INDISPENSABLE ?
Jean-Frédéric Schaub
ISSN 0395-2649
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La catégorie « études coloniales »
est-elle indispensable ?*
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Jean-Frédéric Schaub
Emmanuelle Sibeud, dans un récent article sur les études postcoloniales, souligne
combien il importe de ne pas isoler celles-là des autres modes de questionnements
critiques des sciences sociales 1. Les remarques qui suivent invitent à élargir la
discussion, en insistant sur les inconvénients qui pourraient découler de la constitu-
tion d’un domaine des études coloniales comme secteur identifiable au sein des
sciences sociales. Cette proposition de débat part de l’hypothèse que, dans la
situation française, la spécialisation coloniale, tout en rattrapant le temps perdu,
peut également perpétuer une scission discutable entre histoire intérieure de la
métropole et histoire des outre-mer. D’autres expériences et d’autres héritages
offrent des configurations sensiblement différentes. La discrimination spatiale
entre centres et périphéries ne peut fonctionner de la même façon en Amérique.
Car, dans le Nouveau Monde, les colons ont construit leur indépendance sur le
sentiment d’être des colonisés. Les historiographies du Brésil et des États-Unis se
trouvent, en effet, engagées dans des confrontations qui peuvent s’avérer utiles
pour réfléchir aux articulations entre métropoles et conquêtes. Du point de vue
des recherches européennes, dans leurs rapports avec les études sur les autres
régions du monde, le domaine colonial, s’il devait être substantialisé, perpétue-
rait la tentation de connaître les sociétés non européennes d’abord au prisme de
* Je remercie Stéphane Van Damme, Anna Joukovskaïa, Alain Mahé, Anne Simonin
pour leur lecture et les remarques qu’ils m’ont faites.
1 - Emmanuelle SIBEUD, « Du postcolonialisme au questionnement postcolonial : pour
un transfert critique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54-4, 2007, p. 142-155. 625
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reflet d’une hiérarchie des priorités qui remontait au XIXe siècle, et qui plaçait
toutes les questions concernant l’empire en position seconde par rapport à celles
de la République et de la nation. La fameuse apostrophe de Paul Déroulède à
Jules Ferry – « J’ai perdu deux sœurs et vous m’offrez vingt domestiques » (1885) –,
à propos des nouvelles colonies conquises après la perte de l’Alsace-Lorraine,
donne le ton 3. Au XXe siècle, en Indochine et en Algérie, la France a subi des
défaites militaires, politiques, diplomatiques et morales qui l’ont affectée comme
jamais le fait colonial ne l’avait atteinte. Il en est résulté un changement de régime
et un désir actif d’oubli. Il a fallu, en 2006, qu’un long-métrage de fiction sur la
présence d’indigènes africains dans les Forces françaises libres soit vu par des
millions de spectateurs, pour que le président de la République impose la revalori-
sation des pensions des anciens combattants d’Afrique survivants 4. Cet épisode en
dit assez sur le type de relations que la République a maintenu avec les anciennes
populations coloniales.
Déni, refoulement, refus de mémoire, ces attitudes ont été dénoncées depuis
de nombreuses années. S’y est ajoutée une réaction politique de nature parlemen-
taire : l’adoption de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 qui fait obligation aux
enseignants de présenter à leurs élèves les aspects positifs de la colonisation (« Les
programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence
française outre-mer, notamment en Afrique du Nord... ») 5. Au nom du respect dû
aux soldats français tombés au cours des guerres coloniales, ce qui devrait être
acquis, et de ceux qui ont œuvré pour le bienfait des territoires colonisés, il s’agit
d’enseigner une justification morale du fait colonial par les infrastructures (trans-
ports, santé, enseignement). Cet argument est analogue à la justification du fascisme
par les autoroutes, du nazisme par la résorption du chômage, du stalinisme par
l’industrialisation et du castrisme par la scolarisation. Pour en arriver là, mieux
valait encore l’oubli, que cette recharge idéologique. Tout récemment, enfin, les
choix muséographiques effectués par les concepteurs du musée du Quai Branly et
de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration tendent à écarter l’expérience
coloniale, en tant que telle, comme élément de compréhension 6.
Tous ces phénomènes alimentent à juste titre une volonté, en sens contraire,
de rattrapage. Un ton militant s’est partiellement imposé pour défendre l’urgence
et la légitimité d’une histoire du fait colonial, tout comme les pionnières et les
pionniers de l’histoire des femmes et de l’histoire du genre ont dû développer des
pratiques militantes pour imposer la présence de leur champ de recherches dans le
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la discussion scientifique globale pourrait bien être dépassé désormais. Il y a plus
de vingt ans, la publication et le commentaire du Code noir de 1685 7, plus récem-
ment la description des formes d’exhibitions des spécimens humains (expositions,
cirques, zoos, muséums) 8 et la fin de l’omertà administrative sur le massacre des
manifestants algériens à Paris dans la nuit du 17 au 18 octobre 1961 9 : voilà quelques
titres de gloire, parmi bien d’autres, d’une historiographie qui, à ce stade, ne pou-
vait guère éviter d’être revendicative. Le Livre noir du colonialisme, dirigé par Marc
Ferro, tire le bilan de ce premier cycle 10. La création du Conseil représentatif des
associations noires (CRAN) en novembre 2005, l’instauration en 2006 du 10 mai
comme « journée commémorative en métropole du souvenir de l’esclavage et de
son abolition », et l’appui accordé par le président Chirac aux recherches sur les
traites négrières, après le discours de Bill Clinton sur les réparations dues aux
populations africaines, annoncent qu’une nouvelle étape peut être franchie.
