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Ce beau français un peu individuel

Proust et la langue

Sylvie Pierron

DOI : 10.4000/books.puv.888
Éditeur : Presses universitaires de Vincennes
Année d'édition : 2005
Date de mise en ligne : 26 juin 2018
Collection : L’Imaginaire du texte
ISBN électronique : 9782842929336

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782842921606
Nombre de pages : 256

Référence électronique
PIERRON, Sylvie. Ce beau français un peu individuel : Proust et la langue. Nouvelle édition [en ligne].
Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2005 (généré le 23 janvier 2019). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/puv/888>. ISBN : 9782842929336. DOI : 10.4000/
books.puv.888.

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© Presses universitaires de Vincennes, 2005


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1

Les signes sont nombreux, dans À la recherche du temps perdu, d'une réflexion sur les rapports
entre langue nationale et création littéraire. Cette réflexion s'amorce en amont du roman, bien
sûr. Elle évolue d'une dépense « néo-classique » de la clarté - qui oppose Proust à Mallarmé - au
projet « révolutionnaire » d'« attaquer » le français. Mais par quels moyens romanesques ?
Ce livre présente les différentes mises en scène de la langue dans le roman (langages variés,
commentaires avertis du narrateur, « applications » de théories ou d'idéologies linguistiques). Il
en émerge un imaginaire de la langue proprement proustien, comme une alternative aux choix
littéraires de cette époque où, entre Sedan et 1914, la poussée du nationalisme entretint la plus
manichéenne des « crises du français ».
2

SOMMAIRE

La question de la langue française

Première partie. Proust dans la mêlée

Chapitre I
La mêlée symboliste
Contre les « néo-classiques », pour les « révolutionnaires »
Contre Mallarmé ?
« Sur la clarté »
« Contre l’obscurité »
Un pastiche Brunetière
« Le Mystère dans les Lettres »

Chapitre II
De la « défense » à l’« attaque », une évolution critique
Sésame... et les mots
« L’idolâtrie du mot »
Les « clous précieux »
« Grammaire »
« La Révolution dans la langue »

Deuxième partie. La langue maîtrisée

La langue maîtrisée

Chapitre I
« Parole » du roman
Les « copiateurs »

Chapitre II
« Montrer la langue » : la dimension métalinguistique
La conversation : une « exposition de mots »
Le narrateur-philologue

Chapitre III
L’arpenteur de la langue
La néologie
Le mot familial
L’emprunt
Les niveaux de langue
Le tout-fait
La « faute »
Plaisir et « vices » de langage
3

Troisième partie. La langue échappée

La langue échappée

Chapitre I
Le génie de la « langue Françoise »
Le « génie »
« L’avenir et le passé du français »
« Ces lèvres où j’avais vu fleurir le français le plus pur »

Chapitre II
Tirer la langue
« Sa langue maternelle »
Les « moules démodés »

Chapitre III
« Ce nom si français »
Le sens du Nom
Anonymat, incognito
« Les syllabes inquiétantes »
« Mon nom »

Quatrième partie. La langue attaquée

La langue attaquée

Chapitre I
Les arts du temps
Reprises
Échos : la « réciprocité de feux distants »
Polysémie, polyphonie
Ambiguë symétrie
Mots étoilés

Lois de sympathie

Bibliographie
4

La question de la langue française

« Avec ce beau français populaire et pourtant un


peu individuel qui était le sien1 »
1 Le « beau français » de Françoise est donné dans À la recherche du temps perdu pour
emblématique de l’ensemble de la langue, originellement fautif « comme la langue
française elle-même2 », admirable et figé comme « dans la vitrine d’un musée régional3 »,
mais « pourtant un peu individuel », par ses créations métaphoriques notamment. Le
rapport de la création individuelle – de la manière pour un écrivain de « se faire sa langue
4
» – à une tradition et une histoire, à un imaginaire de la langue fait le fond de la question
de la langue française, telle que la pose la Recherche.
2 L’évolution d’une langue – et pas seulement des langues écrites, si l’on en croit l’exemple
des Dogons repris par Sylvain Auroux chez Marcel Griaule5 – s’accompagne de la
construction d’un idéal de ce que la langue devrait être6. Cet idéal, que j’appellerai
imaginaire de la langue par référence à Castoriadis, se manifeste par un certain nombre
de discours, de nature subjective, qui vont de l’invention de l’origine (langue première ou
langue d’avant la division) aux arguments justifiant une normalisation objective. Il fait
partie de ces « institutions imaginaires de la société7 », de ces « fictions qui produisent du
réel8 », dont les communautés humaines usent pour s’identifier et s’organiser. L’histoire
de la langue elle-même, lexique, grammaire, morpho-syntaxe, est l’histoire de
l’interaction constante entre faits de langue et discours sur la langue. Langue et
imaginaire de la langue interagissent et “s’auto-créent”9 en permanence.
3 Malgré les difficultés à concevoir l’imaginaire autrement que comme « la détermination
d’un sujet singulier10 », celui-ci est collectif. L’étude des commentaires évaluatifs et
prescriptifs de la part des locuteurs, comme celle d’Anne-Marie Houdebine portant sur les
productions phoniques11 ou celle d’Henri Meschonnic concernant les discours du “génie
de la langue française”12, montre en effet que ceux-ci sont « trop nombreux pour qu’une
telle attitude [soit] strictement personnelle13 ». Ce que j’entends par imaginaire de la
langue excède, même s’il les comprend, la Norme, le purisme et toutes notions de
régulations, que l’on peut considérer tout au plus comme des moyens pour atteindre
l’idéal. Seul un imaginaire plus vaste justifie les moyens contradictoires préconisés au
cours de son histoire : recours à l’emprunt et à la traduction aux fins d’“enrichissement”
ou rejet des termes et des formes étrangers par souci de “pureté”, normalisation de
5

l’orthographe par retour-réinvention des origines (étymologisme) ou par simplification


phonétique, etc.
4 Mais l’idiologue d’un sujet – son bricolage personnel, sa relation affective avec sa langue 14
– ne s’est pas formé seulement de son rapport à une langue nationale. Les conditions
d’apprentissage de la langue première, celle dans laquelle on apprend à nommer le
monde, et du développement cognitif qui l’accompagne, sont éminemment individuelles.
Elles dépendent du rapport unique entre langue première, langue scolaire, éventuels
langages sociaux et langues étrangères, conscience (épi)linguistique et (in)sécurité
linguistique du milieu familial15... entre lesquels l’intelligence établit des rapports,
pratique des comparaisons. L’exercice de la fonction poétique du langage est directement
lié à l’activité idiologique, à son intensité et à sa conscience : elle est son expérimentation,
ce qui lui permet de se vérifier et d’évoluer. Les textes donnent à lire des idiologues
particuliers qui se mesurent, de manière plus ou moins frontale, à l’imaginaire de la
langue de leur époque. Lorsqu’ils s’annoncent comme littéraires, ils prétendent atteindre,
dans l’échelle idéale des valeurs linguistiques, un des points, sinon le point,
d’accomplissement. Sont considérées comme plus avancées dans leur développement les
civilisations possédant une écriture et comme supérieures (“langues de culture”) celles
possédant une littérature. Cette dernière est donc particulièrement surveillée par la
communauté linguistique ou politique qu’elle est censée représenter. Devenir écrivain
suppose de s’inscrire dans l’imaginaire d’une langue, tout en remettant sur le métier des
questions linguistiques, comme un peintre pose des questions plastiques : la façon de les
poser constitue déjà une réponse. Le choix du roman, de la poésie, du théâtre est peut-
être aussi important que celui de la peinture, de la sculpture, de la photographie, qui
sélectionnent a priori et par tradition certains problèmes, plastiques ou verbaux.
5 Si la constitution de l’idiologue est inconsciente (on ne sait pas ce qu’on sait) chez tout un
chacun, la création verbale suppose un rapport conscient à son objet, dans la
manipulation du matériau16, non moins que l’ambition de participer à l’histoire d’une
langue, voire à son renouvellement. Comme un peintre renouvelle la “vision” (« le peintre
original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes17 »), l’activité stylistique met
l’accent sur la simplicité, la limpidité, ou au contraire sur la puissance logique, exploite la
capacité imageante ou démonstrative. L’idiologue ne se traduit pas involontairement
dans l’œuvre : il devient plus conscient à mesure qu’il est exercé ; l’écriture et surtout la
récriture négocient délibérément avec l’imaginaire et la doxa linguistiques de leur temps.
La notion même de choix stylistiques n’a de sens que si, dans une logique de collaboration
du lecteur, on suppose un ensemble de codes linguistiques communs à partir duquel
l’énoncé littéraire et ses effets peuvent être évalués. Une tradition idéologique française
que représente Vaugelas pose que cette référence commune est “l’usage”, un usage oral
de registre soutenu, puis, par extension, la langue véhiculaire. En fait, l’écrit et a fortiori la
fonction poétique sont perçus d’emblée comme relevant d’autres codes linguistiques, et
même – dans certaines cultures pour des raisons historiques – comme autre langue. Ainsi,
le texte littéraire fait-il moins référence à la “langue commune” qu’à une “langue
possible” qu’il propose comme acceptable – au sens chomskien –, de la même manière que
la fiction proposerait comme vraisemblables des “mondes possibles”. L’imaginaire de la
langue n’étant pas plus défini que ne l’est le “lecteur”, idéal ou non, l’acceptabilité de la
langue possible est projetée-supposée à partir des habitudes littéraires, des types de
langue disponibles (orales, écrites, spécialisées), des discours de la norme (scolaire,
académique, éditoriale...), à un moment donné. Cette négociation linguistique du texte
6

existe toujours, même si elle est plus perceptible lorsqu’il y a jeu avec les frontières ;
frontière du littéraire, d’un côté, en-deçà de laquelle la fonction poétique ne serait plus
perçue (français international, « degré zéro de l’écriture »...) ; frontière du lisible, d’autre
part, dont on peut penser qu’elle est constituée par une proportion suffisante de
reconnaissance – lexicale, syntaxique, grammaticale, morphologique, sonore – à partir de
laquelle une part d’innovation verbale serait recevable et ferait sens. Produire un effet
d’écriture « blanche » ou « neutre », par une syntaxe simple, un vocabulaire courant et un
registre unique, ou au contraire un effet d’étrangeté, par la multiplication de phrases et
d’énonciations complexes, l’agrammaticalité, un lexique rare et des néologismes, relève
d’imaginaires distincts, interprétables différemment selon le contexte culturel et le
moment historique dans lesquels ils se donnent à lire.
6 À la recherche du temps perdu pose la question de la langue française, d’abord par le « feu
d’artifice ininterrompu18 » des langages, doublés du commentaire du narrateur. Celui-ci,
empruntant aux discours traditionnels plus souvent qu’au métalangage savant, manifeste
un idéal, familier au lecteur. Il véhicule l’imaginaire de la langue dominante (le jeune
bourgeois méprisant la servante illettrée) peu à peu gagné par le progressisme (le génie
du peuple). Ces propos sont d’autant plus familiers que le moment proustien est un
moment de profusion des discours linguistiques, savants ou non mais toujours normatifs
et prescriptifs, du fait de la crise d’identité nationale provoquée par la défaite de Sedan.
La réalité, militaire, ne correspond plus à l’idéal de précellence française et tous les
domaines d’excellence sont sommés de se “redresser”, de s’améliorer concrètement, pour
coïncider à nouveau avec l’idéal national. Imaginer les moyens de ce redressement
partage l’intelligentsia en deux camps : ceux pour qui la faute incombe à une décadence
et ceux pour qui elle incombe à un retard dans le développement scientifique, technique,
etc. Pour les premiers, le point de perfection se situe dans le passé et il faut d’urgence
revenir en arrière, pour les seconds, dans le futur et il faut accélérer le processus de
modernisation pour rattraper les plus forts. La crise n’échappe pas à nommer des boucs-
émissaires et, pour ce qui concerne la langue française, l’idéal de perfection que
représente la littérature est pris entre deux feux : celui des réactionnaires vise tous les
modernes comme ayant abâtardi, affaibli la langue (que l’on pense à la longue querelle
autour des compétences grammaticales de Flaubert19) ; celui des progressistes vise tous les
académistes comme ayant entravé son évolution.
7 Si le narrateur de la Recherche précise au cours de sa décisive réflexion esthétique dans la
bibliothèque des Guermantes : « Dès le début de la guerre M. Barrès avait dit que l’artiste
[...] doit avant tout servir la gloire de sa patrie »20, on peut mesurer l’ampleur de
l’exigence patriotique largement en amont de la déclaration de guerre, dans la
préparation de la « revanche ». C’est resitué dans ce contexte également qu’il faut
entendre le qualificatif de « décadent21 » accolé au mouvement littéraire dont Huysmans
est le fer de lance, et qui le revendique aussitôt par une majuscule : les Décadents, ceux
qui entraînent une civilisation à sa perte, pour qu’elle renaisse neuve. Les symbolistes,
dès l’article inaugural de leur Mercure de France, sous la plume d’Alfred Vallette,
revendiqueraient eux-mêmes cette “décadence” si elle n’était synonyme de langue
relâchée : « Il est d’accoutumée, en effet, parmi nos confrères des grands quotidiens,
d’infliger l’ironique épithète de décadente à toute publication où s’essaient de jeunes
écrivains aimant l’art, curieux, certes, de formules inédites, mais surtout consciencieux,
ayant horreur de la phrase toute faite et du mot banal, du cliché quel qu’il soit. Nullement
nous ne nous rebellerions si par décadent nos chroniqueurs cotés n’entendaient charabia,
7

pathos, incohérence [...]22. » Les thèmes débattus entre « révolutionnaires » et « néo-


classiques », selon les termes de Proust23, confirment ce que les historiens du Symbolisme
littéraire français signalent comme les « tensions fondatrices » de ce mouvement, entre
« recherche formelle » et « renouvellement de la langue poétique »24 : la remise en jeu
esthétique des symbolistes, et singulièrement de Mallarmé, se réclame d’un droit à
repenser la création verbale, à récuser les critères d’évaluation du littéraire et à dégager
la littérature des enjeux patriotiques. Dans la mesure où ces exigences sont d’abord
exprimées par des expérimentations formelles et verbales, l’institution “langue
française” tremble véritablement sur ses bases. C’est en quoi la littérature à la fois
participe de la « crise », l’emblématise et la pérennise.
8 Dans ce contexte particulier, la notion de “langue nationale” envahit tout l’imaginaire
linguistique, fausse l’évaluation des œuvres et fait pression (à la manière d’une censure)
sur leur production. Les réponses littéraires à ce qui est, malgré la désagréable
composante patriotique, un intense débat sur la langue, sont aussi diverses que les
idiologues des écrivains peuvent l’être et les œuvres de Zola, Mallarmé, Segalen, Céline
sont interprétables à partir du même imaginaire linguistique. Sans paraître au cœur de la
« mêlée », Marcel Proust ne reste pas « en marge »25 et son œuvre qu’il veut « écrire tout
autrement » prétend à une révolution dans la langue, tranquille mais durable, qui
« tienne auprès des écrivains d’autrefois »26. Il faut relire à nouveaux frais, à la lumière de
ce contexte politico-linguistique tout à fait particulier, non seulement la relation de
l’auteur avec la langue française, avec les écrivains classiques et académiques, avec
l’avant-garde littéraire (de « Contre l’obscurité » au Contre Sainte-Beuve)... mais surtout la
représentation de cette “question de la langue française” qu’échafaude à tous les niveaux
À la recherche du temps perdu, sans s’arrêter aux seules opinions linguistiques du narrateur.
Représentation ambiguë, au sens étymologique : d’un côté et d’autre, comme le
« nénufar » ballotté par le courant de la Vivonne27. D’un côté, un narrateur-philologue
porte-parole de la norme, ou du moins d’une doxa évolutive en matière de discours sur la
langue ; de l’autre côté, celui des langages de personnages – infusant insidieusement dans
la narration matricielle –, le portrait d’un français variant, d’un français par ses marges,
qui élargit l’objet-langue en creusant en son centre le vide d’un introuvable français
moyen.
9 D’un côté, une langue maîtrisée par l’instance double de celui qui parle et de celui qui
commente la langue ; de l’autre côté, un certain nombre de signes, incarnés dans des
personnages (Françoise, Albertine, le Protagoniste anonyme) et mis en scènes pour
détruire l’illusoire possession. D’un côté, un roman mondain, au réalisme social
indéniable (auquel les langages de personnages participent) ; de l’autre côté, la prose
proustienne dont on n’a pas fini d’analyser l’invention verbale, la composition stylistique
et grammaticale, ni le fonctionnement sémantique et sémiotique. Nous montrerons que la
Recherche ne réfute pas l’imaginaire de son temps mais qu’elle l’intègre, qu’elle met en
scène et résout en les combinant ses oppositions, comme si le roman appliquait, en le
généralisant à toutes les parties de l’œuvre, le théorème proustien : « la langue française
n’est faite que de contraires neutralisés28 ».
8

NOTES
1. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, éd. Jean-Yves Tadié, Gallimard (« Bibliothèque de
la Pléiade »), Paris, 1987-1989, 4 vol. Toutes nos références à la Recherche renvoient à cette édition
par les initiales du titre, suivies du volume et du numéro de page : SG, III, p. 124.
2. CG, II, 323.
3. CG, II, 363.
4. Marcel Proust, Lettre à Madame Straus, Correspondance, texte établi, présenté et annoté par
Philip Kolb, 21 vol., Plon, Paris, 1970-1993, t. VIII, 1908, lettre n o 149, p. 276-278.
5. Sylvain Auroux, « Introduction », Histoire des idées linguistiques, Mardaga (« Philosophie et
langage »), Bruxelles, 1989, t. 1, p. 20-21. Exemple qui montre aussi que l’imaginaire de la langue
n’existe pas seulement en termes de conflit identitaire et d’exclusion nationaliste.
6. Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Seuil (« Points »), Paris,
1994.
7. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975.
8. Nelly Wolf, « Langue littéraire et langue nationale », Colloque préparatoire « Champ littéraire
et nation ».
9. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, op. cit.
10. C. Castoriadis, « Imaginaire social et changement scientifique », Sens et place des connaissances
dans la société, vol. 3, CNRS, Paris, 1987, p. 164.
11. Voir S. Pierron, « L’écrivain : entre conscience et imaginaire linguistiques », Actes des Dix-
septièmes Journées de linguistique, 13-14 mars 2003, Québec, CIRAL, 2004 et L’Imaginaire linguistique,
sous la dir. d’Anne-Marie Houdebine, L’Harmattan (« Langue et parole »), Paris, 2002.
12. Henri Meschonnic, De la langue française, Hachette, Paris, 1997.
13. Anne-Marie Houdebine-Gravaud, « L’unes langue », La Qualité de la langue ? : le cas du français,
Champion, Paris, 1995 (« Politique linguistique »), p. 95.
14. « Il s’agit alors de produire tout un savoir personnel et privé touchant la langue, un savoir fait
de pièces et de morceaux, un bricolage qui récupère dans les discours d’époque, les savoirs tout
faits ou les vieilles traditions reniées par la “vraie” linguistique, tout un ramassis de vérités ad
hoc sans contrôle épistémologique naturellement ». Michel Pierssens, Savoirs à l’œuvre : essais
d’épistémocritique, Presses universitaires de Lille, 1990, p. 109.
15. Dont dépendent respectivement la pratique des jeux de langue et la fréquence de la
« correction », mais également à mon sens une perception précoce de la fonction poétique et de
la dimension narrative.
16. Inconscience du savoir et conscience du savoir-faire sont les éléments de définition de la
conscience épilinguistique chez S. Auroux (op. cit., p. 18 et note 4, p. 35-36) : si je présente
transitoirement la création verbale comme une extension de la conscience épilinguistique de
tout locuteur, produit d’un savoir « non représenté », c’est-à-dire non pensé, c’est non pas en
référence au romantique instinct créateur mais en accordant aux « manipulations » artistiques
un pouvoir cognitif propre et une capacité de démonstration échappant aux pré-construits
culturels. Cf. L’Art est-il une connaissance ?, éd. Le Monde, Paris, 1993.
17. CG, II, p. 623.
18. Françoise Leriche, « Préface » à son édition de Sodome et Gomorrbe, LGF (« Livre de poche
classique »), Paris, 1993, p. XLIII.
19. Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément : le moment grammatical de la littérature française.
1890-1940, Gallimard (« Bibliothèque des idées »), Paris, 2002.
9

20. TR, IV, p. 467.


21. Paul Bourde, dans sa Chronique du Temps (5 août 1885), qualifie ainsi le mouvement, en
reprenant le terme aux Déliquescences : poèmes décadents, d’Adoré Floupette, pastiche qu’il prit très
au sérieux.
22. Mercure de France, no 1, janv. 1890.
23. Correspondance, VIII, p. 276-278.
24. Pierre Citti, La Mésintelligence. Essai d’histoire de l’intelligence française : du symbolisme à 1914, éd.
des Cahiers intempestifs (« Lieux littéraires », 3), Saint-Étienne, 2000, p. 78 et 81.
25. Ernest Raynaud, La Mêlée symboliste : portraits et souvenirs, Renaissance du livre, Paris,
1920-1922, 3 vol., et « Marcel Proust », En marge de la mêlée symboliste, Mercure de France, Paris,
1936, p. 198-220.
26. Correspondance, VIII, p. 276.
27. CS, I, p. 166.
28. Correspondance, VIII, p. 276-278.
10

Première partie. Proust dans la mêlée


11

Chapitre I

La mêlée symboliste
1 À proprement parler, au sens strictement générationnel où Thibaudet employait cette
notion, Marcel Proust n’est pas d’une génération symboliste : le sont les écrivains nés dix
ans plus tôt, ayant vingt ans dans les années 1880, au moment où Mallarmé réunit les
jeunes gens rue de Rome, comme l’évoque Remy de Gourmont dans ses “Souvenirs du
symbolisme”1. Si cette notion de génération semble un peu étroite, elle paraît justifiée
pour la période. Valéry, par exemple, né lui aussi en 1871, pour être défenseur du
symbolisme et ami de Mallarmé, n’est pas perçu dans l’histoire littéraire – ni par ses
positions, ni par son œuvre – comme symboliste lui-même. Le symbolisme esthétique
occupe un moment bref de l’histoire littéraire française, même si de nombreux écrivains
s’en réclament jusqu’en 1900, même si des mouvements littéraires s’en inspirent dans le
monde entier durant une plus longue période encore2. Malgré la brièveté du moment
symboliste, la conscience immédiate de son importance est manifestée par les études
critiques, en manière de bilan, qui paraissent très vite après la période héroïque : si en
1889, Charles Morice peut évoquer l’avenir d’une Littérature de tout à l'heure, et en 1892
Brunetière écrire d’un « symbolisme contemporain », dès 1903, Le symbolisme d’Adolphe
Retté analyse un objet d’histoire littéraire, mouvement figé qu’en 1912 Remy de
Gourmont, dans ses « Souvenirs du symbolisme », dira être « un soleil maintenant un peu
refroidi ». Ce qui constitue le “moment symboliste”, c’est le moment de “lutte”, de débat
ou de combat, que provoquent dans la société française l’œuvre de Mallarmé et ses
présupposés critiques, dont on trouve des équivalences sous diverses formes dans tous les
arts, que ce soit peinture, musique, théâtre, danse... Mais l’“onde de choc” symboliste est
proprement littéraire : si, dans tous les arts, le moment est à l’anti-académisme, l’anti-
académisme dans le domaine de la création verbale regarde plus largement la société, du
fait que la langue appartient à tous, et du fait du séculaire amalgame dans la construction
de l’identité française entre langue, État et nation. Toucher à la syntaxe classique revient
symboliquement à inverser les couleurs du drapeau tricolore. Les arts non verbaux
subissent à un moindre degré cette réprobation patriotique, même si celle-ci tend à
s’étendre à l’ensemble de la production française, au nom du “redressement”. L’intensité
du débat sur les relations entre littérature et langue, autant que la profondeur de ses
12

enjeux et les avancées réelles en termes de réflexion esthétique et de recherches verbales,


marquent plusieurs générations.
2 La période de formation intellectuelle et les débuts de la réflexion esthétique de Proust
ont lieu dans ce moment, et de nombreux thèmes et termes de sa réflexion s’y rapportent.
Les analyses de son œuvre l’inscrivent pourtant rarement dans cette période de
turbulence symboliste, comme si le fait de ne pas « en être », de ne pas se jeter dans « la
mêlée symboliste », l’isolait de l’enjeu des débats. La postérité adopte le point de vue
apparent d’Ernest Raynaud qui le place En marge de la mêlée symboliste 3. Celui-ci le fait
pourtant figurer « dans ce recueil, uniquement consacré aux poètes », en affirmant qu’au
moment des Plaisirs et les jours « On le sent déjà nourri d’Émerson, de Baudelaire, de
Verlaine et des maîtres symbolistes4. »
3 Examiner le seul moment qui a pu passer pour un échange direct entre Proust et le
symbolisme permet de cerner l’influence sur sa formation intellectuelle des débats autour
de la créativité verbale. Ce qu’on a nommé sa “querelle” avec Mallarmé, de « Contre
l’obscurité5 » au « Mystère dans les Lettres6 », est un malentendu qui eut des
conséquences sur sa réflexion esthétique. Entre cet événement de 1896 et l’idée de roman
de 1908, d’autres témoignages directs, articles et correspondance, par leur terminologie,
éclairent ses idées sur la langue française et l’évolution de sa réflexion jusqu’aux décisives
analyses de « style ».

Contre les « néo-classiques », pour les


« révolutionnaires »
4 Une lettre de 1908 à Madame Straus, souvent résumée par une de ses phrases (« La seule
manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer7 »), montre avec force que la réflexion
de Proust ne s’est pas développée hors du débat. Portant entièrement sur la langue, elle
commente un article de Louis Ganderax, directeur de la Revue de Paris8 :
On n’y penserait pas, si précisément M. Ganderax quand il corrige les autres, ne
croyait servir la langue française. Il le dit dans votre article « les petites notes
marginales que j’écris pour l’illustration et la défense de la langue française ». Pour
l’illustration, non. Pour la défense, non plus. (Correspondance, VIII, 276-278.)
5 Elle constitue une profession de foi en faveur des écrivains linguistiquement
« révolutionnaires » :
Car on ne « tient », on ne fait bonne figure auprès des écrivains d’autrefois qu’à
condition d’avoir cherché à écrire tout autrement. Et quand on veut défendre la
langue française, en réalité on écrit tout le contraire du français classique.
Exemple : les révolutionnaires Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck « tiennent » à
côté de Bossuet. Les néo-classiques du dix-huitième et commencement du dix-
neuvième siècle, et la « bonhomie souriante », et « l’émotion discrète » de toutes les
époques, jurent avec les maîtres. (Ibid.)
6 Témoignage unique de la réflexion de Proust sur la relation entre langue nationale et
création verbale (« Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des
écrivains et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue. »
Ibid.), cette lettre comporte un grand nombre d’éléments du débat social, marqué par un
retour au thème du génie classique dont elle relève les contradictions :
Hélas les plus beaux vers de Racine [« Je t’aimais inconstant, qu’eussé-je fait fidèle ! »]
n’auraient jamais passé, même de nos jours dans La Revue de Paris. Note de M.
13

Ganderax, en marge, pour la « Défense et illustration de la langue française ». « Je


comprends votre pensée » ; vous voulez dire « Je t’aimais inconstant, qu’est-ce que
cela aurait été si tu avais été fidèle. » Mais c’est mal exprimé. Cela peut signifier
aussi bien que c’est vous qui auriez été infidèle. Préposé à la défense et illustration
de la langue française, je ne puis laisser passer cela. (Ibid.)
7 Ce rejet supposé d’un vers de Racine au nom de la correction situe Ganderax dans la
lignée des premiers académiciens, dont le geste fondateur fut la « querelle du Cid »,
emblématique de la confusion initiale entre la mission lexicographique de l’Académie et
un rôle de « gendarme des lettres »9 ; geste de “purification” des textes classiques
recommandé par Voltaire, qui trouve tout son développement au XVIIIe siècle, avec la
correction, vers par vers, d’Athalie10. L’autorité sur la littérature à laquelle prétend
l’Académie est endossée par les “patrons” de revues conservatrices, si l’on en croit les
remarques convergentes de Proust sur Ganderax et de Gourmont sur Brunetière
(académicien de 1893 à 1906) :
On n’a pas assez dit que Ferdinand Brunetière était un terrible directeur de revue.
À l’époque de ses débuts, Adolphe Lacuzon [...] lui porta des vers. [...]
– Jeune homme, commença-t-il, désirez-vous sincèrement de collaborer avec la
Revue des Deux Mondes ?
– Certes !
– Eh bien, je vais vous dire ce qu’il faut pour cela. C’est très simple. Il suffit de parler
français, de n’employer que des mots du dictionnaire, de laisser de côté le
vocabulaire des petites revues. Tenez, au premier vers de votre poème, il y aurait
déjà une correction à faire :
La ténèbre première absorbe encor l’espace
« La ténèbre ! La ténèbre ! Qui vous a autorisé, Monsieur, à ne pas écrire comme
tout le monde : “Les ténèbres” ? Ténèbres n’a pas de singulier en français, en latin
non plus...11 ».
8 Ces témoignages sont révélateurs de l’esprit académique des revues conservatrices et de
la façon dont s’impose la norme aux jeunes écrivains. Un canular, dont se fait écho le
Mercure, consiste à présenter à ces revues des œuvres fameuses en remplaçant le nom de
leur auteur par le sien, dans le but qu’elles y soient refusées. Le roman de Dumur, Un coco
de génie (dont le titre évoque immédiatement le vocabulaire de Bloch), en avait fourni
l’exemple puisque son personnage – prédécesseur de Pierre Ménard –, lisant la nuit et
croyant au matin avoir rêvé les œuvres, les récrit comme sous le coup de l’inspiration.
Proust rejoint encore, dans sa lettre, les termes et le ton du débat, et particulièrement
Gourmont, en associant académisme et goût du cliché :
Mais pourquoi, lui qui écrit si bien, écrit-il ainsi ? Pourquoi quand on dit « 1871 »
ajoute-t-il « l’année abominable entre toutes ». Pourquoi Paris est-il aussitôt
qualifié de « la grand’ville », Delaunay « le maître-peintre » ? Pourquoi faut-il que
l’émotion soit inévitablement « discrète », et la « bonhomie souriante », et les
« deuils cruels », et encore mille autres belles choses que je ne me rappelle pas 12.
9 Avec cette lettre à Madame Straus apparaissent les opinions de Proust dont le camp n’est
pas, littérairement ni linguistiquement, celui des conservateurs. Il n’adopte pas les
exclusions symboliques d’un Gourmont, envers Racine notablement (« dont l’indigence
verbale, imposée par la mode, stérilisa pendant un siècle et demi la poésie française 13 »),
dont il cite au contraire le vers d’Andromaque comme exemple de la révolution
grammaticale, à l’égal d’auteurs modernes panthéonisés par les symbolistes, comme
Flaubert et Maeterlinck. En ajoutant Hugo et Rousseau, il offre un éventail de références
moins conforme aux canons avant-gardistes qui évitent les attestations romantiques et
classiques, au profit d’auteurs antérieurs comme Rabelais et Villon. Mais l’immobilisme
14

de la langue est stigmatisé, comme dans les discours symbolistes (« Parce que son unité
[l’unité de la langue] n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente
qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle »), non moins que l’immobilisme
intellectuel : « C’est une question de “doctrine”. Cet homme plein de scepticisme a des
certitudes grammaticales. Hélas, madame Straus, il n’y a pas de certitudes, même
grammaticales14. » Si « la perfection du style existe », c’est « après avoir traversé les faits,
non en-deçà. La correction en-deçà, “émotion discrète”, “bonhomie souriante”, “année
abominable entre toutes”, cela n’existe pas »15.
10 Les affirmations de 1908 ont nécessité quelque évolution depuis le « Contre l’obscurité »
de 1896 : plus de dix années le permettent au demeurant, même s’il ne s’agit pas d’un
revirement idéologique, mais davantage, profitant de la leçon que lui donne, entre autres,
Mallarmé, d’un déplacement de la réflexion : d’une philosophie du langage à la
matérialité de la langue. Le simple terme de « grammaire » qu’ils emploient l’un et l’autre
manifeste leur conscience de s’inscrire dans le débat ouvert par la préface de Pierre et Jean
en 1888 (terminée par un pastiche Goncourt) et affirme leur position – contre l’« écriture
artiste » et les écrivains « impressionnistes » (Goncourt, Sully Prudhomme) – dans
« l’opposition lexique/syntaxe qui va désormais être au cœur de la redéfinition de la
littérarité et de la reconfiguration des hiérarchies anciennes »16.

Contre Mallarmé ?
11 Marcel Proust fait paraître dans le numéro du 15 juillet 1896 de la Revue Blanche, très peu
de temps après la publication des Plaisirs et les Jours, un article intitulé « Contre l’obscurité
17 », auquel répond dans le même numéro l’article de Lucien Muhfeld, « Sur la clarté » :

« Sur mon désir exprimé de le contredire, M. Proust avec une courtoisie charmante m’a
par avance communiqué son article18. » Mallarmé “répond” le 1er septembre par « Le
Mystère dans les Lettres19 ». On peut se demander si la “querelle” existe, puisque « Contre
l’obscurité » ne nomme pas Mallarmé, et que ce dernier « décontextualise » sa défense du
symbolisme. Les éditeurs de la Correspondance de Mallarmé notent que « Proust ne nomme
pas Mallarmé, et ne semble pas le viser directement ; il ne nomme personne, mais parle
des “poètes (en vers ou en prose)”, ou du “symbolisme, dont en somme il s’agit surtout
ici”20 ». L’article s’adresse de façon très appuyée aux « jeunes » écrivains, en début et en
fin d’article : de « Êtes-vous de la jeune école ? » à la « sévérité [de ces “remarques”] pour
la jeunesse ». Même insistance dans les reprises de paragraphes : « Voilà ce que nous
diraient les jeunes poètes. », « Mais les jeunes poètes pourraient répondre », etc. Est
incriminé dans le corps de l’article celui qui est « obligé d’expliquer ses idées à ses
disciples », « le poète », « le maître », voire « l’archer divin », termes sans majuscules
contrairement à la tradition des écrits symbolistes (par contraste dans ce même article
avec « la Poésie »). Le registre est proche, si l’on y ajoute les « vains coquillages, sonores
et vides », des discours anti-mallarméens. Dans des articles de cette époque, publiés ou
non, Mallarmé est cité pour son « obscurité21 » ou ses « ténèbres22 », mais avec distance
parfois envers « les personnes qui [...], en littérature, trouvent M. Leconte de Liste
incompréhensible et M. Mallarmé insensé23 ». Il faut que Proust ne trouve pas les poèmes
de Mallarmé dénués de sens pour que Reynaldo Hahn lui en demande une explication de
texte24. En 1892, dans une lettre à Mme Straus visant à « la réhabilitation de [s]es chers
poètes », il cite dix vers de Mallarmé (ce qui représente une assez longue citation dans sa
correspondance), en les introduisant de manière quasi prophétique dans les termes
15

mêmes de la querelle de 1896, prouvant qu’il distingue fort bien “clarté” de la langue et
“mystère” du poème : « S’ils sont nouveaux pour vous, confessez, encore qu’ils soient de
M. Mallarmé, qu’ils sont clairs et que la clarté n’en dissipe pas le mystère 25 ? »

« Sur la clarté »
12 Le pivot de la querelle est l’article de Muhfeld (« Je relis le petit travail de mon jeune
confrère... ») qui répond en fait à l’ensemble du courant académiste, dont « Contre
l’obscurité » serait le fer de lance (« notre collaborateur a résumé d’une plume gracieuse
les objections des salons littéraires »). Il abandonne assez vite le jeune auteur pour
entreprendre une défense de Mallarmé, contre « les gens » desdits salons, puis contre
« un article assez curieux » du Gaulois, et finalement contre « M. Anatole France, son
éminent maître », glorifié en effet dans « Contre l’obscurité » :
Là est pour nous le charme natal du parler de France – ce qui semble signifier
aujourd’hui le parler de M. Anatole France, puisqu’il est un des seuls qui veuille ou
qui sache s’en servir encore26.
13 L’article de Muhfeld élargit considérablement sa réponse, pour ne revenir que
ponctuellement à Proust (« on ne sait pas le français, mon cher confrère »), en passant
par un « on » ambigu (« Oui, on donne une recette [...] Je la connais ! »), et finir l’article
sans plus le nommer.
14 C’est en se référant à l’article de Muhfeld que Mallarmé “répond” quelques semaines plus
tard, avec « Le Mystère dans les Lettres »27. Il mentionne dans ses lettres l’article de
Muhfeld et pas du tout celui auquel ce dernier ripostait : « L’article Sur la clarté, d’un très
beau jet et émaillé de détails qui sont la justesse même. Vous voulez bien toujours m’y
traiter en ami28. » On ne trouve pas trace dans la correspondance d’une concertation avec
Muhfeld ou d’incitations à se défendre personnellement, qui expliqueraient qu’il rouvrît
pour un onzième article la série des dix chroniques publiée neuf mois plus tôt – de février
à novembre 1895 –, Variations sur un sujet. « Le Mystère dans les Lettres » constitue
véritablement une conclusion, sous la forme d’une très belle leçon de création verbale, à
la série des Variations..., conçues comme des « poèmes critiques », qui ont en commun leur
sujet esthétique et leur typographie aérée, inhabituelle dans la presse, leur gestion des
« blancs » comme porteurs de sens29. Mallarmé inscrit dans la durée de sa réflexion et la
continuité de ses écrits ce qui aurait pu n’être qu’une expression d’humeur, une riposte à
ce qu’il considère comme une “agression”.
15 Des détails de la correspondance montrent, par leur registre guerrier, que le poète s’est
senti personnellement attaqué : « Je vous enverrai si je le trouve passable un morceau sur
l’obscurité ; où je secoue en poux mes agresseurs qui deviennent légion30. » Aux
félicitations de musiciens (notamment une lettre de Vincent d’Indy qu’il cite à tous ses
correspondants du moment) pour avoir littérairement retrouvé les structures d’une
« composition musicale », il réplique : « Si je suis vengé31 ! » ou « j’ai voulu, une bonne fois
et sans en avoir l’air, répondre à la sottise qui me harcèle [...] Voilà quelques sympathies
qui me vengent32 ! »
16 Dans la Correspondance proustienne, un grand silence environne la publication de « Contre
l’obscurité ». Hormis la mention dans une lettre à sa mère, pour s’excuser de sa
publication à un moment de deuil familial (son grand-père Weil est mort en juin), on ne
trouve aucune trace de réactions de l’auteur, ou de ses amis, à la lecture d’un des trois
16

articles. D’autres querelles et événements publics ont pu étouffer ce débat, comme le


projet d’un buste de Verlaine dans le jardin du Luxembourg qui justement fait s’affronter
les mêmes adversaires33, académistes et Nouvelle école, ou comme la mort d’Edmond de
Goncourt chez les Daudet, le 16 juillet 189634, lendemain de la publication des deux
premiers articles. Des événements privés, le deuil familial, une brouille avec Reynaldo
Hahn, peuvent expliquer en partie ce silence étonnant autour d’un événement sûrement
désagréable et qui ne provoque ni soutien ou remontrances de la part de ses amis, ni
plaintes ou justifications de sa part : le même « silence digne » que devant l’échec récent
des Plaisirs et les jours35.

« Contre l’obscurité »
17 Certains sous-entendus ou allusions peuvent viser Mallarmé. Quelques images brutales
peuvent demander “réparation”, et notamment celle qui compare les vers contemporains
à des « débris d’une belle flotte ancienne » (ce pourrait être un hommage voilé à
Mallarmé, les vers des jeunes symbolistes comme débris de la poésie mallarméenne, mais
Chateaubriand et Hugo sont nommés) ; puis, filant la métaphore, à des « morceaux de bois
pourris, ou ferrailles rouillées » : « que faire avec du bois pourri [...] ? »36. La critique
s’adresse aux avatars du symbolisme (nommé deux pages plus loin), avec leur cohorte de
« “princesses”, les “mélancolies”, “accoudées” ou “souriantes” », dont Muhfeld convient
dans sa réponse qu’ils sont risibles : « Dès lors les imitateurs usèrent avec exubérance des
chevaliers, des damoiselles, des orées de bois, des licornes et des casques. Mais cette
chevalerie et sa ferblanterie, contre quoi s’indigne M. Proust, et dont nous avons souri
nous-mêmes (Le petit Symbolard, dans une revue de l’été dernier), furent thèmes passagers
37. » Au demeurant, le passage ne semble pas concerner le « thème », le lieu-commun

médiéval au nom duquel on pourrait tourner en dérision Pélléas... (et l’admiration de


Proust pour Maeterlinck est sans faille dans sa correspondance), mais bien le domaine
verbal : les clichés du genre, princesses accoudées et mélancolies souriantes équivalant
aux banalités d’un Ganderax.
18 Certains éléments dans « Contre l’obscurité » peuvent suggérer à Muhfeld que son auteur
n’est qu’un porte-parole, et par contrecoup à Mallarmé qu’il résume l’opinion de la
« légion » de ses « agresseurs » : « Il faut lire avec satisfaction les remarques qui
précèdent. Elles expriment, par endroits d’un ton ferme, l’objection qu’un grand nombre
de personnes décernent aux écrivains nouveaux. Oui, quand il déplore l’obscurité de la
littérature récente, M. Proust résume l’opinion d’un lot honorable de lecteurs mondains38
. » Le reproche de mondanité (et de ne pas “savoir sa langue”), pour longtemps attaché à
Proust, jusqu’au premier rejet de la Recherche par Gide, n’est pas d’ordre social : les
académistes et anti-académistes font partie du même “monde”, économique et politique,
comme le rappellent les fréquentes déclarations “élitistes” des symbolistes, à l’exemple
de Muhfeld dans ce même article : « Puis une élite demeurera, plus serrée peut-être. [...]
Qui sait si les dialectes mêmes de l’élite et de la foule n’iront pas décidément divergents 39

19 Le blâme réside dans la distinction entre gens de l’écrit et gens de l’oral, qui traverse,
pour des raisons historiques, l’imaginaire de la langue française40. La disqualification en
matière d’opinion littéraire passe par ce reproche d’appartenir à une société de l’oral,
résumé sous le terme « mondain » : de « il leur fournit [aux “lecteurs mondains”] diverses
métaphores excellentes à la conversation » à « Il ne les a pas lus », jusqu’à « on ne sait pas
17

le français, mon cher confrère »41. Il faut y rapporter l’insidieux compliment de son
condisciple Léon Blum, dans cette même Revue blanche, qui recommande Les Plaisirs et les
jours, publiés en juin, aux « belles dames » et aux « jeunes gens » : rapport à la féminité
que développe longuement Muhfeld en évoquant seulement les “lectrices” (« Les lectrices
n’ont pas compris le latinisme léger », « Les lectrices ont cru comprendre »). On peut y
voir une allusion perfide à l’homosexualité, mais il est surtout intéressant de noter que la
partition des sexes intervient dans l’autorisation à juger de questions littéraires. Proust
est renvoyé dans le camp de l’oral : celui des enfants (le sème de l’enfance revient souvent
dans « Sur la clarté » : « naïveté », « puérilité », etc.), des femmes, de la conversation, de
la mondanité, du siècle classique. Le symbolisme littéraire est lui-même relégué par ses
adversaires académistes dans l’oralité, notion qui résume un relâchement verbal et un
manque d’intellectualité virile. Le mouvement lui-même se revendique d’ailleurs d’une
oralité abstraite, essentielle, originelle de la langue poétique, par opposition à la fixation
que représenterait l’écrit. Mais Proust, en gauchissant le principe qui voudrait que, jeune,
il combattît pour l’avant-garde, provoque une réactivation de défenses traditionnelles de
la part d’hommes mûrs, tout à fait équivalente dans ses arguments à celle des académistes
vis-à-vis de la “jeune” école. Qu’il eût pris la plume pour défendre le symbolisme, il se
serait vu reprocher de même, par le camp adverse, son oisiveté, sa mondanité, voire en
termes voilés son homosexualité – comme signes extérieurs du décadentisme – non moins
que de ne pas savoir le français (ne pas savoir lire de la part des symbolistes, ne pas savoir
écrire de la part des académistes).

Un pastiche Brunetière
20 Trois éléments fondamentaux de « Contre l’obscurité » évoquent le Brunetière des Essais
sur la littérature contemporaine (1892). Le syntagme de « littérature contemporaine »
apparaît dans l’article au début du second paragraphe (« En essayant de dégager de la
littérature contemporaine quelques vérités esthétiques ») et du dernier (« Telles sont les
remarques que j’ai cru utile d’exposer, à propos de la poésie et de la prose
contemporaines »), même si cet « encadrement » de l’argumentaire ne prouve pas une
indiscutable intertextualité. Le sentiment de communauté avec les argumentaires de
Brunetière naît d’abord de la rhétorique utilisée. Proust crée un dédoublement entre
auteur et narrateur, qui peut l’« exposer à l’accusation d’avoir voulu jouer le rôle du
monsieur de cinquante ans ». La mise en scène, détachant du narrateur la figure d’un
jeune homme inexpérimenté, existe dans d’autres articles42 et préfigure les ambiguïtés
narratives de la Recherche, en indiquant une possible réflexion à partir du même dispositif
dans le Culte du Moi de Barrès (Sous l’œil des barbares, 1888) qui « se présente comme “l’aîné
immédiat” de son personnage de “jeune Français intellectuel”43 ». Le dédoublement est
maintenu tout au long, ouvrant et concluant « Contre l’obscurité » : « Telles sont les
remarques que j’ai cru utile d’exposer, à propos de la poésie et de la prose
contemporaines. Leur sévérité pour la jeunesse qu’on voudrait, plus on l’aime, voir mieux
faire, les aurait rendues plus seyantes dans la bouche d’un vieillard. Qu’on excuse leur
franchise, plus méritoire peut-être dans la bouche d’un jeune homme. »
21 Cette parole de « vieillard » lui permet d’adopter la terminologie la plus courante des
académistes et de Brunetière en particulier, qui ne parle pas de « Nouvelle école » mais de
« jeune école », avec condescendance envers l’immaturité. Jean-Yves Tadié, dans son
chapitre « Proust et Mallarmé », rapporte les propos et la rhétorique de « Contre
18

l’obscurité » à ceux d’Anatole France dans ses chroniques du Temps, publiées six ans plus
tôt et réunies dans La Vie littéraire :
Le 19 août 1888, France avait répondu à Charles Morice : « Je ne pardonne pas aux
symbolistes leur obscurité profonde. “Tu parles par énigmes” est un reproche que
les guerriers et les rois s’adressent fréquemment dans les tragédies de Sophocle. Les
Grecs étaient subtils ; pourtant ils voulaient qu’on s’exprime clairement. Je trouve
qu’ils avaient bien raison. » Tout cet article d’Anatole France est un « Contre
l’obscurité » qui se termine ainsi : « Je ne croirai jamais au succès d’une école
littéraire qui exprime des pensées difficiles dans une langue obscure » 44.
22 Dans l’introduction de France au second volume de La Vie littéraire, « le ton protecteur,
l’adjectif tendre masquent la violence méprisante du substantif, comme les disciples
l’ombre du maître. Proust reprend ce ton, ces thèmes, ces procédés45 ». La rhétorique des
défenseurs de la clarté française, malgré des motivations idéologiques distinctes chez
Brunetière et chez France, est une rhétorique obligée, du fait de la combinaison
incontournable d’un certain nombre de valeurs dans leur argumentaire.
23 La querelle des anciens et des modernes dans laquelle s’inscrit ainsi l’article, sous le
patronage intertextuel de ses aînés, n’est pas illustrée par les mêmes termes chez les
champions respectifs de l’académisme et du symbolisme. Par contraste avec les nombreux
« nouveau » et « récent » de Muhfeld, il évite la notion de nouveauté, sinon pour affirmer
que « dans la langue, tout ce qui est nouveau est obscur », constat qui, de péjoratif à ce
moment, tourne en admiration dans la Recherche, au nom de la recréation perpétuelle du
monde par chaque artiste46. « Jeune » en revanche ponctue son article (il y apparaît neuf
fois), ce qui situe « Contre l’obscurité » de manière très volontariste dans la querelle.
Avouant le rôle de l’Ancien, le discours peut être considéré, ce qui n’a pas manqué,
comme académiste. Un des passages les plus lyriques, à la gloire de la langue maternelle
dont il faut réveiller la « musique latente » – musique non au sens de sonorité, mais au
sens d’échos sémantiques entre les connotations accumulées au cours des siècles –,
s’appuie entièrement sur la notion de passé : « ce que chaque mot garde [...] de son
origine [et] de son passé » ; « affinités anciennes » ; « rajeunit un mot [en le prenant] dans
une vieille acception » ; « réveille [...] des harmonies oubliées » ; « adjectifs [...] trop
récents ». L’affirmation d’un passé de la langue donne tout son sens à l’opposition jeunes-
vieux : celui d’un refus de la rupture, représentée en littérature par les Symbolistes, enjeu
essentiel de la réinstitution imaginaire de la langue française. Si Proust reste un « jeune
homme » – ce sont les derniers mots de l’article –, il prétend assumer cette notion de
passé que ses contemporains refondent, réinventent ou rejettent. Mais le passé de la
langue qu’il exalte n’est pas réduit aux classiques de l’académisme, ni aux pré-classiques
de la Nouvelle école. Le passé de la langue dont il se réclame est affectif et individuel,
comme le montrent, outre l’expression « notre langage maternel », le terme de
« sensibilité », employé deux fois, et ceux d’« imagination », d’« affinités », de « faire
ressentir ». Ce texte plaide pour une langue sensible, non pour la langue de raison des
académistes, dans des termes qui ne doivent rien à la “clarté” (à la précision sémantique)
et beaucoup aux conceptions synesthésiques : « une puissance d’évocation au moins aussi
grande que sa puissance de stricte signification », « musique latente que le poète peut
faire résonner en nous », « entre deux images disjointes des harmonies », « ressentir avec
délice le parfum »...
24 Le deuxième élément qui rapproche apparemment « Contre l’obscurité » de Brunetière
est ce que lui reproche le plus précisément Muhfeld, en le taxant à son tour d’obscurité :
sacrifier la “différence individuelle” sur l’autel de la “langue commune” :
19

Le talent, notre collaborateur le définit : « pouvoir de réduire un tempérament


original aux lois générales de l’art, au génie permanent de la langue ». La voilà bien,
la fâcheuse obscurité ! Les mots se pressent, suggestifs d’étonnements grandissant.
Faut-il un tempérament original, et où commence, et qui juge cette originalité ?
Comprenez-vous tempérament ? Qu’est-ce que les lois générales de l’art ? De quel art ?
Où sont-elles écrites ? De quelles révélations se prévalent-elles pour mériter qu’à
leur mesure on « réduise » un tempérament original ? Et le génie permanent de la
langue ? À la Sorbonne, l’expression s’emploie couramment. Les candidats,
interrogés développent : « Qualités de clarté, de poésie et de mesure tout
ensemble ». Alors Rabelais, Diderot et Hugo, Balzac et Baudelaire et Verlaine n’en
sont pas du palmarès ? A la vérité, génie, ingenium, signifie nature. Cette nature se
modifie incessamment. Génie permanent est un solécisme biologique qui eût fait
souffrir Arsène Darmesteter47.
25 La leçon est bonne à prendre, car la clarté, au sens de précision monosémique
qu’emploient les académistes, pour qui “la littérature” est écriture spéculative, cette
clarté demande la définition des termes employés. L’affirmation proustienne de « lois
générales » et de « génie permanent », faisant écho à des discours d’autorité (l’anti-
individualisme de Brunetière), est très dogmatique comparée à la fin de l’article, d’un ton
plus personnel et qui développe une idée presque contradictoire, fondatrice du projet
esthétique de la Recherche :
Qu’il me soit permis de dire encore du symbolisme, dont en somme il s’agit surtout
ici, qu’en prétendant négliger les « accidents de temps et d’espace » pour ne nous
montrer que des vérités éternelles, il méconnaît une autre loi de la vie qui est de
réaliser l’universel ou éternel, mais seulement dans des individus. Dans les œuvres
comme dans la vie les hommes, pour plus généraux qu’ils soient, doivent être
fortement individuels (cf. La Guerre et la Paix, Le Moulin sur la Floss), et on peut dire
d’eux, comme de chacun de nous, que c’est quand ils sont le plus eux-mêmes qu’ils
réalisent le plus largement l’âme universelle48
26 Cette observation décisive, dans le processus qui mène Proust au roman à la première
personne, doit être rapprochée dans ses termes d’une réflexion de Brunetière, même si
celui-ci n’entendait pas défendre le roman, écrit “sur rien”, mais les ouvrages de morale
et de philosophie :
Le rôle de la « littérature », sa fonction propre, si je puis ainsi dire, est de faire
entrer dans le patrimoine commun de l’esprit humain, et d’y consolider par la vertu
de la forme, tout ce qui intéresse l’usage de la vie, la direction de la conduite, et le
problème de la destinée. Dans une langue intelligible à tous, transposer et traduire
ce qui ne devient clair, – et même peut-être vrai – qu’en devenant général ; donner
une existence durable, en lui donnant une valeur universelle, et pour ainsi dire
constante, à ce qui n’avait qu’un commencement d’être [...], voilà l’objet de l’art
d’écrire, et voilà ce qui est proprement « littéraire »49.
27 « Faire entrer dans le patrimoine commun de l’esprit humain [...] tout ce qui intéresse
l’usage de la vie », « transposer et traduire ce qui ne devient clair, – et même peut-être
vrai – qu’en devenant général », « donner une existence durable [...] à ce qui n’avait qu’un
commencement d’être » : ce n’est pas à moins que prétend Proust, par le roman, à
l’exemple de ce qu’il élit chez Tolstoï ou chez George Eliot ; et ce n’est pas à moins que
doit prétendre “la littérature”, au sens moderne de fiction, et de “poésie”. Contrairement
aux académistes, il accorde à la création littéraire le même pouvoir de pénétration et
d’élucidation qu’à la philosophie ; c’est sa modernité, largement due aux théories
mallarméennes : « Si le littérateur et le poète peuvent aller, en effet, aussi profond dans la
réalité des choses que le métaphysicien même, c’est par un autre chemin [;] l’aide du
raisonnement, loin de le fortifier, paralyse l’élan du sentiment qui seul peut les porter au
20

cœur du monde. Ce n’est pas par une méthode philosophique, c’est par une sorte de
puissance instinctive que Macbeth est, à sa manière, une philosophie. Le fond d’une telle
œuvre, comme le fond même de la vie, dont elle est l’image, même pour l’esprit qui
l’éclaircit de plus en plus, reste sans doute obscur50. » La « clarté » qu’il accorde à la
littérature ne relève pas, malgré les termes employés (élucider, éclaircir), des moyens de
la raison mais de ceux du « sentiment », de « l’instinct », ce qui ne contredit pas aux
nouvelles valeurs. Excepté René Ghil, théoricien de la « poésie scientifique » qui reproche
aux symbolistes, y compris Mallarmé, qui se sont emparés de sa théorie de
« l’instrumentation verbale », de la mettre au service de l’expression du Moi
(« égotisme »), d’en faire une « poésie personnelle », ni plus ni moins que les romantiques
51
, les symbolistes exaltent la subjectivité. En quoi Proust reste absolument classique c’est,
en 1896, dans le refus d’un grossier mélange des genres. « Bourrer » un roman de
philosophie52, prétendre à la métaphysique en poésie, revient à confondre les facultés de
l’esprit autant que les moyens linguistiques spécifiques à chacune : « Ne s’adressant pas à
nos facultés logiques, le poète ne peut bénéficier du droit qu’a tout philosophe profond de
paraître d’abord obscur. S’y adresse-t-il au contraire ? Sans arriver à faire de la
métaphysique qui veut une langue autrement rigoureuse et définie, il cesse de faire de la
poésie53. »
28 Le troisième point, l’obscurité de « fond » (ou « profondeur ») alliée à la clarté « de la
langue et du style » fait écho dans « Contre l’obscurité », à la manière d’un leitmotiv, aux
opinions de Brunetière (et de France, comme l’a montré J.-Y. Tadié) sur le symbolisme :
« un grand écrivain en tout genre est celui qui sait exprimer clairement des idées même
obscures54 ». Trois fois dans son argumentaire, il reformule cette conviction, en opposant
les termes de « fond » et de « forme », d’obscurité fondamentale (de « mystère ») et de
clarté expressive. Il défend ce type de clarté, l’intercompréhension avec le lecteur, basée
sur des habitudes de lecture, sur une reconnaissance grammaticale, lexicale : « S’il parle
une langue que nous ne connaissons pas, où des adjectifs, sinon incompréhensibles, au
moins trop récents pour ne pas être muets pour nous, succèdent dans des propositions
qui semblent traduites à des adverbes intraduisibles55. » Muhfeld résume cette notion
d’intercompréhension à l’issue de son argumentaire « Sur la clarté » : « Réservera-t-on
pas l’épithète flatteuse de claires aux choses aisément et communément accessibles 56 ? »
Dans la tradition classique, Proust affirme l’auteur responsable de cette communauté de
sens, et non le lecteur auquel Muhfeld au contraire laisse toute la responsabilité d’un
accès difficile ou refusé :
Abstraction faite des puérilités (vraies ou fausses), tout aliment intellectuel,
spécialement littéraire, apparaît obscur ou clair suivant la réaction de l’esprit en
présence d’une œuvre.
La clarté peut presque se nombrer comme le rapport du sujet qui comprend à
l’objet qui s’offre. Elle augmente avec la lucidité du sujet et l’évidence de l’objet. Elle
décroît selon l’inclairvoyance du sujet et, si je puis dire, selon « l’inclairvisibilité »
de l’autre. [...]
Autant que du spectacle, la clarté dépend du spectateur. Lexicographiquement
même, elle est « ce qui fait voir clair ». C’est à nous d’allumer notre lanterne 57.
29 Pour Proust, l’hermétisme (terme absent de ces articles) est une défense de lire, une
défense d’user d’une quelconque pénétration : « Mais c’est une obscurité [de “fond”] d’un
tout autre genre, féconde à approfondir et dont il est méprisable de rendre l’accès
impossible par l’obscurité de la langue et du style58. »
21

30 La question dont il débat, même s’il use des termes convenus en défaveur du symbolisme,
comme « inintelligible » ou « incompréhensible », n’est pas affaire de sens ni
d’intellection, mais une question de lisibilité, de conventions linguistiques. Il s’agit d’une
extension à la littérature des arguments politiques nés autour des projets de massification
de l’enseignement. Dans ce plaidoyer pour la lisibilité s’exprime l’idéalisme social de
George Sand (préface de François le Champi ), d’Anatole France et de Ruskin, dont les
premières traductions et ouvrages introductifs sont publiés entre 1893 et 189759. Proust et
Mallarmé ne parlent pas de la même chose. La « clarté », l’intercompréhension nécessaire
que Mallarmé nomme, dans « Le Mystère... », « la vaine couche suffisante
d’intelligibilité », n’est pas fondée, comme l’insinue la caricature de Muhfeld, sur la
littéralité, sur la croyance en une dénotation monosémique (au sens de la “clarté”
classique pour laquelle l’intention de l’auteur prime et la variation interprétative est
impossible), mais sur le pouvoir d’« évocation », de suggestion de l’usage littéraire de la
langue : un postulat au fond selon lequel le sens est assez large pour accueillir toutes les
subjectivités (dans les limites d’une langue maternelle commune, voire d’une expérience
culturelle commune).

« Le Mystère dans les Lettres »


31 « Le Mystère dans les Lettres » riposte sur l’exploitation des possibilités de la langue, plus
que sur la question du sens : « le débat – que l’évidence moyenne nécessaire dévie en un
détail, reste de grammairien ». De nombreux termes blessants rappellent le caractère de
« réponse », aux adversaires en général et à « l’un » en particulier : du premier assaut qui
incrimine le ridicule, la « plaisanterie immense et médiocre » de « bas farceurs » qui
jouent sur la « crédulité » du « commun », au dernier qui plaint le manque
d’« envergure » d’« un infortuné ». « L’évidence moyenne nécessaire », équivalente à la
« couche suffisante d’intelligibilité », qui consiste à « présenter, avec les mots, un sens
même indifférent », est renvoyée au rang de « détail » égarant, de faux-procès, vite
intenté par une « Foule » obscurantiste et superstitieuse :
Il doit y avoir quelque chose d’occulte au fond de tous, je crois décidément à
quelque chose d’abscons, signifiant fermé et caché, qui habite le commun : car sitôt
cette masse jetée vers quelque trace que c’est une réalité, existant, par exemple sur
une feuille de papier, dans tel écrit – pas en soi – cela qui est obscur : elle s’agite,
ouragan jaloux d’attribuer les ténèbres à quoi que ce soit, profusément,
flagramment.
32 Mallarmé désigne ironiquement la diabolisation du symbolisme et le fantasme de langue
menacée qu’il suscite :
Et le suppôt d’Ombre, d’eux désigné, ne placera un mot, dorénavant, qu’avec un
secouement que ç’ait été elle, l’énigme, elle ne tranche, par un coup d’éventail de
ses jupes : « Comprends pas ! » – l’innocent annonçât-il se moucher.
33 Le reproche et le terme même d’« obscurité », mal définis, reflets pour Mallarmé de « la
vaste incompréhension », sont littéralement un préjugé, une économie de jugement
favorisée par le lieu commun de la “clarté”, prêt-à-penser de la langue française :
Je sais, de fait, qu’ils se poussent en scène et assument, à la parade, eux, la posture
humiliante ; puisque arguer d’obscurité – ou, nul ne saisira s’ils ne saisissent et ils
ne saisissent pas – implique un renoncement antérieur à juger.
34 Absence de jugement dont Mallarmé sous-entend qu’elle est de l’ordre de la superstition,
par la suggestive image du « Suppôt d’Ombre » et par le revers probable de cette image,
22

« notre Dame et Patronne », saisissant résumé du culte de la langue : « exposant notre


Dame et Patronne à montrer sa déhiscence ou sa lacune, à l’égard de quelques rêves,
comme la mesure à quoi tout se réduit. »
35 Voilà réglé « ce qui n’importait pas » : le faux débat instauré sur le thème de
l’intelligibilité, auquel l’auteur consacre le début du « Mystère dans les Lettres », en
précisant que cette « vaine couche suffisante d’intelligibilité », « [le poète] lui s’oblige,
aussi, à [l’]observer, mais pas seule ». Il importe à Mallarmé d’affirmer dans son poème
critique, après le rapport de la Musique et de l’Écrit, la « délivrance » nécessaire de l’idée
d’« une clarté, à jet continu », par le travail de « la Syntaxe », dans des formes que « la
Langue » prévoit : « S’il plaît à quelqu’un, que surprend l’envergure, d’incriminer... ce
sera la Langue, dont voici l’ébat. » Multiplication des incidentes et inversion
grammaticale, répétition inversée d’un motif – « procédé » symphonique –, phénomène
d’échos sonores et sémantiques entre « les mots », qui rompent avec l’adaptation de la
phrase et de la « structure » du discours « aux primitives foudres de la logique » :
Un balbutiement, que semble la phrase, ici refoulé dans l’emploi d’incidentes
multiplie, se compose et s’enlève en quelque équilibre supérieur, à balancements
prévus d’inversions.
36 L’expérimentation verbale s’oppose à la phrase simple, à la phrase « appropriée » à la
logique, c’est-à-dire à l’ordre syntaxique consacré comme “naturel” par Rivarol dans son
Discours... : sujet-verbe-complément. « Ce travail [de Mallarmé], essentiellement
syntaxique, vise à la multiplicité des rapports par les moyens les plus simples 60. » Le
travail syntaxique n’exclut pas le miroitement propre des mots, de leurs différentes
valeurs, leur « pouvoir d’évocation », dirait Proust. « Mallarmé [...] n’a jamais fait mystère
de sa volonté de maîtrise du “mirage interne des mots mêmes”61. » Ceux-ci contribuent à
un effet simultané d’échos sémantiques et sonores (une épaisseur que n’a pas la note),
rompant la linéarité de la phrase :
Qui les perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de grotte,
tant que dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne se dit pas du discours :
prompts tous, avant extinction, à une réciprocité de feux distants.
37 La structure entière du texte doit enfin résonner, pour ajouter sens, à la manière
musicale. Les architectures rythmiques faites d’« enroulements transitoires », de
« successive stagnance amassée et dissoute », de « redéploiement », « plus véridiques, à
même, en argumentation de lumière, qu’aucun raisonnement tenu jamais », représentent
pour Mallarmé le caractère commun de l’Écrit (le terme “Poésie” n’apparaît pas dans « Le
Mystère... ») et de la Musique ; et non le caractère sonore de l’un et de l’autre langage qui
nécessiterait un passage par « la parole », avec laquelle il faut au contraire opérer « une
préalable disjonction [...] certainement par l’effroi de fournir au bavardage. » Écrit et
Musique se rejoignent par un mouvement inverse l’un vers l’autre, de l’abstraction qui
s’élève vers la matérialité qui s’éboule :
L’écrit, envol tacite d’abstraction, reprend ses droits en face de la chute des sons
nus [...] Même aventure contradictoire, où ceci descend ; dont s’évade cela.
38 Le paradoxe est représentatif de la manière dont Mallarmé gauchit les oppositions
traditionnelles pour sortir de l’ornière : l’abstraction ne réside pas dans l’apparence
immatérielle (du son), non plus que l’apparence matérielle de l’écriture ne détermine sa
nature. A fortiori n’est-il aucune allusion au “matériau” de la langue, sinon à sa grande
souplesse structurelle, démontrée par le poème critique lui-même.
23

39 L’exaltation du passé, de l’universalité et de la lisibilité du texte littéraire – ajoutée au


titre inscrit sans ambiguïté dans la terminologie du “génie” – place « Contre l’obscurité »
parmi les discours académistes. Certains éléments transversaux révèlent combien
l’écrivain est quand même un “contemporain” des symbolistes : la subjectivité, la
modernité des références littéraires, la non hiérarchisation des écrits ou le pouvoir
accordé à la fiction. Ce qui sépare Proust de Mallarmé, à ce moment, est une sorte
d’idéalisme social à la façon de George Sand ou d’Anatole France qui, par transposition
dans la réflexion littéraire, empêche de concevoir abstraitement : la langue sans
interlocuteur, la littérature sans lecteur (donc sans message ou sans mission) comme le
font les symbolistes. Il s’agit chez lui d’un héritage de l’imaginaire de la langue française
du XVIIIe siècle, plus politique que philosophique ( logos, langue/raison) : celui de la
Révolution qui conçoit la même langue classique, inchangée, comme langue de tous –
alors que Brunetière par anti-individualisme et Gourmont par élitisme fustigent 1789.
Sans faire de Proust un révolutionnaire, ni un radical, cette composante de l’héritage
linguistique imprègne ses choix esthétiques. La prise en compte de la « réception »
l’amène à penser le sens non comme un donné mais comme une construction
interprétative – au demeurant variable du fait de l’insuffisance des indices, si l’on en
croit, par analogie, le mode interprétatif de la jalousie, mis en scène dans la Recherche.
40 L’idéalisme social évolue, du lecteur réel au lecteur abstrait, vers un élément essentiel de
sa conception du roman, auquel s’ajoutent les leçons de Mallarmé, en matière de syntaxe,
d’échos sémantiques, de procédés musicaux... et d’analyse littéraire sur une base
“grammaticale”. Si « Contre l’obscurité » est un Contre Mallarmé, dans la mesure où son
jeune auteur semble toujours devoir brûler ses idoles, il pourrait bien être en même
temps un Contre Anatole France, un Contre Brunetière, à les pasticher aussi exactement :
un pastiche “sérieux” qui, pas moins que les pastiches ironiques, aurait pour rôle de
“purger” l’écriture et les conceptions esthétiques d’influences imposantes62. La virulence
même de l’article est une manière de brûler ses vaisseaux, de rendre un définitif
hommage aux grands hommes de son milieu, sans jamais plus risquer l’allégeance envers
le grand homme de l’avant-garde. « Contre l’obscurité » serait ainsi un garde-fou contre
un trop grand académisme qui, en préservant aussi de l’adhésion avant-gardiste, libère
une réflexion esthétique personnelle qui n’exclut rien a priori, des leçons des uns et des
autres :
Ce dialogue si mal engagé par la voie trop directe d’un échange public, il me semble
le voir se poursuivre à l’intérieur du roman de Proust, comme si on pouvait tenir
Mallarmé pour une figure de père spirituel, fascinant, respecté et métamorphosé 63.

