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Connexions de la psychanalyse

EDITORIAL........................................................................................................................................................... 3
Christian Vereecken......................................................................................................................................... 3
CONNEXIONS ...................................................................................................................................................... 4
Le mot d’esprit et le comique Bruno de Halleux.............................................................................................. 4
« au jeu de la mourre tu te perds » Rachel Fajersztajn .................................................................................... 8
La mort de l’auteur Anne Lysy........................................................................................................................ 10
Quand la nature regarde : Les aubépines dans la recherche proustienne Ginette Michaux ........................... 15
A propos de « Dans le fourré » de Akutagawa Luc Richir ............................................................................. 20
Mishima Yukio ou Madame de Sade, c’est moi » Marianne Ronvaux ......................................................... 22
Fictions de tableaux Yves Depelsenaire.......................................................................................................... 27
A propos d’un tableau de Munch Pierre Malengreau .................................................................................... 30
Le beau et son accord au désir Maurice Krajzman........................................................................................ 33
DOCUMENT ....................................................................................................................................................... 39
Pseudo-Aristote : problème XXX .................................................................................................................... 39
ENTRETIEN ........................................................................................................................................................ 44
La langue étrusque retrouvée ?......................................................................................................................... 44
CONFERENCE.................................................................................................................................................... 47
Le héron de l’empereur François Regnault .................................................................................................... 47

2
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EDITORIAL

Christian Vereecken

Connexions : ce terme n’emporte pas les

connotations de moindre valeur, dé divertissement,
ou de marginalité, que comporte l’appellation
traditionnelle de « psychanalyse appliquée ». On sait
que, là-dessus, Lacan a renversé la vapeur : la
psychanalyse appliquée, c’est celle qui sert à la
thérapeutique. Ce qui n’est pas méconnaître qu’elle
reste au centre de notre pratique, une pratique que
l’on s’efforce de débarrasser des obscurités qui
l’encombrent : vaticinations du shaman, rage de
guérir du thérapeute, mégalomanie du gourou,
fatuité du connaisseur d’âmes, voire extase
contemplative du clinicien pur, pur de toute tentation
intellectuelle, tel que le promeut une certaine
tradition psychiatrique accordée à ce préjugé
succulent : que la folie vient de trop penser dans sa
tête et qu’il vaut donc mieux l’aborder avec des
instruments solidement bornés.

Lacan a toujours opposé à ce bornage une grande

ouverture de champ, ce n’est un mystère pour
personne.

Connexion : la question n’est pas étrangère à celle

du lien social qui existe entre psychanalystes, avec la
critique assidue de ce qui en tient lieu pour
l’ordinaire, à savoir le copinage, ce que Lacan
appelait « la colle ». Ce n’est pas à moi de dire si les
textes de ce numéro sont à la hauteur de l’exigence
lacanienne : « Conformément à la topologie du plan
projectif, c’est à l’horizon même de la psychanalyse
en extension que se noue le cercle intérieur que nous
traçons comme béance de la psychanalyse en
intension », comme le veut la célèbre Proposition
d’Octobre.
Que la diversité même des sujets ici abordés
n’exclue pas une certaine homogénéité de ton
devrait toutefois indiquer que le cap est tenu.

