DOI 10.1007/s11059-013-0191-z
Jørn Boisen
Résumé D’un certain point de vue, l’œuvre de Milan Kundera est une longue
variation sur l’adultère. Elle fourmille de séducteurs, de liaisons extra-maritales et
de diverses rencontres sexuelles. Mais il faut comprendre le mot dans un sens plus
large. Il est vrai que les personnages chez Kundera sont définis par leur sexualité,
une sexualité qui ne relève cependant pas seulement du corps, mais d’un vaste
complexe fait de valeurs, idées, significations, traditions, fantaisies et symboles. Le
terme adultère ne s’applique donc pas exclusivement aux activités sexuelles illicites,
mais également à toute forme d’hétérodoxie, d’infidélité et de simulation. Le point
central de cette analyse est de démontrer que Kundera dans sa fiction – dans ce cas
la célèbre nouvelle « Edouard et Dieu » de Risibles amours – explore les diffé-
rentes dimensions de l’adultère pour mieux comprendre et représenter la condition
humaine.
J. Boisen (&)
Département des études anglaises, germaniques et romanes, Université de Copenhague,
Njalsgade 128, 2300 Copenhagen S, Denmark
e-mail: jbois@hum.ku.dk
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of this analysis is to demonstrate that Kundera in his fiction – in this case the famous
short story « Edouard et Dieu » from Amours risibles – actively explores the
possible dimensions of adultery in order to understand and represent the human
condition.
« Edouard et Dieu »
123
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Kundera met volontiers en scène l’homme se faufilant entre les valeurs absolues et
l’absence absolue de valeurs, entre le sérieux et le non-sérieux, entre les obligations
sociales et le divertissement érotique. Il conviendrait peut-être d’abord d’expliquer
pourquoi et dans quelle mesure ces thèmes relèvent de l’adultère.
Dire la vérité est une de nos règles morales élémentaires. L’interdiction du
mensonge se place au même niveau que l’interdiction de voler et l’obligation
d’aimer ses parents et avec la même évidence. Pourtant, à chaque ramification de la
parole, du discours des hommes politiques aux confidences chuchotées sur l’oreiller,
le langage est tissé de mensonges. « Il est certain que l’homme se définit par la
parole, disait Alexandre Koyré, que celle-ci entraı̂ne la possibilité du mensonge et
que n’en déplaise à Porphyre - le mentir, beaucoup plus que le rire, est le propre de
l’homme » (Koyré 1943). Nous mentons à nous-mêmes, nous mentons aux autres;
nous mentons pour notre plaisir ou par nécessité, pour attaquer ou pour nous
défendre. Le mensonge occupe une place importante dans la structure de l’être
humain. La phénoménologie du mensonge est rarement attaquée de front par les
sciences de l’homme, mais elle occupe une place importante dans le roman, genre
qui est fondé sur le mensonge, la fiction, l’invention, l’incertitude, l’hétérodoxie, le
doute et l’interrogation : le roman est adultère aussi bien dans la forme que dans le
fond, mais il est, pour ainsi dire, adultère au service de la vérité.
Dans le roman L’immortalité (1990), où le pouvoir des média et de l’image est au
centre thématique, la question du mensonge est naturellement évoquée :
Veuillez observer, s’il vous plaı̂t, que Moı̈se n’a pas rangé « Tu ne mentiras
point » parmi les dix commandements de Dieu. Ce n’est pas un hasard ! Car
celui qui dit « Ne mens pas » a dû dire auparavant « Réponds ! », alors que
Dieu n’a pas accordé à personne le droit d’exiger d’autrui une réponse. « Ne
mens pas », « dis la vérité » sont des ordres qu’un homme ne devrait pas
adresser à un autre, tant qu’il le considère comme son égal. Dieu seul, peut-
être, le pourrait, mais il n’a aucune raison d’agir ainsi puisqu’il sait tout et n’a
nul besoin de nos réponses. (Kundera 1990, p. 135)
L’absence d’un « Tu ne mentiras point ! » paraı̂t presque incroyable pour nous,
modernes, qui vivons dans le culte de la transparence. Nos journalistes, nos chefs et
même le petit homme chauve qui nous appelle d’un institut de sondage ont
désormais droit à la vérité. Nous ne nous étonnons donc guère quand le Vatican,
dans sa version catéchistique adressée aux catéchumènes, réinterprète le huitième
commandement : « La médisance bannira et le mensonge également ».
