Hiver 2012
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Un argumentaire défensif se développe : les femmes sont jugées trop faibles intellectuellement et leurs
mobiles et leurs fins sont suspectés. Quelle peut être l’utilité de dispenser une culture philosophique à un
sexe destiné à procréer ?
Le siècle suivant développera avec succès l’argument d’une destination sociale distincte selon les sexes,
45 fondée sur une différence de nature ; l’intelligence féminine, toute empreinte d’intuition et de sensibilité
sera estimée inapte à l’abstraction et à la théorisation.
Et c’est bien cet argumentaire que l’histoire a retenu, parce qu’il a persisté en s’affinant ; d’une efficacité
redoutable, entériné par les institutions républicaines, il a installé dans la pensée de tous et de toutes l’idée
que la philosophie était destinée à être lue et écrite par et pour les hommes, ainsi que l’ont établi les
50 premiers travaux conduits sur la différence des sexes en philosophie3.
On connait moins les ouvrages des femmes qui, obstinément, ont récusé cet argumentaire, prouvant dans
et par leur écriture leur volonté et leur légitimité à s’inscrire dans le champ de la philosophie en défendant
le droit de toutes à y participer.
Car leur volonté d’accéder à ce domaine largement masculinisé est sans doute à la mesure de son prestige
55 et de l’interdit qui le frappe ; au prix de quelles stratégies ont-elles pu trouver place dans ce travail
d’élaboration et de transmission de la pensée et comment sont-elles parvenues à légitimer leur droit
d’accès à la lecture et surtout l’écriture philosophiques, c’est ce que nous nous proposons d’évoquer.
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85 En effet, ces doutes concernant l’aptitude des femmes, leur motivation, l’utilité des études ne sont guère
que des prétextes masquant des enjeux de pouvoir. L’ensemble des contraintes que le corps social impose
aux femmes les tient à dessein éloignées des sciences.
La privation de l’accès à la philosophie relève avant tout d’un désir de maintenir l’exclusivité de l’autorité.
Privées de libertés et de connaissances, elles ne sauraient prétendre accéder, ni à l’autorité intellectuelle ni
90 à l’autorité politique.
Voilà ce qu’explique cette philosophe dans son Traité de la morale et de la politique, ouvrage qu’elle fait
paraitre sous un pseudonyme neutre, précédé d’une prudente préface sans doute destinée à endormir la
méfiance des censeurs, lesquels n’ont peut-être pas eu la patience d’en lire les quelque sept-cent-
cinquante pages et de prendre la mesure de ses thèses pour le moins subversives.
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De l’autonomie intellectuelle des femmes
Qui étaient ces intellectuelles ? Des exceptions ? Des privilégiées ? Indéniablement, Anne-Marie de
Schurman, « la Minerve d’Utrecht », est une prodigieuse érudite, ayant bénéficié d’une instruction très
soignée. Mais ce n’est ni le cas de Gabrielle Suchon ni celui de Marie de Gournay que rien ne prédestinait à
100 l’écriture. L’une, issue d’une famille de petite bourgeoisie acquiert au couvent sa culture initiale et la
complète en accédant aux bibliothèques de sa Bourgogne natale, l’autre de petite noblesse est largement
autodidacte. Toutes deux connaissent les Pères de l’Église, les auteurs antiques et modernes.
Or, lorsque l’histoire de la philosophie retient des noms de femmes philosophes, elle insiste sur leur
position d’admiratrices inconditionnelles des hommes éminents avec lesquels elles ont correspondu,
105 entretenant l’idée que le rapport des femmes à la philosophie semble se nouer à travers un philosophe
particulier sans les ouvrir au champ entier du savoir et de la philosophie6, comme si l’accès à la culture ne
pouvait s’effectuer sans un médiateur masculin et qu’il leur était difficile de s’y comporter autrement que
comme d’éternelles mineures7.