Doit-on pour autant souhaiter l’adoubement de l’histoire coloniale ou des
études coloniales – la seconde expression connotant une pluridisciplinarité de
principe – comme genres spécifiques dans la cartographie des sciences sociales ?
Créer un domaine de spécialité coloniale revient à donner le jour et à durcir une
catégorie qui ne relève ni de l’histoire intérieure des métropoles expansionnistes,
ni des territoires et des sociétés visées par cette expansion. Que ce tiers pôle ait
eu une existence propre et connu des processus sociaux spécifiques demeure hors
de cause et hors de doute : les processus à l’œuvre dans les régions colonisées ne
se réduisent pas à la somme de la société dominée et de la société dominatrice.
En France, les travaux de Pierre Brocheux et Daniel Hémery, d’Isabelle Merle,
de Myriam Cottias, de Véronique Dimier, d’Emmanuelle Sibeud, de Laure Blévis,
d’Emmanuelle Saada, de Jean-Hervé Jézéquel, de Raphaëlle Branche ou de Sylvie
Thénault, entre autres, montrent que la légitimité des objets coloniaux ne peut
être contestée 11. Mais, si l’on n’y prend garde, une telle spécialisation court le
risque de renforcer une séparation plus ou moins étanche entre histoire nationale
et histoire des outre-mer. Une telle évolution pourrait s’avérer, au bout du compte,
dommageable, alors même que l’on peut aspirer à abolir la division des histoires
métropolitaines et coloniales en deux domaines distincts 12. Les recherches de
Catherine Hall sur l’empire britannique à partir de l’observatoire jamaïcain offrent
un exemple de ce que peut être une histoire qui n’entre ni dans la catégorie
coloniale ni dans la catégorie nationale 13. On peut enfin souligner qu’à de rares
exceptions près, comme, par exemple I. Merle, la plupart des spécialistes français
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du fait colonial étudient l’empire français. Ils reproduisent, dans leur domaine
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propre, une tendance globale à la domination des études sur la France. Cette
situation fait contraste avec le nombre important d’historiens et d’anthropologues
des pays anglophones qui n’ont pas choisi l’empire britannique mais le français
comme leur terrain principal de recherches.
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mission civilisatrice de l’entreprise coloniale au-dehors 15. Le recours à l’argument
colonial dans le cadre de la revendication régionale en constitue un indice impor-
tant 16. Comme le montre Alice Conklin, les bureaux du Gouverneur général de
Dakar peuvent être un bon observatoire des processus de conversion des personnes
en « hommes utiles » valant pour l’Afrique comme pour la France métropolitaine 17.
Sur l’ensemble des sept volumes dirigés par Pierre Nora sur les Lieux de
mémoire, seul l’article de C.-R. Ageron aborde les espaces de l’empire, encore
est-ce par le biais de l’Exposition coloniale de 1931, et non à partir de l’un des
territoires coloniaux 18. Mais Gorée et Saint-Louis, Port-au-Prince, Pondichéry et
Chandernagor, les bagnes de Cayenne et de l’île du Diable, la ville d’Alger, les
bagnes de Nouvelle-Calédonie, la petite ville de Fachoda, le site des fouilles
d’Angkor, le biribi de Tataouine, le Rif d’Abd el-Krim, le Tchad de Félix Éboué :
ces lieux relèvent-ils ou non de la mémoire française ? L’empire vient ainsi par
14 - Gary WILDER, The French imperial nation-state: Negritude & colonial humanism between
the two world wars, Chicago, The University of Chicago Press, 2005, p. 15 sq.
15 - Pascal BLANCHARD et Sandrine LEMAIRE, « Avant-propos : la constitution d’une
culture coloniale en France », in P. BLANCHARD et S. LEMAIRE (dir.), Culture coloniale.
La France conquise par son Empire, 1871-1931, Paris, Éd. Autrement, 2002, p. 25-26 ;
Eugen WEBER, La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale 1870-1914, Paris,
Fayard, [1976] 1983.
16 - Robert GILDEA, The past in French history, New Haven, Yale University Press, 1994,
p. 188 et 211-212.
17 - Alice C. CONKLIN, A mission to civilize: The republican idea of empire in France and West
Africa, 1895-1930, Stanford, Stanford University Press, 1997.
18 - Charles-Robert AGERON, « L’exposition coloniale de 1931 : mythe républicain ou
mythe impérial », in P. NORA (dir.), Les lieux de mémoire, vol. I, La République, Paris,
Gallimard, 1984, p. 561-591. Critique exprimée, notamment, par Hue-Tam HO TAI,
« Remembered realms: Pierre Nora and French national memory », American Historical
Review, 106-3, 2001, p. 906-923 et par Gregory MANN, « Locating colonial histories:
Between France and West Africa », American Historical Review, 110-2, 2005, p. 409-433. 629
mètre de son territoire national alors qu’il prend pied en Corée et à Formose 25. Si
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les études coloniales, passées les premières salves d’un moment refondateur,
devaient s’instituer comme un genre identifiable, une telle catégorisation risquerait
de confirmer la pertinence d’une séquence bien française, dont on peut vouloir
s’affranchir. Il n’est d’abord pas évident que les questions de la nation et de la
citoyenneté aient été résolues avant que ne s’engage la construction impériale
moderne. Les allers-retours de l’esclavage de la Révolution à l’empire napoléonien,
19 - Robert ALDRICH, Vestiges of the colonial empire in France: Monuments, museums and
colonial memories, New York, Palgrave Macmillan, 2005 ; Id., « Colonial Paris: Traces of
the empire in the Paris landscape », in T. CHAFER et A. SACKUR (dir.), Promoting the
colonial idea: Propaganda and visions of empire in France, Basingstoke/New York, Palgrave,
2002, p. 211-223.
