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Zbigniew Gierczynski

Le naturalisme et le scepticisme, principes de l'unité de la


pensée de Montaigne
In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1981, N°33. pp. 7-17.

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Gierczynski Zbigniew. Le naturalisme et le scepticisme, principes de l'unité de la pensée de Montaigne. In: Cahiers de
l'Association internationale des études francaises, 1981, N°33. pp. 7-17.

doi : 10.3406/caief.1981.1894

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1981_num_33_1_1894
LE NATURALISME ET LE SCEPTICISME,
PRINCIPES DE L'UNITE DE LA PENSEE
DE MONTAIGNE

Communication de M. Zbigniew GIERCZYNSKI


(Lublin)
au XXXII* Congrès de l'Association, le 21 juillet 1980.

La grande idée de l'Humanisme de retrouver l'homme au


thentique et de fonder la vie humaine sur des principes plus
vrais, c'est-à-dire plus conformes à la nature humaine, a trou
véchez Montaigne une expression particulièrement originale
et hardie. Son œuvre exprime la philosophie d'un homme qui
a voulu rompre radicalement avec les traditions culturelles
du passé et restituer en lui l'homme naturel. La hardiesse
de cette entreprise détermine d'avance certains caractères
de son œuvre et de sa pensée, qui ne cessent de nous déconc
erter. N'ayant pu changer le monde selon ses conceptions,
Montaigne a élaboré une philosophie destinée à une élite de
« gens d'entendement », qui sauraient restaurer en eux —
dans la mesure du possible — l'homme naturel, tout en res
pectant extérieurement l'ordre social établi, avec ses coutu
mes,ses lois et ses croyances. Il en résulte les premières équi
voques auxquelles nous nous heurtons dans l'œuvre de
Montaigne : toute remplie d'une pensée indépendante, elle la
camoufle sous des apparences d'orthodoxie et elle autorise le
compromis et le conformisme. Le sage selon la pensée de
Montaigne sera un homme authentique avant tout dans sa
pensée et dans sa vie privée, — dans la vie publique il affec
teraune soumission à « la coutume ».
8 l'abbé gierczynski

Le rêve d'une vie au sein de la nature et dans la simplicité


primitive de ses lois hantait les esprits des hommes de la
Renaissance, comme en témoigne l'abondante littérature pas
torale florissant à cette époque, avec ses deux archétypes —
VArcadia de Sannazar et Diana de Montemayor. Cette nos
talgie d'une vie primitive s'explique par l'ennui que produisait
la vie de cour et par les malheurs politiques que n'a su éviter
l'époque de la Renaissance. L'Antiquité classique proposait
aux esprits le mythe de l'âge d'or, et les réminiscences bi
bliques évoquaient l'image d'un paradis perdu. Si l'on trouve
aussi chez Montaigne des échos de ces traditions, son natura
lismea une tout autre profondeur et sert de base à toute sa
philosophie. Ce qui semble avoir exercé une influence déci
sive sur son esprit, ce fut la découverte alors récente des
peuples sauvages du Nouveau Monde. Il en fut tellement
impressionné qu'il a fondé sur cette découverte toute son
anthropologie : l'homme civilisé est un être dégénéré, parce
qu'il s'est éloigné de la nature ; les maux dont il souffre sont
la conséquence de cet abandon de l'état de nature ; pour
guérir et retrouver le bonheur perdu, il lui faut revenir à la
nature, du moins en esprit. Nous trouvons ainsi chez Montai
gne l'essentiel de la philosophie de la nature, à laquelle Rous
seau donnera tant d'ampleur, et qui deviendra la philosophie
dominante au siècle des Lumières.
Ce naturalisme de base donne à la pensée de Montaigne un
aspect paradoxal, et a fait des Essais l'œuvre philosophique
la plus originale de la Renaissance. Le paradoxe réside au
cœur même de la pensée montanienne. Nous y trouvons tout
d'abord le mélange étrange de la haute culture humaniste
dont l'auteur fut imprégné et d'une attitude hostile au sa
voir — un intellectualisme raffiné y voisine avec un anti
intellectualisme provocant, condamnant les productions de
l'esprit et enviant une stupidité brutale. Ce qui nous étonne
aussi, c'est un mélange non moins surprenant du rationa
lismeet du scepticisme, qui semble ruiner l'unité et la cohé
sion de la pensée de Montaigne. Afin de surmonter cette
apparente contradiction, n'a-t-on pas cru opportun d'inventer
toute une théorie de l'évolution des Essais, avec une « crise
LE NATURALISME ET LE SCEPTICISME 9

