ce marxisme sera ressuscité de façon inévitable. ment anticiper mais que je crois inéluctables, et qui va se faire
Pourquoi? Parce quel 'idéologie hégémonique aujourd'hui, de nouveau dans une espèce de corps-à-corps difficile, dominé
c'est le libéralisme. Donc nous sommes revenus quand même au départ par la réapparition telle quelle del 'idéologie libérale
à quelque chose comme les années 1830-1840, c'est-à-dire comme idéologie hégémonique et même unique des sociétés
à un moment où le capitalisme est dans la conscience de sa dans le monde d'aujourd'hui.
victoire. En 1840, c'était la conscience de sa naissance, de
l'énorme espace qui s'ouvrait pour lui. Aujourd'hui c'est la GrovANBAlTISTA Tusx : Du désastre à l'événement. Abandonner
conscience de sa victoire. Ce n'est pas la même chose, mais la fascination obscure pour les catastrophes, l'extase devant la
il a surmonté l'épreuve finalement, l'épreuve del 'hégémonie destruction, la pédagogie révélatrice qui est montrée par ce qui ne
marxiste antérieure, et il est installé. semble pas réductible à la pensée, me paraît être un des thèmes
Et finalement, nous allons retrouver, de façon assez étrange, fondateurs de votre travail.
à un niveau très général, la contradiction entre libéralisme et Vous avez souligné longuement que le xxe siècle a été le
communisme, telle qu'elle a structuré le mouvement révo- siècle de« l'irréconcilié », le siècle qui s'est pensé« lui-même
lutionnaire et ouvrier pendant tout le XIXe siècle. Et on va simultanément comme fin, épuisement, décadence, et comme
y revenir dans des termes qui ne sont pas encore fixés, qui commencement absol u34 ».
sont encore incertains, qui se cherchent. Mais il est évident
qu'il s'agit d'un nouveau marxisme. Le nom « marxisme »
lui-même va réapparaître. Et le communisme va réapparaître
avec lui. Et cela dans un affrontement, qui va se faire avec le 34 A. Badiou, Le Siècle, op. cit., p. 52.
De /afin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 61
60

Mais le XXI• siècle semble s'ouvrir sous le signe de la Alors que va devenir dans cette affaire la catégorie de révo-
catastrophe incompréhensible, de la crise systématique, de la lution ? C'était votre question. Je suis là-dessus, par contre,
guerre vertueuse et inhumaine. dans un climat de grande incertitude, parce que je pense quand
Les révolutions elles-mêmes, si on veut, semblent aller vers même que l'expérience du socialisme réel a été aussi une ex-
cette catastrophe sans possibilité de compréhension aucune périence de la catégorie de révolution.
dont parlait Hannah Arendt dans Qu'est-ce que la politique ? , Les états socialistes ont résulté de processus révolution-
pour qui les guerres « sont des catastrophes monstrueuses naires, sous une forme insurrectionnelle organisée dans le cas
capables de transformer le monde en désert et la terre en une de la révolution bolchévique, sous la forme plus inattendue de
matière inanimée », et les révolutions, « à supposer qu'on la guerre prolongée à enracinement paysan dans le cas de la
les considère sérieusement avec Marx comme les "locomo- Chine. Mais dans tous les cas, on a eu affaire à des processus
tives del 'histoire", elles ont démontré on ne peut plus claire- militarisés de renversement du pouvoir d'État établi, consi-
ment qu'un tel train de l'histoire se hâte manifestement vers déré comme un pouvoir de classe, avec son remplacement par
l'abîme, et que les révolutions - loin de pouvoir maîtriser le une formule relevant de ce que Marx avait appelé la dictature
contenu du désastre- ne font qu'accélérer de façon effrayante du prolétariat. On a là un schéma assez classique, et il doit
le rythme de son développement35 ». évidemment être réinterrogé du point de vue de la question
Qu'en est-il donc, aujourd'hui, des révolutions? de l'État.
Pourquoi ? Parce qu'il est clair que nous pouvons sa-
ALAJN BADI0U : Je dirais que nous sommes dans une période voir aujourd'hui que l'échec final des pays socialistes a
incertaine mais à mon avis, à sa manière assurée quand même été l'hypertrophie de l'État, la conviction que l'État était
d'une résurrection du marxisme, ça c'est le premier point. la clef absolue de la transformation du monde social, et
Dans un combat contre le libéralisme reconstitué, il est certain de ! 'humanité en général. Autrement dit, on a pensé que
que la catégorie de révolution doit être réexaminée, et sera l'instrument qui avait produit la victoire révolutionnaire en
réexaminée, dans l'élément de la résurrection du marxisme, tant que telle était aussi l'instrument qui pouvait diriger
avec une extension et une signification probablement tout à et organiser la société nouvelle. Je pense qu'il a été his-
fait renouvelées. toriquement démontré que ce n'est pas vrai. Même si les
Entre autres choses, y compris la nature de ce qui, du point méthodes utilisées pour résoudre le problème del 'insurrec-
de vue de la politique, peut être considéré comme « événe- tion victorieuse, à savoir le parti centralisé et l'organisation
ment» va être remise en cause, car« révolution» a été aussi hiérarchique et militaire du parti puis del 'État - puisque le
le nom des événements politiques majeurs dont l'humanité a parti et! 'État avaient fusionné - avaient résolu le problème
été capable des' emparer. Mais tant que ça reste articulé autour d'un certain point de vue.
de la catégorie tout à fait différente de pouvoir, il y a quelque li y a eu des révolutions victorieuses, il n'y a pas de doute,
chose qui dysfonctionne. mais ça n'a pas résolu du tout le problème du communisme,
c'est-à-dire le problème de la visée stratégique de la confi-
guration politique nouvelle. On s'est plutôt orienté vers un
économisme étatisé, extrêmement hiérarchisé, une politique
35 H. Arendt, Qu'est-ce que la politique ? (Texte établi par J. Kohn. terroriste qui finalement a été aussi un anéantissement de la
Édition française, préface et notes de C. Widmaier. Nouvelle édi- politique. Il y a eu une dépolitisation au profit de la souverai-
tion augmentée), Paris, Seuil, 2014, pp. 279-280.
62 De la.fin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 63