3

CONNEXIONS
Le mot d’esprit et le comique
Bruno de Halleux
« Voilà donc l’histoire. C’est une histoire d’examen,
de baccalauréat si vous voulez. H y a le candidat, il y
a l’examinateur.
Parlez-moi, dit l’examinateur, de la bataille de
Marengo.
Le candidat s’arrête un instant, l’air rêveur ; la
bataille de Marengo… ?
– Des morts ! C’est affreux… Des blessés ! C’est
épouvantable…
– Mais, dit l’examinateur, ne pourriez-vous me dire
sur cette bataille quelque chose de plus particulier ?
Le candidat réfléchit un instant, puis répond :
– Un cheval dressé sur ses pattes de derrière, et qui
hennissait.
L’examinateur surpris, veut le sonder un peu plus
loin et lui dit :
Monsieur, dans ces conditions voulez-vous me
parler de la bataille de Fontenoy ?
La bataille de Fontenoy ?… Des morts ! Partout…
Des blessés ! Tant et plus. Une horreur…
L’examinateur intéressé, dit :
– Mais monsieur, pourriez-vous me dire quelque
indication plus particulière sur cette bataille de
Fontenoy ?
– Ouh !… dit le candidat, un cheval dressé sur ses
pattes de derrière, et qui hennissait.
L’examinateur pour manœuvrer, demande au
candidat de lui parler de la bataille de Trafalgar. Il
répond :
– Des morts ! Un charnier… Des blessés ! Par
centaines…
– Mais enfin monsieur, vous ne pouvez rien me dire
de plus particulier sur cette bataille ?
– Un cheval…
– Pardon monsieur, je dois vous faire observer que
la bataille de Trafalgar est une bataille navale.
– Ouh ! ouh ! dit le candidat, arrière cocotte ! »
Histoire comique ou mot d’esprit, ou les deux à la
fois ? Voilà la question que nous nous sommes
posée à la lecture de cette histoire rapportée par
4
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Queneau et reprise par Lacan dans son séminaire 1 .
Lacan nous la donne comme une histoire spirituelle
et comique ; nous l’avons donc reprise ici pour
illustrer au plus près le comique et le mot d’esprit :
ce qui nous a obligé à repasser par les signifiants de
Lacan et, donc, de reprendre la première élaboration
du graphe du désir et sa relecture de Der Witz und
seine Beziehung zum Unbewussten.
Après ce large détour, nous tâcherons de revenir à ce
jeune étudiant qui, mine de rien, ne s’en tire pas si
mal dans cette histoire d’examen.
Le graphe, premier étage.
Sept mois auparavant, Lacan vient d’écrire
L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la
raison depuis Freud, article essentiel où il nous
amène les deux mécanismes de la métonymie et de
la métaphore, formulation qu’il doit à Roman
Jakobson, « nous entendons à ses travaux où un
psychanalyste trouve à tout instant à structurer son
expérience » 2 .
La toile de fond est donc située ; Lacan nomme cette
première élaboration du graphe comme une « forme
de métaphore topologique » qu’il donne d’ailleurs à
titre provisoire. Il part de ceci qu’« il est impossible
de représenter dans le même plan le signifiant, le
signifié et le sujet ».
Voici le graphe tel que nous l’avons reconstruit à
partir de Subversion du sujet et dialectique du désir
et du séminaire sur les formations de l’inconscient.
Les lettrès et le sens des flèches sont donnés dans la
première séance du 6 novembre 1957.
1
J. Lacan, Séminaire Les formations de l’inconscient, inédit, séance du 11
décembre 1957.
2
J. Lacan, Écrits, p. 506.