Mais comment comprendre l’absence initiale de l’obligation à dire la vérité ? Les
Hébreux pensaient-ils qu’une certaine liberté face à la vérité était indispensable à la
vie en commun ? Ou pensaient-ils que, face à l’Éternel, ce que les hommes peuvent
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se raconter les uns aux autres n’a pas d’importance, car seuls comptent l’obéissance
et la crainte ? Il est vrai que, dans le Nouveau Testament, le mot vérité apparaı̂t plus
souvent, mais rarement comme une exigence de transparence. « Je suis le Chemin,
la Vérité, la Vie ! » (Jean, 14, 1–7). « Vivre dans la vérité » signifie être vrai envers
soi-même et, surtout, envers Dieu. Cela ne signifie pas dévoiler ni ses secrets, ni son
intimité.
La question de la sincérité dans les rapports humains apparaı̂t cependant dans le
Décalogue, mais d’une manière biaisée, à savoir à travers l’interdiction de
l’adultère. Celle-ci est généralement comprise soit comme l’interdiction de rela-
tions sexuelles avec une personne déjà mariée soit comme l’interdiction de relations
sexuelles hors du mariage. Or les orthodoxes chrétiens ont une conception plus large
et plus sévère de l’adultère. Ainsi l’amour conjugal simulé ou l’acte sexuel avec
quelqu’un qu’on n’aime pas peuvent être considérés comme un acte de non-fidélité,
un adultère.1 Enfin, cette interprétation conduit à une troisième signification, encore
plus abstraite : La piété simulée, l’hypocrisie religieuse, est aussi un cas d’adultère,
mais envers l’Autre Suprême cette fois – Dieu. Est adultère celui (ou celle) qui
s’écarte du droit chemin et va ad ulteros, « vers un autre ». Ce triple sens du mot
établit non seulement un parallélisme entre la fidélité sexuelle et la fidélité à
l’Autorité suprême, elle fonde également un lien entre la connaissance et l’intimité
sexuelle, la quête du savoir se confondant avec la connaissance charnelle.
Pour le croyant, l’autorité suprême ne saurait être que Dieu, mais au 20e siècle, la
notion se sécularise : des régimes politiques se sont hissés au rang d’Autorité
suprême et ont exigé de leurs citoyens qu’ils répondent et qu’ils disent la vérité.
Entre celui qui commande et celui qui doit obéir, l’inégalité n’est pas aussi
radicale qu’entre celui qui a le droit d’exiger une réponse et celui qui a le
devoir de répondre. C’est pourquoi le droit d’exiger une réponse n’a jamais été
accordé qu’exceptionnellement. Par exemple, au juge qui instruit une affaire
criminelle. Au cours de notre siècle, les États communistes et fascistes se sont
octroyé ce droit, à titre non plus exceptionnel, mais permanent. Les
ressortissants de ces pays savaient qu’à tout moment on pouvait les obliger
à répondre : qu’ont-ils fait la veille ? que pensent-ils au fond d’eux-mêmes ?
de quoi parlent-ils avec A ? et ont-ils des rapports intimes avec B ? (Kundera
1990, p. 137)
Devant cette autorité postiche, usurpée et malveillante, qui exige sans cesse des
réponses, le mensonge, les faux-fuyants et l’adultère semblent être l’attitude la plus
rationnelle, voire la plus morale.
En tout cas, c’est ce que pense Edouard.
1
Voir, par exemple, Clément (2009).
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vers des mensonges de plus en plus flagrants. Non pas que c’est un type
foncièrement malhonnête, mais parce que les systèmes de valeurs qui l’entourent
exigent la malhonnêteté. Quand il a réussi à coucher avec Alice (pour les mauvaises
raisons : elle croit qu’Edouard est un martyr de la foi), qu’il a dû devenir l’amant de
la directrice (également pour les mauvaises raisons : elle croit qu’Edouard la désire
vraiment) et que son frère lui reproche ses mensonges, Edouard explose :
« Je sais que tu as toujours été un type droit et que tu en es fier. Mais pose-toi
une question : Pourquoi dire la vérité ? Qu’est qui nous y oblige ? Et pourquoi
faut-il considérer la sincérité comme une vertu ? Suppose que tu rencontres un
fou qui affirme qu’il est un poisson et que nous sommes tous des poissons.