sceptique » en leur milieu ? Malheureusement, cette théorie


n'explique rien et est contredite par une analyse attentive de
l'œuvre (1). On doit se résigner à admettre ce paradoxe,
que Montaigne, qui croit au jugement et fonde sur lui toute
sa philosophie, ne cesse de vitupérer contre la raison, de
dénoncer ses erreurs, et pousse même sa critique si loin qu'il
semble l'anéantir et la renier au profit du doute et de l'igno
rance. Cette apparente contradiction constitue cependant l'e
ssentiel de sa philosophie. L'étrangeté de la pensée de Montai
gne détermine la forme de son œuvre : les Essais sont une suite
interminable de chapitres indépendants, dans lesquels l'auteur
jette ses pensées sans se soucier presque de leur ordonnance,
au fur et à mesure qu'elles lui viennent à l'esprit, en affectant
une nonchalance sceptique ou un goût excessif pour le naturel
à l'état brut.
Le naturalisme de Montaigne trouve son corrélatif dans le
scepticisme : ce sont les deux pôles de sa pensée et les deux thè
mes majeurs qui se suivent d'un bout à l'autre des Essais (2).
Leur étroite liaison s'explique par le fait que c'est le scepti
cisme qui opère cette heureuse métamorphose de l'homme
civilisé en l'homme naturel : c'est la critique sceptique qui
démasque la fausseté de la civilisation et des idées qui lui
servent d'appui, et c'est elle qui conduit finalement l'esprit de
l'homme à la reconnaissance de son ignorance, condition né
cessaire de son bonheur. Car le but principal du scepticisme
montanien est de ramener l'homme à l'indifférence à l'égard
des grands problèmes métaphysiques et théologiques qui

(1) L'Apologie exclut l'idée d'une « crise », car elle est une mosaïque de
textes appartenant à des époques diverses de la composition des Essais ;
ces textes concourent toutefois à exprimer l'attitude unique de l'auteur, à
savoir celle du sceptique.
(2) Montaigne lui-même tantôt se définit comme un « naturaliste »,
tantôt se range parmi les sceptiques. Ainsi trouvons-nous au Livre trois,
ch. 12, p. 1186, ce passage curieux : « Nous autres naturalistes estimons
qu'il y aie grande et incomparable preferance de l'honneur de l'invention
à l'honneur de l'allégation. » Au chapitre 8 du même livre, on lit : « Nous
autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests, regardons
mollement les opinions diverses, et, si nous n'y prestons le jugement,
nous y prestons aiséement l'oreille. » (Essais de Michel de Montaigne,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1950). Toutes les autres citations
et références qui suivront renverront à cette édition.
10 l'abbé gierczynski

préoccupent tant l'homme civilisé, et dans lesquels Montaigne


voit la cause principale de son malheur, c'est-à-dire de cette
inquiétude qui torture son esprit. La plus importante partie
des Essais — L'Apologie de Raimond Sebond — ne vise qu'à
persuader l'homme de cette vérité que toutes ses tentatives
d'expliquer philosophiquement le monde sont vaines, et que
la raison humaine ne doit servir qu'à des fins pratiques. Cette
vérité libératrice inclinera l'homme à ne se soucier que de
son bonheur terrestre, à jouir de son existence à l'imitation
des hommes sauvages et des bêtes. Montaigne prêche lui-
même d'exemple : dans la plus grande partie de son œuvre
11 ne s'occupe que des questions pratiques — il construit sa
morale ou sa sagesse, et ce n'est pas sans raison qu'on le
considère généralement comme un moraliste.
Le naturalisme fait son apparition dès le prologue des Ess
ais. Montaigne y exprime son admiration pour la vie primit
ive,il regrette de ne pas vivre parmi ces peuples heureux qui
sont encore sous la domination des douces lois de la nature,
car il aurait pu alors parler en toute liberté et se peindre tout
nu.
La liaison du thème naturaliste et du thème sceptique se
laisse voir dans le chapitre De la coustume, premier grand
chapitre critique des Essais. Montaigne y jette les assises de
sa méthode rationnelle, mais il l'utilise immédiatement à des
fins critiques : la libération du jugement humain qu'il y opère
se fait par la critique de la « coutume », c'est-à-dire de la
tradition et de toutes les idées auxquelles elle sert d'appui.
Montaigne y dégage le jugement de la servitude de la tradi
tion, il lui redonne la pleine indépendance de juger et d'exa
miner tout, mais le chapitre est surtout une démonstration de
la relativité et de la fausseté de la plupart des idées et des
croyances ayant cours dans le monde. C'est déjà une ébauche
de l'Apologie de Raimond Sebond. La méthode comparative
que Montaigne emploie pour la critique de la coutume sera
un instrument puissant dans sa lutte contre la tradition, qui
constitue le fondement de son scepticisme. L'usage qu'il en
fait dans l'Apologie de Raimond Sebond contredit le préten
du fidéisme de ce traité.
LE NATURALISME ET LE SCEPTICISME 11

