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2015/1 Tome 140 | pages 3 à 16
ISSN 0035-3833
ISBN 9782130651468
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4 Hélène Bouchilloux
Le Dieu trompeur
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lectuelle, de ce qui permet à mon esprit de percevoir tout corps, que
celui-ci existe ou n’existe pas, c’est-à-dire tout corps possible. Si je
ne pouvais former en mon esprit l’idée de l’étendue, de la figure et
du mouvement, pour ne parler que des propriétés communes à tout
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celui qui ment effectivement devient un menteur (car, des actes, naît
le caractère) ; il n’est plus au pouvoir de celui qui, ayant contracté
l’habitude de mentir, est devenu un menteur, de ne pas mentir. Ainsi,
pouvoir mentir est peut-être un signe de supériorité ; en revanche
vouloir mentir, comme le veut celui qui ment effectivement, n’est
plus du tout un signe de supériorité, mais un malheureux penchant
au service soit de la malice, soit de la faiblesse.
Pourquoi, selon Descartes, Dieu peut-il tromper à cause de sa
puissance, si on fait abstraction de sa bonté ? Descartes paraît utiliser
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la thèse occamiste de « l’annihilation du monde » dans sa version
sceptique. Chez Guillaume d’Occam, puisque l’intuition et l’objet
de l’intuition sont distincts, Dieu pourrait par sa puissance absolue
conserver l’une (l’intuition) sans l’autre (l’objet de l’intuition). Cette
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6 Hélène Bouchilloux
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que je n’ai le droit de me plaindre ni des facultés que Dieu m’a don-
nées, ni de l’absence de précaution contre leur mauvais usage que
Dieu m’a infligée en m’accordant le libre arbitre auquel incombe le
soin de me prémunir contre ce mauvais usage. La question de savoir
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lui est dicté par aucune loi de vérité ou de bonté. Trois arguments
plaident contre toute confusion entre Dieu trompeur et Dieu créateur
des vérités éternelles.
Premièrement, l’hypothèse du Dieu trompeur dérive d’une idée
de Dieu qui est l’idée de Dieu que j’ai acquise par ouï-dire, tandis
que la doctrine de la création des vérités éternelles repose sur l’idée
de Dieu que je découvre gravée en mon esprit et qui m’est innée.
Le Dieu de 1630, le Dieu qui crée les vérités éternelles, est le Dieu
qui est cause de tout ce qui est quelque chose, comme Descartes le
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précise dans sa lettre à Mersenne du 27 mai 1630, les essences (ou
le concevable) étant quelque chose aussi bien que les substances et
leurs modalités. C’est en tant qu’il est cause de tout ce qui est, que
Dieu est cause des essences comme des existences. Ce Dieu n’est
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8 Hélène Bouchilloux
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en quête d’intelligibilité et pour la nature matérielle dont l’intelligi-
bilité est mathématique. Le Dieu de 1630 n’est donc pas celui qui
pourrait faire que toutes mes représentations fussent fausses, mes
représentations intellectuelles comme mes représentations sensibles.
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C’est à l’inverse celui qui m’assure que sont bien des idées vraies, des
idées servant de matière à des jugements eux-mêmes vrais, toutes mes
idées claires et distinctes.
Le Malin génie
Le Dieu trompeur est le Dieu qui pourrait m’avoir créé avec une
nature telle que je doive me tromper, le Dieu qui pourrait m’avoir fait
d’une nature telle que je sois voué à me tromper, puisque la bonté
de Dieu demeure problématique tant qu’on n’explique pas d’où vient
qu’il permet, à tout le moins, que je me trompe. Le Malin génie est
la puissance supposée me tromper toujours et en tout, la puissance
supposée frapper de fausseté tous mes jugements.
Le Dieu trompeur est une hypothèse concernant l’origine et la
nature de mon esprit, en concurrence d’ailleurs avec d’autres hypo-
thèses que Descartes énumère brièvement : destin, hasard, détermi-
nisme causal. Et cette hypothèse affleure naturellement en mon esprit
dès que je m’interroge sur le fait que je me trompe non seulement dans
le domaine du sensible, mais encore dans le domaine de l’intelligible.
Le Malin génie est une fiction de mon imagination, dont la fonction est
de contrebalancer la probabilité de mes anciennes croyances afin de
maintenir une suspension de mon jugement que cette probabilité rend
précaire. Il s’agit de me tromper délibérément en supposant jointes la
puissance et la méchanceté (alors que l’erreur, pour être imputable
à la volonté qui juge, n’en est pas moins non délibérée, comme le
souligne l’article 42 de la 1re partie des Principes de la philosophie),
mais de me tromper de manière délibérée dans le but d’éviter de me
tromper de manière non délibérée en portant des jugements erronés.