NOTES
1. Remy de Gourmont, Promenades littéraires, t. III : Le Symbolisme, Mercure de France, Paris, 1963
[« 4e série » : « Souvenirs du symbolisme », 1912].
2. Pierre Citti, La Mésintelligence..., op. cit., p. 69-83.
3. Ernest Raynaud, En marge de la mêlée symboliste, op. cit.
4. Ibid., p. 205.
24

5. Marcel Proust, « Contre l’obscurité », Revue blanche, XI, n o 75, 15 juil. 1896. Repris dans CSB,
1971, p. 390-395.
6. Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les Lettres », Variations sur un Sujet, XI, La Revue Blanche,
1er sept. 1896. Repris dans Œuvres Complètes, éd. Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Gallimard
(« Bibliothèque de la Pléiade »), 1945, p. 382.
7. Correspondance, VIII, 1908, lettre no 149, p. 276-278.
8. Louis Ganderax, « Lettres de Georges Bizet », Le Figaro, 3 nov. 1908, bonnes feuilles de sa
préface au livre éponyme, Lettres de Georges Bizet : Impressions de Rome (1857-1860), La Commune
(1871).
9. Expression attribuée, dans la Recherche, à Brichot à propos de Balzac : « sans prétendre, Dieu
me damne ! au rôle de gendarme de lettres et dresser procès-verbal contre les fautes de
grammaires, j’avoue que le copieux élucubrateur [...] m’a toujours paru un scribe insuffisamment
méticuleux », SG, III, 438.
10. Jacques Chaurand, dir., Nouvelle histoire de la langue française, Seuil, Paris, 1999, p. 255-257.
11. [Remy de Gourmont], « Revue de la Quinzaine : bons mots et anecdotes », 1 er avril 1914,
p. 669-670.
12. Correspondance, VIII, 1908, lettre no 149, p. 276-278.
13. R. de Gourmont, « Sur la langue française : la déformation verbale considérée comme force
créatrice », Mercure de France, juillet 1898, t. XXVII, p. 74-85.
14. Correspondance, VIII, 1908, lettre no 149, p. 276-278.
15. Ibid.
16. Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément..., op. cit., p. 31.
17. CSB, p. 390-395.
18. Lucien Muhfeld, « Sur la clarté », Revue blanche, XI, no 75, 15 juillet 1896, p. 73-82.
19. Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les Lettres », op. cit., p. 382.
20. Stéphane Mallarmé, Correspondance, VIII, 1896, éd. par Henri Mondor et Lloyd James Austin,
Gallimard, Paris, 1983.
21. CSB, p. 234.
22. CSB, p. 501.
23. CSB, p. 405.
24. Un poème à Mery Laurent : « Méry, l’an pareil en sa course » (Mallarmé, OC, 1945, p. 155), que
Proust glose dans une réponse à Reynaldo Hahn, Correspondance, t. II, p. 111-112. Cité par J.-Y.
Tadié, Marcel Proust : biographie, Gallimard, Paris, 1996, p. 308-309.
25. Lettre VIII, Correspondance avec Mme Straus, UGE (« 10/18 »), Paris, 1994, p. 19. La phrase se
termine bien par un point d’interrogation, encore qu’elle ne soit pas grammaticalement
interrogative. On peut remarquer la cadence poétique et les assonances qui associent « clarté » et
« Mallarmé », « clairs » et « mystère ».
26. CSB, p. 393.
27. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, ouvrage cité, p. 382.
28. Stéphane Mallarmé, Correspondance, ouvrage cité, p. 201, Lettre À Lucien Muhfeld, [Dimanche 19
juillet 1896].
29. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, ouvrage cité, p. 1576.
30. Stéphane Mallarmé, Correspondance, ouvrage cité, p. 215.
31. Ibid.
32. Ibid., p. 233-234.
33. La courte lettre de Mallarmé à Muhfeld qui le remercie de « Sur la clarté » comporte un autre
paragraphe consacré au “Monument à Verlaine” (SM, Correspondance, p. 201). La « Chronologie de
Mallarmé », en fin de volume, précise que « les journaux annoncent la formation du comité pour
le monument à Verlaine » le 12 juin, puis mentions dans des lettres les 17, 21, 24, 25, 26 juin, 1 er,
19, 27 juillet, 6 septembre, puis encore le 18 décembre, etc.
25

34. Correspondance, t. II, p. 96.


35. Jean-Yves Tadié, Marcel Proust : biographie, ouvrage cité, p. 313-314.
36. CSB, p. 390.
37. Lucien Muhfeld, « Sur la clarté », art. cité, p. 73.
38. Ibid.
39. Ibid., 80.
40. Du fait d’un bilinguisme séculaire : le latin comme langue de l’écrit et du savoir, donc d’une
élite masculine, et l’ancien et moyen français comme langues orales et poétiques, donc des
femmes, des poètes, du peuple. Voir le chapitre 8 de mon À la recherche du temps perdu et la
question de la langue française, Thèse de doctorat, sous la dir. de Jacques Neefs, Paris 8, Saint-Denis,
juillet 2002.
41. Lucien Muhfeld, « Sur la clarté », art. cité, p. 73, 74, 76.
42. « [Chardin et Rembrant] », 1895. CSB, p. 372-381.
43. Maurice Barrès, Examen du Culte du Moi, 1892, cité par Pierre Citti, La Mésintelligence..., op. cit.,
p. 274.
44. Jean-Yves Tadié, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 307 et suivantes.
45. Ibid., p. 304.
46. « Seulement je sentais que ce n’était pas la phrase qui était mal faite, mais moi pas assez fort
et agile pour aller jusqu’au bout. » etc. (CG, II, 622-623).
47. Lucien Muhfeld, art. cité, p. 74.
48. CSB, p. 394.
49. Ferdinand Brunetière, « Sur la “littérature” », Essais sur la littérature contemporaine, 2 e éd.,
Calmann-Lévy, Paris, 1892, t. 2, p. 336-356.
50. CSB, p. 392.
51. René Ghil, De la poésie scientifique, Gastein-Serge, Paris [1909].
52. CSB, p. 392.
53. Ibid.
54. Ferdinand Brunetière, « Le symbolisme contemporain », Essais sur la littérature contemporaine,
op. cit., 1892, t. 3, p. 133 [daté du « 1er avril 1891 »].
55. CSB, p. 393.
56. Lucien Muhfeld, art. cité, p. 82. Notons la forme négative archaïsante que le narrateur
moquera chez Saniette et que Proust ridiculise encore chez les journalistes, dans une lettre de
1922 à Paul Souday.
57. Ibid., p. 81.
58. CSB, p. 392.
59. Voir la préface d’Antoine Compagnon à Sésame et les Lys, de John Ruskin, trad., notes et préf.
de Marcel Proust, Complexe (« Le regard littéraire »), Bruxelles, 1987, p. 27.
60. Jean Roudaut, « Mallarmé et Proust », NRF, oct. 1993, n o 489, p. 47-59.
61. Jacques-Philippe Saint-Gérand, « “Comme une araignée sacrée...” : note sur Stéphane
Mallarmé et les sciences du langage contemporaines (1842-1898) », La Licorne, n o 45, Poitiers, UFR
Langues et littératures, 1998, p. 52.
62. Sur la pratique du pastiche, antérieure à la série publiée, et patente dès Les Plaisirs et les jours,
voir les notes sur le texte de Pierre Clarac et Yves Sandre (CSB, p. 689 et suivantes), ainsi que
l’édition de Jean Milly, Pastiches, A. Colin, Paris, et son article « Les pastiches de Proust », Le
Français moderne, no 2, avril 1967, p. 125.
63. Jean Roudaut, « Mallarmé et Proust », art. cité, p. 50.
26

Chapitre II

De la « défense » à l’« attaque », une évolution critique


1 Dans l’intervalle entre « Contre l’obscurité » (1896) et la lettre à Madame Straus (1908), un
processus de réflexion sur la relation entre langue et littérature permet à Proust de
passer d’une défense de la clarté à une « attaque » de la langue. Des écrits privés ou
publics : Essais et articles, Correspondance, voire des fragments du Contre Sainte-Beuve,
jalonnent cette évolution. Une étape « capitale » est indubitablement la période
traductrice : quatre ans à partir de 1900 pour La Bible d’Amiens, puis Sésame et les Lys qui
paraît en 1906. Pendant la traduction de Sésame (ou « Trésor des Rois »), une conférence
de Ruskin en 1864 sur la lecture, il s’intéresse à deux esthètes entre lesquels il établit un
parallèle constant : lorsqu’il écrit sur Ruskin, il évoque Montesquiou, lorsqu’il parle de
Montesquiou, il cite Ruskin. Les deux « esthètes » sont ainsi qualifiés couramment, non
seulement parce qu’ils se sont occupés de critique d’art mais parce que leur amour du
beau dans le domaine plastique confine à la préciosité dans le domaine verbal.
2 La première note de traducteur du « Trésor des Rois », commentant l’épigraphe par
laquelle Ruskin suggère de rapprocher les différents sens de “sésame”, introduit sans le
nommer Montesquiou et son « idolâtrie » verbale, (non sans avoir auparavant admiré les
implications de sens et de composition qu’apporte la citation1) :
Je crois simplement que Ruskin, un peu par cette idolâtrie dont j’ai souvent parlé, se
complaisait ainsi à aller adorer un mot dans tous les beaux passages des grands
auteurs où il figure. L’idolâtre notre contemporain, auquel j’ai souvent comparé
Ruskin, met ainsi quelquefois jusqu’à cinq épigraphes en tête d’une même pièce.
Ruskin en a bien mis successivement jusqu’à cinq en tête de Sésame [...] 2.
3 Ruskin et Montesquiou sont confondus en un même péché d’idolâtrie, désignant la manie
de collectionner les citations littéraires : la lecture que fait Proust de Sésame... semble
orientée par ce préjugé.

Sésame... et les mots


4 Pour ce qui concerne les textes de Ruskin, il faut bien sûr avoir en tête, dans cette
recherche d’une évolution de la pensée linguistique de Proust, la pratique de la
27

traduction elle-même sur laquelle les échanges épistolaires avec Marie Nordlinger, qui
fournit la traduction littérale, sont assez éclairants :
Quand vous traduisez l’anglais, toute la nature primitive reparaît : les mots
retournent à leur genre, à leurs affinités, à leur sens, à leurs règles natales. [...] il
faudra refroidir toute cette vie, franciser, éloigner encore de l’original, et éteindre
l’originalité3.
5 Pour comprendre à quelle réflexion personnelle sur l’écriture correspond cette discipline
de traduction à partir d’une langue qu’il ne parlait pas4 et qui semble d’abord une
pratique de “détournement”5, il est tout à fait instructif d’examiner les notes de bas de
page, presque cent trente et une pour la seule conférence sur la lecture. « Traduire
Ruskin pour Proust, c’est surtout pouvoir le commenter. La conversion réside
essentiellement dans le commentaire, la traduction n’est qu’un prétexte6. » Les notes sont
en effet bien plus que des notes de traducteur. Beaucoup, de quelques lignes, sont des
notes d’érudition, de forme citationnelle, qui renvoient le plus souvent à la Bible ou à
d’autres ouvrages de Ruskin, mais certaines expriment, ce qui est plus rare de la part d’un
traducteur, l’opinion de leur auteur sur tel ou tel propos de Ruskin. Ces dernières ne sont
pas les plus nombreuses mais elles prennent une forme spectaculaire, envahissant
l’espace pendant trois ou quatre pages, en haut desquelles ne persistent que quelques
lignes de Ruskin.
6 Les notes les plus fournies, exprimant l’opinion de Proust (« Ruskin aurait dû voir que »,
« ici Ruskin a bien raison »), portent toujours et de fort près sur la relation de l’écrivain
avec le langage : sur la polysémie d’un mot (note 1), sur la différence de nature entre
lecture et conversation (note 10), sur l’usage ou le mésusage de la métaphore (18), sur le
choix des mots et le travail unifiant de la phrase (24), sur la lecture comme rencontre à
l’intérieur de soi-même (25), sur l’érudition dans le choix des mots et notamment la
démarche étymologiste (30), sur l’idolâtrie du « mot » (note 35) et sa valeur en langue et
en discours (41). Le texte de Ruskin s’infléchissant ensuite de la lecture comme richesse
intellectuelle, propos initial, à la lecture comme richesse d’une nation, en stigmatisant
l’absence de politique sociale de l’Angleterre, les notes ne sont plus qu’éclaircissement
des allusions littéraires, exceptées la note 109 sur le plaisir du travail – dont Antoine
Compagnon dans sa préface affirme qu’au fond c’est la seule chose sur laquelle Proust et
Ruskin s’accordent –, et la note 113 sur « la vraie vie » d’écriture et « l’avancement dans la
vie », snobisme des écrivains, que Proust contrairement à Ruskin ne trouve pas souvent
irréconciliables, dans les faits, et pas toujours néfastes dans leurs conséquences
littéraires.
7 Le début de Sésame... peut être lu depuis ces notes infrapaginales, à partir desquelles on
vérifie ce que commentait Proust du texte de Ruskin. L’écueil de ce genre de lecture, qui
revient à tronquer en citations-témoins approximatives le texte de Ruskin, est évité du
fait que les commentaires sont toujours un peu décalés par rapport au texte ; souvent ils
anticipent les arguments (ainsi le reproche d’idolâtrie à partir de la seule épigraphe),
parfois ils n’apparaissent que quelques paragraphes plus loin, ce qui ôte en partie l’effet
de commentaire littéral, pour conférer aux deux textes, à l’image de leur disposition dans
la page, un effet de parallélisme et de « tension »7 plutôt que de dialogue contradictoire.
Ruskin meurt en 1900, au moment où Proust entame son entreprise de traduction, et l’on
ne sent à aucun moment dans les notes qu’il pourrait y avoir “réponse” : il peut y avoir
dialogue avec le texte, encore que, comme le remarque Antoine Compagnon, les
conférences de morale religieuse de Ruskin ne semblent vraiment qu’un prétexte à
28

l’exercice de traduction ; il n’y a pas trace non plus de dialogue avec le lecteur dans ces
commentaires personnels. Il s’agit davantage d’un éclaircissement pour soi-même d’une
réflexion importante.
8 Ruskin, dans sa première conférence exprime une opinion métalinguistique dont le
terme-clé est « mot » :
Vous devez prendre l’habitude de regarder aux mots avec intensité et en vous
assurant de leur signification syllabe par syllabe, plus, lettre par lettre... Un
gentleman instruit peut ne pas connaître un grand nombre de langues, peut ne pas
être capable d’en parler une autre que la sienne, peut avoir lu très peu de livres.
Mais quelque langue qu’il sache, il la sait d’une manière précise ; quel que soit le
mot qu’il prononce, il le prononce correctement ; par dessus tout il est versé dans
l’armorial des mots, distingue d’un coup d’œil les mots de bonne lignée et de vieux
sang des mots canailles modernes ; il a dans la tête les noms de leur ancêtres, quels
mariages ils ont contracté [sic] entre eux, leurs parentés éloignées, dans quelle
mesure ils sont reçus et les fonctions qu’ils ont remplies parmi la noblesse nationale
des mots en tout temps et en tout pays8.
9 Ce passage n’est pas directement commenté : une remarque sur l’arbitraire des conseils
de Ruskin et une autre sur les « étymologies fantaisistes » sur lesquelles il s’appuie dans
La Bible d’Amiens sont à peine teintées de scepticisme tant elles sont formulées avec
prudence.
10 Dans le paragraphe précédent, Ruskin, poursuivant une métaphore de lecteur-« mineur »,
chercheur d’or, traite le matériau verbal comme un « rocher » que le lecteur aurait « à
écraser et à fondre » avant d’« atteindre » la « pensée de l’auteur »9. Il recommande à tout
lecteur sérieux de s’entourer de tous les dictionnaires de langues dont l’anglais est issu :
grec, latin, français... :
Maintenant de façon à vous comporter correctement vis-à-vis des mots, voici
l’habitude que vous devez prendre. [...] si vous avez l’intention de lire sérieusement
[...] apprenez votre alphabet grec, ayez ensuite de bons dictionnaires de toutes ces
langues [grec, latin, français, allemand, anglais] et si jamais vous avez des doutes
sur un mot, allez à sa recherche avec une patience de chasseur (§ 19).
11 L’érudition qu’il prône et l’attention à chaque mot, chaque syllabe, chaque lettre, dont il
donne l’exemple par le commentaire d’un poème de Milton, ne paraît que la base de la
critique littéraire. Or Proust, quelques pages plus loin ne répond pas sur l’érudition du
lecteur mais sur celle de l’écrivain : « Ruskin aurait dû voir que si l’écrivain obéit dans le
choix de ses mots à un souci d’érudition [...] ce sera ce souci d’érudition – si intéressant
qu’il puisse être, mais d’ailleurs jamais plus intéressant – qui sera reflété, qui s’inscrira
dans son livre10. »
12 Cette torsion du propos, de la lecture à l’écriture, n’a pas été imprimée par le
commentateur. Elle est contenue en germe dans la théorie de Ruskin puisque la lecture
savante se propose de retrouver « l’intention » de l’auteur et ce qu’il a sciemment
dissimulé dans « les mots » : les vers de Milton livrent effectivement des double sens, des
échos sémantiques entre des termes liés seulement par leur étymologie11 : « Nous nous
sommes suffisamment livrés (pour en donner un exemple) à la sorte d’examen mot à mot
d’un auteur qui se nomme à juste titre lecture, attentifs à chaque nuance et expression, et
nous mettant toujours à la place de l’auteur ; annihilant notre propre personnalité et
cherchant à entrer dans la sienne, de façon à pouvoir dire avec certitude : “ainsi pensait
Milton”, non : “ainsi pensais-je en lisant mal Milton” »12. Dans les deux paragraphes qui
suivent son exhortation à « regarder aux mots avec intensité » en lisant, Ruskin détourne
29

le propos de la « lecture juste » vers le parler, la bonne prononciation, l’accent. En un


même paragraphe, il passe du terme « illettré » désignant un gros mais mauvais lecteur 13,
au terme « illettré » signifiant l’infériorité sociale de celui qui prononce mal 14. Au
paragraphe suivant, le passage de la « lecture juste » au « choix des mots » est accompli :
« Veillez à l’accent des mots et de près : veillez de plus près encore à leur signification, et
un plus petit nombre fera le travail. Quelques mots bien choisis et avec discernement
feront le travail qu’un millier ne peut faire quand chacun dans un emploi équivoque fait
fonction d’un autre15. »
13 Il s’agit bien sûr ici de l’idéal de précision classique : la première phrase du paragraphe
comporte les termes « juste » et « exactitude ». La citation de Fromentin que Proust
présente en regard exprime bien le même idéal : « à l’exemple de certains peintres dont la
palette est très sommaire et l’œuvre cependant riche en expression16 ». La « richesse »
n’est pas dans la profusion de termes mais dans la profusion de sens. Mais dans cette
vigilance lexicale exigée de tout bon Anglais, Ruskin ne recommande aucune érudition. La
citation de Fromentin porte d’ailleurs sur la simplicité des mots : « Je me flattais d’avoir
tiré quelque relief ou quelque couleur d’un mot très simple en lui-même, souvent le plus
usuel ou le plus usé. Notre langue [...] même en son fonds moyen et dans ses limites
ordinaires m’apparaissait comme inépuisable en ressources.17 » La métaphore suivante de
Fromentin, la langue comme lopin « borné » qu’on « creuse » profondément, fait écho à
celle du « mineur australien » de Ruskin et contribue encore à confondre lecture et
écriture, dans la même idée d’une parfaite maîtrise de la langue.
14 Les termes du poème de Milton que glose Ruskin ne sont pas des mots rares (évêque,
pasteur, « aveugles bouches ») sur lesquels buterait le lecteur, au point d’en faire un
« écrivain difficile ». La dimension étymologique que Ruskin apporte à son interprétation
éclaire indubitablement le sens du poème même si elle ne justifie pas forcément la
conception selon laquelle on ne peut appeler lecture que ce mode de lecture : « Aveugles
bouches ! » est en soi une figure suffisamment saisissante et évocatrice qu’un amateur de
poésie peut véritablement lire. Proust, répondant à Ruskin sur la « manière cachée et par
parabole » dont veut être entendu un bon auteur, renoue avec « Contre l’obscurité » en
renvoyant dos à dos « écrivain facile » qui cède à la « forme brillante, plus accessible et
séduisante pour le public », et « écrivain difficile » qui « enveloppe [...] sa pensée pour ne
la laisser saisir que par ceux qui prendraient la peine de lever le voile »18.

« L’idolâtrie du mot »
15 Ruskin lui-même, si l’on en juge par la traduction, n’use pas dans cette conférence de
“mots rares”. Et pourtant, dans ses deux notes sur « l’érudition » et l’« idolâtrie du mot »
(35 et 41), le scoliaste introduit ce facteur. À la suite d’une suggestion de Ruskin de
toujours entendre l’étymologie grecque de Bible, Livre, et le doublet latin damner-
condamner traduisant un seul terme grec, en les intervertissant au besoin pour en
mesurer « l’effet » dans des ph rases connues dont il donne des exemples (et non comme
recommandation d’écriture), Proust dévie le propos de Ruskin vers le mot rare :
Ruskin aurait dû voir que si l’écrivain obéit dans le choix de ses mots à un souci
d’érudition [...] ce sera ce souci d’érudition [...] qui sera reflété, qui s’inscrira dans
son livre. Un écrivain curieux cesse par cela même d’être un grand écrivain. Chez
un Sainte-Beuve le perpétuel déraillement de l’expression, qui sort à tout moment
de l’acception courante [...] donne tout de suite la mesure [...] d’un talent de second
ordre19.
30

16 Le second mouvement du commentaire (« Et que dire du simple rajeunissement du mot,


en le ramenant à sa forme ancienne ») se termine par la réhabilitation du mot rare par
l’exemple exceptionnel d’Hugo qui sait « à fond son dictionnaire » mais « ne pense pas à
la rareté du terme pendant qu’il écrit ». La note ne répond pas à Ruskin mais à tous ceux
qui placent “le mot” au centre de leur pensée de la langue et de leur projet d’écriture.
Malgré le contre-exemple d’Hugo, repris plus longuement dans la préface, « qui montre
qu’un homme de génie peut être érudit », Proust met en garde contre ce qu’il appelle
« idolâtrie » : « le respect fétichiste pour les livres », « l’esprit livresque », véritable
« maladie littéraire » du « lettré » pour qui « le livre n’est pas l’ange qui s’envole aussitôt
qu’il a ouvert les portes du jardin céleste, mais une idole immobile »20. Il vise la pratique
de la collection, de l’accumulation citationnelle, dont il exclut les dictionnaires (ou la
lexicomanie), en affirmant : « Cela n’empêche pas naturellement qu’un grand écrivain, et
ici Ruskin a bien raison, doit savoir à fond son dictionnaire, et pouvoir suivre un mot à
travers les âges chez tous les grands écrivains qui l’ont employé »21 et confirmant :
Un grand écrivain doit savoir à fond son dictionnaire et ses auteurs avant d’écrire ;
il pourra ainsi, tout en se gardant de tomber dans la tentation de l’idolâtrie, choisir
les mots qui expriment le mieux ce qu’il veut dire, avec le plus de force, de couleur
et d’harmonie [parce que ses études auront] solidement établi la propriété de
chaque terme22.
17 Il isole de l’effet-Bibliothèque le « livre de mots23 » qu’est le dictionnaire. Le « savoir à
fond », l’avoir ingéré comme le suggérait Baudelaire à propos du même Hugo (« J’ignore
dans quel monde Victor Hugo a mangé préalablement le dictionnaire de la langue qu’il
était appelé à parler24 »), ne semble pas présenter pour lui les mêmes risques de
durcissements, comme si les dictionnaires de langue, malgré leurs nombreux exemples
littéraires, laissaient toute liberté aux mots, dont le déjà-écrit de la Bibliothèque au
contraire les priverait : « Son esprit [celui du lettré] ne sait pas isoler dans les livres la
substance [...] ; il s’encombre de leur forme intacte qui, au lieu d’être pour lui un principe
de vie, n’est qu’un corps étranger, un principe de mort25. » En déplaçant son
interprétation vers le poids de la Bibliothèque sur l’écriture, Proust s’exprime peu sur la
question centrale chez Ruskin du mot juste, de la propriété ou de l’impropriété dans le
choix des mots, sinon par cette brève mention de l’exception Hugo, dont « La simple
lecture de l’œuvre [...] donne bien cette impression d’un écrivain connaissant
admirablement sa langue. À tout moment les termes techniques de chaque art sont pris
dans leur sens exact26 ». Cette croyance en l’existence d’un mot propre pour chaque
usage, d’un « sens exact », suppose que les mots aient un sens unique et fixe – dont
témoignent les dictionnaires – et qu’en quelque manière une place prédéterminée les
attende dans la combinatoire de la phrase, comme s’il s’agissait de reconstituer un puzzle.
18 Proust éclaircit pour lui même ce rapport au mot, par l’introduction dans ses notes du
mot rare, absent chez Ruskin, fréquent chez Montesquiou. En l’absence de véritable mot
rare chez Ruskin ou Milton, son commentaire porte sur l’intention érudite, ce qui
suppose, comme l’exige Ruskin, que le lecteur refasse en sens inverse le chemin
d’érudition. L’intention même est contestée et non un effet d’érudition immédiatement
perceptible dans le choix des mots. Le reproche d’idolâtrie du mot a deux faces : celle,
évidente, du mot rare et de la préciosité, d’où le rapprochement avec Montesquiou, et
celle, plus fondamentale d’une pensée du langage à partir du mot. Proust analyse très
précisément ce fondement de l’idolâtrie (quasi lexicomaniaque dans son rapport au
31

dictionnaire) qui consiste à considérer qu’un sens existe a priori dans la langue, déposé
dans les mots, avant même leur usage en discours :
Un mot est pour lui [Montesquiou] la gourde pleine de souvenirs, dont parle
Baudelaire. En dehors même de la beauté de la phrase où il est placé (et c’est là que
pourrait commencer le danger), il le vénère. [...] Mais au point de vue de l’art on
voit quel serait le danger pour un écrivain moins doué que lui ; les mots sont en
effet beaux en eux-mêmes, mais nous ne sommes pour rien dans leur beauté. Il n’y a
pas plus de mérite pour un musicien à employer un mi qu’un sol ; or, quand nous
écrivons nous devons considérer les mots à la fois comme des œuvres d’art dont il
faut que nous comprenions la signification profonde et respections le passé
glorieux, et comme de simples notes qui ne prendront de valeur (par rapport à
nous) que par la place que nous leur donnerons et par les rapports de raison ou de
sentiment que nous mettrons entre elles27.
19 C’est à une autre échelle, celle de la phrase, plus “individuelle”, que se joue pour Proust le
rapport entre l’écrivain et sa langue :
Parfois le grand écrivain sent qu’au lieu de ces phrases au fond desquelles tremble
une lueur incertaine que tant de regards n’apercevront pas, il pourrait (rien qu’en
juxtaposant et en exhibant les métaux charmants qu’il fait fondre sans pitié et
disparaître pour composer ce sombre émail), se faire reconnaître grand homme par
la foule [...] Alors, il fera un livre de second ordre avec tout ce qui est tu dans un
beau livre et qui compose sa noble atmosphère de silence, ce merveilleux vernis qui
brille du sacrifice de tout ce qu’on n’a pas dit28.
20 Le travail de la phrase ne consiste pas plus à rendre clair qu’à rendre obscur. L’alternative
de « Contre l’obscurité » est résolue dans ces notes par l’argument que, claire ou obscure,
l’expression doit être « nécessaire » : il faut écarter ce qui n’est pas nécessaire, « faire
fondre sans pitié et disparaître » les « matériaux charmants », les mots, qu’on aurait pu
« juxtapos[er] et exhib[er] ». Se trouve ainsi inversée l’image de Ruskin pour qui l’or des
mots conservé par le poète doit être pulvérisé (« écraser » et « fondre ») par le lecteur,
pour atteindre à la pensée : le précieux lexique doit être fondu dès l’écriture pour
atteindre à l’unité du style. Avec le changement d’échelle, du mot à la phrase, on passe de
la conception de “la langue” comme dictionnaire dépositaire de la langue de tous à la
conception du “style”, dont le terme “fondre” est toujours chez Proust un indicateur29.
21 Le véritable dialogue entre les propos de Ruskin et ceux de son traducteur, dans la
question du sens, entre lecture et écriture : le sens n’est pas préconstruit, déposé dans les
dictionnaires où il suffirait de puiser pour en assembler les éléments, il ne se construit
pas en dehors de l’œuvre ; mieux il ne se construit pas en dehors de l’être lisant.
Fondamentalement, le mode de lecture que propose Ruskin, dictionnaires en main et
visant à entrer dans la pensée de l’auteur (« Ayant ainsi écouté les grands maîtres de
façon à ce que vous puissiez entrer dans leur pensée, vous avez à monter plus encore,
vous avez à entrer dans leur cœur30 »), contredit la conception proustienne de la lecture
comme rencontre à l’intérieur de soi, au « cœur » du lecteur et non de l’auteur :
« Comprendre une pensée profonde, c’est avoir soi-même, au moment où on la comprend,
une pensée profonde ; et cela exige quelque effort, une véritable descente au cœur de soi-
même31. » Proust se dit choqué (« Cette idée choque en nous32 ») par la hiérarchisation
qu’établit Ruskin entre auteur-maître et lecteur-disciple, en évoquant longuement la
dignité nécessaire pour entrer dans la « société » des livres : « D’abord par un désir
sincère d’être instruits par eux et d’entrer dans leurs pensées. D’entrer dans les leurs,
remarquez, et non de retrouver les vôtres exprimées en eux. Si celui qui écrit le livre n’est
pas plus sage que vous, vous n’avez pas besoin de le lire [...]33. »
32

22 La préface, « Sur la lecture », antépose le récit d’une expérience plus subjective de la


lecture. L’opposition est plus fondamentale que celle d’une lecture rêveuse à une lecture
savante : il s’agit de concevoir où et comment se forme le sens, ce lieu de partage du
littéraire, pour l’anticiper dans l’écriture par une construction que l’interprétation
(savante ou rêveuse) complétera comme les ciels et les mers d’Elstir se complètent, en
plongeant l’un dans l’autre. La conception de la lecture comme une rencontre à l’intérieur
de soi-même a pour corollaire, essentiel pour la conception de la Recherche, que le sens est
le produit de cette rencontre : c’est-à-dire ni la somme de sens déjà là dans la langue, ni la
somme de ce que les mots valent en chaque lecteur (cela individualiserait le mot, « la
gourde pleine de souvenirs », comme le goût de la madeleine) mais le produit d’une
reconnaissance en soi-même des “matériaux fondus” dans le style. Le sens se trouve « à
demi engainé » dans l’un et dans l’autre, comme l’impression dans l’objet et en nous-
mêmes34.

Les « clous précieux »


23 Un article de la même période, « Un professeur de beauté »35, compare Montesquiou à
Ruskin et reprend notamment cette citation de Sésame..., légèrement modifiée :
« L’écrivain véritable, a dit Ruskin, doit connaître à fond la généalogie et l’armorial des
mots, savoir au juste les fonctions qu’ils ont été appelés à remplir dans la noblesse
nationale du vocabulaire, quelles alliances ils ont contractées entre eux, dans quelle
mesure ils sont reçus ». Le “gentleman instruit” chez Ruskin devient “l’écrivain véritable”
chez Proust. Le constat d’évidence ruskinien (« il le sait », « il le prononce », « il est versé
dans ») qui présente ce savoir comme une qualité, voire une vertu, naturelle, devient un
devoir, une quasi-exhortation : « l’écrivain doit connaître », qui exprime une exaltation du
travail de la langue ailleurs plus explicite ; le terme de « généalogie » vient préciser la
métaphore de « l’armorial des mots » ; « il a dans la tête » devient « savoir au juste »,
« mariages » devient « alliances »..., tout le Ruskin traduit par Proust est converti en
Proust. La première partie d’« Un professeur de beauté », où s’inscrit la quasi-citation de
Ruskin, présentant Montesquiou comme “écrivain véritable” (« Personne ne répond
mieux que M. de Montesquiou à cette définition36 »), vante les qualités qui feraient de
Montesquiou un académicien hors pair, aux « petits jours du dictionnaire », du fait de son
rapport au mot juste : considérations qui ne permettent pas à Proust d’énoncer ses
positions personnelles sur les mots exacts, mais permettent peut-être de les lire “en
négatif”.
24 Sésame et les lys n’étant pas encore en librairie 37, la critique de l’érudition selon Ruskin
n’interfère pas dans ce sincère éloge du « maître » ; fût-il teinté d’humour, il ne convient
pas d’y lire une critique déguisée lorsqu’il en parle comme d’un « savant » :
Personne aujourd’hui n’est presque au point de M. de Montesquiou sensible au
visage, à l’allure, à la gesticulation, aux traditions, aux ridicules, aux préjugés, aux
vertus de chaque mot, et n’en connaît mieux l’histoire, ne peut plus sûrement le
suivre et le retrouver chez les classiques et chez les modernes, et cela jusqu’à
dérouter et essouffler parfois son lecteur moins agile et qu’il feint, avec une
politesse où il entre peut-être un peu d’impertinence, de croire aussi savant que lui,
tandis que l’autre, qui n’en peut mais, voudrait bien comme M. Jourdain lui dire :
« De grâce, monsieur, faites comme si je ne savais pas ».
25 Ce serait un égal contresens d’attribuer à Proust une quelconque adhésion à ce modèle
littéraire, le « véritable écrivain » n’étant pas forcément pour lui le « grand écrivain ». Le
33

modèle d’Hugo, cité dans les notes et la préface de Sésame..., semble une doublure au
portrait du maître, tant les articles d’une même période, dans leur terminologie et dans
leur thématique, s’éclairent l’un l’autre. Tout au long de l’article, et notamment dans une
seconde partie qui imagine Montesquiou aux « grands jours » de l’Académie, les jours
d’éloquence, bien que le Poète soit explicitement absent (sauf dans la troisième note, à
propos du mot « effarement », choisi par Proust en référence au « poète effaré » de Hugo),
Proust justifie l’érudition de Montesquiou au nom d’un illustre précédent, cet
exceptionnel « génie » que l’érudition « nourrit au lieu de l’étouffer ». La maladie
littéraire qu’est l’érudition existe chez les plus grands, chez qui l’on rencontre « nos
défauts », témoin Hugo qui « savait Quinte-Curce, Tacite et Justin par cœur [...]. (J’ai
montré ailleurs38 comment cette érudition avait chez lui nourri le génie au lieu de
l’étouffer, comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un grand). »39.
26 Le portrait de Montesquiou en héros aventureux d’une quête langagière se transforme
vite en description de la virtuosité, toujours lexicale :
Tous ceux qui l’ont vu s’arrêter et comme se cabrer au moment de prononcer un mot
(et de ceux qui jusque là nous avaient le moins frappé), comme dans l’effarement
d’avoir vu tout d’un coup béant l’abîme du passé qui s’entrouvre sous ce mot dont
l’accoutumance seule nous dissimule les profondeurs, dans le vertige d’y avoir
aperçu la grâce native de ce mot, penchée là comme une fleur au bord d’un précipice,
tous ceux qui l’on vu saisir un mot, en montrer toutes les beautés, le goûter, faire
presque la grimace à sa saveur spécifique et trop forte, le faire valoir, le répéter, le
crier, le psalmodier, le chanter, le faire servir comme un thème à mille étincelantes
variations, improvisées avec une richesse qui étonne l’imagination et déconcerte les
efforts de la mémoire pour les retenir, celui-là peut s’imaginer quels jours
merveilleux seraient, avec lui, à l’Académie, les jours du dictionnaire 40.
27 De la théâtralisation du “choix” à la réification du mot, Proust donne une image juste du
rapport idolâtre au dictionnaire, sans taxer, dans un éloge, cette lexicomanie de
“danger”, à l’égal du fétichisme pour les livres. Il légitime la virtuosité chez Montesquiou,
en reconnaissant aux mots rares – devenus “mots exacts” – un caractère de nécessité
« pour certains livres », dans la mesure où ils traduisent une certaine qualité de
« vision ». Un détour par le sujet des ouvrages de Montesquiou récemment publiés – la
critique d’art – justifie de manière très convaincante combien la perception du tableau est
rendue par le style même du critique : « Et quel sentiment des reflets dans cette phrase :
“Le modèle dont la rose chevelure a fait se dorer de son reflet tant de miroirs de cuivre.”
Mais il n’y a pas une phrase qui ne serait à citer. » Le retour au thème de la “précision”
classique est toujours encadré par celui de l’Académie « dont on aurait grand tort de
médire, et qui en somme réunit aujourd’hui ou achèvera de réunir demain, la plupart de
nos plus grands écrivains et compte, peut-être, plus d’hommes supérieurs qu’aucune
autre assemblée humaine » ; à quoi Proust ajoute en note :
Quant à savoir si un grand écrivain doit ou non désirer entrer à l’Académie, la
question doit être tranchée par chacun en particulier, suivant ses préférences et
décisions personnelles. Il ne peut y avoir de règles. Le fait que Flaubert n’ait pas
voulu être de l’Académie ne suffit pas à sacrer grand écrivain tout contempteur de
l’Académie, pas plus, que, malgré l’exemple inverse de Victor Hugo, un poète n’est
grandi d’être académicien. [...] C’est affaire d’hygiène individuelle 41.
28 On ne peut dire si le but de l’article est vraiment de plaider pour l’entrée de Montesquiou
à l’Académie. En effet, la note précédente se réjouit des confirmations, des rumeurs ou
des souhaits, concernant l’élection aux trois sièges vacants de Barrès, Henri de Régnier et
Maeterlinck. Il s’agit en tout cas d’une belle occasion pour Proust de mettre en
34

perspective le mode, particulier et déviant, de relation entre langue et littérature,


qu’offre une “vision” à la Montesquiou comparée aux “classiques” Hugo et Théophile
Gautier :
Sans doute une vision si extraordinairement minutieuse du détail caractéristique et
précis exigeait – et a trouvé – le vocabulaire infiniment varié, fournissant à toute
minute le mot technique, le terme juste qui est souvent le terme rare. En réalité,
quand nous relisons aujourd’hui attentivement des pièces qui nous paraissent des
plus classiques, nous voyons à les regarder de près, de combien de précision, de
détails parfois gênants à notre ignorance est faite leur beauté de loin si vague et si
générale. Nous ouvrons la célèbre pièce « À l’arc de triomphe » et nous sommes
arrêtés par un abaque, par un attique, un chevet, un claveau, etc. Nous ouvrons le
Capitaine Fracasse de Théophile Gautier et dès les premières pages plus de vingt
termes, inconnus de nous, nous surprennent. Et on peut peut-être soutenir que
pour certains livres ces mots exacts sont comme les clous précieux qui fixent
immuablement la trame du style et lui interdisent ce flottement qui ne résiste pas à
l’outrage du temps. Ce qui parut singulier à cette époque, ne paraît plus aujourd’hui
que singulièrement approprié42.
29 Les comparaisons fameuses renvoient encore aux complémentaires notes de Sésame..., où
sont exactement cités les vers de « À l’Arc de triomphe » d’Hugo, pour donner l’exemple
« d’un écrivain connaissant admirablement sa langue. À tout moment les termes
techniques de chaque art sont pris dans leur sens exact43 ». Quant à Gautier, on sait que
c’était la grande admiration, en matière de virtuosité lexicale, de Baudelaire, dont Proust
conteste, comme en passant, l’idolâtrie des mots. Dans la défense de Montesquiou, où l’on
entend en creux les habituels reproches de préciosité auxquels l’article répondrait
indirectement, on est passé du « mot rare » au « mot exact » (et non pas au « mot juste »)
puis, non pas au « mot propre » – qui suppose une croyance en un déjà-là dans la langue,
avant même le discours – mais au mot « approprié ». « Certains livres » doivent leur
solidité et leur pérennité à la précision de leur lexique, « clous précieux44 » qui « fixent »
et « interdisent le flottement »... faute peut-être d’autre structure constructive moins
“flottante”. Le second point, moins explicite mais très perspicace, justifie le culte du mot
chez Montesquiou par la mise en valeur de la forme dictionnaire comme forme littéraire
chez cet auteur.
30 Hormis une habile et mimétique mise en abîme dans son texte même, sous la forme d’une
définition : « [...] Autels privilégiés mot qui signifie, au propre, autel où on peut célébrer la
messe des morts en un temps où cela est défendu de le faire aux autres autels 45 », une
note attire l’attention sur un article dans lequel Montesquiou développe une forme
dictionnaire, exploitant particulièrement l’aspect citationnel du genre :
Ne pourrait-on pas voir comme un définitif article pour un dictionnaire idéal (et je
plaindrais ceux qui verraient dans cet éloge une épigramme) dans la récente étude
consacrée au ravissant coffret exposé par Mlle Lemaire. Cette étonnante litanie de
citations de Montaigne, de Lesage, de Balzac, de Victor Hugo, de Flaubert, où
reviennent comme un refrain les deux mots qu’il s’agit de définir et d’illustrer,
« boîte » et « coffret » [...] tout cela n’apporte-t-il pas une contribution bien
précieuse à l’article Boîte et à l’article Coffret ? Ce savoir est d’ailleurs prodigué
avec une absence de pédantisme qu’affirme le genre du recueil dans lequel il a
paru : Les modes (numéro de juin 1905)46.
31 « Un professeur de beauté » est l’occasion pour son auteur de mettre à l’épreuve la
réflexion qu’il mène au même moment, par son travail de traduction et la distance qu’il
prend avec les idées de Ruskin, sur la relation entre l’écrivain et sa langue d’écriture.
Analyser jusque dans leurs dernières conséquences littéraires les conceptions de Ruskin
35

ou Montesquiou, si antithétiques des siennes, lui permet de préciser par opposition ses
orientations en matière de création verbale, qu’il nomme désormais dans ses analyses
littéraires, comme Mallarmé dans sa leçon de « Mystère... » : grammaire.

« Grammaire »
32 Les termes “grammaire”, “grammatical”, prennent toujours, dans la correspondance ou
les articles critiques, le sens un peu large de remarques sur la matérialité du discours,
d’ordre plutôt syntaxique selon la terminologie d’époque47. Proust parle de “grammaire”
à propos de quelques corrections de détail avant impression (« Je ne veux pas me hausser
au-dessus de ces corrections purement matérielles. [...] Cher ami, je vous ai parlé
grammaire à une heure où il y aurait tant de choses à dire48 ») aussi bien qu’à propos des
« révolutions dans la langue » d’Anna de Noailles ou de Flaubert (les « beautés
grammaticales »). Cette dernière acception, de plus en plus prégnante, constitue sa
réponse à l’idolâtrie du “mot” : “grammaire” supposant un changement d’échelle – non
réduit à la syntaxe – qui permet d’échapper au tête à tête avec la langue de tous
qu’emblématise le dictionnaire. Seul perdure de ses conceptions lexicales le principe
d’utiliser le “mot exact”, qui n’est plus l’obsession baudelairienne du “mot juste” mais
simplement la décision de ne pas user de « périphrases », d’appeler une préface
« Préface » et non « Souvenirs » (comme le lui propose J.-É. Blanche pour la préface à ses
Propos de peintres), un pastiche « Pastiche » et non « À la manière de... », pour éviter
« l’impropriété du terme et la confusion de l’idée » :
En principe, je suis pour appeler les choses par leur nom et pour ne pas faire
consister l’originalité et l’innovation dans l’altération de ce nom. [...] Vous verrez
que si c’est ma « manière », ce n’est pas celle de Mme Cottard 49.
33 Il ajoute que ces objections qu’il fait à « Souvenirs » « sont purement de grammaire, de
logique, de symétrie, de clarté50 ». L’idéal classique de justesse et de précision trouve là
son aboutissement, non plus au niveau lexical mais plus largement, dans une exécration
de l’approximation, dont il prend pour exemple par deux fois l’écriture de Péguy :
Je veux absolument vous dire ceci parce que c’est une question de doctrine, si je
suis un peu injuste envers Péguy c’est surtout parce que dire trois fois à peu près la
même chose me semble n’avoir aucun rapport avec la dire une fois telle qu’elle est.
La vérité littéraire n’est pas le fruit du hasard... Je crois que la vérité (littéraire) se
découvre à chaque fois comme une loi physique. On la trouve ou on ne la trouve pas
51
.
34 L’évolution des conceptions proustiennes, d’une pensée de la langue à une pensée du
style, n’exclut pas que la première ait nourri la seconde, qui s’y appuie encore : « La
“singularité des images” est une chose qui m’exaspère parce que ce n’est pas le vrai génie
et que cela ne sort pas directement de la langue et ne s’y fond pas52. »
35 Il existe chez Proust une mise en rapport contrastive du “style” et de la norme qui n’est
pas étrangère au mode de réception des critiques de l’époque, dont il disait que, n’étant
pas artistes, ils « ne savent pas ce que c’est qu’une œuvre d’art [...]. Mille complications
naissent de là53 ». Avant même de parler de « style », les critiques, ou premiers lecteurs
prévenus, ont pris prétexte de « fautes » pour ne pas recevoir le roman. Jean Mouton en
donne le célèbre exemple de Gide, confronté aux « vertèbres » du front de Léonie54. On
relève les formules d’une certaine normativité linguistique dans des courriers à ses amis,
après la réception de leur livre. On y trouve, et presque systématiquement, des remarques
36

comme « Je ne croyais pas que ce fût le sens de ce mot55 », est-ce « que c’est bien français
de dire : ce cours sera réuni en volume56 » qui commentent méticuleusement jusqu’à une
note de bas de page de nature paratextuelle. Ce type de remarques prouve l’attention
avec laquelle il lit, que ses amis lui reconnaissent en le sollicitant comme “correcteur” :
« En me souvenant que vous m’aviez un jour dit gentiment en riant que vous me voudriez
pour “correcteur”, je vous signale avant la fabrication du volume deux riens57. » Ce rôle
de prote explique la série des lettres à Jacques-Émile Blanche en 1915 qui a pour but de
corriger des articles avant publication en volume et où l’on trouve, du fait, les remarques
les plus normatives ; ce que Proust appelle « ces corrections purement matérielles » qui
doivent éviter à l’auteur de « prêter “le flanc” » au « grand nombre de critiques [...] qui ne
s’occupent qu’à relever » les fautes et les incorrections58.
36 Ces remarques de détail sont systématiques après la lecture de certains livres, encore que
noyées dans un flot de compliments. Mais elles sont évitables lorsqu’il admire sans
réserve. Pour le Visage émerveillé d’Anna de Noailles en 1904, ses remarques sur « le
langage », sur « la langue » – « grammaticales » comme celles de « pion de collège » à
Jacques-Émile Blanche – sont à la fois peu précises et fondamentales :
Dans la Nouvelle espérance un génie novateur et violent a dissocié toutes les façons
de dire, de composer, de penser anciennes. Tout est en révolution. Sur le plan divin,
tout dans le Visage émerveillé est idéalement reconstruit. Dans l’une il y a la liberté et
la révolte de langage de Saint-Simon. Dans l’autre l’ordre et la pureté de l’Évangile
(je parle presque uniquement de questions grammaticales). [...] Il y a peut-être dans
Atala deux ou trois images parfaitement belles. Il y en a dans chacune de vos pages
autant que de façons de dire. – Et alors si la Nouvelle espérance apparaît comme la
Révolution dans la langue, [le Visage émerveillé apparaît] comme l’âge d’or de la
langue reconquis59.
37 Les remarques normatives dans la critique d’un livre seraient-elle le signe d’autres
réserves inexprimées ? On le pense au vu de l’évolution des remarques à Jacques-Émile
Blanche, de la simple correction de détail à la critique allusive d’un système :
Votre habitude, excellente puisque personnelle et caractéristique, de faire
perpétuellement des phrases sans verbe (ce que grammaticalement je ne
conseillerai pas d’imiter mais que j’aime chez vous) vous induit plus que tout à cette
tentation de notation pour la notation. C’est presque la phrase grammaticale où la
pure notation se loge naturellement (et à bon droit d’ailleurs puisque qui se borne à
constater n’a que faire des verbes)60.
38 Pour n’être pas massivement favorable de crainte d’être entendu comme un flatteur,
quelques remarques sur la correction de la langue, en assurant qu’elles ne comptent pas,
suffiraient aussi à montrer que l’aspect négatif est mineur : « Pardonnez (parce que je
pense que ce sont les seules qui peuvent vous être utiles) ces remarques de pion à votre
admirateur reconnaissant61. »
39 Peut-être Proust prévient-il ainsi la lecture normative de certains critiques, dont les
remarques minuscules fournissent un article sans qu’ils aient eu véritablement à
interroger le caractère esthétique de l’œuvre : « Pour ma part, je ne tiens aucun compte
de ces choses-là dans l’appréciation d’un style, c’est à mon avis par une incompréhension
absolue de ce qu’est le style qu’on croit que la pureté de style a un rapport quelconque
avec l’absence de fautes. L’absence de fautes est une qualité purement subalterne,
nullement esthétique62. » Ou bien, malgré sa théorie du rapport non nécessaire entre
norme linguistique et littérature, ne peut-il se défendre d’un certain “purisme”, quand la
“faute” n’est pas génératrice de sens (comme « la si jolie faute de français » – « la
37

chrysanthème » dans un poème d’Armand Silvestre – qu’il signale à Mme Straus63) ou


quand elle n’est pas instituée en système :
Je pense tout à coup que j’ai oublié de vous signaler (ce qui est du reste de ma part
purisme un peu exagéré) un « en » qui n’est peut-être pas tout à fait correct. [...]
Seulement tout de même ce ne sont pas les blessés de la terre, les morts de la terre,
et en, si possessif, n’est pas très correct. Ce qui d’ailleurs ne fait à peu près rien 64.
40 L’ensemble des remarques, de principe et de détail, rend difficile à évaluer l’attitude
normative de Proust. Il est possible que l’extrême attention à la matérialité de la langue
littéraire, que recommandait Mallarmé (et dont le terme “grammatical”, ou “grammaire”,
à chacune des remarques, atteste que le conseil a été suivi à la lettre) tourne à la manie. Il
est possible aussi qu’il mène une négociation constante avec lui-même pour tenir le
démon du purisme à distance, par l’humour, comme en attesterait cette lettre à Emile
Straus qui porte entièrement sur la prononciation de gusuivi de voyelle (M. Straus a fait
entendre le u [gyiz] dans Guise, à quoi dans la conversation Proust n’avait trouvé à
opposer que Guiche) : toute une lettre construite autour de dix-neuf termes comportant
cette graphie, mais pris dans le discours – et non seulement comme une liste d’autonymes
–, chacun des termes étant systématiquement suivi d’une parenthèse, « guillotine (et non
guillotine) », « guère trouvé (et non gu-ère) », etc. Une dédicace de Sésame et les lys
suggère aussi une distance humoristique avec sa propre manie normative :
À Georges de Lauris, tous les jours plus affectueusement, avec des raisons
croissantes de l’aimer, et aussi une croissante absence de raisons qui grandissent
cette amitié de tant de conscience et de tant d’inconscient pour lui apporter plus de
force et de durée. Exemple de phrase à ne pas imiter et que vous pourrez me citer
chaque fois que je vous ferai des critiques sur la pureté des vôtres. Je m’enlève le
droit de plus jamais rien vous écrire65...

« La Révolution dans la langue »


41 Que l’attitude normative dont témoigne la correspondance paraisse ou non contradictoire
avec ses théories esthétiques, il faut retenir que les attitudes normatives, voire puristes,
comme celles du narrateur-philologue dans la Recherche, sont dissociables d’une
quelconque “correction” du style. Selon les distinctions qu’opère Proust dans ses écrits
publics, bien avant la lettre chomskienne, l’agrammatical peut être À partir de 1908 –
nous rejoignons la lettre à Mme Straus, toute pleine d’enthousiasme et, quoi qu’il en ait,
de « certitudes grammaticales » –, Proust entame la rédaction de textes contre Sainte-
Beuve, à mi-chemin entre critique de la méthode de Sainte-Beuve, sous forme de
“dialogue avec Maman”, et projet romanesque. Cette étape essentielle, qui aboutit en
quelques mois à ce qu’il appelle « un véritable roman66 », s’inscrit dans la continuité de
l’écriture hypertextuelle de la période ruskinienne, comme il apparaît à la lecture des
fragments critiques isolés par l’édition Clarac. De la même manière qu’Antoine
Compagnon a pu parler d’un « Contre Ruskin » à propos de l’édition de ses deux ouvrages,
Contre Sainte-Beuve s’appuie sur la lecture : à la fois des Causeries du Lundi et des auteurs
que Proust juge desservis par le critique et qu’il prétend réhabiliter à l’intention de son
interlocutrice fictive. Contre Sainte-Beuve naît d’impressions de lecture, comme si
l’écriture devait continuer à s’arc-bouter contre un autre texte, être toujours
« récriture » : « L’écrivain copie et recopie, lit pour écrire, annule les autres livres pour
écrire le sien propre67. »
38

42 Citant et réfutant les propos de Sainte-Beuve (ou d’autres critiques comme Vogüé sur
Nerval, ou d’une certaine critique dont “Sainte-Beuve” est souvent une métonymie), il se
livre à un exercice de critique littéraire, genre qui trouve sa raison d’être dans un autre
texte. Même si le pan romanesque du projet forme, en 1909, la majeure partie du livre et
« finit par une conversation sur Sainte-Beuve », comme une « préface [...] mise à la fin », il
paraît conceptuellement essentiel que l’écriture proustienne se soit fondée sur
l’expérience de lecture. Proust établit ses principes d’écriture en confrontant trois modes
de lecture : celui de Sainte-Beuve qui n’est pas une lecture puisqu’il privilégie l’homme et
non l’œuvre, celui de “Maman”, sorte de lecture morale (mais non pas moralisatrice
comme Sainte-Beuve) qu’il adopte dans le développement logique des idées (dans le
fragment sur Baudelaire notamment qui progresse autour de l’idée de “charité”), et un
mode qu’on dirait aujourd’hui “textuel”, fondé sur des remarques grammaticales
(correspondant à un changement historique « de la définition humaniste de la littérature
comme corpus à une définition formaliste de la littérature comme pratique de la langue 68
»). Entre la période Ruskin et la période Sainte-Beuve prennent place les pastiches 69,
manière – toujours dans une relation hypertextuelle – de fatiguer ses réflexions
linguistiques et leur volontariste changement d’échelle, du mot à la phrase : tant « régler
son métronome » sur le rythme de chaque prosateur c’est d’abord adopter un rythme
syntaxique : « sous les paroles l’air de la chanson »70.
43 Les analyses critiques les plus techniques du Contre Sainte-Beuve seront celles des proses
pastichées : de Flaubert, Balzac et Sainte-Beuve, ce dernier critiqué non seulement pour
sa “méthode” assimilant l’œuvre à l’homme, mais aussi pour ses préciosités stylistiques
(ses « déraillements » constants du sens courant, évoqués dans les notes de Sésame). Les
critiques littéraires de Proust sont pour partie impressionnistes, selon le terme de
l’époque (Nerval, « Sainte-Beuve et Baudelaire »), et pour partie plus appuyées sur la
matérialité du texte (« Fin de Baudelaire », Flaubert). La manière critique, à propos de
Nerval et dans le premier fragment consacré à Baudelaire, pourrait passer pour une
antithèse de la lecture érudite de Ruskin. Il n’y est question, contrairement aux
recommandations de celui-ci de « scruter les mots avec attention », que d’« atmosphère »,
de « couleur pourpre » et non « aquarellée », de « fraîcheur » inquiète, de « quelque chose
de vague et d’obsédant comme le souvenir », d’« inexprimable », ce qui au demeurant
restitue bien les impressions de lecture de Sylvie, dont ne sont cités que les toponymes –
ou quelques images dans le but de contester ce que les critiques ont pris pour l’essence de
la francité :
Cet inexprimable-là, quand nous ne l’avons pas ressenti nous nous flattons que
notre œuvre vaudra celle de ceux qui l’ont ressenti, puisqu’en somme les mots sont les
mêmes. Seulement ce n’est pas dans les mots, ce n’est pas exprimé, c’est tout mêlé entre les
mots, comme la brume d’un matin de Chantilly71.
44 Dans la première partie de « Sainte-Beuve et Baudelaire », les nombreuses citations des
Fleurs du mal sont seulement qualifiées de « sublimes », d’« admirables » : « Exercée est
admirable, surcharge est admirable, transpercée est admirable. Chacun pose sur l’idée une
de ces belles formes sombres, éclatantes, nourrissantes. » Proust ne précise pas en quoi
consistent les « formes inouïes ravies à son monde spirituel », ces « belles formes d’art »,
ces « grandes formes chaleureuses et colorées ». Le « forme à forme » qu’il « pourrait
évoquer » se réduit à la citation de vers qualifiés, tour à tour, de « vers raciniens », de
« grands vers flamboyants », etc. Quant au verbe, à sa « force extraordinaire, inouïe », il a
un sens biblique et non grammatical. Il s’agit d’un mode critique qui oppose non la
“grammaire” au “mot” mais l’impression de lecture, l’effet sensible, à l’effet d’érudition
39

que prisait Ruskin. Ce n’est qu’en juin 1921, en commentant ce qu’il a « omis » dans sa
lettre à Rivière publiée sous le titre « À propos de Baudelaire », que Proust fait droit à une
remarque d’Halévy sur le fait que les verbes peuvent être aussi « descriptifs » que les
adjectifs, en prenant pour exemple deux vers de Baudelaire, équivalents dans un sonnet
et un poème en prose, et dont le verbe seul varie : « les deux fois l’épithète est un verbe 72
».
45 Le second fragment du Contre Sainte-Beuve, intitulé « Fin de Baudelaire73 », d’une rédaction
moins achevée, moins continue, apporte par contraste des remarques plus précises :
Du reste peut-on compter ces formes, quand il n’a jamais parlé de rien (et il a parlé
de toute l’âme) qu’il n’ait montré par un symbole, et toujours si matériel, si
frappant, si peu abstrait, avec les mots les plus forts, les plus usuels, les plus
dignifiés ?
46 On y trouve successivement l’exemple de ces images « si matérielles » (« la lune “comme
une médaille neuve”74 », la mort « auberge fameuse [...] qui refait le lit des gens pauvres et
nus75 »), puis celui de l’enjambement (appelé « tournant »), celui de la suspension finale
de certains poèmes, et enfin une remarque non poursuivie sur la « répétition » chez
Baudelaire. Des nombreuses pages critiques consacrées ensuite à Balzac, retenons que
Proust lui reproche sa manie quasi dictionnairique de “qualifier”, de “définir” : « Ce style
ne suggère pas, ne reflète pas : il explique. [...] Il donne des exemples précis au lieu d’en
dégager ce qu’il peuvent contenir. [...] Au lieu de se contenter d’inspirer le sentiment qu’il
veut que nous éprouvions d’une chose, il la qualifie immédiatement. [...] Il donne à
chaque mot la notion qu’il en a [...] il dit ce qu’il en sait, par simple apposition. » Sa
phrase donne « le renseignement dont elle doit instruire le lecteur »76.
47 Exemplaire de la critique « grammaticale », le fragment de 1910 « À ajouter à Flaubert 77 »,
qui trouve son complément dix ans plus tard, dans « À propos du style de Flaubert78 »,
comporte les remarques sur la « beauté grammaticale », distincte de la “correction” qu’y
voudraient trouver les puristes. Dans le premier, il “défend” Flaubert contre Sainte-
Beuve, dans le second contre Albert Thibaudet : « j’écris [...] la défense (au sens où
Joachim du Bellay l’entend) de Flaubert » (on remarque l’équivalence audacieuse entre
« langue de Flaubert » et « langue française »). Dans le premier fragment conservé, le
principe du génie grammatical de Flaubert est affirmé en préambule avec grande
insistance : « C’est un génie grammatical. Son génie [...] a la forme d’un passé défini, d’un
pronom et d’un participe présent. Son originalité immense, durable, presque
méconnaissable [...] est une originalité grammaticale.79 » La suite du fragment ne
développe pas ce point de vue (peut-être le paragraphe était-il conclusif, étant un ajout).
On y trouve l’éloge de flaubertismes dont on trouve d’ailleurs des illustrations dans le
pastiche Flaubert80 : le traitement particulier dans la phrase des “choses”, des “objets”,
humains compris, « décrit[s] comme apparaissant » ; les actions décrites « comme un
tableau dont les différentes parties ne semblent pas plus receler d’intention que s’il
s’agissait de décrire un coucher de soleil » ; les « formules symétriques, ironiques et
brutales » reprises depuis par tant de « diplomates » et d’« universitaires » pour donner
un « aspect de pensée » ou « d’autorité » à leur prose ; « les images » dans Madame Bovary
qui « ne sont pas encore écrasées, défaites, absorbées dans la prose » : « Ce n’est pas
encore ce style uni de porphyre sans un interstice, sans un ajoutage. »
48 Le fragment de 1910 se termine – reprenant sans doute le fil d’une remarque incidente,
dans une note de « Sur la lecture » (1906)81 – sur les valeurs particulières chez Flaubert de
l’imparfait et du parfait, ainsi que du participe présent qui permet dans une même phrase
40

de passer de l’un à l’autre, ce dont le pastiche fournit un exemple : « les malins se


plaignaient à haute voix du manque d’air, et, quelqu’un ayant dit reconnaître le ministre de
l’Intérieur dans un monsieur qui sortait, un réactionnaire soupira : “Pauvre France !”82 ».
Dans l’article de 1920 s’affirment avec plus de force l’appréciation sur le “fondu”, sur
l’unité du style de Flaubert, avec cette image du « grand Trottoir roulant [...] au défilement
continu, monotone, morne, indéfini83 », et le reproche de « faiblesse » des images. Du
point de vue des notations grammaticales, l’article part de la même affirmation qu’en
1910 d’un « usage entièrement nouveau qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du
participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions », pour développer
ensuite l’usage du pronom, l’usage de l’imparfait, du parfait et du participe présent, à
quoi s’ajoutent les paragraphes sur le style indirect libre, sur la valeur rythmique de « la
conjonction “et” » et des adverbes, sur la soudaineté d’un présent à valeur « plus
durable » que l’« éternel imparfait », tous deux exemplifiés déjà dans le pastiche de 1908 ;
pour l’indirect libre : « Riches alors comme Carnegie, ils se garderaient de donner dans
l’utopie humanitaire [...] Mais laissant le luxe aux vaniteux, ils rechercheraient seulement
le confort et l’influence, se feraient nommer président de la République », etc. ; pour le
« furtif éclairage » d’un « présent de l’indicatif » : « Et ils finissaient par ne plus voir que
deux grappes de fleurs violettes, descendant jusqu’à l’eau rapide qu’elle touchent presque,
[...] le long d’un mur rougeâtre qui s’effritait84. »
49 Malgré des à-peu-près dans l’analyse grammaticale, qui sont au moins révélateurs de ce
qui lui importe ou non dans ce domaine (dans le passage sur les pronoms), les
« singularités grammaticales » qu’il relève le sont à juste titre. On est frappé par la
profusion du vocabulaire technique dans cet article : environ soixante-dix termes ou
expressions relevant de la métalangue grammaticale, dont les plus fréquents sont le mot
“imparfait” et l’adjectif “grammatical” (de « beauté grammaticale » à « singularités
grammaticales » en passant par « rigueur grammaticale », « correct au point de vue
grammatical », etc.). Loin de la joliesse stylistique des articles de jeunesse, ce vocabulaire
relève non seulement de l’idéal, résiduel, de précision qui consiste à « appeler les choses
par leur nom85 » mais surtout d’un volontarisme démonstratif : c’est ainsi qu’il faut lire,
non avec l’érudition d’un Ruskin mais avec la connaissance d’un « grammairien » que
prônait Mallarmé. Peut-être Proust s’attache-t-il tant à l’aspect grammatical du style de
Flaubert parce qu’il considère que c’est la particularité de cet auteur et non parce que lui-
même attache de plus en plus de prix à cette matérialité grammaticale : « Comme il a tant
peiné sur sa syntaxe, c’est en elle qu’il a logé pour toujours son originalité86. »
50 Mais la manière dont il reprend, confirme et développe en 1920, sinon avec l’assurance
d’un académicien du moins avec celle d’un prix Goncourt, sa réflexion sur l’écrivain le
plus “grammatical” parmi ses choix littéraires, est significative à titre personnel même si
elle prend place dans « la querelle sur le style de Flaubert » déclenchée en 1919 87. « À
propos du style de Flaubert », par sa longue digression finale de Sainte-Beuve à Nerval en
passant par Du côté de chez Swann, referme terme à terme la réflexion critique du Contre
Sainte-Beuve, juste après laquelle avait été écrit le premier fragment sur Flaubert. Son
parcours d’écriture, comme condensé dans cet article deux ans avant sa mort, se trouve
aussi éclairé par la profusion des notations grammaticales de la partie purement
flaubertienne de l’article “sur le style”, et par l’affirmation répétée au cours de son
dernier tiers, « nous ne savons plus lire » : « J’ai l’impression que nous ne savons plus
lire » ; « ce n’est pas seulement la prose que nous ne savons plus lire, mais les vers » ; « et
quoi qu’il en soit des vers, nous ne savons plus lire la prose »88. La formule relie pour nous
41

rétrospectivement, dans une pensée de la littérature dont écriture et lecture ne seraient


qu’envers et endroit, les jalons de la réflexion : depuis la querelle de 1896 (« on ne sait pas
le français, mon cher confrère89 »).
51 D’un “génie” l’autre, d’un sens déposé dans la langue à un sens à construire
coopérativement, Proust évolue en s’opposant à ses admirations premières : Anatole
France, Ruskin, Montesquiou ; en luttant contre elles pied à pied, presque en
argumentant contre lui-même. C’est une sorte de chemin à rebours que cet élagage, qui
lui permet de rejoindre les “leçons” de 1896 et 1897, de Mallarmé et, comme nous le
montrerons, de Bréal90. Il opère pour lui-même, avant d’entamer l’œuvre, le passage
conceptuel de toute une fin de siècle, de La Langue idéologique à la langue des linguistes :
non plus emblème identitaire mais matérialité des faits de langage sur laquelle repose la
spécificité des œuvres littéraires.