Deux lignes donc, qui représentent l’une le signifiant
et l’autre le signifié. Ces deux lignes nous rappellent
le cours de linguistique générale de F. de Saussure 3 ,
où pour « représenter le fait linguistique dans son
ensemble, c’est-à-dire la langue », l’auteur nous
dessine deux flux, l’un le « plan indéfini des idées
confuses », et l’autre, « celui non moins indéterminé
des sons ». La série de subdivisions contiguës qui
traversent ces deux plans, nous illustre le rôle
caractéristique de la langue vis-à-vis de la pensée,
rôle qui est de « servir d’intermédiaire entre la
pensée et le son, dans des conditions telles que leur
union aboutit nécessairement à des délimitations
réciproques d’unités ».
Lacan va reprendre ces cieux lignes parallèles et
opérer deux transformations fondamentales. Il leur
donne un sens, et un sens opposé, et les fait se
croiser de sorte que la ligne représentant le signifié
devient vecteur, et ce vecteur par son croisement
redoublé avec le vecteur de la chaîne signifiante,
schématise l’opération de capitonnage de la chaîne
signifiante.
La relation du signifiant au signifié n’est donc plus
univoque (Saussure) mais équivoque, et ce « par
quoi le signifiant arrête le glissement autrement
indéfini de la signification », c’est le point de
capiton 4 . Deux vecteurs donc, dont le premier
croisement indique le lieu du code, ce que Lacan
nomme le compagnon du langage et, plus tard, le
lieu du trésor des signifiants, soit le grand Autre.
« Et dans l’autre croisement, la seconde rencontre
qui achève la boucle, qui constitue à proprement
parler le sens ».
Le vecteur des signifiés est celui du « discours
courant, commun, tel qu’il est admis dans le code du
discours, de ce que j’appellerais le discours de la
réalité qui nous est commune. C’est aussi le niveau
où se produit le moins de création de sens, puisque
le sens est déjà en, quelque sorte donné, et que la
plupart du temps ce discours ne consiste qu’en un
fin brassage de ce qu’on appelle idéaux reçus, que
c’est très précisément au niveau du discours que se
produit le fameux discours vide… » 5 . C’est donc le
discours concret du discours individuel, le discours
courant, le « discourcourant » dit Lacan, celui que
l’on peut enregistrer sur un disque.
3 5
F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, Paris 1916,
Chapitre IV.
4
J. Lacan, Écrits, p. 805.
5
5
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L’autre vecteur, celui de la chaîne signifiante, est ce
discours de la chaîne signifiante « en tant qu’elle
reste entièrement perméable aux effets proprement
signifiants de la métaphore et de la métonymie ». Ici
se joue le calembour, le jeu de mots, le mot d’esprit.
C’est le terrain qui inclut toutes les possibilités de
décomposition, de réinterprétation, de résonance,
d’effet métaphorique et métonymique. Le sujet de
l’énonciation se retrouve ici dans le mot d’esprit,
dans le lapsus, c’est donc du côté de la parole pleine
que l’on peut situer ce discours. J.-A. Miller nous
rappelait qu’au départ, Lacan a introduit ce graphe
pour répartir parole pleine et parole vide. Je
métaphorique, nous dit Lacan, qui se situe au point y
du message en opposition au Je du discours,
correspondant au Je de l’énoncé que Lacan place en
β.
Au niveau des circuits sur ce graphe, il y en a deux
qui vont de s(A) à A, soit du message à l’Autre.
Il y a d’abord un message indirect qui passe par (34',
c’est donc le circuit γ→A→β→β’→γ
La ligne β→β’indique la relation imaginaire, celle
qui va du Je de l’énoncé en β à l’objet métonymique
en β’. Objet métonymique, préfiguration de l’objet
(a) et écrit plus loin comme i(a). Ce chemin qui est
celui du discours commun, de la parole vue sous
l’angle imaginaire et non pas symbolique, est celui
qui ne donne pas de communication intersubjective,
c’est la relation de la parole vide, vidée de ce qu’elle
transite par les voies imaginaires. Ce discours
commun est dominé par le vouloir-dire 6 .
Lacan à cette époque considère que ce discours est
sans vérité, et que sa seule fonction est d’indiquer
que l’homme est un animal parlant : « La plupart du
temps, aucune vérité n’est annoncée, pour la simple
raison que le discours ne passe absolument pas à
travers la chaîne signifiante, qu’il est le pur et
simple ronron de la répétition et du moulin à
paroles, (…) et que le discours ne dit absolument
rien, sinon de vous signaler que je suis un animal
parlant. C’est le discours commun de ces mots pour
ne rien dire, grâce à quoi on s’assure qu’on n’a pas
en face de soi affaire à simplement ce que l’homme
est au naturel, à savoir une bête féroce » 5 .
6
J.-A. Miller, cours du 20. 3. 85, inédit.
J. Lacan, Séminaire Les formations de l’inconscient, inédit.