neté absolue de l'État, ce qui est quand même une production tombe à terre et entend la voix de la vocation36 ». Ainsi com-
tout à fait inattendue dans le cadre du marxisme classique. mence sa prédication qui se termine après de nombreuses péri-
Alors révolution aujourd'hui, qu'est-ce que ça veut dire ? péties à New York, la Rome corrompue du présent, où l'état
C'est une question vraiment ouverte, parce que« révolution» d'injustice dominant dans une société esclavagiste comme
doit vouloir dire aujourd'hui, en tout cas de façon tout à fait celle de la Rome impériale se montre « dans le racisme et
abstraite, que c'est une figure de la mobilisation collective et dans la condition des Noirs37 », et où Paul subira le martyre.
sociale dans la direction du communisme. La contradiction entre « actualité » et « sainteté », fascine
On ne peut plus dire simplement que« révolution» c'est la Pasolini, l'opposition entre« le monde de l'histoire qui tend,
question du pouvoir. Oui, c'est la question du pouvoir, mais la dans son excès de présence et d'urgence, à fuir dans le mys-
question du pouvoir, nous savons qu'elle n'est finalement pas tère, ) 'abstraction, l'interrogation pure, et le monde du divin
déterminante stratégiquement à elle toute seule. qui, dans toute son abstraction et toute sa religiosité, descend
Il faudra donc concevoir« révolution», si on maintient le parmi les humains, devient concret, opérant38 ».
mot, en lui donnant une signification très fortement trans- Celle de saint Paul, était une rupture où la nouveauté de la
formée par rapport à la signification qu'il a eue pendant parole, bien que totalement immergée dans le présent, rompait
tout le XIX· et la première moitié du XX• siècle. Quoiqu'on avec toute contingence, avec tout état de fait. Singulière, en
en pense par ailleurs il y a des anticipations de ça. Il est ce sens, l'obstination que Pasolini attribuait à Paul dans son
probable de ce point de vue que Trotski n'avait pas com- scénario pour le film jamais réalisé.
plètement tort en parlant de révolution permanente, que les
Chinois n'avaient pas tort de créer la bizarre expression de
« révolution culturelle».
36 P. P. Pasolini, San Paolo, Torino, Einaudi, 1977, (trad. fr. de G.
On voit très bien que ce qui est recherché c'est une réacti- Joppolo, préface d'Alain Badiou, Saint Paul, Caen, Éditions
vation du mot révolution dans des conditions qui ne sont plus NOUS, 2013, p. 21).
celles simplement du renversement violent d'un pouvoir hos- 37 lvi, p. 24.
tile, et qui vont dans la direction de la construction effective « Le monde dans lequel saint Paul vit et agit, dans notre film, est
d'une société qui va dépasser le socialisme vers le commu- celui de 1966 ou 1967. En conséquence, les lieux qu'il traverse ne
peuvent plus être les mêmes, (Par exemple, le centre du monde
nisme, ou qui va s'orienter vers la souveraineté du bien com-
n'est plus Rome. L'actuelle capitale du pouvoir et de l'impéria-
mun, dans la définition la plus originale du communisme. lisme est New York (avec Washington). De même, le foyer culturel,
idéologique et, à sa manière, religieux (en définitive, le sanctuaire
G1ovANBATIISTA Tusx : En 1967, dans une conversation avec du conformisme intellectuel), n'est plus Jérusalem, évidemment,
Jean Duflot publiée ensuite dans Le rêve du centaure, Pasolini mais Paris. Par ailleurs, Rome est actuellement, grosso modo (el
en ne la considérant pas, ici, dans son rôle de capitale officielle du
parle d'un projet cinématographique sur Paul de Tarse.
catholicisme), ce qu'Athènes était à l'époque, c'est-à-dire une ville
Pasolini transpose l'histoire de Paul dans le présent : de imprégnée d'une grande tradition historique. Enfin, Antioche, par
Damas (Barcelone), Paul, pharisien d'une famille romano- analogie, peut très bien, aujourd'hui et ici, devenir Londres (capi-
juive, traverse le désert, qui dans la transposition pasolinienne tale d'un empire déchu depuis l'avènement de l'hégémonie améri-
deviendra les routes d'Europe, et « au milieu de la circulation caine, comme le devint Antioche à la suite du triomphe de! 'Empire
et de la vie quotidienne d'une de ces grandes routes, mais dans romain). Le théâtre des voyages de saint Paul n'est plus le bassin
méditerranéen, par conséquent, mais l'Atlantique». Ivi, p. 18.
le silence le plus total, Paul est enveloppé par la lumière. Il
38 /vi,p.19.
64 De la fin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 65

