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Nature, anaturalisme, et géoconstructivisme – La pensée écologique 22.01.

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Nature, anaturalisme, et
géoconstructivisme

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NATURE, ANATURALISME, ET
GÉOCONSTRUCTIVISME. Frédéric Neyrat

Vol 1 (1) – octobre 2017

Cet article sʼarticule en trois parties : la première propose une


philosophie de la nature définissant celle-ci à la fois comme produit,
production, et anti-production ; en contre-point de la première partie, la
seconde procède à une généalogie de lʼanaturalisme, cʼest-à-dire une
explication des raisons pour lesquelles la pensée aujourdʼhui dominante
considère – à tort, mais avec de réels effets – que la nature est
« morte » ; la troisième section analyse la manière dont la fin de la nature
est au cœur du projet géoconstructiviste contemporain, consistant à
refaire la Terre de part en part afin de la piloter (géoingénierie) et de la
rendre plus rentable (géocapitalisme). En conclusion, nous proposerons
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une forme de résistance théorique et pratique au géoconstructivisme.

LES TROIS NATURES

La nature peut se dire de trois manières. Tout dʼabord, on peut définir


comme naturel ce qui est le produit de la nature, ce fruit-ci par exemple,
cette couleur-là, cette planète ou cette galaxie. Mais le produit de la
nature est incompréhensible sans prendre en considération la production
comme telle qui est à lʼorigine de ce produit, autrement dit la nature en
tant que processus. On retrouve ici une distinction qui semble au moins
remonter au 13e siècle (Weiers, 1978 : 70-80), mais dont les racines sont
aristotéliciennes (Aristote, 1991 : 170 ; Aristote, 1999 : 100), entre une
nature naturée (natura naturata), cʼest-à-dire une nature-produit, ou
nature-objet, et une nature naturante (natura naturans), cʼest-à-dire une
nature-production, ou nature-sujet. Là où la nature-objet se définit par
son aspect limité, à la fois circonscrit dans un espace et achevé, ayant
exprimé son essence, sʼétant révélé dans son apparence de fruit ou de
planète, la nature-sujet se caractérise par son illimitation, son
inachèvement, autrement dit sa capacité à devenir et se transformer.
Bien entendu, la nature-sujet peut se réduire à une personnification de la
nature, sous la forme dʼune Mère prodigue ou de la fameuse « hypothèse
Gaïa » (Lovelock, 1990) ; mais lʼessentiel dans cette appréhension de la
nature-sujet réside dans lʼidée dʼune nature qui, loin de pouvoir être
réduite à quelque espace-temps circonscrit, génère celui-ci et le
déborde sans cesse : la nature-sujet est dʼabord processus sans fin, elle
est – pour reprendre les termes du philosophe Whitehead – écoulement
(passing), avance, activité, une suite infinie dʼévénements avant que
dʼêtre un ensemble de faits objectifs (Whitehead, 1998 : 57, 73-74, 177).

A cette bipartition qui semble régler la plupart des approches de la


nature, il est peut-être nécessaire dʼajouter une autre manière de
considérer la nature : non pas comme un produit, ni comme une
production, mais comme ce qui échappe à lʼun comme à lʼautre sous la

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forme dʼune anti-production, autrement dit dʼune nature dénaturante


(natura denaturans). La nécessité de cette troisième dimension de la
nature appert de la réflexion suivante : sʼil nʼy avait que du flux productif,
que du passage et du processus, autrement dit que la nature naturante, il
nʼy aurait aucune place pour la nature naturée, aucun espace et aucun
temps pour que puisse apparaître un objet, aussi éphémère soit-il. Pour
quʼil y ait cette planète ou cet organisme, il faut donc une opposition au
flux de la nature-sujet, un ralentissement qui permette lʼexistence dʼun
corps. Ce ralentissement ne vient pas de lʼextérieur de la nature, cʼest
pour elle-même, nous dit Schelling, que la nature doit aussi constituer un
retard, une « entrave » (Schelling, 2001 : 91-94). Ce retard est
précisément la tendance « anti-productive » de la nature (Schelling,
2001 : 95).