Revue philosophique, n° 1/2015, p. 3 à p. 16
- © PUF -
12 janvier 2015 04:42 - Revue philosophique n° 1 - Collectif - Revue philosophique - 155 x 240 - page 9 / 144
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jugement : je suis subjectivement toujours enclin à croire ce que je
n’ai plus le droit de croire depuis qu’il est établi que cela peut être
faux. Le jugement n’est jugulé que par la décision de faire comme si
ce qui peut être faux était effectivement faux.
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Le cogito
10 Hélène Bouchilloux
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Le Malin génie est convoqué pour maintenir l’incertitude contre
la pente à croire ce que je tenais autrefois pour vrai. Il faut dis-
tinguer sa figure et sa fonction. Avec le Malin génie, on passe de
« il peut n’y avoir aucune vérité » à « il n’y a aucune vérité », à
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mauvais usage de mes facultés, bref, que mes erreurs soient impu-
tables à un Dieu trompeur ou qu’elles me soient imputables comme
le montrera la Quatrième Méditation, il faut bien que je me trompe
et commette moi-même mes erreurs. Dès lors, ne dois-je pas affirmer
qu’il est certain que moi-même je suis ?
Deuxième mouvement : mais je me suis persuadé qu’il n’y avait
rien au monde, rien hors de mes idées (par l’argument du rêve, puis
par l’argument du Dieu trompeur). Pourtant, si je me suis persuadé
quelque chose, assurément j’étais, moi qui me suis persuadé quelque
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chose. Ici, il convient de faire deux remarques. Premièrement, on a
affaire à une inférence calquée sur celle du Discours de la méthode
– « je pense, donc je suis » –, la certitude de mon existence étant la
condition de l’affirmation de la réalité de ma pensée, et cette condition
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12 Hélène Bouchilloux
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fois que je la réitère contre lui. Le Malin génie ne peut donner lieu
à l’inférence de mon existence, puisqu’il est une pure supposition,
contrairement à ma pensée qui, jusque dans sa fausseté, est une
réalité. Il ne donne lieu qu’à l’évidence de mon existence. Donc le
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Du certain au vrai
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proposition peut échapper à la malédiction du Malin génie, celle par
laquelle, victime de sa malédiction, je peux au moins m’affirmer moi-
même comme victime de sa malédiction ! À isoler cette phrase réca-
pitulative de son contexte, on aboutit à une interprétation performative
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14 Hélène Bouchilloux
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intelligibles de la Première Méditation. La forme de la certitude,
quoique nécessaire dans l’appréhension de la vérité, est insuffisante
sans la véracité divine. Tant que je perçois quelque chose clairement
et distinctement, je ne peux en douter et j’en suis certain ; mais,
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dont Dieu est l’auteur en faisant être tout ce qui est quelque chose,
rien de tout cela ne peut m’induire en erreur.
Se vérifie par là que la doctrine cartésienne du vrai Dieu, le Dieu
qui crée les essences comme les existences et dont j’ai l’idée innée,
est une doctrine de l’univocité des vérités doublée d’une doctrine de
l’équivocité des facultés, d’où suit que Dieu peut faire plus que ce
que je comprends, mais rien qui répugne à ce que je comprends. On
constate qu’en toute rigueur la véracité de Dieu ne s’ajoute pas à la
démonstration de l’existence de Dieu, mais qu’elle en est inséparable.
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Aussi peut-on accuser Descartes de quelque anthropomorphisme, der-
nier écho de la Première Méditation, quand il renoue avec la problé-
matique grecque du mensonge au début de la Quatrième Méditation.
Il y a, semble-t-il, deux versions de la véracité divine : une version
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16 Hélène Bouchilloux
est que tout est incertain, fait droit à la probabilité, tandis que la
position pyrrhonienne, selon laquelle il n’est même pas certain que
tout soit incertain, évacue au contraire les prétentions de la probabi-
lité. Cette position libère ainsi l’espace dont a besoin le philosophe
pour que, au-delà de toute probabilité, puisse se faire jour une cer-
titude. Si on en reste à la certitude formelle que tout est incertain,
on se replie sur la probabilité ; si on va plus loin, si on va jusqu’au
pyrrhonisme, on se donne les moyens d’une percée qui excède le repli
sur la probabilité. À la charnière des deux premières Méditations se
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dessine donc un embranchement. Une voie invite à passer de « il n’y a
peut-être aucune vérité » à « il n’y a aucune certitude », et de « il n’y
a aucune certitude » à « il est certain qu’il n’y a aucune certitude ».
L’autre voie invite à passer de « il n’y a peut-être aucune vérité » à
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