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Le paradoxe du réformisme
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Robert Brenner
On mʼa demandé de parler des leçons historiques des révolutions du XXe siècle. Mais
puisque notre intérêt principal porte sur des enseignements qui puissent être pertinents pour
le XXIe siècle, je pense quʼil est plus à propos de se pencher sur lʼexpérience de la réforme
et du réformisme. Le « réformisme » est bel et bien parmi nous, bien quʼil ne se présente
que rarement sous cette appellation, préfère se montrer sous un jour plus favorable. Il nʼen
demeure pas moins quʼil sʼagit de notre principal concurrent politique et nous devons par
conséquent mieux le comprendre. Pour commencer, il est clair que le réformisme ne se
distingue pas par son souci de mettre en place des réformes. Les révolutionnaires et les
réformistes tentent tous deux de parvenir à des réformes. En effet, la lutte pour des
réformes reste la principale préoccupation des révolutionnaires. En réalité, les réformistes
partagent notre programme en grande partie – cʼest du moins ce quʼils prétendent. Ils sont
pour des salaires plus élevés, le plein emploi, un meilleur État providence, des syndicats
plus forts, et même une forme de parti ouvrier.
Or, si nous souhaitons gagner les réformistes à notre politique, nous nʼy parviendrons pas
en surenchérissant sur les propositions de leur programme. Nous ne pouvons gagner à
nous les réformistes que par notre théorie (notre compréhension du monde) et, de façon
plus importante encore, par notre méthode et notre pratique. Ce qui distingue au quotidien le
réformisme, cʼest sa méthode politique et sa théorie, et non pas son programme. Pour le
dire schématiquement, les réformistes considèrent que même si lʼéconomie capitaliste tend
dʼelle-même vers la crise, lʼintervention étatique peut aider le capitalisme à atteindre un état
de stabilité et de croissance à long terme. Dʼautre part, lʼÉtat est pour eux un instrument qui
peut être utilisé par nʼimporte quel groupe, y compris la classe ouvrière, pour servir ses
propres intérêts.
Les marxistes révolutionnaires ont toujours opposé leurs propres théories et stratégies à
celles des réformistes. Mais comme souvent, il sʼavère que la théorie et la pratique
réformistes se comprennent mieux lorsquʼon tient compte des forces sociales spécifiques
qui en constituent la base historique. Dans cette perspective, le réformisme sʼaffirme comme
une vaste rationalisation des besoins et intérêts des responsables syndicaux et des
politiciens, ainsi que des leaders du mouvement des opprimés issus des classes moyennes.
La vision réformiste
La proposition principale de la vision réformiste du monde est la suivante : bien que la crise
constitue une tendance irréductible au sein de lʼéconomie capitaliste, celle-ci est en dernier
instance susceptible dʼêtre régulée par lʼÉtat. En dʼautres termes, pour les réformistes, cʼest
la lutte des classes non régulée qui mène à la crise. Deux hypothèses théoriques permettent
dʼaffirmer cette idée. Dʼune part, la lutte de classe est susceptible dʼaboutir à une « trop
grande » exploitation des travailleurs et travailleuses par les capitalistes, qui veulent
augmenter la profitabilité. Cʼest là une source de problème pour lʼensemble du système
puisque le pouvoir dʼachat des travailleurs et travailleuses se révèle alors insuffisant pour
acheter ce quʼils ont eux-mêmes produits. Cette insuffisance de la demande serait à lʼorigine
dʼune « crise de sous-consommation », et cʼest de cette façon que les théoriciens
réformistes interprètent la Grande dépression des années 1930.
Dʼautre part, les réformistes suggèrent parfois que la crise capitaliste survient en raison
dʼune résistance « trop forte » des travailleurs et travailleuses à lʼexploitation capitaliste. En
bloquant la mise en place dʼinnovations technologiques ou en refusant de travailler
davantage, les travailleurs et travailleuses bloqueraient les gains de productivité. Il en
résulterait une croissance plus faible, une réduction de la profitabilité, une baisse des
investissements, et pour finir une « crise de lʼoffre » – selon les théories réformistes, le
déclin économique actuel qui a débuté à la fin des années 1960 sʼexplique de cette façon.