20 - Timothy BAYCROFT, « The empire and the nation: The place of colonial images
in the republican visions of the French nation », in M. EVANS (dir.), Empire and culture:
The French experience, 1830-1940, Basingstoke/New York, Palgrave Macmillan, 2004,
p. 148-160.
21 - Gail P. KELLY, « The presentation of indigenous society in the schools of French
West Africa and Indochina, 1918 to 1938 », Comparative Studies in Society and History,
26-3, 1984, p. 523-542.
22 - Jesús LALINDE ABADÍA, « España y la Monarquı́a Universal (en torno al concepto
de ‘Estado moderno’) », Quaderni Fiorentini per la Storia del Pensiero Giuridico Moderno,
15, 1986, p. 109-156.
23 - David ARMITAGE, « Making the empire British: Scotland in the Atlantic world 1542-
1707 », Past & Present, 155, 1997, p. 34-63 ; Colin KIDD, British identities before nationalism:
Ethnicity and nationhood in the Atlantic world, 1600-1800, Cambridge, Cambridge Univer-
sity Press, 1999.
24 - Valerie A. KIVELSON, Cartographies of Tsardom: The land and its meanings in seventeenth-
century Russia, Ithaca, Cornell University Press, 2006 ; Jane BURBANK, « An imperial
rights regime: Law and citizenship in the Russian empire », Kritika: Explorations in
Russian and Eurasian History, 7-3, 2006, p. 397-431. Je remercie Anna Joukovskaïa de
m’avoir signalé ce dernier article.
25 - OGUMA Eiji, « Les frontières du Japon moderne », Ebisu. Études Japonaises, 30, 2003,
630 p. 155-177.
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Pourtant, une recherche historique sur les dynamiques à l’œuvre dans la société
d’Algérie, de la fin du Second Empire à la Ve République, ne peut s’abstenir de
prendre au sérieux l’appartenance des trois départements à la République ou à la
nation. La persistance des collèges électoraux et des juridictions séparés, pour
aberrante qu’elle soit, ne suffit pas à dire que le domaine algérien est extérieur au
territoire de la République. Pour le dire autrement : si l’on applique au cas algérien
l’unique grille de lecture qui oppose métropole et colonie d’outre-mer, on se prive
d’instruments pour comprendre ce qui s’est alors passé. La question algérienne,
en raison du statut administratif accordé à ces territoires et en raison des situations
des populations européennes et maghrébines des deux côtés de la Méditerranée,
relève de façon inséparable du domestique, du colonial et de l’international. Natu-
rellement, il ne s’agit pas de remettre au goût du jour l’« Algérie française », demeu-
rée détestable slogan jusqu’aujourd’hui, mais de poser autrement une question
qu’on n’a pas intérêt à simplifier. On peut aussi commencer par construire historio-
graphiquement une France algérienne 30.
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exclusive de l’Occident chrétien. Mais qu’en est-il, pour le XXe siècle, de l’expan-
sion de la Chine populaire au Tibet ? Qu’en est-il de l’ambition indonésienne au
Timor oriental et en Papouasie ?
L’extrême confusion des débats qui, en Amérique latine, ont accompagné
le cinquième centenaire de l’arrivée des Espagnols aux Caraïbes mérite qu’on s’y
arrête un instant 34. Plus de 150 ans après les indépendances ibéro-américaines,
une certaine mode historiographique s’est plu à souligner la nocivité des colons
européens pour les destinées de cette immense région. Lorsque les mouvements
indigénistes protestaient contre la célébration de cette arrivée, en rappelant que
sa première conséquence fut la disparition des neuf dixièmes de la population
amérindienne, leur revendication symbolique était sans conteste légitime 35. Les
douceurs de l’évangélisation avaient été bien cher payées ! C’est pourquoi, aujour-
d’hui, ces mouvements ont converti la fête du 12 octobre, qui célèbre l’arrivée de
Christophe Colomb et porte le titre de « Dı́a de la raza », en rendez-vous annuel
de protestation. En revanche, l’anticolonialisme rétrospectif des intellectuels
33 - Selim DERINGIL, « ‘They live in a state of nomadism and savagery’: The late Otto-
man empire and the post-colonial debate », Comparative Studies in Society and History,
45-2, 2003, p. 311-342.
34 - Stuart B. SCHWARTZ, « Brazil: Ironies of the colonial past », Hispanic American Histori-
cal Review, 80-4, 2000, p. 681-694.
35 - Bartolomé CLAVERO SALVADOR, Genocidio y Justicia. La Destrucción de Las Indias, Ayer
632 y Hoy, Madrid, Marcial Pons, 2002.