NOTES
1. « Une citation de Lucien qui fait en quelque sorte jeu de mot en faisant vivement apparaître
sous la signification conventionnelle que le mot a chez le conteur oriental et chez Ruskin, son
sens primordial. En réalité, Ruskin hausse ainsi d’un degré la signification symbolique de son
titre puisque la citation de Lucien nous rappelle que Sésame était déjà détourné de sa
signification dans les Mille et une Nuits et qu’ainsi le sens qu’il a comme titre de la conférence est
une allégorie d’allégorie. Cette citation pose nettement dès le début les trois sens du mot Sésame,
la lecture qui ouvre les portes de la sagesse, le mot magique d’Ali-Baba et la graine enchantée.
Dès le début Ruskin expose ainsi ses trois thèmes et à la fin de la conférence il les mêlera
inextricablement dans la dernière phrase où sera rappelé dans l’accord final la tonalité du début
(sésame graine). » (Note 1, SL, p. 102.)
2. Ibid., p. 101-104.
3. Correspondance, 1904, lettre XVIII, p. 45-47. Citée dans la notice des « Journées de lecture », CSB,
p. 787.
4. Jean-Yves Tadié, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 445-446.
5. « Dans ses traductions de Ruskin, Proust détourne l’écrivain étranger vers la langue, la culture
et la littérature qui sont les siennes », Bernard Brun, « Proust et Joyce à leur manière », Genèse de
Babel, CNRS (« Textes et manuscrits »), Paris, 1985, p. 218.
6. Anne Herschberg Pierrot, « Proust et la traduction », La Traduction littéraire et son contexte
culturel, Éd. Ballassi, Budapest, 1997, p. 4.
7. Ibid.
8. John Ruskin, Sésame et les lys, op. cit., p. 87-89.
9. Ibid., p. 137.
10. [Marcel Proust], SL, note 35, p. 146.
11. Ruskin commente, dans un poème religieux, « Aveugles bouches », en définissant ainsi : « Un
“Évêque” signifie “une personne qui voit”. Un “pasteur” signifie “une personne qui nourrit”. Le
caractère le plus inépiscopal [...] est par conséquent d’être aveugle. Le plus impastoral, est, au
lieu de nourrir, d’avoir besoin d’être nourri, d’être une bouche. » SL, p. 157-159.
12. § 25, p. 169.
42

13. § 15, p. 139 : « [V]ous pourriez lire tous les livres du British Museum [...] et rester une
personne complètement illettrée, un ignorant, mais [...] si vous lisez dix pages d’un bon livre,
lettre à lettre (c’est-à-dire avec une justesse réelle) vous êtes à tout jamais, dans une certaine
mesure, une personne instruite. »
14. § 15, p. 141 : « Un marin [...] sera capable de gagner la plupart des ports ; toutefois il n’aurait
qu’à prononcer une phrase de n’importe quelle langue pour qu’on reconnaisse en lui un homme
illettré. De même l’accent, le tour d’expression dans une seule phrase distingue tout de suite un
savant. »
15. Ibid., p. 142.
16. [Marcel Proust], SL, note 30, p. 142.
17. Ibid.
18. Ibid., note 24, p. 135.
19. Ibid., p. 94.
20. Marcel Proust, « Journées de lecture », préface à Sésame et les lys, reprise dans CSB, 1971,
p. 183.
21. [Marcel Proust], SL, note, p. 94.
22. Ibid., p. 95.
23. Henri Meschonnic, Des mots et des mondes, Hatier (« Brèves Littérature »), Paris, 1991.
24. Charles Baudelaire, L’Art romantique, Œuvres complètes, t. III, Michel Lévy frères, Paris, 1869.
25. « Journées de lecture », CSB, p. 183. Nous soulignons « forme intacte », en tant que « corps
étranger », qui désigne la citation, la pratique citationnelle même, dont on sait qu’elle était chez
Proust assez peu exacte, et qui nous semble par cette opposition du « principe de vie » (principe
de création) au « principe de mort » mieux éclairée que par le prétexte d’une mémoire
défectueuse ou d’une écriture « au galop ».
26. [Marcel Proust], SL, note, p. 95.
27. Ibid., note 41, p. 158-159.
28. Ibid., note 24, p. 135.
29. Cf. sur le « fondu », les reproches à l’écriture de Balzac, aux images de Baudelaire, et les éloges
envers celles de Flaubert ou d’Anna de Noailles.
30. John Ruskin, Sésame et les lys, op. cit., § 27, 175.
31. [Marcel Proust], SL, note 25, p. 136.
32. Ibid., note 22, p. 133.
33. John Ruskin, Sésame et les lys, op. cit., § 13, p. 133.
34. TR, IV, 470.
35. Marcel Proust, « Un professeur de beauté », Les Arts et la vie, 15 août 1905 ; repris dans CSB,
p. 506-520.
36. CSB, p. 506.
37. Ibid., note 1, p. 506.
38. Dans les notes de SL, p. 93-96.
39. « Journées de lecture », CSB, p. 184.
40. « Un professeur de beauté », CSB, p. 507-508. Nous soulignons.
41. Ibid., p. 511.
42. Ibid., p. 517.
43. [Marcel Proust], SL, note, p. 148 et 149.
44. Noter l’usage de « précieux » au sens propre, un sens “matériel” rappelant les mines d’or de
Ruskin, qui désamorce l’usage figuré, utilisé couramment à propos du style de Montesquiou.
45. Robert de Montesquiou, Autels privilégiés, 1899.
46. « Un professeur de beauté », CSB, p. 508 en note.
47. Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément..., op. cit., p. 11.
48. Correspondance, t. XIV (1915), p. 112, lettre 53, à J.-É. Blanche [avril 1915],
43

49. Correspondance, t. XVII (1918), p. 178, lettre 68, à J.-É. Blanche [avril 1918].
50. Ibid. Nous soulignons.
51. Lettre à Léon Daudet [s.d. : 1917 ?], « Des lettres inédites de Marcel Proust », prés. par Henri
Mondor, BMP, no 2, 1952, p. 15.
52. Correspondance, t. IV (1904), p. 149, lettre 80 à Mme de Noailles [11 juin 1904].
53. Correspondance, t. XIV (1915), p. 112, lettre 53, à J.-É. Blanche [avril 1915].
54. Jean Mouton, Le style de Marcel Proust, Paris, Corrêa, 1948.
55. Correspondance, t. XII, p. 48, lettre 12 à Reynaldo Hahn [1 er fév. 1913].
56. Correspondance, t. IV (1904), p. 393, lettre 217 à Robert Dreyfus [16 déc. 1904].
57. Correspondance, t. XIV (1915), p. 112, lettre 53, à J.-É. Blanche [avril 1915].
58. Ibid.
59. Correspondance, t. IV (1904), p. 149, lettre 80 à Mme de Noailles [11 juin 1904].
60. Correspondance, t. XIV (1915), p. 179, lettre 86, à J.-É. Blanche [juil. 1915].
61. Correspondance, t. XIV (1915), p. 118, lettre 55, à J.-É. Blanche [avril 1915].
62. Ibid.
63. Correspondance, t. VI (1906), p. 255, lettre 153 [octobre 1906]. Cette « faute » est en fait un
archaïsme, du fait que le masculin désignait l’arbuste et le féminin la fleur (Littré, 1873). Voir
l’attribution à Mme Cottard, JF, I, p. 592 et la note p. 1414.
64. Correspondance, t. XIV (1915), p. 172, lettre 82, à J.-É. Blanche [juil. 1915].
65. Marcel Proust, À un ami. Correspondance inédite, 1903-1922, préf. De Georges de Lauris, Amiot-
Dumont, Paris, 1948, p. 254.
66. Jean-Yves Tadié, Marcel Proust : biographie, op. cit., p. 622-623.
67. Bernard Brun, « Proust et Joyce à leur manière », art. cité, p. 185, 221, 224.
68. Gilles Philippe, op. cit., p. 13.
69. En janvier-février 1908, publiés du 22 février au 21 mars dans Le Figaro ; celui de Régnier est
écrit au début du Cahier 5 (chronologiquement le 3e cahier du CSB) juste avant un fragment sur le
sommeil et une étude sur Nerval. J.-Y. Tadié, op. cit., p. 603 et 624.
70. « [Notes sur la littérature et la critique] », CSB, p. 303.
71. « [Gérard de Nerval] », CSB, p. 242. Nous soulignons.
72. CSB, p. 638.
73. CSB, p. 257-262.
74. Dernier paragraphe de « Sainte-Beuve et Baudelaire », CSB, p. 257.
75. Les soulignements sont de Proust.
76. « Sainte-Beuve et Balzac », CSB, p. 270-271.
77. CSB, p. 299-302.
78. CSB, p. 586-599.
79. CSB, p. 299.
80. CSB, p. 12-15.
81. CSB, p. 170. « J’avoue que certain emploi de l’imparfait de l’indicatif – de ce temps cruel qui
nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère à la fois et de passif, qui, au moment
même où il retrace nos actions les frappe d’illusion, les anéantit dans le passé sans nous laisser
comme le parfait, la consolation de l’activité – est resté pour moi une source inépuisable de
mystérieuses tristesses. »
82. CSB, p. 13. Nous soulignons.
83. CSB, p. 587.
84. CSB, p. 14 et 15. Nous soulignons.
85. Correspondance, XVII, p. 178.
86. CSB, p. 299.
87. Gilles Philippe, op. cit., p. 47-66.
88. CSB, p. 596, 587, 598.
44

89. Lucien Muhfeld, « Sur la clarté », art. cité, p. 76. Voir supra.
90. Michel Bréal, Essai de sémantique : sienne des significations, Brionne, G. Monfort (« Imago
mundi »), 1982 [1897].
45

Deuxième partie. La langue maîtrisée


46

La langue maîtrisée

1 Les langages de personnages forment un matériau abondant et composite dans À la


recherche du temps perdu. Mais ils sont indissociables du point de vue du narrateur sur la
langue : ces curiosités langagières et les commentaires, synchrones ou distants, qui les
accompagnent, sont restitués par le filtre du souvenir, d’une conscience qui ressaisit et
reconstruit son passé. L’éventail des expressions citées – bien plus nombreuses encore
dans les carnets d’additions –, autant que la variété des commentaires métalinguistiques
ont permis à certains linguistes de considérer Proust presque comme un confrère, au
moins comme un amateur éclairé. Pourtant, le commentaire métalinguistique du roman a
été peu étudié, en soi ou en relation avec les langages de personnages dont il est
complémentaire.
2 La saveur (le pittoresque) de chaque idiolecte participe au « sentiment de sympathie » qui
attache le lecteur au personnage. L’amusement qu’on ressent à reconnaître certains traits
langagiers ressortit à la séduction de « l’effet-personne » que décrit Vincent Jouve 1, même
si, curieusement, celui-ci ne recense pas parmi les « techniques annexes » qui soutiennent
« l’illusion d’autonomie » du personnage (« l’être romanesque [qui] se donne à lire comme
un autre vivant ») le don de parole, ni l’individualisation que confère chaque idiolecte. Ces
paroles, cette “figuration” de l’oral selon les termes de Jean Milly, participent pourtant de
ce que Jouve appelle « l’effet de vie ». Ce n’est jamais sans plaisir qu’on rappelle les traits
de langage de la tante Léonie (« À moins de ça »), d’Eulalie (« Monsieur le curé a toujours
le mot pour rigoler »), de Françoise (« Je ne sais pas m’esprimer »), de Swann (« Je ne crois
pas beaucoup à la “hiérarchie” des arts »), du père (« Mais puisqu’il a du chagrin, cet
enfant »), de Bloch (« Un coco des plus subtils »), du grand-père (« C’est tout un
ensemble »)... Ces échantillons de langue, si nombreux, sont passés sinon pour
ornementaux, du moins pour typiques d’un savoir-faire traditionnel dans le roman
français réaliste. À ce titre, les langages de personnages ont représenté à eux seuls la
question de la langue française dans la Recherche.
3 Avant d’étudier ces langages de manière plus transversale, au-delà des “zones de
personnage”, comme y invitent les commentaires métalinguistiques du narrateur, il est
utile d’examiner comment ils ont été lus par la critique, comment ils ont été rapportés à
l’ensemble de la construction du roman, par ces “archilecteurs” dont les interprétations
manifestent une forme d’adhésion au “pacte de lecture”, révélatrice du dispositif
sémiotique du roman. Les commentaires du narrateur permettent d’établir des catégories
47

linguistiques transversales : la néologie, les emprunts, l’argot, etc. Là intervient – et à un


degré beaucoup plus important que si l’on s’en tenait aux zones de personnages – la
notion de « mise en scène » des langages dans la Recherche : les commentaires permettent
d’organiser une véritable « exposition de mots2 », une exhibition systématique dont le
narrateur-philologue serait le présentateur. Son récit est émaillé de citations, de
manières de dire, qu’il commente en contrepoint (« Elle ne disait pas mal en cela 3... »). Il
s’agit de commentaires fréquents, mais disséminés au gré du souvenir et des associations
d’idées, qui favorisent des rapprochements inattendus entre certains personnages, par
une parenté de langue, alors que ceux-ci ne se rencontreront jamais dans la diégèse
(Françoise et Oriane, par exemple).
4 Ce commentaire, par nature explicite, forme le fil rouge du thème de la langue dans le
roman. Qu’il considère la prononciation, l’usage de l’argot, de barbarismes, d’archaïsmes,
de la part des personnages dont il semble avoir mémorisé les répliques malgré la distance
des années, le narrateur laisse paraître un imaginaire de la langue souvent conforme au
discours d’époque. Il s’éloigne parfois de l’observation proprement dite pour atteindre à
des généralités plus ou moins liées au fait de langage (mot, expression, tournure) qui l’a
motivé. Il convient de distinguer ces différents niveaux du commentaire
métalinguistique, de la remarque normative autour d’un mot, d’un son, aux plus larges
considérations sur « la langue française », voire sur les propriétés du langage. Répertorier
ces remarques, de Combray au Temps retrouvé, permet non seulement qu’émerge une
“idée de la langue” mais que celle-ci, attribuée à un protagoniste en pleine évolution,
connaisse une sorte de dramatisation au fil du roman. Un second système d’exposition
met les personnages, et non plus le narrateur, au cœur du dispositif. Il relève, au sens
théâtral, de la mise en scène puisqu’il s’agit des scènes de conversation qui ponctuent le
roman : des personnages sont réunis et causent, dans les salons, matinées, soirées, dîners,
chez les parents du narrateur, chez Mme de Villeparisis, chez la Princesse ou la duchesse
de Guermantes, chez Mme Verdurin, au restaurant de Doncières, mais aussi dans le train
de Balbec.
5 Au cours de ces conversations, alors que le narrateur intervient peu pour commenter les
langages, la mise à distance métalinguistique est pourtant omniprésente. Directement ou
indirectement, c’est toujours de la langue que l’on parle. L’examen et la mise en
perspective des études que lui ont jusqu’alors consacré différentes approches critiques
situent le statut de la “parole” et de sa “mise en scène” dans la pratique romanesque. Le
dispositif supplémentaire d’exhibition de la langue que représente le commentaire
métalinguistique du narrateur-philologue, présenté typologiquement en termes de
Norme et de Marges, montre l’ampleur de l’arpentage de la langue dans le roman.

NOTES
1. Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, PUF («Écriture »), Paris, 1992.
2. CG, II, p. 754.
3. CG, II, p. 324.
48

Chapitre I

« Parole » du roman
1 Les études sur la “parole” du roman se situent souvent dans une perspective mimétique :
Si « l’imitation » verbale d’événements non verbaux n’est qu’utopie ou illusion, le
« récit de paroles » peut sembler au contraire condamné a priori à cette imitation
absolue dont Socrate démontre à Cratyle que, si elle présidait vraiment à la création
des mots, elle ferait du langage une réduplication du monde : « Tout serait double,
sans qu’on pût y distinguer où est l’objet lui-même et où est le nom » 1.
2 Il est significatif que Gérard Genette place d’emblée son étude narratologique fondatrice
du “Récit de paroles” – à partir du corpus proustien – sous le patronage de cette analogie
entre la question philosophique du langage comme imitation du monde (cratylisme) et
“l’imitation rhétorique” qu’est la représentation écrite d’éléments oraux, par divers
procédés conventionnels, typographiques, syntaxiques, etc. Bien sûr, Gérard Genette
précise très vite que la mimesis dans le cas du discours de personnages n’est que fictive :
elle est de l’ordre du “comme si”, et non du “comme” en jeu dans le débat antique sur
l’arbitraire de la nomination (rapport, arbitraire ou non, entre référent et signe).
3 Mais le “référent mondain” posé dans ce débat plane sur les conceptions du “discours
rapporté” (parfois compris littéralement lorsqu’on oublie que l’expression est abrégée du
« discours fictivement rapporté »). « L’autonomie documentaire d’une citation » que
confèrent au discours direct les guillemets pousse à son dernier terme l’illusion d’un
hypotexte et l’illusion référentielle : l’illusion que le texte « recopie » une parole réellement
prononcée, et qui l’aurait précédé. Si l’on peut “mesurer”, comme l’affirme Éric Bordas, la
force de conviction d’une écriture romanesque à la réussite de l’inscription mimétique
des paroles, l’illusion mimétique est parfaite dans la Recherche, selon les premiers
commentateurs. « Voyons donc comment Proust fait parler ses personnages. Ou plutôt, –
et la distinction n’est pas négligeable –, voyons comment parlent les personnages de
Proust », écrit Robert Le Bidois, dans Le Français moderne, en 1939. Il détaille les
prononciations dont il fait une véritable sémiotique, puis le vocabulaire et la syntaxe,
pour aboutir aux « lois du langage parlé ». Ces “lois” sont tantôt des citations de la
Recherche, attribuables au narrateur, tantôt des lois linguistiques « que Proust n’a pas
formulée[s], mais dont il a donné de nombreuses illustrations ». L’article de Le Bidois vise
49

à démontrer « l’attitude scientifique que Proust adopte à l’égard du langage » qui le fait
« se rencontre[r] [...] avec les savants linguistes de son temps », « par la voie détournée du
roman »2
4 Les articles qui suivront, « Marcel Proust et la linguistique3 », « Les idées linguistiques de
Proust dans Jean Santeuil 4 », « Proust linguiste5 », publiés également dans des revues de
linguistique, partiront au fond du même point de vue qui, gagné d’avance par l’illusion
mimétique, oublie la feintise du roman et sa complexité énonciative, au profit de
l’observation d’une parole réellement et non fictivement rapportée. Les travaux de
génétique textuelle, comme la transcription du Cahier 60 par Francine Goujon et la
publication des quatre Carnets par Florence Callu et Antoine Compagnon, montrent non
seulement que Proust gardait des listes de mots et expressions, pour les attribuer à tel ou
tel personnage, mais que cette collection prend une plus grande ampleur à mesure des
années : de notations marginales ponctuelles, le répertoire langagier envahit parfois
l’espace de la page. Cette méthode de “notations” à partir de conversations, de “mots”
entendus ou relevés dans la presse, que Proust prête en effet aux personnages de son
roman, alimente la conception traditionnelle sur la nature mimétique de la parole du
roman.
5 Mais le narrateur ne manque pas d’avertir le lecteur quant au doute légitime qu’il doit
nourrir en matière d’exactitude du “rapport” : lorsqu’il commente la manière qu’a
Françoise de croire qu’elle rapporte exactement – parce qu’au style direct (« Elle a dit :
“Vous leur donnerez bien le bonjour” ») et en « contrefaisant la voix » – les paroles de
Mme de Villeparisis, « de laquelle elle croyait citer textuellement les paroles, tout en ne
les déformant pas moins que Platon celles de Socrate où Saint Jean celles de Jésus » 6 ; mais
aussi dans ce passage remarquable où le narrateur « regrette [...] de n’avoir pas retenu
purement et simplement les propos » qu’il a « entendu tenir » à M. de Norpois :
La conversation de M. de Norpois était un répertoire si complet des formes
surannées du langage [...]. J’aurais ainsi obtenu un effet de démodé, à aussi bon
compte et de la même façon que cet acteur du Palais-Royal à qui on demandait où il
pouvait trouver ses surprenants chapeaux et qui répondait : « Je ne trouve pas mes
chapeaux. Je les garde »7.
6 Il ne faut pas se laisser abuser par le “naturel” des langages de personnages ni croire que
tout le discours direct du roman, ses « effet[s] de démodés » ou au contraire de “chic”
parisien, ses effets populaires ou snob, aient été obtenus « à aussi bon compte » que si les
citations langagières avaient été « retenu[es] purement et simplement ». Cette mise au
point du narrateur rappelle que le récit (incluant les récits de paroles) est entièrement
mémoriel et qu’à ce titre les moments « où le narrateur feint de céder littéralement la
parole à son personnage8 », avec l’effet de présent que l’on sait, relèvent d’abord d’un
choix narratif. Au surplus – ce qui renforce la situation des langages rapportés dans une
stratégie narrative –, le protagoniste-narrateur n’est pas aussi muet (et observateur à
proportion de son silence) qu’on le dit, même si son discours est plus souvent transposé
que rapporté, ce qui le rend plus discret. L’analyse des langages de personnages s’inscrit
souvent non seulement dans une logique mimétique, mais dans une logique de mimesis
théâtrale : tous les critiques incluent dans leur commentaire l’analyse des signes non
verbaux qui communiquent un surcroît de sens et que le narrateur manque rarement de
signaler.
7 Les commentaires narratoriaux sur la voix – ton, accent, diction, prononciation – sont
privilégiés comme donnant de la “vie” aux personnages, les rendant plus “présents”.
50

Isabelle Serça, à la suite de Dominique Maingueneau et de Jean Milly, met en garde contre
les “contresens” possibles, qui ont conduit à qualifier le style de Proust de “prose orale”,
alors qu’il s’agit davantage de “figuration de l’oral” selon les termes de J. Milly : « Tout
d’abord, on ne peut tirer parti de l’attention extrême portée par Proust à indiquer le ton
et la prononciation des propos rapportés, pour conclure que son texte a un style “oral” :
si l’oralité – ou plutôt la parole dans ce qu’elle a de charnel – est un des thèmes de la
Recherche, cela ne veut pas dire que la Recherche relève d’un style “oral” » 9. Si sans
contredit la voix est le corps de la langue (et l’écriture, selon Pascal Quignard, une voix
« sans poumons », une langue qui se communique « de gorge à gorge », sans passer par
l’oreille), elle ne peut perdre sa dimension métaphorique dans le roman. Outre le
caractère “charnel” que donnent à la parole du roman les commentaires métasémiotiques
du narrateur, il faut souligner davantage leur caractère didascalique, qui fait du lecteur
un acteur, et de la lecture une scène intérieure. La critique use bien sûr du champ lexical
associé à la notion de théâtre, mais quasi métaphoriquement et sans en tirer de
conclusions sur l’hybridation générique possible du roman, comme si le rapprochement
ne pouvait être qu’analogique.
8 La Recherche utilise pourtant, pour ce qui concerne la mise en place des langages de
personnages, les moyens du théâtre et l’expérience que le lecteur en a. Le monde du
théâtre dans la Recherche, et surtout les nombreuses allusions à Molière ou les citations de
Racine, associées souvent au discours direct, prennent ainsi tout leur sens : celui de
pointer l’illusion mimétique que permet l’hybridation générique, non moins que l’intra-
référentialité des arts verbaux. Le ridicule achevé des médecins et de leur jargon doivent
à Diafoirus, même si l’humour de la Recherche est plus grinçant, dans l’effet d’un
contrepoint systématique entre médecine et mort. Georges Matoré parle de “grotesque” à
propos du langage de Mme Verdurin, « comme [...] un cadre baroque et surchargé »
destiné à valoriser d’autres éléments que les discours de la Patronne encadrent (l’écoute
de la sonate par exemple). La « vulgarité », « l’impudeur », la « sensualité », la « lascivité
évidente » que relève Matoré dans le « comique verbal » de Mme Verdurin10, qui fait rire
la galerie en faisant mine de s’étonner qu’on rie – procédé de comique farcesque s’il en est
– rendent évidente la mise en rapport avec la tradition théâtrale. Parmi les procédés de
création des langages, répertoriés notamment par J.-Y. Tadié, les remarques sur le
grossissement du trait, la « concentration », la caricature, voire le « pastiche
imaginaire », ne font sens qu’en référence aux procédés théâtraux. Car, même imaginaire,
un pastiche, procédé intertextuel, suppose un hypotexte. S’il y a reconnaissance du
comique dans les langages de personnages, sans qu’on puisse situer le texte pastiché, on
peut supposer un « pastiche de genre11 ». Le “naturel” des langages de personnages –
terme qui n’évoque au fond que le sentiment de reconnaissance du lecteur – relève tout
autant (et d’une façon combinée) d’une construction intertextuelle ou intergénérique que
d’une imitation des langages contemporains.
9 Jean-Yves Tadié, dans son Essai sur les formes et techniques du roman garde la même distance
que Gérard Genette avec le langage “de” personnages, la “parole” du roman (qui ne se
résume pas au « discours direct » comme G. Genette l’a montré). J.-Y. Tadié montre non
pas la variété des langages dans la Recherche, comme d’autres le font utilement, mais la
variété de leurs mises en scène. Il expose dans son chapitre sur « Le monde du langage »
tout ce qui « relève de la fiction » dans la construction du récit de paroles, en analysant
les « discours imaginaires » que le narrateur prête à un personnage qui aurait pu les tenir,
les « discours condensés » qui permettent au personnage, en un seul passage qui réunit
51

les éléments les plus typiques de son idiolecte, de faire son numéro, mais aussi
l’intégration des paroles de personnages « au monde de la littérature » par « le recours
aux citations littéraires ». Son analyse des brouillons, dans lesquels la ponctuation
traditionnelle du style direct est souvent absente (et rétablie par les éditeurs), indique
une volonté d’intégration du discours de l’autre dans le fil du récit (qui complète
« l’intégration dans un style indirect » dont G. Genette a détaillé les modes). Est ainsi mise
en lumière une logique fictionnelle, non moins qu’une logique intégrative (la citation de
la parole de l’autre n’aurait pas pour but la mise à distance de l’oral ni un effet
d’hétérogénéité), qui suggèrent un renouvellement dans la Recherche de la fonction de la
parole du roman.
10 La variété des langages de personnages a jusqu’alors rendu compte de « l’intérêt de
Proust pour les “faits de langage”12 ». Le rôle de distinction sociale dévolu au langage dans
la Recherche, qu’on ne peut manquer de remarquer (« le langage des Guermantes, reflet de
leur origine et de leur attitude sociales13 »), a fait l’objet d’assez peu d’études, tant le
fonctionnement distinctif des sociolectes semble évident. Mais la “variété” des langages
est aussi un produit de la mise en scène sociale du roman, qui favorise l’effet de groupes,
source de diversité langagière. Claudine Wilson met en rapport cette création de groupes
(« petit clan » et « chapelle » Verdurin, « petite bande » des jeunes filles..., mais aussi,
quant aux langages, « les Guermantes », la caserne, etc.) avec les théories de Meillet. Ce
linguiste de l’entre-deux siècles, comparatiste, Professeur à l’École des Hautes Études,
occupé des causes sociales et historiques des variations linguistiques, a insisté sur les
phénomènes de classes, de groupes, comme causes et sources productives de la diversité
des langages.
11 La plupart des travaux mentionnent rapidement l’aspect sociolectal des langages de
personnages pour détailler davantage les idiolectes, même si ceux-ci peuvent être
présentés comme exemplaires d’un langage de classe. La combinaison des deux
hypothèses, sociolectes et idiolectes, relève d’une logique de second et de premier plans,
de rôles secondaires comme arrière-plan, paysage et soutien des premiers rôles ; et des
personnages principaux comme sortis du rang, parmi le « personnel du roman ».
L’idiolecte ne semble alors qu’un sociolecte plus travaillé, exemplaire d’une classe
sociale : Françoise représentant Combray ou Françoise représentant les domestiques du
roman. Mais la Recherche favorise aussi une interprétation des langages en termes
idiolectaux (« un peu individuel[s] ») du fait que la moindre apparition secondaire donne
lieu à une remarque sur le langage : de ce point de vue, il n’y aurait pas de secondarité,
sinon quantitative. Le cas de Mme Poussin est exemplaire de cette « égalité » des
personnages dans la parole puisque, aperçue « de loin » par le narrateur et sa mère, elle
n’est présentée que par ses défauts de prononciation et tics de langage, et même
surnommée par un de ces tics : « Nous ne l’appelions jamais que “Tu m’en diras des
nouvelles”14. »

Les « copiateurs15 »
12 Quelques langages de personnages ont fait l’objet d’études détaillées, au premier chef
celui de Françoise, mais aussi ceux de Charlus et de Mme Verdurin. Ces études sont
principalement lexicologiques et leur interprétation est de l’ordre de la psychologie du
personnage, l’idiolecte étant donné comme moyen de caractérisation. Il s’agit de
déterminer les éléments typiques qui permettent au lecteur d’identifier l’énoncé attribué
52

à un Charlus, à un Norpois, à une Mme Cottard, autrement dit, le “style” propre à chacun
– qui n’est pas toujours un style oral bien que présenté comme un langage parlé. Georges
Straka, autour du langage de Françoise, fait davantage œuvre de géolinguiste, en situant
les expressions régionales les plus typiques de la servante sur une carte de France, et en
classant son lexique en régionalismes, archaïsmes, traits populaires, déformations... Ces
spécifications donnent l’image d’un langage hétérogène, plus construit que “naturel”,
malgré les présupposés qui guident la méthode de recherche autant que les conclusions
de l’article, par lesquelles Georges Straka ramène ce caractère composite à l’image de
« tout français régional ».
13 Chaque lecteur de la Recherche garde en mémoire les caractéristiques langagières des
principaux personnages : calembours et clichés de Cottard, vieille langue paysanne
d’Oriane et “langue classique” de Françoise, impropriétés de Basin, style oratoire de
Charlus, “jargon idéaliste” de Legrandin, expressions “livresques” de sa sœur, parler
“spontanément littéraire” de Jupien, irrépressiblement vulgaire de Morel,
alternativement vulgaire et petit-bourgeois d’Albertine, langage artiste zolien de Mme
Verdurin, archaïsant de Saniette, sorbonnard de Brichot, franglais d’Odette, clichés
journalistiques et mosaïque multilingue de Norpois, faux homérismes de Bloch... Si ce
résumé n’est pas faux, c’est-à-dire s’il correspond aux commentaires du narrateur et peut
trouver des exemples probants et drôles, voire répétitifs comme l’épaississement du trait
caricatural l’exige, il n’est qu’un échantillon auquel chaque langage de personnage ne se
réduit pas. Il en est en quelque sorte la dominante. Mais ce qui est caractéristique de l’un
peut être ponctuellement attribué à un autre : ce sera le “côté Legrandin” de Swann, le
“côté Oriane” de Françoise et le côté hétérogène et composite de la narration matricielle
qui emprunte à chacun. Les pastiches explicites ne sont qu’exemplaires d’un phénomène
plus général. Chaque dominante, soulignée par le narrateur, ne forme pas à elle seule tout
le langage du personnage et ce qui “fait masse” (comme le liant en proportion du pigment
fait masse pour former une pâte colorée, en termes de peinture) peut être commun à
d’autres, voire former une véritable parentèle linguistique, avec des « sous-
embranchements »16. Comme dans les grandes familles, on n’est pas toujours « alliancé17 »
par où l’on croit.
14 L’analyse des langages de la Recherche en termes d’idiolectes, voire de sociolectes, est
battue en brèche par le mouvement interne des langages : tout se passe comme si les
entités closes (sans porte ni fenêtre), individuelles ou sociales, n’étaient posées au début
du roman que pour souligner les phénomènes de mobilité. Les remarques de Claudine
Wilson sur les groupes dans la Recherche, qui favorisent la stabilité du langage par
imitation, s’attachent aux petites unités : familiales, professionnelles. Des unités, soit plus
petites (deux personnes) soit plus grandes (deux genres), permettent par la rencontre de
deux groupes “étanches” des créations langagières plus ou moins codées et des variations
imprévisibles. La relation amoureuse est le premier facteur de perturbation sociale et
linguistique dans la Recherche, avant même les grands brassages sociaux permis par la
mise en scène de l’Affaire Dreyfus et de la guerre. Si l’Affaire commande une
redistribution complète des relations possibles, en passant d’une scission horizontale
dans le sens de la hiérarchie sociale (haut-bas) à une scission verticale dans le sens de
l’opinion (droite-gauche), et si la guerre permet la réunification sociale du « corps France
18 » contre l’ennemi commun, ce sont les relations amoureuses qui permettent d’établir

des « transversales19 ».
53

15 Plusieurs critiques ont mis l’accent sur les phénomènes de “passage” dans le domaine des
langages, qui sont parfois commentés comme tels par le narrateur : comme signes de
passage, de brassage, ou de frottements sociaux (du « j’estime » au « mousmé »
d’Albertine). « Proust and “le joli langage”20 » détaille les imitations (« echoes ») entre
personnages : pastiches annoncés de Legrandin par le narrateur et en retour de Robert
par Renée-Élodie de Cambremer-Legrandin (« car si pour causer avec elle je parlais
comme Legrandin, par une suggestion inverse elle me répondait dans le dialecte de
Robert [qu’elle ne savait pas emprunté à Rachel]21 »), du narrateur par Albertine dans la
“scène des glaces”, quand Albertine pastiche oralement la langue écrite du narrateur 22, de
Bergotte par Morel :
Morel, pour écrire, transcrivait des conversations à la Bergotte 23.
16 Mais O’Brien relève aussi des emprunts de traits typiques à Legrandin par Swann, par
Charlus... à quoi l’on peut ajouter : Rachel par Saint-Loup, la grand-mère par la mère,
Swann par Oriane et réciproquement (« Swann et la princesse [des Laumes] avaient une
même manière de juger les petites choses qui avaient pour effet, à moins que ce ne fût
pour cause, une grande analogie dans la façon de s’exprimer et jusque dans la
prononciation24 »), le narrateur par Oriane25, Oriane par la Princesse, son premier mari
anglais par Odette, Elstir par Mme Verdurin, Bloch par le narrateur et réciproquement
(« Bloch, à qui j’avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui maintenant imitait
souvent la mienne26 ») et même les clichés de la Mme Verdurin du premier salon, par
Cottard.
17 Même si ces pastiches peuvent encore être une preuve de l’individualité des langages, de
« l’originalité » de chacun27, il faut examiner plus précisément ce phénomène de
contamination, produisant des effets d’échos, et rapporter nettement les langages de
personnages au principe de construction romanesque proustien. L’étude des brouillons
qu’a menée Kathryn Hamer à propos du “langage parlé” tend à prouver que le
phénomène de contamination existe dès la création du système des langages. Dans les
quatre Carnets et quelque soixante Cahiers de brouillon, les notations linguistiques
s’accumulent, dont une minorité se trouve incorporée dans le roman. L’expansion des
notations langagières – tant en quantité que dans l’espace de la page – au fur et à mesure
des années donne l’image d’une obsession envahissante. Les notes de régie mettent
l’accent non sur les intentions de caractérisation, d’individuation des personnages, mais
au contraire sur les indécisions concernant l’attribution du matériau (« ceci plutôt pour
Brichot »), qui aboutissent selon K. Hamer à un « processus de transfert » d’un
personnage à l’autre, du plus ancien “Comte de Guermantes” à Odette ou de Mme de
Villeparisis à Basin : ceci des plus anciennes versions jusqu’aux dernières corrections.
18 Non seulement les expressions initialement attribuées à un personnage peuvent passer à
un autre, mais certaines expressions sont mentionnées comme pouvant être attribuées
indifféremment à l’un ou à l’autre, Brichot ou Norpois par exemple. On peut arguer qu’un
caractère commun aux deux personnages (classe d’âge, classe intellectuelle : hommes de
la parole magistrale) est ainsi illustré ; de même pour l’exemple que donne K. Hamer des
hésitations, dans un carnet, sur l’attribution de vocables “à la mode” au narrateur, à
Saint-Loup ou à Bloch : « Elsewhere, Proust hesitates ; in a note in one Carnet, he wonders
whether the Narrator, Bloch, or Saint-Loup would use words like “alias”, “pléonasme”,
“mentalité”, and “euphémisme”, and concludes that they will be used by “sans doute
Saint-Loup chez Mme de Villeparisis que cela étonnera”28. » Peut-on de même inférer une
“parenté” (de vulgarité) entre le Duc de Guermantes et Odette, le duc de Guermantes et
54

Mme de Villeparisis ? À moins de supposer une parenté généralisée entre les personnages
qui les rende, à certains moments, interchangeables. Nous sommes loin du langage
individuant.
19 Pour Mme Cottard, dont le langage moins profus n’a pas fait l’objet d’études particulières,
Kathryn Hamer relève dans les carnets des “variations” qui semblent de deux types
différents. D’une part, un ensemble d’expressions illustre une tendance à l’hyperbole et à
l’emploi de termes génériques – plus abstraits, contrairement au vocabulaire concret, et
même physique, de Mme Verdurin : « des éternités, des siècles, me véhiculer, un serviteur,
mon personnel, mon mari de maison, victuailles 29 », « il y a des siècles que je ne vous ai
vue, un pudding monstre, notre exode annuel, des éternités, véhiculer, ma domesticité
mâle30 » (les soulignements sont de l’auteur). Ces tendances linguistiques peuvent être
interprétées en termes de psychologie du personnage. Une liste d’expressions paraît
davantage une variation d’emplois – impropres et probablement hyperboliques puisque
attribués à Mme Cottard31 – d’un vocable : « Vous êtes essentiellement bon il est
essentiellement noble. C’est un être essentiellement bon », « C’est un nom
essentiellement normand »32. La démarcation du sens philosophique du mot « essence »
produit le ridicule de cette série d’associations avec des qualités qui ne doivent rien à
l’essence, dans un diminuendo (comme le diminuendo Cambremer 33) qui va de la qualité
morale (bon) aux hasards de la morale ou de la naissance (noble) jusqu’aux hasards de la
naissance ou de la filiation (normand). Essence et bonté, essence et noblesse, essence et
régionalisme : qu’il y ait eu un quatrième adjectif, et de l’essence première il ne serait
rien resté...
20 Cette variation sur l’usage abusif d’« essentiellement » n’est en rien justiciable d’une
interprétation psychologique particulière à Mme Cottard. Elle relèverait davantage d’un
commentaire sur l’usure de la langue par l’usage, tel qu’on en trouve chez Darmesteter
par exemple, et que le narrateur pourrait commenter comme tel, même si les variations
des brouillons se trouvent ensuite disséminées, dans l’ensemble du roman, chez un même
personnage ou non. En l’occurrence, “essentiellement” apparaît quatorze fois dans la
Recherche, dont deux fois dans le discours d’un personnage (Norpois et Saint-Loup : ce
dernier l’emploie comme synonyme de “principalement”). Les autres emplois, par le
narrateur, ont le plus souvent une connotation philosophique, en recherche qu’il est de
l’essence des choses, fût-ce de l’essence du Faubourg Saint-Germain. On note toutefois
deux emplois curieux : « essentiellement férié », « essentiellement quinteux »34. Pour
renforcer ce sentiment de construction des langages, on trouve encore dans les brouillons
des notes de régie portant sur la nécessité de répéter certains termes : « par exemple
Bloch “redira bouquin chez Mme de Villeparisis ou plus tard”35 ». Dans la mesure où ce
terme employé par Bloch (de même que l’essentiellement) est donné dans le roman sans
commentaire du narrateur ni marquage typographique, on peut supposer que la
répétition vaut commentaire.
21 En plus des phénomènes d’attribution, K. Hamer souligne l’importance des corrections
opérées dans les brouillons sur les langages de personnages. Celles-ci révèlent un travail
de la langue qui ne laisse guère subsister l’image d’un Proust entomologiste, recueillant et
épinglant de jolis mots. Ces corrections vont d’un premier jet en français standard vers la
transposition du niveau de langue : “fusiller” devient « envoyer des pruneaux dans la
gueule » ; “Les Boches seuls se relèveront vite de la guerre” devient « Ah ! cette bon sang
de guerre, les Boches seront les seuls à s’en relever vite » ; “Il faut reconnaître que la
cuisine est délicieuse” devient « Il faut reconnaître que la chère y est parfaite », etc. Une
55

première orthographe standard peut aussi donner lieu à une transcription plus
phonétique : “embêtée” devient « embbaitée » ; “Ma chère duchesse”, « ma ière du-
ièsse », sans oublier le « Ponchour Madame la marquise », en clin d’œil à Balzac. La
systématisation a posteriori d’“illustrations” langagières, par exemple la tendance orale
aux « fausses liaisons »36 (pataquès) et la tendance inverse à défaire les liaisons usuelles,
attribuée aux Guermantes et aux Swann (« commen allez-vous37 ? »), va dans le sens d’une
réflexion sur la langue.
22 La question de la liaison se pose dans le cadre d’une observation des rapports entre oral et
transcription orthographique. Il convient de rapprocher ces notations du savoir des
Guermantes et de Françoise sur la prononciation correcte (sans faire entendre les finales
ni l’e muet) des toponymes, tels Tarn, Béarn, Uzès, Chenouville, Villeparisis 38 (ou des
anthroponymes comme Proust39...), plutôt que d’un anecdotique relevé de fautes de
prononciation. L’illustration de ces réflexions métalinguistiques et leur attribution aux
personnages romanesques permet la dissémination (donc l’amoindrissement d’un effet
dogmatique), tout en favorisant un effet-personnage renforcé par les notations
métasémiotiques adjacentes, à la manière du théâtre. Il faut considérer cet ensemble
langagier non comme une collection de détails décoratifs et pittoresques, qu’il aurait
suffit à l’auteur de recueillir, mais plutôt comme un système dynamique construit qui, en
soi-même et en relation avec les autres éléments du roman, produit du sens.

NOTES
1. Gérard Genette, Figures III, Seuil (« Poétique »), Paris, 1972, p. 189.
2. Robert Le Bidois, « Le langage parlé des personnages de Proust », Le Français moderne, n o 3, juin-
juil. 1939.
3. André Ferré, « Marcel Proust et la linguistique », Vie et langage, n os 157 et 158, avril et mai 1965.
4. Stephen Ullman, « Les idées linguistiques de Proust dans Jean Santeuil », Revue de linguistique
romane, 1967, no 3, p. 134-146.
5. Georges Matoré et Irène Mecz, « Proust linguiste », Festschrift Walter von Wartburg zum 80,
Geburtstag no 18, mai 1968, p. 279-292.
6. JF, II, p. 57.
7. JF, I, p. 429.
8. Gérard Genette, Figures III, op. cit.
9. Isabelle Serça, La Parenthèse chez Proust : étude stylistique et linguistique, Thèse, Université de
Toulouse-Mirail, déc. 1997, 3 vol., p. 252-254.
10. Georges Matoré, « Autour d’un personnage de la Recherche du temps perdu : Mme Verdurin.
Étude lexicologique », Études linguistiques, 11, Klincksieck, Paris, 1970, p. 221.
11. Annick Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert, Champion, Paris, 2000.
12. Gérard Genette, Figures II, Seuil (« Poétique »), Paris, 1969, p. 223.
13. Georges Matoré, « Autour d’un personnage... », art. cité, p. 221.
14. SG, III, p. 168.
15. Françoise : « Tous ces gens-là, vous n’avez pas assez de méfiance, c’est des copiateurs », TR,
IV, 611.
56

16. « Deux divisions également françaises de la même famille, sousembranchement Françoise et


sous-embranchement Morel », TR, IV, 317.
17. « Alliancé » fait partie du vocabulaire de Françoise, à propos des familles aristocratiques ou
de l’alliance franco-russe.
18. TR, IV, p. 353.
19. TR, IV, p. 606-607.
20. Justin O’Brien, « Proust and “le joli langage” », PMLA, juin 1965, p. 259.
21. SG, III, p. 214.
22. P, III, p. 636.
23. TR, IV, p. 347.
24. CS, I, p. 336.
25. CG, II, 811.
26. TR, IV, p. 532.
27. Jean-Yves Tadié, Proust et le roman : essai sur les formes et techniques du roman dans À la
recherche du temps perdu, Gallimard (« Tel »), Paris, 1971.
28. Kathryn Hamer, « From brouillon to roman : Proust’s observation of spoken language as an
element of À la recherche du temps perdu », Essays in french literature, Australia, XVIII, novembre
1981, p. 29-41. Carnet 4, folio 39 verso, p. 393 de l’édition de F. Callu et A. Compagnon, Carnets,
Gallimard, Paris, 2002, dont j’adopte la transcription et dont les notes indiquent les expressions
équivalentes dans la Recherche.
29. Carnet 3, folio 34, Ibid., p. 306.
30. Carnet 3, folio 36 verso, Ibid., p. 309.
31. Avec un point d’interrogation, toutefois. Carnet 2, folio 33 verso, Ibid., p. 202.
32. Ibid.
33. SG, III, p. 336.
34. CG, II, p. 801.
35. K. Hamer, art. cité, p. 31. L’édition du Carnet 4 donne : « Bloch : la beauté plastique / Albu / Je
n’ai pas eu le temps de bouquiner votre livre, / tu devrais faire un gd bouquin / le redire
“bouquiner” chez Mme de Villeparisis ou plus tard », Carnets, op. cit., p. 357.
36. Carnet 4, folio 13 verso : « fausses liaisons : /commen nalez-vous / allez-vous maintenant n’a
Paris », ibid., p. 357.
37. « Ils prononçaient tous deux “commen allez-vous” sans faire la liaison du t » JF, I, 495.
38. P, III, 544 ; SG, III, 213.
39. Je remercie Bernard Brun de m’avoir fait remarquer que les consonnes finales de Prost,
Proust, ne se prononçaient pas plus que celles de Prévost, par exemple.
57

Chapitre II

« Montrer la langue » : la dimension métalinguistique


1 Après l’admiration pour la virtuosité des imitations langagières (talent que Proust
possédait et qu’il prête à son narrateur), puis l’interprétation psychologique des
idiolectes, la critique s’est ensuite attachée à la nature réflexive d’une « exposition de
mots »1 pour un écrivain :
La littérature entière, de Flaubert à nos jours, est devenue une problématique du
langage2.
2 Philippe Dufour rappelle l’évolution de l’idée de la langue en France, de « l’optimisme
linguistique » des classiques, à qui la langue paraît une étoile fixe, fidèle et transparente à
la pensée, jusqu’à « l’inquiétude sur le langage », au XIXe siècle, face à un sentiment
d’instabilité linguistique : « Montrer les mots. Le romancier ne peut plus simplement les
employer, il les réfléchit », écrit-il à propos de Stendhal, Balzac, Flaubert... À partir de ses
analyses des langages de personnages chez les romanciers du premier XIXe siècle,
Philippe Dufour crée la notion de « roman philologique », dont À la recherche du temps
perdu, dans une perspective « métacommunicationnelle », serait un « exemple limite »
dans la mesure où « la conversation est remplacée par son herméneutique »3. Se fondant
sur l’examen de l’œuvre de Flaubert, il tient pour négligeables dans le roman les propos
explicites sur le langage : la « pensée romanesque ne s’exprime pas dans un contenu :
c’est la forme qui est pensante ». Seule la mise en fonctionnement de la langue, que
représentent les « dialogues », fait sens en matière de « science romanesque du langage »,
à l’exclusion des commentaires didactiques, même s’il remarque la création de
personnages ou narrateurs philologues, chez Stendhal notamment. Le fonctionnement de
la langue, figuré par le discours rapporté, différent d’un auteur à l’autre, d’un roman à
l’autre, montre à l’œuvre de multiples approches du langage ou manières de “penser” la
langue. Mais la question linguistique peut être aussi thématisée (par des commentaires du
narrateur), voire incarnée (par la création d’un ou plusieurs personnages philologues). Si
le discours rapporté, discours de l’Autre, est « forme pensante » en soi, en ce qu’il entre
en résonance avec le récit, discours de l’Un – surtout à partir du moment où il s’en
distingue et se diversifie stylistiquement, chacun tenant sa partie, dans le roman
58

« dialogique » – il s’entend aussi en contrepoint des propos sur la langue, lorsqu’ils


existent.
3 L’analyse stylistique d’Éric Bordas sur Balzac, appuyée sur les théories linguistiques
d’Oswald Ducrot et la poétique du roman de Bakhtine, resitue la question de la
polyphonie au plan de l’énonciation, libérant l’analyse des termes trompeurs de “langue
parlée”, “parole du roman”, “voix”, etc. (même si la question de l’imitation ou la
référence à l’art dramatique ne sont pas absentes). La variété des langages de
personnages, des niveaux de langue du roman, est considérée comme « hétérogénéité
énonciative ». Les énoncés attribuables aux personnages exigent des « procédés de
personnalisation langagière » pour être perçus distinctement de « la locution matricielle
que constitue le discours de ce narrateur » : « discours de l’un constitutif du récit dans son
entier »4. Bien que les techniques linguistiques de personnalisations langagières chez
Balzac soient simples, l’hétérogénéité énonciative est complexe du fait du privilège
accordé à « l’intervention et à la prise en charge de l’acte énonciatif par le narrateur ».
Les mêmes causes produisant les mêmes effets – ou les mêmes effets résultant de mêmes
techniques d’écriture –, l’hétérogénéité énonciative est au moins aussi complexe dans la
Recherche. La technique qui manifeste la complexité du dispositif est celle qu’Éric Bordas
nomme « dédoublement linguistique ».
4 Cette manifestation de la présence critique du narrateur dans le discours de l’autre par
des incises métalinguistiques semble peu attestée et peu variée chez Balzac, ce que Proust
avait remarqué, en s’étonnant que, l’auteur intervenant à tout propos pour « expliquer »,
« qualifier », « faire comprendre »..., pour ce qui concerne au contraire « le langage de ses
personnages », Balzac ait su l’« objectiver » et « se tenir de faire à toute minute
remarquer ce qu’il avait de particulier »5. Dans la Recherche, la pensée de la langue n’est
pas strictement dans les récits de paroles, si pittoresques, si “savoureux” : elle trouve son
complément dans toute une variété de mises en scène, de la conversation aux
commentaires philologiques, qui organisent une véritable exhibition de la langue et de
son, ou de ses imaginaire(s).

La conversation : une « exposition de mots »


5 La notion de langue française, à travers tout un vocabulaire métalangagier, ramène le
plus souvent à des scènes de conversation, dont le sujet même est le langage (les
étymologies dans le tortillard, les généalogies – comme succession de Noms – au dîner
Guermantes, la néologie dans le salon Villeparisis...), ou à tout le moins dont le sujet
principal, l’Affaire Dreyfus par exemple, est rapporté à des questions d’expressions
(dreyfusard/dreyfusiste, « bel et bien »). La conversation est une spécificité de la
Recherche, par rapport aux romans du XIXe siècle auxquels on la compare implicitement :
si les romans de Balzac ou de Zola mettent en place des situations d’interlocution, ils le
font de façon plus limitée, moins spectaculaire, moins gratuite du point de vue narratif, et
néanmoins plus... dialoguée.
6 Il s’agit dans la Recherche d’une mise en scène des signes de la conversation plus que d’une
véritable interlocution. Qu’il s’agisse de dialogues ou de conversations entre quatre ou
cinq personnages, les positions des interlocuteurs autour des chaises, poufs et autre
« bergère Louis XIV6 » sont précisées. S’il s’agit de rencontres fortuites, on se trouve à tel
endroit du boulevard et l’on se quitte pour monter dans le tramway, ou bien l’on
59

s’accompagne jusqu’au prochain Salon. Il s’agit bien de rencontres, de situations


d’interlocutions, comme le définit par la pragmatique discursive Geneviève Henrot dans
son « portrait de Charlus en hautparleur7 ». Mais une fois le tableau mis en place et les
interlocuteurs prêts au dialogue, les répliques n’alternent pas, comme on l’attendrait,
suivant un modèle de pragmatique conversationnelle, ni n’apportent quoi que ce soit à
l’action si l’on se réfère au genre dramatique, ni à la narration, comme ces dialogues
romanesques qui permettent un changement d’instance narrative, par un récit emboîté.
Geneviève Henrot, qui rend compte de cette « spécialité proustienne (la conversation) »,
en l’illustrant par l’étude « d’un personnage tout indiqué par sa faconde », donnant un
beau portrait du baron bavard, montre que la conversation, en tant qu’échange de
répliques, en tant que « coopération » discursive, n’existe pas.
7 Si Charlus, avec le duc de Sidonia, est explicitement désigné comme spécimen de
« monologuiste »8, l’analyse des mises en scène conversationnelles qui impliquent ce que
G. Henrot nomme le bavardage de Palamède, éclaire du même jour l’ensemble des
conversations de la Recherche. Lorsqu’Oriane y est engagée, on assiste à une « exposition
de mots9 », expression du narrateur qui ne laisse aucun doute sur la passivité des
assistants. Au cours du pique-nique avec la petite bande à Balbec, la « conversation »
(« et pourtant nous causions si peu » ; « la pauvreté, la rareté de nos propos ») se réduit à
la lecture-citation de la dissertation de Gisèle suivie de l’explication de texte sans réplique
d’Andrée10. Que dire des conversations auxquelles prennent part Brichot, Norpois,
Françoise à l’office, Saint-Loup à Doncières... Elles deviennent toutes des « tirades
monologuées11 » ou « fausses conversations12 » : après quelques accords, on n’entend plus
que le soliste, sur son thème attitré des étymologies, de la diplomatie, du terroir (« Ah !
Combray, quand est-ce que je te reverrai pauvre terre13 ? »), de la stratégie militaire.
Pendant les conversations avec Albertine, le narrateur pérore, excepté lors de leur
dernier long dialogue, quand la jeune fille s’amuse à lui chiper le rôle soliste.
8 Oriane incarne ce qu’on appelle conversation dans la culture française : « Savoir
persuader est une compétence, et une compétence rentable. Savoir entrer en
conversation, sophistique ou naturelle, c’est entrer dans un jeu avec des partenaires que
l’on tient pour ses pairs, et dont on n’attend rien d’autre que le plaisir de bien jouer [...]
dans la conversation enjouée l’imprévisible règne, avec lui l’improvisation, la
promptitude du trait, l’à-propos de la réplique déconcertent les calculs auxquels l’orateur
professionnel est accoutumé. S’il y a une rhétorique de la conversation, c’est ce qui reste
de la rhétorique quand on a tout oublié14. » Réplique spirituelle, mot d’esprit : voilà ce qui
caractérise Oriane, de « Taquin le Superbe15 » à la « grenouille embarrassée16 ». Mais si
quelques-uns de ces « mots d’Oriane17 » sont livrés en direct, « dans le prime-saut de la
conversation » comme dirait Norpois, la plupart du temps le narrateur ne rend pas
compte du moment et de l’effet d’improvisation (qu’on utiliserait au théâtre comme effet
comique) : il ne sert que le réchauffé, la répétition par le zélé « manager » qu’est Basin, ce
qui ôte à la conversation sa qualité essentielle de spontanéité déconcertante. La
conversation dans la Recherche a le même caractère différé que l’écrit.
9 Les conversations sont un signe paradoxal (le signe de leur contraire, en termes
d’échange verbal) qui déplace de manière significative la mise en scène du parler
(conversations spontanées, à bâtons rompus...) vers l’art oratoire, avec les monologues.
Mais elles sont aussi un signe d’elles-mêmes. La conversation comme “signe de la
conversation” est de grand sens dans la culture française. Elle est une “institution
littéraire” au même titre que l’Académie et le “génie de la langue”18. Il faut la replacer
60

dans la série des références littéraires au Grand Siècle : aux Mémoires et bien sûr aux
Lettres, deux types de « dérivations écrites de la conversation19 » – à moins que ce ne fût
l’inverse. Il s’agit des conversations mondaines, au sens large dans le roman, car la
conversation des domestiques à l’office est présentée comme telle. D’autres, aux sujets
sérieux comme la stratégie et la littérature, pastichent un « dialogue littéraire en prose »,
à la manière de Platon mais surtout du XVIIIe siècle, en faisant alterner de la part du
comparse des répliques rhétoriques, soit questions, soit contradictions, qui permettent la
pleine exposition du sujet. Ce modèle ne contrevient pas aux principes de coopération
énoncés par la pragmatique discursive : il est un modèle de coopération où toute réplique
s’enchaîne pour avancer vers une conclusion logique, et former un discours de type
argumentaire, soit « la forme singulière de collaboration orale que les dialogues
platoniciens stylisent et imitent par écrit20 ».
10 Cette démonstration sous forme d’un tour de paroles n’a rien du naturel de la
conversation, tel qu’on l’entend ou l’attend dans un roman “réaliste”. En fait de
conversations, la Recherche offre des morceaux d’éloquence personnelle et des
représentations littéraires de la conversation, sous les espèces – plus ou moins pastichées
ou parodiées suivant les sujets – du dialogue philosophique. Dans cette catégorie se
rangent, pour la Recherche, le banquet de Doncières, la conversation sur Balzac avec
Albertine, celle sur la Nouvelle école avec les marquises de Cambremer et l’avocat “féru”
de Le Sidaner, ou (sous forme parodique) certains dialogues quasi pédagogiques de
Charlus sur l’homosexualité, même si la coopération des comparses (Brichot, Cottard) est
plus ironique et agressive que respectueuse et bienveillante comme il se devrait dans ce
genre littéraire. Il existe entre le parler et sa représentation en roman au moins une
« “épaisseur” d’art21 » : un principe de mise à distance dont les commentaires
linguistiques du narrateur-philologue sont une autre forme.

Le narrateur-philologue
11 Le narrateur-philologue ne manque jamais l’occasion de commenter ce qu’il “entend”, ou
plutôt d’adjoindre au souvenir des conversations ou paroles éparses qu’il rapporte, des
éléments de réflexion sur la langue. Ces commentaires touchent à peu près toutes les
disciplines linguistiques (phonétique, dialectologie, lexicologie...). Le point commun de
toutes ses remarques linguistiques est la sélection exclusive d’énoncés dissonants, de
“bruits” au sens de la théorie de la communication. Le narrateur ne se remémore, ne
donne pour typiques des énoncés attribués à chaque personnage, que les “fautes” ou les
exceptions à la règle (un giletier au parler littéraire, par exemple). La mise à distance se
manifeste de plusieurs manières et à différents degrés. Le premier est la simple
hétérogénéité énonciative manifestée par les guillemets qui isolent les paroles
rapportées. Ces énoncés sont le plus fréquemment cités pour être montrés : non
seulement pour leur sens, mais pour leur forme. À l’intérieur même de l’hétérogénéité
énonciative apparaît alors souvent une hétérogénéité en langue, manifestée par des
italiques, parfois redoublée ou remplacée par des guillemets, et renforcée par un énoncé
métalinguistique. Le commentaire métalinguistique, lorsqu’il n’émane pas du narrateur,
émane du “locuteur” lui-même (du type “ce que j’appellerais”, “comme vous dites”), au
point que les énoncés semblent toujours donnés à examiner dans leur littéralité.
12 En général, un mot commenté, souvent isolé par des guillemets, plus rarement par des
italiques, est repris plusieurs fois, le commentaire du narrateur étant alors répété, ou
61

fragmenté. L’autonyme est logiquement marqué typographiquement à sa première


apparition ; la seconde l’est souvent aussi, puis les occurrences suivantes ne sont plus
distinguées, soit que l’autonyme paraisse suffisamment hétérogène pour que le lecteur y
ajoute mentalement une marque de mise à distance, une « intonation spéciale22 », soit
qu’il se banalise par l’usage, ou encore qu’il soit reconnu comme typique d’un idiolecte à
la manière d’un tic de langage, attendu en quelque sorte. Le plus souvent les guillemets de
mise à distance s’emboîtent dans un discours rapporté, c’est-à-dire que la mise à distance
qu’ils représentent redouble la mise à distance d’une énonciation déléguée, comme
autant de cadres dans le tableau : miroirs, cartographies, portes ouvertes sur la langue.
L’importance quantitative du commentaire métalinguistique du narrateur est une
originalité de la Recherche, qui constitue en partie la prégnance de la question de la langue
française dans le roman. À la présence constante des discours rapportés s’adjoint cette
fameuse « herméneutique23 » qui semble seulement renforcer l’attention portée aux
langages.
13 Si la création de langages est un propos métalinguistique indirect de l’auteur, dans la
Recherche il joue en contrepoint avec le très évident commentaire métalinguistique du
narrateur, qui forme à proprement parler la thématique de la langue française dans le
roman. Mais le commentaire du narrateur n’existe pas seulement à côté d’une matière
linguistique qui lui serait extérieure. Par principe, le métalangage n’est pas dissociable du
langage sur lequel il s’appuie. Dans la Recherche, ce métalangage contribue à créer le
langage, à sélectionner l’anecdote linguistique (grammaticale, phonétique, sémantique), à
prélever de manière crédible dans les plus vastes conversations non rapportées quelques
citations typiques : l’idée linguistique peut être première et n’entendre qu’à titre
d’exemple ce qui l’intéresse. Le fait de langage que l’énoncé métalinguistique met à
distance et accentue comme autre, semblant désigner son autonomie, masque le fait qu’ils
sont profondément imbriqués et forment « tout un ensemble ».

NOTES
1. CG, II, p. 754.
2. Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Seuil (« Points »), Paris, 1953, p. 8.
3. Philippe Dufour, « La Science romanesque du langage », Les Temps modernes, nov-déc. 1999 et La
Pensée romanesque du langage, Seuil (« Poétique »), Paris, 2004.
4. Eric Bordas, Balzac, discours et détours : pour une stylistique de l’énonciation romanesque, Presses
Universitaires du Mirail (« Champs du signe »), Toulouse, 1997, p. 28.
5. CSB, p. 272.
6. CG, II, p. 843.
7. Geneviève Henrot, « Déviances discursives : portrait de Charlus en haut-parleur », BIP, Paris,
2001.
8. SG, III, p. 39.
9. CG, II, p. 754.
10. JF, II, p. 264.
11. Geneviève Henrot, art. cité.
62

12. Edith Barois, « Les conversations dans Du côté de Guermantes », BMP, n o 21, 1971, p. 1131-1146.
13. CG, II, p. 318.
14. Marc Fumaroli, « La conversation », Trois Institutions littéraires, Gallimard (Folio), Paris, 1994,
p. 127.
15. CG, II, p. 756.
16. CG, II, p. 508.
17. CG, II, p. 748-757, 768, 776.
18. Marc Fumaroli, Trois Institutions littéraires, op. cit. Titres des trois parties de l’ouvrage.
19. Ibid.
20. Ibid., p. 114.
21. CS, I, p. 40.
22. CS, I, p. 96.
23. Philippe Dufour, « La Science romanesque du langage », art. cité.
63

Chapitre III

L’arpenteur de la langue
1 Le narrateur-philologue présente un état de la langue française, ou plutôt un catalogue de
ses marges : ce qui dessine en creux une Norme, un français standard qui se passe, lui, de
commentaires. La présence massive des remarques qui se donnent pour savantes,
suffisamment informées pour que des linguistes aient vu « en Proust plus qu’un
pourvoyeur d’exemples et de cas, presque un confrère1 », crée l’illusion pour le lecteur
d’aborder le discours direct du roman comme un matériau brut, comme un échantillon de
langue orale, ce qui renforce l’illusion référentielle.

