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Mourad Touzani
NEOMA Business School
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Mourad TOUZANI
Enseignant-chercheur à l’ISG de Tunis
Institut Supérieur de Gestion, Université de Tunis
Emails
mourad.touzani@yahoo.com
mourad.touzani@isg.rnu.tn
Téléphone
00.216.71.236.696.
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Ramadan et rites de consommation : une étude exploratoire
auprès de la minorité ethnique maghrébine en France
Ramadan and consumption rites: an exploratory study among the North-African ethnic
minority in France
Abstract: Given the growth of ethnic marketing, a new interest has been given in the specific
behaviors, habits and culture of non-traditional segments. Following this trend, this research
study aims at identifying the rites characterizing Ramadan and impacting the behaviors of a
sample of North-African consumers living in France. Based on a content analysis of in-depth
interviews with 29 individuals practicing Ramadan, this research study sheds the light on
three major types of rites: fasting as a rite, social rites, and rites linked to consumption.
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INTRODUCTION
De plus en plus d’entreprises, d’enseignes et de médias s’intéressent au marketing éthique et
considèrent les diverses minorités présentes en France comme autant de niches à cibler. La
population maghrébine constitue en France la première minorité ethnique, les Maghrébins
représentant à eux seuls 40 % des immigrés. L’importance de ce segment a conduit de
nombreuses marques à proposer des offres de plus en plus adaptées à ce segment non-
traditionnel. Pour réussir cette opération de ciblage, il semble primordial de ne pas donner à
l’offre à destination de cette cible une simple "coloration" maghrébine, mais de proposer des
produits qui répondent aux besoins spécifiques de cette sous-culture et qui soient conformes à
ses attitudes, à ses valeurs, à ses pratiques et à ses rites (Holland et Gentry, 1999 ; Cui, 2001).
L'objectif du présent article est de montrer que les pratiques rituelles revêtent de l'importance
pour les consommateurs et qu'elles permettent d'expliquer des transformations radicales au
niveau des comportements d'achat et de consommation. Après une revue de la littérature
synthétisant les fonctions, les typologies de rites et leur intervention dans le domaine du
comportement du consommateur, une étude exploratoire des comportements des
consommateurs maghrébins vivant en France durant le mois de Ramadan est présentée : la
méthodologie suivie est exposée, puis les principaux résultats obtenus sont présentés. Trois
principales catégories de rites sont mises en valeur et discutées : le jeûne du mois de
Ramadan, les rites sociaux et les rites de consommation.
Lorsque les rites sont abordés, il n’est pas rare que l’on pense à des pratiques ancestrales
revêtant un caractère magique ou étrange telles que les fêtes tribales ou les séances
d’exorcisme. En réalité, « la société est intrinsèquement rituelle » (Lardellier, 2003) et les
rites y sont omniprésents. Un rite est un ensemble de comportements, multiples et
symboliques, qui ont lieu selon une séquence connue et qui ont tendance à se reproduire dans
le temps. Les rites ont une fonction ordinaire et indispensable et sont présents dans la vie de
tous les jours : de nombreux phénomènes liés à la consommation revêtent donc un caractère
rituel. Maisonneuve (1995) définit le rite comme “un système codifié de pratiques, sous
certaines conditions de lieu et de temps, ayant un sens vécu et une valeur symbolique pour ses
acteurs et ses témoins, en impliquant la mise en jeu du corps et un certain rapport au sacré”
(p. 12). Les corrélats du rite sont donc la foi, le sacré et le corps.
Les consommateurs semblent respecter des scénarios assez précis lors des rites. Ces scénarios
comportent des artéfacts, un ordre précis et différents acteurs-intervenants. De très
nombreuses entreprises semblent fonder leur activité – ou une large part de celle-ci – sur le
fait qu’elles répondent à des artéfacts rituels ou parce qu’elles proposent aux consommateurs
des produits leur permettant de pratiquer leurs rites. Les fonctions du rite, les différents types
de rites et les rites liés au comportement du consommateur sont présentés ci-dessous.