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tion tardive de l’esclavage au Brésil et le racisme croissant des sociétés blanches à
l’égard des Indiens au Mexique et dans les Andes, dans le cadre des État-nations,
relèvent-ils ou non de l’histoire coloniale, alors qu’il n’existe plus alors de lien avec
une métropole européenne ? Si on étend le questionnaire au-delà de l’Amérique
latine, la société nord-américaine cesse-t-elle de se comporter comme une société
coloniale après la victoire de George Washington, ou plutôt avec l’écrasement des
armées confédérées, la fin de la Sécession et l’abolition de l’esclavage ? Du point
de vue des nations indiennes, plus généralement, en quoi la période coloniale est-
elle terminée ?
L’histoire de l’expansion européenne, si on l’aborde depuis le XVe siècle,
permet de poser en perspective l’époque contemporaine, tout en exigeant des
déplacements géographiques. L’âge d’or du Raj britannique se situe après la
Révolution américaine ; les grandes conquêtes françaises d’Afrique, de Nouvelle-
Calédonie et d’Indochine sont réalisées après la perte de Saint-Domingue et après
la vente de l’immense Louisiane ; l’empire portugais d’Afrique australe se conso-
lide après l’indépendance du Brésil. Les historiographies américanistes, qu’elles
portent sur les Treize Colonies puis les États-Unis, sur les pays hispanophones
ou sur le Brésil, sont, elles aussi, aux prises avec la catégorie coloniale. Mais,
pour l’ensemble des pays de l’hémisphère occidental, cette catégorie adopte
une signification essentiellement chronologique. Le colonial désigne alors le
moment qui précède la naissance des États nationaux, c’est-à-dire l’étape pendant
laquelle les sociétés bâties par les colons européens au détriment des sociétés
indigènes se trouvaient soumises à la juridiction d’autorités situées dans les métro-
poles européennes.
Soit un exemple : l’historiographie récente sur le Brésil ou sur l’Amérique
portugaise avant la proclamation de l’Indépendance (1822) offre l’occasion de saisir
combien la catégorie « colonial(e) » s’avère problématique. Une certaine orthodoxie
avait été fixée par l’historien Fernando Novais 40. Son analyse dessinait le cadre
d’un « ancien système colonial » au sein duquel le Brésil se serait développé dans
la dépendance politique et mercantile vis-à-vis du Portugal. Elle s’inscrivait dans la
problématique générale de la « dépendance » latino-américaine 41. Trois séries de
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critiques sont venues, depuis une dizaine d’années, ébranler ce schéma général 42.
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Une objection, sur le plan de l’histoire économique, partait de la description des
stratégies locales d’enrichissement des acteurs luso-américains et poursuivait en
démontrant la faible accumulation de capital au bénéfice des familles et des compa-
gnies du Portugal, à la fin de l’Ancien Régime 43. La dépendance structurelle du
négoce portugais vis-à-vis de la Grande-Bretagne ne suffit pas à expliquer le faible
niveau d’investissements de capital marchand dans le royaume du Portugal à
l’époque impériale. Une objection sociale pointait toutes les formes d’autonomie
acquises par la société des lusophones nés en Amérique, à partir de leur capacité
à faire la guerre aux Hollandais du Nordeste (1630-1654), mais aussi à monter
une traite bilatérale avec l’Afrique dans l’Atlantique sud, sans passer par la case
Europe 44. L’économie de plantation peut être alors comprise comme un instrument
manié par des chefs de familles qui suivaient le modèle de l’aristocratisation par
la maîtrise de la terre, telle que la connaissaient les sociétés d’Europe 45. Au total,
les stratégies locales d’enracinement des familles de lusophones créoles sont ana-
logues à toutes les formes de « trahison de la bourgeoisie » décrites pour d’autres
sociétés sous l’Ancien Régime.
Une série d’objections politiques et institutionnelles, enfin. Il s’agissait, dans
ce cas, de tirer les conséquences pour le Brésil de l’apparition, dans le débat général,
des thèses qui venaient démentir le scénario traditionnel de l’émergence précoce
de l’État administratif à l’époque moderne. Si le roi du Portugal n’avait guère
de capacité de commandement à quelques lieues de Lisbonne et qu’il pouvait
rencontrer des résistances au cœur de la capitale elle-même, alors comment imagi-
ner qu’il ait pu décider des destinées de la société pauliste 46 ? António Manuel
Hespanha montre, en outre, combien le critère du droit spécifique pour les terres
conquises est mal choisi si l’on prétend identifier un domaine colonial séparé, dans
le cas de l’empire portugais 47. D’un côté, pour ce qui concerne le Brésil du moins,
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qui étaient circonscrits au territoire américain fut faible. D’un autre côté, la plasti-
cité doctrinale et jurisprudentielle, qui peut être constatée dans le travail des magis-
trats exerçant en Amérique, n’est pas différente de la pluralité des solutions
adoptées par les juges des tribunaux européens. Autrement dit, des deux côtés de
l’océan, les deux sociétés ont en partage des types de souplesse comparables. La
mission (franciscaine et jésuite), le Saint-Office, l’Inquisition, la fonction hospita-
lière, la juridiction ordinaire et l’esclavage sont des dispositifs sociaux, culturels et
institutionnels, également présents de part et d’autre de l’Atlantique 48. Il ne s’agit
territoires, et des colonisés en ceci qu’ils sont placés dans la dépendance politique,
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juridique et commerciale de lointaines métropoles 50. Il conclut qu’en adoptant le
point de vue des théories postcoloniales, « l’histoire nationale ne représente qu’une
extension de l’histoire coloniale » 51. Le colonialisme, qui a procédé à l’européanisa-
tion de portions du Nouveau Monde, ne s’interrompt pas avec l’indépendance ; il
est possible de repérer de fortes continuités entre les colonialismes prénational
et national en termes de construction politique et de formation identitaire 52. La
poursuite de l’emprise territoriale au détriment des populations indiennes relati-
vise la rupture de l’indépendance, acquise au terme de la Révolution 53. Les forma-
tions sociales fondées par les pionniers et les défricheurs de l’intérieur ont joui
d’une autonomie considérable, non seulement du temps du système britannique,
mais également après la formation de l’Union. J. Green insiste sur le fait que des
dynamiques coloniales sont à l’œuvre dans des territoires qui n’existaient même
pas comme entités politiques avant 1776, ou qui ont rejoint l’Union bien plus tard
(Kentucky, Ohio, Iowa, Texas, Californie, Oregon). Quant à la dépendance des
colons américains, pourtant devenus indépendants, vis-à-vis des canons esthétiques
anglais et des grades accordés par l’Université écossaise, elle signale la solidité des
liens asymétriques avec l’ancienne métropole, pendant plusieurs décennies après
la fin de l’autorité britannique 54.