La néologie
2 L’auteur de la Recherche passe pour peu créateur de langue, sans doute parce qu’il n’a pas
laissé de termes nouveaux au français, mais également parce qu’il ne crée pas
ostensiblement de vocables, de type “mots-valises” (qui ne “prennent” pas forcément
dans la langue mais qui exhibent leur hétérogénéité dans un texte). Le narrateur donne
pourtant, sans le signaler, quelques exemples de créations lexicales, bel échantillon de
dérivations par suffixation. « Condoléancer2 », « un Charlus », le « charlisme3 », « le salon
bergottique de Mme Swann4 », « la grâce louisphilippement indienne », « un effet
ingresque5 » (non moins que « dreyfusard », « dreyfusiste », « dreyfusien ») sont des
manières peu discrètes de montrer comment on forge un terme. « La finesse expectante 6
» d’un sourire, l’« embusquage » pour dire « les planqués de l’arrière » pendant la guerre,
« une revue d’installage » (qu’on remarque à peine du fait de l’absence de guillemets et
qu’on accepte comme jargon militaire du fait du contexte, à Doncières7), « téléphonages8 »
et « ajoutages » (comme en écho aux ajoutailles de Montaigne), le verbe « losanger 9 » ou
encore les très modernes formations : « inglorieux », « insexualité10 », « inserviabilité11 »...
3 Pour n’être pas des exemples nombreux, à l’échelle des sept volumes de la Recherche, ces
formations néologiques montrent que Proust ne rejetait pas la néologie, comme « Contre
l’obscurité » aurait pu le laisser croire, dans son principe très académique de clarté
comme dans le détail de ses positions : « la véritable heure d’art de la nature, le clair de
64

lune où pour les seuls initiés, malgré qu’il luise si doucement sur tous, la nature, sans un
néologisme, depuis tant de siècles fait de la lumière avec de l’obscurité12 ». Le narrateur,
dans son commentaire sur la création lexicale, n’emploie pas le terme propre au
métalangage depuis le XVIIIe siècle, néologie, voire néologisme pour connoter l’abus de
nouveauté, mais simplement « mots nouveaux ». Le « nouveau » est commenté dans le
sens de l’éphémère de la création verbale (une manifestation de “la mode” par opposition
à “la coutume”13), plus que dans le sens d’une véritable réflexion, voire d’un jugement de
valeur sur la création lexicale à proprement parler. « Mentalité » est un exemple atypique
dans la Recherche. Il présente une quinzaine d’occurrences, c’est-à-dire qu’il est quatre ou
cinq fois plus cité que d’autres autonymes. Le terme est commenté avec une rare
insistance dans Du côté de Guermantes14 comme un mot nouveau :
– Vous ne saviez peut-être pas, monsieur le duc, qu’il y a un mot nouveau pour
exprimer un tel genre d’esprit.
4 propose l’archiviste au duc de Guermantes :
On dit « mentalité ». Cela signifie exactement la même chose, mais au moins
personne ne sait ce qu’on veut dire. C’est le fin du fin et comme on dit le « dernier
cri ».
5 Le duc en prend note :
– Ah ! mentalité, j’en prends note, je le resservirai, dit le duc. [...] mentalité me
plaît.
6 Puis « l’historien de la Fronde » confirme le phénomène, en y apportant l’appui de
l’Instruction publique (« Je suis membre d’une commission au ministère de l’Instruction
publique où je l’ai entendu plusieurs fois »), et la caution d’un académicien (« et même à
dîner chez M. Émile Ollivier ») :
– Mais mentalité est plus employé que talentueux.
7 Et le duc réplique ironiquement à ces “preuves” sans valeur mondaine :
Moi qui ne dîne même pas chez M. Émile Ollivier, j’avoue que je ne connaissais pas
mentalité.
8 Soit en dix lignes, cinq “mentalité” en position strictement autonyme : il s’agit d’une
véritable consécration du mot nouveau sur la scène publique du roman, dans le troisième
volume, au moment de l’Affaire Dreyfus. Au sens propre de « qualité de ce qui est
mental », le prétendu néologisme est daté de 1842, et dans le sens d’« état mental », de
1877, dans les sciences humaines15. Sa « valeur psychologique » se répand dans l’usage
courant à la fin du siècle. À ce titre l’expression « mot nouveau » qu’emploie le narrateur
serait plus juste que néologie, dans la mesure où il ne s’agit pas à proprement parler de
création lexicale mais de l’entrée dans l’usage courant, c’est-à-dire dans la parole et dans
la presse, comparable à l’entrée dans “le monde” d’un individu qui n’est pas né d’hier.
Avant la scène d’intronisation, trois attestations existent dans la narration matricielle.
Ces occurrences montrent une parfaite intégration du terme dans la langue : « une
mentalité qui n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le connaître16 », « quelque
mentalité d’ingénieur pressé17 », « certains caractères de physionomie et de mentalité »...,
alors qu’il n’est signalé en tant que néologisme qu’à partir du Côté de Guermantes :
De même ce sous-officier noble [...], avait une « mentalité », comme on commençait
à dire, analogue à celle de tous les dreyfusards en général et de Bloch en particulier
18
.
9 Autour de cette première mise à distance – guillemets appuyés d’un commentaire
métalinguistique (« comme on commençait à dire ») – le terme apparaît deux fois dans un
65

discours rapporté, mais sans marquage particulier, de la part des locuteurs ni du


narrateur19. Après le festival autonymique qu’est la scène de “présentation” au duc du
mot nouveau, on trouve encore quelques occurrences dans la narration matricielle,
parfaitement intégrées20. On assiste à une sorte de datation de l’émergence de “mentalité”
dans le cadre même du roman, au moment de l’Affaire Dreyfus et en rapport avec la
scission de l’opinion française. Le terme, dans le roman, est un euphémisme, concis et
poli, pour qualifier dans l’entre-soi des anti-dreyfusards les dreyfusistes. “Mentalité” peut
résumer à lui seul les reproches moraux, religieux et nationaux, qui qualifient non moins
qu’ils condamnent les dreyfusards :
Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espèce qui a plus d’influence sur lui et
qui est précisément compatriote du sieur Dreyfus. Elle a passé à Robert son état
d’esprit. – Vous ne saviez peut-être pas, monsieur le duc, qu’il y a un mot nouveau
pour exprimer un tel genre d’esprit, dit l’archiviste qui était secrétaire des comités
antirévisionnistes. On dit « mentalité »21.
10 Le roman apporte ensuite la “preuve par l’usage” de la banalisation du terme, par
extension de sens et par abandon de la connotation politique péjorative. Le commentaire
banal de Basin (« Il y a comme cela des mots nouveaux, qu’on lance, mais ils ne durent
pas... ») que l’on peut dans le fil du discours prendre comme argent comptant est
contredit par une démonstration disséminée dans le roman. Quant à la création lexicale
elle-même, à sa nécessité, à son adéquation au besoin, elle n’est ni commentée, ni a fortiori
contestée. “Talentueux” ne semble cité à la suite de “mentalité” que pour faire nombre, à
l’appui d’un propos général sur la néologie :
Il y a comme cela des mots nouveaux, qu’on lance, mais ils ne durent pas.
Dernièrement, j’ai lu comme cela qu’un écrivain était « talentueux ». Comprenne
qui pourra. Puis je ne l’ai plus jamais revu. – Mais mentalité est plus employé que
talentueux.
11 La seconde occurrence de “talentueux” est attribuée à Élodie de Cambremer, et n’est pas
autonyme : la jeune marquise ne parle pas du mot mais du talent de Madame de Sévigné :
« La trouvez-vous vraiment talentueuse ? » Le commentaire du narrateur est proprement
métalinguistique ; il porte sur le terme et complète en quelque manière le commentaire
de Basin et de l’historien de la Fronde, en s’attachant au contexte d’emploi :
Usant d’un mot qu’elle avait lu dans certains journaux, mais qui parlé et mis au
féminin, et appliqué à un écrivain du XVIIe siècle faisait un effet bizarre22.
12 Le jugement de valeur du narrateur, constatant un « effet bizarre », porte sur la
transposition du terme de l’écrit à l’oral, sa féminisation et son anachronisme concernant
un auteur classique. L’acceptabilité du terme n’est pas discutée, mais l’extension de son
usage, ce qui représente un commentaire indirect sur le néologisme : qu’un terme soit
acceptable dans le contexte discursif contemporain, et non applicable à des réalités
antérieures, suppose la reconnaissance de la nécessité d’une création lexicale pour rendre
compte de réalités nouvelles. Ce n’est d’ailleurs qu’une conception classique et restrictive,
une concession que les académiciens font au renouvellement de la langue. Mais la
transformation morphologique – ici la féminisation – que pratique la jeune marquise est
exemplaire du fonctionnement intégratif de la langue, que le narrateur expose sans
l’expliciter. L’espace temporel que ménage la Recherche, du moment où l’on « commençait
à dire » (dans les années 1890) à l’emploi banal dans la narration matricielle (après la
guerre de 14), montre que “mentalité” a pu se diffuser et se fixer dans la langue. Quoi
qu’en aient les observateurs de langue dans la Recherche (le narrateur et Basin pour ce qui
concerne cet aspect) dont les commentaires portent toujours sur la fugacité du nouveau,
66

les termes choisis pour exemples connaissent, dans le roman comme dans la langue, une
pérennité certaine.
13 Dans ce phénomène de “mots nouveaux”, de néologismes de formes, la question du mode
de création lexicale, pas plus que la question du sens du mot nouveau (de la nécessité de
sa création) ne sont explicitement abordées. Il existe quelques remarques spécifiques sur
le néologisme de sens, soit une acception nouvelle pour un terme ou une expression
existante, qui va souvent de pair avec un changement d’emploi grammatical. Pour ces cas
de changements, les commentateurs n’ont pas le recours d’un discours tout fait sur un
possible retour à l’état antérieur, comme celui de Basin selon lequel les mots nouveaux ne
“durent” pas, ou comme celui de Charlus s’adressant au narrateur :
Autrefois je me rappelle que vous vous amusiez à noter ces modes de langage qui
apparaissaient, se maintenaient, puis disparaissaient23.
14 Si le contraire d’apparaître est disparaître, dans le cas d’un glissement de sens,
l’opération mentale qui permet de concevoir un “contre-glissement” n’existe pas. Les
commentaires se bornent à souligner, voire à juger les néologismes de sens. Il existe de la
part du narrateur un seul commentaire explicitement normatif, porteur d’un jugement de
valeur, à ce propos :
Les montagnes, disait la fille de Françoise en donnant à intéressant un sens affreux
et nouveau, ce n’est guère intéressant24.

La Vue

15 D’autres termes reçoivent un commentaire moins direct, sinon moins appuyé, par le
procédé de répétition, de guillemets et de formules métalinguistiques de mise à distance,
à la manière de “mentalité”. Il en est ainsi du mot “vue”, au sens de carte postale ou de
panorama. Celui-ci apparaît quatre fois, encadré par des guillemets : trois fois par le
narrateur et de manière plus insistante encore par Charlus. Les premiers guillemets
soulignent le sens de paysage embrassé dans sa totalité par le regard :
Je m’arrêtai devant [la fenêtre ouverte] en une courte station et le temps de faire
mes dévotions à la « vue » que pour une fois elle découvrait au-delà de la colline à
laquelle était adossé l’hôtel et qui ne contenait qu’une maison posée à quelque
distance mais à laquelle la perspective et la lumière du soir en lui conservant son
volume donnaient une ciselure précieuse25.
16 La seconde “vue” est prise sur le vif, dans le mouvement, et néanmoins décrite par le
narrateur en termes de peinture, comme une image fixe (« vue peinte26 ») ou qu’il tente
de fixer à tout prix :
Le ciel devint d’un incarnat que je tâchais, en collant mes yeux à la vitre, de mieux
voir [...] mais la ligne du chemin de fer ayant changé de direction, le train tourna, la
scène matinale fut remplacée dans le cadre de la fenêtre par un village nocturne aux
toits bleus de clair de lune [...] ; si bien que je passais mon temps à courir d’une
fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et
opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un
tableau continu27.
17 Le mot vue est donné pour ce qui est donné à voir (« la vue de Delft », « certaines vues de
Rome par Piranesi ») et se spécialise au fil du roman pour “photographie”, carte postale :
Je suis allé jusqu’à Orléans même, dans un de ces affreux wagons où on a comme vue,
entre des triangles d’ouvrages dits de « filet », la photographie des principaux chefs-
d’œuvre d’architecture du réseau. Il n’y avait qu’une place de libre, j’avais en face
de moi, comme monument historique, une « vue » de la cathédrale d’Orléans qui est
67

la plus laide de France, et aussi fatigante à regarder ainsi malgré moi que si on
m’avait forcé d’en fixer les tours dans la boule de verre de ces porte-plume optiques
qui donnent des ophtalmies28.
18 La remarque de Charlus décompose le mouvement linguistique (par analogie avec le
kinétoscope) de “avoir vue sur” à “vue”, pour photographie, et signale allusivement la
fixation du terme par le titre de Raymond Roussel, La Vue (1903), dont l’objet, ou le
prétexte, est justement une scène vue dans un « porte-plume optique ».
19 Le narrateur ne manque pas, précédemment dans le roman, d’insister, par des guillemets,
par des expressions synonymes dans le même passage (« poste de vigie »), sur l’origine de
cette acception nouvelle du mot “vue” : “point de vue”, qui désigne non pas ce que l’on
voit mais le lieu d’où l’on voit (le belvédère, non le panorama), en y incluant bien sûr celui
qui voit et l’activité de voir :
Mais de ce « point de vue » où je m’étais placé, j’aurais risqué de ne pas voir rentrer
M. ou Mme de Guermantes29.
20 Les puristes du roman, les personnages dont l’esprit et le langage sont “contemporains”
de temps plus anciens30 n’abrègent pas l’acte de voir, ce qu’on voit et d’où l’on voit en un
seul terme, comme en témoigne cette phrase, modèle de dissociation :
La marquise douairière ne se lassait pas de célébrer la superbe vue de la mer que
nous avions à Balbec, et m’enviait, elle qui de la Raspelière (qu’elle n’habitait du
reste pas cette année) ne voyait les flots que de si loin31.
21 Le narrateur en donne ensuite le résumé métonymique, comme pour mieux mettre en
valeur l’articulation logique de la précédente :
Or je n’avais jamais songé que la vulgaire plage de Balbec pût offrir en effet une
« vue de mer »32.
22 Le narrateur, s’il use couramment du mot vue pour photographie, ne confond pas l’un des
cinq sens avec l’objet de la vision, ne prend pas “l’effet pour la cause” (reproche fait à
Françoise qui pourrait s’appliquer à de nombreux cas dans la Recherche ), comme en
témoigne la logique de ses phrases, telle, à propos de la Raspelière, « l’avantage unique
dans le pays d’avoir vue à la fois sur la mer et sur la vallée33 ». Les Verdurin sont chargés
de pousser jusqu’à l’absurde l’autonomisation de l’effet, la séparation – dans la langue –
de l’acte ou de la capacité de voir de ce qui est vu, au point que M. Verdurin peut dire : « Il
verra la vue de la baie une autre fois. » Car la « Vue de la baie » devient dans le
vocabulaire des Verdurin un syntagme figé, presque un nom propre puisqu’il désigne le
lieu d’où l’on voit :
Je me plaignais de ne pas voir du salon les rochers de Darnetal qu’Elstir m’avait dits
adorables à ce moment où ils réfractaient tant de couleurs. « Ah ! vous ne pouvez
pas les voir d’ici, il faudrait aller au bout du parc, à la “Vue de la baie”. Du banc qui
est là-bas vous embrassez tout le panorama »34.
23 “Vue”, dans le cours du roman, est passé de l’acception de “capacité de voir” (référé à
celui qui voit) au “point de vue” (lieu, souvent élevé, où se trouve celui qui voit), à celle de
panorama puis de photographie (ce qui est vu ou donné à voir), pour finalement désigner
le lieu d’où l’on voit, qui prend plus volontiers le nom du lieu opposé qu’on y découvre :
Ces lieux de repos portaient à la Raspelière pour les maîtres de maison le nom de
« vues ». Et en effet ils réunissaient autour du château les plus belles « vues » des
pays avoisinants [...]. Le nom qui suivait le mot « vue » n’était pas forcément celui
d’un lieu de la côte, mais souvent de la rive opposée de la baie et qu’on découvrait,
gardant un certain relief malgré l’étendue du panorama. De même qu’on prenait un
ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pour aller lire une heure à la « vue de
68

Balbec », de même si le temps était clair on allait prendre des liqueurs à la « vue de
Rivebelle »35.
24 Le parc de la Raspelière d’où l’on a les meilleurs points de vue sur Balbec, sur Rivebelle,
devient par endroits la vue même qu’il offre dans une assimilation supposant une
inversion focale, ce dont on a confirmation par l’attitude des Verdurin pour qui au fond il
n’est plus nécessaire de regarder ; le paysage qui s’offre n’a plus d’importance, du
moment qu’on possède tant de “Vues”, incluses dans la location.
25 Cette mise en scène du mot implique une réflexion : sur la “vue”, de son “point” à son
objet et ses moyens (une des rares boutiques à Combray est celle de l’opticien), qu’il faut
replacer dans l’important discours sur la vision (autour d’Elstir, autour du style), et sur le
“point de vue” au sens d’opinion, que le narrateur ne manque pas de rapporter au lieu où
l’on se trouve (pour juger) : « Il me semblait alors tout d’un coup que mes parents ne
pouvaient pas ne pas les ressentir, qu’ils se trouvaient placés à mon point de vue, qu’ils
apercevaient à leur tour, absolvaient, épousaient mes rêves36. »

« Caviardé », « limogé »

26 « Caviarder » et « limoger », tous deux attribués à Mme Verdurin et considérés par le


narrateur comme des mots nouveaux, ne manifestent pas une idée nouvelle. La note de la
Pléiade indique que la métaphore du caviar, désignant la tache noire utilisée par la
censure pour masquer des termes ou des phrases, est répertoriée par le Supplément du
Littré de 1879. Mais le verbe, formé sur le mot caviar et qui atteste de la productivité
lexicale de la langue, n’est employé qu’à partir de 190737 et peut être considéré à bon droit
comme un néologisme. Son mode de formation est aussi métaphorique, humoristique et
daté que “limoger” pour “retirer son commandement à un officier et l’envoyer à
Limoges”, puisque le “caviar” comme moyen de censure est d’abord attribué à un tsar (ce
qu’évoque peut-être, par association, le surnom d’Anastasie donné à la censure, comme le
rappelle opportunément Brichot : « Pourvu que très haute et très puissante Anastasie ne
nous caviarde pas38 »). La première attestation de “caviardé” dans la Recherche est
soulignée par le narrateur, dans la même phrase que “limogé”, par un italique. Mme
Verdurin, à qui la phrase est attribuée, n’isole pas ces termes dans une intonation spéciale
rendue par des guillemets, puisque son but est que ces mots semblent à ses auditeurs tout
à fait intégrés à son répertoire, prouvant sa familiarité avec les instances politiques.
27 L’italique est ici le mode codifié de l’écrit pour souligner une hétérogénéité (titre
d’œuvre, mot étranger...) : il est directement “adressé” au lecteur :
C’est désolant, je vais téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on
a encore caviardé toute la fin de l’article de Norpois et simplement parce qu’il
laissait entendre qu’on avait limogé Percin39.
28 Le commentaire du narrateur est dépréciatif pour ce qu’il qualifie de « bêtise » de l’esprit
bourgeois, jusque chez « les duchesses [qui] avaient le même plaisir à dire “limoger” » :
Car la bêtise courante faisait que chacun tirait sa gloire d’user des expressions
courantes, et croyait montrer qu’elle était ainsi à la mode [...]. Les duchesses font de
même d’ailleurs et avaient le même plaisir à dire « limoger » car chez les duchesses,
c’est, pour les roturiers un peu poètes, le nom qui diffère, mais elles s’expriment
selon la catégorie d’esprit à laquelle elles appartiennent et où il y a aussi
énormément de bourgeois40.
29 La critique s’adresse plus à l’esprit d’imitation (« tirer sa gloire », « être à la mode ») qu’au
phénomène néologique lui-même, au point que le narrateur ne parle pas d’expressions
69

nouvelles mais d’« expressions courantes ». “Limogé”, non repris ultérieurement, n’est
pas commenté comme mot nouveau : son association avec “caviarder” le fait étudier sous
cet angle. “Caviardé” est commenté comme néologisme quelques pages plus loin, à
propos d’un énoncé attribué à Brichot :
Malgré les accès de mauvaise humeur que provoquait chez lui la censure, chaque
fois que, comme il le disait avec son habitude d’employer les mots nouveaux pour
montrer qu’il n’était pas trop universitaire, elle avait « caviardé » une partie de son
article41.
30 Le jugement de valeur sur l’emploi de néologismes se limite à l’opposition à un certain
immobilisme dont l’université serait l’emblème, tandis que les commentaires sur la
création lexicale sont absents.

Néologisme ou mot-relique ?

31 Si le narrateur, voire Charlus, attirent l’attention du lecteur sur les questions de “vue”,
par des guillemets et par un vocabulaire métalinguistique, le commentaire concernant le
glissement de sens n’existe pas : les différentes “vues” qui forment une progression à
travers le roman permettent, par leur mise en série, de le reconstituer. On peut à bon
droit considérer l’acception-Verdurin comme un néologisme de sens, même si elle ne fait
pas l’objet d’un jugement de valeur, ni appréciatif – sur l’inventivité ou la capacité
« figurale » de la langue, par exemple –, ni dépréciatif comme dans le cas d’« intéressant »
(même si l’historiette de Charlus et sa chute humoristique tendraient à ridiculiser l’usage
de “vue” pour photographie). Le narrateur se borne à observer avec insistance l’évolution
du terme. Le mode de formation terminologique, pourtant mis en valeur à chaque fois par
l’association des termes : caviar>caviarder et Limoges>limoger, mental>mentalité et
talent>talentueux, n’est jamais commenté. Le narrateur désigne uniquement comme mots
nouveaux des exemples de dérivations de termes existants en français, et non la création
à partir de termes étrangers. On ne peut que constater que la suffixation semble plus
anglaise que française, sur le modèle de mentality et talentuous.
32 Pour limoger-caviarder, la création “réveille” l’image ou l’anecdote qui ont présidé à leur
formation. Le narrateur les perçoit comme hétérogènes, encore que pour peu de temps
puisque la répétition les émousse. Caviarder et limoger sont considérés comme
néologismes tant qu’il gardent trace de leur mode de formation, parce qu’on peut encore
entendre, non seulement le mot caviar et le nom Limoges, mais l’histoire et l’image qu’ils
contiennent. Dans caviarder sonne le typiquement russe de l’autorité impériale brocardé
par l’esprit français, dans limoger son équivalent français en terme d’autorité militaire :
ils portent l’humour d’une vérité politique, acéré comme une caricature, tant qu’on
entend le caractère curieux de leur formation. Le “bruit” que souligne le narrateur est
une trace : trace d’une image, d’une histoire, « la survivance d’une tradition locale, la
trace d’un événement historique42 ». Dans une certaine mesure, le mot ou l’expression
restent contemporains de leur période de création et leur signifiant n’émerge dans la
langue qu’autant qu’un iceberg dont le contexte d’apparition reste immergé. Il s’agit d’un
mobilier de la langue (métaphore récurrente dans la Recherche), au style daté, dont on
oublie le caractère hétéroclite pour la commodité de l’usage, mais dont l’ensemble
connotatif peut à tout moment resurgir. Il suffit que termes ou expressions soient sortis
d’usage un moment, c’est-à-dire au fond qu’on ait oublié leur usage utilitaire, pour que
« ainsi qu’un mobilier ancien, [les] expressions tombées en désuétude [soient] redevenues
70

imagées43 ». L’aspect saillant de certains éléments verbaux serait de l’ordre de l’image, ni


plus ni moins que dans un énoncé poétique ; la frontière ne passerait pas entre le nouveau
et l’ancien mais entre l’image perçue et l’image inactive, entre l’épaisseur, le déploiement
de l’image dans la perception de l’énoncé et la linéarité des signes enchaînés. Cette mise
en scène de l’apparition, puis de la répétition jusqu’à l’usure, non du terme mais de
l’attention que l’auditeur lui prête, jusqu’à la banalisation, jusqu’à ce que l’hétérogène se
fonde dans le fil du discours, est mille fois reprise dans la Recherche comme si elle avait
une vertu démonstrative propre.

Le mot familial
33 Un type de création lexicale ne se fond pas dans la langue : le mot ou l’expression forgés,
le « mot familial », qui continue à porter témoignage de l’origine de sa formation. Celle-ci
est rappelée chaque fois qu’il est prononcé. C’est la cause même de la colère du père Bloch
envers M. Nissim Bernard qui prononce « Schlemilh » ou « Meschores » devant des
gentils :
L’épithète de Schlemilh faisait partie de ce dialecte mi-allemand, mi-juif, dont
l’emploi ravissait M. Bloch dans l’intimité, mais qu’il trouvait vulgaire et déplacé
devant des étrangers44.
34 Leur hétérogénéité est irréductible (le narrateur les compare, du moins au regard de la
colère du père Bloch, à des « mots malsonnants 45 » qu’emploieraient des cocottes en
société, comme le manifeste, bien que le narrateur les dise « épithètes », le maintien de la
majuscule : « Quand les Meschorès sont là »). Au cours des amours de Swann, en quelques
jours de flirt et quelques pages du roman, se forme une création langagière : « faire
catleya » pour « faire l’amour »46, dont ni l’image ni l’anecdote ne peuvent s’user.
L’expression peut sortir d’usage, mais si elle est de nouveau utilisée, comme par le
narrateur dans son récit, elle doit être expliquée. Chaque usage « commémore » son
origine :
Et, bien plus tard quand l’arrangement (ou le simulacre rituel d’arrangement) des
catleyas, fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya »
devenue un simple vocable qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient
signifier l’acte de la possession physique – où d’ailleurs l’on ne possède rien, –
survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié 47.
35 De manière paradoxale, lorsque la « possession physique » a perdu toute la tendresse et
les précautions que supposait l’arrangement des fleurs (« Certains soirs elle redevenait
tout d’un coup avec lui d’une gentillesse dont elle l’avertissait durement qu’il devait
profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des années ; il
fallait rentrer immédiatement chez elle “faire catleya”48 »), c’est encore le contraste avec
ces doux préliminaires commémorés qui, de « cette tendresse brutale et sans
vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu’un mensonge et qu’une
méchanceté. » Son réemploi entre les amants, ou pour les autres exemples par les familles
(y compris le mot de la famille Verdurin qui « n’a pu être dit exactement » au narrateur,
pour cette fois strictement non omniscient49) est toujours une forme de citation, même si
on en oublie l’humour initial, comme dans le cas de Meschorès.
71

“Rachel-quand-du-seigneur”

36 Le narrateur invente également une expression de ce type, “Rachel-quand-du-Seigneur”,


mais pour s’amuser seul, sans besoin de complicité : la « maquerelle » ne comprend pas
l’allusion à « l’opéra d’Halévy ». « Mais ne pas la comprendre n’a jamais fait trouver une
plaisanterie moins drôle50. » La “plaisanterie” agit pour le narrateur à plusieurs niveaux :
il reprend la « manie » de son grand-père qui signalait, « sans malveillance » mais
systématiquement, que des camarades de son petit-fils étaient juifs, en fredonnant des
airs célèbres dont les paroles sous-entendues faisaient allusions à « la race élue 51 »,
notamment des airs de La Juive, opéra de Halévy (livret de Scribe). La nature du plaisir
comique résidait alors – du moins du point de vue du grand-père – dans la complicité
entre deux protagonistes excluant un tiers. « Rachel-quand-du-Seigneur » n’a dans
l’hypotexte aucun sens comique puisqu’il s’agit des premiers mots d’une déploration
paternelle, quand Rachel va être « livrée au bourreau ». Mais l’allusion fait écho à la
proposition de la Patronne du bordel : « C’est une Juive ! Ça ne vous dit rien ? [...] Pensez
donc, mon petit, une Juive, il me semble que ça doit être affolant ! Rah52 ! »
37 L’association systématique de Rachel et « quand du Seigneur » ne fonctionne pas
différemment du « Impossible ! c’est une vieille peinture italienne » qu’utilise Morel en
citant Flaubert. Dans la mesure où Charlie a lu L’Éducation sentimentale grâce à Charlus,
l’expression de Frédéric Moreau peut passer pour un élément de complicité, autour de la
notion de secret, entre les amants. Mais à la manière de Cottard qui cite du latin ou du
grec sans se préoccuper de ce que la citation s’intègre sémantiquement au contexte,
Morel se contente de ne jamais dire “impossible” sans le faire suivre du reste de la
citation. Le narrateur juge que « la plaisanterie n’a aucun sens transcrite ainsi 53 »... pas
plus que « Rachel » suivi systématiquement de « quand-du-Seigneur », qui ne s’en
différencie que parce que le narrateur la garde pour lui. L’appellation aura une utilité au
cours du roman pour différencier les étapes de la vie de Rachel, et de “plaisanterie” qui
désignait Rachel comme juive, Rachel-La Juive (ce que le narrateur juge redondant 54), elle
deviendra, en s’imprégnant du “contexte” de création, l’équivalent de « Rachel à vingt
francs55 ».
38 « Faire catleya » est le seul exemple de mot familial qui ne soit pas démarqué d’une
tradition littéraire (la Bible, un conte de Chamisso, La Juive...). S’il n’est pas réemployé
dans le roman par d’autres amants (le seul mot codé du narrateur et d’Albertine serait :
« prendre un bon »), sa reprise en est possible en dehors du roman, comme la « vieille
peinture italienne » de Flaubert par Charlus et Morel. Il suffit d’être “initié” ; mais les
probabilités sont faibles pour que le réemploi change le sens de l’expression, qui
demanderait plutôt une réitération de la mise en scène : avant la reprise de l’expression,
l’arrangement des fleurs. Les commentaires du narrateur concernant la création lexicale,
de celle qui passe dans la langue à celle qui reste privée, ne relèvent pas, lorsqu’on les met
en série, d’un purisme excluant toute nouveauté. Ils soulignent l’acte déjà commémoratif
que représente le « mot nouveau » : relique d’un événement auquel il survit, dont il
témoigne et auquel il permet, en contenant tout son sens, de se redévelopper dans sa
dimension narrative.
72

L’emprunt
39 L’attitude envers les emprunts aux langues étrangères, nationalisés (xénismes) ou
récents, est le second indice de tolérance, avec la néologie, d’un discours normatif :
M. Dechanel trouve donc que « la langue française, si belle, va se corrompant ».
C’est assez juste, mais il a négligé d’appuyer cette opinion d’exemples solides ; il ne
fait allusion ni à l’invasion grecque, ni à l’invasion étrangère [...] Une langue est
toujours pure quand elle s’est développée à l’abri des influences extérieures. C’est
donc du dehors que sont venues nécessairement toutes les atteintes portées à la
beauté et à l’intégrité de la langue française. Elles sont venues de l’anglais : après
avoir souillé notre vocabulaire usuel, il va, si on n’y prend garde, influencer la
syntaxe, qui est comme l’épine dorsale du langage ; du grec, manipulé si sottement
par les pédants de la science, de la grammaire et de l’industrie ; du grossier latin des
codes que les avocats amenèrent avec eux dans la politique, dans le journalisme, et
dans tout ce que l’on qualifie science sociale56.
40 L’acceptation de ces “étrangers” et leur emploi sont inversement proportionnels au
purisme du commentateur : ici du narrateur. Les anglicismes d’Odette forment la partie la
plus visible des emprunts aux langues étrangères. L’hétérogénéité en langue, relative
dans la mesure où les termes employés par Odette sont courants, déjà intégrés en français
57
, est renforcée par une hétérogénéité énonciative : elle fait entendre ses anglicismes par
un « accent anglais » :
Ce sera un parfait gentleman, ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la
phrase un accent légèrement britannique58.
41 L’accent tend à contaminer l’ensemble de la phrase, voire tout énoncé, qu’il compte ou
non un anglicisme : « “Vous me trouverez tous les jours un peu tard, venez prendre le
thé”, [...] ces mots prononcés par elle avec un accent anglais momentané59. » Le narrateur
ne mentionne pas à chaque fois l’accent d’Odette et les italiques représentant la langue
étrangère ne sont pas redoublés pas des guillemets qui signaleraient l’accentuation ; on
sait une fois pour toute qu’elle fait entendre la non conformité des anglicismes (« elle
croyait montrer de l’originalité60 »).
42 Les commentaires du narrateur insistent sur le snobisme de « l’accent anglais
momentané » de Mme Swann, sur ses intentions de faire « chic ». Mais le chic a beau, par
principe, devenir « tocard »61, l’anglais d’Odette persiste tout au long du roman. Il s’agit
plus de la représentation d’un bilinguisme que d’emprunts. « Odette [a] été livrée tout
enfant à un riche anglais » et parle couramment cette langue, à l’adresse du narrateur
(lorsqu’elle veut médire à son aise, oubliant que « tout le monde savait l’anglais 62 » sauf
lui) et bien sûr avec sa fille, ce qui provoque la scène où le narrateur voit la langue
étrangère se dresser entre elle et lui63. Odette n’use pas plus que d’autres de xénismes,
mots intégrés avec leur orthographe et leur prononciation dans la langue (groom, lift,
smoking), mais ses emprunts ne se résument pas à quelques termes piquetés ici et là
comme d’autres personnages peuvent le faire, en différentes langues. Ses anglicismes
remplacent parfois un membre de phrase, comme « je ne suis pas fishing for compliment »,
« Et vos babys64 ? » ou son célèbre « prendre a cup of tea65 ». Ils sont littéralement traduits
comme « je n’ai pas réalisé66 » ou, ce qui est plus représentatif encore du bilinguisme,
importés et conjugués comme un verbe français :
Alors, me disait-elle, c’est fini ? Vous ne viendrez plus jamais voir Gilberte ? Je suis
contente d’être exceptée et que vous ne me « dropiez » pas tout à fait 67.
73

43 “Être exceptée” et “droper” ne sont pas signalés typographiquement de la même


manière, puisqu’“excepté” existe en français, comme “intéressant” ou “réaliser”. Les
éditeurs de la Pléiade commentent d’ailleurs « pour que je fusse plus “confortable” » (to
feel comfortable)68 comme exemplaire de l’audace adaptative d’Odette. Le sorbonicole
Brichot fait pourtant mieux encore, lorsqu’il substantivise struggle for life : « Ce struggle for
lifer de Gondi 69 », sans plus se préoccuper, comme il le ferait pour le latin, de la
signification ni de la structure grammaticale d’origine (mais avec le maintien d’une
graphie anglaise au contraire du « struggle-for-lifeur » d’Alphonse Daudet70). L’ensemble
de ces observations ne va pas dans le sens des conclusions d’Olivier Chantraine 71 sur
l’incompétence angliciste d’Odette, sur le fait que ses expressions tombent à faux, comme
le manque de « fair-play » des Allemands qui tendrait à laisser entendre que la guerre est
un jeu. Le narrateur pointe sans cesse la légèreté dans l’emploi de la langue, la tendance à
l’exagération pour des sujets frivoles – mais il ne le relève que lorsque lui-même doit
accepter la mort, d’Albertine notamment – ou à la minoration des sujets graves (« Il est
mort ? mais non, on exagère »). Odette paraît le seul personnage bilingue, ou dont le
langage est la représentation d’un bilinguisme, dans le roman.
44 Si sa compétence est approximative, elle ne l’est qu’à l’exemple de toutes les compétences
linguistiques du roman et même à celui du narrateur en matière d’anglicismes, qui, s’il
sait moquer « smoking », ou « portes revolver » pour « revolving door », peut évoquer des
« rocking-chair [...] allongés devant une table de fer » 72. Le philosophe norvégien offre un
exemple drôle de traduction littérale à partir d’une langue étrangère, la traduction
approchée corrigeant immédiatement la traduction “juste” – ce qui offre un effet de
comparaison très pédagogique :
Si je me suis permis ce questionnaire – pardon, ce questation – c’est que je dois
retourner à Paris [...]. Mon confrère – français M. Boutroux, doit nous y parler des
séances de spiritisme – pardon, des évocations spiritueuses 73.
45 Dans la série limitée des langages “cosmopolites” de la Recherche (à laquelle
appartiennent ceux du directeur de l’hôtel de Balbec et de Norpois), la manipulation
bilingue d’Odette, jusqu’à l’hybride « Redfern fecit74 ? », est virtuose. Le commentaire du
narrateur, pas plus que celui d’aucun puriste comme Charlus, ne déprécie les
performances de Mme Swann.
46 Il ne signale pas non plus, comme il le fait pour les fautes de Françoise, qu’Odette ne dévie
le sens de l’anglais que « comme la langue française elle-même75 ». Et pourtant, deux
réflexions disséminées, sur le “smoking” et sur les portes à tambour, permettent de faire
ce rapprochement :
(Disons en passant, pour les amateurs d’un vocabulaire plus précis, que cette porte
tambour malgré ses apparences pacifiques, s’appelle porte revolver, de l’anglais
revolwing door [sic])76.
47 Le comique de cette traduction n’échappe pas et le narrateur, toujours pince-sans-rire,
n’y ajoute rien. Il détaille davantage le non-sens de « ce qu’on appelle à Paris smoking »,
employé par ailleurs une bonne douzaine de fois de manière tout à fait “française” (c’est-
à-dire, précise la note de la Pléiade, dans le sens de dinner jacket, alors que smoking jacket
est une veste d’intérieur) :
Le public remarquait tout de suite dans une de ces petites baignoires découvertes
où l’on ne tient que deux, cet Hercule en « smoking » (puisqu’en France on donne à
toute chose plus ou moins britannique le nom qu’elle ne porte pas en Angleterre) 77.
74

48 Il s’agit du seul anglicisme qui bénéficie d’un commentaire et d’un marquage


typographique, en toute logique puisque le xénisme n’est plus étranger : c’est un élément
intégré dans la langue d’accueil dont seul le puriste perçoit l’hétérogénéité
morphologique. Le narrateur en use d’autant plus que les anglicismes sont fréquents dans
le vocabulaire mondain, ce qu’un puriste évite si l’équivalent français existe (voire en
forgeant l’équivalent). Smoking, groom (en alternance avec chasseur dont le narrateur ne
manque pas de souligner aussi l’incongruité en y associant systématiquement les
chasseurs d’Assurbanipal), lift (dont l’anecdote sur la prononciation de Bloch, qui pense
que tous les anglais mâles sont lords et que tous les i se prononcent aï, ne fait que
souligner l’origine), mais aussi yachting, yachtwomen, clubmen, wattmen, dandy,
loopings, stock, sandwiches au chester78, un manager (à propos de Basin...), « regagner
leur home », porter un toast, aller « à quelque five o’clock 79 » (Legrandin), « l’époque
sédentaire de la season80 », « meeting sportif » (alors qu’Odette utilise meeting pour une
réunion mondaine81, ce qui fait contraste avec la spécialisation du xénisme, mais qui n’est
pas absurde à strictement traduire), etc. Charlus, de la part duquel on s’attend le moins à
l’emploi de xénismes, emploierait selon le narrateur momentanément omniscient
(discours intérieur reconstitué), tout comme Oriane au français « sans alliage82 », et
comme Mme Verdurin qui en donne une amusante définition83 le mot “flirt” (dont les
puristes rappellent l’origine française84) :
Alors je transformerai par ma propre faute un flirt sans conséquence et qu’on mène
comme on veut, en un grand amour, chose difficile à gouverner 85.

Couleur locale

49 Pour ce qui concerne les emprunts (ponctuels, non fixés dans la langue, relevant de la
responsabilité du locuteur), le plus souvent marqués par de simples italiques, on trouve
en général dans le discours qui les accueille une sorte de justification thématique à leur
emploi : qu’on parle de l’Angleterre, ennemi héréditaire ou Alliés du jour selon qu’on est
anglophobe ou anglophile (version Charlus ou version Basin), et l’emprunt est en
quelques manière justifié. Les discours de Norpois offrent toujours un bel exemple de
cette contamination de l’énoncé par le thème du discours. Mais son « langage
diplomatique », en cela beaucoup plus « cosmopolite » que le langage du directeur de
l’hôtel de Balbec qui ne prononce jamais un mot étranger, est à ce point truffé
d’emprunts et de xénismes, que leur justification “locale” a peu de sens. Il est amusant
que le français, traditionnellement employé comme langue diplomatique parce que plus
“clair”, plus intelligible – justification linguistique à la domination politique –, soit
représenté non sans vraisemblance dans la Recherche comme une langue codée, absconse,
réservée aux initiés. Il n’y aurait aucune vraisemblance à ce que le français diplomatique
soit influencé par les langues des interlocuteurs puisqu’elle est la langue d’échange (le
français des étrangers de la Recherche est représenté par quelques approximations
sémantiques et par des « accents » (les r de la princesse Sherbatoff), mais pas par l’emploi
intermittent de leur langue, qui pourrait seul contaminer la langue de l’interlocuteur,
parce qu’il serait amené à les traduire). Quoi qu’il en soit, les discours de Norpois ne sont
que des rapports par l’ambassadeur, dans ses conversations ou ses articles, de ce qu’est un
échange diplomatique, et l’on peut penser que les emprunts sont surtout utiles à la
couleur locale, à l’ambiance internationale, nécessaires à la mise en condition du lecteur.
75

Les anglicismes du narrateur

50 Les emprunts du narrateur, ses anglicismes, ne sont pas toujours justifiés par le contexte,
et en tout cas jamais commentés au-delà de l’italique conventionnel. Par exemple, alors
que le pianiste Delambre vient de mourir, Brichot tient à exprimer son émotion aux
Verdurin par une poignée de main significative :
Le shake-hand plein d’émotion que [...] Brichot donna au Patron86.
51 Ou bien, évoquant après la guerre le souvenir du dreyfusisme, maintenant « intégré dans
une série de choses respectables et habituelles », le narrateur affirme que « ce n’était plus
shocking »87. Dans le premier cas, il s’agit d’attirer l’attention sur le sens littéral de “shake-
hand”, plus adapté à la circonstance sans doute qu’une main serrée (à « l’allemande » ou à
la Charlus88), avec quelque force que ce fût (« Brichot craignait que sa poignée de main
n’eût pas été comprise »). Pour shocking, il faut se référer à l’ensemble des remarques du
narrateur sur « je suis choquée » qui rappelle le sens physique de “coup”, et à la nuance
entre “choqué” et “choquant” (voire « choquable89 »), le dernier gardant en français une
connotation d’indécence que peut-être shocking n’a pas, mettant plus l’accent sur la
réception du « choc » (est shocking tout ce qui choque) que sur la qualité choquante
intrinsèque de telle ou telle chose. C’est là, de la part du narrateur, une forme de
bilinguisme à la manière d’Odette, qui lui fait choisir un terme anglais parce qu’il est plus
juste, et non parce qu’il est à la mode, ou « dicté » par un contexte.

Hétérogénéités latines

52 L’autre langue fréquemment présente dans les langages des personnages est le latin. La
quantité de mots latins intégrés au français (ayant conservé leur graphie et leur sonorité
latine) n’est ni très nombreuse ni très variée dans la Recherche, ni plus ni moins que les
termes anglais dans le vocabulaire mondain. Les nombreux aquarium, album, géranium,
les moins nombreux medium, harmonium, et les plus rares gramen, albumen,
compendium... ne sont l’objet d’aucun marquage typographique ni d’aucun commentaire
métalinguistique. Ils sont présentés comme français. La citation latine est commentée,
comme un pédantisme, par le narrateur qui laisse toutefois entendre qu’au-delà de la
déformation professionnelle brichotienne, elle reste une valeur, un étalon de
l’« intelligence », selon la définition des Courvoisier – ce que le narrateur appelle plutôt la
culture –, si l’on en juge par la « satisfaction », voire « l’orgueil » de placer à propos une
citation :
On se dira : « Ab uno disce omnes. » (La satisfaction d’avoir trouvé à point nommé,
dans sa mémoire, une citation si opportune, éclaira seule d’un orgueilleux sourire la
mélancolie du grand seigneur trahi)90.
53 Mais au-delà de la critique de l’usage des citations latines par des non-latinistes, le critère
de la relation de sens entre phrase française et syntagme latin justifie ou disqualifie la
tentative :
Il suffirait que quelque médicastre de province passât, pour qu’on dise que je ne
prêche pas d’exemple. « Os homini sublime dedit cœlumque tueri », ajouta-t-il, bien que
cela n’eût aucun rapport, mais parce que son stock de citations latines était assez
pauvre, suffisant, d’ailleurs pour émerveiller ses élèves91.
76

54 Cancan livre avec une désarmante naïveté, car ce n’est pas un snob, le secret de ce latin
de pages roses, comme le nomme Antoine Compagnon, sans dissimuler son incapacité à
mémoriser plus de trois mots latins, mais en en ayant retenu le sens :
Il ne faut pas faire d’exagération dans un sens ni dans l’autre. In medio... virtus, ah !
je ne peux pas me rappeler. C’est quelque chose que dit le docteur Cottard. En voilà
un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir ici un petit Larousse 92.
55 La remarque la plus intéressante est celle du duc et de la duchesse de Guermantes à
propos du Sic transit gloria mundi de Saint-Loup, à qui ils ne reprochent pas tant une
citation latine que de ne l’avoir pas “signalée” comme telle, de l’avoir grammaticalement
intégrée à la phrase, à l’égal d’un terme français (qui serait d’ailleurs commutable : je ne
connais pas d’exemple de trépas plus touchant) :
– Mais comment, Madame, l’autre jour il a dit dans une seule phrase, d’un seul
trait : « Je ne connais pas d’exemple de sic transit gloria mundi plus touchant » ; je dis
la phrase à Votre Altesse parce qu’après vingt questions et en faisant appel à des
linguistes, nous sommes arrivés à la reconstituer, mais Robert a jeté cela sans
reprendre haleine, on pouvait à peine distinguer qu’il y avait du latin là dedans, il
avait l’air d’un personnage du Malade imaginaire ! Et tout ça s’appliquait à la mort de
l’impératrice d’Autriche !
– Pauvre femme ! s’écria la princesse93.
56 Ce type d’intégration suppose que l’interlocuteur connaisse la citation, qui n’est pas là
pour orner le discours, l’exemplifier ou le redoubler comme le font habituellement les
citations latines – que, pour cette raison, on peut se dispenser de comprendre comme le
montre l’usage de Cottard –, mais qui est le terme-clé de la phrase, celui sur lequel
s’appuie le sens. La citation ici est extrêmement connue quoique la mauvaise foi d’Oriane
en dise : « “Elle ne pleure pas la mort de sa sœur, elle la rit aux éclats. Elle se dit
probablement, comme Robert, que sic transit, enfin je ne sais plus”, ajouta-t-elle par
modestie, quoiqu’elle le sût très bien94. » La critique porte sur l’absence de soulignement
chez le locuteur, l’absence de séparation (« dans une seule phrase, d’un seul trait »), de
distinction (« c’est à peine si on pouvait distinguer »), habituellement manifestées dans le
texte – outre les italiques – par des signes typographiques qui isolent en les encadrant la
citation, entre deux points et un point d’exclamation (« Ah ! il a pu dire justement [...] :
Qualis artifex pereo ! Mais lui du moins 95... »), un tiret et un point d’exclamation (« –
Maecenas atavis edite regibus ! dit Brichot96 »), une virgule et un point (« cela [...] peut [...]
vous donner l’idée de la rue Montalivet, il y a vingt-cinq ans, grande mortalis aevi spatium 97
») voire des parenthèses :
J’espère qu’en tout cas, même si (Dii omen avenant) le Baron ne devait plus retourner
quai Conti98 [...].
57 Ces syntagmes (non traduits par le narrateur) peuvent être supprimés sans qu’en souffre
le sens de la phrase, ce qui n’est pas le cas de la phrase hybride reprochée à Saint-Loup,
non plus que de certaines phrases de Swann : « Quelle divination dans ce Noli me tangere
du faubourg Saint-Germain ! », ou du narrateur, telles « Cette marque flagrante
d’ignorance lui fit froncer le sourcil comme à un examinateur qui a bonne envie de ne pas
prononcer le dignus est intrare »99 ou :
Quant au vice de M. de Charlus, il [Bergotte] ne le partageait à aucun degré, mais y
trouvait plutôt un élément de couleur dans le personnage, le fas et nefas, pour un
artiste, consistant non dans des exemples moraux, mais dans des souvenirs de
Platon ou du Sodoma100.
77

58 Ces énoncés hybrides sont de l’ordre de la parole intérieure (Swann) ou de l’écrit


(narrateur). La “faute” de Saint-Loup serait de transposer un usage du latin écrit dans la
conversation, ou de ne pas distinguer les frontières, à la manière de la jeune marquise de
Cambremer – parenté d’esprit qui n’a rien d’invraisemblable – à qui le narrateur reproche
sa culture trop « livresque ». Saint-Loup use parfois d’une brièveté télégraphique qui
pousse à l’absurde l’usage oral d’une convention de l’écrit (« Ah ! le Maroc, très
intéressant. Il y aurait beaucoup à te parler. Hommes très fins là-bas ») qui va jusqu’à
« Cf. » dans la conversation : « Ils nous font toujours croire qu’ils veulent la guerre pour
nous forcer à céder. Cf. Poker101. »
59 Le latin est admis comme langue écrite dont seule la citation d’auteur est acceptable et
dont l’hétérogénéité doit être marquée doublement, comme étrangère et comme
littéraire. Il ne produit d’ailleurs pas de termes ou d’expressions nouvelles – sauf à les
construire volontairement pour les besoins de langages spécialisés – comme peuvent le
faire les emprunts aux langues vivantes. Les autres langues, on le comprend aisément
pour des raisons de production, l’auteur n’étant pas multilingue, ne présentent pas la
même problématique : il faut maîtriser suffisamment une langue pour en articuler des
membres de phrases dans la phrase française. Mais la représentation des langues
étrangères, limitée à des lexèmes ou des citations, est suffisamment systématique pour
qu’on y reconnaisse une volonté de donner quelques exemples de chacune. Les alphabets
non romains ne sont pas représentés (excepté la citation de Socrate par Cottard102) mais
quelques mots d’allemand (« Kurgarten », Empfïndung/Empfindelei, « Deutschland uber
alles »), d’italien (senza rigore103, « Se non è vero104 », « nonso se bisogna conservar loro la tavola
», forestieri, « Eara da se »), d’espagnol ( buen retiro, « pesetas » 105), de juif allemand106
(« Schlemmil », « meschorès »), d’arabe (« l’aman107 »), de grec (« Khairé108 »), de japonais
(« mousmé »), ajoutés aux plus nombreux titres d’œuvres et noms propres étrangers – qui
présentent dans le fil du texte la même forme d’hétérogénéité (alors que la tendance
française était de traduire les titres, voire les œuvres, pour ce qui concerne l’opéra par
exemple) – renforcent l’effet de variété des langues.
60 Hormis quelques exemples italiens, attribués à des Italiens à Venise, il ne s’agit jamais de
langue étrangère rapportée : ni les conversations entre Odette et sa fille en anglais, entre
Françoise et sa fille en patois, ne sont “citées”, alors même que pour ces dernières le
narrateur dit avoir appris leur patois en les entendant. La langue étrangère est liée dans
la Recherche au phénomène d’emprunt, qui n’est pas si localisé ni réservé à quelques
personnages, comme le commentaire du narrateur le laisse supposer.

Les niveaux de langue


61 Les niveaux de langue sont mis en scène dans la Recherche comme des hétérogénéités : ils
sont commentés comme des emprunts du locuteur à un milieu ou à un temps auquel il
n’appartient pas. Hormis quelques langages, comme celui d’Albertine, presque
constamment « vulgaires », c’est-à-dire représentant en soi un niveau de langue, les
paroles de personnages sont d’un registre “moyen”, c’est-à-dire écrit et bourgeois : ni
soutenu, ni relâché, ni trop recherché, ni trop quelconque. Ce que le narrateur donne pour
“écart de langage” est considéré comme relevant d’emprunts volontaires à des registres
trop élégants ou trop communs. Chacun des “excès” est caractérisable : d’un côté les
archaïsmes (conservés et transmis par la littérature), de l’autre l’argot du “Milieu”.
L’apparition de l’un comme de l’autre est signalée par le narrateur comme emprunt à un
78

lexique qui n’est pas le répertoire habituel, ou attendu : convenant à la position sociale du
locuteur.

Argots

62 Étant donné le lien établi par M. de Charlus, selon les commentaires du narrateur, entre
argot et “virilité”, voire entre argot et vice (parce que « l’ensemble des choses qu’on ne
doit pas faire est indivisible109 »), on peut s’étonner, à considérer l’extension du thème
sexuel dans la Recherche, que le mot “argot” n’y soit pas plus fréquent. C’est d’abord à
propos d’Albertine qu’il est prononcé, lorsque le narrateur croise la petite bande pour la
première fois sur la plage :
Une fille aux yeux brillants, rieurs, aux grosses joues mates, sous un « polo » noir,
enfoncé sur sa tête, qui poussait une bicyclette avec un dandinement de hanches si
dégingandé, un air et en employant des termes d’argot si voyous et criés si fort,
quand je passai auprès d’elle (parmi lesquels je distinguai cependant la phrase
fâcheuse de « vivre sa vie ») qu’abandonnant l’hypothèse que la pèlerine de sa
camarade m’avait fait échafauder, je conclus plutôt que toutes ces filles
appartenaient à la population qui fréquente les vélodromes, et devaient être les très
jeunes maîtresses de coureurs cyclistes.
En tout cas, dans aucune de mes suppositions, ne figurait celle qu’elles eussent pu
être vertueuses110.
63 Tout concorde : « l’air » et les paroles, le déhanchement et l’argot situent la jeune fille
dans un milieu populaire et peu regardant en matière de morale. Mais les paroles
rapportées de la petite bande à ce moment n’offrent pas d’exemples d’argot, si ce n’est
« crevé » pour mort. Les seules paroles rapportées, attribuées à une autre fille de la petite
bande, sont un des rares exemples dans la Recherche de représentation d’une
prononciation populaire, par l’élision des « e caducs » :
C’pauvre vieux, i’m’fait d’là peine, il a l’air à moitié crevé 111.
64 Phrase que le narrateur reprend deux pages plus loin, se remémorant la scène, par : « Il
me fait de la peine, ce pauvre vieux », comme pour mieux manifester son incompétence
en matière de langue populaire et souligner la singularité de l’« original ». Nous ne
saurons rien des « termes [...] si voyous » qu’emploie Albertine, mais nous serons prêts à
qualifier d’“argot” les énoncés ultérieurs qui lui seraient attribués et réuniraient les
caractéristiques de langue marginale, de prononciation et de syntaxe populaires, et de ‘
‘mauvais sentiments” (voire de sous-entendus sexuels) ; l’autre emploi de “voyou”, en
tant qu’adjectif, qualifiera « l’accent traînant » de Swann, enviant avec concupiscence
l’entretien de Charlus avec Mme de Surgis112.
65 L’argot concerne ensuite Charlus, excepté « l’argot parisien » de la fille de Françoise. Les
exemples donnés pour chacun des commentaires sur l’argot éclairent ce que le narrateur
entend par ce terme. Dans la mémorable scène de la visite de la « maison » de Jupien, qui
va de l’entrée du narrateur dans « l’antichambre » où conversent les hommes jusqu’à sa
sortie, raccompagné par Jupien113, peu de termes sont marqués typographiquement. La
première partie de la scène (390-393), ainsi que la troisième (399-401), dédiées au
bavardage des hommes, ne comportent aucun guillemet intérieur qui soulignerait une
mise à distance de certains termes par les locuteurs. Dans la deuxième, consacrée aux
échanges entre Charlus et Maurice, puis Charlus et Jupien, dans la chambre « 14 bis »
(394-396), le narrateur signale par des guillemets les mots « cassis » (pour blanc-cassis),
« descentes » (pour descentes de police) et « citations » (pour citations à l’ordre du mérite
79

qui n’exclut pas forcément le sens de citation littéraire). Dans la dernière partie de la
scène – la confrontation du baron et des hommes dans l’antichambre, comme un passage
en revue des troupes (403-407) – figurent entre guillemets les termes argotiques
employés : « barbeaux114 », « pèze115 » et « thune » (narration). Ces termes figurent sans
commentaire ni « traduction » de la part du narrateur.
66 La seule traduction entre parenthèses d’un terme argot dans cette scène est :
« Fous-moi un rencart » (un rendez-vous)116.
67 C’est à peu près le seul énoncé argotique que prononce – et que soit capable de prononcer
– Jupien : « en lui jurant que c’était tous des “barbeaux” de Belleville et qu’ils
marcheraient avec leurs propre sœur pour un louis ». « Marcher avec », euphémisme
équivalent au durable “aller avec” ou “sortir avec”, pour “coucher”, pour lequel nos
« faux assassins » garçons de boutiques (« garçon laitier », « garçon bijoutier » et
« employé d’hôtel ») n’ont pas besoin d’euphémisme : « Ils couchent ensemble ? » Jupien
connaît les thèmes du crime sur lesquels il faut broder (vol, cambriolage, prison, marine
et légion, bagarres, mauvais quartiers – Belleville et Villette –, sang et meurtre) :
Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolages de villas, il a été à Fresnes
pour s’être battu (même air grivois) avec des passants qu’il a à moitié estropiés et il
a été au bat’d’Af. Il a tué son sergent.
Mais j’ai justement là le tueur de bœuf, l’homme des abattoirs.
68 Mais ses paroles sont insuffisamment expressives pour le baron, qui traduit :
[Jupien] : « Il a du reste été compromis dans le meurtre d’une concierge de la
Villette. »
[Charlus] : « Tu ne m’avais jamais dit que tu avais suriné une pipelette de
Belleville. »
69 L’argot de Charlus, et les piètres essais de Jupien et consorts, sont des idées d’argot, idées
de mauvais lieux et de mauvais sentiments, dont les quelques termes sont issus de la
littérature. Les échanges non surveillés du début de scène ne sont pas aussi faciles à
traduire que ceux qui sont soulignés par le désappointement de Charlus (même si les
jugements sur les niveaux de langue, et notamment la frontière floue entre “argotique”,
“familier”, “populaire”, sont fonction des lexicographes et des époques). Les échanges
rapportés par le narrateur ne présentent que peu d’exemples d’élision du e caduc comme
signe de prononciation populaire (« J’crois ») et peu d’absences de négation (« Je vous
conseillerais pas de causer comme ça » ; « Tu vas pas m’expliquer à moi » ; « – Non, c’est
pas moi »).
70 D’autres formes, comme « j’y ai » pour “je lui ai”, imposent pour la suite de l’énoncé
l’élision du e à la lecture : « j’y ai tapé d[e]ssus hier ». La syntaxe la plus fréquente – et un
peu monotone – est du type « Pour sûr que... », « Ce qu’il y a, c’est que... ». Le lexique
argotique est plus nombreux : « taper » (pour frapper), « épatant », « chic », « type »,
« pas foutu de », « coco » (pour cocaïne), « apéro », « larbins », « charrier » (pour se
moquer, « chambrer »), « envoyer des pruneaux dans la gueule » (pour « fusiller », biffé
au brouillon) ; et pour ce qui concerne l’effort final de séduction virile envers le baron :
« pas blairer », « flics », « foutre » un « rencart » et « saloperies ». Il s’agit d’un lexique qui
remplace terme à terme celui de la langue ordinaire, de quelques insultes (ce qui semble
pour Charlus le signe du filou, tant il aime tout au long du roman prononcer « canaille »,
« fripouille », « crapule ») : trois formes d’abréviations (bat’d’Af’, apéro, coco), mais pas de
suffixations propres à l’argot (de type les aminches, l’épicemar, les Allemoches, fortiche...).
La plupart des termes datent de la première moitié du siècle, jusqu’à 1870, excepté apéro,
80

épatant, blairer et rencart au sens de rendez-vous, dont les premières attestations


dateraient de la fin de siècle, voire de 1914 pour blairer. « Pruneaux » pour “balles” est
attesté chez Balzac.
71 Ces quelques exemples, ajoutés au pèze, au surin, à la pipelette qui sort tout droit des
Mystères de Paris, sont d’un argot début de siècle, voire d’un argot littéraire, trop
transparent – comme l’atteste l’absence de traduction – pour jouer encore son rôle
cryptique chez les “vrais” apaches. C’est ce que les linguistes proposent d’appeler argot
popularisé, terme qui marque mieux « le fugace de l’oralité, le bricolage instantané du
ludique, le cryptage toujours à recrypter pour cause d’opacité fuyante et de transparence
naissante117 » et qui convient également à l’argot militaire. Cette qualification convient
d’autant mieux au langage des “mauvais garçons” de Jupien que leurs écarts linguistiques
s’insèrent dans un ensemble, non seulement de “bons sentiments” (vis-à-vis de la famille,
des soldats au front), mais aussi de phrases qui rappellent terme à terme certains propos
et “codes” de Françoise : « Il y a tout de même du bon monde chez les riches », « Le bon
Dieu ne devrait pas permettre que des riches comme ça, ça meure », « car c’est pas des
hommes, c’est des vrais barbares », « Ah ! merci bien », etc. Si l’on ajoute à cela
l’expression bien proprette « la dame qui tient le chalet de nécessité » et l’insistance à
répéter « pas plus de cinq francs », « Se faire donner cinq francs », quand le narrateur
parle de « ceux qui désirent gagner facilement une “thune” », le lecteur est tout prêt à
accepter la déception de Charlus devant la piètre tentative de Maurice pour qui « mes
vieux » et « mon frangin » sont un écart suffisant par rapport à la langue moyenne qu’il
pratique avec le narrateur :
[Maurice au narrateur :] « Ah ! merci bien. Je les enverrai à mon frère qui est
prisonnier. »
[Maurice au baron :] « Je vais envoyer ça à mes vieux et j’en garderai aussi un peu
pour mon frangin. »
72 Le jugement du baron sur « leur expression, d’une paysannerie un peu conventionnelle »,
selon le narrateur, alors qu’il attend l’expression du « monde apache », est intéressant en
tant que commentaire sur les niveaux de langue : ce qui est jugé hétérogène, voire
typique par des imaginations littéraires, n’est qu’une reconstruction, une représentation
(au sens théâtral aussi, et c’est tout le sens des explications de Jupien au narrateur – qui
“ferment” la scène – quant aux raisons qui lui ont fait prendre cette maison). Charlus
précise lui-même sa recherche de l’extrême écart, entre le plus littéraire et le plus
« voyou » :
Je déteste le genre moyen, disait-il, la comédie bourgeoise est guindée, il me faut ou
les princesses de la tragédie antique ou la grosse farce. Pas de milieu, Phèdre ou Les
Saltimbanques118.
73 “L’argot” dans la Recherche n’est pas une spécificité linguistique – ou si peu –, mais une
langue idéale du mal, introuvable même parmi ceux qui “font” le mal – volent et tuent
(ou en l’occurrence se livrent à des actes sadiques) – parce que le mal n’est pas leur “but”
(« Si c’était pas les cinquante francs qu’il donne ») : ils ne le théorisent pas. Et, de la même
manière qu’ils ne pensent pas le mal, « ils ne parlent pas leur crime », comme le résume si
efficacement le narrateur119.

« Après tout, on s’en fiche »

74 Véritablement crypté, parce qu’involontairement obscur, est le langage des émotions,


pour celui même qui le prononce. L’insertion, au milieu de la scène “maison de Jupien”,
81

de considérations sur « ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons


d’habitude, et où l’émotion fait dévier ce que nous voulions dire120... », en montre par
contraste l’importance. À l’occasion de l’hésitation à entrer de deux jeunes « russes »,
l’expression de leur émotion (« Quoi ? après tout on s’en fiche ! ») est rapprochée d’une
expression ancienne d’Albertine voulant avertir son amant de la présence de la servante
dans la chambre : « Tiens, voilà la belle Françoise ! » puis de la prononciation « à
l’allemande » du nom de Bloch par sa fille, un jour qu’elle dût le décliner à l’improviste,
pressée par un monsieur catholique et brutal. Ce dernier élément de comparaison est plus
étonnant ; on penserait, par association avec le thème sexuel, au « se faire casser le pot »
d’Albertine. Mais on peut se demander si l’expression qui déclenche la réflexion sur le
« magnifique langage », Après tout, on s’en fiche, répétée quatre fois en trois lignes, est
vraiment cryptée, lorsqu’on se souvient que Cottard l’utilise, à l’occasion d’une partie de
cartes à la Raspelière, et que le narrateur lui-même en donne la traduction, ou au moins
le contexte :
Puis brusquement, avec une vulgarité qui eut été agaçante même dans une
circonstance héroïque, où un soldat veut prêter une expression familière au mépris
de la mort, mais qui devenait doublement stupide dans le passe-temps sans danger
des cartes, Cottard se décidant à jouer atout, prit un air sombre, « cerveau brûlé »,
et par allusion à ceux qui risquent leur peau, joua sa carte comme si c’eût été sa vie, en
s’écriant : « Après tout, je m’en fiche ! »121.
75 De « vulgaire », « agaçante », « stupide », même de la part d’un soldat devant le danger
immédiat de la mort, l’expression devant un danger moindre (nous sommes “à l’arrière”)
mais réel (la perte de la croix de guerre de Saint-Loup, dans ce lieu, le fait mesurer) n’est
plus qualifiée de stupide mais de magnifique, et n’est plus traduite comme l’« expression
familière du mépris » du danger, alors que ce sens paraît tout indiqué.
76 Le narrateur pratique à l’occasion, et sans le signaler, l’argot du milieu. S’il dit ignorer
« truqueur » au moment où le prononce M. de Charlus, il en souligne le sens argotique au
moment où il le rapporte122 ; et on trouve dans la narration matricielle « dessalé »123,
comme dans le vocabulaire de Charlus, voire « michés » – bien adapté à la scène de la
maison de passe de Rachel-quand-du-Seigneur – qui n’est pas utilisé par un autre
personnage dans la Recherche. Miché, ou « la Rousse 124 » (pour la police), ou « une roulée125
» (pour une raclée), « frisant126 » pour voleur, « casquer127 » pour payer, sont d’un argot
moins popularisé que « pioncer128 » qu’utilise Cottard, « pedzouille129 » qu’emploie Basin,
« de traviole » attribué à Mme de Cambremer, « dégommé » (pour congédié), voire
l’« épastrouillant » du « célibataire de l’art130 »... d’autant plus que l’argot de la narration
matricielle reste thématiquement lié à un “mauvais lieu” ou à un acte délictueux.

Boulevards et casernes

77 À côté de la “langue du mal”, « l’argot parisien131 » de la fille de Françoise relève d’une


fonction ludique. La complicité des langues spéciales y est représentée par les
abréviations (« perpète » pour perpétuité), les dérivations (« gigolettes », féminin de
gigolos), les jeux sur les rythmes, métriques, assonances et accentuations (« Ah ! nos
gigolettes d’aujourd’hui. Vous pouvez l’attendre à perpète132 »), ainsi que « toutes les
plaisanteries adjointes » qui consistent en calembours rabâchés (« et je me disais Charles
attend133 ») et en citations de pièces de boulevard – en quoi la langue de connivence est
vraiment parisienne – dont Victor, le maître d’hôtel, fournit l’exemple avec « Et après
tout allez-y donc, c’est pas mon père ! », citation d’une pièce de Feydeau. Sans doute
82

source de comique dans le contexte de la représentation, la citation est reprise ensuite,


sans rapport de sens avec le propos en cours, signifiant le comique, par la
commémoration du premier rire :
Françoise [...] distingua non la plaisanterie qu’il y avait dans ces mots, mais qu’il
devait y en avoir une, car ils n’étaient pas en rapport avec la suite du propos, et
avait été lancée avec force par quelqu’un qu’elle savait farceur. Aussi sourit-elle [...]
134
.
78 La fonction cryptique de l’argot est oblitérée puisqu’on peut ne pas comprendre – ne pas
avoir vu la pièce – et participer à la gaieté commune.
79 Pour ce qui concerne l’argot militaire, même si le narrateur qualifie ce langage de
« dialecte » et non d’« argot », ce sont les mêmes termes ou les mêmes modes de
formation, dans les échanges entre engagés : « jeunes bourgeois riches » et cultivés
(« licencié ès lettres » ou « bachelier ») et « anciens (hommes du peuple ignorant le
Jockey) », « dans la chambrée » à Doncières135. On retrouve « chic », « épatant » ou
« époilant136 », « pour sûr que... », ainsi que des abrègements, tels que « sous-off » et
« lieutenant-colon », des formes de suffixation (« capiston137 », « cuistot »), et quelques
termes d’argot qui se substituent au vocabulaire courant, de manière synonymique :
« mettre au bloc », « s’épater », « braise » (pour argent), « dégotter » (pour avoir l’air), «
phalzard » (pour pantalon ; graphie adoptée par Proust), dont on saisit le sens en contexte,
même sans en comprendre le mot à mot, comme le prouvent les non-traductions du
narrateur. La mise en scène de l’apprentissage des codes verbaux par un “bleu” (terme de
la narration non marqué typographiquement), sous forme de répétition interrogative ou
négative, pastichant un manuel de langue (le Berlitz de l’argot), renforce la fonction de
connivence des langues spéciales. Une note de la Pléiade signale la suppression sur le
manuscrit d’un calembour du type “Charles attend” (« Tu nous la sors bonne »138), et « les
boniments à la noix de coco » de l’ancien rappellent inévitablement « la princesse à la
noix de coco139 » de la fille de Françoise, tandis que « nous la faire à l’oseille » fait écho à
la même expression employée par Basin.

