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Elisabeth Barrett Browning.

Aurora Leigh. Traduit de


l'anglais... 3e édition

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Browning, Elizabeth Barrett (1806-1861). Elisabeth Barrett
Browning. Aurora Leigh. Traduit de l'anglais... 3e édition. 1903.

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AURORA LEIGH
TRADUIT DE L'ANGLAIS

Avec l'autorisation de ROBERT BROWNING


TROISIÈME ÉDITION

« Le poète écrit ce qu'il écriL. L'humanité


« l'a,-clame si cela lui convient, et voilà le
« succès. Sinon, 1e poème passe de main eu
« main, piiii, encore de main en main, jusqu'à
« ce que les générations suivantes s'en cmpa-
« rent, pleurant de pitié sur l'avenglement (le
« celle qui IIC l'a pas applaudi, Cela aussi est
« le succès. » LIVRE V.

PARIS. — Ier
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
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« Le poète écrit ce qu'il écrit. L'hu-
« manité l'acclame si cela lui convient,
« et voilà le succès. Sinon, le poème
passe de main en main, puis, encore
de main en main, jusqu'à ce que
<<

« les générations suivantes s'en em-


et
parent, pleurant de pitié sur l'aveu-
« glement de celle qui ne l'a pas
« applaudi. Cela aussi est le succès. »
LIVRE V.


TROISIÈME ÉDITION —

PARIS. — Ier ARR.


]P -
.
V. STOCK, ÉDITEUR
(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)
27, RUE DE RICHELIEU, 27

4903
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PRÉFACE

« Autant les Anglais sont médiocres dans les


autres arts, autant ils sont grands dans la poésie,
a écrit M. H. Taine, dans ses Notes sur tAngleterre.
A mon sens il n'y en a point qui vaille la leur, qui
parle si fortement et si nettement à l'âme, qui la
remue plus à fond, en qui les mots soient si chargés
de sens, qui traduise mieux les secousses et les
élans de l'être intérieur, dont la prise soit aussi
efficace et aussi poignante, qui saisisse en nous les
cordes personnelles et profondes pour en tirer des
accords si magnifiques et si pénétrants. A cet

égard, il serait trop long de passer en revue leur
!; littérature : je n'en veux citer qu'un poème récent,
ï Aurora Leigh, par Elisabeth Barrett Browning,
œuvre étrange qui est un chef-d'œuvre; encore n'ai-
je pas de place pour dire combien, après vingt lec-
tures, il me paraît beau. — C est la confession d une
âme généreuse, héroïque, passionnée, en qui le
génie surabonde, dont la culture a été complète,
philosophe et poëte, qui habite parmi les plus hautes
idées et dépasse encore l'élévation de ses idées par
la noblesse de ses instincts, toute moderne par son
éducation, par sa fierté, par ses audaces, par le fré-
missement continu de sa sensibilité tendue, montée
à un tel ton que le moindre attouchement éveille
en elle un orchestre immense et la plus étonnante
symphonie d'accords. Rien qu une âme, et son
monologue intime, le chant sublime d'un grand
cœur de jeune fille et d'artiste, attiré et heurté par
un enthousiasme et un orgueil aussi forts que le
sien, le contraste soutenu de la voix féminine et de
la voix mâle, qui, à travers les explosions et les
variations du même motif, vont s'écartant et s'op-
posant toujours davantage, jusqu'à ce qu'enfin,
rapprochées tout d'un coup, elles s'unissent en un
long duo, douloureux, délicieux, d'un accent si
exalté et si intense qu'il n'y a rien au delà. — Au-
trefois, l'épopée roulait sur des fondations et des
destructions de cités, sur des combats de dieux;
elle roule ici sur des combats d'idées et depassions,
sur des transformations de caractères. Elle a pris
pour matière, au lien du dehors, le dedans ; et si
large que soit le cadre épique, le dedans est assez
riche, assez grand pour le remplir. Les agitations
d'une âme si pleine et si vivante valent des chocs
d'armées. A défaut de légendes et d'apparitions di-
vines, elle a ses divinations de l'infini, ses rêves et
ses aspirations qui embrassent le monde, sa con-
ception orageuse ou lumineuse de la beauté et de la
vérité, son enfer et son ciel, ses visions éblouis-
santes, ses perspectives idéales, qui s'entr'ouvrent,
non point comme celles d'Homère au-dessus d'une
tradition, non point comme celles de Dante au-dessus
d'un dogme, mais sur les cimes des plus hautes idées
modernes, pour se rassembler plus haut encore
autour d'un sanctuaire et d'un Dieu. Rien d'officiel
dans ce Dieu ; c'est celui de l'âme, d'une âme fer-
vente et féconde, en qui la poésie devient une
piété, qui amplifie hors d'elle ses propres instincts
nobles et répand sur la nature infinie son sentiment
de la beauté sainte. — Tout cela est exprimé par
un style d'espèce unique, qui est bien moins un
style qu'une notation, la plus hardie, la plus sin-
cère, la plus fidèle, créée à chaque instant sur place
et de toutes pièces, en sorte que jamais on ne songe
aux mots, que directement et comme face à face
on voit toujours jaillir la pensée vivante, avec ses
palpitations, ses sursauts, ses essors soudainement
rabattus, ses coups d'aile inouïs, depuis le sar-
casme et la familiarité jusqu'à l'extase; langage
étrange, mais vrai jusque dans ses moindres détails,
seul capable de traduire les hauts et les bas de la
vie intérieure, l'afflux, les accès et le tumulte de
l'inspiration, la brusque concentration des idées
engorgées, l'explosion imprévue des images et ces
illuminations démesurées qui, comme des aurores
boréales, éclatent coup sur coup dans un esprit
lyrique... Un tel style est le complément naturel
d'une telle pensée... La poésie, ainsi entendue, n'a
qu'un personnage, l'homme intérieur, et qu'un
style, le cri du cœur triomphant ou souffrant. »

Si l'œuvre d'Elisabeth Browning est encore bien


peu connue en France, les pages enthousiastes que
nous venons de citer suffiraient à la dédommager
de l'indifférence de ses contemporains. Cette appré-
ciation d'un éminent critique fait comprendre à la
fois la haute valeur de ce poème, et les difficultés
qu'en présentait la traduction.
Nous sommes convaincus qu'il est impossible de
rendre d'une manière satisfaisante, avec les
res-
sources de notre langue, une œuvre aussi essen-
tiellement anglaise et aussi exceptionnelle à tous
égards.
Nous pensons néanmoins qu'il vaut mieux don-
ner au public français une idée affaiblie d^Aurova
Leigh que de la lui laisser ignorer plus longtemps.
Dans ce but nous avons entrepris cette tâche
difficile, mais singulièrement attachante.
Il a fallu écarter sans hésiter l'idée d'une tra-
duction littérale : c'eût été le sûr moyen de rendre
ce poème absolument inaccessible aux lecteurs
français.
Il nous a même paru indispensable, à des inter-
valles très éloignés, de supprimer tantôt quelques
mots qui eussent par trop altéré la netteté de la
phrase, tantôt une image qui, transportée en fran-
çais, aurait défiguré l'idée. Mais il va sans dire que
ce sont là de très rares exceptions, et que nous avons
tenu à respecter la forte originalité de l'œuvre,
autant que cela nous a été possible.
La plupart des lecteurs d'Elisabeth Browning
étant sans doute peu familiarisés avec les passages
bibliques qu'elle cite souvent, nous les avons mis
en italiques. '
A. B.
DÉDIÉ A JOHN KENYON, Esq.

Les mots de cousin » et d'c ami » reviennent cons-


«
tamment dans ce poème, dont les dernières pages ont
été achevées sous votre toit hospitalier, mon très cher
cousin et ami; cousin et ami dans un sens plus désinté-
ressé et avec moins d'égalité que celui de « Romney ».
Sur le point de quitter l'Angleterre encore une fois,
je me risque à laisser entre vos mains ce livre, le plus
mûri de mes ouvrages, qui contient mes convictions les
plus élevées sur la Vie et sur l'Art. Vous avez cru en
moi et m'avez généreusement supportée tout le long de
la vie, dans mes différentes tentatives littéraires bien au
delà de ce qu'implique en général une simple relation
de famille ou même une sympathie ordinaire de l'esprit.
Acceptez donc, devant le public ce pauvre témoignage
d'estime, de reconnaissance et d'affection de l'amie qui
n'oubliera pas.
E. B. B.

39, Devonshire Place, 17 octobre 1856.


1

Il n'y a point de fin à faire beaucoup de livres, et moi


qui ai tant écrit en prose et en vers pour l'utilité des
autres, je veux écrire maintenant pour la mienne, je
veux écrire mon histoire pour la meilleure partie de
moi-même, comme quand on peint son portrait pour un
ami qui le conserve dans son tiroir et le regarde long-
temps après qu'il a cessé de vous aimer, simplement
pour relier ce qu'il était à ce qu'il est.
Je suis encore ce que les hommes appellent jeune ; je
ne me suis point assez éloignée du rivage de la vie dans
mon voyage à l'intérieur des terres pour ne pouvoir en-
tendre ce murmure de l'Infini auquel sourient les nou-
veau-nés dans leur sommeil quand on se demande à
quoi ils peuvent bien sourire. Je me souviens encore de
ma mère debout sur le seuil de la nursery, le doigt en
l'air pour arrêter d'un mot le bruit de mes jeux tandis
que ses yeux aimants se faisaient mes complices et dé-
mentaient la sévérité de ses paroles. Il me semble sentir,
après cela, la main de mon père caresser lentement mes
boucles étalées sur son genou, entendre Assunta deman-
der combien d'écus d'or il faudrait pour faire des boucles
pareilles à celles-là, plaisanterie quotidienne qu'il pré-
férait aux meilleurs mots. 0 main de mon père, pose-
toi tendrement sur ces pauvres cheveux, attire plus
près de toi la tête de ton enfant ! Je suis trop jeune
encore, trop jeune pour rester seule...
J'écris donc. Ma mère était de Florence. Ses beaux
yeux bleus se fermèrent pour jamais après m'avoir vue
pendant quatre années seulement; ma vie, pauvre étin-
celle prise à la sienne, éteignit cette lampe défaillante. j
Elle était faible et frêle ; elle ne put supporter la joie j
de donner la vie ; le ravissement maternel la tua. Si |
son baiser avait laissé sur mes lèvres une plus profonde |
empreinte, il aurait peut-être régularisé mon souffle |
inquiet, et réconcilié mon âme avec le nouvel ordre de |
choses. Au lieu de cela, je sentais cet amour d'une mère |
me manquer partout dans le monde; j'allais toujours
cherchant comme un agneau laissé dehors par mégarde
quand on a fermé l'étable, comme un oiseau égaré hors
de son nid qui se sent transi, abandonné, et ne se rend
pas compte de ce qui lui manque.
Moi, Aurora Leigh, j'étais née pour rendre mon père
plus triste encore, et moi-même assez malheureuse à la
vérité. Les femmes savent s'y prendre avec les enfants ;
elles connaissent ces façons simples, gaies et tendres de
nouer une ceinture, de chausser de petits pieds, d'enfiler
de jolis mots qui ne signifient rien et de donner à ces mots
vides un sens complet dans un baiser.
Par ces choses, l'enfant apprend comme en se jouant
et sans le comprendre le côté sérieux et sacré de l'affec-
tion ; et voyant l'Amour, cette flamme divine, dans un
buisson ardent, ce feu brûler parmi les roses sans con-
sumer un seul de leurs boutons, il se rend compte de
l'amour et ne songe pas à s'en effrayer. Tel est le bien
que font les mères. Les pères savent aimer autant qu'elles
le mien du moins, j'en suis convaincue — mais avec

une intelligence moins délicate, une volonté plus cons-
ciente de sa responsabilité , avec moins de sagesse
puisque c'est avec moins de folie. Aussi, Dieu permet
que l'absence d'une mère soit sentie.
Mon père était un Anglais austère qui, après une jeu-
nesse passée tristement dans les études du collège et du
droit, fut envahi par une passion subite, torrent où se
noyèrent toutes les habitudes du passé. Venu à Florence
pour y étudier pendant un mois le système de canalisa-
tion imaginé par Vinci, comme il essayait peut-être de
résoudre une question ardue de finances anglaises au
milieu de la Piazza Santissima, une procession la tra-
versa. Son indifférence d'insulaire remarquait à peine
les bannières, les croix, les vierges couronnées de roses
et voilées de blanc qui tenaient dans leurs mains mi-
gnonnes les gros cierges d'où la cire dégouttait, en se
rendant à l'église où l'évêque en personne allait leur
donner l'hostie; soudain, au milieu des chants et des li-
tanies, une vision se détacha du cortège et vint frapper
son âme comme le son d'une cymbale, éclatant à travers
les psalmodies, eût frappé son oreille. Tout son être
transformé sembla vibrer en retour — à lui aussi un sa-
crement était conféré, une Eucharistie spirituelle, car il
aimait.
Et ainsi aimée, elle mourut. J'ai entendu dire qu'à
voir le malheureux père prendre soin de sa pauvre
petite orpheline, toucher de ses grandes mains timides
la chevelure dont il semblait craindre de ternir les re-
flets dorés, ses lèvres graves se forcer à sourire comme
si ma vie en eût dépendu (mais avec quelle contraction
douloureuse!), qu'à le voir ainsi les pierres même se
fussent émues de pitié. Les mots qu'il fit graver sur la
tombe de Santa Croce : c Pleurez à la place d'une enfant
trop jeune pour pleurer beaucoup lorsque sa mère lui
fut enlevée ; » ces mots éteignent encore toute gaîté sur
le visage des jeunes femmes qui se réfugient dans l'om-
bre fraîche du cloître, leurs bambins aux joues roses
pendus à leurs robes, pour fuir le soleil ardent de la
piazza. Après cela, il quitta Florence et s'en alla cacher
son chagrin silencieux avec son trésor au joyeux babil,
dans les montagnes qui surplombent Pelago ; il pensait
que les enfants sans mère ont besoin plus que d'autres
de la grande mère Nature, et que les chèvres blanches
de Pan, les mamelles gonflées de contemplation mysti-
que, viennent allaiter les petites bouches sevrées comme
la mienne. Des amis m'ont raconté qu'il mêlait parfois
de ces réminiscences classiques à ses propos ; car même
les gens prosaïques, après avoir longtemps vécu avec
un grand chagrin, finissent par le porter avec une es-
pèce de coquetterie, comme un chapeau auquel ils pique-
raient une fleur. — Mon père et moi, nous vécumes donc
plusieurs années dans ces montagnes ; au dehors régnait
le silence de Dieu; au dedans, nous ne parlions pas trop
haut. La vieille Assunta allumait notre feu et quand une
flamme du foyer, s'élevant plus haut que les autres,
allait animer le portrait de ma mère suspendu au mur,
elle ne manquait jamais de se signer.
Le peintre l'avait fait après sa mort ; la tête finie, la
cameriera à laquelle le linceul de sa maîtresse faisait
horreur, avait apporté le dernier corsage de brocart
dont la morte s'était parée au palais Pitti, conjurant
l'artiste d'en égayer son tableau afin de ne pas faire de
tort à la signera par des accessoires lugu-
« pauvre »
bres. L'effet en était très étrange. Tout enfant, je restais
accroupie par terre durant des heures en face de ce por-
trait, partagée entre la terreur et l'adoration, devant la
blanche apparition surnaturelle qui émergeait de la
pourpre. Le respect d'Assunta, la mélancolie de mon
père, allaient au même but. Et là aussi tendaient mes
pensées quand elles erraient au delà du visible. A mesure
que je grandis, j'en vins à confondre inconsciemment
tout ce que j'avais lu, entendu ou rêvé avec cette
même figure. Que ce fût horrible, admirable, splen-
dide, pathétique, ou spectral, ou grotesque, c'était tou-
jours elle qui le personnifiait. Elle ne changeait donc
pas, mais revêtait d'une manière mystérieuse les formes
les plus diverses que peuvent suggérer la haine, la
crainte ou l'admiration, tour à tour esprit, démon, ange
fée, sorcière et fantôme, — Muse indomptable qui fixe
une destinée terrible, Psyché amoureuse qui perd de
vue l'Amour, calme Méduse au front laiteux couvert de
serpents visqueux, Mater dolorosa le sein transpercé
d'un glaive, Lamie frissonnant d'horreur dans sa pâleur
de clair de lune et la vue troublée au moment de s'a-
bandonner au démon ; — j'y voyais ma propre mère
laissant son dernier sourire avec son dernier baiser sur
la bouche de son enfant que le père abaissait vers sa
couche ; ou morte, incapable et d'embrasser et de sou-
rire, telle qu'on l'avait ensevelie à Florence. Toutes ces
images, concentrées dans ce tableau, se cristallisaient
devant mon enfance songeuse ; ainsi le grand mystère
de la vie comprend toutes les incohérences de la des-
tinée et la mort elle-même.
Et tandis que ma méditation enfantine s'acharnait
sur ce portrait pauvre petite que j 'étais, mon père
,
s'occupait de m'enseigner ce qu'il avait appris de meil-
leur : le chagrin et l'amour. Lui que l amour avait af-
franchi des vieilles conventions, il avait bien, comme
Lazare, jeté loin de lui ces bandelettes funèbres qui en-
serrent l'âme, mais il n'avait pas eu le temps d'apprendre
à parler, à marcher, ni de se réaccoutumer à l'éclat du
soleil ; il avait atteint la liberté, non l'action ; il vivait, a
la vérité, mais comme en extase, avec des pensées plutôt
que des buts, car sa passion tout en l'élevant au-dessus
du niveau commun, n'avait pas réussi à faire de lui un
homme supérieur. Il m'enseigna donc ces deux choses
avant de me laisser pour toujours. Dans les livres qu'il
avait emportés et dont les conseils fortifiants semblaient
s'allier aux voix de la nature, à celles des ruisseaux et
des pins de nos collines, il me fit puiser la conviction
que les hommes ne savent rien et que le Dieu qui est
là-haut se rit de leur prétendue science. Il renvoyait les
écoles aux écoles et disait : « Si un individu passe pour
fou à cause d'une seule erreur, un autre est sacré philo-
sophe en tirant d'une multitude d'erreurs un systèmè
quelconque. »
On m'assure que je ressemble à mon père, avec un
front plus large, une structure plus frêle, des traits plus
délicats, plus pâles, presque aussi graves ; mais que, de
temps à autre, le sourire de ma mère illumine le tout et
le transfigure.
Ainsi, pendant neuf années, notre vie se cacha près
de Dieu sur ces hauteurs. J'avais treize ans, croissant,
comme les plantes, grâce à d'invisibles racines, — lors-
que je m'éveillai soudain à la vie réelle avec ses besoins
et ses angoisses, un cœur ardent et fort au dedans de
moi, prêt pour la lutte qui allait commencer: mon père
était mort. C'est une lueur de foudre qui résulte de ce
choc subit de la mort frappant en pleine vie. Sa dernière
parole fut : «Aime, aime mon enfant, aime, aime! i>
Et: c'était fini pour lui de souffrir. — « Aime, mon en-
fant. » Avant que j'eusse répondu, il m'avait quittée.
Et je n'avais plus personne à aimer dans le monde
entier.
Là s'arrête mon enfance. Ce qui vint ensuite, je m'en
souviens comme au sortir d'une fièvre on se rappelle les
divagations du délire; une série de jours paisibles,
monotones, interminables, entaillés çà et là par des
souffrances aiguës, une obscurité pénible, hantée par
des reptiles, et où, de loin en loin, jaillissait une flamme
comme pour se dévorer elle-même, à l'exemple du scor-
pion persécuté. Enfin, et ceci redevient très distinct, un
étranger survint ; avec autorité, mais sans droits, je le-
trouvai du moins, il ordonna le départ, m'arracha des
bras d'Assunta ; la pauvre vieille poussa un cri et
me
laissa aller; tandis que moi, les oreilles trop pleines du
silence de mon père pour répondre à ce cri, je
me con-
tentai de regarder, consternée, le point du quai où
Assunta restait en arrière, désolée et gémissante. La
vue
seule du chagrin étonne une enfant. La pauvre fille
en
làrmes, les murailles blanches elles-mêmes, et les col-
lines bleues, et mon Italie tout entière me semblaient
se
retirer de notre bateau à chaque trépidation du pont
pareils à une grandeur outragée qui se dérobe
étreintes des suppliants. aux
— Puis vint la mer inexorable,
roulant ses flots amers entre Assunta et moi, et jouant
se
de mon désespoir comme de notre navire qu'elle parais-
sait jeter en pâture aux étoiles. Dix nuits et dix jours
nous
flottâmes sur les eaux profondes, dix nuits et dix jours
durant lesquels j'avais perdu la notion du jour et de la
nuit. Le soleil et la lune n'avaient plus le même aspect
loin des' verts paysages qui d'ordinaire atténuent leur
éclat ; la lumière devenait impitoyable et étrange, le ciel
nous enserrait de toutes parts comme un filet d'où nul
cœur humain ne pourrait s'échapper vivant. Etait-ce bien
ce même ciel où mon père s'en était allé? Tout me sem-
blait nouveau et bizarre ; l'univers se transformait pour
moi en inconnu.
Puis vint la terre ferme — puis l'Angleterre. Oh !
comme ses falaises glacées me regardèrent froidement !
Pourrais-je trouver un home parmi ces basses maisons
rouges entrevues au travers du brouillard? Et quand
j entendis la langue de mon père parlée
par des lèvres
étrangères qui n'avaient point de baisers pour moi, je
me mis à sangloter, à rire, à sangloter de nouveau, si
bien que les gens crurent que j'étais devenue folle pour
avoir trop souffert du mal de mer. Le train nous em-
mena. Etait-ce bien la patrie de mon père ? la grande
île? La campagne, ici, n'appartenait plus à tous ; les
terres étaient séparées les unes des autres, comme les
hommes. Le ciel lui-même paraissait bas et positif,
comme si on pouvait presque le toucher avec la main
et cela sans témérité, tant il était éloigné du cristal
céleste où Dieu réside. Toutes choses m'apparaissaient
estompées, tristes et vagues. Shakespeare et ses pareils
-

auraient-ils absorbé toute la lumière de l'Angleterre ?


Dans cet ensemble indifférent, pas une colline,
pas
une pierre, pas un contour un peu net, pas une couleur
un peu gaie pour réjouir le cœur.
Je crois voir encore la sœur de mon père debout
sur
le seuil de sa maison pour me souhaiter la bienvenue,
droite et calme, avec ses cheveux bruns grisonnants
serrés sur son front étroit de manière à comprimer les
battements possibles de la pensée ; le nez à la fois sévère
et délicatement découpé, la bouche toujours close, douce
mais avec des coins un peu amers pour avoir exprimé
des affections incomprises ou peut-être des demi-vérités ;
des yeux sans couleur qui auraient pu sourire une fois,
mais qui ne s'oublièrent jamais jusque-là ; ses joues, où
l'on retrouvait encore les roses des étés défunts, faisaient
penser à celles que l'on garde dans un livre plus par
pitié que par plaisir : elles avaient fini de fleurir, elles
avaient aussi fini de passer.
Elle avait vécu d'une vie inoffensive dirons-nous,
qu'elle qualifiait de vertueuse, vie paisible qui en réalité
n'en était pas une, passée entre le pasteur et les squires
du comté, le lord-lieutenant descendant de temps en
temps de l'empyrée pour corriger la vulgarité de la réu-
nion, le pharmacien reçu de loin en loin à titre d'excep-
tion, et en guise de remède contre l'orgueil. Dans l'asso-
ciation de couture au profit des pauvres, elle exerçait
ses capacités chrétiennes, tricotait des bas, cousait des
jupons, parce qu'après tout nous sommes de même race
et avons tous besoin de flanelle à la condition que l'on
tienne compte de la différence des qualités. Puis il y
avait la bibliothèque, où l'on pouvait nourrir son intel-
ligence sans risque de rencontrer les dangereuses ques-
tions du jour. Existence d'oiseau né en cage, qui trouve
qu'une série de petits sauts d'un perchoir à l'autre cons-
titue le bonheur : à ses yeux, bien fous sont ceux qui
vivent dans le taillis et mangent des baies.
Moi, hélas ! pauvre oisillon sauvage à peine en état
de voler, -on m'amenait dans cette cage, et ma tante
était là pour me recevoir, me donner de l'eau claire et
de la graine fraîche.
Elle se tenait sur les marches, calme et vêtue de noir.
Je me suspendis à son cou, comme les enfants se cram-
ponnent aveuglément à un appui. La dernière parole de
mon père bourdonnait encore à mes oreilles comme la
voix de l'Océan dans les coquillages : «Aime, aime, mon
enfant ! » Cette femme qui portait le même deuil que moi,
pourrait partager mon affection; elle avait été sa soeur,
— je m'attachai à elle. Un instant, elle sembla émue,
me baisa de ses froides lèvres, accepta mon étreinte, et
m entraîna à travers le vestibule jusque dans la pièce
où elle se tenait.
Là, avec un spasme étrange de colère et de douleur,
elle repoussa mes mains impérieusement, me tint à
longueur de bras, et de ses deux yeux gris d'acier, deux
lames nues, elle fouilla mon visage, le sonda de part
en
part, comme pour y trouver dans quelque coin le sou-
venir d'un crime. Puis, respirant avec force, elle lutta
pour recouvrer son calme habituel, n'y réussit qu'avec
peine, me dit de n'avoir pas peur comme elle m'aurait
enjoint de ne pas mentir, et me promit qu'ayant aimé
mon père, elle m'aimerait aussi tant que je le mérite-
rais. C'était beaucoup d'honneur de sa part.
Je compris plus tard quel avait été son but. Elle cher-
chait sur mes traits une ressemblance exécrée,
car, si
elle avait aimé mon père, elle avait surtout haï,
avec le
fiel de certaines âmes douces, l'étrangère qui avait
détourné cet homme sage des voies de la
sagesse en
l'arrachant à tous ses devoirs, et dépouillé
sa sœur de
sa préséance légitime, ses fermiers de leur maître, sa
patrie de son cœur, qui l'avait rendu fou par sa vie et
par sa mort, fou d'amour et fou de douleur. — Elle
s'était demandé pendant des années à quelle espèce de
femme s'adressait son aversion. Sa curiosité et toute
l'imagination dont elle était capable se concentrèrent
dans cette haine qui finit par dépasser de beaucoup en
force et en ardeur l'affection dont elle était née. Sa
conscience, si calme jusqu'ici, connaissait maintenant,
non le sentiment du péché, mais celui d'une vertu dis-
cutable, quand, du haut de la chaire, on insistait sur la
morale chrétienne.
Ainsi la sœur de mon père m'apparut comme l'ennemie
de ma mère. De ce jour, elle remplit son devoir vis-à-vis
de moi (je me sers de ses propres paroles), son devoir
largement mesuré, mais mesuré toujours. Généreuse,
douce, plus bienveillante que tendre, elle me donnait
sans cesse la première place dans ses préoccupations,
comme si elle eût craint que les saints de Dieu, regardant
d'en haut, pussent l'accuser d un manquement par défaut
d'affection. Hélas une mère n'a jamais peur de parler
!

sévèrement à son enfant — elle sait que l'amour justifie


l'amour.
J'étais après tout une enfant sage, douce, assez facile
à mener. Pourquoi pas? je ne vivais point : comment
eussé-je pu avoir les défauts de la vie? La vie la

tombe de mon père me semblait en contenir plus que
l'Angleterre tout entière. Puisque cette tombe m'avait
repoussée, moi qui aurais tant voulu m'y cramponner
(c'étaient, m'avait-on dit, les dernières volontés de mon
père qui m'avaient consignée dans son pays natal), je
ne pensais plus qu'à demeurer tranquille là où ma des-
tinée m'avait jetée, comme une algue sur les rochers,
qu'on voudrait, pour la conserver, disséquer fibre à fibre
et disposer suivant un certain modèle au moyen d'une
épingle, — peu m'importait qu'on enlevât les derniers
grains de sel de mes rameaux.
Il me fallut donc natter mes boucles, parce que ma
tante aimait les cheveux lisses ; renoncer aux mots tos-
cans bien-aimés qui bondissaient hors de mon cœur trop
plein au milieu d'une phrase anglaise, comme des fleurs
flottantes à la surface d'un ruisseau ; apprendre les orai-
sons de l'Église et le catéchisme, tous les symboles, de
Nicée à Athanase, les Articles, les traités contre le temps
présent,] des tableaux synoptiques de doctrines inhu-
maines^'car
ma tante aimait la piété éclairée ; complé-
ter mon bagage de français classique,apprendre l'alle-
mand, car elle aimait l'éducation libérale W fait de
langues, sinon de livres ; m'assimiler un peu d'algèbre,
un peu de mathématiques, effleurer le cercle des sciences,
car ma tante blâmait les femmes frivoles ; apprendre
les généalogies royales d'Oviedo, les lois de l'empire bir-
man, l'altitude du pic de Ténériffe et celle du Chimbo-
rozo; que sais-je encore ?car elle appréciait une vue
générale des connaissances utiles. J'appris beaucoup de
musique, de véritables tours de force, des doigtés ini-
maginables pour entraîner l'âme de l'auditeur à travers
des 'ouragans de notes dans un enfer de tapage ; je dessi-
nai... des costumes copiés sur des gravures françaises,
des néréides convenablement drapées ; je fis, d'après na-
ture, des aquarelles plus ou moins réussies. Je dansai la
polka, je filai du verre, j'empaillai des oiseaux, je mode-
lai des fleursen cire, tout cela parce que ma tante aimait
les jeunes filles accomplies. Je lus une vingtaine de livres
sur la femme, prouvant que si les femmes ne pensent
point du tout, elles peuvent enseigner à penser ; des li-
vres affirmant hautement leur droit de comprendre la
conversation de leurs maris quand elle n'est pas trop
profondes, à répondre même : « En effet, »ou : c Comme
ilvous plaira, » — démontrant leurs fines aptitudes, leurs
vues clairvoyantes, leur valeur particulière comme mis-
sionnaires, à la condition qu'elles demeurent assises au
coin de leur feu et ne disent jamais non quand le monde
dit oui, car ceci serait fatal ; leur vertu angélique spé-
cialement vouée à repriser du linge et à veiller au repas
du maître — en un mot leur faculté virtuelle d'abdiquer
en toutes choses. Elle avouait aimer la femme qui sait,
rester femme, et estimait en remerciant Dieu (elle sou-
pirait chaque fois, comme soupirent beaucoup de gens
!en rendant grâce) que les femmes anglaises sont des mo..
dèles pour l'univers. — J'appris enfin à faire le point
croisé parce qu'elle n'aimait pas à me voir passer la soi-
rée les- mains vides et inoccupées ; il m'arrivait de me
tromper de soie, je brodais alors à mes bergères amou-
reuses des yeux roses assortis à leurs petits souliers.
Au fait, les ouvrages des femmes sont symboliques.
Nous cousons, nous cousons indéfiniment, nous nous pi-
quons les doigts, nous nous abîmons la vue, pour pro-
duire quoi? Une paire de pantoufles, monsieur, que
vous mettrez quand vous serez las, — ou un tabouret
auquel vous vous heurterez avec humeur en disant :
« Maudit tabduret! s ou, mieux, un coussin où vous
vous appuierez somnolent, rêvant à un idéal que nous
ne sommes pas, mais que nous voudrions être pour l'a-
mour de vous. Hélas!... ce qui fait le plus de mal,
peut-être, c'est qu'après tout. nous sommes payées selon
la valeur de notre ouvrage.
En jetant un regard en arrière sur ces années d'édu-
cation, je me demande si Brinvilliers dans sa torture
souffrit plus que moi. Certaines âmes faibles succombent
à un pareil traitement ; d'autres languissent, maladives,
dans un cachot obscur et nauséabond: la mienne résista.
J'avais deis relations avec l'inconnu, et tirais de la na-
ture la chaleur et la nourriture élémentaires, comme la
terre sent, même de nuit, la présence du soleil ; ou comme
le nouveau-né cherche dans l'obscurité le sein qui l'al-
laite. Ainsi je gardai la vie qui m'avait été donnée, la
vie intérieure où la volonté et l'intelligence avaient leur
large place, résistant à toutes les conventions. 0 Dieu !
je te bénis pour cette grâce venue de toi.
Au commencement, je ne comprenais l'existence que
sous la forme de la patience ; je faisais ce que ma tante
m'ordonnait sans regarder au delà, soit qu'elle me dît
de m'asseoir sur la chaise placée par elle le dossier
contre la fenêtre afin d'éviter les distractions du dehors,
la vue du grand tilleul qui semblait être venu de la forêt
sur la pelouse tout exprès pour apporter un message à
la maison ; — ou de marcher modestement sur les tapis
des chambres, comme si elle eût redouté que le bruit de
mes pas me rappelât que j'étais en vie. Je lisais ses livres,
j'étais polie envers son cousin, Romney Leigh, j'écou-
tais son pasteur, je servais le thé à ses visiteurs
; un
jour, en changeant une tasse, je les entendis murmurer
:
c La petite Italienne, malgré ses yeux bleus et ses ma-
nières tranquilles, ne prospère pas en Angleterre elle
;
est plus pâle que la dernière fois, elle ne vivra
pas. »
J 'en rougis de joie. Mon cousin Romney Leig-hv rougit, à
son lour, mais de colère, et, s'approchant de moi, il me
dit entre ses dents : C'est méchant, cela ! Vous désirez

mourir, n'est-ce pas? et laisser le monde dans le crépus-
cule, sans vous préoccuper de ceux qui souffriraient en
voyant s'éteindre votre lumière ! —Je lui jetai un regard
le défi : n'aurait-il pas dû savoir qu'étant ce que j'étais,
j'avais le droit de désirer m'en aller aussi loin que peu-
vent aller les morts ; et puis, en vérité, il y a des gens
dont le départ ne laisse aucun vide. Il me tourna le dos,
alla brusquement à la porte qu'il referma sur son chien.

Romney Leigh !
Je n'ai pas encore nommé mon cousin ; et pourtant il
était pour moi une espèce d'ami, mon aîné de quelques
années, froid, timide, absent par la pensée, tendre quand
il y songeait, grave avant l'âge, comme il convenait au
propriétaire de Leigh Hall. Cette dignité pesait comme
iun cauchemar sur sa jeunesse, réprimant les joies qu'elle
eût pu goûter, et lui faisant éprouver une agonie de re-
1mords en face de la misère universelle, du mal hideux,
qui lui montraient dans la possession de ses biens une
sorte d'injustice criminelle. Quand il venait du collège à
la campagne, bien souvent il traversait les collines pour
rendre visite à ma tante et lui apporter du raisin de ses
(serres. Si j'entr'ouvrais le livre qu'il tenait à la main,
j'étais sûre de trouver quelque volume de statistique, le
dénombrement des boucs fatalement voués à l'enfer, dé-
signés d'avance pour la gauche dans le jugement de
Dieu. Ma tante l'aimait presque ; elle tolérait même qu'il
soupirât en me regardant ; la compassion semblait être
pour lui un soulagement, et le soupir un don du ciel.
Elle le laissait donc parfois enfermer ma musique, mettre
de côté mes aiguilles, m'emmener dehors sous un pré-
texte quelconque — voir si les figues mûrissaient à l'abri
V
de lafaçade du midi. — A d'autres moments, elle détour- J
nait la tête, allait chercher un objet, me laissait le temps j
de respirer et de causer avec lui. C'était pour I*amour
de lui qu'elle m'accordait cela, évidemment. p
Quelquefois aussi le maintien, la physionomie de
Romney disaient qu'il eût voulu me sauver absolument.
Un jour, comme il était tout près de moi, il laissa
tomber doucement sa main sur ma tête penchée sur un^
ouvrage quelconqUe- : je me levai pour secouer cette
caresse qui osait me paraître douce à cette place sacrée
-4

où mon père me caressait jadis. jfl


Je le traitai en ami longtemps avant de le considérer
comme mon ami. Cette familiarité eut son bon et son
mauvais côté. Nous vécûmes trop près l'un de l'autre,
nous vîmes trop intimement ce qui nous séparait. Rom-^
ney Leigh cherchait partout les vers de terre et moi les^
dieux. Il y avait du divin en lui. Les dieux regardent
d'en haut sans s'occuper d'eux-mêmes. Il m'est bon
de me rappeler qu'en ces jours-là j'étais un ver de terre
et qu'il me regardait comme tel. |l
Grâce à lui peut-être, grâce surtout à quelque chose,'
qui subsistait en moi (sûrement ce n'était pas ma vo-
lonté), je ne mourus point. Lentement, comme au sortir
d'une syncope, on sent revenir la vie au milieu d'une im-
pression de mort, avec la conscience d'un isolement an-
goissant, un bourdonnement d'oreilles comparable au
bruit de lourds chariots qui s'éloignent à mesure que la^
terre devient plus nette — lentement, par degrés, je*
m'éveillai, je me levai — où me trouvais-je? dans le^
monde. Sans doute pour un but que je dois croire suffi-
sant. \
J'avais une chambrette toute tapissée et meublée de
I
/ert, avec une fenêtre ouverte sur la fraîche verdure du
lehors, si verte en un mot qu'un oiseau eût pu la choi-
sir, au lieu d'une haie, pour y construire son nid — quand
oien même le nid ne fût lui-même qu'un pauvre ramas-
us de bûchettes et de paille sèche. Au-dessus de ma fe-
nêtre une branche de chèvrefeuille vous ondoyait de
rosée aux heures matinales, baptême qui conférait la
;râce de voir
Ce que je voyais? — D'abord le tilleul, plein de bour-
donnements d'abeilles qui souvent interrompaient mon
rêve du matin ; puis la pelouse s'étendant tout autour
de la maison à une grande distance, sous les arbrisseaux
et les bouquets d'acacias, jusqu'à la ligne irrégulière de
vieux aulnes qui bordaient la propriété. L'allée formée
par ces arbres échappait aux regards; impossible d'aper-
cevoir les limites, de découvrir le mur de clôture sous
les amas de chèvrefeuille odorant, ni de savoir si les
effluves embaumés venaient du jardin de la châtelaine
voisine ou de la maison d'un tenancier. Au loin on aper-
cevait les collines rayées de haies, plantées çà et là de
gros chênes noueux qui semblaient se mettre en évi-
dence et les cheminées fumantes de mon cousin trahis-
sant le repli boisé où se cachait Leigh Hall. Beaucoup
plus haut, une roche en forme de table faisait saillie »
sorte de promontoire dans l'océan aérien ; quand l'air
était dense, on l'eût pris pour un nuage ; mais, à l'heure
de son coucher, l'ardent soleil s'en saisissait comme
d'une enclume et en faisait jaillir des rayons incandes-
cents dont il remplissait l'étendue, protestant contre
l'obscurité et la nuit ; — puis, quand tout s'était résolu
en une gloire passive, on voyait apparaître: sur le ciel
d'or (hélas ! les fonds de mon Giotto !) des moutons
qui se profilaient sur le contour net du rocher, aussi
petits que des souris courant sur le fil écarlate d'une
sorcière.
Une nature grandiose, non. Ce n'étaient ni mes châ-
taigneraies de Vallombrosa, dont les racines s'accrochent*
aux flancs des précipices ; ni mes grandes cascades quii
rugissent de plaisir ou de peur dans leur course à travers'
les pins, pareilles à une âme blanche lancée dans l'éter-
nité, ni la chaîne magnétique de montagnes se dressant
en cercle magique, attendant l'une de l'autre la commu-;
nication de quelque mystérieux message venu du ciel.'
L'Italie est une chose, l'Angleterre en est une autre.
Sur la terre anglaise on comprend à la lettre comment
Adam, avant la chute, vivait dans un jardin. Tous les
champs sont attachés ensemble avec des haies, à la ma-
nière des bouquets; les collines y sont des plaines chiffon-
nées, les plaines des parterres dont les arbres ronds, lai-
neux, semblent prêts à être tondus ; si vous y cherchez
un désert, vous trouverez tout au plus un parc. Nature
apprivoisée, domestiquée comme une volaille de basse-
cour qui, au lieu de vous impressionner par son bec et
ses serres en vous attirant vers une aire trop élevée, vous
fait songer par ses gloussements, dans l'intervalle d'une
méditation plus haute, aux œufs frais qui orneront votre
trlble au déjeuner du lendemain. Nature douce et fami-
lière qui s'insinue dans vos bonnes grâces comme pour-
rait le faire un chien ou un enfant, en caressant votre
main, en tirant votre habit, et vous rappelle humble-
ment sa présence et son affection, excellentes pour l'usage
quotidien.
Ainsi sollicitée et aidée par elle, je ne pouvais rester in-
1
grate. Je demeurais souvent assise dans ma chambrette
i
avant le réveil de la maison, le soir après que
le matin
Mans s'étaient endormis, m'abreuvant seule des bénédic-
tions que m'apportait cette nature. Elle entrait dou-
s cernent, par degrés, avec un bruissement de feuilles, un
àsouffleou un rayon, et les anges lui faisaient une place
auprès de moi. La lune venait balayer d'un regard mes
pensées folles ; le soleil venait me reprocher mon indif-
3
férence pour la belle lumière dont il éclairait mon vieux
c
tilleul et que saluait seul le chant des oiseaux. c Dieu, me
i disait-il, n'entend
jamais ta voix, excepté la nuit quand
tu sanglotes. »
Alors, quelque chose m'ébranla. Je m'éveillai, pluslen-
F
tement à la vérité que je ne l'écris, mais pleinement.
>
J'ouvris toutes grandes ma fenêtre et mon âme, je laissai
:
entrer l'air extérieur et les tableaux du dehors qui de-
t
vaient me régénérer en m'apportant des révélations suc-
cessives. Oh! la Vie.... combien de fois ne la rejetons-
nous pas en pensant : Assez, assez dé la Vie ! voici une
.
t raison d'en finir. Il faut rompre avec elle, sous peine
d'être indignes. Nous voici mutilés pour toujours, morts
à l'espérance. Adieu, la Vie!... Et comme des enfants
capricieux nous fermons les yeux, croyant que tout est
Ï
dit. Alors la Vie nous appelle d'une voix déguisée,
i —
apocalyptique qui vient d'en haut, ou d'en bas, ou d'au-
j
Ir
tour de nous : peut-être l'appelons-nous la voix de la
Nature ou celle de l'Amour, nous trompant nous-mêmes
r
t parce que nous spmmes plus honteux de nos compensa-
tiens que de nos douleurs. Quoi qu'il en soit, c'est la voix
T

de la Vie — Quoiqu'U en soit, nous faisons notre paix


avec la Vie.
D'ailleurs ma jeunesse me préservait de la mélancolie.
u

t Je pris bientôt l'habitude de melever de bonne heure


'4
pour voir le matin se dégager des grisailles de l'aube,
entendre le silence ouvrir toutes les feuilles l'une
pour
après l'autre. Je jouais d'une main distraite avec les
grimpants de ma fenêtre, souriant sans savoir pourquoi,
puis il m'arrivait de sourire de moi-même en me surpre-
nant ainsi à jouir de quelque chose. ^
Cette capacité de jouissance favorise la tentation. Bien-
tôt il me sembla qu'il valait la peine d'atténuer un peu
l'austérité de mon existence. Dans ce but, je me glissais
le long de l'escalier et de la demeure endormie, aussi
muette que les rêves de ses dormeurs, je m'en échap-
pais comme l'âme s'échappe du corp^, je traversais les
fourrés, parcourais les prés, errais sur les collines une*
heure ou deux et rentrais avant que l'on ne bougeât
dans la maison. ib
Ou bien je restais assise dans ma chambre, vivant ma
vie, pensant mes pensées, priant mes prières sans l'aide
^

du ministre ; lisant mes livres sans me préoccuper de.A


savoir s'ils étaient propres a me faire du bien. Remar-
^
quez que nous ne gagnons rien à manquer de générosité
même envers un livre, et à calculer ce qu'il nous revien-
dra de nos lectures. C'est bien plutôt quand, nous oubliant ..
nous-même nous nous y plongeons tête et âme, passion-'
nés pour le sel de vérité et de beauté qui se cache dans
ses profondeurs; c'est alors seulement que nous en reti-
rons véritablement quelque chose.
Je lus beaucoup. Mon amour filial faisait revivre dan3
les, pages mêmes où il les avait puisés, les idées et les
enseignements de mon père ; il m'arrivait de pleurer à [
son souvenir sur les œuvres de Théophraste. Il m'avait]
enseigné le secret du grec et du latin, il m'aurai appris1
de même le pugilat ou le jeu de paume s'il l'avait pu :J
tel le naufragé qui empile sur son unique plat son fro-
mage de chèvre et ses baies rouges. Quand un homme
aime un seul être, il éprouve le besoin de lui donner
tout ce qu'il possède sans même se demander si ses dons
peuvent être utiles. Comme les femmes jadis, épinglaient
leur voile sur le front hardi du jeune Achille, et le vêtis-
saient en riant de longues robes brochées d'argent, ainsi
il avait enveloppé sa petite fille dans son grand pour-
point d'homme, sans considérer s'il lui allait ou non.
Après avoir lu par respect pour le passé, je lus pour
l'avenir. Le sentier que les pas de mon père m'avaient
frayé, et qui s'arrêtait net à l'endroit où, déposant le
fardeau de la vie, il avait passé — ce sentier, je conti-
nuai d'y marcher seule, opposant mon cœur d'enfant
aux ronces du sous-bois, pour atteindre la clairière où
de grands arbres ombragent la mousse. Pauvre enfant
dans la forêt sans aucun compagnon d'exil... Ma pitié-
pour moi-même, pareille au rouge-gorge de la légende,
s'efforce de couvrir de feuilles mortes tout ce triste-
passé.
C'est un danger sublime sur lequel nul ne songe à pleu-
rer, que celui où se jette une âme jeune voyageant à l'a-
venture dans le monde des livres sans se douter du péril,
éblouie par le soleil levant ! Ah ! vous trouverez cela beau
— vous l'applaudissez, vous l'encouragez comme si le
pire malheur qui pût lui arriver était de se reposer trop
longtemps au bord d'une source. Mais voici : ce monde
des livres, c'est encore le monde, et les mondains qui le
peuplent sont à la fois moins miséricordieux et plus puis-
sants que ceux de l'autre. Les méchants y sont revêtus
d'ailes comme des anges ; chaque lame y a été trempée
au feu des éléments pour livrer aussaut à une vie spiri-
tuelle, là le beau semble bon par la force de la beauté,
et la faiblesse équivaut au tort; le pouvoir y est justifié
lors même qu'il s'arme contre saint Michel; plus d'une
couronne ceint des fronts chauves. Dans le monde des
livres, il est vrai, il ne manque pas non plus de saints et de
rois qui secouent deleurchevelureles cendres dutombeau
et opposent au mas que changeant du Temps leur grande
figure où s'incarne la vérité. Plus d'un prophète, il est
vrai, enseigne dans ses carrefours, plus d'un voyant attire
sur sa tête la foudre du ciel pour éclairer un moment l'hu-
manité à la lueur des flammes de son bûcher. Mais arrêtez
qui sera juge ici — qui prononcera entre Saül et Nahas

à
et abandonnera le roiSaül l'instant précis de la faute
pour servir le roi David? Qui distinguera d'emblée le son
des trompettes, quand les trompettes sonnent pour Alaric
aussi bien que pour Charlemagne ? Qui décidera entre
les sorciers, et reconnaîtra les vrais voyants des impos-
teurs? — Sera-ce cet enfant, là ? Quoi ! laisseriez-vous
ce même enfant errer sur un champ de bataille et pro-
mener son sourire innocent au milieu des canons ? ou
même dans des catacombes où sa torche irait vacillant
sous de sinistres courants d'air, au milieu des mystérieux
murmures de l'obscurité ? Non ! n'est-ce pas ? jamais un
enfant.
Je lus donc de bons et de mauvais livres et aussi des
livres qui sont à la fois mauvais et bons, car les bonnes
intentions ne font pas toujours les bons livres. Il y en
a qui contiennent des preuves si bien définies de l'exis-
tence de Dieu, qu'au bout de la ligne le doute s'est défini
avec la même netteté dans l'esprit de l'homme, en sorte
que l'athéisme nait de la suggestion ; il y a des livres
moraux faits pour exaspérer la vertu, des livres
amusants qui rabaissent la dignité humaine, des livres
gais qui nous font pleurer par le plus beau soleil, et
aussi des livres mélancoliques, qui nous font rire à l'idée
que dans cette vie détraquée on puisse gémir sur une
injustice de plus ou de moins.
Le monde des livres est toujours le monde, je le répète;
l'un et l'autre ont, grâce à Dieu, la providence de Dieu
pour garder et fortifier ceux qui y flottent : avec quel-
ques luttes, sans doute, pour éviter les brisants, quelques
brassées désespérées dans les eaux profondes —Il m'ar-
rivait d'y perdre la respiration de mon âme et de m'é-
crier : « Que Dieu me sauve s'il y a un Dieu ! » — Et Dieu
me sauva, en effet ; et chaque vague me renvoyant
d'une erreur à l'autre, me rapprocha de la vérité.
Je le pressentais. Toute cette angoisse qu'on éprouve
au milieu det la tourmente des opinions humaines, cett£
pression qui s'exerce dans tous les sens, de haut en bas,
du fond à la surface, est peut-être pour le mieux après
tout : elle nous rejette à la fin sur le rocher ; elle nous
ramène à une noble confiance en nous-même, à l'usage
de notre propre instinct — et prouve simplement que
la raison pure est supérieure à toutes les déductions.
Essayez-en. Appuyez aux. remparts célestes les échelles,
de la logique au moyen desquelles vous espérez atteindre
ces hauteurs, — montez pas à pas — votre regard ira
plus vite que vos pieds ; ce rayon paissible qui. sort de
vous-même sans que vous puissiez dire ni pourquoi ni
comment, d'un vol aussi droit, aussi rapide que celui
de la lumière, s'élèvera jusqu'à Dieu.
' Les jeunes cygnes, guidés par leur instinct, trouvent
l'eau sur laquelle ils doivent vivre, mais l'homme vient
au monde ignorant son propre élément ; il cherche sa
voie comme à tâtons, égaré qu'il est d'ailleurs par le
péché héréditaire, sa vue intérieure troublée, obscurcie
par ses sensations. Bientôt son âme s'éveille — alors,
qu'il devienne attentif, qu'il adore, qu'il obéisse, car ces
manifestations muettes d'une imparfaite vie sont les
oracles d'une Divinité vivante attestant l'au delà. Quel-
ques-uns voient dans l'âme une page immaculée : qu'ils
l'appellent plutôt un palimpseste; c'est le manus-
crit d'un prophète profané, effacé et noirci par un
moine, une apocalypse déguisée sous un Longus ! en
sorte qu'en feuilletant son texte obscène nous pourrons
distinguer peut-être quelque trace fine et pure de ce qui
y fut écrit, quelque reste d'alpha et d'oméga révélant
l'écriture primitive.
Des livres ! et encore des livres ! J'avais découvert un
secret. Dans une mansarde on avait empilé des caisses
de volumes aux initiales de mon père ; il y en avait
dans tous les sens et jusqu'en haut. Je me glissais parmi
ces caisses géantes — fossiles de mon passé — comme
une toute petite souris qui se promènerait entre les côtes
d'un mastodonte. J'allais, moi aussi, grignotant de çà
et de là, attirant à moi, à travers une fente, le premier
livre qui se présentait, je m'en emparais avec des fièvres
de terreur, de hâte, de joie victorieuse ; je l'emportais
sous mon oreiller, et, le matin, une heure avant que le
soleil me permît d'y lire, il me semblait en sentir les
pulsations sous matête. Mes livres !... àla fin, les temps
étant mûrs, je mis la main sur les poètes.
La terre entre en fureur quand les flammes intérieures
l'atteignent au cœur, ellejette à bas temples et marchés,
arcs de triomphe et tours d'observatoire, pour se frayer
un chemin vers la liberté. Ainsi mon âme, au premier
contact de ce doigt divin de la poésie, rejeta loin d'elle
les conventions, et se leva en sursaut, convaincue des
grandes éternités en face de deux mondes.
Quoi ! Aurora Leigh, est-ce ainsi que vous parlez des
poètes et cela sans rire ? de ces menteurs vertueux qui
rêvent de choses obscures, exagèrent le soleil et la lune
et disent la bonne aventure dans une tasse à thé.
J'en parle comme des seuls organes qui restent à Dieu
de nos jours pour nous dire la vérité de sa part, la
vérité essentielle opposée aux vérités relatives et tem-
poraires; les seuls guides enseignant à l'humanité à
découvrir, dans l'ombre qui se dessine sur les murs d'un
charnier, la véritable stature de l'homme, droite,
sublime, et qu'un apôtre nous a dit être celle des anges.
EL pendant que les hommes ordinaires construisent des
voies ferrées ou établissent des lignes télégraphiques,
règnent, moissonnent, dînent et secouent la poussière des
somptueux tapis de ce monde, afin que les rois y mar-
chent, le poète soudain les arrête de sa voix tonnante :
— Voici l'âme, voici la vie, voici le mot qui se dit au ciel,
voici Dieu descendant parmi nous ! à quoi donc êtes-vous
occupés?—Et voilà tous ces ouvriers tressaillant au mi-
lieu de leur besogne, se retournant, levant la tête, et
sentant pour un moment que le battage des tapis, encore
que ce soit un joli métier, n'est pas après tout l'œuvre
capitale.
0 mes poètes, suis-je donc l'un de vous, que je vous
aime tant — ou est-ce en vous aimant seulement que je
m'unis ainsi à vous? De ce parfum de thym qui s'attache
à mes sandales, faut-il conclure que j'ai vraiment esca-
ladé en personne votre colline sacrée, ou simplement
que les pans de vos robes, traînant à travers mes rêves,
m'en ont imprégnée? Si ma joie et ma souffrance, ma
pensée, mes aspirations, comme certains instruments,
ne résonnent que sous un souffle mélodieux, est-ce à dire
que j'aie besoin, pour vibrer, de l'inspiration de vos
chants ? ou la musique est-elle bien de moi ; comme la
voix d'un homme est proprement sienne, comme notre
âme nous appartient parce que nous l'avons reçue de
Celui qui a soufflé en nous une respiration de vie? Voilà
un problème à méditer pendant la saison brumeuse.
Le ciel, cependant était serein, lorsque je sentis pour
la première fois mon pouls battre à l'unisson du leur;
lorsque les palpitations rythmées de mon sang et de mon
cerveau, comme le vent qui blanchit les saules en re-
tournant leurs feuilles, bouleversèrent pour moi le sens
des mots et m'en révélèrent les dessous inneffables. 0
délice et triomphe du poète ! qu'il prononce le simple
oui ou non d'un autre, une petite parole humaine d'es-
pérance, il dira cette parole de telle façon qu'elle vous
transperce comme un fer rouge, apportant une révéla-
tion spéciale, ébranlant tous les cœurs — Représentons-
nous quelqu'un d'entre les morts qui reviendrait nous
parler les yeux rayonnants : de même dans la poésie
la chose reste familière, mais l'expression est devenue
céleste. Pour lui, le poète, il contient à peine son ravis-
sement quand il sent palpiter en lui l'ange qui vibre en
harmonie avec les innombrables esprits des autres
mondes, s'abreuvant de lumière au delà des limites du
temps.
0 vie, ô poésie qui es la vie au dedans de la vie ! toi,
dont les aspirations vers les vérités invisibles dépassent
les facultés de notre être physique; toi, mon aigle royal,
dont les serres encore brûlantes de la foudre de Zeus
m'ont ravie bien loin de tous les bergers et de tous les
troupeaux jusqu'à cet Olympe où je devais servir désor-
mais. Mon rôle était d'offrir à ces dieux éternellement
gais, la coupe d'ambroisie où s'humectaient leurs lèvres
rieuses; enivrée moi-même du seul regard de leurs yeux
tout en leur passant à la ronde le divin breuvage. Quel
-
aspect sublime ont ces dieux !
C'est assez, Ganymède. Bientôt nous laissons tomber
f
la coupe d'or aux pieds d'Héré, et notre défaillance nous
ramène sur la tere. Nous nous y trouvons la face contre
;
le sol, au milieu des pommes de pins, couverts d'une
i
froide rosée, entourés de chiens qui aboient, de chevriers
railleurs : — Que lui arrive-t-il à présent ? semblent-ils
f dire tous. — Voilà les hauts et les bas dont le poète est
coutumier.
Mais en suis-je bien un? Le nom est royal, et je n'ose
) en vérité signer ainsi comme une souveraine authen-
j tique, malgré le sang princier qui semble parfois cou-
i rir dans mes veines, avec une sensation à la fois de
grandeur innée et de souffrance. Quoi qu'il en soit, je
n'ose : il est trop facile de devenir fou et de singer un
Bourbon sous un diadème de paille : la chose est trop
commune.
Plus d'une âme fervente a forgé des rimes qui eût
forgé de l'acier, si l'occasion s'en était présentée, dans
son ardeur avide de faire quelque chose. Plus' d'une
âme tendre a enfilé ses regrets sur une soie rythmée
comme les enfants font des colliers de primevères : —
plus ils prennent de peine, plus leur ouvrage se fane.
Les jeunes gens et les jeunes filles sèment trop souvent
leur folle avoine dans des vers anodins avant de réaliser
une vie utile. Hélas ! si presque tous les oiseaux chantent
à l'aurore, nous ne confondrons pas l'hirondelle avec
l'alouette sacrée.
En ces jours-là, pourtant, je n'analysais jamais rien,
pas même moi. L'analyse vient tard. Au commencement
on aperçoit la nature de face, en plein soleil, les pau-
pières s'abaissent devant toute cette gloire, — à force
d'éblouissement, la forme nous échappe. Je vivais en
-ces jours-là, et parce que je vivais, j'écrivais sans y avoir
d'ailleurs d'autres droits; c'était mon cœur qui battait
dans mon cerveau. Le cours violent de la vie anéantis-
sait les bornes : qne m'importait la limite entre mon
,champ et celui de mon voisin ? Nous jouons à saute-
mouton par-dessus le dieu Terme; l'amour que nous
éprouvons se mêle, à celui qui nous apparaît hors de
nous ; la distinction s'efface presque entre aimer et être
aimé, entre agir nous-même ou subir l'influence d'autrui.
Dans cette première course du char de la vie, nous ne
savons pas distinguer si c'est lui qui nous entraîne, ou si
.c'est la forêt qui fuit le long de la route.
Ainsi, avec la plupart des jeunes poètes, j'imitais de
beaux vers d'une façon médiocre que j'appelle aujour-
,d'hui une profanation. « Ne touche pas, ne goûte pas. »
— Nous sommes trop corrects nous qui écrivons avant
la maturité. Nous jouons de la cithare jusqu'à nous faire
-mal aux doigts comme si nous ignorions encore le contre-
point. Nous traitons la Muse en vieille connaissance ; on
dirait à entendre nos apostrophes à son adresse, que sa
tête aux tresses pourpres nous est apparue dans le fourré
aussi souvent que celle du cerf. Que de pastiches avec
tant de sérieux ! quels résultats stériles pour de virils
.efforts ! quelles froides odes sortant d'un four chauffé à
.blanc ! Dans ces idylles, les vaches sont si artificielles
i
;
quelles étonneraient le poète si elles se mettaient à l'écla-
| bousser en chassant les mouches avec leurs sabots. Dans
:j ces poèmes didactiques on ne voit que contradictions
— dans ces contrefaçons d'épopées, des trompettes
: criardes qu'un enfant aux joues roses pourrait embou-
cher pour faire rire sa mère. Et les douleurs élégiaques,
; et ces chants d'amour ramassés sur la route comme des
' bouquets de rebut, d'autant plus mauvais qu'ils sont
plus ardents. Toutes choses écrites par des matinées heu-
reuses, avec un cœur matinal aussi, brûlant d'amour,
il actif dans la résolution, — faible seulement pour l'art.
i Souvent, il est vrai, les formes anciennes palpitent
sous
l'effort d'un sang jeune, les vaisseaux, un peu déformés,
: se tendent sous l'action du vin nouveau. Epargnez les
vieux vaisseaux n'y versez pas le vin nouveau.
i

Excepté l'âme de Keats, cet homme qui ne progressa
>

pas graduellement comme les autres, mais accomplit


en vingt ans une révolution parfaite autour de lui-même
et mourut, après avoir, dans ce court espace de temps,
condensé toute une vie
— à part cette âme exception-
nellement forte, je trouve étrange, et j'ai peine à com-
prendre, que la plupart des jeunes poètes écrivent comme
s'ils étaient âgés, que Pope ait eu soixante ans à seize,
que Byron imberbe fut académique, et ainsi de beaucoup
d'autres. Ils ne se sont peut-être pas assez attardés dans
l'extase, pour en arriver àla clairvoyance—leurmémoire
se mêle à leur vision et la trouble.
Ou peut-être encore faut-il, pour découvrir la Muse-
: sphynx, que le désert de la mélancolie environne de
toutes parts le jeune chercheur.
Pour moi, j'écrivis, comme les autres, des poèmes faux.
les croyant vrais, parce que j'étais moi-même sincère en
les composant; peut-être, depuis lors, en ai-je écrit de
meilleurs avec moins de complaisance.
Je ne pouvais cacher à ceux qui m'observaient cette
vie intérieure qui s'éveillait en moi. Ils apercevaient de
temps en temps à ma fenêtre une lumière qu'ils n'y
avaient point mise : qui donc l'y avait placée? La sœur
de mon père tressaillait quand elle voyait mon âme luire
dans mes yeux. Elle ne pouvait me contester le droit
d'en avoir une , apparemment, mais elle objectait timi-
dement qu'une âme est un objet dangereux à porter au
milieu de tout le salpêtre répandu dans le monde.
c Aurora, me
disait-elle parfois, avez-vous fini votre
tâche ce matin? Avez-vous lu dans ce livre? Etes-vous
prête à prendre votre crochet? » — Elle semblait vouloir
dire: Quelque chose va de travers, je le sens. Je ne t'ai
pas suffisamment pétrie pour l'usage auquel je te destine,
comme le grain qu'il faut moudre et triturer si l'on ne
veut le voir fermenter aux premières pluies. — Eh!
quoi? ne vois-je pas pousser une tige verte? te permet-
?
trais-tu de croître — Je répondais en lui présentant
mon livre de récitation, ou mon résumé à examiner, en
m'asseyant à l'ouvrage qu'elle me rappelait, et pendant
des heures, je tirais l'aiguille, en regardant aller et venir
mon fil. Je n'en étais pas plus triste pour cela. Derrière
le mur des apparences, mon âme continuait à chanter,
aussi séparée du mal que l'alouette qui chante là-haut,
quand nous la perdons de vue, dans son vol tournoyant
au milieu des espaces bleus.
Ainsi, moitié par un labeur forcé, moitié par un travail
spontané, la vie du dedans se communiqua à la vie du
dehors. Mon âme en se développant sembla fortifier
mon corps, ma figure moins émaciée prit des couleurs,
quoique toujours un peu pâle; mes sourcils s'arquaient
plus résolument au-dessus de mes grands yeux bleus,
quand je me regardais dans la glace. Je me disais alors:

Nous vivrons, Aurora! nous serons forte. La meute
est après nous; mais nous ne voulons pas mourir.
Quiconque vit d'une véritable vie aimera d'un véri-
table amour. J'appris à aimer cette Angleterre. Très
souvent, avant l'aurore, ou pendant les mystérieux
méandres des après-midi, dédaignant mes persécuteurs,
je me plongeais dans les gorges de mes collines, comme
un daim poursuivi se jette à l'eau tout frissonnant de
terreur, tout écumant de sa course. Quand j'étais, moi
aussi, à l'abri des poursuites, ayant mis entre moi et la
maison ennemie maint coteau vert, j'osais me reposer,
ou errer à l'aventure sur la mousse, ce qui est une ma-
nière plus douce encore de se reposer, en regardant au
loin les plus petits mouvements du sol: à les voir, on
dirait que le doigt divin, en modelant la terre anglaise,
l'avait touchée sans appuyer. Quelle verdure partout!
une mer verte qui moutonne, des mamelons si petits que
le ciel semble avoir pour eux des caresses, tandis que les
grands blés paraissent grimper jusqu'à lui ; des recoins
de vallons, tout garnis d'orchidées, tout animés par le
murmure d'invisibles ruisseaux ; des pâturages où l'on
distingue à peine les blanches pâquerettes de la blanche
rosée, et où de loin en loin les chênes elles aulnes légen-
daires résistent au poids de leurs énormes branches
feuillues. Alors, je pensais que la patrie de mon père
était digne aussi d'être le pays de mon Shakespeare.
Si j'errais souvent seule, sans permission, il m'arrivait
aussi d'accompagner, avec l'autorisation de ma 'tante,
Romney et son ami Vincent Carrington, jeune peintre
dédaigné de ses contemporains à cause de ses idées
personnelles sur son art : à son point de vue, il suffisait
de bien peindre un corps, pour que l'âme s'y révélât,
comme dans les œuvres du premier Maître. Promenades
charmantes! Ce jeune artiste parlait quelquefois de son
dernier voyage en Italie. Il me semblait alors entendre
jouer d'un instrument à un diapason trop élevé, —
qu'on écoute cependant parce que la musique est belle.
Plus souvent nous nous promenions à deux quand il
plaisait à mon cousin Romney de marcher avec moi.
Nous lisions ensemble, nous causions, nous nous dispu-
tions au hasard. Nous n'étions pas des amoureux, pas
même des amis bien assortis, mais plutôt des érudits
qui ne sont pas d'accord : lui, trop préoccupé de ce qui
est, moi, peut-être trop ardente pour ce qui pourrait être.
Mais quoi! les grives chantaient, et il me semblait
que leur chanson agitait mon sang aussi bien que les
feuilles des aulnes. Je me retournais : d'un geste, je
faisais remarquer à mon compagnon que, malgré la triste
marche des choses d'ici-bas, sur laquelle il gémissait,
toujours, les grives n'en chantaient pas moins. A ces
mots, le front du penseur se rassérénait. Il supportait
avec une patience mélancolique et bienveillante mes
poétiques effusions sur la nature. Je m'extasiais sur les
splendeurs du ciel et des champs, les violettes heureuses
cachées au bord de la route, les primevères couvrant de
leur or le revers des fossés; les haies inextricables que
les vaches fourragent de leurs museaux gourmands
et de leurs cornes impatientes entre les branches pen-
dantes du tremble — haies vibrantes d'insectes où les
papillons blancs font l'effet de fleurs de Mai qui auraient
pris vie; les coteaux, les vallons, les lointains boisés enve-
«
lippes d'une brume dont le réseau argenté couvre à demi
j
fermes et granges; le bétail dispersé dans les pâturages,
a les cheminées des chaumières fumant parmi les arbres,
les senteurs de leurs petits jardins se mêlant dans l'at-
i
««sphère aux parfums des vergers. — « Voyez, lui
i
disais-je, la présence de Dieu ne se fait-elle pas sentir
.
sur la terre? et nos actions, quelles qu'elles soient,
'f
auraient-elles le pouvoir de le supprimer? N'y aurait-il,
p»urles pauvres, que la misère et le crime? Ouvrez les
yeux, vous dis-je! » — Et j'avançais gaîment dans l'herbe
,
épaisse, et battant des mains, je déclarais que tout est
Â
très beau.
Au commencement, Dieu appela son œuvre bonne,
.
et même alqrs, selon qu'il est écrit, -le mal n'était pas
loin. Quand nous appelons, les choses bonnes ou belles,
T
au moment même où nous parlons, le- mal est en nous,
tu autour de nous. Prions, afin d'être délivrés du mal.
-
II

Les mois se suivaient. Unmatin, jem'éveillai au seuil de


mavingtième année ; je regardai en arrière et en avant :
incomplète et comme femme et comme artiste, j'étais
confiante poùrtant, je croyais à la possibilité d'atteindre
la perfection; je tenais la création tout entière dans ma
petite coupe, souriant au moment d'y plonger ma lèvre
altérée, en communion de cœur et d'âme avec mon pro-
chain, s'appelât-il l'humanité.
J'étais contente, ce jour-là. Juin régnait en moi, avec
ses multitudes de rossignols et de boutons de roses. Je
me sentais si jeune, si forte, sisûre de Dieu, si heureuse
que je n'eusse guère pu désirer d'être sage. Me trouvant
vieille à vingt ans, j'avais envie de rappeler à moi, pour
un instant, mon enfance, de la revoir en face dans un
jeu d'enfant, avant de lui dire adieu pour toujours. Cette
fantaisie me fait bondir au dehors à la première heure,
sans prendre le temps de m'embarrasser de mon chapeau ;
— j'essuyai de ma robe la rosée de la pelouse, je dépas-
sai massifs et acacias, voulant me fêter à ma manière,
tandis que ma tante dormait encore. Tout en courant, je
me murmurais à moi-même, comme font les abeilles
quand elles butinent : « Les plus grands poètes attendent
la couronne jusqu'à ce que la mort ait blanchi leur crâne ;
il en sera de même pour moi, à moins que je ne sois
indigne de cette grande adversité — et certes je ne vou-
drais pas en être exempte. Pourquoi donc ne me cou-
ronnerais-je pas moi-même aujourd'hui, non par orgueil,
mais pour m'amuser, pour savoir ce qu'éprouve un front
à se sentir ceint de feuillage, avant de devenir insen-
sible, comme celui de Dante, à cette douce pression. Du
feuillage, mais lequel? »
J'attirai les branches à moi, afin de choisir. « Pas de
laurier... le destin renie les cœurs trop présomptueux;
pas de myrtes, il est réservé à l'amour; or, l'amour est
quelque chose de solennel qu'on n'ose pas toucher à une
;
heure aussi matinale. Cette verveine outrepasse son droit
t
de symboliser la passion par la vivacité de son parfum ;
et, tout auprès, cette rose deGueldre, à la moindre sug-
gestion de la brise, éparpillera ses pétales... Ah! voici ce
qu'il me faut : ce lierre qui pend le long du mur en
traînes gracieuses et dont toutes les feuilles, en poussant,
ont l'air de penser à la guirlande qu'elles formeront:

Grandes, douces, dentelées comme celles de mes vignes
d'Italie, elles me plaisent, ces feuilles de lierre, ces tiges
...
audacieuses qui se sentent assez fortes pour escalader
les hautes parois — elles conviennent aux tombeaux
comme auxthyrses, elles. s'enroulent bien autour de mes
cheveux.
,
Et tout en me disant cela, moitié en paroles, moitié en
chant, car certaines pensées sont pareilles à des cloches
qu'on ne peut toucher sans en tirer un peu de son, j¡e
cueillis une branche qui, ainsi secouée, m'aveugla de
rosée, et la posai en. guirlande sur mon front. En me
retournant, je me trouvai en face de mon public — mon
cousin Romney, la bouche deux fois plus grave que les
yeux.
Je restai clouée à ma place, les bras relevés comme
ceux d'une cariatide demeurée seule debout sur les ruines
d'un temple, persistant dans une pose qui ne répond plus
à sa destination première. Mes jours en feu n'étaient pas
de pierre, pourtant!
— Aurora Leigh! la plus matinale des aurores!...
Je saisis sa main tendue vers moi; les naufragés s'em-
parant au hasard de celle qui leur apporte du secours!
la marée montante avait bien, en effet, surpris l'enfant
au milieu de ses jeux, écrivant son nom sur le sable trop
près du flot. Je rougissais ridiculement de cet enfantillage.
— « Vous, mon cousin! »
De ses yeux, le sourire pas&a sur ses lèvres et devint
ironique :
— Voici, me dit-il, un livre que j'ai trouvé. Aucun nom
n'y est inscrit. Des poèmes, à en juger d'après la forme;
un peu de grec sur les marges, du grec de dames,
sans accents. Si je l'ai lu?Non, pas un mot. J'ai vu d'em-
blée qu'il y avait de la magie là dedans; cette lecture
évoque les esprits malins. Je le rapporte à la magicienne.
— Mon livre! Où l'avez-vous trouvé?
— Dans le creux, au bord de la rivière, près du hêtre
dont la dryade, m'avez-vous dit, a un cœur de naïade
et soupire après les eaux.
— Merci.
— C'est plutôt à moi de dire merci. Je viens de voir
que vous n êtes ni trop poète ni trop magicienne ni trop
pédante, ni trop rêveuse pour être femme en même temps.
Un nouveau sourire de ses yeux vint affleurer le lierre
dont j'étais couronnée. Je répondis gravement.
— Les poètes, par malheur, doivent forcément être
hommes ou femmes.
Oh ! mais, par bonheur, ni les uns ni les autres ne

sont forcés d'être poètes. Tenez-vous-en à votre guir-
lande verte, jolie cousine ; à rêver de pierre et de bronze,
vous ne gagneriez que des maux de tête et vous saliriez
peut-être la blancheur de votre robe du matin.
— C'est là votre opinion. Parce que j'aime le beau,
faut-il que j'aime le plaisir surtout? — vous me faites
payer cher ma blancheur et ma tranquillité. Soit, vous
connaissez le monde, et vous n'ignorez que votre cou-
sine, c'est peu de chose. Mais apprenez ceci : j'aimerais
; mieux jouer mon rôle dans la mission de ceux qui sont
morts pour Dieu, qui, pour répandre sa gloire, ont ris-
qué leurs robes blanches au milieu des souillures d'ici-
bas, que de demeurer oisive, immobile, n'osant faire un
( pas de crainte de salir la mienne dans la poussière. Je
; veux marcher à tout prix. Je préfère même les maux de
tête s'il n'est point sans eux de pensée active et de con-
;
ception harmonieuse. Aujourd'hui, justement, pour
i mon anniversaire, j'ai le droit de choisir.
— Chère Aurora, choisissez plutôt de les guérir. Vous
avez des moyens pour cela.
Je comprends. Vous trouvez les maux de tête trop

j nobles pour mon sexe, vous pensez qu'il me vaudrait
mieux souffrir par le coeur ; cela est plus décent, plus
spécial à la femme, plus tolérable aux, yeux de tous,
<
excepté aux nôtres.
En disant ces mots, je dénouai ma guirlande, que je
balançai dans ma main avec un mélange de dépit et de
»

-
malice, tout en marchant auprès de lui; je lui jetai un
regard de côté pour découvrir ce qu'il pensait, pareille
à un faucon posé sur le poing du chasseur, la tête un
semblaB
peu penchée, l'œil effrayé et défiant à la fois, qui
dire : « Attendez, vous allez voir ! Je vais m'envoler
tout à l'heure et vous ne m'en empêcherez pas ! » Momi
fauconnier muet me répondit d'un simple geste qui signi.
fiait: « Envolez-vous donc! :J Nous marchions en silence,*!
quand soudain, arrivés en vue de la maison, il saisit ii
l'autre bout de ma branche de lierre, et s'écria : —r
Aurora ! *
Je demeurai immobile, ma respiration même s'arrêta. i
— Aurora, ne plaisantons pas. Laissons là ce jeu du
cœur et de l'esprit. La vie, c'est l'union de l'un et de)i
l'autre, quand ils sont actifs, complets, sérieux. Ce sont i
des hommes et des femmes qui font le monde, de même)
que la tête et le cœur font la vie humaine. Que l'homme)
et la femme agissent, il y a du travail pour tous suri
cette terre assiégée de maux, et la pensée ne saurait i
accomplir l'œuvre de l'amour. Mais travaillez avec uni
but, je veux dire en vue d'une utilité quelconque, et t
non pour ces satisfactions futiles qui à la longue s'inter- -
posent entre nous et la vraie lumière. Oseriez-vous con-
fondre ces jouissances personnelles avec la gloire de )

Dieu? Ce livre écrit par vous, je n'en ai pas lu une page ; ;

mais une rose lancée en l'air retombe infailliblement h


le calice en bas : de même, malgré votre jeunesse et,
votre pureté; votre livre, étant l'œuvre d'une femme, ne ï
peut valoir ni plus ni moins que ceux des autres femmes v
Et quand il vaudrait mieux qu'en adviendrait-il ? Il 1
nous faut maintenant ce qu'il y a de plus élevé dans il
l'art, ou point d'art du tout. Le temps est passé dessf
dieux en miniature, des nymphes et des tritons. Le poly-v
théismes'incline devant Dieu, ce résumé de ce qu'il y ^
I
s
de meil-leur. Un Dieu suprême, ou point de Dieu. De même
pour l'art, je le répète. Qu'on nous donne des arts divins
où l'inspiration se révèle, dont la réalité égale celle de
nos douleurs, ou qu'on nous laisse à nos douleurs, car
en les supportant avec une patience toute prosaïque faite
d'espérance, nous remportons un triomphe qui fait de
^ nous-mêmes des
dieux. Vous êtes jeune, vous, comme
- l'était Eve, au premier jonr, l'aube a mis son reflet sur
| votre visage ; m&issachez, petite cousine, que ce monde
où vous vivez a fini de fêter des enfants et garde ses
î couronnes
pour les suspendre à des ruines. Nous ne
i mettons plus en vers les cris de l'humanité traquée par

la meute sanguinaire jusque dans le tombeau vide où


î elle ne put retenir le Christ. Cette humanité est singu-
;ï lièrement opprimée. La sueur çlu travail, mentionnée

•i dans la sentence divine des premiers jours, s'est changée

i en sueur d'agonie coulant sous la torture. Qui donc a le


f temps, pensez-y, de s'asseoir pendant une heure seule-
« ment, pour écouter les cymbales dont jouent des mains

ci
blanches ? Quand l'Egypte sera vaincue, que Marie chante
son cantique. Mais avant, c'est Moïse qu'il nous faut.
— Ah ! voilà !... mais où est Moïse ? se trouvera-t-il un
Moïse! Vous le chercherez vainement parmi les roseaux,
é tandis que vainement jejoue des cymbales. Accor-
jf1 dez-moi pourtant
que ces instruments ont servi à quel-
!,O que chose parfois, ne fût-ce qu'à coloniser des ruches

— et en ce cas il n'y a pas un grand inconvénient à ce


"j qu'ils soient entre des mains de femme.
J" — Mais c'est là justement ce que je blâme. Vous jouez,
comme les enfants, près d'un lit de mort, et vous vous
-A attribuez le. rôle d'un prophète chargé d'instruire les

1a vivants. La femme ne comprend rien à toutes ces choses.


i
Elle ne généralise rien, — pas même la douleur ! Votre
battements si rapides, ce cœur si plein de sym-!
cœur aux
pathie pour les souffrances individuelles, qui ressent si
vivement la douleur de chaque plaie particulière, et qui
à chaque blessure se donne tout entier, est incapable<
pourtant des s'ouvrir, large et profond, à la misère uni-
verselle. A vos yeux, la race humaine, c'est tel enfant ou
tel homme rencontré un matin, tout transi, près de cette
grille peut-être. Vous recueillez quelques cas de ce
genre, et si vous êtes forte, vous écrirez des livres sur
les usines, sur les esclaves, comme si votre père était
nègre ou votre fils un ouvrier. Tout ce avec quoi
un
vous ne pouvez vous identifier vous demeure indifférent.
Eh bien, moi, je vous trouve dure aux maux de l'hu-I
manité. Voici le monde à demi aveuglé par la lumière'
intellectuelle, à demi abruti par la civilisation ; les soies:
de Tarse lui ont apporté la peste, ses cris de détresse
montent vers le ciel, à l'occident, à l'orient, le long de
; partout il nous apparaît
toutes les voies ferrées fou de
.
douleur ou de péché. Or, se trouve-t-il une seule femme
parmi vous, qui pleurez si aisément, pour pâlir à la vue:
de ce tigre ébranlant sa cage? — une seule qui s'arrête:
au milieu d'un bal où qui cesse d'enfiler des perles:
pour méditer sur cette somme énorme d'angoisses,;
jusqu'à en mourir de désespoir? — Montrez-moi unei
larme, une vraie larme comme celles de Cordélia, dan?
de beaux yeux pareils aux vÔtres, qui soit causée par la
folie universelle. Vous ne pouvez prétendre que vous en
?
pleureriez, n'est-ce pas Vous pleurez sur ce que vous
connaissez, sur un enfant aux cheveux blonds que vous
aurez une fois touché du bout du doigt, et dont la 1

maladie vous fait de la peine; — mais songeriez-vous à


É
pleurer parce qu'il y a sur notre terre des millions de
malades ?... Non, vous dis-je: pas plus que vous neson-
j

geriez à pleurer sur un problème de mathématiques ou


d'algèbre. Aussi ce monde, incompris de vous, ne peut
subir votre influence. En femmes personnelles et pas-
i sionnées que vous êtes, vous nous donnez de tendres
* mères, des épouses parfaites, des madones sublimes, des
i martyres, mais vous ne nous donnerez pas un Christ.
Et, à mon avis, vous ne nous donnerez pas non plus un
i

;« poète.