Il serait certes plus aisé de considérer que lʼentrave vient modifier un flux
déjà existant ; nous voulons néanmoins penser ce retard nécessaire
comme originaire, non pas postérieur à la production, émanant de la
nature-sujet, mais antérieure à celle-ci. Lʼidée selon laquelle la
manifestation des choses naturelles est précédée par une non-
production sʼest exprimée à travers lʼhistoire de la pensée philosophique
sous la forme dʼun commentaire infini dʼun fragment dʼHéraclite : phusis
kruptesthai philei, « la nature aime à se cacher ». Selon Pierre Hadot, ce
fragment révèle lʼétrange tendance de la nature à « faire disparaître »
alors même quʼelle devrait, selon son sens premier, nʼêtre quʼun
processus consistant à « faire apparaître » (Hadot, 2008 : 27-32). Pour
Heidegger, et dans la lignée de la formule héraclitéenne, lʼêtre « se
soustrait, en se montrant dans lʼétant en tant que tel » : demeurant
« manquant », se « réservant » de ce que serait une complète
« désoccultation », lʼêtre est ainsi la « promesse » de futures
manifestations (Heidegger, 1971 : 288). Ce retrait inaugural, comme lʼa
montré Marlène Zarader, réplique la doctrine du Tsim-Tsoum élaboré par
Louria, un kabbaliste du 16ème siècle : si Dieu est vraiment partout, la
seule possibilité pour quʼil y ait un monde est que Dieu « se contracte »,
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« se retire pour ainsi dire en lui-même » (Zarader, 1990 : 149). En accord


avec cette idée kabbaliste, Schelling soutenait que le monde, comme
chaque être, commence par une « contraction », une « négation » :
« cʼest seulement dans la négation que réside le commencement »
(Schelling, 2012 : 59).

On dira cependant : est-ce si important de focaliser notre attention sur


lʼorigine et lʼoriginaire ? La pensée contemporaine nʼest-elle pas
précisément placée sous le signe dʼun sain abandon de toute idée
dʼorigine, au profit dʼune enquête concrète sur les objets et leurs
conditions dʼapparition ? Ce quʼil faut bien comprendre est que
lʼoriginaire nʼest pas réductible à une origine que lʼon pourrait fixer dans
un passé lointain et révolu, lʼoriginaire est la doublure obscure qui
précède la nature dans chacune de ses avances, de ses processus
biologiques ou géologiques. On pourrait illustrer ce point à partir de la
création artistique : D. H. Lawrence soutenait que celle-ci est précédée
par un moment de destruction au cours duquel lʼartiste déchire lʼombrelle
que les êtres humains se sont fabriquée afin dʼy dessiner un firmament
factice et dʼy écrire leurs conventions.

Comme Gilles Deleuze et Félix Guattari lʼécrivent à propos de Lawrence,

« lʼartiste pratique une fente dans lʼombrelle, il déchire même le


firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et venteux (…). Le
peintre ne peint pas sur une toile vierge, ni lʼécrivain nʼécrit sur une page
blanche, mais la page ou la toile sont déjà tellement couvertes de clichés
préexistants, préétablis, quʼil faut dʼabord effacer, nettoyer, laminer,
même déchiqueter pour faire passer un courant dʼair issu du chaos qui
nous apporte la vision » (Deleuze, Guattari, 1991 : 192).