Il en résulte que la catégorie coloniale, dans le cas brésilien comme dans le
cas nord-américain, s’avère plus incommode qu’éclairante. Sa fonction de marqueur
chronologique, permettant de signaler la naissance de l’indépendance nationale a
tout juste l’épaisseur d’une convention. De cet usage faible, on ne peut même pas
dire qu’il est inoffensif, dans la mesure où il engendre des spécialisations indexées
sur une périodisation qui fragmente de façon artificielle des expériences sociales
majeures, à commencer par la gestion du système esclavagiste 55.
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L’usage de la catégorie « études coloniales » peut présenter un certain nombre
d’autres inconvénients. Le triomphe sans partage de l’expansionnisme européen,
en amont et surtout en aval de la révolution industrielle, a entraîné, en son temps,
un effet de subjugation. Ainsi, aucun impérialisme dans l’histoire humaine n’avait
jamais atteint ces proportions, à dire vrai celles de la planète tout entière. Cet
écrasement de la pluralité des mondes dans l’unité de l’aventure coloniale euro-
péenne n’est pas sans conséquences intellectuelles. L’irruption des Européens en
Amérique à la fin du XVe siècle, leur présence d’abord interstitielle et maritime,
puis territoriale en Asie méridionale et orientale et en Océanie, le partage tardif
de l’Afrique intérieure enfin, sont autant de phénomènes qui commandent, aujour-
d’hui encore, l’écriture de l’histoire de ces régions. L’histoire coloniale court alors
le risque de renforcer une préconception qui voudrait que la saisie coloniale coupe
l’histoire de ces sociétés de façon radicale 56. Mais la longue histoire sociale, écono-
mique, culturelle, religieuse, politique des sociétés colonisées par des Européens
déploie des temporalités tout à fait différentes 57. Ces évolutions sont, elles-mêmes,
traversées de conflits comme il en existe partout, que la simple opposition du colon
et du colonisé, comme formes d’identifications superlatives, gomme et travestit 58.
54 - Kariann AKEMI YOKOTA, « Postcolonialism and material culture in the early United
States », The William and Mary Quarterly, 64-2, 2007, p. 263-270.
55 - Sidney CHALHOUB, Visões da liberdade: uma história das últimas décadas da escravidão
na Corte, São Paulo, Companhia das Letras, 1990 ; Jean HÉBRARD et Rebecca J. SCOTT,
« Les papiers de la liberté. Une mère africaine et ses enfants à l’époque de la révolution
haïtienne », Genèses, 66-1, 2007, p. 4-29.
56 - Anne MCCLINTOCK, « The angel of progress: Pitfalls of the term ‘Post-colonialism’ »,
Social Text, 31-32, 1992, p. 84-98.
57 - Alain MAHÉ, Histoire de la Grande Kabylie, XIX e-XX e siècles. Anthropologie historique du
lien social dans les communautés villageoises, Saint-Denis, Bouchène, 2001.
58 - Sanjay SUBRAHMANYAM, Penumbral visions: Making polities in early modern South India,
Ann Arbor, University of Michigan Press, 2001. 637
qui se proposer d’étudier des sociétés lointaines avec les seuls instruments linguis-
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tiques des administrations d’Europe, de la lusophonie à la francisation, de la russifi-
cation à l’intercontinentale anglophone.
Les études coloniales ne sauraient donc demeurer l’aubaine d’une recherche
scientifique sur les sociétés non occidentales qui ferait l’économie de l’acquisition
des langues non occidentales. Malheureusement, on voit bien pourquoi, en France
du moins, il vaut mieux être spécialiste de la présence des Européens en Inde,
en Chine ou en Afrique pour s’insérer dans l’emploi universitaire, plutôt que de
présenter un profil indianiste, sinologique ou africaniste. Combien de sinologues
se comptent-ils eux-mêmes comme historiens en France ? La réponse que donnent
Caroline Douki et Philippe Minard (19 spécialistes de la Chine pour 2 090 histo-
riens des périodes moderne et contemporaine, en 2000), ainsi que l’analyse dont
ils l’accompagnent, sont implacables 61. Encore ne sait-on pas, devant ce chiffre, si
certains de ces spécialistes de l’histoire chinoise ont été recrutés dans des départe-
ments généralistes. Si les thèmes coloniaux devaient faire office d’études sur les
sociétés non européennes, les inconvénients s’abattraient en cascade : une crédibi-
lité réduite auprès des spécialistes de ces régions, une difficulté croissante à sou-
tenir une confrontation intellectuelle avec les chercheurs des pays concernés, une
identification arbitraire du domaine circonscrit dans les bornes des anciens empires
installés par les puissances européennes. Depuis plus de trente ans, des biblio-
thèques entières d’essais critiques ont dénudé les travers de la posture eurocen-
trique, littéralement depuis les cinq continents. À cet effort théorique méritoire,
il existe une réponse empirique et pragmatique : l’étrangement de soi et la pénétra-
tion des autres à travers l’apprentissage des langues.