Argot, jargon, jargot

80 La fonction ludique et la fonction de connivence des langues spéciales étant plus


accentuées que la fonction cryptique, puisque les expressions “passent” d’un milieu à
l’autre, l’argot parisien et l’argot militaire seraient plutôt des jargons, voire des “jargots”.
La démarcation est difficile à tracer entre argots et jargons, au point que des linguistes
préconisent le terme « jargot » pour la zone frontière. Si l’on retient pour jargon
l’acception de langage spécialise qui n’a pas pour fonction première de crypter les
messages, on peut dire que d’autres langages spécifiques signalés par le narrateur et qui
n’entrent pas dans la catégorie des argots relèvent de jargons. Le terme est d’un usage
imprécis dans la Recherche. Il peut qualifier de la part du narrateur le mode d’expression
de Swann, « qu’il avait en commun avec M. de Charlus » : le même « jargon ambigu 140 ».
Mais la phrase citée se prête mal à l’un comme à l’autre de ces qualificatifs : « La duchesse
est un des êtres les plus nobles de Paris, de l’élite la plus raffinée, la plus choisie. » Tout au
plus peut-on parler de redondance superlative, mais on ne relève pas de termes
spécialisés propres à un jargon. Le terme peut être utilisé par le narrateur de manière
péjorative (« dégénérer jusqu’au plus bas jargon141 ») pour qualifier la dégradation du
parler de Françoise par imitation de sa fille (de son “argot parisien”) et dont il ne donne
que peu d’exemples (« et patatipatali et patatipatala »). La seule occurrence qui désigne
83

vraiment un jargon, c’est-à-dire un langage utilisé dans un milieu restreint pour marquer
une connivence, concerne Rachel :
Elle plaisantait finement de mille choses, et eût été vraiment agréable si elle n’eût
pas affecté d’une façon agaçante le jargon des cénacles et des ateliers 142.
81 La scène illustrant ce jargon de Rachel n’est pas un concentré de traits linguistiques. On
peut seulement y relever, soulignés par des italiques, « c’est bien », à titre de jugement
esthétique (qui relève du beau et non du bien), voire à propos d’une sensation physique
(« si, comme sensation, je trouve que c’est bien »), et « ce serait assez terrible ». Entre
guillemets apparaît « jolie qualité d’esprit » (ou « d’intelligence ») qui sera commenté à
propos d’une reprise par la jeune marquise de Cambremer. « Faire élégant » et « faire
grand seigneur » ne sont pas marqués typographiquement mais commentés ailleurs à
propos des expressions de Saint-Loup. Nous relèverons de plus « c’est cela qui me tue »,
repris en écho pas Saint-Loup (« tu me tues »). Autant dire que ce « jargon des cénacles et
des ateliers » n’est pas très spécifique, ou au moins peu spécifié. On le reconnaîtrait
davantage dans les expressions zoliennes de Mme Verdurin, du type : Est-ce assez léché,
ces grandes machines-là ?
82 Deux occurrences du mot “jargon” sont attribuées à Charlus (à propos du « jargon
patoiseur » des « gars de province »143) et à Swann qui s’excuse d’user pour évoquer sa vie
finissante du « jargon idéaliste144 », véritable pastiche en effet des discours de Legrandin
dans Du côté de chez Swann. Mais curieusement, “jargon” ne qualifie jamais le langage des
médecins, dont le narrateur a pourtant tant à dire. On se souvient d’autant mieux des
remarques sur les rapports entre médecine et langue qu’elles s’inscrivent dans la lignée
caricaturiste de la comédie classique :
La médecine a fait quelques petits progrès dans ses connaissances depuis Molière,
mais aucun dans son vocabulaire145.
83 Ces remarques se concentrent dans Sodome et Gomorrhe, au moment d’un “pic de
mondanité”, tandis que la médecine est partout présente dans le roman, dès Combray
sous forme d’ordonnances et de recommandations à propos de la santé de l’enfant, de la
grand-mère, de la tante Léonie, de la fille de cuisine. Mais les propos rapportés émaillés
de termes spécialisés, formés sur le grec, qui remplacent dans la phrase un terme français
plus courant, abondent dans Sodome :
Dites donc, Cottard, vous semble-t-il que la neurasthénie puisse avoir une influence
fâcheuse sur la philologie, la philologie une influence calmante sur la neurasthénie
et la guérison de la neurasthénie conduire au rhumatisme ? – Parfaitement, le
rhumatisme et la neurasthénie sont deux formes vicariantes du neuro-arthritisme.
On peut passer de l’une à l’autre par métastase. – L’éminent professeur, dit Brichot,
s’exprime, Dieu me pardonne, dans un français aussi mêlé de latin et de grec qu’eût
pu le faire M. Purgon lui-même, de moliéresque mémoire146 !
84 Après la mort de la grand-mère dans le Côté de Guermantes, l’impuissance des médecins est
plus représentée que leurs expressions. La longue tirade de Du Boulbon appelé en
consultation, au début de la maladie de la grand-mère, est d’une syntaxe et d’une
expression classiques, ponctuées çà et là de termes techniques mais pas abscons
(« pathogène », « thérapeutique », « prophylaxie », « antiseptique »). Il s’agit tout juste
d’un champ sémantique, peu dense, restituant le thème de la maladie. Le discours, d’un
style très proche des réflexions didactiques du narrateur sur la médecine, pourrait lui
être attribué :
Nous avons tous eu, au cours d’une indisposition, notre petite crise d’albumine que
notre médecin s’est empressé de rendre durable en nous la signalant. Pour une
84

affection que les médecins guérissent avec des médicaments (on assure, du moins,
que cela est arrivé quelquefois), ils en produisent dix chez des sujets bien portants,
en leur inoculant cet agent pathogène, plus virulent mille fois que tous les
microbes, l’idée qu’on est malade147.
85 Dans Sodome, Cottard peut dire à la Princesse Sherbatoff : « D’ailleurs vous ne me
comprendriez pas, vous ne savez pas la médecine148 », comme on dit “vous ne savez pas
l’anglais”.
86 Le « professeur E. », dans le Côté de Guermantes, si soucieux de ses obligations mondaines
qu’il accorde à peine un quart d’heure à la « petite attaque » de la grand-mère, et dont
l’inconséquence s’exprime dans une langue de bonne compagnie (« Passer chez vous ?
Mais Monsieur vous n’y pensez pas. Je dîne chez le Ministre du Commerce149 »), lorsqu’il
est rencontré plus tard chez la Princesse de Guermantes, ne parle plus que médecine en
employant une terminologie spécifique :
Il me parla de la grande chaleur qu’il faisait ces jours-ci, mais bien qu’il fût lettré et
eût pu s’exprimer en bon français, il me dit : « Vous ne souffrez pas de cette
hyperthermie ? »150.
87 Le “mauvais français” des médecins est obtenu par la substitution d’un terme de
construction savante, comme « somnescence151 », à un terme “profane” ce qui est un
procédé de pastiche assez simple, semblable aux substitutions, relevées par Kathryn
Hamer dans les brouillons, d’un terme standard par un terme spécialisé. Le narrateur
souligne également certains tours de phrase : « “Bouleversez-vous comme ça et vous me
ferez demain 39 de fièvre” comme il aurait dit à la cuisinière : “Vous me ferez demain du
ris de veau” » :
La médecine, faute de guérir, s’occupe à changer le sens des verbes et des pronoms
152
.
88 Si l’incompétence médicale est rapportée par le narrateur à la mondanité des médecins et
s’il s’agit presque toujours – sauf poulie médecin de Balbec – de médecins mondains, leur
langage spécial, sorte d’argot médical, n’est mis en scène que lors de scènes mondaines,
en dehors de l’exercice de leur art, où il se justifie moins encore. Mondanités dans
l’exercice de la médecine, médecine dans l’exercice de la mondanité : le “décalage” des
valeurs est toujours souligné, ainsi que, pour ce qui concerne la langue, son inadaptation
aux situations, sa plus grande hétérogénéité. Le vocabulaire des médecins ne leur est pas
strictement réservé dans la Recherche. Saint-Loup peut parler d’« hyperesthésie auditive »
153
, le narrateur, par dérision, « d’hyperesthésie momentanée » à propos d’un moment
d’intelligence de la Princesse, et de « prosectomie » à propos du découpage des
dindonneaux154 ; ou sans dérision, au moment de l’agonie de la grand-mère : « Quand mes
lèvres la touchèrent, les mains de ma grand-mère s’agitèrent, elle fut parcourue toute
entière d’un long frisson, soit réflexe, soit que certaines tendresses aient leur
hyperesthésie qui reconnaît à travers le voile de l’inconscience ce qu’elle n’ont presque
pas besoin des sens pour chérir155. » Le procédé est exporté, du pastiche médical à un
contexte médical156 ou à toute métaphore médicale : le narrateur emploie, sans le
signaler, les termes mêmes (métastase, vicariant) à propos desquels Brichot fait
remarquer à Cottard qu’il s’exprime dans un « français mêlé157 » :
L’amour pur à l’égard d’un jeune parent semble, chez l’inverti, avoir
momentanément remplacé, par métastase, des habitudes qui reprendront un jour
ou l’autre la place du mal vicariant et guéri.
89 L’homosexualité, souvent présentée dans la Recherche comme pathologique selon les
critères du temps, appelle des métaphores médicales. D’autres contextes, comme le
85

commentaire des goûts artistiques de Mme de Villeparisis qui la “perdent” au plan


mondain, offrent l’occasion d’un pastiche de la terminologie spécialisée de la médecine :
Or, de telles qualités [artistiques] exercent sur toute situation mondaine une action
morbide élective, comme disent les médecins, et si désagrégeante, que les plus
solidement assises ont peine à y résister quelques années 158.
90 « Comme disent les médecins », spécifique de la narration matricielle, trouve une grande
extension dans le roman et comme un prétexte à favoriser par les termes de métiers –
comme le recommandent certains défenseurs, partisans d’un “enrichissement”, de la
langue française au cours de son histoire – une expansion, lexicale et métaphorique.

Le tout-fait
91 La Recherche met au service exclusif du cliché le langage de Cottard, d’une manière
paradoxale. La terminologie du roman en matière de « tout-fait » de la langue est
contemporaine des définitions de Gourmont : le cliché « représente la banalité de la
phrase ; le heu commun plutôt la banalité de l’idée159 ». Le narrateur attribue le terme
“cliché”, au sens linguistique que lui confère Gourmont, à Cottard :
Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par hasard dans ce qu’il appelait un vieux
cliché, si courant que ce mot fût d’ailleurs, le docteur supposait que la phrase
commencée était ridicule160.
92 C’est la seule occurrence du sens verbal : le narrateur ne différencie pas, selon la
distinction introduite pas Gourmont, cliché et heu commun, comme le montre la suite de
la phrase : « le docteur supposait que la phrase commencée était ridicule et la terminait
ironiquement par le heu commun qu’il semblait accuser son interlocuteur d’avoir voulu
placer ». Les autres emplois de “cliché”, dans la narration matricielle, alternent entre
l’acception photographique et le sens d’idées reçues :
L’ex-maîtresse, devenue « un excellent camarade » qui ferait n’importe quoi pour
nous, est un cliché comme le médecin ou comme le père qui ne sont pas un médecin
ou un père, mais un ami161.
93 La notion de “banalité” domine dans l’emploi du narrateur : son commentaire des
« clichés de l’innocence » employés par Mme Verdurin à propos de « son manque de
chagrin » à la mort d’un fidèle, leur oppose « l’originalité à [...] éprouver, une perspicacité
rare à avoir su [...] démêler, et un certain “culot” à [...] proclamer [un sentiment
coupable] »162, ce qui fait du cliché, en inversant terme à terme la proposition : un
sentiment banal, né d’un manque d’analyse et d’une conformité de discours. Le narrateur
partagerait avec l’acception linguistique de Cottard la notion de répétition (rengaine),
tandis que dans ses emplois de cliché au sens photographique (jamais au sens propre mais
comme métaphore d’une manière de saisir le réel et d’emmagasiner des images, que
l’intelligence « développera » ou non dans la « chambre noire intérieure »163), la notion de
“fixation” l’emporte, au double sens d’immobilisation et de collection d’images sans liens
dont on retrouve l’exemple dans le langage des personnages, chez les usagers de formules
toutes faites. La succession de trois formules sans liens sémantiques, autour du thème
“sagesse antique”, développée par Cottard, est exemplaire de cette acception : “Que sais-
je ?”, “Connais-toi toi-même” et “L’excès en tout est un défaut” se succèdent comme s’ils
étaient liés par le sens, alors qu’il s’agit seulement d’un amalgame de philosophie antique
énoncée dans la langue originale.
86

94 On ne trouve pas, sauf dans le « vieux cliché » de Cottard, la notion d’usure que
comprennent “lieu commun” et “poncif”. L’un dans le domaine du langage et l’autre dans
celui de l’art s’opposent au nouveau. La nouveauté doit détrôner l’habitude (lieu commun
ou poncif) pour devenir l’habitude de demain. C’est le sens de la tirade de Charlus qui
assimile en matière de langue “nouveau” et “lieu commun”, stigmatisant la création
lexicale autant que l’esprit d’imitation qui la fait se répandre et devenir presque
immédiatement un cliché. Ainsi place-t-il en équivalence, du fait de leur fréquence
d’emploi à un moment donné, le nouveau et le tout-fait de la langue :
D’abord avez-vous remarqué ce pullulement d’expressions nouvelles qu’emploie
Norpois qui quand elles ont fini par s’user à force d’être employées tous les jours
[...] sont immédiatement remplacées par d’autres lieux communs 164 ?
95 Alors qu’il faut au lieu commun du temps pour devenir habitude, la guerre (ou tout
moment de crise sociale qui réclame consensus) accélère le processus et permet aux
expressions attendues (par le patriotisme) d’être nouvelles et déjà convenues, comme
usées par avance.
96 Le cliché se présente d’une manière doublement paradoxale dans la Recherche. Élément
préformé, prêt à l’emploi, que l’on place dans ses énoncés pour faire masse et dont l’usage
relève quasiment du réflexe, comme le « que voulez-vous que je vous dise ! » du Duc de
Guermantes165, il relève d’ordinaire d’un “impensé” de la langue. L’usage ponctuel ou
répété du cliché est un phénomène inconscient qui, du point de vue de l’effet, ne vise pas
à saillir dans l’énoncé, mais à se fondre dans la linéarité de l’habitude : il ne fait pas
“bruit” dans la communication puisque sa forme comme son sens sont archiconnus.
“Routine” de la communication, il est somme toute rassurant, sauf à gêner par sa rigidité
et par le peu de sens qu’il véhicule. Le cliché dans la Recherche est l’apanage de Cottard,
qui l’empêche de dormir en le soulignant sans cesse, jusqu’à en faire un élément
hétérogène, ni plus ni moins que dans un Dictionnaire des idées reçues :
Pour les locutions, il était insatiable de renseignements, leur supposant parfois un
sens plus précis qu’elles n’ont, il eût désiré savoir ce qu’on voulait dire exactement
par celles qu’il entendait le plus souvent employer : la beauté du diable, du sang
bleu, une vie de bâton de chaise, le quart d’heure de Rabelais, être le prince des
élégances, donner carte blanche, être réduit à quia, etc.166
97 Cottard applique tout son talent à faire entendre l’image dans ce que la langue a de plus
automatique. Il y a une grande différence entre l’enchaînement de lieux communs, à
peine entrecoupés d’une conjonction ou d’un signe de ponctuation, que pratique la
Patronne, et l’attitude de son élève :
« Je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer dans des pointes
d’aiguilles ; on ne perd pas son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n’est
pas le genre de la maison », répondit Mme Verdurin, que le docteur Cottard
regardait avec une admiration béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot
d’expressions toutes faites167.
98 Soit que, dans un premier temps, l’apprenti vérifie auprès de ses interlocuteurs la
pertinence de ses clichés, en les isolant du reste de l’énoncé par une intonation (ce que le
texte rend par des guillemets) ou par un commentaire métalinguistique : « Sarah
Bernhardt, c’est bien la Voix d’Or, n’est-ce pas ? On écrit souvent aussi qu’elle brûle les
planches. C’est une expression bizarre, n’est-ce pas168 ? » ; soit que, sûr enfin de ses
moyens, il les mette en avant comme s’il s’agissait d’une originalité ; soit encore qu’il les
stigmatise chez ceux, Cancan notamment, qui utilisent le cliché comme un cliché, sans
porter attention au “pied de la lettre”.
87

99 Cottard n’illustre pas, dans un effet de comique traditionnel, l’usage sans réflexion de la
langue commune, mais incarne la distance que prennent les discours de cette fin de siècle
envers le “tout-fait” de la langue. Paradoxalement, cette distance ne l’incite pas à se
méfier des clichés, à les reconnaître pour mieux les éviter, mais au contraire à les
collectionner, à s’en parer et à en revendiquer l’exclusivité. Dans une proportion plus
raisonnable, des expressions toutes faites émaillent également la narration matricielle.
Celle-ci tend à réactiver le tout-fait, en rapportant l’expression à une expérience sensible
qui la justifie, comme dans le cas d’un “sommeil de plomb” :
On appelle cela un sommeil de plomb, il semble qu’on soit devenu, soi-même,
pendant quelques instants après qu’un tel sommeil a cessé, un simple bonhomme
de plomb. On n’est plus personne169.
100 Le cliché n’est alors qu’une métaphore oubliée. L’usage du proverbe peut de même être
sauvé de la banalité, à condition que ses termes se rapportent à l’ensemble de l’énoncé,
comme “hirondelle” et “printemps” conviennent poétiquement à Mlle d’Oloron,
présentée tout au long du roman comme un être délicat, plein de fraîcheur :
La nièce de Jupien étant une exception ne peut encore le laisser prévoir, une
hirondelle ne fait pas le printemps170.
101 L’usage du “tout-fait” n’est pas condamné en soi dans la Recherche, comme il l’est par les
mouvements de renouveau littéraire auxquels appartient Gourmont, pas plus que sa
réactivation systématique, à la manière de Cottard, n’est donnée en exemple comme une
parade au cliché : il ne suffit pas de l’exhiber pour l’annihiler et en décourager l’usage. En
cela le champion du tout-fait chez Proust n’est pas un avatar de Bouvard et Pécuchet.

La « faute »
102 Parmi les hétérogénéités désignées par le narrateur, la “faute” tient une place
particulière, du fait de la connotation morale du terme (cf « elle avait fait tout enfant une
“faute” »). Il s’agit de parler bien (« elle ne parlait plus bien comme autrefois ») ou mal
(« elle ne parlait pas mal en cela171 »), voire d’une manière “vicieuse”, selon une
terminologie d’époque, qui “altère” voire “corrompt” la langue :
Ses fautes de français corrompaient le langage de Françoise tout autant que les
fautes de sa fille172.
103 Le narrateur n’est pas un tel « gendarme des lettres », selon l’expression de Brichot, qu’il
dresserait sans cesse « procès-verbal pour fautes de grammaire »173. Le mot faute
n’apparaît lui-même en ce sens qu’une douzaine de fois, le plus fréquemment à propos de
Françoise, deux fois à propos de la prononciation par Bloch des mots anglais, une fois à
propos des fautes d’orthographe qui déparent la belle écriture de Morel, une fois à propos
de la « tante du pianiste » qui prononce indistinctement « de peur de faire des fautes de
français »174 (et dont Mme Verdurin assure qu’elle écrit des lettres charmantes) et
inversement à propos du philosophe norvégien qui cherche scrupuleusement ses mots
pour éviter d’en faire, et une fois à propos du « scribe insuffisamment méticuleux175 »
qu’est Balzac selon Brichot. Rarement le mot faute est remplacé par le mot « erreur »
dans les commentaires du narrateur, à l’exemple de Brichot qui n’emploie pas d’autre
terme pour qualifier les étymologies du curé de Combray.
88

Prononciation

104 La “mauvaise” prononciation est fréquente et très commentée dans la Recherche. Elle
résulte d’une transmission écrite de la langue et suppose l’idée que l’orthographe serait
en quelque manière une transcription phonétique. C’est le cas pour la prononciation de
finales muettes, pour les noms propres :
En me disant cette phrase, Mme de Cambremer prononça Saint-Loupe. Je n’ai
jamais appris qui avait prononcé ainsi devant elle, ou ce qui lui avait donné à croire
qu’il fallait prononcer ainsi. Toujours est-il que pendant quelques semaines, elle
prononça Saint-Loupe, et qu’un homme qui avait une grande admiration pour elle
fit de même. Si d’autres personnes disaient Saint-Lou, ils insistaient, disaient avec
force Saint-Loupe [...]176.
105 Les « laïft » et « Venaïce » de Bloch, qu’il n’a manifestement jamais entendu prononcer
(« Ah ! on dit lift177 ? »), relèvent, malgré son “instruction”, de la même culture
“livresque” que Françoise (« New qu’elle prononçait Nev178 ») et que le maître d’hôtel
dont « l’enverjure » qui choque tant le narrateur résulte d’une difficulté de déchiffrage :
Et même la guerre ayant jeté sur le marché de la conversation des gens du peuple
une quantité de termes dont ils n’avaient fait la connaissance que par les yeux, par
la lecture des journaux et dont en conséquence ils ignoraient la prononciation, le
maître d’hôtel ajoutait : « Vous verrez ça, Françoise, ils préparent une nouvelle
attaque d’une plus grande enverjure que toutes les autres »179.
106 D’autres prononciations inhabituelles sont dues à l’affectation, dans le cas où on accorde
une valeur, à la prononciation :
Mais pour les cousins de Ch’nouville, voilà. Avec l’âge s’était amorti chez la jeune
marquise le plaisir qu’elle avait à prononcer leur nom de cette manière. Et
cependant c’était pour le goûter qu’elle avait jadis décidé son mariage. Dans
d’autres groupes mondains, quand on parlait des Chenouville, l’habitude était (du
moins chaque fois que la particule était précédée d’un nom finissant par une
voyelle, car dans le cas contraire on était bien obligé de prendre appui sur le de, la
langue se refusant à prononcer Madam’d’Ch’nonceaux) que ce fût l’e muet de la
particule que l’on sacrifiât. On disait Monsieur d’Chenouville. Chez les Cambremer,
la tradition était inverse, mais aussi impérieuse. C’était l’e muet de Chenouville que
dans tous les cas on supprimait. Que le nom fût précédé de mon cousin ou de ma
cousine, c’était toujours de « Ch’nouville » et jamais de Chenouville 180.
107 On retrouve, avec des gradations (« on était pas assez gratin à Féterne pour prononcer
notre “onk” », comme les Guermantes181), les mêmes impératifs pour Uzès (« Uzai »),
Rohan (« Rouan »), non moins que pour Tarn (« Tar ») et Béarn (« Béar »), prononciations
dont le narrateur se félicite que Françoise les lui ait enseignées dès son enfance.
108 Adopter une prononciation parce qu’elle est le signe d’autre chose qu’elle-même
demande une certaine distance vis-à-vis de la langue. La prononciation “paysanne”
d’Oriane (« bête comme un (heun) oie182 », « “su” sa jupe183 ») et de Mme de « Viparisi »
(« sû Mme la duchesse »184) n’est pas notée pour Françoise, alors que la servante est
présentée comme l’archétype de la paysanne : la reconstitution du parler paysan est aussi
artificielle que les restaurations médiévales de Viollet-le-Duc. Les « adoucissements » que
Mme Poussin (dite aussi « Tu m’en diras des nouvelles ») fait subir à la langue évoquent
irrésistiblement les Précieuses :
Elle trouvait trop dur d’appeler « cuiller » la pièce d’argenterie qui versait ses
sirops et disait en conséquence « cueiller » ; elle eût eu peur de brusquer le doux
89

chantre de Télémaque en l’appelant rudement Fénelon [...] et ne disait jamais que


« Fénélon » trouvant que l’accent aigu ajoutait quelque mollesse 185.
109 Si le narrateur ridiculise chez Mme Poussin le fait d’associer à certaines sonorités des
qualités morales, les défauts (involontaires) de prononciation de Saniette lui semblent
pourtant l’expression de ses qualités :
Il avait dans la bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable parce qu’on
sentait qu’elle trahissait moins un défaut de la langue qu’une qualité de l’âme,
comme un reste de l’innocence du premier âge qu’il n’avait jamais perdue. Toutes
les consonnes qu’il ne pouvait prononcer figuraient comme autant de duretés dont
il était incapable186.
110 La “dureté” des consonnes n’est pas un moindre lieu commun que la douceur et la
mollesse de certains sons, mais la différence entre Mme Poussin et Saniette est que la
première “amollit” à dessein sa prononciation comme si cela pouvait compenser son
débit spontanément saccadé, brutal – du fait de l’accentuation de presque chaque syllabe
(« Quand tu auras pris une bonne ophtalmie, tu m’en diras des nouvelles ! »). Pour
Saniette, il s’agit d’une incapacité à la dureté, en paroles ou en acte : non d’un
“déguisement” de la prononciation dans le but de produire un effet, mais de
“l’émanation” naturelle de la douceur. Cette mise en scène contrastée des questions de
sonorité, au-delà de la querelle de “l’e muet” qui serait ici humoristiquement réduite à
bien peu de chose, donne à penser que les qualités naturelles et intrinsèques attribuées
traditionnellement à la langue française, et notamment sa “douceur”, n’existent pas. Un
homme est doux, une femme veut le paraître, mais « la langue » n’est rien en soi.

Des « cuirs »

111 Un terme remplace dans la Recherche le mot faute : celui de cuirs (au pluriel ou au
singulier puisque le narrateur dit aussi bien « faire des cuirs pareils » que « lâcher un
cuir »). Trois acceptions apparaissent dans tout le roman. La première s’applique, dans la
bouche du jeune narrateur pédant et « mesquin », à la phrase de Françoise, au moment de
la mort de Mme Octave :
Si alors Françoise [...] s’excusait de ne pas savoir répondre à mes théories et disait :
« Je ne sais pas m’esprimer », je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et
brutal digne du docteur Percepied ; et si elle ajoutait : « Elle était tout de même de
la parentèse, il reste toujours le respect que l’on doit à la parentèse », je haussais les
épaules et je me disais : « Je suis bien bon de discuter avec une illettrée qui fait des
cuirs pareils »187.
112 La seconde ne s’applique à aucun exemple précis puisque la dame graillonne pour éviter
qu’on distingue un cuir :
Comme elle n’avait aucune instruction et avait peur de faire des fautes de français,
elle prononçait exprès de manière confuse, pensant que si elle lâchait un cuir il
serait estompé d’un tel vague qu’on ne pourrait le distinguer avec certitude 188.
113 La troisième acception de “cuir” s’applique encore à une expression de Françoise,
« l’estoppeuse » pour la stoppeuse, dont le narrateur lui fait méchamment reproche pour
se venger de la méfiance de la vieille servante envers Albertine :
Vous êtes excellente, lui dis-je mielleusement, vous êtes gentille, vous avez mille
qualités, mais vous en êtes au même point que le jour où vous êtes arrivée à Paris,
aussi bien pour vous connaître en choses de toilette que pour bien prononcer les
mots et ne pas faire de cuirs189.
90

114 La qualification de “cuirs” pour la plupart des fautes de Françoise et toutes celles du
directeur de l’hôtel de Balbec est une extrapolation qu’au demeurant tout lecteur du
roman comprend comme faute de prononciation et plus précisément comme “un mot
pour un autre”, suivant les exemples initiaux donnés par le narrateur de “s’esprimer”
pour s’exprimer et “parentèse” (ou “parenthèse”) pour parentèle. Le cuir dans le lexique
métalinguistique est une faute de liaison, dite encore “pataquès” (terme générique : le
« cuir » est une liaison fautive par ajout d’une consonne, le “velours” par ajout d’une
voyelle). Il relève du domaine de la prononciation fautive mais pas d’une confusion
lexicale. Le sens de cuir, si l’on en croit le Larousse du XIXe siècle (« – Pop. Faute de
langage ; se dit particulièrement des liaisons vicieuses que l’on fait entre les mots »), est
bien connu, du public populaire notamment, puisqu’il est source de comique dans le
théâtre de boulevard. Le résultat de cette approximation métalinguistique, due au
narrateur, est de situer l’usage d’un “mot pour un autre” du côté de la faute de
prononciation, en masquant la question du sens.

Un mot pour un autre

115 L’exemple le plus répétitif du “mot pour un autre” dans la Recherche, dû aux confusions
lexicales du directeur du grand hôtel de Balbec – qui n’existe dans le roman que pour
personnifier ce défaut – devrait attirer l’attention sur la question du sens en discours :
« frivole » pour friand, « originalité » pour origine, « équivoque » pour équivalent,
« commotion » pour locomotion, « titré » pour « attitré », « fixure » pour fissure,
« consommée (pour consumée) », « postiche » pour potiche, « “paraphe” (pour
paragraphe) », « “infini” (pour infime) », « nécessiteuses » pour nécessaires et
impérieuses, « présence » pour prestance, « pureté » pour puberté, « symecope » pour
syncope, « rectifier » pour ratifier, « tabou » pour sacré, « parcheminé » pour parsemé,
« accroupies » pour croupies, « craintif ([pour] à craindre) », « défectuosités » pour
« défections », « militariste » pour militarisme. S’il ne s’agissait que de variations sur une
prononciation défectueuse, l’effet n’en serait que de « gros comique » (selon une
terminologie théâtrale), ni plus ni moins qu’une liaison “mal-t-à propos” :
Ce qui manque ici, disait le directeur, ce sont les moyens de commotion 190.
116 Mais le commentaire sérieux du narrateur compense le comique farcesque que
représente la substitution systématique d’un mot-clé de la phrase par un autre de
sonorité approchante (ayant en commun au moins une syllabe) :
Le directeur était venu en personne m’attendre à Pont-à-Couleuvre, répétant
combien il tenait à sa clientèle titrée, ce qui me fit craindre qu’il m’anoblît jusqu’à
ce que j’eusse compris que dans l’obscurité de sa mémoire grammaticale, titrée
signifiait simplement attitrée191.
117 Cette réception neutre du narrateur qui juxtapose le terme exact pour une meilleure
compréhension et ne porte aucun jugement de valeur sur les énoncés fautifs n’oriente pas
l’effet de lecture vers un franc comique. Les dysfonctionnements lexicaux du directeur ne
sont pas mis en scène face à un autre interlocuteur, qui ne le comprendrait pas : le
narrateur comprend toujours le sens global de la phrase – et souvent restitue le terme
approprié. Contrairement à d’autres commentaires normatifs (ceux du protagoniste jeune
face à l’“illettrisme” de Françoise) qui mettent l’accent sur la justesse du mot à mot, du
littéral, du dénotatif, la place complaisamment accordée aux confusions lexicales du
directeur démontre que le sens ne naît pas seulement du choix des termes mais aussi du
91

contexte et de l’interprétation de l’interlocuteur, voire de la syntaxe que le directeur


« cosmopolite » remarquablement n’altère pas (excepté, grammaticalement, la double
négation192, qui, par contraste avec la traditionnelle suppression de négation pour
signifier “populaire” ou “oral”, relèverait plutôt de l’hypercorrection, faute due à
l’insécurité linguistique193).
118 Les perpétuelles erreurs de langage du directeur du Grand Hôtel dont le narrateur fait le
récit, presque aussi longuement et de manière aussi répétitive que des étymologies de
Brichot et des généalogies de Basin, ont une portée plus considérable en matière de
pensée linguistique que la secondarité du personnage ou la simplicité du procédé le
laisseraient attendre.

« Une prodigalité invraisemblable dans le vocabulaire »

119 D’autres personnages confondent les termes, des noms propres surtout : non qu’ils les
prennent l’un pour l’autre et les inversent (autre cas de figure qui existe aussi dans le
roman, comme “rester” et “demeurer”194), mais plutôt qu’ils les fondent en un seul, dès
qu’ils les entendent. Cambremer devient automatiquement Camembert, pour le lift,
comme Angers devient Alger et York, New York pour Françoise :
Croyant la langue moins riche qu’elle n’est et ses propres oreilles peu sûres, sans
doute la première fois qu’elle avait entendu parler de jambon d’York avait-elle cru –
trouvant d’une prodigalité invraisemblable dans le vocabulaire qu’il pût exister à la
fois York et New-York – qu’elle avait mal entendu et qu’on avait voulu dire le nom
qu’elle connaissait déjà.
120 Cette autre forme du “mot pour un autre”, semblable dans ses effets aux “fautes” du
Directeur, est à rapporter à une autre remarque du narrateur sur l’apparente limitation
du vocabulaire de Françoise, à propos de son exclamation : « C’est une grande famille que
les Guermantes » :
Fondant la grandeur de cette famille à la fois sur le nombre de ses membres et
l’éclat de son illustration, comme Pascal, la vérité de la religion sur la raison et
l’autorité des Écritures. Car n’ayant que ce seul mot de « grand » pour les deux
choses, il lui semblait qu’elles n’en formaient qu’une seule, son vocabulaire, comme
certaines pierres, présentant ainsi par endroits un défaut qui projetait de
l’obscurité jusque dans la pensée de Françoise195.
121 L’usage de certains termes, par choix ou par inadvertance de la part du locuteur, est
rapporté, par déterminisme linguistique, à une conception du monde. Il ne s’agit pas de
rapporter “un mot pour un autre” au lapsus linguæ, révélateur d’un sentiment enfoui,
même si le thème existe dans la Recherche, de manière distincte de la question de la
“faute”. Saint-Loup, champion de l’altération syntaxique et sémantique, et sa tante
Oriane, championne de la conservation de la langue paysanne et de la langue classique, de
la pureté, représentent deux visions du monde :
Mme de Guermantes, dont le vocabulaire habituellement limité à toutes ces vieilles
expressions était savoureux comme ces plats possibles à découvrir dans les livres
délicieux de Pampille, [...] différait profondément de son neveu Saint-Loup, envahi
par tant d’idées et d’expressions nouvelles196.
122 Si les expressions de la duchesse « sont authentiques, ne comportent aucun alliage », son
vocabulaire est « limité ». Il est aussi « fermé » que celui de Saint-Loup est « envahi »,
aussi « savoureux », « exquis », que l’autre est « troublé » ; l’un « exclu[t] », « conserve »,
92

l’autre est « altéré »197. Le narrateur rapporte la pureté de la langue française d’Oriane à
une limitation de l’intelligence :
Il est difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de
Baudelaire, d’écrire le français exquis d’Henri IV, de sorte que la pureté même du
langage de la duchesse était un signe de limitation et qu’en elle l’intelligence et la
sensibilité étaient restées fermées à toutes les nouveautés198.
123 Sans l’énoncer aussi clairement qu’à propos de Françoise pour qui « le monde des idées
n’existait pas », la pureté du français d’Oriane est inversement proportionnelle à sa
fermeture intellectuelle, opposition qui suppose qu’à des conceptions nouvelles
corresponde une langue nouvelle, chez Saint-Loup comme chez le narrateur : « l’esprit de
Mme de Guermantes me plaisait justement par ce qu’il excluait (et qui composait
précisément la matière de ma propre pensée)199 ».

Impropriétés

124 Plus normatifs sont les commentaires du narrateur, de Palamède ou d’Oriane (« Je ne


parle pas ce français-là200 ») sur les faux sens (« faire des embarras201 »), sur la substitution
d’une expression ou d’un terme à un autre alors qu’ils ne sont pas équivalents
sémantiquement (en principe/par principe/en règle générale202 ; en thèse générale203, ou
“faire” pour “avoir l’air”204), voire sur leur inversion(rester/demeurer205), sur l’emploi du
sens figuré (“pédaler” pour “marcher vite”206), du singulier à la place du pluriel (“le
cheveu”207), d’un verbe supposant un sujet “pensant” avec un sujet “inanimé” (“savoir”208)
, d’un épithète supposant un substantif animé, voire humain, avec un nom qui ne l’est pas
(“thé dansant”209). Ces impropriétés sont le plus souvent dues à un manque de réflexion
sur le signe, à un manque de connaissances sur l’origine de l’expression ou l’étymologie
du terme, qui permettraient d’ancrer le sens ; ou, pour les derniers exemples, à un
manque d’attention pour le sens littéral. Cela donne lieu à des commentaires
linguistiques drôles (« drolatiques » dirait Basin210) comme seule peut en produire la verve
du Baron, où chaque expression est décomposée, chaque terme pris “au pied de la lettre” :
Ils m’ont convié comme vous, je le vois, à la chose la plus impossible à concevoir et
a réaliser et qui s’appelle, si j’en crois la carte d’invitation : Thé dansant. Je passais
pour fort adroit quand j’étais jeune, mais je doute que j’eusse pu sans manquer à la
décence prendre mon thé en dansant211.
125 L’usage impropre ou déviant, de la grammaire notamment, n’est pas toujours relevé
comme défaut d’« instruction » ou d’attention. Deux passages métalinguistiques très
semblables, véritables explications de textes attribuées, l’une au narrateur, l’autre à
Charlus, mettent l’accent sur la souplesse de la langue, par la valeur que les temps
grammaticaux, ou les pronoms, peuvent prendre en discours. Il s’agit de commenter des
écrits de Norpois, ceux de la guerre de 1870 pour lesquels le narrateur montre comment
ils manipulent l’information (« montrons comment M. de Norpois se servit de ce journal
en 1870 »), et ceux de la guerre de 1914 pour lesquels Charlus montre comment,
grammaticalement, l’ambassadeur exprime plus un « désir » qu’une réalité. Les deux
remarques métalinguistiques portent sur le temps des verbes qu’emploie – ou n’ose pas
employer – Norpois et sur la valeur qu’il faut leur attribuer en ces discours. « Par
exemple, en 1870, à la veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand la mobilisation
était presque achevée », Norpois dont les articles sont encore orientés vers l’espoir
improbable de paix use du « conditionnel » (au sens de « il paraît que ») et du « présent de
l’indicatif pris non pas dans son sens habituel mais dans celui de l’ancien optatif » :
93

On a peut-être remarqué dans les pages précédentes que le « conditionnel » était


une des formes grammaticales préférées de l’ambassadeur, dans la littérature
diplomatique. (« On attacherait une importance particulière » pour « il paraît qu’on
attache une importance particulière ».) Mais le présent de l’indicatif, pris non pas
dans son sens habituel mais dans celui de l’ancien optatif, n’était pas moins cher à
M. de Norpois. Les commentaires qui suivaient l’éditorial étaient ceux-ci :
« Jamais le public n’a fait preuve d’un sang froid aussi admirable (M. de Norpois
aurait bien voulu que ce fût vrai mais craignait tout le contraire) [...] Le public n’en
demande (optatif) pas davantage »212.
126 Le second commentaire des articles de Norpois, en 1918, est fait, beaucoup plus
longuement, par Charlus213. Il s’agit du même type d’analyse, portant sur l’expression
d’un espoir auquel Norpois ne croirait pas tout à fait : à la veille de la guerre de 1870,
l’espoir que la guerre n’ait pas lieu, et vers la fin de la Première guerre mondiale, l’espoir
que les hostilités cessent. La seconde analyse grammaticale ne peut être prêtée au
narrateur (qui représente la normalité en matière de langue autant que de morale
sexuelle et patriotique) dans la mesure où il faut soi-même ne pas croire à la fin de la
guerre pour remarquer le pessimisme dissimulé de Norpois :
Même la syntaxe de l’excellent Norpois subit du fait de la guerre une altération
aussi profonde que la fabrication du pain ou la rapidité des transports. Avez-vous
remarqué que l’excellent homme, tenant à proclamer ses désirs comme une vérité
sur le point d’être réalisée, n’ose pas tout de même employer le futur pur et simple
qui risquerait d’être contredit par les événements, mais a adopté comme signe de ce
temps le verbe savoir214 ?
127 Une remarque du narrateur interrompt durant presque une page les explications
grammaticales du baron, pour signaler, comme une compensation à son pessimisme,
l’anglophilie et le « pur anti-caillautisme » de son frère le duc : « Il me faut noter ici que le
duc de Guermantes ne partageait pas le pessimisme de son frère ». L’obligation de « noter
ici » ne relève que de la nécessité d’un contrepoint patriotique qui rompt la tirade de
Charlus par manière de précaution :
Pour en revenir à M. de Charlus : « Mais si », répondit-il à l’aveu que je ne le
comprenais pas, « mais si : “savoir”, dans les articles de Norpois, est le signe du
futur, c’est-à-dire le signe des désirs de Norpois et des désirs de nous tous
d’ailleurs », ajouta-t-il peut-être sans une complète sincérité. « Vous comprenez
bien que si “savoir” n’était pas devenu le simple signe du futur, on comprendrait à
la rigueur que le sujet de ce verbe pût être un pays. Par exemple chaque fois que
Norpois dit : “L’Amérique ne saurait rester indifférente à ces violations répétées du
droit”, “la monarchie bicéphale ne saurait manquer de venir à résipiscence”, il est
clair que de telles phrases expriment les désirs de Norpois (comme les miens,
comme les vôtres), mais enfin là, le verbe peut encore malgré tout garder son sens
ancien, car un pays peut “savoir”, l’Amérique peut “savoir”, la monarchie
“bicéphale” peut “savoir” (malgré l’éternel “manque de psychologie”). Mais le
doute n’est plus possible quand Norpois écrit : “Ces dévastations systématiques ne
sauraient persuader aux neutres”, “la région des Lacs ne saurait manquer de
tomber à bref délai aux mains des Alliés”, “les résultats de ces élections neutralistes
ne sauraient refléter l’opinion de la grande majorité du pays”. Or il est certain que
ces dévastations, ces régions et ces résultats de votes sont des choses inanimées qui
ne peuvent pas “savoir” [...] »215.
128 Un verbe peut avoir valeur de futur et inversement un conditionnel avoir valeur de
précaution oratoire (« il paraît que »), de la même manière qu’un « on » peut dissimuler
un « je », comme le commente ensuite le narrateur à propos des articles de Brichot, dans
une digression qui en paraît d’autant moins une du point de vue métalinguistique qu’une
rature du manuscrit montre une hésitation entre Norpois et Brichot216 : « Que cette
94

parenthèse sur Mme de Forcheville, tandis que je descends les boulevards, côte à côte
avec M. de Charlus, m’autorise à une autre plus longue encore, mais utile pour décrire
cette époque, sur les rapports de Mme Verdurin avec Brichot217. » Le commentaire
commence, exactement de la même façon que celui de Charlus sur les articles de Norpois
218, par énumérer les expressions ridicules, toutes faites, grandiloquentes et de peu de

sens qu’emploie Brichot :


Certes les articles de Brichot étaient loin d’être aussi remarquables que le croyaient
les gens du monde. La vulgarité de l’homme apparaissait à tout instant sous le
pédantisme du lettré. Et à côté d’images qui ne voulaient rien dire du tout (« les
Allemands ne pourront plus regarder en face la statue de Beethoven » ; « Schiller a
dû frémir dans son tombeau » ; « l’encre qui avait paraphé la neutralité de la
Belgique était à peine séchée » ; « Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la
steppe »), c’étaient des trivialités telles que : « Vingt mille prisonniers, c’est un
chiffre ; notre commandement saura ouvrir l’œil et le bon ; nous voulons vaincre,
un point c’est tout. » Mais, mêlé à tout cela, tant de savoir, tant d’intelligence, de si
justes raisonnements219 !
129 Les commentaires du narrateur sur les « rapports de Mme Verdurin avec Brichot », à
travers les dénigrements de la Patronne envers chaque article publié, bien que présentés
comme un détour, se lisent dans la continuité du commentaire linguistique :
Devant lui Mme Verdurin ne laissait pas trop voir, sauf par une maussaderie qui eût
averti un homme plus perspicace, le peu de cas qu’elle faisait de ce qu’écrivait
Chochotte. Elle lui dit seulement une fois qu’il avait tort d’écrire si souvent « je ».
[...] À partir de ce moment, Brichot remplaça je par on, mais on n’empêchait pas le
lecteur de voir que l’auteur parlait de lui et permit à l’auteur de ne plus cesser de
parler de lui, de commenter la moindre de ses phrases, de faire un article sur une
seule négation, toujours à l’abri de on220.
130 Nous sommes bien loin, en ce Temps retrouvé, du moment où le narrateur croyait que les
mots exprimaient directement la vérité, et même de cette seconde phase où, ne
l’exprimant pas, ils ne seraient que mensongers. Il s’agit maintenant de détours du sens,
plus ou moins conscients de la part du locuteur ou de l’écrivain, qui ne sont ni volonté
d’égarer ni faute de langue mais demandent interprétation et analyse grammaticale.
131 Les commentaires particuliers, à propos d’articles patriotiques, ajoutent à un propos sur
la subjectivité du langage une mise à distance du français comme langue diplomatique
par excellence, parce que plus “claire”, c’est-à-dire plus précise. Le patriotisme à ce
moment de guerre, d’union sacrée, permet – rend même obligatoire – une plus grande
coopération interprétative, ce qui donne tout son sens au propos complémentaire du
narrateur sur la « clarté » : « chacun appelant idées claires celles qui sont au même degré
de confusion que les siennes propres221 ». Malgré la nécessité morale d’aboutir à une
monosémie, à un sens positif, non défaitiste, la syntaxe, le lexique ne sont pas “simples”,
ne sont pas l’expression transparente d’une conviction partagée. D’un commentaire à
l’autre, la notion de “faute”, de “mauvais français” qu’exprimait Charlus par le terme
d’“altération” (de la syntaxe comme du pain) s’est également éloignée, au profit d’une
leçon de lecture critique, fort proche, par ses énumérations de formules ridicules, des
reproches faits en 1896 à Ganderax (cf. supra), et par ses considérations sur la valeur des
temps verbaux, des analyses du « style de Flaubert ».
95

Plaisir et « vices » de langage


132 Le panorama des commentaires du roman sur les fautes de langue et autres
hétérogénéités par rapport à une norme postulée semblerait tout à fait incomplet s’il
n’évoquait le “plaisir de dire”, y compris le plaisir de “mal” dire, le plaisir des “vices” de
langage. Ce plaisir joue un rôle important dans la distinction entre hétérogénéité
volontaire et involontaire, puisqu’il la fausse systématiquement. Ce qui relève
logiquement de l’involontaire, comme l’hétérogénéité en langue qu’est la néologie (le
locuteur se bornant à choisir ou non d’en faire usage), ou comme la “faute”, censément
non maîtrisée par le locuteur, devient dans la Recherche, par le biais du plaisir de dire, un
acte volontaire manifesté par la répétition. Même lorsqu’il s’agit d’une faute involontaire,
comme l’“enverjure” du maître d’hôtel, la répétition l’emporte sur la correction :
Ayant déclaré qu’il fallait prononcer « envergure », je n’y gagnai qu’à faire redire à
Françoise la terrible phrase, chaque fois que j’entrais à la cuisine 222.
133 De l’attitude, persévérante dans l’erreur, du maître d’hôtel, « ancien jardinier de
Combray », on trouve un écho, ou un modèle, chez Françoise :
Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de Mme Sazerat
et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette volontaire et orgueilleuse
persévérance dans ses erreurs qui était habituelle chez elle [...] 223.
134 C’est une caractéristique de l’erreur dans la Recherche que de se perpétuer : « Mais l’erreur
est plus entêtée que la foi et n’examine pas ses croyances224. » Soit qu’un même locuteur
la répète à plaisir (Françoise ne perd pas une occasion de « redire » : « du jambon de
Nev’York »), soit qu’elle se multiplie par imitation. À l’exemple de l’admirateur de Mme
de Cambremer qui répète complaisamment son « Saint-Loupe », Françoise, bien qu’avec
une hésitation qui lui fait choisir un moyen terme entre le correct et l’incorrect, déforme
comme le maître d’hôtel « pissotière », que celui-ci prononce, « incorrectement mais
perpétuellement », « pistière », tandis que Françoise se contente, comme pour ne pas lui
faire affront, d’atténuer l’o en prononçant « pissetière »225. C’est ce que le narrateur
appelle « cette perpétuelle erreur qui était précisément la “vie”226 ».
135 Si la répétition est nécessaire à la néologie pour s’implanter, c’est toujours le plaisir qui la
favorise ; qu’il s’agisse du duc (« Mentalité me plaît, je le resservirai ») ou des duchesses
qui ont « le même plaisir à dire “limoger” » que les bourgeoises, entre lesquelles le
narrateur reconnaît une parenté d’esprit, du fait de ce plaisir même227. Cottard n’est pas
en reste, quant à la satisfaction d’avoir compris et de savoir « replacer » ses expressions
toutes faites, d’en connaître « le fort et le faible », non plus que Basin, l’exemple atypique
de mauvais français chez les Guermantes de sa génération, et ses perpétuels « que voulez-
vous que je vous dise » ou « bel et bien », aussi « satisfaisants » qu’une formule latine bien
placée228. Dire le nouveau, redire l’incorrect, ressasser le cliché, répéter les formules sont
sources de plaisir. Celui-ci peut naître de tenir certains mots dans sa bouche, comme ces
« mots qui font plaisir aux lèvres, aux coins de la bouche » que reproche Proust à la
critique229. L’acmé de ce plaisir de dire, de cette volupté de la langue, qui est aussi plaisir
d’imiter, d’égaler ce qu’on admire, sera dans la Recherche la scène des glaces.
136 La diversité de ses remarques établit l’autorité du narrateur en matière de langue. Ses
observations sur tout ce qui s’écarte d’une langue standard participent des catégories
traditionnelles : le nouveau face à l’usage connu, voire aux expressions figées, l’écart
social et régional face à une langue de la bourgeoisie parisienne, l’emprunt aux langues
96

étrangères face au protectionnisme linguistique. Ce portrait du narrateur en philologue


n’est pas sans nuances ni sans évolutions. Mais le portrait de la “langue française” est
moins fluctuant : celui d’une idée de norme et d’une manière de définir cet objet, par
inclusion de “ce qui en est” et exclusion de ce qui n’en est pas, ou plus, ou pas encore. Le
commentaire, plus ou moins normatif selon les “sujets” linguistiques et suivant
l’évolution du narrateur, pointe les marges et trace les frontières de cette « langue
française ». Ce faisant, son rôle dans le roman est ambigu. D’un côté, il s’impose comme
vrai : par nature le discours métalinguistique a un caractère d’autorité, et celui du
narrateur est émaillé d’un vocabulaire un peu technique attestant un savoir que lui ont
reconnu les linguistes.
137 Ce discours d’autorité sur la langue établit un contrat de lecture en remplaçant en
quelque sorte l’omniscience narrative traditionnelle. J’écris parce que je connais la langue et
non plus parce que je sais de quoi je parle ou parce que mon témoignage sur le monde est
fiable. « Comme il sait sa langue ! » est l’argument de Swann pour réhabiliter à ses yeux le
dreyfusard Clémenceau, par opposition aux ouvrages « sans os230 » de Barrès. Il y a dans la
Recherche un déplacement d’un savoir sur le monde, même partiel et faillible avec la
technique du point de vue, à un savoir sur la langue, dont l’acquisition-accumulation
justifie le parcours initiatique puis l’entrée en écriture comme conclusion logique du
roman. Concurremment, ce discours d’autorité formé de multiples et constantes
remarques sur ce que le narrateur déclare fautif, déviant, etc., en s’appuyant sur des
discours normatifs existants, impose par contraste la langue de la narration matricielle
comme norme, au moins de manière interne : comme la norme de ce roman. C’est
pourquoi, une fois les caricatures linguistiques posées dans la première partie du roman,
le narrateur, qui semble pourtant tout interpréter pour son lecteur, ne commente pas –
en matière de langue – les phénomènes de contagion, d’infusion dans la narration, qui
sont pourtant conformes à la démonstration générale du roman (socialement,
politiquement, sexuellement) et qui sont à la base de la construction des langages, comme
en attestent les brouillons.
138 L’ambiguïté de cette norme qui n’apparaît qu’en creux dans les discours
métalinguistiques du narrateur est au fond du même ordre que l’ambiguïté de ses
positions sociales (ce statut effacé de « jeune bourgeois », à partir duquel il ne parle que
de milieux que n’auraient pas fréquentés ses parents), politiques (son engagement dans
l’Affaire Dreyfus, dont l’affirmation est si diffuse que quelques critiques l’ont mis en
doute), sexuelles (son omniscience passagère en matière de rencontres furtives et autre
argot homosexuel). La narration matricielle n’évite pas ce que le narrateur stigmatise
dans la langue des autres : ce qui est pointé comme hétérogène dans les langages de
personnages existe dans la narration matricielle, de manière parfaitement intégrée, du
fait de sa dissémination (au contraire des effets de concentration dans les langages de
personnages). L’ambiguïté en matière de fonctionnement métalinguistique réside dans le
fait que les remarques, perpétuelles mises à distances du discours, forment à mesure le
lecteur à un examen minutieux de la matérialité verbale, en remettant sans cesse en
question la manière d’entendre et de construire le sens, et en même temps qu’elles
détournent l’attention de ce qui se joue dans la lecture, par la dispersion de remarques
normatives quasi anecdotiques et non convergentes. Ce narrateur est tout ensemble un
guide, un modèle par sa manière d’interroger, de soupçonner la langue, et un leurre, un
semeur de fausses pistes par sa manière de rapporter à un modèle unique, de retenir,
d’ordonner ce qui se présente comme essentiellement foisonnant et mobile. Ce double
97

narrateur, lecteur et philologue, est aussi celui qui permet au texte de fonctionner : pour
fabriquer un roman-cosmos où tout varie en permanence – la forme des mots, leur valeur,
leur usage, leur interprétation –, il faut qu’il existe un point fixe (même s’il tourne sur lui-
même comme ce philologue dont les idées linguistiques évoluent sans révolutionner) à
partir duquel l’idée de mouvement et de tournoiement apparaît.
139 Les rapports entre langages de personnages et discours métalinguistiques prouvent que
“monstration” n’est pas démonstration. Le système langages-métalangage répète à son
niveau les questions d’interprétation : il met en jeu les notions de variabilité (posée à un
autre niveau par la multiplicité des “moi”), d’incertitude (générée par le soupçon lui-
même si l’on en croit l’exemple du soupçon jaloux dans la Recherche). Le moi qu’est le
narrateur-philologue a paru jusqu’alors moins faillible dans ses interprétations (des mots
et non des mondes) parce que son discours normatif est construit à partir de discours
familiers sur la langue, mais surtout parce que l’idée d’une norme partagée, d’une langue
commune est nécessaire, pas seulement à la coopération interprétative : à l’acceptation
même du lecteur d’entrer dans le texte. Mais la norme linguistique implicitement
proposée par le narrateur-philologue d’une langue moyenne (qui ne comprendrait ni trop
de nouveautés lexicales, ni trop d’acceptions singulières, ni emprunts étrangers, ni
langages spécialisés, ni clichés, ni fautes) supposerait, de la part de l’apprenti-écrivain
qu’il est aussi, une écriture classique, une syntaxe simple et un modèle logique,
autrement dit un français “clair” et “pur”, qui n’est manifestement pas celui d’À la
recherche du temps perdu. Comment concilier ce raisonnable narrateur-philologue, qui, tel
un “sésame”, autorise au lecteur l’entrée dans l’œuvre par le consensus qu’il représente
et la confiance dans une langue commune qu’il affirme, à défaut de la démontrer, avec le
narrateur-devenant-écrivain de la Recherche ?

NOTES
1. André Ferré, « Marcel Proust et la linguistique », art. cité, n o 157, avril 1965, p. 182.
2. CG, II, p. 768.
3. TR, IV, p. 356.
4. SG, III, p. 141.
5. TR, IV, p. 602.
6. CS, I, p. 197.
7. CG, II, p. 430.
8. CG, II, p. 773.
9. CS, I, p. 381.
10. CG, II, p. 715.
11. SG, III, p. 54.
12. CSB, p. 390.
13. Gabriel de Tarde, préf. de Bruno Karsenti, Les Lois de l’imitation, Kimé, Paris, 1993 [1890],
14. CG, II, 534.
15. Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, 2 vol., Le Robert, Paris, 1992.
Désormais abrégé : DHLF.
98

16. CS, I, p. 162.


17. CS, I, p. 538.
18. CG, II, p. 406.
19. « Il est parfait pour s’occuper de l’ordinaire et de la tenue de ses hommes ; il passe des heures
avec le maréchal des logis chef et le maître tailleur. Voilà sa mentalité » (CG, II, p. 379) ; et « Il y a
là une mentalité que je connais mal et ce serait assez piquant de prendre une interview à ce
diplomate considérable » (CG, II, p. 516).
20. CG, II, 700; AD, IV, p. 194.
21. CG, II, p. 534. Nous soulignons.
22. SG, III, p. 218.
23. TR, IV, p. 361.
24. CG, II, p. 446.
25. JF, II, p. 160.
26. SG, III, p. 514.
27. JF, II, p. 15-16. Nous soulignons
28. SG, III, p. 13. Nous soulignons.
29. CG, II, p. 861.
30. CG, II, p. 324.
31. SG, III, p. 203.
32. SG, III, p. 204.
33. SG, III, p. 205.
34. SG, III, p. 297.
35. SG, III, p. 388.
36. CS, I, p. 143. Nous soulignons.
37. DHLF.
38. TR, IV, p. 347.
39. TR, IV, p. 311.
40. Ibid.
41. Ibid.
42. CG, II, p. 710.
43. CS, I, p. 41.
44. JF, II, p. 133.
45. Ibid. Nous soulignons.
46. Même s’il ne signifie peut-être « pas exactement la même chose que ses synonymes ». CS, I,
p. 230.
47. Ibid.
48. CS, I, p. 366.
49. P, III, p. 828.
50. JF, I, p. 567.
51. CS, I, p. 90-91.
52. CS, I, p. 566.
53. P, III, p. 668.
54. « C’est une Juive ! [...] (C’est sans doute à cause de cela qu’elle l’appelait Rachel) ». CS, I, p. 566.
Nous soulignons.
55. CG, II, p. 460.
56. R. de Gourmont, « Sur la langue française : la déformation verbale considérée comme force
créatrice », Mercure de France, juillet 1898, t. XXVII, p. 74-85 [« À propos du livre de M. Émile
Deschanel, Les déformations de la langue française, Calmann Lévy, Paris, 1898 »], § 11 et 21.
57. Cake (JF, I, p. 498), toast, studio, nurse (JF, I, p. 499), le lunch (JF, I, p. 516), pudding, Chrismas (
JF, I, p. 517), un petit home (JF, I, p. 588), tub, footing (JF, I, p. 605), sweaters (JF, I, p. 610), etc.
99

58. CS, I, p. 77.


59. JF, I, p. 583.
60. Ibid.
61. JF, I, p. 604.
62. JF, I, p. 535.
63. JF, I, p. 572.
64. JF, I, p. 587.
65. CS, I, p. 77.
66. CG, II, p. 569.
67. JF, I, p. 629.
68. Deux acceptions : CS, I, p. 217 ; JF, I, p. 605 et sa note 1, p. 1418.
69. SG, III, p. 269.
70. Alphonse Daudet, La Lutte pour la vie, 1889. Note de la Pléiade, III, 1494.
71. Olivier Chantraine, Le Métalangage dans À la recherche du temps perdu, Thèse, Lille, 1992.
72. JF, II, p. 190. Nous soulignons.
73. SG, III, p. 322.
74. JF, I, p. 588.
75. CG, II, p. 323.
76. CG, II, p. 695.
77. CG, II, p. 771.
78. JF, II, p. 257.
79. CG, II, p. 452.
80. CG, II, p. 768.
81. JF, I, p. 516.
82. CG, II, p. 332.
83. P, III, p. 748-49.
84. « Ces Français peuvent-ils justement invoquer, pour excuser leur méfait, l’indigence relative
de leur langue ? Ils ne la connaissent point, voilà tout, et ils appellent rail ce qui est simplement
une lisse, ils qualifient window (pour bow-window, fenêtre en saillie) une adaptation à
l’architecture moderne de l’antique bretèche, tandis que, reprenant à l’anglais notre joli fleureter
(conter fleurette) qu’il nous a pris, ils nous resservent flirter, qui est le même mot avec le sens
plus brutal qu’il a gagné en habitant parmi ce peuple moins poli. » Louis Denise, « Lettre
philologique à R. de Gourmont », Mercure de France, t. XXXI, août 1899, p. 289.
85. P, III, p. 558.
86. SG, III, p. 291-92.
87. TR, IV, p. 305.
88. TR, IV, p. 388.
89. Odette se dit « une petite bourgeoise très choquable », JF, I, p. 594.
90. SG, III, p. 79 (Basin).
91. SG, III, p. 459 (Cottard).
92. SG, III, p. 480.
93. CG, II, p. 799.
94. CG, II, p. 780.
95. JF, II, p. 289.
96. SG, III, p. 343.
97. P, III, p. 788.
98. P, III, p. 833.
99. CG, II, p. 695.
100. P, III, p. 727.
101. CG, II, p. 706.
100

102. SG, III, p. 439.


103. JF, I, p. 584 (Odette).
104. CS, I, p. 257.
105. TR, IV, p. 328.
106. Le terme « yiddish » n’apparaît pas dans la Recherche.
107. CG, II, p. 327.
108. SG, III, p. 497.
109. JF, II, p. 151.
110. Ibid.
111. JF, II, p. 150.
112. SG, III, p. 106.
113. TR, IV, p. 390-412.
114. TR, IV, p. 403 (Jupien).
115. TR, IV, 404 (Charlus).
116. TR, IV, p. 406.
117. Jean-Paul Colin et Agnès Carnel, « Argot, dicos, tombeaux ? », Langue française, n o 90
« Parlures argotiques », Larousse, Paris, mai 1991, p. 28-39.
118. TR, IV, p. 409.
119. TR, IV, p. 406.
120. TR, IV, 401-402.
121. SG, III, 350. Nous soulignons.
122. CG, II, p. 591. La note de la Pléiade indique : « jeune homme qui se prostitue à des hommes ».
123. « Car Aimé, dessalé par la vie d’hôtel où il avait conquis du reste un rang éminent, n’était
pas aussi timide que le cocher de fiacre », SG, III, p. 384.
124. CG, II, p. 566.
125. CG, II, p. 480. Le Robert ne donne pas « roulée » pour argotique mais pour populaire et vieilli
(1800), attesté chez Nerval.
126. Gaston Esnault, dans son Dictionnaire historique des argots français (Larousse, Paris, 1800)
donne « friser » pour voler, mais le substantif n’est pas attesté. Ce pourrait être une création de
Proust.
127. « Ainsi, grâce à Robert pouvait-elle [Odette] [...] éblouir chaque table où elle allais dîner [...]
d’un luxe inouï sans avoir besoin comme autrefois d’un “ami” qui maintenant n’eût plus casqué,
voire marché. » TR, IV, p. 350.
128. « Eh bien ! Léontine, tu pionces », SG, III, p. 350.
129. CG, II, p. 777.
130. TR, IV, p. 471.
131. SG, III, p. 125.
132. Ibid.
133. Ibid.
134. CG, II, p. 322.
135. CG, II, p. 391-393 et 437.
136. Une combinaison entre épatant et se poiler (« c’était poilant » est attesté chez Dorgelès), ou
une trace de l’origine régionale du verbe (éboeler pour éventrer).
137. Attesté dans le Robert comme « argot militaire ».
138. ARTP, II, p. 1592.
139. SG, III, p. 125.
140. CG, II, p. 356.
141. P, III, p. 660.
142. CG, II, p. 465.
143. TR, IV, p. 386.
101

144. SG, III, p. 101.


145. SG, II, p. 610.
146. SG, III, p. 284.
147. CG, II, p. 599.
148. CG, II, p. 428.
149. CG, II, p. 610.
150. SG, III, p. 42.
151. « On voit bien, repris Cottard, que vous n’avez pas comme moi administré jusqu’à deux
grammes de trional sans arriver à provoquer la somnescence. » SG, III, p. 351.
152. SG, III, p. 292.
153. CG, II, p. 371.
154. SG, III, p. 370.
155. CG, II, p. 640.
156. « La personne à qui [les médecins] conseillent pour une fois d’oublier sa dyspepsie, ou sa
grippe » (narration matricielle). CS, I, p. 204.
157. SG, III, p. 284.
158. CG, II, p. 483.
159. « Le type du cliché, c’est le proverbe, immuable et raide ; le lieu commun prend autant de
formes qu’il y a de combinaisons possibles dans une langue pour énoncer une sottise. » R. de
Gourmont, « Philosophie du cliché », Mercure de France, janv. 1899, t. XXIX, p. 6.
160. CS, I, p. 201. Nous soulignons.
161. CG, II, p. 773.
162. P, III, p. 744.
163. TR, IV, p. 474.
164. TR, IV, p. 361. Nous soulignons.
165. CG, II, p. 532.
166. CS, I, p. 197.
167. CS, I, p. 210.
168. CS, I, p. 198.
169. CG, II, p. 387.
170. P, III, p. 557.
171. CG, II, p. 324.
172. TR, IV, p. 329.
173. SG, III, p. 438.
174. CS, I, p. 202.
175. SG, III, p. 438.
176. SG, III, p. 367.
177. JF, II, p. 99.
178. JF, I, p. 437.
179. TR, IV, p. 420-421.
180. SG, III, p. 213.
181. Ibid.
182. CG, II, p. 775.
183. CG, II, p. 521.
184. CG, II, p. 496.
185. SG, III, p. 168.
186. CS, I, p. 200.
187. CS, I, p. 152.
188. CS, I, p. 202.
189. SG, III, p. 134.
102

190. JF, II, p. 303.


191. SG, III, p. 148.
192. « L’important c’est d’éviter de ne pas mettre le feu » (SG, III, p. 148). Les contresens du
Directeur relèvent toujours du niveau lexical, d’imprécisions ou d’inversions sémantiques :
« J’espère que vous ne verrez pas là un manque d’impolitesse, j’étais ennuyé de vous donner une
chambre dont vous êtes indigne », Ibid.
193. Anne-Marie Houdebine, « De l’imaginaire des locuteurs et de la dynamique linguistique »,
Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain, éd. Michel Francard, vol. 1, Lewen, Peeters, 1994,
p. 31-39.
194. AD, IV, p. 96.
195. CG, II, p. 323.
196. CG, II, p. 792.
197. Ibid.
198. Ibid.
199. Ibid.
200. « C’est une horreur de mot. C’est à vous faire tomber vos dents de sagesse. Jamais on ne me
fera dire ça », CG, II, p. 500 (à propos de « plumitif »).
201. « “Vous savez s’il aime à faire des embarras”, dit le duc qui n’était jamais arrivé à connaître
le sens précis de certains mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire non pas faire de
l’esbroufe, mais des complications », CG, II, p. 536.
202. « [Mme Verdurin] restait chez elle “en principe”, mais cette expression que Mme Swann
employait au temps où elle cherchait elle aussi à se faire son petit clan [...] et qu’elle traduisait à
contresens en “par principe”, signifiait seulement “en règle générale”, c’est-à-dire avec de
nombreuses exceptions », SG, III, p. 386.
203. Basin : SG, III, p. 118.
204. « “Ça ‘fait’ assez ‘vieille demeure historique’.” Saint-Loup employait à tout propos “faire”
pour “avoir l’air”, parce que la langue parlée, comme la langue écrite, éprouve de temps en
temps le besoin de ces altérations du sens des mots », CG, II, p. 371. Également mais non
commenté : « Oui, ça fait assez monument historique » (Saint-Loup) SG, III, p. 90 ; et Rachel : « il
croit que ça fait élégant, que ça fait grand seigneur d’avoir l’air jaloux », CG, II, p. 467.
205. Françoise : AD, IV, p. 96.
206. Le lift : « Je lui pardonnais difficilement aussi qu’il employât certains termes de son métier
et qui eussent à cause de cela été parfaitement convenables au propre, seulement dans le sens
figuré, ce qui leur donnait une intention spirituelle assez bébête, par exemple le verbe pédaler.
Jamais il n’en usait quand il avait fait une course à bicyclette. Mais si à pied, il s’était dépêché
pour être à l’heure, pour signifier qu’il avait marché vite il disait : “Vous pensez si on a
pédalé !” » SG, III, p. 187.
207. Élodie de Cambremer : « (Car depuis trois ou quatre ans le mot “cheveu” avait été employé
au singulier par un de ces inconnus qui sont les lanceurs des modes littéraires, et toutes les
personnes ayant la longueur de rayon de Mme Cambremer disaient “le cheveu”, non sans un
sourire affecté. À l’heure actuelle on dit encore “le cheveu”, mais de l’excès de singulier renaîtra
le pluriel.) », SG, III, p. 320.
208. Article de Norpois commenté par Charlus : TR, IV, p. 361-363.
209. Invitation de Mme de Saint-Euverte commentée par Charlus : P, III, p. 772.
210. CG, II, p. 524.
211. P, III, p. 772.
212. AD, IV, p. 217-18.
213. TR, IV, p. 361-363.
214. TR. IV, p. 361.
215. TR, IV, p. 362-364.
103