Vas-tu te disputer avec lui ? Vas-tu te déshabiller devant lui pour lui montrer
que tu n’as pas de nageoires ? Vas-tu lui dire en face ce que tu penses ? »
Son frère se taisait, et Edouard poursuivit : « Si tu ne lui disais que la vérité,
que ce que tu penses vraiment de lui, ça voudrait dire que tu consens à avoir
une discussion sérieuse avec un fou et que tu es toi-même fou. C’est
exactement la même chose avec le monde qui nous entoure. Si tu t’obstinais à
lui dire la vérité en face, ça voudrait dire que tu le prends au sérieux. Et
prendre au sérieux quelque chose d’aussi peu sérieux, c’est perdre soi-même
tout son sérieux. Moi, je dois mentir pour ne pas prendre au sérieux des fous et
ne pas devenir moi-même fou. » (p. 298)
Le périple involontaire d’Edouard est en fait un cours sur la généalogie de la morale, et
il découvre que derrière les grandes valeurs morales, il y a l’échec, le ressentiment et
l’intérêt. À l’origine de la religion d’Alice, il y a la nationalisation de la boutique de son
père; à l’origine des convictions politiques de la directrice, il y a un visage laid.
Edouard n’est ni pire ni meilleur que les autres. Les compromis et les compromissions
sont inévitables, mais lui au moins sait quand il ment, lui au moins fait un effort pour
comprendre sa situation. Le seul qui soit vraiment honnête est le frère d’Edouard et
c’est révélateur qu’il est contraint de vivre (heureux) loin de la société.
Selon Koyré, l’homme moderne « baigne dans le mensonge, respire le mensonge,
est soumis au mensonge à tous les instants de sa vie » (Koyré 1943). En même temps
la qualité intellectuelle du mensonge moderne a évolué en sens inverse de son
volume. Le mensonge s’adresse à la masse, et toute production, surtout quand il s’agit
d’une production intellectuelle, destinée à la masse est obligée d’abaisser ses
standards. Donc on voit les techniques les plus raffinées mises au service du contenu
le plus grossier qui révèlent un mépris absolu de la vérité. « Mépris qui n’est égalé
que par celui – qu’il implique – des facultés mentales de ceux à qui elle
s’adresse, » ajoute Koyré2. Or « Edouard et Dieu » n’est pas une dénonciation du
communisme ou du totalitarisme. Dans l’optique de Kundera, les régimes totalitaires
n’ont fait que pousser jusqu’au bout certaines tendances, certaines attitudes, certaines
techniques qui existaient bien avant eux et qui existeront sans doute bien après. Mais
il est aussi évident qu’au-delà d’une certaine limite le mensonge change de caractère,
créant par là une nouvelle situation humaine. Dans l’univers de Risibles amours, la
2
L’analyse de Koyré porte sur les régimes fascistes des années 1930 et 40, mais elle vaut également pour
les régimes staliniens qui leur succédaient.
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L’engrenage comique
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Ici, nous ne sommes pas loin de la lecture que donne Gilles Deleuze de Nietzsche dans Différence et
répétition (1968).
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La connaissance charnelle
4
Entretien avec Philip Roth cité dans Chvatik (1994, pp. 149–150).
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fois la religion pour convaincre Alice et le communisme pour naviguer dans les
eaux troubles que constitue le désir de la directrice.
Le nœud narratif de la nouvelle est constitué par le désir, le corps, les valeurs et
la soif de savoir. L’élément essentiel dans la constitution de l’intrigue et de son sens
est la narration des efforts de connaı̂tre et de posséder le corps, faisant du corps un
lieu de la signification. Le terme épistémophilie trouve ici son application. Or
l’ironie cruelle est que les efforts du personnage ne servent à rien et que chaque
projet aboutit à son contraire. Edouard réussit à séduire Alice grâce au
communisme : la mise en accusation par le comité disciplinaire de l’école fait
d’Edouard un (faux) martyr, et c’est ce statut usurpé qui la séduit. De même
Edouard réussit à coucher avec la directrice grâce à la religion. Au moment crucial,
il a du mal à mobiliser l’excitation nécessaire (après tout il joue son avenir), et ce
n’est qu’en voyant la directrice à travers l’image religieuse de la pècheresse
humiliée qu’il arrive enfin à mener à bien sa séduction parodique : « Au moment où
la directrice dit : « Mais ne nous soumets pas à la tentation », il se débarrassa à la
hâte de tous ses vêtements. Quand elle dit « Amen », il la souleva violemment et la
traı̂na sur le divan » (p. 297). Il n’y a aucun lien nécessaire ou même prévisible
entre les idées et les actions, entre les actions et leurs conséquences. Les actes
mêmes s’avèrent adultères. Ils échappent à leurs auteurs. Ils deviennent indépen-
dants, ne cessant d’aller dans des directions imprévisibles et imprévues, échappant à
tout contrôle, trahissant toute intention.