— Et vous concluez ?

— Ceci, simplement : que vous, Aurora, avec votre


; grand front vivant et vos paupières fermes, ne pouvez
>.
condescendre à jouer avec l'art, ainsi qu'un enfant avec
'• un sabre, pour faire montre de courage, admirée,
j comme lui, pour ce simulacre d'action, parce que l'action
vous est impossible. Les louanges mêmes de la critique
ne sauraient vous satisfaire ; on sent qu'en jugeant votre
livre, elle ne considère pas la valeur intrinsèque de
r
l'œuvre, mais l'œuvre d'une femme, et ce respect relatif
»
cache mal un dédain absolu. « Excellent, dit-on ; quelle
i grâce! quelle aisance, quel style coulant, quel trait dé-
>
licat... C'est presque de la pensée; nous estimons que ce
livre fait honneur au beau sexe ; nous faisons place à la
nouvelle muse parmi nos écrivains féminins, nous féli-
-
citons notre pays de produire des femmes... qui savent
(
épeler. »
— Arrêtez! dis-je, l'émotion m'étant venue à mesure
qu'il parlait. — Si vous n'avez lu mon livre, vous avez.
bien lu dans mon âme. Vous jugez avec raison que je
ne voudrais pas m'abaisser, je ne dirai pas à entendre de
pareilles louanges (au reste les éloges de toute espèce
qu'un but), mais à un pareil usage de la vie-
sont pauvre
qui est précieuse, et de l'Art, qui est sacré. Je suis jeune
et peut-être faible, vous me le dites du moins, par lte

seul fait que je suis femme. Pour tout le reste, je vous


rends grâces de votre équité. Je préférerais danser sur
la corde en plein champ de foire, à la grande joie des
petits mangeurs de pain d'épices, que de composer des
passables, intolérables aux hommes qui agissent
vers
souffrent. Mieux vaut mille fois poursuivre un métier
frivole par des moyens sérieux, qu'un art sublime d une ;

manière frivole. D

Choisissez une tâche plus noble, Aurora, pour



laquelle sont faits vos yeux humides, vos lèvres palpi-
tantes, votre cœur haletant. Nous sommes jeunes, vous
et moi. Regardez autour de vous. Ce monde, où nous i.

venus tard, est comme enflé de générations dis-


-sommes
parues et de leurs crimes. La pioche de la civilisation
grince d'une manière horrible sur les ossements des mortel
et ne peut retourner qu'un sol fétide. Tout succès prouve
un insuccès partiel ; tout progrès implique des chose
dépassées ; tout triomphe, quelque victime écrasée sous
les roues du char - tout gouvernement, quelque tort. EL
les riches font les pauvres, et les pauvres maudissent le*
riches, et tous agonisent pêle-mêle dans le spasme soci
et la crise des siècles. L'époque où nous vivons noi»
impose une vocation unique. Les temps sont accomplis.
Il n'y a à voir ici que l'homme riche et Lazare, l'un eK
l'autre dans les tourments, entre eux un gouffre, et pal
la moindre allusion au sein d'Abraham. Qui donc,
Atirora, étant homme, peut demeurer insensible faet
en
de ces choses et ne jamais se creuser l'âme à la rechercha
de quelque grand remède? — Quoi ! n'y aurait-il aucuÉ
remède pour cette douleur dans toute la terre, ni même
dans les cieux?
— Vous croyez en Dieu pour ce qui vous concerne,
n'est-ce pas ? vous croyez que le Créateur de toutes
choses peut faire sortir les bonnes des mauvaises comme
les hommes plantent les tulipes sur du fumier quand ils
les veulent plus belles?

Il est vrai. La mort est semblable à la vie,, pour
parler exactement. Et rien dans toute la nature ne
meurt au sens humain du mot tant que Dieu, par le fait
de son essence divine, préside à la vie perpétuelle. C'est
là, je le sais, une vérité abstraite, philosophique, que
j'appellerai la communion avec Dieu — mais moir je
sympathise plutôt avec l'homme (et c'est pourquoi sans
doute j'ai été créé) et quand j'assiste à une angoisse,
c'est bien la mort que je vois. Remarquez ceci : les
mastodontes, avant de passer à l'état de fossiles, n'au-
raient pas, j'imagine, retiré une grande consolation de
la nouvelle que les éléphants devaient prendre leur
place dans le règne animal: de même, comme homme,
je partage les sentiments de mes semblables dans le
temps présent et non dans un avenir problématique.
Est-il possible, mon cousin ? le monde est-il donc

si mauvais sans qu'aucune rumeur ne m'en arrive dans
ma retraite ? je sais bien qu'il a toujours été méchant
— mais à ce point ?
Oui, Aurora. Hélas
! mon âme est devenue,sombre

à force de sonder cette grande masse d'iniquités. Que
nous les appelions vices, mécontentement, nécessités
du pouvoir ou complicités de la crainte, tout concourt à
former nos statistiques désespérantes. C'est une chose
terrible que de voir le mal et la souffrance qui règnent
dans le monde ainsi réduits sur une page en chiffres
silencieux, simples et clairs, comme l'œil de Dieu voit
le pourquoi de toutes les tombes de la terre; c'est une
chose terrible, dis-je, que de comtempler ce spectacle
pour qui n'étant pas Dieu, ne peut remédier au désordre
qu'il voit. Puis-je faire autrement que de sacrifier mes
années, mes talents, mes intérêts particuliers, avec tous
les hommes secourables, si tant est qu'il y ait un secours
pour une pareille détresse ? Le sang de l'humanité qui
coule dans mes veines est assez fort pour me pousser à
accomplir ce devoir.
Alors je pris la parole.
— Il n'y a pas bien longtemps que je suis sur le rivage de
à
la vie et ses eaux amèresont peine atteint mes pieds. Je
ne puis juger de ses marées — je le pourrai peut-être
plus tard. Une femme, à années égales, est toujours
plus jeune qu'un homme, parce qu'il ne lui est pas per-
mis de mûrir au soleil et à l'air extérieur, et qu'on la
garde en robes longues bien après qu'elle est en âge
de marcher. Vous en jugez autrement, vous autres
hommes; vous pensez qu'une femme mûrit comme les
pêches, par les joues surtout. Admettons que, jeune
par les années, je sois plus jeune encore en tant que
femme. Mais un enfant peut dire amen à la prière d'un
évêque et la comprendre ; pour moi, incapable de tran-
cher le nœud des questions sociales, je puis applaudir
à une compassion auguste, à la pensée chrétienne qui
s'élève au-dessus des buts vulgaires et égoïstes. Acceptez
mon admiration.
Son regard brûlant se tourna vers moi.
Est-ce là tout ? me dit-il : pas d'autre con-
cours ?
— Quel concours ? Si la nature elle-même, à votre
i avis, dédaigne ma voix parce que c'est celle d'une
femme, vous ne manqueriez pas de mépriser mon aide.
Comment demandez-vous à une femme ce qu'elle ne peut
»

donner?
Il saisit mes deux mains dans les siennes, et plongea
0 dans mes yeux un regard où pesait toute son âme.

— Je lui demande ce qu'elle peut donner, son amour,


tune vie en commun à travers des devoirs amers. Je lui
) demande d'être ma femme.
— Dieu soit témoin entre nous ! dis-je, et il me sembla
j qu'à l'instant je flottais dans une lumière surhumaine qui
1
m'élevait au-dessus de lui. Trop faible pour vivre par
moi-même, vous m'estimez assez forte pour servir de
.f

(soutien à un homme de votre stature ? trop pauvre pour


openser, mais assez riche pour sympathiser avec le pen-
seur? incapable de chanter comme le merle, mais comme
dui capable d'amour ?
Je m'arrètai. Peut-être étais-je devenue plus sombre
ccomme le phare dans son évolution. — Au bout d'un
îmoment, j'ajoutai : — Il en est toujours ainsi : toute
femme est bonne à vous servir d'épouse.
— Aurora, mon aimée, vous traduisez mal ma pensée.
3
Ne voyez aucune contradiction dans ma manière de vous
renvisager, elle demeure aussi respectueuse sous un as-
epect que sous l'autre. Si votre sexe est faible dans l'art
1 :et en le disant je vous rendais hommage puisque je vous
i faisais l'honneur de la vérité), il est fort pour la vie et
(pour le devoir. Unissons nos cœurs, vivons ensemble
(consacrés au monde qui a besoin des couleurs vives de
i l'amour sur le fond gris du temps. Mes paroles vous
i semblent abstraites ; elles tendent en effet à vous faire
voir dans l'arène des monceaux de corps décapités, &i
informes, enchevêtrés ! L'ange du jugement pourrait à 1

peine se frayer sa route à travers un pareil amas et l


atteindre un individu distinct — combien moins Aurora! j
Ah ! douce amie, venez, descendez jusqu'à moi : nous
j
irons la main dans la main, vous pourrez toucher ces 1

victimes une à une — jusqu'à ce que le cadavre inconnu i

de chacune d'elles puisse revêtir une ressemblance qui I


vous soit familière, celle de votre mère au besoin, afin fl

d'émouvoir votre pitié. ^ I


Je suis jeune fille, répondis-je lentement, vous 1
— une
faites bien de me rappeler la figure de ma mère. La main 1
de Dieu m'en séparée trop tôt, hélas mais j'ai 1
a ! vu
rayonner assez d'amour sur ce visage et sur un autre
pour savoir ce que c'est que l'amour. Je n'en ai jamais
rencontré davantage. Celui que j'ai vu depuis sur cette
froide terre anglaise, pardonnez-moi ceci, n'est pas
même suffisant pour faire un mariage. Ce que vous
aimez, Romney, ce n'est pas une femme, c'est une
cause : vous cherchez une aide et non une maîtresse, ^
une compagne pour seconder vos vues et non une femme
qui soit en elle-même votre but. Votre cause est noble,
vos vues sont excellentes ; mais moi, indigne de les ser- '
vir, je conçois l'amour d'une autre manière. Adieu. |f
— Adieu? Aurora — est-ce ainsi que vous me rejetez?
— Mon cousin, vous êtes marié depuis longtemps à
une idole qui a tout votre cœur : votre théorie sociale. :
Soyez heureux ensemble. Quant à moi, je ne suis pas
assez docile pour jouer le rôle d'une Agar, servante de
l'épouse légitime. J
Ne plaisantez pas. |N

— Je parle très sérieusement. Vous traitez le mariage
un peu trop à la façon d'un apôtre. Vous supporteriez
une femme qui serait... disons le mot : une sœur de
charité.
Faut-il donc renoncer à vous? Me suis-je trompé

à ce point dans mes espérances en considérant la femme
comme plus noble que l'homme dans sa conception de
l'amour, et vous comme la plus noble des femmes? —
j'ai donc commis une grande erreur en disant tout sim-
plement, dans mon respect candide de la vérité : « Viens,
ô créature humaine, aimer et travailler avec moi ! » —
au lieu de vous débiter quelque madrigal sur les Grâces
et les Muses, les amants qui rampent à leurs pieds, et
mon amour prêt à mourir si vous ne daignez y répondre?
Je l'interrompis avec une indignation tranquille.
Vous vous trompez en ne voyant dans la femme

que le complément de l'homme. Toute créature, vous
l'oubliez, demeure seule responsable de ses actes et de
ses pensées, de même qu'elle est seule dans sa naissance
et dans sa mort. Quiconque dit à une femme loyale :
Aimez et travaillez avec moi, — recevra une réponse
favorable si l'amour et le travail, bons en eux-mêmes,
sont vraiment la meilleure chose que puisse lui offrir
l'existence. — Des femmes d'un tempérament plus tendre
surprises au moment où elles s'éveillent à la yie, n 'en-
tendront parfois que le premier de ces mots, l'amour,
et s'accommoderont de n'importe quelle tâche, pourvu
quecet amour chéri l'accompagne. Je ne les blâme pas,
bien que par amour, elles se contentent souvent d'un
travail stérile le^ffanatiques de la terre font trop sou-
:
vent les saints dû paradis. Mais pour moi, votre travail
n'est pas le meilleur, ni votre amour non plus. Vous me
forcez à parler de moi-même d'une manière présompr
tueuse : j'ai vocation, moi aussi, mon travail spécial.
ma
Votre monde fût-il deux fois plus misérable que vous ne
le représentez, le ciel et la terre m ont donné à faire une
œuvre aussi utile, aussi sérieuse que celles de tous vos
économistes. Réformez le monde, rendez le commerce
possible au chrétien, faites que le droit de chacun n'oc-
casionne de dommage à personne. Effacez de la terre
les sillons du Tien et du Mien, que le champ s'ouvre
tout grand à l'activité de tous. Où espérez-vous en venir,
si l'homme ne dépasse pas de la tête sa prospérité, — si
l'artiste ne maintient ouvert l'accès des voies qui sépa-
rent le visible de l'invisible, si rompant vos meilleures
conventions avec son bien idéal, que Dieu le charge de
proclamer, il ne nous révèle ce qui dépasse à la fois la
parole et l'imagination? Un homme affamé est supérieur
à un animal repu. Nous ne traquerons pas le Beau contre
un peu d'orge : de même, vous n'atteindrez pas vos
pauvres buts d'alimentation publique ou de confort uni-
versel sans vous associer un poète. Il faut une âme pour
mouvoir un corps, il faut un homme aux sentiments
élevés pour remuer les masses, ne s'agit-il que de les
pousser vers une auge plus propre. Ilne faut rien moins
que l'idéal si l'on veut enlever quelques grains de la
poussière qui recouvre le réel. Si les Fourier ont échoué,
c'est qu'ils n'étaient pas assez poètes pour comprendre
que la vie se développe du dedans au dehors. — Peut-
être bien ne suis-je pas digne, ainsi que vous le dites,
d'une œuvre comme celle-là; une âme de femme peut
aspirer, et non créer. — Eh bien, j'essaierai, et si
j'échoue, vous brûlerez ma balle avec d'autres œuvres
fausses : je ne demanderai pas grâce. Votre mépris vaut
mieux, cousin Romney. Moi qui aime mon art, je ne
voudrais pas le rabaisser à ma taille. Vous m'accorderez
que même une femme peut aimer l'art, puisque d'ailleurs
il est dans sa nature de gaspiller son affection sur n'im-
porte quoi — ceci est hors de question.
Je retiens les dernières paroles prononcées ce jour-là,
comme on se souvient des grincements de la porte qui,
il y a des années, se referma sur une nouvelle désas-
treuse, emportant notre force et notre gaîté. Ma mé-
moire a gardé l'empreinte des moindres jeux de sa phy-
sionomie. Nous ne nous aimions pas, je le sais, et ce que
je lui dis alors, je ne m'en repens point : on ne se repent
jamais d'avoir dit la vérité. Et pourtant, c'était une âme
royale. Dur envers moi, héroïque envers lui-même, il
m'apparaît rétrospectivement d'autant plus élevé au-
dessus de moi que la distance le grandit encore. S'il
m'avait aimée, je serais aujourd'hui une femme comme
les autres, moins célèbre mais moins seule, plus heu-
reuse et peut-être meilleure, avec des enfants joufflus
pendus à mon cou pour me garder dans les régions
tempérées de la sagesse. La vigne chargée de tels fruits
est fière de plier sous le poids. Le palmier solitaire se
tient droit au milieu de son royaume de sable.
Et moi, solitaire comme lui, je me tiens droite aussi,
digne d'avoir dit la vérité puisque je suis satisfaite de
l'avoir dite, — et pourtant, elle nous a séparés à jamais.
— 0 vils regrets de notre cœur féminin! nous soupirons
après un simple nom, une apparence, une supposition,
un amour qui aurait pu être ! Tout homme nous ayant
parlé d'amour devient-il donc une puissance dans notre
vie? La réalité de l'amour est-elle donc-notre bien su-
prême, et celui qui le personnifie à nos yeux devient-il
pour nous le second des biens ? Un amour qui aurait pu
être, ai-je dit — non, en vérité, je ne suis point aussi
méprisable. Si l'image de cet homme s'impose à moi, c'est
surtout à cause du tort qu'il m'a fait, de la secousse qu'il
a imprimée à mon existence, en me trouvant là même où
le démon de'ma jeunesse m'avait placée, sur ces som-
mets de l'espérance tout étincelants de rosée matinale,
tout affamés de pleine lumière ; c'est parce qu'à mes
aspirations vers la gloire il répondit en me conviant au
travail, en m'adjurant de m'associer à son œuvre des
bas-fonds : Viens, me disait-il, j'ai de l'ouvrage pour toi
là-bas. Viens balayer mes greniers, soigner les malades
de mes hospices, et je te paierai avec la monnaie cou-
rante que l'homme donne à la femme.
Comme nous parlions encore, un pas rapide foula
l'herbe à côté de nous ; c'était ma tante, dont le grand
jour transformait le sourire en grimace ; son visage et
sa voix s'harmonisaient avec cette journée d'été comme
la lumière d'une chandelle avec l'éclat du soleil. Cette
voix disait :
— Romney ici ! — Mon enfant, faites entrer votre
cousin, et causez dans la maison si vous tenez à causer
pour votre fête. Venez donc.
Il répondit à ma place, avec calme, en essayant inuti-
lement de forcer ses lèvres à sourire.
— Notre conversation est terminée, madame. La fille
de votre frère m'a congédié. Ma réponse sera plus à sa
place sous les arbres du jardin que dans votre maison si
hospitalière jusqu'ici. Adieu.
Il s'éloigna en disant ces mots. J'entendis ses
pas se
perdre dans l 'allée, puis la voix mesurée de ma tante
me rappela à moi-même.
Qu'est ceci, Aurora Leigh ? la fille de mon frère

congédie mes invités !
Le lion qui sommeillait en moi reconnut la voix du
dompteur ; j'étais vaincue devant elle, transforméeen
enfant docile qu'elle connaissait bien : je lui demandai
pardon et m'excusai de l'avoir involontairement offensée
en refusant à un ami d'entrer à son service à titre de
femme. Je n'avais pas été coupable d'autre chose.
— Pas d'autre chose, répéta-t-elle par deux fois. Dieu
veuille que vous ne soyez pas folle. Vous ne voulez pas
dire que Romney Leigh vous ait demandée en mariage
et que vous l'ayez refusé ?
M'a-t-il vraiment demandée ? dis-je. Il s'est plutôt

baissé pour me ramasser dans un but utilitaire ayant
besoin d'une femme pour le seconder. Je n'appelle pas
cela une demande.
Quelle absurdité !... Ces jeunes filles sont-elles

reines? Il leur faudrait des manteaux brochés de vingt
30ies différentes étendus sous leurs pieds avant qu'elles
fassent un pas vers le prétendant le plus noble qui soit
jamais né 1

— Mais moi, dis-je avec fermeté, je suis née pour mar-


cher dans une autre voie, chère tante !
— Marcher! marcher 1... Un enfant de treize mois -
marcherait aussi bien sans un doigt solide pour le gui-
ier. Que Dieu vous aide ! Aurora : vous tâtonnez dans
l'obscurité malgré le beau soleil qui nous éclaire. Vous
supposez peut-être que, seule héritière d'un homme
-iche, vous êtes riche vous-même et libre de choisir votre
?
voie Vous pensez, de plus, et c'est assez raisonnable,
pe, quand la mort viendra me paralyser, je déposerai
'na petite fortune entre les mains de ma nièce ? Priez,
mon enfant, lors même que vous ne m'aimiez pas, je le
sais; demandez à Dieu, comme si vous m'aimiez, que la
mort m'épargne. Car si je vous quittais, vous resteriez
sans ressource au monde, forcée de sortir de cette mai-
son, sans toit (à moins que je ne vous fasse une place
dans mon tombeau), sans pain, pauvre agneau de mon
frère — hélas! quelle douleur... — sans aucun droit à
récolter un seul brin d'herbe sous ces arbres ou à proje-
ter votre ombre mignonne sur cette pelouse — ni pâtu-
rage, ni bercail pour vous, pauvre petite ! — Ah ! mon
frère, voici la conséquence de vos amours à l'étranger !
Ne me regardez pas ainsi avec ces yeux étonnés de votre
mère, Aurora, car ce sont eux qui ont causé tout ceci,
c'est à eux que vous devez d'être une orpheline sans dot,
mon enfant, à ce malheureux choix de votre père...
quand les hommes sont amoureux, ils ne pensent guère
à leurs fils ou à leurs filles, non plus qu'à leurs soeurs : ;
sans cela votre père aurait réfléchi avant de se marier,
il aurait reculé devant la clause qui excluait de la succes-
sion des Leigh tout rejeton issu d'une étrangère. (Il y a
cent ans, cette clause fut introduite par un Leigh qui
avait épousé une danseuse française et dont le cœur lut
piétiné par elle en retour.) Votre mère doit avoir été
bien jolie, malgré son teint brun et ses cheveux noirs !

d'Italienne, pour détourner ainsi de ses devoirs de


famille un homme aussi bon que mon frère. Notre cou-
sin Vane, Vane Leigh, le père de Romney, lui écrivit dès !
votre naissance et vous demanda en mariage pour son
fils, afin de réparer envers vous le dommage causé par *

le fameux testament, et de réunir sur votre tête et celle '


de son petit garçon l'héritage en perspective. C'était
généreux de la part de mon cousin Vane. Rappelez-vousj
comme il vous attira affectueusement sur ses genoux
l'année de votre arrivée parmi nous, peu de temps avant
sa mort, et prit vos joues entre ses mains en regrettant
qu'elles ne fussent pas plus roses. Vous
i
vous souvenez.
;
de Vane? Et maintenant voici son fils, le représentant
de notre maison, le propriétaire de tous les fiefs et
;
ma-
noirs, à qui reviendra même le peu que j'ai (à l'exeption
de quelques livres et de deux châles)
; un garçon géné-
reux comme Vane, tout prêt à vous traiter avec la plus
complète bonté! Aurora. Oui! c'est un noble
i cœur que
Romney Leigh, bien que le soleil de la jeunesse ait frappé
trop droit sur son cerveau, et lui ait donné la fièvre de
la bienfaisance mise au service de gens qui
ne sont bons
à rien. Mais une femme fera tout rentrer dans l'ordre
et lui rafraîchira les tempes de ses mains caressantes.
Mon cœur trop oppressé pour l'interrompre jusque-là
1 éclata enfin en paroles incohérentes.

— Son désir de faire du bien échoue en ce qui me


concerne du moins, et ce ne sont pas mes mains qui
rafraîchiront son front. Nous avons échappé à ce dangerr
grâce au ciel.
— Vous avez la fièvre, vous aussi ! s'écria ma tante.
Eh ! quoi, voilà une heure que je parle ; je
i vous explique
comment vous ne pouvez, sans votre cousin, ni vivre ni
mourir décemment, et vous continuez à soutenir qu'une
iour en règle est indispensable pour vous obtenir? qu'il
vous faut un amoureux modèle soupirant à vos pieds t
Vous ne vous contentez pas de ce noble cœur (bien
au-
lessus des héros de romans) qui ce matin même s'est
léclaré au nom de deux morts bien-aimés de son père,
it du vôtre, prêt à unir sa vie à celle de l'orpheline?
Fi!... Mais attendez, je n'ai qu'un mot à écrire pour
annuler cette faute.
Elle voulait s'éloigner. Je m'attachai à elle.
— 0 ma tante, écoutez-moi d'abord. Notre cousin
Vane a noblement agi, sans doute, mon cousin Romney1
aussi; mais je n'ai pas eu tort, non plus, en repoussant ¡
de toute la force de ma volonté le bien qu'ils voulaient i
me faire. 0 mon Dieu I... Croyez-le, c'est Dieu qui m'a
inspirée en m'empêchant de dire oui ce matin. Et si
vous écrivez un mot, ce sera un non. Non, je le répète,
je le redirais sur l'autel, à l'abri des parjures. Mon âme!
du moins n'est pas réduite à la mendicité, je puis vivre)
de la vie de mon âme sans attendre l'aumône des)
,
hommes, et si je ne puis vivre ici-bas, que le ciel y pouMU
voie, —je n'ai pas peur.
Elle prit mes mains dans les siennes, les tint serrées
et me perça jusqu'au fond, de son regard inquisiteur et:'
indiscret.
— Ma pauvre petite, vous l'aimez pourtant, cet homme.i
Je vous ai observée quand il vient, quand il s'en va, j
quand nous parlons de lui. Ce n'est pas pour rien que
je suis vieille, je connais les signes des temps en fait
d'amour : je vous dis que vous l'aimez. -
Les jeunes filles rougissent parfois parce qu'elles vi-'
vent, quand elles donneraient peut-être leur vie pour
s épargner cette honte. Cette rougeur soudaine couvre
leur front et leur cou, c'est qu'elles se sont trop appro-[
chées du feu, comme les moustiques ; leur corps et leurs
ailes, tout flambe. Et nul ne songe à s'apitoyer sur leÉ ^
moustiques, ni sur les jeunes filles. #
Je rougis donc. J'en sens encore le feu sur mon visage 1

en sillon brûlant, comme l'innocent condamné par W'


justice faillible des hommes, ressent la marque infa-
mante de la félonie que répudie sa conscience, q u'il lui
faut à la fois mépriser et subir. Nous sommes bien illo-
giques, nous autres femmes, bien déraisonnables : il nous
arrive de rougir pour une chose, d'en éprouver une
J
autre, et de prier peut-être pour une troisième ! Après
tout, nous ne pouvons être les égales de l'homme qui
ne change pas de couleur à propos de tout.
Bien que j'eusse rougi comme si j'aimais mon cousin,
et que le sourire malicieux de ma tante eût pour com-
plice le faux témoignage de ma confusion, je crois que
je ne l'aimais pas, que je ne l'aimai ni alors ni jamais,
j'en atteste le ciel et le soleil qui nous éclaire. Aimons-
nous le maître d'école quand nous errons dans les bois?
quand nous sommes pauvres, aimons-nous le diacre
qui nous distribue des aumônes? Notre amour n'est
.
point une monnaie que nous gardons pour payer nos
dettes. ,
L'instant d'après j'étais blanche et froide. Mon sang,
refoulé vers mon cœur, le gonflait de fierté.
A la fin je parlai, trop passionnée peut-être, mes pa-
roles véhémentes se perdant en sanglots qui les ren-
daient inintelligibles. Elle laissa retomber mes mains,
son sourire fit place à une expression de dégoût comme
si elle avait touché un reptile, quelque couleuvre morte;
et, se détournant, elle dit simplement :
— Nous laisserons là, s'il vous plaît, ces manières
italiennes. Vous aviez, je crois, un père anglais, mon
enfant. Vous devriez pouvoir, comme les jeunes filles
anglaises, dire oui ou non avec calme, sans convulsions.
Dans un mois, j'attendrai de vous une réponse définitive,
qu'elle soit un non ou un oui. Et elle me quitta.
J'avais un père ! oui, mais il y a bien longtemps de
cela. 0 Dieu ! comme tu les mets loin de nous et en
sûreté, tes saints, quand ils nous ont quittés. Nous avons
beau crier ciel de juin où leurs âmes sont heu-
sous ce
même celle de mon père, ne se dé-
reuses, pas une, pas
tournera sonde travail ou de sa béatitude pour demander
Qui donc appelle là-bas dans le crépuscule ter-
c nous
restre? » Jadis, pourtant, il se retournait assez vite
quand je disais : Père ! Cette fois je pouvais crier à
haute voix : cette petite alouette atteignait plus haut
chant que moi avec mes cris. J étais seule,
avec son
seule, je ne pouvais émouvoir personne au ciel, ni per-
la terre, et je restais debout au milieu du jar-
sonne sur
din, contemplant le ciel bleu sourd à nos prières qui fait
éclore les roses pendant ces belles matinées de prin-
temps.
f
Vous qui tenez compte des crises et des transitions dans
cette vie, notez la première fois que la nature oppose^
son simple non au oui de votre cœur, et marche sur vous,
vous balayant de son mépris. Nous commençons tous
par chanter avec l'oiseau en harmonie complète avec le
joyeux printemps ; mais un jour vient où les oiseaux
chantent contre nous, où le soleil nous accable comme
l'épée d'un ami dont notre ennemi se serait emparé pour
nous frapper et sur laquelle, en expirant, nous lirions
un nom bien-aimé. Voilà qui est amer. Après une expé-
rience de ce genre, il est difficile de ne pas douter du
parfait agencement des choses de ce monde. 'M

Quelques larmes coulèrent sur mes joues, et puis je


souris, comme sourient ceux à qui, sur cette terre, aucun
visage ne peut sourire en retour. J'avais perdu en
Romney Leigh un ami, la chose est sûre, — un ami qui
; {
m avait regardée bien doucement de temps en temps,
et m'avait parlé de mes livres favoris, de livres
t nos »,
ivec quelle voix! Cette voix et ce regard, je les sentais
lésormais plus séparés de moi que ceux de mon père lui-
même. Romney se trouvait changé en bienfaiteur,
en
nomme généreux ; il consentait à m 'épouser au lieu
l'une autre femme dont les paupières timides s'étaient
aeut-être relevées un jour à sa parole et à laquelle il
renonçait à cause de moi. Ainsi lié de ses propres mains,
)ar un contrat, comme Iphigénie attachée au rivage
l une Aulide fatale, il pouvait bien paraitre
un peu froid
;n amour ! Il avait le droit d'être dogmatique, ce pauvre
excellent Romney ! Pour lui, 1 'amour devenait
une simple
lause de la loi. En l'épousant, je n'aurais plus osé
ap-
)eler mienne une âme qu'il eût ainsi achetée à prix
l'argetit ; chaque pensée, chaque battement de
cœur
)orté en compte — impossible d'en distraire un seul
le son service ! Il eût pu monnayer
mon corps pour le
listribuer à ses pauvres ; échanger mes fils contre des
iégrillons ou des enfants trouvés sans que j'eusse le
Iroit de protester plus que Griselidis ; placer dans
ma
nain droite la férule des écoles déguenillées, dans ma
nain gauche l'éponge des bains publics, pendant
que
'ange de l'Idéal m'eût vainement tendu les siennes. Je
i aurais même pu, comme la souris prise au piège, pous-
er un cri de douleur et m'apitoyer sur ma propre
létresse.
Adieu, Romney! même en vous aimant, j'auràis de la
'eine à accepter une générosité comme la vôtre. Adieu,
uni ! En vérité, je ne saurais plus prononcer ce mot
levenu si lourd entre nous. Puisque le secours doit me
«
renir de ceux qui ne m'aiment pas, adieu, vous tous les
attendre;
appuis, -c'est de moi seule que
désormais je suis seule en effet.
je vais tout

je soulevai couronne flétrie,


Je me baissai alors, ma
tête toute l'amertume que dut
je la posai sur ma avec
espagnol lorsqu'il couronna les
éprouver le monarque toujours, là,
ossements de sa bien-aimée. Je la conserve
tiroir. C'est là première, les autres lui ont res-
dans ce
semblé, toutes ces couronnes olympiennes pour lesquelles
jusqu'à la poussière de nos chars
nous luttons ce que
nous cache le soleil...
Avant le soir, je reçus le billet suivant :
Aurora, douce Chaldéenne, vous lisez à rebours
c:
intentions comme vos livres d'Orient. Moi, je suis
mes
Occidental. Comprenez-moi plus simplement. Est-ce
un aimais, moi, je
d'hier que vous me haïssez ? Je vous vous
aime. Si j'ai manqué de tendresse dans ce que je vous ai
dit ce matin, ma bien-aimée, pardonnez-le-moi : je vous
ai chérie au point de vous mettre au même niveau que
de l'amertume de quelques-
mon âme et verser sur vous
de pensées habituelles. Désormais, fleur dé-
unes mes
licate, croissez à l'abri de toute inquiétude, épanouissez-
vous seulement, penchez vos pétales du côté qu 'il vous

plaira. Ecrivez des poésies de femme, rêvez des rêves


de femme, mais laissez-moi respirer votre parfum à
foyer ! Soyez mon Sabbat après ma
semaine de
mon
labeur. Que votre jeunesse fleurisse à mes côtés ; soyez
ma femme. *
Je lui répondis :
Nous autres Chaldéens, nous discernons bien des
c
choses au delà de ce que nous lisons. Je connais votrt
cœur, je le referme comme un livre sacré réservé aus
yeux carmes des saints qui peuvent le méditer entre lef
oraisons des vêpres. Eh bien, vous avez raison. Je ne
1

vous haïssais pas hier, à coup sur, et pourtant je ne vous


aime pas assez aujourd'hui pour vous épouser, cousin
Romney. Enregistrez cette déclaration, et qu'en homme
généreux elle vous empêche de parler davantage. Raillez
tant qu'il vous plaira mes sentiments ou mes pétales,
ma tante vous aidera en ceci et de son souffle glacial
pourra bien briser une de mes tiges ; mais il y a des
fleurs dont les racines sont presque aussi profondes que
celles des arbres, et toutes vos tempêtes n'ébranleront
pas les miennes, mon cousin. Laissez-moi done pousser
dans ma haie, et passez votre chemin. Cette fleur n'a
rien à vous dire, pas même ce que la tombe antique
disait au voyageur : « Arrête-toi ! Siste, Viator! » —
Quand j'eus fini, je soupirai.
Les semaines suivantes s'écoulèrent en silence. Romney
ne venait plus, ma tante ne me grondait pas. Je vivais
comme si mon cœur eût été gardé sous verre, entouré
d'observateurs curieux de le voir et de l'entendre palpi-
ter. Je ne pouvais ni marcher, ni m'asseoir, ni prendre
un livre, ni le poser, ni coudre avec application, ni
manquer un point en poussant un soupir sans que je
sentisse des regards se fixer sur moi, avec obstination,
comme l'aspic s'attachait à Cléopâtre. Être observé
J quand l'observation n'est pas sympathique, c'est être
torturé. Lorsque ma tante m'adressait la parole, son
merci ou son s'il vous plaît sentait la menace : elle sem-
blent vouloir exorciser la puissance diabolique qui, évi-
demment, s'était emparée de moi. Il en était de même
de toute la maison. Suzanne ne pouvait natter mes che-
veux devant rrça tablq de toilette sans jeter un regard
dans la glace pour y voir ma figure, ce qui lui faisait
manquer ma tresse. Je ne donnais pas une fois mon 1

assiette au domestique, je ne la gardais pas une fois,


sans que ce garçon stupide ne cherchât visiblement à
résoudre le problème, à deviner le motif qui me faisait
.
demander du potage ou refuser du poisson. Les voisines
qui entraient pour un moment, sentant que quelque chose
grinçait, m'adressaient une réprimande muette envelop-
pée de sourires, paraissaient gênées sur leurs sièges,
parlaient avec une réserve emphatique des nouvelles de
la paroisse, comme les docteurs aux malades qui ne les
ont pas fait appeler ; si on les y avait autorisées, elles
auraient eu autre chose à dire. Le chien, lui-même étendu
au soleil devant la porte, me guettait alternativement
avec une grosse mouche noire qu'il voulait happer. Ainsi
vivais-je.
Un Romain mourut ainsi ; enduit de miel, harcelé par
des insectes, torturé par des regards curieux. Et bien
des âmes patientes ont péri de même sous des toits an-
glais! En regardant en arrière, je regrette seulement de
ji avoir pas supporté ces tortures avec plus de douceur.
Car, dans la sixième semaine, la mer Morte se souleva
sous le talon de Celui qui règne sur les eaux et sur la
terre ferme, et jure qu'il n'y aura plus de temps. La
pendule sonnait neuf heures ce matin-là, toutes les
alouettes chantaient juste ; de toutes les fermes invisibles
cachées dans les replis des collines, la fumée s'élevait
droit vers le ciel ; le tilleul remuait à peine sous la
con-
pole d 'un bleu intense ; je sentais passer
sur mon front
penché la brise de juillet soufflant à travers mon chèvre-
feuille comme pour m'apporter des nouvelles du dehors.
Assise près de ma fenêtre, je souhaitais
que cette trêve
de Dieu se prolongeât jusqu'au soir, et même
au delà.
Dormez toujours, pensais-je, dormeurs paresseux, dor-
mez encore pour m'épargner le fardeau de votre espion-
nage !
Soudain, un cri unique, horrible, traversa la maison
de bas en haut, celui d'un être humain qui se réveillerait
dans une tombe; les murs semblèrent aussitôt avoir
pris vie, un frisson parcourut l'escalier et les corridors ;
les portes battaient, les sonnettes s'agitaient.
— Je bon-
.<
dis au milieu de ma chambre, j'aperçus à la porte une
figure blanche dont les lèvres s'efforçaient en tremblant
;ù d'articuler un appel. Je la suivis sans rien demander,

:
les jambes fléchissantes, comme j'aurais suivi un fan-
n tôme me guidant à travers de ténébreux passages par
un doigt de feu.
Je trouvai ma tante assise dans son fauteuil au pied
de son lit; sur l'oreiller, aucune empreinte. Elle n'avait
pas eu besoin de lit, cette nuit-là, pour dormir profon-
dément. Suzanne avait ouvert les rideaux sans se dou-
ter que le cadavre de sa maîtresse était assis derrière elle
les yeux ouverts. 0 Dieu ! quelle ironie muette dans les
v rayons du soleil éclairant cette figure grise et rigide...
La morte tenait entre ses mains une lettre au cachet in-
tact qu'on lui avait remise la veille ; elle l'avait tenue
ainsi toute la nuit : qu'il s'agît là dedans de duchés ou
d'engrais, elle ne bougerait pas d'une ligne, évidemment
pour des disputes d'aussi peu d'importance, Tous les
soleils de l'univers répandant leurs flammes et dévorant
comme de la cire les espaces bleus, n'eussent pas fait
cligner ces paupières. Quelle était donc la dernière
vision qui avait laissé ces yeux troubles et ternes, leur
arrachant pour toujours la faculté de voir, comme si
rien d'autre ne restait qui fût digne d'être vu ?
Etaient-ce là les yeux qui m'avaient observée et per-
sécutée, épiant du matin au soir ma pauvre âme misé-
rable et haletante ? J'avais prié, une demi-heure aupara-
vant, qu'ils pussent dormir longtemps...
Ils dormaient maintenant. Dieu a parfois, pour nos
prières, des réponses promptes, inexorables; il nous
jette à la face, comme un gantelet contenant un don,
l'objet de nos désirs. Pour Dieu, chacun de nos désirs
est une prière.
Le mien était accompli. Je pourrais désormais mé-
diter à ma guise sur ce qui me convenait, conformer ma
vie à mes projets, me marier ou ne pas me marier.
Dorénavant, personne ne pouvait me désapprouver, me
contrarier, m'entraver. La place était libre, dans ce
désert fait depuis peu, pour Babylone ou pour Balbek,
quand les forces reviendraient pour édifier une ville.

L'héritier vint le jour des funérailles. Nous nous ren-


contrâmes, pâles tous les deux, en présence de la morte.
Etait-ce la mort, éttit-ce la:vie, qui nous émouvait ainsi?
Lorsque le testament eut été lu, que les invités offi-

ciels etles témoins se furent retirés, nous nous levâmes,
dans un silence presque hostile, et nous nous regardâmes.
Puis je lui dis :
— Adieu, mon cousin.
Il toucha les rubans de mon chapeau, que je me dis-
posais à nouer (une voiture m'attendait à la porte) et me
dit très bas, avec un sourire, mais d'une voix mal
assurée :
— Siste, viator !
Je lui demandai si dans notre siècle de chemins de fer,
on a le temps de s'arrêter, comme le char de César, au
Tiilieu de la voie Appienne, et d'écouter une harangue
norale.
— Oui, répondit-il gravement, il y a du temps pour
es paroles nécessaires. Croyez, ma cousine, qu'elles ne
,ontiendront aucun jugement sur les gens ni sur les
choses. Nous avons lu un testament qui vous attribue
ousles biens personnels et les capitaux de votre tante.
— J'en rends grâces à sa mémoire. Avec trois cents
ivres on peut acheter même en Angleterre, une de-
,
neure où il est possible de travailler. Il y a deux heures
;eulement, je me croyais pauvre.
— Vous êtes plus riche que vous ne pensez, ma cou-

sine. Le testament dit : « trois cents livres, plus toute autre
"ommedont ladite testatrice sera en possession au moment
le sa mort. » Or, je dis qu'elle est morte en possession
l'autres sommes.
— Mon cher Romney, laissons de côté les centimes.
fe suis évidemment plus riche que je ne le pensais. C'est
lssez.
— Mais écoutez plutôt. Vous avez affaire à un cousin
ît à des choses qui exigeront également votre patience...
Voici le fait. L'autre somme, et il y en a une, qu'elle n'a
cas eu le temps d'enregistrer, mais qui vous est léguée
:out comme ces trois cents livres, s'élève à trente mille.
3ùet comment entendez-vous latoucher? Il est de mon
levoir de vous importuner de cette question.
Il battait le fer pendant qu'il était chaud, rien d'éton-
nant. si mes yeux lancèrent des étincelles.
— Arrêtez-vous là. Merci. Vous êtes délicat dans vos
ions enveloppés de flatteries! Mais moi, uneLeighaussi,
le suis plutôt faite pour donner, comme vous, que pour
recevoir comme vos pensionnaires. Adieu.
m
lime retint d'un geste plein d'une noble fierté.
Un Leigh, dit-il, peut être libéral de dons et

d'affection, mais de flatteries, jamais. S'il pouvait flatter
d'ailleurs, ce ne serait pas à une Leigh qu'il s'adresserait,
élevé qu'il est depuis neuf siècles, par des yeux pareils
aux vôtres, à haïr et à combattre le mensonge. Je vous
dis la simple et claire vérité : votre tanle possédait cet
argent.
— Expliquez-vous, mon cousin, rendez la chose aussi
claire que notre honneur à l'un et à l'autre. Ou bien l'un
de nous parle en vain — et ce n'est pas moi. Ma tante
possédait cette somme, dites-vous; et depuis quand, je
vous prie? de qui l'avait-elle héritée? Apportez des docuË|
ments, prouvez les dates. IP
— Eh ! quoi, vous jetez votre chapeau loin de vous,
comme si vous aviez assez de temps maintenant pour
étudier un logarithme. C'est votre contiance qui est né-
cessaire ici. Chère cousine, accordez-la-moi, et vous
pourrez marcher la tête haute, aussi pure que la plus
fière de nos ancêtres. — Oh ! je comprends votre ma-
nière de voir. Je vous chasse des domaines de votre*;
père, je vous dépouille en m' enrichissant, j'ai pour moi!'i
la loi ; en considération de quoi, si les circonstances
étaient autres, vous n'auriez aucun scrupule à accepter
de moi, en guise de compensation, une rente qui ne
serait qu'une juste restitution. Mais, hélas! je vous aime
par le fait de ma nature vous rejetez tou®
— mon amour,
jours par le fait de la nature ; et dès lors, d'un prétendante
éconduit, d'une main repoussée, la vôtre ne peut recevoi"
une obole, un centime, pas pour rien au monde Voilà
excède les
1

l' étiquette de la femme, qui, évidemment,

exigences de la nature, de la loi et du droit. Vous le


voyez, je vous accorde la chose telle que vous la conce-
1

vez; je laisse le champ libre à vos amples vêtements fé


minins, tandis que, effacé moi-même contre la muraille,
je me reconnais exclu du droit d'exercer la justice, de
_
payer des dettes incontestables, parce que je n'ai pas
celui de vous donner mon âme. C'est là mon malheur,
je m'y soumets. — Vous vous fierez à moi, du moins,
comme à un gentilhomme, pour garder votre honneur
sauf, ainsi que vous l'entendez, et mettre vos scrupules
à l'abri de ma générosité, exactement comme si je les
trouvais sages.
Je ne crois en l'honneur de personne, répondis-je

doucement, s'il est confié à autrui. Je ne laisserai le mien
à la garde de qui que ce soit... Vous voyez en face de
.vous un homme qui demande à être instruit, non une
femme qui a besoin de protection. Soyez homme vis-à-
vis de cet homme, parlez franchement, précises les faits
et les dates. Ma tante a hérité de cette somme, avez-vous
dit ?
J'ai dit qu'elle était morte en possession de cette

somme.
Ah 1
ce n'est donc pas par héritage. Je vous remer-

cie, — voici les éclaircissements attendus. C'est donc en
spéculant sur un bateau venant d'Australie et chargé
d'or? ou en gagnant à la loterie une principauté rhé-
nane ? ou de quelque autre façon tout aussi fantastique
et imprévue? Je ne devine pas.
n'avez nul besoin de deviner, Aurora, ni de
— Vous
railler. La vérité n'a pas à craindre de nous blesser.
Tous vos scrupules ne pourront vous faire trouver un
motif pour lequel votre tante eût pu refuser une dona-
tion de moi.
Un don ! je le pensais bien !

Naturellement, vous le pensiez. Un don bien légU

time. -
Une donation! Comme elle se trouvait personnelle-

ment bien au-dessus du besoin, elle était beaucoup trop
hautaine pour l'accepter sans quelque but ultérieur.
Ah je comprends : elle était destinée à ses héritiers, la
1

chose est claire; c'est pourquoi elle l'avait acceptée.


C'est ainsi qu'on voulait me faire tomber dans une trappe.
Vous pardonnerai-je, mon cousin, de m'avoir si cruelle-
ment prise au piège?
Vous n'avez lieu de trembler ainsi, dit-il
v
dou-
— pas
cement, comme une lionne sous un rets. Est-ce ma faute,
en vérité, si vous êtes une grande et sauvage créature des
bois, et si vous haïssez la cage bâtie pour vous? Et fussiez-
vous prise dans un triple réseau, est-ce à moi qu'il faut
jeter ce regard féroce ? Ce n'est pas moi qui tiens les
cordes de ce filet. Vous êtes libre à mon égard, Aurora.
— Que Dieu me délivre de cette difficulté, puisque
vous vous y refusez. Cette donation, quand a-t-elle été
faite? Acceptée, quand? Y a-t-il un mois? quinze jours?
— Il y a six semaines, d'après un mot échappé à ma
^
tante, je sais qu'elle n'existait pas. Quand donc était-ce?
Une date, je vous en prie !
— Que vous importe ? Que ce fût une demi-heure avant
sa mort ou une demi-année, cela est identique et assure
la légalité de l'héritage. Ii serait aussi aisé d'arracher
les étoiles d'or de l'étole céleste pour les piquer sur
notre terre sombre que de vous appauvrir de nouveau,
grâce à Dieu.
— Vous remerciez Dieu de ce que je ne puis plus être
l
pauvre ni pure désormais? J'insiste, je vous somme, au
besoin, de préciser la date.
C'était, dit-il enfin, la veille de sa mort. La dona-

tion se trouvait entre ses mains. Nous allons vous prou-
ver tout cela, car ce pli se retrouvera.
Je me sentais haletante et triomphante à la fois,
tel le voyageur qui atteint le. sommet d'une montagne.
— Parvenus à ce point, mon cher cousin, nous pou-
je
vons, pense, nous reposer. Mais d'abord, pardonnez-
moi si l'émotion des premiers jours m'a fait oublier un
devoir. La lettre que voici (j'aurais dû vous en informer
plus tôt) a été trouvée dans la main de notre tante après
sa mort. Remarquez qu'elle n'a pas été décachetée. Son
adresse, bien que lisiblement écrite par vous (ne vous en
défendez pas, Romney, je reconnais vos a et vos g) .n'a
pu lui parvenir, là où son âme s'en est allée. Maintenant,
!
écoutez-moi bien. Vous ne trouverez cette fameuse dona-
tion nulle part ailleurs que dans cette lettre. Je vous
la rends puisqu'elle ne m'appartient pas. Vous refu-
i
? Bien. Alors, avec votre permission, ouvrons-la
sez
ensemble, vous, son auteur, et moi, l 'héritière. C est
cela : les mots qui accompagnent cette noble action,
! sont plus nobles encore, mon cousin; et, je l'avoue, le
le plus fier, le plus délicat qui soit au monde, ou-
I cœur
bUant la valeur du présent à cause de la grâce infinie
du donateur, pourrait accepter vos largesses sans en sen-
i tir le poids : le roi Salomon ne songeait guère au
prix de
son magnifique anneau quand il en contemplait les ca-
*
ractères magiques. Ainsi un Leigh donne à une Leigh
c'est-à-dire qu'il aurait pu donner : nous avons bien ici
du don, mais non de l 'acceptation; plutôt
une preuve
t
1

l'inverse. Le vent de la destinée, en soufflant une pous-


sière de mort dans ce pli, a séché pour jamais l'encrl:
fraîche de votre écrit, annulé votre générosité, stéri
lisé vos gracieuses intentions, et réduit le tout en frag*.
ments, que voilà !
--
Je déchirai l'enveloppe et son contenu. Les morceau.,
s'envolèrent de côté et d'autre comme les feuilles de 1;
forêt arrachées du Valdarno par un tourbillon, tomben
lentement sur le sol mélancolique. —J'écris à la ma
nière des poètes, avec des images un peu exagérées
parlant grandement de petites choses..... — Ses yeu;<
me regardaient stupéfaits, désespérés, pleins de repro-
ches. Je crois vraiment qu'ils étaient pleins de larmes'
je crois que je vis trembler les lèvres de l'homme fort
Il rompit le silence : 4|
— Bien que je ne sois pas un étranger (seulement Romi
ney Leigh, c'est-à-dire moins encore que Vincent Cari
ringlon), je puis peut-être vous demander quels sont vo'
projets en vous éloignant d'ici. Ce ne peut être un secrets
— Ma vie est ouverte devant vous, mon cousin. Je mil
rends à Londres, ce lieu de réunion des âmes, afin do
donner essor à la mienne, dans des chants qui pourront
paraître harmonieux aux autres si vraiment l'âme d'una
femme, de même que celle de l'homme, est assez amplu
pour tenir un accord parfait. Si j'échoue, je pourra
toujours vivre purement avec ma conscience. Priez Diem
qu'il soit avec moi, Romney. 1
— Ah ! pauvre enfant, qui repoussez la main d'una
mère pour saisir celle du bourreau. Puisse Dieu change!»;
le monde pour l'amour de vous, amie, le rendre auss3
doux que le ciel, et plus juste que vous ne l'avez été en i
vers moi.
— Et vous, mon cousin, que comptez-vous faire? fj
— Moi? comment donc ! Vous vous souciez assez; de
moi pour me le demander? Les jeunes filles, il est vrai,
1 l'esprit curieux, elles voudraient connaître le secret
ont
de toutes choses, ceux de leurs cousins avec les autres.
Moi, Aurora, j'ai mon œuvre à faire ; vous la connaissez.
Ayant manqué cette année un but personnel, il me faut
prendre garde de ne pas manquer un devoir raisonnable.
Pendant que vous chanterez dans vos pastorales les prés
et les bois, vous penserez que je me repais du triste con-
• cert des douleurs humaines, sans qu'il soit besoin d'in-
termédiaire entre elles et moi, ni de luth, ni de voix, ni
de poètes. Pendant que vous chercherez à obtenir l'au-
dience des hommes, j'obtiendrai d'eux la permission de
plaider en faveur d'orphelins affamés, de femmes mal-
r traitées, d'enfants à la mamelle
qui attendent leur ad-
*
mission dans des asiles, de tous ceux qui réclament leur
part non de propriété, notez-le bien, mais des laborieuses
* meurs de l'ouvrier ; car, de nos jours, c'est un privilège
que d'être simplement sous la malédiction divine et d'é-
shapper à celle de nos semblables. Voilà mon œuvre.
Pour la faire, il me faudra m'enfoncer dans les problèmes
sociaux, adapter mes moyens d'action aux circonstances,
>

et, ne pouvant effacer les inégalités de la terre, combler,


? jusqu'à un certain
point quelques-unes de ces fissures,
de ces crevasses que les feux intérieurs y ont creusées
pour tenir séparées l'une de l'autre les deux moitiés de
l'humanité. Dans ce but, j'aurai recours à ces tristes ex-
pédients qu'on nomme hôpitaux, maisons de charité,
t

salles d'asiles et autres remèdes pratiques destinés à pro-


duire un mieux partiel, remèdes que vous, amateurs du
beau et de la perfection, méprisez par système.
Moi, les mépriser ? C'est vous, mon cousin, qui êtes

dédaigneux. Les poètes deviennent poètes en ne mépri
sant rien. Vous les blâmez parce qu'ils chantent le beai ;
et l'enseignent, tandis qu'ils respectent le bien que vou :

poursuivez, comme faisant lui-même partie du beau ;


Adieu, Romney ! Quand Dieu viendra en aide à tous le
ouvriers qui travaillent au bien de ses créatures, le
poètes ne seront pas les derniers à obtenir son secours
Il sourit comme sourient les. hommes quand une pen
sée amère les empêche de parler. Et je sens encore se;
yeux mélancoliques fixés sur moi et me jugeant. Il y r
sept ans de cela ; je ne sais si ce fut la pitié ou le mépris
qui les rendit si clairvoyants : j'en laisse juges ceux.qu
ont rencontré la pitié au lieu de l'amour, le mépris, if>;
non la haine. J'ai été traitée depuis lors d'une autre
çon par des hommes qui l'égalaient pourtant. >

Mais ce fut ainsi que nous nous quittâmes mon cousît


et moi. Le torrent du monde se précipita entre nous,
séparant nos destinées comme deux roches soudain divi.
sées qui ne peuvent plus se toucher ni se voir qu'à tra-
vers des tourbillons d'écume et un tapage assourdis-
sant.
III

« Aujourd'hui tu te ceins toi-même et tu vas où tu veux,


« mais bientôt un autre te ceindra et te menera là où tu

* ne voudrais pas. » Le Seigneur parla ainsi à Pierre

;|ix»urlui annoncer de quelle manière il devait mourir,


crucifié la tête en bas. Ce qu'il dit à son disciple, il le
^edit à chacun de nous. Le même mot peut signifier des
martyres divers et s'appliquer, aux formes multiples, de
;j a mort, lors même que nous ne sachions guère mouris

j:n apôtres, ayant égaré les clés du ciel et de la terre.


n'est point par la mort proprement dite que les
lommes meurent le plus : après avoir ceint nos reins
lu linge fin et des broderies de la jeunesse,
pour nous
ilaneer vers le sommet dela colline au devant du soleil
evant, il nous arrive de nous asseoir fatigués, dans une
'ésignation passive et stupide, pendant que d'autres nous
signent violemment de ces liens qui s'appellent les fic...
ions sociales, les feintes et les formalismes, tordent
lotre nature droite, exploitent nos besoins les plus vils,>
'abaissent nos pensées nobles, nous pendent en un mot
a tête en bas sur la croix de ce monde. Toutefois, le
seigneur peut encore nous arracher de ce gibet infâmej
i Dieu ! délie nos pieds, remets nos fronts dans la lumière
et montre-nous comment l'homme a été fait pour mar-
cher !
Laissez la lampe, Suzànne, montez vous coucher,
la chambre est suffisamment arrangée ; j'ai à écrire jus-
qu'à minuit. Votre va-et-vient affairé m'agace comme
celui des moustiques... Ah! des lettres? Donnez, puis-
qu'il faut que je les aie, malgré mes injonctions répétées
de ne plus m'en apporter à cette heure. Pas d'excuse :

il vous plaît de me les remettre, comme à moi, peut-


être, de les jeter au feu. Allez, vous dis-je, et rêvez, sL
possible, que je suis de bonne humeur.

Faut-il que je sois devenue mesquine et irascible à ce ^

point! une simple femme, en un mot, un paquet de


J nerfs sans consistance, un mouchoir oublié dehors la
nuit, et que la pluie a ramolli. C'est la vie de Londres
qui m'a ainsi surmenée, surexcitée, épuisée. Je devrais
être plus forte pourtant.
Ne brûle jamais tes lettres, Aurora ! chacune d'elles,
cachets rouges, semble te regarder de la table
avec ses
où elles gisent, et avoir quelque nouvelle à te commu-
niquer. Une fois ouvertes, il est vrai, je n'y trouve guère
de preuves que le monde soit devenu, depuis la veille,
plus sage ou meilleur, plus droit ou plus conséquent.
Et cependant s'il arrivait, une fois entre toutes, qu'un
ange venant d'Ararat eût quelque chose à me dire, je
regretterais infiniment de ne pas l'entendre. Ouvrons
donc toutes ces lettres, et lisons. Blanche Ord, qui écrit
dans l'Eventail, me demande mon opinion sur un sujet
quelconque, et Kate Ward, le patron de mon manteau
(elle signe votre Elisée 1). Un confrère aux abois me sup-
plie de lui envoyer un peu d'argent pour payer ses dettes
i à moi qui en ai à peine assez pour mes besoins de chaque
jour : le chariot de feu de l'Art, dans lequel nous voya-
9 geons, nous autres poètes, troue plus d'une fois de ses
flammes notre robe de prophète... Un autre m'informe
c qu'il est forcé de se marier là où son cœur n'est pas,
parce que l'argent manque, là où il a perdu son cœur
(perdu, peut-être parce que personne ne l'a ramassé).
>
Voilà une perte véritable et pas mal d'impudence.
Mon critique Hammond, prodigue d'éloges, réclame un
nouveau volume pareil au dernier. Mon critique Belfairen
voudrait un tout différent, qui puisse se vendre (et
durer?...), qui soit saillant sans choquer les préjugés,
.
car le public n'aime pas beaucoup l'originalité (et il se-
i rait imprudent d'arroser à l'improviste d'eau de source
I des lecteurs gracieux aux nerfs délicats) ; qui contienne
t de bonnes choses, pas trop subtiles, nouvelles, quoique
<
orthodoxes, en un mot d'une lecture facile comme ces
pages que ledit public feuillette depuis cinquante ans
*
f

et où nos aïeules nous enseignèrent à épeler, et en même


i temps une sorte de révélation ! Cela est dur, mon cri-
i tique. Quoi d'autre ? Mon critique Stroke désapprouve
les pensées abstraites ; il veut qu'on appelle un homme
Jean et une femme Jeanne... Mon critique Jobson me
recommande un peu plus de gaîté, afin de complaire
i au goût du jour, sans compter que tout vrai poète rit
f d'un rire inextinguible comme Shakespeare et les dieux.
I Ceci est très dur. Les dieux peuvent rire et Shakespeare
\ aussi. Dante sourit, mais ses lèvres pâles parlent d'un
ji cœur si angoissé que nous préférerions l'entendre san-
§ gloter. Les vrais poèmes ont été vécus : or, qui oserait
3 prescrire la gaîté, comme étant plus conforme au goût
b du public, à un malheureux dont la santé est ruinée et.