216. ARTP, IV, note p. 1226.


217. TR, IV, p. 368.
218. Cf. TR, IV, p. 361 : « “celui qui sème le vent récolte la tempête” ; “les chiens aboient, la
caravane passe” [...] enfin ça ne se compte plus, et le “mordant des troupes” et “le cran des
troupes” ». Cette énumération fait elle-même écho à celle commencée par le narrateur à propos
de Norpois dans les Jeunes filles, I, p. 453.
219. TR, IV, p. 369.
220. TR, IV, p. 371.
221. JF, I, p. 542.
222. TR, IV, p. 421. Nous soulignons.
223. AD, IV, p. 153. Nous soulignons.
224. P, III, p. 695.
225. P, III, p. 695; IV, p. 329.
226. AD, IV, p. 154.
227. TR, IV, p. 311.
228. SG, III, p. 79.
229. « Romain Rolland », Notes sur la littérature et la critique, dans CSB, p. 310.
230. CG, II, p. 870.
104

Troisième partie. La langue échappée


105

La langue échappée

1 La notion de norme, qui se dégage de l’ensemble métalinguistique du roman, relève plus


d’une idéologie que d’une démarche descriptive. Les termes de bien, de mal (parler bien,
parler mal), de bon et de “mauvais français” amènent le narrateur au bord d’une attitude
prescriptive, du type “Dites... Ne dites pas” : vis-à-vis de l’erreur de prononciation du
maître d’hôtel, par exemple, lorsqu’il « s’insurge [...] au nom de la grammaire1 ». Cette
idéologie est très active dans la culture française, de l’époque classique à nos jours. La
norme, entourée d’un discours stable sur les perfections du français, a à peine besoin
d’une observation de la langue pour s’énoncer. Proust met à profit les évidences
idéologiques en matière de langue nationale pour alimenter la matière langagière de la
Recherche, en semant çà et là quelques indications à partir desquelles se développe, dans
la lecture, une extrapolation dont le narrateur n’est plus forcément maître. En dehors du
spectacle des langages, il convient d’observer l’activité de sens construite par d’autres
moyens romanesques. Prélever certains termes (“langue”, “Nom”, “génie de la langue
française”) permet de montrer des déploiements complémentaires de la “question de la
langue française” dans la Recherche.
2 L’examen du premier terme offre l’exemple d’une exploitation quasi systématique des
divers sens et usages du mot “langue”, jusqu’à leur précipitation en une scène résolutoire.
Le deuxième terme, le “Nom”, propose un modèle de dissémination de sa “francité” par
l’onomastique, non moins qu’une réflexion sémantique. Le “génie de la langue française”
enfin, appuyé sur le système de personnages autant que sur un important “hors-texte”
idéologique, démontre exemplairement une construction lacunaire, efficace et
artificieuse du sens que seule la coopération interprétative peut réaliser pleinement. Ces
éléments métalinguistiques, choisis pour leur permanence dans le roman, révèlent,
chacun à des niveaux différents, l’Autre scène de la langue française dans la Recherche
auprès de laquelle l’autorité du narrateur-philologue faiblit.
106

NOTES
1. TR, IV, p. 421.
107

Chapitre I

Le génie de la « langue Françoise »


1 Les commentaires du narrateur s’éloignent parfois de la simple “remarque” normative
sur un fait de langue précis, pour atteindre un commentaire de portée plus générale sur
« le français », « la langue française » :
Je l’écoutais [Oriane de Guermantes] comme j’aurais lu un livre écrit en langage
d’autrefois. J’avais assez de liberté d’esprit pour goûter dans ce qu’elle disait cette
grâce française si pure qu’on ne trouve plus, ni dans le parler, ni dans les écrits du
temps présent1.
2 Toutes les remarques liées au « génie linguistique » – avec les attributs de “vieille
langue”, de “pureté”, etc. – sont circonscrites dans une zone de personnage. Le motif du
génie est particulièrement concentré autour de Françoise, même s’il concerne aussi
Oriane et si le discours de Swann peut en relever à l’occasion (mais sans être désigné
comme tel par le narrateur). Le style de Bergotte peut également en relever, par le
“doux” : la douceur est classiquement conférée à la langue française (par opposition à
l’allemand “rude” ou à l’italien “chantant”). Mme Poussin illustre cette qualité par les
précieux « adoucissements » qu’elle impose à sa prononciation2, tandis que Bergotte
l’attribue à sa prose : « Une espèce de sévérité de goût qu’il avait, de volonté de n’écrire
jamais que des choses dont il pût dire : “C’est doux”, et qui l’avait fait passer tant
d’années pour un artiste stérile, précieux, ciseleur de riens »3. Mais conformément aux
principes de “dominante” et de “contagion” que nous avons exposés, le “génie” est la
dominante de Françoise, c’est-à-dire que le motif du génie dans le roman, fût-il question
du langage d’un autre personnage (Oriane, Mme de Marsantes, Palamède, Jupien, la
grand-mère entrent dans le champ du “bon français”), est appuyé sur une comparaison
avec le langage de Françoise :
On retrouve le vieux langage et la vraie prononciation des mots avec une Mme de
Guermantes ou une Françoise4.
3 Éclairer les elliptiques notations du narrateur sur « le génie de la langue française »,
données dans le texte comme une évidence, sans explication d’aucune sorte, permet de
montrer l’infusion de ce mythe politique et culturel dans le roman : sans le discours du
génie, le “beau langage” de Françoise serait peu de choses.
108

Le « génie »
4 Malgré l’apparente intelligibilité du syntagme “génie de la langue française”, malgré son
évidence familière dans la culture française, il n’est guère aisé de définir en quoi ce génie
consiste. Pour montrer comment la Recherche use de cette familiarité, il faut rappeler
l’histoire de cette notion, qu’Henri Meschonnic dénonce comme mythe et à laquelle il
consacre De la langue française 5. Des prémices du “génie de la langue française”
apparaissent dès le Moyen Âge, au moment où la volonté centralisatrice de la Cour
impose son modèle, dont la norme linguistique est une manifestation : on en trouve trace
dans quelques poèmes dès le XIIIe siècle, sous la forme d’un débat sur la légitimité
d’expressions régionales6. Le thème du “génie” (le terme n’apparaît qu’aux siècles
classiques) se forme d’emblée de manière exclusive : ce qui n’est “pas français” – que ce
soit les variantes régionales, le latin ou d’autres langues étrangères – est minoré. Une
terminologie de “guerre des langues” se met en place : les “ennemis” désignés seront
alternativement de l’intérieur (parlers régionaux qui empêchent l’unification identitaire
française), de l’origine (le latin comme langue mère et langue savante), de l’extérieur
(toute langue concurrente en France et dans le monde).
5 Le français dominant et son bon génie argumentaire dressent successivement le pouvoir
central contre les régions, la langue “vulgaire” (que partagent le peuple, les femmes et les
poètes) contre le latin de l’élite religieuse et savante, le français unifié contre toute autre
langue. Cette construction identitaire par exclusion active de l’Autre amène à ériger le
français en norme et en modèle de perfection linguistique, a priori que de nombreux
textes argumentaires ont justifié au cours des siècles, de Vaugelas à Rivarol, pour ne citer
que les plus connus. Il faut rappeler que le “génie” n’est pas uniquement une bataille
d’arguments, tellement convaincants qu’ils entraîneraient de facto l’extension du français.
Il accompagne une hégémonie de fait qui voit son apogée aux siècles classiques. L’
universalité, un attribut du “génie de la langue”, n’est qu’une justification des prétentions
conquérantes de la France. Le discours du génie, prenant souvent l’effet pour la cause,
donne l’expansion du français « universel » pour preuve de ses qualités intrinsèques,
alors qu’une politique d’empire semblable à celle qui permit l’expansion du latin l’assure
au premier chef.
6 Les civilisations latine et française ont en commun de réunir sous le même terme de
“langue”, devenu emblématique, les domaines politique, linguistique et littéraire. “Le
génie de la langue française” ne désigne pas au fond les qualités d’une syntaxe, d’un
lexique, d’une prononciation, mais affirme l’indivisibilité d’une nation, d’un territoire,
d’une langue qu’il convient de défendre et d’illustrer, militairement et... littérairement.
La période classique marque la fusion parfaite de ces éléments, dans une idéologie
unitaire que poursuivra l’idéal révolutionnaire jusqu’à la mise en œuvre de la francisation
de la France, à la fin du XIXe siècle. Malgré ces confusions fondatrices qui forment le
“génie de la langue française”, et malgré les variations argumentaires au cours des siècles
(variations parfois contradictoires entre elles, même si tout converge à prouver la
précellence du français), certains éléments de discours restent remarquablement stables
au cours des siècles, et notamment les bien connues “pureté” et “clarté”. Il n’est pas
inutile de s’arrêter un instant sur ces termes, car ils suffisent le plus souvent, dans un
contexte linguistique, pour convoquer l’ensemble du mythe de l’excellence française. Et
109

Proust ne se prive pas d’user dans la Recherche de ces termes à partir desquels un sens
complexe se déploie.
7 Les arguments visant à justifier la qualité supérieure du français se stabilisent très tôt. La
pureté est une notion médiévale : il ne s’agit pas d’un sens moral encore que le vocabulaire
de la morale (vice, faute) soit très tôt associé au discours normatif. « D’après la première
valeur de l’adjectif “pur” : “complet, intégral et homogène”7 », on comprend mieux le
qualificatif de pureté : il désigne un idéal de langue sans mélange. L’horreur médiévale de
l’impur, du mêlé, de l’instable, de l’hybride8, marque durablement la conception de la
langue – et de l’identité – française. La pureté est l’attribut le plus stable du discours du
génie, comme le rejet de l’Autre en est le fondement. Cet attribut justifie qu’on défende la
langue contre toute pénétration – stigmatisation des emprunts sauf à les naturaliser –,
contre l’hybridation lexicale – un mot composé en partie de latin et en partie de grec –, et
même contre toute invention lexicale, la productivité néologique menaçant d’instabilité
la langue considérée comme Tout, « complet, intégral et homogène9 ». La pureté concerne
généralement le niveau lexical.
8 La clarté ensuite : il est à peine besoin de préciser “clarté française” tant cet attribut
devient métonymique de la langue qu’il veut qualifier, sinon définir exactement, et tant
l’adjectif « français » tend lui même à exprimer une essence (« Que cette église était
française10 ! »). La clarté s’attache nettement à la question du sens. Affirmer la “clarté de
la langue française”, c’est prétendre que le français est plus intelligible que tout autre,
qu’il comporte moins d’ambiguïtés sujettes à interprétation. Difficilement applicable au
lexique (« il n’y a presque aucun mot qui ne change de valeur et de signification, selon les
différentes manières où il est employé11 »), elle peut néanmoins prendre le sens de
“précision”, dans un idéal monosémique inhérent à l’écriture spéculative française
(depuis Descartes). Mais on applique davantage la notion de clarté, avec Rivarol et le
rationalisme des Lumières, à la logique et à la syntaxe : la clarté est liée à l’ordre
immuable sujet-verbe-complément (le reste est inversion grammaticale) comme
expression mimétique de la logique causale. « Ce qui se conçoit bien s’énonce
clairement » et « ce qui n’est pas clair n’est pas français ». L’équivalence entre langue et
raison est justifiée dès 1694, dans la préface de son dictionnaire, par l’Académie qui se
réfère à la polysémie du Logos grec (ce qui n’est pas un moindre paradoxe car l’idéal de la
clarté est, au contraire de la polysémie, la distinction intellectuelle : un mot, un sens).
9 Le siècle des Lumières instrumentalise l’expression en concevant la langue comme
adéquate et transparente à la pensée. Henri Meschonnic montre pourtant, par des
exemples exceptionnels, extraits de traités oratoires ou de l’Encyclopédie, que tout le
monde n’était pas dupe de la clarté. Elle pouvait être ramenée à un simple phénomène
d’intercompréhension entre locuteurs d’une même langue : « Notre langue nous paraît la
plus claire de toutes les langues12 » (« considérations banales de psychologie des peuples13
»). Pour le XIXe siècle, Jacques-Philippe Saint-Gérand montre bien, par un parcours
historique appuyé sur les discours du génie, comment, d’une affirmation peu fondée,
abstraite au XVIIIe siècle, la supériorité tente de se justifier de plus en plus par la
matérialité des faits (syntaxiques, grammaticaux, phonétiques...), par la preuve littéraire
(déplacement notable, bien que confus, du génie de la langue à sa réalisation en discours,
au sens de Benveniste), par la nature des locuteurs (l’esprit français, le génie d’un peuple,
qui ne font que compliquer l’affaire par un « trouble mélange du culturel et du
linguistique14 »), par la preuve scientifique, sur le modèle biologique.
110

10 Ce renchérissement pour fonder davantage le génie, pour déterminer les caractères


propres de la langue (génie indivis) ou d’un discours (génie individuel, qui ouvre la porte
à la stylistique), a pour conséquence paradoxale de le reléguer à l’arrière-plan, derrière
une véritable observation des faits de langue. Mais on assiste après 1870 à une régression
vers le mythe identitaire dont on ne peut s’étonner : « À quelques nuances près, un tel
discours aurait pu être tenu deux siècles auparavant ; seule la dialectique du peuple et de
l’individu de génie modelant la langue marque l’historicité du temps de sa conception, et
le besoin de faire jouer encore une fois à la langue – en situation historique une nouvelle
fois dramatique – son rôle bienfaisant de catalyseur social15 ». Les discours du génie de la
langue, si étroitement liés dès leur origine au triomphe militaire et politique, ne peuvent
que se trouver appelés à la rescousse, en cas de revers, pour conforter au moins l’orgueil
national.

« L’avenir et le passé du français »


11 La formation de Proust puis l’écriture de la Recherche prennent place dans cette période
de réactivation du mythe du génie, du fait d’une contraction nationaliste, qui va de la
défaite à la “revanche” en passant par l’Affaire Dreyfus. Il convient d’examiner ce que
devient en roman ce “génie de la langue française”, aussi profondément implanté dans
l’imaginaire français qu’une cathédrale. Cité à plusieurs reprises, le “génie” diffuse son
motif au-delà des mentions explicites, au moyen de ses attributs et associations et
notamment ceux de pureté, de clarté et d’illustration classique. De nombreux
personnages font des “fautes” dans la Recherche. Pour autant, le narrateur n’évoque pas à
leur propos « le génie linguistique à l’état vivant », comme il le fait pour Françoise :
Le génie linguistique à l’état vivant, l’avenir et le passé du français, voilà ce qui eût
dû m’intéresser dans les fautes de Françoise16.
12 Même si certaines “fautes” de Françoise sont parentes de celles du lift, voire du directeur
du Grand Hôtel, jamais ces dernières ne sont associées à un quelconque “génie”. Ce n’est
pas la “faute” en soi, mais un certain nombre d’attributs convergents dont sont dotés
certains personnages, qui vont permettre les remarques métalinguistiques à portée
idéologique ou relevant d’une certaine idée de la langue.
13 Si l’on considère de manière privilégiée le personnage – et la langue – de Françoise, pour
ce qu’il accompagne le narrateur de Combray au Temps retrouvé et fait l’objet de ses
premiers et derniers commentaires linguistiques, on constate dans l’attitude normative
du protagoniste une évolution qui a peu à voir avec les citations du langage de Françoise,
immuable, mais beaucoup avec la logique de “grandeur et décadence”, chère au génie. Le
narrateur marque lui-même une certaine distance avec le remarqueur qu’il était (« voilà
ce qui eût dû m’intéresser »), mais ses considérations de portée générale sur « l’avenir et
le passé du français » n’ont que peu de liens avec l’énoncé attribué au personnage. Si,
dans « Combray », les paroles de Françoise sont déjà nombreuses (il s’agit principalement
des dialogues avec la tante Léonie), elles suscitent peu de commentaires sur leur forme et
semblent surtout poser « le fonds idiolectal du personnage17 » :
Mais non, madame Octave, mon temps n’est pas si cher ; celui qui l’a fait ne nous l’a
pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne s’éteint pas 18.
14 Les commentaires du narrateur portent sur le contenu des propos de Françoise et plus
particulièrement sur ses sentiments. Les paroles comportent pourtant certaines
particularités lexicales ou syntaxiques mais ne sont entendues par le narrateur que
111

comme l’expression, quelles que soient leurs formes, des idées ou croyances de Françoise
sur la souffrance humaine, la guerre, l’argent :
« Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre » soupirait Françoise, qui avait une
tendance à considérer comme de la menue monnaie tout ce que lui donnait ma
tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des trésors follement gaspillés pour
une ingrate les piécettes mises chaque dimanche dans la main d’Eulalie 19.
15 Cela permet de caractériser moralement le personnage tout en familiarisant le lecteur
avec son langage. Toutefois, le protagoniste met déjà mentalement en rapport certains
gestes de Françoise avec la littérature dramatique classique (« Le bonheur des méchants
comme un torrent s’écoule20 »). Même si l’ironie du procédé de “traduction” ne peut
échapper (en même temps que sa “justesse” du fait que le vers semble une formule
gnomique), la comparaison étaie déjà la qualification de “langue classique” que le
narrateur attribuera bien plus tard à la langue de Françoise.
16 C’est à partir de la mort de la tante Léonie, qui signale en même temps la fin des vacances
à Combray et celle de l’enfance, que le narrateur relève des fautes dans le langage de
Françoise : « je ne sais pas m’esprimer », puis « parentèse »21 pour parentèle. Le jeune
héros triomphe de cet aveu en se disant qu’il est « bien bon de discuter avec une illettrée
qui fait des cuirs pareils ». La première faute relevée comme telle suscite le mépris du
“lettré” et un sentiment de supériorité sans mélange. Passées l’enfance et la première
partie de « Combray », où le langage de Françoise est simplement présent, pas vraiment
observé mais retenu, rapporté, mêlé à celui, très proche dans sa composition, de la tante
Léonie, vient le jugement normatif de l’adolescent, d’où naît la thématique de la “faute”.
Ce type d’observation de la langue, par le biais de l’écart qui met en valeur la norme,
prédomine dans le métalangage de l’époque. Un esprit de grammairien pousse à étudier la
langue populaire, a priori fautive, les dialectes et autres “déviances” langagières pour
mieux les corriger. On pense à La Grammaire des fautes de Frei mais aussi à l’esprit qui
pousse Littré, dans Comment les mots changent de sens, à juger de l’évolution de certains
termes, par des qualificatifs moraux : « un cas de monstruosité linguistique [...] ici
l’altération remonte fort haut [...] ce fut un malin destin qui donna le triomphe au
déformé sur le bien formé [...]22 ».
17 Ce n’est qu’à partir de Sodome que le narrateur commence à qualifier la langue de
Françoise de manière positive : « avec ce beau français populaire et pourtant un peu
individuel qui était le sien23 », cependant que le protagoniste continue à mépriser la
prononciation et les cuirs de la vieille servante, aussitôt désapprouvé par le commentaire
du narrateur (« Et ce reproche était particulièrement stupide24 ») qui, avec le recul du
temps, note : « Le génie linguistique à l’état vivant, l’avenir et le passé du français voilà ce
qui eût dû m’intéresser dans les fautes de Françoise25. » La théorie linguistique qui
apparaît là veut que les tournures qui paraissent fautives soient des résurgences d’états
de langue antérieurs, des « survivants des époques lointaines26 ». Pour cette théorie,
répandue à l’époque27, la langue populaire devient une sorte de conservatoire de langue
ancienne, alors que « ces mots que nous sommes si fiers de prononcer exactement ne sont
eux-mêmes que des “cuirs” faits par des bouches gauloises qui prononçaient de travers le
latin ou le saxon28 ».
18 La langue de Françoise n’est pas seulement un musée régional aux passementeries
colorées et pittoresques29 : elle est l’archéologie même de la langue française dont le
narrateur tout enfant a pu parcourir les vivantes couches géologiques :
112

L’estoppeuse pour la « stoppeuse » n’était-il pas aussi curieux que ces animaux
survivants des époques lointaines, comme la baleine ou la girafe, et qui nous
montrent les états que la vie animale a traversés30.
19 L’inscription de ses acquisitions linguistiques dans l’histoire de la langue française, grâce
à la présence à ses côtés du « bon génie » qu’est Françoise, évite au protagoniste, à son
entrée chez les Guermantes, les surprises et les erreurs des “bourgeois” – Mme Bontemps,
Mlle Legrandin, les Verdurin, Bloch – dont l’apprentissage linguistique est présenté
comme plus scolaire (de transmission écrite) que maternel (de transmission orale).
Françoise, incarnation des valeurs populaires et villageoises, représentante de « ces
français de jadis, dont [elle] était, en réalité, la contemporaine31 », garante auprès de ce
jeune bourgeois (classe sociale trop “récente”) d’une exceptionnelle dimension
historique, lui transmet un héritage inespéré.

« Ces lèvres où j’avais vu fleurir le français le plus


pur »
20 Dans La Prisonnière, le motif de la vieille langue, « cette grâce française si pure », « comme
une chanson populaire délicieusement française »32, est attaché tout d’abord à Oriane de
Guermantes, en étroite association avec le langage de Françoise. Si les paroles de la
servante ont été présentées « comme la vitrine d’un musée régional », et sa présence à
Paris comme « l’air de la campagne et la vie dans une ferme, il y a cinquante ans 33 », celles
de la duchesse le sont parallèlement comme « un vrai musée d’histoire de France 34 ». Le
« vocabulaire plus pur » d’Oriane, indirectement rapporté à celui de Mérimée, Stendhal,
Paul-Louis Courier ou Meilhac, par oppositions respectives avec le vocabulaire de
novateurs tels Baudelaire, Balzac, Victor Hugo et Mallarmé35, n’est guère défini.
« Régional » et « ancien » sont ses attributs principaux, de manière tout à fait symétrique
à celui de Françoise. Pour cette dernière, « demoiselle de village », le narrateur évoque
« un sentiment traditionnel et local » obéissant « à des règles très anciennes », chez des
« paysannes », « dans certaines provinces »36, tandis que pour Oriane il brode plus
longuement sur « la sève locale qu’il y a dans les vieilles familles aristocratiques », sur « le
côté terrien et quasi paysan qui restait en elle », dont les conversations font « se dérouler
devant nos yeux toute une carte historique et géographique de l’histoire de France »,
notamment lorsqu’elle conte des histoires de paysans :
Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces rapprochements entre le
château et le village quelque chose de savoureux37.
21 Quant au vocabulaire d’Oriane, on en sait peu de chose, sinon qu’elle sait trouver un
« compromis », égal à ceux que trouve George Sand pour ses romans champêtres, entre
« l’involontairement provincial » et « l’artificiellement lettré »38. Seule sa prononciation
est commentée – particulièrement la francisation des noms propres étrangers (« Fitt-
jam » et « Frochedorf ») – pour affirmer tantôt qu’elle « n’avait rien qui étonnait », ou
ailleurs (à propos de « notre “onk” ») qu’elle rend les discours incompréhensibles :
Les Guermantes dont le baragouin voulu, supprimant les consonnes et nationalisant
les noms étrangers, était aussi difficile à comprendre que le vieux français ou un
moderne patois39.
22 La “pureté” n’est guère éclaircie ni définie mais seulement associée au motif de “vieille
langue” et de “terroir”.
113

23 Lorsqu’il est de nouveau question, directement et non par association entre village et
château, du « langage classique » de Françoise, c’est pour en constater l’altération au
contact de sa fille : « elle se mit à parler avec sa fille un français qui devint bien vite celui
des plus basses époques40. » Le narrateur commente l’altération progressive (« L’influence
de sa fille commençait à altérer un peu le vocabulaire de Françoise ») qui consiste en
apports hétérogènes : « Ainsi perdent leur pureté toutes les langues par l’adjonction de
termes nouveaux. » La perte de la “pureté” est due au mélange mais les “termes
nouveaux” sont plus commentés qu’attestés, sinon par la réplique qui motive la tirade
(« Je vais me cavaler, et presto »). Puis viennent les considérations sur la « décadence du
parler de Françoise », sur sa dégénérescence (« dégénérer jusqu’au plus bas jargon »,
« français [...] des plus basses époques » par opposition aux « belles époques » du
« langage classique » qui ouvraient le paragraphe) dont le narrateur n’offre pas
davantage d’exemples. Dans Albertine disparue, à propos des fautes d’Aimé qui intervertit
dans sa lettre guillemets et parenthèses, le narrateur associe Françoise, comme
l’ensemble de la langue française, à cette erreur qui consiste à inverser l’usage de deux
termes voisins :
C’est ainsi que Françoise disait que quelqu’un restait dans ma rue pour dire qu’il y
demeurait, et qu’on pouvait demeurer deux minutes, pour rester, les fautes des
gens du peuple consistant seulement très souvent à interchanger – comme a fait
d’ailleurs la langue française – des termes qui au cours des siècles ont pris
réciproquement la place l’un de l’autre41.
24 Dans le Temps retrouvé, Françoise « ne parlait plus bien comme autrefois 42 ». On assiste
dans l’espace du roman à un mouvement d’évolution puis d’involution, de grandeur et de
décadence de la langue de Françoise, que le narrateur assimile à la langue française elle-
même43 par les analogies de conceptions et d’évolution qu’elles présentent. Conformément
au principe de changement qui domine la Recherche à partir de Sodome, la décadence
semble l’emporter, comme elle emporte par une pente naturelle ce qui caractérise le
mieux les personnages : leur rang, leur nom même. Sic transit gloria mundi, comme dirait
Saint-Loup. Pourtant, et malgré la soi-disant corruption de sa langue dont le narrateur ne
cite que quelques exemples (« et patatipatali, et patatipatala44 »), le langage de Françoise,
fidèle à lui-même et à ses “classiques” (comme l’atteste la persistance d’aussi bien comme),
accompagne le héros jusqu’au bout du roman, jusqu’au moment où il va écrire, près d’elle
sur la même table en bois blanc :
Françoise me dirait, en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l’insecte
s’est mis : « C’est tout mité, regardez, c’est malheureux, voilà un bout de page qui
n’est plus qu’une dentelle » et l’examinant comme un tailleur : « Je ne crois pas que
je pourrai la refaire, c’est perdu. C’est dommage, c’est peut-être vos plus belles
idées. Comme on dit à Combray, il n’y a pas de fourreurs qui s’y connaissent aussi
bien comme les mites. Ils se mettent toujours dans les meilleures étoffes » 45.
25 Françoise et sa langue séculaire, Françoise pourtant déjà vieille dans Sodome et Gomorrhe 46,
pourtant malade du cœur, survit à tous les amis et relations du narrateur : Bergotte,
Albertine, Saniette, Saint-Loup, Cottard, M. Verdurin... Elle demeure, fidèle sentinelle,
auprès du narrateur bientôt écrivain. Cette persistance laisse apparaître une disjonction
entre les besoins d’une démonstration dogmatique et la fonction permanente qu’assume
Françoise tout au long du roman auprès du futur créateur47, non moins qu’une disjonction
entre langage et métalangage. Mais ce manque de corrélation est, sans l’étude des
mécanismes de construction et de lecture du “génie”, peu visible. Car le génie joue
justement un rôle unificateur, dans la société non moins que dans le roman, par son
114

aspect éminemment consensuel. Ainsi, le “français classique”, le “beau français” de


Françoise, dont nul lecteur ne douterait, du fait de la complicité culturelle que les
remarques du narrateur ont progressivement construite, n’est attesté dans l’ensemble de
la Recherche que quatre fois. Françoise emploie faire réponse, « comme Mme de Sévigné »,
plaindre « dans le même sens que fait La Bruyère », balancer, dans le « langage de Saint-
Simon » et ennui « dans le sens énergique qu’il a chez Corneille » 48. Ce peu
d’“illustrations” n’apparaît pas au lecteur, tant le génie infuse. Nul besoin de
commentaire narratorial pour entendre la “vieille langue” systématiquement : « si les
lapins ne crient pas autant comme les poulets49 », et en trouver confirmation dans son
Littré (« Tendresse dangereuse autant comme importune50 ») avec toujours ce décalage
ironique entre forme et sens, entre tournure grand siècle et contexte d’emploi, comme l’a
établi Annick Bouillaguet51.
26 Les rapprochements littéraires que pratique le narrateur avec les langages de
personnages prennent le contre-pied des conventions culturelles. Françoise se voit alliée,
virtuellement – sans qu’il y ait forcément rencontres ou affinités –, à Jupien, Aimé, voire
Albertine ou Morel, mais surtout aux Guermantes. Françoise et Oriane forment, au sein du
génie, un couple d’éléments complémentaires, dont le terroir commun, Combray, assure
la cohérence : « Je mentirais en disant que ce côté terrien et quasi-paysan qui restait en
elle, la duchesse n’en avait pas conscience52. » Mais tandis que le “génie” rustique de la
servante et paysanne est associé à la tragédie, aux Mémoires, aux Caractères, à la
correspondance... classiques (comme les autres figures maternelles, mère et grand-mère,
du roman), le “génie” cultivé 53 d’Oriane est associé aux romans champêtres de George
Sand. Bien que ceux-ci soient les champions de la bourgeoise et romantique valeur
“populaire” du génie de la langue, ce n’est pas à Françoise mais à la duchesse – dont la
principale caractéristique linguistique aux dires du narrateur est de “cultiver son terroir”
– qu’échoit la comparaison :
Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et Parisienne et qui, quand je la
connus ne gardait plus de son terroir que l’accent, avait du moins, quand elle
voulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé pour son langage (entre ce qui eût
semblé trop involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré) un
de ces compromis qui font l’agrément de la Petite Fadette de George Sand 54.
27 On peut y voir une inversion humoristique – manière de mise à distance – des valeurs du
génie, qui atteste de l’analyse de Proust vis-à-vis des matériaux culturels hautement
connotés qu’il utilise. Mais on y lit aussi un propos indirect sur les conventions du génie
lui-même : le « spontané » ne serait pas où l’on croit le discerner, dans le roman réaliste
du XIXe siècle, mais davantage dans ces écrits du XVII e siècle, de natures énonciatives
plus ambiguës, et cela malgré l’artificialité rhétorique qu’on leur attribue au premier
chef. L’attribution en chiasme des références littéraires est un signe parmi d’autres de
l’artifice romanesque, variété des langages compris. D’autant que, paroles d’Oriane ou
paroles de Françoise, le « génie linguistique à l’état vivant » entre finalement en
comparaison, non avec la chanson populaire, car le terroir de la Recherche n’est pas le
terroir de Sylvie et des Chansons du Valois, mais avec les formes les plus travaillées de
l’écrit, eussent-elles l’ambition, comme chez Sand, de représenter, par « compromis », la
parole ordinaire : « raconte-la moi [l’histoire du Champi] comme si tu avais à ta droite un
Parisien parlant la langue moderne, et à ta gauche un paysan devant lequel tu ne voudrais
pas dire une phrase, un mot où il ne pourrait pas pénétrer55 ».
115

28 L’improbable servante dont le langage serait la quintessence de la langue française, par


association avec les auteurs classiques, est entièrement l’œuvre du commentaire
métalinguistique du narrateur. Constructivement, le “récit de paroles” n’est pas premier,
auquel on adjoindrait des commentaires : c’est l’idée de la langue qui est illustrée par des
citations et c’est elle, l’idée a priori, qui leur donne leur pertinence et leur crédibilité
auprès du lecteur. Contre toute observation des “faits de langage” attribués à Françoise,
l’idée de “naturel”, associée au “populaire”, l’emporte. Ainsi, une étude minutieuse du
lexique de Françoise (en termes de régionalismes, archaïsmes, traits populaires, cuirs...)
qui démontre la plus grande hétérogénéité constructive, en revient pourtant à conclure
que « la langue de Françoise présente tous les caractères d’une langue tout à fait naturelle
56
», alors que la concentration des attributs plaide davantage pour la production d’un
pastiche, au sens où l’entend Jean-Yves Tadié.
La langue populaire accuse l’écrivain. Il ne peut qu’imiter ou parodier ; comme le
dit fort bien Barthes, le langage de l’autre est fermé, on ne peut que pratiquer à son
égard une sorte d’ironie ; ainsi font Rabelais, Molière, et Proust. C’est une curiosité
amusée qui donne à ce langage « encadré » une dimension folkloriste ou
colonialiste57.
29 Ce qui différencie la caricature linguistique du directeur de l’hôtel de Balbec, voire du
liftier ou d’Eulalie (« Vous irez à cent ans58 »), de celle de Françoise, c’est le commentaire
bienveillant dont l’entoure le narrateur. Le motif du “génie de la langue française” unifie
tout au long du roman, fait “prendre” le portrait linguistique de Françoise à la manière
du bœuf en gelée dont les éléments disparates ont « cuit bien tout ensemble »59.

NOTES
1. P, III, p. 643.
2. SG, III, p. 168.
3. JF, I, p. 548. Sur le style, et la douceur chez Bergotte : Sylvie Pierron, « Rapport au style », BIP, n
o
35.
4. P, III, p. 544.
5. Henri Meschonnic, De la langue française, Hachette, Paris, 1997.
6. Jacques Chaurand, « La qualité de la langue au Moyen Âge », La qualité de la langue ? : le cas du
français, Champion, Paris, 1995 (« Politique linguistique »), p. 25.
7. DHLF.
8. Jean-Marie Fritz, Le Discours du fou au Moyen Âge, PUF, Paris, 1992.
9. Notre rapide panorama ne nous permet pas de distinguer les différences historiques qui
motivent les discours du génie et qui font que la Deffence et illustration..., par exemple, si elle se
place dans la « guerre » des langues, plaide pourtant pour l’enrichissement par l’emprunt, par le
néologisme, l’argument-attribut de richesse l’emportant sur celui de pureté.
10. CS, I, p. 149.
11. Préface à la deuxième éd. du Dictionnaire de l’Académie, 1718, citée par Henri Meschonnic (De la
langue française, op. cit., p. 178).
12. Charles Batteux, Traité de la construction oratoire, 1747. Cité par H. Meschonnic, p. 178.
116

13. Jacques-Philippe Saint-Gérand, « “Un des mots dont l’acception est la plus vague et l’usage le
plus étendu dans les idiomes modernes” [...] », Et le génie des langues ?, PUV, Saint-Denis, 2000,
p. 30.
14. Ibid., p. 15.
15. Ibid., p. 52. L’auteur commente ici un passage de Dauzat de 1943, où il voit la répétition, sous
Vichy, de la « reconversion dissimulée de la vieille conception du “Génie de la langue” » qu’il
décèle déjà après 1870 (p. 48-50).
16. SG, III, p. 134.
17. Annick Bouillaguet, Marcel Proust : le jeu intertextuel, éd. du Titre, Paris, 1990, p. 36.
18. CS, I, p. 55.
19. CS, I, p. 105.
20. CS, I, p. 107.
21. CS, I, p. 152.
22. Émile Littré, préf. Michel Bréal, Comment les mots changent de sens, Delagrave, Paris, 1888,
article « Tante ».
23. SG, III, p. 124.
24. SG, III, p. 134.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. Cf. « Les patois sont en effet d’obstinés conservateurs de formes verbales, en même temps que
de véritables bourreaux phonétiques. Notre vieille langue y revit presque entière » (« Lettre
philologique à R. de Gourmont », Louis Denise, Mercure de France, t. XXXI, août 1899, p. 289) ou
« En collectionnant les expressions et mots particuliers du langage des campagnard normands
[...], M. de Beaucoudrey a voulu nous montrer qu’il n’était plus douteux pour lui “que les mots,
les expressions, les tournures de phrases entendus journellement ne sont autres, pour la plupart,
que ceux des origines de notre langue, immuablement conservés depuis huit cents ans”. » (« Le
langage normand au début du XXe siècle, M. de Beaucoudrey », Jean de Gourmont, MF, t. XCIX, 16
septembre 1912, Revue de la Quinzaine : Littérature, p. 384-385.)
28. SG, III, p. 134. Cf. « La continuité du développement linguistique étant un fait tout d’abord
posé, il en résulte, comme le disait Gaston Paris, que le français est, non pas dérivé du latin, mais
du latin même, parlé par des organes d’une physiologie modifiée » (« Introduction à l’étude
comparative des langues indo-européennes, A. Meillet », MF, t. LXXIII, 16 juin 1906, p. 699-701).
29. « Comme la vitrine d’un musée régional l’est par ces curieux ouvrages que les paysannes
exécutent et passementent [...] notre appartement parisien était décoré par les paroles de
Françoise. » CG, II, p. 363.
30. SG, III, p. 134.
31. CG, II, p. 324.
32. P, III, p. 543.
33. CG, II, p. 363.
34. P, III, p. 545.
35. P, III, 544-545.
36. CG, II, p. 363.
37. P, III, p. 545.
38. P, III, p. 544.
39. SG, III, 213. Nous soulignons.
40. P, III, p. 660-661.
41. AD, IV, p. 96.
42. TR, IV, p. 328.
43. CG, II, p. 323.
44. TR, IV, p. 329.
117

45. TR, IV, p. 611.


46. SG, III, p. 132 : « Françoise avait su faire la leçon à son corsage, à ses cheveux dont les plus
blancs avaient été ramenés à la surface, exhibés comme un extrait de naissance [...]. Ils la
plaignaient d’avoir été tirée du sommeil et de la moiteur du lit, au milieu de la nuit, à son âge ».
47. « Et puis parce qu’à force de vivre ma vie, elle s’était fait du travail littéraire une sorte de
compréhension instinctive, plus juste que celle de bien des gens intelligents, à plus forte raison
que celle des gens bêtes. » TR, IV, 611.
48. Respectivement : CG, II, 323, 326, 368, 319.
49. JF, I, p. 475.
50. Corneille, cité dans le Complément à la Préface du Dictionnaire de la langue française de Littré,
Hachette, 1863.
51. Voir aussi Sylvie Pierron, « La “langue Françoise” dans À la recherche du temps perdu »,
Littérature, no 116, Paris, déc. 1999.
52. P, III, p. 544.
53. Vs sauvage... Françoise est « moins domestique que les autres » (CG, II, p. 363).
54. P, III, p. 545.
55. « Avant-propos » à François le Champi, Garnier (« Classiques Garnier »), Paris, 1956, p. 217.
56. Georges Straka, « La langue de Françoise dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust »,
Lorraine vivante : hommage à Jean Lanher, Presses Universitaires de Nancy, Nancy, 1993, p. 452.
57. Geneviève Bollème, Le Peuple par écrit, Seuil, Paris, 1986, p. 236-237.
58. CS, I, p. 68.
59. CG, I, p. 476.
118

Chapitre II

Tirer la langue
1 Une véritable activité du mot langue apparaît dans la Recherche, tant le terme déploie
l’ensemble de ses possibilités sémantiques, voire les dépasse, dans la mise en jeu de sa
fondamentale polysémie. La précision de ses occurrences ne cesse d’étonner, bien qu’il ne
s’agisse en rien d’une précision linguistique, préfigurant les distinctions de Saussure. La
précision est toute lexicographique et non conceptuelle, mais le systématisme d’emploi
agit comme un signal. Il s’agit de la mise en discours de la “polysémie en langue”... du mot
“langue”. Tout dictionnaire reconnaît cette polysémie, même quand il la présente, par
une successivité définitionnelle sans liens, comme une homophonie. Le Dictionnaire
historique donne le terme comme polysémique dès l’origine, puisque le lingua latin portait
déjà les « deux grandes acceptions d’“organe situé dans la bouche” et de “système
d’expression commun à un groupe” ». La même source relève l’abondante
“phraséologie” : mauvaise langue, ne pas avoir la langue dans sa poche... Une relation
métonymique unit les deux acceptions : que l’on nomme l’effet (la parole) pour le moyen
(l’organe phonatoire), ou inversement.
2 La Recherche semble exploiter systématiquement la polysémie et mener à son terme cette
possibilité de la langue française, qui possède un seul terme pour l’idiome et l’organe, de
suggérer le “charnu” à l’origine du dire. “Langue” assume dans le roman non pas trois
valeurs (organe, langage, phraséologie), mais quatre, associées deux à deux. Les trois
premières relèvent du langage : langue française, langue “étrangère” et “mauvaises
langues” (cette valeur regroupée des locutions, si elle appartient au champ du langage,
fait le plus souvent appel métonymiquement à l’organe phonateur : elle peut être
considérée comme valeur intermédiaire, ou ambiguë). La dernière concerne la langue-
organe dans toutes ses fonctions, répertoriées ou non par le dictionnaire : du goût au dire,
jusqu’à la volupté. Cette valeur ajoutée “défige” la polysémie par le jeu sur l’initial
dénominateur commun, le corps de la langue.
3 La deuxième valeur du mot langue – après “la langue française” associée au génie et à
Françoise – est une valeur de clôture et d’exclusion : « Une langue que nous ne savons pas
est un palais clos1. » Il s’agit aussi bien de « langue étrangère » – le patois de Françoise et
119

sa fille2 ou l’anglais d’Odette et de sa fille dont le narrateur se sent exclu 3 – que de codes
langagiers propres à un “sous-groupe”, « la langue insolite4 » des homosexuels, « la
langue des Dieux... une conversation entre gens du boulevard Saint-Germain5 ». Le
narrateur peut appartenir à cette langue close : « les expressions de son visage semblaient
écrites dans une langue qui n’était que pour moi6 ». Dans une certaine mesure, il s’agit du
même sens que celui que développe le génie national : la “langue” comme système
d’expression lié à un groupe, même si ce groupe se réduit à deux personnes. Mais le point
de vue sur ce système est inversé : le génie, vu de l’intérieur, inclut, les “codes” excluent.
L’un et les autres se fondent sur un même mode de construction oppositionnelle, mais
l’accent dans la Recherche est mis tantôt sur le code de reconnaissance, tantôt sur le code
secret, suivant que le narrateur se sent appartenir ou non au système.
4 La reconnaissance agit par l’intermédiaire d’une locution, voire d’un “mot-clef” qui ouvre
pour les initiés une porte secrète. « Mais voyons ! c’est samedi » unit à Combray la famille
contre les « barbares »7, de même que le « Schlemilh » de M. Nissim Bernard (qui réjouit
Salomon Bloch dans l’intimité) et le mot familial des Verdurin, à jamais inconnu du
narrateur puisqu’il n’a pu lui être « dit exactement8 ». « Faire catleya », signe d’intimité
du couple, ne doit qu’à l’indiscrétion de Swann, puis à celle du narrateur, de perdre son
caractère exclusif. Le “génie français” permet lui aussi une reconnaissance au-delà du dit,
par une sorte d’effet unificateur apporté simultanément ou a posteriori par le narrateur : il
implique indéniablement une identité mais implicite et qui demande que soit “décodé” le
fonctionnement du génie, tandis que la valeur de « palais clos » désigne expressément la
fonction cryptique que peuvent prendre pour les besoins d’une communication restreinte
certains éléments de la langue commune. Cette mise en scène peut s’interpréter
linguistiquement comme l’illustration de l’arbitraire du signe (deux locuteurs, au moins,
peuvent attribuer un nouveau sens à un syntagme), ou philosophiquement comme celle
du “langage individuel”, avec pour dernier terme, esthétique : « Les ouvrages d’un grand
écrivain sont le seul dictionnaire où l’on puisse contrôler avec certitude le sens des
expressions qu’il emploie9. »
5 Quant à l’usage métonymique de l’organe-langue, une abondance d’expressions
familières, sorte de recensement dictionnairique des locutions, fait prévaloir précisément
la capacité figurale de la langue ordinaire :
On dirait qu’on lui a coupé la langue ou qu’il a oublié d’apprendre à parler 10.
6 Le sens le plus fréquent dans la Recherche est celui de médisance. “Langue” est
accompagné des adjectifs mauvaise, méchante, ou bonne (« Quelques “bonnes langues”
comme M. de Jouville11 »), excepté certaines expressions comme « langue de vipère12 ». De
nombreuses acceptions concernent Mme de Villeparisis ou son entourage. Alix, sa rivale,
prévient par deux fois ses médisances, à propos de son intérêt pour les jeunes gens : « en
aucun cas, mauvaise langue13 ». Norpois, son amant, emploie l’expression également : « à
en croire les bonnes langues qui, vous pouvez le penser, vont leur train14 », mais il est lui-
même incriminé pour sa médisance (« il est très mauvaise langue15 », dit Odette). À
propos de Norpois également, le père du narrateur « avait cru avoir affaire à de
mauvaises langues16 ».
7 Hormis une acception attribuée à Cottard, qui classe un maladroit « dans la catégorie des
mauvaises langues17 », c’est ensuite autour de Charlus que se regroupent les expressions.
Dans sa voix, le narrateur entend un chœur de jeunes filles « ajuster leur prochain avec
des malices de bonnes langues et de fines mouches18 ». Charlus joue avec assez de
gourmandise l’air de la calomnie : « les mauvaises langues avaient prétendu, car c’est
120

affreux ce que le monde est méchant19 », mais c’est surtout la revanche des Verdurin qui
le fait lui-même objet d’un complot fondé sur les ragots. Au cours de ce jeu, Mme
Verdurin ne peut retenir, pour discréditer plus complètement le baron aux yeux de
Morel, « le mot qui lui brûlait la langue20 ». Mais à son tour, ses effusions esthétiques
n’échappent pas aux moqueries (« certaines méchantes langues prétendaient21 »). Citons
encore les mots d’Oriane « qui faisaient beaucoup marcher les langues22 », « la tante
Madeleine [Mme de Villeparisis], qui n’a pas sa langue dans sa poche 23 », le « prendre
langue24 » du clan Verdurin.
8 Le répertoire des expressions est presque complet avec « brûler la langue25 », « l’avoir sur
le bout de la langue26 », « les langues bien pendues27 », « donner sa langue au chat28 » ainsi
que deux expressions moins stéréotypées : la « langue enchaînée » d’Esther29 et la
« langue liée » du narrateur30, à rapprocher des langues « déliées », à propos d’« une
faute »31, après la mort de l’intéressé : « Il avait fallu la mort pour délier les langues 32 ».
Toutes ces locutions, sauf le « tirer la langue33 » de Mme Bontemps (qui préfigure la
dernière valeur du mot, provocatrice et virtuose, entourant Albertine) rapportent la
parole à l’organe qui la produit. Cette démultiplication du stéréotype est une image
fossile d’un mouvement métonymique de la langue française, ce qu’en linguistique on
nomme une “figure éteinte”. Il est remarquable que la phraséologie répertoriée dans les
dictionnaires les plus courants apparaisse presque intégralement dans la Recherche.

« Sa langue maternelle »
9 La dernière valeur, matérielle des matérielles, gustative puis érotique, contient tout le
corps de la langue, toute sa sensualité dans son “organe charnu”. Excepté une occurrence
attribuée à Rachel, « un bout de langue sur ses lèvres34 », toutes concernent Albertine :
« sa langue comme un pain quotidien35 », « où contre ma langue passait sa vie36 », « cette
petite langue tirée comme pour un appel37 », « des caresses avec sa langue le long du cou38
», « sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte39 ». L’étrange
« langue maternelle », à contre-emploi de l’usage courant puisque référée au baiser, non
au français, convient bien sûr à la propension d’Albertine, le premier refus passé, à faire
plaisir et apaiser par des caresses les inquiétudes vespérales du héros, avec une bonne
volonté digne de la Mère. L’expression convenue perd son univocité pour devenir
délibérément équivoque :
Ce que j’évoque aussitôt par comparaison, [c’est la nuit] où mon père envoya
maman dormir dans le petit lit à côté du mien. [...] jusqu’au point qu’il y a presque
un sacrilège apparent à constater l’identité de la grâce octroyée 40 !
10 Le désir d’un baiser est rapporté aux « désirs que peuvent satisfaire les arts de la cuisine
[...] mêler à ma chair une matière différente et chaude41 ». Malgré l’opposition
apparemment irréductible entre Françoise et Albertine – respectivement médiatrices de
la langue française et de la volupté – la nourriture devient un terme intermédiaire entre
la langue de Françoise et la langue d’Albertine (moralement antithétiques). Toutes deux
satisfont les gourmandises d’un même homme et leurs langues sont également
“nourrissantes” ou “nourricières”. La « langue maternelle » d’Albertine incarne le faîte de
l’ambiguïté polysémique. Une scène tend à résoudre la polysémie du mot langue en
rassemblant et déployant toute son ambiguïté : la fameuse “scène des glaces” où
Albertine, pour imaginer voluptueusement la dégustation de glaces aux formes érigées,
parodie la langue littéraire dont aurait usé le narrateur, s’il ne s’interdisait de la
121

galvauder sur un mode de conversation42. « Il faut réentendre la célébration qu’en un


texte d’un baroquisme outré (et voulu tel, dénoncé tel par Proust, comme s’il ne pouvait
dire un plaisir si vif qu’à travers une écriture auto-parodique et caricaturale, une écriture
doublement distancée de lui), Albertine adresse au monde des glaces dégustées. » Nul n’a
mieux analysé que Jean-Pierre Richard l’impression sensuelle que dégage la scène, dans
laquelle « le lien de l’alimentaire et du sexuel se déclare ouvertement43 ».
11 La scène « sado-masochiste44 » est encore plus violente qu’il ne l’affirme si l’on considère
un troisième terme : celui de la “langue”. Albertine « adresse [son discours] au monde des
glaces » – mais pas aux « glaces dégustées ». La scène n’est qu’un prélude à la dégustation
(« Je ne fais aucune objection à une glace, mon Albertine chérie, mais laissez moi vous la
commander ») et la volupté est celle des mots. Ceux-ci n’évoquent, outre le plaisir de la
« fraîcheur » dans la bouche, que la destruction, l’engloutissement de « petits enfants » ou
de « voyageurs » sous de « glaciales avalanches » :
Je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes
d’un porphyre qui est de la fraise45.
12 La destruction, l’émiettement nécessaire de toute pâtisserie (madeleine, « gâteau
architectural » et « patisserie ninivite » des thés de Gilberte46), n’existe dans ce cas que
par le discours d’Albertine, car ses glaces, monuments (« toutes les formes d’architecture
possible ») ou « montagne d’Elstir », ne sont qu’un souhait. C est sa langue qui détruit. Et
pas n’importe quelle langue, la langue littéraire du narrateur dont on ne sait par quelle
pénétration elle a pu s’emparer :
Ces paroles que pourtant je n’aurais jamais dites comme si quelque défense m’était
faite par quelqu’un d’inconnu de jamais user dans la conversation de formes
littéraires.
13 La violence faite au narrateur, une violation d’interdit par l’emprunt d’une langue
« réservée pour un autre usage plus sacré » (pour laquelle Albertine pourrait être punie :
« j’en eus presque le pressentiment47 »), aboutit dans un ajout manuscrit à ce qui semble
une conclusion de la scène :
Je perdais maintenant constamment le fil de mes idées, je ne trouvais plus mes
mots, ma parole devenait souvent embarrassée48.
14 La paix du cœur apportée par le baiser du soir d’Albertine, « sa langue comme un pain
quotidien », est échangée contre le travail de l’écrivain : « je ne trouvais plus mes mots ».
C’est à un vol que nous assistons : tel est pris qui croyait prendre, sans rien donner.
15 L’enjeu de la scène des glaces apparaît mieux encore si on l’associe à la manière d’un
diptyque à la scène qui la précède : la seconde partie des “nourritures criées”, où
intervient Albertine49. La première partie, dix pages plus haut, est une écoute musicale
des cris de la rue et se trouve interrompue par l’entrée d’Albertine et une longue
réflexion intérieure sur l’irréalité du réveil. Pour Albertine, il s’agit, comme dans la scène
des glaces qui va suivre d’ingérer des « nourritures-mots, ou des mots-nourritures 50 » : que
l’extérieur pénètre l’intérieur, maison et corps. Le désir d’Albertine ne se porte que sur
des mots extérieurs, la langue des rues, triplement extérieure au narrateur, parce qu’elle
est “dehors”, parce qu’elle est populaire et rituelle, et parce qu’elle est orale. Ces
“nourritures criées” sont un appel à la liberté, « comme un écho des vagues où, libre,
Albertine eût pu se perdre » :
J’entendais en eux le symbole de l’atmosphère du dehors, de la dangereuse vie
remuante au sein de laquelle je ne la laissais circuler que sous ma tutelle, dans un
122

prolongement extérieur de la séquestration, et d’où je la retirais à l’heure que je


voulais pour la faire rentrer auprès de moi51.
16 Les cris du mareyeur font resurgir Balbec, l’atmosphère des bains de mer et “l’être de
fuite”, l’essence maritime originelle de la prisonnière (« “Mon chéri !” dit l’amant “c’était
pour Balbec, ici ça ne vaut rien” »). La nature de cette liberté ne laisse aucun doute après
que le narrateur eut frémi en entendant « l’avertissement » : « il arrive le maquereau », et
lui eut associé l’arrivée imminente du chauffeur d’Albertine. La polysémie redoutée par le
narrateur autorise à soupçonner l’ensemble de ces coquillages criés, qui vont se ranger au
nombre des “valves” érotiques du roman. Crues, non transformée par « l’art de la
cuisine », les “nourritures criées” apparaissent aussi au narrateur comme des “mots crus”
et leur fraîcheur (« Maquereaux frais », « moule fraîche », « la fraîche orange ») est
également soupçonnable : elles représentent le sauvage, le non-discipliné, le mal dit
(« Voilà rien que des choses que j’ai envie de manger52 »), et doivent être cuites,
accommodées par Françoise, pour être assimilables. La scène des glaces franchit une
étape supplémentaire dans la crudité et la cruauté.
17 Le choix des « glaces » comme objet de la scène est révélateur, du fait que l’aliment se
déguste et se détruit avec la langue, mais aussi du fait de son signifiant même : Albertine
emploie systématiquement « glaces » tandis que le narrateur les nomme « sorbets ».
“Glace” entre dans le paradigme métaphorique – si fréquent dans la Recherche pour parler
de l’art – de la transsubstantiation. Le champ lexical (« désert brûlant », « soif »,
« fondre », « désaltérer », « oasis »53) évoque l’eau plutôt que le « fluide de la crème
fraîche » qu’y voit Jean-Pierre Richard, ce que confirme la fin de la tirade d’Albertine :
« Mais tenez, même sans glaces, rien n’est excitant et ne donne soif comme les annonce
des sources thermales »54. L’eau glacée, le liquide figé, n’est pas un aliment mais un
élément, cru, impossible à domestiquer et dont le figement, la « prise », n’est qu’un état
transitoire. Il faut entendre les “glaces” dans le réseau sémantique et analogique auquel
appartiennent “les carafes de la Vivonne”, objet complexe dont on ne peut distinguer
« l’eau durcie » des carafes d’avec le « cristal liquide » du courant55. Si l’on admet, comme
une des métaphores les plus courantes dans les discours sur la langue française (des eaux
libres à la glaciation académique)56, l’équivalence entre eau et langue, celle d’Albertine
(personnage de la vie et du mouvement, de ce que Tarde appelle la “mode”) posséderait la
fraîcheur mais pas la transparence (« porphyre » ou « neige sale » des glaces, du « trop
bien dit ») tandis que la langue de Françoise, représentante de la “tradition”, maîtresse de
l’intérieur et du feu57, aurait reçu en partage la transparence mais pas la fluidité (les
« blocs de quartz transparent » de sa célèbre gelée58).

Les « moules démodés »


18 Dans la scène, qui précipite les différentes acceptions du mot “langue”, la métaphore de
l’eau, « prise » comme les glaces imaginaires ou libre comme le discours littéraire
d’Albertine, manifeste plus profondément l’exclusion du narrateur qui ne peut saisir qu’à
travers son malaise, mal interprété, ce qui se joue devant lui. Le même rapport entre
l’alimentaire, le sexuel et le langage que dans la scène des nourritures criées, outré par le
discours parodique d’Albertine, énonce une confiscation plus complète dans chaque
domaine. L’inversion des pouvoirs n’est pas entièrement consommée lorsque les mots
désirés viennent “du dehors”. Les nourritures criées ne suscitent chez le narrateur qu’une
légère inquiétude ; inquiétude mal comprise (crainte d’une dépossession sexuelle) et peu
123

fondée puisqu’il ne s’agit que du désir abstrait de “manger les mots”. Albertine se
contente de répéter, de se mettre en bouche chaque “cri”, et de l’imaginer transformé en
repas, mais sans qu’il soit question de saveur, de couleur, de consistance. Le festin
conceptuel devient plus dangereux avec le discours des glaces qui passe, grâce à
l’emprunt de la langue littéraire, à “l’idée sensible” par la décomposition du mot glace en
effets de sens : la couleur, rose bien sûr (signe dans la Recherche de l’hétérogène, du mêlé,
fraises écrasées dans le fromage blanc, chairs), et jaunâtre comme de la « neige sale » ; la
matière, granitée (« granit rose »), friable et lourde (les « avalanches ») ; la forme de ces
colonnes, colonnes votives, colonne Vendôme, « prises » dans des moules (cannelés) et
l’on sait l’importance du moulé dans la Recherche 59 ; et la « fraîcheur qui palpite », où l’on
prend l’effet – émotion, mouvements convulsifs – pour la cause.
19 La perversion du discours littéraire vient ici, non seulement de sa transposition en
morceau d’éloquence (opposition des livres « enfants du silence60 » et des enfants de la
parole, nés d’une volonté de dire), mais surtout du fait qu’il ne vise pas un effet sur
l’auditeur – ou un effet indirect de malaise – mais un effet sur son auteur, en un acte
d’auto-érotisme verbal : je mange mes propres mots. L’obscénité de la scène tient dans
l’exhibition de cet acte de création solitaire. Le héros n’est plus invité, dès qu’il a refusé à
la jeune fille qu’elle « passe chez Rebattet commander une glace pour nous deux », à
partager la fraîcheur des glaces comme il l’était à partager la fraîcheur de la marée et des
primeurs (« Et puis ce sera gentil de manger tout ça ensemble61 »). Albertine n’évoque
plus que « dans mon gosier », « à mon palais », « dans ma poitrine ». Le héros n’est que
voyeur de cette volupté imaginée, mise en « images si écrites ». Pour avoir banni ce style
(« Certes je ne parlerais pas comme elle »), il est exclu de l’orgie, priapique puis saphique
(de la colonne Vendôme au mont Rose). Dans l’improvisation d’Albertine, qui s’institue
ogresse et géante, il affleure un certain nombre de références littéraires qui, transposées,
permettraient de redonner sa place au héros dans l’évocation d’Albertine, plus seulement
en tant qu’auditeur, d’abord “attendri” puis jaloux de la débauche métaphorique de son
amie.
20 Toutes les scènes incluant des géants, dans le conte traditionnel (Petit Poucet) comme
dans la littérature (Rabelais, Swift), supposent l’existence d’un “petit”. Si Albertine
deviendra un jour « une lilliputienne », « réduit[e] au cent millionième » par le souvenir,
elle est à ce moment « Gulliver en bien plus grand62 ». Dans les scènes de festins de géants
qu’évoque la scène des glaces, chez Rabelais, les petits ont pour fonction d’apporter, à
grand renfort de mulets et de charrettes, la nourriture destinée à Gargantua. Le héros a
cette fonction dans le festin imaginaire : il doit apporter des colonnes, des obélisques, des
églises et des montagnes. Chez Swift, Gulliver, petit, est placé sur leur table par les géants,
mais sa plus grande aventure est de buter sur une miette de pain. Aucune malveillance de
la part des géants ni aucune maladresse de Gulliver lorsqu’il était lui-même géant ne
provoquent d’avalanches de nourriture. La peur du ou des petits ne naît que de la
disproportion, mais la compréhension mutuelle des besoins, des mœurs et de la langue les
rend bientôt familiers de leur nouvel univers. La figure du géant doit être doublée de celle
de l’ogre, de tradition populaire, pour apparaître aussi inquiétante qu’Albertine. Le lien
avec l’alimentaire est intelligible : l’ogre n’a pas d’autres rôle auprès des humains, dans
les fictions qu’ils créent, que de les menacer d’être dévorés. Le narrateur est menacé
d’“engloutissement” symbolique sous les miettes de sa langue volée, donnée à lire sans
son consentement.
124

21 Albertine, pour le temps que dure son discours, devient un “je” autonome dans la
narration, ce qu’annonçaient les éléments « allogènes » de son langage (qui avaient à ce
moment séduit le narrateur comme signe d’une possible libération morale et sexuelle de
la jeune fille) :
C’était si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner de si capricieux
détours à travers des terrains jadis inconnus d’elle que, dès les mots « à mon sens »,
j’attirai Albertine, et à « j’estime » je l’assis sur mon lit 63.
22 L’évolution des « locutions » d’Albertine marque une gradation de l’indivis familial de
tradition bourgeoise (« C’est un type ») vers la différenciation (« distingué », « sélection »,
« choix », « laps »), jusqu’à l’émergence du sujet (« à mon sens », « j’estime »). Il s’agit
bien de « révélateur[s] d’une évolution interne64 » dont le narrateur ne tire alors que les
conséquences immédiates et « encourageantes » pour la satisfaction de son désir. Dès ce
moment, la libération d’Albertine, si elle passe par le « dehors » (l’allogène voire
l’exotique pour « mousmé »), est un événement de parole. Si l’enjeu en est
thématiquement la liberté d’Albertine, il est fondamentalement celui de l’écriture.
23 Le point d’orgue de cette émancipation, la scène ou plutôt le discours des glaces, l’institue
pour un temps narrateur et créatrice d’un formidable effet sensible. Un autre sens du mot
« glace », celui de miroir, apparaît car Albertine peut à ce moment passer pour le doublet
du narrateur, son reflet inversé (langue littéraire oralisée et féminisée). C’est une prise de
pouvoir au sein du roman, par la “prise” de parole (« pour les glaces, chaque fois que j’en
prends »), par la destruction annoncée des formes conventionnelles (« prises dans des
moules démodés65 »), dont le narrateur n’est plus pourvoyeur mais voyeur. Une autre
intertextualité suggérée par l’association du cruel et du voluptueux66 sur le mode du
discours littéraire (et malgré la prison) – un texte de Sade, bien sûr – place le héros dans
cette position passive, malgré lui cette fois, puisqu’il n’a pas à se hisser sur une chaise
pour entendre ou observer la « conjonction » entre Charlus et Jupien ou la scène sado-
masochiste dans la maison d’hommes. S’il ne semble pas tirer plaisir de ses actes de
voyeurisme, il n’en éprouve pas non plus autant d’effroi que face à cette scène
d’onanisme imaginaire (« soit, hélas ! par volupté physique de sentir en elle quelque
chose de si bon, de si frais, qui lui causait l’équivalent d’une jouissance67 »).
24 Le sens moral n’ayant jusque-là pas primé sur l’expérience sensible chez le héros, il faut
en déduire que ce n’est pas la volupté qui lui cause tant d’émotion voire de répulsion,
mais l’onanisme poétique lui-même, fruit d’une langue autonome et, pour rejoindre les
écrits de Sade, cette « liberté de tout dire » qu’y a vue Maurice Blanchot. De l’intérieur de
sa prison, sans recourir aux cris du dehors, avec les propres armes de son geôlier (par la
vertu du pastiche), Albertine se libère, quoi qu’en conclue le narrateur qui veut entendre
encore dans cette virtuosité acquise « une preuve que j’avais du pouvoir sur elle68 ». Cette
conclusion à la scène, parfait écho de son introduction (« “sans moi elle ne parlerait pas
ainsi, elle a subi profondément mon influence [...] elle est mon œuvre”69 »), est surtout
« une preuve » que l’enjeu de la scène a échappé à l’intéressé. Le parcours du mot
“langue” dans la Recherche jusqu’à cette scène résolutoire où femme et langue se libèrent
par un discours « si littéraire », remet en cause l’apparente maîtrise d’un narrateur-
philologue sur ses sujets d’observation et de possession, comme si la langue au fond ne
pouvait être tout à fait, ou longtemps, contenue par un commentaire.
125

NOTES
1. JF, I, p. 572.
2. P, III, p. 660-661.
3. JF, I, p. 572.
4. SG, III, p. 28.
5. CG, II, p. 508.
6. SG, III, p. 172.
7. CS, I, p. 110.
8. P, III, p. 829.
9. Note de Proust, dans John Ruskin, La Bible d’Amiens, 1910, p. 299-300.
10. CG, II, p. 323.
11. SG, III, p. 61.
12. CS, I, p. 412.
13. JF, I, p. 553 ; II, p. 1482 ; II, p. 495.
14. JF, I, p. 458.
15. JF, I, p. 553.
16. CG, II, p. 449.
17. JF, I, p. 513.
18. JF, II, p. 123.
19. P, III, p. 803.
20. P, III, p. 818.
21. P, III, p. 745.
22. CG, II, p. 769.
23. CG, II, p. 795.
24. CS, I, p. 212.
25. CG, II, p. 695.
26. CG, II, p. 790.
27. SG, III, p. 426.
28. P, III, p. 810.
29. SG, III, p. 66.
30. TR, IV, p. 617.
31. AD, IV, p. 73.
32. AD, IV, p. 228.
33. JF, I, p. 587.
34. JF, I, p. 566.
35. P, III, p. 520.
36. P, III, p. 582.
37. P, III, p. 610.
38. AD, IV, p. 106. Dans la lettre d’Aimé.
39. AD, IV, p. 79.
40. P, III, p. 520.
41. CG, II, p. 649.
42. P, III, p. 635-637.
43. Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Seuil, Paris, 1974.
44. Ibid.
126

45. P, III, p. 637.


46. JF, I, p. 497.
47. P, III, p. 636.
48. Passage ajouté et supprimé : apparaît dans les « Notes et variantes », III, 1729, variante c.
[édition de 1954, p. 131.]
49. P, III, p. 633-635.
50. Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, op. cit., p. 19, note 2.
51. P, III, p. 633.
52. P, III, p. 634.
53. P, III, p. 636.
54. P, III, p. 637.
55. CS, I, p. 166.
56. « L’idiome vulgaire et parlé continue sa marche d’autant plus sûre qu’elle est souterraine ; il
coule comme une eau vive sous la gangue rigide de la langue écrite et conventionnelle ; puis un
beau jour la glace craque, le flot tumultueux de la langue populaire envahit la surface immobile
et y amène de nouveau la vie et le mouvement. » Citation du Langage et la vie de Charles Bailly, par
le Dr Paul Voivenel dans son compte rendu : Mercure de France, t. CVIII, 1 er mars 1914, « Revue de
la Quinzaine : Sciences médicales », p. 162-163.
57. Sur la genèse chtonienne du personnage, cf. Sylvie Pierron, La « langue Françoise », Mémoire de
maîtrise, sous la dir. d’Anne Herschberg Pierrot, Paris VIII, Vincennes Saint-Denis, 1997.
58. JF, I, p. 449.
59. « Ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans
la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. » CS, I, p. 44.
60. « Romain Rolland », CSB, p. 309.
61. P, III, p. 634.
62. P, III, p. 684.
63. CG, II, p. 651.
64. CG, II, p. 653.
65. P, III, p. 636.
66. « Son beau rire qui m’était si cruel parce que si voluptueux » P, III, p. 636 ; « (la volupté
cruelle avec laquelle elle dit cela...) », P, III, p. 636.
67. P, III, p. 636.
68. P, III, p. 638.
69. P, III, p. 636.
127