La thèse naturaliste joue un rôle important dans la crit


ique de la coutume : Montaigne ne se contente pas de démont
rer la relativité des coutumes en dénonçant leurs contradict
ions — il les compare aussi à la nature, c'est-à-dire à ses
lois et à la manière de vivre qu'elle dicte. Tout ce qui, dans
les coutumes humaines, s'opposera au « patron » de la nature
sera jugé par Montaigne comme moralement blâmable et dé
raisonnable : « Nous luy [à la coutume] voyons forcer tous
les coups les reigles de nature » (3). « Et les communes ima
ginations, que nous trouvons en credit autour de nous, et
infuses en nostre ame par la semense de nos pères, il semble
que ce soyent les generalles et naturelles. Par où il advient
que ce qui est hors des gonds de coustume, on le croid hors
des gonds de raison : Dieu sçait combien desraisonnablement,
le plus souvent » (4). Le fond naturaliste de la morale de
Montaigne apparaît déjà nettement, et on peut même entre
voir la grande distance qui la sépare de la morale tradition
nelle. Ainsi, sous la poussée de la critique sceptique et natur
aliste à la fois, nous voyons s'écrouler le monde factice de
l'art dans lequel vit l'homme civilisé : « Qui voudra se des
faire de ce violent prejudice de la coustume, il trouvera plu
sieurs choses receues d'une resolution indubitable, qui n'ont
appuy qu'en la barbe chenue et rides de l'usage qui les ac-
compaigne ; mais, ce masque arraché, rapportant les choses
à la vérité et à la raison, il sentira son jugement comme tout
bouleversé, et remis pourtant en bien plus seur estât » (5).
Le chapitre Des cannibales (I, 31) est aussi une attaque
contre la coutume. Nous jugeons barbares les peuples primit
ifs,parce que leur vie diffère de notre façon coutumière de
vivre. Mais Montaigne retourne ce jugement : « Ils sont sau
vages, de mesmes que nous appelons sauvages les fruicts que
nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts : là
où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérez par nostre
artifice et détournez de l'ordre commun, que nous devrions
appeller plutost sauvages. En ceux là sont vives et vigou-

(3) Ibid., p. 136.


(4) Ibid., p. 144.
(5) Ibid., p. 146.
12 l'abbé gierczynski

reuses les vrayes, et plus utiles et naturelles vertus et proprie-


tez, lesquelles nous avons abastardies en ceux-cy, et les avons
seulement accommodées au plaisir de nostre goust corrom
pu » (6). La vie des sauvages remplit tous les rêves de Mont
aigne d'une vie parfaite et heureuse. Elle n'a d'autre but
que de jouir de la vie : « Toute la journée se passe à dan
cer » (7). Ils possèdent les plus grands biens de l'homme :
la santé et la tranquillité de l'esprit. Ils ne s'occupent d'aucune
science, ils manquent de cette curiosité vaine qui empoisonne
la vie des hommes civilisés, en les jetant dans la recherche
des causes premières, d'où s'engendrent la superstition et
tous les tourments de l'esprit. La simplicité de leur vie, qui
les rend proches de ces autres créatures de la nature que sont
les animaux, suscite surtout l'admiration de Montaigne : il y
trouve la confirmation de sa thèse sur l'unité de la nature,
dans laquelle l'homme ne fait nullement exception : les sau
vages constituent un chaînon entre la nature animale et la
nature humaine.
La philosophie de Montaigne trouve son expression la
plus complète dans l'Apologie de Raimond Sebond. C'est
aussi dans ce chapitre immense que la liaison du scepticisme
et du naturalisme apparaît avec le plus de netteté. On s'est
généralement habitué à regarder ce chapitre comme un exposé
du scepticisme, que paraît résumer la fameuse formule « Que
sais-je ? ». C'est cependant ce chapitre qui renferme le plus
large développement naturaliste des Essais — l'étude du
monde animal et sa comparaison avec le monde humain, que
suit une critique de la civilisation. Il est indéniable que,
dans la pensée de Montaigne, il existe une liaison étroite
entre la partie naturaliste de YApologie et sa partie sceptique.
On peut même remarquer une gradation et un plan dans la
façon dont il développe sa pensée, en passant du naturalisme
au scepticisme : les différentes étapes par lesquelles il con
duit sa réflexion nous indiquent le tracé d'un véritable sys
tème philosophique, à la fois naturaliste et sceptique. A la
base se trouve une très longue étude du monde animal, dont