Dans sa transposition au présent, la parole de Paul, recons- d'héroïsme tout à fait différentes, qui vont circuler dans la
truite comme dit Pasolini,« par analogie», n'a rien d'actuel, création collective.
et reste« l'autre face»: l'inactuelle, celle qui modifie le pré- Il importe de voir que ceux qui ont été des héros des révo-
sent à chaque instant, qui ne le laisse pas reposer en coïnci- 1 utions ont eu beaucoup de mal à être des héros de l'État. Par
dence avec lui-même. exemple, dès les années vingt, Lénine est dominé par l'in-
En vous référant à Paul de Tarse, vous vous référiez encore quiétude, l'incertitude, la critique, et on a de lui des textes
à une figure du militantisme qui partait d'une obstination indi- très violents qui disent que finalement on n'a rien fait d'autre
viduelle. Et pourtant, vous rappelez comment la Révolution que de rétablir une bureaucratie dégoutante. Au fond Lénine
française a remplacé la figure individuelle et aristocratique du ne sait plus très bien que faire, c'est ça le problème, et il
guerrier par la figure démocratique et collective du soldat, en propose en effet un héros collectif, quand il dit : ce qu'il
créant un nouvel imaginaire pour la relation entre humain et faut c'est qu'on ait une inspection ouvrière et paysanne qui
inhumain. « La notion fondamentale était celle de 'levée en vienne voir ce qui se passe exactement dans les bureaux.
masse' », écrivez-vous, de « mobilisation de tous les révolu- Finalement, voilà, et puis après il meurt. En un certain sens,
tionnaires du peuple, sans égard à leur condition, contre l'en- Mao c'est pareil.
nemi commun39 ». On voit bien qu'à un moment donné il est absolument
Si donc le soldat a été le symbole moderne de la capacité exaspéré par l'état des choses, et se lance finalement dans
des animaux humains à créer quelque chose au-delà de leurs des aventures extrêmement coûteuses et terribles, parce que,
propres limites, et donc à participer à la création de quelques au fur et à mesure, il est mis sur la touche. Et je pense que
vérités éternelles, quel nouvel imaginaire est possible pour c'est là un indice de ce que la catégorie de révolution forge
une création collective, quelle figure? son propre personnel. Mais ce personnel n'a pas d'avenir.
Trotski raconte qu'un jour, on était dans les années révolu-
ALAIN BA01ou: Vous avez tout à fait raison de dire que c'est tionnaires, on lui a demandé: mais qui est ce Staline qu'on
dans le contexte du binaire antagonique que naît la figure voit? Et il a répondu : Staline est le personnage le plus mé-
classique del 'héroïsme. L'héroïsme est toujours exalté par le diocre de notre direction politique. Or c'était vrai. Il y a une
fait que l'ennemi est identifié de façon simple et univoque et médiocrité tactique qui n'est pas du tout celle de l'héroïsme
que la figure du héros est la figure de celui qui incarne de la révolutionnaire.
façon la plus déployée l'intériorisation du conflit comme tel,
au risque de sa vie, au risque de l'exploit. GJOVANBATIISTA Tusx : Comme vous l'avez écrit, ce que
Je pense en effet que, à l'héroïsme individuel et souvent vous nommez le « matérialisme démocratique » présente
sacrificiel de la binarité, se substitue quelque chose qui peut comme une donnée objective, ou un résultat de l'expérience
être un héroïsme à sa manière, mais qui serait un héroïsme historique, ce qu'on appelle « la fin des idéologies ». Mais,
créateur d'un mouvement extrêmement complexe, dans lequel comme vous le constatez avec amertume dans Logiques des
on peut être en un certain sens un héros de l'État, un héros mondes, il s'agit en réalité d'une injonction subjective vio-
de l'organisation, un héros des masses. Ce sont trois formes lente, dont le contenu réel est: « Vis sans Idée».
Au cours des deux derniers siècles dans les sociétés oc-
cidentales (mais pas seulement) de nouveaux droits ont été
39 A. Badiou, La relation énigmatique entre politique et philosophie, conquis, de nouvelles attentes et exigences se sont créées, ef-
op. cit., p. 55.
66 De {afin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 67

façant l'idée d'un destin inéluctable ; de nouveaux concepts tion, que! 'islam, que le Moyen-Orient dévasté, que l'Afrique
tels que la« dignité» et « les droits » humains se sont impo- soumise au pillage" ... ».
sés à l'attention quotidienne, des attentes d'égalité ont été Alain, d'où vient, notre mal?
suscitées. Et au même moment, chaque jour pendant vingt-
quatre heures, l'inégalité est montrée sur toutes les télévi- ALAIN BADIOU : Comme vous le savez, et ici notre dernière
sions et media de masse comme Internet, à tous les habitants question rejoint la première, Heidegger a caractérisé - il n'a
de la planète. Raison pour laquelle la délusion humaine a pas été le premier d'ailleurs - notre temps comme le temps
augmenté avec chaque progrès. du nihilisme. Cette question du nihilisme, c'est une ques-
Se donner la mort. Le kamikaze. Voilà peut-être la figure tion qui flotte dans la philosophie mais aussi dans la société
extrême de la négation, de la perte radicale, qui fait taire la elle-même.
raison démocratique, l'agora des opinions sur le mieux ou le Je crois qu'il faut bien comprendre que ce qui soutient au-
moins mauvais. La figure du terroriste était à l'origine, neu- jourd'hui le nihilisme c'est tout de même la mondialisation
tralement, quelqu'un qui pratiquait la Terreur. Les Jacobins capitaliste. Parce que la mondialisation capitaliste ne fixe en
d'ailleurs se déclaraient officiellement terroristes. réalité aucun autre objectif à la vie humaine que de s'intégrer
Bien sûr il faudrait peut-être citer les différents exemples à cette mondialisation. C'est une prescription tautologique,
de« terrorisme» dont ont été accusées les milices antinazies parce qu'il ne s'agit de rien d'autre que de soutenir, et de
françaises ou les résistants italiens. Sans évidemment men- s'inscrire dans ce qu'il y a déjà, considéré en plus comme une
tionner ici les différents « terroristes », ennemis de I 'Amé- victoire irréversible ou même pour certains comme une fin de
rique, qui ont lutté pour libérer leur pays de l'impérialisme vie de l'histoire.
nord-américain. Aujourd'hui cependant, il semble que le ter- Le motif a été introduit à propos justement du capitalisme
rorisme ne soit plus un terme neutre, indiquant un type de mondialisé. Toutes les subjectivités aujourd'hui sont convo-
lutte qui emploie la terreur comme moyen de ne pas encourir quées par rapport à cette situation. Et le partage le plus évident
une défaite face à un ennemi beaucoup plus puissant. se fait dans deux directions.
Comme nous le disions, la philosophie, voire le raison- Première di rection, l'acceptation de cette incorporation au
nement, devrait se taire face à ce terrorisme défini comme capitalisme mondialisé, si possible au niveau le meilleur qui
ouvertement« nihiliste» (comme était défini ou s'auto-dé- soit. Et ce niveau est représenté par la catégorie de l'Occident
finissait comme nihiliste le terrorisme russe des anarchistes en général, c'est-à-dire à proprement parler par les sociétés
du XIXe siècle). Mais n'est-ce pas précisément le devoir de libérales avec des modes de vie permettant aux gens de faire
la philosophie de commencer quand la sagesse a fini ses jus- ce qu'ils veulent, dans un certain ordre d'idées, la libération
tifications et ses argumentations ? sexuelle, la reconnaissance des minorités, le parlementarisme,
Pour citer Phèdre, la tragédie de Racine, vous avez récem- les élections, tout cela. L'intégration à ça, ce que j'appelle le
ment, dans une conférence prononcée juste après les attentats « désir d'Occident», existe de façon très large. Il ne faut pas
meurtriers qui ont eu lieu à Paris en novembre 2015, repris un se tromper là-dessus. Le désir d'Occident, à savoir l'idée qu'il
moment de la pièce où Phèdre dit, alors qu'elle doit avouer son n'y a pas d'autre but dans le monde que de trouver une place
amour qui, à ses propres yeux, est un amour criminel:« Mon
mal vient de plus loin». Vous avez ajouté alors: « Nous pou-
40 A. Badiou, Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du l 3
vons dire aussi que notre mal vient de plus loin que! 'immigra- novembre, Paris, Fayard, 2016, p. 61.
68 De /afin A. Badiou, G. Tusa - De /afin 69