Lʼintuition de Lawrence nous permet de comprendre pourquoi la nature


dénaturante doit forcément précéder les natures naturante et naturée :
de même que lʼartiste doit enlever ce qui obstrue la vision pour quʼun
« chaos libre et venteux » puisse advenir, la nature commence ou plutôt
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recommence, à chaque fois, chaque naissance et chaque génération, par


défaire ce qui est afin de laisser assez dʼespace pour que quelque chose
dʼautre apparaisse. La nature ne commence pas par agencer, composer,
hybrider, mettre ensemble ou bout à bout des objets ou de la matière, de
lʼhumain et du non-humain, mais par dé-composer ce qui les fixe dans un
être ou un devenir programmé. Cette décomposition ouvre un domaine
tiers, ni sujet ni objet, chaotique et obscur, à partir duquel le naturant
puis le naturé peuvent se déployer (Malabou, 2009 ; Simondon, 1989).

GÉNÉALOGIE DE Lʼ ANATURALISME

Rien nʼest pourtant aujourdʼhui plus difficilement audible quʼune


philosophie de la nature. Cette surdité tient à lʼidée selon laquelle, à lʼère
de lʼanthropocène, il ne serait plus possible de parler de nature tant celle-
ci est profondément modifiée par lʼêtre humain. Ainsi que lʼécrivent le
journaliste Christian Schwägerl et le célèbre chimiste de lʼatmosphère
Paul Crutzen,

« les barrières de longue date entre nature et culture sont en train de


sʼécrouler. Ce nʼest plus nous contre la « Nature ». Désormais, cʼest nous
qui décidons ce que la nature est et ce quelle sera » (Crutzen,
Schwägerl, 2011).

Pourtant, lʼidée selon laquelle la nature nʼexiste pas en tant que telle nʼest
en rien nouvelle. Comme le soutient Iain Hamilton Grant, cʼest toute ou
presque toute la philosophie contemporaine qui gravite autour dʼun refus
de la nature, dʼune aphysia (Grant, 2006 : 10-11, 32). A ce titre, les
déclarations relatives à la « fin » ou à la « mort » de la nature, loin de
faire preuve dʼoriginalité, renforcent cette aphysia, cet anaturalisme, quʼil
nous semble nécessaire dʼanalyser comme un phénomène au long cours,
qui a connu plusieurs séquences.

La première étape peut être identifiée avec les débuts de la logique


philosophique ou pré-philosophique, qui fait de la nature une substance

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abstraite, homogène, loin de toute expérience, éloignée du monde des


vivants. Selon Paul Feyerabend, cette nature-substance a refoulé
lʼexpérience du monde qui sʼétablissait – par exemple dans le monde
homérique – sur la base de sensations hétéroclites ne conduisant quʼà
des « agrégats » sans unité logique (Feyerabend, 2014). La logique aura
ainsi accompli le premier physicide en transformant la nature en simple
objet de science.

Le second physicide a été perpétré par les monothéismes qui ont


subordonné la nature à un Dieu. Dénoncée par Schiller en 1788 dans le
poème « Les Dieux de la Grèce », cette substitution de la nature-sujet
par un Créateur transcendant a conduit à « dépouiller » la nature de sa
« divinité », préparant ainsi le terrain pour le troisième acte (Hadot,
2008 : 118-112).

Le troisième acte se joue avec la science du 17e siècle, quand la nature


devient une matière mathématisable, quantifiable et mesurable, et par
conséquent exploitable en vue du « progrès » de lʼhumanité. La
mécanisation du monde sʼétablit sur le cadavre des cosmologies
organiques, qui étaient informées par des représentations de la nature en
termes de mère nourricière (Merchant, 1980 : 2-41). Désormais, comme
le dit Descartes, la nature nʼest plus « quelque déesse, ou quelque autre
sorte de puissance imaginaire », mais « la Matière même » (Descartes,
1963 : 349) – une matière sans forme, mais aussi sans force, incapable
dʼéchapper à nos projets.

La pulsion anaturaliste est aujourdʼhui également exprimée par toutes les


sociétés qui participent au programme géo-capitaliste global, qui se
traduit par la transformation de la nature en marchandises, cʼest-à-dire
en objets clivés de leur contexte humain et environnemental. Ainsi peut-
on transformer lʼeau en « service » privatisable, une tonne de carbone en
mesure dʼun droit de pollution, ou les risques de catastrophe climatique
en cat bonds (obligations catastrophes) grâce auxquelles les

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compagnies dʼassurance et de réassurance font supporter ces risques


par des tiers (Keucheyan, 2014 : 111 et 103). La quatrième mort de la
nature est financière.