La classification de Durkheim
Durkheim (1912 rééd) fait la distinction entre deux grands types de rites : les rites négatifs et
les rites positifs. Les premiers sont les rites d’interdiction, souvent liés aux tabous, qui ont
pour finalité la séparation du profane et du sacré. Les rites positifs établissent le rapport au
sacré et peuvent prendre différentes formes :
• les rites sacrificiels sont des rites qui impliquent la privation de quelque chose qui a
une forte valeur aux yeux de ceux qui l’exercent ainsi que la destruction de cette entité
de valeur. Ils impliquent également une phase communielle avec le divin ou l’idéal
poursuivi.
• les rites mimétiques reposent sur le principe que le semblable produit le semblable.
Les rites de figuration, d’invocation et d’incantation font partie de cette catégorie.
• les rites commémoratifs et représentatifs revêtent souvent un caractère festif – mais
pas toujours ludique – et peuvent être pratiqués à l’occasion d’une fête religieuse, d’un
phénomène saisonnier lié au travail, d’une cérémonie militaire ou liée à l’histoire de la
nation. C’est le cas des défilés militaires ou des carnavals.
• les rites expiatoires ont pour objet de lutter contre le malheur et la mauvaise fortune.
Ils se matérialisent souvent en cérémonies caractérisées par une tristesse ostentatoire
permettant au groupe de gagner un sentiment de réconfort ou de réparation.
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La classification de Van Gennep
Trois principales catégories de rites ont été mises en valeur par Van Gennep (1909). Il s’agit
des rites de séparation, des rites de marge et des rites d’agrégation. Selon cet auteur, ces
différents types de rites ne s’excluent pas mutuellement, mais s’intègrent et se succèdent dans
le cadre d’un épisode rituel en trois phases auquel il donne le nom de « rite de passage » :
• Les rites de séparation impliquent un retrait de l’individu vis-à-vis du système social
dans lequel il évolue habituellement. Ils sont accompagnés de l’abandon d’un statut
social donné et reconnu par tous.
• Les rites de marge comprennent une période de réclusion et de marginalité en ce sens
que l’individu reste éloigné du groupe social. C’est une phase de latence dans la
mesure où l’individu est entre deux statuts.
• Les rites d’agrégation ont trait aux cérémonies qui célèbrent le retour de l’individu au
sein du système social ainsi que son nouveau statut.
Lorsque les consommateurs sont amenés à s’exprimer autour de leurs rites corporels, les
thèmes qui émergent de leurs propos soulignent le caractère quasi-mystique attribué aux
marques, aux produits et aux comportements intrinsèques aux rites. Les marques deviennent
ainsi « des gestes expressifs choisis en général pour exprimer quelque chose à propos de ce
que l’on est ou ce que l’on n’est pas » (Pellemans, 1998, p. 241). Les consommateurs
perçoivent les rites corporels comme des phénomènes de transformation, où il y a un « avant »
et un « après » et où ils ont l’impression de devenir une autre personne après le rite (Rook et
Levy, 1983). Ce phénomène, appelé le mythe de Cendrillon, est largement exploité par les
publicitaires pour les produits de régime, les cosmétiques, les parfums, etc.
Le contexte de l'étude
Le Ramadan est le neuvième mois du calendrier lunaire qui régit les célébrations et les
événements religieux chez les musulmans. C'est une période très particulière de l'année pour
tous les musulmans du monde, une période censée être consacrée à la méditation spirituelle, la
dévotion envers Dieu et la maîtrise de soi. Le jeûne du mois de Ramadan constitue l'un des
cinq piliers fondamentaux de l'Islam. Il consiste à s'abstenir de manger, de boire, de fumer et
d'avoir des relations sexuelles, du lever au coucher du soleil. Au-delà de la simple abstinence,
l'essence du Ramadan réside dans la lutte des individus contre leurs propres désirs intérieurs.
Pourtant, le Ramadan d'aujourd'hui se caractérise par un véritable festival de la
consommation, un festival qui mobilise tous les musulmans pendant un mois entier. Si en
théorie les individus doivent contrôler et maîtriser leurs désirs, en pratique, force est de
constater une surconsommation, notamment dans le domaine des produits alimentaires, des
vêtements et des loisirs. Dans les pays musulmans, les paysages commercial et audiovisuel se
transforment complètement et se mobilisent pour inciter les individus à la consommation
(Sandikci et Omeraki, 2007 ; Touzani et Hirschman, 2008). En revanche, en France, les
consommateurs pratiquant le Ramadan constituent un cas particulier dans la mesure où il
s’agit d’une minorité devant faire face à un contexte et à des difficultés liés à la non-
adaptation de leur environnement à leurs pratiques cultuelles et culturelles.