La lecture adultère
La péripétie centrale est le moment où, enfin, Alice se donne à Edouard, moment
attendu depuis des mois et des semaines et à l’origine de tous les déboires
d’Edouard. Après, Edouard n’arrive pas à dormir et il se rend compte qu’il
n’éprouve aucune joie. La déception d’Edouard se laisse comprendre de plusieurs
manières. Dans son livre Milan Kundera and Feminism: Dangerous Intersections
(O’Brien 1995) John O’Brien formule une attaque en règle contre la représentation
de la femme dans l’œuvre de Kundera; elle est, selon O’Brien stéréotypée et
misogyne. O’Brien fait notamment l’analyse de quelques occurrences où un
protagoniste mâle est frappé de mélancolie après l’amour (« Le jeu de l’auto-
stop » de Risibles amours par exemple). Cette tristesse s’explique selon O’Brien par
le fait que Kundera ne sort pas du vieux complexe de la Madone et de la putain,
avatar chrétien de l’antique post coitum omne animal triste est : « One fundamental
gender stereotype in Kundera’s work is a central stereotype of literature and culture,
the perception of women as either Madonnas or whores » (O’Brien 1995, p. 4),
écrit-il par exemple. « Edouard et Dieu » est une autre des pièces à charge :
In the story ‘‘Edward and God’’, many of the now-familiar stereotypes
resurface. The two women in this story are opposites: one is repellent and
promiscuous, and the other is beautiful, relatively passive, and utterly devoted
to the purity demanded by her Christian God, ‘‘a God who was quite specific,
comprehensible, and concrete: the God of No Fornication’’ (210). The event in
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the story revolves around the Madonna role; a young man pathetically
attempts to seduce the chaste Alice and nearly loses his job in the process, all
out of desire for a body that he knows is ‘‘utterly inaccessible to him’’. (p. 5)
Et un peu plus loin:
With all the complex reversals in the story, Kundera never reverses the
reliance on stereotypical roles for women. Instead, this story, like Kundera’s
novels, characteristically swings from one extreme to the other, from the
stunningly beautiful and chaste Alice to the stunningly unattractive and
available directress. Alice eventually succumbs to Edward’s machinations and
his advances, and the he rejects her. Having contradicted her role as Madonna,
she must according to the misogynistic rule of thumb, become an abandoned
whore (the only other role available, it seems, in a universe of oppositions). (p.
5)
Mettons les choses au point. Il est vrai que la tradition judéo-chrétienne a scindé la
femme en deux figures antagonistes – la Madone douce et pure et la femme perdu et
corruptrice, nous enseignant que bonheurs maternel et sexuel sont antinomiques. La
Madone incarne les valeurs essentielles du christianisme : maternité, tendresse,
paix, pureté, pardon, alors que la frivolité, la basse et stupide matérialité de l’être
humain, est le ressort de la putain. Au cours du 19e siècle la scission entre les deux
figures s’accentue et s’approfondit. A la femme pure et rédemptrice, l’ange du foyer
et la vièrge du romantisme succède la femme radicalement autre, les femmes de
Klimt, de Munch, de Schiele, de tout le 19e siècle finissant, inquiétants représentants
de la sexualité, du désir, de l’instinct et de l’irrationnel. Cette bizarre double
exposition ne laisse évidemment que peu de place à l’épanouissement de la
sexualité féminine.