Ajoutons enfin que le programme géocapitaliste repose sur un réseau


technologique et informationnel qui sʼappuie moins sur une Terre réelle
que sur une Terre modélisée, digitalisée, simulée. A titre dʼillustration,
indiquons que, depuis les années 1950, la prévision météorologique
sʼappuie sur des modèles générés par ordinateurs beaucoup plus que sur
des données empiriques ou des réseaux dʼobservateurs (Nebeker, 1995 :
160 et 171). Relevons enfin, parmi dʼautres exemples, lʼexistence du projet
de simulation de la Terre entière – intégrant lʼatmosphère, lʼhydrosphère,
la cryosphère, etc. – nommé Ultimate Earth Project (Dessibourg, 2016).

Abstraction logique, monothéisme, mécanicisme, capitalisme et


simulationisme : telles sont les cinq causes de lʼanaturalisme, et par
conséquent de lʼincapacité contemporaine à voir la nature autrement que
comme une matière dévitalisée, sans force, sans dynamisme propre, ou
comme un objet sous lʼempire de la pensée et de la production humaine.

GÉOCONSTRUCTIVISME

Lʼ anaturalisme est au cœur dʼun discours à prétention dominante que


nous nommons le géo-constructivisme : la nature nʼexistant pas, ou plus,
il serait possible, et surtout souhaitable, de tout modifier, de tout
reconstruire, du niveau cellulaire à lʼécosphère en passant par tous les
biotopes. Ce discours est porté par des géographes, des
anthropologues, des philosophes, et aussi de nombreux écologistes qui
se disent « postenvironnementalistes », « écomodernes » ou
« écopragmatistes » (Schellenberger, Nordhaus, 2004). Loin cependant
de se réduire à un discours provenant du champ des sciences humaines,
le géoconstructivisme se traduit :

1/ par la promotion de la géo-ingénierie, et plus spécifiquement de

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lʼingénierie climatique, lʼun des projets les plus emblématique du géo-


constructivisme. Tentative de contrôler le climat par son optimisation
technologique, lʼingénierie climatique est défendue par Paul Crutzen, co-
inventeur avec Eugene Stoermer du mot anthropocène, qui évoquait dès
2002 la possibilité de « projets de géo-ingénierie à grande échelle »
dans le but dʼ« optimiser » artificiellement le climat (Crutzen, 2002 : 23).
En 2006, Crutzen proposa dʼenvoyer des tonnes de dioxyde de souffre
dans lʼatmosphère afin de former un « bouclier » chimique capable de
nous protéger du soleil et donc de refroidir la planète (Crutzen, 2006 :
211-220). Les promoteurs du bouclier climatique connaissent les dangers
dʼun tel projet (impossibilité dʼun retour en arrière une fois la modification
effectuée sans accélération du réchauffement global, perturbation
dramatique des moussons estivales en Afrique et en Asie (Robock,
Oman, Stenchikov, 2008), etc.), mais ils le présentent comme un « plan
B », au cas où le plan A (réduction des émissions de CO2 ) ferait faillite
(Guardian, 2013). Ajoutons que la reconnaissance des dangers avérés de
lʼingénierie climatique nʼempêchera nullement les Etats, si le
réchauffement devient intenable, de recourir en urgence à cette
technologie, selon la modalité inquiétante que Naomi Klein a nommé la
« stratégie du choc » : profiter dʼun moment de crise et des affects de
peur associés à un tel moment pour imposer des mesures qui, en temps
normal, auraient sans doute été refusées par les populations (Klein,
2008) ;