La méthodologie de la recherche
L’objectif de cette recherche est d’identifier et de comprendre les rites qui se manifestent lors
du mois de Ramadan chez les Maghrébins de France. Or, très peu de recherches ont été
menées dans ce contexte spécifique et plus particulièrement dans le cas des musulmans en
tant que minorité ethnique. Dès lors, une méthodologie exploratoire semble adaptée. Ce choix
se justifie non seulement par la nature des informations collectées, mais également par le
souci de saisir le plus grand nombre de facettes du comportement du consommateur durant le
mois de Ramadan. Nous nous sommes donc basés sur un recueil du discours des individus
pour « accéder aux faits, aux représentations et aux interprétations sur des situations
connues » par eux (Wacheux, 1996).
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mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit
de saisir de l’intérieur, par le biais du système de valeurs de l’individu » (Kaufmann, 1996).
Les informants dont le profil est décrit en Annexe 1 ont été sélectionnés de manière à créer de
la diversité en termes de profil et ainsi aboutir à une information variée et riche (Pires et al.,
2003). Dans le but d’identifier des thèmes majeurs à partir des données qualitatives
recueillies, chaque retranscription de corpus a fait l’objet de plusieurs lectures. Les entretiens,
qui ont duré entre 30 et 90 minutes, se sont déroulés en français, mais il a été donné aux
répondants l’opportunité de s’exprimer en arabe dialectal s’ils le souhaitaient. Pour faciliter
l’analyse de contenu, les propos recueillis en arabe ont fait l’objet d’une traduction. En
conformité avec les recommandations de Kaufmann (1996) l’interprétation du matériau n’a
pas été évitée : elle a constituée au contraire « l’événement décisif ».
La présence de pratiques rituelles est soulignée par l’ensemble des informants qui affirment
tous changer de mode de vie durant le mois de Ramadan et adopter des pratiques et des
comportements plus en conformité avec ceux de leur famille ainsi que ceux de la communauté
musulmane. Cette période de l’année semble marquée par une accentuation de « l’ethnicité
perçue » (Zmude et Arce, 1992). Dans le corpus, il est intéressant de remarquer que le « je »
est souvent remplacé par un « on » ou un « nous » beaucoup plus impersonnels et que
l’utilisation d’expressions telles que « les gens », « la communauté » ou « les musulmans de
France » est fréquente. Cela souligne la dimension sociale et son caractère primordial dans les
comportements et les attitudes des informants durant le Ramadan. La présence de rites a
également été clairement signalée par les informants soit directement par l’utilisation des
mots « rite » et « rituel », soit indirectement par des témoignages qui en montrent la présence :
"Le Ramadan est pour nous un événement important et tous les musulmans qu’ils soient Français ou
étrangers, qu’ils soient pratiquants ou non pratiquants, le célèbrent ensemble. C’est un mois magique
où les musulmans du monde entier se trouvent unis par des comportements semblables et des
traditions communes".
Trois principaux types de rites ont été identifiés dans le corpus analysé. Il s’agit de la pratique
du jeûne en tant que telle, des rites sociaux impliquant l’entourage familial et social des
individus et des rites de consommation spécifiques au mois de Ramadan.
Le jeûne est un rite religieux. Durant tout le mois de Ramadan, les individus qui pratiquent
le jeûne s’abstiennent de boire, de manger et de fumer « du lever au coucher du soleil ». A
l’opposé, la nuit voit la levée des interdits et acquiert par-là même une dimension festive. En
soi, cette pratique est de nature foncièrement rituelle. En effet, la présence de pratiques
interdites et de croyances religieuses basées sur la dichotomie du sacré et du profane, la
présence de symboles forts (le soleil et la lune) et l’expression de la joie et de la fête qui la
caractérisent lui donnent tous les attributs essentiels du rite. Cette période rapproche fortement
les individus de Dieu et de la religion, dans la mesure où elle est propice à la foi et au
recueillement.