:1
dont la foudre vient de tuer la femme ? Personne, n'est-
ce pas? Pourquoi donc, à un poème? Brisons le neuvième
cachet. Nous approchons de la fin. Ah ! celle-ci est de
Vincent Carrington : il veut, un rendez-vous de la Muse
qui doit inspirer son pinceau et lui prêter des ailes, et^
me demande, en post-scriptum, si j'ai entendu parler
de Romney Leigh, en dehors des journaux où, chaque
.
jour., il est question de ses phalanstères, de ses discours
de ses pamphlets, de ses plaidoyers, de ses rapports ;
il nomme incidemment lord Howe, qui honore de ses
applaudissements les sauveteurs de la trempe de Romney. j
tout en restant au bord, les vêtements secs, assistant à
la lutte du haut de la théorie. Très étrange, cette folie
soudaine s'emparant d'un jeune homme qui rêve de re-
faire le monde, tandis que lui, Carrington, se contente
de faire des tableaux. Il m'annonce deux croquis de sa'
Danaë, deux poses différentes entre lesquelles il me fau-
dra choisir : dans l'un, ardente, impudente, elle s'élance
les bras tendus, vers son amant divin, toute à lui déjà,
les cheveux épars dorés d'avance par la pluie merveil-
leuse ; dans l'autre, couchée dans sa chevelure semblable
à des algues marines, elle s'efface à demi derrière cette
pluie d'or, qui semble l'anéantir sous Je poids même
d'un amour lourd comme la destinée ce second projet
,
d'après le peintre indiquant mieux la passion. 1
Il a raison. Renonçant à elle-même, calme dans son
abdication, elle n'est plus Danaë, mais Jupiter, et nous
-
apparaît ainsi plus grande. Peut-être Carrington symbo--,
lyse-t-il par là, sans s'en do-uter, les deux états d'âme
de l'artiste attendant l'inspiration. Dans l'un, ces ins-"
pirations impatientes, sa personnalité accusée manquent
,
de réserve, par cela même qu'il l'attend : quand le Dieu
descend vraiment jusqu'à nous, notre rôle doit être tout
passif — ne l'oublions pas.
Je .le laisserai venir, ce bon Carrington. Il parle de
Florence — et il pourrait aussi faire allusion aux choses
d'il y a sept ans, ne serait-ce qu'au hérisson qui traversa
notre sentier, ou à l'oiseau blessé rencontré dans, une
^ promenade en ce temps où j'étais si malheureuse, cela est
certain. Et pourtant, depuis lors, une bénédiction semble
toujours me manquer.
La petite alouette, en chantant, s'élève dans le ciel. Il
j n'en va pas de même pour les hommes. Nos chants ne
sauraient nous arracher à la terre; tandis qu'ils s'élèvent,
nous restons solitaires ici-bas.— Peu importe, je reprends
' mon récit.
' Après ma séparation d'avec Romney, j'avais loué à
' Kensington
un logement peu éloigné de ces régions où
s'élèvent les oiseaux. J'y travaillai pendant trois ans.
Dans ce monde, le droit au travail est après tout ce que
^ l'on peut avoir de meilleur. Cette malédiction de Dieu

est pour nous un plus beau don que les bénédictions des
hommes : s'ils posent des couronnes sur notre front que
* Dieu a voué à la sueur, ces couronnes ont un cercle
d'acier et les morsures de leurs ressorts cachés y creusent
de douloureuses cicatrices. Procurez-vous du travail,
*
procurez-vous du travail! cela vaut mieux, soyez en cer-
»
tain, que tout ce que vous vous efforcez de vous procurer.
1 Sereine et sans crainte de la solitude, je travaillais
toute la journée. Je suivais le soleil, dans sa course à
travers les sombres matinées, les brumeux après-midi,
pareil à l'une de ces idoles druidiques toutes dégouttantes
du sang des victimes écrasées dans leurs lianes qui
rougirait l'air d'une buée de pourpre; promenant son j j
disque de cuivre flamboyant derrière un épais rideau
et surprenant par intervalles les toits en pente et les
tuyaux de cheminées d'un reflet de lumière crue.granM
Il
D'autres fois, je ne voyais que du brouillard, ce
brouillard couleur de tan, qui roule sur la cité pas™
se
sive, l'enveloppe lentement de ses replis, 1 étrangle
vivante, absorbe ses clochers, ses ponts, ses rues,
comme si une éponge avait effacé Londres — ou comme
si midi et minuit s'étaient rencontrés&rusquement, annu-
lant les heures intermédiaires, s'annulant l'un l'autre.
Les poètes dela cité ne méprisent pas ces effets. Les mon-
tagnes du sud, grisées par une atmosphère enivrante,
déchirant de leurs roches nues la brume compacte,
ont peut-être inspiré moins de chants. Personne ne chante
en descendant du Sinaï : pour faire l'ascension du Par-
nasse, on prend une mule et non la muse de la fable :
les forêts se chantent à elles-mêmes leurs antiennes et vous
laissent muets. Mais si, placé derrière une fenêtre de
Londres au déclin du jour, vous voyez la ville immense
s'évanouir dans le brouillard comme l'armée de Pharaon
dans la mer Rouge, chariots, cavaliers et fantassins
engloutis dans un silence de mort, alors, surpris par une
impression soudaine faite de vision et de mélodie, vous
vous sentez vainqueur sans avoir combattu, et comme
les autres filles des Israélites, vous entonnez avec Marier
sœur de Moïse, un cantique inspiré. *
Je travaillai avec patience, ce qui revient presque à
dire avec puissance. J'écrivis d'une manière médiocre,
quelques choses excellentes, je composai avec un art
parfait des choses sans valeur. Les unes et les autres furent
louées, les dernières surtout. Et au moment même où j'en
l
/enais à les considérer comme des fautes insignifiantes,
semaine après semaine, je recevais des lettres admi-
-atives de jeunes filles timides, ou de jeunes fats qui
menaient sans doute d'arracher de leur propre dos les
plumes d'oies avec lesquelles ils les avaient écrites. Plus
l'une, signée ou non, montrait son auteur fatigué de la
rie à dix-huit ans, bien que cherchant le flambeau d'une
nuse pour éclairer son aurore. Tous ces hommages qui
ne faisaient tour à tour sourire et soupirer, ne pouvaient
3as plus passer pour de la gloire que des roubles pour des
'rancs sur les boulevards de Paris. Je souriais de l'amour
lue j'inspirais à toute cette jeunesse — je soupirais en
la voyant incapable de s'attacher à quelque chose de
DIUS élevé que<moi, puis je soupirais encore et cette fois
moins généreusement en me disant que ce genre de succès
prouvait après tout mon infériorité même. Les forts ne
sympathisaient point avec moi; et lui... mon cousin
Momney, n'écrivait pas. Je sentais le doigt de son dédain
silencieux toucher une à une les bulles de savon dont ma
1
"éputation était faite et la réduire à néant. Oh je jus-
tifiais bien l'idée qu'il se faisait de ma taille, — évidem-
ment il ne s'était pas trompé d'une ligne. Jejouaisavec
l'art, je poussais des bottes avec une épée d'enfant, j'amu-
sais les collégiens et les pensionnaires.
Alors venait un soupir plus profond, rauque, résolu
— je travaillerais en vue d'un but supérieur, ou je
me contenterais de jouir. « 0 ciel! si je continuais à mar-
cher dans cette route banale, je deviendrais presque
populaire! » Je déchirais mes vers, et il n'en sortait
pas une goutte de sang : embryons dont le cœur n'a-
vait jamais battu, ils ne pouvaient mourir; la vie ar-
lificielle qui les animait s'éteignait comme des notes
isolées qu'aucun compositeur n'a groupées en mélodie.
Et cependant je sentais quelque chose brûler au dedans
de moi : telles ces chaudes semences de vie enfermées
dans la main dé Zeus avant qu'il ne semât les mondes.
Mais moi —je n'étais pas même une Héré. Mes doigts
serrés par une faible contraction nerveuse, cette infir-
mité de la femme, se refusaient à obéir à ma volonté. A
la vérité, mes nerfs se révoltent encore à cette heure; J
cette main ne pourra sans doute s'ouvrirtoute grandeque
lorsque l'étincelle sera éteinte ou la paume carbonisée,
et alors ce sera la douleur qui prouvera ma puissance. >

Elle brûlait — elle brûle encore — et ma vie entière


se consumait sous ce feu intérieur qui jetait ses lueurs ;
sur mon sentier difficile. J'étais devenue défiante à l'en-
droit des printemps trop précoces, car les œuvres de
jeunesse échouaient autour de moi, m'enseignant de i

tristes vérités. C'étaient cependant des livres gais; mais


quoi ! le feuillage du frêne est plus gai que celui de l'if,
et pourtant celui-ci dure plus longtemps et vit seul jus-
qu'à Noël. Nous planterons donc plus d'ifs, si possible,
lors même qu'on en trouve dans les cimetières.
Jour et nuit je rythmai ma pensée, je creusai mon
sillon. Mes joues pâlissaient, mes yeux s'encadraient
d'ombres bleuâtres, mon pouls avait des frissons d'oi-
seau atteint par le plomb meurtrier. Comparée à la jeu-
nesse idéale, la jeunesse réelle est austère. Quand les
gens venaient mé reprocher mon excès de travail et
s'apitoyer sur mon apparence maladive, je souriais de
pitié, à mon tour, pensant que bientôt, par cela même,
tout irait mieux pour moi. Ce moi, dans la jeunesse,
c'est l'âme consciente, immortelle, avec toutes ses espé-
rances, et non la vie extérieure, l'homme matériel revêtu
* de chair, composé d'organes, dont les autres hommes,
quand ils le jugent après la mort, disent qu'il a bien ou
mal agi. Mon vrai moi prospère si j'avance d'un pas,
fût-ce en m'enfonçant un clou dans la plante du pied,
fût-ce en sentant mon cerveau se paralyser au contact
de la froide vérité qu'il embrasse. Je ne fais que chan-
ger d'instrument, et si, creusant un terrain aurifère,
je brise ma pioche, je saisis un pic pour continuer ma
-l
recherche.
},
Je travaillai courageusement pendant les nuits et les
j jours, ces jalons qui marquent la route de l'éternité et
i auxquels je me meurtr-issais comme aux pieux d'une
palissade, sans y prendre garde. Parfois, les nécessités
vulgaires de là vie s'imposaient : il fallait vivre, et ma
pauvreté m'obligeait, pour vivre, à travailler d'une main
pour les libraires, de l'autre pour moi-même et pour
^ l'Art. Le
nageur n'avance guère s'il ne s'aide des pieds
' aussi bien que des bras. Je me doutais qu'en Angleterre
; la poésie ne fait vivre personne : je résolus de pourvoir

i à ma subsistance au moyen de la prose, et de me procu-


i rer ainsi les moyens d'écrire des vers. J'écrivis pour des
encyclopédies,, pour des revues, pour des feuilles heb-
r
domadaires, cachant mon nom afin de ne pas le traîner
dàns l'a boue. J'appris à me servir du pronom nous
comme les dames d'honneur de leurs grandes traînes,
pour passer par les portes ouvertes et comme si on ne
pouvait les franchir qu'ainsi embarrassées. — J'écrivis
aussi des nouvelles, je fouillai des noyaux de cerises
pour plaire aux lecteurs légers, —'quelque chose, disait-
*
on, révélant toujours, dans les lignes de ces miniatures,
i la main qui a tenu le marteau. Mais de cela je ne
jure-
rais pas. Ce que l'on fait pour du pain aura toujours le
é
goût du froment, non du raisin, fùt-on propriétaire d 'un i
vignoble en Champagne — bien moins quand ce vignoble >1

est situé, comme le mien l'était peut-être, dans le pays r


de Néphalococcygia1. g|
Lorsque j'eus du pain pour un nombre de jours déter- f

miné, assez d'espace pour mon corps et mon talent, je ;


me redressai et je commençai mon œuvre véritable. Et i
comme l'âme qui grandit dans l'enfant fait grandir l'en- v
fant; comme la sève ardente qui vient de Dieu, courant
dans les rameaux de l'arbre, en dilate l'écorce et pro-y
duit à sa surface des rugosités et des nœuds avant le
feuillage de l'été ; de même la vie, devenant en moi j
plus intense, se manifesta dans mon travail. La loi, il est j
vrai, me convainquit de péché ; les critiques crièrent à la
,
désertion, ils regrettaient ma première manière. Mais je j

sentais la sève de mon cœur passer dans ma poésie, en j


prouver la vitalité ; et si incomplète que fût cette poésie 1

et si dégénéré que fût ce sang venu d'Adam, les excrois- j


sances mêmes dans lesquelles il circulait impliquaient à
mes yeux une organisation et une vie. f
Un jour, une visiteuse m'arriva. Elle avait la voix de*
ces dames de haute naissance qui n'ont pas, semble-t-il,
l'habitude de la hausser d'une note pour attirer J'atten-
tion, et ce calme des hauteurs qu'aucun événement ter-
restre n'a le pouvoir d'ébranler ; si douces, parce qu'elles
sont si fières, si habiles, si désireuses de ne pas vous
blesser (non par respect pour votre petite personnalité,
mais parce qu'elles ne voudraient pas vous toucher du
bout de leur pied pour vous remettre à votre place); si

* Où Aristophane fait vivre ses Oiseaux. ^


- %
ps.
maîtresses d'elles-mêmes et cependant si gracieuses et
conciliantes qu'il faut un effort pour dire la vérité en
leur présence. Vous connaissez ce genre de femmes —
étoffe brillante et hors nature.
« Lady Waldemar. >
Elle s'annonça tout simplement,
comme si ce nom signifiait peu de chose, mais quelque
chose pourtant; elle me prit les mains en souriant afin
de me mettre à l'aise ; son regard se fondait doucement
en se posant sur moi.
Est-ce ici la Muse ? demanda-t-elle.

Pas même une sybille, madame, puisqu'elle ne

devine pas le but qui vous impose cette visite.
A la bonne heure. J'apprécie cette sincérité qui

s'affirme d'emblée. Peut-être, en effet, serait-ce une cor-
vée, si j'avais trouvé une muse authentique. Mais, ma
belle Aurora, vos yeux bleus sont si bons et si francs
que je me sens toute consolée de votre réputation, et
aussi de l'ascension pénible qu 'il m 'a fallu faire pour
atteindre votre Parnasse.
Un rire argentin vibra à travers son souffle précipité
qu'expliquait en effet mon interminable échelle.
Vous ne m'en voyez pas moins curieuse de savoir
pourquoi vous vous êtes exposée à rencontrer cette
muse effrayante.
Ah ! les yeux bleus sont donc
aussi terribles que

les bas-bleus ! Votre logique ne me laisse pas le temps
de respirer. Je suis venue, pensez-vous sans doute,
comme les chasseurs de lions vont au désert, vous pren-
dre au piège de vous exhiber dans mes salons
en vue
quelque soirée zoologique? Pas le moins du monde.
pour
Ne rugissez pas trop fort. Je suis frivole, j 'ose le dire .
j'ai joué à ce jeu de ménagerie avec d autres femmes de
v -r
ma classe. Mais aujourd'hui je rencontre mon lion
1

comme Androclès, c'est-à-dire que je me sens à sa j

merci. »
j

Elle inclina ici la tête à la manière des reines qui plai- J

santent. Puis, relevant ses paupières avec une gravité


non moins royale, habituée à exercer l'autorité sur tous ^
en commençant par elle-même.
je Leigh?
|^
j|
— Vous avez un cousin, crois, Romney jg

— M'apportez-vous un message de sa part? — En pro- ^


nonçant ces mots, je sentis bondir mon regard au niveau J
du sien. *1
jf

— Non. Je viens plutôt vous parler de lui. Mais avant


— (ses yeux me sondèrent avec insistance), vous ne l'ai-
mez pas, vous?... |f
— Vos questions sont franches, du moins, madame. ^
Je l'aime comme mon cousin, pas davantage.
Je l'avais
f !f
— deviné. Ma réponse sera franche égale-
ment, si vous me questionnez — et même sans cela.
Vous autres artistes, vous vivez en dehors de votre sexe,
vous n'avez aucune part avec nous : en nous dépassant
de la tête, vous payez le prix de votre supériorité' s'il
faut en croire la tradition, car cette tête se nourrit aux j '
dépens de votre cœur. Je puis donc parler sans la honte ^

naturelle qu'on éprouve en se confessant à une égale.


Plus d'une dévote, qui préférerait mourir que d'avouer 1

à sa servante qu'elle a mis un ruban pour attirer l'atten- ¡


tion d'un homme indifférent, devant l'autel de la madone,
compterait sans rougir ses adultères sur son chapelet :
les saints sont si loin de nous que nous perdons toute "

modestie en leur présence. C'est ainsi que je vous déclare !

aujourd'hui mon amour pour Romney Leigh. f.


— Arrêtez ! s'il n'y' point de muse ici, il y a encore
moins une sainte — pas même une amie, pour que lady
Waldemar vienne se confesser à elle.
— Cela n'est pas aimable. Si nous ne sommes point
imies, qui nous empêche de le devenir? J'aime votre
cousin. S'il est ridicule de le dire, il est plus fou encore
je le sentir, nous ne nous le dissimulons pas ! Mon mari
m'a laissée jeune, et assez jolie, s'il vous plaît, et assez
nche, pour m'exhiber comme les autres à la foire du
nois de mai, avec autant de succès. Je sais des marquis
)rêts à servir sept ans pour m'épouser : et, ce délai ex-
)iré, je pourrai y songer, car il y a quelque consolation
ians le titre de marquise quand tout est dit —oui, mais
iu bout de sept ans ! Pour le moment, j'aime Romney.
Vous relevez la lèvre à la manière des Leigh ! exacte-
ment comme lui. Pardonnez-moi. Je me doute bien que
e ne déroge point en aimant Romney Leigh. Le nom est
)on, la position très satisfaisante, mais lui..... lui! Que
e ciel nous soit en aide — je suis à peu près aussi folle
lue lui en aimant un tel homme.
Elle secouait lentement la tête en souriant, comme si
;a raison eût pris son cœur en pitié.
— A la vérité, miss Leigh, je n'en suis pas venu là sans
utte. J'ai pris un professeur d'allemand, j'ai un peu joué,
e suis allée deux fois à Paris. Mais, malgré tout, cet
LmOllr1... Goûtez à l'amour, c'est chose aussi vile que
nanger de l'ail, dont le goût persiste quoi que vous
nangiez tnsuite et se retrouve jusque dans une pêche I
fous trouvez cela grossier ? Mais quoi 1 L'amour et la
tature le sont aussi. Ah voilà la difficulté ! Nous autres
1

selles dames qui parquons nos vies en dehors du sentier


»rdmairè où passent les moutons* nous ne pouvons em-
têcher les corbeaux de voler au-dessus de nos tètes
nous n'en restons pas moins aussi nature que Blowsalinda.
Parce que nous vivons drapées dans du velours, nous
n'en devenons pas pour cela des figures de cire, vous
savez : nous avons des cœurs, au dedans, des cœurs brû-
lants, vivants, imprudents, indécents, aussi' prêts pour
des actions ou des fins choquantes qu'aucune des coutu-
rières en détresse pour lesquelles Romney se consume
et gémit. Nous gagnons l'amour ainsi que les autres fiè-
vres, à la manière du vulgaire. L'amour ne se laisse pas
surpasser par notre esprit ni dépasser par nos équipages.
Le mien persista en dépit de nos efforts : toutes mes
cartes me montraient Romney Leigh, mon Allemand
n'alla pas plus loin que la maladie de Werther ; de mes
promenades aux Champs-Elysées il ne revint qu'une
ombre soupirante comme celle de Didon. Je rentrai non
guérie, mais plus convaincue que jamais de mon indomp-
table amour. Voilà un aveu cynique, pensez-vous... Je
vous ai dit que je parle d'ail.
— Excusez-vous d'être athée, répliquai-je froidement,
mais non d'aimer. Pour moi, je crois en l'amour, et en
Dieu. Je connais mon cousin, je ne connais pas lady
Waldemar, pourtant je répondrai ceci : celle qui aime
Romney Leigh n'a pas à s'en excuser ; qu'elle se purifie
plutôt afin que son amour ne soit pas trop indigne de
lui.
— Voilà qui est dit à la façon austère d'une jeune
prophétesse. Vous froncez les sourcils pour vous épar-
gner la vue des colombes qui volent entre les colonnes
du temple. Chère Aurora, montrez-vous meilleure pour
moi. Soyons amies. Je suis une simple femme, d'autant
plus faible peut-être que je suis plus fière. Vous valez
mieux ; quant à lui, il vaut mieux que vous et moi. Sa
bonté est si haute qu'elle tombe dans l'excès ;
— voilà
tout le mal que je puis en dire. Soyez donc clémente en-
vers mes imperfections, pour l'amour de lui sinon de
moi.
— Je m'avoue sceptique à l'endroit de l'utilité que
vous m'attribuez soit à son égard, soit au vôtre.
— Et moi je doute de pouvoir être digne de lui avec
quelque amour que ce soit. Dans le sens où vous l'enten-
dez, je ne le suis point; admettons-le. Et pourtant je
le sauve, si je l'épouse.
— Est-ce à nous de prononcer sur la vie de mon
cousin, de savoir ce qui lui convient on non ? m'écria-
je. Il sait ce qui est digne de lui ; c'est à lui de décider.
Quant à moi, je ne tiendrai pour indigne rien de ce
qu'il choisira.
.

— Cette déclaration me semble un peu inconsidérée,


répondit-elle. Parlons raisonnablement, bien que nous
parlions d'amour. Votre cousin Romney Leigh est un
monstre. Là — le mot y est, et je vais vous le prouver.
Prenons, si vous voulez, le plus parfait des antiques, ce
Génie du Vatican qui semble trop beau pour rester dans
ce monde imparfait, et fixons-le sur le torse d'un faune
dansant (qui boiterait s'il ne dansait pas) à la place du
masque de Buonarotti. Pourquoi ? eh bien, nous
aurons obtenu un monstre dans le genre de Romney : il
;
joint aux vertus d'un dieu et à des desseins héroïques
les impossibilités d'une nature humaine manquée. Disons,
?

j'y consens volontiers, qu'il est deux fois divin et deux


fois héroïque, il n'en boite pas moins : voilà la conclu-
sion où nous arrivons.
-
Ah ! vous savez être à l'occasion
caustique et inso-

lente ? — j'aime ça. Et maintenant, ma lionne, aidez
votre Androclès tout en rugissant. Aidez-moi ! Car si je
parle ainsi de lui, c'est pour lui-même. Il boite si bien
qu'il va trébucher dans une fosse d'ici à une semaine;
alors je le perds, alors il est perdu. Quand il sera marié
légalement, lui, un Leigh, à une fille de vie douteuse,
de naissance trop certaine, qui a traîné dans la misère
de Londres des mains rudes plus blanches pourtant que
ses mœurs — alors vous-même pourrez tenir son choix
pour indigne !

— Aht
Marié ! perdu ! lui.., Romney ?

ceci vous émeut à la fin. Les monstres, mis au


grand jour, dessinent au soleil des ombres monstrueuses;
ceux qui pensent de travers, agiront difficilement en
ligne droite. Mais oui,... Romney ! et qui s'en étonnerait,
hormis vous ? Il a été fou, le monde entier le sait,
depuis que, à l'Université, il s'aliéna. professeurs et étu-
diants, traitant avec un égal mépris la géométrie et le
Champagne, et resta « honorable » par son titre sans
prendre aucun diplôme.
On vous dira qu'il oublie Homère pour se consacrer
aux pauvres; il ignore même Aspasie, celle que nous
osons louer, pour s'occuper d'autres femmes dont notre
pudeur nous empêche de prononcer le nom. Il a sans
doute raison en quelque mesure — les hommes ont
toujours raison jusqu'à un certain point en tombant
dans les erreurs les plus absurdes. Le rustre vivant qui
brasse votre bière est supérieur, par le fait qu'il existe,
à un César mort dont la cendre sert peut-être à boucher
la bonde de votre tonneau. Il est très bon, d'ailleurs,
quand on a des rentes, de faire du bien aux autres, fût-,
«
à des rustres. Mais depuis lors, il est devenu de plus
eIlt
plus fou, comme onvade plus en plus vite
en descen-
dant une pente. Vous devez connaître votre Romney
i par cœur. Vous savez que les soucis d'un demirmilljpn
! d'hommes ont fait grisonner ses cheveux et que si
vous
n'êtes ait nombre des affam'és des criminels, vous
n'êtes rien pour lui : payez les impositions à la sueur de
t
v
votre front, vous: obtiendrez à peine sa sympathie ; 4iais
venez demander des secours à la paroisse, et Romney se
trouvera là pour vous nommer son frère ou sa sœur,, ou
' >
peut-être de quelque nom plus tendre. Quelle chance
avais-je auprès de lui, moilady Waldemar, qui n'avais
jamais encouru la peine capitale?
— Vous parlez avec trop d'amertume pour être 'abso-
4

lumen t vraie;
)
- La vérité est amère. Voici uni homme qui regarde
| toujours à. terre. Il faut donc être né bien, bas
pour atti-
rer son attention, à moins d'être une grandeur à l'état
« de ruine, comme- les débris, d'un beau plafond gisant
sur le sol ! Pour me mettre au niveau voulu, j'ai fait
\
ce que peut faire une femme : c'est toujours assez limité,
humbles créatures que nous sommes ! mais j'ai fait de
mon mieux. Comme les hommes mentent quand ils jurent
que nos yeux ont une expression!' ils sont tout juste
I bleus ou bruns et savent se baisser à demi. Les miens,
' pourtant, ont fait davantage j'ailu la moitié de Fourier,
:
Proud'hon, Considérant, Louis Blanc et plusieurs autres
kde
ses socialistes, et si j'avais été un peu moins amou-
reuse, je me serais guérie à foree de bâillements. J'en étais
^

venue à les citer avec assez d'à-propos pour leur donner


'' an air plus sensé-
que lui quand nous parlions ensemble
* et j'usais parfois de
ruse pour en avoir l'occasion. JE'ap»-
!
prenais par cœur ses discours sur la question sociale à
la Chambre des communes et ailleurs; j'entassais sur
tables les rapports des refuges et des pénitenciers,
mes
je mettais mon nom sur toutes les listes de souscriptions,
eussent-elles pour but de garder le soleil au-dessus de
l'horizon pendant la nuit, ou toutes sortes de choses
aussi pratiques. Je fis tout dans le domaine du possible
tout, excepté de porter des robes fournies par une

certaine œuvre — là je m arrêtai : il faut bien s 'arrêter
quelque part. Lui, cependant, immuable comme la tortue
indoue qui soutient le monde, laissait tout ce bruit se
faire sur sa carapace. Il ne voulait pas me déconcerter ni
me repousser, estimant fort heureux qu'une femme de
ma classe montrât un rayon de conscience. Quant au cœur
qui flamblait pour lui comme le bois de l'autel pour la
Divinité, il se contentait de s'y chauffer les pieds. Il dai-
gnait me permettre de le conduire en voiture j'usqu'au
parc ou à une rue quelconque ; il s'appuyait à ma portière
pour lire le compte rendu du dernier comité sur les
pick pockets à la mamelle.
— Vous plaisantez... **

— Comme les martyrs plaisantent, si vous avez lu


leur vie, sur la hache qui va les tuer. Tandis que j'ai
fait tout au monde pour lui, il ne saurait seulement vous
dire la couleur de mes cheveux; si vous la lui de-
mandiez, il répondrait peut-être, au hasard, qu'elle est
foncée — soyez sûre qu'il connaît au juste le chiffre de
ma dernière souscription. Dites, est-ce supportable pour,
une femme ?
— Qu'y pourrais-je changer, lors même que je serais,
un homme?
Je ne sais ; il faudrait l'expérimenter. Mais d'abord,

ce mariage honteux !...
Ah ! m'écriai-je, il y a donc réellement un mariage?

Hier, je lui ai parlé à ce sujet. « MisLer Leigh, lui

t ai-je dit, une chose tenue cachée éclate avec plus de
«
bruit ; je connais votre secret. Pardonnez-moi cette in-
c
discrétion. Vous le sentez bien, je ne suis point la femme
c du monde que le monde voit en moi. Vous m'avez
supportée jusqu'ici, vous vous êtes servie de moi dans
«
votre œuvre sublime — notre œuvre — vous n'allez
*
pas me rejeter maintenant que le moment difficile est
«
t venu. J'admets avec peine, il est vrai, l'utilité d'une
« union où il n'est question d'amour que dans le sens
de philanthropie, et où vous jetez votre nom au ruisseau
«
dans l'intérêt des races futures.' Un pareil mariage a
«
beau être un grand exemple, une chose sublime, une
«
Genèse de la nouvelle ère sociale, il faut que cet acte
«
de vertu ait un retentissement public, sous peine de
e
perdre la moitié de son efficacité ; il ne faut pas s'en
c
cacher comme d'une mésalliance dont un Leigh rou-
«
girait, parce qu'un Howard en serait informé. » Je l'ai
«
[
pressé davantage ; je lui ai demandé s 'il lui était indif-
férent qu'un membre de sa famille, qu'Aurora Leigh
;

même considérât cet acte comme une fantaisie plutôt que


f
sacrifice ? A ces mots, il est devenu si pâle,
3 comme un —
si pâle que j'ai compris combien j'avais touché juste. Il
demandé si je connaissais. J 'ai menti en disant
f m'a vous
j oui, et pourtant nous vous connaissons tous par vos
livres. Je lui ai offert de venir droit à vous, de vous ex-
,
I pliquer la chose, de vous conduire à Saint-Margaret's
Court pour voir cette créature miraculeuse, Marian Erle,
fille de bouvier (il assure qu'elle n'est pas jolie)
3 cette
dont le doigt, piqué par cent aiguilles, va servir de
lien entre les classes hostiles de notre Angleterre : votre
présence et la mienne pourront donner à ce contrat un
caratère convenable. Il m'a remerciée avec un soupir
en me disant : « Elle le fera peut-être, car c'est une âme
noble » et m'a promis, en échange, de renvoyer son
!
II:

mariage à un mois. ™
Je ne comprends pas très bien votre but, dis-je.

Vous désirez me conduire chez la fiancée de mon cousin
pour serrer sa main digne ou indigne et justifier ainsi
le choix de Romney. Fort bien. Mais ce qui m'échappe,
c'est la façon dont ceci va servir vos intérêts, et pourquoi
vous m'avez fait la singulière confession de votre amour.
Son front s'assombrit. ^
— Alors, Aurora, malgré votre nom lumineux, votre
esprit n'est pas plus éclairé qu'un après-midi de Londres!
Je voulais du temps, j'en ai obtenu ; je voulais vous
avoir, je vous ai : vous allez venir avec moi voir la
jeune fille dont l'alliance met fin à l'orgueil de votre race :
hautaine. Vous pourrez alors dire votre avis en connais-
sance de cause, et prouver à Romney avec votre bril-
lante éloquence qu'il fera tort au peuple et à la postérité
(vous manqueriez, votre but en cherchant à l'apitoyer
sur vous ou sur moi) par un mariage aussi exécrable.
Qu'il se rompe, et nous trouverons quelque chose de
mieux pour Romney. Soyez donc bonne, Aurora, ne me
méprisez pas tant si je dis ce que je ne devrais pas
dire... je sais que je ne le devrais pas! J'ai observé
comme les autres, jusqu'ici, la règle de fer de la réserve
féminine, soit dans ma vie, soit sur mes lèvres. J'ai
pleuré pendant une semaine avant de me décider à
venir. ém
Elle étîiit pâle en achevant. Ses dernières paroles pro-
noncées.avec dédain étaient saccadées. Le palefroi se
cabrait sous le harnais, raidissait son cou, et à l'écume
qui recouvrait le mors on voyait qu'il le rongeait.
Je me levai.
— J'aime l'amour; la vérité n'est pas plus pure. Je
comprends un amour assez ardent pour consumer ses
voiles et se montrer dans la nudité sublime et chaste de
la Vénus de Médicis. Mais un pareil amour doit brûler
mssi les masques et surtout celui de la trahison. Quoi !

limer e't mentir ? Non ! non ! allez à-l'Opéra : votre amour


est guérissable.
— En vérité, je mens ? s'écria-elle en frappant le soi
du pied avec un sourire ironique. Vous êtes dure, miss
Leigh, et inaccoutumée au langage courant du monde.
Le gazon des poètes est plus frais que nos grands che-
mins ; pardonnez si en faisant voler dans vos grands
yeux la poussière'qui salit jusqu'à nos haies, je vous ai
scandalisée. Vous ne voyez sans doute aucun mal à cette
union, vous, mais plutôt un charme d'innocence qui
en fait un thème de pastorale ; vous signerez peut-être
sous la croix tracée par la mariée : Que vous importe
f qu'elle ne sache pas écrire, du moment qu'il l'aime.

— Qu'il l'aime J Qui vous dit qu'il veut une femme pour
L'aimer? Quand il achète un cheval, -ce n'est pas pour
l'aimer mais pour s'en servir, je pense. Il y a du travail
aussi pour la femme, et, après, de la paille, si l'homme
est généreux. Pour ce qui me concerne, vous vous trom-
pez en m'attribuant le pouvoir de rompre ce mariage ;
je ne le pourrais pas, fût-ce pour sauver la vie de Rom-
.
ney ; je ne le voudrais pas quand il s'agirait de sauver
Iii mienne.
— Si c'est ainsi que vous le prenez, adieu. Ecrivez en
paix— autant que cela vous sera possible du moins,
d'après certains sentiments secrets que je commence à
comprendre : évidemment je me suis fourvoyée en venant
ici.
Elle me toucha la main, inclina la tête, et s'éloigna
comme un nuage silencieux qui laisse derrière lui une
sensation d'orage.
Je respirai, à la fois oppressée et soulagée. — Après
tout, cette femme rompt avec les conventions sociales
par amour, dans la mesure où il lui est possible d'aimer.
Les lis sont toujours des lis, bien que des mains tachées
de noir les aient souillés. Et peut-être vaut-elle mieux
en son genre que Romney vivant de problèmes géomé-
triques, supprimant tout ce qu'il y a en lui de vie spon-
tanée et individuelle pour ne tenir compte que des géné-
ralités. Comme si l'homme, placé par Dieu devant un
pupitre, avait reçu de lui la mission de tenir ses livres
à l'encre noire et rouge et de condenser en soi les senti-
ments de millions d'êtreslNe serait-il pas plus vrai de dire
que la divinité du Créateur s'affirme surtout dans son in-
dividualité infinie, intense, éternelle, qui va prodiguant
les mondes innombrables èomme la vague sans cesse re-
naissante ses myriades d'embruns, par la seule force de
son essence intime, de son impulsion, de sa mystérieuse
puissance — l'amour spontané devenant la preuve et
l'expansion même de la vie spontanée ?
S'il en est ainsi, vivons !

Deux heures après, je traversais seule et soigneuse-


ment voilée le pavé inégal de Saint-Margaret's Court. Un
petit convalescent qui retournait un bouton de cuivre
'ntre ses mains amaigries me jeta un regard moqueur
lu coin ensoleillé où il se traînait ; pendant qu'une femme
tux pommettes rouges, au fichu en loques, aux boucles
ombant en désordre sur ses épaules, aux lèvres lascives,
'accoudait à la fenêtre insultant alternativement sa mère
ilitée et moi : —-^Voyons, mère, pas tant d'histoires!
lemain vous ne vaudrez pas mieux qu'un chien mort. —
Sh ! belle dame, nous choisissons nos pas avec ces mau-
lits petits pieds ? Nous cachons notre figure en faisant
e bien comme si c'était notre bourse ! Qu'est-ce donc
lui vous amène, madame? Est-ce pour rencontrer le mon-
sieur qui vient visiter sa colombe apprivoisée dans la gout-
..ière? Que notre choléra vous prenne avec ses crampes
et ses spasmes, chiffonne vos beaux habits sans oublier
a voilette, et mettre sa lividité sur votre peau blanche !
Je regardai en l'air. Je crois que j'aurais, ce jour-là,
narché à travers l'enfer sans hésiter.
— Que le Christ vous console! dis-je, car vous devez
ivoir été bien malheureuse pour être devenue aussi
mauvaise. — Je vidai ma bourse sur les marchés ; on
îùt dit que j'avais jeté le dernier charme dans un chau-
iron pour en déterminer l'ébullition ; toute la cour se mit
i grouiller; portes et fenêtres livraient passage à des
figures avides, d'une gaiété horrible, qui se frayaient
1n chemin au milieu des jurons et des coups. Je passai
rapidement, je poussai une petite porte et m'enfonçai
dans l'ombre; je tâtonnai, je trouvai un escalier étroit,
nterminable entre une rampe cassée et un mur humide
iont le plâtre s'effritant sous sa main, me faisait res-
sauter dans cette obscurité. Il fallait monter toujours :
ï'était là-haut que vivait la fiancée de Romney. Je m 'ar-
rêtai enfin devant la porte basse d'une mansarde; je
f.

frappai. La réponse m'arriva douce et rapide : — Déjà? jS

serait-ce déjà Mister Leigh?— Et comme j'entrai, un f


visage ineffable se trouva devant moi, dont l'expression i
déçue semblait dire : — Si ce n'est lui, ce n'est personne f
pour moi. )
Je la regardai au fond des yeux, je lui pris les mains 1

en disant : — Je suis la cousine de Romney Leigh et je '


viens voir ma cousine aussi. Elle me touchait, cette en- ;

fantdu peuple avec sa figure et sa voix. Des fleurs si ^


douces peuvent-ellesvenirde racines si rudes? Cesgens 11

d'en bas peuvent-ils vivre ainsi dans le vice et dans les *

blasphèmes, avec de pareilles mines et de pareilles i

odeurs... pouah ! -et avoir de telles filles ? Il


Marian Erle n'était nullement jolie. Ni blanche ni t
brune, elle paraissait l'un ou l'autre, comme un nuage I

léger, selon le plus ou moins de lumière versé sur elle.


sa chevelure ne laissait pas non plus l'impression d'une
j1

couleur nette. Il y en avait trop peut-être, pour une si


petite tête, et ce poids la faisait pencher de côté et d'au-
dre comme une rose épanouie inclinée sous la richesse r
de sa floraison sans que le vent s'en mêle. La fossette de ;

ses joues faisait regretter qu'elles ne fussent pas plus !

roses et plus pleines ; bien que sa bouche fût un peu r


grande, de petites dents d'un blanc de lait apparaissaient \

;
sous un sourire enfantin, et elle ne tarda pas à me sou-
rire, de même que ses yeux mais ceux-ci semblaient se
ressouvenir de larmes passées avec l'arrière-pensée
,
|

qu 'il faudrait, quelque jour, en verser de nouvelles. |j


Nous causâmes. Elle me raconta toute son histoire »

que je vais redire d'une manière plus complète d'après i


ce qu'elle et d'autres y ont ajouté depuis.
Marian Erle était née sur le coteau de Malvern Hill,
t;
>
lansune hutte construite de nuit avec de la boue et de
a mousse afin d'échapper à l'œil du propriétaire, qui
léanmoins, s'il s'en avisait, pouvait la renverser d'un
;oup de pied et la niveler comme toute autre fourmilière.
Dieu l'avait envoyée dans ce monde avec son passeport
lûment signé, sans infirmités physiques, -sans lacunes de
'âme. Mais il n'y avait point de place ici-base selon les
ois humaines, pour cette enfant née hors la loi : son
n
premier cri poussé, au sortir du sein maternel, dans
lotre atmosphère étrange et asphyxiante, était une in-
'raction aux articles du code social. Quel droi-t avait ce
)etit être de pousser là ce cri ?
.
Je me passionne en racontant la vie de la pauvre efi-
ant. Elle, au contraire se servait d'expressions douces
'tDe semblait pas s'étonner de sa misérable destinée.
t Mister Leigh, disait-elle, pense que cet état de choses
loit changer. Dans le ciel, il changera sûrement; mais
;ur la terre, en attendant, personne exc'epté lui ne peut
limer un chardon à l'égal d'un oeillet. Nous sommes des

;
..v

y; :hardons, quelques-uns d'entre nous : nous avons tort


.,-j )ar le seul fait que nous croisons et si nous nous avi-
.t ions de nous montrer d'un côté du mur
plutôt que de
'autre, la pioche nous déloge, tout naturellement.
..
j? Son père gagnait sa vie en acceptant des corvées de
1asard dédaignées des travailleurs plus sérieux : gardé
les pourceaux sur les terrains de la commune, récolte
lu houblon, moisson hâtive dans la saison pluvieuse, ou
lu besoin, coup de main à quelque charretier en détresse
A
lont l'attelage effaré, plongé dans le brouillard sur une
"oute de montagne, semait au vent ses hennissements
v îrrants. Dans les intervalles de cette
besogne interútit-
J. lente, il buvait, dormait, agonisait sa femme d'injures
parce que, les sous étant épuisés, elle ne lui achetai»
plus d'eau-de-vie. Et alors, pauvre ver impuissant contr, -
colère
son bourreau, elle faisait retomber sur l'enfant la
amassée dans son cœur et la battait. Le crime est uns
monnaie qui, une fois répandue sur le marché de cl.
monde, trouve son change dans le crime. Que les pécheur
y songent. V
Cependant la pauvre petite déshéritée pour laquelle
sa mère même manquait de patience, vécut et grandit
apprenant de bonne heure à pleurer sans bruit, à mar
cher seule avec ce balancement d'un petit corps sur de:
jambes indécises qui sentent déjà combien la terre es
un sol instable, et pour lequel les bras de femm(
s'ouvrent d'ordinaire avec un instinct qu'elles ne peu.
vent réprimer. Ce pauvre agneau sevré s'en allait, loui
petit, hors du bercail; l'enfant s'esquivait le plus sou.
vent possible pour aller parmi les genêts dorés jouir-
d'une petite échappée de vue sur le ciel mystérieux,
Blottie dans les buissons, elle le regardait non pour sur-
prendre les anges dans leurs jeux (car jamais elle n'en
avait entendu parler), mais simplement pour regarder,
pour voir, cherchant inconsciemment au delà de cette
terre aride quelque chose comme une joie. Elle aimait à
fixer le ciel, jusqu'à complet éblouissement; il lui faisait
alors l'effet d'une grande bonté aveugle qui la distin-
guait et l enveloppait d une caresse ce fut ainsi qu'elle
apprit à connaître Dieu. On la battait après cela, ce qui
ne l'empêchait pas de recommencer, comme le lièvre
pris au piège retourne à son gîte dès qu'il peut s'échap-
per. Ce grand amour sans regard où elle trouvait à la
fois \ID père et une mère, l'instruisit et l'éleva plus
l école du dimanche où une dame l'envoya plus tard.
t
que
-
\. cette école, elle riait parfois avec les autres enfants
lui marmottaient leurs textes ; mais plus souvent leur
apage l'attristait. Elle se demandait, en les entendant
'ire d'aussi bon cœur, si leurs parents les battaient
)ien fort. Il y en avait une qu'elle aimait, Rose Bell,
me enfant de sept ans, aussi intelligente que jolie,
lui apprenait les syllabes alors que Marian
en était
encore à l'A B G ; celle-là, surtout, riait sans motif, et
secouait ses boucles pour les ramener sur sa figure de
:açon à la cacher au maître. Sa gaîté bruyante, en tom-
oant sur Marian comme une fraiche ondée sur les fleurs
du cerisier, finissait par la gagner. Un jour qu'elles
causaient les bras enlacés, celle-ci demanda : Ta mère
c
le laisse rire ainsi ?
— Bien sûr, dit Rose : on l'a mise
dans ta terre quand j'étais toute petite, il y six
a ans. Ces
mères-là nous laissent jouer et perdre notre temps, elles
ne grondent ni ne battent jamais. Ne voudrais-tu pas en
,
avoir une pareille ? A ce souvenir d'enfance, Marian
s'interrompit et me regarda :
— Pauvre Rose! ajouta-
t-elle, je l'ai entendue rire hier soir dans Oxford Street,
et je donnerais la moitié de mon sang pour l'arrêter.
Pauvre Rose !
Puis elle continua son récit.
' Il était douloureux pour l'enfant, après avoir appris
à l'école ce qu'est Dieu, ce qu'il veut de nous, et comment,
en choisissant le péché, nous contristons le Christ, deren-
trer chez elle pour entendre son père blasphémer ce nom,
et se dérober par l'ivresse à. l'idée, du jugement. Pour
elle, père, mère, foyer, étaient la négation même de Dieu
et du ciel : plus elle apprenait ce qu'est le bien, plus elle
sentait combien ils personnifiaient le mal; le prix qu'elle
relirait de la connaissance était de sonder l'indignité des
siens, etles outrages de leur conduite à la vertu passaient
à travers son cœur filial pour le torturer. Oli! il est du«
d'apprendre à connaître le Père qui est dans les cieux
l'on est ici-bas pire qu'uA
par le sentiment vague que d'avoir
orphelin; c'est un chagrin trop lourd en vérité
bénir Dieu pour une joie de ce genre. i»
à
Ainsi s'écoulait la vi e de Marian d'une année l'autr
Ses parents l'emmenaient dans leurs courses errantes
tantôt le long des sentiers où l'on est moins en vue qu«
sur la grand'route, ou encore à travers les bruyères djn
la lande ; tantôt dans les villes et par les champs de foirer
une fois ils la conduisirent jusqu'à Manchester; une fois
à la mer, cette belle limite bleue d'un mauvais monde;
deux fois en prison. Dans les intervalles, on revenait aux
collines natales. Les hauteurs attirent comme le ciel,
plus fortement parfois ; elles tendent les bras vers nous
pour nous élever au-dessus des plaines viles. Et bien que
ces vagabonds, en y retournant, le fissent peut-être à
-la manière des moutons parce qu'ils en connaissent la
route, ils se sentaient certainement un peu meilleurs une
fois hors de la, souillure des villes, en essuyant leurs pieds
boueux à la mousse des montagnes. Dans ces longues
pérégrinations, Marian grandit, endura et apprit. Les
passants s'arrêtaient quelquefois devant elle et lui de-
mandaient pourquoi ses yeux étaient plus grands que
ses joues, ou si sa chevelure ébouriffée offrait l'hospita-
lité aux oiseaux. A l'occasion, un meunier la plaçait
sa charrette, un garçon boucher sur son cheval, et la
faisait avancer d'un kilomètre ou deux. D'autres fois, UÉ
colporteur s'arrêtait, lui donnait une petite tape sur lJR
tête, lui disait : « Sais-tu lire? JI et, sur sa réponse affir-
mative, lui tendait quelque volume dépareillé tiré de
oalle : les Saisons de Thompson où manquait « le Prin-
emps », la moitié d'une pièce de Shakespeare où il fal-
ait quelquefois d'après le haul de la page déchirée, en
leviner le bas (tâche aussi ardue que de deviner la terre
juand on est assis dans la lune!), des glanures variées
l'Elégies et de Paradis perdu, de Burns, de Bunyan, de
Selkirk, de Tom Jones, feuilles éparses dont il était
ln peu difficile de se faire une idée bien nette : leurs
lotes discordantes la déconcertaient comme si, admi-
l
'an{ un beau coucher de soleil à travers les vitres d'un
:abaret, elle avait entendu les buveurs jurer sans trêve
«,
ierrière elle. Mais elle savait trier ces feuilles volantes,
s .était les nuisibles dans le fossé après les
avoir déchirées
3M tout petits morceaux afin que personne
n'en pût lire un
mot, se faisait des autres un bouquet qu'elle enfermait
i lans son corsage ; puis, à la halte de midi, quand on s as-
seyait au bord de la route à l'abri de la poussière, elle
i jouissait de toutes les
douces et bonnes choses réunies •

il dans son petit trésor. Parfois aussi, la journée finie, quel-


'1 que personne
amie, dans la ville où ils campaient, la
conduisait à une conférence. C'est ainsi qu'elle avait
grandi, ignorante des livres, des auteurs, des choses qui
,
se disent dans les sphères supérieures de l'humanité, mais
il portée du murmure rythmé qui s'en échappe, et capable
de saisir de loin en loin quelques phrases de cette mélodie
.
apportée sur les ailes du vent; et ces lambeaux, en pé-
nêtrant dans son âme, y avaient répandu une sorte de
finesse dont sa physionomie avait gardé le reflet.
J En parlant de cela, elle disait r —S'il tombait du ciel:,
de temps en temps, une belle fleur, nous prendrions
;
Lien vite l'habitude de regarder en l'air — ainsi faisais*-
~.— Elle compta ses années, et je me sentis vieille;
^

!'•
elle compta ses tristes plaisirs, et je me sentis bon
teuse. Elle me dit qu'elle se trouvait heureuse parfois dil*
coudre paisiblement seule avec ses pensées, tandis qu<p
les rimes de quelque poésie charmante traçaient autour
d'elle leur cercle chantant. — Ses ^parents Tappelaien f
une enfant bizarre et maladive, bonne à peu de chose ^
boudeuse et ahurie, qui ne savait sourire qu'aux haie: t..
et aux nuages, et tressaillait si on l'éveillait de sa rêverit ;
par une secousse ou par une simple parole. Elle ne s'en
tendait ni aux corvées du dehors, ni aux travaux dLf
ménage. S'ils s'étaient fixés quelque part, dans le nord, i

ils auraient pu tirer d'elle un profit quelconque ern


l'envoyant travailler dans une manufacture (si les en-;
fants ne travaillaient pour leurs parents, mieux vau-^
drait les étouffer dès leur première aspiration) ; mais,
dans cette existence errante, il n'y avait rien à faire
d'une fille pareille, qu'une vagabonde. Elle reprisait
assez bien pourtant et n'était pas paresseuse à la cou-
ture; les gens dela campagne lui donnaient des jupons (

à rapiécer, des bas à raccommoder , pour les conserver


bien au delà de leur durée naturelle; elle gagnait ainsi
quelques sous. li
Un jour — le soleil brillait ce jour-là — sa mère, battue
plus, que de coutume, se sentait cruellement meurtrie
dans ce qui avait dû être son âme; elle entra soudain
dans la hutte où rêvait l'enfant, arracha comme dans
un accès de fureur le peigne qui retenait ses cheveux,
les laissa retomber en cascade sur ses épaulés et l'en-
traina au dehors. Lorsque Marian put les écarter de de-
vant ses yeux, elle se trouva en face d'un homme au
regard bestial qui semblait prêt à l'avaler tout entière,
corps et âme, et dont l'haleine infecte lui brûlait les
r
tues, tant il était près d'elle. Sa mère la maintenait à
;tte place en disant : c Allons, petite ! allons !
— le squire
parle, le squire est trop bon. Il veut t'établir et nous
ire du bien à tous. Aie donc des manières un peu plus
*acieuses! » L'enfant se retourna et jeta à la femme
un
3 ces regards suppliants dont le souvenir doit tenir lieu

î damnation au lit de mort d'une mère sans qu'il soit


.
îsoin d'un autre démon pour la tourmenter.
— « Oh!
ère !... » puis, avec un élan désespéré vers le ciel, ce
i :
— « 0 Dieu délivre-moi de ma mère — de telles
1

t ères sont trop odieuses!... »

La terreur lui donnant des forces, elle arrache ses


ains des leurs, comme elle aurait fait de lis pris entre
-îs rochers, etbonditloin d'eux, d'assise en assise, jus-
l'aubas de la colline, ne pensant qu'à fuir jusqu'à Dieu
Il est possible. Ils hurlent après elle,
comme des chiens
famés après un lièvre. Elle entend retentir son nom
tns des sifflets de serpents, dans des grondements de
nons. Elle fuit, elle fuit toujours. La voilà enfin hors
portée — elle fuit toujours. Une terreur folle anime
s pieds, la fait voler sur le sol ; les routes se dérobent
us elle ; les champs verts s'effacent, les arbres parais-
nt reculer pour lui faire place. Puis, sa tête se trouble;
bres et champs tournent autour d'elle et semblent la
>ursuivre ; elle sent palpiter derrière elle les coteaux,
ursouffie frais lui pique le cou; ses pieds ne peuvent
us courir,elle marche encore presque aussi vite; l'ho-
mn qui rougit à l'ouest entre deux clochers l'attire,
attire invinciblement... Mais son cœur s'enfle, se dilate,
mprime ses autres organes, éclate enfin, éteignant la
,i
mière de ses yeux. Elle tombe évanouie, avec le sen-
nent qu'elle est morte et sauvée.
Lorsqu'elle reprit sens, la nuit était passée, mai *
ses
la vie. Elle eut d'abord la sensation d 'un
non la nuit de
qui craquaient, d'un attelag^
chute pesante, de roues
dont les clochettes résonnaient dans son cent
paresseux bruyants
et qu'un conducteur excitait par de encou %
veau couverture et les fente n
la
ragements
dela charrette,
- puis,
la
à travers
lumière crue du matin vint la sui y
vivante morte, sur la paille où elle gisait
prendre, ou ^
eut un mouvement d
A cette vue, son âme comme ;

elle demanda à Dieu de permettre qu elle en 81 i


recul ;
lumière, l'existence. Un charretie -
fini avec la avec
l'avait trouvée dans un fossé, aussi pâle que le clair d »

lune qui la lui avait fait découvrir, sauf un filet de san «


qui suintait de ses lèvres. Il l'avait crue morte d'abord |
mais, lorsqu'il lui eut essuyé la bouche et l'eut entendu *
respirer, il la releva, l'emporta sur sa charrette, la coi w
duisit à la ville éloignée où l'appelait son travail, tL

déposa ce monceau de misère à l'hôpital. jC j


Arrivée là, elle regarda autour d'elle. Tout y seiï i
blait nouveau et étrange : le petit Ht blanc à l 'align(

ment des lits voisins, comme autant de fosses creusée


les unes à côté des autres, à distances égales; les ger,
tranquilles qui entraient et sortaient avec des voix étor^
namment basses et des pas étouffés, sortes de fantôme pa
i
tageant entre tous les malades des soins égaux, cet ordr
silence, ces règlements, tout l'étonnait. Quand ur
ce 1

main douce lui apportait une tasse, elle la prenait cornu i


un sacrement, timide et reconnaissante, inaccoutumé \
qu'elle était à une affection accompagnée de formes bie: ?
veillantes. Les boissons délicates, le pain blanc di |
convalescents excitaient entre ses doigts la jalousie d'

moribondes. 0 Dieu ! comme il faut que nous soyOi


M I
I
malades pour obtenir des hommes la-justice ! Les saints
doivent s'indigner au ciel de voir combien de pauvres
créatures désolées n'ont appris, comme Marian, que dans
une salle d'hôpital, les simples devoirs de la fraternité et
,

i
de la consolation. Elle restait immobile, plongée dans une

sorte d'extase, désirant, par moments, devenir plus ma-
>
I&de encore, puisque cela rend les gens si admirablement

-v
)ons,j'air si calme., et les journées aussi paisibles que les
•' leures desommeil ; elle comprenait maintenant comment
,s\ a maladie peut s'achever au ciel dans des
ravissements
v nexprimables, et comment, plus le mal s'aggrave, plus
:if e bonheur est sûr et prochain. — Puis, joignant les
u:. nains, elle fermait les paupières comme les fleurs font
îi ;haque soir dé leur pétales ; elle s'arrangeait de façon à
perdre une parcelle de ce temps béni.
ie pas
.' Après
'> plusieurs semaines de fièvre, sa jeunesse triom-
)ha de l'épreuve, l'âme révoltée se réconcilia avec le
;orps ; l'un et l'autre allaient se trouver rendus aux
levoirs de chaque jour. Il lui fut pern&is de se promener
entement dans les vastes salles nues, de regarder par
es fenêtres : après quoi une femme, qui l'avait soignée
: omme une amie, lui dit simplement (une ennemie n'eût
r

^ tas été plus froide)., qu'étant assez bien désormais, elle


vj 'ourrait s'en alle.r la semaine suivante.
Assez bien !... il est vrai, son cœur seul souffrait encore.
JV ''en aller mais où ?*.. la semaine prochaine ! En

r" érité, que deviendrait-elle la semaine prochaine, aban-
lonnée au milieu de cette rue terrible aux innombrables
'assants qui vous poussent en tous sens
Un jour, la veille de ce départ tant redouté, assise au
ailieu des autres convalescentes, elle écoutait leur con-
ersation sans s'y mêler. L'une d'elles était affamée des
joues de son bébé : c Le petit vaurien la reconnaîtrait 1

il n'avait qu'un an, mais une vivacité 1... tout à fait


père! Une autre soupirait après de l'ou-
comme son »—
elle avait des bouches avides à nourrir ; — une
vrage,
troisième parlait avec tendresse de son cher c homme, »
qui devait trouver son absence si longue ; — une qua-
trième, revêche, jurait de se venger des voisines médi-
santes qui la considéraient déjà comme morte; — une
autre encore se montrait orgueilleuse : c Si son amou-
l'avait abandonnée pour une figure plus rose que
reux
la sienne (elle verrait bien vite si ce bavardage était
fondé), ce serait un bon débarras après tout, il vaudrait
la peine d'avoir été malade pour cela ! »
Tandis qu'elles parlaient, et que Marian constatait
dans chacune de leurs misères, une richesse dont elle
était privée, les gardes-malades introduisirent un
visiteur qui s'arrêta au milieu du groupe. c Quand il
vous regardait, dit Marian, c'était comme s'il parlait et
quand il parlait on eût dit que c'était un chant. » Quel-
qu'un le nomma : Romney Leigh. C'est là qu'elle l'avait
vu et entendu pour la première fois.
Après avoir adressé à toutes les autres des paroles
consolantes, son regard tomba sur Marian : — Et vous?lui
dit-il, vous sortez aussi ; où allez-vous ?
Immobile jusque-là, comme un insecte caché sous la
pierre que le pied d'un voyageur a déplacée brusquement,
-se tord soudain surpris par un éblouissement de lumière,
elle éclata en sanglots et s'écria : — Où je vais ? per-
sonne ne me l'a demandé jusqu'ici. Puis-je dire où je
-vais ? Dieu lui-même, qui pense à tout le monde, ne sem-
ble pas penser à moi pour me guider où je dois aller
— Sijeune, demanda-t-il doucement, avez-vous déjà
perdu votre père et votre mère ? — Oui, tous deux. Mon
père est perdu pour moi, car il a noyé sa raison dans
l'eau-de-vie. Ma mère, le mois passé, a voulu me vendre
à un homme : je l'ai perdue aussi, cela est clair. Et moi
qui l'ai fuie en courant pendant des heures, comme si
j'avais entrevu les flammes de l'enfer par une crevasse
(elle était ma mère, monsieur ! ), je ne tarderai pas
sans doute à être perdue à mon tour. Ainsi nous finis-
sons tous les trois. — Pauvre enfant ! dit-il d'une voix si
compatissante qu'elle la calma plusque ses propres larmes
— pauvre enfant ! Il est tout naturel que la trahison
d'une mère fasse désespérer de Dieu même. Sachez-le
pourtant : il est meilleur pour nous que bien des mères,
et ses enfants ne peuvent jamais errer assez loin pour
ne pouvoir saisir en tous temps le bord de son vêtement.
Saisissez-le, tenez-vous y ferme. Et si vous pleurez encore,
pleurez là où Jean, l'apôtre bien-aimé, posait sa tête.
Elle se rappelait exactement ces paroles malgré l'an-
née "écoulée, car depuis lors, dans tous ses moments de
doute et d'obscurité, elles lui apparaissaient comme des
étoiles et lui parlaient de consolation. C'étaient peut-être
des paroles ordinaires ; les ministres, à l'église, disent
les mêmes ; mais lui, il faisait l'église avec ce qu'il disait ;
« c'est dans cette différence qu'est le
miracle, » ajoutait-
elle. Puis, avec son sourire radieux :
— Je répète ses mots, mais sans sa voix. Peut-on
rendre la musique d'un orgue une fois hors du temple ?
Quand il disait : Pauvre enfant ! je fermais les yeux pour
sentir la tendresse de son accent descendre sur moi,
baume bienfaisant comme les parfums répandus sur les
pieds divins.
Elle me raconta comment il l'avait sauvée et relevée
&
avec une compassion pleine de respect, comme si, en
touchant la douleur, il avait touché les plaies mêmes du
Christ. Il lui avait ainsi enseigné à se mieux respecter
elle-même. Il nommait l'espoir foi en Dieu et le travail *

un culte. Pour arracher son âme à l'athéisme, la garder


à l'abri de toute souillure et loin de sa mère, il l'envoya
dans un grand atelier de couture, où elle trouva, avec
un moyen d'existence, le courage de regarder l'avenir.
Alors ils se séparèrent. Elle resta en vue du Ciel, mais
non de Romney ; il avait à faire du bien à d'autres. Elle
se mit à coudre, à coudre activement, à coudre jour et
nuit. Elle laissait parfois tomber son ouvrage, et tout
en enfilant de nouveau son aiguille, se demandait com- f
ment les gens qui n'ont point de mère dans les collines \
choisissent Londres pour y demeurer. Puis elle conti-

nuait sa tâche, en songeant au visage de Romney, cher-
chant à deviner s'il se souviendrait;d'elle quand ils se
rencontreraient au delà de la mort. ^
*
IV

Ils devaient se rencontrer beaucoup plus tôt.


Marian avait pour voisine d'atelier une jeune ouvrière
malade nommée Lucy Gresham, qui cousait très vite,
sans parler, et se renversait souvent sur le dossier de sa
j chaise pour tousser plus aisément; ceci, en attirant pour
>

un instant l'attention de la directrice, permettait aux


i
autres de rire un peu. Au bout d'un an, la pauvre fille
dut cesser de travailfer. — Vous savez la nouvelle? dit à
ses compagnes une fille hardie aux lèvres rouges et aux
? yeux noirs; qui, pensez-vous, est en train de
mourir?
! Notre Lucy Gresham. Je m'y attendais aussi peu qu'au

mariage de Nell Hart. Ne rougis pas, Nell! tes boucles


i


sont assez rouges sans que tes joues s'en mêlent, et
quelque jour il se trouvera un homme pour raffoler des
cheveux rouges. — Lucy s'est donc évanouie hier soir au
1

milieu de la rue en rentrant de l'atelier ; le boulanger


: qui l'a ramassée et l'a portée chez elle, où il l'a étendue
à côté de sa grand'mère alitée, dit qu il lui donne huit
r jours pour finir. — Passez-moi la soie. — Espérons qu
'il
leur a donné une miche en même temps, et qu'il l 'a mise
-31

.1
à leur portée, autrement ce singulier couple mourra de
faim avant de mourir de maladie ! — Miss Bell; les ciseaux,
je vous prie. — La vieille est paralytique, c est pourquoi
doute l'aiguille de Lucy allait encore plus vite que
sans
souffle, qui était pourtant trop rapide, comme nous
son
Marian Erle ! eh ! quoi
— vous n'êtes pas assez
savons.
bête pour pleurer ? vos larmes vont gâter la robe neuve
de lady Waldemar, compatissante créature que vous
êtes !...
Marian s'était levée toute droite, et laissant là travail
et conversation, était sortie, à la stupéfaction générale,
pour aller soigner Lucy, quoi qu'il advînt. Elle savait
bien qu'en agissant ainsi elle perdait avec sa place toute
chance de rentrer en grâce auprès de sa maîtresse. L'ou-
vrière absente serait remplacée forcément et non par
inhumanité, sans que personne pût le trouver blâmable.
Mais la pitié aussi a ses droits. Pouvait-elle laisser périr
la pauvre fille dans son abandon, tandis qu'elle-même
concentrerait son attention sur un ourlet de robe comme
si aucune œuvre n'était plus importante? « Dieu, pen-
sait-elle, a besoin de ma main en ce moment ; Lucy a
soif peut-être, et personne pour la secourir. Que d'autres
se passent de moi! que l'appel de Dieu ne me trouve ja-
mais sourde ! »
Marian s'installa donc auprès du lit de Lucy, heureuse
d'accomplir son devoir. Et en récompense la force lui
fut donnée de tenir bien haut, à bras tendu, le flambeau
de la charité qui console les yeux mourants, en atten-
dant que les anges, du côté lumineux de la mort, aient
préparé le leur. Quand Lucy la remerciait et louait sa
bonté, elle se sentait étrangement émue. « Marian Erle
appelée bonne! pensait-elle. Quoi! cette même Marian,
battue et vendue, et qui n'a pu mourir? C'est une bonne
fortune en vérité que d'exercer la compassion. Ah ! vous
quiêtes nés pour jouir d'une pareille grâce, pensez avec
pitié à la classe déshéritée des pauvres, réduits à croire
que la meilleure de toutes les fortunes est de se voir
traité avec bonté par les autres. »
Lorsque Lucy, de sommeil en sommeil, s'en fût allée
doucement comme la petite lumière qu'on' voit au loin
sur la colline, et dont nul ne peut dire le moment où
elle a disparu, bien que tous voient qu'elle n'y est plus
— alors un homme entra qui se tint debout près du lit.
La misérable vieille idiote se mi t à crier faiblement comme
une enfant qui étouffe : — Monsieur, monsieur, ne me
prenez pas pour le cadavre au moins! ne m'enterrez pas,
moi J'ai beau être couchée sans mouvement, je suis
1

aussi bien en vie que vous, excepté les bras et les jambes.
Je mange, je bois, et je comprends que vous êtes le mon-
sieur venu pour les funérailles. Au nom du ciel, dépê-
chez-vous, monsieur. Ah! certainement je serais en
meilleur état si Lucy, que vous voyez là (c'est Lucy qui
est la morte, monsieur), avait travaillé un peu plus pour
m'acheter du vin. Mais elle a toujours été lente à l'ou-
vrage, et je ne perdrai pas grand'chose en la perdant.
Marian Erle, parlez donc, et montrez le corps à monsieur.
Et alors une voix dit : — Marian Erle! —Elle se leva.
C'était l'heure des anges; — et voici, le sien se trouvait
là. Elle s'étonna à peine de voir Romney Leigh. Comme
novembre met sa neige dans les nids vides, comme
l'herbe vient sur les tombes, la mousse sur les pierres,
le soleil de juin sur les ruines à travers des brèches, les
.esprits consolateurs aux affligés par l'épreuve, le ciel
lui-même à l'âme humaine par les affres de la mort, de
même il arrivait sans être attendu partout où était venue
la souffrance.
<- f-'
Il ne fut point fâché, comme elle l'avait craint, de ce
qu'elle eût quitté la maison où il l'avait placée. Et lors- f
après rensevelissement, il la retrouva auprès du f
que,
corps à demi-vivant qui gisait la, le cœur atrophié aussi f^
bien que les membres, acceptant tous les sacrifices et
remerciant par des malédictions, il ne dit pas que c était
bien, mais ne parut pas le désapprouver non plus. Loin ^
de là, il venait chaque jour, et chaque jour elle sentait
dans sa manière de parler et de la regarder une pré-
sence plus tendre de son âme, jusqu'au moment où il
'séparerons plus.
f
lui dit : — Nous ne nous ..
Ce fut le jour même où Marian eut achevé son œuvre. *
Elle avait arrangé le lit vide, balayé la sciure sur laquelle f
le cercueil, remis ordre les chaises te
avait reposé en sur
lesquelles la vieille infirme ne devait plus bavarder;
debout au milieu de cette pauvre chambre froide, la clé $
de la porte à la main, elle était prête à partir comme les
autres, bien que ce fût pour prendre un autre chemin. Il ..
paria : £
Chère Marian, Dieu nous a tous faits d'une même a

argile ; les hommes ont beau la pétrir comme les enfants a
qui façonnent des pdtés de terre, donner une apparence h
de réalité aux créations de leur fantaisie, inventer des J
inégalités, des dignités, des privilèges, quand tout, au
fond, n'est que de la boue — à la fin, pourtant, il fautt)
|
bien qu'ils y reviennent : le premier fossoyeur venu le ^
prouve avec sa pelle et rétablit l'égalité par un nivelage
..
définitif. Qu'avons-nous besoin, vous et moi, d'attendre ij
ce moment ?
'
Elle le regardait sans comprendre, ainsi qu'on s'efforce
de trouver le ciel à travers les pluies d'automne torren- s
tielles. Il continua : ' ,
I
Marian, je suis de noble naissance, comme disent
1:
ÎS hommes, et vous êtes née au milieu du peuple, qui
n st noble aussi. Parce qu'une lance tyrannique a percé le
i œur du crucifié en séparant le monde en deux, et opposé
i 38 classes aux classes, les riches aux pauvres, est-ce une
t.
aison pour que nous restions séparés ? Non. Appuyons-
ù. on s plutôt l'un sur l'autre, efforçons-nous ensemble de
e approcher les bords sanglants de cette plaie béante, en
J ant que deux âmes en sont capables. Unissons ma
if ichesse et votre misère dans une protestation commune
k ontre les torts de tous.
"
Ses paroles n'apportaient qu'un sens confus à l'esprit
,
ie Marian, car il lui tenait la main en parlant et- le
/ œur de la jeune fille battait si fort qu'autant eût valu
es écrire sur la poussière, où quelque pauvre oiseau à
r
teine tombé du bec d'un faucon battrait des ailes, effa-
ant tous les mots tracés.. Elle comprit à peu près ceci :
.
~ e trouvant, elle et lui, aux deux extrémités de l'échelle
^ ociale, ils avaient été marqués d'une même empreinte,
lestinés qu'ils étaient l'un et l'autre à un ministère de
charité, lui par son savoir, elle par ses sentiments; —
ui par sa conscience d'homme, 'elle par son cœur, de
, femme ; il leur fallait renoncer, l'une à son labeur per-
onnel tout honorable qu'il fût, l'autre à la large exis-
V
ence que sa fortune lui permettait pour travailler
:nsemble avec Dieu, à une œuvre d'amour. Et puisque
j )ieu voulait qu'en étendant la main pour toucher à
* :ette arche sainte, il rencontrât
la main d'une femme,
* 1 accepterait le signe
avec la mission, il garderait entre
3 es
siens ses doigts débiles ; c'est pourquoi il lui disait :
' Ma compagne de travail, sois ma femme. »
<

Elle me conta tout cela avec des mots simples, des


l
phrases entrecoupées complétées par son regard expres- £
sif ; je le compris plutôt qu'elle ne me le dit. Je ne puis
rendre ses gestes rapides, à la fois doux et sauvages, ^
quand elle sortait de son humeur habituelle moitié triste, r
moitié languissante : ils faisaient penser à quelque créa- 'k
ture muette, à un oiseau effaré, à une biche errante, à*,;
un écureuil qui dessine sa gracieuse silhouette sur le %
sombre feuillage du chêne, venant animer brusquement
le silence de la forêt, le rendant plus étrange, plus pro- S
fond, plus sacré — manifestation de la vie universelle
après laquelle la nature retombe dans le repos. -*1;
Lorsqu'elle eut fini, je l'embrassai. f
— Ainsi, vraiment, il vous aime, ?
Marian
Û ^
— S'il m'aime !...

Elle me regardait avec des yeux étonnés d'enfant Î:
auquel on demanderait pour la première fois qui a fait *

le soleil ; son embarras se transforma bien vite en un j,


sourire de certitude.
— S'il m'aime?... mais il aime tout le monde! et moi 1

aussi, naturellement. Il ne m'aurait pas demandé, sans


cela, de travailler avec lui à jamais et de devenir sa
femme. fj f
Ces mots contenaient un reproche inconscient à mon )
adresse. C'était bien ici, peut-être, le véritable amour, [
qui consiste à avoir les mains si pleines de dons qu'elles ^
ne peuvent se tendre pour recevoir. Dans le cercle de J
cet amour parfait, aimer et être aimé reviennent au t
même, la rosée qui s'élève de cet Eden retombe en pluie j
et suffit à l'arroser. Evidemment, elle ne s'était pas de- ^
mandé s'il l'aimait ; les cataractes de son âme s'étaient
déversées, se couronnant elles-mêmes d'un arc-en-ciel :
heureuse sous sa couronne, elle n'en recherchait pas
: i
origine. Avec les femmes de ma classe il en va autre-
lent. Nous marchandons en amour, nous ne donnons
otre or que contre une monnaie équivalente.
Avons-nous tort en cela? Le mariage, s'il est un con-
-at, suppose l'égalité entre les parties contractantes;
lais si, pour l'une d'elles, il se réduit à un simple ser-
à
age, une religion, le droit de se donner subsiste seul.
certaines femmes d'Europe demandent, comme les
euves de l'Inde, à monter sur le bûcher où elles ont
ntassé les parfums de leur jeunesse aimante, ornées des
)yaux de leurs grâces et de leurs vertus, d'autant plus
;lorieuses que la parure est plus riche, et se consument
ivec leurs trésors pour un mari vivant : en ce dernier
)oint seulement la femme anglaise est en progrès sur sa
œur de l'Hindoustan.
Je restai rêveuse. Sa main toucha la mienne aussi
imidement que si elle eût caressé quelque oiseau
frange avec la crainte de l'effaroucher.
Vous êtes bonne, mais peut-être, au fond du cœur,

êtes-vous vexée de voir votre cousin me choisir pour sa
femme. Je n'en suis pas digne, je le sais, et à la vérité
je m'en réjouis, puisque c'est à cause de cela même qu
'il

m'a choisie ; ce sont les choses misérables qu 'il aime le


mieux, je ne voudrais donc pas être riche quand je le
pourrais. Cela lui fait plaisir de se baisser pour cueillir
les boutons d'or : je ne voudrais donc point être la rose
qui a fleuri assez haut sur le mur d 'un palais pour qu une
reine s'arrête à l'admirer et ordonne à ses courtisans de
la lui cueillir parce qu'elle est plus belle que les autres.
0 Romney Leigh 1 j'aimerais mieux être foulée aux pieds
lui placée le sein d'une grande reine...
par que sur
Elle s'arrêta hors d'haleine.
— Ma douce
les roses que je vois sur vos joues dans ce moment t
petite Marian, désavoueriez-vous. &us

Elle courba la tête comme si le vent, en passant, ava f

couché la plante à laquelle elle se comparait. Puis el


la releva avec une assurance grave :
— Vous me trouvez audacieuse? Nous le sommes toi
quand nous prions Dieu. Soyez-en sûre, pourtant, m;
dame, je me reconnais bien plus propre à devenir sa se
vante que sa femme, et je saurai être femme et sei
vante à la fois; le servir avec tendresse, l'aimer ave f

soumission, et faire peut-être une compagne moir,


indigne de lui que plus d'une jeune fille qui marchera
à l'autel en robe de soie après avoir lu beaucoup d
livres savants. Moi, j'apprendrai à lire dans ses yeu
jusqu'à ce qu'ils me deviennent plus faciles à com
prendre que ne l'est le français pour les dames les plu
instruites. Croyez-vous que je me tromperai d'une lettr S

en épelant ses pensées? pas plus qu'elles, en écrivant d.


leur plume rapide qui ne s'arrête jamais pour demande
s'il faut mettre telle ou telle lettre, tant elles le saven
bien. J'en ai vu écrire ainsi quand je rapportais uni
robe et attendais qu'elles fussent prêtes à l'examiner
j'ai vu courir leur main blanche sur le papier glacé
Mais elles sont dures, quelquefois, ces grandes dames
malgré leurs mains blanches. Il nous est arrivé de veillei !

bien des nuits, les yeux abîmés par la lumière vacillant


d'un reste de chandelle, afin que de jolies femmes pusseni
>

paraître plus jolies — et quand nous arrivions, elle.'


disaient : « Comme vous êtes lentes dans cet atelier! le'
commandes n'arrivent jamais. J'ai attendu presque une
heure. :t Pardonnez-moi, madame, je ne les blâme
pas.
je ne les dénigre pas ; elles sont belles et gracieuses
'ui, mais pas comme vous, puisque, seule entre toutes,
,
ous êtes du même sang que mister Leigh, à la fois
ioble et douce... Elles sont belles, ai-je dit : à la vérité,
IIIne peut trouver étrange qu'en voyant se réfléchir
lans toutes les glaces les merveilles de leur beauté, elles
m soient charmées au point de ne pas voir derrière
lies combien nous avons pâli, nous misérable rebut du
nonde. Si mister Leigh s'était choisi une femme parmi
lies, il se pourrait que, tout en reconnaissant sa supc-
iorité, elle eût détourné de lui une des pensées, un des ^

j
égards auxquels il a droit pour admirer dans un miroir
a perle de sa propre beauté ; — tandis que moi... ah !
hère madame, la serge vaut mieux que la soie quand
Tiennent les jours de froid, et je serai une femme fidèle
,

>
)our votre cousin Leigh.
Avant que j'eusse pu répondre, il se trouva là en per-
onne. Il avait probablemeut entendu la moitié de ce
[u'elle avait dit. Il paraissait pétrifié, blanc comme le
narbre ; est-ce que d'ordinaire de tendres discours font
insi pâlir les hommes ? il l'aime donc profondément.
— Vous ici, Aurora je
! C'est icique vous rencontre ?...
- Nos mains s'étreignirent.
— Mais oui, cher Romney. Lady Waldemar m'a en-
'oyée en toute hâte pourvoir ma future cousine.
— Lady Waldemar est bonne.
— Voici en tous cas quelqu'un qui est bon, dis-je avec
in soupir en caressant l'heureuse tête de Marian, qui
ittendait son tour d'être remarquée comme un chien
remblant, à la fois patient et passionné. — Je viens de
)asser une heure avec votre fiancée, je l'ai apprise par
œur et c'est par le cœur que je puis vous remercier de
a cousine que vous me donnez.
— Vous daignez en fin accepter un don de moi, Aurora
Enfin j'ai trouvé un moyen de vous plaire ?
voix était changée
| £
|
IH

Comme sa !