Le système de valeurs qui sous-tend cette vision de la femme est incroyablement
loin du système de valeurs de Kundera. Chez Kundera, le thème de la promiscuité et
de l’adultère apparaı̂t souvent et toujours totalement dépourvu de connotations
péjoratives ou moralisatrices. La promiscuité d’Edouard peut paraı̂tre ridicule de
même que le désir de la directrice, mais ni l’un ni l’autre ne sont condamnables en
eux-mêmes. Chez Kundera, l’érotisme se situe au-delà du bien et du mal; les
activités érotiques de l’être humain ne relèvent pas de la morale, mais de la
philosophie.
Paradoxalement O’Brien reprend les prémisses même de la tradition qu’il croit
pourfendre : pour lui aussi, la sexualité est avant tout un problème moral. O’Brien
fait semblant d’adopter un point de vue féministe, mais dans son argumentation il ne
cesse de lier la sexualité féminine et la déchéance. Pour imposer sa propre vision
morale sur un texte qui y résiste totalement, O’Brien doit constamment forcer le
trait. Une jeune fille qui ne veut pas coucher avec son petit ami devient donc « une
Madone » (bien qu’aucune des qualités associées à la Madone, sauf l’abstinence
sexuelle, ne soit pertinente dans la nouvelle). Selon O’Brien, Edouard est incapable
de voir les femmes autrement que comme des madones ou des putes. (Il n’y a
aucune allusion à ces notions dans le texte. En réalité, Edouard ne se soucie ni de la
pureté ni de la virginité d’Alice; au contraire : il veut juste faire l’amour avec elle
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et il est profondément agacé par le refus têtu auquel il se heurte.) Quand ils ont fait
l’amour, la Madone se transforme aux yeux d’Edouard en putain (Edouard n’a
jamais considéré Alice comme une « Madone », et il ne la considère pas non plus
comme une « putain »; toute cette taxinomie fondée sur la morale chrétienne et
petite-bourgeoise est foncièrement étrangère à l’univers de la nouvelle.) De même
la directrice de l’école occupe le rôle de ‘‘putain’’ dans le système d’O’Brien.
(Toujours le même ton hystérique : une femme qui ne veut pas faire l’amour est une
madone; une femme qui veut faire l’amour est une putain.) Elle est « promiscu-
ous » et « libidinous. » (Ces qualifications ne sont ni fondées ni justes; en fait tout
porte à croire que la directrice n’a pas de vie sexuelle à part ses rares rencontres
avec Edouard. Ici, les présupposés d’O’Brien deviennent de plus en plus clairs :
Qu’une femme manifeste son désir sexuel suffit pour la qualifier de putain. C’est
donc O’Brien – et non pas Kundera ou Edouard – qui est atteint du syndrome de la
madone et de la putain).
Pour faire coller son analyse, O’Brien est contraint de lire complètement de
travers la scène centrale de la nouvelle. Après l’amour, Alice sort de son rôle de
madone et se voit (« according to the misogynistic rule of thumb ») rejetée dans
celui de « putain abandonnée ». On croit rêver ! Voilà ce que dit le texte :
Ensuite, elle se blottit contre sa poitrine et s’endormit rapidement, tandis
qu’Edouard resta longtemps éveillé et se rendit compte qu’il n’éprouvait
aucune joie. Il essayait de se représenter Alice (pas son apparence physique
mais si possible son être dans son essence) et il comprit subitement qu’il ne la
voyait que diffuse.
Le lendemain au soir ils rentrent de leur weekend ensemble en amoureux. Edouard
continue à désirer le beau corps d’Alice, et il se moque complètement de la morale.