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“Ramadan est un mois de spiritualité et de retour à la religion. Qu’on soit en France ou ailleurs, tout
le monde écoute plus de Coran et se sent plus en contact avec Dieu. C’est aussi un mois de réflexion et
de méditation, car l’on est amené, à travers les devoirs et les obligations qu’il implique à faire face à
tous les instincts et à toutes les tentations… C’est donc un mois de ferveur et de solidarité, mais aussi
un mois de contrôle de soi.”.
En outre, le rituel du jeûne est censé servir deux objectifs : d’une part, permettre aux individus
de s’auto-discipliner et de garder le contrôle de soi, et d’autre part se rapprocher des
personnes pauvres et dans la misère en vivant une expérience similaire à la leur. Par ailleurs,
ce type de rituel renforce les valeurs religieuses et culturelles et contribue à préserver
l’identité culturelle et sociale des individus.
“Ramadan est sans doute la période de l’année où l’on est le plus connecté avec notre pays d’origine,
même si on n’a jamais quitté la France. Nos comportements quotidiens ne sont désormais plus les
mêmes : les programmes de télévision qu’on regarde, les plats que l’on prépare, les habits que l’on
met à la maison, les amis que l’on voit et les endroits que l’on fréquente changent pendant le
Ramadan”.
Le jeûne est un rite de purification. Il est un thème qui apparaît d’emblée lorsque le mois de
Ramadan est évoqué : il s’agit du thème de la "pureté". La plupart des informants ont déclaré
se sentir plus purs, du fait de l’absence de consommation de produits alimentaires, mais
également du fait de ne pas fumer, de ne pas boire d’alcool, et paradoxalement de ne pas se
maquiller et de ne pas se parfumer.
"C’est un mois où je me sens plus sain, plus pur. D’abord, le fait de jeûner me libère de toutes les
cochonneries qu’on a l’habitude d’ingurgiter. Mais au-delà de cette liberté physique, le mois de
Ramadan me libère aussi du poids de mes pêchés".
Ceci rejoint l’idée répandue selon laquelle tout ce qui est lié au corps est impur et que les
individus éprouvent le besoin de restituer au corps sa pureté originelle (Jacobsen, 1996). Le
jeûne du Ramadan leur offre une opportunité unique d’y parvenir.
"Pour accueillir Ramadan, toute la famille lance une grande opération hygiène et propreté. On fait
d’abord le grand ménage, puis on redécore toute la maison. Une année sur deux, on change le papier
peint. On sort les plus beaux tapis ramenés du Bled. ".
Au-delà de cet aspect purement physique, la purification revêt une dimension morale et
spirituelle. En effet, plusieurs informants ont exprimé l’idée selon laquelle « jeûner ne signifie
pas seulement ne pas manger ». Il a ainsi été fait allusion au fait que les comportements
doivent être orientés dans le sens de l’honnêteté, la solidarité, la générosité et la conformité
aux bonnes mœurs et qu’un rapprochement de Dieu est nécessaire.
"Nous autres Français, nous n’avons pas toujours la même chance que les pays arabes. Moi, mon
patron m’autorise à prendre une petite pause pour rompre le jeûne et casser rapidement la croute et il
me laisse prendre un jour de congé pour fêter la fin du mois de Ramadan. Mais beaucoup de mes amis
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n’ont pas cette chance et doivent, chaque jour, s’arranger pour grignoter quelque chose en cachette.
Ce n’est pas toujours évident ! "
Au-delà des difficultés en matière d’observance et de respect des pratiques cultuelles, un fort
sentiment de nostalgie du pays d’origine émerge des propos des informants pratiquant le
Ramadan :
"Même si dans les quartiers où habitent beaucoup de Maghrébins ou dans les mosquées, l’ambiance
est chaleureuse, une fois dehors, tu te retrouves tout seu1 dans les rues de Paris, et tu ne peux pas
t’empêcher d’avoir ce pincement au cœur. On a beau faire des efforts, mais le Ramadan ne peut pas
avoir la même saveur que dans nos pays d’origine. "
Pour faire face à cette difficulté de mettre en œuvre les rituels, la majorité des informants ont
affirmé redoubler d’efforts pour garantir une ambiance ramadanesque au sein du foyer, à
travers les produits consommés, les émissions de télévision regardées ou encore la décoration
et l’ambiance à l’intérieur de la maison.