On ne peut plaire à une femme contre sa volonté



et vous m'avez vexée jadis. Pourquoi réveiller ce sou "
venir?... N'en parlons plus. Maintenant, Romney, vou
me faites plaisir en vous contentant vous-même. Soye ~

donc tout à votre aise fanatique en amour ; je serai sa -


tisfaite. Ah ! mon cousin, dans la vieille galerie de por
^ traits de nos ancêtres, nous ne trouverions aucune femmi '
au front plus pur que celui-ci. || '
Il ne dit pas un mot. Comme les hommes sont arro
gants ! Les philanthropes eux-mêmes, qui essaient *d,
prendre une femme à la façon dont ils souscrivent ui
chèque pour une œuvre de charité, se sentent mal à l'aise
si elle se retourne en disant : « Je ne veux pas dt
votre aumône », comme si elle leur avait causé un tor j
positif. Nous autres femmes, nous devrions nousrappelé: ^
ce que nous sommes, et ne pas rejeter à la légère un< i
obole sur laquelle est frappée l'image de César. Je repris i
— Si ces sublimes Van Dycks n'ont pas été trop or-
gueilleux pour devenir de bons saints dans le ciel, ils ne \
le seront pas trop aujourd'hui pour s'incliner un pet ^
(leurs fraises ne les gênant plus) et saluer votre femme j

en cette bonne, loyale et noble Marian, que je revèn.


dique, moi aussi. Les poètes (supportez ce mot), les
demi-poètes, même, n'en sont pas moins de complet j
démocrates — non dans le sens de déloyauté envers les
grands, mais de loyauté envers les humbles, et savent )
reconnaître la vraie majesté partout où elle se trouve.
Pour moi, je comprends votre choix et je l'approuve.
—- Non, non, non ..... soupira-t-il avec une sorte de
if 1

V
dédain plein de mélancolie et d'impatience — un homme
qui n'aurait jamais eu d'enfant mettrait ainsi de côté un
enfant qui joue à l'homme. Vous n'avez jamais compris,
vous ne comprenez pas à cette heure, et vous ne com-
prendrez jamais mon choix, ni mon but, ni moi-même.
Mais peu importe à présent. N'en parlons plus, comme
vous dites. Je vous remercie de votre générosité iie cou-
sine qui m'aide à vous faire ce présent. J'accepte pour
Marian votre appréciation bienveillante. Ellé et moi qui
ne sommes point poètes, nous sommes tombés sur une
époque où le mariage demande moins un amour mutuel
qu'une charité commune à répandre ensemble sur les in-
nombrables déshérités de l'amour. Unis par l'anneau nup-
tial comme les galériens par celui de leur chaînes, nous
travaillerons à deux avec la même continuité — l'hon-
neur seul sera plus grand. Quant à l'amour tel que les
poètes l'entendent (vous êtes en retard sur votre siècle),.
l'amour... ah ! ce paradis des fous n'est pas plus de sai-
son que celui d'Adam. Un cygne nagerait plus facilement
sur les cascades de Trenton, que l'amour au plumage
fabuleux sur les cataractes périlleuses de cette période
de transition, dont le bruit assourdissant bourdonne dans
mes oreilles etleur interdit à jamais d'entendre une autre
musique.
Je me retournai de mauvaise humeur pour embrasser
Marian. L'homme m'avait si bien déconcertée et irritée,
que je me réfugiais auprès de la femme, de même qu'il
nous arrive, quand l'atmosphère surchauffée d'un appar-
tement nous suffoque, d'ouvrir la fenêtre pour aspirer
une bouffée d'air pur et rafraîchir notre front à l'humidité
de la nuit. Elle, du moins, n'était pas bâtie à la manière
des remparts, brique par brique, à l'alignement voulu,
le feu de la jeunesse les n
d'autant plus résistantes que a .
durcies davantage : ces briques peuvent être excellentes
et le mur solide, mais il sert à nous barrer le chemin
après tout, et nous avonsbeau nous cogner la tête contre j
-lui, nous ne pouvons voir ce qui se passe au dedans. L
Adieu, dis-je pour celte fois, mes cousins. Et
pardonnez-moi le mot, Romney, soyez heureux — oh
- ! !

dans un sens mystique bien entendu. Mon intention est


bonne, n'en doutez pas, en formulant ce vœu. Adieu, »
ma petite Marian. Lui permettez-vous de venir chez
moi, Romney, et de se rendre à l'église sous mon escorte '
le jour du mariage? Votre philosophie ne s'opposera*
pas à ce que votre oiseau quitte son buisson d'épines ?
-
1

Au contraire ! Je prends ma femme dans le peuple, '


sans intermédiaires, et c'est de lui que je veux la rece- 3
voir. Comme la princesse de la maison d'Autriche est ^
venue entre ses aigles ceindre la couronne impériale de >

France, elle viendra de son galetas de Saint-Marga- i


rets' Court et me trouvera à Saint-James's où nous 1
devons être mariés : elle ne changera pas pour cela sa i
robe de serge. Les choses que nous faisons, nous les :
faisons sans rougir, nous n'avons pas besoin de masques. 1

Oh! Romney, c'est vous qui êtes le poète, répli-
quai-je; mais sentant mon sourire trop triste pour mes
paroles, je m'en allai. — Des masques pensai-je, pre-
!
^
nons garde aux masques tragiques, dont nous nous anu- j
blons devant la glace, grandis par le cothurne bien j
au-dessus de notre taille naturelle. Nous voudrions
jouer quelque rôle héroïque vis-à-vis de nous-même
— et nous risquons de finir d'une manière aussi hon-
.teuse que les Athéniennes chez qui les Euménides pro-
voquaient des crises de nerfs.
s' !
Il me suivit dans l'escalier.
— Vous me permettrez au moins de vous accompagner
i travers ces
rues hideuses, ces tombeaux où les vivants
grouillent au milieu des vers... Les femmes mêmes,
ci, font de leur âme des projectiles de boue
;
pour les
eter à la tête de toute femme qui traverse seule cette
i
'égion infecte. l,Comment avez-vous pu venir seule?
rous n'y pensiez pas.
^ Promenade étrange et mélancolique. La nuit descen-
lait en même temps qu'une pluie fine, et comme
nous
narchions, la couleur du ciel, la manière d'être et de
aire de Romney, ma main appuyée sur son bras.,
sa
'oix, la mienne., tout me paraissait anormal. Nous caur
lions des livresnouveaux, des journaux -du jour, des
i
projets de mariages espagnols, du climat de l'Angle-
terre : « Faisait-il aussi froid l'an dernier? le vent chan-
;era-t-il demain?... Guizot pourra-t-il tenir?... Londres
;st-il au complet ?... Le commerce va-t-il?... Dickens a-
' -il dirigé le feu de son ironie sur les grands?... Les
tommes de terre vont-.elles devenir un mythe ainsi que,
es pommes ?... Quel est le vent qui souftle, ce soir?... »
,
fous parlions vite. Chaque mot semblait devoir attirer
1 ur nous un coup de foudre. Une pause eût été. plus
nortelle encore. Nous. dévorions le silence comme si,
)âles conspirateurs, nous déchirions des papiers où
'otre signature nous eût exposés à l'ignominie ou à la
1 nort.
Pourquoi? je ne saurais le dire. Evidemment nous
le nous étions ni aimés ni haïs. D'où venait donc cette
rainte de répandre de la poudre sur un sol a l'abri
ies étincelles? Nous avions peut-être vécu trop près
k
un de l'autre pour différer aussi absolument : an pré-
tend que deux pendules, réglées à des heures différente;
et posées sur une même étagère, finiront par marque)
la même heure après un travail aveugle de leur méca^
n'en était de même W'
nisme intérieur. Il pas pour nous
tandis qu'il sonnait minuit, je sonnais, moi, six heure;
du matin; il marquait l'heure du jugement, et mo
celle de la rédemption. Cette différence nous rendaii
dangereux l'un pour l'autre, avec l'attrait d'une énigmt
quelque peu effrayante. ^
Je me souviens du son étrange de sa voix en mt
disant bonsoir lorsque nous nous séparâmes, devant la
porte ; on eût dit qu'il prononçait cet adieu auprès d'un lit
de mort, assuré que le soleil du lendemain se lèverait
trop tard pour qu'il pût dire bonjour
nuit, je pensai à ce bonsoir de Romney.
- et toute la

Un mois se passa ainsi. Je veux le confesser tout de


suite : J'ai eu tort. — Nous avons toujours tort quand
nous pensons trop à ce que nous pensons ou à ce que
nous sommes : quand bien même nos pensées auraient
l'amertume du sacrifice, elles n'en restent pas moins
égoïstes. Que nous dormions sur des rochers ou sur des
roses, si nous dormons jusqu'à midi nous sommes pares-
seux. J'écris ceci contre moi-même. J'avais accompli
un devoir en allant chez Marian. J'étais prêle d'ailleurs
à assister à son mariage, et je crus que cela suffisait.
J'étais même allée un peu plus loin en faisant pencher la
balance du côté de cette union : lady Waldemar s'était
trompée d'outil, elle avait cassé dans une serrure tor-
due une clé trop droite. Pour Marian, au contraire, rien
n'avait manqué, ni dans mes actions, ni dans mes paroles,
de générosité et même de tendresse. Il suffit. Je me
entais lasse, surmenée ; quelque chose clochait dans
ette union. Je n'avais pas à m'occuper, me semblait-il
ie leurs projets ou de leurs affaires. Je restai donc à
écart comme ceux qui ont accompli leur devoir et fer-
tient les yeux pour mieux se reposer. Moi qui aurais dû
deviner,prévoir quelque malheur! Quand nous nous
efusons à être le gardien de notre frère, nous deve-
ions son Caïn.
J'aurais pu garder la pauvre enfànt sur mon cœur un
'eu plus longtemps : j'aurais pu, sans me donner beau-
oup de peine, hâter le dénouement, la préserver de
oute immixtion étrangère, — et, peut-être de quelque
liège. Qu'est-ce donc qui m'avait empêchée de dire à
tomney tout simplement les desseins de lady Waldemar
els qu'elle me les avait confiés ? soit par réserve, soit
par
ompassion, avais-je le droit de dissimuler à mon cou-
in l'impudence de cette femme, d'écouter
avec calme,
achant ce que je savais, ses lèvres la qualifier de bonne ?
Ne vous fiez pas au mot bon. « Il n'y a de bon que
)ieu seul, » dit Jésus-Christ. Si, au lendemain de la créa-
ion. Il put nommer les créatures bonnes, le diable seul,
lepuis lors, leur a donné ce nom, lui ou ses héritiers, les
ourbes qui y gagnent, et les imbéciles qui y perdent.
..e monde s'est fait dangereux. Je crois qu'au moyen
ige on appelait bonnes gens les fées et les lutins. Même
le notre temps, une voisine peut devenirnuisible : elle
'ient hacher notre matinée en bavardages de la plus
nince espèce, après quoi, le soir, elle sucrera son thé
tvec notre réputation. J'ai connu de bonnes épouses à
)eu près aussi chastes que celle de Putiphar ; et de bonnes,
>onoesr' mères qui se servaient de leurs enfants pour
avancer une intrigue; et aussi de bons amis —'oh! très
)ons — qui se suspendaient au cou de leurs amis pour
aspirer leur souffle, comme la fable veut que fassent les

chats auprès des enfants endormis. Et nous connaisso


tous de'bons critiques, qui ont étouffé les espérances
de l'artiste, de bons hommes d'Etat qui ont attiré la ruin
sur leur patrie ; de bons patriotes capables de risqu
théorie de bons rois qui ont fai
une cause pour une ;

éventrer leurs sujets, pour la taxe ; de bons papes qui 011

mis en péril le bien sous toutes ses formes; de bons chré


tiens assis à l'aise dans leurs fauteuils et maudissant leur
prochain en général parce qu'il n'est pas assis comme
Puisse le bon Dieu pardonner à toutes ces bonnes
eux.
gens !
Je parle avec une singulière amertume. Certainement
le lait de notre innocence s'aigrit il force d'être exposé
au soleil, et les plus doux d'entre nous deviennent aigres,
eux aussi, au contact des hommes. #
Une femme du monde est à elle-même son propre cen-
tre, pivot sur lequel elle a fait tourner la moitié de sa vie
égoïste et volontaire, comme un moulin à vent qui, vu à
distance, excite l'admiration en découpant sur le ciel ses
ailes délicates ; mais de près, quel tapage assourdissant!
quels grincements! quel bruit de grain broyé! — de
même, et j'aurais dû y penser, quand une femme comme
celle dont je parle en vient à aimer, son amour ne sera
qu'une transformation de son égoïsme, le besoin de se
servir d'un autre dans son intérêt personnel, comme le
moulin demande du grain, le feu du combustible, les loups
v une proie; ni les uns, ni les autres n'ont moins de scru'
pules qu'une charmante femme de son espèce quand elle
aime. Elle ne se laissera pas arrêter par un obstacle aussi
mince que... son âme; combien moins par la vôtre! Dieu
serait-il une considération? —C'est vous qu'elle aime,
l et non pas Dieu : elle ne reculera pas plus devant lui que
devant la marquise dePerth. le jour où elle voulait obte,,
nir des cartes d'invitation pour un bal déguisé. Elle vous-
i
aime, monsieur, avec passion, à la folie, à l'égal de ses'
diamants... ou presque.
Quoi qu'il en soit, un mois se passa, puis l'avis fixant
le jour du mariage fut publié. Je me rendis de bonnes
heure à l'église.
-

J La moitié de Saint-Giles en vêtements-de serge avait


' été conviée à se joindre à, Saint-James-en habits dorés,
et, l'union bénie devant l'autel, devait se rendre à Hamp-
P stead Heath pour y prendre part à un festin de noce;
Les pauvres gens vinrent sans- se faire prier, boiteux,
aveugles, ou, pis que cela, malades, affligés et pis encore
f — comme si les humeurs suintant de la plaie sociale
s'étaient déversées là, exaspérant déleurs- miasmes, l'air
inaccoutumé à une telle infection. On eût dit une géné-
ration finie, morte de la peste, balayure des- sépulcres-
amenée au soleil avec ses tache» de décomposition. Quel
spectacle! Une fète de misérables est pluetriste que des
f obsèques de roL'.
Ils encombraient les rues, ils, filtraient dans l'église
s
comme un flot de sang lent et sombre. Pour voir cela,
les nobles dames se levaient dans leurs bancs-, les-unes
t-
pâles d'effroi., d'autres rouges de haine, d'autres- sim-
plement curieuses, d'autres parfaitement insolentes, le
reste demandant avec une surprise ironique : — Qu'al-
lons-nous voir ? Qu'allons-nous voir encore ? — Les unes,
de leurs mouchoirs brodés et parfumés, comprimaient
leurs lèvres roses: et délicates pour dissimuler des sourires
déplacés dans ce saint lieu; d'autres se passaient des.
sels avec des signes d'yeux significatifs et un bruis-

i
m
sement simultané de leurs robes de moire ; tandis que >

toutes les nefs, devenues vivantes sous un grouillement de m


têtes, rampaient tortueusement de la rue à l'autel, \
comme des serpents meurtris rampent en sifflant hors
de leurs trous, agités par des contorsions frémissantes, ;
se balançant lentement de droite à gauche, puis de i
gauche à droite, avec des palpitations douloureuses et
des temps d'arrêt. Quelle horrible collection de figures
,
on voyait se lever de toutes parts dans cette masse ,
compacte ! des figures qu'on ne voit pas d'ordinaire en a

plein jour; elles se cachent dans des caves pour ne pas *


rendre les gens fous, comme l'est devenu Romney Leigh.
Des physionomies ! Oh ! mon Dieu, appellerons-nous des *
physionomies les visages de ces hommes, de ces femmes,
?
*"

de ces enfants des enfants à la mamelle, suspendus ^


comme un haillon oublié au cou de leurs mères avec de
pauvres petites bouches où les coups maternels ont es-
suyé le lait maternel avant de leur enseigner leurs
blasphèmes. Des visages? fi !... Nommons-les des vicès *
corrupteursjusqu'à produirele désespoir ou des douleurs j
pétrifiantes jusqu'à produire le vice. Aucune trace de
l'attouchement divin n'y subsiste ; tout est ruiné, perdu, *j

le maintien usé comme le vêtement, la volonté dissolue 1

comme les actes, les passions relâchées se traînant dans 1

la boue pour les faire trébucher au premier pas. Cela, 4


des visages? C'est comme si vous aviez remué l'epfer »

pour attirer à la surface de son limon incandescent la lie i


de ses démons les plus vils. Des fronts ainsi déprimés,
des mâchoires impénitentes et béantes comme celles là,
vous reprochent votre race, corrompent votre sang, et t
broient des couleurs diaboliques pour tous les rêves que 1
vous ferez désormais... j

I
ï
Depuis lors, j'ai dormi pendant bien des nuits, veillé
pendant bien des jours — mais ce souvenir me hante
sans cesse avec l'obsession d'un cauchemar. Il y a, en
vérité, des journées fatales, dans lesquelles les années
ont pris racine si profondément que toutes leurs fibres
frémissent quand on en remue la poussière.
Mon cousin me prit la main en passant, me dit
que
Vlarian Erle allait venir accompagnée de ses amies de
noce, me plaça rapidement près des marches de l'autel,
puis alla attendre sa fiancée au milieu de nobles dames
ît d'hommes de haute naissance.
Nous attendions. Il était de bonne heure. On avait le
temps de se dire bonjour, d'échanger un compliment, et
peu à peu on entendit s'élever une houle de conversation
féminine dont l'écume s'éparpillait çà et là sous forme
i's anglais aussi doux qu'un c chut t silencieux,
— aussi
Derceptibles pourtant que les phrases prononcées sur
an ton plus élevé par des voix d'hommes; — c Oui, en
vérité, s'il nous faut attendre dans l'église, il faut bien
y parler. » — « Çà ? c'est lady Ayr, en bleu ; en rouge,
;'est la douairière. »
— « Elle paraît aussi jeune... » —
<
Vous voulez dire aussi coquette; si vous l'aviez vue
eudi soir, vous trouveriez miss Norris modeste. »

t Encore vous ! Comment ! il y a trois heures, je valsais
ivec vous; debout,à six, debout encore à dix! le temps
le changer de souliers. Je me sens aussi blanche
— «
lu'un fantôme et d'humeur aussi sombre ; ne me parlez
lonc pas, je vous en prie, lord Belcher 1 , — « Bien ; je
ne contenterai de vous regarder : avec votre figure on
l'en demande pas davantage. En pleine église?... fi

lonc '! »
— « Adair, vous êtes resté fidèle à la com-
mission? » Manqué l'affaire
— « — pour un vote. —
« Ah! diable... tant pis. Si je n'avais promis à mistress
Grove... » — « Vous auriez pu tenir parole à Liver-
pool. » __ « Les électeurs doivent se souvenir, après tout,
que nous sommes de simples mortels. — Nous nous
chargeons de le leur rappeler. » — « Chut! Voici la mariée
dans une rivière de lait. — « Là-bas ! mon cher, vous
]l'

dormez encore: ne reconnaissez-vous pas les cinq miss


Granvilles ? Toujours en blanc pour montrer qu'elles sont
prêtes à se marier. » — Plus bas — leur tante esta
(c

côté de vous. » — « Lady Maud, lady Waldemar vous


a-t-elle dit qu'elle avait vu cette fille de Leigh? » —
« Non, attendez.., c'est Mrs Brookes qui me l'a répété...
Mais non ce n'est pas mistress Brookes. — « Est-elle
!
]1

jolie ? » — « Qui çà ? Mrs Brookes ? lady Waldemar ? » —


« Comme
il fait chaud ! faut-il absolument que nous
étouffions aujourd'hui ? Vous marchez sur mon châle, —
Merci, monsieur! » — « On dit la fiancée une véritable
enfant qui ne sait pas lire (mais au courant d'autres
choses qu'elle ferait mieux d'ignorer) avec de grands
yeux bien éveillés. » — « Je passerais au travers du feu-
pour la voir. » — « C'est justement ce que vous faites
dans ce moment, il me semble. » — « Et lady Waldemar
(vous la voyez bien à côté de Romney Leigh — comme
elle est belle quoique un peu rouge !) lady Waldemar
s'est intéressée à la jeune personne et a méthodisé la
folie de Leigh. Croyez-vous que je serais venue si elle ne
me l'avait demandé ? » — « Elle lui aurait rendu un plus
grand service en l'épousant elle-même. > — « Ah !... la
voilà !... voilà enfin la mariée !a Mais non ! plus de
— «
onze heures. Elle enlève sa jupe rapiécée aujourd'hui;
afin de la remplacer par les manières du grand monde,
elle commence par nous faire attendre. » Oui, oui;
— et
«
ce Leigh a toujours-'été singulier; ce doit être dans le
sang, Il y a dans la famille un exemple de... folie ; pour
celui-ci, il est tout à fait détraqué; la question du
pau-
périsme en a fait un lunatique. Les pauvre»! sujet
excellent à méditer pour des esprits modérés. Vous con-
naissez la cité ouvrière du prince Albert? cette cons^
truction honore Son Altesse Royale. Très bien, cela !
Mais qui ferait arrêter sa voiture à Cheapside pour serrer
la main d'un individu vulgaire?... En Angleterre, nous
,
tirons une ligne de démarcation, et si nous^ne nous
tenons pas en deçà, nous tombons la tête la première.
Voici un spectacle, par exemple c'est hideux, vous dis-
1

je, indécent! Ma femme a voulu venir, monsieur, sans


quoi, je l'en aurais empêchée. Par le ciel, monsieur,
lorsque les chevaux du pauvre Damien le mirent en
pièces, des femmes de la course tenaient là pour re-
garder son tronc et ses membres mutilés — exactement
comme elles assistent aujourd'hui à ce démembrement

la voici... »
— Où
C!
cela
-
de la société avec de jolies1 figures' effarées. « Enfin!
? qui l'a vue? vous me poussez,
monsieur, beaucoup plus qu'il n'est convenable...
— Madame, vous marchez sur mes volants ; je vous sup-
plie.. jJ — Non! ce n'est pas la mariée. Onze heures
cI:

et demie ! comme il est tard Le fiancé s'impatiente.


1

Voyez donc ; il sort. » — « Et, comme je le disais, ces


Leigh ! notre meilleur sang qui va se répandre dans le
ruisseau, — c'est une chose horrible! Nous lui aurions
pardonné une simple mésalliance commise pour l'amour
.
de deux yeux bleus ; la chambre des lords a fermé les
yeux. sur des méfaits de ce genre, et no.us savons ce que
c'est que d'avoir été jeune. Mais voici un contrat rai-
sonné, signé au grand jour (afin que nul n'en ignore et
pour servir d'exemple) entre les deux extrêmes de a
société martyrisée ; à gauche, les gens bien nés ; à droite, :
la populace au vrai sens du mot, pour faire de l'égalité.
J'appelle cela de l'anarchie. C'est gros de signification, — -
haïssable. Eh ! quoi, ne faut-il pas filtrer notre café j
même, pour qu'il soit bon ? »
— Miss Leigh !

— Lord Howe, l'ami de Romney? Pourquoi cette in-


terminable attente?
— Je ne saurais vous le dire. La mariée aura perdu la
tête (et peut-être son chemin) à seule fin de prouver sa
sympathie pour le marié.
— Ah! vous désapprouvez, vous aussi?
— Moi, je ne désapprouve rien du tout, ni chez vous, •

ni chez moi, ni chez Romney, qui nous vaut tous les deux. ;

Nous nous sommes tous fourvoyés, nous avons tous


perdu le ton, et nous aurions beau rebrousser chemin i
jusqu'à la lune, nous n'en sifflerions pas plus juste.
Laissez-moi vous décrire lord Howe. Né aristocrate,
radical et même socialiste par l'éducation, il flotte tou-
jours sur les traditions de sa race, à travers le courant
des théories venues de France ; mais, nouveau Noé sur
une nef vermoulue, il n'est guère en sûreté dans son
arche. En tous cas, il ne s'imagine pas devoir atterrir
jamais sur le mont Ararat pour recommencer le monde
sur un nouveau plan : à son avis même, le susdit monde
ferait mieux de finir et sa sympathie est plutôt pour
les poissons du dehors que pour les couples de bêtes
noyées autour de lui et qui ne peuvent multiplier. Voilà
quelle espèce de Noé est lord Howe, être incomplet, mais
gentilhomme droit et loyal, propriétaire généreux,
con-
vive gracieux, amphitryon plus qu'hospitalier. Ses
con-
vidions, bien qu'entières, manquent de stabilité ; il'con-
serve de nombreuses sympathies en dehors de sa croyance
et elle le détournent de l'action. Dans le Parlement, au-
cun parti ne compte sur lui — pour tous, ses discours
sont d'une importance notoire. On apprécie aussi ses
livres, qui ne seraient pas déplacés à côté de la chaire
d'un évêque, mais qui laissent échapper çà et là des
flammes auxquelles les démocrates les plus avancés pour-
raient en passant se chauffer les mains. De très grande
taille, flâneur par goût, les cheveux blonds et légers,
des yeux qui, en vous regardant, pèsent sur vous de
tout leur poids, moitié indolents, moitié bienveillants,
en sorte que vous ne savez s'il faut reculer ou dire merci;
— voilà lord Howe. Il reprit :
— Nous nous sommes tous fourvoyés, et Romney,
notre excellent ami, n'a nullement raison. Il y a sur la
terre une seule chose vraie, l'amour. Il s'en empare, l'af-
fuble d'un costume, le met au théâtre, comme Hamlet,
en vue de faire ressortir la cruauté de l'oncle (c'est-à-dire
la nôtre), et de nous troubler dans nos consciences : pour
lui, le prince Hamlet, il épouse une jolie fille (laquelle,
par parenthèse, nous fait un peu trop attendre), d'une
manière que j'appellerai symbolique, à seule fin de nous
enseigner à combler les fossés qui séparent les classes,
à vivre en communauté dans des phalanstères! Eh! bien
quoi ? — il est fou, notre Hamlet : applaudissez la pièce,
mais liez-le.
Ah ! lord Howe, ce spectacle a de quoi nous pas-

sionner plus que l'autre. Voyez plutôt : ces nefs
grouillantes, palpitantes et fumantes ne semblent-elles
pas avoir pris vie sous nos yeux? 0 ciel ! quelle vie!...
Mais oui, un poète voit ces choses-là; c'est ce qui

-Le rend différent des hommes ordinaires. Moi aussi, je
|j
vois quelque chose, bien que je ne puisse chanter ; moi t
-aussi, j'aurais été un poète, peut-êlre, ;si-ma mère, trou- >

vant le mot déplaisant, ne. m'avait mis au monde avec tj


la langue liée. Si vous m'accordez que Romney nous ^
donne une belle représentation en l'honneur de son ma- 4
riage, la donnée, j'en conviens, est pire que celle d'Ham- ^
let. Dans cette foule hideuse, aveuglée parla peste et la
misère au point de ne pouvoir plus goûter un spectacle ^
réjouissant, je vois plutôt un roi Lear brutalisé conduit
hors de chez lui, non pour revendiquer ses droits (les
torts dont il aurait à se plaindre sont si anciens qu'il les t
a oubliés), mais simplement pour assister à la signature
d'un contrat; nous le voyons seul, d'un côté,— de l'autre J
Regan et Goneril entourées de tous les courtisans bigar- i
rés et des bouffons de la cour. Ne croyez pas que ceux.- j
ci viennent reconnaître leurs torts. Ge qui est fait est 3
fait. La violence .exercée jadis s'esttransformée en pri- 1

vilège, de même que la crème tourne en fromage quand


on l'a laissée enterrée assez longtemps. Qu'est-ce que cee :
.grandes dames charmantes pourraient avoir à faire avec
ce vieillard sordide, excepté de ne pas se placer sous le
vent de ses haillons infects? Lear, tranquille, muet et
plat comme une tombe, ne maudit point ses filles, — se-
fraient-ce ;}}ien ses filles ? Lear pense surtout à sa soupe
qui est peut-être en train de se refroidir à Harnpstead,
à la bière qu'on doit lui servir. Pauvre Lear pauvres
!

filles Bravo, pièce de Romney


! ! f" *
Un murmure... un mouvement tout autour de nous, des
mots à'notre oreille. Quelque chose ne va pas : qu'est-ce
donc? La foule noire vibre ainsi qu'une corde trop ten-
due... et soudain je vois sur la plus haute marche de
I
'autel, Romney dont la figure bouleversée va réveiller
'horreur dans tous les yeux, — Romney livide, essayant
ie parler, n'y pouvant réussir, élevant un papier, une
i ettre, au-dessus de sa tête, —tel un malheureux qui se
ioie et qui essaie une dernière fois de respirer !
— Mes frères, écoutez-moi patiemment. Je suis très
"aible. Je n'avais en vue que le bien. Peut-être y avait-il
...

a le l'orgueil dans mon dessein, et Dieu y a-t-il mis obs-


tacle à cause de cela. Il n'y a point de mariage, — point.
i 311eme laisse... elle part... elle disparaît,-je la perds.
; lamais, pourtant, je ne l'ai forcée à dire,oui; rien ne
Ç n'explique donc ce non qui vient m'accabler aujour-
; l'hui comme une accusation Mes frères, l'assemblée
1

peut se disperser, et se rendre au banquet comme il est


convenu. — J'ai dit.
y
Dans l'église, un silence, absolu. On put entendre téter
an petit enfant à l'extrémité de la nef... Alors un homme
r*

îleva la voix :
t
r*
— Prenez garde, vous autres, que la viande et lat>ière
?' ie vous soient chipés comme le reste. Une chope est
olus vite renversée qu'une femme n'est perdue! Ces no-
t-
oies ne sont guère honnêtes avec les pauvres : ils nous
élèvent pour nous tromper.
^ — Allons, Jim ! s'écria une femme, j'ai le cœur tendre
moi, je n'ai jamais écorché un enfant en le rossant que
je n'en aie pleuré le moment d'après
— et j'ai le malheur
l'en avoir sept. Je n'aurai pas faim, même pour du bœuf
-
tant que je ne saurai pas ce que cette fille est devenue.
.
j Elle est perdue, nous dit-on ? tuée, peut-être !
Je me mé-
fIais, d'abord, je pensais bien que ce grand personnage ne
^
nous voulait rien de bon ni à elle non plus. Il se peut qu'il
en ait eu raison en lui montrant un anneau de mariage,
et puis il l'aura étouffée hier soir, et toute celte histoir
n'est que pour nous faire tenir tranquilles comme elle
pauvre innocente! «
Disparue! »
Il n'y a que les esprit
qui disparaissent et on n'y croit pas aux esprits! Je vou
demande un peu si une fille se sauverait au lieu de si
marier ? L'histoire est bonne ! C'est un méchant homme
je vous le dis, un méchant homme. Pour moi, je préfèn
tromper ma faim en buvant du gin, que d aller ~(Uaéu

avec son bœuf et sa bière.


Aussitôt une immense rumeur s'éleva.
Nous voulons qu'on nous fasse droit La mariée !..
1

il nous faut la mariée!... ces dames là-bas se marien
tous les jours sans encombre et sans esclandre, il ni
sera pas dit qu'elle soit tombée dans une trappe para
qu'elle est pauvre et du peuple. Quelle honte! Nousn'er
voulons pas, de vos farces jouées par des gentilshomme:
— il faut qu'on lui fasse droit !

A travers la fureur et la clameur croissantes, j'enten


dais les paroles entrecoupées, indignées, suppliantes
pathétiques, que Romney jetait à cette masse turbulente
de la place où il se tenait toujours avec son visage blême
plein d'autorité, — il me semblait voir un chasseur jetei
la pâture à sa meute, et chaque chien se précipiter sur
sa ration, la déchirer de ses mâchoires puissantes, la dé-

vorer avec des hurlements.


D'un bout à l'autre, l'église se souleva autour de nous
comme la mer pendant une tempête, puis s'ouvrit ainsi
que la terre sous l'effort d'une éruption volcanique. Des
hommes appelaient la police ; des femmes debout invo-
quaient l'intervention de Dieu, d'autres tombaient éva-
ripuies, ou, comme un troupeau de daims, fuyaient affo-i
lées, s'abattaient au hasard, piétinées par les autres, en
poussant des cris perçants.
Le dernier souvenir qui me soit resté de cette scène
est le visage calme et terrible de Romney, dominant le
tumulte. Le dernier son qui frappa mon oreille fut celui-
ci : — Renversez-le !... frappez ! — tuez-le 1
— Mes bras
s'étendirent instinctivementcomme ceux des rêveurs qui
espèrent vainement arrêter les dieux dans leur œuvre
je destruction ; je poussai un cri en essayant de m'élan-
:er la tête baissée vers cet homme, qui personnifiait
pour moi le salut... Quelqu'un m'empêcha de tomber,
le monde s'effaça de devant mes yeux tout sentiment

s'éteignit en moi.
La suite m'a été racontée plus tard par lord Howe qui
n'emporta évanouie à travers la foule de l'église et de
a rue, puis revint seul assister à la fin de l'émeute. Les
'eprésentants de la loi étaient tombés comme la foudre
iu milieu de cette effervescence et avaient rétabli le si-
ence. Le peuple s'écoula lentement sous le& voûtes, l'é-
lise acheva de se vider.

Voici la lettre de Marian, qu'un enfant apporta en


ourant au moment même où Romney, debout sous le
lorche, attendait sa fiancée. Deux heures après, il m'en-
oyait ce pli sur lequel sa plume bien connue avait
racé quelques mots. Voici la lettre de Marian :
c Noble et saint ami, soyez patient envers moi. Ne me
croyez pas indigne, moi qui aurais pu, demain, être
votre femme, si je ne vous avais aimé plus encore que
ce titré.' Adieu, mon Romney... souffrez que jel'écrive
pour une fois — mon Romney !
« C'est si joli, ces deux mots réunis, que je n'ài pas
do les effacer. Nous disons quelquefois
« eu le courage Il nçB
Dieu, quand nous sommes à genoux. —
« : mon
veut pour cela; supportez-moi de même,
nous en pas
«
audace. Je reconnais ma folie, ma fai-
« avec mon
blesse, ma vanité et cependant ce qui me fâche le
< —
plus, c'est encore de n'avoir pu suivre le bruit de voq|
«
dans l'escalier la dernière fois que vous êtes venii,
« pas
c'est-à-dire hier. C'est la première fois que cela m'ar.
«
bruit est le plus doux pour moi après le
« rive, car ce
de vos paroles, mais hier les sanglots me son!
c son —
montés à la gorge et m'ont privée d'entendre touU^
«
-K
musique.
Mister Leigh, vous me blâmerez en bien des choses.
«
Vous m'avez louée, il est vrai, et vous allez apprendre
«
à présent que je n'ai pas eu le courage d'être sincère
«
J'ai commencé un jour à vous conter comment cett(
«
femme est venue vos yeux fixés à terre, dans l'un(
« -,

c de vos pensées absorbantes, m'ont empêchée de conti-


Après cela, quelqu'un m'a parlé de moi ave(
« nuer.
tant de sagesse, de vous avec tant d'affection, poui
«
persuader que mon amour même devait me ré
« me
« duire au silence que bref, je crois que j'ai eu tor
de ne pas vous dire la vérité. La vérité du moins aurai
«
« dû subsister entre nous à défaut d'autre chose. C'étai
« dangereux pourtant. Supposez qu'un ange du cie

« vienne vivre parmi les hommes, il deviendrait fou s


« aucune main prudente ne
lui attachait un bandeau sn,
« les yeux. Il en est de même pour vous : vous nou
jour trop céleste je vous ai toujour
« voyez sous un ;
considéré comme un ange, et il est bien à craindr,
«
« que vos ailes divines se meurtrissent en se heurtan
« aux angles de notre pauvre monde.
« Oui, ce serait affreux pour l'une de vos amies de
«
voir l'Angleterre vous renier, tandis qu'auprès de moi
« vous regretteriez cette femme...
cLady Waldemar, remarquez-le, a été très bonne.
« Elle est venue me voir neuf fois, plutôt dix. Comme
«
elle est belle sa vue blesse à l'égal de la lumière qui
1

«
vient frapper des yeux délicats.
«
Mais votre cousine a été meilleure encore, tout à fait
« semblable à vous. Avant votre arrivée ses lèvres
,
«
s'étaient posées sur les miennes, j'avais senti son âme
« passer dans ce baiser grave comme un feu sacré. Que
« Dieu me soit.en aide! Cela m'avait donné de l'orgueil,
«
je lui dis presque que vous ne perdriez rien en me
« prenant pour femme. Depuis IOr8, j'ai beaucoup ré-

« fléchi à une question qu'elle m'a posée : Vous aime-

« t-il, Marianf dans une sorte de tristesse douce et déri-


« soire... une mère demande ainsi à son enfant : Tu

« veux toucher cette étoile, n'est-ce pas, mon chéri?

«
Adieu I... je sais que je ne l'ai jamais touchée.
« Voici ce qu'il y a de plus triste : les enfants grandis-
« sent, et ne convoitent plusles choses qu'ils ne peuvent
« atteindre. Pour une pièce d'argent, ils sauteront très
Il haut; pour les étoiles, plus jamais.

« J'ai écrit toute la nuit sans rien vous dire. 0 Dieu !


« si je pouvais mourir et laisser cette lettre interrompue

« en cet endroit... Mais non, pour l'amour de vous...


« Voici la fin. Je n'aurais jamais pu être heureuse
; «. comme votre femme,
je n'aurais jamais pu être votre
* 1 amie sans vous nuire, je ne verrai plus jamais votre

1 visage jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de me l'ordonner.

1 Je vous conjure de ne faire aucone recherche pour

« me retrouver, et de ne pas vous tourmenter en sup-


I.
¥
posant quelque malheur. Je suis bien, soyez-en sûr,
«
et contente et tranquille, mais si loin, si loin, si loin,
«
trouveriez plutôt dans ma tombe, et c'est
« que vous me
justement ce que je veux. Pour le reste une amie très i
c
et
généreuse prendra soin de moi et me rendra plus
heureuse... (voilà une tache, l'encre est épaisse, et
«
têtes légères, nous pleurons facilement) je devais
« nous,
donc dire : me rendra plus heureuse que je n'aurais
c
c pu l'être en devenant votre femme. 0 mon étoile!
mon saint! mon âme! car sûrement vous êtes mon
c
âme, par le moyen de laquelle Dieu m'a atteinte ! Je
«
e ne
suis pas perdue à ce point que je ne puisse vous
c remercier pour le bien que vous m'avez fait, pour les
« larmes que vous avez taries et qui tombaient amères
c comme celles-ci ; pour les jours où vous me faisiez
€ pleurer de joie à la pensée que je pourrais apprendre
« à écrire vos lettres afin d'éviter à vos yeux cette fati-
« gue du soir; — et par-dessus tout pour ce baiser que
« vous avez par trois fois mis sur mes lèvres en disant :

c Chère Marian !...


c D'autres que vous
auraient de la peine à lire cette
c lettre ; mais vous saurez en venir à bout malgré ma
c
mauvaise écriture. Ma main tremble, mes yeux sont
«
voilés, d'ailleurs je suis toujours une triste écolière !
« et pourtant j'ai essayé de tracer mes g comme vous
« me l'avez
enseigné. Adieu! Que le Christ vous bénisse!
c Dites maintenant : Pauvre Marian 1 »
Etait-ce bien pauvre Marian qu'il fallait dire... ou
impudente Marian ? Pendant des journées entières nous
restâmes penchés sur ces lignes enfantines et touchantes),
noirs perdant en conjectures sur cette énigme : mystère'
pareil au nuage d'été où l'on cherche des ressemblanl
variées et qui apparaît tantôt comme une peau d'hydre
f
tachetée, tantôt comme un écran d'ivoire derrière lequel
les secrets du ciel se cachent aux yeux des mortels trop
audacieux. Nous en cherchions le sens. Sa lettre respi-
ra
rait l'amour : convaincue par une langue habile et per-
fide (et en suggérant cela, je songeais à lady Waldemar)
' elle avait pu le quitter par amour même et afin de ne

pas lui nuire; ou bien, peut-être, aimait-elle mieux un


homme de sa classe ; ou encore, se souvenant du charme
sauvage de sa vie errante , avait-elle senti son sang
inàépendant reculer devant l'école de dévouement et de
sacrifice où le philanthrope allait l'enchaîner irrévoca-
blement, et opté pour le pain noir dévoré en liberté à
l'ombre des haies. D'ailleurs, pensais-je, les jeunes filles
sont des jeunes filles et n'aiment une noce qu'à de cer-
r
taines conditions. On ne prend guère ces oiseaux sans
quelques appâts; un mariage au grand jour leur semble
i presque une
chose immorale, à moins que des discours
flatteurs ne leur servent d'excuse vis-à-vis d'elles-mêmes.
( Quelques paroles aimables, un souvenir sans valeur,
une parure, un ruban, une épingle à tête de cristal, tous
ces petits gages d'amour ont leur poids auprès des jeunes
l filles...
i
Et Romney la chercha pendant des semaines : il passa
; au tamis tout le rebut de la ville, explora les gares et
3 les quais, dirigea des investigations en tous sens. Point
ji
de Marian. J'avais bien fait allusion à ce que je savais, et
parlé d'une amie qui avait des raisons à elle pour faire
r rompre le mariage il ne voulut pas m 'écouter. Cette
*.

| dame venait d'être malade depuis la cérémonie manquée,


l'émotion lui ayant fait du mal. Quelque chose dans la
voix de Romney m'imposa silence, quelque chose en
I
moi fit honte à ce soupçon et me fit réprimer un soupir ]

En questionnant ses Voisines de Saint-Margaret's Court, [


il avait appris que Marian avait reçu à plusieurs reprises
la visite d'une femme aux allures suspectes, à la toilette ;
éblouissante, qui de ses mains couvertes de bijoux.
avait jeté des sous aux enfants de la cour...
En me répétant cela, car de temps en temps il venait i

me rendre compte de son enquête, la voix de Romney i


baissa, il fallut m'incliner pour saisir ses paroles : semaine i

après semaine, cette femme était revenue, puis jour c

après jour ; et, à la fin, la chose n'était pas douteuse... *

Mes yeux erraient à terre pour éviter l'angoisse des i;

siens ; avec cette voix très basse qu'on emploie en parlant i


aux affligés de ceux qu'ils viennent de perdre et ne peu- :
vent supporter encore de ranger au nombre des morls,
je lui demandai si Marian lui avait nommé une certaine
Rose, son amie d'enfance, aujourd'hui une créature
ruinée.
— Jamais !
Il se leva d'un bond, parcourut la chambre à grands
pas, pareil à un lion en cage que vient d'aiguillonner
quelque rêve du désert.
— Que lui étais-je, pou-r qu'elle me dit quoi que ce
fût? Un ami, avais-je été un ami pour elle?... J'y vois
clair à présent. Des démons comme celui-là tireraient les
angés hors du ciel s'ils pouvaient les atteindre : c'est
leur gloire. Et voilà la différence entre la lèpre du corps
et celle de l'âme. Le plus misérable esclave qui tombe
frappé dans les rues 'du Caire crie aux passants de ne
pas l'approcher, tandis que ces âmes souillées sont avi-
des de communiquer leur infection, et de souffler leur
haleine empestée sur une âme soeur : on dirait qu'elles
espèrent par là soulager leur souffrance.
Je l'interrompis.
Il v a des natures capables de résister à toute

contagion. J'ai lu que des enfants avaient été trou-
vés assoupis, en parfaite santé, sur le sein de pesti-
férées mortes depuis douze heures. Je suis femme et
connais mon sexe. Marian Erle, quel que soit l'appât
dont on ait pu se servir pour l'entraîner, reste pure de
cœur et d'intention, j'en suis certaine, comme la neige
du jardin emportée sur la route par un coup de vent.
Il eut un rire affreusement douloureux.
L'image est heureuse ! Si blanche que soit votre

neige, une douzaine de charrettes et de vagabonds vous
l'arrangeront... Laissez-la seulement où elle est : avant
le coucher du soleil, elle pourra passer pour de la suie.
Pure d'intention, avez-vous dit? Oui, je vous l 'accorde,
comme je l'ai été moi-même en voulant charger le
monde sur mes épaules pour le porter par-dessus le
gouffre des plaies sociales : et je finis en laissant tomber
tout au fond de ce gouffre infernal, par mon impuissance,
une seule âme
sujet
du
de
poids d 'un !
enfant
enorgueillir
Oui,
de la
elle et
pureté
moi
de
nous avons nous
nos intentions !
Puis, plus doucement, comme les dernières gouttes de
pluie après l'orage :
Pauvre enfant! pauvre Marian... ce futunjour mal-

heureux pour elle que celui de sa rencontre avec ma phi-
lanthropie.
Il s'assit près de moi, et avec mon instinct de femme
en présence du chagrin d'un ami bien aimé, je murmu-
rai à son oreille de ces choses consolantes sans forme pré-
cise, dont le sens échappe à ceux mêmes qui les disent, £.

de ces choses qui apaisent l'âme et la fortifient, lui don-


nant le temps de se ressaisir et de comprendre ce qu'il y i

delà du murmure; de ces choses qui, transcrites


a au
ici, n'auraient pas grande signification, mais lui furent
pourtant d'un plus grand secours que des consolations
mieux exprimées.
J'ai entendu, de nos jours, plus d'un orateur aux pen-
sées profondes; retenant mon souffle, suspendue à ses -

lèvres, où quelque série chromatique de fines réflexions


s'exprimait en modulations savantes et se fondait en une
vérité inattendue harmonieusement amenée. — Mais j'ai
été plus touchée, plus c 'i fiée par un simple mot... une
phrase entrecoupée que pourrait redire un enfant, un
regard, un soupir, un serrement de main qui ne veut pas
même dire : je vous aime — que par toute la rhétorique
de ces maîtres discoureurs.
— Ah! chère Aurora, dit-il enfin, ses lèvres pâles
esquissant une espèce de sourire; vos démons d'impri-
meurs n'ont pas gâté votre cœur. Cela est bien. Et qui
sait si, il y a quelques années, lorsque nous parlâmes
ensemble, vous n'aviez pas un peu raison dans votre mau-
vaise humeur contre moi ? Vous, du moins, n'avez perdu
personne par vos rêves. Au lieu de cela, vous avez aidé la
jeunesse à s'écouler dans d'innocentes distractions, vous
lui avez suggéré peut-être des choses meilleures que vos
rimes. La petite gardeuse de chèvres que j'ai vue sur les
montagnes de -Vaucluse, endormie au soleil, la tête sur
ses genoux, loin de son troupeau dispersé, vaut mieux
qu'un'chien de berger insuffisamment dressé, qui mord
les bêtes par. excès de zèle.
— J'ai donc l'air de dormir?
Quelque chose dans ma physionomie l'émut. Evidem-
nent, malgré les deux ou trois ans que j'avais de moins
lue lui, malgré la somme de travail accumulée dans ses
ournées, malgré ses discours de trois heures, ses comi-
és, ses pamphlets répandus comme la paille devant la
naison d'un malade pour avertir les passants et être fou-
és aux pieds par eux, malgré ses efforts dans la lutte
souterraine d'où le cœur et le bras reviennent meurtris
— nous
n'étions pas, lui et moi, également fatigués.
)ans sa force virile, il paraissait à peine hâlé par le
.oleil de la vie; il semblait qu'aucun soleil n'eût jamais
)rillé sur moi, depuis tant d'années que le printemps
n'avait manqué. Mes joues s'étaient fanées, elles avaient
)erdu leurs contours, le sang en avait pâli comme les
:yclamens sous les rosées d'automne ; mes yeux seuls et
non front me faisaient reconnaître.
— Aurora! me dit-il, vous êtes changée, vous êtes
nalade.

Non, mon cousin — seulement je ne suis pas endor-
nie, répondis-je en souriant doucement. Vous n'avez pas
rouvé le poète de Vaucluse aussi bien assoupi que les
)ergers. Qu'est-ceque l'Art, sinon la viesur une plus vaste
ichelle, quand, s'élevant en spirales sans cesse agrandies
it superposées, il aspire à saisir et à rendre le sens le
¡lus profond de toutes choses, affamé d'infini! L'art, c'est
a vie, et la vie, c'est la souffrance et le labeur.
Il parut me sonder de ses yeux tristes.
— Vous le prenez au sérieux, ma cousine; vous refu-
ez d'user de votre droit et de jouir en repos de vos rêves
ur l'herbe. Avec votre charrue de la vie réelle vous met-
ez en miettes les mottes de gazon où dansaient les nym-
)hes ; vous metlez la hache au pied des arbres légenddires,
1

afin d& pouvoir payer la taxe. En vérité, vous êtes tom ^


bés sur de mauvais jours, 6 poètes; si vous ne trouve ;1'
vous-mêmes rien de meilleur à dire en faveur de votr ^
art. Mieux vaut alors prendre un métier et vous rendr s,
utiles : ce serait plus avantageux pour vous. '•

— Utiles, répétai-je. Voilà la question. Nous nou if


perdons en arguments, nous tournons en cercle comm
ces hirondelles qui, l'année expirée, décrivent autour d j
nous de grandes circonférences, se préparant aux loin ;1
tains voyages par de là les mers inconnues. Et nous, oi £
allons-nous? f
— Où? soupira-t-il. La création tout entière nou' ;
trouble par ses questions, dès l'heure de notre naissance et
Pas une pierre qui ne nous crie à chaque pas de nos ci
membres lassés : Où vas-tu? où vas-tu ?... Je laissa j1
les pierres répondre aux pierres. C'est assez pour moi et
pour mon cœur de chair d'écouter les invocations de mes a
semblables et les cris, si douloureux pour mes nerfs, pat1
lesquels ils demandent d'où leur viendra le secours, l'es- V
pérance, le pain pour la huche, le feu pour les temps de t
gelée. Il doit y avoir quelque réponse, quoique la mienne
soit absolument dérisoire. Ce sphynx social qui, assis ^
entre la mort et la débauche, jette un défi au cristal des "\

cieux et brave Dieu lui-même, exige un mot du moins k


de tous ceux qui tiennent pour Dieu, bien qu'il nous b
paie à la manière des sphynx. Nous faisons de même si I
nous nous contentons de jeter à nos frères une pitié il
stérile. Je voudrais parler et mourir. Hélas! vous direz j
qu'au lieu de mourir, je tue... I

Je l'arrêtai : *
I

Les meilleurs des hommes, agissant pour le mieux,


savent peut-être le moins ce qu'ils font : les hommes les l
i- 1
plus utiles du monde sont de simples outils. Il faut que
e clou perce d'abord la pièce de bois qu'il doit fixer
— et
ïelui-là seul qui tient le marteau voit l'œuvre avancée dès
e premier coup. Prenez courage.
Ah! si vous aviez pu m'aimer... dit-il,
— — mais le -
;emps est passé. Et, se levant: —J'accepte du moins vos
encouragements et vos marques de bonté. Je vous en
remercie. Soyez heureuse, chère amie. Continuez à chan-
ter si cela vous fait plaisir; mais sommeillez aussi de
:emps à autre. Ne vous essoufflez pas à courir après les
rimes sur ces hauteurs éthérées. Pensez que si l'Art est
à la vérité une forme plus élevée de la vie, il
vous faut
la vie inférieure pour vous servir de marchepied... Pour
i'amuur de l'art même, conservez votre vie.
Nous nous séparâmes ainsi. Je le respectais infiniment.
Je comprenais ce qu'était son cœur et sa capacité de sacri-
fice. Oui, mais lui me jugeait trop intime pour se donner
la peine de me connaître. Il m'écartait visiblement de
son
creuset comme il eût fait d'un moucheron indiscret,
indigne de l'analyse d'un savant absorbé par de plus
nobles études. Pour rien au monde il ne voudrait faire du
mal à une mouche.
— Bourdonne, dit-il, pauvre insecte,
et ennuie-moi toujours si cela te fait plaisirI
M
v

Aurora Leigh, sois humble. — N'est-il pas prôsomp- 4


tueux de ma part de prétendre à une communion mys-
térieuse avec la nature et l'humanité que je veux chan ,:
ter ? Saurai-je décrire la substance incandescente qu pl
dégoutte des voies lactées et que le doigt de Dieu laissa
tomber sur les mondes en formation? —Les beaux jours
d'été de notre planète, qui semblent retenir leur baleine §
afin de ne pas altérer leur sérénité ; ses automnes et ses
hivers, le trouble délicieux quele printemps ramène dans I
le sein de cette terre tourmentée, la sève qui circule plus
rapide dansles racines, les pétales du crocus sortant deleui 9
gaine d'or?—et au delà des choses delanature, les choses
humaines : les grandes saisons du cœur, ses espérances :

et ses craintes, ses joies, ses douleurs, ses amours; les


ardeurs de l'amour physique se purifiant aux flammes
de l'amour idéal, ce sacrement des âmes; les mères sou-
riant aux nouveau-nés suspendus à leurs seins palpi-
tants ; — la vie multiple, infinie, avec les grandes envo- r
léerdes âmes en extase qui, trop longtemps captives, se
tournent radieuses vers un monde supérieur et immor-
tel, consumant la partie obscure de leur être, comme
le feu, rendu à la liberté, s'élance
vers le ciel? :— Suis-je
I
f
;apable de chanter avec assez de vérité pour éveiller
'hez les hommes une émotion consciente ou inconsciente
lui réponde à toute cette harmonie, un écho à ce rythme
)rimitif de la nature ?
Il faut que j'échoue sans doute, si, dès le début, je
l'ai pu même émouvoir un seul homme, mon cousin,
non ami, naturellement tendre et intelligent, enclin à
iborder les questions difficiles par leurs côtés abrupts,
;ompréhensif pour tout excepté pour moi, incurieux de
moi seule. Il me témoigne pourtantdel'affection, mesou-
laite toutes sortes de prospérités, une bonne mine, une
bonne situation, de bonnes digestions ! mais après cela
il m'évite, m'écarte doucement avec une bonté endu-
rante, ainsi qu'il le ferait d'un livre trop léger pour être
lu par un homme aussi grave. — Allons, Aurora Leigh,
sois humble !

Nous autres femmes, nous sommes trop disposées à


regarder à une individualité ; cela prouve une certaine
impuissance en fait. d'art. Nous forçons notre nature
pour produire quelque chose de grand, beaucoup moins
peut-être à cause dela beauté de l'œuvre que parce que
nous pensons plaire à un ami en nous grandissant ainsi.
Il nous faut des médiateurs entre notre conscience et
notre juge : sans les saintes créatures que nous espérons
retrouver là-haut avec les palmes des élus, la vie du ciel
nous semblerait froide et terne. Quant à accomplir le
bien en vue du bien lui-même, quant à plaire à Dieu seul
— cela nous paraît insuffisant. je
Romney, m'en souviens
me dit une fois que nous n'atteignons jamais au sens
abstrait des choses. Cela est surtout vrai en ce que, avec
les plus hautes aspirations, nous échouons.
Pourtant, ma volonté se révolte contre ce penchant.
m!
Cette faiblesse inhérente à notre nature féminine ne m
a
fera pas trébucher. Je répudie toute pensée personnell
dans le temple de l'Art. Faudra-t-il que j'aie travaillé el
vain parce qne l'approbation d'un homme m'aura fai
défaut ? Cela ne peut être — cela ne sera pas. La gloirt
elle-même, cette approbation de toute une race, consti, î
tue un pauvre but (quand bien même la flèche Iancé( f

par une main vigoureuse frapperait cette cible au blanc) *

et la gloire la plus haute n'a jamais été atteinte que pat ^


ceux qui visaient plus haut encore. L'Art pour l'Art, et ^
le bien pour Dieu qui est le Bien suprême Nous garde-
1

rons nos buts sublimes, et nos regards en haut, lors même


mains de femme devraient trembler !
que nos et défaillir.
Et si nous échouons... Mais, le faut-il ? i
L

Les Grecs disaient grandement d'un mot tragique :,:


Que nul ne soit appelé heureux jusqu'à sa mort. J'ajoute S
:
Que nul non plus ne soit appelé malheureux jusque-là. [>
Ne pesez pas l'œuvre avant que la journée soit finie et i
le labeur achevé. Alors, apportez votre balance. Si lel
travail un jour est mesquin, appelez-le mesquin; point s
de compromis, et puisque du moins nous avons fait de *
nobles efforts, agissez-en noblement envers nous, encore
que nous soyons des femmes, et faites-nous l'honneur *
de la vérité sinon de la louange. f *
Mes ballades réussissaient; mais l'allure de la ballade *
est un peu rapide pour le poète qui fléchit sous le poids
de la pensée et de l 'iinage. Dans le sonnet, il peut,
comme
Atlas, supporter un monde,
— mais à la condition de
rester immobile, car il n "a pas la liberté de faire un pas.
Dans mon poème descriptif intitulé : Les Collines, la-
perspective était trop lointaine et trop vague. Si les cri-
tiques en admiraient les beaux points de
vue, le public -
e souciait peu d'en faire l'ascension. Le public a raison :
in arbre n'est bon qu'à faire du feu, à moins qu'une âme
l'Y soit cachée; les Grecs le savaient bien, eux qui enfer-
naient sous son écorce des nymphes à la poitrine com-
mmée, et qui entendaient dans le murmure des rivières
es accents d'un dieu. Pour nous, une affinité plus intime
encore relie cette nature inférieure à l'humanité : recon-
naissons-le aujourd'hui, sous peine d'être nous-mêmes
ouïes aux pieds comme des feuilles sèches par les véri-
,ables artistes. Depuis la chute d'Adam la terre était res-
ée rigide et muette comme un cadavre jusqu'à la venue
lu Christ, son Seigneur, qui devait accomplir le miracle
le sa résurrection : après avoir descellé la pierre dutom-
oeau, il a rouvert les yeux fermés de la morte et de son
saint chrème a rendu la souplesse à sa langue desséchée;
dès lors elle a retrouvé la vie, le souvenir, l'usage de ses
membres, sa respiration, ses relations infinies. Nous
n'avons que faire, désormais, des transformations de
Jupiter panomphéen, de faunes, de naïades ou de tritons
pour animer le monde matériel. Regardez la terre, cette
chair de notre chair ; elle nous apparaît aussi indubita-
blement humaine que notre propre corps. La moindre
fleur du printemps se vante d'une origine commune,
d'une alliance symbolique avec le monde des esprits qui
s étend au delà de l'espace et vers lequel tendent nos
âmes. C est la mission du poète de prêter sa voix à la
fleur, de découvrir le sens humain de ses aspirations
sous peine de déchoir graduellement et de perdre sa répu-
tation d'interprète.
Mes pastorales échouèrent de même : tableaux super-
ficiels, jolis, froids, faux parce qu'ils n'étaient qu'une
transcription littérale, et d'autant plus mauvais peut-être
qu'ils n'étaient pas mal réussis. C'est un écueil à évite
Si le public que nous connaissons pouvait surprendi
sous ma plume de pareils aveux, je passerais pour tri
modeste. Et cependant, comme nous sommes orgueilleu
parfois en nous regardant ainsi de haut en bas!
A en croire les critiques, l'épopée serait morte ave
Agamemnon et les dieux nourris par les chèvres. Je n'e
veux rien croire. Je ne pourrai jamais me persuadei
comme PayneKnight, que les héros d'Homère mesuraien
douze pieds de haut. C'étaient de simples hommes : le
cheveux de son Hélène grisonnèrent comme ceux d'un
miss Smith quelconque, et le fils d'Hector pleurait à li
vue d'un panache, tout comme le vôtre, l'autre jour, i

la vue d'un dindon. Tous les héros actuels sont aussi dt


simples hommes, tous les hommes des héros possibles
chaque siècle, héroïque dans ses proportions, a un(
double face, regarde en arrière et en avant, attend une
aurore et réclame une épopée.
Oui, mais chaque siècle semble bien peu héroïque aux
âmes qui y vivent (demandez plutôt à Carlyle ce qu'il en
pense). Le nôtre, par exemple, le nôtre ! les penseurs le
méprisent, les poètes sont nombreux qui dédaignent d'y
toucher du bout du doigt ; ils voient en lui un siècle
d'étain, métal mélangé, alliage argenté, un âge

d'écume, rebut d'un passé plus riche; siècle de rapié-
çages faits à de vieilles souquenilles; âge de transition
n'ayant de sens que par son infériorité vis-à-vis de l'ave-
nir, s'il plaît à Dieu. Voilà qui est erroné, à mon avis,
et les pensées fausses inspirent de pauvres poèmes.
Chaque siècle est mal jugé par ceux qui vivent ils
y :
l'ont vu de trop près. Supposons que le rêve de Xerxès
eût été réalisé et le mont Athos taillé en statue colossale.
..es paysans occupés à ramasser des broussailles dans le
:reux de son oreille n'en auraient pas plus deviné la'
orme humaine que les chèvres qui broutaient autour
l'eux. Il aurait fallu qu'ils s'en éloignassent de plusieurs
nilles avant que l'image géante leur apparût avec son
)rofil net, sa grande bouche murmurant vers le ciel de&
;hants silencieux, et nourrie du sang des soleils cou-
chants ; son torse grandiose ; sa main gigantesque lais-
;ant échapper une rivière aux flots d'argent et la répan-
lant généreusement sur les campagnes environnantes.
1
en est de même des temps où nous vivons : plus nous
avançons, plus leur grandeur croissante nous échappe.
Les poètes devraientjouir d'une double vision, afin de
mir les choses rapprochées avec une netteté aussi par-
*aite que s'ils se plaçaient à un point de
vue éloigné et
les choses éloignées avec autant de profondeur que s'ils
7 touchaient. Efforçons-nous d'atteindre à cet idéal.
fe n'ai point de confiance dans le poète qui
ne distingue
li caractère ni gloire dans son époque, et se croit obligé-
le rouler son âme à cinq cents ans en arrière, par-dessus
osséset ponts-levis, dans la cour d'un château fort, pour-
chanter non un lézard ou un crapaud ayant vécu dan&

;es fossés, je le lui pardonnerais plus volontiers — mais
luelque chef noir moitié chevalier, moitié voleur de
moutons, quelque' belle dame moitié servante, moitié
reine, aussi momifiés l'un et l'autre que les poèmes fait&
ivec leurs chevaleresques ossements : rien d'étonnant
à cela, la mort enfante la mort.
S'il y a place pour les poètes dans ce monde un peu
encombré (et je crois qu'il y en a) leur seule mission est
de représenter leur siècle non ,celui. de Charlemagne
- —
ce siècle si vivant, si fiévreux, à la 10isH batailleur et.
.mentéur, qui mêle les aspirations les plus hautes ai
calculs les plus positifs, ce siècle fou qui dépense pl
de passion, plus d'ardeur héroïque entre les glaces
ses salons que Roland et ses chevaliers à Roncevau
L'artiste commet une erreur funeste en reculant deva
les choses du temps présent, en voulant substituer le p
toresque aux mœurs de son temps, la toge à l habit no,
Le roi Arthur lui-même était un personnage très or(
naire pour la reine Guinevere, et Camelot (sa résiden
du Somersetshire) semblait aussi plat aux ménestrels s
contemporains qu'une rue de Londres au poète de n
jours.
Ne reculons devant rien. Sachons toujours saisir
rendre en chants brûlants le côté véritablement épiq<
de notre époque aux puissantes artères, aux seins paIr
tants ; afin que nos arrière-neveux puissent en retrouv
l'empreinte dans cette lave pétrifiée, la toucher d'u]
main respectueuse en disant : Regardez, regardez 1
mamelles que nous avons tous sucées; cette poitrii
semble battre encore, ou du moins elle fait battre
nôtre; c'est ici l'art véritable, qui sait représenter et pe
pétuer la véritable vie.
Quelle est la meilleure forme pour les poèmes ? Pensoi
moins aux formes et à tout ce qui est extérieur. Fie
vous à l'esprit pour créer la forme comme fait la natu;
souveraine, autrement vous emprisonnerez l'esprit c
lieu de l'incarner. Du dedans au dehors —c'est la règ
dans la vie, ce doit l'être aussi dans l'art, qui est encoi
la vie.
Pourquoi faut-il cinq actes pour faire une tragédit
pourquoi pas quinze, ou dix, ou sept? Qu'importe
nombre de feuilles pourvu que l'arbre résiste et croisse
- )ourquoi exiger les fameuses unités de temps et de lieu
[uand c'est l'essence même de la passion d'ignorer et le
emps et le lieu? G est absurde, vous dis-je. Entretenez
e feu sacré, et laissezles flammes généreuses prendre leur
ïssor à leur guise. La scène, il est vrai, réclame une cer-
aine soumission à telles ou telles conventions, détermine
'endroit où il faut applaudir, rabat les écarts de l'imagi-
lation comme on le fait de la toison bouclée des brebis
iu moment de la tonte. Si l'auteur oubliait d'émouvoir la
galerie au quatrième acte, ou se permettait d'en ajouter
m sixième, il serait perdu; l'ombre de Shakespeare serait
i.
peine admise â. plaider en faveur du condamné. Il faut
n prendre son pvti et se consoler en se disant qu'au
iècledernier, sur la même scène tragique où nous
tvons échoué, un H&mlet sans perruque eût échoué éga-
ement.
Quiconque écrit de bonne poésie
se préoccupe ex-
clusivement de l'Art, et n'écrit
pas pour vous ou pour
noi, pour Londres ou pour Edimbourg. Il ne souffrira
)as que le meilleur des critiques intercepte par ses exi-
gences les rayons lumineux de sa pensée libre, de ses
onceptions personnelles, ni lui impose lemoindre écart
lOrs de la voie sacrée tracée devant lui. Si la vertu exçiy
:ée en
vue de la popularité rabaisse à l'égal du vice,
omment l'art pourrait-il garder sa pureté et sa splen-
leur en devenant mercenaire? Fuyez cette servitude, Le
)Qète écrit ce qu'il écrit. L'humanité l'acclame si cela
ui convient, et c'est là le succès; sinon, le poème passç
le main en main, puis
encore de main en main, jusqu'4
;e que les générations suivantes s'en emparent, pleurant
le pitié
sur l'aveuglement de celle qui ne l'a pas com-
iris : cela aussi est le succès.
Je ne veux point écrire pour le théâtre. Le drame m
soumet trop servilement au goût du jour, se met à
mesure prescrite, porte un collier de chien à son
co
royal, apprend à rapporter... les modes du moment,
ramper devant le parterre et les loges qui applaudisser
surtout à sa docilité et à ses bouffonneries, à moins qu'il j
le sifflent, le huent, et trépignent sur lui comme srfl
ne
un chien. Sa situation est même pire. Car les chiens, s'il
reçoivent un coup de pied injustement, peuvent hurle
et mordre au besoin ; tandis qu'un auteur à qui cin
cents nullités ont jeté la pierre (leur intelligence gros
sière les empêchant d'apprécier à sa valeur la finess
d'un esprit subtil) ne peut tenter la moindre excuse san..
que cinq ou dix mille ennemis ne se joignent aux prE
miers, troupeau d'ânes qui le menacent de tous leur
sabots. Traitement mérité, cela est manifeste ; n'err
a-t-ilpas appelé à ce même public? il n'a qu'à s'incline
devant le blâme comme devant l'éloge. — Pleure, mo
Eschyle, mais bien bas, bien loin, sur le rivage de Sicile
Puisque, selon la légende, c'est Athènes qui t'a con
damné à être écrasé par la chute d'une tortue, mieu
vaut incliner ton front chauve; Athènes entendra plutt
le bourdonnement léger de l'abeille d'Hybla que tes plu
véhémentes protestations!
Le risque est plus grand encore sur le théâtre moderne
Je ne voudrais ni d'un succès aussi mince ni d'un dange
aussi grand, le gain fùt-il plus considérable. Je laiss<
d'autres courir ces chances. Et pourtant, le ciel nou
préserve de voir la vanité en une fantaisie irrévéren
cieuse, faire sa litière dans cette salle du trône où le
maîtres de notre Art, mêlant dans leurs veines le sani
de plusieurs glorieuses dynasties, siègent pleins de forçai
accomplissent leur œuvre royale ; où ils conçoivent
ordonnent, et font jaillir de leur imagination brûlante
3s êtres si vivants que l'humanité reconnait en eux des
;mblables, et leur accorde l'accueil dû à Juliette et à
nogène.
Dans mon respect pour le drame, je craindrais de le
.
ibaisser au niveau des feux de la rampe. Le temps n'est
lus où l'on sacrifiait des boucs à Dionysius ; où devant
, is yeux voilés de la victime, flottaient les blancs vête-
lents du chœur, pendant que des voix tragiques comme
i cliquetis des épées s'élevaient avec les flammes de
autel dans l'azur de l'air. Le masque de cire qui met-
lit sur le visage ridé d'un acteur le grand front serein
u fils de Thémis — le cothurne au moyen duquel il se
mouvait avec la dignité d'un vaisseau dont le vent com-
tience à enfler les voiles — l'anche qui égalisait la voix
Lumaine en l'amplifiant et la faisait résonner comme
n tonnerre scandé — toutes ces choses du passé ne sont
,lus. Je conclus : si le drame en grandissant, s'est élevé
u-dessus de ces jouets, vains simulacres, il peut s'élever
ussi au-dessus de la scène et de ses décors, des planches
t des acteurs, du souffleur et des costumes, et prendre
tour théâtre plus digne de lui l'âme humaine avec ses
antaisies capricieuses, ses lueurs célestes, ses silences
grandioses.
Hélas ! je vois toujours ce qui reste à faire, et ce que
e fais n'y atteint jamais; je m'use à le tenter. Longues
ournées sans verdure et sans rayons; longues nuits
:almes sans sommeil, soyez-moi témoins que je n'ap-
)ortai dans l'art, ni la hâte irrévérencieuse de l'ama-
eur, ni sa paresse affairée ! Mais qu'y a-t-il de fait, à
a fin ?...
Un livre. Par la veine bleue qui battait sur le front de
Mahomet : s'il faut du sang vital pour écrire un livre de
poète et de prophète, je répandis le mien sur chaque
feuille de ce volume pour le féconder. Mais il arrive que
sang coule en vain sur une œuvre sans la pénétrer;
ce
écrite par une âme fervente, elle peut rester aussi froide
et aussi plate qu'une pierre tombale dont la mousse a
été grattée. Si Saint-Preux avait écrit ses lettres lui-
même, nous n'aurions jamais pleuré sur le petit signe
placé sous la paupière de Julie. La passion n'est après
tout que quelque chose de souffert.
Tandis que l'art place l'action au-dessus de la souf-
france, le rôle de l'artiste est à la fois d'être et d'agir, de
fixer par une puissance spéciale de concentration l'ex-
périence de l'homme ordinaire, de mettre au dehors par
On effort violent (moitié extase, moitié angoisse), ses
sentiments les plus intimes, sans qu'ils se trouvent affai.
blis par le chant qui les exprime. Pour brûler devant un
téflecteur, une torche n'en brûle pas moins. Pourquoi
serait-il plus froid, lui, parce qu'il se trouve placé entre
deux feux incessants, celui de sa vie propre et le reflet
intense que lui en renvoie sa conscience, s'il est vraiment
hé artiste? Quel triste don conféré au poète que celui
d'une double vie, quand une seule a été trouvée suffi-
sante pour la douleur ! Nous qui fléchissons sous notre
fardeau comme de simples hommes, nous nous voyons
appelés à nous tenir debout à l'égal des demi-dieux, à
supporter le poids intolérable de la souffrance et de la
violence universelles, à faire monter au ciel d'une voix
claire, bien que brisée par les sanglots de l'humanité,
nos chants qui doivent trouver leurs rimes parmi les
étoiles ! Mais assez ; Poète est un mot vite prononcé, Un livre
stune chose vite écrite. Plus un poète sera mauvais,
dus inévitablement il produira un livre. Même en m'ac-
ordant que le mien contenait quelque passion, cela ne
aurait suffire à faire un volume qui vaille les chiffons
t l'encre dont il est fait. Des bulles d'air autour d'une
roue ne signifient autre chose sinon que le navire mar-
he. Il faut plus que de la passion pour faire un homme
•u un livre.
Je suis triste. Je me demandes! Pygmalion eut de ces
loutes lorsqu'il sentit le marbre s'asgouplir sous son
freinte, frémir sous son baiser... Se crut-il le jouet de
es sens ? suppoaa-t-il que ses efforts pour dépasser les
:hoses connues et atteindre le type suprême de la
3eauté invisible, avaient fait battre deux cœurs dans le
sien, l'éblouissant au moyen de sa propre vie? Non. Pyg-
nalion aimait; — or, quiconque aime, croit l'impossible.