Selon cette approche, puisque les crises sont des résultats imprévus de la lutte des classes
non régulée, lʼÉtat peut assurer la stabilité économique et la croissance précisément en
intervenant pour réguler à la fois la distribution des revenus et les relations de travail. Il en
La théorie réformiste de lʼÉtat va de pair avec son économie politique. Selon cette
conception, lʼÉtat est un appareil autonome de pouvoir, neutre en principe, utilisable par
quiconque sʼen saisit. Il en découle que les travailleurs, les travailleuses et les opprimés
devraient tenter dʼen prendre le contrôle afin de réguler lʼéconomie et ainsi assurer la
stabilité économique et la croissance, pour ensuite mettre en place sur cette base des
réformes servant leurs propres intérêts matériels.
Pour les réformistes, il ne fait cependant aucun doute que les travailleurs et travailleuses
doivent demeurer organisés et vigilants – surtout au sein de leur syndicat – et prêts à en
découdre avec les capitalistes récalcitrants qui refuseront de se soumettre à lʼintérêt
commun : prêts à faire grève contre des employeurs qui refuseraient dʼaccepter de négocier,
et prêts encore, dans le pire des cas, à se soulever en masse contre des coalitions
capitalistes réactionnaires qui tenteraient de subvertir lʼordre démocratique. Ce nʼest pas
beaucoup sʼavancer de dire que, pour autant que les réformistes les évoquent, ces batailles
demeurent subordonnées à la lutte électorale et législative. Dans lʼidéologie réformiste, ces
luttes devraient sʼatténuer avec le temps, dans la mesure où les politiques seraient menées
non seulement dans lʼintérêt des travailleurs et des opprimés, mais aussi dans lʼintérêt des
employeurs, bien que ces derniers nʼaient pas la vue assez longue pour sʼen rendre compte.
Les révolutionnaires ont traditionnellement rejeté la méthode politique des réformistes, qui
consiste à se fier au processus électoral-législatif et aux négociations collectives régulées
par lʼÉtat, pour la simple et bonne raison quʼelle ne fonctionne pas. Aussi longtemps que les
rapports de propriété capitalistes demeurent en place, lʼÉtat ne saurait être une instance
Cela ne veut pas dire que les gouvernements capitalistes ne feront jamais de réformes. En
période dʼexpansion économique, lorsque les taux de profit sont élevés, le capital et lʼÉtat
sont bien disposés à accorder des gains à la classe ouvrière et aux opprimés, afin de
maintenir lʼordre social. Toutefois, dans des périodes de déclin, lorsque les taux de profit
sont plus faibles et que la concurrence sʼintensifie, le coût (fiscal) de telles réformes peut
mettre en danger la survie même de firmes. Les réformes ne sont que très rarement
accordées en lʼabsence de luttes vigoureuses sur les lieux de travail et dans la rue. Par
ailleurs, dans de telles périodes, les gouvernements de tout acabit – quʼils représentent le
capital ou le travail – sʼils ont refusé de rompre avec les rapports de propriété capitalistes,
finissent par tenter de restaurer les taux de profit en coupant dans les salaires et les
services sociaux, de baisser les impôts qui touchent les capitalistes, etc.
Lʼidée que des périodes de crise prolongée sont inhérentes au capitalisme est dʼune
importance capitale pour les révolutionnaires, et la raison en est évidente. De ce point de
vue, les crises découlent de la nature anarchique du capitalisme, qui suscite des sentiers
dʼaccumulation contradictoires. Puisque, par sa nature même, une économie capitaliste
opère de façon non-planifiée, les gouvernements ne peuvent prévenir les crises.
Ce nʼest pas lʼendroit approprié pour une discussion détaillée des débats portant sur la
théorie des crises. On peut tout de même souligner que lʼhistoire du capitalisme étaye la
vision non réformiste. Depuis la fin du XIXe siècle, pour ne pas remonter encore plus loin,
peu importe le type de gouvernement en place, les longues périodes dʼexpansion capitaliste
(des années 1850-1870, 1890-1913, 1940-1970) ont toujours été suivies de de longues
périodes de dépression capitaliste (années 1870-1890, 1919-1939, 1970-aujourdʼhui). Lʼune
Vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, un certain nombre dʼobservateurs
défendaient lʼidée quʼaméliorer les conditions de vie de la classe ouvrière impliquait de
mener la « lutte des classes à lʼintérieur de lʼÉtat » – cʼest-à-dire de pousser à des victoires
électorales et législatives de partis sociaux-démocrates et travaillistes (et du Parti démocrate
aux États-Unis).