(6) Ibid., p. 243.


(7) Ibid., p. 245.
LE NATURALISME ET LE SCEPTICISME 13

le but principal est de réfuter le préjugé qui établit un mur


infranchissable entre le monde animal et le monde humain.
Montaigne s'efforce de démontrer en particulier que nous
n'avons aucune raison de considérer les animaux comme
bêtes en les croyant privés d'intelligence : l'observation
attentive de leur vie montre qu'ils sont pourvus de facultés
souvent supérieures à l'intelligence humaine et qu'ils accomp
lissent des œuvres inimaginables à l'homme par leur perfec
tion et leur difficulté. Ce qui distingue vraiment les animaux
de l'homme, c'est qu'ils sont restés conformes à la nature —
ils n'ont pas commis la folie de s'éloigner de ses lois et de
chercher le bonheur dans une vie factice, par quoi l'homme
s'est rendu malheureux : « Mais, pour revenir à mon pro
pos, nous avons pour nostre part l'inconstance, l'irrésolution,
l'incertitude, le deuil, la superstition, la solicitude des choses
à venir, voire, après nostre vie, l'ambition, l'avarice, la jalous
ie,l'envie, les appétits desreglez, forcenez et indomptables,
la guerre, le mensonge, la desloyauté, la detraction et la
curiosité. Certes, nous avons estrangement surpaie ce beau
discours dequoy nous nous glorifions, et cette capacité de
juger et connoistre, si nous l'avons acheté au pris de ce
nombre infiny de passions ausquelles nous sommes incessam
ment en prise » (8). Le naturalisme de Montaigne atteint ici
son sommet : ce ne sont plus les hommes primitifs, mais les
animaux qui donnent à l'homme une leçon de sagesse en
opposant à sa vie inquiète leur existence paisible, tournée
exclusivement vers des fins pratiques et peu soucieuse de
pénétrer le secret des choses.
Après l'étude du monde animal, Montaigne passe à un
examen critique de la vie de l'homme civilisé. Il y accumule
tous les maux qu'entraîne cette vie artificielle, dominée par
l'art, qui a remplacé la nature. Tourmenté par l'inquiétude,
enclin à la folie, déchiré par ses passions immodérées, l'hom
me civilisé augmente encore ses malheurs par sa curiosité
maladive qui le pousse à des recherches inutiles visant à ex
pliquer le monde, d'où naissent non seulement des erreurs

(8) Ibid., p. 538.