Moi, je suis triste. Je ne puis aimer complètement l'une


le mes œuvres, car aucune ne me semble digne de ma
censée et de mon espoir, qui vont plus haut. Mon Hélios,
'âme de mon âme, qui, connaissant mon idéal, voit
;ombrenj'en reste éloignée, a, de sa flèche d'argent,
ibattu devant moi toutes ces œuvres, et je n'ai rien dit.
y avait-il quelque Chose à dire? J'ai appelé l'artiste un
iiomme plus grand que nature, — comme un autre
homme, il peut n'avoir point d'enfants.
Je continuai seule mon travail. Le vent, la poussière,
le soleil de ce monde m'aveuglaient tour à tour; le
blâme ou l'approbation poussait mon esprit en avant :
tel un ballon à la dérive se déchire à tout ce qui l'ac-
croche, que ce soit un arbre en fleurs ou une branche
desséchée. Parfois je touchais mon but ou semblais le'
toucher. Des âmes généreuses me criaient alors : c Soye7.
forte! prenez courage, vous voilà à votre niveau : un
pas encore et le but est atteint. Leurs
:II
louanges me fai.
saient rougir de plaisir, — mais en m'arrêtant pour re-
prendre haleine, je me demandais malgré moi si c'était
là tout? tout ce que j'avais fait? tout ce que j'avais ga-
gné? Le succès, si c'en était un, me semblait plus
sombre que tous les échecs.
0 mon Dieu, mon Dieu! Artiste suprême qui enéchange
de toutes les merveilles des mondes sortis de tes mains,
ne nous demandes qu'un mot... un nom : Mon Père!...
Toi seul sais combien il est triste pour une femme d'être
assise pendant les nuits d'hiver à son foyer solitaire et.
d'entendre lés nations les vanter au loin (trop loin, hélas !)
vanter notre vif sentiment de l'amour, qui, pensent-elles,
ne pourrait frémir ainsi dans nos vers, sans avoir vécu
dans nos cœurs de femmes passionnées; et cependant,
aucun baiser ne s'est posé sur nos lèvres, et nos yeux
restent humides parce que nul ne nous a demandé le
motif de nos larmes. Ce soir même, peut-être, des
amants, des fiancés penchés ensemble sur une de nos
pages, mais sans cesser d'écouter le souffle l'un de
l'autre, s'arrêtent avec un frisson simultané, comme sï
leurs joues s'étaient touchées à tel passage, en harmonie
avec leur cœur, où ils trouvent exprimées leurs propres
pensées : c C'est là ce que j'éprouve pour toi!... — Et
moi pour toi! Ce poète sait ce que c'est que l'amour in-
fini !» — Ce même soir, un tendre père, rentrant à son
logis par des rues sombres, trouvant ce cercle lumineux
fait parle foyer, la lampe et un groupe d'heureux en-
fants, a 4'abord pris le plus jeune entre ses bras, où
il le garde jusqu'à ce que le petit se dérobe avec un cri.
!
' %
aux baisers glacés qui apportent à ses fossettes le froid
du dehors; puis il jette mon livre sur les genoux de sa
fille aînée, dont les paupières, depuis un an, ont appris à
s'abaisser pour cacher quelque doux secret : « Voilà,
dit-il, pour toi qui aimes les vers. Tu les méditeras sous
» les arbres quand avril reviendra : ils sont moins vides
[ que beaucoup d'autres, le cœur en les lisant reste pur
tout en battant plus vite. J'écrirai ton nom sur ce
volume afin qu'en rêvant à ta poésie, tu n'oublies pas ton
père qui a pensé à te l'apporter. » — Quelle consolation
pour nous, en vérité !
Il est dur, n'est-ce pas, de voir nos livres loués par
l'amour, associés avec l'amour, tandis que nous restons
j privées d'affection. Cela est triste, en tous cas. On a dit
j que la gloire n'était autre chose que de l'amour. C'est
j un homme qui a dit cela ; et puis, il y a affection et
j affection. L'amour de tous (qu'il soit permis ,à une
* femme de risquer un paradoxe) est peu de chose com-
1
paré à l'amour d'un seul. Vous dites à un enfant de se
»
contenter des champs de blé dont il doit hériter; mais
i il a faim, et il préfèrerait à ces brillantes perspectives ce
petit pain d'orge que vous lui refusez tout en lui pro-
mettant des moissons. Nous aussi, nous avons faim! et
ici encore, Romney, nous ne savons pas généraliser.
Nous avons faim.
Avoir faim ! mais n'est-ce pas une pitié de gémir
r

comme des enfants non sevrés en suçant nos pouces


parce que nous avons faim? Dans ce monde où nous
avons été placés peut-être pour prier et pour jeûner, et
pour apprendre le bien par son contraire, qui donc n'a.
jamais eu faim ? Malheur à qui a trouvé le repas suffi-
sant Si Ugolin est repu, c'est que ses dents ont broyé
1

t
quelque aliment impur et abominable. Car ici la satiété
prouve une pénurie plus irrémédiable, et puisqu'il nous
faut être affamés, mieux vaut être privé d'amour humain
que de vérité divine, de doux compagnons que de grandes
convictions. Sachons porter nos fardeaux et préférer nos
foyers désolés à des âmes désertes.
On nous croit envieux, nous autres rimeurs ; en ma
qualité de femme sans doute, je ne le suis de personne
s'il s'agit de style ou de composition. Ce que j'envie à
un auteur, c'est le sourire d'une mère qui sanctionne
son œuvie d'hier comme elle approuva ses devoirs d'en-
fant, c'est l'affection d'un époux chéri plus grande
encore que son admiration.
Qui m'aime?... Père chéri, douce mère, je prononce
quelquefois vos noms quand je suis seule. Ils font fris-
sonner le silence et me semblent aussi étranges que l'est
la langue hindoue pour un homme né aux Indes, mais
transplanté en Angleterre depuis nombre d'années ; ou
comme des vers étrangers dont nous avons oublié le sens
et dont la musique continue à chanter à nos oreilles.
C'est là-haut, dans le ciel, qu'il me faut chercher mon
père et ma mère ; leurs chers visages m'apparaissent
entourés d'une lumineuse auréole, ils ne sont plus de la
terre, il ne comptent plus pour mon foyer. Les meilleurs
vers écrits de ma main ne peuvent les atteindre pour
obtenir leur approbation. La mort sépare absolument,
met de terribles inégalités entre les vivants et les morts
et une différence de langage comme celle qui amena la
dispersion de Babel. Un César même ne saurait marcher
de pair avec ceux que je pleure.
Et pourtant cette séparation, ce changement sont
peut-être moins grands qu'ils ne le semblent. On vend
'
cinq passereaux pour une pite, et Dieu prend soin de
t

chacun. Si Dieu n'est pas trop grand pour de petits


soucis, une créature quelconque serait-elle trop grande
pour s\)ccuper de nous parce qu'elle est allée auprès de
Lui? Des hommes sensés et sincères croient à une com-
i
munication entre le monde des vivants et celui des âmes.
*
Qu'ils l'aient ou non rêvé, ils affirment d'une manière
positive avoir entendu les morts venir auprès d'eux et
perçu de leurs oreilles le son de leur voix. Ils disent que
1
l'esprit de l*ho'mme retrouve le chemin du monde qu'il a
î habité, etqu'une terreur non raisonnée empêche Seule les
»
rapports entre lui et ceux qu'il y a laissés. C'est possible.
En tous cas, la terre sépare aussi bien que le ciel. Par
* exemple, je n'ai plus revu Romney Leigh depuis dix-
* huit mois... On le dit fort occupé à -de bonnes œuvres.
Il a divisé Leigh Hall en hospices, son cœur lui-même
n'est-il pas devenu depuis longtemps un hospice ouvert
à tous ceux qui posent la main sur le loquet? Quant à
moi, je n'ai jamais essayé.
I

Cela m'attriste toujours de sortir de chez moi. Je Suis


plus triste encore ce soir pour avoir été au bal de lord
t Howe. Sa femme est gracieuse avec ses tresses soyeuses,
sa voix égale, ses beaux yeux aussi calmés que ses
autres bijoux. Si elle est un peu froide, qui s'en étonne-
rait? Le sang ducal qui lui vient d'une longue lignée
d'ancêtres ne s'est jamais mésallié. Elle n'en est pas
plus fière que le cygne ne l'est du lac sur lequel il a tou-
jours nagé ; c'est son élément, il y flotte avec une grâce
Naturelle, ignorant des grenouilles. Peut-être sait-selle
tout juste qu'il y a des gens qui voyagent sans piqueurs,
te qui n'est pas sa faute. Il est curieux d'observer -sa
1 •'
physionomie quand l'excellent lordHowe lui expose ses
vues sur la justice sociale et l'égalité, curieux de voir
l'attitude indulgente et penchée de son cou : elle l 'aime,
cher original d'Algernon ; elle apprécie sa conver-
« ce »
sation étincelante ; elle l'écoute comme s'il parlait de quel-
que mythe scandinave trop joli pour être discuté, mais
non moins absurde.
Elle me traite gracieusement en amie de son mari et
serait tout aussi gracieuse si je n'étais pas une Leigh ;
habituée qu'elle est à sourire ainsi, sans. que ses yeux
s'en mêlent, aux conférenciers et aux magnétiseurs.
Quant à son mari, je l'aime bien, il est mon ami. Leurs
vastes salons étaient remplis de traînes de soie balayant
de toutes parts la fine poussière des belles manières.
Eh! bien, après?... Eh bien, nous rentrons le cœur
triste.

Une femme que je n'aime point était ravissante ce


soir. Elle est fort jolie, lady Waldemar. Sa femme de
chambre doit se servir de ses deux mains pour tordre
ses cheveux et les fixer avec soin pour qu'ils ne se dé-
roulent pas ; elle a oublié un cheveu gris, pourtant, un
seul, que j'ai vu, sans lequel cette femme aurait eu l'air
d'une immortelle. Sur ces épaules d'albâtre, sur cette
gorge nue, les perles de son collier se seraient confon-
dues avec la blancheur de sa peau, n'eût été une agrafe
de rubis. Son corsage de velours échancré presque jus-
qu'à la taille laissait voi'r son opulente beauté. Ah! si le
cœur caché là-dessous pouvait être à moitié aussi blanc !
Mais peut-être, en ce cas, le corsage serait-il plus mon-
tant et le spectacle moins réussi.
J'ai entendu un jeune Allemand à mine d'étudiant, à i
figure en lame de couteau surmontée d'une raie irrépro-
chable, dire tout bas à son voisin :
Regardez de ce côté, sir Blaise, cette dame en rouge,

lady Waldemar, que Romney Leigh, notre homme le
plus remarquable du moment, va épouser sous peu.
Sir Blaise Delorme, trente-cinq ans, lun peu moyen
âge, la voix calme des prêtres, répond :
— Leigh est-il vraiment aussi remarquable que cela?
C'est, si j'ai bonne mémoire celui qui avait adopté une
fille du peuple et qui fut trompé par elle. Cette fois, en
revanche, il semble avoir cueilli une jolie fleur de l'autre
côté de la haie sociale.
— Une fleur! une fleur!... s'écrie mon étudiant, les
yeux attachés sur elle. (Il a vingt ans, assurément.)
Mon jeune ami, reprend sir Blaise de l'air d'un

homme qui a le droit de donner son avis, je doute des
capacités de votre homme remarquable, à voir la fleur
qu'il choisit pour femme avec l'espoir d'en faire une
auxiliaire soit pour son phalanstère païen, soit pour sa
demeure chrétienne.
Splendide ! murmure l'autre en extase. Voyez-la se

mouvoir ! voyez avec quelle grâce sa tête se penche sur
sa tige.
Le bilieux Grimoald, qui écrit dans le « Rénovateur »
et qui, en feuilletant un album, semble regretter de ne
pouvoir broyer les os de ceux qui y ont inscrit leurs
noms, se retourne avec un petit rire de camivore :
La comparaison est juste ; comme les autres
fleurs,
— souci de
c:
elle ne travaille ni ne file, et ne se met pas en
ses vêtements »... qui tombent !
Sur quoi, mon étudiant et sir Blaise retirent leurs
chaises à l'écart comme s'ils avaient aperçu un escarbol
noir sur -le parquet, et continuent leur conversation
sans répondre on mot au critique.
Le front du bon sir Blaise est haut et singulièrement
étroit ; il semble, à le voir, qu'un coup de vent un peu
fort pourrait lui enlever sa toiture avec toutes les reliques
des temps féodaux emmagasinées dans le galetas qu'elle
recouvre. On admire son nez vu de profil ; on regrette
l'absence de menton, mais te qui n'est jamais absent,
c'est sa croix d'ébène, sculptée par un moine de Styrie
en guise de pénitence et qu'on aperçoit toujours à travers
quelque boutonnière oubliée. Sir Blaise joue avec, et
parle bas ; je l'entends du divan où je suis assise.
— Mon cher jeune ami, si nous pouvions porter nos
yeux sur un plateau, comme la bienheureuse sainte
Lucie, ils ne nous entraîneraient pas à choisir nos
femmes d'après leur couleur, comme des pourpoints.
Nos pères choisissaient autrement
— et c'est pourquoi,
lorsqu'ils avaient suspendu les clés de leur manoir à la
ceinture de la châtelaine, le sentiment du devoir lui
donnait de la dignité ; elle gardait son sein chaste pour
ses enfants, et si un moraliste trouvait à redire à ses
toilettes, c'était : — Trop d'empois !
— et non : — Trop
peu de mousseline !
— Par sainte Lucie ! puisque vous trouvez bon de jurer
par elle, laissons nos pères où ils sont, Nos fils suffisent
à nous tourmenter. (Avec cette boutade, une caresse il
son menton imberbe.) Oui, monsieur, l'avenir nous tour-
mente : la génération qui vient pèse aussi lourdement
sur nous que le cauchemar d'un voyant ; les choses les plus
banales se transforment pour nous en prophétie lugubre.
Je vous le demande, avons-nous le loisir, je ne dis pas
1 "envie, d'abriter de
nos mains lassées la lumière vacil-
lante du passé contre les courants d'air qui vont l'é-
teindre ? Pendant que nous parlons, l'obscurité s'est faite.
Les préjugés sur lafemme et la loi du mariage n'existent
plus, — quelques protestations que puissent élever contre
l'odeur de mèches éteintes des narines délicates comme
L
les vôtres.
— Vous êtes jeune, objecte sir Blaise.
|

— Un peu moins que vous ne le pensez, — n'importe ;


si je le suis, les jeunes s'élancent en avant et voient les
choses qui vont arriver. Je réclame le respect pour la
t
jeunesse. Dans cette nouvelle église pour laquelle le
a monde est presque mûr, c'est le plus jeune qui occupera
le siège de l'ancien ; qui, de son front d'ivoire ceint d'es-
j
pérance, dominera ceux que la cruelle expérience de la
/ vie tient dans ses serres comme un oiseau de proie.
— Votre bénédiction, alors, s'il vous plaît. J'ai trouvé
ce matin dans ma barbe un fil d'argent qui me met au-
dessous de vous. Je voudrais avoir dix-huit ans et la
droit de vous sermonner. Si les jeunes gens vos pareils
courent en avant pour voir un spectacle comme celui
dont vous parlez, la dissolution du mariage et la fin des
préjugés, en mots plus simples, l'union libre passée à
l'état de loi, la chose ne vaut guère l'empressement que
vous y mettez et vous gagneriez à rester en arrière avec
vos aînés.
I
— Ah ! dit-il, mais quel est le promeneur qui pourrait,
>
du haut d'une colline, expliquer ce qu'il voit à ceux
r restés en bas ? Leigh lui-même, malgré ses hautes con-
ceptions, n'est pas encore parvenu à ce point; U com-
prend d'une manière imparfaite la question sociale, la
saisit par une anse et laisse traîner le reste. Romney Leigh
est un socialiste chrétien, vous comprenez.
Pas du tout. Je ne crois pas plus aux chrétiens à

demi païens qu'aux femmes-poissons. En mêlant deux
couleurs, on les perd l'une et l'autre, et l 'on en obtient
une troisième distincte des premières. Or, c'est l'indice
d'un cerveau malade que cette confusion des couleurs.
Le mien, grâce aux saints, est froid et bien équilibré.
Ici, pas de teinte neutre possible. L'Eglise, — et par là
j'entends, cela va sans dire, l'Eglise catholique et apos-
tolique notre mère — l'Eglise trace une ligne de démar-
cation aussi simple et aussi droite que ses murs, à
l'intérieur desquels, évidemment, sont les chrétiens, —
au dehors, les chiens.
Merci. Je connais cette mère, qui voudrait mordre

encore malgré ses gencives édentées, de même que Leigh
voudrait bien être encore un chrétien, malgré tout son
esprit. Laissons cela. Vous êtes en retard, en Angleterre.
En un mois, j'ai appris à Gœttingue assez de philosophie
pour en approvisionner vos écoles pendant cinquante ans.
Mais passons. Supposons qu'un homme sincère, comme
Leigh, pût être, dans sa vie, inférieur à ses opinions.
Choisira-t-il une femme à cause de la finesse de sa
peau — ? Non pas ! Il trouverait à redire à Aphrodite elle-
même, à moins qu'elle ne le suivît dans la voie de justice
où il s'est engagé. Et s'il prend une Vénus Génétyllide
(sans allusion à la dame ici présente), il l'a, soyez-en sûr,
par quelque stratagème chrétien, convertie et méta-
morphosée en sainte vierge.
Doucement, je vous en prie... pas de blasphèmes!

C'est bien ainsi que procédaient les premiers

chrétiens : pourquoi pas les derniers ? C'est justement
le cas.de cette éblouissante beauté; on parle d'elle non
seulement comme de la future femme de Leigh, niais
?omme de son disciple. Vous trouverez son nom partout,
Iu'il s'agisse de missions, de commissions, d'écoles,
l'asiles ou d'hôpitaux. Avec d'autres femmes du monde
mtraînées par elle hors de leur sphère, il l'a emmenée
ians ses propriétés du Shropshire, au fameux pha-
anstère de Leigh Hall, — système de Fourier, chris-
ianisé. Elle y a, dit-on, passé la moitié d'une semaine,
i traire les vaches, à battre le beurre, à faire du caillé,
i dire « ma soeur » à la dernière des filles réunies dans ce
refuge, à faire la lessive à leurs côtés ! Vous imaginez-
vous ces bras superbes plongés jusqu'au coude dans l'eau
de savon, comme des cygnes sauvages cachés parmi des
listremblants?
Un nouvel interlocuteur survient ; c'est lord Howe.
— Eh ! quoi ? vous parlez de poésie si près d'une
.
muse indifférente ? C'est à vous que je fais allusion, miss
Leigh. Voilà une demi-heure que je vous observe, exac-
tement comme j'ai observé la Pallas du Vatican, vous
souvenez-vous de cette figure, sir Biaise ? calme et triste
avec intensité, comme séparée de toute société par sa
sagesse supérieure : cette statue parlait plus haut que
vous. Quoi! pas un mot? et ces messieurs causaient
toujours, sans se laisser intimider même par votre
silence !...
— Ah! dis-je, cher lord Howe, ne me faites pas de
ces compliments qu'on adresse aux femmes, à moi qui
ai perdu en écrivant ma place de femme, ce petit coin
près du feu où la mère se cache derrière les têtes de ses
enfants. Nous avons coupé les boucles qui encombraient
notre visage, nous y voyons aussi clair que les hommes.
Parlez-moi donc d'homme à homme ; pas de compli-
ments, je vous en conjuree
t
D'ami à ami, si vous le voulez. Nous sommes tristes I

sir Biaise! Ah ! Smith.. 1.
ce soir, j'ai vu cela. (Bonsoir,
disparu.) Je vous ai vue traverser le salon, miss Leigh. ;
et je suis resté afin d'empêcher les chasseurs de lio il'
dont les yeux se tournaient vers votre jungle, d'appror t

cher de vous. Il y en avait trois : d'abord, une dame ai


vaste embonpoint, haute de cinq pieds dix pouces, qu :
fait le tour du monde et qui a le diable au corps (e
certes, il trouve de la place !...) Elle vous demande votr >

autographe à placer sur une feuille de papier teint, i


entre ceux de la reine Pomaré et de l'empereur Soulou .i
que. Accordez-le-lui, je vous en prie, elle a de tl'énergi 1:

malgré son embonpoint; —pour moi, je préférerais voi j


une meule en feu qu'une femme pareille en colère.
Ensuite, un jeune homme vert comme le sous-bois, tou /,!
fraîchement sorti de la forêt, demande modestement
baiser vos souliers et à vous faire lire un poème épiqu' :
en douze chants. Je vous sauve de tout cela et compt' l-
avaler, la semaine prochaine, le manuscrit et son auteur
parce qu'un lord a encore plus d'influence qu'un* g

femme poète auprès des républicains extrêmes... Ah
vous souriez enfin ! j
|
— Merci. J f
— Laissez ce sourire sur vos lèvres, je l'aime mieus r:
que vos remercîments. En revanche, je vous amènerai.
une jeune fille transatlantique aux yeux d'or qui vous
*

attirent au milieu de sa blancheur splendide comme le,


pistil d'un nénuphar. Ces beautés d'outre-mer sont tyran- ^
niquement séduisantes. Celle-là m'a paru innocente er
franche ; j'ai juré de vous l'amener, mais pas à présent :.
un autre jour ou une autre semaine... Je me parjurera
plutôt que de vous déplaire.
,I
4 I
— Non. Amenez-la.
— Vous êtes trop bonne. Impossible, après cela, de
vous taquiner comme je me le promettais. Je voulais
me sentir suffisamment monté contre vous pour pouvoir
vous annoncer -avec courage quelque chose qui va voua
contrarier plus encore.
— Au sujet de Romney ?
— Non, non! il y en a bien assez de ce que nous
savons et dont tout le monde parle ; le voilà pris
même piège que bien des hommes moins au.
sages de moi-
tié. Ce que j'ai à vous dire vous
concerne personnelle-
ment.
— Me concerne !
Il répéta mes paroles : — Votre me a le son d'une
pierre qu 'on laisseraittomber dans
un puits sans penser
iu crapaud logé au fond. Bientôt, peut-être, vous le
prononcerez avec plus de fierté — jusqu'à m'intimider.
— C'est lord Howe, alors, qui est le crapaud en ques-
ion.
Soyons plus sérieux. Asseyons-nous sur
ce divan,
;t accordez-moi votre attention. Vous connaissez John,
^glinton, de Eglinton dans le Kent ?
— Est-ce le crapaud ? — Il ressembleplutôt à un coli-
naçon, lequel n'a de valeur que par la maison qu'il
)orte sur son dos. Séparez l'homme de la maison, vous
uez l'homme-
— C'est un caractère fort honorable, un excellent prop-
'nétaire de la vieille roche, quoique un peu arriéré
en
ait de philanthropie moderne, Il fait danser
ses
enanciers, le jour de sa fête, se montre très sévère avec
ux quand ils manquent l'église ou négligent d'envoyer
'urs enfants au catéchisme, mais assez bon envers les
i- »
vieillards pauvres qui ramassent des branches sèches 1( et
long des haies : les lumbagos qu'ils y gagnent sont R
ses yeux une punition suffisante pour le délit. ,
Quel propriétaire sensible en effet ! Puissé-je signes

un long bail avec lui quand viendra pour moi le temps f
provision de fagots '
de faire l

Il aime'Fart, achète des livres et des tableaux..'..


v !

d'un certain genre ; ne néglige aucun devoir essentiel 1

se conduit en bon fils... 1

Envers une mère fort obéissante Né pour chaus f.


1

ser les bottes de son père, il semble se croire aussi l'hé, '
ritierde son autorité maritale. Je me suis laissé dire qut 1.
ce spectacle était touchant. Cher lord Howe, ne faite; \
jamais mon éloge de cette façon contre vos conviction .
quand le succès et les fagots me manqueront à la fois <
Pas tant d'amertune, car... en un mot, j'ai un< r

lettre à vous remettre desapart, il m'a conjuré de vous »j,

l'apporter : je n'ai guère pu me récuser. Son idée es t


qu'un nouvel amourpassant par les mains d'une vieilli f
amitié gagne à ce contact un parfum de rapproche 5.
ment. "
— Est-ce d'amour que vous venez me parler ? Je nt
saurais aimer. Je ne suis bonne qu'à trouver des rimes ï <

ee mot. Reprenez votre lettre, lord Howe.


— Pardon. Lisez-la, d'abord.
Non, je ne la lirai point elle est stéréotypée. C'est 1* v
— :
même qu'il a écrite à une femme quelconque, à l'actrict
Anne Blythe, après l'agonie si réussie qui causa une syn ^
cope à je ne sais quelle duchesse; à la danseuse Paulint
après le grand pas qui ébahit toute la salle ; ou à 1*
^
Baldinacci quand son fa dièze arracha à la reine un sem-
blant d'applaudissement et un soupir de satisfaction; —
l,
î ou, cette fois, à Aurora Leigh parce que des vers insigni-
i fiants comme ceux que chantaient les enfants de Memphis
i autour du bœuf Apis, font mugir comme lui notre public.
S Au lieu d'une digne épouse à son foyer, il voudrait une
étoile sur sa scène d'Eglinton... Dites-lui qu'il manque
* de prudence, sinon de présomption, et qu'une étoile
'i tombée dans l'eau la rend amère, — j'ai lu cela dans un
-
livre. Voici sa lettre, je ne veux pas la lire.
J
— Chère amie, une vie heureuse implique certains
*
compromis. Il y a beaucoup de déchet parmi le grain
i
amassé dans un grenier, mais le tablier de la glaneuse a
;
beau ne contenir que du blé, nous la tenons pour plus
i pauvre que le fermier. Il nous faut l'ivraie avec le fro-
ment, le bien avec un décompte. Vous, vous aimez votre
art et sûre de votre vocation, vous avez à cœur de vous y
consacrer corps et âme. Pourtant, dans ce mondeque nous
.
t
v avons fait si laid (Dieu, dit-on, le créa d'abord; mais,
o admettant que cela soit vrai, il y a si longtemps, et nous
a; l'avons tant gâté depuis, que s'il regardait du côté de la
terre, il la distinguerait à peine de l'enfer que nous prê-
f chons, sauf les flammes) ; dans ce mauvais monde, dis-je,
1. où tout va de travers, où les causes les plus injustes ont
le dessus,'dans cette Angleterre inégale, inhospitalière, où
£ les coups de plume et les coups d'épée comptent, mais où
les coups d'aile de l'âme n'ont d'action que sur le corps
épuisé d'où ils émanent, — il est malaisé de défendre
î l'art; à moins que par une grâce spéciale d'Apollon,
Il quelque trépied d'orne soit repêché pour servir de pié-
'II destal, à Delphes, à une prophétesse de votre race !
>' Pensez-y : le dieu descend avec la fougue de vingt
h limiers, vous secoue, vous étrangle, et le cri de l'oracle
) vous échappe au milieu de l'écume. Ce n'est jamais chose
aisée, cela peut devenir fort dur. Un terrain solide
est un grand avantage en pareil cas, et c'est ici que
votre trépied peut vous rendre service. Vous êtes pauvre,
chère amie, excepté en ce que vous donnez, vous travail-
lez péniblement pour gagner votre pain avant de nous
verser un vin généreux. Pour l'amour de l'art, réfléchis
sez.
L'art, dis-je lentement avec le courage du voyageur

égaré loin de son toit, en butte à une rafale, l 'art est-il
moindre que la vertu ? L'artiste doit-il faire ses provi-
sions, pour vivre à l'aise avant de se vouer au bien
général ? hélas ! et nous qui voudrions rester purs, si
possible, faut-il que nous balayions la route où nous mar-
chons sans obtenir d'un ami un encouragement à compter
sur Dieu et à rester purs en effet? Est-ce bien vous, lord
Howe, qui parlez de compromis? J'y consens, s'il s'agit
de choses indifférentes, de seigle au lieu de froment,
de lentilles au lieu de viande, de serge au lieu de satin
et, au besoin, d'un lit de paille au lieu d'un lit de duvet.
Mais n'allons pas plus loin. Que ce soit sur la plume ou
sur la paille, je ne rabattrai pas d'un seul rêve d'artiste,
je ne comprimerai pas mon âme libre, quoique pauvre,
et bien que ma vie s'écoule dans d'humbles régions,
ne cesserai point de placer haut mes affections !
Avec ces paroles prononcées d'un ton plus triste qu'ir-
rité, je me levai précipitamment pour m'en aller, tandis
que lord Ilowe, ramené à la noble confusion des natures
.élevées, murmurait quelques mots dignes de lui, ceux
même qu'il aurait dû trouver d'abord. C'est un homme
.de mérite, mais enclin à rêver des plans irréalisables et
une vie surhumaine, il met ses vertus sur une étagère si
élevée qu'il lui faut un tabouret pour les atteindre to «
# I
les grandes occasions : dans l'intervalle, il vit à la ma-
nière ordinaire avec la morale de tout le monde.
Il m'a offert son bras pour traverser le courant bruyant
etétincelant qui coulait de salon en salon. En passant,
nous nous trouvons en face de lady Waldemar. Elle
m'adresse un sourire si froid et si brillant à la fois
qu'elle a dû l'essayer devant une glace et le trouver à
son goût.
1- Miss Leigh, me dit-elle, je vous ai cherchée toute
la soirée, mais vous étiez détenue, gardée à
vue par ces
messieurs de façon à me décourager absolument. J'ai
une foule de choses à vous dire sur les établissements
de votre cousin dans le Shropshire, d'où je reviens,
on vous l 'a dit, n 'est-ce pas ? je voulais voir son œuvre
— notre œuvre. Je voudrais aussi vous lire une ou
deux pages d'une lettre reçue hier et qui pourra
vous
intéresser, bien qu'absorbée par vos travaux littéraires.
Vous apprendrez avec plaisir que votre dernier livre est
lu au phalanstère ; on l'a jugé inoffensif pour les plus
grandes filles et pour les jeunes femmes qui aiment
encore la lecture. Nous avons besoin de lire avant de
vivre
— plus tard, une lumière ineffable se lève, qui
efface les choses imprimées; —c'est votre cousin qui
me
disait cela, l'autre soir, au coucher du soleil, debout
sous son hêtre favori. Il aurait pu devenir un poète s'il
l'avait voulu, mais il a vu d'emblée le but le plus élevé
et l'a atteint. Je le trouve bien à présent, il a pris le
dessus, à la fin.
— Ah ! oui, je sais que ce malheur vous
a ébranlée. Votre cœur tendre s'était attaché à cette
misérable fille, et trouvait peut-étre ce mariage conve-
nable... qui sait? Les poètes soupirent après un roman!
Quant à Romney, à coup sûr il ne l'a jamais aimée,
f
jamais! — A propos, vous n'avez point entendu parlera
d'elle? Perdue de vue ?... et perdue entièrement ?
Elle aurait pu continuer pendant une demi-heure. J(
restais immobile, froide, pâle, comme une statue d( ^

jardin qu'un enfant bombarde de boules de neige pour J


passer le temps. De loin en loin, je répondais un ou y
ou un non, presque au hasard; l'aveugle suit son chier,,
du côté où il tire ; — ainsi faisais-je. f
Lord Howe l'a arrêtée à la fin :
,
f
A quel châtiment s'expose le malheureux quiinter- f

rompt la conversation de charmantes femmes ? Je nE j
puis autrement. Pardon, lady Waldemar! celle que j'ac- |
compagne est fatiguée, souffrante ; je lui ai promis
loyalement qu'elle ne dirait plus un mot ce soir.
Et nous sommes partis.
<>

Et, rentrée chez moi, je respire plus librement ; jE I


dégrafe mon manteau et ma ceinture, je dénoue mes J
cheveux — plût au ciel que je pusse aussi affranchir +
mon âme 1... Ensevelis vivants dans ce monde étroit
soupirons après l'espace. fL I
nous
Cette mise au net de mes souvenirs et de notre conver-^'
sation m'affecte singulièrement. Comme elle s'y est bien ^
prise pour me faire de la peine ! Dépit de femme. Vous
portez une cotte de mailles, peut-être : une femme prend ^
une ménagère dans son corsage, en retire sa plus fine j;
aiguille comme si elle cueillait une rose, et vous pique ;
délicatement sous les ongles, sous les paupières, dans
les narines; — un animal torturé de la sorte hurlerait de
douleur, mais un homme, une créature humaine ne
sourcillera pas sous peine de se couvrir de honte. l I .
Ce qu'il y a de plus vexant, c'est qu'elle s'entende si
I
bien à me torturer. 0 ciel ! elle me connaît comme un
livre qu'elle aurait feuilleté et lu pendant la moitié d'une
vie. Elle connaît mes recoins, mes points faibles. Eh !
bien, quoi ? elle a découvert et visé chez moi ce que
j'ignorais encore.
Fermons le livre — écrasons cet insecte entre les
feuillets... 0 mon coeur ! nous finirons bien par nous
endormir comme les autres, ou du moins nous en aurons,
l'air pour nous défendre, —car, au fond, nous sommes
tendres.
Après tout, pourquoi souffrirais-je de voir Romney
Leigh, mon cousin, épouser lady Waldemar? Si elle a
fait miroiter son bonheur à mes yeux, si elle s'est parée
de cette fleur brillante récemment éclose, c'est naturel,
sinon généreux, car je n'ai eu aucune pitié pendant que
l'hiver sévissait pour elle, et je lui ai causé plus de cha-
grin qu'elle ne m'en a causé.
Et pourquoi serais-je peinée parce que mon cousin
Romney a besoin d'une femme? L'homme peut moins se
passer de la femme que la femme de l'homme, et ce
besoin est plus aisément satisfait, car là où il ne voit
que le sexe (oui, l'homme s'entend à généraliser comme
le disait Romney) ; nous ne voyons, nous, que l'individu,
soit dans nos rêves d'idéal, soit dans la vie réelle : quand
nous aspirons à nous perdre et à nous fondre comme des
perles dans le breuvage d'un autre, cet autre cherche
simplement à se doubler par la possession de ce qu 'il
aime, à enrichir sa coupe de nos perles. De jour et de
nuit, au travail, en vacances, « il .n' est pas bon pour
l'homme dAêtre seul »;—voilà, au fond, ce que pense
mon cousin, et, en conséquence, il cherche une femme.
Pourtant, c'est dans la vertu personnelle que mon
cousin met sa dignité. Si, comme d'autres, il entend
par l'amour l'agrandissement de soi-même, c'est afin
d'être très grand dans la justice et dans la charité. Une
fois il rêva, dans ce but, d'épouser une personne que
nous appellerons Aurora Leigh malgré les changements
survenus dans l'intervalle ; — puis un peu plus tard il
songea à épouser la pauvre Marian Erle, cette douce et
virginale Marian qui me faisait l'effet d'une sœur née au
milieu des bois, dont le souvenir me hante avec des gé-
missements de vent dans la boiserie, m'attristant plus
encore que de raison. Pauvre figure plaintive ! esprit
emprisonné dans un corps! Pour t'empêcher de revenir
vers lui, de toucher son bras ou sa plume, Romney ferme
sur toi sa porte et te laisse seule dans la nuit froide ; il
reste à l'abri de ton regard, et c'est pourquoi sans doute
le voilà libre d'aimer de nouveau — et c'est pourquoi
lady Waldemar succède à Marian.
Pourquoi pas, après tout? Il n'aimait pas plus Marian
que jadis il n'aima Aurora. S'il aime enfin cette troisième
femme malgré sa nature glissante comme l'huile répan-
due sur des dalles de marbre, je ne veux pas lui prédire
un malheur pour cela. Un noble amour mal placé vaut
mieux en définitive qu'un amour insuffisant pour un
objet digne de beaucoup de tendresse. Le païen qui
baisait l'empreinte d'un pied de bouc dans la plaine ar-
gileuse, croyant y voir une trace du dieu Pan, était su-
périeur à notre penseur moderne qui, remontant le cours
des âges, passe du granit au calcaire, de la houille à l'ar-
gile, et conclut, au nom de la science, à l'abolition d'un
Créateur. En mettant les choses au pire, si Romney est
incapable d'amour elle vaut assez pour lui, car elle l'aime
autant qu'e peuvent aimer les femmes de son espèce.
Mes longs cheveux se sont déroulés autour de mes ge-
noux ; il y a en eux une sorte de vie. Je les ai rejetés en
arrière avec colère, me souvenant du mot dit un jour
par Romney en riant : « yos cheveux brillent comme les
lucioles de Florence, on dirait qu'elles y vivent encore !
»
Je viens de les tordre pour en chasser les lucioles.... De
ces boucles souples et légères j'ai fait un nœud, dur
comme la vie, et je me suis mise à réfléchir, puis a écrire
ceci — carjene veux pas me laisser juger ainsi par cette
femme :

cr:
Chère lady Waldemar,
« Je n'ai pu vous parler au milieu de la foule ; ce soir,
« impossible de m'endormir en laissant sans réponse la

« grande nouvelle que j'ai apprise concernant vous et

* mon cousin. Puissiez-vous être très heureux; puisse le


« bien qu'il voulait faire aux autres rejaillir en bonheur
« sur sa propre vie. Redites-lui mes voeux, afin qu'ils

« lui deviennent plus doux en passant par votre


« bouche car vous êtes vous... je ne suis qu'Aurora
« Leigh. »
Voilà qui est calme, réservé; elle aura beau faire un
transparent démon billet, elle n'y verra pas autre chose
que ce que j'y ai mis. Voilà pour l'orgueil. Maintenant
occupons-nous de notre repos. Je voudrais prévenir et
empêcher toute réplique. Qu'écrirait-elle?
« Mes meilleurs remérciments, douce amie, vous avez
rendu ma joie plus complète... » Non, cela est trop
simple, elle se servirait d'un style recherché et ferait
de ses phrases un bouquet attaché avec du ruban bleu,
assorti au poète auquel elles s'adresseraient.
Comment supporterais-je la cérémonie religieuse, ce
triste et mauvais rêve déjà interrompu une fois, s 'ache-
vant dans le oui sacramentel et le repas nuptial, la prière
gants blancs enlevés en grande hâte pour boire des
en
toasts prononcés en langage païen, avec des vins plus
chauds que ceux dont les dieux s'abreuvaient au temps
de Bacchus. ''*9m
Un post-scriptum me sauve de tout cela :
N'écrivez pas, je me suis surmenée ces derniers
«
temps, je pense quitter Londres et même l'Angleterre
«
rapprocher du soleil et dormir mieux. Adieu
« pour me
« donc ! »

Je plie ma lettre, je la ferme; —me voilà hors de to,


ce bruit.
Je respire maintenant, je reprends mon attitude comme
la branche qu'un écolier peut bien attirer à lui pour
cueillir des noix, mais qu'il ne saurait maintenir à son
niveau un seul moment : comme nous faisons vibrer l'air,
elle et moi, en nous relevant vers le ciel bleu de toute
notre hauteur, tandis qu'il nous suit de son œil étonné!
Une seule chose me surprend : comment ai-je pu me faire
l'injure de douter de moi-même? Notre cœur de poète
toujours inquiet, ne peut, comme la sphère, tourner
qu'une de ses faces vers le soleil. Nos mains d 'artistes.
habituellement plongées dans le fiel et la potasse pour
essayer des nuances, finissent par tout mêJer et se teindre
au point que nous ne nous souvenons plus de leur cou-
leur primitive. Eh ! bien, voici la vraie couleur de chair:
je reconnais ma main, Romney Leigh peut la serrer
comme celle de tout autre ami, sans souiller la sienne.
Et maintenant, mon Italie ! Hélas ! si du moins nous
pouvions voyager à l'état d'âmes nues, sans frais, je
l'aurais revue plus tôt, car je n'ai pas cessé de t'entendre
m'appeler tout le long de ma vie, ô terre des tombeaux
dont le silence extatique est le plus pénétrant des lan-
gages.
Malheureusement de nos jours les sorcières mêmes doi-
vent fondre des pièces d'or dans le nard dont elles enduisent
leur balai de voyage. Les poètes sont éternellement à
court d'argent, et quand ils en trouvent une pièce der-
rière leur porte, elle se transforme en feuille sèche avant
la fin du jour. Méphistophélès lui-même révèle rarement
aux rimeurs les mystères de l'alchimie, il choisit son
Faust parmi les philosophes, non parmi les poètes.
« Laisse mon
Job » dit Dieu, et le diable le laisse... sans
1

le sou, et la pauvreté devient ainsi une grâce spéciale.


Par ces temps de justice administrative, les hommes
réclament une distinction pour le mérite : à quoi bon?
Il suffit, pour le reconnaître, de trouver du pain noir sur
! sa table et point de vin.
A défaut d'autres titres, je suis poète par ma pauvreté.
;
Je me demande si le manuscrit de mon long poème,
vendu sur-le-champ, me rapporterait de quoi acheter des
souliers pour faire la route à pied? Je ne le pense pas.
1
Je crains qu'il ne me faille vendre tout ce qui me reste
de la bibliothèque de mon père, les elzévirs contenant
des feuilles volantes avec annotations de sa propre main,
réseau de fine écriture serrée, bruni par le temps, qui
rappelle les toiles d'araignées sur un monument noirci
J des anciens Grecs : conferenda hœc cum his, corruptè citat,
v
lege potius, et d'autres réflexions autoritaires du savant
qui émet un jugement sur les parties du discours,
comme si, siégeant sur les douze trônes empilés, il était
chargé de juger Israël. Il faut que livres et notes s 'en
aillent de compagnie. Et ce Proclus aussi, avec ses chers >

caracteres grecs si bizarres, tout grimaçants, chiffonnée


d'une manière fantastique comme ses pensées qui ne
voulaient point paraître trop simples : avec Proclus il
faut faire deux fois le tour d'une idée pour avancer d'un
pas, puis retourner en arrière parce que l'on se sent un
peu ahuri... Ah ! c'est moi qui tachai cette page, un jour,
à Florence, en y mettant un iris à sécher avec sa longue
tige. Mon père me réprimanda pour avoir fait cette
tache de sangbleuâtre ; je me souviens du ton de reproche
avec lequel il me dit : « Oh ! ces fillettes étourdies qui
« plantent leurs fleurs dans notre philosophie espérant
c l'embellir et ne font que la gâter! Ne recommence
« pas, Aurora! * Non, hélas! je ne recommencerai
plus!... Ah ! ce blâme de l'amour, plus doux mille fois
que toutes les louanges de ceux que nous n'aimons pas !
1

il est si bien perdu pour moi que je ne puis me résoudre


même dans mon dénuement, à me séparer de mon
Proclus, fût-ce pour aller à Florence.
Je vendrai à sa place ce Judas du nom de Wolff qui a
\
construit un in-folio royal en l'honneur d'un immortel
poète et qui y a mis cette inscription : Ceci n'est la maison
de personne. Les beaux vers homériques y sont rendus
avec une ampleur digne d'un nourrisson d'Hère, et
tandis que ces enfants divins lèchent les marges du livre
avec leurs spondées comme autant de bouches énormes,
le traitre les proclame bâtards. Wolff est
un athée : si
1 'Iliade
s est trouvée résulter, comme il le prétend, de la
rencontre fortuite de chants primitifs, il faut en conclure
autant pour l'univers.
Après Wolff, ces Platons. Quand les étagères supé-
rieures auront été vidées à leur tour, je serai presque
À
riche, c'est-à-dire que je ne serai plus forcée de penser
à ma pauvreté en vue de certains projets'. Je pars demain
sans délai. J'attendrai à Paris que le bon Carrington ait
disposé de tout cela et discuté à ma place avec mon édi-
teur, le prix de mon manuscrit. Il m'enverra le produit
de ses négociations ; je n'ai qu'à écrire une ligne pour
lui demander son aide.
Et maintenant, ô mon Italie, ô mes collines, je viens !
Vous en doutez-vous, mes collines ? pareilles à la mère
qui sent son enfant puiser sa nourriture en elle et qui
lui sourit, sentez-vous ce soir comme mon âme brûle en
aspirant à vous? Non! plus indifférenlès qu'aux éclairs
de chaleur dont les éblouissements glissent sur vos
cimes vierges et immuables, vous poursuivez votre
marche déterminée vers le soleil levant, comme si en
vérité Dieu vous avait faites pour vous-mêmes, et ne
voulait pas que votre vie fût troublée par la nôtre.
VI

Les Anglais ont une façon dédaigneuse et tout insu-


laire de qualifier les Français de légers. La légèreté
réside plutôt dans ce jugement. — Car c'est ici le
secret de cent croyances, et les hommes se font leurs
opinions, comme les enfants apprennent à épeler, sur-
tout parla répétition — si vous dites une chose absurde
assez souvent, elle finira par passer pour judicieuse et non
pas auprès des fous exclusivement. Nous disons donc
que les Français sont légers, comme nous disons que les
chats miaulent, ou que la vache laitière donne du lait...
Qu'est-ce que la légèreté sinon de l'inconséquence ? Une
balle est-elle légère quand elle s'élance hors du canon
pour aller s'écraser à cent pas de là contre une mu-
raille, sur la cible visée ? Aussi direct, aussi impossible
à détourner de son but est le peuple français. Tous idéa-
listes trop absolus et trop sérieux, l'idée seule d'un cou-
teau pour eux tranche la chair vive. Dévorant par leur
impatience l'intervalle que la nature a mis entre la pensée
et l'action, ces âmes trop ardentes menacent le monde
d'un incendie et se précipitent avec une logique impi-
toyable vers une pratique impossible. Les Français légers
ne se laissent pas conduire, comme notre populace replète
et brutale, par les mots d'ordre ou les plaisanteries de
bruyants orateurs qui agissent sur elle à la façon du
vent sur la balle ; ils tournent, à la vérité, mais sur un
pivot de leur choix, et à force de s'y tenir ferme. Voilà
lui est difficile à comprendre pour des Anglais peu faits
aux questions abstraites, inaccoutumés à suivre valve
après valve, les circonvolutions de cette racine bulbeuse
qui s'appelle une vérité générale, et à remarquer la
finesse des membranes qui en séparent les différents com-
partiments. A nous, Anglais, la liberté elle-même appa-
raît concrète et fixée dans une forme féodale où elle
s'est incarnée pour s'adapter à nos idées et à nos mœurs,
et cette forme spéciale reste pour nous la chose impor-
tante. Je dis nous, bien qu'Italienne par ma naissance
et par mère, par la tombe et la mémoire de mon père ;
et pourquoi pas, après tout? un cœur de poète peut se
faire assez grand pour contenir deux nationalités, fus-
sent-elles mal logées dans une poitrine de femme.
J'aime donc cette noble France, ce poète entre toutes
les nations, qui rêve et gémit à jamais, tandis que la
maison tombe en ruines, poursuivant quelque bien
idéal — l'égalité des sexes, la fraternité spontanée, la
fortune universelle ne laissant nulle part la pauvreté
et n'amenant nulle lassitude avec elle, la liberté univer-
selle respectueuse de la minorité. Utopies héroïques!
Il est sublime de rêver ainsi, naturel de se réveiller, et
triste de faire servir des échafaudages aussi grandioses,
préparés pour l'érection d'une cathédrale, à la construc-
tion d'une prison ou d'un mauvais lieu. Que Dieu sauve
la France1

Et quand elle insuffle enfin sa grande âme dans un


grand homme, et met sur sa tempe un rayon de gloire
tel que peu de gens osent railler son César chauvt «

eh ! bien, quoi ? ce César représente la nation, et ne régi


pas ; il n'est point un despote, fût-il deux fois absolu
cette,tête a pour cœur le peuple entier, cette pourp
a pour doublure la démocratie. Qu'il veille ! car une d
chirure au dedans produirait au dehors d'irréparabl-
haillons. fj
C'est une énigme sérieuse ; on n'en trouve de pareil
nulle part. Quand on la rencontre, il s'agit de devint
juste. fs|
J'errai «n tous sens dans ces rues macadamisées, si
ces boulevards étincelants, sous les blanches coionnadt L

de ce beau Paris fantastique, qui porte les arbres en m;


nière de plumets, comme s'ils étaient faits de niai
d'homme ; les clochers et les tours, au contraire, comm >
s'ils avaient poussé naturellement sur son sol; ql¡
jongle avec l'eau de ses fontaines dans des squares ens(
leillés, comme un joueur lance les dés dans une parti,
dont la beauté est l'enjeu ; — qui, de son souffle, épar
pille sur le monde les graines légères de sa pensée, de*
itinées à porter au loin le fruit de ses années heureuse
*'et à féconder l'avenir. j* *

La ville nage dans la verdure, aussi belle que Venis


sur les eaux, ce cygne de la mer ; avec ses jardins boisé
tombés entre les murs étroits de petites cours, corami
les prunes sur les genoux de dames qui se mettraient
tressaillir et à rire ; ses kilomètres de rues courant aprè
des arbres, toujours bordées de magasins, ces écrin:
ouverts offrant leurs joyaux aux regards. A Paris, le mé
tier devient un art, et l'art une philosophie. Voilà, pai .

exemple, un brocart non moins digne, par ses plis, d(


l'atelier d'un artiste, que tel bronze dans la vitrine vis-
$
)-vis. Mais au fait, ce bronze a ses. défauts l'art, ici, a
:
luelquechosedetrop recherché; conscient de beauté,
sa
?. I ressemble à une jeune fille trop préoccupée de dessiner
' sur l'a mur son élégante silhouette et qui perd
en la re-
gardant la grâce de sa démarche. Lv^rt
v progresse, pour-
•. ant, et ne perd pas de vue le but vers lequel il marche
i es artistes aussi sont des idéalistes trop absolus, logi-
if lues jusqu'à l'austérité dans l'application d'une théorie
ii spéciale. Pas un d'eux ne se contente de .peindre
un
nrbre tortu et un âne, à l'exemple de leurs confrères
^l'outre-Manche, simplement parce qu'ils les ont
vus et
'1 rouvés à leur gré.

I
Voilà les vieilles Tuileries avec leur grand capuchon
baissé sur leurs yeux, confondues, bourrelées de
ix emords à. l apparition d'une nouvelle figure dans leurs
niroirs dévorants... Quel monceau d'enfants
on voit à
!
ravers la grille du jardin!, on dirait que de toutes les
? ues avoisinantes ils ont été balayés comme des feuilles
usque sous ces marronniers : serait-ce par des ombres
.Mêmes d'illustres victimes errant autour du théâtre
f unèbre deleur supplice ? Chers et jolis bébés, je leur

louhaile, bonne chance...


— puissent-ils finir leur jeu de
lalle avant le prochain bouleversement social!
>•..
— Que
* e statues-, posées en équilibre .sur leurs socles, sembient
faire une fête d'être là et de profiler leur forme
; ieuse sur le fond bleu du ciel. Quelles places quelle
alle d'aération pour un peuple ! Il court vite,, ce peuple
!
gra-

- il ne s'en heurte pas moins au tournant de la rue, à


uelque tableau de réclame d'un dentiste, où des mâ-
hoires grimaçantes semblent se railler du progrès.
Je marchais tout le jour. J'écoutais tinter les osse-
ments de Napoléon dans son tombeau gardé par des
ïH
ii
victoires, sous la coupole dorée qui domine Paris comn
une gigantesque bulle d'air. «
Ces os secs revivront-ils ?

se demanda un jour Louis-Philippe. Il vécut assez pot


le savoir. Il y a là une leçon à l'usage des rois;* d<
politiques, et surtout des poètes, qui posent à la destint
-
des points d'interrogation d'une plus haute portée qi
celui-là.
Ces foules favorisent la méditation quand on est ass,
fort pour les supporter. L'amour du beau nous rei
timorés ; il nous éloigne des grossiers spectacles de
cité pour aller compter les pâquerettes des champs <

écouter le murmure des ruisseaux. Nous nous enveloi


pons alors d'un repos indolent comme d'une chrysali,
où nous mourons à ce monde affolant ; la meilleu
partie de nous-même sortira de ce linceul comme e]
pourra à l'état de papillon. Je voudrais avoir le coura.:
de regarder en face les choses les plus sombres po j
l'amour de Dieu qui les a faites, toute l'œuvre des s -

jours. Le dernier enferme entre les limites de l'aube


du soir la somme entière des créations précédentes, pt
fectionnées et résumées dans celle de l'humanité ; en el]
Dieu condense tout ce qu'il a fait auparavant, tout ;
que sa volonté a fait éclore dans l'espace, sur la terre
sous les eaux, merveilleuse série de vies infinime
diverses d'où sa main sait tirer une créature nouvell
c'est le couronnement de son œuvre, le microcosme qu
constitùe homme, et dans les narines frémissantes duqi i

le Créateur, consommant sa pensée, souffle une rëspii


tion de vie : par ce soupir divin s'exprime le triomp l
de la victoire remportée et du but atteint.
L'humanité est grande ; et si je ne sais pas préfér
l'étude de la poussière humaine (fût-ce la main d''
artisan ou le front d'un paysan que tous méprisent
,
peut-être, sauf Dieu et moi) à la recherche des sources
argentées du Nil ou à l'observation de la lune, attribuez-
,
le à ma faiblesse et nullement à ma supériorité d'esprit.
•t
Comment se fait-il donc que les hummes de la science,
t
physiologistes et chirurgiens, surpassent certains poètes
u dans leur respect de la nature, — ne tiennent rien pour
i impur ni souillé, admirent jusqu'à l'enthousiasme des
=' cas rares d'indurations veineuses ou de déformations,
tandis que nous osons frémir làchement devant les
défaillances de la nature, rebutés par ses tumeurs et ses
verrues?... C'est notre tort. Pour notre châtiment, elle
i ne nous révèle pas souvent son sens le plus élevé et
h borne nos jouissances esthétiques à l'admiration d'une
Li rose ou d'un lis, notre breuvage à la rosée que contient
« leur calice. Elle nous laisse ignorer le monde intérieur
sf caché sous les haillons de tel gamin affamé dont les
yeux écarquillés nous fixent comme s'il nous prenait
t pour des dieux, tant il s'étonne de nous voir dédaigner
ii-
les oranges qu'il convoite; —nous méprisons ce petit
ji mendiant, nous trouvons les fleurs autrement poétiques
t que lui (le ciel nous soit en aide!) et nous ne voyons
? pas qu'il résume en lui des trésors de poésie, qu'il con-
;
tient des fleurs et des mondes, des mers et des étoiles,
ri tout ce que nous espérons voir de plus près en écartant
''f cet enfant ! Demandons à Dieu la grâce de tenir en véné-
ration l'homme son image ; de pouvoir, philanthrope et
poète, Romney et moi, regarder l'humanité face à face
i à l'état brut, tout en gardant nos vocations distinctes.
j
Je marchais toujours, rêvant ainsi à la vie et à l'art,
fi me demandant si une métaphysique plus élevée ne
' pourrait venir en aide à notre physique, si une poésie
I.
mieux comprise ne pourrait s'adapter à notre vie 01
tous les jours et il nos besoins vulgaires plus comnlete
ment que toutes ces inventions extérieures des penseur
modernes qui estiment que le pain du corps sutitt
l'homme, que sept immersions dans les bains public
nettoient la lèpre d'une nation ; oubliant la paroi*
essentielle du prophète, l'ordre divin où réside la puis
sance miraculeuse. Alors nous, prophètes, nous, poètes
nous tonnons contre eux, — nous proclamons la verti
du Verbe. La parole du Créateur consuma les ténèbres
de même, quiconque a planté dans un cœur d'hommt
un simple mot de poète assez profondément pour qu'i
y pousse bientôt quelque rejeton, aura fait pour ce
homme plus que s'il lui avait donné des vêtement,
ehands et partagé ses repas avec lui. Et pourtant, Rom,
ney* m'abandonne...
Dieu! quel est ce visage? 0 Romney! ô Marian

J'allais longeant les quais en émiea.n.t mes pensée:
comme j'aurais mis en pièces, sans m'en apercevoir, uâà
brin d'herbe cueilli au bord du chemin. ™
Quel est ce visage ? quels traits ! quelle expression !

quelle ressemblance ! Ce choc me bouleverse le sang !

j'ai un éblouissement... puis je bondis...


C'est comme un rêveur occupé à suivre de l'œil les
évolutions des moustiques au-dessus d'un étang, (lui
verrait soudain émerger de l'eau une figure de morte
jadis bien connue, qui voudrait s'assurer de son identité
et la verrait aussitôt plonger et disparaître. Oh! il serait
affreux de la perdre de nouveau et de rester dans cette
incertitude... il plonge — et toute trace d'apparition
s'est dissipée.
Je plonge, moi aussi, — je fouille la foule en tout sens,
-kà
je cours, je cours sans, me lasser... Où la chercher?...
b
Chercher qui ?...
i Une, femme qui flâne devant moi en mordant dans
i une porerme, s?arrête soudain comme si je lalui avais
7 prise; ceci, du moins, n'est pas elle. Un homme et une
femme voilée qui se donnent le bras et causent de très
près tressaillent à mon aspect : on dirait que mon
| regard a quelque chose de fatal. Quel torrent de gens !
i et tous avec leurs soucis personnels;
avec leurs, affaires
"i particulières ! Je cours tout le long du quai,
-
u Marian... nulle part Marian. Il me semble que je pour-
point de
jrais me mettre à l'appeler avec cri des créatures dé-
ce
sespérées qui appellent leursmorts. Où donc est-elle?... '
î était-elle quelque part ?

- Je restai immobile, sans-souffle, les yeux fixes; cher-


ij
chant au loin dans 1e' vague : enfin un monsieur aussi
absorbé que moi vint me heurter, set confondit
-a
en
| excuses ; évidemment quelque membre de l'Institut s'y
.rendant à pied pour raison d'hygiène tout en méditant
par le: dernier discours. Le choc fit tomber
sur son gilet.'
f blanc et la rosette de sa boutonnière une pincée de tabac
qu 'il tenait entre ses doigts. Il parut aussi confus que si
jon lui avait annoncé la nomination de Dumas' au pro-
^chain siège vacant : depuis quand juge-t-on, le génie
respectable? en général il trouve sa place... au.septième-
ou à l'hôpital. Qui s'aviserait d'ailleurs déplacer
* stage

Lin revolver charger à côté d'une provision de cartouches?.


les académiciens, gens prudents, n'exposent,
pas' volon-
tiers leur médiocrité au voisinage dangereux d'un talent
supérieur.
Abandonnée à ma ga!té amère, je rentrai lentement à
mon hôtel. 0 monde! ô monde!... ô juristes, rimeurs.
h ,4
rêveurs (tout ce qu'il vous plaira), nous jouons à un jet
de cache-cache bien fatigant. Nous nous forgeons um
image à notre fantaisie, nous appelons rien quelqu<
chose, nous courons après, nous le perdons de vue
nous nous perdons nous-mêmes, parfois, dans cett(
recherche ; puis, tout à coup, quelqu'un vient nous
heurter qui a perdu quelque chose également, philo
sophe contre philanthrope, académicien contre poète
homme contre femme, les morts contre les vivants
Après quoi, chacun rentre chez soi avec une forte mi
graine et une ironie pire encore.
Changeons l'eau de mes héliotropes et de mes rosé:
jaunes. L'Angleterre aussi bien que Paris, a de ces fleurs
Il y avait un rosier jaune sous la fenêtre du mur de notre
petite maison; mon cousinRomney en cueillait les rosé.
pour chacune de mes fêtes. Il ne l'a pas fait pour la der
nière. Ce jour-là, j'ai secoué l'arbuste si rudement, qu(
toutes les roses sont tombées.
Maintenant, mes cartes. Je ne puis oublier ici l'Italie
ni attendre que le dernier rossignol se lasse de chanter
que les dernières lucioles meurent dans les champs d(
maïs. Mon âme a hâte de s'envoler vers le soleil, de s(
réchauffer à ses rayons brûlants : ici, dans ces froid'
pays du nord, nous nous engourdissons trop aisémen
dans les moules des vieilles rêveries.
Cette figure me poursuit, elle me hante, elle ressembh
à Marian autant qu'un mort peut ressembler à un être
vivant, une figure bien réelle cependant, non une hallu-
cination, bien qu'elle se soit si rapidement évanouie : et
joli petit visage au milieu d'une chevelure sombre, que
je comparais jadis au reflet lumineux de la lune au fonc
d'un puits ; ce front bas, ce même espace un peu exa-
géré entre les yeux, ce même regard touchant d'une
tréature muette qui se souvient d'avoir été battue. Dé-
mesurément grands, ces yeux, comme si un désespoir
ardent, pareil au charbon incandescent tombé sur un
tapis.où il creuse un trou de plus en plus grand, en
avait consumé l'orbite. Et ces yeux, je m'en souviens
aujourd'hui, m'ont vue aussi, m'ont reconnue ; or, un
fantôme né de notre imagination, reste passif, il est vu
mais ne voit pas. Ce n'est donc pas une erreur. C'était
une vraie figure, peut-être une vraie Marian... S'il en
;

>
est ainsi, je devrais écrire à Romney pour le rassurer.
Ma plume s'est échappée de mes doigts, mes mains se
;
sont serrées l'une contre l'autre comme des mains qui
n'ont rencontré aucun appui. Comment lui écrire une
demi-vérité, en fermant les yeux sur l'autre moitié... la
pire? Que sont donc nos âmes, si pour continuer leur
marche d'un pas tranquille, pour ne pas ressauter a
chaque pierre du chemin, à chaque feuillu morte, il leur
faut porter un bandeau, ignorer des faits, supprimer les
six dixièmes de la route ? Mon âme, regarde la vérité en
face Or, aussi vrai que ce visage était celui de Marian,
1

ses bras portaient un fardeau enveloppé dans un pauvre


châle, et ce fardeau, c'était un enfant.
Qu'a-t-elle à faire d'un enfant, une créature inutile
comme Marian, à côté de tant de femmes florissantes
auxquelles sa maternité semble insulter ? Si l'on trouve
une émeraude au doigt d'un mendiant, pas n'est besoin
d'autre témoignage pour le convaincre de vol. Un en-
fant est chose trop coûteuse pour une misérable ; il faut
qu'elle l'ait dérobé de quelque façon. Pour elle, il n'est
p!us un gage de bénédiction et d'honneur, mais de
honte.
Comment écrire à Romney : « Je l'ai trouvée, je puis
« vous mettre sur ses traces ; je l'ai vue ici, elle et son i
« enfant.
Si elle a mis' de côté votre amoup, ce n'était
« pas apparemment pour
mourir de faim. Vous avez
«
souffert, alors ; et à présent qne vous l'avez oubliée;
« comme une plante annuelle remplacée par' un bel ar-
cs
buste vigoureux, ma bonté m'engage, afin de vousi

« rassurer tout à fait, à vous écrire- ceci : elle n'est pasi

« morte,
elle est seulement... damnée. »• r

Mais je vais trop vite; je deviens cruelle comme les:


autres, je prends pour un rat le premier bruit que j'en-
tends derrière la tapisserie, j'excite contre lui mes pen-
sées mordantes. Une voisine n'a-t-elle pu la prier de se
charger de: son enfant pour lui faire prendre l'air? La
blâmerai-je pour cela ? N'a-t-elle pu gagner l'affection
du petit être par ses façons captivantes, et l'emporter
les bras noués autour de- son cou, dans la course qu'elle
avait à faire?... Non.
Je n'écrirai pas à Romney Leigh. Il est heureux main-
tenant, elle peut être coupable, et la connaissance de
cette faute lui gâterait son bonheur. Mais moi, dont les
jours ne sont pas trop beaux pour ne pouvoir supporter
la pluie, je veux revoir cette figure puisque je l'ai aper-
çue; par mon espoir de voir le ciel un jour, je veux la
retrouver. La police fouillera partout, la traquera, la
réduira aux abois : nous creuserons jusqu'aux catacom-
bes, s'il le faut, mais nous la trouverons, nous l'en-rétif
rons, nous la sauverons de gré ou de force elle et son
enfant, si enfant il y a, car alors, lui aussi est à sauver. !
De longues semaines s'écoulèrent sans résultat. 11;
serait aussi facile de trouver une trace de pas sur le
sable après la marée haute, que celle des pieds de Marian
i
il
ait milieu de l écume incessante de cette marée vivante.
Elle peut avoir passé de ce côté, mais l'étoile de
mer y
p a passé aussi, et ses rayons ont effacé l'empreinte de ce
i petit soulier. La police vaincuem'abandonna. « Comment
retrouver une fille et un enfant sans autre signalement
que de grands yeux et une masse- de: cheveux? Les. amis
¡ exagèrent en croyant préciser. Des filles ayant des yeux
et des cheveux abondent à Paris. Ils m'avaient trouvé
3 des Mathilde, des Victoire, des Betsy, des Sarah,

-
| vingtaines jamais une Marian Erle. Autant eût valu
il aller
aux champs chercher un haricot bigarré, moucheté
par

' d'une certaine façon et qu'il


se fût agi de trouver dans
è
sa cosse. » Avec cela ils me laissèrent. —Mais moi, lais-
serai-je. Marian? Est-ce que vraiment j'aurais rêvé?
^ Je l'ai trouvée, et j'en remercie Dieu! il faut bien lui
en rendre grâces, quoique le monde m'apparaisse d'au-
i tant plus triste et plus mauvais. Quant à elle...
> Je parlerai d'elle tout à l'heure. Ma main tremble
comme si c était mon cœur dont je voulusse me servir
^

pour écrire. On dirait du moins que ces lignes ont été


^

tracées en mer pendant une tempête!...


Un simple hasard a tout fait. Je n'ai
pu dormir la nuit
J dernière. Fatiguée
de me retourner sur mon oreiller
avec des pensées angoissantes, je" me suie levée de
bonne heure, avant que toutes les étoiles aient disparn
du ciel, pour errer à travers ce coin ravissant de Paris
' qui a nom le Marché aux Fleurs, et m'assurer qu'il
y,
I avait encore des roses dans le monde. Je marchais
rêveuse, avec, un œil d'artiste qui regarde les choses ai-
t.
mées du côté de l'ombre et auquel, malgré la pensée à
1
demi absente, aucun détail n'échappe; je fendais la
foule d'où se détachaient à chaque instant des mines

I
i
jeunes, éveillées, des têtes aux tresses noires, rapides
comme les bouvreuils dans un arbre en fleurs; elles st
penchaient sur tous les bouquets, les marchandant avec
une joyeuse volubilité. Soudain mon cœur bondit au
dedans de moi: j'avais entendu une voix faible, hési-
tante, demander lentement, avec un accent étranger, le
prix d'une branche de genêt : — Autant que cela? Alors
c'est trop cher pour moi! et en disant ces mots la
bouche qui les prononçait se retourna de mon côté, si
près de moi que son,soupir vint effleurer ma joue.
— Marian! Marian !... m'écriai-je en saisissant ses
poignets délicats de mes deux mains. Marian, je voagj
retrouve enfin, —je ne vous laisserai pas aller.
Elle chancela, pâle comme une fleur que la rafale jette
contre une palissade.
Laissez-moi! dit-elle.
^

— A aucun prix! Voilà bien des jours que j'ai perdu
ma sœur Marian, je la cherche depuis lors dans toutes
mes promenades, dans toutes mes prières. Et mainte-
nant que je l'ai trouvée, — jetons-nous le pain gagné
par notre travail, obtenu par nos prières! Irons-nous
l'émietter et le perdre? Pourquoi ferais-je ainsi de toi,
ma sœur Marian? J'avais soif de toi; — pourrais-je te
nuire? Non, n'est-ce pas? Pourquoi cette défiance? Ne
tremble donc pas ainsi. Viens plutôt avec moi là où nous
pourrons causer tranquillement. J'ai un appartement où
nous serons seules. $Èâ
Elle secoua la tête. W
— Je préférerais un toit de mousse où une fleur
pourrait pousser, à votre demeure où il n'y a de place
que pour deux; mais à cette heure je ne saurais m'en
payer un pareil. Merci pour votre offre. Vous êtesbonne
i
comme le ciel, bonne comme une personne que j'ai
connue autrefois. Adieu.
Au nom de Romney, je n'accepte pas votre adieu.

(Elle resta immobile, bien que j'eusse laissé aller ses
mains.) Au nom de son amour, en souvenir du bien
qu'il voulut vous faire, de l'affection qu'il vous demanda,
du chagrin, de l'abandon, des reproches qu'il a subis en
retour...
Lui, Romney? qui a eu le cœur de lui faire de la

peine? A quels reproches faites-vous allusion? Par pitié,
parlez vite1

Venez donc, nous n'allons pas parler de ces choses



en pleine place publique.
Sans répondre, humble et docile, elle se retourna, me
suivit lentement comme si je l'avais conduite sur.une
planche étroite à travers des eaux mugissantes, Nfous
marchâmes quelques instants en silence.
Elle s'arrêta enfin, blanche comme de la cire et me
demanda si nous allions beaucoup plus loin.
Êtes-vous malade, ou fatiguée? dis-je.

Je suis attendue, répondit-elle, par quelqu'un qui a

besoin de moi, — je ne puis m'attarder davantage.
Pas même pour entendre parler de Romney Leigh?

Pas même pour entendre parler de mister Leigh.

—En cecas, dis-je, je vous accompagnerai. Nous pour-
rons causer chez vous. Personne ne m'attend; —j'ai ma
journée libre.
Ses lèvres se remuèrent convulsivemeji^, puis elle dit :
Ce sera comme vous voudrez ; — cela vaut-même

mieux : ce sera plus vite vu que dit. Vous me trouverez in-
digne de la peine que vous prenez, mais cela même peut
constituer un titre à votre intérêt... Vous êtes si bonne!
Elle me montra le chemin, je la suivis sans parler, nous
fîmes ainsi deux kilomètres.
Les rues populeusesavaient fait place à des rangées et à
des groupes de maisons dispersées comme- un troupeau
parmi les jardins maraîchers; de grands murs blancs
s'étendaient çà et là à travers les champs, rappelant les
fils que les araignées accrochent où elles peuvent, pour
consolider leur toile ; çà et là, des maisons à demi bâties,
des fondations à demi creusées, des trous à chaux semés
parmi des restes de prairies ; quelques chèvres perchées
sur les voussures décavés futures levaient leurs yeux cu-
rieux tout en mâchant des tendrons de vigne. Ces champs
avaient l'air d'un désert; les hommes travaillent ici plu-
tôt qu'ils n'y vivent; tout est triste, la campagne lutte
avec la ville, pareille à un faucon sauvage qui bat des
ailes et s'efforce de s'échapper des mains du fauconnier,
ne pouvant se faire à sa cour resserrée en vue des plaines
et des coteaux où il volait librement naguère.
Nous nous arrêtâmes près d'une maison trop haute et
trop étroite pour rester isolée, etqui semblait en attendre
d'autres, commencées à droite et à gauche et arrivées
seulement à la hauteur du second étage. Quelquesfenêtres
de la partie supérieure n'étaient pas encore garnies de
vitres. Sur le derrière elle s'appuyait à une rangée de
peupliers raides ; sur le devant, un. peu en dehors de la
chaux et des briques poussait un g-rand acacia au tronc
mince, au feuillage opulent, la seule verdure de ce lieu
désolé.
Je suivis Marian le long d'un escalier qu'elle monta à
la hâte. Une femme, debout sur le palier, lui reprocha
sa
rentrée tardive, et la charge qu'elle laissait à d'autres
pendant si longtemps. Elle murmura quelques mots
d excuse, et me fit entrer dans
une pièce dont elle referma
la porte.
était une chambre à peine plus grande qu'une tombe
G
et presque aussi nue : deux tabourets,
mi mauvais petit
lit. Une souris n'aurait pu trouver à
se caeher ici; un
secret encore moins : la fenêtre sans rideaux éclairait
!
impitoyablement ce qui s'y passait. Je voyais tout;
étions seules, —
nous Marian et moi.
Seules?... Elle enleva son chapeau, s'approcha du lit
en poussant un soupir, tira de côtéun châle qui le recou-
vrait. On n 'eût pas pelé avec plus de calme et de soin
un fruit qu'on aurait eraint d'endommager; on n'eût
pas
>
trouvé, en le pelant, une grenade aux plus vives couleurs.
La petite créature était couchée
sur son dos, les fos-
settes et les boucles humides après ce long sommeil
sous
une couverture destinée à protéger ses yeux, les joues
toutes rouges comme ces fleurs vivantes dans lesquelles
s infusa le sang d'un berger amoureux.
Ici aussi, l'amour était présent. La jolie bouche d'un
an venait de rêver du sein maternel, les petits pieds nus
étaient retirés à la manière des oisillons dans leurs nids
;
tout en elle semblait doux et tendre, jusqu'aux mains
<

mignonnes qui, s',étant serrées autour d'un doigt avant le


i

<
sommeil en avaient gardé l'empreinte.
Je restais muette, comme Marian, m'e demandant
eom-
'ment une pareille innocence pouvait constituer la preuve
d'une faute. Le grand jour fit ouvri-r lesyeux au petit
être, ces yeux bleus s'arrêtèrent sur nous, un-peu étonnés,
embarrassés de concilier notre très mortelle présence
v avec les visions d'anges qu'il venait d'avoir. Lorsqu'il
: reconnut le visage de sa mère, il l'accepta à la place du

>
ciel avec un sourire qu'il y avait arpris sans doute; il
bougea pas, mais continua à lui sourire dans une sorte
ne
d'extase paisible et bienheureuse, toujours comme une
rose qui fleurit au milieu de ses feuilles, contente de
remplir sa destinée et d'être belle.
Marian se pencha au-dessus de lui, le buvant des yeux
cette tendresse excessive où se confondent le ravis-
avec
sement et l'angoisse — car l'amour contient les émotions
les plus extrêmes. S'oubliant elle-même, noyée dans un
infini de tendresse, sa figure pâle et passionnée était
tout entière à la contemplation de son enfant. Puis,
comme il souriait, elle lui sourit en retour' doucement;
s'en sans rendre compte, les couleurs lui revenaient ; on
eût dit qu'observant une flamme elle en avait reçu quel-
que reflet.
Comme il est beau ! dit-elle.

Faut-il, pensais-je, que le péché ait ses compensations
comme le chagrin, cette chose sainte? ce jouet de la
femme qui s'appelle l'enfant m'empêchera-t-il de flétrir
le vice ? Je m'efforçai de rester froide en répondant :
L'enfant est assez beau. Si les mains de sa mère

sont pures, elles peuvent se réjouir de serrer ce trésor.
Sinon, elles feraient mieux de s'appuyer sur l'autel in-
candescent où l'on immolait les agneaux que de toucher
les boucles sacrées d'un enfant comme celui-là.
Elle plongea ses doigts dans ces cheveux frisés comme
une accusée qui ne redouterait pas l'épreuve du feu.
O non chéri ! les plus impurs des hommes repre-

naient courage, autrefois, pour s'approcher de Dieu, par
le moyen de ces agneaux auxquels tu ressembles. Toi.
tu ne peux même m'obtenir un peu de pitié et quelques
bonnes paroles !