59 - Vijay PINCH, « Bhakti and the British Empire », Past & Present, 179, 2003, p. 159-196.
60 - Georges BALANDIER, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers Inter-
nationaux de Sociologie, 11, 1951, p. 44-79.
61 - Caroline DOUKI et Philippe MINARD, « Histoire globale, histoires connectées : un
changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine,
638 suppl. 54-4 bis, 2007, p. 7-21, voir le tableau p. 15.
Cet impératif concerne toutes les approches des sciences sociales, et les
historiens, sur ce plan, ne peuvent en rien s’affranchir de la leçon linguistique de
l’anthropologie. Cette exigence n’est pas seulement valable pour ce qui concerne
les sociétés qui ont produit, parfois depuis des millénaires, des traces écrites tout
aussi sophistiquées et abondantes que celles des sociétés européennes. Elle est
tout aussi impérative pour les recherches sur les sociétés sans écriture, comme
l’attestent, par exemple, les travaux d’anthropologues brésiliens sur l’histoire des
populations indiennes 62. De même, on peut montrer que des identités linguis-
tiques africaines se sont reconstituées et recomposées, de l’autre côté de l’océan,
dans la nuit des plantations 63. Historiens et anthropologues montrent que la langue
est l’archive, la seule archive, que les victimes de la traite portaient avec elles. Les
arguments de Jan Vansina en faveur de l’histoire orale en Afrique semblent toujours
pertinents aujourd’hui 64. De Thomas Jefferson à Franz Boas, l’intelligence his-
torique et anthropologique des sociétés indiennes d’Amérique du Nord a requis
l’acquisition des langues natives 65. Les phénomènes d’appropriation de la langue
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tique, de lingua franca ou de pidgin, sont des objets majeurs 66. Ces transformations
touchent aussi le passage de l’oralité à l’écriture, telles les transcriptions en alpha-
bet latin de langues jusqu’alors fixées par des pictogrammes 67. La production
de nouvelles koinè linguistiques en situation coloniale demeure un des effets
majeurs des processus engagés par l’expansion européenne 68. L’étude de ce type
de phénomènes suppose une connaissance sérieuse de l’ensemble des langues
entrées en contact dans chacune des régions observées.
Toutes sortes de bonnes raisons peuvent être avancées pour faire sauter
l’obstacle linguistique, notamment le caractère irréversible des processus mon-
diaux d’unification et d’hybridation culturelles. Il est ainsi reproché aux postures
culturalistes d’essentialiser des identités et de ne pas savoir repérer les glissements,
les négociations, la pluralité des usages. Mais, à son tour, le primat accordé à la
circulation et à l’infini dégradé des variations paraît tenir pour acquise, neutre
et non problématique une accessibilité dont il convient pourtant de saisir les
mécanismes, les faux-semblants, les imperfections. La commodité du penchant
anticulturaliste est acquise au prix d’un désarmement face à la pente téléologique
qui inscrit comme une nécessité la pulvérisation du particulier dans une inter-
connexion générale. On peut bien faire le pari optimiste que le biais eurocentrique
est soluble dans la globalisation en cours. On ne doit pas, pour autant, faire le pari
que ce processus mondial transformera, d’ici peu, les exigences linguistiques en
vestiges ou en fétiches d’une corporation agrippée à un culturalisme dépassé.
Encore faut-il se persuader que le couple globalisation/mondialisation offre des
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outils analytiques utiles pour les sciences sociales 69. Mais en attendant d’incertains
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résultats, l’étude des sociétés colonisées ne peut faire l’économie d’une capacité
à décrire et à analyser tout ce qui dans chaque société résiste au contact, échappe
aux normalisations, constitue le reste 70. Pour comprendre de quoi une hybridité
est le résultat, pour suivre les progrès d’une interaction, on peut vouloir se donner
les moyens de caractériser les termes en contact. Et dans ce cas, pour reprendre
la formule de Sanjay Subrahmanyam, il est possible d’échapper à la fausse alterna-
tive entre « incommensurabilité » et pure transparence des cultures les unes vis-
à-vis des autres 71.
Empires et races
Des questions transversales permettent d’interroger les processus à l’œuvre dans
des sociétés en contact, sans isoler une spécialité « coloniale ». Un chantier historio-
graphique, aujourd’hui très fréquenté, offre une souplesse beaucoup plus grande :
c’est celui des formes impériales. Constructions institutionnelles fondées sur le
principe d’agrégations asymétriques de territoires et de populations diverses autour
de modes d’allégeance plus ou moins contraignants, les empires sont devenus objet
d’attention parce qu’ils ne présentent à peu près aucun des traits spécifiques de
l’État-nation, si ce n’est l’investissement symbolique dans les représentations de la
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que l’expression peut favoriser, quelque chose comme un colonialisme intérieur
peut être décrit à propos d’un ensemble de processus à l’œuvre depuis le Moyen
Âge 76. Les persécutions espagnoles, symbolisées par la date de 1492, s’abattent
sur des « Orientaux de l’intérieur » 77. En somme, le débat historiographique permet
de décrire en amont de la modernité conventionnelle et avant les expéditions
lointaines des pratiques qui sont déjà la marque de l’expansion européenne 78. Le
72 - Hendrik SPRUYT, The sovereign state and its competitors: An analysis of systems change,
Princeton, Princeton University Press, 1994 ; Jean-François BAYART et Romain BERTRAND,
« De quel ‘legs colonial’ parle-t-on ? », Esprit, 12, 2006, p. 135-160.