14 l'abbé gierczynski

innombrables, mais aussi l'inquiétude et la superstition, ses


plus grands fléaux. Les développements qui suivent sont
l'expression de l'anti-intellectualité de Montaigne aboutissant
à l'éloge de l'ignorance : ils forment le passage de la partie
naturaliste de l'essai à sa partie sceptique, qui commence
avec la présentation du pyrrhonisme. Les développements
anti-intellectualistes et l'éloge de l'ignorance constituent donc
la charnière de l'Apologie — ils expriment en même temps
l'essentiel de la philosophie de Montaigne. Rapprocher l'hom
me de la simplicité primitive, de la vie des sauvages et des
animaux, le guérir de sa curiosité pour les problèmes méta
physiques qui le dépassent et qu'il ne saura jamais résoudre,
l'orienter vers des fins purement utilitaires et terrestres —
tels sont les buts que s'est proposés Montaigne dans sa ré
flexion philosophique.
Afin de convaincre les hommes de l'inutilité de l'instruc
tion, Montaigne donne en exemple la vie des plus grands
savants comme Aristote et Varron, en soutenant qu'ils ne
furent point plus heureux que beaucoup de gens simples. Et
il remarque : « J'ay veu en mon temps cent artisans, cent
laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de
l'université, et lesquels j 'aimerais mieux ressembler » (9).
Non seulement le savoir n'apporte pas de bonheur, mais il
traîne souvent après lui des vices. C'est pourquoi les peuples
qui vivent dans la simplicité de l'ignorance sont plus ver
tueux que les peuples civilisés : la vieille Rome républicaine
était très supérieure moralement à la Rome impériale qui
s'est perdue par ses vices. L'Etat des Lacédémoniens, dans l
equel les lettres étaient très négligées, excellait par son cou
rage et ses vertus sur tous les autres Etats de la Grèce. Mont
aigne n'oublie pas aussi ses chers sauvages et les évoque
dans un passage fort significatif : « Ce qu'on nous diet de
ceux du Brésil, qu'ils ne mouroyent que de vieillesse, et
qu'on attribue à la sérénité et tranquillité de leur air, je
l'attribue plustost à la tranquillité et sérénité de leur ame,
deschargée de toute passion et pensée et occupation tendue

(9) Ibid., p. 540.


LE NATURALISME ET LE SCEPTICISME 15

ou desplaisante, comme gents qui passoyent leur vie en une


admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans loy, sans
roy, sans religion quelconque » (10).
Le savoir et les sciences apportent plus de dommage aux
hommes que de profit, comme le montre l'exemple de la
médecine, qui, en instruisant les hommes des maladies, les
rend souvent malades par imagination. Montaigne se range
à l'opinion de Cicéron qu'il cite longuement : vu le mauvais
usage que les hommes ont fait de leur intelligence, il aurait
été plus profitable pour eux qu'ils en fussent entièrement
privés (11).
Les réflexions de Montaigne aboutissent à l'éloge de
l'ignorance, dans lequel se résume son scepticisme. Le thème
de l'ignorance apparaît non seulement dans l'Apologie de
Raimond Sebond, mais aussi dans plusieurs autres chapitres
des Essais — c'est un point capital de sa philosophie (12). A
l'appui de sa thèse, Montaigne n'hésite pas à citer certains
textes de l'Ecriture sainte. La Bible enseigne que c'est par
le désir de la science que l'homme a commis le péché originel,
en se précipitant dans le malheur. Et il conclut : « La peste
de l'homme, c'est l'opinion de sçavoir. Voylà pourquoy
l'ignorance nous est tant recommandée par nostre religion
comme piece propre à la créance et à l'obéissance » (13).
L'ignorance fut souvent recommandée par les philosophes.
Socrate, le plus sage des hommes, avouait son ignorance et
cette confession de l'ignorance était la preuve de sa sagesse.

(10) Ibid., p. 545.


(11) Montaigne exprime à plusieurs reprises la même idée, en particulier
au livre III, ch. 12, p. 1165.
(12) Parmi les nombreux passages où Montaigne fait l'éloge de l'igno
rance, signalons les textes du livre III, ch. 11, p. 1155 et p. 1156 ; au ch. 12,
p. 1186, Montaigne fait cette confidence : « Je dis pompeusement et
opulemment l'ignorance, et dys la science megrement et piteusement ;
accessoirement cette-cy et accidentalement, celle-là expressément et prin
cipalement. Et ne traicte à point nommé de rien que du rien, n'y d'aucune
science que celle de l'inscience. » Ajoutons-y encore ce passage de
I, 54, p. 350, où Montaigne, parlant des bienfaits de l'ignorance, déclare
qu'il cherche à se réfugier en elle : « Pourtant de ma part je me recule tant
que je puis dans le premier et naturel siege, d'où je me suis pour néant
essayé de partir. »
(13) Ibid., p. 541.
16 l'abbé gierczynski