La période ramadanesque semble une période propice pour le renforcement des liens sociaux
de toutes sortes. Les rassemblements familiaux ou entre amis se caractérisent alors par la
convivialité, l’humour, un sens élevé de la communauté, l’aversion à l’autorité formelle et une
ambiance festive qui leur confèrent tous les attributs essentiels du rite d’intensification (Belk
et Costa, 1998).
Les soirées familiales et entre amis. Le soir venu, l'observance religieuse cède la place à la
réunion et au partage en famille. Il devient essentiel que tout le monde puisse se rencontrer,
montrer une certaine solidarité, que tous les membres de la famille, mais aussi les amis et les
proches, puissent se côtoyer et raffermir les liens qui existent entre eux. La convivialité des
soirées est d’autant plus importante que les journées sont dures. Les informants ont souligné
le fait que pendant le mois de Ramadan les liens interpersonnels se resserrent et prennent une
importance accrue.
“Même si ce n’est pas toujours évident parce qu’on est dispersé aux quatre coins de Paris, on essaye
de se voir le plus de fois possible. En fait, il y a un mouvement ascendant : les liens de la famille se
resserrent de plus en plus, au fil du mois de Ramadan, avec des temps forts les week-ends et le point
culminant c’est le jour de l’Aïd où toute la famille se rassemble au complet chez mon frère ainé”.
Les rites oblatifs. L’ensemble du mois de Ramadan est marqué par une ambiance de
générosité accentuée. A titre d’exemple, le sens de l’hospitalité, le souci des personnes dans le
besoin et la volonté d’aider autrui semblent devenir très importants. Cette générosité atteint
son apogée à l’approche de la période de l’Aïd (célébration de la fin du Ramadan). C’est
durant cette période précise que les rites de cadeaux, tels que définis par Solomon (2008),
deviennent nombreux et prennent des formes multiples. La préparation des gâteaux
traditionnels devient un souci majeur :
"Dans notre cité, il est devenu traditionnel de s’offrir des plats et des pâtisseries. Comme les
spécialités marocaines, algériennes, tunisiennes et d’autres encore ne sont pas les mêmes, nous avons
pris l’habitude de se faire goûter les différentes spécialités, chacun prétendant que les siennes sont
meilleures que celles des autres."
Et ceux qui ne savent ou ne peuvent pas préparer ces gâteaux, semblent prêts à dépenser
beaucoup d’argent, pour ne pas manquer à la tradition. Cette période est également l’occasion
de présenter ses vœux à tout le monde : de vive voix pour les personnes que l’on rencontre, en
utilisant les cartes de vœux, par téléphone, mais aussi, et depuis peu, par e-mail ou par carte
postale électronique. Mais les principaux bénéficiaires de ce rite sont les enfants. L’Aïd-el-fitr
(dénomination religieuse initiale) a été appelé « el-aïd-essaghir » (petite fête, par opposition à
la grande fête du sacrifice rituel du mouton, mais aussi en référence aux enfants « sighar »)
par tous nos répondants : or, cette petite fête est en même temps la fête des petits. On leur
achète « de beaux vêtements, de beaux jouets et on les amène au manège »… et on cède à tous
leurs caprices.
• Les repas
Durant le mois de Ramadan, les normes et les valeurs de comportement prennent beaucoup
d’importance, notamment au niveau de la consommation. Celle-ci devient particulièrement
conventionnelle à tel point qu’il est possible de parler de véritables rituels de consommation.
Les ménagères préparent des mets exceptionnels faits à base d’ingrédients typiquement
orientaux : "dattes Nour, feuilles de Brick traditionnelles, El Ban (lait caillé), graines de
chorba et épices ramenées du pays…". Tout le monde est plus exigeant pour que ces plats
sophistiqués figurent au menu : les ingrédients doivent être choisis avec soin et doivent
impérativement être Halal, la préparation doit commencer tôt et la table doit être présentée
avec soin.