La réalité est tout autre. D’une part, ces épistolières ont elles-mêmes d’autres correspondants et
110 correspondantes, même s’ils et elles n’ont pas la notoriété d’un Descartes ou d’un Huyghens. Elisabeth de
Bohême correspond avec Anne-Marie de Schurman, laquelle a lu Marie de Gournay, ainsi qu’avec Christine
de Suède qui, de son côté, entretient une correspondance avec Mlle de Scudery…
Parallèlement à ce réseau d’illustres intellectuelles, existent à l’échelle locale des cercles plus ouverts de
femmes passionnées de sciences et de philosophie. Des femmes de grande ou petite bourgeoisie se
115 donnent le moyen de lire de la philosophie. Il suffit de consulter l’ouvrage de Linda Timmermans8 pour se
rendre compte de cette effervescence intellectuelle. Un cercle se constitue autour de Catherine Descartes,
la nièce du philosophe, Mme Deshoulières est plutôt gassendiste, d’autres dames sont malebranchistes.
Nombre de femmes trouvent les moyens de participer à la vie intellectuelle et font mentir le modèle
d’instruction paternaliste prôné par Érasme ou Vivès faisant du mari le guide et précepteur de sa femme.
120 Par ailleurs, il est réducteur de considérer que les échanges épistolaires s’effectuaient sur le mode de
disciple à maitre. La déférence du ton des missives ne doit pas laisser penser à un accord intellectuel
inconditionnel et des travaux récents montrent l’autonomie de pensée de ces femmes qui ne furent pas
simplement des échos et des faire-valoir de leurs maitres et encore moins des amoureuses éperdues9 ;
d’ailleurs elles surent aussi embrasser d’autres options spirituelles ou intellectuelles. Ainsi, la princesse
125 Elisabeth se dirige vers le labadisme, tout comme Anne-Marie de Schurman, au grand dam de leurs
correspondants.
Le sentiment de leur subordination résulte en partie des conditions dans lesquelles nous sommes mis en
présence de ces textes. Les choix éditoriaux reflètent la vision androcentrée de la philosophie qui se
construit autour des figures éminentes de philosophes reconnus. La correspondance de Descartes n’est
130 souvent pas accompagnée des lettres de ses correspondantes. Actuellement, des éditions s’emploient à
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restituer l’ensemble de ces échanges, donnant ainsi une idée plus exacte et exhaustive de la pensée de ces
intellectuelles et du réseau des correspondances féminines.
Enfin, leur statut d’auteures est largement ignoré. Commentatrice, éditrice, auteure, pleinement inscrite
dans les débats littéraires et philosophiques de son temps, Marie de Gournay accumule les transgressions.
135 Elle ne souscrit pas à l’impératif de modestie, et n’hésite pas à faire valoir « son intérêt et son amour pour
les choses de l’esprit ». Longtemps elle ne fut reconnue qu’en sa qualité de fille d’alliance de Montaigne,
sans nom et œuvre propres, celle-ci ayant été récemment redécouverte et publiée10.
Indéniablement elle s’est prévalu de ce lien puissant, mais ne fut nullement inféodée à la pensée de
Montaigne, celui-ci ne recommandant guère aux femmes le développement des connaissances en des
140 disciplines inutiles à la vie, telle la théologie, la rhétorique, la logique. Marie de Gournay a tracé son propre
chemin, peu soucieuse des conseils de son père d’adoption, prouvant ainsi que les femmes sont entrées
simultanément dans la lecture et l’écriture.
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Limites et vertus de l’autodidaxie
Clémence Royer, née en 1830, témoigne dans son autobiographie du travail de formation encyclopédique
entrepris en l’espace de trois ans lorsque, à vingt ans, elle décide de recommencer ses études et de passer
180 ses examens. Elle dévore les ouvrages scientifiques, lit Montaigne, Juvénal, Humboldt, Kant, Descartes,
Saint-Simon. Elle ouvre un cours complet de philosophie de la nature à l’adresse des femmes de Lausanne,
traduit Darwin, donne des conférences dans diverses villes européennes et fonde la Société d’études
philosophique et morales14.