Les deux décennies suivantes ont radicalement invalidé cette perspective. La baisse des
taux de profit a donné lieu à une crise de long terme de la croissance et des
investissements. Dans ces conditions, les gouvernements réformistes qui ont accédé au
pouvoir – le Parti travailliste à la fin des années 1970, les partis socialistes français et
espagnol dans les années 1980, tout comme le Parti social-démocrate suédois dans ces
mêmes années – se sont trouvés dans lʼimpossibilité de restaurer la prospérité à lʼaide des
méthodes habituelles de soutien de la demande, et ont conclu quʼils nʼavaient guère dʼautre
choix que de rétablir les taux de profits pour favoriser les investissements et restaurer la
croissance. Le résultat fut le suivant : les partis réformistes ont, pratiquement sans
exception, non seulement échoué dans la défense des salaires et du niveau de vie des
travailleurs et travailleuses contre les attaques des employeurs, mais ont été à lʼinitiative
dʼune puissante vague dʼaustérité visant à augmenter le taux de profit aux dépens de lʼÉtat
providence et des syndicats. Il ne saurait y avoir de réfutation plus définitive des théories
économiques réformistes et de la notion dʼautonomie de lʼÉtat. Cʼest précisément le fait que
lʼÉtat nʼa pu prévenir la crise capitaliste qui lʼa révélé comme complètement dépendant du
capital.
La question demeure : pourquoi les partis réformistes au pouvoir ont-ils continué à respecter
les droits de propriété capitalistes et tenté de restaurer les profits capitalistes ? Pourquoi
nʼont-ils pas plutôt cherché à défendre les conditions de vie et de travail de la classe
ouvrière, par la lutte de classe si nécessaire ? Si cette approche était susceptible dʼamener
les capitalistes à arrêter dʼinvestir ou à retirer leurs capitaux, pourquoi ne pas nationaliser
les moyens de production et emboîter le pas vers le socialisme ? Nous revenons au
paradoxe du réformisme. La réponse à la question se situe dans les forces sociales
Cette catégorie sociale est précisément déconnectée de la réalité concrète du travail salarié.
Sa base matérielle, son gagne-pain, se situe directement dans les syndicats ou
lʼorganisation du parti. Ce nʼest pas quʼune question de salaire (même si cʼest un aspect
important du problème). Le syndicat ou le parti façonne tout le mode de vie de ces individus
– ce quʼils font, leurs rencontres, etc. – tout comme leur trajectoire professionnelle. Par
conséquent, leur position sociale et matérielle dépend de leur place au sein du syndicat et
du parti. Aussi longtemps que lʼorganisation est viable, ils peuvent aspirer à une vie stable et
des possibilités de carrière raisonnables.
Le gouffre qui sépare la forme de vie des salariés de base de celle dʼun permanent syndical
(et a fortiori dʼun membre dirigeant) est donc énorme. La position économique – salaire,
retraite, conditions de travail – des travailleurs et travailleuses ordinaires dépend
directement du déroulement de la lutte de classes sur les lieux de travail et dans leur
branche. Obtenir des victoires sur le plan salarial est leur seule manière de défendre leur
niveau de vie. Lʼemployé dʼun syndicat, par contraste, peut bénéficier dʼune situation
confortable même en cas de défaites répétées dans la lutte de classes : il suffit que
lʼorganisation syndicale survive. Il est vrai quʼà long terme, la survie même de lʼorganisation
syndicale dépend de la lutte de classes, mais il est rare que ce soit un facteur important. Il
se trouve en réalité quʼà court terme, surtout en période de crise où les taux de profit sont
menacés, la lutte de classes est probablement la menace principale à la viabilité de
lʼorganisation.
Dans la mesure où la combativité sociale est susceptible dʼêtre suivie dʼune répression du
capital et de lʼÉtat qui menace la trésorerie et la survie même du syndicat, les responsables
syndicaux cherchent généralement à lʼéviter. Les syndicats et les partis réformistes ont
donc, historiquement, tenté de tenir le capital en bride en composant avec lui. Ils ont fini par
donner lʼassurance au capital quʼils acceptent le système de propriété capitaliste et la
priorité des profits au sein des entreprises. Ils ont également cherché à sʼassurer que les
travailleurs et travailleuses nʼadoptent pas des formes dʼactions combatives et illégales, qui
apparaîtraient au capital comme une menace et le pousserait à y réagir avec virulence. Or,
dans la mesure où la perspective dʼune lutte « radicale » est mise de côté comme moyen
dʼobtenir des réformes, la voie parlementaire devient une stratégie politique fondamentale
pour les responsables syndicaux et les politiciens sociaux-démocrates. Par la mobilisation
passive dʼune campagne électorale, ces forces espèrent créer les conditions propices à la
réforme, tout en évitant ce faisant de trop offenser le capital.