dans cet agencement, le meilleur possible, du capitalisme glo- du côté des révolutionnaires traditionnellement matéria-
balisé, est une subjectivité d'une grande puissance. listes que se situe l'idéalisme. Or ça prouve que le pro-
La deuxième figure subjective - c'est celle pour laquelle blème est mal posé.
la question est centrale - consiste à être pris dans la dé- Par « Idée », ce que j'entends simplement, c'est la restitu-
ception, avec l'amertume nihiliste de ceux qui ne trouvent tion dès que possible d'un espace qui ne soit pas uniforme.
pas vraiment de place de ce type-là, ou qui ont des raisons L'Idée c'est ce qui indique comment il peut y avoir une divi-
de penser qu'ils ne l'auront jamais, ou qui se sentent exclus sion des possibilités selon des normes qui ne sont pas unifiées.
de ce type de place, et qui se raccrochent à quoi ? Ils se En l'occurrence, sur le plan politique, ça veut dire reconstruire
raccrochent à ce que précisément le capitalisme mondialisé d'une manière ou d'une autre l'opposition canonique entre
dévalue et dépasse, c'est-à-dire des identités. Donc ils vont communisme et capitalisme, à la fois au niveau évidemment
accrocher cette pulsion négative à une identité, et pour des de la stratégie idéologique, mais aussi au niveau des situa-
raisons qui par ailleurs sont historiques, aujourd'hui, une des tions effectives et de leur programme de transformation, au
identités les plus actives est l'identité islamique, ce qui dans niveau aussi des mouvements. Ça c'est le contenu pratique, le
la profondeur historique, est au fond l'idée d'une revanche contenu effectif de la politique.
du monde arabe sur une grande défaite subie en réalité aux Je crois qu'on peut partir du fait que la domination actuelle
alentours du Xv" siècle. Et cette idée identitaire, c'est-à-dire du capitalisme mondialisé avec l'impératif« Vis sans Idée »
absolument réactive, donne sa forme à quelque chose de plus est une proposition mortifère et que les attentats sont la visibi-
profond qui est l'impossibilité réelle ou fictive de trouver lité de ce côté mortifère. Là, la mort est visible. Cette mort qui
une place convenable. est visible, ces jeunes gens qui pensent que dans le monde tel
Et la troisième figure, c'est la figure qui s'oppose à la pré- qu'il est, leur vie n'a pas beaucoup d'importance, mais que la
tention du capitalisme globalisé d'être la loi du monde au- mort en a une, car c'est quand même ça finalement qui montre
jourd'hui. C'est une subjectivité qui doit s'enraciner dans la bien, c'est ça qui met en évidence de façon violente, théâtrale,
possibilité qu'il existe autre chose que cela. tragique que notre monde est un monde de la mort.
Et ça va donc cumuler tout ce dont nous avons déjà discuté: Alors la mort de quoi? La mort de tout ce qui n'est pas la
résurrection du marxisme, programme fondamental dirigé pure et simple recherche concurrentielle et aveugle d'une place
contre la propriété privée, réinstallation de l'hypothèse com- convenable dans le monde tel qu'il est. Donc c'est la mort en
muniste, militantisme de type nouveau, etc. C'est-à-dire jus- tant que la mort de tout ce qui peut dépendre d'une possibilité
tement la proposition d'une Idée. Quelque chose qui, dans le créée par! 'événement, par la fidélité, par la subjectivation.
champ global, va s'alimenter de la reconstruction d'une idée Nous devons assumer le fait que l'activité meurtrière du
stratégique hétérogène, en conflit avec la prétention du capita- nihilisme revanchard, accroché à des identités, n'est qu'un
lisme mondialisé à être la seule forme possible d'organisation sous-produit du nihilisme le plus fondamental qui est quand
de la collectivité. même le nihilisme du capitalisme lui-même.
C'est pour ça qu'il y a une grande discussion autour de D'ailleurs, il est très remarquable que ces groupes qui as-
l'Idée, de la vie sans Idée, qu'est-ce qu'une Idée, etc. C'est sument en fait le primat de la pulsion de mort, groupes de
parce que ça donne l'impression d'un retour à l'idéalisme. tueurs suicidaires de surcroît, c'est-à-dire qui n'accordent de
Ça donne l'impression que le matérialisme est en réalité signification ni à la vie des autres, ni à la leur propre, n'ont ja-
aujourd'hui du côté du capitalisme mondialisé et que c'est mais d'aucune façon mis en cause le capitalisme en lui-même.
70 De /afin A. Badiou, G. Tusa - De la fin 71