73 - John H. ELLIOTT, « A Europe of composite monarchies », Past & Present, 137, 1992,
p. 48-71 ; Serge GRUZINSKI, « Les mondes mêlés de la Monarchie catholique et autres
‘connected histories’ », Annales HSS, 56-1, 2001, p. 85-117.
74 - Gilles HAVARD, « La domestication intellectuelle des Grands Lacs dans la seconde
moitié du XVIIe siècle », in C. DE CASTELNAU-L’ESTOILE et F. REGOURD (dir.), Connais-
sances et pouvoirs. Espaces impériaux (XVI e-XVIII e siècles). France, Espagne, Portugal, Pessac,
Presses universitaires de Bordeaux, 2005, p. 63-81.
75 - Robert BARTLETT, The making of Europe: Conquest, colonization, and cultural change,
950-1350, Princeton, Princeton University Pres, 1993.
76 - Michael HECHTER, Internal colonialism: The Celtic fringe in British national development,
New Brunswick, Transaction Publishers, [1977] 1999 ; Mark NETZLOFF, England’s inter-
nal colonies: Class, capital, and the literature of early modern English colonialism, New York,
Palgrave, 2003.
77 - Andreas STOLL, « Segregation, migration and recuperation of the Orient in Mediter-
ranean Europe during the first modernity. The case of Semitic Spain », in A. MOLHO,
D. RAMADA CURTO et N. KOVIORDOS (dir.), Finding Europe: Discourses on margins, commu-
nities, images ca. 13th-ca. 18th centuries, New York, Berghahn Books, 2007, p. 54-88. Voir
également David NIRENBERG, « Une société face à l’altérité. Juifs et chrétiens dans la
péninsule Ibérique 1391-1449 », Annales HSS, 62-4, 2007, p. 755-790.
78 - Barbara FUCHS, « Imperium studies: Theorizing early modern expansion », in
P. C. INGHAM et M. R. WARREN (dir.), Postcolonial Moves: Medieval through modern, New
York, Palgrave Macmillan, 2003, p. 71-90. 641
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de la société sous la forme d’une pyramide, dont la pointe aimantée fonctionne
comme un théâtre de la majesté et comme un marché aux honneurs, permet de
décrire les processus anciens de politisation, sans qu’il soit besoin d’anticiper sur
la formation constitutionnelle de l’État-nation. Reste que le cas français, si emblé-
matique, ne permet guère de rendre compte d’un phénomène, très répandu dans
l’Europe moderne : les pays ou royaumes sans cour. L’Écosse, la Bohème, l’Aragon,
Naples, la Hongrie, la Norvège, parmi d’autres, sont alors privées de cour, parce
que les titulaires des couronnes de ces territoires royaux sont également princes
d’autres territoires. Le roi d’Angleterre, l’archiduc d’Autriche et Saint-Empereur
romain, le roi d’Espagne, le roi du Danemark exercent leur autorité et leur juri-
diction éminente sur des pays dont les villes principales ou capitales se trouvent
durablement privées de leur fonction de résidence royale. C’est en cela que
consiste la principale asymétrie politique, du moins dans le cadre bâti par N. Elias.
Ces territoires rétrogradés disposent, en général, d’une très large autonomie, au
sens propre : seul le système juridique de chacun est valide dans leurs frontières.
Mais la distribution des avantages et des honneurs, les choix stratégiques, la promo-
tion des familles, tout ce qui compte se négocie au loin, en terre étrangère, dans
des milieux dont il faut apprendre à manier la langue, et parfois à grands frais. Cette
expérience, largement répandue, relève-t-elle ou non des questions coloniales ?
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relève de la formation de la Russie proprement dite, autour de Moscou aspirant
au titre de Troisième Rome, et la formation d’un empire colonial dans la continuité
territoriale ? Plus généralement, on comprend combien il apparaît artificiel de scin-
der deux réalités : les processus d’agrégation et de colonisation au plus proche,
d’un côté, et la gestion de conquêtes lointaines, de l’autre.
Les pistes explorées par Michel Foucault, dans ses cours au Collège de
France autour de la notion de « biopolitique », inscrivaient le domaine de l’adminis-
tration des populations et de gestion des corps dans un cadre qui n’appelait aucune
distinction substantielle entre les situations constatées en Europe occidentale et
dans les territoires d’outre-mer 87. En effet, les règlements sur les mariages, les
déplacements collectifs, la statistique fiscale, la mobilisation militaire, l’assainisse-
ment urbain, sont quelques-uns des instruments et des ressources pour administrer
activement les populations. Ces outils politiques ont été éprouvés dans des espaces
divers, sur des populations aussi variées que les paysanneries européennes, le
peuple des villes et les habitants des pays colonisés 88. Dans le prolongement immé-
diat du problème de l’administration des populations, la question de la formation
des distinctions de race s’est posée, là encore, en Europe et dans les territoires
conquis au loin.