“Nous respectons les horaires que nous distribue la mosquée et le fait de rompre le jeûne exactement
au même moment que des centaines d’autres personnes est vraiment un acte magique qui renforce
notre sentiment d’appartenance à la communauté musulmane de France”.
Ainsi, cet acte de consommation, en apparence simple, prend une dimension collective et très
symbolique où la fraternité et la solidarité constituent des principes fondamentaux. L’acte de
consommation devient ainsi un mode privilégié pour générer un sentiment de collectivité
(Holt, 1995). Il s’agit de consommer les objets particuliers propres à cette période et de
renoncer à l’achat de produits qui ne se conforment pas au moule. Ce sacrifice permet aux
individus de prendre le rite au sérieux.
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Même s’il est censé être un mois d’abstinence, Ramadan se caractérise par l’omniprésence de
l’alimentation. Pendant la journée, la plupart des conversations sont liées directement ou
indirectement aux repas. Cette focalisation sur l’alimentation atteint son apogée lors de la
rupture du jeûne. La table garnie à souhait est un véritable festin pour les sens :
"les mets les plus délicieux sont présentés : harira, tagines, poulets et viande aux fruits secs, salades et
pâtisseries traditionnelles" ;"juste avant la rupture du jeûne, des odeurs magiques nous ensorcellent,
si différentes de celles des MacDo et compagnie du quotidien…" ; "la présentation de la table devient
un véritable travail d’artiste capable de réveiller tous les sens. Comment y résister ?".
Chez certaines familles, il a également été noté une forme intéressante de syncrétisme
culturel, où les mets traditionnels se mélangeaient avec de nouveaux mets, adaptés pour la
circonstance :
“Depuis quelques temps, les grandes surfaces tiennent compte du mois de Ramadan. Et si l’on trouve
des ingrédients pour préparer les "boreks" et la "chorba », il est aussi possible d’acheter du hachis
parmentier, des raviolis, des quenelles et même des saucisses et de la choucroute Halal. Alors, pour
satisfaire tous les goûts, on en achète et on en consomme quelque fois. Les frites et les pizzas sont
également là, car les enfants ne peuvent pas imaginer un mois entier sans en manger.”.
Ces comportements font écho à ceux déjà mis en valeur par plusieurs chercheurs s’intéressant
à l’acculturation des minorités ethniques et à leurs comportements de consommation
(Grnhaug et al., 1992 ; Pealoza, 1994), ainsi qu’à l’alternation culturelle vécue par les
immigrants (Visconti, 2008). Ces changements s’intègrent également dans la « marge de
manœuvre » que comportent tous les rites et qui peuvent contribuer à leur accorder plus de
modernité, sans pour autant rompre la référence à la tradition (Segalen, 1998).
“A l’heure de la rupture du jeûne, je m’isole dans un coin, loin des autres, je bois rapidement une
gorgée d’eau et je mange ce qui me vient sous la main, en deux temps trois mouvements, puis, comme
si de rien n’était, je reprends le travail”.
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“Cette année, pour pouvoir m’éclipser sans subir des interrogatoires, j’ai dit à mes collègues de
bureau que mon mari était malade et que je devais absolument aller le voir à l’heure du déjeuner.
Pendant ce temps, je vais faire les boutiques ou je lis un livre dans un endroit calme”.
Les rites de camouflage peuvent prendre une autre forme : c’est le cas lorsque des personnes
ne jeûnent pas durant le Ramadan et qu’elles souhaitent que la famille, le voisinage et la
communauté n’en soient pas informés. Outre celles qui affirment ne pas avoir la foi ou ne pas
avoir “suffisamment de foi”, il y a également les enfants, les personnes âgées, les malades, les
femmes enceintes et celles qui allaitent. Or, malgré la clarté de la religion, chez plusieurs
personnes appartenant à ces catégories, il semble y avoir un sentiment de honte ou de
culpabilité à ne pas faire le Ramadan.
“C’est toujours très compliqué de manger ou de boire quelque chose pendant le Ramadan. On doit
d’abord s’éloigner du quartier, trouver un restaurant caché et non fréquenté par des musulmans, être
sûr que personne ne vous voit y entrer. Et si jamais on mange ou on fume à la maison, il faut être sûr
que les odeurs ne parviennent pas aux narines des autres. C’est la seule manière d’éviter les regards
de travers ou les remarques désobligeantes”.