Chapitre III

« Ce nom si français »
1 Une partie importante du commentaire métalinguistique concerne le nom, dans la
Recherche : mérites comparés du nom propre et du nom commun, rêveries sur les noms de
villes, sur les noms de personnes portant des noms de lieux, étymologies, généalogies.
C’est une autre “entrée” du roman vers la question de la langue française. Si l’on inscrit
les rêveries du nom dans la tradition cratylienne comme l’ont fait Genette, et Barthes
pour une moindre part, le propos métalinguistique du narrateur s’élargit à la philosophie
du langage, à une réflexion sur la relation entre langage et monde. Mais dans le roman,
les commentaires sur le Nom sont aussi inséparables de la mise en scène du Nom que les
langages rapportés sont inséparables des commentaires métalinguistiques. « C’est tout un
ensemble », comme dirait le grand-père et il importe de comprendre que cet ensemble –
statut linguistique du nom propre, évolution des opinions linguistiques, mises en scènes
du Nom (onomastique du roman, scènes étymologiques, énigmatique nom du narrateur...)
– inscrit “le Nom” quasi métonymiquement dans la question de la langue française et non
dans celle du langage.
2 Le nom tient une place importante, dès les titres de chapitres : « Nom de Pays : Le Nom »
(par opposition à « Nom de Pays : Le Pays »). La majuscule et le singulier, réservés aux
seuls titres, ne se retrouvent pas dans le récit mais orientent la lecture et les
commentaires ; dire « le Nom », c’est évoquer la question du nom propre telle qu’elle se
pose au narrateur sous les espèces des noms de personnes et des noms de lieux. Il faut
noter cette originalité de la Recherche où le narrateur prête davantage attention aux
toponymes (Florence, Parme, l’indicateur des chemins de fer, les étymologies), même
lorsque l’évocation s’attache aux noms de personnes : il s’agit toujours des noms de
“Seigneurs” (de Combray, de Guermantes...), des titres à propos desquels la rêverie fait
surgir des images de terroirs, de châteaux... non moins qu’un titre « incompréhensible »
comme François le Champi donne au livre « une personnalité distincte » 1. Les linguistes
utilisaient au contraire “nom propre” pour anthroponyme, comme le précise Albert
Dauzat dans sa préface aux Noms de personnes... (1925) – en consacrant aux Noms de lieux un
ouvrage distinct – même si un chapitre est réservé dans le premier aux relations entre
anthroponymes et toponymes.
128

3 Les quelques pages consacrées par Michel Bréal au nom propre dans son Essai de
sémantique, dans le chapitre « Comment les noms sont donnés aux choses », ne font état,
sans que soit signalée cette restriction de sens, que d’anthroponymes : « On a soutenu que
les noms propres, comme Alexandre, César, Turenne, Bonaparte, formaient une espèce à part
et étaient situés en dehors de la langue2. » Un siècle plus tard, Françoise Armengaud, dans
son article sur le nom de l’Encyclopœdia Universalis, par sa première définition, exclut de
fait le toponyme : « On donnera pourtant une première définition : le nom propre est
cette partie du discours qui sert à désigner un individu, à l’interpeller, à faire référence à
lui, à l’identifier, bref à le “nommer” ». L’introduction d’un numéro de la revue Langue
française consacré à l’étude linguistique du nom propre – à l’exclusion des points de vue
logique et anthropologique – justifie le choix des noms de personnes comme étant « les
objets les plus typiques », à propos desquels la perception de l’opposition nom propre/
nom commun est la plus certaine3.
4 De la même manière que les langages de personnages sont indissociables des
commentaires métalinguistiques du narrateur, l’onomastique du roman est inséparable
des rêveries autour du Nom. Aux questions de sonorités françaises (le signifiant), elles
ajoutent les questions de sens, dénotation et connotation. De Combray aux « graves
noms » de saints4 s’élance la rêverie du narrateur, qui porte alternativement sur les noms
de “villes d’arts” (« Balbec, Venise, Florence5 », la stendhalienne Parme), et les noms de
l’indicateur de chemin de fer (« ce train d’une heure vingt-deux » vers la Normandie ou la
Bretagne) :
Comment choisir plus qu’entre des êtres individuels, qui ne sont pas
interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le
faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe ; Vitré dont l’accent aigu
losangeait de bois noir le vitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va
du jaune coquille d’œuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa
diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre ; Lannion
avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche ; Questambert,
Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route
de ces lieux fluviatiles et poétiques ; Bénodet, nom à peine amarré que semble
vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues, Pont-Aven, envolée blanche et
rose de l’aile d’une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de
canal ; Quimperlé, lui, mieux attaché et, depuis le moyen âge, entre les ruisseaux
dont il gazouille et s’emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à
travers les toiles d’araignées d’une verrière, les rayons de soleil changés en pointes
émoussées d’argent bruni6 ?
5 C’est une rêverie cratylienne si l’on veut, dans la mesure où le jeune rêveur de noms
postule une correspondance entre les connotations qu’il attribue aux signifiants
(« dernière syllabe », « accent aigu », « diphtongue finale ») et la réalité des villes : cela
suppose que l’attribution du nom ait été motivée par cette réalité. Il en est de même à
propos de « Guermantes », pour lequel le narrateur aura bien du mal à faire se superposer
Nom et corps, lors de la première confrontation avec la duchesse, à force d’avoir fait
entrer dans le an tout l’orangé que celui de Brabant avait emprunté aux projections de la
lanterne magique :
Quand je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie [...] tantôt de
nuances changeantes comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du
vert choux au bleu prune suivant que j’étais encore à prendre de l’eau bénite ou que
j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpable comme l’image de Geneviève
de Brabant, ancêtre de la famille des Guermantes, que la lanterne magique
promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond – enfin
129

toujours enveloppée du mystère des temps mérovingiens et baignant comme dans


un coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe : « antes » 7.
6 Que Mme de Guermantes ne soit pas « colorable à volonté comme [les images apparues
tant de fois dans mes songes] qui se laissaient imbiber de la teinte orangée d’une
syllabe », est la source d’une déploration souvent reprise au cours du roman : « cette
dame, en son principe générateur, en toutes ses molécules, n’était peut-être pas
substantiellement la duchesse de Guermantes, mais [...] ignorant du nom qu’on lui
appliquait, appartenait à un certain type féminin, qui comprenait aussi des femmes de
médecins et de commerçants8 ». L’illusion du narrateur participe du principe cratylien
qui prétend nécessaire et motivé le rapport entre nom et référent, mais c’est une
démarche cratylienne inversée puisque le signifiant est toujours premier pour le
narrateur : c’est le référent qui devrait se conformer, qui devrait entrer dans l’essence du
Nom. En interprétant comme une progression initiatique ou logique le projet de Proust
d’intituler les parties du roman « les noms, les mots, les choses », Anne Henry 9 a montré
comment l’idéaliste narrateur se déprend des chimères symbolistes de “l’audition
colorée” pour aller vers les positivistes étymologies de Brichot.
7 Mais ces savantes étymologies, dénuées de rêveries, relèvent au fond de la vraie
démarche cratylienne. Son Pont-à-Quileuvre (« Pont-à-qui-l’ouvre » > Pons cui aperit) ne
postule pas moins que l’étymologie populaire de Pont-à-Couleuvre une nomination
motivée. Toutes ses étymologies toponymiques vont dans ce sens : les noms ont été
donnés par les Normands conformément à la configuration des lieux et sont motivés (-dal
désigne la vallée,-bec le ruisseau,-tôt la maison, etc.). Si cette démarche va, par des
explications toutes référentielles, à l’encontre des rêveries du nom, elle touche au plus
prêt au cratylisme, en postulant, sinon un lien entre signifiant et signifié, du moins un
rapport de nécessité entre signifié et référent. On ne saura pas, puisque son zèle à
provoquer les tirades étymologiques de Brichot reste sans commentaires, ce qui intéresse
le narrateur dans cette multiplications d’exemples : le lien entre histoire et langue (traces
toponymiques des invasions noroises) comme Brichot, ou la « nationalisation » de
vocables par les « bouches gauloises10 », comme il le commente ailleurs. Il s’agit en tout
cas de chercher un sens, au moins une motivation, au nom propre.
8 Les travaux d’onomastique romanesque se sont attachés aux noms des personnages de la
Recherche. Le système de correspondances sonores qui les lient est très perceptible,
lorsqu’on met en série noms et prénoms, des “radicaux” (ant de Guermantes jusqu’au ber
d’Adèle Berncastel, grand-mère de Proust) aux unités alphabétiques ou phoniques :
lettres anagrammatisées ou disséminées (/a/ et /è/ de Marcel disséminés dans tous les
prénoms11, l’r commun à Marcel et à Proust comme « lettre germinative 12 »). Ces études
d’onomastique utilisent la méthode même du narrateur en commentant ce qu’il désigne :
le an de Brabant, Guermantes, Coutances (Marsantes, Maman...) pour arriver à l’analyse
des correspondances sonores, voire anagrammatiques, entre les prénoms – et quelques
noms – de personnages. Cela prouve que le système onomastique est « culturellement
acceptable », comme le soulignait Barthes, et que la rêverie du narrateur sur le Nom,
basée sur des associations imaginaires de sons et de sens, existe au répertoire
encyclopédique du lecteur français. « Proust et les noms », l’article de Barthes, concerne
la recevabilité des noms propres de la Recherche : « Leur véritable signifié est France ou,
mieux encore, la “francité” : leur phonétisme, et au moins à titre égal leur graphisme,
sont élaborés en conformité avec des sons et des groupes de lettres attachés
130

spécifiquement à la toponymie française (plus précisément francienne) : c’est la culture


(celle des Français) qui impose au Nom une motivation naturelle13. »
9 Le travail des Noms dans les avant-textes, dont l’index de la dernière Pléiade donne
l’éventail en signalant pour chacun des personnages les nombreuses nominations
antérieures, porte témoignage de cette recherche de la sonorité française. La série des
noms envisagés pour la rivière de Combray : Claire, Gracieuse, Pinsonne, Vivette,
Vivonne... en est exemplaire. Le nom que le narrateur dit « si français », summum de la
francité onomastique, est “Larivière”, comble de simplicité en même temps qu’amalgame
entre nom propre, nom commun et « Pays », non moins représentatif des rythmes et
sonorités privilégiés dans le système onomastique, que « Palamède » ainsi commenté :
J’éprouvais le plaisir réservé à ceux qui ne pouvant faute d’argent constituer un
médaillier, une pinacothèque, recherchent les vieux noms (noms de localités,
documentaires et pittoresques comme une carte ancienne, une vue cavalière, une
enseigne ou un coutumier, noms de baptême où résonne et s’entend, dans les belles
finales françaises, le défaut de langue, l’intonation d’une vulgarité ethnique, la
prononciation vicieuse selon lesquels nos ancêtres faisaient subir aux mots latins et
saxons des mutilations durables devenues plus tard les augustes législatrices des
grammaires) et en somme grâce à ces collections de sonorités anciennes se donnent
à eux-mêmes des concerts, à la façon de ceux qui acquièrent des violes de gambe et
des violes d’amour pour jouer de la musique d’autrefois sur des instruments anciens
14
.
10 La collection de noms infuse sa petite musique française tout au long du roman,
renforçant le motif de l’ancienne langue et du génie. Cette onomastique contribue pour
une grande part à ce qu’Umberto Eco appelle la superposition du monde narratif et du
« monde réel de l’encyclopédie du lecteur15 ». L’ensemble onomastique/lecture de ces
Noms par le narrateur forme la “saveur” française. Barthes suggère à plusieurs reprises
qu’il existe une analogie, ou plusieurs formes d’analogies, entre le fonctionnement
sémantique prêté aux Noms du roman et l’ensemble de la langue : « le nom propre a chez
Proust cette fonction œcuménique, résumant en somme tout le langage16 ». Comme le
nom dans le Cratyle met en question le langage tout entier, le nom propre dans la
Recherche met en jeu la langue française toute entière, avec une telle évidence que l’hiatus
entre nom propre et nom commun n’est guère interrogé par la critique, qui tout
naturellement restitue toute une conception du langage – de l’auteur – à partir de la
thématique du nom propre, prêtée au narrateur. C’est ce rapport de la partie au tout
qu’exemplifie le Nom dans le roman, comme à sa manière le mot langue, et comme d’une
autre manière encore le “génie de la langue française”.

Le sens du Nom
11 L’opposition du nom propre (« les noms ») et du nom commun (« les mots ») est posée une
seule fois pour toutes dans la Recherche :
Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme
celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de
ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à
toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes – et des villes
[...] une image confuse17.
12 La proposition inverse la manière habituelle de poser la question du sens des noms :
anthroponyme ou toponyme, le nom propre étant censé désigner un référent unique, on a
pu se demander s’il était une « simple étiquette collée sur une chose », et partant dénué
131

de sens18. Mais toute la démonstration de la Recherche inverse cette proposition : le nom


commun devient une étiquette (« Les mots nous présentent des choses une petite image
claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles »), tandis que le nom
propre est présenté comme un réservoir de sens possibles. Seul Bréal affirme cette
position originale vis-à-vis du nom propre : « Si l’on classait les noms d’après la quantité
d’idées qu’ils éveillent, les noms propres devraient être en tête, car ils sont les plus
significatifs, étant les plus individuels19. » Le narrateur fait sienne l’affirmation du
linguiste selon laquelle les noms propres sont les « les substantifs par excellence ». La
disqualification du “mot” qui fait du Nom le tout de la langue et la sur-qualification
française de ce système signifiant, amènent à conclure, à la suite de Barthes, à une
relation métonymique entre “Nom” et “langue française”.
13 “Le nom propre a-t-il un sens ?” reste – malgré certaines distinctions permettant de
dépasser le jeu du pour et du contre, comme celle du sens sémiotique et du sens
sémantique, ou celle de la langue et du discours – un sujet de conflit entre les disciplines.
Qu’on articule l’opposition sur le triangle signifiant-signifié-référent, ou sur les catégories
linguistiques, nom commun-nom propre, l’argumentation est duelle : « À vrai dire, deux
conceptions du nom peuvent entrer en compétition20 » ou « Pour résumer il y a deux
façons de concevoir l’approche sémantique du nom propre21 ». L’alternative réside dans le
sens ou le non-sens du nom propre : signe d’une impasse conceptuelle autour d’un objet
qui « n’a pas trouvé sa place dans la description des langues22 » – puisque si les arguments
varient, il s’agit toujours de les verser au dossier de l’accusation ou de la défense – mais
aussi, malgré tout, signe d’une importance symbolique constante de la question.
14 Tantôt, le nom propre est à ce point “vide” de sens – et faire un trou dans le tissu de
l’intelligible, voire du rationnel, est suspect – qu’il faut le mettre au ban de la langue : « Le
nom propre n’appartient pas au code d’une langue, mais à un autre code23 » ; opinion que
réfute bien sûr la moindre étude sur le fonctionnement syntaxique du nom propre24 :
« devant une telle souplesse de construction du nom propre, on ne peut qu’être surpris
par cette affirmation de J. Molino : “dépourvu ou accompagné d’article, le nom propre
paraît difficile à intégrer dans le cadre syntaxique normal de la langue” ». La philosophie
analytique, quant à elle, pour démontrer l’absence de spécificité du nom propre dans la
langue, argue de son absence de nécessité, dans la mesure où il ne serait qu’un substitut,
non nécessaire pour référer, aisément remplaçable par la définition de ce qu’il est censé
“résumer”. Tantôt, pourtant, et comme pour combler cette absence de sens (folie,
imbécillité) voire cette absence tout court (inutilité), on le dote d’une hypersémanticité.
Ce qui semble aujourd’hui une évidence, notamment par l’approche littéraire de la
langue, était de la part du premier sémanticien en titre, Michel Bréal, une originalité. Il
fait des noms propres « les substantifs par excellence » du fait de leur pouvoir de
cristallisation connotative, que son ouvrage s’attache tout au long à démontrer, à travers
ce qu’il appelle « les idées latentes du langage ». Et non seulement, en quelques lignes,
Bréal ouvre la voie aux théories de la sémanticité (« quantité d’idées ») et de
l’hypersémanticité (« les plus significatifs ») mais également, en plaçant le nom propre en
tête de la catégorie du nom, il en fait l’emblème du fonctionnement sémantique de la
langue, ou plus justement – ce qui est encore indistinct chez Bréal – du discours.
15 Par la mise en scène du Nom de personne, la Recherche va en quelque manière plus loin
que les théories linguistiques, vers la négation du référent unique : différents “moi”
groupés sous un nom immuable (Albertine)25 ou sous une quasi-absence de nom (le
narrateur)26 :
132

Ces nouveaux moi qui devraient porter un autre nom que le précédent27.
16 Ou un seul moi sous une multiplicité de noms (Palamède XV, baron de Charlus, « duc de
Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viareggio et des Dunes
28
») ; changements de nom (Gilberte Swann-Mlle de Forcheville-Mme de Saint-Loup ;
Oriane-Zénaïde-Princesse des Laumes-duchesse de Guermantes ; Sidonie des Baux-Mme
Verdurin-duchesse de Duras-princesse de Guermantes ; Renée Legrandin-Élodie de
Cambremer ; Miss Sacripant-Odette de Crécy-Mme Swann-Mme de Forcheville... mais pas
seulement pour les femmes : Bloch devient Jacques de Rozière, Legrandin : Legrand de
Méséglise29, puis comte de Méséglise30 ; Charlus voudrait que Morel devienne Charmel,
etc.) ; ou dans Le Temps retrouvé, nom passant d’un personnage à l’autre, comme si des
cartes avaient été redistribuées, grâce à l’équivalence affirmée dans la Recherche entre
“nom” et “titre” :
Pour moi dans cette identité de titre, de nom, qui faisait qu’il y avait encore une
princesse de Guermantes et qu’elle n’avait aucun rapport avec celle qui m’avait tant
charmé et qui n’était plus là et qui était comme une morte sans défense à qui on
l’eût volé, il y avait quelque chose d’aussi douloureux qu’à voir les objets qu’avait
possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à
elle, et dont une autre jouissait31.
17 Les prénoms eux-mêmes sont sujets à variations, sinon à changements. Hormis Bloch qui,
d’Albert, devient Jacques, et la jeune marquise de Cambremer, de Renée, Élodie, peu de
personnages changent de prénom. Il en existe peu de déformations, excepté lors des deux
confusions de signature, de Gilberte en Albertine. Mais alors que les “petits noms” sont
donnés, abstraction faite de la farandole d’« échos onomastiques », comme plus
individuels (« Cette personnalité, que lui attribuait ma grand-tante, de “fils Swann”,
distincte de sa personnalité plus individuelle de Charles Swann »32), tout contribue à
relativiser cette individuation. Oriane est « la dix-huitième Oriane de Guermantes » que
l’on nomme parfois, pour ne pas la confondre avec une autre, Zénaïde ou Oriane-Zénaïde
33
. Aux plus nombreux « Marie », on associe soit un second prénom, Marie-Hedwige (qui
est culturellement souvent le prénom d’une grand-mère), soit celui de leur époux, Marie-
Aynard ou Marie-Gilbert. La perte d’identité propre est consommée dans « Mme Octave »
et « Mme Amédée » à Combray, voire dans la coutume « d’ajouter un a à la fin du prénom
du mari » qui fait d’une épouse « Raphaela », la femme à Raphaël, comme les deux
moitiés, version masculine et version féminine d’un même être (sur le modèle de
Séraphito, Seraphita de Balzac, roman célébrant le mythe de l’androgyne).
18 De ce point de vue – illusion d’individuation par le prénom et perte d’identité du fait de la
nomination d’usage, visant à l’identification, les surnoms masculins, par abréviation
(Babal, Mémé, Marna), font pendant au sort des prénoms féminins. Le prénom de Charlus
est loin d’évoquer une individualité, si ce n’est la « particularité bizarre d’un prénom peu
usité » :
L’oncle qu’on attendait s’appelait Palamède, d’un prénom qu’il avait hérité des
princes de Sicile ses ancêtres [...] ce prénom même, belle médaille de la
Renaissance, – d’aucuns disaient un véritable antique, – toujours restée dans la
famille, ayant glissé de descendant en descendant depuis le cabinet du Vatican
jusqu’à l’oncle de mon ami34.
19 Est-ce par souci d’individuation – outre les autres “bonnes raisons” de commettre ces
abréviations inesthétiques qu’imagine le narrateur – que Palamède, XVe du nom, devient
« Mémé » ? (en écho humoristique à « on s’en moque bien de sa vieille grand mère »).
133

20 Aucun personnage de la Recherche ne porte en tout cas le même surnom : les deux grosses
sœurs surnommées ironiquement du fait de la même particularité physique, le sont de
manière tout à fait distincte (Petite et Mignonne). Mais les conceptions de l’individuation
de Charlus sont tout à fait autres : elles ne vont pas vers le diminutif, vers le plus petit, le
plus intime, mais vers le général, vers la fusion du titre et du nom, de l’homme et du lieu,
qui autoriserait un homme à répondre au nom de “Paris” :
Il aurait voulu que son frère et sa belle-sœur disent de lui : « Charlus », comme la
reine Marie-Amélie ou le duc d’Orléans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils,
neveux et frères : « Joinville, Nemours, Chartres, Paris » 35.
21 Mais chez les Guermantes, la mort se charge de réduire toute individuation par prénom,
surnom, titres, à la seule initiale du nom : tous sont résorbés dans le « G » armorié des
tentures de deuil :
Dans l’église de Combray, où chaque membre de la famille n’était plus qu’un
Guermantes, avec une privation d’individualité et de prénoms qu’attestait sur les
grandes tentures noires le seul G de pourpre, surmonté de la couronne ducale 36.
22 Le roman met à l’épreuve l’idée de stabilité de la langue par cette mise en scène du nom
propre, considéré lui-même comme le plus stable. Stable par son signifiant invariable, qui
ne se déclinerait pas (Charles, Charlie, Charlus), qui ne changerait pas de catégorie
grammaticale, ce dont La Recherche fournit des contre-exemples avec « un Charlus »,
« quel Marcel ! » ou la « grâce louis-philippement indienne ». Stable par son signifié
absent, confondu avec son référent ou au mieux équivalent à sa description définie ;
stable par son référent unique – “un seul” – et Un : toujours identique à lui-même, ou à
son Nom : littéralement une identité. Le nom propre, le Nom avec sa majuscule, comme
une pierre dure dans le texte, est par excellence l’élément propice à la déstabilisation
systématique des croyances que va opérer et subir en même temps le narrateur. Il est
essentiel que l’évolution du narrateur parte de cette stabilité pour en détruire une à une
les évidences : pour remettre en cause ce signe dans toutes ses parties. Le réseau sonore
et associatif des Noms persiste, tandis que les notions de sens, que ce soit dénotation ou
connotation, et de référent sont tour à tour réfutées par la mise en scène d’identités
mobiles, de moi multiples remplaçant des unités imaginaires inconnaissables.
23 La plus grande déstabilisation du Nom est sans doute dans la Recherche l’anonymat du
Narrateur : fonction à laquelle on attribue une majuscule pour compenser la difficulté à le
nommer. Au milieu de la riche onomastique proustienne, le nom dérobé du narrateur
offre un vide qu’il faut interroger. Le lecteur croit parfois au cours de la Recherche
apprendre son prénom, ce qui aura au moins le mérite de l’informer sur les prénoms qu’il
ne porte pas (ou si peu) : ni Charles37, ni Marcel :
Comme par effraction, et d’abord au conditionnel : « elle disait “Mon” ou “Mon
chéri”, suivis l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au
narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : “Mon Marcel”, “Mon
chéri Marcel” »... Puis, explicitement, dans un « mot » d’Albertine – « Mon chéri et
cher Marcel [...]. Quelles idées vous faites-vous donc ? Quel Marcel ! Quel Marcel ! » 38
.
24 Nul ne sait si cette confirmation du prénom du narrateur, « le même » que celui de
« l’auteur de ce livre » – expression qui distingue les deux instances plutôt que de les
confondre – aurait été maintenue si la mort avait laissé à l’écrivain le temps de lire le
premier jeu d’épreuves de La Prisonnière.
25 « On sait d’ailleurs que Proust, de manuscrit en manuscrit, éliminait Marcel, ne laissant
subsister que ces deux exceptions, dont on peut supposer qu’il les eût supprimées [...] à
134

moins qu’il n’ait voulu nous donner brusquement – “Quel Marcel ! Quel Marcel !” – la clef
de la Recherche, son autre pédoncule39. » La formulation de la révélation est emblématique
de la question du Nom, puisque l’expression d’Albertine en fait un nom commun : un
Marcel, comme le narrateur parle d’un Charlus. L’expression prête aussi au jeu, plein de
sens, que fait Alain Roger : « Quel Marcel ! Quel Marcel ? » Quand même ce narrateur se
prénommerait comme l’auteur, c’est bien peu d’un prénom pour identifier un être
humain. Françoise, dont le statut de domestique se satisfait de cette appellation qui suffit
aux maîtres, bénéficie de la révélation de son nom d’épouse : c’est la veuve « au défunt
Bazireau40 ». À défaut de résoudre cette énigme du prénom, il est intéressant de constater
que Proust, dans un même mouvement vers le mot “Fin”, anonyme son narrateur à
mesure qu’il nomme les anonymes, aussi peu importants soient-ils, comme pour mieux
dégager l’Un de la foule. Le « mince pédoncule41 » sur lequel repose l’identité du
narrateur et partant la question du Nom dans le roman, cette double et incertaine
révélation de “Marcel”, révèle l’ampleur du manque de nomination.

Anonymat, incognito
26 C’est le bruit de ce silence qui importe, comblé de toutes les manières, les plus voyantes,
les plus amusantes, les plus « acrobatiques » comme l’affirme Alain Roger avec l’exemple
des réponses d’Albertine à ses amies : « Rentrez, leur répondit-elle avec autorité. J’ai à
causer avec lui [...] Je ne sais pas, ça dépendra de celui-ci42. » C’est le nom masqué au
lecteur qu’il faut entendre. C’est de là que “celui qui parle” montre et questionne le Nom,
en dérobant le sien. Interroger l’anonymat, ou plutôt l’incognito du Narrateur, non plus à
partir des deux “Marcel”, mais par l’analyse d’une mise en scène du nom dérobé, révèle
que les implications du “Nom tu” sont bien plus qu’un jeu. Une mise en scène comique,
par exemple, dans le deuxième tiers de la Soirée chez la Princesse de Guermantes, lorsque
le narrateur cherche un intermédiaire pour le présenter au maître de maison, peut
appuyer un propos plus sérieux. Le protagoniste, pour qui la soirée est une “première”,
n’atteint pas à la virtuosité d’un baron de Charlus en matière de (re)connaissance, soit :
être reconnu de tous et connaître chacun par son nom, ce qui est un évident désavantage
pour se faire présenter au prince :
Les invités [...] étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant
les gens par leur nom. Et on entendait successivement : « Bonsoir, Monsieur du
Hazay, bonsoir, Madame de La Tour du Pin-Verclause, bonsoir, Madame de la Tour
du Pin-Gouvernet, bonsoir, Philibert, bonsoir, ma chère ambassadrice, etc. » 43.
27 Les quatre premières personnes sollicitées comme intermédiaires dans la présentation
manifestent l’importance du Nom, de quatre façons différentes : M. de Vaugoubert a
oublié le nom du narrateur, qui lui avait pourtant été présenté par M. de Norpois ; Mme
de Vaugoubert ignore le nom du narrateur parce que son mari ne le lui présente, et pour
cause, que par une « pantomime » ; Mme de Souvré opère une présentation à distance, en
poussant le jeune homme vers le prince, pendant que celui-ci ne regarde pas, et bien sûr
sans le nommer ; la quatrième, « qui vint me dire bonjour en m’appelant par mon nom »,
c’est au tour du narrateur de ne pas se rappeler son nom. Cette succession de
malentendus a pour enjeu le Nom – nom oublié, nom inconnu, nom tu –, auquel peut se
substituer ce que la linguistique appelle des « descriptions définies44 », qui cernent ce
qu’il est censé désigner, la personne, sans toutefois être suffisant pour en faire office (la
“présentation” demande un Nom : « Puis-je vous nommer mon mari ? »). Deux tentatives
de substitution montrent cette limite. Mme de Souvré d’abord, dont on ne saura pas au
135

fond si elle se souvient bien du nom de son interlocuteur, coule vers le narrateur un
regard que celui-ci traduit par :
Ne croyez pas que je ne vous ai pas reconnu. Vous êtes le jeune homme que j’ai vu
chez la duchesse de Guermantes. Je me rappelle très bien.
28 « Le jeune homme que... » est une description définie, désignant la même personne, le
même objet, que le nom absent. Ils ont même référent mais la définition ne peut pas se
substituer au nom, comme le démontre le simulacre de présentation de la part de Mme de
Souvré. Cette démonstration de l’aspect irremplaçable du Nom est longuement reprise
par le narrateur dans sa tentative de retrouver le nom d’« une dame qui vint me dire
bonjour » :
Je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à
cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m’aider (par des exhortations
comme celle-ci : « Voyons, c’est cette dame qui est amie de Mme de Souvré, qui
éprouve à l’endroit de Victor Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d’effroi et
d’horreur »), je ne crois pas que tous ces souvenirs voletant entre moi et son nom,
aient servi en quoi que ce soit à le renflouer45.
29 Tout le processus de remémoration du nom affirme que ce qu’on sait de la personne, ce
par quoi on peut la définir individuellement, non par une connaissance encyclopédique
mais par des souvenirs d’elle, cette description définie (« cette dame qui... »), non
seulement ne peut se substituer au nom, mais n’a aucun rapport avec lui.
30 Le narrateur ne retrouve le nom qu’en tentant de « saisir ses contours, la lettre par
laquelle il commençait », « sa masse, son poids », « ses formes », c’est-à-dire le nom
comme autonyme, se désignant lui-même, et non comme désignant une personne, celle-là
et pas une autre, ce qui est pourtant la définition habituelle du nom propre. L’ensemble
de la « Soirée chez la Princesse de Guermantes » est justiciable d’une lecture en terme de
Noms et de « listes », du « suis-je invité ? » du narrateur à la liste d’invitations de Mme de
Sainte-Euverte jusqu’à la conversation sans cesse retardée avec Swann à propos de
l’Affaire Dreyfus46 : être dreyfusiste ou anti-dreyfusard, c’est donner son nom pour une
pétition révisionniste ou anti-révisionniste, quitte à ce qu’il n’y paraisse pas à sa place,
manifestement hétérogène : « Quand on s’appelle le marquis de Saint-Loup, on n’est pas
dreyfusiste, que voulez-vous que je vous dise ».
31 Du point de vue du protagoniste, le début de la Soirée chez la Princesse de Guermantes 47
se divise en trois obsessions centrées sur le Nom : être invité, être annoncé, être
présenté ; c’est-à-dire avoir ou non son nom sur la “liste” des élus, entendre son nom crié
publiquement, chercher quelqu’un qui pourra vous nommer au maître de maison. Ce
dernier élément, outre qu’il offre un but à la déambulation du héros pendant le premier
tiers de la scène, lui offre également le prétexte à aborder l’un après l’autre des gens de
connaissance. Du point de vue des principaux acteurs de la « représentation »48, de leur
propres motivations ou intérêts, de leur propre “moteur” d’action au cours de cette
scène, la question du Nom est également une constante. « Suis-je invité ? », l’obsédante
question du personnage-narrateur, fait le lien entre la fin du Côté de Guermantes et le
début de Sodome, I et II : l’inquiétude que l’invitation ne lui soit pas vraiment adressée fait
se poster le narrateur dans l’escalier pour guetter le retour de la duchesse afin de
l’interroger. « Suis-je invité ? » est donc aussi le prétexte à la découverte de “Sodome”. La
question est tressée avec la mort d’Amanien, l’Affaire Dreyfus, l’annonce de la maladie de
Swann et la “conjonction” entre Charlus et Jupien ; ou plutôt ces thèmes sont enchâssés
comme des parenthèses qui s’ouvrent successivement (des parenthèses “gigognes”) dans
136

Du côté de Guermantes et se referment symétriquement dans l’ordre inverse dans Sodome...,


“la conjonction” de Sodome I apparaissant comme une parenthèse centrale.
32 La question de l’invitation est fondée sur une distinction entre le nom bourgeois et le nom
aristocratique. Son improbabilité, qui provoque la longue incrédulité du narrateur, est
double : a-t-on vraiment donné mon nom à la princesse ? La princesse l’a-t-elle vraiment
inscrit sur sa liste puisque ce nom est indigne d’y figurer ? Être invité suppose que le nom
soit inscrit sur des « “listes” d’invitation49 », soit que quelqu’un ait, et c’est le plus courant
pour le narrateur, donné votre nom, par manière de parrainage :
Ce même genre de plaisir que Mme de Guermantes m’aurait procuré si, au lieu de
me faire inviter dans des dîners brillants, elle avait donné plus souvent mon nom
pour leurs listes de cavaliers, aux maîtresses de maison chez qui l’on dansait 50.
33 Soit que l’on s’inscrive soi-même, que l’on “mette son nom” chez quelqu’un selon
l’expression significative du narrateur : « je pourrais plus difficilement mettre mon nom
chez elle51 ». Il s’agit de déposer une carte de visite, voire de se « faire inscrire » :
Vous devriez aller écrire votre nom chez elle, un jour de cette semaine, me dit Mme
Swann ; on ne corne pas de bristol à toutes ces royautés comme disent les Anglais,
mais elle vous invitera si vous vous faites inscrire52.
34 Tout au long de la soirée chez la princesse de Guermantes, sont modulées diverses
variations de cette question du nom donné, du nom pris dans (ou figurant sur) une liste, et
des mérites comparés du nom et de la liste : de leur convenance mutuelle, relevant d’un
souci d’homogénéité, notamment de l’incongruité de noms bourgeois ou juifs dans une
liste à particules, ou inversement. L’onomastique, fidèle à la “francité”, use sans retenue
de la « spécialisation des noms propres » dans le domaine social, à savoir « la distinction
[en usage] dans de nombreux pays, entre les noms plébéiens et aristocratiques » 53. Il s’agit
dans le roman d’une spécialisation française puisque, lorsqu’il s’agit de noms étrangers à
particule, comme celui du Prince Von Faffenheim, le nom est ridiculement abrégé en
Prince Von, puis en « Von » que le prince adopte pour signature, au point de perdre le
sens de particule (tout comme si un aristocrate français était nommé « duc de » puis qu’il
signât « De »), bien qu’elle soit à elle seule l’emblème de l’aristocratie, du moins du point
de vue de bourgeois comme Mme Verdurin qui ont besoin de cette « flèche signalétique 54
» : « elle disait encore les de La Trémoïlle [...] mais se rattrapait en disant : “Madame La
Trémoïlle”55 ».
35 L’effet de distinction joue apparemment d’avantage, dans la Recherche, entre bourgeoisie
et aristocratie qu’entre “plèbe” et aristocratie, si l’on en croit les commentaires du
narrateur bourgeois (ce que Charlus ne manque pas de lui faire remarquer à plusieurs
reprises56). Mais, hormis à Combray, il y a relativement peu de noms bourgeois dans la
Recherche : ceux qui persistent dans le fil du roman sont issus de ce terroir (Legrandin,
bientôt devenu, pour la sœur marquise de Cambremer, pour le frère comte de Méséglise ;
Swann dont la fille unique prendra par adoption le nom de Mlle de Forcheville, puis par
mariage le nom de marquise de Saint-Loup ; Bloch qui prendra non un pseudonyme mais
le « nouveau nom » de Jacques Rozière...). Morel, Jupien – ces noms qui ne sont jamais
précédés de “Monsieur” contrairement à celui du narrateur – sont des noms plébéiens,
des noms de “domestiques” à l’égal de ceux qui ne sont nommés que par leur prénom
(Françoise, Antoine...) voire par leur fonction (le valet de pied de la duchesse de
Guermantes, le lift, le directeur de l’hôtel de Balbec...). D’une certaine manière, c’est aussi
la fonction qui fait le bourgeois : « Madame l’Ambassadrice » pour l’anonyme
ambassadrice de Turquie, « le Professeur » pour Cottard ou Brichot, tout comme si un
137

titre était nécessaire pour introduire le nom dans les salons aristocratiques, afin de
maintenir le rythme ou le nombre de pieds nécessaires à l’énonciation (peu de noms du
roman sont aussi brefs que Swann... ou Proust).
36 L’entrée de chaque invité dans le salon est annoncée par l’« aboyeur ». Celui-ci fait son
office, pendant que le narrateur ressasse ses craintes quant à la réalité de l’invitation. Le
Duc de Châtellerault, qui précède le narrateur tremblant, n’a aucune raison de craindre
d’être nommé par l’huissier : il fait partie de la famille Guermantes et a de naissance ses
entrées dans le monde, même si une longue brouille entre ses parents et le prince de
Guermantes fait qu’il n’a jamais mis les pieds dans ce salon-ci. Son titre est un prestige
dont il ne peut avoir honte. Il est en cela l’antithèse du personnage-Narrateur et c’est la
raison d’être de son entrée juste avant celui-ci, qui forme à la fois contraste et parenté.
Car si le Duc se pare de son nom dans le monde, à Sodome au contraire il voyage
« incognito » :
M. de Châtellerault était aussi froussard qu’imprudent ; il était d’autant plus décidé
à ne pas dévoiler son incognito qu’il ignorait à qui il avait à faire 57.
37 Il s’aperçoit au dernier moment que celui qui est chargé de crier son nom à l’assistance
est l’homme, rencontré quelques jours plus tôt lors d’une de ces anonymes incursions, qui
l’avait tant pressé de lui dire son nom. Celui à qui il l’avait alors refusé, en se faisant
passer pour anglais, est celui à qui il doit le donner, non sans crainte d’être ainsi vendu, par
le simple fait que celui qui l’énonce y “fait entrer” des souvenirs qui ne sont pas de ce
monde :
Il lui semblait qu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douterait de
rien) un secret qu’il était coupable de surprendre de la sorte et d’étaler
publiquement58.
38 Sésame dans cette demeure où « les portes [...] ne cèdent pas tant qu’on n’a pas prononcé
la formule magique59 », le nom illustre est ailleurs un secret. Le parallèle avec le
Narrateur devient un chiasme : un nom trop éclatant ne peut être porté partout tandis
qu’un nom passe-partout ne peut être porté jusqu’ici.
39 Le paradoxe est que le nom du narrateur dont il va être tant question dans cette scène :
« L’huissier me demanda mon nom, je le lui dit60 », « j’avais perçu le grondement de mon
nom61 », « une femme qui ne savait pas mon nom62 », « une dame qui vint me dire bonjour
en m’appelant par mon nom63 » : ce nom restera, lui, caché. Si le narrateur n’est pas mis à
la porte par de « solides gaillards prêts à s’emparer d’un intrus », parce que le nom
proféré par l’huissier est accepté comme celui d’un invité, s’il promène ce nom au vu et
au su de tous les « figurants » de la soirée, il restera pour nous lecteurs, habitants d’un
autre monde, incognito, « anonyme parmi les centaines de noms qui peuplent le récit 64 ».
Jamais nous ne connaîtrons même son initiale, comme pour ce « professeur E*** »,
premier et emblématique anonyme que rencontre notre Anonyme après son entrée. Ce
professeur, qui encadre avec le Duc de Chatellerault l’entrée du narrateur, est comme ce
dernier un bourgeois puisqu’il a une profession et qu’il n’y a devant l’initiale de son nom
ni titre ni particule. Il ne peut prétendre à présenter le nouveau venu au maître de
maison, d’autant qu’il semble lui-même mal introduit dans le monde et qu’il cherche la
compagnie du narrateur comme évidemment son égal, ou au moins un visage connu :
Accroché à moi le professeur E*** ne demandait qu’à ne pas me quitter.
40 Ce médecin, obstacle plus que véritable rencontre, doit être quitté, au profit du marquis
de Vaugoubert en l’occurrence. Sa présence aura été l’occasion de rappeler une fois de
138

plus le jargon médical (« hyperthermie », « sudations »), « bien qu’il fût lettré et eût pu
s’exprimer en bon français » :
C’est que la médecine a fait quelques petits progrès dans ses connaissances depuis
Molière, mais aucune dans son vocabulaire.
41 Que ce médecin se conforme à l’emploi attendu de médecin de comédie n’est pas
indifférent, au début de cette scène, après que le narrateur a présenté les « raouts »
comme des « représentations » théâtrales. Ce diafoirus en tout cas prélude dans son
registre à une longue suite de commentaires sur le “mauvais français”, du Duc de
Guermantes notamment, dans cette soirée. Puisqu’il est moins encore qu’un « figurant » –
que sont pour le narrateur des « Duchesse de Doudeauville » –, quoi d’étonnant que le
nom de ce « professeur E*** » n’ait pas d’importance ? Il aurait pu toutefois n’être qu’“un
médecin”, “un professeur”, à la manière de ces anonymes « dames », « hommes »,
« chasseurs », « crémiers »... « médecins », nombreux petit peuple de la Recherche.

« Les syllabes inquiétantes »


42 Le fait que son nom soit donné en partie attire particulièrement l’attention sur cette
forme d’anonymat : il ne s’agit pas d’absence de nom mais d’un nom tu, à la manière des
journaux qui ne citent pas nommément, soit pour ne pas nuire à la réputation – c’est
qu’alors le propos est infamant –, soit que l’anecdote importe plus que ses protagonistes.
Ici, l’intention du narrateur est ambiguë. Il ne s’agit pas de ces nombreux personnages
dont le nom importe si peu (ou dont il importe de gommer la référence) que l’auteur les
gratifie d’un duc d’A... ou d’une Mme H. dans les brouillons, anonymat qui, à quelques
notables exceptions près, n’est pas maintenu dans les éditions par lui corrigées. L’index
de la Pléiade donne, pour les anonymes du texte établi, deux autres M. E***, frères au
nom interchangeable, une comtesse G*** et sa fille, un prince de H***, « l’excellent
écrivain G*** »65 ou une Mme H***. Les anonymats de ce type sont rares dans les premiers
volumes publiés du vivant de Proust. On n’y trouve qu’un « duc de X...66 », un plus
significatif « devenir moi-même une sorte de prince X67 » ou un « M. de ***, meunier ».
43 L’innommable médecin, outre que le narrateur le dise « vulgaire » et s’étonne de sa
présence, « car jamais on n’avait vu et on ne vit dans la suite, chez la princesse, un
personnage de sa sorte »68, est d’abord celui qui n’a pas sauvé la grand-mère, occupé qu’il
était à s’habiller pour une soirée, et a « pronostiqué » sa mort :
Du reste dès la première minute où je l’ai vue, mon pronostic avait été tout à fait
sombre, je me souviens très bien69.
44 Seul ce déplorable rôle justifie que le narrateur le voie dans ces salons « rôder
indéfiniment seul comme un ministre de la mort », alors qu’il a sauvé le maître de maison
in extremis (« déjà administré »), raison de son invitation. L’entrée du narrateur est donc
“encadrée” par deux personnages anecdotiques, incarnant différentes valeurs de
l’anonymat : entre incognito et indignité.
45 L’inquiétude justifiée par l’obsessionnel « Suis-je invité ? » (si je ne le suis pas, ma honte
sera publique et, si je le suis, c’est la princesse qui aura honte que soit crié chez elle un
aussi petit nom) se transforme en un crainte essentielle au moment d’être annoncé, la
peur d’être nommé :
Avant que j’eusse pu le prier de m’annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-
propre si je n’étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si je l’étais, il
hurla les syllabes inquiétantes70.
139

46 S’entendre nommer, par son patronyme, représente pour le narrateur une menace, si l’on
en croit les métaphores attachées à cette profération. Le champ sémantique de la mort,
d’une menace de mort, est le plus fréquent. Entendre, ou s’apprêter à entendre son
propre nom, pour le narrateur, c’est être frappé, fût-ce par « une balle », même
« inoffensive »71. Quant à l’épreuve mémorable de l’annonce par l’huissier, elle est la mort
même.
47 L’aboiement du nom par un Cerbère transforme magiquement l’entrée des Enfers en un
accueil au Paradis lorsque la princesse exceptionnellement se lève pour l’accueillir et que
le narrateur accompagne mentalement son geste du vers de Malherbe, « Et pour leur faire
honneur les Anges se lever », qui se réfère à l’accueil des Innocents massacrés au Paradis.
La mort, sous les espèces de la profération du nom – curieux Sésame –, permet le passage
vers un autre monde, Enfer ou Paradis, puisqu’aucune allusion au mythe d’Orphée ne
laisse entendre que le narrateur y entrerait vivant :
L’huissier me demanda mon nom, je le lui dis aussi machinalement que le
condamné à mort se laisse attacher au billot72.
48 La métaphore du “ciel qui va me tomber sur la tête” : « il hurla les syllabes inquiétantes
avec une force capable d’ébranler la voûte de l’hôtel », « le grondement de mon nom,
comme le bruit préalable d’un cataclysme possible »73, est filée de plus en plus
précisément jusque dans Le Temps retrouvé :
Les plafonds que j’avais craint de voir s’écrouler quand on avait annoncé mon nom 74
.
49 La proclamation du nom du narrateur – autant dire sa réalisation car le nom, cette
abstraction, n’est nécessaire que pour l’appel75 – est placée dans un contexte magique.
Elle semble la transgression d’un interdit fondamental (« Au moment où notre nom
résonne dans la bouche du présentateur [...] ce moment sacramentel76 »), passible d’un
châtiment venu d’en haut : « cataclysme », ébranlement, écroulement, engloutissement.
Le nom comme formule magique est lié à la notion d’incantation. Celle-ci suppose une
croyance en « la coalescence de l’être et du nom qu’illustre l’axiome de Salverte : “Notre
nom propre c’est nous même”77 ». Que ce soit vis-à-vis de son état civil ou de celui des
êtres aimés, le narrateur croit en cette “coalescence”. Il arrive que le narrateur souhaite
que les présentations n’aient pas lieu (« ce même Swann qui était en ce moment devant
moi aux Champs-Élysées et à qui heureusement Gilberte n’avait peut-être pas dit mon
nom78 »), jouissant d’un anonymat supposé :
Quant à elle [Odette], elle ne m’avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pas mon
nom, mais j’étais pour elle – comme un des gardes du Bois, ou le batelier ou les
canards du lac à qui elle jetait du pain – un des personnages secondaires, familiers,
anonymes, aussi dénués de caractères individuels qu’un « emploi de théâtre », de
ses promenades au bois79.
50 Comme si, contre toute vraisemblance, de l’émission du nom seule pouvaient jaillir les
associations de souvenirs qui forment une personne, comme si l’on était tout entier dans
son nom, sans corps, sans visage, sans ressemblance avec ses proches, croyance qui
justifie l’« émerveillement » que Swann ait pu le reconnaître80. Plus nettement encore le
narrateur investit le nom d’une puissance magique, lorsqu’il souhaiterait, par exemple,
qu’il soit prononcé chez les Swann par Norpois pour que :
mon nom et ma personne se trouvassent ainsi un moment auprès de Gilberte, dans
sa maison et sa vie inconnues81.
Ce qui me permettrait, comme une divinité de l’Olympe qui a pris la fluidité d’un
140

souffle ou plutôt l’aspect du vieillard dont Minerve emprunte les traits, de pénétrer
moi-même, invisible [...]82.
51 Cet investissement excède largement l’âge naïf du narrateur, puisque le pouvoir magique
attribué au nom persiste bien après les leçons positivistes de Brichot, dans Albertine
disparue lorsque paraît l’article du Figaro :
Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou même à défaut
de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre la répétition de mon nom
et comme une évocation embellie de ma personne, briller sur eux 83.
52 « Mon nom », dans la mesure où il n’est pas prononcé en présence du narrateur, ne
présente pas le caractère menaçant de l’appel ou de l’annonce qui font à un moment – et
c’est là que se placerait le danger – coexister le corps et le nom censé le désigner : « il
demeure toujours impossible dans cette écriture d’être simultanément soi-même et son
nom84 ». La puissance du nom, inversée, non plus redoutable mais bénéfique, est un
élément-clé du « bal des têtes » dans Le Temps retrouvé, où le nom de chacun a pouvoir de
lever « l’enchantement » du Temps qui a transfiguré les visages et les corps. Cette “magie
du nom”, appelée parfois charme mérite d’être réévaluée au-delà de la douceur d’une
rêverie tendrement colorée : le “charme” relève plus probablement, étant donné la
nature du champ sémantique et des métaphores associées, d’un “sens fort”, classique, que
le narrateur s’est gardé de signaler.
53 Le pouvoir du nom relève de la pensée mythique – sorte de cratylisme, investi d’une
symbolique plus puissante – qui veut « que le nom et l’être entretiennent un rapport
intérieur et nécessaire, que le nom ne désigne pas seulement l’être mais qu’il soit l’être
lui-même et que la force de l’être soit contenue en lui85 ». Autant entendre prononcer son
patronyme le terrifie, autant entendre son prénom ou prononcer un prénom aimé prend
pour le narrateur la force d’une incantation. De la répétition rituelle du prénom de
Gilberte :
Sur toutes les pages de mes cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son adresse 86
.
Je m’arrangeais à tout propos à faire prononcer à mes parents le nom de Swann :
certes je me le répétais mentalement sans cesse [...] je le décomposais, je l’épelais
[...] je rabâchais sans fin les mêmes paroles [...] il me semblait qu’à force de manier,
de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte j’en ferais peut-être sortir quelque
chose d’heureux. Je redisais à mes parents que Gilberte [...] comme si cette
proposition énoncée pour la centième fois allait enfin avoir pour effet de faire
entrer Gilberte [...] je reprenais [...] je continuais87.
54 À la possession d’Albertine :
En prononçant ce nom d’Albertine, je pensais à l’envie que m’avait inspiré Swann
quand il m’avait dit [...] « Venez voir Odette », et que j’avais pensé à ce que malgré
tout il y avait de fort dans un prénom qui, aux yeux de tout le monde et d’Odette
elle-même, n’avait que dans la bouche de Swann ce sens absolument possessif 88.
55 Réciproquement, le prénom du narrateur, « petit nom » ou « nom de baptême », connaît
un sort différent de celui du nom, quoique relevant d’une même mythologie :
Et me souvenant plus tard de ce que j’avais senti alors, j’y ai démêlé l’impression
d’avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi-même, nu, sans plus aucune des
modalités sociales qui appartenaient aussi, soit à ses autres camarades, soit, quand
elle disait mon nom de famille, à mes parents, et dont ses lèvres – en l’effort qu’elle
faisait, un peu comme son père, pour articuler les mots qu’elle voulait mettre en
valeur – eurent l’air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau un fruit
dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au même
degré nouveau d’intimité que prenait sa parole, m’atteignait aussi plus directement,
141

non sans témoigner la conscience, le plaisir et jusque la gratitude qu’il en avait, en


se faisant accompagner d’un sourire89.
56 L’usage du prénom est réservé à Gilberte puis à Albertine, non à la famille : la mère
appelle son fils « mon petit jaunet, mon petit serin », le soir de François le Champi, « mon
grand loup », le jour de la séparation du premier voyage à Balbec ; la grand-mère, « petite
souris » pour évoquer le grattement contre la cloison qui l’appelle le matin. Le fait que le
prénom soit ressenti comme venant de la mère, comme l’affirme Alain Buisine, n’a valeur
que de généralité culturelle, d’ailleurs contestable car le narrateur, fils unique, pourrait
porter le prénom du père.
57 L’usage amoureux du prénom est loin de la menace de mort que représente l’énonciation
du nom, mais relève tout autant de la croyance en la coalescence de l’être et du nom,
voire du corps et du prénom : il s’agit d’être soi-même son prénom, et de l’être tout
entier, « moi-même, nu ». L’intérêt de ce passage n’est pas la distinction entre “moi-
même” et les “modalités sociales” que représente le nom de famille, somme toute banale
et qui ferait du nom un vêtement inutile dans l’intimité, mais plutôt les registres
connotatifs de l’intériorité et de la chair : alors que l’appel du nom vient frapper de loin,
de l’extérieur, la prononciation amoureuse du « petit nom » ramène instantanément à la
magie de la peau, à la « pulpe », à la chair, au plaisir. Cette sensualité, ce « nom sensible »
n’a pas d’originalité dans la Recherche et cette façon d’absorber le corps sonore au lieu
d’expulser les syllabes anticipe sur le discours des glaces d’Albertine qui, tout en
détruisant imaginairement de ses lèvres géantes les piliers de porphyre rose, se met en
bouche la langue même du narrateur.
58 Si son prénom dans la bouche d’une femme donne au narrateur le sentiment d’y être
“tenu”, à plus forte raison pense-t-il posséder ce qu’il nomme, comme tous les jaloux du
roman. Charlus, maître ès-nomination, ne tient-il pas à nommer Morel – sous couleur
d’un meilleur nom d’artiste – afin « qu’il tînt tout de lui, même son nom90 » ? Acte
fondateur de l’identité, dont ambiguïté ne peut tromper91, non plus que les suites
envisagées devant le refus de l’amant : son adoption et finalement l’adoption de sa
fiancée. Les attitudes du narrateur envers le nom sont aussi révélatrices, par leur
permanence au fil du roman, que ses considérations didactiques, rêveuses ou “positives”.
Persuadé d’une coïncidence entre l’être et le nom, il croit son patronyme frappé
d’interdit, dans la tradition du “nom secret” d’un homme ou d’un lieu sacré : « Qui a prise
sur le nom a prise sur la ville. Ainsi Rome était le nom de surface. Son nom secret reposait
au sein de l’une de ses collines92. »
59 On distingue parmi les croyances celles qui confèrent au nom une “magie” ou des
“pouvoirs”, pouvoir d’évocation, c’est-à-dire de faire apparaître l’être nommé, qu’il soit
dieu, diable ou défunt : « Nul ne peut résister à la force évocatrice du nom. C’est pourquoi
le nom joue un rôle si important dans le rituel des sortilèges et des exorcismes 93. » Le
respect, dû à Dieu mais aussi dans certaines traditions à l’époux, aux aînés, au roi, interdit
aussi d interpeller directement, par un nom privé, celui ou celle dont la fonction seule
doit compter. D’autres traditions font au contraire du nom invoqué un protecteur : « c’est
une sorte de formule magique que les forces du mal ne peuvent rompre94 ». L’obligation
de le taire peut le transformer en une vulnérabilité, comme dans la ballade Scandinave
Ribold et Guldhorg où le nom forme une armure invisible pendant la bataille, à condition de
n’être pas prononcé. « Dans la pensée archaïque, le nom est une partie de l’être, peut-être
la plus essentielle95 » ; cette croyance fonde également le texte de la Bible et la tradition
cabalistique juive. D’un côté le nom de Dieu ne doit pas être prononcé (JHVH doit être lu
142

“Adonaï”), de l’autre la tradition veut qu’un enfant juif reçoive un nom secret, un prénom
hébreu : « Il a veillé sur eux comme les juifs autrefois sur le nom secret qu’ils donnaient à
chacun de leurs enfants. Ceux-ci même ne l’apprenaient pas avant le jour de leur
majorité »96.
60 Cette tradition du « nom secret » – qu’Alexis Nouss distingue du « nom caché » en tant
que le secret n’appelle pas l’élucidation – si l’on en croit les témoignages de Kafka 97,
Benjamin, Perec, pèse sur les écrivains de culture juive et doit informer les
interprétations proustiennes. La disparition du nom du narrateur révèle la présence d’un
nom, « sauvegarde d’une identité certes menacée mais ainsi préservée dans un silence 98
»:
Il n’en reste pas moins le nom qui contient en lui toutes les forces vitales, par lequel
elles sont invoquées et protégées contre ceux qui ne sont pas appelés 99.
61 Marcel Proust n’a guère fait état d’une culture juive que lui aurait transmise sa mère ou
d’une quelconque fascination pour ses traditions, mais le nom ostensiblement masqué du
roman, le silence exhibé au centre de cette “francité” onomastique, semble faire signe
vers l’altérité même, qui plus est vers une altérité de l’intérieur, comme le souligne cet
échange entre le narrateur et Charlus, symptomatique des contradictions de
l’antisémitisme :
Vous n’avez pas tort si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après
m’avoir posé ces questions sur Bloch, d’avoir parmi vos amis quelques étrangers. Je
répondis que Bloch était français. Ah ! dit M. de Charlus, j’avais cru qu’il était juif 100.
62 En tout état de cause, le narrateur va à la messe du dimanche à Saint-Hilaire, assiste au
mois de Marie et porte un « nom de baptême ». Mais le thème de l’antisémitisme, à son
apogée dans Sodome et Gomorrhe avec la mise en scène de l’Affaire Dreyfus, est une
constante de la Recherche et se manifeste aussi autour du “nom juif” (Swann, Bloch, Lady
Israëls, Nissim, Rachel, etc.). Le fait que ce thème soit entrelacé avec celui de
l’homosexualité (voire de l’homophobie), comme l’a montré Antoine Compagnon, alors
même que le narrateur n’est pas homosexuel (bien que, de manière exceptionnellement
omnisciente, informé de l’argot de Sodome ou de ses pratiques d’incognito101), inclinerait
à penser que la “revendication” de l’un serait liée à celle de l’autre. Ajoutées à cela la
généalogie presque entièrement maternelle du narrateur et l’avarice notoire de l’aïeul
(grand-père de la mère102) – Proust n’hésite pas à mettre, sans malveillance, dans la
bouche de son narrateur les lieux communs de l’imagerie antisémite (grands nez de
Swann et Bloch) – et l’on invente au narrateur une légende d’aïeul juif comme il invente à
Swann une légende d’un grand-père, prince chrétien. Ce qui diffère peu, dans la
motivation, des interprétations du personnage de Swann comme père symbolique du
narrateur.
63 Mais le plus important au fond, en deçà de la thématisation, serait que ce symbole de la
tradition juive, le “nom secret”, se trouve au cœur – et en creux – de l’énonciation : ce
silence, ou ce secret, est l’endroit même d’où s’énonce tout le roman. « La prolixité de la
Recherche sert constamment de paravent et d’excuse à l’absence de mots en vain attendus
103. »