D'ailleurs les organisations qui sont derrière, les gens qui ma- c'est se séparer, c'est simplement le premier stade d'une sépa-
nipulent tous ces jeunes gens sacrifiés, absolument sacrifiés, ration d'un monde régi par une fausse contradiction.
sont intégrés au marché mondial. Je terminerai sur ce point. La difficulté du monde contem-
L'organisation Daech vend du pétrole à la Turquie en porain c'est qu'il propose à tout moment de fausses contradic-
grande quantité. Les puits de pétrole de la région de Mossoul tions comme si elles étaient des contradictions antagoniques
continuent à fonctionner. .. Ce sont des gens pour lesquels, majeures. La propagande est une propagande en faveur du
comme pour la totalité des autres largement, le capitalisme désir d'Occident contre tout ce qui, quoiqu'en réalité fasciné
est la forme naturelle d'existence de l'économie. Et donc ce par l'Occident lui-même, apparaît comme en guerre contre
nihilisme mortifère n'est que dans une opposition relative lui. Et l'idée, la résurrection du marxisme, la relance du com-
au désir d'Occident. En fait c'est une opposition relative. munisme, la figure des organisations nouvelles et les combats
On peut dire que le désir d'Occident et la sphère dite de populaires nouveaux, tout cela, c'est pour organiser la figure
l'islamiste terroriste composent en réalité la forme même du d'une vraie séparation, parce que toutes les propagandes
monde contemporain. orientent les gens vers des séparations fallacieuses.
Il y a une unité conflictuelle du monde, qui est l'unité de
son nihilisme. On pourrait dire qu'on a au fond un nihilisme
de la marchandise, c'est-à-dire un nihilisme de la concurrence
capitaliste dans sa forme ordinaire ou civilisée, et puis un nihi-
lisme agressif contre le premier nihilisme, qui est un nihilisme
identitaire et revanchard. Mais tout ça en fin de compte c'est
le même monde. Je pense qu'on le voit très bien, parce que la
guerre qui existe entre ces deux mondes définit aussi l'histo-
ricité de ce monde.
C'est comme si la tâche du moment pour l'Occident, c'était
de venir à bout de ces gens-là, qui sont des parasites de sa
propre existence. C'est pour ça que, quand on entend le pré-
sident Hollande dire que nous sommes en guerre, on voit
bien que c'est une guerre civile. On le voit tout de suite. Ce
n'est pas une guerre avec quelque chose de réellement étran-
ger, parce que ça va se solder par des perquisitions policières
chez des gens qui sont ici, par le fait qu'on va stigmatiser des
groupes sociaux, qu'on vas' occuper négativement de laques-
tion des réfugiés, etc.
Et c'est une guerre civile pourquoi ? Parce que c'est une
guerre intra-capitaliste absolument. Alors, contre cela, réacti-
ver l'Idée, c'est-à-dire la rendre présente dans l'ensemble des
activités concrètes de la vie collective, de l'organisation, du
combat politique, des mouvements de masse. Réactiver l'Idée,
ÉPILOGUE

Dieu qui donne la vie aux morts et appelle


à l'existence ce qui n'existe pas.
Épître de saint Paul apôtre aux Romains 4, 17

G1ovANBATTISTA Tusx : Nous avions commencé par la fin.


Et nous finirons peut-être, au contraire, en revenant encore
une fois au début. La question semble toujours celle que
se posait Hegel dans la Differenzschrift de 1801, à savoir
que la fin doit toujours être vue comme un autre commen-
cement, ultérieur, toujours à nouveau.
Au début donc, la grandeur de la philosophie, comme
vous le dites dans votre Séminaire de l'année 1985, se-
rait quand même d'interrompre le récit. Et« Parménide»
serait le nom de cette interruption, de cette faille ouverte
en terre grecque, parce que comme vous le rappelez « la
philosophie exige qu'il soit possible d'interrompre le récit
- l'instauration parménidienne nous le dit. Certes, il y a
dans Parménide du récit poétique, mais il y a du récit sous
la condition qu'il puisse s'interrompre. Peut-être s'inter-
rompt-il seulement pour fonder un autre régime de récit,
mais il s'interrompt' ».
Heidegger a écrit que Parménide et Héraclite sont les
deux penseurs qui demeurent dans une unique coapparte-
nance au début de la pensée occidentale. « Ce qui fut pensé