Marian, dis-je, grave et triste, le prêtre qui volail



un agneau pour le sacrifier n'en était pas moins un voleur.
Dieu lui-même a bordé de barrières légales le sentier de
l'amour afin d'en exclure la licence. Si une femme dé-
robe un enfant en passant par-dessus cette haie, elle n'est
plus une mère, mais une voleuse. Elle a beau couvrir de
baisers cet orphelin, elle ne pourra l'empêcher de sentir
plus tard la privation d'un pur foyer, d'un cœur pur où
s'appuyer, d'un souvenir pur où se réfugier lorsque le
monde lui paraîtra mauvais et qu'il cherchera en vain
des exemples de vertu.
— Oh fit-elle avec un sourire à la fois patient et amer,
!

il en sera ce qu'il pourra. L'enfant ne sera pas beaucoup


plus malheureux sans père que je ne le fus ayant le
mien. Il dira peut-être que sa mère était la créature la
plus triste du monde, tellement qu'à la voir les meilleure
cœurs devenaient presque cruels, mais il ne dira pas
que j'ai vécu dans le vice et la rébellion contre la loi de
Dieu. J'ai volé mon enfant, dites-vous? Ma fleur vivante!
ma seule joie terrestre, mon amour, mon trésor !....
Elle saisit le petit être dans ses bras, éclata en sanglots,
l'inonda de larmes, tandis que lui, croyant à un jeu, rai-
dissait ses petites jambes, agitait ses bras comme des
ailes et riait avec des gazouillements de joie.
— Il est à moi! criait-elle, à moi !... mon droit est
aussi sacré que celui de n'importe quelle mère, joyeuse
et fière, dont le nourrisson mord l'anneau de mariage
pour percer ses dents. Si elle en appelle à la loi, moi
aussi. Je revendique mon droit maternel au nom de.çette
loi suprême de nos jours, celle qui jette les pauvres
et les faibles sur le pavé, où le vice piétine sur eux im-
punément, où le dégoût des gens vertueux les poursuit à
jamais... Je n'ai point volé cet enfant — je l'ai trouvé.
— Vous l'avez trouvé, Marian!
— Oui, là où j'ai trouvé ma honte, dans le ruisseau
Qu'avez-vous à dire à cela, vous, les heureux, qui vivez
l'abri de tout danger, et qui ne vous étiez point avisé
jusqu'ici de me contester mon droit au malheur? Savez
vous ce que c'est pour une pauvre fille que de se trouve;
renversée dans le fossé par le sabot de bœufs en fureur
à demi-morte, entièrement mutilée, et de s'apercevoir er
revenant à elle qu'une pièce d'or a été incorporée à 81
chair? Et quand une personne ou plutôt Dieu, carie:
créatures ne sont pas aussi bonnes —vient dire : — C'es
mo' qui avais jeté là cette pièce, garde-la en dédomma
gement de ce que tu as perdu, — vous la montrez al
doigt, tous, comme une misérable, vous jetez les haut!
cris : « Voyez-vous l'impudente !... » 0 ma fleur! mor
chéri ! j'oublie que je t'ai dans mes bras, je me mets er
colère contre le monde, et je t'effraie, et je te fais pleu-
rer ! Oh! que c'est mal, n'est-ce pas? oh! la mauvaise
mère!...
— Vous vous trompez, Marian, interrompisse ; si je
ne vous aimais pas, je ne serais point ici.
— Hélas ! vous êtes très bonne, mais je voudrais que
vous ne fussiez pas venue me mettre dans cet élat et
effrayer l 'enfant. C'est malsain pour ces joyeux petits
êtres de se voir arrosés si tôt par nos larmes. Et puis,
qui sait ? il m aimera peut-être moins qu'avant de m'a\ oir
vue fâchée. On est laid quand on se fâche. Il a les veux
d 'un ange, mais il ne voit pas à une aussi grands pro-
fondeur. J'ai toujours gardé en sa présence une espèce
de sourire pour lui plaire, ain'i qu'on transplante une
fleur du jardin dans un vase pour faire croire
qu elle y
a poussé. Regarde-moi mon trésor, ma fleur-chérie
! !
voici revenue la figure quetu aimes !... Il rit de nouveau,
il m'aime : — ah miss Leigh, vous êtes grande et pure ;
!

mais fussiez-vous plus pure encore, eussiez-vous foulé


de vos pieds la Jérusalem céleste en relevant les plis de
vos vêtements- blancs de façon à éviter jusqu'à l'ap-
parence d'une petite tache,— ce n'est pas- vous que
l'enfant choisirait, c'est moi, — c'est à moi qu'il s'atta-
cherait, moi, la pauvreMarian perdue, qu'il préférerait !

vous auriez beau lui tendre les bras, il résisterait en


criant, comme nous faisons quand Dieu nous dit qu'il est
temps de mourir et d'aller plus haut. Laissez-nous donc.
Nous sommes heureux ensemble. ILne me repousse pas,
lui, il est satisfait de m'avoir, — et je n'ai besoin de; nul
autre que de lui.
— Si douce pour lui, vous-êtes-bien dure' envers, les
autres ! m'écriai-je, d'autant plus: irritée: que je me
sentais émue malgré: moi.. Vous: vous faites un siège
commode de votre faute, pour y pratiquer des vertus
faciles. Je croyais que l'enfant était donné à la, femme
pour la sanctifier, pour lui conférer une mission à la
face du ciel et la rendre capable d'en faire retrouver le
chemin aux âmes. Celle que sa dignité de mère ne rend
pas meilleure n'est pas une véritable mère, quand même
elle fanerait les joues de son enfant à, force de baisers
comme nous tuons les rose».
— Le !
tuer 0 Christ ! s'écria-t-elle avec un regard

désespéré qui allait de son enfant à moi ; — qu'avez-vous


donc tous dans l'âme contre moi ?Me croyez-vous si.-v-ile ?
Dieu me connaît. Il m'a confié l'enfant. Me croyez-vous
vraiment mauvaise ?
Je vous crois complaisante pour la, faute commise

à-cause du profit que vous en retirez. Ceci est-plus mal
le reste, Marian. Lorsque vous avez quitté un noble
que
cœur pour prendre la main d 'un séducteur...
Qu'avez-vous dit ?... Et, se redressant de toute sa
hauteur, étendant son enfant à langueur de bras comme
oriflamme qu'elle eût opposée triomphalement à
une
armée de reproches, elle continua : - Par la tête et
une
les boucles de mon enfant, par ces yeux purs en face
desquels aucune femme n oserait mentir, je jure que si je
quittai Romney ce fut pour alléger son cœur, et que le
chagrin seul remplit alors le mien. Aucune vierge plus
pure ne marcha vers un but plus triste, aucune matrone
souvient avec une âme plus chaste de sa jeunesse.
ne se
J'ai toute ma raison. Si en parlant ainsi je mentais, si,
souillée dans ma volonté, entraînée à tromper par une
passion coupable, j osais associer cet ange à mon parjure,
pensez-vous que Dieu ne me foudroierait pas à l instant
même ? Par cela seul que je parle, Dieu me justifie. Vous
donc séduite *? c est votre mot. Est-ce
me croyez « —
qu'en France les loups séduisent un faon égaré ? est-ce
les aigles qui ont enlevé un agneau dans leurs serres
que
le séduisent pour en faire une carcasse ? Il en a été de
même pour moi. Je n'ai jamais été séduite, comme vous
le pensez, mais assassinée.
Epuisée, elle reprit haleine avec un soupir d'ago-
nisante ; tandis que son enfant glissait de ses bras sur
son sein. Toute la lumière de son visage s'abaissa sur
lui, comme une torche qui s'éteint en tombant. Elle.
tomba elle-même sur son lit et s'y assit.
J'étais subjuguée, convaincue. Avec une tendresse
passionnée, je m'attachai à elle ; je baisai ses yeux et ses
cheveux, je la couvris de larmes :
J'ai tort, ma douce, sainte Marian! Mais main-
— eu
tenant, malgré mes jugements sévères, je vais répéter
votre serment : par cet enfant, je jure que ma conscience
estime sa mère innocente, comme Dieu qui tient ouvert
le livre du jugement. Au milieu de la nuit la plus sombre,
la lune se cache quelque part dans le ciel pour se
montrer plus tard dans toute sa pureté ; aussi sûrement
yotre blancheur sera prouvée malgré les faits les plus
noirs. Mais pardon ! pardon, Marian ! Souriez un peu,
pour votre fils sinon pour moi.
Sa pauvre lèvre essaya un sourire et reprit son expres-
sion désolée. Puis, presque sans remuer — une statue
parlerait ainsi — elle continua :
Je suis heureuse, très heureuse de votre déclaration.

Je souffrirais si vous me mettiez au rang des filles per-
dues, ou même de celles qui pour porter un nom moins
déshonorant, n'en sont pas moins indignes d'être mères.
Mais ne me croyez pas au niveau de votre amitié ; je ne
l'ai jamais été, vous savez — maintenant je suis pire :
car ce monde, où vous vivez, en a agi avec moi comme
la mer impitoyable avec la pierre qu'elle ronge et dont
elle finit par changer la forme. J'ai vu une plage où
toutes les variétés de madrépores étaient devenues des
galets de forme semblable. De même, cette petite pierre
nommée Marian Erle, ramassée par vous et un autre, par
l'un et l'autre rejetée, a été saisie, rongée, torturée, par
l'infatigable Océan, entièrement brisée et transformée.
La mort est un changement, et je vous l'ai déjà dit,
Marian a été assassinée, Marian est morte. Quand les-
gens sont morts, que peut-on faire pour eux ? si l'on est
pieux, chanter une hymme et s'en aller ; ou si l'on est
tendre, soupirer et s'en aller, — mais de toutes façons
s'en aller ! et permettre à l'herbe qui pousse d'élever
une barrière entre eux et les vivanls. Laissez-moi donc,
laissez-moi reposer en paix. Je suis morte, ]e vous le
répète. -Si pour empêcher l'enfant de mourir également,
la mère, en moi, a survécu, c'est un miracle de Dieu : je
ne éuîs plus qu'une mère. Pour mon fils seulement, j 'ai
chaud oufroid, j'ai faim ou j'ai peur, je pense encore
aux fleurs ou au soleil, pour lui seul. Je vous en prie, ne
me traitez donc pas comme si j'étais en vie. Quand vous
transperceriez mon cœur d'une aiguille, je crois que je
ne le sentirais pas. En voulez-vous une preuve? au mar-
ché, tout à l'heure, vous m'avez promis de me parler...
d'un ami, qui, il y a bien longtemps, prit à mon égard
la place de Dieu — du Père, non du Juge — et dont je
me suis détournée comme tous nous nous détournons de
Dieu. Vous pensiez me trouver désireuse d'entendre de
ses nouvelles? Voilà une demi-heure que nous parlons
de l'enfant et de moi, et je ne vous ai pas posé une seule
question au sujet de cet ami. 11 est triste, m'avez-vous
dit — malade, peut-être? qu'importe à Marian? Une
autre aurait rampé à vos pieds pour implorer de vous
quelques-paroles. Un animal quelconque, un chien, un
chat affamé auquel il aurait donné du lait, se montre-
rait moins -ingr-at,, n'est-ce pas ? Ce qui vous explique cela,
c'est que je suis morte. ,)j

Pauvre, pauvre fille ! elle parlait en secouant la tête,


blanche et calme comme le givre quand le temps est
trop froid pour qu'il pleuve, et cependant avec une ex-
pression si vivante, que je ne pus m'empêcher de la
prendre dans mes bras et de caresser son visage triste.
Je lui racontai comment Romney l'avait cherchée, cruel-
lement atteint par sa disparition, comment, le cœur
brisé, il avait, pendant un temps, tiré un voile sur le
h
V
monde, et croyait en avoir fini avec la vie. Puis, je m'ar-
rêtai : la voyant haletante, anxieuse d'en savoir davan-
tage, je sentis toute la honte d'un chagrin'qui a trouvé
des compensations ; je me mis à choisir'mes mots avec
soin, —j'avançai avec précaution sur les pierres glissantes
gué difficile... Elle devina.
de ce
— Je sais, dit-elle, je comprends, — dans toute mélo-
die une note remplace la précédente, et lady Waldemar
qu'il aimait tant...

Qu'il aimait! m'écriai-je. Expliquez-vous.
— Je veux bien, répondit Marian. Mais puisque nous
en sommes aux serments, promettez-moi qu'il n'appren-
dra jamais dans quel piège abominable est tombée la
malheureuse àlaquelle, bien qu'indigne, il voulutdonner
son nom. Je le connais : lui qui prend à cœur le chagrin
du premier venu, il ne pourrait bannir le mien de sa
pensée comme je le voudrais en désirant son bonheur. Il
le peut à présent, me croyant perverse et ingrate,

mais s'il savait... Ah le sort cruel qui a été mon par-
!

tage me clouerait à jamais devant ses yeux comme ces


pauvres oiseaux que les chasseurs fixent les ailes éten-
dues, .au-dessus de leur foyer, pour gâter le dîner des
gens ,au cœur tendre que le hasard amènera chez eux.
Puisque votre Marian est morte, ne la mettez pas en vue.
Creusez plutôt une fosse, et enterrez-la sans sonner de
glas.
Je répondis le plus gaiement possible avec des larmes
dans la voix :
— Non, nous ne sonnerons pas de glas, mais des
cloches de réjouissance, parce que, morte ou vivante,
nous l'avons retrouvée.
I Elle secoua la tête sans répondre, puis, d'une voix

I: H
basse et calme elle commença son récit : ainsi parlerait
être parvenu sur le rivage d'un autre monde en ra-
un
contant son existence antérieure, sans que ni colère ni
honte eût la puissance de l'émouvoir. Elle avait aimé à
comme d autres prient, plus parfaitement ab-
genoux,
sorbée qu'eux dans son adoration. Elle se sentait à Rom-
même titre qu'une esclave, un tabouret où il
ney au
pourrait poser ses pieds, une coupe qu'il remplirait à
son gré de vin ou de vinaigre et qui attendrait, à la
portée de sa main, le bon plaisir du maître : il lui sem-
blait tout naturel qu'il y inscrivît son nom. Au reste je
l'avais vue en ce temps-là, j'avais pu remarquer que cet
amour était devenu toute sa vie, pareil à ces lumignons
que les ménagères posent à la surface de l'huile et qui
se consument tout entiers dans l'espace d'une nuit.
Faire le bien étant l'essence môme de sa vie, elle ne
supposait pas qu'il fallût autre chose pour le rendre
joyeux. Elle ne s'était jamais demandé s'il était heureux
du moment qu'il la rendait heureuse, ni s'il l'aimait,
puisqu'elle l'aimait tant. Qui songerait à demander si
le soleil est lumineux voyant la lumière qu'il répand,
qui oserait mettre en doute la félicité de Dieu ? Elle
s'avouait coupable d'avoir accepté comme incontestable
ce dont elle aurait dû s'assurer d'abord, mais de cela
seulement. Qu'espérer d'une créature comme moi? dit-
elle. Votre chevreau favori, laissé en liberté dans un beau
jardin, malgré son attachement et sa gentillesse, sau-
tera dans les plates-bandes, cassera vos tulipes, broutera
les bourgeons de vos massifs ; il serait surprenant que
la petite bête fit moins de dégâts : un jardin n'est point
un endroit convenable pour des chevreaux.
./.
Au contact des amies bienveillantes amenées par Rom-
-
ney, elle avait senti combien elle était déplacée, elle
aussi, dans cet Eden délicieux : comme le chevreau inin-
telligent, elle nuisait à l'objet de sa plus tendre affection.
Une telle pensée est faite pour rendre une femme folle
(c'est sa supériorité sur l'animal) ; il est affreux pour
elle de se dire que son amour peut devenir mortel à
l'ami auquel elle sacrifierait sa vie, que ses bras, en se
nouant autour d'un cou bien-aimé, l'entraîneront dans
l'abîme, qu'en lui prodiguant son âme elle attire sur lui
la perdition.
— Vous demandez qui avait remué ces pensées en
moi? Oh ! ce n'est personne, personne, vous dis-je. La
lumière brille et nous y voyons, mais si nos yeux
n'étaient ouverts, toute la lumière du monde ne pourrait
nous éclairer. De même, si Marian y a vu clair à la fin,
c'est que la faculté de voir était en elle ; sans cela lady
Waldemar eût parlé en vain.
— Ah! m'écriai-je, elle a parlé!... les pressentiments
de mon cœur ne m'avaient donc point trompée !
— Parla-t-elle ? dit Marian rêveuse, ou se fit-elle seu-
lement comprendre par un signe, par un jeu de physio-
nomie ; était-ce dans son regard qui m'impressionnait, ou
dans les plis de sa robe, comme un parfum de romarin
qu'un mouvement répand dans l'air à l'insu de tout le
monde, qui pourra le dire ?... Une chose est certaine :
du moment où cette femme gracieuse est venue me voir
pour la première fois, j'ai vu les choses sous un jour
différent et cessé de mettre ma confiance en cet abri
sous lequel toutes mes espérances s'étaient blotties. Mon
cœur agité allait et venait, battant des ailes comme les
oiseaux avant l'orage, sans connaître la cause de son
effroi. Et cependant, la dame revenait bien plus souvent
que ne le pensait mister Leigh ; elle me défendait de lui
parler de ses visites, parce qu'elle avait du plaisir à
me témoigner ainsi son amitié en cachette ; elle était
bonne, lady Waldemar ! Et chaque fois elle apportait
un peu plus de lumière avec elle, et chaque fois cette
lumière rendait mon chagrin plus évident... Mais quoi!
nous ne la blâmerons pas pour cela, il en serait de même
si un ange entrait chez nous : sa pureté prouverait notre
imperfection. Et chaque fois elle me semblait plus belle
et sa voix plus mélodieuse; et enfin, de même que les
gens émus par une musique ravissante se mettent à
pleurer, j'éclatai en sanglots devant elle, je lui demandai
conseil : mon bonheur m'avait-il induite en erreur?
voulait-elle me remettre dans la bonne voie? Placée par
sa naissance et sa sagesse au-dessus des plaines que je
n'avais jamais dépassées, elle pouvait juger de la situa-
tion, savoir si j'étais capable décroître sur les hauteurs,
si une pauvre herbe de mon espèce suffirait à apaiser la
faim de Romney Leigh, ou si le repas devait lui sembler
maigre ou 'si même il ne risquait pas de mourir d'inani-
tion? Elle m'entoura de ses bras généreux, ce qui me
fit rêver une seconde au bonheur d'avoir une vraie mère,
mais lorsque Je relevai les yeux, son visage me parut
rajeuni, et la jeunesse,est trop brillante pour n'avoir pas
quelque chose de dur : chez elle la beauté triomphe de
la bonté.

«
Biei. que très-bonne, lady Waldemar me blessa,
comme vous blesse le soleil quand il brille'sur vos pau-
pières et vous réveille avec un mal de tête. Et bientôt
la clarté fut assez vive pour me meurtrir aussi le cœur.
Elle me dit la vérité que je lui avais demandée, c'était
ma faute; elle me dit que Romney, le voulût-il, ne pou-
vait m'aimer d'amour : il y a des sangs qui coulent
ensemble comme certaines rivières sans pouvoir se mê-
ler jamais. Il voulait m'épouser afin de s'allier à ma
classe, mettre en pratique une théorie inconsidérée ;
une fois marié, un homme aussi juste et aussi bon ne
pourrait faire autrement que de rendre ma vie facile et
douce ; il me donnerait des serviteurs, des bijoux, toutes
mes fleurs préférées, de belles robes de soie tout le long
-
de l'année... Je l'arrêtai : Voilà pour moi, mais.lui?-
Elle hésita ; la vérité devenait difficile à dire: Evidemment
P*

^
un homme comme Romney Leigh avait besoin d'une
femme qui fût plus à sa hauteur. S'il lui fallait, jour
après jour, se baisser pour ramasser de la sympathie,
. des opinions, des pensées, et pour cet échange de
pro-
pos qui aide un homme à vivre, son lot élait dur. On
' n'achète pas, en guise de canne, un jonc qui vous arrive
au .genou. Il serait amer pour lui de se voir condamné à
ne jamais goûter cette joie parfaite des couples bien as-
sortis, où les deux individualités se fondent dans le bon-
heur des impressions partagées. Je demandai si la
volonté sérieuse, l'amour dévoué, joints à ma jeunesse
s ne pourraient m'élever jusqu'à son niveau, comme deux
bras vigoureux élèvent un enfant jusqu'au fruit qu'il
convoite. —Je crains que non, medit-elle en soupirant
profondément. Vous avez beau, à force de soins, faire
d'un œilletsauvage une plante de jardin, vous ne sauriez
le transformer
en héliotrope : l'espèce reste. Puis vint
la vérité plus cruelle : Romney Leigh, si téméraire quand
^il s'agit de franchir les palissades, si brave quand la
conscience parle^wsi prompt au martyre, saurait-sans
! aucun doute souffrir avec fermeté, mais n'en souffrirait
pas moins Sûrement et amèrement, en voyant ses pairs
lui tourner le dos à cause d'un mariage honteux, fair
de lui le but de leurs sarcasmes. — J'essayai d'insinué
que nous lui faisions tort par nos craintes. Et
— si, dis-je
ces choses ne parviennent pas plus à l'émouvoir ql1
les chevaux piaffant dans la rue ne peuvent éclabousse
une reine assise dans les appartements de son palais?..
J'eus un instant d'espoir, mais lady Waldemar me ferm
cette issue par l'observation suivante et très sage : 1
cœur tendre qui le rendait si bon envers une classe inft
rieure, ne pourrait manquer de le rendre sensible a
jugement d'un milieu plus élevé.
— Hélas !... hélas !... dit Marian en berçant doucemen
le joli bébé presque endormi dont les paupières s'a
baissaient lentement sur ses yeux bleus ; elle me rendi
la chose claire, trop claire, — je vis tout. Gommer
aurais-je distingué mon chemin, sans la lumière apporté
par lady Waldemar, la généreuse dame qui, voyar.
mon hésitation, aurait mis le feu à sa propre maiso
pour m'en faire un flambeau! Elle pencha sur moi se
yeux froids, anéantissant ma volonté. Elle me parla ter
drement (comme les gens qui s'approchent des malade
pour leur annoncer qu'ils vont mourir), elle me dit qu
Romney Leigh l'avait aimée précédemment ; elle l'aimai
de son côté, elle pouvait l'avouer aujourd'hui, mais
son insu ; quelque chose était venu se mettre entre eux
obstacle aussi léger qu'une toile d'araignée, mais suf
fisant à intercepter le jour. L'orgueil de l'homme, celu
de la femme, — lequel est le plus grand ? s'opposen

également à l'enlèvement des toiles d'araignée. Ils étaien
restés amis ; du moins, ils ne paraissaient être rien d
plus, car Romney s'était lié les mains et ne pouvai
s'affranchir... Quant à elle, pour rien au monde elle n
voudrait faire une tache — fût-ce de la grandeur d'une
larme — sur mon contrat de mariage ; je me trouvais
entre son cœur et le ciel, mais elle m'aimait sincè-
rement.
Je ne sais si ma réponse fut un rire ou une imprécation.
Je crois que j'écoutais en silence ; j'entendais tout, —
j'entendais double ; — d'une part, le récit de Marian ; de
l'autre, le serment de fidélité de Romney adressé à cette
femme serpent, qui peut-être, à cette heure même, va
être unie à lui à, l'église.
— Lady Waldemar parla encore, continua Marian,
mais comme l'âme est transportée par la musique dans
une région supérieure, la mienne allait des choses
entendues aux choses souffertes. Ce fut plus tard que je
pris ma résolution d'agir. Nous parlâmes durant des
heures. A quoi bon ? la destinée allait s'accomplir, elle
me paraissait évidente, inéluctable. Lady Waldemar,
dans sa générosité, tenait néanmoins à épuiser lèsujet et
multipliait les arguments dans son plaidoyer en ma
faveur, mes intérêts étant en contradiction avec ceux de
Romney — et pourtant elle ignorait la monstrueuse fin
que devait avoir l'affaire, elle ne savait pas au devant de
quelle mort j'allais marcher.
Je pensai : peut-être, en cet instant, glisse-t-il l'an-,
neau au doigt de cette femme!... Elle reprit :
— Lady
Waldemar ne pouvant réussir à me convaincre
comme elle l'espérait, tira le meilleur parti possible de
mes hésitations, rassembla mes désirs confus et a\éc sa
grande bienveillance me suggéra une conclusion. Je
pensais pouvoir respirer plus librement loin de l'An-
gleterre, en m'en arrachant sansréflexion et sans adieux,
en abattant d'un coup la seule branche fleurie de ma
vie pleine- d'épines. Elle me promit, gracieusement de
pourvoir à mes besoins, de m'envoyer sans délai aux
colonies sous bonne escorte,- de me confier à une an-
cienne femme de chambre qui avait l'expérience de la
vie et désirait elle-même aller chercher fortune en Aus-
tralie. Je remerciai lady Waldemar comme les mourants

;
remercient l'ami de:' la dernière heure qui arrange
leur oreiller c'est peu; de chose, c'est pourtant tout ce
dont ils. sont capables, que, d'attendre la mort sur un lit
bien uni. Ce fut donc convenu ; dès lors, chaque jour, la
femme en question vint me voir.
La pauvre fille s'arrêta, — se redressa et me regarda
fixement, les yeux- dilatés parl'horreur, comme si j'avais
.

été un fantôme. J,'étais, peut-être bien aussi blanche


qu'un fantôme.
— Dieu fait-il vraiment toutes sortes de créatures ? ou
bien le; diable les couvr,,e-t-il de sa bave au point que
nous en venons à nous-demander si, leur Créateur est
aussi puissant que celui qui les défigure ? Je ne pus
jamais m'habituer à la physionomie, à la voix, aux
manières de cette femme ; le contact de sa main me faisait
frissonner; et quand elle m'adressait un mot affectueux,
je tremblais, me croyant en butte à une haine cachée qui
avait le pouvoir de me nuire. Chaque fois qu'elle venait,
je sentais du froid dans mes veines, il me semblait qu'on
marchait sur ma tombe. A la fin je m'en ouvris à ladv
Waldemar, je lui demandai si l'on pouvait se fier à cette
personne. Sur quoi la grande dame me caressa la joue
avec, son rire- argentin (il faut être né pour le rire quand
on y met tant de musique). — Folle enfant ! me dit-elle,
votre esprit égaré cherche aux buissons des flocons de
laine dans de, parages où les moutons
ne grimpent pas.
Fiez-vous à moi ! — A demi rassurée, et indignée de
pouvoir m'inquiéter de pareils détails au milieu de mon
désespoir, je fis taire mes préoccupations.,
« Le reste est vite dit. J'obéis', j'écrivis: à Romney la
lettre qui le délivrait de Marian et le laissait à son bon-
heur, je suivis ce guide fatal ! Ne disons rien de'lady
Waldemar; je ne la blâme point; les grandes dames
assises si haut ont beau vouloir regarder au-dessous
d'elles, elles ne peuvent voir beaucoup plus bas que leurs
petits pieds ; je pressentais, mais elle ne soupçonnait pas
avec quelle fille du démon je descendais vers le fond du
précipice dans un tourbillon d'écume infernale, si épais
que nul cri de mon âme angoissée n'en pouvait traverser
les vapeurs suffocantes pour appeler du secours. On dit
qu'il y a du secours là-haut pour tous les cris de ce genre
— mais quoi! si l'on crie du fond de l'enfer, le ciel lui-
même est sourd de ce côté.
« Une femme... écoutez-moi bien, une femme... pas
un monstre, ses mamelles, faites pour allaiter des
enfants, m'emporta, moi, une femme également, jeune,
ignorante, ahurie par la douleur, les yeux abîmés par les
larmes, incapable de distinguer les arbres et les champs
qui semblaient courir des deuxcôtés de la voie ferrée ;
elle m'emporta. anéantie, aveugle., demi morte., ne
sachant ni pair quelle route; ni par queL bateau,. ni vers
quelle destination, ni vers quel dénouement. C'est ainsi
qu'on portesun caidavre ; qu'on lui fait franchir le seuil
de la maison, la grille du jardin, le préau: où.s'ébattent
les enfants, l'allée verte, —aîprès quoi on 1er dépose dans
la fosse, où il doit dormir et se décomposer coter à côte
ivec le corps qui sent mauvais depuis quatre jours.
Mais supposez qu'un être descende alll tombeau
... «
âme, qu'il y descende à demi mort, à dem t
avec son
vivant, et se réveille à côté de la putréfaction, côte c

côte 'avec le corps qui sent mauvais depuis quatre jours!.. \


Voilà la vérité, et voilà l'horreur de la chose, mis:
Leigh.
c Vous
Non, ne me
confus,
comprenez,
regardez
inconscient,
n'est-ce
pas, mais
exténuant,
pas? Vous
comprenez
dont
!
avez

j'ignorais
Ce
saisi?

le
voyage
terme

Í
mais qui m'éloignait de tout ce que j'aimais; le bateau
à destination de Sydney... ou de la France, mais ei
tous cas d'un pays étranger ; le mal de mer, les syncopes
la tempête horrible, le rivage inconnu, la maisoi
infâme, la nuit, ma faiblesse physique, mon anéantis.
sement moral... avec tout cela leur coupe aux droguer
maudites devenait bien inutile : ils l'apportèrent pour
tant. L'enfer est prodigue de ses dons diabolique^, i
chasse grandement avec une meute, il ne tue pas unr
seule petite créature des bois qu'il n'excite contre elle5

cinquante gueules rouges et fumantes comme celle quJ


s'ouvrit sur moi... je vous ai dit que je m'éveillai dans le
sépulcre!... ^

e
C'est assez, — c'est suffisamment clair ainsi. Nous
ne pouvons, il est vrai, moi et les misérables de mon
espèce, dire tous les outrages que nous avons subis sans
choquer les gens heureux et décents. Il nous faut parler
scrupuleusement à demi mots, usèr d'allusions et de rt
ticences délicates pour raconter ce que nous avons pleine-
ment éprouvé sans que nul songeât à s'en inquiéter.
Passons donc. Seulement, je renouvelle mon serment
sur la tête de cet enfant endormi : c'est la violence, non
la séduction, qui m'a perdue... Je lui avais dit que je
serais perdue. Quand nos mères nous trahissent, com-
ment nous sauverions-nous? Cela est fatal.
« Et vous appelez cela être perdue? Le lendemain me
trouva gisant sur le sol, divaguant et délirant, me de-
mandant ce qui se passait dans les cieux pour que le
soleil osât briller alors que Dieu lui-même était certai-
nement aboli.
«
J'avais perdu la raison. Combien de semaines cela
dura-t-il? Je n'en sais rien, — bien des semaines. Je crois
qu'ils me laissèrent aller tout de suite, tant mes yeux
leur firent peur. Les enfants lâchent ainsi un pauvre
chien après l'avoir torturé. Je parcourus les routes et
les villages, de grandes étendues de pays inconnus,
sillonnées en tous sens par de longues lignes de peu-
pliers, où je croyais voir, dans ma folie, des mains dia-
boliques envoyées par l'enfer pour me rattraper.
Chaque Christ de carrefour, pendu à sa croix, les plaies
saignantes, me semblait agiter ses clous avec colère, des-
cendre de son gibet, me poursuivre à travers les vignes
basses et les blés vertsen criant : « Saisissez cette fille ! elle
n'est plus au nombre des miens désormais... » —Puis, je
me rendis compte que les paysans charitables me don-
naient du pain, me permettaient de dormir dans la
paille ; deux fois, au départ, ils m'attachèrent autour du
cou l'image de Marie ; — comme elle me semblaitlourde !
aussi lourde qu'une pierre : une femme a été étranglée
par un moindre poids. Je la jetai dans un fossé pour la
mettre à l'abri de ma souillure, et respirer plus à l'aise
Je n'avais pas besoin d'une telle sauvegarde ; les hom-
mes les plus brutaux s'arrêtaient au milieu de leurs in-
sultes quand ils avaient vu ma figure; je devais avoir
une expression terrible.
Et je vécus ainsi : les semaines passèrent ; je vécus
«
C'était revivre mon ancienne vie vagabonde, maiscomme
en rêve cette fois et hantée par un cauchemar pro
digieux qui, cependant, prit fin; mon cerveau recouvr;
son équilibre. Un soir, je me trouvai assise au bord <1

la route, moi, Marian Erle, seule, ruinée, en face d'ut


soleil couchant très bas sur la plaine, qui me semblai
être la'nn de tout : il me faisait l'effet d'une énorm
pierre rouge scellée sur mon sépulcre et que les ange
n'avaient pas la force de rouler ailleurs. »
VII

Le motif de cette femme ? Trouve-t-on des racines


«

aux chardons? Le sol où ils poussent est une argile molle


et facile à explorer. Elle détenait l'argent que lady WaSU
demar lui avait confié pour le voyage en Australie ; afin
de pouvoir y puiser des deux mains, et le faire sonner
pour son usage sans être dérangée, elle m'avait traitée
éomme l'eût fait ma mère après tout et s'était débarras-
sée de moi par une damnable tromperie.
«
Laissons cela. Il y a des chardons partout, mais
l'herbe verte est plus commune encore ; le bleu du ciel
est plus grand, que le nuage. La femme d'un meunier de
Clichy me prit chez elle et exerça envers moi sa com-
passion ; — elle me rendit calme et raisonnablement
triste. Elle me trouva à Paris urie place de domestique
où j'essayai de me reprendre à la vie que j'avais d'abord .
rejetée; je restai aussi tranquille qu'un âne rossé, qui,
tombé sous le poids d'un chargement trop lourd, se re.
lève pour se laisser charger d'un nouveau fardeau.
Quelques mois s'écoulèrent ainsi. Ma maîtresse,
• «
jeune et légère, me montrait de l'indulgence, moins pàt
bonté que parce qu'elle menait elle-même une vie facile
entre son amant et son miroir, plus flatteurs i 'ùii que
t
l'autre. Elle se sentait tout le jour trop jolie et trop con-
tente pour prendre la peine de se fâcher. Mais parfois,
quand je m'agenouillais pour attacher son soulier, elle
donnait une petite tape avec son pied mince encore
me
frémissant de la danse et me disait - «
Fi ! la vilaine
figure pâle! Les filles anglaises sont-elles toutes graves
et silencieuses ? tranquilles comme un livre de messe,
tristes comme le carême, avec la pâleur de la première
communion sur des joues qui sont bien loin de ce temps
là? Sois donc gaie, petite sotte! » Sur quoi elle dispa-
raissait, comme une fée, dans un éclat de rire.
«
Une heure vint où les choses allèrent autrement. Elle

ne parla pas d'abord, mais fronça les sourcils ; ses yem

me considéraient comme une vipère qu'elle eût tenu(


entre des pincettes, assez loin d'elle pour ne pas risquei
de la toucher, assez près pour en observer les contor-
sions. Puis, à la fin, elle me dit : — Ecoute, Marian, ai
nom de la sainte Vierge, tu n'es pas une honnête fille,
quoique assez ennuyeuse à la vérité pour faire une ving-
taine de saintes. Je crois que tu te moques de moi et d(
mamaison. Avoue que tu seras mère dans quelque temps,
masque de vertu !
Que pouvais-je répondre? C'était un trait de lumière,
«
Avait-elle dit vrai ? Je n'aurais jamais pensé à cela C'é, !

tait donc là ce que signifiaient ces maux de tête dont je


souffrais jusqu'à l'engourdissement, cette sensation dt
froid, ces palpitations qui, en prouvant ma vie, me con-
duisaient par intervalles tout près de la mort ? tous ces
déluges de larmes jaillissant de mon cœur trop plein
était-ce donc cela? Se pouvait-il que Dieu fît des mères
de telles victimes, et mît de pareils amen à des actions
aussi hideuses? Pourquoi pas? Il fait pousser sur d e
laines tombes des violettes qui fleurissent au printemps.
Et moi, je pouvais devenir mère?... J'espère que ma joie
ne fut pas coupable. Je me misa pleurer et à rire comme
une insensée. — Confesse-le donc ! répétait ma maîtresse.
Mais qu'avais-je à confesser, excepté la cruauté des
hommes, et l'outrage que j'avais subi ; excepté ce mé-
lange d'angoisse et d'extase, de honte et de gloire ? Cette
femme au cœur léger était incapable de me comprendre :
la gaine d'un gland contiendrait plutôt l'Océan. — Bien !
s'écria-t-elle ; fille et mère, elle rit ! Quelle impudence.
Sortez de ma maison, créature éhontée, allez courir le
pays. Je m'étonne que vous ayez eu l'audace de me re-
garder en face, avec un aussi honteux secret.
« Alors je roulai mes hardes et je m'en allai, abîmée
dans mes sanglots, secouée des pieds à la tête par une
crise de nerfs; toute chancelante, je franchis la porte.
Elle ne m'avait pas même demandé où je comptais pas-
ser la nuit. C'était naturel : je pouvais aussi bien aller
dormir sous la Seine, avec d'autres de mon espèce, c'est
un lit préparé pour nous. Mais toute femme, pourvue d'un
cœur de femme, eût pensé à l'enfant qui devait naître et
se fût préoccupée de procurer au petit être innocent un
logis plus chaud que ces sinistres égouts. »
J'interrompis Marian.
Celte femme, pourtant, n'était pas irréprochable

elle-même, et menait, à ce que j'ai compris, une vie as-
sez scandaleuse.
Oui, mais l'or et la farine ne se pèsent pas. de la

même manière, — on me l'avait enseigné à l'école dit !

Marian.
Oh ! quel triste monde ! m'écriai-je, et qn il serait

ridicule s'il était moins lamentable... Voilà bien comme
sont ces femmes légères qui font du vice l'agent de leur
luxe : toujours dures envers leurs sœurs dont la vertu
a reçu un accroc ; la leur, cependant, est si bien reprisée
et rapiécée par la perfidie, que, vu de l'autre côté de la
rue, sur un balcon, ou dans un landau, ce haillon fait
l'effet d'une étoffe superbe. Pour ma part, j'aimerais
mieux respirer les émanations d'une maison dedébauche,
que de toucher ces femmes-là du bout du doigt ! Elles se
placent, par leurs mensonges, bien au-dessus des pros-
tituées, et paraissent meilleures parce qu'elles sont pires.
Le diable est d'autant plus diabolique qu'il se fait plus
respectable! Mais revenons à vous, Marian, et à votre
hisloire.
— Tout le reste est ici, dit-elle en désignant l'enfant.
Je trouvai un atelier dont la maîtresse me traita avec
bonté et me permit de coudre tranquillement au milieu
de ses ouvrières. Je ne pouvais rien désirer de meilleur
que de tirer l'aiguille pour lui, du matin au soir et une
partie dela nuit. Je vécus donc pour mon enfant et voilà
comment il vit, et voilà comment je sais, à cette heure,
qu'il y a encore un Dieu.
Elle eut en finissant un sourire qui allait au delà de
ce monde et toute mon âme prit parti pour elle contre
les réputations, les vertus, les gloires mondaines.
— Viens, ma sœur, lui dis-je, viens vivre près de moi
et me faire du bien. Tu m'appartiens désormais. Ma vie
est solitaire, comme la tienne ; cet enfant est à moiti-é
orphelin.Viens, nous serons uneamie l'une pour l'autre,
et pour lui, deux mères lui tiendront lieu d'un père. Je
vais dans le midi; j'ai de la place à mon foyer tos-
can, tu y vivras comme une sainte avec ton enfant, tu
seras la madone de mon oratoire, je t'entourerai des
# 1

V' 1
*4

It cierges de mon amour; je me signérai sous ton doux.


i regard qui m'empêchera de me mêler au monde et à ses
a vanités; — ainsi, graves et calmes, nous nous' sanctifie.,
n rons ensemble pour nous préparer à la véritable vie. 3
>1 Elle me regarda sans répondre ; elle ,ne parla ni de
son indignité, ni de sa gratitude ; elle se contenta de
v prendre l'enfant endormi qu'elle offrit à m,es caresses
comme pour m'exprimer à la fois sa reconnaissance et
sa confiance.
»
C'est ainsi que je l'ai emmenée avec moi. Elle dort prè'g
de moi maintenant ; j'ehtends à travers la porte la douce
respiration de l'enfant. Demain, à l'aube,, nous partons
ensemble pour l'Italie, mon Italie ! 0 Romney Leigh 1
* j'ai
à payer tes dettes, je m'acquitterai loyalement à ta
place...
* Mais s'il n'est pas bien difficile de payer tes dettes, il
est presque impossible de racheter ta vie, vendue à une
f harpie. La tête me fait mal. Je ne puis discerner ma
H
route dans cette obscurité. Je ne puis même ramper ni
t marcher à tâtons comme il convient aux voyageurs er'
¡ rants à travers la nuit, à cause de ces vêtements de
r femme qui entravent mes mouvements. Un homme pour..
raitse tirer d'affaire... mais moi ! — Il aime cette femme
1 vampire : irai-je lui écrire ce qui amènerait la rupture
%
• .
j de son mariage, la ruine de son repos ? — peut-être, au
f fait, cela le troublerait-il il peics, et suffirait-il d'unè
< main posée sur son bras, de quelques mots
moitié dédain
» gneux, moitié insinuants au sujet d'Aurora Leigh (ce
! joli poète), d'un regard où le sien serait pris, pour le
rassénérer et provoquer un double éclat de rire, sem"
blable à la vague joyeuse qui vient balayer! une plage
mélancolique pour amener un redoublement de ce
». .....
I 'ï
fatal amour. Et qui me répondra que le flot de la desti-
née n'a pas hâté les événements, que ce soir ma lettre
n'arriverait pas trop tard comme une flèche qui atteint
homme déjà mort ? Irais-je dévoiler l'indignité de la
un
nouvelle épouse pour rendre son mari fou ? Non, La-
mie. Ferme les volets, barricade les portes, intercepte
tous les rayons qui pourraient attirer l'attention sur ta
de serpent ! Je ne laisserai pas échapper ton
hideux
peau
secret pour torturer l'homme que j'aime, — je veux dire
l'homme que j'aime... comme on aime un ami.
C'est étrange. Aujourd'hui, tandis que Marian me
contait sa vie, faite pour captiver la plupart des audi-
teurs, j'écoutais surtout une voix qui n'était ni la sienne,
ni celle de cette ennemie, ni celle d'un Dieu courroucé,
mais la voix qui, il y a de longues années, résonna à
mon oreille sous les arbres d'un jardin, et me dit, à moi
aussi : Soyez ma femme, Aurora. J'ai senti mon cœur bon-
dir sous un élan de passion silencieuse ; comme une neige
dont les flocons, esprits mystérieux, iraient battre contre
la porte impénétrable du ciel : Si j'avais été une femme
a:

comme Dieu a voulu les femmes, pour sauver l'homme


par l'amour, par mon amour même j'aurais pu le sauver
et faire pour le monde un poème plus beau que tous
ceux dans lesquels j'ai échoué. Mais il m'a fallu échouer
en tout, — le voilà perdu à présent, perdu grâce à moi!
Et c'est ma faute si sa maison est désolée à cette heure
par un vent venu de l'enfer, qui va glacer son foyer et
faire craquer ses boiseries avec un gémissement de pèche
et de désespoir. 0 Romney! ô mon Romney!... ô mor
cousin et mon ami, — mon aide et mon bien-aimé, si j a
vais voulu !...
Comme on pleure quand on est épuisé ! Si j'avais ur
témoin, il dirait quelque folie — il penserait que j'aime
cet homme, peut-être, et me ferait rire de dédain. Les
femmes, quand elles sont le plus fortes, restent aussi
faibles dans leur chair que les hommes, quand ils sont
le plus faibles et le plus vils, le sont dans leur âme : il
est donc bien difficile pour elles de marcher du même
pas. Autant y renoncer d'emblée, s'asseoir au bord du
chemin et pleurer comme je le fais. Ces larmes — ces
larmes ! pourquoi les versons-nous ? vaut-il la peine de
le demander? est-ce toujours parce que nous avons gâté
une vie, ou perdu un amour, ou manqué un monde? —
,Non, mais simplement que nous avons marché trop
avant, ou que nous avons trop parlé, ou que le vent ne
souffle plus du même côté. Et nous pleurons comme si
tout en nous, corps et âme, allait se dissoudre en eau
comme ceci !

Pauvre assemblage de chiffons que nous sommes, pa-
reilles à ces autres poupées de foire avec leurs jolies
figures! Il me semble que j'aie en moi un homme qui
méprise cette femme.
Pourtant, la vue d'une injustice ou d'une souffrance
nous pousse toutes à y remédier, dussions-nous nous
perdre nous-mêmes, et d'autant plus sûrement que nous
nous exposons : voilà qui est féminin à n'en pas douter
et qui vient d'un bon mouvement. C'était donc chez moi
une impulsion naturelle que ce regret de n'être pas la
femme de mon cousin pour lui éviter la' compagnie d'un
démon. Nous sommes toutes ainsi ; c'est notre métier de
femmes de subir des tourments afin qu'un autre vive à
l'aise. La chevalerie est morte en ce qui concerne le sexe
fort, mais les femmes resteront chevaliers jusqu'à la fin
du monde, et si Cervantès avait été Shakespeare il aurait
fait de son Don une Bona.
Ainsi nous pleurons, jusqu'à ce quelles nuages étant
épuisés, notre ciel redevienne bleu. r
Si, comme je viens de le dire, il y a en moi un homme,
qu'il agisse, qu'il se montre, et ignore ce côté féminin
de ma nature avec sa sensibilité exagérée et son impuis-
sance. J'écrirai à Londres, je serai franche' — advienne
que pourra. Il faut bien laisser au ciel le soin de pour-
voir à quelque chose.

«
Cher lord Howe, À

« Vous trouverez sur une autre feuille l'histoire de


« Marian Erle. Vous verrez comment elle s'est fiée un 1

« jour à l'une de vos nobles amies et par quels moyens


a pervers elle s'estvue entraînée vers une fin désastreuse:
Il
l'histoire est authentique. J'ai trouvé la pauvre fille )

« errante sur les quais de Paris, un enfant dans les bras,


« abandonnée à une dure destinée. *

« Je fais appel à votre amitié. Si la femme, convaincue


« d'en avoir ainsi agi avec cette malheureuse victime,
« n'est pas à cette heure unie à Romney, je vous somme
« de lui révéler les faits, de dénoncer cette femme. Dans
« le cas contraire, taisez le tout comme on favorise par-
« fois l'évasion des meurtriers et dites simplement à
Il mon cousin que Marian, retrouvée, vit auprès de moi,
« en amie. Cette bonne nouvelle l'aidera à jouir de son
«
bonheur : dites-lui que je lui envoie ce cadeau de noce,
« ce parfum pour calmer ses nerfs, ou guérir ses maux
« de tête, s'il peut souffrir de quoi que ce soit dans ce
« moment. f

« Comme les hommes oublient vite, pourtant Quelle


!
1

«
tricherie au jeu les enrichirait mieux ? Expliquez-tnoi
«
cela : du trèfle d'abord — puis, tandis que vous regar-
« dez
le trèfle, du pique ; c'est prodigieux. La foudre
«
frappe un individu, et quand nous pensons le trouver
« mort et
carbonisé, le voilà en train de .jouer du fla-
« geolet sous l'arbre foudroyé. Le crime, la honte et
c toute leur horde
ignoble piétinent le sol uni de ce
« monde sang y laisser plusde traces que les vaches

« volées par Apollon et dont il avait enveloppé les pieds

«
de feuillage afin d'amortir le bruit de leurs pas. Je
« suis si triste, ce soir, si lasse et si triste, que j'en de*-
*
viens aigre : pardonnez-moi ! Être à la fois bas-bleu
« et acariâtre, cela excéderait toute patience humaine

« excepté la vôtre qui, je le sais, est infinie. Adieu 1

« Nous prenons demain le train d'Italie.


Rappelez-moi
« à lady Howe. Quoique loin, je serai près de vous par
c le cœur et les bons vœux. »
Et maintenant, une autre feuille, sur laquelle mon
cœur pourra se répandre librement.
« Lady Waldemar, je suis très contente
de ne vous
« avoir jamais aimée. Vous le saviez et me
le rendiez :
« vous m'auriez fait plus de mal en m'aimant
qu'en me
« détestant, bien que votre haine se montre peu-scrupu-

« leuse quand il s'agit de nuire, et peu


soucieuse de
« l'opinion. L'espace est entre nous. Je vous juge à
dis-
« tance comme le portrait
d'une inconnue qu'on est
« libre d'apprécier avec une parfaite impartialité,
de dé-
r « clarer mauvais ou bon avec
indifférence. Que m im-
« porte? ai-je jamais noirci mes lèvres en vous
nommant
« mon amie, ou serré votre main avec
tendresse? Non?
| 4 grâce à Dieu Vous vous êtes montrée tellement vile
!

«(je le prouverai tout à l'heure) que je suis bien aise


»
« de n'avoir pas à ménager en vous une amie, à me dis.
« culper par l'énumération de vos fautes, à m'excuse)
« vis-à-vis d'âmes
honnêtes qui pourraient reculer de-
« vant mon
intimité à la pensée que vous en avez jou
« avant elles. A cette heure, il est vrai, vous vous êtes
c peut-être rapprochée de moi en devenant la femmt
« de mon cousin : vous avez joué le jeu de Lucifer.ei
« gagné l'étoile du matin, et la noble maison des Leigt
« doit vous abriter désormais sous son toit solide. Moi
« qui suis une Leigh par ma naissance, je ne puis mettn
« le feu aux poutres par mes révélations même poui
« consumer votre crime — ni percer le cœur de Rom,
« ney, fût-ce pour atteindre votre poitrine à travers h
a sienne, moi qui demeure sa cousine et son amie. Youi
« êtes donc en sûreté. Il faut que vous croissiez ensembh
« comme
l'ivraie et le froment jusqu'au grand jour di
c jugement de Dieu. Profitez du présent.
« Cachez cette lettre : qu'elle se taise ainsi que mo
« sur le rôle joué par vous vis-à-vis de Marian Erle er
« forçant son amour à creuser sa propre tombe dans et
« joli
jardin où verdoyait son espérance; que nul n<
« sache dans quel repaire infâme vous l'avez expédiéi
« sous l'escorte d'une créature de votre espèce ; com
« ment elle en est sortie accablée sous le poids des ma
« lédictions et complètement folle, pour errer pendan
« des semaines sur la terre étrangère. A voir la pau\r<
« innocente ainsi perdue, les démons mêmes auraien
« frémi d'horreur devant cette souillure immérilée e
« seraient cachés dans les coins les plus reculés d(
« l'enfer.
c Mais vous, vous êtes une femme et vous avez plu
« d 'audace,. Vous ne reculeriez pas devant le pauvre

i
«
petit être que vous avez foulé aux pieds... Oui, ce
t bébé de Marian, ce pauvre enfant sans père, vous ose-
«
riez le regarder en face quand il se réveille en ouvrant
« ses yeux merveilleux : vous ne sourcilleriez pas

« même,
qui sait ? vous ne redouteriez point d'y ren-
« contrer la vengeance de Dieu .'- cette vengeance

«
s'exercera un jour. Il rétablira la balance de la jus-
«
tice, il élèvera jusqu'au ciel l'innocence et vous rabais-
« sera au
niveau de Tophet. Pour moi, moins coura-
« geuse, ces yeux d'enfant m'ont fait prier, je
l'avoue.
* Ces yeux, levés vers le ciel, suffiront à appeler sur
« vous les jugements de Dieu, sans que je
m'en mêle.
« Ecoutez-moi bien. Si vous êtes
la femme de Romney
« Leigh (héritage auquel votre naissance ne vous don-

« nait aucun droit et pour lequel vous avez


vendu votre
« âme, ce mets empoisonné), je voua
adjure d'être pour
« lui une femme fidèle. Tenez son foyer chaud et sa

« table nette, obéissez promptement à sa


parole ; rédui-
« sez en poussière vos besoins
méprisables et vos vils
« désirs et que son talon les foule ; il
n'en sentira pas
« moins les dures aspérités du sol — car
il a 'été écrit
« jadis : tu n'attèleras pas le bœuf avec
l'âne, le noble
« avec l'ignoble.
« Vous jouerez votre rôle, en tant que
les choses
mauvaises en peuvent jouer un bon. Je vous somme
«

« de ne poinVle contrarier, de ne jamais insulter à sa


« tristesse par votre gaîté, de ne jamais le contrecarrer
« dans ses moments de vivacité. Sachez le tromper par
« une apparence de sympathie : qu'il ne voie pas votre
« visage de trop près de peur d'y découvrir son erreur.
« Expiez vos mensonges par la nécessité de mentir tou-
« jours cela
; vous sera facile après tout : un million de
mensonges additionnés à ceux déjà prononcés pour-K
«
raient à peine ajouler à la profondeur de votre dam-Bf
«
«
nation. 1

Ainsi vous serez à l'abri de Marian et de moi-même


c
« notre
souffle, aussi paisible que celui de cet enfant, n'ira
réveiller des braises dangereuses. — Mais si vouait?
c pas
à vos devoirs sur un seul point, si vous trou-
« manquez
>

blez en quelque manière le repos et le bonheur de


«
«
Romney, nous parlons, et le bruit de la dernière trom-
pette ne vous semblera pas plus terrible. Plus de
«
musique pour vos oreilles après cela; je connais Rom-
«
ney; il vous repoussera comme n'ayant plus de part
«
avec lui, et tous les hommes l'approuveront, et les
c
femmes, même les pires, même vos pareilles, relè-
c:

« veront leurs robes pour ne pas vous frôler dans la rue.


Vous voilà abrite. Je suis '*jfj
«
^ i. * c.
AURORA LEI(;H. »'|||
Ma lettre écrite, je me sentis satisfaite. Les cendres
brûlantes qui consumaient mon sein étaient rejetées
au dehors ! J'avais exprimé tout ce que recélait mon
cœur, j'avais pleuré toutes mes larmes; j'étais froide et
calme maintenant. Je passai dans la chambre voisine,
j'entr'ouvris les rideaux du lit où Marian dormait avec
son fils dans ses bras, se souriant l'un à l'autre comme
deux innocences qui se complétaient. Impossible de
voir là ni faute, ni honte, ni colère, ni chagrin. Je sentis
qu'elle aussi avait parlé ce soir, mais ses paroles plus
douces que les miennefc s'étaient adressées à Dieu — à
Dieu qui se rit peut-être, du haut des cieux, de tout le
bruit que je fais à cause d'elle. J'ai parlé de souillure?
Jé 4iens Marian pour souillée ? Abaisse-toi davantage,
Aurora ! Demande aux anges la permission d'entrer
humblement, en rampant sur tes genoux, dans ce cercle
de pureté 'où ils ont enveloppé les enfants trouvés de la
terre, les élus du ciel. :

| Le jour suivant, nous partions pour l'Italie,


nous
volions vers le sud dans des flots-de fumée. Le son des
cloches célébrant le mariage de Romn«y me poursuivait
;
— elles devaient sonner bien haut pour que le bruit en
/ vînt distinctement jusqu'à moi. Je n'étais pas bien; il
me semblait être seule dans le clocher, entourée de cin-
u quante cloches folles de joie qui tintaient au-dessus, au-
dessous, à côté de moi, sonnant à toute volée comme des
>

* insensées
qui riraient sans pouvoir s'arrêter. Dans mon
;
rêve je voulais crier, le carillon couvrait ma voix ; je
m'évanouissais sans cesser de l'entendre.
| J'étais faible ; je luttais pour reprendre mon équilibre
moral et me rendre un compte exact des choses, mais
entre la veille et le sommeil je retombais toujours dans
^
mon hallucination. De temps en temps, mon régard ren-
contrait celui de Marian; —je reprenais alors mes sens;
il est très bon, pour redevenir fort, de sentir qu'un autre
a besoin de votre force.
^ Je me trouvais dans un de ces intervalles de lucidité
lorsque nous roulâmes au-dessus des toits de Dijon.
Lyon passa presque inaperçu, comme une étincelle dans
la nuit. Mais bientôt je vis les méandres du Rhône
mouiller les berges argentées par le clair de lune; les
ombres des châteaux et des villages se confondre dans
ses flots précipités. Un air vif et humide vous cinglait le
front, à cet endroit. Je me tournai vers Marian et cons-
tatai en souriant qu'elle ne regardait que eon enfant;
il dormait, le visage éclairé par la lune. i,
Nous parcourûmes la campagne aux grands horizons i
et les vallons plus resserrés; nous traversâmes des tun- f

passage d'un seul coup:


nels comme la foudre fend la roche noire et s'y fraie un " ;
le train tout fumant d'effort, >:
tremblant de résolution, jetant* aux parois les rugisse- :
ments désespérés de son sifflet qui s'éteignaient étouffés
dans l'obscurité, nous emportait émus, impressionnés,
oppressés comme les vieux Titans sous l entassement
et le cauchemar des montagnes. Enfin! voici l'aube •;
blanchissant la plaine. Des collines de formes variées,
étendant en tous sens leurs vastes champs et leurs riches
vignobles, semblaient nous accueillir aunomdelaFrance; J
le long des coteaux, le sol rouge comme le sang de Charle- j:
magne faisait ressortirla verdure environnante. Quelqu'un
dit : Marseille ! Et voici la cité phocéenne avec tous ses
navires derrière elle et au delà, sa mer toujours miroi-
tante, cimeterre qu'elle tient de sa main droite et dont la I
lame nue oppose son bleu au bleu du ciel. > 1

La nuit se passa entre l'eau et le ciel étincelants. Je


crois que Marian"dormit; mais moi, pareille au chien '
qui guette le pas de son maître, et ne peut s'assoupir ni a
prendre aucune nourriture tant qu'il ne l'a pas ,entendu, *
je restai assise sur le pont, à contempler la nuit et 1
à admirer les étoiles tout en prêtant l'oreille aux échos :

de l'Italie. Ces cloches de mariage, dont j'ai parlé, réson-


naient encore au loin comme un petit chariot d'enfant
dans la rue aux oreilles d'un mourant qui n'a plus
qu'un jour à vivre, qui le sait et qui tient serrée la main
d'un ami. Moi aussi, j'étais calme, satisfaite de mourir :
j'entendais parler ma propre âme, et j'avais mon amie :
la Nature vient quelquefois à nous en ambassadrice, de
la part de Dieu. Je sentais un souffle léger m'arriver du
pays des âmes. Les montagnes du passé commençaient
à se profiler à l'horizon, l'une après l'autre, à la manière
des grandes ombres mélancoliques de l'Odyssée, altérées
du vin frais et bleu des mers, curieuses de contempler
les voyageurs. a Les cimes succédaient aux cimes : je
regardais au delà de cette mer empourprée les bois
d'oliviers voilés de brume qui couvraient toutesles pentes
et se fondaient dans la clarté un peu vague de la lune.
Çà et là, quelque sombre tour de couvent paraissait
sortir de la roche sombre \ de petits villages éclairés
ressemblaient à des étoiles tombées sur ces hauteurs ;
ils y sont suspendus d'une manière si périlleuse qu'on se
demande par quel miracle ils ne glissent pas dans les
gorges avec les cascades dont la poussière brillante
argente sur sa route les bosquets d'orangers et de
myrtes. C'était bien là mon Italie. Gênes se montra au
jour, le long palais des Doria nous apparut avec sa
pâle façade au milieu des mamelons verts en avant de
la ville, doigt de marbre dominant le port et brillant à
travers les lueurs grises et incertaines de l'aube.
r
I Alors je ne pensai plus à mon Italie, je pensai à mon
père. 0 maison de mon père, qu'allais-tu être sans lui ?
Les endroits sont trop ou trop peu pour l'homme immor-
tel, trop peu quand le printemps de l'amour fleurit la
terre ; trop quand cette splendide robe verte s'est trans-
formée en un fouillis de feuilles sèches bruissant autour
de nos pieds. Si nous aimons à nous trouver à tel ou tel
endroit, c'est que nous eûmes un jour quelque rêve sur
cette pierre, mais, une fois-bien éveillés, si nous y reve-
nons sans le rêve, il nous àrrive de trébucher sur cette
même pierre et de nous y meurtrir : parfois aussi elle
tombe sur nous et nous écrase, lourde dalle funéraire
sur cette terre classique des sépultures.
Tandis que je songeais, une main toucha doucement r
mon bras. Je me retournai, des yeux humides me con-
vainquirent de ma culpabilité. — Quoi ! Marian, l'enfant
a'-t-il bougé? — Il dort, répondit-elle; je suis déjà
montée trois fois, je vous ai trouvée tantôt assise, tantôt
debout, veillant toujours. Je pensais que cela vous
faisait du bien, mais maintenant... —Maintenant, dis-je,
vouslaissezl'enfantseul.—Et vous, n'êtes-vous pas seule? ^
reprit-elle avec un regard où je lus qu'elle me comptait
aussi pour quelque chose. Il est doux d'être secouru par *

ceux à qui nous avons porté secours. Merci, Marian, pour .


cette sollicitude.
A Florence, je trouvai sur la colline de Bellosguardo j

une maison où nous nous installâmes, une tour dominait


la vallée de l'Arno, cette main ouverte qui contient la
cité. De là,la vue s'étend tout droit jusqu'à Fiesole, au
mont Morello ; vis-à-vis, au couchant, se dressant les
hauteurs de Vallombrosa que le soleil à son lever rem-
plit comme des coupes de cristal rougies jusqu'au bord
d'un vin vermeil. Le jour ne peut ni naître ni mourir
sans être observé de cette villa ; le matin et le soir revê*
tent une grandeur sublime grâce à ce ciel pur, à cet
espace illimité : pareils aux vêtements des anges que fait
resplendir la présence de Dieu, leur lumière intense n'est
plus du bleu, mais de la gloire. Des murs extérieurs du
jardin pendent les plantations grisâtres des oliviers, alj
ternant avep le yert des vignes et des maïs ; pfus,l'oin, la
monotonie en est rompue brusquement par la, ligne
noire des cyprès qui jalonnent la roùte de Florence. La.
ville merveilleuse s'étale au fond de cette ample.vall'ée'
avec sa cathédrale, sa tour, son vieux palais, sa piazza
et ses rues, traversée par la corde argentée de l'Arno
dont les faibles sinuosités courent en deçà et au delà de
la cité, parmi les villas et les fermes blanches semées
sur les coteaux..
Bien des semaines passèrent sans qu'un message me
parvint. Enfin je reçus une lettre de Vincent Carring-
ton :
f
if « Ma chère miss Leigh,
| « Vous avez été silencieuse comme on doit l'être
« quand on est sûr qu'un autre parlera. Les hommes,
« qu'ils soient malades ou vexés, ou muets, ont en gé-
« néral la langue déliée par l'argent, ils savent la retrou-
« ver pour nous informer qu'ils ont reçu notre chèque.
« Mais vous!... je vous envoie des fonds à Paris, vous
« ne donnez pas le moindre signe de vie : souvenez-
« vous que je suis responsable et que je compte sur ce-
« signe.
« En attendant, votre livre est éloquent à votre place;
« les critiques vulgaires qui, insensibles d'ordinaire à
« l'endroit de ces choses subtiles, blâment ou approu-
« vent au hasard comme des sourds qui veulent cacher
« leur infirmité, pour une fois ont bien jugé, répétant
« ce qu'ils ont entendu dire par les rares esprits capa-
« bles d'apprécier votre livre : la plus petite des trom-
« pettes de la renommée devient un grand cornet
« acoustique à l'usage des -sourds les plus incurables.
« Ne craignez donc pas, amie. Nous trouvons que vous
« avez écrit un bon livre, cette fois, et vous une femme!
« C'était en vous, je le sentais bien autrefois ; pourtant
« je me demandais si le fluide magnétique qui se joue,
fi
« sous la forme d'une petite flamme, au bout des doigts
« de
la femme auteur, pouvait jaillir avec assez de puis-
« sance pour ranimer les âmes, à l'égal des hautes tern-
it pératures
de ce foyer incandescent qui s'appelle l'art
e masculin.
Pardonnez-moi. Votre cœur a fait revivre
« le mien, quand il y a une quinzaine, j'ai lu votre livre
« et m'y suis attaché.
c Aimerez-vous ma femme?
J'aurais pu vous cacher
« ce secret un
mois de plus ; mais en vous le disant je
« sais que vous
m'écrirez plus vite, car la plupart des
« femmes, même celles de votre taille, tiennent l'amour
« pour
la chose la plus sérieuse de la vie. Vous devinez
« qui j'épouse dans un mois ? Souvenez-vous de ces yeux
« couleur de topaze que vous découvrîtes un jour dans
« mon atelier de Londres ; cette figure à demi esquissée
« et barbouillée, tournée contre le mur ; on n'y voyait
« bien que les yeux. Vous eûtes vite nommé KateWard.
« Eh! bien, je l'avoue, je les avais placés là pour les
« mettre à l'abri des poursuites de Jupiter ; ils s'obsti-
« naient à venir se loger dans les orbites de mes deux

« Danaës où leur vue me rendait fou. Je ne pouvais


« penser à d'autres yeux, ni en peindre d'autres; alors
c je pris le parti de me débarrasser ainsi de cette ob-
« session. Aujourd'hui, j'ai laissé la mythologie pour
t peindre la tête .authentique de ma Kate, avec son
« doux visage qui se mire dans mon âme comme dans
« une eau limpide : elle a voulu poser avec un manteau
« pareil à celui que vous portiez jadis, j'insistais pour
« le bras nu, mais elle a tenu à cette ressemblance, la
« seule, dit-elle, à laquelle elle puisse aspirer. Ah mon
1

« amie, écrivez-nous donc que ma tendresse pour elle


« ne nuira point à celle que vous lui avez témoignée jus*
« qu'ici. Elle n'échangerait pas, je vous l'assure, la vôtre
« contre la mienne. Elle sait vos livres par cœur bien
«
mieux que mes paroles, elle vous cite à tout propos et
< se sert de vos arguments pour me fermer la bouche.
« Il a même fallu, pour la satisfaire, la peindre avec
« votre dernier volume entre les mains, au lieu de ma
«
palette que je voulais y placer; accordez-moi que l'ac-
te
cessoire eût été plus nouveau. Elle ne me fait aucune
«
concession 1... Il est joli de voir combien les femmes
«
peuvent aimer une femme de votre sorte, enchaîner
« leur cœur à vos pieds, devenir insolentes s'il s'agit de
« vous défendre contre nos attaques, et vous placer in-
«
finiment au-dessus de nous. Ma Kate n'est pas la seule
« à croire que vos pieds, quand vous marchez, ne lais-
« sent aucune trace sur le sable.
I « Mon mariage vous surprend-il comme il a surpris
le pauvre Leigh ? Kate Ward ! s'est-il écrié, Kate
«

«
Ward!... Je croyais... je ne pensais pas... Puis il
« s'est tu.
1 « Comme il est changé Je ne l'avais pas vu depuis
1

longtemps ; mais je suis allé le voir dans les circons-


«
tances que vous savez. Je ne vous en ai rien dit encore ;
«
connaissant votre cœur, j'écris plus légèrement quand
. «
il s'agit des choses qui ont le plus de poids; ainsi la
i «
pendule parle vite malgré son balancier de plomb.
i « C'est peu de dire que(pardonnez-moi je suis triste. Dans les vieux
jours du Shropshire ce souvenir)
«
quand vous discutiez ensemble à travers les champs
<
dorés que vous feriez ou ne feriez pas, au fond
« sur ce
cela revenait à ceci : vivre pour l'art ou la charité; je
«
pensais concluriez la paix au moyen d 'un
« que vous
d'or. C'était absurde, l'événement l'a prouvé ;

î « anneau
depuis lors, vous vous êtes éloignés l'un de l'autre, de :

i
mois en mois, d'année en année. Dieu sait mieux que
« nous ce qui nous convient; ainsi disons-nous, mais
«
d'une voix rauque. Lorsque Romney a été si malade,
«
aussitôt après ma lettre adressée à Paris, lady Wal-
« demar, 'me dit-on,
l'a soigné comme une vraie garde-
<r
malade, avec des larmes en plus. Et lord Howe ! vous
« avez
raison, lord Howe est un atout ; et cependant,
« l'ayant en
mains, un homme comme Romney peut
(j
perdre; c'est ce qui lui arrive... Je finis. Ecrivez un
« mot pour
Kate; elle lit toujours mes lettres, même
a avant d'être ma femme. Si elle voit son nom, cela la
CI:
fera sourire et j'en bénéficierai. Dieu vous bénisse,
« notre amie ! Je ne vous demande pas quelles sont vos
« impressions à Florence au milieu de mes tableaux .
« aimés ;
j'entends battre votre cœur par-dessus les
I( monts
neigeux qui nous séparent ; pour parcourir
CI:, une fois avec vous les galeries du palais Pitti, je don-
« nerais une demi-heure de ma promenade de demain
« avec Kate... je le crois du moins !
« VINCENT GARRINGTON. »
^