« Mon nom »
64 Exposée la mise en scène du “Nom tu” dans la première partie de la Soirée chez la
princesse de Guermantes, qui démontre au moins la virtuosité narrative nécessaire à un
143

tel tour de passe-passe romanesque, reste à comprendre la nature des craintes du


narrateur, exprimées dans des termes de mort, de châtiment, etc., non moins qu’à
comprendre in fine l’intérêt du masquage de « mon nom » vis-à-vis du lecteur. Le “nom
invisible” du narrateur est toujours, et pour cause d’énonciation autrement impossible,
précédé de Monsieur, ce qui est plus qu’un domestique, et probablement moins que le
nom de son père, qui a lui une fonction et qui sert en partie d’introduction au nom du
fils : « Embrasserez-vous la carrière de Monsieur votre père ? » dira le prince à qui le
jeune homme, au terme de son parcours de la question d’“être invité” à celle d’“être
annoncé” jusqu’à celle d’“être présenté”, sera enfin “nommé”. “Mon nom” est donné à
chaque présentation, avec insistance même si c’est une évidence culturelle, comme le
nom du père :
Mme de Villeparisis présenta ma grand-mère, voulut me présenter, mais dut me
demander mon nom, car elle ne se le rappelait pas. Elle ne l’avait peut-être jamais
su, ou en tout cas avait oublié depuis bien des années à qui ma grand-mère avait
marié sa fille. Ce nom parut faire une vive impression sur Mme de Villeparisis ! 104.
Est-ce que vous êtes le fils du directeur au ministère105 ?
65 Chaque présentation, au duc de Guermantes, à Mme de Villeparisis, au Prince de
Guermantes, réinstitue le narrateur comme “fils de” : « Bonsoir, mon petit voisin.
Comment va votre père ? Quel brave homme106 ! » Il s’agit d’être nommé, ou plutôt de
notre point de vue de lecteur de n’être pas nommé, par son patronyme, terme entendu
étymologiquement de manière restreinte : « qui porte le nom du père ». Ce nom caché
trahit la difficulté d’« habiter son nom » : « Comment penser le paradoxe d’un nom qui,
pour devenir propre, doit pourtant être reçu d’un autre107 ? » Dès la première
« présentation » de la Recherche, la rencontre avec Odette de Crécy chez l’oncle Adolphe,
est lancée la série des non-présentations du narrateur. Non seulement « la dame en rose »
garde son nom de fée (comme la Fée bleue) mais l’oncle escamote également « mon
nom » :
Mon oncle lui dit : « Mon neveu », sans lui dire mon nom, ni me dire le sien 108.
66 Odette a beau tenter de forcer cette résistance par une question d’une ruse grossière
(« Est-ce que Mme votre nièce porte le même nom que vous, ami ? »), elle, qui sait le nom
de l’oncle Adolphe (mais ignore peut-être qu’il est le frère du grand-père maternel
Amédée), ne saura pas plus que le lecteur « à qui ma grand-mère avait marié sa fille ».
67 Mère et père restent les grands anonymes du roman, ce qui est une nécessité pour que le
nom du fils ne soit pas dévoilé, mais qui marque leur importance corrélative – ils n’ont
pas même un prénom – car la “foule” du roman (ceux qu’on appelle habituellement les
anonymes) est nommée pour mieux mettre en évidence l’Anonyme... fils d’Anonymes.
Contrairement aux autres jeunes gens, munis de pères dans la Recherche, nos Anonymes
père et fils n’ont ni ascendant paternel, ni descendant : ni grand-père suivi de « mon
nom » (la parentèle à Combray est nommée par le rang familial suivi du prénom : tante
Léonie, grand-père Amédée, grand-tantes Céline et Célia...), ni “enfant de”, suivi de « mon
nom » puisque le narrateur n’aura pas d’enfant. Ils forment dans leur anonymat le couple
filial, “le père” et “le fils”. Le père semble sans origine et sans parenté : un « déraciné » au
sens où l’entend Françoise109. La mention d’un arrière grand-père paternel dans l’index de
la Pléiade, renvoyant à un passage de Sodome et Gomorrhe 110 où il est question d’héritage,
de fortune de « mon père » ou des « “biens au soleil” de mes parents », n’avère pas
d’ascendance paternelle. « Le père de mon grand-père » est plus probablement le père
144

d’Amédée et du grand-oncle, dont la prodigalité est citée par contraste avec l’avarice de
cet arrière grand-père.
68 « Mon grand-père » comme « mon grand-oncle » sont apparentés au narrateur par la
mère, issue de Combray, non sans un brouillage occasionnel des filiations : « Morel me
considérait à peu près comme un fils adoptif, comme un enfant d’élection de mon oncle »,
lequel oncle est d’ailleurs le grand-oncle... Au contraire, nombreux sont les personnages
dont sont cités père et grand-père paternels, voire aïeul et qui ont aussi une descendance,
mais plus souvent une fille, ce qui limite la transmission du nom. Les Cambremer forment
l’exception, qui sont marquis de Cambremer de père en fils, du vieux marquis seulement
mentionné, à Léonor, en passant par Cancan. De nombreux passages de Combray
présentent avec insistance le « fils Swann111 », distinct du Swann mondain, à qui cette
appellation fait l’effet d’un « incognito112 » : « il avait trop longtemps oublié qu’il était le
“fils Swann” pour ne pas ressentir quand il le redevenait un moment, un plaisir plus vif ».
« Mon camarade Bloch » ou « Bloch » n’est longtemps dans le roman que le fils de « M.
Bloch », dit aussi « Bloch père ». Tous deux, Swann et Bloch, avouent cette filiation, de
bout en bout pour ce qui concerne Swann, et au moins jusqu’à la mort de son père pour
Bloch. Cela n’est pas fort différent pour Morel qui, s’il cache la situation de valet de
chambre de son père, refuse de changer son nom. Dans ces trois cas, la mère est
singulièrement absente, mentionnée seulement en tant que « mère de mon camarade » et
nièce de l’oncle à héritage pour Bloch, ou pleurée par son mari113, pour Swann.
69 En revanche, la plupart des personnages masculins sont d’abord, non par le nom mais par
la ressemblance physique, fils de leur mère : ainsi Saint-Loup, Charlus, les fils de Surgis-Le
Duc et jusqu’au plus insignifiant enfant d’un avocat rencontré à Balbec :
Et les générations des hommes gardant leurs caractères comme une famille de
plantes, de même que sur la figure flétrie de la mère, le même signe, qui eût pu
aider au classement d’une variété, se gonflait sous l’œil du fils 114.
70 Les fils dans la Recherche, « n’ayant pas toujours la ressemblance paternelle115 », l’ont
même tout à fait rarement, sans paraître pour autant ladylike. C’est ainsi que la filiation
s’établit davantage par la mère :
Je pensai de nouveau : « C’est grand-mère, je suis son petit-fils » comme un amnésique
retrouve son nom116.
71 C’est à ce titre qu’Alain Buisine a pu évoquer les « Matronymies » de la Recherche, en
démontrant, d’une part que l’onomastique de Jean Santeuil dissimule déjà la disparition du
père117, et d’autre part qu’une scène essentielle de Combray s’institue dans et par cette
disparition, par le biais de François le champi. Pour ce qui concerne le livre rouge lu par la
mère et retrouvé dans la bibliothèque des Guermantes118, à l’orée de la “révélation”
esthétique, nul n’ignore sa dimension incestueuse, maintes fois soulignée : l’absence de
père (pas de père pour le champi et mort du mari de la mère adoptive) permet de passer
d’un amour filial à un amour conjugal. Le retour qu’effectue Alain Buisine sur l’incipit du
roman champêtre est dans son détail fort utile à la question du nom. À la demande de
Madeleine Blanchet, l’enfant donne son prénom. « – François qui ? – Qui ? dit l’enfant
d’un air simple – À qui es-tu le fils ? – Je ne sais pas, allez ! – Tu ne sais pas le nom de ton
père ! » L’exclamation de la meunière est significative, mais la manière d’exprimer la
filiation l’est plus encore : à qui es-tu ? D’un côté “champi” signifie « fondamentalement
l’absence d’un nom » puisqu’il comble l’absence du patronyme pour l’enfant trouvé (dans
un champ) : il s’agit de la « célébration d’un anonymat 119 ». De l’autre, la question fait
entendre l’appartenance, voire la possession, le pouvoir que donne au père sur le fils le
145

fait de lui donner son nom, plus que ne le ferait l’expression courante de « fils de » (issu
de), ouvrant une voie à l’autonomie.
72 Or, c’est à Combray, où tout s’origine, qu’on désigne ainsi la descendance : « Ce sera la
fille à Mme Pupin120. » L’obsession de nommer, propre à la tante Léonie, dite au pays Mme
Octave par le prénom de son mari, c’est d’abord l’obsession de savoir à qui appartient la
personne, ou l’animal, qu’on ne reconnaît pas. On comprend mieux dès lors les
fondements de l’inquiétude du narrateur à entendre son nom, comme lorsque « dans une
féerie, le génie ordonne à une personne d’en être soudain une autre121 » : Monsieur suivi
de « mon nom » n’est pas mon nom, ce qui explique également qu’un militaire puisse
s’« inclin[er] devant moi, en entendant mon nom, comme si j’eusse été président du
Conseil supérieur de la guerre », respect qui ne peut être adressé à un jeune homme.
« L’appel auquel chacun répond, avant même tout effort de réflexivité, n’implique-t-il pas
de faire place à une pensée positive de la passivité au cœur même de la liberté 122 ? » Le
patronyme est la manifestation d’une emprise, mais aussi d’une inquiétude plus profonde,
d’un “scrupule” envers le père (symétrique du scrupule envers la mère123) :
La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les
usurpations de propriété124.
73 Sentiment d’usurpation, de substitution, d’autant plus vif qu’il ne se joue qu’entre deux
hommes, alors que même les patronymes reniés, déformés pour faire plus suédois, plus
allemand... et moins juif (Svan, Blorh125), “amputés” du nom du père (G. S. de Forcheville),
évincés par Gilberte, par la fille de Bloch, par Bloch lui-même (qui en changeant son nom
évite l’usurpation), sont donnés pour avoir eu une stabilité pendant plusieurs
générations. Dans Le Temps retrouvé, les substitutions sont accomplies :
Quelqu’un parla de Bloch, je demandai si c’était du jeune homme ou du père (dont
j’avais ignoré la mort, pendant la guerre, d’émotion avait-on dit de voir la France
envahie). « Je ne savais pas qu’il eût des enfants, je ne le savais même pas marié, me
dit le prince. Mais c’est évidemment du père que nous parlons, car il n’a rien d’un
jeune homme », ajouta-t-il en riant. « Il pourrait avoir des fils qui seraient eux-
mêmes déjà des hommes ». Et je compris qu’il s’agissait de mon camarade 126.
74 Le narrateur prend Gilberte pour sa mère, Odette et les domestiques l’affublent lui-même
du nom de « “père” (cette expression était suivie de mon nom)127 ». Ses camarades n’ont
que des filles, qui, bien que réalisant par superposition dans leur nom l’impossible
conjonction des sexes (Mademoiselle de Saint-Loup), ne transmettront pas le nom de
Bloch, de Swann, de Saint-Loup.
75 Quant au narrateur, devenu “père”, bien que sans enfant (« je n’avais pas d’enfant128 »), il
n’imposera à personne l’emprise de la nomination, non plus que personne n’usurpera
« mon nom ». Si celui-ci est présenté comme le nom d’un autre, le nom du père, sans
coïncidence possible jusque dans Le Temps retrouvé, l’interpellation ne génère plus la
même inquiétude dans le dernier volume, si l’on en croit l’absence de métaphores
cataclysmiques. La “substitution” consommée (« la succession au nom »), coexister avec
l’essence vibratoire de “mon nom”, n’est plus une menace : le prononcer ne fera pas se
matérialiser un fantôme129. Ainsi dans la Recherche va s’éteignant le pouvoir contesté
d’onomaturge du père, qui transmet en même temps le nom et le pouvoir de nommer à
son tour : « l’acte parental de nomination [qui] fait d’un don reçu le don et la capacité de
donner, d’un sens assigné l’invention signifiante, la possibilité d’un sens nouveau et
renouvelable130 ». « Mon nom » qui n’était pas mon nom ne sera pas le nom d’un autre et
le malentendu s’arrête là ; sans que le nom pour autant s’éteigne, s’il parvient à
146

s’adjoindre un titre, non transmissible : sur la couverture d’un livre, tel Bergotte (« Mort à
jamais ? qui peut le dire ? »).
76 L’inquiétude fondatrice à partir de laquelle le narrateur parle et qui sous-tend son
discours ne doit pas faire oublier que la volonté de dérober le nom ne s’adresse qu’au
lecteur. Nul n’ignore le nom ni le prénom du narrateur parmi le personnel du roman.
Quel rôle ce jeu de cache-cache narratif peut-il jouer dans le pacte de lecture ? Outre qu’il
déjoue les conventions romanesques élémentaires qui veulent qu’un personnage soit
nommé pour assurer sa vraisemblance, l’incognito du narrateur s’éclaire de l’anecdote
sur « la mort de Lucien de Rubempré » qu’Oscar Wilde, cité par Charlus (« Je ne sais plus
quel homme de goût avait eu cette réponse131... »), proclame être le plus grand chagrin de
sa vie. Pour être un héros, dont la mort serait déplorée à l’égal de celle d’un ami et pour
que la frontière entre fiction et réel s’abolisse, il faut, paradoxalement, être nommé
« comme en vrai » (fût-ce par une initiale, « K » ou « W » : « Ce n’est qu’une lettre qu’on
assassine132 »). Celui qui ne l’est pas n’est pas un héros : seulement une voix, mais elle ne
meurt pas.
77 La mise en scène du Nom dans la Recherche – onomastique, rêveries cratyliennes et
problématiques nominations – se présente non seulement comme métonymique de la
“question de la langue française”, mais également met en jeu les questions essentielles du
développement du sens et de l’interprétation, voire du « côté subjectif du langage133 » si
nécessaires à la réflexion sur sa fonction poétique. Car il ne faut jamais perdre de vue, à
l’exemple de Barthes, que les théories du narrateur, aussi évolutives soient-elles, ne
tendent pas forcément vers le vrai linguistique, mais plus sûrement vers le vrai littéraire :
La fonction poétique, au sens le plus large du terme, se définirait ainsi par une
conscience cratyléenne des signes et l’écrivain serait le récitant de ce grand mythe
séculaire qui veut que le langage imite les idées et que, contrairement aux
précisions de la science linguistique, les signes soient motivés 134.
78 C’est par une dissémination à travers tout le roman, réactivée par chaque majuscule, que
la question du Nom développe tout son sens, en contrepoint de ce plus nombreux,
permanent et anonyme “je”.
79 L’activité de la question de la langue française dans la Recherche, dont on prend la mesure
à partir d’éléments disséminés, se manifeste à différents niveaux du texte. Au niveau
métalinguistique, les commentaires normatifs renforcés d’une intertextualité classique et
de quelques mentions au “génie de la langue française” établissent le lecteur dans une
certaine idée, historique, de la langue française qui confond identité collective, langue et
littérature. Le fait que cet imaginaire de la langue soit inséparable de certains
personnages, féminins, et de leur langage, ancre le dogme dans la diégèse et proprement
l’illustre en le rendant actif. Au niveau onomastique, qui comprend de manière
indissociable nom et commentaire du nom, se combinent les questions de rythmes et de
sonorités françaises, présentes dans les illustrations du génie, et les questions de sens :
motivation du signe, identité entre référent et nom, suggestions analogiques,
connotations d’origine culturelle ou personnelle... toutes questions habituellement
posées au langage, dont le nom propre est dans la Recherche à l’évidence une métonymie,
sous les espèces particulières de la langue française. L’insistante « francité » onomastique
permet, non moins que l’attachement du motif du génie à Françoise, de dramatiser, de
rendre active en roman une théorie du nom, de l’exposer dans tous ses méandres et ses
contradictions, au point qu’on ne sait plus au fond si la théorie du nom cherche une
application et une conclusion dans le roman ou si le système onomastique et le système
147

des personnages expérimentent ces principes pour développer une activité propre dans le
roman.
80 C’est-à-dire qu’avec ces théories – linguistiques ici – principalement dynamiques en cette
fin de siècle, avec l’obsession du changement perpétuel, Proust trouverait le moyen
d’animer des systèmes romanesques profondément statiques : langages, onomastique et
même système de personnages, donnés au départ du roman et que l’action habituellement
n’affecte pas. Ici, tous les systèmes, même celui des noms, le plus stable, seraient agis,
mus par l’application de principes linguistiques, sociologiques, etc. Au plan lexical, dans
le champ sémantique de “la langue”, on voit, techniquement, combien Proust peut
pousser au bout, à la manière poétique, l’activité du sens et notamment l’idée
polysémique. La résolution de la polysémie du mot langue en une seule scène converge
vers la question littéraire. Un personnage, Albertine, “porte” toute l’ambiguïté de la
langue, entre chair et mots. La dramatisation du thème se présente encore en termes
d’évolution (du personnage), mais son incarnation si étroite en la personne d’Albertine
permet à la fois son dévoilement, son exhibition complète – la scène des glaces – puis sa
disparition complète avec la fuite et la mort de la jeune fille. La question du corps de la
langue, et d’une écriture si évocatrice qu’elle en devient suggestive, disparaît avec elle,
après l’insertion de ce petit exercice de littérature érotique.
81 Ces trois niveaux de présence de la question de la langue française montrent deux types
de développement romanesque, que Jean-Yves Tadié avait décrits au niveau des langages
de personnages : la dispersion et la concentration. Si le génie agit par infusion, à partir de
quelques éléments épars dont l’activité interprétative emplit les larges intervalles, les
éléments moins “culturels”, plus propres à l’activité particulière de la Recherche, agissent
par accumulation progressive jusqu’à la concentration en de véritables scènes,
résolutoires ou non. Cela est vrai pour la langue, dont l’activité sémantique se déploie du
mot à la scène, mais non moins pour le Nom, dont la question se concentre
ponctuellement en scènes de rêveries, d’étymologies, de généalogies, de “présentations”
mondaines, tandis que sa présence constante, “de fond” pourrait-on dire, est assurée par
la foule des personnages et des lieux nommés, brèves mais régulières éminences dans le
texte de majuscules et de sonorités. Ces deux modes se surimposent à l’idée générale de
progrès de la Recherche, construite comme un Bildungsroman, idée elle-même renforcée
par des commentaires ponctuels sur l’évolution des êtres et des choses (apprentissage
d’Albertine, évolution puis involution de l’amour, grandeur et décadence de la langue de
Françoise), pour faire des scènes de “concentration” des moments de vérité, de
révélation, sur le modèle dramatique du coup de théâtre.
82 Il n’est pas dit que ces intenses moments textuels soient si pleins d’enseignements que la
tradition théâtrale ou la progression logique le laissent espérer ; peut-être s’agit-il
davantage, par analogie musicale, d’une sorte de point d’orgue où, les thèmes ayant été
mêlés, repris, inversés, par l’un et l’autre instruments, ont épuisé leurs possibilités
combinatoires et ne peuvent que “conclure”. Ainsi apparaissent les questions de langue
dont les seules vérités, la seule conclusion semblent être l’activité du texte elle-même
plutôt que les contradictions dans lesquelles se débat le narrateur-observateur : les choix
littéraires qui y président s’inscrivent dans une lutte française de cette fin de siècle pour
(ou contre) la séparation de la langue, de la littérature et de l’État-Nation, consolidant la
modernité par le véritable affranchissement de l’ère classique, au début du XXe siècle.
Tous les parcours du narrateur au Pays de la langue, malgré la maîtrise et l’autorité a
priori que lui confère son statut de philologue, aboutissent à sa déroute face à la mise en
148

discours. “La langue” en roman, dès que l’on sort de l’évidente et sage relation entre
langages et métalangages, échappe véritablement au commentaire, le déborde et s’en
joue.
83 De l’instance double que manifestait ce narrateur-philologue, simultanément lecteur
modèle par son extrême attention à la matérialité verbale et normatif “remarqueur”135
par sa constante activité de commentaire, la seconde se trouve disqualifiée ; reste le
narrateur-lecteur, figure du questionnement plus que de l’autorité sur la langue. Ainsi
s’opère dans le roman, dans un rapport constant entre langue et littérature (le « moi
permanent » du narrateur étant celui du futur écrivain), le basculement des questions de
langue française du domaine linguistique au domaine esthétique.

NOTES
1. CS, I, p. 41.
2. Michel Bréal, Essai de sémantique, op. cit., p. 182.
3. Marie-Noëlle Gary-Prieur, « Le nom propre constitue-t-il une catégorie linguistique ? », Langue
française, no 92, déc. 1991, p. 4-25.
4. CS, I, p. 48.
5. CS, I, p. 380.
6. CS, I, p. 381-382.
7. CS, I, p. 169.
8. CS, I, p. 171.
9. Henry Anne, Marcel Proust : théories pour une esthétique, Klinksieck, Paris, 1981.
10. SG, III, p. 134.
11. Alain Buisine, « Matronymies », Littérature, no 54, 1984, p. 54-78.
12. Alain Roger, Proust : les plaisirs et les noms, Denoël (« L’Infini »), 1985.
13. Roland Barthes, « Proust et les noms » [1967], Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais
critiques, Seuil (« Point »), Paris, 1972, p. 131.
14. JF, II, p. 108.
15. Umberto Eco, Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. de
l’italien par Myriem Bouzaher, Le livre de poche : Grasset, 1979, p. 171.
16. Roland Barthes, « Proust et les noms », art. cité, p. 132.
17. CS, I, p. 380.
18. Oswald Ducrot, Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil
(« Points essais »), Paris, 1972, p. 320.
19. Michel Bréal, Essai de sémantique, ouvrage cité, p. 182.
20. Françoise Armengaud, « Nom », Encyclopædia Universalis, 16, p. 384-387.
21. Marie-Noëlle Gary-Prieur, « Le nom propre constitue-t-il une catégorie linguistique ? », art.
cité, p. 15.
22. Ibid., p. 17.
23. Article liminaire de J. Molino, Langage, 1982, n o 66, cité par M.-N. Gary-Prieur, 1991, p. 20.
24. Ibid. Et du même auteur : Grammaire du nom propre, PUV, Paris, 1994.
25. « Ce fractionnement d’Albertine en plusieurs parts, en de nombreuses Albertine » AD, IV,
p. 110.
149

26. Voir la page sur « le petit personnage intérieur, salueur chantant du soleil », « le petit
personnage barométrique » qui restera le dernier de « ceux qui composent [l’]individu » du
narrateur (P, III, p. 522). Les esquisses sont plus explicites encore : « successivement tous les
autres hommes que je suis » (Esquisse III.1, p. 1101) ; « tout au fond de moi, derrière tous les
personnages que je suis » (Esquisse III.2, p. 1101) ; et même : « Cela n’est pas vrai seulement pour
notre moi permanent qui se prolonge pendant toute la durée de notre vie, mais pour tous nos
moi successifs qui, en somme, le composent en partie » (IV, p. 1145, variante d).
27. TR, IV, p. 174.
28. SG, III, p. 333.
29. SG, III, p. 471.
30. TR, IV, p. 250.
31. TR, IV, p. 533-534.
32. CS, I, p. 16.
33. SG, III, p. 441.
34. JF, II, p. 108.
35. CG, II, p. 674.
36. CG, III, p. 741-742.
37. « Voyant que j’attendais une visite, elle fit semblant de croire que je m’appelais Charles. Je lui
répondis naïvement que non », SG, III, p. 125.
38. P, III, p. 583 et 663. Cités par Alain Roger, Proust : les plaisirs et les noms, op. cit., p. 172.
39. Ibid.
40. CG, II, p. 446.
41. TR, IV, p. 494.
42. SG, III, p. 219.
43. SG, III, p. 48.
44. Oswald Ducrot, Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, op. cit.,
p. 320.
45. SG, III, p. 50.
46. SG, III, p. 106-110.
47. SG, III, p. 34-55.
48. SG, III, p. 61.
49. Entre guillemets dans La Prisonnière, III, p. 776.
50. SG, III, p. 152.
51. P, III, p. 701.
52. CS, I, p. 534.
53. Oswald Ducrot, Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, op. cit.,
p. 322.
54. « Après [...] tant d’êtres fugitifs dont souvent je ne savais même pas le nom [...] avoir prélevé
sur toute cette beauté éparse, fugitive, anonyme, deux spécimens de choix munis de leur flèche
signalétique », SG, III, p. 121.
55. CS, I, p. 261.
56. CG, II, p. 583.
57. SG, III, p. 35.
58. Ibid.
59. TR, IV, p. 436.
60. SG, III, p. 38.
61. Ibid.
62. SG, III, p. 45.
63. SG, III, p. 50.
64. Alain Roger, Proust : les plaisirs et les noms, op. cit., p. 173.
150

65. CG, II, p. 503.


66. CS, I, p. 21.
67. CG, II, p. 840.
68. SG, III, p. 41.
69. Ibid.
70. SG, III, 38. Nous soulignons.
71. JF, II, p. 211.
72. SG, III, p. 38.
73. Ibid.
74. TR, IV, p. 436.
75. Joël Clerget, « Propos », Le Nom et la nomination : sources, sens et pouvoir, Actes du colloque de
Villeurbanne, 24-26 nov. 1988, Erès, Toulouse, 1990.
76. JF, II, p. 227.
77. Joël Clerget, art. cité, p. 26. Salverte est l’auteur d’un Essai historique et philosophique sur les
noms d’hommes, de peuples et de lieux, 1824.
78. CS, I, p. 400.
79. CS, I, p. 413.
80. JF, I, p. 407.
81. JF, I, p. 471.
82. JF, I, p. 468.
83. AD, IV, p. 150.
84. Alain Buisine, « Matronymies », art. cité, p. 68.
85. Ernst Cassirer, Langage et mythe, Minuit, Paris, 1973 [1953].
86. CS, I, p. 393.
87. CS, I, p. 405-406.
88. P, III, p. 135.
89. CS, I, p. 396.
90. SG, II, p. 449.
91. « Y avait-il enfin une pointe d’inceste, dans cette affection paternelle ? », P, III, 747.
92. Joël Clerget, art. cité, p. 16.
93. Michèle Simonsen, « Sortilèges et exorcismes », Nom, prénom : la règle du jeu, Autrement (série
« Mutations » ; 147), Paris, 1994.
94. Ibid.
95. Encyclopædia Universalis, Thesaurus, article « Nom (philosophie) ».
96. Walter Benjamin, 12 et 13 août 1933, Écrits biographiques, cité par Alexis Nouss, « Noms secrets
et noms sacrés », Le Texte et le nom, sous la dir. de Martine Léonard et Élisabeth Nardout-Lafarge,
XYZ (« Documents »), Montréal, 1996, p. 317.
97. Journal de Kafka, 25 déc. 1911, cité par Alexis Nouss, art. cité, p. 317-318.
98. Alexis Nouss, art. cité, p. 328.
99. Walter Benjamin, op. cit.
100. CG, II, p. 384.
101. Voir aussi Mario Lavagetto, Chambre 43 : un lapsus de Marcel Proust, Paris, Belin (« L’Extrême
contemporain »), 1996.
102. SG, III, p. 303-304.
103. Dominique Fernandez, « Proust fils de personne », L’arbre jusqu’aux racines : psychanalyse et
création, Paris, Grasset, 1972, p. 294-353.
104. JF, II, p. 59.
105. JF, II, p. 61.
106. CG, II, p. 521.
107. Catherine Chalier, « L’appel », Nom, prénom : la règle du jeu, op. cit., p. 19.
151

108. CS, I, p. 75.


109. JF, II, p. 53.
110. SG, III, p. 301-302.
111. CS, I, 16 ; également : « qu’il était le fils de M. Swann qui avait dû lui laisser quatre ou cinq
millions » et « que ce Swann qui, en tant que fils Swann » (CS, I, p. 17) ; « cette personnalité, que
lui attribuait ma grand-tante, de “fils Swann” » (CS, I, p. 16 et p. 304) et « se croyaient des devoirs
de politesse envers le fils, envers le digne successeur de feu M. Swann » (JF, I, p. 424).
112. CS, I, p. 14.
113. « Souvent mais peu à la fois », CS, I, p. 14-15.
114. SG, III, p. 215-216.
115. TR, IV, p. 570.
116. SG, III, p. 172. Nous soulignons.
117. Mlle Sandré épouse M. Santeuil : elle ne perd donc que la moitié de son nom ; et comme -
teuil viendrait d’Auteuil, côté maternel de Proust, le mariage revient pour le père de Jean à
entrer du côté des connotations maternelles.
118. Alain Buisine montre que non seulement la lecture du roman de Sand, à Combray, n’est
permise que par le renoncement du père, mais aussi que le paragraphe sur François le champi dans
Le Temps retrouvé s’ouvre sur l’évocation, à titre métaphorique, de la mort du père.
119. Alain Buisine, art. cité, p. 56.
120. Par contraste, dans le même passage, avec « Ce sera le chien de Mme Sazerat ».
121. JF, II, p. 227.
122. Catherine Chalier, « L’appel », art. cité.
123. CS, I, p. 10.
124. TR, IV, p. 533.
125. Par sa fille, mais également par les Guermantes (CG, II, p. 794-795).
126. TR, IV, p. 506.
127. TR, IV, p. 507.
128. Ibid.
129. Sur les formes de l’« évocation » spirite et le thème du « retour » des morts dans la Recherche
(« Tout doit revenir »), jusqu’à « l’évocation par l’art de ce qui n’est plus », voir l’article de Michel
Pierssens, « Proust et la planchette magique » [Proust et le spiritisme], Critique, Paris, avril 1988,
t. XLIV, no 490, p. 320-335.
130. Alexis Nouss, « Noms secrets et noms sacrés », art. cité, p. 320.
131. SG, III, p. 437.
132. Alexis Nouss, « Noms secrets et noms sacrés », art. cité, p. 328.
133. Michel Bréal, Essai de sémantique, op. cit.
134. Roland Barthes, « Proust et les noms », art. cité, p. 134.
135. Sur les Remarques... comme genre et sur leurs auteurs, voir Wendy Ayres-Bennet,
notamment : « Les ailes du temps et la plume du “remarqueur” », Romantisme, n o 86, 1994,
p. 33-46.
152

Quatrième partie. La langue attaquée


153

La langue attaquée

1 La mise en abîme de la question de la langue française, de “la langue maîtrisée” à la


langue échappée, mime le parcours de nécessaire dépossession de l’écrivain, sur un
modèle initiatique plus mystique que positiviste (le Bildungsroman supposerait au
contraire une construction par accumulation). Non plus seulement renoncement au
monde pour écrire (« sur ma table de bois blanc »), mais dépouillement de l’illusion du
pouvoir sur la langue, qui ouvre à un nouveau savoir. « Renoncer ce qu’on aime » ne
revient pas seulement à renoncer (pasticher/dépasser) à chaque prédécesseur admiré,
mais à renoncer à “l’amour de la langue” lui-même pour oser attaquer son objet. Mais
comment la Recherche attaque-t-elle la langue française ? En quoi est-elle
« révolutionnaire » selon le terme symboliste, au sens où elle provoquerait des
changements irréversibles dans l’écriture du roman ? Ou bien : quelles « réformes
grammaticales », selon les termes de Proust, constituent son invention propre ?
2 Encore que la phrase proustienne et jusqu’à ses parenthèses fassent l’objet de magistrales
études stylistiques et linguistiques, il ne serait pas si aisé d’isoler des caractères
linguistiques pour pasticher la Recherche : phrase longue, multiplication des incidentes,
succession de propositions causales (soit... soit... soit encore...), digressions
introspectives... La fameuse phrase longue est un défi (à l’analyse et au souffle du lecteur),
et davantage encore dans le contexte d’affrontements anti-académistes un ensemble de
signes de résistance paradoxaux : par la pratique constante de l’inversion grammaticale,
une résistance, de type symboliste, à la clarté ; par l’accumulation des propositions, des
relatives, des incidentes, une résistance, mallarméenne poussée jusqu’au baroque, au
classicisme littéraire ; par la digression, une résistance à la logique et à la rhétorique.
Mais par ses proportions wagnériennes, également une résistance à l’ascèse d’un
Mallarmé ou d’un Debussy ; par son impressionnante continuité textuelle, une contre-
épreuve des “blancs” typographiques de la poésie.
3 “L’excès” de la Recherche 1, dans ses proportions, est à la fois anti-classique et anti-
symboliste. La première réception témoigne d’une incompréhension générale, d’une
impossibilité à classer ce roman. De la phrase aux développements introspectifs jusqu’à la
prolifération des volumes, À la recherche du temps perdu ne respecte ni l’idéal de concision
classique ni l’ascèse poétique de l’avant-garde symboliste ni ses rejets culturels 2 (ni les
sujets populaires du roman naturaliste). La Recherche n’est pas le seul roman long de cette
fin de siècle française : romans-fleuves, sagas familiales généralisent l’ambition
154

totalisatrice des « romans-mondes », après Balzac ou Zola3. Mais si la position idéologique


de la critique par rapport à la forme longue évolue, des années vingt aux années trente,
au point qu’en dix ans le roman long devient un acquis français, une sorte de victoire de
la littérature française sur elle-même, la mettant à égalité avec ses concurrentes
européennes, dans les années vingt, Jean-Christophe est encore considéré comme un
« roman vendu à l’Allemagne », tellement la forme longue paraît contre “nature”, non
conforme au “génie français” : « la prolixité est courante chez les romanciers anglais et
russes : la concision chez les romanciers français4 ». L’excès n’est pas français, pour
parodier Rivarol.
4 Mettre en perspective la profusion de la Recherche avec l’histoire du roman autant qu’avec
l’esthétique générale de son époque, comme le fait Tiphaine Samoyault, permet de
prendre la mesure de l’audace proustienne. Inscrire son roman dans un projet éditorial de
“Trilogie”, puis lui donner cette ampleur “anti-française” revient à le placer d’emblée
dans le champs de l’avant-garde romanesque dont se réclamaient les auteurs de romans
longs. Mais le symbolisme littéraire partage davantage les références de l’école musicale
française, laquelle a anticipé de quelques années voire d’une décennie la désaffection
programmée vis-à-vis de la forme longue, emblématisée par Wagner. L’avant-garde
musicale et symboliste, la Nouvelle école, sur le modèle de Mallarmé, Maeterlinck ou
Debussy, bien qu’ayant participé à l’engouement parisien dont témoigne la Revue
wagnérienne, rejette finalement et les proportions et l’idée d’art total (au moins telle que
conçue par Wagner, c’est-à-dire tous les arts, même la musique, subordonnés au drame).
La forme longue se “démode” par rapport à une esthétique française qui se démarque du
frère ennemi allemand en renouant avec un aristocratique « esprit français » fait de
légèreté et de “bon goût”, non démonstratif (« ce qu’Oriane appelait des “exagérations” »)
au point qu’un Debussy, incarnant ce retour (notamment par ses références littéraires –
dans ses titres – à la “musique française” du XVIIIe siècle, Rameau, Couperin...) a pu être
surnommé, figure d’une résistance à l’esthétique expansive allemande, “Claude de
France”.
5 L’admiration pour l’ampleur wagnérienne est révolue au moment où Proust écrit, du
moins chez les créateurs, non sans les avoir nourris : ils en ont retenu l’idée
d’architecture sonore qui complète celle des correspondances baudelairiennes. L’enjeu
idéologique de la forme, courte ou longue, prônant expansion ou rétention, place
l’idéalisation symboliste de la poésie, et face à elle le choix du roman, au-delà des enjeux
génériques. Si le symbolisme se présente comme une réaction à l’expansion romantique
(musicale, romanesque), le roman long de la fin du siècle peut être considéré comme une
résistance à l’esthétique du retour symboliste : référence aux formes musicales classiques,
aristocratisme, etc. Mais, s’il est si difficile, dès la première réception et jusque dans la
théorie de la forme longue, de classer tout à fait l’entreprise proustienne5, c’est qu’elle ne
fait pas de l’excès formel une opposition aux expérimentations poétiques symbolistes,
mais bien plutôt une transposition à une autre échelle de leurs réflexions. Le changement
d’échelle interdit non seulement une lecture à partir de l’unité lexicale, à partir du “mot”
– et davantage encore à partir de la lettre ou du son –, mais également à partir de l’unité
syntaxique, la “phrase”, du moins dans son sens linguistique.
6 Les proportions de la Recherche, fussent-elles celles du premier diptyque projeté, ne
permettent pas d’envisager ou d’analyser le “grammatical”, au sens de matérialité de la
langue, à l’échelle du “mot”. Attaquer la langue, ce n’est pas pour Proust travailler « sur
des unités-mots » comme Joyce ou déformer les mots en ajoutant, comme Jarry, « un
155

second r » à “merde” 6. Il « adopte d’emblée une attitude syntaxique, son unité de travail
est l’unité de récit. Entre les mots et les atomes narratifs s’ouvre l’abîme de deux schémas
conceptuels divergents »7. L’étude lexicale du texte est productive, non par l’étude d’un
mot et de ses rapports avec son ou ses significations en langue, mais dans une étude de
ses successives mises en discours dans le roman et de ses rapports avec les champs
sémantiques qui le cernent : c’est ainsi que le roman est dictionnaire de lui même. Les
mots se définissent dans leur rapport mutuel et singulier, ce qui est une banalité après la
théorie du discours de Benveniste, mais qui dénote la modernité de la réflexion
linguistique à l’époque pré-saussurienne.

NOTES
1. Tiphaine Samoyault, Excès du roman, Nadeau, Paris, 1999.
2. « Par ses tours primesautiers, seuls, inclus aux facilités de la conversation ; quoique l’artifice
excelle pour convaincre. Un parler, le français, retient une élégance à paraître en négligé et le
passé témoigne de cette qualité, qui s’établit d’abord, comme don de race foncièrement exquis :
mais notre littérature dépasse le “genre”, correspondance ou mémoires. » S. Mallarmé, « Le
Mystère dans les Lettres », art. cité.
3. Tiphaine Samoyault, Romans-mondes : les formes de la totalisation romanesque au vingtième siècle,
Université Paris 8, sous la dir. de Jacques Neefs, décembre 1996, 3 vol.
4. Paul Souday, « Lucien Fabre, Le Tarramagou », Le Temps, 17 sept. 1925. Cité par T. Samoyault,
Romans-mondes..., vol. 1, p. 63. Ou encore cette remarque de H.G. Wells : « Les Français sont
habituellement brefs ». Cité par T. Samoyault.
5. Sauf à négliger ce qui en fait la spécificité : T. Samoyault note que « la progressive
accoutumance des critiques au phénomène du roman fleuve [...] les conduit à saisir les volumes
de Proust dans le même moule commentatif », Romans-mondes, op. cit., vol. 1, p. 141.
6. Correspondance, t. XX, p. 568.
7. Bernard Brun, « Proust et Joyce à leur manière », art. cité, p. 218.
156

Chapitre I

Les arts du temps


1 Le rapprochement intellectuel qu’opère Mallarmé entre musique instrumentale1 et
création verbale s’impose dans la mesure où les deux arts présentent une même
contrainte temporelle : leur caractère linéaire et successif, opposé à l’effet de
simultanéité produit par les arts visuels. C’est au problème de la successivité verbale que
répondait efficacement la logique avec ses règles de construction rhétorique. Dès lors
qu’on abandonne en partie ce modèle, ne fût-ce que pour échapper à l’écriture
spéculative au profit d’une littérature d’imagination, les règles de composition musicale
fournissent une alternative à la réflexion sur la composition verbale. Les réflexions de
d’Indy sur l’« architectonique » musicale, largement appuyées sur des citations de Ruskin
(The Seven Lamps of Architecture) et de Hegel (Système des beaux-arts) sont transposables à la
création verbale :
L’architecture, dit [Hegel] n’emprunte pas, comme la peinture ou la sculpture, ses
formes à la réalité telle qu’elle s’offre dans la nature, elle les tire de l’imagination
pour les façonner à la fois d’après les lois de la pesanteur et d’après les règles de
symétrie et d’eurythmie.
De même la musique, non seulement dans le retour des thèmes et des rythmes, mais
dans les modifications qu’elle fait subir aux sons eux-mêmes, introduit de diverses
façons les formes de l’eurythmie et de la symétrie2.
2 Conformément à la remise en cause du langage verbal comme nature, à ce moment, au
profit d’une réflexion sur son caractère conventionnel, rien ne s’oppose à ce que ses
« formes tirées de l’imagination » recourent à d’autres lois que celle de l’enchaînement
logique. Or, la lecture s’appuie non seulement sur la compréhension mais également sur
la mémorisation des formes, sur les phénomènes d’accumulation et d’association –
comme le souligne déjà la rhétorique antique. C’est encore un point commun avec la
musique : si l’architecture offre dans leur simultanéité les phénomènes de symétries, de
proportions, de répétitions, de rythmes visuels, en musique, c’est la mémoire auditive qui
actualise les phénomènes de répétitions, de superpositions, d’inversions de certains
segments. Sans re-connaissance des similitudes et des variations, l’effet d’architecture
sonore, construction mentale, n’existe pas et la musique est réduite à sa dimension
linéaire, à la successivité de ses notes. Vincent d’Indy, formateur et théoricien en
157

techniques classiques de composition, par l’enseignement duquel sont passés tous les
compositeurs d’avant-garde de l’époque et auquel se référait Mallarmé, dénonce le fait
que cette difficulté de l’audition musicale qui demande une éducation de l’oreille ait été
contournée au XIXe siècle par la production d’effets musicaux – pathétiques, joyeux... – qui
provoquent un sentiment immédiat chez l’auditeur. Il cite en note plusieurs auteurs, de
d’Alembert à Larousse, en passant par Bouillet, qui témoignent de la désaffection pour le
genre musical savant : « Ce genre de composition (La Sonate), qui a eu jadis une grande
vogue, est maintenant abandonné ; il y est trop souvent difficile d’y découvrir les
intentions du compositeur3. »
3 Il en est de même pour la création verbale : la poésie favorise la mémorisation de sons par
leur répétition, crée une régularité accentuelle ou syllabique, et par une disposition
typographique renforce ces effets musicaux, pour tromper la linéarité syntagmatique et
ajouter au sens logique, aux liens grammaticaux de la phrase, des liens sémantiques
induits par les associations sonores. Cette création d’effets transversaux reconstitue un
modèle abstrait de volume qui contribue à la perception du poème – intellectuellement et
non plus typographiquement – comme un tout. Les rapports transversaux, sonores,
sémiques, constituent ce qu’on appelle analogiquement l’architecture de l’œuvre
(verbale, musicale), pour exprimer la perception globale (cognitivement une
reconstruction) qu’on peut ressaisir malgré la successivité obligée de la lecture ou de
l’écoute.
4 Que peut-il en être à l’échelle d’un roman ? Et qui plus est d’un roman long comme À la
recherche du temps perdu qui assume totalement la continuité de la prose, comme on le voit
dans certaines pages sans aucun “blanc”, sans alinéa, d’Albertine disparue, ou par la quasi-
absence de ponctuation dans certaines pages manuscrites ? On ne peut s’empêcher de
considérer cet aspect si compact et si peu conventionnel de l’écriture proustienne, non
seulement comme l’image de l’irrépressible cursivité de l’écriture “au galop”, mais
comme une exhibition de la linéarité du langage verbal, dès lors qu’on le compare et
l’oppose à l’expérimentation inverse des “blancs” de Mallarmé, qu’il explicite notamment
à propos des onze “poèmes critiques” dont « Le Mystère dans les Lettres » forme la
conclusion. Les moyens mis en œuvre dans la Recherche pour contourner la contrainte de
linéarité du langage, par analogie avec les techniques musicales, serait plus proche des
conceptions de d’Indy sur la composition classique qui donne une illusion de volume, de
retour, en conservant la ligne mélodique, tandis que celle de Mallarmé approcherait
davantage, par les ruptures visibles avec la linéarité (ruptures typographiques des
“blancs”, syntaxiques avec les phrases interrompues), de Debussy, de Satie ou de Webern.
5 Suivant les recommandations de Mallarmé, Proust emploie certains procédés, souvent
obtenus par analogie avec la technique ou la matière musicales, pour donner au roman
non seulement un volume mais un effet architectonique, un effet de “construction”
équivalent à la construction musicale. Mallarmé recommande notamment le procédé
d’inversion syntaxique, dans « Le Mystère dans les Lettres », en soulignant l’effet
d’attente, et en le comparant peut-être abusivement au procédé musical : « L’inverse :
sont, en un redéploiement noir soucieux d’attester l’état d’esprit sur un point, foulés et
épaissis des doutes pour que sorte une splendeur définitive simple./Ce procédé, jumeau,
intellectuel, notable dans les symphonies, qui le trouvèrent au répertoire de la nature et
du ciel4. » Georges Matoré et Irène Mecz retiennent parmi les « rapports [que l’on peut]
découvrir entre les procédés d’écriture de la Recherche du temps perdu et la technique
musicale » essentiellement les procédés de retardement 5. Les effets d’annonce dont la
158

« réponse », le complément n’interviennent qu’après un intervalle de dizaines, voire de


centaines de pages, les gonflements narratifs et autres digressions, l’inversion
grammaticale même à l’échelle de la phrase, constituent un travail sur le temps : effets de
ralentissement pour les digressions “didactiques” du narrateur, sortes de pauses dans la
progression diégétique, mais le plus souvent effets d’attente, de projection vers la fin de
la phrase, vers la fin de la digression ou l’hypothétique réponse, dans le futur de la
lecture.
6 L’effet d’accélération est produit au fond par l’impatience du lecteur plus que par une
véritable accélération, au sens musical, de la cadence. Encore que le travail syntaxique
permette de mimer bien sûr ralentissements et accélérations musicales : la “phrase
longue”, mais aussi parfois courte et scandée, l’utilisation de la ponctuation (peu de
virgules sur les manuscrits, parenthèses qui suspendent la proposition principale)
utilisent ces effets temporels. Mais ces procédés ne sont pas “empruntés” à la musique, ils
sont inhérents à une réflexion sur la linéarité, contrainte commune aux deux arts. Hors
leur ampleur et leur systématisation, Proust ne les a pas inventés. Que l’on pense à
Tristram Shandy qui, un siècle plus tôt, jouait avec la digression comme art du
retardement au point que l’événement conventionnellement attendu, la naissance même
du héros, n’arrive pas. Quoi qu’il en soit, le travail sur la vitesse ne rompt en rien la
linéarité verbale ou musicale, ni la successivité des éléments et des effets : il les souligne
au contraire. Ralenti, stagnant ou pressé, l’effet d’écoulement du temps est davantage
perceptible.

Reprises
7 Les phénomènes de reprises de “thèmes” ont été comparés aux leitmotive wagnériens,
malgré les mises en doute quant à la possibilité même d’“exporter” le leitmotiv de la
musique à la littérature :
Quand la critique croit découvrir de véritables leit-motive dans la Recherche, n’est-ce
pas grâce à un abus de termes que certaines ressemblances peuvent excuser, mais
qui n’en demeurent pas moins contestables ? En passant de la musique à la
littérature, le leit-motiv perd sa valeur originelle et désigne une formule itérative
(mot, expression, image) dont la fréquente résurgence signale à notre attention un
trait distinctif ou fondamental6.
8 Thomas Mann a produit de véritables leitmotive littéraires, par la typification des
personnages dans les Buddenbrook (caractérisation par des attributs contradictoires repris
à chaque apparition du personnage), par des effets d’annonce et de liste laissant présager
la catastrophe finale, par la réitération esthétique et thématique du motif de la mort.
Cette « répétition au cœur d’un ordre mythique » qui, empêchant la sensation
d’écoulement du temps, « finit par induire une certaine intemporalité », prend dans La
Montagne magique la dimension d’un rite incantatoire. Chez Mann comme chez Proust, le
leitmotiv est lié à la mémoire du lecteur ; il est essentiel pour la maîtrise structurelle de
l’œuvre longue7.
9 Georges Matoré et Irène Mecz, relativisant la possibilité même d’une “transposition”8,
suggèrent que si Mann a « tenté » d’exploiter formellement la technique musicale du
leitmotiv, l’auteur de la Recherche n’en aurait retenu que l’aspect mnémonique : « Proust a
été assurément fasciné par le procédé du leit-motiv qui, sous une forme musicale, se
présentait comme une sorte d’illustration de ses propres conceptions sur la mémoire 9. »
159

Le principe premier du leitmotiv, associer un élément musical à un élément dramatique,


en accordant arbitrairement une valeur à l’élément musical de manière que celui-ci
devienne signe dramatique10, correspond à la formation de certains motifs dans la
Recherche. La couleur rose a toujours même valeur – une connotation sexuelle
transgressive –, associée aux personnages féminins (Odette, Gilberte, Oriane, Albertine...).
Que le rose soit signe de désir sexuel est un sens construit par le roman, et non un
symbole culturel, même si le sens proustien se renforce d’être l’inversion du sens
commun (le rose et les roses roses symbolisent la pureté des jeunes filles). Certains sèmes,
présents même incongrûment dans une phrase, convoquent des sens supplémentaires,
tissent un lien implicite : ce qui est plus complexe que les leitmotive wagnériens, signes
musicaux qui redoublent un élément théâtral, mais surtout signes univoques, à la
signification invariable au long du morceau.
10 Les signes du roman se déclinent (du rose au pourpre violacé), leur sens varie (des désirs
hétérosexuels du début du roman – Dame en rose et Gilberte aux taches roses qui n’a
jamais vu un aussi joli petit garçon ; plus tard, la jeune crémière comparée au Petit
chaperon rouge – aux soupçons homosexuels généralisés des derniers volumes) et leur
association passe d’un personnage à l’autre, par contamination. Si le leitmotiv fixe le
sens, l’indique explicitement et forme des repères, les motifs de la Recherche au contraire
circulent et brouillent l’interprétation. Les valeurs accordées à certains éléments dans la
Recherche se complexifient de deux manières. D’une part, le terme-pivot – “rose” ou bien
“génie de la langue” – peut être représenté dans le texte par ses déclinaisons, la notion
par l’étoilement de son champ sémantique. Pour le cas du génie, il suffit que Françoise
soit nommée pour que la question du génie de la langue française, la concrétion
littérature-langue-nation du Moyen Âge aux temps contemporains, soit convoquée : ce
qui inverse le principe du leitmotiv wagnérien puisque c’est le personnage – l’apparition
de son nom – qui est signe d’une épaisseur de sens. D’autre part, la notion elle-même, en
s’imprégnant à mesure des interprétations suscitées par ses apparitions successives, par
ses mises en scène, par ses substitutions jamais tout à fait identiques, change de sens, par
glissements, jusqu’à pouvoir s’inverser complètement (à l’exemple des substitutions de
termes dans la langue dont s’étonne le narrateur : entre “rester” et “demeurer”, par
exemple).

Échos : la « réciprocité de feux distants »


11 Ce qui fascine l’époque symboliste, et Mallarmé en particulier, dans l’art musical, c’est
l’effet de volume, “l’architecture” sonore que peut produire la musique, non au sens
affaibli d’une construction rigoureuse, mais véritablement au sens d’une production
d’effets rythmiques comparables aux effets rythmiques architecturaux (non seulement les
effets de symétrie, mais surtout les jeux de lignes verticales ou horizontales répétées, et
les rapports de proportions repris de manière séquentielle). Antoine-Orliac dans La
cathédrale symboliste parle d’une métaphore de cathédrales « hors de toute pierre » :
« Schelling dans sa Philosophie der Kunst voyait en l’architecture de la musique solidifiée
dans l’espace, Mallarmé eût voulu pouvoir solidifier en architecture son amour de la
Poésie11. » Il ne s’agit pas ici des effets spatiaux de la musique vocale baroque qui exploite
l’architecture sacrée (Monteverdi à Saint Marc de Venise) pour obtenir à la fois
l’emplissage de l’espace par la musique et des effets de balancements rythmiques, entre
les chœurs, dans l’espace. Il s’agit bien de créer un effet d’architecture musicale qui
160

trompe la linéarité de la composition en exploitant les formes possibles de la répétition et


les facultés de mémorisation tout ensemble.
12 Le phénomène d’« échos » distingue la construction proustienne (en s’ajoutant à la
multiplicité des autres effets). L’ampleur du roman ne permet pas d’envisager ces
créations d’échos que recommandait Mallarmé12, en termes de sonorités (génératrices de
sens obliques) comme à l’échelle d’un poème. Encore que le système des noms propres de
la Recherche, toponymes et anthroponymes, soit créé autour d’un nombre limité de sons et
de lettres qui, en se répétant d’un nom ou d’un prénom à l’autre, suggère effectivement
des liens obliques entre certains personnages, soit rencontres secrètes révélées ensuite
dans la diégèse, soit “parenté” de comportement soulignée par le narrateur, soit même
véritable quiproquo entre les signatures (au cas où la répétition du segment – lbert –,
voire de l’anagramme de “liberté”, n’aurait pas été suffisamment perceptible dans
“Gilberte” et “Albertine”). On peut considérer en tout cas que le réseau onomastique du
roman permet de disséminer, tout au long, un effet d’échos sonores qu’on aurait cru
réservé au poème. L’effet d’architecture que produit l’écho en trompant la linéarité
verbale, si utile pour ajouter aux simples liens de successivité syntaxique ou aux liens,
grammaticaux, peut exister au plan syntaxique, comme le remarque Proust à propos des
phrases que Flaubert affectionne chez Montesquieu (« faire jaillir du cœur d’une
proposition un arceau qui ne retombera qu’en plein milieu de la proposition suivante 13 »),
comme le recommande Mallarmé pour l’inversion :
Quel pivot, j’entends, dans ces contrastes, à l’intelligibilité ? il faut une garantie – /
La Syntaxe – / [...] Les abrupts, hauts jeux d’aile, se mireront, aussi : qui les mène,
perçoit une extraordinaire appropriation de la structure, limpide, aux primitives
foudres de la logique. Un balbutiement, que semble la phrase, ici refoulé dans
l’emploi d’incidentes multiplie, se compose et s’enlève en quelque équilibre
supérieur, à balancements prévus d’inversions14.
13 Le procédé participe à la construction du roman tout entier : la lecture actualise une
architecture, c’est-à-dire met en rapport des éléments qui se répondent à distance, de
manière plus ou moins évidente, exactement à la manière de l’audition musicale (mais
non par la mémoire auditive). Il est rare dans la Recherche que le procédé d’écho soit
répétition d’un segment verbal, d’une « petite phrase », mais un passage au moins en est
l’archétype : celui de la répétition lancinante de la phrase par laquelle Françoise annonce
au narrateur le départ d’Albertine (« Mademoiselle Albertine est partie15 ») de manière de
moins en moins littérale et de moins en moins citationnelle, jusqu’à disparition. Le
segment aura été repris six fois dans l’intervalle de dix-sept pages. Le procédé de
répétition est systématique dans la Recherche, « car tout doit revenir, comme il est écrit 16
». Tout motif, événement, parole, interprétation, n’existe que d’être repris, une scène,
d’être scindée en plusieurs moments narratifs ou d’être itérative, au point que cherchant
à situer dans le roman un élément mémorisé, on le trouve toujours au moins dédoublé, ce
que l’on peut appeler phénomène de symétrie.
14 Le moment où le narrateur se réveille dans l’incertitude de l’heure et de la durée de son
sommeil, « mer d’incertitude » qu’il veut cacher à Françoise, trouve son pendant
auparavant, dans une généralisation sur le temps du rêve, qui met en scène « un jeune
homme » et « un valet » venant l’éveiller. La scène des « Cris de Paris » trouve une amorce
légèrement antérieure et plus “innocente” (exempte des connotations sexuelles
qu’attribue le narrateur au « maquereau » et aux coquillages criés). Scène de voyeurisme,
le narrateur monté sur une chaise : il y en a deux (plus les variantes : Françoise montée
sur une chaise pour entendre dans la chambre du narrateur) ; scène de « maison close »,
161

de messe, etc. Qu’une scène semble unique, comme la Scène des glaces, la rend
exceptionnelle en soi et attire l’attention sur les phénomènes de dédoublements internes
(langue-langue et glace-miroir).

Polysémie, polyphonie
15 Une autre forme d’écho dans la Recherche relève exclusivement des possibilités
linguistiques : la mise en jeu par le discours de la polysémie en langue, telle que mise en
évidence pour le mot “langue” (langue-organe et langue-langage, jeu intraduisible dans
une langue qui possède deux termes distincts). Il n’existe pas d’équivalents analogiques
dans le domaine musical, dans la mesure ou le signifiant est constant : ce qui serait
musicalement la forme (phrase, thème) devrait se dédoubler pour jouer avec soi-même
(en deux instruments ou deux voix) tout en signifiant distinctement de manière différente.
La “variation” aurait pu fournir une comparaison approchée, en considérant les
homonymes comme des échos naturels, variant au point de vue du sens, mais la
technique musicale de la variation (par exposition d’un thème, puis reprise, inversion,
amplification...) offre un horizon si vaste d’analogie avec les techniques d’écriture de la
Recherche qu’on ne peut la réduire à une seule forme de répétition. L’analogie entre ces
deux arts du temps trouve là sa limite car la dimension sémantique ne peut être mimée
par les moyens de l’expressivité musicale. En même temps, il semble logique que,
réfléchissant sur des problèmes esthétiques semblables avec des moyens différents,
créations verbale et musicale aboutissent à des expériences différentes. Celle de Proust
sur la polysémie mène le plus loin possible l’expérimentation verbale.
16 Tout se passe comme si un terme générait une structure constructive : une sorte d’arbre
sémantique avec des branches définitionnelles, des branches métonymiques
(« expressions »), des branches analogiques, des branches intertextuelles, dont l’écrivain
suivrait en les étoffant tour à tour les différents chemins, sur un mode combinatoire.
L’examen du mot “langue” permet d’évoquer un modèle arborescent du type de “l’arbre
de Porphyre”, modèle logique d’interprétation basé sur le principe de division du sens,
processus sémiotique qui a prévalu de l’Antiquité au Moyen Âge. L arbre logique du mot
langue dans la Recherche peut ainsi se subdiviser en “linguistique” et en “organique”, puis
l’organique en “sensible” (le goût) et en “sensuel”, etc. La polysémie en discours
qu’expose le roman dépasse et enrichit la polysémie en langue sur laquelle s’appuie au
départ le jeu. Dans le cas du mot langue, la polysémie se résorbe en quelque manière, les
deux sens se superposant dans le discours des glaces d’Albertine. Le contexte ne permet
pas de choisir l’un ou l’autre sens : il permet au contraire de ne pas choisir et de les
entendre ensemble. Un discours théorique, niant l’ambiguïté foncière qu’on prête
ordinairement à la polysémie du fait que les sens coexistent chacun de son côté 17, ne
pourrait qu’abstraitement et non dans sa forme produire « un sens plus complexe »,
comme le fait ici le roman.
17 Accentuer l’ambiguïté lexicale affirme la pluralité du sens, face à l’idéal de précision
classique (dont la pensée en termes d’homonymie fait de la parenté phonique et
graphique un hasard et impose à chacun un sens unique). Ce principe, en faisant se
rejoindre des éléments distincts, disséminés dans le texte, forme une architecture
sémique qui compose la Recherche. Si finalement le texte exhibe l’impossibilité à décider
entre les multiples déterminations du mot langue, ce qui donne toute son “ambiguïté” et
sa puissance au discours « si littéraire » d’Albertine, il aura d’abord fallu que langage et
162

corps aient été présentés comme irrémédiablement séparés, comme tous les « côtés » du
roman l’ont d’abord été, pour que s’établissent tardivement, rétroactivement, « des
transversales » :
Déjà entre ces deux routes des transversales s’établissaient. [...] Nouvelle
transversale ici [...] Si bien qu’entre le moindre point de notre passé et tous les
autres un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications 18.
18 La polysémie, dans le roman comme en langue, est considérée le plus souvent comme un
dédoublement, plutôt que comme une pluralité (di- plutôt que poly-), une dualité plutôt
qu’une multiplication du sens. Si la Recherche est « une quête sémantique ayant pour objet
l’ambivalence des phénomènes19 », cet ambi- (« de côté et d’autre ») partout présent dans
le roman n’est pas seulement objet de quête mais élément constitutif de l’architecture
romanesque. Du mot “ambigu” lui-même naissent, pour ainsi dire, des éléments
importants de la Recherche, comme par déploiement et dramatisation de sa définition 20 :
du latin ambiguus, du verbe ambigere « être indécis » (« balancer, en français »), voilà qui
caractérise le protagoniste dans ses choix amoureux ou ses tentatives d’interprétation
(« Elle disait que je “balançais” toujours »), autant que certaines indécisions sexuelles
(pour ne rien dire du sens classique de « mélange disparate » ou de « pièce de théâtre
mêlant plusieurs genres ») ; le terme est composé de ambi- « de côté et d’autre » et de
agere « pousser, marcher », et ce sont les promenades autour de Combray, les deux
chemins autant que les « deux côtés » du roman, longtemps inconciliables, qui
apparaissent.

Ambiguë symétrie
19 Sans épuiser l’étude de la variation polysémique dans la Recherche, il faut encore attirer
l’attention sur la polysémie fondamentale du mot “sens” dans ce roman. Dans la tension
entre le sens et les sens, entre la signification et le sensible, se joue toute l’éducation du
narrateur de la Recherche. Deux piliers de la critique proustienne portent respectivement
sur les signes et sur le sensible21. Pour reprendre la métaphore architecturale
qu’affectionnent Proust autant que les symbolistes, les “deux sens” sont les « vivants
piliers » du roman, démultipliés par chaque signe et expérience sensible. La réminiscence,
signe supérieur à tout autre par ses effets de compression temporelle ou d’annulation de
la durée, deux moments se superposant exactement, passe par une expérience sensible,
comme le rappelle la récapitulation des réminiscences dans le Temps retrouvé : le goût (la
madeleine), le toucher (la serviette empesée), l’audition (le tintement de la cuiller), une
sensation de tout le corps (buter sur les pavés inégaux)... En quoi la réminiscence pourrait
être la figure à deux faces du mot “sens”, qui réconcilie connaissance et sensation, par
l’intermédiaire de la mémoire (le corps est l’instrument privilégié de la mémoire, dès les
premières pages du roman : la jambe repliée dans le sommeil suscite le tournoiement des
chambres dans lesquelles a successivement dormi le narrateur au cours de sa vie).
20 Comme les deux côtés qui se rejoignent dans Le Temps retrouvé (avant même la
“révélation” de Gilberte sur « la plus jolie façon » de joindre Guermantes par Méséglise,
son mariage avec Saint-Loup a réalisé la jonction des côtés Swann et Guermantes)
soutiennent thématiquement le roman, des séries polysémiques partagent l’espace autour
du narrateur pour, pierre par pierre, converger finalement au-dessus de lui. En laissant
ouverte la série des polysémies constructives, on pose provisoirement que celle du “sens”
est fondamentale qui oppose, pour les faire se rejoindre, compréhension intellectuelle et
163

expérience sensible : la polysémie du mot “langue” en est le redoublement. Celui-ci est de


conséquence pour une esthétique de la création verbale : il n’est de langue commune ou
de communauté de langue qu’autant qu’on partage l’expérience humaine fondamentale
de connaître en percevant. Dans cette mesure peut se résoudre une opposition
traditionnelle de l’analyse littéraire qui sépare l’intention de l’auteur et la compréhension
du lecteur, classiquement résolue par le postulat d’un sens unique, déposé et recueilli
dans l’œuvre, où le sens ne ferait que transiter en quelque sorte. Au contraire, imaginant
le lecteur (doublet et non vis-à-vis du narrateur) comme à la fois ingérant et habitant
l’œuvre (dont la chambre est une métaphore dans la Recherche), la faisant sienne en
l’absorbant tout en se dilatant pour épouser ses proportions, il ne peut être question d’un
sens préexistant ni extérieur au roman, mais bien d’une construction à mesure, intérieure
à l’œuvre autant qu’intérieure à soi-même. L’arche alors, ou l’arc, au sens architectural,
est aussi celui qui fait se rejoindre les deux instances de la création verbale par le biais
d’une langue ni tout à fait mentale ni tout à fait “matérielle”, d’une forme-sens ou plutôt
d’un corps-sens, pour tenir compte de la volupté esthétique.

Mots étoilés
21 La productivité de l’examen lexical (à l’exemple des travaux de Jean-Pierre Richard ou de
Luc Fraisse) atteste que “le mot” n’est en rien disqualifié dans la Recherche. Il ne faut pas
s’en étonner, malgré la réflexion mise à jour en amont du roman. Il ne s’agit en rien de
« clous précieux » qui fixeraient le tissu trop lâche d’un texte, mais de mots usuels, sans
éclat propre ni préciosité. Dans cette période de la réflexion linguistique, l’importance du
“mot” est essentielle : il est la base de la sémantique de Bréal, cette conception nouvelle
d’un sens mouvant sur laquelle s’appuie la stratégie sémiotique du roman Le texte
contribue non à fixer mais à décomposer et à animer le sens de certain termes. L’usage de
l’unité lexicale dans la Recherche semble informé par les lois sémantiques qu’expose Bréal
pour rendre compte du changement de sens des mots : par « répartition », par
« irradiation »... Une pensée de la connotation et de la valeur, non moins que
l’importance accordée à l’énonciation et à l’interprétation, complètent cette théorie.
22 Les phénomènes d’écho, que l’on perçoit à différents niveaux du roman, sont toujours des
échos sémiques (excepté l’onomastique). Proust combine ainsi deux réflexions sur la
langue, parmi les plus marquantes de son époque : la réflexion esthétique de Mallarmé
sur l’architecture du texte et la réflexion linguistique de Bréal sur la construction du sens,
pour obtenir un effet d’architecture sémique. L’essai de sémantique a permis au champ
littéraire de sortir de la « crise du français » en s’opposant à l’exclusion du sens par “la
linguistique”, et en plaçant l’homme, comme « auteur de la langue », au cœur de la
création et de l’évolution verbales, tout en maintenant l’idée classique d’une stabilité
régulatrice de l’écrit. Plus précisément, en s’opposant de facto par son travail sur la
variation sémantique et la polysémie, à l’idée classique de sens unique et de mot “juste”,
le travail de Bréal libère des réflexions sur les potentialités de la langue, qui élargissent
l’esthétique de la création verbale :
Un bon écrivain ne dit ni trop ni trop peu : il laisse à son lecteur le plaisir de
s’associer à son travail et d’achever sa pensée. Ainsi font nos langues à suffixes :
elles s’adressent à bon entendeur, et elles omettent ce qui va sans dire 22.
23 Guidée par l’idée dominante chez Bréal d’un sens variant (comment les mots changent de
sens) et d’une interprétation variable23, l’écriture a moins pour mission d’exposer ou de
164

trouver un sens (une pensée, une vérité, un ordre) que de mettre en scène la variation
généralisée qui impose à l’interprétant, narrateur-lecteur de l’œuvre-monde, une attitude
de délibération permanente. Combinant les réflexions musicales visant à combattre le
sentiment d’écoulement inhérent aux arts de la successivité, sans pour autant nier à la
manière des “blancs” mallarméens la nature continue du langage, Proust imagine des
processus non pas seulement de retardement, ni même de suspension de la matière
verbale, mais bien d’architecture sémique. À la manière du poème, malgré ses
proportions, À la recherche du temps perdu ne s’écoule pas d’un début vers une fin : elle
s’étoile, se ramifie, s’enlève à mesure que se construit le sens, dans la lecture.

NOTES
1. Le fait d’écarter la musique vocale permet d’éviter de s’arrêter à un caractère commun
superficiel que serait précisément le langage, ou la voix.
2. Vincent d’Indy, Cours de composition musicale, rédigé avec la collab. de Auguste Séreiyx, d’après
les notes prises aux classes de la Schola cantorum, 4 t., Durand et Cie, [s.d.], Paris, II e livre,
Introduction, p. 3.
3. Ibid. IIe livre, Première partie, p. 8.
4. Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les lettres », art. cité.
5. Georges Matoré, Irène Mecz, Musique et structure romanesque dans la Recherche du temps perdu,
Klincksieck, Paris, 1972.
6. Ibid., p. 248.
7. Tiphaine Samoyault, Romans-mondes..., op. cit., vol. 2, p. 394 et suivantes.
8. Georges Matoré, Irène Mecz, Musique et structure romanesque..., op. cit., p. 249.
9. Ibid., p. 248.
10. Le principe de répétition qui confirme pour le spectateur l’association et lui permet de
l’accepter comme signe, en le fixant dans sa mémoire, n’est que second.
11. Antoine-Orliac, La Cathédrale symboliste : t. 2. Mallarmé tel qu’en lui-même, Mercure de France,
Paris, 1948, p. 230.
12. « Invitant que se groupe, en retards, libérés par l’écho, la surprise », Stéphane Mallarmé, « Le
Mystère dans les Lettres », article cité.
13. CSB, p. 388. Nous soulignons.
14. Ibid.
15. Incipit d’Albertine disparue, IV, p. 3.
16. P, III, p. 871.
17. Bernard Victtori, Catherine Fuchs, La Polysémie : construction dynamique du sens, Hermès, 1996,
p. 15.
18. TR, IV, p. 606-607.
19. Pierre Zima, L’ambivalence romanesque : Proust, Kafka, Musil, Le Sycomore, Paris, 1980, p. 357.
20. DHLF.
21. Gilles Deleuze, Proust et les signes, 2e éd. augm., PUF (« À la pensée »), Paris, 1970 [1964] et Jean-
Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Seuil, Paris, 1974.
22. Michel Bréal, « Les idées latentes du langage », Mélanges de linguistique et de mythologie,
Hachette, Paris, 1877, p. 307.
165

23. « De même qu’une allusion suffit souvent pour éveiller en nous un monde de sentiments et de
souvenirs, le langage n’a pas toujours besoin de nous détailler les rapports qu’il veut nous faire
entendre : la seule pente du discours nous fait arriver où l’intelligence d’autrui veut nous
conduire », ibid., p. 312.
166

Lois de sympathie

1 Un imaginaire de la langue s’inscrit dans toute attitude ou comportement linguistique, a


fortiori dans l’acte littéraire, conscient de prendre part à l’illustration de la langue qu’il met
en œuvre. Plus ou moins masqué par le long primat mimétique en art, le dialogue engagé
par le texte avec un état de l’imaginaire de la langue (et des états antérieurs par
l’intertextualité) serait au fond un des principaux points de contact entre les arts verbaux
et la société (ce qui affirme, dans le consensus ou la provocation, que la littérature “me”
regarde).
2 Les stratégies de l’œuvre (génériques, stylistiques) en portent traces, quand elles n’en
font pas un enjeu (de deffence, de résistance) de son inscription dans l’histoire littéraire.
On peut déduire de l’œuvre les éléments d’imaginaire de la langue composant l’idiologue
de chaque écrivain, même si – comme toute représentation sociale – ceux-ci sont plus
apparents et contrastés en temps ou en situation de “crise”. S’il a semblé moins indiqué
jusqu’alors d’étudier la relation de Proust avec sa langue parce qu’aucune crise
personnelle – “souffrance” linguistique – ne semble avoir présidé à sa vocation, ou parce
que À la recherche du temps perdu semble s’inscrire – au moins par les déclarations internes
du narrateur – dans une continuité de l’histoire linguistico-littéraire (moins favorable à
l’étude que les manifestes de rupture), une crise des représentations identitaires marque
particulièrement son époque et éclaire ses choix en matière de création verbale.
3 Ce qui frappe dans la Recherche est la diversité des moyens engagés dans ce dialogue, la
complexité de leurs rapports internes et la démonstration de la supériorité de la
littérature, en matière de mise en œuvre non seulement de la langue, mais de la pensée de
la langue. Là, nulle simplification, nulle logique oppositive entre le camp de l’oral et le
camp de l’écrit, entre les genres virils et les genres féminins, entre les locuteurs
populaires et les locuteurs savants, entre le pur et le mêlé ; ou du moins, si tous les
éléments du débat de société sont là, la hiérarchie en est absente : leurs associations et
leurs rapports sont recomposés et variés tout au long du roman. Plus que d’un texte
travaillé par l’imaginaire de la langue, il s’agit d’un texte travaillant cet imaginaire,
comme un matériau, de façon relativement consciente. Il est manifesté par la réfraction
de discours, voire de théories (« lois ») linguistiques, contemporaines ou de peu
antérieures. L’interdiscursivité est présente pour une part littéralement, dans les
commentaires métalinguistiques, mais surtout est, non pas illustrée, mais “agie” dans les
langages de personnages et leurs évolutions, mue par le texte. Elle participe d’un certain
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effet de réel et son mode de construction consiste à inverser le mouvement scientifique,


de l’observation à la déduction de “lois générales”, pour, dans un mouvement de
fictionnalisation, donner chair à ces lois (linguistiques, sociales, psychologiques...). La
vraisemblance s’appuie sur l’influence du positivisme, sur la confiance en une observation
déléguée et un discours autorisé :
Aussi est-il inutile d’observer les mœurs puisqu’on peut les déduire des lois
psychologiques1.
4 D’autre part, l’imaginaire de la langue est manifesté par des stratégies romanesques : le
choix d’amplifier le récit de paroles et la typification d’idiolectes, comme chez Balzac et
Zola, en la fondant davantage dans la narration matricielle, typographiquement,
narrativement et pour ainsi dire par infusion, contamination mutuelle des énoncés ; le
choix de présenter un français varié, pittoresque non seulement du côté populaire avec
les argots et langages familiers (comme les Vautrin et Sylvie du Père Goriot, Gervaise de
L’Assommoir), mais aussi du côté des salons aristocratiques et des prétentions
bourgeoises ; le choix d’utiliser ces langages comme signes de la porosité des castes ; le
choix de démarquer le plus oral du plus littéraire, d’inverser les associations
référentielles traditionnelles ; le choix de soumettre ce foisonnement des français à la
continuité de la prose, à un rythme intérieur annonçant Claude Simon, mais sans
commune mesure avec la prose orale de Céline.
5 La préoccupation principale de l’idiologue proustien représenté dans la Recherche serait
d’éviter les oppositions simples du patriotisme autant que la table rase de l’anti-
académisme. La mise en scène dynamique des variétés de français dans le roman, la
critique implicite de la répétition du même, des formes fixes (y compris les citations
exactes), plaident résolument contre la “glaciation” académique – aux « moules
démodés » –, même si celle-ci n’est pas confondue avec l’ensemble du phénomène et des
références classiques, que rejettent “en bloc” les avant-gardes.
6 Cet imaginaire un peu individuel prétend inventer sans renier, élargir la conception du
français plutôt qu’inverser les exclusions, accepter l’hétérogénéité comme des
stratifications géologiques – ou comme les différentes époques et styles d’une église –,
penser l’unité de la langue « dans le temps », plutôt qu’en synchronie grâce à une
« restauration » artificielle. Il combine linéarité du langage et architecture de l’œuvre,
marges et normes, oral et écrit, forme romanesque et techniques poétiques et théâtrales,
unité et diversité ; ou plutôt il trouve les moyens de passer par l’un pour arriver à l’autre,
de donner une impression d’unité (« vue de loin »), composée pourtant de « mille
gouttelettes », « de combien de détails gênants à notre ignorance »2. Si cette pensée de la
langue paraît ainsi plus réformiste que révolutionnaire, elle semble aussi plus moderne
par sa recherche de la complexité que l’imaginaire émergeant de la crise du français qui
ne fait qu’inverser les hiérarchies en adaptant à son profit l’ancien système de valeurs.
Même si les sympathies de Proust en faveur des valeurs parias (le féminin, l’hétérogène,
l’hybride...) et contre l’intolérance même font peu de doute, la Recherche se veut d’abord
un modèle de pensée intégrative – qui n’a rien à voir avec le « compromis » entre
éléments préalablement opposés. Ce modèle est sans cesse présenté par ce que j’appelle
des images dialectiques (chambres, carafes de la Vivonne, momie du jour, bol de lait,
baisers...)3, figurant la manière (ingérant ingéré) de penser le rapport entre individu et
monde : par l’absorption mutuelle des qualités, par l’échange des substances. La langue
française pourrait ainsi être à la langue de l’écrivain ce que l’état solide est à l’état
gazeux, rapport de “reflet” mutuel des mers et des ciels d’Elstir, c’est-à-dire rapport
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d’« amitié », pour reprendre le terme par lequel Proust traduit l’idée de Diderot :
l’échange serait régi par une « loi de sympathie4 ».

NOTES
1. JF, I, p. 504.
2. « Un professeur de beauté », CSB, p. 517. Sur « le style du jet », vu de loin et vu de prêt : S.
Pierron, « Rapport au style », Bulletin d’informations proustiennes, n o 35, éditions Rue d’Ulm (à
paraître).
3. Ibid.
4. Marcel Proust, Comme Elstir Chardin..., réed. de [Chardin et Rembrandt], postface de Sylvie
Pierron, « Comme Elstir Chardin... : d’un article de jeunesse au roman d’une vie », Altamira, Paris,
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