2/ par lʼinstallation de ce quʼon pourrait nommer un géo-capitalisme :


désormais, la frontière du capitalisme nʼest plus un au-delà
fantasmatique éclairé par quelque Spoutnik, elle est lʼici-bas laissé aux
mains des géo-constructivistes et de leurs alliés bio-
constructivistes. Une fois devenue « biodiversité », « prestations de
service » (lʼapport en eau, la pollinisation, etc.) ou « ressources », la
nature-marchandise ouvre la voie à la titrisation de lʼéco-sphère, tandis
que les corps-marchandises sont sujets aux appétits de refonte qui
animent la biologie de synthèse (Bensaude-Vincent, Benoit-Crowaeys,
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2011 ; Redford, Adams, Mace, 2013). On notera à quel point il peut


sembler paradoxal de faire de la Terre et de tout ce quʼelle comporte une
nouvelle frontière, cʼest-à-dire un nouvel « espace vierge » à conquérir,
car la Terre, loin dʼêtre un espace vierge, est tissé de lʼhistoire de
lʼécoumène, entendu comme milieu à la fois écologique et « éco-techno-
symbolique » (Berque, 2000). Ce nʼest pourtant pas la première fois dans
lʼHistoire que des territoires sont déclarés « Terra nullius », cʼest-à-dire
« sans propriétaires », afin de les coloniser : cʼest ce qui est arrivé – par
exemple – lors de la colonisation de lʼAustralie à la fin du 18e siècle
(Banner, 2005 : 95-131). Aujourdʼhui, cette situation de Terra Nullius
semble toucher toute la Terre du sous-sol à lʼatmosphère, le
géocapitalisme faisant comme si la vie de ses habitants, humains et non-
humains, peuples premiers, habitants ordinaires, et animaux, était nulle et
non avenue.

Nous comprenons bien désormais en quoi le géo-constructivisme


représente une malencontreuse amputation de lʼidée de nature analysée
dans la première section de cet article. En effet, le géo-constructivisme
tend à concrétiser la vision de Richard Buckminster Fuller, architecte et
designer-inventeur états-unien de la seconde partie du 20e siècle, qui
qualifia la Terre de « vaisseau spatial » : « Nous sommes tous des
astronautes et nous nʼavons jamais été autre chose » (Buckminster,
2010 : 56). Or cette métaphore signifie deux choses : dʼune part, quʼil y a
des espèces dʼastro-humains qui sʼimaginent vivre hors-sol, comme sʼils
étaient hors du monde ; dʼautre part, que la Terre peut être vue non pas
comme Gaïa, ou le berceau de lʼhumanité, mais comme une sorte
dʼexpoplanète quʼil faudrait « terraformer ». Issue de la littérature de
science-fiction, terraformer signifie modifier une autre planète afin de la
rendre similaire à la Terre, et par conséquent habitable par des êtres
humains ; mais cʼest désormais la Terre que lʼon voudrait transformer à
notre convenance : lʼAnthropocène a hérité de lʼimaginaire de la conquête
spatiale et de son ambition colonisatrice (Bonneuil, Fressoz, 2013 : 76-
80). Pour employer le terme anglo-saxon qui désigne la période de la
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conquête spatiale (Space Age), la fin de lʼÂge de lʼEspace a coïncidé avec


la promotion de lʼAge de lʼHomme – ledit Anthropocène. Une fois
repoussée sur le très long terme lʼéventualité dʼune colonisation
extrasolaire, une fois la frontière renversée de lʼoutre-espace vers la
Terre, cʼest notre planète qui fait lʼobjet – cʼest le cas de le dire – dʼun
projet de colonisation technologique ; mais il sʼagit dʼun objet dévitalisé
que les géoconstructivistes sʼimaginent capable de refaire sans en subir
les conséquences.