Durant ce mois, on assiste également à la disparition de tous les signes extérieurs susceptibles
de suggérer qu’une personne ne jeûne pas ou qu’elle ne respecte pas les recommandations
rituelles qui y sont liées. C’est ainsi que les produits cosmétiques et les parfums sont
provisoirement mis de côté et que les produits de nature ostentatoire sont évités.
IMPLICATIONS MANAGERIALES
Cette recherche fournit des informations aux entreprises soucieuses d’adapter leur offre et
leurs activités aux spécificités du mois de Ramadan. Elle met en effet en valeur les principaux
rites susceptibles de modifier les comportements des consommateurs durant cette période de
l’année et par-là même fournit des éléments pour un meilleur ciblage de ce segment ethnique
(Hirschman, 1982).
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Le mois de Ramadan se caractérise avant tout par la force du rite qui marque un retour de la
foi et des valeurs religieuses, ainsi que par la volonté de vivre une période exceptionnelle, une
période qui se démarque du reste de l’année. Les enseignes et les magasins qui ciblent la
communauté maghrébine en France peuvent répondre à cette volonté en créant une
atmosphère sensorielle appropriée évoquant le Maghreb et, le cas échéant, Ramadan. Ceci
peut notamment se faire par une théâtralisation du point de vente à travers une sélection
musicale et une décoration adéquates.
Le changement des horaires, la séance unique et l’avènement d’une vie nocturne intense ne
sont pas sans conséquence au niveau des implications managériales, notamment pour les
distributeurs. Dans les quartiers à forte concentration musulmane ou maghrébine, les horaires
de fréquentation des magasins changent puisque beaucoup de personnes font leurs courses
quelques heures avant la rupture du jeûne. Il s’agit donc de tenir compte de ce nouvel élément
et de reconsidérer les périodes classiques de forte fréquentation du magasin.
CONCLUSION
Ainsi, le mois de Ramadan se caractérise par un bouleversement total de la vie de tous les
jours des consommateurs maghrébins vivant en France. Les rites foncièrement religieux sont
sans doute les plus marquants et les plus ancrés dans la sous-culture arabo-musulmane des
informants : ils sont souvent accompagnés par un aveu de foi, une volonté de purification, sur
le plan spirituel, et un chamboulement des horaires et des habitudes, sur le plan du vécu
quotidien. Les interactions sociales revêtent également une dimension rituelle durant le mois
de Ramadan : en effet, les relations avec la famille et les amis acquièrent une importance
accrue jusqu’à en devenir sacrées ; les rites oblatifs prolifèrent également durant cette période
de l’année, matérialisés par des invitations, des dons, des cadeaux… Les repas et les rites de
camouflage sont d’autres formes de rites que la période de Ramadan ressuscite d’année en
année, comme par magie. La principale limite de cette recherche se situe au niveau de la
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présence de tabous, l’attitude et les comportements liés à la religion étant tenus par plusieurs
informants comme personnels et confidentiels. Cette recherche ouvre toutefois la voie à des
recherches futures, dans la mesure où les résultats auxquels elle aboutit semblent suggérer des
différences entre les jeunes et les séniors dans la manière de vivre les rites ramadanesques.
Ceci permettrait de mettre en avant une problématique essentielle : celle d’un possible
changement générationnel. Les générations actuelles semblent en effet plus dans une logique
« consommatoire » qui les fait jouer avec l’authenticité et sur la dichotomie sacré/profane,
contrairement aux informants plus âgés qui parlent davantage du Ramadan d’hier. Il semble
donc intéressant d’identifier des marqueurs générationnels susceptibles d’expliquer les
différentes manières avec lesquelles les musulmans de France s’approprient l’expérience
ramadanesque. La différence entre les informants nés au Maghreb et ceux nés en France
pourrait s’avérer une piste de recherche intéressante, les derniers étant souvent tiraillés entre
les valeurs transmises par leurs parents et celle de la société dans la quelle ils ont toujours
vécu (Erdem et Schmidt, 2008). Les variations rituelles caractérisant ces deux catégories de
consommateurs pourraient offrir un champ d’investigation fructueux.
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Annexe 1. Profil des informants
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