Il fait très chaud. L'air de midi brûle autant que le


soleil; les persiennes fermées excluent l'un et l'autre;
elles.raient d'ombre et de lumière dorée les dalles de
ma villa, les tableaux du mur, la statuette de la con-
sole (l'Amour et Psyché dont le baiser fait un seul
marbre), le sofa sur lequel je repose, la table, les vases
pleins de lis cueillis hier par Marian, et la lettre ou-
verte sur mes genoux; mais ici les lignes sombres me
semblent irrégulières et confuses. Je la relis trois fois.
Il est marié, c'est clair. Rien d'étonnant, à cela
— ni
M
aux regrets de Carrington- ni aux soins de lady
Waldemar; il était assez superflu de mentionner ce
dernier détail, mais un homme amoureux revêt toutes
les femmes dl1 capuchon de sa maîtresse dont la dour
blure rose les rend toutes charmantes à ses yeux. Cfe
qui ne l'empêche pas de dire à la fin : Je suis triste.
Triste!... Même sous ce capuchon d'emprunt, à l'abri
de la lumière ardente dont je pourrais éclairer sa
figure pour en faire ressortir les rides et la honte, lady
Waldemar n'est guère digne de Romney aux yeux de
ses amis, qu'ils s'appellent Aurora Leigh ou Vincent
Carrington, cela est évident. Il connaît mon cœMr,
dit-il, — c'est naturel, peut-être, quoique le mot me
semble fort (quand on aime, on est sujet à dire des
choses fortes). Au reste, tout ce qu'il dit du passé et
de ce qui aurait pu être ne parviendra pas à me trou-r
bler. — On étouffe dans cette chambre. Mieux vaut se
griller que mourir d'asphyxie. Faisons entrer de l'air,
fût-il accompagné de.feu, — ouvrons les fenêtres toutes
grandes au soleil de midi pour délivrer mon front de
cet étau qui le comprime: — que ces insupportables
cigales nous étourdissent complètement, dans leur
ivresse enrouée et tapageuse! Leur chant ne finira,
comme celui, du poète, qu'en brisant leur cœur, et
quand les hommes diront d'elles comme ils disent de.
lui : C'est par trop ennuyeux !
Les livres réussissent et les vies échouent. M'en dou-
terais-je à la fin?... Kate s'attache à son vieux manteau
usé à cause de sa ressemblance avec le mien, tandis
que je me méprise moi-même et voudrais ressembler
à quelqu'un ; et ce quelqu'un, à son tour, aspire à:
clevenir autre qu'il n'est... Faut-il que nous tçndion^
toujours en avant pour ne pas avancer d'un pas? a
Sommes-nous donc ainsi faits qu'avec nos admirations<j
même et nos plus hautes aspirations, nous ne puissionsi
jamais atteindre un but plus élevé que nous? Toutd
est-il donc une plaine désolée, où Dieu seul est au
dessus de chacun? Le soleil, en brillant sur des lagunes, )
en fait jaillir des reflets et des miasmes, et ce brouillard
pestilentiel devient d'autant plus funeste qu'il s'élève j
plus haut.
Silence, Aurora Leigh! Vous portez votre cilice!
troué à la manière de César et vous vous vantez de vos
échecs comme étant ceux de l'humanité. Taisez-vous.
Il y a dans ce monde même des choses plus hautes
que ce que vous pouvez atteindre. Effacez-vous, et
regardez les autres : la petite Kate, par exemple ! Elle
fera- une femme parfaite pour Carrington. Elle a
toujours cherché sur la terre un petit îlot vert où se
faire un nid, avec ses yeux aux paupières douces
comme des ailes d'oiseau, qui s'abattent maintenant!
sous la caresse d'une main virile, tremblantes, humble..1
ment joyeuses. Après tout ne dédaignons pas Kate parcej
qu'elle m'admire; un sage peut cueillir une feuille et y
lire tout un discours. Et moi aussi, Dieu m'a faite avecij
un cœur capable d'adoration, d'amour, de chagrin;
nous disons de même de Shakespeare. J'accepterai
l'admiration que j'inspire, j'apprendrai à respecter,
jusqu'à ma pauvre individualité.
Un bon livre, dit-il, de vous, une femme! J'aurais ri de*
cela une fois, mais il y a longtemps. Je &uisune femme, \
il est vrai; hélas! et malheur à nous quand nous le sen-
tons le plus. Car alors nous nous soucions peu des cou-
ronnes et des compliments que nous attirent nos bons
livres.
Il y a, je crois, quelque vérité dans cette œuvre, et la
vérité survit à la douleur comme l'âme au corps. Nous
récitons nos Phédons jusqu'au bout en dépit de toutes
nos horribles contorsions et des rides creusées sur notre
visage par l'effet de la ciguë. Quoique femme, j'ai écrit la
vérité : « D'une manière faible, partielle, imparfaite, ajou-
tera Romney, parce que vous êtes une femme ! » Per-
sonne n'a le droit de se croire seul dépositaire de la vé-
rité; elle n'appartient ni à l'homme ni à la femme, mais
à Dieu qui la passe au crible, et ne la met en lumière
,
qu'après l'avoir reconnue pour la vérité. De toutes les
choses que le Créateur trouva très bonnes, elle seule
mérite encore ce nom.
Mon livre est vrai en ceci qu'il révèle l'union indisso-
luble entré le monde visible et le monde invisible.
Séparer les choses matérielles de celles de l 'esprit, en art,
en morale ou dans les questions sociales, c'est séparer
ce que la nature a uni et amener la mort; c'est se con-
damner à peindre des tableaux sans portée, à écrire de
la poésie fausse, à couler des jours vulgaires, à ignorer
les hommes sur lesquels on veut agir, à se tromper
en tout. Nous coupons en deux ce fruit de la vie ; cette
qui s'adaptait parfaitement à la main d *Aphrodite
pomme
été anéantie comme si nous en avions supprimé les
a
deux moitiés. Sans l'esprit, la 'matière est inerte, on
n'obtient ni force ni mouvement; sans les objets qui
frappent nos sens, les choses spirituelles nous échappent :
dès lors, plus de beauté, plus de puissance. Et dans cette
double sphère, l'homme (car l artiste est homme au
le plus parfait) combine en lui les deux éléments,
sens
s'attache à la forme pour atteindre à l'esprit qui est an
delà; il fixe toujours de ses yeux mortels le type à tra-
vers lequel les yeux de son âme aperçoivent l'idéal :
quand les choses seront appelées de leur vrai nom, cet
idéal deviendra la réalité. Si l'on regarde assezlongtemps
un paysan d'Italie au rude visage, on découvre sous cette
argile un Antinoüs aussi admirablement modelé que
celui qui rêve pâle et beau dans le fameux marbre de
Rome;'si l'on est capable d'aller plus loin, on trouvera
sous cette enveloppe un ange plus sublime encore qui
surpasse Antinous comme celui-ci surpassait le rustre
de tout à l'heure, et qui, avec un royal dédain, l'écarté
àjamais de notre vue. Carrington est heureux d'avoir
cette conviction : c'est celle de l'artiste copiant une
feuille, un arbre, une pierre (simple travail manuel)
et découvrant soudain une harmonie mystérieuse entre
son âme et ces choses matérielles qui sans cela n'y éveil-
leraient aucune émotion. L'oiseau qui becqueté une ra-
cine, le cheval paissant surle bord du chemin, ne soup-
çonnent pas ce sens caché; l'homme, cette créature
double, conçoit une double vie; les symboles extérieurs,
l'es réalités intérieures lui apparaissent également, il ne
peut voir dans l'univers entier un seul objet qui n'ait sa
signification intime : lés coupes, les colonnes, les chan-,
deliers du tabernacle deviennent pour lui les symboles
de ce que tient en réserve la montagne sainte; toute
cette pompe temporelle lui parle de royales allianres et
s'érige en monument des vérit'és éternellesqui ^"con-
somment en Dieu. Il n'y a rien de grand ni de petit, a
dit un poète d'e nos jours dont la voix résonnera au delà
de l'angélus et auquel les cloches de matines ne pourront
imposer silence. N'on, en vérité, rien n'est petit. Il n'y a »
pas de bourdonnement d'abeille enfermé dans une co-
rolle de lis qui nei trouve à s'harmoniser avec le scintil-
lement des étoiles; pas de galet à nos pieds qui ne
prouve une sphère ; pas de pinson qui n'implique leché-
rubin. Et si je regarde les fines veines de mon poignet,
j'entends la clameur d'une âme véhémente, s'y exprimer
distinctement dans une faible pulsation. La terre est
pleine du ciel, et chaque buisson de la route embrasé
par la présence de Dieu, mais celui-là seul qui a des
yeux pour voir ôteleiJ sandales de-ses pieds; les autres
restent assis autour du buisson, en mangent les baies,
et perdent de plus en plus leur ressemblance originelle
avec leur Créateur.
Mon livre est donc vrai parce qu'il conduit des choses
basses aux choses élevées. Cette vérité m'a constamment
poursuivie à travers les déserts de la vie comme Jupiter
poursuivit Io sous la forme d'un taon. L'insecte infati-
gable me harcèlera de ses piqûres tant que la main
divine ne se sera pas posée sur ma tête pour y faire des-
cendre la paix qui ne connaît plus de fluctuations. L'Art
est l'interprète des choses saintes qui se passent au delà
du voile. Si le monde visible était tout, l'Art résiderait
tout entier dans l'imitation. Ici la main du dieu nous
saisit. Si nous sommes de vrais artistes, nous rendrons
témoignage à*son œuvre complète, consommée, indivi-
sible ; nous dirons que toute fleur croissant sur notre
terre représente une fleur type du monde spirituel et
qu'avec, une compréhension sufIis-ante nous pouvons per-
cevoir quelque chose de sa beauté et de son parfum

'rop vaguement, ilestvrai, d'une manière plus ou moins
consciente, mais sensible ; ce quelque chose se retrouve
dans la peinture, dans la musique, dans la poésie quand
âmes; leur érieux langage qui
elles électrisent nos il ys
comprenons sans savoir ni comment ni pourquoi
nous
arrache alors un cri d'admiration ; nous saluons ]
nous
génie en disant : <c,Un homme a produit ceci, » quand
faudrait dire : « C'est dela vision intérieure, et il a vu.
Ainsi l'Art se grandit lui-même en révélant une vf
rité qui, pleinement comprise, transformerait lé monc
changerait toute la morale. Si l'homme pouva
et en
sentir, non pas une fois en passant, dans l extase d
poète,mais chaque jour,
au milieu de son labeur ou w
de son jeûne ou de ses fêtes, le sens spirit.
son repos,
qui brûle à travers les hiéroglyphes de l'univers, il pei'
drait désormais le globe avec des ailes, il révérera
les créatures et jusqu'aux plantes qui y vivent,1
toutes
révérerait même [son propre corps ce corps si mépi
sable àsesyeuxdans l'ordre de choses actuel que pendai
les nuits d'été, toutes les villes du monde fonl servirlei
fange à ses plaisirs; et ceci à la face de Dieu contris
jusque dans son ciel de voir ainsi déchu le monde qu
avait créé si beau; sous le regard de la lune, ce premi
d'amour donné par le Créateur à la terre et qui
gage
convainct de souillure, comme un anneau nuptial pla
sous les yeux d'une femme adultère.
Quand nous disons une parole de vérité, nous sento
instantanément qu'elle vient de Dieu et non de nou
mêmes; nous la passons à d'autres comme la coupe <

sacrement à laquelle chacun a part sans avoir le dr(


de la détenir. Que mes lecteurs jugent donc de m<
poème et de moi-même. Mais au fait je le connais mi"
qu'eux et puis en parler. Je dirai avec Romney que
livre est faible, que l'ordonnance en est mauvaise, q
les points de vue en sont obscurs, la mélodie incohérent
if
V •
Peu importe. Notre but ne saurait être d'écrire un
livre. Hélas ! le meilleur des livres n'est qu'un mot dans
le poème de l'Art et ce mot ne tarde pas à subir les at-
teintes de l'âge ; il se raidit et se paralyse, sa stature
s'affaisse, il laisse tomber ses signes caractéristiques au
fond de quelque crevasse ou les critiques ne pourront
plus les atteindre. L'Art lui-même, s'il est une forme plus
vaste de la vie, est dépassé par la vie de l'âme. On sent
bien plus de choses qu'on n'en perçoit, et l'on en perçoit
bien plus qu'on n'en interprète, et l'amour élève ses
flammes légères plus haut que tous les fagots entassés
par l'Art.
Mais en est-il bien aussi? Lorsque la main du dieu se
fut posée sur la tête d'Io, lui apportant l'apaisement et
la joie, crut-elle avoir rencontré la vérité? Non, mais
l'amour. Est-ce toujours là qu'il faut en revenir?... Eh
bien, quoi ! je ne puis garder toute ma présence d'esprit
sous les ardeurs de ce soleil toscan. La ville semble cuire
là-ba&, sous ses rayons, dans ce chaudron de Médée, et
tous les mamelons qui l'entourent font l'effet de bulles
d'air à la surface.du liquide en ébullition.
Le ciel reste-t-il loin de nous afin de nous préserver
de cette combustion t- que son incandescence s'abaisse
plutôt jusqu'à notre terre-et nous consume pour nous
rendre le repos définitif. Ah ! nous savons trop de choses
ici-bas pour ne pas comprendre ce 4qui nous vaut le
mieux ; nous avons trop de lumière pour ne pas aspirer
à être purifiés et anéantis par ses rayons mêmes. Nous
parlons beaucoup, nous concluons à une philosophie
divine, nous recevons des éloges pour nos livres, et
quand nous ramassons notre vie — nous nous prenons
en pitié! à moins que nous ne l'ajoutions à 1 vie d'un
autre (comme nous coudrions un mètre de soie à noiri
robe de toile). Mon petit mouchoir, si je le jetais par.
dessus les cyprès que voilà, pourrait aussi bien recouvri!
Sanminiato avec ^on église et le reste, que ma pauvrt
vie mesquine et rapiécée contenir ses propres contre
dictions.
Fermons du moins les persiennes, asseyons-nous; el
ce soir, à la fraîcheur, quand ma tête sera moins en.
dolorie, nous écrirons un mot à Kate et à Carrington
Puissent-ils être heureux ! Il a fait un bon choix, et ellt
aussi.
J'en serais ravie, je crois, n'était Romney. S'il aval
épousé Kate, cela m'aurait rendue très contente assu.
rément. — Florence me convient, j'y retrouve l'air natal
la -langue de mon enfance. Mes tombes sont calmes, e:
ne me font pas trop souffrir. Marian est bonne, douce,
affectueuse, me laisse tenir l'enfant, l'emmène souven-
dans la colline cueillir des fleurs dont elle garnit mes
vases avant mon réveil, — de grandes tulipes sauvages,
ou les lis pourpres de Dante, ou l'un de ces roseaux qui
croissent sur les bords de l'Arno, comme des gerbes de
sceptres laissés là par une ancienne dynastie de dieux ;

ils puisent dans le fleuve, depuis des siècles, la sève qui


les verdit et fleurissent aux endroits où"se posa jadis la
main olympienne toute chaude d'un sang divin. Voilà les
trophées que je trouve le matin jetés sur mon lit, sur-
prise par un rire 'd'enfant que Marian essaie en vain
d'étouffer ; les yeux fermés, je me prépare en souriant à
recevoir le baiser qui va venir, les caresses du petit
visage qui vont tomber sur moi comme un bouquet de
roses dont le poids ferait casser l'attache. Je devrais me
sentir heureuse. Le petit être m'aime à présent. Il me
If nomme Alola, les r sont: des épines trop rudes pour
s passer sans les écorcher.sur ces lèvres délicates. Dieu
le bénisse ! Je serais heureuse assurément, sans ma
tristesse au sujet de Romney. Que Dieu me soit en
f
aide. lm

Romney !... Romney !... Ceci devient absurde et tourne


au refrain. Le vent, la pluie, le moustique criard, la
mouche qui bourdonne, tout me répète ce nom, comme
nous poursuivent parfois jusqu'à satiété, les'airs les plus
vulgaires et les plus indifférents. Nous sommes ainsi
L faits— la tyrannie que nous exerçons sur nous-mêmes
f ne nous arrache pas à l'esclavage de la nature. Et puis,
f quelques-uns d'entre nous, comme certaines strophes,
sont par trop soumis à la même ritournelle; les mêmes
*
choses vont et viennent indéfiniment.
a)Vincent Carrington se dit triste — je le suis, aussi;
mais il peut, lui, s'élever de sa tristesse à son paradis
*
d'amour; et si, par moments, il dit ; « Pauvre, pauvre
.J
Leigh, qui jamais ne possédera un .coeur aussi fidèle,
un aussi ravissant visage » sa peine.doitse dissiper bien
1

vite à la vue desjoues rougissantes de Kate. Pour lui, la


A
neige est tombée en mai; eJLe a trouvé le ,sol déjà tiède,
4 elle s'est fondue au premier contact de l'herbe verte.
j ; Pour Romney — il a ce qu'il a choisi après
tout. Jl
1 avait je pense un aussi beau soleil que la plupart des
Igeiïs pour éclairer son chemin, et peut-être découvrirons-
nous un jour qu'il y a yui aussi bien que beaucoup
d'autres. Soyons homme, pour une fois, et déposons nos
J

"J Morts, comme on le fit d'Alaric, déposions tous ses trésors


de notre âme dans le lit d'un cours d'eau desséché ;
après quoi nous y laisserons, couler. de nouveau 4c
J1 courant de la vie, chargé de bateaux marchands o.u. de
J
i:
¥
barques de plaisance. Soufflez, v.ents, et aidez-nous !..
Ah ! nous nous raillons nous-mêmes en parlant ainsi
peut-être en est-il de même de toutes nos autres résc
lutions. — Comme cet air est lourd, chaud, malsain
j'envie le sort de ces morts qui dorment sous 1
comme
rivière avec son rideau d'argent au bruissement continu
des autres dans leurs cryptes silencieuses.
ou le repos
à l'abri de la chaleur et du bruit, à l'abri de ces cigales
dirai-je, et de cette palpitation, — plus vexante encore
C'est ainsi ; nous convoitons pour l'âme la part d
la mort et l'anéantissement. Ainsi se terminer
corps,
aspirations vers les régions élevées. Les pâturage
nos
d'ici-bas nous eussent engraissés davantage. Après avo;
gravi les sommets où l'herbe manque, nous voulor
maintenant la part de la bête, fatigués de celle de l'angt
Les hommes définissent l'homme une créature qi
marche le front levé vers les étoiles et qui regarde a
dedans d'elle-même, qui manie des outils et que carai
térise le rire. C'est assez. Nous l'appellerons plutôt u
être inconséquent, car tel est son véritable caractère
Quelle autre créature, en effet, conçoit le cercle et su
ligne droite ou brisée, aime les choses qu elle
une
éprouvé être mauvaises pour laisser de côté celles qu'el
éprouvées être bonnes? Pensez-vous que l'abeille apr<
a
avoir fait du miel pendant la moitié de l'année, prem
dégoût une fois l'hiver venu et convoite
son rayon en
nourriture de la petite fourmi ? Mais un homme II !

hommes ne sont que des femmes après tout et les femm.


ne sont que des Auroras ! Il y en a qui sont nés avec
cœur tendre, capables de pâlir à la vue d'un ver écras
et qui gaspillent leur vie dans la contemplation d'eu
mêmes et l'embellissement complaisant de leur prop
individualité. Il y en a qui croient à l'enfer et qui
mentent ; il y en a aussi qui croient au ciel et qui
tremblent. Il y en a qui usent leur âme à déchiffrer le
problème de la vie sur le sable laissé à nu entre deux
marées, et dont la conclusion est celle-ci : « Donne-nous
la part de l'huître dans la mort ! »
Hélas! Dieu tout patient et tout endurant, tu as plus
besoin encore d'être Dieu pour nous supporter que pour
nous avoir créés ! Elève-moi à toi, aide-moi à aspirer
plus haut, toi qui as revêtu notre chair et qui sais que ce
vêtement, tout imprégné de souillures, peut nous entraî-
ner, par son poids, dans les sombres abîmes. Soutiens-
moi, afin qu'avec toi je marché sur les vagues et leur
résiste! — Attire-moi, aspire toi-même mon âme, toi
qui es le chemin, la vérité, la vie, afin qu'aucune vérité
désormais ne me trouve indifférente, qu'aucun chemin
conduisant à elle ne me semble trop pénible, et aucune
vie, pas même celle que je mène, intolérable!
Les jours s'écoulent. Je fais revivre le passé avec tous
ses plaisirs toscans usés et dépouillés de leur charme.
Ainsi nous retrouvons, par une triste journée d'automne,
un volume égaré par un bel après-midi d'été, pendant
une promenade dans les prés avec un tendre ami : il
tenait le volume entre ses mains et nous faisait sourire
en soulignant d'un coup d'ongle énergique la ligne que
cette marque fera à jamais flamboyer devant nos yeux!...
Je vis mélancoliquement. Je reconnais tous les oiseaux,
tous les insectes qui semblent issus des corolles avec
lesquelles ils rivalisent de couleur ; les mites, aux ailes
si pesantes pour leur corps frêle qu'on se demande com-
ment elles peuvent arrêter leur vol ; les papillons aux
ailes bleues trouées de charbons ardents ; les mouches
leur
de feu qui transportent, à travers la nuit vibrante,
petite flamme éteinte par l'éclat des étoiles immuables f
plus brillantes que les lucioles, ces lampes de l amour;» cettef
Je reconnais la plainte monotone de la chouette,
note qui suffirait à exprimer la tristesse par la musique; n
le tourbillon des chauves-souris qui semblent suivre dans;?
l'air le vaste pourtour d'un dôme d ombre invisiblerl
et la voix des rossignols dont le chant nous t
pour nous,
transporte par-dessus les murs des jardins, bien haut i
parmi les grands amandiers ; plongés dans la lumière a
d'or de la lune, nous perdons la notion des choses %
terrestres Je reconnais les couleuvres inoffensives aux -t
reflets d'opale, les grenouilles qui vantent en-coassant,$
les charmes de leurs fossés, les lézards sillonnant les murs 4
de leurs zigzags verts ; qui, si vous êtes immobile et 2

muet, vous flattent en vous prenant pour une pierre et t


viennent passer familièrement sur vos pieds avec leurs 4
petites têtes aux yeux démesurés. Je les reconnais tous, g
mais il faut bien rabattre des proportions que mon}
imagination d'enfant leur avait données. Je me rappelle i
le temps où je vivais au milieu d'eux, leur compagnei
et leur égale, comme le fait toute innocence avanti
d'avoir renoncé aux privilèges de son Eden ; en ce
temps-là j'avais pour ami tel moineau ou telle chèvre,
j'achetais des cages en jonc de deux pouces de large
pour avoir la joie de rendre la liberté aux grillons en
leur disant: — « Oh ! cher grillino, avais-tu la crampe?
Est-tu content sur cette feuille de chêne? M'aimes-tu
pour t'avoir laissé aller ? Réponds oui en chantant et
je comprendrai. »
Un abîme me sépare aujourd'hui de toutes ces petites
créatures; elles ne sont plus à moi, je ne suis plus
%
comme elles. Avec l'homme riche de la parabole, je
soupire après une goutte d'eau pour rafraîchir mon
palais, — une goutte de cette rosée du passé, de cette
innocence de mon enfance que rien ne me rendra, et
dont je jouissais avant que mon cœur, ayant pris feu,
ne consumât ma vie tout entière. Maintenant les oiseaux
sont devenus trop fiers pour moi, le soleil supprime la
rosée.
Je suis revenue pour trouver mon nid vide; —les
oiseaux, plus sages, ne reviennent pas ! — J'entends le pas
de mon père sur cette terre abandonnée ; dans ce silence,
sa voix me redit les noms des plantes et des insectes,
des arbres et des fleurs, des constellations au-dessus du
Valdarno, avec cés mots qui revenaient souvent : mon
enfant... mon enfant. » Quand un père dit : « Mon en-
' fant », il est plus facile de comprendre les lois de l'uni-
vers et les transitions de la vie.
Un jour, je suis montée à cheval jusqu'à la petite mai-
son aussi rapidement que si j'avais dû y retrouver mon
père. Mais, arrivée à cinquante mètres du but, ma main
a laissé tomber les rênes, je me suis arrêtée. Les murs
de la maisonnette étaient cachés par une mosaïque d'épis
de maïs : pas une pierre de la muraille qui ne fût re-
couverte, pas un pouce de façade où pût grimper une
feuille de vigne. Le vieux porche avait disparu. Sur le
seuil, une jeune fille assise tressait de la paille; ses
cheveux noirs rejetés en arrière étaient retenus par un
mouchoir rouge noué sous le menton à la mode toscane ;
ses grands yeux d ébène se levaient à chaque instant
vers le mûrier que des garçons effeuillaient au moyen
de longues gaules, au milieu de rires et de cris. Mon
père ne permettait jamais autrefois ce dépouillement
des branches, il n'en eût pas donné les feuilles pour tous
servir produire. Je voyais; 1
les cocons qu'elles devaient à
à présent ces arbres dénudés comme en plein hiver...
i
Mon cheval s'est cabré en même temps que mon cœur, g
suis rentrée Florence. 1
j'ai tourné bride et à
J'en ai assez de visiter des tombes. Je ne voudrais
plus, si je le pouvais, revoir celles de mon père ou
de
ma mère, pour juger qui l'a emporté du tailleur de
pierre ou du lichen ; je ne voudrais pas y porter
'bien-aimés elles ne sauraient nij
fleurs, car pour mes
ni les parfums du ciel. Mes
embaumer la terre surpasser
je les cherche auss't
morts vivent trop haut pour que
bas ; j'aime mieux croire qu'ils viennent invisibles,
me chercher parfois dans ce tombeau qui s appelle la
la vie s'est développée), eq||
vie (mais où ne pas encore
laissent tomber sur moi quelque consolation d 'en haut,
quelqu'une des fleurs les moins odorantes du jardin de
Dieu dont les parfums les plus pénétrants pourraient^
nous causer une ivresse mortelle.
Ma vieille Assunta aussi est morte,... morte. 0 terre
du passé! qui as englouti tant de choses, pour moi seule
tu es inexorable. J'ai, comme les autres, fini de vivre,
je le pense du moins, mais je ne les ai pas suivis dans
le ciel. J'erre souvent dans l'allée des cyprès comme un
fantôme qui, de son haleine affaiblie et impuissante, es-
saierait de ranimer les torches éteintes de ses propres
funérailles. Je regarde les arbres dresser leurs silhouettes
sombres et droites sur le vermillon du ciel d'où tous les
nuages ont été emportés par un pan de la robe de Dieu
éblouissant à la fois les vivants et les fantômes, tandis
que je salue, du haut du pont, les bords frangés de cette
robe qui va disparaître derrière les pics de Lucques.
S
Au-dessous de moi coule la rivière ; ses flots qui reflè-
tent au loin toute cette gloire incandescente et semblent
s'en échapper, redeviennent sombres par degrés. Tout
le long des berges leur murmure s'harmonise avec celui
de la foule revenant de quelque fête, avec le bruit des
pas et celui des éventails, avec les doucesf-terminaisons
en issino et en mo, la mélodie des conversations et des
médisances; les gens, avant l'heure où l'humidité des
arbres se fait dangereuse, vont déguster des glaces chez
Donay ; des femmes charmantes, assises tout près des
cavaliers qui tiennent leurs éventails, sourient d'un air
rêveur entre chaque cuillerée de vanille, écoutant avec
calme des serments d'amour assez brûlants pour fondre
leur sorbet et consumer la barbe de ceux qui les pro-
noncent.
Je puis passer près d'eux sans crainte d'être reconnue.
Ici, aucun danger de se heurter par hasard à un ami, et
de prendre cet iceberg pour une île de refuge. Les An-
glais même seraient obligés de faire le premier pas et
de tendre des toiles d'araignées pour attraper les mou-
ches. Je suis heureuse. C'est sublime, cette solitude com-
plète des pays étrangers ! On vit comme tout de nouveau
et par le seul fait que cela vous convient; on n'est pas
attaché au sol, mais libre comme les sauterelles d'Athè-
nes, de bondir hors d'atteinte quand un passant veut
vous saisir ; on possède en propre un monde nouveau,
animé par de nouvelles créatures, tout y paraît inédit :
le soleil, la lune, les fleurs, les gens, ah ! et rien de
tout cela ne vous possède ! Nul n'a le droit de vous ap-
peler par votre nom, de s'enquérir de votre destination,
de vous demander ce que vous pensez du livre de M. un
tel, du mariage ou du décès de Mme une telle, ni com-
ment va votre névralgie depuis l'autre jour, ni pourquoi r
êtes si pâle ? Un affranchissement aussi surprenant is
vous
des ennuis de la vie ordinaire est en général la consé- JS
quence de la mort, c'est le dépouillement sans angoisse M
de l'enveloppe charnelle. Aussi je m'étonne que les M

restent volontairement immobiles comme des 5l


gens
fakirs, jusqu'à ce que la mousse croisse sur leur corps,
pleins d'admiration pour cette verte parure et pour laf.!
vertu dont elle est la preuve. Je suis contente, je devrais ji
l'être du moins si je suis devenue une étrangère pour
moi-même, aussi bien que pour les autres.
Plongée dans ces rêveries, je parcours les rues étroites;ij
qui ne me reconnaissent pas ; plus d'un fronton de palais
regarde tristement à travers ses visières de pierre barrées
de fer faites ainsi à double fin pour les visites d'amant^ji
et le passage d'ennemis, pour l'hôte et pour la victime
j'entre dans les églises aux portes toujours ouvertes où,
pendant les plaintives psalmodies des vêpres, quelques
fidèles, des femmes surtout, prient agenouillées sur les
dalles sombres, les yeux tournés vers l'autel tout relui-
sant d'argent. J'aime à m'y reposer et à observer ces
groupes ; souvent un rayon tremblant va toucher un de
ces visages plus fervent que les autres, plus anxieux
d'obtenir du secours ; j'imagine alors un roman adapté
à chaque attitude. L'une de ces femmes, petite et con-
trefaite, semble trouver la terre trop vaste pour son
corps chétif ; le pauvre mouchoir de deuil noué autour
de son cou prouve seul que, du moins, elle a eu une
mère. Une autre paraît malade d'amour, elle doit prier
quelque saint au cœur compatissant de mettre plus de
vertu dans la belle écharpe achetée hier (elle a dépensé
-l'argent de vingt repas) afin que son amoureux infidèle
puisse revenir. Il y en a une si vieille, si vieille, qu'il
lui est devenu plus facile de s'agenouiller que de rester
debout ; si seule, qu'elle accepte pour commère la sainte
Vierge et l'entretient de son courroux contre le monde
pervers qui continue à prendre et à donner en mariage
exactement comme au bon vieux temps: la chose alors,
était logique et légitime, car son Gian vivait et elle-même
avait dix-huit ans : « Et cependant, jeudi, si la Madone
« y consent,
elle pourra gagner un terne à la loterie, et
« tout
s'arrangera : le beau cierge qu'elle lui promet,
« et que
Marie, sans doute, ne voudra pas laisser échap-
« per lui
laisse de l'espoir... Sois bénie,murmure-t-elle,
c Reine du
Ciel ! »
Mon imagination donne ainsi un corps à mes rêveries.
Ces pauvres âmes aveugles, qui, pour marcher vers le
ciel, se tortillent le long de la queue du diable, qui sait,
pensé-je, si Dieu n'étendra pas la main pour les recueil-
lir ? Il est écrit dans le Livre qu'il entend le cri des jeunes
corbeaux et pourtant ce sont des cadavres qu'ils deman-
dent. 0 mon Dieu ! nous qui leur cherchons des excuses,
nous en faisons autant, relativement. Alors je m'age-
nouille, moi aussi ; j'incline ma tête sur le' pavé, et me
mets à prier ; puisque comme les autres créatures, je
désire des choses vaines, des aliments de rebut, je de-
mande à Dieu de ne pas m'écouter, de ne pas m'exaucer,
de prêter seulement l'oreille à l'agitation de mon pauvre
cœur passionné et tourmenté.
Et puis, je reste prosternée et muette, mais il m'en-
tend de là-haut...
Bien des soirées se passent ainsi. Je me résigne diffi-
cilement à manquer un coucher de soleil vu du haut
du pont, une prière du soir à l'église; j'aime à me
mêler à la foule si étrange, si gaie, qui ignore ma
figure ; les hommes qu 'on ne connaît pas valent
autant que des arbres.
Une fois seulement, à la Santissima, j'ai failli re-
trouver une connaissance, sir Blaise Delorme. Il m'a
vue certainement, s'est signé avec précipitation, s'est
incliné à demi devant mon ombre; je me suis glissée
bien vite derrière la plinthe de porphyre, le laissant
se demander si c'était vraiment moi, ou si peut-être
Satan avait pris ma forme, comme cela lui arrive quel-
quefois pour empêcher un bienheureux d'être canonisé.
Mais il était à l'abri du danger pour cette fois, et moi
aussi. Le moment d'après, les anges étincelants sous
les cierges de l'autel, absorbaient toute son attention.
L'excellent homme! en Angleterre nous nous connais-
sions à peine. N'est-il pas singulier qu'à Florence il
se souvienne de moi? Cette rencontre m'a troublée;
je suis restée plus souvent chez moi à regarder la
nuit descendre par degrés, à observer le croissant de
la lune, pareil à une faucille s'offrant à la main de
Dieu pour l'heure de la dernière moisson. A ces mo-
ments-là, il me semble que j'en ai fini avec la poésie;
je crains de faire tinter des clochettes en présence du
chérubin silencieux. Avec Dieu si près de moi, irais-je
parler de Dieu?... Je n'écris plus, je ne lis plus, je ne
pense pas même,—tranquille dans l'obscurité crois-
sante, je me fais l'effet d'un peu de sel tombé par
hasard dans un bol d'œnomel, qui s'y dissout lente-
ment, lentement, et finit par s'y perdre. *$

V
VIII

L'autre soir, assise seule sur ma terrasse, un livre


dans les mains et feignant de lire, j'écoutais le silence
descendre sur cette journée finie; je suivais des yeux
Marian agenouillée près de la fontaine du jardin et
jouant avec son fils. Je la vis prendre une figue parmi
celles qu'elle avait cueillies, la peler, en tendre la
pulpe écarlaté à l'enfant dont les lèvres impatientes
allaient au-devant du fruit savoureux Donne-moi !...
: —
donne !... criait-il, et de ses petits pieds il frappait le
sol (nous sommes tous nés princes!) ; sous les derniers
rayons du couchant, son visage et ses cheveux parais-
saient en feu. Un éclat de rire me fit tressaillir, ce

rire des âmes tristes et innocentes qui s'arrête soudain
comme effrayé de lui-même. C'était Marian qui riait.
Je la vis lever les yeux, honteuse de penser que je
l'avais entendue. J'abaissai les miens sur mon livre
et m'aperçus pour la première fois que c'était un
conte de Boccace, le Faucon, cette histoire d'un amant
qui tua par amour et, perdit ainsi le cœur qui l'aimait
le mieux. Nous faisons de même, souvent,' après quoi
nous ne rions plus jamais. Ris seulement, Marian !
tu en as le droit, ayant pour toi Dieu et ton enfant.
J'ai un peu moins que cela, — et c'est pourquoi je soupire.
Les cieux se préparaient à la nuit, ouvrant toutes
leurs portes afin de permettre aux étoiles de sortir
lentement; elles s'annonçaient plutôt qu'on ne les
distinguait encore. Du haut des cyprès du Poggio
les chouettes jetaient leur appel qui semblait enre-
gistrer chaque scintillement, chaque pulsation de
l'éther. Des ombres pourpres et transparentes rem-
plirent par degrés toute la vallée, enveloppèrent la
ville qu'elles isolèrent de la nature environnante et
qu'elles engloutirent comme une cité magique dans
une mer enchantée. Cette vision attire l'âme rêveuse
qui voudrait plonger dans ces flots mystérieux à la
recherche du Roi des mers, ce roi de la légende aux
yeux doux et perfides, aux. cheveux ruisselants, à la .
voix harmonieuse pleine d'un murmure de vagues.
La cloche du Duomo sonne dix coups, sa voix est
tellement basse qu'elle semble venir du plus profond
"des eaux; toutes les églises lui répondent sur des tons
différents. Quelques becs de gaz tremblent le long des
quais, autour des places; un cordon de feu dessine
le fronton du palais Pitti ; au delà du fleuve on aper-
çoit, devant Santa Maria Novella, les obélisques trian-
gulaires, pyramides mystiques placées sur leurs quatre
tortues d'airain et préposées à la garde de cette
belle église : Santa Maria, la fiancée de Buonarotti,
cherche en vain à travers les siècles, de ses grands
yeux aveugles — ses cadrans armillaires noircis par le
temps — une âme aussi grande que celle du maître.
Il me semble que j'ai plongé dans la mer enchantée,
tant je vois clairement tout cela... Et ô mon

cœur!... Voici le Roi des mers!
Dans mes oreilles, un bourdonnement d'eau. Il était
bien là, mon roi !

Ce fut une sensation plutôt qu'une vision. Je me levai


comme en présence de mon souverain, puis me rassis
troublée, luttant pour recouvrer mon empire sur moi-
même, ma dignité de femme. C'est pitoyable, mais les
femmes sont ainsi faites : nous mourrons pour vous
peut-être, probablement même, mais nous ne vous
ferons pas grâce d'un pouce de notre taille; nous
tenons à garder toute notre stature — fût-ce dans notre
cercueil! c'est une pitié, vous dis-je.
Vous, Romney ! Lady Waldemar est ici?

Il répondit avec une voix que je ne connaissais pas .
— J'ai une lettre à vous remettre de sa part. Mais
avant de la lire, écoutez-moi un moment ; j'ai si long-
temps désiré ce revoir, j'ai fait tant de chemin pour l'ob-
tenir Vous pensiez en avoir fini avec ce livre ennuyeux
1

que vous aviez fermé. Détrompez-vous : me revoici.


Il toucha ma main. Je tremblais des pieds à la tête.
Asseyez-vous, dis-je, lui indiquant un siège; mais

il s'assit sur le banc où j'étais moi-même, lentement,
avec une sorte d'hésitation.
Vous êtes donc venu, mon cousin? ceci me parait

étrange. Mais tout est étrange par ces nuits d'été et rien
ne saurait nous surprendre après le spectacle mer-
veilleux que voilà.
Je lui montrais l'étendue, où toutes les étoiles, deve-
nues visibles, ressemblaient à une écriture mystérieuse,
éblouissante, ressortant soudain d'une page sombre et
la couvrant de ses clartés.
Alors, murmura-t-il, vous ne savez pas...

Oui, je sais, répondis-je je sais. J'ai eu la nou-
— ;

velle par Vincent Carrington. Pourtant je ne pensais


pas que vous quitteriez votre œuvre en Angleterre,
même pour cela — mais il va sans dire que vous saurez
donner à vos vacances un caractère utile et les employer
au profit de nos paysans toscans ; ils ont grand besoin
de secours, depuis que le sanglier d'Autriche a franchi
les Alpes pour venir ravager la Lombardie, fourrager
de son groin nos vignes et nos plants d'oliviers, et se
vautrer dans nos mals.
— Vous avez eu la nouvelle par Vincent Carrington!...
répéta-t-il sans paraître écouter tout le reste, comme
s'il avait compris que je parlais dans le seul but de par-
ler, — Il vous a donc écrit celle qui le concerne person-
nellement?
— Oui. Le vent du mariage a donc soufflé sur tout votre
monde en ruines ! Carrington a fait un choix très sage.
— Le pensez-vous vraiment ? s'écria-t-il ; sa voix
tremblait comme la planche posée en travers du torrent
et qui sent gronder les flots au-dessous d'elle. — Serait-
il possible qu'à la fin... Mais non! poursuivit-il dans un
murmure étouffé, il est trop tard. Si j'avais deviné, cela
aurait à peine changé les choses en ce qui me concerné.,
Pour elle, cela vaut mieux maintenant.
(Il aime donc Kate Ward, à présent! pensai-je, parce
qu'il a épousé lady Waldemar. Carrington m'a bien
écrit que ses fiançailles avaient ému Romney. Avec
quelles coupes fêlées nous espérons puiser à la source
de l'idéal!)
— Je ne croyais pas, dis-je, que vous eussiez connu
Kate Ward.
— Au fait, je ne l'ai jamais connue. Il suffit que Car-
" i.
rington l'ait appréciée. Son choix repose sans doute sur
autre chose que les yeux couleur de topaze dont nous
entendons parler. Toutefois, je ne prétends pas les
déprécier : on s'empare du monde entier au moyen des
yeux...
(Y compris Romney, pensai-je ; il ne connaît pourtant
que de réputation ces yeux de Kate. Combien les hommes
doivent être vils, tous, puisqu'il est un homme !)
Il reprit d'une voix profonde et pathétique comme s'il
avait deviné que je ne l'aimais pas.
Vous n'avez pas reçu une lettre de lord Howe, il y

a un mois, chère Aurora ?
— Non.
Je le pressentais. C'est pourtant étrange. Sir Blaise

Delorme a passé par Florence.
Oui, je l'ai vu par hasard à Notre-Dame, mais il

ne m'a pas vue : l'eau bénite l'avait nettoyé 'de toute
préoccupation terrestre, lettres et autres ; son signe de
croix nous avait chassés de ses pensées de compagnie
avec ses péchés. Ce que je trouve singulier, c'est que
lord Howe l'ait choisi pour messager de préférence à la
poste en vue d'économiser quelques paoN. Quant à moi
j'ai juré de ne pas me fier aux hommes — pour ce qui
est des lettres à remettre.
Il fallait vous faire part de certains faits avec quel-

ques ménagements. Howe supposait... mais n'importe.
Si votis aviez lu cette lettre, mon arrivée vous aurait
nnoins surprise.
(Il me croit vexée à présent. Je me suis drapée avec
succès dans mon orgueil féminin. Oh! je suis vexée,
paraît-il. Mon ami lord Howe me députe son ami Sir
Blaise afin de m'annoncer doucement la chose, comme
on brise avec précaution un œuf de moineau pour en
faire sortir l'oisillon. Quelle nouvelle ? le mariage de
Romney avec une certaine sainte... Très bien. Vous
avez joué votre rôle, lady Waldemar — j'ai joué le
mien.)
Cher Romney, vous ne jugiez point nécessaire,

autrefois, comme les rois grecs revenant de la prise de
Troie, de vous faire précéder par des avant-coureurs
pour déployer sous vos pieds une triple épaisseur de
tapis, afin d'amortir le bruit de vos pas. Quant à moi,
soyez sûr que je puis très bien supporter d'entendre
votre pas franc sur le gravier. Je n'en déplore pas moins
la perte de cette fameuse lettre ; sir Blaise l'aura roulée
sans y penser pour allumer un cierge avec. L'excellent
lord Howe écrit d'excellentes lettres qui ne sont pas
bonnes à égarer; plus d'une fleur de médisance cueillie
dans les serres de Londres sera tombée là où cette tige
a été coupée.
Il est tout simple que je regrette ces nouvelles dans
ma solitude au milieu des vignes où je n'entends parler
que de la nielle et du chianti qui va manquer cette
année ! Mais vous dites qu'elle m'aurait préparée... Ai-
je vraiment tressailli ? J'en ai fait autant hier soir à la
vue d'un hanneton. Connaissez-vous si peu les femmes
que vous preniez au sérieux des indices aussi futiles?
C'est ainsi que nous exerçons notre puissance et que nous
produisons nos effets ; les arbres sont raides et immo-
biles en temps de gelée, quand aucun vent ne souffle ;
mais, vienne l'été, la saison heureuse pour les arbres,
la moindre brise fait trembler leurs millions de feuilles
dans un luxe d'émotion. Il faut un peu moins pour
émouvoir une femme. Laissez-la tresaillir, si cela lui.
Zr
,:!
plait ; ne concluez pas que l'hiver est rude, mais au
contraire que l'été est venu avec son vert feuillage.
Oh ! puissent vos étés être verts à jamais, Aurora.

Vous êtes un peu amère à l'endroit de votre sexe. Des
hauteurs d'où vous le dominez, vous soufflez impitoya-
blement sur lui comme un vent de rafale, vous faites
tournoyer vos pommes de pin dans votre dédain superbe
pour les briques sur lesquelles vous les semez. Si hau-
taine et si froide envers les autres, envers vous-même, je
trouverais injuste que vous le fussiez un peu moins
envers Romney. Je suis satisfait ainsi. Vous supporteriez,
dites-vous, d'entendre mon pas brusque à vos côtés ;
moi, cela m'affecterait douloureusement d'entendre la
voix d'Aurora s'adoucir soudain par pitié pour ce que je
suis devenu.
(Ah ! mon ami, pensai-je, je vous trouve digne de
pitié, en effet, en tant que mari de lady Waldemar. Mais
Aurora Leigh doit se garder de mettre dans sa voix la
pitié qu'elle éprouve comme elle se garderait d 'un men-
d'une liberté coupable. Sa voix s adoucirait
songe ou
compatir le rebut de ce monde avant de se
pour avec
modifier pour vous.)
Je répondis avec calme :
Pesons bien les choses, ami. Quel que soit notre

sort, nous l'avons voulu ; encore qu'il nous déplaise •

peut-être à bon droit — une destinée différente, crue


possible autrefois, mais rejetée, nous déplairait davan-
tage, n'en doutez pas. Ce que nous choisissons peut
n'être pas bon, mais le fait que nous l avons choisi
prouve que c'était bon pour nous, soit virtuellement...
soit dans notre imagination. Si les mites veulent se
brûler les ailes, cela prouve que la lumière est bonne
pour les mites, sans. cela elles ne se précipiteraient pa.
dans la flamme où elles agonisent. i

Oui, dit-il très bas, la lumière est bonne... Puis::
brusquement : — Parlons de Marian. Comment va-
t-elle ? 1

Je baissai la tête, ne trouvant rien à dire. Il me semblait


dur de parler d'elle au mari de lady Waldemar. Que
savait-il au juste de cette triste histoire ? Il ne voulut pas
comprendre mon silence et répéta : — Comment va
Marian ? j »

— Elle -va bien. *

Une heure auparavant, je la voyais dans le jardin, mais


à la tombée de la nuit, elle était rentrée. Je l'entendais
dans une chambre au-dessus de nous, qui chantait pour
endormir son fils.
— Est-elle ici ?
— Oui.
Il soupira : — Ce sera pour tout à l'heure. Pour le
moment, je voudrais vous parler seul, sans crainte d'être
dérangé. ]
Parlez. Elle ne nous troublera '
— pas. ;

— J'ai lu votre livre, Aurora, me dit-il en tournant


sa tête de mon côté avec un sourire. ,|| J
—Bien, dis-je. Après? "f. j
— Ce livre remplit mon coeur ; — il y vit, il y rêve ;
mon pain quotidien me semble meilleur depuis que je
le connais et tout ce qui n'est pas imprégné de son
parfum n'a plus aucune saveur pour moi: j
,
.
Mon livre a vécu en moi, avant de vivre en vous ;
je le connais mieux que personne, —j'en sais la folie et
la faiblesse, je sais qu'il ne mérite en
aucune façon
.tous ces compliments... Je vous en prie, souhaitez à vos
i II
amis un bonheur plus grand que celui d'avoir écrit un
livre, même meilleur !
— Ce découragement est naturel, répondit-il dou-
cement ; le poète regarde toujours au delà de son œuvre,
sans quoi il ne l'aurait pas faite. Si un homme pouvait
en créer un autre, il comprendrait l'infériorité de sa
création et cette conviction même l'élèveraitau rang des
dieux. Mais le livre dont nous parlons n'est pas mon
ouvrage, pour que j'en fasse peu de cas. Il me dépasse,
il m'élève ; je le tiens donc pour quelque chose de haut.
Si je me trompe, si je le juge de cette manière parce que
je suis placé très bas, peu importe. Pour moi, cela
revient au même. Je ne vous fais point de'compliments.
j II peut y avoir, j'y consens, des écrivains de l'un et l'autre
jeunes et vieux, capables d'écrire des livres plus
sexes,
riches et plus complets. Un homme peut aimer une
femme dans toute l'acception du mot sans soutenir pour
cela qu'aucune autre femme n'a de plus beaux yeux ;
j l'essentiel pour lui, c'est qu'elle l'ait regardé avec des
yeux qui, petits ou grands, sesont emparés de son âme.
Ainsi de votre livre, Aurora.
— Hélas! vraiment?
Est-ce tout ce que vous trouvez à me dire?

Je pense, repris-je, à une matinée de juin bien loin

•le nous à cette heure. C'était le jour de ma fête, nous
discutions sur la vie et sur l'art avant d'expérimenter
l'un ou l'autre. Je pense, Romney, que c'était le matin
— et que, maintenant,
il fait nuit.
Et maintenant, dit-il, il fait nuit.

— Je pense à autre
chose encore et non sans un peu
de tristesse. Si j'avais su, ce matin-là, que mon cousin
Romney, au bout de tant d'années, parlerait en pareils
termes d'un de mes futurs ouvrages, cela m'aurait ren
due plus heureuse par l'espérance que je ne le suis au-
jourd'hui par la réalité. Je trouve cela triste. -
Oui, répéta-t-il, il fait nuit!

- —Voilà les étoiles! dis-je d'un ton léger. Parlons
d'elles plutôt que de mes livres. ' ^ '
Vous avez les étoiles, vous! murmura-t-il; c'est

bien. Soyez comme elles! brillez dans mon obscurité,
Aurora, quand bien même ce sera de haut et de loin,
avec le froid éclat d'une étoile... et pour ce soir seule-
ment; vous qui êtes toujours la même Aurora, celle qui,
par cette belle matinée, m'avez chassé à jamais de votre
jardin parce que vous me jugiez indigne. Je le méritais :
n'ayant pas appris la moitié des choses que Dieu voulait
m'enseigner, j'étais parvenu comme un ignorant à obs-
\ curcir la page où j'aurais pu lire mon bonheur, à pous-
ser brutalement de côté la femme que j'ignorais parce
qu'elle était une femme et une reine; elle qui m'a servi
de guide, qui m'a instruit par le moyen de son livre, et
dont les chants, comme ceux de Marie sœur de Moïse,
sont venus me consoler dans l'abîme où je périssais.
Oui, j'ai mérité d'être ici, les yeux levés vers les étoiles,
et de n'en pouvoir contempler la gloire...
Je ne sais si je vous comprends. Vous parlez en in-

sensé, Romney Leigh, ou bien je le suis, moi qui vous
écoute. Ce matin-là, nous nous en souvenons, les roses
étaient trop rouges, les arbres trop verts, les reproches
tout naturels si l'un de nous ne voyait pas ce que voyait
l'autre. Et maintenant, ne l'oubliez pas, il fait nuit; les
ombres ont remplacé les couleurs, nous sommes deve-
nus froids en vieillissant, mon cousin. Pardonnez-moi
— je suis très heureuse que vous aimiez mon livre, et
g!
très fâchée d'avoir réveillé un souvenir vieux de dix ans.
C'était, de la part d'une femme quelconque, une folie de
le rappeler - je ne m'étonne pas que vous y ayez
vu du
dépit — de là excuses, dont vous ne vous êtes pas
montré avare !
— Comprenez-moi, dit-il tristement, au moins en par-
tie. Cette soirée du Midi plus tiède qu'uno journée
d'Angleterre, et les malades peuvent bien venir ici pour
respirer plus librement. Moi aussi je viens à vous, mon
Italie, pour exhaler mon âme devant vous une fois seu-
lement avant de m'en aller. Dieu m'a humilié maintenant
— je me retire loin des hommes, loin de vous, Aurora,
comme un enfant puni qu'on envoie dans un coin, les
joues toutes tachées par ses larmes. Je suis venu pour
vous parler, ma bien-aimée...
— Sagement, mon cousin, et d'une manière digne de
nous deux!
— Oui certes ; il faut que je parle, cette fois, et vous
fasse ma confession — moi si tranchant, jadis, dans mes
assertions, si absolu dans le dogme, 'si orgueilleux dans
mes vues, si hardi dans mes tentatives ; moi qui sentais
le monde entier cramponné à mes vêtements pour implo-
rer mon secours, comme si seul je pouvais secourir... Je
me reconnais ce soir pour ce que j'étais ce jour-là, Au-
rora. Pauvre et belle journée, qui avait les meilleures
intentions — au lieu d'en admirer la rose, je la froissai
entre mes doigts et me meurtris à ses épines. Vous étiez
jeune alors, c'est vrai, et même poète, mais ce que vous
disiez était juste. Moi, au contraire, j'échafaudai les
folies, jusqu'à en construire une haute muraille qui m'a
intercepté les rayons du soleil... et, ce qui est pire en-
core, ceux de votre visage 1
— Parlez sagement, mon cousin. ^
mais tard! et ceci, il esqM,
— Je parle sagement,
trop en
vrai, je ne suis point sage. En ce temps, j'étais affolé^!
par les cris des prisonniers mis à la torture dans lesjto
flancs d'airain de ce nouveau taureau dePhalaris qui serfe
<

nomme la société, par les gémissements désespérés de*si


victimes, broyées, ensanglantées, piétinées sous les
sabots du monstre moderne. Je les entendais de trop^f
près : cela m'empêchait d'écouter les anges et les
paroles qu'ils m'adressaient pour venir en aide à majiïr
pitié. Le monde m'apparaissait comme la boucher#1
gigantesque d'un carnassier affamé, comme une
Chose
immense, abandonnée, en forme d'oiseau aveugle, dontglli
le bec ouvert et piteux faisait souffrir mon cœur. Je me
jetai sur le sol couvert de boue, et me mis à en arracher
les violettes pour lui trouver des vers. Des vers! criais-
je, des vers ! Je ne voyais que la bouche ouverte, le
besoin grossier, le pain dont il fallait la remplir ; les
pauvres bornant à cela leurs réclamations, je leur don-
nais raison, je leur en faisais une vertu. Oh! je ne
m'élevais pas plus haut; j'oubliais de me demander où^iî
mène ce système quand les riches en viennent à formuler
la même revendication,, à n'exiger que la satisfaction de
leurs besoins matériels : ici il ne saurait plus être question
de vertu. Cette théorie fait les débauchés, et sème dans nos
rues quatre-vingt mille femmes qui ne sourient que le
soir sous les becs de gaz. Ici encore la chair est opposée
à l'esprit; ici aussi, le besoin implique le droit. —
Comme j'étais sombre, ce matin-là, sous un beau soleil
et malgré la lumière de vos yeux. Ah! je m'en souviens
bien, vous me sembliez inspirée avec voire robe blanche
et ces boucles dorées qui vous Jaisaient une auréole.
«|
Vous me dites alors : « Vous ne poursuivrez pas vos
« pauvres buts d'alimentation publique ou de confort
«
universel sans vous associer un poète. Il faut une âme
« pour
mouvoir un corps, il faut un homme aux senti-
« ments
élevés pour remuer les masses, ne s'agît-il que
«
de les pousser vers une auge plus propre. Il ne faut
«
rien moins que l'idéal si l'on veut enlever quelques
«
grains de la poussière qui recouvre le réel :silesFou-
«
rier ont échoué, c'est qu'ils n'étaient pas assez poètes
« pour
comprendre que la vie se développe du dedans
c au dehors.» Je répète ces mots —je pourrais vous en
rappeler d'autres. Aucune des choses que vous me dîtes
ce jour-là n'a pu sortir de mon esprit; pareilles à la
verveine que nous avons frôlée dans une promenade et
dont le doux parfum nous poursuit pendant des heures,
vos paroles m'avaient laissé une impression pénétrante,
elles m'obsédaient jusque dans mes rêves, elles planaient
sur mes actes comme un verdict de malheur. J'ai échoué,
cela est certain. Avec ou sans auge, il me fut facile de
favoriser les dispositions des pourceaux à se jeter dans
le précipice. J'organisai, j'ordonnai, j'élevai toujours
plus haut mes châteaux de cartes jusqu'au jour où un
souffle ayant passé, nivela le tout. Et cela, à deux ou
trois reprises... A travers les déceptions qui n'ébran-
laient pas ma persévérance, j'entendais toujours vos
paroles prophétiques : « Vous' n'atteindrez pas vos
pauvres ,buts. s Mais elles résonnaient à mes oreilles,
plus durement que vous ne les aviez prononcées;
chaque fois leur son rappelait moins votre voix, elles
semblaient me railler avec une ironie triomphante qui
me poussait à la résistance. Je fus coupable en me glo-
' rifiant de mes actions, en opposant des arguments à mes

I '
•*
doutes—car je doutais. Enfin, mes oeuvres s'effon-
drèrent soudainement, et me laissèrent dans l'état où
vous me voyez : le rideau baissé, mon rôle fini, tous
les feux de la rampe éteints, sifflé par moi-même,
prêt à avouer mes torts; je me suis trompé, j'ai échoué,
j'ai manqué ma vie—je suis vaincu, tandis que vous
triomphez. 1

— Arrêtez! j'ai quelque chose à vous dire : moi aussi,


j'ai échoué.
— Vous!... vous êtes très grande. La tristesse de
:votre grandeur vous sied bien, comme au visage du
'héros vainqueur l'ombre du plumet qui orne son casque.
— Si vous avez lu mon livre, répliquai-je gravement,
vous n'avez pas lu dans mon cœur : rappelez-vous qu' « il
est écrit en sanscrit et que vous êtes un pauvre écolier
danscette langue »... J'ai échoué, assurément, si échouer
signifie contempler avec tristesse une œuvre faite avec
joie, et errer misérablement, en proie à la fatigue et
aux pensées amères, sur ce que vous appelâtes jadis mes
montagnes de délices : vous le voyez vous n'êtes pas seul
à vous souvenir des paroles d'un ami... Je répète les
vôtres pour vous empêcher d'en dire davantage et vous
faire sentir que je ne suis pas assez haut placée pour
supporter de vous voir à mes pieds, ni assez en sûreté
pou vous venir en aide. Le jour dont nous parlons est
enseveli profondément dans le passé ; ne tentons pas de
le faire revivre. Vous m'avez dit certaines choses bien
vraies, vous aussi, et si j'avais montré moins d'arrogance
je ne m'en serais pas plus mal trouvée, j'en suis sûre.
Jo me juge simplement avec plus de justice, c'est-à-dire
plus d'humilité que dans le temps où j'essayai une cou-
ronne. Raillez seulement : je suis prête à rire de moi-
t
même ; riez, je vous en prie ! J'ai compté, depuis lors,
assez d'anniversaires sans gaîté pour avoir appris à ap-
précier les occasions d'être gaie. Est-ce bien vous qui
me trouvez toujours la même ? Ah ! ceci aurait de quoi
nous faire rire aussi! Mon chien, si j'en avais eu un,
comme Ulysse, avant ma guerre de Troie, mon chien,
vous dis-je, au lieu de me reconnaître, aboierait à ma
vue. Puis il reprendrait sa vie indifférente et vigoureuse,
celle des êtres qui ne s'embarrassent pas de longues af-
fections. Si je suis changée au point de devenir étran-
gère à mon-propre chien, combien plus à un ami... à
moins qu'il ne se laisse induire en erreur par la couleur
de mes cheveux ou le son de ma voix.
— Douce voix!... Je voudrais être ce chien, pour la
reconnaître, et en mourir de joie. 0 mon Aurora? êtes-
vous donc si triste que vous ne le seriez pas davantage
si vous étiez devenue ma femme ?
— Votre femme!... il faut que je me sois bien mal
exprimée pour amener un gentilhomme aux éperons de
chevalier, et au noble cœur, un Romney Leigh, à oublier
notre situation respective..
— Vous vous méprenez entièrement...
— J'en suis bien aise. Mais vous-même, gardez-vous
des méprises. Ne me croyez pas humiliée à ce point, ni
à ce point attristée. Si je le suis un peu, c'est que dix
anniversaires entassés sur la tête d'une femme sont bien
propres à faire passer sa gaité de jeune fille à l'état fos-
sile, si exubérante qu'elle ait pu être. Je suis forcé-
ment devenue plus sage, ce qui, à la vérité, signifie plus
triste. Quant au reste, j'avais raison, sans doute, ce
matin-là. Il est impossible d'atteindre les hommes sans
passer par leur âme, quelque grande que s'ouvre leur
mâchoire de carnivore, et le poète y arrive plus directe-
mentquetous les économistes ; ilne faut donc pas, quand
on s'occupe des besoins du monde, négliger l'œuvre du
poète, car l'âme est le chemin. Christ lui-même ne peut
sauver l'homme qu'en s'emparant de son âme ; et c'est
pourquoi il a revêtu notre chair, comme un chasseur
qui veut affronter et abattre une proie dans son antre, y
pénètre en rampant, portant sa torche dans les ténèbres ;
en saisissant l'âme, on possède l'homme tout entier. Je
disais donc'vrai en cela, mais en cela seulement, car
nous avions d'ailleurs tort tous les deux... Moi qui par-
lais d'art, et vous qui gémissiez sur les souffrances des
hommes, nous faisions trop petite la part de Dieu. Ce
que nous sommes nous importe plus que ce que nous
mangeons, et la vie, vous me l'avez accordé, se déve-
loppe du dedans au dehors. Mais tout au dedans de
nous-même, au cœur même de notre cœur, Dieu reven-
dique ce qui est à Lui, la régénération de l'humanité par
les éléments qu'elle renferme. Sans cela, les vers les
plus émouvants du poète le plus subtil ne seront que la
coupe dans laquelle on boit et non le breuvage qu'on
s'assimile. Peut-être suis-je devenue plus sceptique que
vous ne l'étiez alors à l'endroit de ma mission de poète,
de la façon dont je l'ai remplie. Je devrais sentir sur
mon front quelque chose qui ressemblât davantage à
une couronne, fût-ce à cette pauvre guirlande verte de
mes vingt ans. Ah ! j'ai échoué, et quand le soleil brille
j'en suis encore plus convaincue. Mais quoi ! lors même
que nous ayons échoué, Romney, vous, moi et une
vingtaine d'autres travailleurs de notre espèce, Dieu
n'échoue jamais. S'il ne peut agir par nous, il agira
par-dessus nous. A-t-il besoin d'un homme, pensez-vous?
moins encore d'une femme? A chaque scintillement de
ces étoiles, des âmes naissent qui travailleront à leur
tour. Que la nôtre donc soit calme. Nous devrions rougir
I
d'être assis sous ces étoiles et de nous plaindre parce que
nous ne sommes rien.
f — Si nous pouvions rester ainsi à jamais, mon amie,
mes échecs me sembleraient meilleurs que le succès. Et
cependant votre livre en a agi plus doucement envers
moi que vous ne ferez jamais. Il a ramené dans mon
cœur tout l'éclat de cette journée de juin et m'a fait
revoir les allées du jardin, la guirlande de lierre, vos
joues rougissantes... Ne m'en veuillez pas de réveiller
ces souvenirs, ne vous indignez pas ! Je remercie simple-
, *

|ment votre livre de ce qu'il m'a enseigné. Doutez de


.vous-même, ô poète, mais ne doutez plus désormais de
~
votre titre de poète, à mes yeux. Vous avez écrit des
I poèmes qui m'ont ému secrètement ; ainsi la sève; en
f mars, commence à agir dans des branches immobiles
f qui n'en laissent rien paraître. Mais ce dernier volume
f m'a subjugué, pareil à la pluie silencieuse de minuit,
Vsous laquelle l'écorce jusque-là si dure éclate pourlivrer
passage à des bourgeons audacieux, protestations véhé-
jt
mentes du printemps. Dans vosautres ouvragesje ne voyais
!':
que vous: un homme voit ainsi la lune sur un étang sans
I
pour cela se rapprocher d'elle, cette image ne sert peut-
f
être qu'à l'attirer dans des flots perfides. Je m'efforçais
! donc de détourner mon cœur de cette contemplation.
t
Qu'y avait-il de commun entre Aurora et Romney ? Dans
ce dernier livre, vous m'avez montré des choses
distinc-
tes de vous-même, supérieures à vous ; je me suis laissé
pénétrer et élever par elles. Vous m'avez révélé des
vérités où je puise des forces, maintenant qu'il fait

4
nuit... Elles ne vous appartiennent pas en propre il est
vrai, mais elles se trouvent mises à ma portée par votre
moyen, clairement démontrées par vos vers. En vérité,
j'ai eu tort ! Bien des penseurs de ce siècle, bien des pré-
dicateurs chrétiens vivant à moitié dans le ciel se sont
trompés comme moi dans leur conception trop insulaire
de notre monde : ils voient la nature, et n'en aperçoivent
pas la contre-partie spirituelle , son sens intime leur
échappe; ils ignorent ce cercle complet de justice et de
perfection où chaque ligne, chaque forme visible corres-
pondent à une ligne et à une forme idéales, où aucun objet
ne doit être étudié à part ; car le grand ensemble des
choses supérieures enveloppe le grand ensemble des
choses terrestres, l'ombre d'ici-bas prouve la substance
qui l'a projetée, le corps prouve l'âme, l'effet prouve la
cause. Notre esprit grossier est trop porté à s'en tenir à
la réalité palpable, comme les chiens s'acharnent sur un
os : la nature et la raison ont beau nous résister, nous
nous y acharnons obstinément, nous aussi; nos dents se
briseraient plutôt que de lâcher prise. Nous sommes en
toutes choses trop matérialistes; au lieu du blé d'Adam
et de la vigne de Noé, nous nous nourrissons de boue,
comme les riverains de l'Orénoque et de l'Amazone ,
nous la mangeons par poignées, par tas ; nous ncus en
emplissons jusqu'à la gorge, nous finissons par prendre
la couleur sale de cette argile devenue notre aliment.
Oui ! notre époque peut bien s'appeler matérialiste.
Pour quelques-uns, Dieu n'est que le résultat de son
propre ouvrage : ils additionnent la nature à un zéro,
et mettént un x au total. Il y a même des hommes dont
les noms sont inscrits dans l'Eglise chrétienne
sans la
déshonorer, qui pourtant vivent de boue et en éclabousr
\
sent les autels : on pourrait croire que l'argile dont
Christ oignit leurs paupières pour leur rendre la vue y
adhère encore et par ses incrustations retarde leur gué-
rison. Ils prennent pour des mystères les créations de
leur fantaisie ; tout près du ciel, ils voudraient bien y
entrer quand l'heure sera venue, mais avec un tout autre
corps que celui promis par saint Paul. Ils veulent le
grain entier avec son enveloppe et sa balle ; autrement,
pensent-ils, où serait la résurrection?... Quand nous
avons obstrué de cette boue la grande clé qui s'appelle
le monde matériel, nous essayons en vain de l'introduire
dans la serrure du monde spirituel ; alors nous nous
sentons enfermés au milieu des rugissements de fauves,
des luttes de la vie réelle, des terreurs et des remords
de nos âmes, comme des saints parmi des lions : nous
qui ne sommes point des saints et dont le regard est
dépourvu de cette autorité céleste qui fait reculer les
bêtes féroces. Ainsi emprisonnés, nousjugeons forcément
le tout avec partialité, nous concluons mal. Une phrase
sans verbe et sans pronom serait-elle compréhensible ?
Affolés par les rugissements de la vie, nous n'entendons
que l'adverbe dans la phrase divine, nous déclarons l'idée
absente, le sens désespérant, nous nous écrions que le
gouvernement du monde va échapper des mains de
Dieu à moins qu'un nouveau Christ (Romney Leigh par
exemple) ne surgisse et ne transforme le monde ; le pre-
mier n'ayant pas été à la hauteur de sa tâche, quelles
que soient notre admiration pour sa grande œuvre, notre
vénération pieuse pour sa personne. Notre doctrine
aboutit ainsi à un blasphème, puisque nous désespérons
de la terre pour laquelle il est mort.
— Et maintenant, demandai-je, vous n'en désespérez
plus?
— J'espère, dit-il. J'en suis venu à penser avec vous
que Dieu accomplira son œuvre, et que nous ne devons
pas nous laisser troubler par les échecs de Romney Leigh
et de quelques autres, par le discrédit de leurs remèdes
empiriques, de leur secret pour rester sur les sommets en
supprimant les bas-fonds, pour combattre mollement le
mal et faire de l'héroïsme à bon marché. Nous échouons...
Eh bien, après? Aurora, si j'ai sourijadis en vous voyant
essayer si fièrement votre couronne à une heure trop
matinale (les murs, vous le savez bien, doivent se cou-
vrir de mousse avant que le lierre y grimpe), j'étais, moi-
même, bien plus digne de dédain dans mon arrogance
intolérable, en m'estimant capable de porter le poids
des douleurs de l'humanité et même de ses inégalités.
Un homme a le droit de désespérer, quand il se croit
si nécessaire au succès. J'ai échoué : j'attends de Dieu le
remède, et je m'assieds confiant à vos côtés.
— Prenez garde de tomber dans l'excès contraire, ce
serait vous trqmper une seconde fois. Soyez sûr qu'au-
cun travail sérieux accompli par une créature sincère,
si faible, si imparfaite, si incapable qu elle soit,
ne peut
échouer au point que Dieu ne le recueille comme un
grain de sable qui ira grossir le total des actions humaines
devant contribuer à la réalisation du plan divin. Aucune
créature ne travaille assez mal pour être congédiée.
L homme sincère 'et sérieux doit agir, la femme
aussi,
sans quoi elle s abaisse au-dessous de la dignité de l'homme
et accepte le servage. Les hommes libres travaillent li-
brement. Qui craint Dieu craint de rester assis à l'aise.
— Vous avez raison. Après Adllm, le travail fut une
malédiction, la créature l'accomplit à la sueur de son
front et en gémissant. Mais depuis Christ il s'est trans-
formé en privilège : l'Ouvrier des six jours fait un avec
notre humanité, agissant en nous, nous convie à tra-
vailler à son œuvre dans une sublime collaboration. Là
est le bonheur suprême. La vie du ciel même n'est à
mes yeux qu'un travail continuel dont le succès est as-
suré. Travaillons donc, mais non plus à la manière d'A-
dam, ni du Leigh d'autrefois, comme si nous étions
seuls responsables de tous les chardons qui poussent sur
la terre, de tous les tigres qui y sont embusqués, seuls
à lutter contre les maux et les intempéries, nous plai-
gnant toujours de ce que la terre n'est pas le paradis.
Ah ! Aurora, soyons contents, désormais, quand nous
travaillerons, de faire ce qui est en notre pouvoir, et ne
nous dépitons pas parce que c'est peu. Ilfaut sept hommes,
dit-on, pour faire une épingle parfaite : l'un fait la tête
sans s'inquiéter de la pointe ; l'autre fait la pointe et ne
s'occupe pas de la soudure ; et si un homme criait : Je
veux une épingle et la veux faire tout entière, sa sagesse
ne vaudrait pas l'épingle qu'il demande. Sept hommes
pour une épingle, et pas un homme de trop ! Sept gé-
nérations, peut-être, pour réparer de la largeur d'un
doigt les iniquités de ce monde et raccommoder un peu
ses brèches. — Moi, manqué de sagesse comme
l'homme de tout à l'heure : j'ai déclaré le monde intolé-
| rable ; j'ai repoussé le blé et le vin qu'il m'offrait, je me
suis refusé les joies de l'amour ne voulant pas d'un
bonheur légitime que je n'aurais pu consacrer à un but
i utilitaire (car la vertu s'allume au contact de la joie
j
comme la joue d'un homme posée sur la main d'une
j
femme, et Dieu veut que notre bonheur se transforme
en, gratitude). — Je voulus une vie plus vaste que la vie
individuelle; je rasai toutes les cellules claustrales dt
l'âme pour en faire servir les décombres à la construc-
.
tion de greniers d'approvisionnement, comme si les
créatures de Dieu devaient être perdues sans ce moyen,
sauvées infailliblement par son emploi. Je pensai pou-
voir sculpter l'humanité sur un nouveau modèle d'après
un plan spécial de mon invention, résoudre ces questions
sociales si terribles — disons le mot : insolubles, puisque
leurs racines plongent au plus profond du problème du
mal..Dieu permet ce problème, car il lui est difficile d'a-
bolir le mal sans attenter au libre arbitre, — mais Rom-
ney Leigh, avec son plan, espérait tout arranger, sans
prendre la peine de séparer ce qui est élémentaire de ce
qui est conventionnel, et façonner un monde sans le con-
cours des hommes, à moins qu'il ne leur plût de prendre
son joug, de recevoir intruction de lui ; il avait tant de
bonnes choses à enseigner ! un monde si parfait à édi-
fier ! celui-là même après lequel « toute la création sou-
pire »... Plus de riches ni de pauvres, plus de gain ni de
perte, ni de barrières ; plus de plats de lentilles vendus
pour un droit d'aînesse, — plus de droit d'aînesse à cé-
der : l'un et l'autre assurés à chacun, la vertu parfaite
dispensée gratuitement avec le reste, et la soupe donnée
à l'heure précise à ceux même qui ne la demandent
pas...
— Assez! interrompis-je. J'avais naguère un cousin
que je révérais. S'il aspira trop haut, ce ne fut pas
pour atteindre des honneurs, mais pour venir en aide
aux autres. Le geste était héroïque. Si la main n'accom-
plit rien (et. ce n'est pas prouvé), cette main vide, tendue
comme celle d'un impotent qui supplie, aura été saisie
plus vite, je crois, par Dieu, que plus d'une main encore
brillanLe du reflet de la faucille avec Laquelle elle a mois-
sonné. Je vous en prie donc, soyez, par pitié pour moi,
moins amer en parlant de mon cousin.
Ah ! quand le prophète bat son âne, l'ange s'inter-
6< —
pose... Et cependant, ce mélange d'une bonne intention
et d'un misérable dénouement est bien dans la nature et
dans la destinée de l'homme : c'est une antithèse habi-
tuelle à notre race. Il y a dans ce pauvre monde trop de
volonté abstraite, trop de desseins arrêtés. Nous par-
lons par aphorismes, nous pensons par systèmes ; habi-
tués à voir nos maux en face dans des statistiques, nous
croyons trop facilement à l'efficacité de remèdes dont
la recette a été écrite à la hâte au revers de l'ardoise.
*: — Cela est vrai,
répondis-je en plaisantant. Oui, nous
généralisons assez pour vous plaire. Quand nous prions,
n'est plus pour notre pain quotidien, mais pour les
ce
moissons du siècle prochain...-Quand nous donnons, ce
n'est pas un verre d'eau : nous attendons d avoir établi
des canaux et fondé une compagnie avec des ramifica-
tions. Une femme ne peut remplir sa mission, c est-à-
dire accomplir la chose la plus parfaite possible soit dans
la vie pratique, soit dans le domaine de la science ou de
l'art, sans craindre de voir son œuvre se substituer à elle
et faire oublier sa personnalité. Elle se vante de sa capa-
cité ava-nt d'entreprendre quoi que ce soit; elle déclame
ï les droits de la femme, sa mission, son rôle, jusqu'à
-sur
les hommes (occupés à bavarder de leur côté) s 'é-
ce que
trient : — « Le rôle le plus évident de la femme est de
:

parler. » Pauvres gens ! ils ont le droit d être vexes ils


:

ne s'entendent plus les uns les autres.


f — Est-ce vous, l'artiste, qui jugez ?
ainsi
-,
— Oui, précisément en ma qualité d'artiste et de
femme. Si une autre femme se trouvait là, je lui dirais,
tout bas : Doucement, ma sœur, pas un mot ! en parlant
nous prouverions seulement que nous pouvons parler
et l'homme n'en a jamais douté. Ce dont il doute, c'est
de notre aptitude à accomplir décemment et gracieuse-
ment l'œuvre sur laquelle nous pérorons. C'est le mo-
ment de nous montrer. Apportez votre statue — la place
ne manque pas. L'homme pourra en juger même à la
clarté de ces étoiles ; et pour peu qu'elle ressemble au
dieu de marbre suivant à travers le crépuscule des siè-
cles la trace étincelante de son javelot, il n'est pas be-
soin de parler : l'univers vous rendra témoignage ; il
dira que vous étiez née pour faire cette œuvre — et ainsi
de bien d'autres. La femme qui guérit de la peste, fût-elle
deux fois femme, sera appelée un médecin ; celle qui
rétablit les finances d'un pays a le droit de toucher du
cuivre malgré ses mains blanches. Mais nous, nous par-^j
Ions !
— C'est dans le caractère du siècle. Nous nous van-
tons d'agir, nous n'agissons pas. Nous suspendons une
grande enseigne sur l'hôtellerie qui nous abrite pour une
nuit, une vache rouge colossale aux puissantes mamelles
que des doigts de cyclopes n'auraient pas la force de
traire — et puis, nous n'avons que de tout petits bols de
crème! Nous avons besoin d'une plus grande modéra-
tion dans notre ardeur, d'une connaissance plus exacte
des limites de notre champ de travail, nous ne compre
rions pas assez que chaque individu demeure un spéci-
men de la race et doit remplir sa destinée eh tant
qu'homme, sous peine de voir toutes ses bonnes inten-«
tions frappées de stérilité ; tout ce qu'il demande à l'hu-

iîl
*•
il
j"t manité, le réaliser d'abord en lui-même. En
vou-
lant faire de ce monde un joli parc, nous entreprenons
1 une œuvre qui n'est
pas de la compétence de l'homme ;
'» Dieu seul siège assez haut pour concevoir d'aussi
vastes.
f plans. Nul d'entre nous, pas même RomneyLeigh,
n'est
assez fou pour projeter une plantation de chênes, et ou-
blier qu'il faut des glands pour les semer.
— Un gou-
vernement véritable et légal ne peut être imposé par une
i main étrangère ; on ne le choisit pas au hasard à la ma-
L nière d'un froid idéologue qui opte pour l'empire
* il opterait
comme
pour la république. Le vrai gouvernement
t n'est que l'expression, bonne ou médiocre, de la nation
de même toute société, malgré ses inégalités,
^monstrueuses erreurs, la folie et la malédiction dont ses
elle
est peut-être frappée, est le résumé de toutes les viesin-
4 dividuclles, le total bruyant des unités silencieuses.
Pourrait-on en changer l'ensemble en laissant les indi-
vidus tels qu'ils sont? Qui tromperons-nous par cette
) prétention ? Pas même Romney, à cette heure.
jJ? Vous êtes triste, mon ami. Toutes vos institutions

"j de Leigh Hall et d'ailleurs n'auraient-elles abouti à
ii rien ?
—Elles n'étaient rien, répondit-il avec résignation.
•Jl S'il y a de la place pour les statues, dans
ce grand
J monde qui appartient à Dieu, il n'y en point
a pour les
j vides; — pourquoi donc me plaindrais-je ? Mon phalans-
\ tère chimérique s'est désagrégé. Les êtres dissolus que
j'avais essayé d'y convertir à une vie régulière ont brisé
mes masques de cire avec les grimaces sauvages qui
leur sont naturelles; ils m'ont maudit pour avoir voulu
t; les contraindre à marcher droit ; ils ont excité contre
>jmoi tous les chiens du pays; il fallait bien me faire
repentir de la mauvaise action que j'avais commise en
de leur faire du bien en dehors de l'Eglise et
essayant
souvenez de vos anciens voisins?
des squires : vous vous
grande bibliothèque circulaire abonde en brochures
La
contre les agitateurs politiques qui troublent les vieilles
relations entre les riches généreux et les pauvres recon-
naissants. Le pasteur a prêché sur un texte de l'Apoca-
lypse, et m'a placé au rang des esprits immondes com-
parés à des grenouilles pendant trois dimanches succes-
sifs ; il a versé quelques larmes (car il vieillit) sur le
malheur affreux de voir l'un de ses paroissiens, proprié-
taire de si beaux champs, se damner ainsi volontairement.
Ses sermons ont été imprimés à la demande générale:
si votre livre se vend aussi bien, vos vers sont moins
je Les femmes ont même fait unt
bons que ne pense.
souscription pour m'en envoyer un exemplaire riche
relié de Leigh; cela m'a touché, j(
ment aux armes
l'avoue. ;

Pauvre Romney 1

Mes fenêtres ont été brisées une ou deux fois pai

des paysans irrités contre le perturbateur de leur repos
qui ne leur reconnaissait pas le droit de donner de:
de pieds à leurs femmes comme il convient à de,
coups
Bretons, ni d'endormir leurs enfants avec des toxiques ; qu

leur amenait de Londres des voleurs et des femmes per


dues pour insulter à ceux de la campagne par leur
amendées et leurs vies transformées de jolie
mœurs —
vies, en vérité !... Mes vitres payèrent tout cela. Un bra
connier, après avoir lontemps chassé sur mes terres san
être inquiété, a tiré sur moi un jour; on m'a jeté de
pierres plus d'une fois quand je traversais le village
cheval. * Voilà, disait-on, celui qui voudrait chasse
tous nos gentilshommes bons chrétienspour nous prendre
plus facilement dans ses souricières amorcées avec du
fromage empoisonné, pour nous enfermer dans sa prison
de Leigh Hall avec tous ses meurtriers. Disons plutôt
Leigh Helli ! et mettons-y le feu une bonne fois ! » C'est
ce qu'ils ont fait.
— Ils l'ont brûlé ! !
Comment vous l'ignoriez ? Carrington vous a donc
— 1

bien mal renseignée sur mon compte.