La thèse avancée ici ne revient pas à adopter la position absurde que les travailleurs et
travailleuses sont toujours prêts à en découdre avec le grand capital, et ne sont retenus que
par les tromperies de leurs directions politiques et syndicales. En réalité, les travailleurs et
Cʼest à partir de cette analyse, selon laquelle on ne saurait compter sur les responsables
syndicaux et les politiciens sociaux-démocrates pour mener à bien la lutte de classes, que
sʼélabore notre stratégie visant à construire des organisations de base qui soient
indépendantes des responsables syndicaux (bien quʼelles puissent travailler avec eux), et à
envisager la création dʼun parti politique ouvrier indépendant des démocrates.
Le réformisme et lʻunité
Notre compréhension du réformisme nʼest pas quʼun exercice universitaire : elle a des
conséquences sur lʼensemble de nos initiatives politiques. On le voit clairement aujourdʼhui
au travers les tâches de regroupement des forces antiréformistes au sein dʼune organisation
commune et en rupture avec le Parti démocrate. Depuis plusieurs années, les perspectives
de coalition avec des forces de gauche (plus ou moins organisées) sont liées à ces individus
et groupes qui se positionnent à gauche du réformisme officiel et sont en rupture avec lui. Il
sʼavère pourtant quʼun certain nombre de ces forces de gauche continuent de sʼidentifier,
implicitement ou explicitement, à une approche de la politique quʼon pourrait appeler, un peu
crûment, « front populiste ».
Bien quʼelle soit née à lʼextérieur du camp de la social-démocratie organisée, la doctrine des
fronts populaires donne une portée systématique au réformisme. LʼInternationale
communiste a été la première à faire la promotion de lʼidée dʼun front populaire en 1935, en
complément de la politique étrangère soviétique visant à former une alliance avec les
pouvoirs capitalistes « libéraux » pour se défendre contre lʼexpansionnisme nazi (« sécurité
collective »). Dans ce contexte, les communistes ont avancé, à lʼinternational, lʼidée quʼil
était possible pour la classe ouvrière de forger une alliance interclasse très large, non
seulement avec la classe moyenne libérale, mais aussi avec une section éclairée de la
classe capitaliste, et ce dans lʼintérêt de la démocratie, des libertés civiles et de la réforme
sociale.
Au cours des années 1970 dans les syndicats, les représentants des tendances qui ont fini
par se retrouver au sein du groupe Solidarity ont eu à sʼopposer à lʼidée des front populaires
Cette dernière perspective sʼest plus que confirmée, les responsables syndicaux ne levant
pas le petit doigt alors que lʼétendue des concessions atteignait des proportions
désastreuses et que le taux de syndicalisation passait de 25-30 % dans les années 1960 à
10-15 % aujourdʼhui.
En outre, les révolutionnaires au sein du mouvement syndical devaient riposter à lʼidée que
les leaders syndicaux étaient « à gauche de leur base ». Si vous parliez avec des militants
de la gauche radicale à cette époque, vous étiez sûr dʼentendre à un moment ou un autre
que la base était politiquement arriérée. Après tout, plusieurs syndicats « progressistes » se
sont opposés à lʼintervention américaine en Amérique centrale (et ailleurs) plus fermement
que leurs membres, se sont affirmés plus fermement que leurs membres sur la question de
lʼextension de lʼÉtat providence, et se sont même prononcés, dans quelques cas, pour un
Parti des travailleurs indépendant. Notre réponse à cet argument était de montrer le
contraste entre ce que les leaders syndicaux « progressistes » étaient prêts à faire en parole
sur le plan « politique », où très peu est en jeu, avec ce quʼils étaient prêts à faire contre les
patrons, où ils risquaient réellement leur peau. Il nʼen coûtait pas grand-chose au dirigeant
de lʼIAM William Winpisinger dʼêtre membre de la Democratic Socialist Association (DSA) et
de se réclamer dʼun projet de société social-démocrate absolument clair sur des questions
telles que la reconversion de lʼéconomie, le système de santé national, et autres.