Son désir est d’être « propagandiste de l’éducation des femmes » et de proposer une philosophie écrite par
185 et pour les femmes. Si les femmes ont des difficultés à s’autoriser à accéder à la philosophie, ne faut-il pas
que la philosophie vienne à elles ?
L’entreprise de Clémence Royer s’inscrit dans l’esprit du xixe – il s’agit de créer une société où hommes et
femmes puissent être l’un pour l’autre des compagnons instruits –, mais elle souligne la contradiction de
l’idéologie qui l’anime : comment cette entreprise pourrait être possible, dès lors que l’éducation ne cesse
190 de produire de la distinction entre les sexes sous prétexte de leur destination différente ? Pour que les
hommes et les femmes puissent entrer en conversation, ils doivent pouvoir accéder à une culture
commune, à une langue commune.
« Les deux moitiés de l’humanité par suite d’une différence trop radicale dans l’éducation, parlent deux
dialectes différents, au point de ne pouvoir que difficilement s’entendre sur certains sujets et même sur les
195 sujets les plus importants. Il y a plus de dix mille mots dans la langue que les femmes n’ont jamais entendu
prononcer, dont elles ignorent le sens, et cependant il suffirait d’un petit dictionnaire étymologique,
composé de deux ou trois cents racines latines ou grecques, pour nous mettre à même de prendre part à
toutes les conversations et d’aborder toutes les lectures. »
Certes, on peut contester les présupposés et conséquences de son projet qui participe d’un féminisme
200 différentialiste, option partagée à l’époque par nombre de féministes. Nous retiendrons ici plutôt les
modalités par lesquelles elle entend ouvrir la philosophie aux femmes : une vulgarisation au bon sens du
terme, jointe à une approche libérée de toute révérence inutile aux autorités :
« Si toutes les femmes interrogeaient, comme je l’ai fait, les trente siècles et plus de l’histoire de la
philosophie dans son développement ancien et moderne, elles perdraient une grande partie du respect que
205 beaucoup d’entre elles accordent d’une façon si absolue et vouent sur la parole de la renommée au nom
des hommes que d’autres hommes ont saluée du titre de grands. »15
Soulignant les contradictions des systèmes, elle ne craint pas de remettre en cause la pertinence de Kant,
Fichte, Schelling, Hegel pour leur substituer d’autres noms qui relèvent d’une philosophie du bon sens, mais
non du sens commun, Jacobi, Krause, Fries, Humboldt.
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Autre exemple de cette quête de culture scientifique, condition d’accès à la création philosophique, celle
de Catherine Pozzi qui, quelques décennies plus tard, est elle aussi victime d’une discrimination éducative.
Issue de la grande bourgeoisie parisienne, très jeune elle se lance dans des lectures de tout acabit ne
pouvant compter que sur elle-même pour pallier les carences d’une instruction anachronique qui la prive
215 du collège et de l’université.
Catherine Pozzi est l’exemple même de ces jeunes filles qui toute leur vie ont cherché à compenser ce
défaut initial d’une formation intellectuelle égale à celle des garçons.
Pendant longtemps son nom ne fut cité qu’associé à celui de son amant Paul Valery, puis on a découvert la
poétesse et la diariste. En revanche, son œuvre principale Peau d’âme, celle qui lui tenait le plus à cœur,
220 reste méconnue16.
Parce qu’elles furent astreintes à l’autodidaxie, au « bricolage », nombre de femmes produisent une œuvre
inclassable, qui touche à des genres divers et ne répond pas aux normes établies ; utilisant les ressources
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d’une culture générale éclectique, animées par un désir d’écrire et de penser par elles-mêmes, elles
225 transgressent les frontières des genres.
Ces œuvres souvent minorées, jugées sans intérêt interrogent le corpus institutionnel et la classification
existante. Cette manière d’entrer dans la philosophie par des modes d’écriture peu canoniques vaut aussi
pour les textes de Simone Weil. Ses Cahiers aphoristiques la rapprochent fortement d’un penseur comme
Pascal, philosophe, mystique, scientifique occupant lui-même une place indéterminée dans le corpus des
230 auteurs.