A. Badiou, Le Séminaire - Parménide. l'être J - Figure ontolo-


gique (1985), Paris, Fayard, 2014, pp. 258-259.
74 De la fin A. Badiou, G. Tusa - Épilogue 75

dans la pensée de ces deux penseurs » écrit Heidegger, La résurrection était d'ailleurs au centre de votre travail
« n'a pas été altéré par l'écoulement des années et des sur Paul de Tarse. La résurrection du Christ, comme vous
siècles [ ... ] Ce qui précède ainsi et détermine toute his- le rappelez, était l'élément simple, le trait fabuleux, ou si
toire, nous le nommons J'initiai (Das Anfânglichey. Parce vous voulez, l'énoncé primordial du témoignage de Paul.
qu'il ne réside pas en arrière dans un passé, mais devance La résurrection éradique la négativité. Le Christ, écrivez-
ce qui est à venir f ... ] Le commencement est ce qui, dans vous, a été tiré « èx VEXQWV », hors des morts. Et « cette
le déploiement d'essence de l'histoire (ln der wesenhaften extraction hors du site mortel établit un point où la mort
Geschichte), se montre en dernier lieu2 ». perd son pouvoir. Extraction, soustraction, mais non pas
Comment lutter contre l'obsession de l'initial qui infeste négation5 ».
la philosophie, contre la rage fondatrice qu'il faut mainte- Christ, comme 1 'écrit Paul dans l 'Épître aux Romains,
nir intacte, intouchable : où, comme écrit Jean-Luc Nancy, étant mort avec vous, vit avec nous. Ressuscité parmi les
on reconnaît la hantise « métaphysique par excellence, la morts, il ne meurt plus, et la mort« n'a plus d'empire sur
plus atroce des vulgarités d'une haine de soi - de l'autre lui ». (Rm. 6).
en-soi - à laquelle se reconnaît la triste volonté d'être ou La résurrection ne serait pas la négation de la mort, la
de faire "soi'? »? négation de la nature divine et immobile qui nie ou détruit
Vous avez parlé plusieurs fois de « résurrection », en l'humain, la négation de l'humain comme mort continue,
appelant « éternité des vérités » cette disponibilité inen- l'humain non pas comme vivant mais comme mortel ? La
tamable qui fait qu'elles peuvent être ressuscitées, réacti- résurrection serait en revanche au-delà de la négation, au-
vées dans des mondes qui sont hétérogènes à celui où elles delà du pouvoir de la mort ?
furent créées, franchissant ainsi des océans inconnus et des
millénaires obscurs. Devoir de la théorie donc de « rendre ALAIN Bxmou : Le monde contemporain est un monde
possible cette migration4 ». qui propose aux individus tout sauf devenir sujet. Et en
ce sens, on peut soutenir la thèse que le monde contempo-
rain c'est l'idée de la mort du sujet comme tel, au profit
2 M. Heidegger, Parmenides (Wintersemester 1942/43 édité par de l'existence d'animaux humains concurrentiels, pour se
Manfred S. Frings) in Gesamtausgabe, Band 54, Frankfort am partager, dans des conditions d'ailleurs d'inégalité abso-
Main, Vittorio Klostermann, 1992 (trad. fr. de T. Piel, Parménide,
lue, les ressources disponibles.
Paris, Gallimard, 2011, p. 12).
3 J.-L. Nancy, Banalité de Heidegger, Paris, Galilée, 2015, p. 71. Alors de ce point de vue-là, il s'agit bien de proposer
Jean-Luc Nancy écrit, à propos des Cahiers Noir de Heidegger : une résurrection, il s'agit de proposer une résurrection du
« c'est bien par l'autosuppression du sans-sol que peut advenir la sujet ou plus exactement une résurrection des sujets ou,
victoire "de ! 'Histoire sur le sans-histoire" l- .. ] Il fallait donc que si vous voulez, une résurrection de la subjectivité, étant
se détruise l'agent de la destruction occidentale. Tel est l'aboutis- entendu que par subjectivité, on entend toujours le rapport,
sement de la logique historico-destinale selon laquelle l'être-Seyn
s'est envoyé dans son premier commencement vers I'advenue le toucher, l'incorporation à un processus de vérité.
d'un autre, du véritable (re)commencement selon lequel il lui sera
donné de jouir de l'étant et non plus d'être recouvert par lui. On
reste sans voix ». lvi, pp. 74- 75.
4 A. Badiou, Second Manifeste, op. cit., p. 144. 5 A. Badiou, Saint Paul, op. cit., p. 89.
76 De la.fin A. Badiou, G. Tusa - Épilogue 77

Donc, si la grande question d'aujourd'hui, sous le nom cernent dans l'univers qui nous est proposé. Et comme en
de retour du marxisme, réaffirmation de l'Idée, contesta- général ces expériences sont partagées et collectives, nous
tion du capitalisme mondialisé, si tout cela peut être décrit expérimentons aussi que nous pouvons vivre à la hauteur
dans un certain sens comme une résurrection, résurrection de l'altérité, nous pouvons vivre cela avec les autres, ce
au regard del 'état de mort du sujet institué par le triomphe qui renforce en vérité le sentiment vital lui-même.
de l'univers mercantile et concurrentiel, du capitalisme
globalisé, alors cette résurrection est évidemment affirma-
tive de manière essentielle. Elle n'a pas pour essence la
destruction de la mort et elle n'a pas pour essence d'en-
traîner la destruction du capitalisme, bien qu'elle puisse
s'orienter dans cette direction. Elle a pour essence la réap-
parition de la possibilité d'être, et de faire quel 'individu
vive à la hauteur du sujet qu'il est capable d'être. Parce ce
que, en fin de compte,je pense que la vraie vie c'est quand
un individu s'aperçoit qu'il est capable de beaucoup plus
que ce dont il se savait capable, quand il franchit sa propre
limite intérieure, en matière précisément d'affirmation
créatrice, de mise en œuvre d'une idée collective.
Dans toutes ses expériences, l'individu subjectivé, in-
corporé au processus d'une vérité, éprouve de façon effec-
tive qu'il est vivant, qu'il est vivant dans le bonheur de
l'être et ça, par soi-même, se sépare du monde tel qu'il est.
Et donc je dirais, en conformité en effet sur ce point avec
certaines affirmations de saint Paul, qu'il y a une thèse de
résurrection qui est fondamentale, en tant que possibilité.
Nous ne sommes pas voués à cette vie au fond largement
animale que propose le désir d'Occident. Nous pouvons
l'outrepasser. Nous pouvons ressusciter en nous la capa-
cité d'être sujet. Et quand elle est ressuscitée, dans des
pratiques réelles, dans des créations effectives, alors nous
expérimentons que nous sommes au-delà de cette animalité
élémentaire qui est l'humanité concurrentielle capitaliste.
Et donc, je terminerai pour une fois en citant Spinoza :
nous expérimentons que nous sommes éternels, voilà.
Nous expérimentons dans le temps, dans la vie concrète,
que nous sommes éternels, c'est-à-dire que nous sommes
au-delà de l'ordre de la précarité et du pur et simple pla-
CODA
« À la Fin ? Del 'Europe et de la philosophie»