LʼINCONSTRUCTIBLE

Que pouvons-nous opposer au géoconstructivisme ? Peut-être la part


dénaturante de la nature, cette part qui est ni plus ni moins
quʼinconstructible, ni objet à faire ou à refaire, ni sujet opérant ce
façonnement. Lʼinconstructible est : 1/ ce qui précède toute construction,
lʼeffet de cette « contraction », ce « retrait » originaire que nous avons
identifié dans la première section ; 2/ loin dʼêtre une chose du passé,
lʼinconstructible accompagne chaque nouvelle création, chaque
recommencement : facteur de dé-composition ou de dédifférenciation,
lʼinconstructible est puissance du retour de la négativité originaire dont
naissent les êtres et les mondes ; 3/ cette puissance inappropriable se
manifeste sous la forme de ce qui est chaotique, sauvage, rebelle à tout
ordre déterminé – dʼoù son caractère dangereux, destructif, lorsquʼelle
prend pour cible une artificialité excessive, des conventions trop rigides,
des opinions empêchant la pensée dʼemprunter dʼautres chemins.

Lʼinconstructible nous semble être au cœur de certaines luttes politiques


contemporaines, dans certaines ZAD (Zones à Défendre), autour de
Notre-Dame-des-Landes par exemple (Lapize, 2015). Une ZAD pourrait
être définie comme un domaine-tiers ouvert par la nature sous sa
modalité dénaturante : un domaine-tiers est une Zone dʼAltérité
Dénaturante qui fait sortir les humains et la nature de leur rôles
préétablis. Voici que dʼanciens citadins quittent la vie urbaine –

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« Babylone » – et sʼessaient à des pratiques agricoles parfois en accord,


parfois différant de celles des paysans déjà présents ; voici que la nature
nʼest pas seulement un espace agricole, pas un espace à mettre en
valeur et à transformer en marchandise, ou en piste dʼatterrissage, mais
un lieu en partage. Lorsque des activistes déclarent que « cʼest la nature
qui se défend », cet énoncé ne consiste pas à faire parler la nature-sujet
en sʼidentifiant à elle sans écart, ni à la considérer comme un objet
radicalement distinct des humains (comme le soutiennent les astro-
humains), mais à faire de la zone dʼaltérité un domaine du sauvage – un
domaine dʼ « ensauvagement » (Serge Moscovici) – où rien nʼest par
avance prédit, domestiqué, où rien ne dit encore ce qui pourra venir si ce
nʼest le refus de ce qui ramène le devenir à ce qui le fixe ou lʼempêche,
sous la forme dʼun barrage ou dʼun aéroport. Lʼinconstructible nʼest donc
pas ou pas nécessairement un no manʼs land, quelque wilderness
dépourvue dʼimplantation humaine, mais plutôt un domaine qui ne laisse
pas lʼhumain se débarrasser de ce qui nʼest pas lui, un domaine qui
cherche à dépasser lʼalternative humain/non-humain vers son
renversement à la fois ontologique et axiologique : alien/non-alien,
lointain/proche, cosmiques/terrestres (cf. « Sur le renversement
alien/non-alien », La Planète Laboratoire n°5 – « Une xénopolitique de
lʼanthropocène », 2016). Un tel renversement présagerait dʼune
représentation du monde résolument post-constructiviste, capable de
faire revenir ce qui a été étouffé par la construction anthropo-
économique du monde.

ARISTOTE, Physique, Paris, Vrin, 1999 ; ARISTOTE, Métaphysique. Tome


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Vivarium, vol. 16, n° 1, 1978, p. 70-80. – WHITEHEAD A. N., Le Concept
de nature, Paris, Vrin, 1998.

Frédéric Neyrat,

Mots corrélés au Dictionnaire de la pensée écologique: Nature


(histoire et philosophie), Hypothèse Gaïa, Capitalisme, Géoingénierie

POUR CITER CET ARTICLE

Neyrat Frédéric. 2017. » Nature, anaturalisme, et géoconstructivisme ».


lapenseeecologique.com. Dictionnaire de la pensée écologique. 1 (1).
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geo-constructivisme/

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