— Est-ce vraiment possible ?... Ont-ils brûlé Leigh
Hall ?

— Cela vous attriste, Aurora? C'est pourtant vrai :


cette œuvre-là, par exemple, a été habilement consom-
mée et n'a rien laissé à désirer. Il est plus aisé, recon-
naissons-le, de brûler une maison que d'édifier un
système — encore que ceci soit facile en rêve. Tout est
détruit, mes livres, mes tableaux ; — oui, les tableaux !
Pensez-vous que vos chers Van Dyck les auraient arrêtés ?
nos fiers ancêtres aux barbes pointues, ces belles dames
aux poitrines blanches comme l'écume de mer, ont
flambé sans rien perdre de leur beau regard calme plein
de défi ; ils n'humilieront plus par l'éclat de leur teint
les ossements du caveau de famille. Un seul portrait a
été sauvé, celui de lady Maud, qui vous a. légué son

-
menton et sa bouche ; c'est pour cette bonne œuvre que
je l'ai arrachée aux flammes. Le reste est parti. Vous
voilà triste, ma cousine. Pour moi, quand tous mes
phalanstériens ont été dehors (on m'a dit que les
malheureux avaient prêté main forte aux incendiaires,
] et plus d'un, sans doute, en a rugi de joie) là ruine ne
1

1 Hell, enfer.
m'a pas affecté autant que je l'aurais cru ; moins que ne
m'affecta un jour la destruction d'une certaine lettre...
— C'était un spectacle grandiose que cette immense
bâtisse flamblant avec ses parquet s de chêne, ses lambris
sculptés, ses murs à panneaux par où l'on faisait dispa-
raître jadis un martyr ou un coquin, ses longues galeries
à échos, ses escaliers glissants et sombres qui condui-
saient en tous sens: tout cela alimentant la flamme
unique et gigantesque qui, de toutes les fenêtres, faisait
sortir un démon rouge, un serpent de feu, dont chacun
semblait me dire : Vois-tu, Romney Leigb! nous sauvons
les gens de ton salut, par le feu nous offrons même un
!

très beau spectacle; qu'as-tu fait de mieux qu'un spec-


tacle, d'ailleurs ?— J'ai été plus d'une fois sur le point
d'applaudir, surtout quand la toiture s'est effondrée...
Le feu, un moment étouffé sous le poids des poutres et
des ardoises, jaillit de nouveau avec une recrudescence
de furie, enveloppa l'énorme foyer dans un tourbillon
de flammes qui s'éleva tout droit dans le ciel; et devant
cette gerbe immense, le ciel me sembla reculer, se retirer
plus haut.

— Pauvre Romney !

— Parfois, dans mes rêves, j'entends le silence qui


suivit cet écroulement. Un silence absolu. Toutes ces
bêtes féroces qui avaient rempli l'air de leurs cris et de
leurs blasphèmes, s'étaient tues soudain, Je pus entendre
un oiseau tomber d'un nid, pour avoir voulu s'élan-
cer trop étourdiment vers la lumière Les vieux
freux avaient déjà fui -au loin; on en voyait encore
quelques-uns voler çà et là, pareils aux feuilles mortes
éparpillées par une rafale d'automne, et qui se détachent
sur le ciel... Pauvres freux ! On les avait mis dehors,
comme moi et ma famille...
— Cher Romney!...
— Evidemment, c'eût été un beau spectacle pour un
poète tel que vous, amie, et dont vous auriez ensuite fait
un poème. Moi-même — entendez-vous ? moi-même! —
je sentis quelque chose dans les vieux arbres géants
contemplant avec stupeur, comme des dieux druidiques,
ce grand creux plein de ruines où l'incendie s'était éteint ;
de ce foyer s'échappaient de loin en loin des flammèches
' qui allaient éclairer leurs tristes troncs gris, témoins après
i tant de siècles de l'écroulement de la maison de Leigh !
— Hélas!...
— Une minute, je sentie en moi quelque chose d'un
Leigh; — puis, cela a passé. Un enfant se mit à crier.
J'eus assez à faire avec tous ces misérable êtres sans abri,
me demandant où ils danseraient la prochaine fois, eux
qui avaient brûlé leurs violons.
— Cette préoccupation me semble superflue. Qui brûle
ses violons ne dansera plus au son des cymbales, je vous
l'affirme.
— 0 ma triste et douce voix ! s'écria-t-il, ô voix
qui subjugue... Le soleil se tait, mais Aurora parle!
— Hélas! Je ne sais ce que je dis... je revis dans le
passé, je' retourne à mes pensées d'enfant ; — vous allez
sourire peut-être et trouver mes regrets puérils ? Je me
dis que je ne verrai plus jamais, de la fenêtre de ma
chambre, vos vieilles cheminées...
Plus jamais. Si vous traversiez un jour les collines

vertes qui enserraient la demeure de nos pères, vous
arriveriez à un grand cirque carbonisé; seul, un escalier
de pierre y reste debout, montant, tournant, n'abou-
tissant à rien — le symbole de ma vie. C'est une chose
qui vaut la peine d'être vue par un poète. Irez-vous?
Je ne répondis pas. Avais-je le droit de pleurer avec
cet homme ? Parler, c'eût été sangloter. Je sentais une
femme entre son âme et la mienne; les mains blanches
et souillées de lady Waldemar nous tenaient à jamais
séparés l'un de l'autre... Nous avions brûlé nos violons,
nous aussi, et restions silencieux.
Le silence dura si longtemps qu'il en devenait op-
pressant. Je parlai afin de respirer. J
-r- Vous avez été malade ensuite ?

— Très malade. J'espérais que ce faible reste de vie


finirait rapidement — mais je ne réussis pas plus à
mourir que je n'avais réussi à vivre. Alors je me résignai,
après avoir employé tous les systèmes, à essayer celui
de Dieu. L'humilité est si bonne quand l'orgueil est im-
possible ! Remarquez comme nous nous faisons des vertus
de nos vices usés — aussi en gardent-elles le goût à
jamais. Est-il bien, par exemple, de se marier ici en
aimant là? Quand un homme a cru une fois que c'était
son devoir, cette erreur s'attache à lui et le force à en
commettre d'autres : en se décidant à un mariage de ce
genre, il se nuisait à lui-même ; en y renonçant, il peut
faire le malheur d'autrui avec le sien. Et ainsi se marier
en aimant ailleurs peut devenir un devoir. La vertu met
des lauriers douteux sur le front de l'homme, votre
lierre vaut mieux. — C'est elle qui a le droit d'être ma
femme, elle, la brebis mutilée que les négligences du
berger ont laissée en proie aux loups ; poul-rais-je faire
autrement que de la prendre sur mon épaule pour lui
faire traverser ce rude désert, pauvre, pauvre enfant!
— Aurora, ma bien-aimée, je ne veux pas vous tour-
menter plus longtemps ce soir. — Ce qu'il me reste à
i vous dire vous fera plaisir. Ma femme trouvera en moi
A
protection, tendre affection, liberté, repos. Ce sera un
pauvre dédommagement, pour l'horrible sort qui sani
moi n'aurait pas été son partage, et aussi pour la perte
d'une amie comme vous, puisque — laissez donc votre
main dans la mienne un moment ; nous allons nous
séparer. Quelle hâte ! on dirait d'un flocon de neige quq
le vent emporte. Vous me refusez cette grâce de tenir
un moment votre main douce et froide. Etes-vous fâchée
de ce que je vous parle de séparation? Mais comment
pourrais-je vous entendre vivre, respirer, parler à côté
' de ma femme, si je veux supporter la vie ? — Ne soyez
pas cruelle; il faut me comprendre. Votre pas le plus
léger, sur un de mes planchers, ébranlerait ma maison,
ma porte n'étant pas barrée pour s'opposer aux visites
des anges. Désormais, il doit faire nuit pour moi — dé-
sormais il faut que je ferme mes fenêtres à la lumière et
qu'aucune Aurore ne vienne troubler mes ténèbres.
& Il sourit faiblement ; sa main vide gauchement tendue
semblait chercher un appui autre que le mien. La lune
se montra à l'horizon, cette belle lune d'Italie suffisante
pour éclairer le ciel et la terre, effaçant dans sa gloire
d'or toutes les étoiles, plongeant les montagnes dans
.une divine langueur; à sa clarté il me parut pâle et
patient comme le marbre où un sculpteur met sa propre
1 tristesse jointe à son idéal de grandeur dans la pensée...
Moi, qui m'étais levée pâle d'indignation, je m'arrêtai
| hésitante... Romney était-il fou ? Toutes les douleurs dé
son cœur avaient-elles atteint son cerveau ?
% Alors, tranquille, avec une sorte de fierté tremblante
et froide : -
• <•
>

1
Allez, dis-je, mon cousin. Nous nous disions adieu

avec moins de longueurs autrefois. Bien que, depuis
lors, j'aie écrit un livre ou deux, je ne suis pas faite à
l'art mâle de la parole. Un homme peut sculpter une
vingtaine d'Amours dans des blocs de neige, ainsi que le
fit Buonarotti et les mettre en sureté à l'ombre (comme
vous votre mariage). Mais si une femme en prenait un
pour le placer sur sa table, parmi ses fleurs, en souvenir
d'un certain ami, il fondrait tout de suite et ne suppor-
terait pas même la marque de ses doigts — cela vaut
mieux ainsi. Pour moi, je ne voudrais pas toucher cet
objet fragile et le gâter une demi-heure avant que le
soleil ne s'en charge ; qu'il resle où il est. Je suis franche
dans mes discours, je vais droit au but — comprenez
les choses telles que je les dis, ne tenez pas compte
des plis que des points habiles forment dans l'étoffe,
— je suis une femme, monsieur, je me sers d'images
féminines comme vous de votre mâle éloquence. Je
vous souhaite du bonheur. Je suis simplement peinée
des chagrins que vous avez eus, et non seulement pour
l'amour de vous, mais de l'humanité. Cette race fut
toujours ingrate ; quand on lui a rempli sa coupe de
vin généreux, elle vous le rend, à l'heure de la croix, à
dans une éponge, à l'état de vinaigre et de fiel.
—Plus reconnaissante, elleseraitd'autantmoinsàplain-
dre ! murmura-t-il. Dieu lui-même ne serait pas venu
mourir ici-bas si les hommes avaient pu l'en remercier.
— Il est manifeste pourtant que vous avez souffert de
leur ingratitude. Vous surnagez comme le berceau d'osier
de Moïse, lorsque Moïse en eut été retiré ; vous êtes léger,
mon cousin, vous êtes léger ! cela est bon pour vous, du
reste, cela est viril. Ecoutez-moi bien ! si, au lieu de
brûler Leigh Hall, vos misérables, consommant leur
ressemblance avec Lucifer, avaient mis le feu à une ou
deux de ces étoiles que nous admirions tantôt et en
avaient passé les cendres au crible au-dessus de l'univers
croulant — eh bien ! quoi ? si rien en nous n'était
changé, les événements extérieurs ne modifieraient
positions respectives de simples amis, et n'ex-
pas nos
cuseraient aucunement, de votre part, des paroles qui
dépassent vos sentiments. Ne m'interrompez pas ! vous
l'avez dit, nous nous séparons. Plusieurs fois, ce soir,
vous vous êtes raillé de moi ou de vous-même ; pour ma
part, je ne l'ai pas mérité. Mais assez. Je vous souhaite,
cousin Leigh, du bonheur dans toutes les circonstances
et dans toutes les relations de la vie, surtout dans le
mariage ; — et cela me fera plaisir (c'est votre mot) de
savoir que votre femme trouvera en vous protection,
liberté, repos et très douce affection. Vivez si heureux
avec elle que vos amis puissent l'en remercier. En at-
tendant, je ne comprends absolument pas comment elle
souffert par vous et quelle est la dette que votre tendresse
a
doit payer. Mais, s'il est doux pour l'amour de payer sa
dette, il lui est plus doux encore de répandre ses dons, —
donc généreux à votre aise. Du moins, en ce qui
soyez
touche, vous ne lui devez ni dédommagement, ni
me
Votre femme n jamais été de mes amies, ni
excuses. 'a
capable de sacrifier, pour l'amour de vous un trésor
aussi mince que mon amitié : rassurez-vous, mon cher
cousin, pour vous et pour elle. Je ne troublerai jamais
votre obscurité, je n'attristerai jamais vos heures lumi-
je vous dérangerai ni dans votre joie ni dans
neuses, ne
votre repos; vous n'aurez nul besoin de fermer vos
fenêtres pour écarter Aurora ; vos pays du nord font
d'ailleurs des aurores qui ne dérangent personne, et
qu'on distinguerait à peine de la nuit ! J'ajouterai que
alouettes volent plus haut que certaines fenêtres.
mes
Enfin, vous connaissez vos Leigh. Il y aurait bien de
quoi ébranler une maison, si une femme de ma trempe,
après avoir serré la main de quelqu'un, que vous
savez, allait tendre la sienne à la maîtresse de votre
demeure et reconnaître pour telle lady Waldemar !
Un grand éclat de voix m'interrompit :
Au nom de Dieu qu'avez-vous dit, Aurora
! ?
Pardonnez-moi. Je voudrais pouvoir nommer votre
femme sans vous blesser et rester digne.
— Sommes-nous fous? Ma femme:... lady Waldemar 1

vous avez dit ma femme ?


Il s'était levé d'un élan. Rejetant en arrière sa noble
tête, le visage tourné vers le ciel, il se mit à rire avec
un dédain si amer, si désespéré, que j'en fut saisie.1

Que Dieu me juge dit-il enfin. Je suis venu ici


1

convaincu de crime et douloureusemènt humilié sinon
suffisamment. Je suis venu parce qu'une âme limpide m'a
révélé la lumière et aussi parce qu'autrefois j'ai péché
envers elle comme j'ai péché depuis lors envers Dieu, par
ma présomption, — j'aimais, pourtant; ai-je besoin dedire
qui j'aimais le mieux ? c'est écrit trop clairement dans le
livre de mes méfaits. Je suis donc venu pour m'abaisser,
pour m'agenouiller devant elle et attacher à son front
royal une guirlande que je lui avais arrachée jadis dans
le beau temps de sa jeunesse, Mais ici encore je me vois
méconnu ; — j'échoue dans mon abaissement comme dans
mon ambition ; il n'y a plus de place pour moi aux pieds
d'une femme qui se méprend à ce point sur ma nature
et sur mes desseins. Quoi ! est-ce bien ici la même Aurora
lui élevait si haut mes rêves pour en encadrer sa
grandeur ? peut-elle bien concevoir d'aussi mesquines
pensées? Etes-vous moins qu'une femme en étant da-
vantage; — perdez-vous votre jugement naturel par le
rait même de votre culture intellectuelle ? Aucune femme
ordinaire n'aurait pris pour ma signature un faux al1ssi
monstrueux... Enfin, nous voilà égaux! Ah vous voici
1

descendue de vos hauteurs, à mon niveau! Je puis


3treindrevos mains, je vous atteinspour vous pardonner !
ceci est une chute, Aurora. Auparavant, vous me com-
preniez rarement, et je ne pouvais vous en vouloir .
sembliez trop haut placée pour voir aussi bas.
vous me
Mais maintenant je respire, — mais maintenant je par-
donne... Les hommes ont brûlé ma demeure, dénaturé
intentions, mais pas un, je le jure, n'a fait à mon
mes
âme un outrage aussi grand qu'Aurora en nommant lady
Waldemar ma femme.
Vous n'êtes pas marié 1 pourtant vous avez dit...

Encore ? Lisez ces lignes, qu'elle vous envoie.

Il me tendait une lettre. J'en dévorai le contenu à la
c'arté de la lune.
IX

Je m'interromps pour reproduire ici dans son entier


la lettre de lady Waldemar.
J'ai prié votre cousin Leigh de vous remettre ceci ;
«
il s'en charge. Après des années d'amour ou de ce
«

«
qu'on appelle de ce nom, quand une femme, prise de
« dépit contre l'instrument
dont elle a joué, en agace
«
les cordes jusqu'à les casser, elle peut cesser d'aimer
et pourtant accepter un service sans déchoir. C'est
«
II: mon cas. Je n'aime plus Romney Leigh, ni vous, Au-
« rora ; j'entends que vous vous repentiez de votre lettre
« méchante et de votre indigne calomnie (car c'en était
« une et Romney lui-même pourra vous en convaincre).
« Vous devez être bien mauvaise pour m'imputer tant
« de noirceur. Après tout, je vous sais gré de m'avoir
« prouvé à moi-même qu'il y a des choses dont j'aurais
« été incapable, soit pour sauver ma vie, soit par amour
« pour
lui, bien qu'il me soit arrivé d'aller trop loin.
a Un matin, par exemple, en montant sur l'Olympe
t rendre visite aux dieux, en attirant sur moi la foudre
« d'un certain nuage, je me suis
compromise d'une
«
manière vile. Dans la muse que j'espérais gagner en
« lui confiant mes secrets les plus intimes, pouvais-je
«
deviner un cœur féminin et soupçonner son amour
le mortel que j'aimais moi-même?
« pour — Lui, du 1

«
moins, vous aimait ! Je l'ai entendu, au milieu d.g son-
«
délire, vous adresser des paroles brûlantes, pour me-
récompenser de mes peines pendant les quatorze nuits'
a:

« passées à son chevet. La fièvre tombée, son abatte-

« ment me semblait exprimer sa déception en me trou-

« vant près de lui. Il me remerciait de mes soins par

« des éloges, ces excuses qui remplacent l'amour; puis"

«
il me demandait aussitôt si le portrait sauvé par lui
« était en sûreté. Puis, divaguant à demi : — Je l'aurais
c bien aimée, quoiqu'elle ne m'aimât point ! — Dites
plutôt qu'elle V'ous aime !
c — Je délirais à mon tour;
« je
l'aurais épousé malgré le changement survenu en
« lui, malgré les
railleries dont le monde ne m'aurait
! murmura-t-il,
« pas fait grâce. — Non, non elle ne'
c m'aime pas, elle fait mieux que cela : apportez-moi
« son livre,
lisez-le-moi à voix basse. Je vous en saurai
c plus de gré que de bien des services moins faciles à
« rendre. — Un jour, je lui ai fait la lecture de votre
« volume,
je suis restée parfaitement calme, et calme
« encore en
le fermant : seulement j'ai prévenu mister
c Leigh qu'il aurait à se chercher une autre lectrice la
« prochaine fois, et que je hais les femmes supérieures
c à l'amour, les poètes du sexe
fort me semblant d'ailleurs
t préférables à tous égards. Ainsi je triomphai de vous.
i
1
« deux
etle laissai. >
le
« Lorsque
je l'ai revu, j'avais lu votre lettre indigne,
!
« j'avais sondé mon propre cœur.
Il venait, rétabli, me
; « remercier,
accompagné de son ami lord Howe, me
; « dire ce que les hommes osent dire aux femmes quand
* ils sont leurs débiteurs. Je l'ai arrêté d'un' mot : je lui
,
a ai dit que je n'avais pas marché dans le sentier du
e(
dévouement pour mettre de la boue à la semelle de
« mes souliers. Puis, avec quelque dédain, j'ai imploré
« son pardon (et le mien) pour n'avoir pas su faire
« mïeux que l'aimer, et l'aimer follement — il y avait
« longtemps de cela, il est vrai, et le mal était radicale-
« ment guéri. Je lui ai dit ce que je vais vous répéter,
« ce que j'ai fait par amour pour lui. Sachant qu'il n'ai-
«
mait point la pauvre fille, je m'étais abaissée à lutter
« contre les hésitations de cette nature faible. Je la fis
«
partir avec une personne de confiance qui avait été
« ma femme de chambre pendant cinq mois, à laquelle
G:
j'avais donné une bourse bien remplie pour aller re-
«
joindre son mari en Australie. Si cette femme a menti,
« si la mission dont je l'avais chargée a échoué, il nous
« arrive à tous d'échouer et de mentir — et je le déplore ;
« la contrition est tout ce qu'on nous demande quand
« nous allons à l'église confesser nos erreurs les plus
« fâcheuses. Mes intentions étaient les meilleures du
« monde pour lui, pour moi, et même pour Marian ; —
«
je suis fâchée de leur résultat, très fâchée. Pourtant
«
je me suis laissé dire qu'on l'avait vue s'arrêter dans
« Oxford Street pour parler à une personne qui... mais
c peu importe ! Je couperais plutôt ma main droite (un
« duc l'eût-il baisée il y a une heure en lui promettant
CI: une bague de fiançailles) que d'imputer à cette fille
«
pareille faute. Pauvre enfant! je l'aurais volontiers
«
dédommagée avec de l'or, de quoi faire briller sa tête
«
folle comme une seconde coupole de Sainte-Sophie...
«
Mais il m'a arrêtée de ce regard glacial propre aux
« Leigh en me déclarant que, désormais, il considérait
« Marian comme sa femme, qu'il allait à Florence renouer
« le lien rompu. Ils se disaient heureux, lui et Howe,
c de me dispenser de la plus lourde de toutes les char-
« ges. Je lui demandai alors de se charger de ma lettre
« en réponse à votre accusation, et de la ratifier de sa
«
bouche véridique. Il y a consenti à la condition que
mon message serait prêt en temps voulu. Il est juste,
CI:

CI:
votre cousin, abominablement juste. Il laverait ses
mains dans du sang pour les garder pures de toute
«
iniquité. Froid, courtois, en simple gentilhomme, il
«
€ m'a saluée et nous nous sommes séparés.
Me voici donc sans son visage, sans sa voix, sans
«
amour! Tout cela est effacé, comme le brouillon
« mon
d'un écolier grossier qui crache sur son ardoise pour
«
la nettoyer. J'ai été trop vile et trop faible. Qu 'avons-
«
à faire, dans notre rang, de sang circulant dans
« nous
veines? Désormais, je n'en aurai plus, pas même
« nos
colorer mes lèvres. Une rose peut fleurir, pourpre
« pour
jolie, avoir de sang pourquoi pas une femme ?
« et sans ;
Quand amusées à adorer en vain,
« nous nous sommes
il reste la ressource de continuer le jeu en nous
« nous
laissant adorer. Voici déjà Smith à mes pieds jurant
«
je suis la femme idéale, je ne veux pas de lui ;
que —
de socialiste
CI:

il me rappelle Leigh et je ne veux plus



dans mon orbite. Mais vous, malgré votre lettre
franche haine, pre-
C[

«
absurde et insolente, malgré ma
! Quand vous aurez assisté
Smith à ce ma-
« nez mon
riage d'une Erle immaculée à un noble Leigh, quand
«
amour égarer sur cette femme
« vous aurez vu son s
indigne de lui, lors même que vous n'ayez pas besoin
«
de cet amour, vous aurez besoin d'une consolation.
CI:

donc Smith! Il parle sur les sujets favoris de


« Prenez

Leigh, plus mal seulement, adopte ses pensées


... un peu
« et les délaye ; il le dépasse d'une lieue, de peur dei
« rester d'un pouce en arrière ; il vous rappellera Leigh, i
« comme la courroie de son soulier pourrait vous rap-f
« peler un homme; les femmes de votre sorte se pren-i
« nent quelquefois de tendresse pour des choses de ce
« genre, pour l'empreinte d'un pas, pour l'image"
« réfléchie dans un miroir, et le souvenir de ce qui, l
« autrefois, fut détesté. Vous ne détestiez pas Romney,'[

« pourtant, quoique vous ayez joué à cache-cache avec

« votre âme à propos de lui. Ignorer un sentiment ou


« le supprimer, cela revient au même.
-

« Je vous souhaite du bonheur, miss Leigh. Vous i


« avez préparé un heureux mariage pour votre ami,

« tout l'honneur vous en revient ;
— cet amour bien
« assorti vient de vous qui l'aimez et qu'il aime !

« Ecoutez-moi bien, Aurora Leigh : votre paupière


^

s'abaisse avec le même mouvement


« que la sienne ;
« sans vous, j'aurais pu obtenir son amour; et je vous
«
ai montré mon cœur à nu : pour ces trois raisons, je
« vous hais d'une triple haine. Il y a encore autre chose.

« Je crois qu avec lui j'eusse été plus vertueuse


que vous
« sans lui : je vous hais donc du fond de cet abîme, de

« ce vide de mon âme pour qui l'amour eût


pu être le
« ciel, tandis qu'il est devenu une malédiction.
»
Je demeurai immobile, confondue. J'avais saisi le
sens
de la lettre en un clin d'œil. Malgré
ses serpents aux
dards envenimés, j'étais éblouie.
— Pas marié!... dis-je.
— Vous vous trompez. Aux yeux de Dieu, Marian
Erie n'est-elle pas ma femme et
son enfant le mien?
Comme je crains Dieu, je viens réclamer mon enfant et
ma femme.
J'avais de la peine à respirer, encore plus à parler.
D ailleurs mes paroles devenaient inutiles, car il
se trou-
vait là quelqu'un pour répondre.
— Romney !... dit-elle ; mon grand bon ange, Romney !

Pour la première fois je vis que Marian Erle était


belle. Pâle et tranquille, transfigurée comme une sainte
en extase, on eût dit que les rayons de la lune avaient
séparé ses pieds du sol et la soulevaient au-dessus de la
terre.
— J'ai laissé mon enfant endormi, continua-t-elle. En
venant de ce côté, j'ai entendu parler un ami. Répétez-
moi ce .que vous venez de dire. Vous prenez cette Marian,
telle que l'ont faite les méchants, pour votre femme?
Sa voix était vibrante, solennelle, fière et pathétique.
Il étendit ses bras vers elle comme pour l'attirer à lui.
— Je la prends pour ma femme telle que Dieu l'a
faite, et telle que les hommes ne peuvent la changer.
Sans lever les yeux, sans avancer d'un pas, elle
reprit :
— Vous prenez pour votre enfant cet enfant de
Marian, sa honte aux yeux de tous, et vous promettez
de n'en jamais avoir honte?
Il se rapprocha d'elle, les bras toujours ouverts.
— Dieu veuille être pour moi un père aussi tendre
que je le serai pour lui. Je consens à être abandonné
du ciel si jamais je fais sentir à cet enfant qu'il est
orphelin. Je le prends pour qu'il boive à ma coupe,
sommeille sur mes genoux, joue à mes pieds et me
tienne par la main aux yeux de tous,. en sorte que
nul ne songe à demander à qui il appartient, tant mon
attitude sera paternelle et aimante. ^
Elle resta un moment silencieuse, immobile; puis^,,
se tournant vers moi, froidement et lentement :
--Et vous, Aurora, que dites-vous? Me blâmerez-
vous beaucoup si, à cause de mon enfant déshérité,
je saisis la main tendue vers lui et vers moi, afin
de ne pas le laisser sans amis dans un monde où
j'ai été lapidée? N'ai-je pas le droit de prendre ce
regain de la vie, qui, sans cela, serait entièrement
dépouillée pour moi? Ou bien est-ce mal de laisser
votre cousin, obéissant à une impulsion généreuse,
exposer ses mains nues parmi les épines pour remetlre
en équilibre un nid sur le point d'être renversé? — Si
nous sommes innocents, nous ne sommes pas inoffen-
sifs.... Nos tristes destinées vont s'accrocher à sa
noble vie si unie comme des ronces dont il ne pourra
se débarrasser en secouant son manteau. N'est-ce
pas là ce que vous lui direz? Vous avez été mon amie,
ne voulez-vous pas devenir la sienne? Il est digne
d'avoir une amie, et, après tout, vous êtes sa cousine,
vous avez le droit de prendre parti pour lui. Dites-lui
votre pensée; le nid est abîmé à n'en pas douter, et
Marian ce que vous savez — sa dignité d'épouse n'ex-
pliquerait pas au monde comment elle est à la fois dé-
gradée et honnête; pour lui, on lui reprocherait toute
sa vie son enfant bâtard, sa femme la prostituée !
Parlez, pendant qu'il en est temps encore. Vous ne
souffririez pas que le chien d'un brave homme se
tournât contre son maître pour le déchirer parce que
ce maître est indulgent ; tolérerez-vous ceci parce
que Romney est généreux? Parlez. Liée à vous par, l
ma reconnaissance, je me laisserai lier par vous seule.
Sa voix était toujours vibrante, solennelle, sans pas-
sion, soutenue quoique basse, une voix pleine d'auto-
rité et non celle de Marian.
Je relevai les yeux pour m'assurer que Dieu était
près de moi ; je vis son ciel aussi bleu que la robe
sacerdotale d'Aaron lorsque le sacrificateur l'ôta pour
mourir. Puis je dis :
— Acceptez ce don, ma sœur Marian, et soyez sans
crainte. La main qui donne, ici, a derrière elle une âme
qui ne la reniera pas. Romney laissera parlez les mon-
dains insensés qui ne savent ce qu'ils disent. — Il est
assez fort pour supporter cela. Comptez sur sa force.
Le droit est de son côté, n'hésitez pas !... Vous atten-
dez mon jugement pour vous décider? Je suis une
femme de bonne réputation; aucune médisance n'a
jamais sali ma vie, mon nom est pur comme ma main,
dont aucun homme n'oserait dire qu'il l'a touchée libre-
ment même gantée. Voici ma main, Marian, pour
élreindre la vôtre que j'estime aussi pure; — par ma
dignité de femme et mon nom de Leigh, je témoignerai
à la face du monde que Romney s'honore par son
choix en prenant pour femme Marian Erle.
Ses grands yeux sauvages lancèrent un éclair, son
sourire fut merveilleux de ravissement.
— Merci, mon Aurora
1

Elle se jeta alors à genoux devant mon cousin ; sa


tète d'épagneul aux boucles brunes déroulées s'inclina
sur les pieds de Romney; nous entendîmes des baisers
mêlés à ses sanglots.
0 Romney! ô mon ange!... Toujours le même,

quoique j'aie traversé le sépulcre depuis notre sépara.
tion. Mais la mort elle-même ne pourrait que te rendre
meilleur, non te changer !... Je ne te remercie pas : je
rends grâces à Dieu, qui t'a fait ce que tu es, si abso-y<
lument divin !

Il essaya inutilement de la relever. Elle se déroba à


son étreinte comme un faon bondit loin du chasseur qui
espère le saisir ; elle s'élança hors d'atleinte, en face de
lui, avec une majesté étrange, défiante et sereine à la
fois. Elle était là debout, ses grands yeux noyés de larmes,
illuminés pourtant par un sourire mystérieux, pareil à
une lumière brillant au delà d'un étang ; elle secouait la
tête pour refouler certaines pensées au plus profond de
son être, puis, blanche et calme comme un nuage d'été
qui, après la pluie, reste immobile au milieu du ciel en
maître de la journée, elle reprit :
0 généreux ami, quoique votre noble conduite ap-

porte un baume à mon cœur, la pauvre fille qui vous a
aimé est morte, elle habite déjà ce pays dont parle
l'Ecriture, « où l'on ne prend plus et ou l'on ne donne
c plus en mariage *. Vous ne pouvez la rappeler à la
vie pour en faire votre femme. Vous et moi, Romney,ne
devons jamais, jamais, JAMAIS unir nos mains ainsi. Ne
m'interrompez pas. Je l'ai d'abord juré à Dieu en pleu-
rant à ses pieds comme je viens de pleurer sur les vô-
tres... Jamais, jamais, nos mains ne s'uniront ainsi. Soyez
patients, ne m'attribuez pas une fausse humilité. Voici
la vérité; le chagrin m'a rendue fière ; Dieu m'a dit
souvent, de nuit et de jour : Pleure encore un peu,
Marian, les femmes ont besoin de pleurer; mais ne rou-
gis jamais, excepté d'une faute. Et moi qui me sentais
autrefois indigne du vertueux Romney et de sa race aris-
tocratique j'en suis venue à penser qu'une femme
,
n
(pauvre ou riche, méprisée ou respectée), est une âme
après tout ; ce qu'est son âme, elle l'est aussi, les hommes
eussent-ils craché sur elle comme sur le pavé d'une
enlise, où l'on va prier pourtant! Chaste et honnête,
désireuse de faire le bien et d'aimer la vérité, de trans-
former ma vie en pelouse verte et unie sous les pas de
Romney, je ne craindrais point de devenir sa femme et
lui rendrais peut-être la vie plus douce que ne l'eût fait
moins malheureuse. Vous voyez si je suis or-
une autre
gueilleuse ! Pardonnez-moi le piège que je vous ai tendu
recevoir de tous les deux une sanction. Il est si bon
pour
de savoir que Dieu m'avait réellement justifiée le pre-
mier : il en est ainsi dans le ciel, Dieu parle, et après
lui les anges. Oh ! cela me fait du bien, cela me nettoie
de toute la souillure des démons, de penser que Romney
digne d'être femme ! Mainte-
Leigh me croit encore sa
je
nant ne pourrai dire en quittant ce monde que je n'y ai
gloire... Mais, ô mon maître et mon ami,voici
eu aucune
pourquoi nos mains ne peuvent se joindre. En vous
la vérité, je sais qu'elle ne vous blessera point
disant
elle pourrait blesser un autre homme; je ne vous
comme
Romney Leigh... non,.je ne vous aime pas!
aime pas,
mains, miss Leigh, et sonder
Vous pouvez serrer mes
les vôtres. je vous jure que je dis la vé-
mes yeux avec des femmes ont
rité. L'ai-je aimé autrefois ? On dit que
martyrisées sans que leur amour pût être chassé de
été
Peut-être l'ai-je vénéré plutôt qu'aimé.
leur cœur...
ami, vous avais-je placé si haut au-
Peut-être, Ô mon
dessus de toutes mes espérances, si haut au-dessus de
craintes, que je vous avais mis au-dessus de
toutes mes
même et hors de portée de mes pauvres bras
l'amour
femme, parmi les anges ! Que voulais-je? Etre votre
de
?
esclave, votre aide, votre joie, votre bien-aimée Je n'y "

ai jamais pensé, encore moins à vous aimer d'amour t


^

J'étais à vous simplement, corps et âme, tête et cœur,


prosternée à vos pieds comme une créature que vous
.
auriez ramassée dans la poussière... Etait-ce de l'amour

t
ou de la vénération? Jugez-en, Aurora. Si c'était de
l'amour,oh il y a des siècles de cela. C'était avant l'ap-
parition des astres,"avant que les portes de l'enfer eus-
sent été ouvertes, avant d'entendre le cri de mon enfant
dans la nuit sombre me dire qu'il n'avait point de,
père!... D'autres femmes, déchirées et écrasées, restent
capables d'aimer; peut-être suis-je moins forte qu'elles,
plus froide que les morts, qui aiment encore au delà de
la tombe. Pour moi, ayant été tuée, mon âme ne peut
plus aimer personne, excepté l'enfant. J'ai dit à votre
cousine que j'étais morte : croit-elle que je vais sortir
de ma tombe, faire de mon linceul.un voile de mariée,
et me glisser le long des murs du cimetière pour que les
morts me reprochent de déserter la place qui me con-
vient parmi eux ? A cette pensée, je sens un frisson passer
sur mon corps, pareil à celui de la lèpre, bien que je
sois pure. Oui, pure en tant que Marian Erle : Marian
Leigh ne le serait pas, car je ne dois aimer que mon.,
enfant. 0 Dieu je ne pourrais le voir sur les genoux
1

d'un honnête homme, et deviner dans un regard, dans


un soupir, dans un silence, la pensée qu'il a pour père
quelque misérable. Les anges, Romney, sont moins
larges dans leur tendresse que Dieu et les mères : vous-
même pourriez penser à des choses auxquelles nous ne
pensons jamais. Il est hmoi, l'enfant! Je croirais rabais-
ser les élus du ciel en les associant par la pensée à l'en-
veloppe terrestre qu'ils ont laissée dans la tombe ; je
rV
craindrais plus encore d'outrager mon fils en songeant à
son origine.
Je ne l'appellerai jamais orphelin, car il a sa mère
et Dieu. 0 mon baby 1 ma jolie , jolie fleur! seule
consolation laissée par la tempête peut-on croire
,
que j'en aurais un autre appelé plus heureux, qui por-
,
terait fièrement le nom de son père tandis que mon
chéri n'aurait rien à répondre quand on lui demanderait
le sien?... Non, je le jure! eussé-je pour vous l'amour
d'une autre, Romney (mes yeux qui ont tant pleuré y
voient clair maintenant), je n'aurais plus de place dans
mes bras pour d'autres enfants, plus de baisers pour
eux ; je n'aurais jamais le courage de repousser mon
chéri sur un tabouret pour bercer des nouveau-nés. Voici
une main qui restera pure sans anneau nuptial, et qui
guidera mon fils jusqu'à ce qu'il puisse marcher comme
un homme. Quand je ne l'aurai plus (lui m'aura toujÓurs)
je viendrai vous demander une place parmi vos travail-
leurs, secourir les orphelins et les abandonnés, consoler
des douleurs avec la mienne. Quant à vous,noble Rom-
ney, épousez une noble femme, unissez vos grandes
âmes, je ne saurais vous souhaiter une meilleure béné-
diction. Si j'osais la toucher dans sa sphère supérieure,
lai dire : c Descends de tes hauteurs, paie ma dette à
Romney! » ce message de joie, passant par mes lèvres,
me rendrait bien heureuse. Mais je n'ose... quoique je
devine le nom de celle qu'il aime; je me souviens de ce
que j'ai vu autrefois et du pli de sa lèvre quand quel-
qu'un venait ou ne venait pas : Aurora, je pourrais la
toucher avec la main, et je m'enfuis parce que je n'ose !...
Elle était partie. Il sourit d'un air si sévère que je me
hâtai de parler ;
Pardonnez-lui; elle y voit clair pour ce qui la i

concerne, et son intention est bonne.
Aloi, pardonner ! dit-il. Je m'étonne seulement

qu'elle voie si juste, tandis que d'autres... Il s'arrêta;
puis, d'une voix brusque et rauque : Aurora, vous nous !
pardonnez, à elle et à moi? à elle, pauvre enfant au
loyal, car elle vous aime bien, et vous le lui per-"
cœur
mettez! Mais moi, hélas!... si j'ai laissé mon cœur
s'épancher une ou deux fois ce soir, souvenez-vous quel
les cœurs qui s'épanchent se brisent aussi : nous nous »

séparons. Ah! vous qui n'aimez pas, vous ne connaissez,


pas bien la signification de ce mot. Pardonnez, soyezl
indulgente ! Gela ne me serait pas arrivé si je ne m'étais
senti tellement à l'abri dans mon désespoir que mes j
bras étendus et les soupirs de mon âme me semblaient :
impuissants à vous offenser. La plus misérable des créa- »

tures choisit son attitude au moment de' mourir, fût-ce


en présence d'une reine ; pardonnez-moi les spasmes ^
déplacés que s'est permis un moribond .Croyez-vous
que je serais venu ici sans la ferme intention de ratifier
mon engagement précédent, de donner à Marian ma -1

main, mon nom, ma maison, car cela je pouvais encore


le lui offrir? Je me suis exposé à offenser son âme
exaltée en supposant qu'elle voudrait l'accepter. Je me
savais capable de jouer mon rôle comme un épouvantail
placé dans son jardin, et de tenir à distance les corbeaux |
de ce monde qui auraient la velléité d'y croasser... Main- «
tenant, je reconnais que les anges de Dieu suffisent j
à la défendre contre les oiseaux de proie et les rongeurs
de notre société sans l'intervention de Romney : ici finit i
donc ma prétention. J'ai été trop orgueilleux encore, ^
mais pas assez stupide, pas assez aveugle, pour pré-
3
tendre... pour désirer... des choses impossibles. Le grand
] Surveillant du travail de ce monde m'a donné pour tâche
f de méditer pendant le reste de ma vie sur mon œuvre
ïf manquée, mon triste visage tourné contre une paroi
nue
i et sombre. 0 mon amour 1je vous ai aimée ! ô mon
âme, je vous ai perdue! Mais mon espoir d'autrefois
eût-il pu se réaliser, je le jure par tout ce que vous
auriez été pour moi depuis cette matinée de juin, je ne
suis pas assez égoïste pour regretter ce que j'ai perdu,
p maintenant qu'il fait nuit (une belle nuit pour vous,
| Aurora !), j'en atteste ces étoiles au-dessus de nous... que
je ne puis voir.
!..
— Que vous ne pouvez voir?...
?
— Le ciel lui-même s'abaissât-il jusqu'à nous pour
mêler de nouveau les numéros et me rendre une chance
de gain, je la refuserais... Aurora ne serait jamais ma
femme.
— Vous ne voyez pas ces étoiles, avez-vous dit?...
— Non. Et, ce qui est pire, chère amie, je n'y vois pas
pour trouver votre main au moment de vous quitter.
Laissez-moi la prendre entre les miennes et vous dire
un dernier mot. Moi parti, ne croyez pas que Romney
ait osé soupirer après votre amour, soit dans ses pensées,
soit dans ses rêves; qu'il ait cru votre cœur accessible
(il ne l'a jamais été pour moi), qu'il ait voulu s'en servir,
comme un aveugle de son chien, pour soutenir ses pas
hésitants. Dieu l'en préserve! Ce Dieu vous a tenue dans
sa main,'@ vous a ouvert les yeux sur tous mes défauts
afin de vous épargner une fin aussi triste. -Croyez-moi,
amie : si j'avais connu d'avance l'épreuve dont j'étais
menacé, j'aurais agi comme Lui en ceci. — Adieu. Vous
êtes toujours ma lumière — adieu! Comme il est tard!
je. m'en rends compte à présent. Vous avez été trop
patiente, douce amie. Un appel va ramener auprès de
moi le guide qui m'a conduit ici... Bonsoir.

— Un moment! Au nom du Christ, un moment !...


Un mot seulement, Romney : ce n'est pas vrai? Je tiens
vos mains, je regardevotre visage — vous me voyez?...

— Pas plus que les étoiles. Dieu vous bénisse, Aurora!


Mais quoi! vous tremblez? quel tendre cœur! Vous sou-
venez-vous, amie, du temps où vous trompiez le vieux
Jean en rendant la liberté aux souris prises dans ses
souricières? le bonhomme s'étonnait de leur habileté,
— vous ètes toujours la même. Vous connaissant, j'ai
regretté que la lettre de lord Howe ne vous ait pas été
remise. Ah! vous aviez appris ma maladie, mais non son
dénouement! — Vous dirai-je les dégoûts et les
secousses de ma vie, le bouleversement causé par l'in-
cendie, la fatigue du corps, la tension et les luttes de
l'âme, qui me laissèrent du feu dans les veines au lieu de
sang : iL. ne manquait que ce coup de foudre d'une
poutre qui m'atteignit au front comme je franchissais la
porte de la galerie chargé d'un lourd fardeau. Disons que
ce fut la main de Dieu qui la dirigea, non celle de
William Erle, le père de Marian (braconnier et vagabond
recherché, recueilli par amour pour elle et dans l'espoir
de le sauver, arraché de la grande route, de ce monde
tout couvert de poussière). Les sangliers de la forêt ne
peuvent être apprivoisés : celui-ci m'a fait une entaille
avec sa défense. Pas un mot de ceci à Marian. Je ne crois
pas d'ailleurs qu'il m'ait blessé volontairement. Bien des
gens assurent qu'il en a ri — pauvre misérable ! il ne me
croyait pas sans doute aussi profondément atteint.
Espérous qu'il rira plus galment une autre fois et
pour
un meilleur motif.
— Vous êtes aveugle, Romney!
— Ah! mon amie, vous apprendrez à le dire d'une
voix moins triste. Moi aussi, j'ai été désespéré d'abord
:
être aveugle, mutilé, exclu de la nature... privé de
la jouissance quotidienne du soleil accordée
aux plus
infimes créatures!... cela'm'a paru dur. La fièvre,
en
me quittant, me laissa comme les flammes avaient
laissé ma demeure, ruiné, sevré à jamais des formes et
des couleurs dont la vue donne du prix à l'existence,
semblable à une pierre exposée à l'éclat du jour, et, bien
que vivant à la surface de la terre, aussi sombre que si
j'avais été logé dans une tombe à dix pieds de
profondeur.
— Aucun espoir ?...
— Une larme!... vous pleurez, Aurora? des larmes
sur ma main ? Je vous ai vue pleurer sur une souris, sur
un oiseau — mais pleurer sur moi ! Oui, il y a de l'espoir :
non pour une guérison — je pourrais vous dire en grec
et en latin comment le nerf optique, frappé de paralysie
a laissé aux yeux leur apparence primitive et leur aspect
sain — mais il y a de l'espoir! Derrière ce sens oblitéré
l'esprit y voit clair. Il attend avec patience la démolition
de ces murailles dont la fresque et le bas-relief sont
tombés... L'homme si arrogant, si agité, si ambitieux
quand il prétendait, d'après ses pauvres petits"plans,
remédier au désordre universel et modifierles statistiques,
est résigné aujourd'hui. Instruit par son expérience, il
en est venu à espérer pour les autres malheureux, à
croire plus joyeusement à une rémunération
— l'expé-
rience amère amène souvent de douces compensations...
telles que vos larmes, amie! Me voilà tranquille, désor-
mais, aussi compatissant, assurément, pour les souffran-
ces du monde, mais tranquille; prêt à apprendre ce que
Dieu veut m'enseigner, satisfait de faire ce que je pour-
rai. Je me fais l'effet d'une pierre inerte et impuissante,
vous ai-je dit; mais une pierre peut encore servir de
refuge à quelque insecte, et il vaut la peine, dès lors,
d'en être une. Il y a de l'espoir, Aurora!
— Y en a-t-il pour moi? — pour moi ?.. y a-t-il de la
place sous cette pierre pour un insecte tel que moi? —
Si je vous disais — ces pleurs me le permettent à peine,
et pourtant une femme ne peut dire une chose pareille
sans pleurer!... l'orgueil résiste jusqu'à ce que le cœur
se brise... — si je disais : j'aime — je vous aime,
Romney !
— Silence! s'écria-t-il. La pitié peut rendre une
femme insensée, mais un homme ne doit pas se laisser
égarer au point de profiter de cette folie. Cela est dur,
pourtant!,.. Adieu, Aurora.
— Mais je vous aime, Romney! —et quand une
femme dit qu'elle aime un homme, il doit l'écouter.
même sans l'aimer, quitte à lui refuser ensuite son
amour. Vous appelez cela de la pitié? vous me croyez
généreuse? Il me serait facile, avec ma fierté méprisable,
de vous le laisser croire, de vous imposer un amour né
de la compassion (car des amours excellents naissent
souvent ainsi qui ne sont pas les moins durables)— cela
me grandirait de la tête ! N'importe ; la vérité avant tout :
Aurora doit être humble. Non, ma tendresse n'est pas une
simple pitié.:9Evidemment je ne suis point une femme
généreuse, je vous l'ai prouvé jadis. Sans cela aurais-je
tant pesé et mesuré votre affection ; vous aurais-je refusé
le droit de donner après vous avoir contesté celui de
me juger? En vérité, jè ne voulais rien recevoir que de
Dieu. Je voulais me servir de ses dons selon
mon bon
plaisir, comme si Lui et moi étions égaux, et vous-même
placé dans une région inférieure avec laquelle il n'y
a
pas d'échange possible. Vons dites vous être trompé en
beaucoup de choses? je me suis trompée plus
encore,
oh! bien plus encore. Vous ne pensiez qu'à sauver les
hommes par des demi-mesures, à moitié chemin, et
ne
connaissant qu'une moitié de leur misère, sans donner
un regret à votre intérêt personnel. Mais moi qui voyais
les deux côtés si vastes de la nature humaine, et
com-
prenais aussi les besoins de l'âme avec toutes les
hautes nécessités de l'Art, j'ai trahi l'idéal que je conce-
vais et manqué ma vie. Passionnée pour exalter en moi
le sens artistique aux dépens de la nature féminine,
j'oubliais qu'aucun artiste parfait ne peut se développer
dans une femme imparfaite. La fleur sort de la racine,
la nature spirituelle de la natùre matérielle, degré par
degré, pendant tout le cours de notre vie. C'est d'une
poignée de terre qu'a été faite l'image de Dieu
— de
cette pauvre terre méprisée et saine, aux senteurs vivi-
fiantes. En la négligeant, j'oubliais aussi le souffle divin
qui communiqua à la créature une respiration de vie, ce
souffle ineffable qui n'est autre que l'Amour. L'Art est
grand, mais l'Amour le surpasse. Art, ô mon Art, tu es
une grande chose, mais l'Amour est plus encore. L'Art
est un symbole du ciel, l'Amour est Dieu et fait le ciel!
— Et moi, je suis tombée de ces hauteurs... Je ne voulus
pas être une femme comme les autres, une femme naïve
qui croit à l'amour parce qu'il lui semble voulu de la
Providence; j'analysai, je comparai: une mouche ne
serait pas plus bornée en refusant de se chauffer au
soleil avant que juillet n'ait ramené la constellation du
Lion. Je m'irritai de n'être qu'au mois de mai, je doutai
du genre d'affection qui s'offrait à moi, je disputai pour
sauvegarder ma dignité, dédaigneuse d'un noble cœur
qui cherchait une femme pour s'assurer son concours
dans des œuvres de philanthropie... 0 Romney ô mon!

bien-aimé, j'ai changé depuis lors,rai changé du tout


au tout, Si vous vouliez aujourd'hui vous incliner assez
bas pour ramasser mon amour et vous en servir au
profit de l'humanité sans restriction, sans réserve,
comme on se sert des choses dont la provision est abon-
dante (et ici la provision serait inépuisable), ma joie
m'élèverait au plus haut des cieux! Pareille à une étoile,
je brillerais par ma hauteur même et non par ma vertu
propre. Dans un sens pourtant, dans un sens seulement,
je ne suis pas du tout changée : je vous aime, je vous
aimais... je vous ai aimé du commencement à la fin, je
vous aimerai à jamais! Je le sais maintenant, Romney.
Notre tante le savait et me l'a dit ; lady Waldemar le sait
aussi, et Marian!... J'aurais pu le savoir comme elles si
je n'avais été plus fière et moins franche que je ne le
pensais. Je serais morte ainsi en écrasant dans ma main
cette rose de l'amour avec la guêpe qu'elle contient,
ignorant vis-à-vis de vous (et de moi-même) et la
souffrance et la joie—si je ne m'étais trouvée en face
de cette grande douleur, de ce grand désespoir, de Rom-
ney aveugle! Ma fierté subsiste, pensez-vous peut-être
et si j'ose parler ainsi, c'estquevos yeux ne peuvent voir
ma confusion... 0 grands yeux calmes, éteints dans une
tempête comme des feux sur une mer triste malgré les
cris des naufragés qui cherchaient en eux leur salut -
ô ma Nuée, destinée à marcher chaque jour devant moi dans
mon pèlerinage à travers le désert! je voudrais que vous
pussiez 'voir jusqu'au fond de mon âme : Si ce que
j'éprouve est dela pitié, c'est de la pitié pour moi-même,
non pour Romney : lui peut rester seul; un homme tel
que lui n'est jamais terrassé, et aucune femme ne peut
le plaindre alors que les élus l'applaudissent. Il s'est
mépris sur le monde, mais moi je me suis méprise sur
mon propre cœur, et mon erreur a été fatale. Romney !
voulez-vous m'abandonner dans cette erreur, dans mon
orgueil, dans mon désespoir, dans ma faiblesse?... Je
ne suis qu'une femme, et je vous aime tant — je vous
aime, Romney!
Pouvais-je voir son visage à travers mes sanglots?
Tombai-je sur sa poitrine ou ses bras m'y attirèrent-ils ?
je ne sais. Des larmes brûlantes inondèrent mesjoues —
f les miennes, ou les siennes? je ne sais. Lequel de nos deux
I
cœurs, battantjusqu'à faire explosion, me faisait trembler
ainsi ? je ne sais. Il y eut des paroles incohérentes, fon-
duesaufeu—une étreinte convulsive—puisun long baiser
silencieux comme la nuit extatique, et des soupirs pro-
fonds, profonds, frissonnants, dont le sens allait au delà
des paroles et au delà du baiser...
Ce qu'il dit? J'ai écrit ce qui précède d'une main assez
assurée. Je ne pênsais pas qu'un pareil torrent de passion
viendrait effacer cette dernière page. Ce qu'il dit, je
voudrais bien le transcrire ici pour garder sous mes
yeux ce que j'entends encore; doux manuscrit que
je relirais le soir aux heures de fatigue, le matin
aux heures de crainte. Si, après avoir essayé de toutes
choses, de tous les grands arts, de toutes les grandes
philosophies, on les met en balance avec l'amour, cet
g
amour, je le déclare, l'emportera sir tout le reste infini
ment. ;
<;f

Je voudrais bien écrire ce qu'il dit. Mais fût-ce uiïg


ange qui parlât quand gronde la foudre, entendrion
nous autre chose que le tonnerre ? Si un nuage deseeu-V
dait jusqu'à nous pour nous envelopper, en pourrions
nous dessiner les contours ? Ce fut ainsi qu'il parla. Son
souffle en passant sur mon visage rendait confus pour
moi le sens de ses paroles tout en en doublant l'intensité...
Pareilles aux âmes dépouillées de leur lourde enveloppe
terrestre, les nôtres communiaient mystérieusement
ensemble. Cette grâce me fut accordée de savoir qu'il
m'aimait avec la profondeur et l'élévation de ces grandes.
natures dont les vastes horizons s'harmonisent avec la
splendeur de leur roi, le soleil levant de l'amour. Les
petites sphères contiennent de petits feux, mais lui
aimait grandement en homme qui ose vivre sa vie,
accepter les desseins de Dieu à son égard, et tenirj
ses regards fixés plus haut.
Depuis le jour où, pleurant mon père et séparée
même de sa tombe, j'apportai en Angleterre mon pauvre
petit visage désolé, il m'avait observée et aimée. Il avait
regardé vivre son âme dans la mienne qui s'élevait à la
hauteur de son affection. On lui avait dit dès son enfance
qu'une fiancée merveilleuse devait lui .arriver d'Italie,
les cheveux parfumés de laurier... à cette pensée, son
pouls d'adolescent battait plus fort. Et lorqu'elle arriva
enfin pour vivre sous ses yeux, souriant de loin en loin,
il lui sourit en retour et l'aima telle qu'elle était : chaque
enfant aime sa première fleur; ce n'est certainement
pas la plus belle de l'année, mais elle lui semble conte-
nir dans son épanouissement l'année tout entière ; cette
pauvre et triste perce-neige, née entre deux tas de névé,
ransition mystérieuse entre la plante et le givre, lan-
guissante parce qu'elle touche au printemps, et tentée
,le fondre avec la glace qui l'entoure.

Romney Leigh, pourtant, ne m'avait pas aimée froi-


dement. Je le croyais jadis, je tremblais de froid tout en
tenant ma main dans un brasier !... Je comprenais
maintenant que l'ardeur même de la passion qui le con-
sumait avait rendu équivoques ses actions et ses paroles.
Par cela même qu'il m'aimait au-dessus de tout — plus
que la fortune, les terres, les privilèges dont le hasard
avait fait son patrimoinet parce que, sur ces biens secon-
daires, il avait imprimé de sa main ferme le sceau divin,
les marquant pour le service de l'humanité ; il crut devoir
en agir de même avec son amour ; ce qu'il avait de
meilleur serait consacré avant toutes choses; la fiancée
de ses rêves qui planait si calme et si haut dans des
poèmes fleuris comme sur l'herbe d'une pelouse, les
pieds couverts de la poussière d'or des lis, il la ferait
descendre de ces hauteurs pour marcher à ses côtés sur
les rochers au milieu des tailleurs de pierre et de leur
tapage afin qu'elle l'aidât à les secourir. Il voulait prou-
ver par là qu'il ne reculait devant aucun sacrifice, pas
même celui de son âme. Lorsqu'il se vit abandonné
par moi (car je l'abandonnai), lorsque mon cœur lui fit
défaut, il pensa : « L'Aurore fait place à une journée de
c travail. » Capable désormais d'une seule poursuite
héroïque, il se ceignit des lambeaux de ses espérances
brisées, rassembla ses forces comme pour mourir et les
jeta au plus épais de la mêlée — sur quoi les hommes
se mirent à rire comme s'il avait noyé un chien. Quoi
d'étonnant, si l'Aurore lui a manqué qu'il n'ait eu que j
le dur labeur du jour ? î

Mais quelle nuit! quel mélange de douceur et d'amer- |


tume... d'obscurité et de lumière ! 0 extase de la nuit L.. \

ô grand mystère d'amour où les tristesses, l'angoisse,


la trahison même sont absorbés et ne font qu'ajouter au
ravissement, comme un caillou tombé dans une coupe
pleine de vin la fait déborder. Nous étions assis telle-
ment près l'un de l'autre qu'une vie étrange, électrique
semblait faire frissonner mes vêtements même et les
animer. Au contact de mes cheveux où passait son ha-
leine, mes joues rougissaient et pâlissaient tour à tour.
La lune d'or était suspendue en face de nous, spectacle
à la fois doux et désespérant pour moi, puisqu'un seul j

de nous devait la voir désormais. Soudain une voix ra- s

pide et basse comme un soupir, mais sortant d'un sou- j


rire, j'en eus conscience, laissa tomber ces paroles so-
lennelles :
Je rends grâces à Dieu, qui m'a rendu aveugle afin

que j'y voie Brille pour moi, Aurora, chère lumière
!

des âmes, qui vas luire dans mes ténèbres de jour et de


nuit. Je suis heureux.
Je me rapprochai encore de lui comme le glaive va
chercher le fourreau après le combat ; et dans ce choc
de nos âmes unies, les émotions mystiques qui d'ordi-
naire dépassent nos sens, s'emparèrent de nous. Il nous
sembla que la terre se dérobait sous nos pieds, et que
tout le tourbillon des mondes décrivait autour de nous
ses cercles lumineux ; nous ne savions plus si la lune
d'or était au-dessus de nos têtes ou sous nos pieds.
Puis la voix de Romney s'éleva de nouveau, calme,
égale, amortie par le poids de la joie, comme dans le
vieux temple israélite les chants s'élevaient d'un sélah
à l'autre dans l'intervalle de deux pauses. Elle me rap- '
f pela que nous nous étions enfin rencontrés sur cette
| terre éclairée d'En Haut pour renoncer à beaucoup de
fi choses, chacun
de son côté, et nous enrichir mutuelle-
ment. Etaient-ce des paroles ou un chant ?
— Bien-aimée, disait cette voix, nous sommes ici
pour travailler. Or, des hommes qui travaillent ne peu-
I, vent travailler
que pour les hommes et afin que ce ne
' soit pas en vain, ils doivent comprendre l'humanité et
agir humainement, relever les corps, sans cesser d'élever
les âmes comme Dieu fit d'abord.
— Mais en se tenant sur la terre pour les relever,
comme Dieu fit ensuite, dis-je ; ceci aussi est humain.
Il n'y a rien de haut qui n'ait d'abord été bas, et quel-
qu'un a dit : Quand je suis faible, c'est alors que je suis
fort.
— Il nous faut travailler silencieusement, reprit-il,
et simplement, à l'imitation de Dieu, sans jamais défor-
mer noire nature pour accomplir notre tâche... L'homme
le plus homme, celui qui a les mains les plus douces,
[ est aussi celui qui travaille le mieux pour ses frères .-
comme le Dieu de Nazareth. — Ayons moins de pro-
grammes, nous qui n'avons pas la prescience ; moins de
systèmes, nous qui ne tenons pas mais qui sommes
tenus ; moins de statistiques, car on ne sauve. pas les
masses par catégories de sexe ou de nationalités. Fou-
rier est vide, Comte absurde, d'autres sont puérils. Les
règles de la vie ne subsistent guère en dehors dela vie ;
point de méthodes parfaites sans âmes chrétiennes : le
CL ist lui-même n'eût pas été un législateur s'il n'eût
donné sa vie avec sa loi.
Je fis écho, à demi perdue dans mes pensées : ,

L'homme le plus homme est celui qui travaille le


mieux pour ses frères et c'est dans son âme même qu'il
puise cette aptitude. Cette âme énergique obéit évidem- t

ment à la vieille loi du développement; l'Esprit y rend


témoignage à notre esprit, et l'Amour, cette âme de l'âme,
la perfectionne d'une manière sublime : l'amour de Dieu, J

d'abord...
Et puis, dit-il en soupirant, l'amour de ces àmcs ?

unies qui présente la contre-partie de ce mystère, rose
mystique de Sçaron flottant sur les eaux de la vie,
fleur vivante aux semences fécondes dont le calice
contient d'innombrables pétales, l'amour filial, l amour
fraternel et toutes les autres affections terrestres, colorés
et embaumés par un cœur central.
Il y a peu de temps, m'écriai-je, vous n'admiriez
pas tant cette organisation de la société.
- Hélas! répondit-il, est-ce que je l'admire?...
l'amour filial a des ingratitudes, l'amour fraternel des
duretés, les autres sont perdus. Je ci ois simplement
que la fleur céleste flotte en vain sur les eaux troubles -

de la vie, je pense à la parfaite réflexion que nous pour- -


rions en voir si les eaux de ce monde étaient plus s
claires. Nettoyons les canaux et attendons les pluies... t
0 poète, ô ma bien-aimée, puisque je fus trop [ambitieux
et crus faire plus que tous les autres ; jusqu'à ce que
Dieu me montrât ma place en m'enjoignant de tenter î
dêsormais moins que tous les autres ; puisque maintenant I

voilà parmi les petits qui travaillent pour le Christ et I


me
content de mon lot — viens, toi ma compensation, ma j
lumière, mon étoile du matin, mon aurore ! lève-toi et T
brille, éclairant mes hauteurs de reflets qu'elles ne con- j
naissaient pas. Brille pour deux, Aurora, et supplée h
mes défaillances inévitables ! travaille pour deux, tandis
que moi, réduit ainsi à l'inaction, j'aimerai pour deux
contemplant dans une vision intérieure le foyer incan-
descent dont les rayons viennent d'une lumière située
au delà. L'art est une mission ; Dieu a mis dans ta main
une clé d'argent; pour ouvrir la serrure dure et résistante
de la barrière qui sépare les sens de l'esprit; ton rôle est
d'y travailler sans te lasser, de telle sorte que les hommes
inférieurs puissent apprendre à s'élever de l'un à l'autre
et à bénir ton ministère. Bien-aimée, le monde attend du
secours. Sachons nous aimer si bien que notre travail soit
rendu meilleur par notre tendresse, et notre tendresse
plus douce par le travail ; si bien que l'une et l'autre puis-
sent mériter la louange des travailleurs sincères et des
vrais amants. Appuie à l'embouchure du clairon tes
lèvres de femme, consacrées par un saint baiser;
renverse de ton souffle ardent les murailles de Jéri-
cho qui séparent les classes, en conviant les âmes
assemblées dans les plaines d'ici-bas à s'élever sur quel-
que cime à l'air plus pur, naguère confondue par elles
avec les nuages ; nous ne savons pas à quelle hauteur,
mais nous en savons le chemin, et qu'en montant tou-
jours nous atteindrons le but. Voici l'heure des âmes,
voici l'heure où la créature, renouvelée par la volonté
et l'amour sera éclairée par la lumière de la Rédemp-
tion. Le monde est vieux, mais ce vieux monde attend
sa rénovation. Pour cela, il faut que des cœurs nouveaux
prennent vie individuellement, se multiplient, se déve-
loppent en nouvelles dynasties de la race humaine. Alors
naîtront spontanément de nouvelles églises, de nouvelles
économies, de nouvelles lois respectueuses de la liberté,
de nouvelles sociétés d'où le mepsonge sera exclu : '
Dieu fera toutes choses nouvelles.
Mon Romney ! — Elevant ma main dans la sienne, se
tournant instinctivement vers l'Orientcomme si des es-
prits l'avaient guidé, les sourcils relevés comme ceux -
d'une créature qui contemple, il cherchait au fond des
cieux à travers les vibrations des espaces éthérés, au,
de là du cercle des choses visibles, les assises de la Jéru-
salem nouvelle, de ce grand jour à venir qui s'élèvera
plus haut que le ciel à la gloire de Dieu.
Il demeurait silencieux. Ses yeux aveugles et majes-
tueux semblaient absorber cette prévision d'une lumière
parfaite. Je compris que son âme avait une vision su-
blime. Et je répétai les paroles du Voyant de 'Path-
mos :
EN VENTE A LA MÊME IJ !">!"< Ai HIE

Ouvrage en cours de publication :

OEUVRES COMPLÈTES

CTE LÉON TOLSTOï DU

TRADUCTION LITTÉRALE ET INTÉGRALE


DK
M. J.-W. BIENSTOCK
D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX
DE TOLSTOÏ

Ont déjà paru :


TOME le'.
- L'Enfance. - L'Adolescence (Nouvelles). Un
fort volume in-16, sous couverture illustrée, et orné de deux
illustrations. — Prix 2 50
TOME II.
— La Jeunesse, nouvelle (1855-1857). — La Matinée
d'un Seigneur, nouvelle (1852). Un fort volume in-16, sous
couverture illustrée et orné d'un portrait de TOLSTOÏ pris en
1848.-
TOME III.
Prix
..
— Les Cosaques, nouvelle du Caucase (1852). —
2 50
L Incursion, récit d'un volontaire (1852). La Coupe en

Forêt, récit d'un Junker (1854-1855). Un fort volume in-16,
sous couverture illustrée, orné d'un portrait de TOLSTOÏ pris
en 1851. — Prix 2 50
— Sébastopol, nouvelle (1854-1856). — Une Ren-
TOME IV.
contre au Détachement, nouvelle (1856). Deux

Hussards, nouvelle (1856). — Préface inédite (1889). Un
fort volume in-16, sous couverture illustrée, orné d'un—por-
trait de TOLSTOÏ pris en 1855 et d'un plan de Sébastopol en
1855. — Prix v2 50
— Le Journal d'un Marqueur, nouvelle (1856). —
TOME V.
Une Tourmente de neige, récit (1856). Albert, récit

(1857). — Du Journal du Prince Nekhludov, Lucerne
(1857). — Le Bonheur conjugal, roman (1859
volume in-16, sous couverture illustrée, orné d'un
. — Un fort
portrait
de TOLSTOÏ pris en 1857.
— Prix 2 50
TOMEVI. — Trois Morts, récit (1859). Polikouchka, nou-

velle (1860). — Kholstomier, histoire d'un cheval (1861).
Les Décembristes, extrait d'un roman en projet (1861). —

Un fort volume in-16, sous couverture illustrée, orné d'un
portrait de TOLSTOÏ pris en 1860. — Prix 2 50
Il parait une œuvre tous les deux mois. -
DERNIERS OUVRAGES PARUS :

G. ABEL. — Le Labeur de la P.-L. La Terre éter-


GARNIER. —
prose. Un vol. in-16. Préface nelle, roman. Un volume
deM. CamilleLEMONNIER. 3 50 in-16. 3 50
Hors de l'envoû- j„ GRAVÉ.
F. AUBIER. — — Les Aventures de
tement, roman. Un volume Nono, romane Un vol. in-lC,
in-16 3 50 illustré 3 50
S. BASSET. — Comme jadis Mo- — Malfaiteurs ! roman. Un vol. «-•

lière, rom. Un vol. in-16. 3 50 in-16........ 3 50


J.-W. BIENSTOCK. — Tolstoï et GUY-VALVOR. — La Jérusalem
les Doukhobors. faits histo- nouvelle, roman. Un volume
in-16 3 50
riques. Un vol. in-16... 3 50 .
B. BJORNSON. — Au delà des J.-K. HUYSMANS. — VArt mo..
forces, lro et 2e parties. Un derne, nouvelle édition. Un
vol. in-16... 3 50 volume in-16 3 50

L% Roi, drame
en 4 actes. Le — De Tout. Un vol. in-16. 3 50
Journaliste, drame en 4 actes. — L'Oblat, roman. Un volume
Un vol. in-16 3 50 in-16 3 50
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— Autour d'une vie,
des Dieux, roman. Un volume mémoires. Un vol. in-16. 3 50
in-16 3 50 L. LAMARQUE. — Un an de ca-
BRANDÈS. — Le Grand Homme. serne. Un 'vol. in-16, préface
Origine et fin de la civilisa- de M. Octave MIRBEAU.. 3 50
tion. Une broch. in-16. 1 » ED. LEBLANC. — Contes insidieux.
BRIEUX. — Les Avariés, pièce en Un volume in-16. 3 50
3 actes. Un vol. in-16.. 3 50 M. LUGUET. — L'Indécente, ro-
- La Petite amie, pièce en
4 actes. Une broch. in 16. 2 »
man. Un volume in-16. 3 50
L. LUMET. — Le Chaos, roman
H. DE BRUCHARD. — La Fausse Un volume grand in-18. 3 50
gloire, roman. Un volume A. MONNIER-VISSOCQ, — Flirts-
in-16 3 50
L. COMPAIN. — L'un vers l'autre,
Un volume in-32 2
G. NIGOND. — Contes de la Li-
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roman. Un vol. in-16... 3 50 mousine. Un vol. in-32, pré-
CORRE. — Nos Créoles. Un vol. face de Mme SÉVERINE... 2 »
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L. DESCAVES. — La Colonne, sociale au théâtre. Un volume
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G. DORYS. — Abdul-Hamid in- CTE L. TOLSTOÏ.
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