Mais par là même intervient en même temps


la difficulté d'établir un commencement, car un
commencement, en tant qu'il est quelque chose
d'immédiat, fait une présupposition ou plutôt est
lui-même une telle présupposition.
G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences
philosophique (1830), § I

Cher Alain Badiou,


Dans notre bref dialogue la « fin » a été évoquée dès
le début. Ce n'est certainement pas un hasard : comme
vous écrivez de façon polémique dans votre Manifeste,
notre époque est celle où la subjectivité est poussée vers
son accomplissement, et par conséquent la pensée ne peut
s'accomplir qu'au-delà de cet« accomplissement ». Mais
l'énigme de notre époque, vous écrivez,« au rebours des
spéculations nostalgiques du socialisme féodal, dont l'em-
blème le plus achevé a certes été Hitler, réside premiè-
rement dans la maintenance locale du sacré tentée, mais
aussi déniée, par les grands poètes depuis Hëlderlin. Et
deuxièmement dans les réactions antitechniques, archaï-
santes, qui nouent encore sous nos yeux des débris de reli-
gion (du supplément d'âme à l'islamisme), des politiques
messianiques (marxisme compris), des sciences occultes
(astrologie, plantes douces, massages télépathiques, théra-
pies de groupe par chatouillis et borborygmes ... ), et toutes
sortes de pseudo-liens dont l'amour au sirop des chansons,
80 De /afin A. Badiou, G. Tusa - Coda 81

l'amour sans amour, sans vérité ni rencontre, fait la molle violemment de sa puissance, ce n'est rien d'autre que la desti-
matrice universelle 1 ». tution (Entmachtung) de l'Occident européen4 ».
Le pathos de l'achèvement engloutit donc la philosophie Une crise est la crise d'un projet, et le projet« Occidental »
dans un tourbillon obscur ; mais la philosophie manifestait la semble avoir été aussi celui d'une Philosophie qui avait dans
nécessité de« penser à hauteur de capital», au lieu de céder cet « Occident » son propre site naturel, unique. Et encore
« aux vaines nostalgies du sacré, à la hantise de la Présence, plus, elle avait son site en Europe, et précisément dans l 'Eu-
à la domination obscure du poème, au doute sur sa propre rope occidentale.
légitimité2 ». De plus en plus souvent on évoque, de toutes parts, et pour
L'Histoire du monde, selon Hegel, commence par l'Est, des raisons diverses, une inévitable fin de I'« Europe». Et
« l'aube de l'esprit est à l'Est, - là où le soleil se lève», mais de plus en plus souvent, en réponse, ou plutôt, en réaction
« l'esprit» n'est qu'à son « déclin ». Dans les Vorlesungen à la « crise » des valeurs d'appartenance à cette « Europe »
über die Philosophie der Weltgeschichte de Hegel un mouve- on évoque une sortie de l'Europe. Mais est-ce la fin de
ment singulier relie continuellement origine et destination, le I'« Europe»? Ou est-ce la fin d'une pensée qui parait ne pas
va-et-vient entre le début et la fin. savoir se libérer du « projet» et par conséquent de la« crise
C'est« l'Europe» la« fin» de !'Histoire de !'Esprit hégé- du projet» ? Est-il possible de penser au-delà de la« crise»,
lienne dont I '« Asie » fut le début primitif. Et la crise de la au-delà du « projet » ?
philosophie sur laquelle Edmund Husserl écrit dans La crise
de l'humanité européenne et la philosophie est la crise de G.T.
l'Europe : parce que la philosophie est, dans sa perspective,
essentiellement « européenne ».
Le projet « européen » et le projet philosophique avaient Le mot« projet» est équivoque. S'il désigne la vision mes-
semblé seconfondre,jusqu'à annuler toute distinction possible sianique d'un monde achevé et dont la valeur est en quelque
au moment où la Révolution Française a éclaté; tout comme sorte transcendante, c'est en effet un mot perdu, un mot dis-
dans le projet de ! 'Illuminisme, qui a relevé les édifices de la crédité. S'il désigne la tension pratique et transformatrice qui
Raison qui étaient tombés suite au tremblement de terre de s'unifie dans une Idée, et qui est active ici et maintenant, sans
Lisbonne, au matin de la fête catholique de la Toussaint, le Ier représentation programmatique d'un avenir stabilisé, c'est un
novembre 17553• mot acceptable.
La crise des sciences européennes dont parle Husserl, Il est certain aujourd'hui que ni l'Europe, ni plus généra-
comme Derrida le rappelait, était une crise de l'esprit: « l 'im- lement l'Occident, ne sont le lieu d'un quelconque projet. Ce
puissance, le devenir-impuissant de l'esprit, ce qui le prive sont des sites de maintenance, ce sont les grands Garages du
capitalisme mondialisé. Leur puissance s'exerce à contrôler
que partout dans le monde, et quelles que soient les formes
politiques ou les idéologies religieuses ou nationales, en tout
1 A. Badiou, Manifeste, op. cit. p. 38. cas le principe du libre marché n'est pas remis en cause, et
2 lvi. pp. 38-39.
que les zones de pillage, notamment l'Afrique, restent dans le
3 << Le tremblement de terre de Lisbonne suffit à guérir Voltaire de
la théodicée de Leibniz» écrit Adorno dans Negative Dialekiik en
1966. 4 J. Derrida, L'Autre cap, Paris, Éditions Minuit, 1991, pp. 36-37.
82 De !afin