Lorsqu’on cherche à identifier une singularité des idéologies racistes qui les
distingue des xénophobies ordinaires, l’aller-retour de l’Europe vers ses expansions
s’avère indispensable 89. Mais il ne suffit pas de constater que le préjugé de race a
stigmatisé les Irlandais dans le regard anglais au XVIe siècle, ou les Polonais dans
le regard allemand au XVIIIe siècle, tout comme il a pesé sur les populations des
territoires de la colonisation 90. Il est possible d’aller plus loin et d’essayer de
comprendre de quelle façon la pensée raciale s’est constituée dans un système
idéologique qui saisit ensemble les sociétés européennes et celles qui furent colo-
nisées. D’une part, la matrice de l’indélébilité de la faute qui demeure inscrite
dans le corps, ses fluides, ses humeurs, ses formes et ses couleurs, se situe dans
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cer sur une équivalence entre l’indélébilité de la tache juive dans l’Occident chré-
tien et celle de la transmission de l’impureté dans la génération des intouchables
indiens 92. D’autre part, le schéma de la différence essentielle ineffaçable, qui
s’applique à la négritude, a été suractivé dans le système de la traite atlantique
et de l’économie de plantations 93. L’altérité visible de la peau noire a pu servir
de révélateur métaphorique de la faute caché des juifs convertis. Antisémitisme
et négrophobie ont alimenté un système de correspondances depuis le cœur de
l’Europe jusqu’à l’Amérique des plantations 94. Le polygénisme et l’adoption de lois
statuant sur la nature intrinsèquement esclave de l’enfant à naître d’une esclave
jettent les bases d’une histoire naturelle de l’humanité qui devient radicalement
88 - Tamar HERZOG, Defining nations: Immigrants and citizens in early modern Spain and
America, New Haven, Yale University Press, 2003.
89 - Pierre H. BOULLE, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Perrin,
2007, p. 59-80 ; Sue PEABODY, « There are no slaves in France »: The political culture of race
and slavery in Ancien Régime, New York, Oxford University Press, 1996.
90 - N. CANNY, « The ideology of English colonization... », art. cit. ; Ciaran BRADY,
« Spenser’s Irish crisis: Humanism and experience in the 1590s », Past & Present, 111,
1986, p. 17-49 ; Larry WOLFF, Inventing Eastern Europe: The map of civilization on the mind
of the enlightenment, Stanford, Stanford University Press, 1994, p. 284-355.
91 - Yosef Hayim YERUSHALMI, « L’antisémitisme racial est-il apparu au XXe siècle ? De
la limpieza de sangre hispanique au nazisme : continuités et ruptures », Esprit, 3, 1993,
p. 5-35 ; Henry MÉCHOULAN, Le sang de l’autre ou l’honneur de Dieu. Indiens, Juifs, Morisques
dans l’Espagne du Siècle d’Or, Paris, Fayard, 1979.
92 - Imanuel GEISS, Geschichte des Rassismus, Francfort, Suhrkamp 1988.
93 - Kathleen BROWN, Good wives, nasty wenches, and anxious patriarchs: Gender, race, and
power in colonial Virginia, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1996,
p. 110 ; David B. DAVIS, « The culmination of racial polarities and prejudice », Journal
of the Early Republic, 19-4, 1999, p. 757-775.
94 - Leonard ROGOFF, « Is the Jew white? The racial place of Southern Jew », American
644 Jewish History, 85-3, 1997, p. 195-230.
constitution de telles idéologies dans le temps qui s’écoule du Moyen Âge tardif
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à l’avènement du libéralisme. Si telle est l’hypothèse de travail la plus féconde, il
faut alors souligner que ce temps est aussi celui de la première grande expansion
européenne.
draient un son un peu moins faux si la formation à la recherche sur les sociétés
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non européennes était, chez nous, aussi largement assurée qu’elle l’est aux États-
Unis, en Grande-Bretagne, au Canada, en Australie.
La constitution d’un domaine des études coloniales, en France, peut vouloir
combler un retard. Mais les chercheurs en sciences sociales ne sont pas condamnés
à une stratégie du rattrapage. Le moment est dominé par la mise en scène du
décentrement des Européens au prix de la promotion d’une échelle difficilement
maîtrisable : le monde. Une contribution contemporaine aux discussions scienti-
fiques internationales dépend de notre capacité à faire jouer la maîtrise linguistique
et culturelle des sociétés du monde dans le débat généraliste des sciences sociales,
qui, lorsqu’il n’explicite pas son terrain, se réfère toujours à l’Europe occidentale,
ou chez nous, pire encore, à la France. Il est devenu urgent, dans ces conditions,
d’assurer une relève générationnelle pour de futurs spécialistes de terrains loin-
tains, qu’ils soient déterminés par des situations coloniales ou pas. Elle passe par
la promotion de jeunes chercheurs qui, savants sur des régions culturellement
distantes, trouvent leur place au cœur du système d’enseignement supérieur et
non sur ses marges. Une telle politique scientifique suppose que leur soient offerts
les moyens d’une double formation professionnelle, philologique et disciplinaire.
Si ces conditions sont remplies, les phénomènes coloniaux trouveront toute leur
place dans le débat général sur les processus historiques de changement.
Jean-Frédéric Schaub
Centre de recherches historiques-EHESS
Modern European History Research Center Oxford
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