Mais leur acte d’amour a été pour Edouard le couronnement de son parcours
initiatique. Il a dû se confronter aux Vérités absolues de l’époque et il a découvert
qu’elles ne sont que des coquilles vides, des simulacres, des vérités qui cachent qu’il
n’y en a pas. Les sens anciens subsistent, mais ils sont frappés d’asthénie,
d’insuffisance, d’irréalité. Après l’amour, Edouard se rend compte que le dernier
élément cohérent de ce monde, c’était paradoxalement Alice et sa foi : « La belle
simplicité de son physique semblait correspondre à la simplicité élémentaire de sa
foi, et la simplicité de son destin semblait être la raison de son attitude » (Kundera
1970, p. 296). Il ne condamne pas Alice pour avoir fait l’amour avec lui; mais il
comprend que tout est arrivé pour les mauvaises raisons. Sur le chemin du retour, il
fait le point :
… il comprenait avec tristesse (les roues frappaient idylliquement les joints
des rails) que l’aventure amoureuse qu’il venait de vivre avec Alice était
dérisoire, faite de hasards et d’erreurs, dépourvue de sérieux et de sens : il
écoutait les paroles d’Alice, il voyait ses gestes (elle pressait sa main) et il se
disait que c’étaient des signes sans signification, des billets de banque sans
couverture, des poids en papier, qu’il ne pouvait pas leur accorder plus de
valeur que Dieu ne pouvait pas leur accorder à la prière de la directrice nue; et
il se dit tout à coup que tous les gens qu’il côtoyait dans cette ville n’étaient en
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réalité que des lignes absorbées dans une feuille de papier buvard, des êtres
aux attitudes interchangeables, des créatures sans substance solide : mais ce
qui était pire, ce qui était bien pire (se dit-il ensuite), c’est qu’il n’était lui-
même que l’ombre de tous ces personnages-ombres, car il épuisait toutes les
ressources de son intelligence dans le seul dessein de s’adapter à eux et de les
imiter, et il avait beau les imiter avec un rire intérieur, sans les prendre au
sérieux, il avait beau s’efforcer par là de les ridiculiser en secret (et de justifier
ainsi son effort d’adaptation), cela ne changeait rien, car une imitation, même
malveillante, est encore une imitation, même une ombre qui ricane est encore
une ombre, une chose seconde, dérivée, misérable. (p. 300)
Voilà l’interprétation nihiliste et élégiaque que donne Edouard de son aventure. On
est ici à mille lieues du complexe de la madone et de la putain (qui, à vrai dire,
n’existe que dans la tête d’O’Brien). La chute n’est pas morale, mais existentielle et
ce n’est pas Alice – qui est curieusement absente du passage – mais Edouard qui
tombe. L’inauthenticité omniprésente l’a contaminé et l’a laissé avec rien. Kundera
ne pense pas dans le cadre traditionnel défini par les deux figures féminines
antinomiques. En revanche il reprend (et c’est peut-être ce qui explique
l’interprétation d’O’Brien) le lien ancien entre corps et connaissance : Edouard
prend conscience de la réalité de sa situation après avoir fait l’amour avec Alice.
Pourquoi reprendre l’analyse d’O’Brien ? O’Brien est intéressant parce qu’il est
représentatif d’une certaine critique toujours à l’affût de la faute morale. Or quand
nous montrons quelqu’un du doigt, il y a 3 doigts qui pointent dans notre propre
direction. Tout compte fait, ce n’est ici ni « Edouard et Dieu » ni Kundera, mais les
fondements interprétatifs du critique lui-même qui sont stéréotypés et qui réduisent
le texte à un navrant amas de clichés. La technique est toujours la même : sur la
base d’une œuvre, le critique invente sa propre œuvre, faite de rapprochements
rapides et d’idées reçues, après quoi il condamne l’auteur pour l’indigence de sa
vision du monde.
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Adultère et sincérité chez Milan Kundera 347
Bibliographie
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Chvatik, K. (1994). Le monde romanesque de Milan Kundera. Paris: Gallimard.
Clément, O. (2009). L’Essor du christianisme oriental. Bruges: Desclée de Brouwer.
Deleuze, G. (1968). Différence et répétition. Paris: Presses Universitaires de France.
Hegel, G. W. F. (1843). Encyclopédie, I. § 147, additif (p. 294). Berlin: Éditions Henning.
Koyré, A. (1943). « Réflexions sur le mensonge ». In Renaissance, vol. I:I, janvier-mars 1943. Texte
disponible en ligne sur: http://espace.freud.pagespro-orange.fr/topos/psycha/psysem/mensonge.htm.
Kundera, M. (1967). La plaisanterie. Paris: Gallimard, « Folio », 1985.
Kundera, M. (1970). Risibles amours. Paris: Gallimard, « Folio », 1986.
Kundera, M. (1984). L’insoutenable légèreté de l’être. Paris: Gallimard « Folio », 1990.
Kundera, M. (1990). L’immortalité. Paris: Gallimard.
Marx, K. (1853). Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. (trad. Léon Rémy et Jules Molitor, 2001). Paris: La
table ronde.
O’Brien, J. (1995). Milan Kundera and feminism: dangerous intersections. Basingstoke: Palgrave
Macmillan.
123
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