Pyrrhon montrait aux hommes l'exemple d'un pourceau, qui


restait tranquille pendant une tempête en mer, tandis qu'ils
mouraient de frayeur. « De là est venue — dit Montaigne —
cette ancienne opinion des philosophes qui logeoient le souve
rainbien à la recognoissance de la foiblesse de nostre juge
ment » (14). Au bout de ses recherches de la vérité l'homme
sera obligé d'avouer son échec : « Je croy qu'il me confessera,
s'il parle en conscience, que tout l'acquest qu'il a retiré d'une
si longue poursuite, c'est d'avoir appris à reconnoistre sa
foiblesse. L'ignorance qui estoit naturellement en nous,
nous l'avons, par longue estude, confirmée et avérée » (15).
L'ignorance que Montaigne préconise porte surtout sur le
domaine de la métaphysique et de la théologie : « Et Platon
estime qu'il y ayt quelque vice d'impiété à trop curieusement
s'enquérir et de Dieu et du Monde, et des causes premières des
choses » (16). Démontrer la vanité des recherches métaphys
iques et théologiques sera le but principal de la critique
montanienne (17).
Au début des analyses critiques qui remplissent la plus
grande partie de l'Apologie de Raimond Sebond, nous trou
vons un exposé du pyrrhonisme, qui est une profession de
foi philosophique de Montaigne lui-même. Ce qui l'enchante
dans le pyrrhonisme, c'est justement la confession de l'igno
rance à laquelle aboutit cette philosophie. La suspension
du jugement — Yêpochè pyrrhonienne — conduit à l'ata-
raxie, qui est la condition nécessaire du bonheur humain :
« En cecy il y a une generalle convenance entre tous les
philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste

(14) Ibid., p. 544.


(15) Ibid., p. 556.
(16) Ibid., p. 554.
(17) Montaigne exprime souvent son mépris pour les recherches méta
physiques, par exemple dans ce passage (III, 11, p. 1151) : « Je vois
ordinairement que les hommes, aux faicts qu'on leur propose, s'amusent
plus volontiers à en cercher la raison qu'à en cercher la vérité : ils
laissent là les choses, et s'amusent à traiter les causes. Plaisans causeurs.
La cognoissance des causes appartient seulement à celuy qui a la conduite
des choses, non à nous qui n'en avons que la souffrance, et qui en avons
l'usage parfaitement plein, selon nostre nature, sans en pénétrer l'origine
et l'essence. »
LE NATURALISME ET LE SCEPTICISME 17

en la tranquillité de Гате et du corps » (18). En examinant


attentivement les Essais, on s'aperçoit que le problème de
la tranquillité de l'esprit est le trait dominant de cette œuvre.
Nous le rencontrons presque à leur début, dans le chapitre
De l'oisiveté, dans lequel Montaigne se plaint qu'après s'être
retiré du monde, au lieu de trouver la tranquillité de l'esprit
qu'il désirait, il s'est vu assailli par une foule de pensées et
d'imaginations inquiétantes. Il explique l'idée même de com
poser les Essais par la volonté de conjurer ces cauchemars en
en tenant registre. Dans les chapitres qui suivent, il est sur
tout question d'une méthode pour combattre la crainte de
la mort, dont Montaigne était obsédé dès sa jeunesse, comme
il nous le confesse. Le scepticisme qu'il cultive avec tant de
soin dans son œuvre a pour but de le guérir de toutes ces
obsessions, de la peur de la mort et des inquiétudes métaphys
iques.La même leçon du doute sceptique se laisse lire dans
les sentences qui ornent la bibliothèque dans laquelle Mont
aigne a composé son œuvre. Elles expriment surtout la
misère de l'homme, la vanité de sa soif de la vérité, et ne
veulent que lui inspirer le souci de sa vie terrestre : carpe
diem est leur conclusion ultime (19). Elles traduisent donc
le même idéal philosophique et moral que les Essais : Mont
aigne aspire à l'indifférence sceptique qu'apportent le doute
et l'ignorance — ils sont ce doux oreiller, sur lequel doit
reposer la tête du sage sceptique, comme il le dit au tro
isième Livre (20). Selon sa philosophie, l'homme qui pense
est une bête dégénérée ; il désire la paix que donne l'absence
de toute pensée (21).
Zbigniew Gierczynski.

(18) Ibid., p. 541.


(19 Montaigne avoue bien des fois que le plaisir est ce qu'il recherche
avant toute chose dans la vie. Quelquefois, il le dit cyniquement, comme
en III, 9, p. 1067 : « Je n'ay rien cher que le soucy et la peine, et ne
cherche qu'à m'anonchalir et avachir. »
(20) III, 13, p. 1205 : « О que c'est un doux et mol chevet, et sain,
que l'ignorance et l'incuriosité, à reposer une teste bien faicte. »
(21) Les déclarations sceptiques abondent dans les Essais. En guise
d'exemple, signalons II, 17, p. 715 et p. 739, et surtout III, 13, p. 1198.

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