statut d'espace ouverts à la concurrence des firmes, à l'inter-


vention militaire des puissances, et à la circulation de bandes
armées qui se vendent aux uns et aux autres.
Je pense du reste qu'à force de n'être plus que des puis-
sances matérielles conservatrices et sans Idée, ! 'Europe et
l'Occident seront contraints un jour ou l'autre de jouer leur
vie dans une troisième guerre mondiale, et probablement
d'y mourir, comme la Grèce est morte dans la guerre du
Péloponnèse, ou comme l'Europe coloniale a commencé à
mourir dans la guerre de 14. Disons que ce sera la fin des POSTFACE
États-Unis, cet ultime avatar de l'Europe. On verra alors le
monde se redistribuer, entre la renaissance de l'Idée commu-
niste à échelle mondiale d'un côté, seul projet tenable pour la
survie del 'humanité à très long terme, et la résistance des plus
jeunes impérialismes, sans doute la Chine, l'Inde ... On verra.
Pour le moment, bien entendu, l'Europe n'est plus qu'une
enveloppe sans contenu, elle n'intéresse l'humanité que
comme musée, comme réservoir culturel, avec les débris du
charme de son ancienne vocation planétaire. Mais cela n'a
pas grande importance : tout se joue, aujourd'hui, au niveau
mondial. C'est pourquoi toute activité de pensée véritable est
immédiatement internationaliste. Les prolétaires, disait Marx,
n'ont pas de patrie. Aujourd'hui, les intellectuels n'ont pas de
patrie, parce qu'aucune idée forte ne peut en avoir.

A.B.
PETITE BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
D'ALAIN BADIOU

PHILOSOPHIE:

Le Concept de modèle, Éditions Maspero, Paris 1969.


Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982.
L'Être et l'événement, Paris, Seuil, 1988.
Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989.
Le Nombre et les Nombres, Paris, Seuil, 1990.
Conditions, préface de F. Wahl, Paris, Seuil, 1992.
L'éthique, essai sur la conscience du mal, Paris, Hatier, 1993.
Saint Paul. La fondation de l'universalisme, Paris, PUF (collection
Collège international de philosophie), 1997.
Deleuze. La clameur de /'Être, Paris, Hachette, 1997.
Court traité d'ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998.
Logiques des mondes. L'Être et l'événement 2, Paris, Seuil, 2006.
Petit panthéon portatif, Paris, La Fabrique, 2008.
Philosophy in the present (avec S. Zizek), Cambridge, Polity, 2009.
Second manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 2009.
L'Antiphilosophie de Wittgenstein, Caen, Éditions NOUS, 2009.
Le Fini et l'infini, Paris, Bayard, Les Petites Conférences, 2010.
Il n'y a pas de rapport sexuel. Deux leçons sur « L' Étourdit » de
Lacan, avec Barbara Cassin, Paris, Fayard, 2010.
La Philosophie et !'Événement, entretiens avec F. Tarby, Meaux,
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Entretiens 1, série d'entretiens 1981-1996, Caen, Éditions NOUS,
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Réédition corrigée et augmentée Paris, PUF, collection Le Séminaire- Images du temps présent (2001-2004), Paris, Fayard,
Perspectives Critiques, 2014. 2014.
Ahmed philosophe, suivi de Ahmed se fâche, Arles, Actes Sud,1995. Le Séminaire - Parménide. L'être 1 - Figure ontologique (1985),
Les Citrouilles, Arles, Actes Sud, 1996. Paris, Fayard, 2014.
Cinq leçons sur le 'cas' Wagner, Caen, Éditions NOUS, 2010. Le Séminaire - Heidegger. L'être 3 - Figure du retrait (1986-1987),
La Tétralogie d'Ahmed, Arles, Actes Sud, 2010 et 2015 (recueil en Paris, Fayard, 2015.
une nouvelle édition des quatre pièces des Ahmed, avec une nou- Le Séminaire - Nietzsche. L'antiphilosophie 1 (1992-1993), Paris,
velle préface). Fayard, 2015.
Éloge du théâtre, avec Nicolas Truong, Paris, Flammarion, 2013. Le Séminaire - L'Un. Descartes, Platon, Kant (/983-1984), Paris,
Le second procès de Socrate,Arles,Actes Sud, 2015. Fayard, 2016.
La République de Platon : feuilleton philosophique, suivi de Le Séminaire - L'infini. Aristote, Spinoza, Hegel ( 1984-1985), Paris,
L'incident d'Antioche : tragédie en trois actes, Paris, Fayard, Fayard, 2016.
2016.

SÉRIE DES CIRCONSTANCES :

Circonstances, 1. Kosovo, 11 septembre, Chirac/Le Pen, Paris,


Lignes & Manifeste, 2003.
Alain Badiou ( 1937) est philosophe,
dramaturge et romancier. Parmi ses pu-
blications : Théorie du sujet ( 1982), L'Être
et févénement (1988), Conditions (1992),
Logiques des mondes (2006), La République
de Platon (2012). Il est actuellement pro-
fesseur émérite à l'ENS de Paris.

GiovanbattistaTusa ( 1979) philosophe,


spécialiste des médias et du cinéma, il
exerce son activité à Paris et aux États-
Unis, où il collabore avec de nombreuses
institutions et centres de recherche.

Achevé d'imprimer en Italie


en avril 2017
par Digital Team- Fano (PU)

ISBN : 9788869760907
Dépôt légal: avril 2017

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