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L’aventure d’un cursus de philosophie pour les jeunes filles est encore une aventure fortement solitaire qui
débouche sur une carrière de professorat par ailleurs peu valorisé. Pendant longtemps la transmission s’est
270 effectuée par des professeurs hommes et les filles ont subi l’effet solo.
Des années plus tard, on constate que les femmes philosophes sont prises dans « un double bind » ; ayant
eu de la difficulté à accéder à l’université, elles se sont employées à s’y faire reconnaitre, par souci
d’acquérir des titres et ne pas rester en marge de l’institution ; bonnes élèves, elles ont donné toutes les
275 preuves de leurs qualités de traductrices, commentatrices, enseignantes, chercheuses, mais, engagées dans
cette tâche, n’ont-elles pas limité leurs ambitions créatrices, hésitant à faire œuvre singulière dans le hors-
champ universitaire qui demeure aussi le terrain privilégié de la création philosophique ? Peuvent-elles le
rejoindre de façon insouciante sans crainte d’être rattrapées par la suspicion d’amateurisme ?
Il conviendrait de développer des recherches sociologiques pour vérifier si les attentes sociales envers les
280 femmes et les hommes philosophes sont réellement indifférenciées et si les uns et les autres entrent
désormais de façon identique dans la culture philosophique.
Une certaine lecture de l’histoire laisserait entendre que les femmes sont passées progressivement du
statut de destinataires et lectrices des discours masculins à celui d’inspiratrices puis de collaboratrices pour
285 enfin devenir des auteurs à part entière. Mais cette conception est à la fois inexacte et dangereuse.
Inexacte, car elle tend à oublier que très tôt des femmes se sont autorisées à produire de la philosophie,
dans le même temps où elles en découvraient la richesse.
Dangereuse, car elle participe de l’idée d’une nécessaire progression de l’histoire, tendant à sous-estimer la
complexité des rapports des femmes à la philosophe et les résistances à la démocratisation de la culture
290 philosophique.
1 Anne Lefebvre Dacier (1647-1720), helléniste et philologue, traductrice de Sapho, Anacréon, Homère.
2 Une seule femme philosophe a été introduite dans la liste officielle des cinquante-sept auteurs des nouveaux programmes de
2003 : Hannah Arendt.
4 Pour une connaissance plus précise de ce mouvement de pensée, on pourra se référer à l’ouvrage d’Elsa Dorlin, L’Évidence de
l’égalité des sexes, L’Harmattan, 2001.
5 Argument repris par le cartésien Poulain de La Barre dans De l’égalité des deux sexes.
7 Et cette habitude perdurera si l’on songe à Simone de Beauvoir et Sartre, et dans une certaine mesure à Hannah Arendt et
Heidegger.
9 Un colloque organisé à Lyon en mai dernier par Delphine Kolesnik et Marie-Frédérique Pellegrin s’intitulait : Élisabeth de Bohème
face à Descartes : deux philosophes ?
10 Pour se rendre compte des recherches érudites dont l’œuvre de Marie de Gournay a fait l’objet ces dernières années, on
consultera Michèle Fogel, Marie de Gournay, Fayard, 2004.
7
11 Françoise Mayeur, L’Enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Presses de la Fondation nationale
des sciences politiques, 1977, note 37, p. 218.
12 Ibid., p. 223
14 Pour une connaissance précise de son œuvre, on lira de Geneviève Fraisse, Clémence Royer, philosophe et femme de science, La
Découverte, (1985) 2002.
16 Signalons des études récentes, Anne Malaprade, Catherine Pozzi, architecte d’un univers, Larousse, 1994.
Agnès Besson, Lou Andreas-Salomé, Catherine Pozzi, deux femmes au miroir de la modernité, L’Harmattan, 2010.
17 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, 1986, p. 480-481.
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