Mais lorsquʼil était question de la lutte des classes, nous faisions remarquer que, non
seulement Winpisinger sʼest clairement prononcé contre les Teamsters pour un syndicat
démocratique, mais a envoyé ses machinistes traverser le piquet de grève lors de la grève
cruciale de la PATCO (les contrôleurs aériens).
Dans la dernière décennie, plusieurs courants de la gauche radicale ont rompu leurs liens
avec lʼUnion Soviétique ou la Chine et se sont engagés dans un réexamen complet de leur
vision politique du monde. Mais cela ne signifie pas quʼils se dirigeront automatiquement
vers nous, puisque leur stratégie politique de front populaire est semblable à ce que nous
avons décrit sous le terme de « réformisme ». Si nous voulons convaincre ces camarades
de se joindre à nous, nous devons leur démontrer, systématiquement et en détail, que leur
stratégie traditionnelle consistant à travailler avec les « gauches » syndicales et à infiltrer le
Parti démocrate est en fait contre-productive.
En un certain sens, il est évident que toutes ces forces ont besoin dʼune action politique
autonome. Le Parti démocrate a depuis trop longtemps mis toute son initiative dans des
mesures qui visent à rétablir les taux de profit, aux dépens des intérêts des travailleurs, des
femmes, et des minorités opprimées. Il a donc perdu de son utilité pour les directions
établies des syndicats, des mouvements noirs et des femmes, qui, après tout, travaillent
auprès des démocrates pour obtenir des gains en faveur de leurs membres.
Les directions officielles de ces mouvements aimeraient donc sans doute quʼil y ait un
troisième parti qui soit viable. Mais cʼest le paradoxe de leur couche sociale et de leur
politique réformiste : ils sont incapables de faire le nécessaire pour créer les conditions
propices à la naissance dʼun tel parti. Il est en effet difficile de réunir ces conditions sans une
revitalisation des mouvements sociaux, et surtout du mouvement ouvrier – à travers une le
renforcement dʼune ligne combative et unitaire au sein du mouvement syndical et au-delà.
Des mouvements de masse nouvellement dynamisés pourraient fournir une base matérielle
pour transformer une conscience politique émergente en un troisième parti capable de
succès électoraux. Mais les directions établies ont peur de susciter de tels mouvements.
Dʼautre part, en lʼabsence dʼune rupture profonde dans lʼactivité et la conscience des
mouvements de masse, il nʼy a aucune raison pour que les directions établies rompent leurs
liens avec le Parti démocrate. La voie électorale est pour eux un élément indispensable : il
sʼagit du meilleur moyen dont ils disposent pour obtenir des gains en faveur de leurs
membres. Et la condition sine qua non pour obtenir quoique ce soit par la voie électorale est
bien évidente : il faut gagner. Sans victoire électorale, rien nʼest possible. Le problème est
que dans un futur proche, aucun troisième parti nʼa de chance de gagner. Le niveau de
conscience politique nʼest pas suffisamment élevé pour cela. En outre, les troisièmes partis
sont particulièrement désavantagés dans notre pays en raison du système présidentiel.
Dans cette situation, les directions établies des mouvements ouvriers, des Noirs et des
femmes sont dans une impasse : ils ne peuvent rompre avec les démocrates avant que les
conditions soient propices à ce quʼun troisième parti puisse faire des gains électoraux ; mais
ils ne peuvent créer les conditions pour un troisième parti sans mettre de côté,
probablement pour une période conséquente, leurs méthodes établies pour faire des gains
Ce nʼest malheureusement pas du tout surprenant que des partisans parmi les plus sérieux
dʼune rupture vers un troisième parti au sein des directions établies de ces mouvements –
notamment au sein du mouvement des femmes – se soient montrés beaucoup moins
intéressés par « leur propre » parti du XXIe siècle que par les candidatures démocrates de
Carole Moseley Braun, Barbara Boxer, et même Dianne Feinstein. Tout hypothétique
renouveau du mouvement ouvrier, des mouvements sociaux et de la gauche, et tout projet
de construire un nouveau parti à gauche des démocrates, dépendra dʼune rupture – et dʼune
confrontation – avec les forces sociales et politiques qui sous-tendent le réformisme.