Il y a également un chemin direct qui va de s(A) à A
et retour sur s(A). Celui-ci nous donne une
communication intersubjective, ou une parole
authentique par rapport à l’Autre, pour le dire
autrement. Ici, le jeu des signifiants déjoue le
vouloir-dire, la parole est du côté symbolique, celle
qui fait émerger du sens, qui permet la création de
sens. Ceci nous renvoie à la fonction de la
métaphore, en tant que ici la barre franchie ; la
métaphore « produit un effet de signification qui est
de poésie ou de création, autrement dit d’avènement
de la signification en question » 7 .
Ce circuit intéresse essentiellement l’analyste
puisque c’est là que surgit le sujet de l’inconscient.
« C’est précisément dans l’inter-je entre le message
et le code, et aussi dans le retour du code au
message que va jouer la dimension essentielle dans
laquelle nous introduit de plein pied le trait
d’esprit. » (5)
Après ce large détour, nous revenons à notre
question de départ, le trait d’esprit et le comique.
Le mot d’esprit et le comique.
A −Freud.
Dans son ouvrage Le mot d’esprit et ses rapports
avec l’inconscient, Freud donne comme premier
exemple le fameux « famillionnaire » de Hirsch-
Hyacinthe ; sa première constatation situe d’emblée
le trait d’esprit sur le registre signifiant. « Si donc,
dans notre exemple, le caractère spirituel ne dépend
pas du fond même de la pensée, il nous faut le
chercher dans la forme, dans les termes qui
l’expriment. » 8
La suite de son travail nous indique sans cesse que le
mot d’esprit est affaire de technique signifiante. En
effet, en survolant rapidement Ies grandes divisions
indiquées par Freud dans la genèse du mot d’esprit,
on retrouve :
– la condensation : l’exemple du famillionnaire,
7 J. Lacan, L’étourdit, in Scilicet, 4, p. 48-49.
J. Lacan, Écrits, p. 515.
8
S. Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, p. 27-28.
6
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– l’emploi du même matériel : traduttore traditore,
– le double sens : c’est le premier vol de l’aigle
(Napoléon).
Les subdivisions de ces trois chapitres fouillés
traitent chaque fois du mot d’esprit tiré du côté
signifiant, c’est-à-dire du côté du jeu de mots, de ces
mots qui nous jouent, pour reprendre Lacan.
A ce propos, il nous faut sans doute ouvrir une
parenthèse pour spécifier le sens de technique
signifiante. En effet, lorsque Freud distingue dans le
mot d’esprit, l’esprit des mots et l’esprit de la
pensée, on est en droit de s’interroger si l’esprit de la
pensée est encore dans le registre signifiant. Voyons
ce que Freud en dit.
L’esprit de la pensée tient au fond de la pensée, à
son contenu. C’est donc le mot d’esprit que l’on peut
traduire dans une autre langue ; Freud en trouve
plusieurs exemples chez Lichtenberg : « il avaient
envoyé à Gottingen un octavaire, ils ont reçu en
retour un in-quarto, corps et âme. » 9
Ici donc, c’est la pensée foncière, nous dit Freud,
qui, en vertu d’une artifice spécial d’expression,
parvient à s’exprimer avec esprit. Et de considérer
alors que la genèse du plaisir d’un mot d’esprit
provient de l’impression d’ensemble qui résulte et de
son fond et de sa forme spirituelle. On ne peut
réduire l’un à l’autre.
Devant l’apparent paradoxe de l’esprit de la pensée
et de l’esprit des mots, Freud résout la question
ainsi : « Remarquons cependant que la seconde
proposition (esprit de la pensée) ne nous a, en
définitive, rien appris de nouveau. Elle ne fait
qu’isoler ce qu’une expérience antérieure nous avait
déjà enseigné. Nous nous rappelons en effet que
lorsqu’il était possible de réduire le mot d’esprit,
c’est-à-dire, de remplacer son expression verbale
par une autre, tout en conservant soigneusement
l’intégralité de son sens, non seulement le caractère
spirituel s’évanouissait, mais encore l’effet risible,
bref tout ce qui en faisait le charme » 10 .
Nous voyons ici que la technique signifiante ne se
réduit pas à la simple homophonie. Dans L’étourdit
11
, Lacan y ajoute la grammaire et la logique. II pose
9
10
Ibid., p. 146.
Ibid., p. 153.
11

ainsi les « trois points-noeuds » de l’équivoque
signifiante.
Freud va s’interroger ensuite sur ce qui différencie le
comique du trait d’esprit. Et, c’est de cette
interrogation sur les tendances de l’esprit, qu’il nous
amène un élément clé : la « Dritte Persan ». Bien
sûr, cette « Dritte Person », que Lacan reprendra, est
vue ici d’un côté encore imaginaire, mais elle pointe
quand même le rôle du tiers en tant que c’est celui
qui authentifie le mot d’esprit.
Le rôle du tiers, c’est donc chez Freud celui de
l’auditeur, celui qui reçoit le mot d’esprit, celui qui
en est le réceptacle. Il y a d’abord celui qui fait le
mot, dont Freud nous précise que ce n’est pas celui
qui en rit, puis celui qui défraie la verve hostile ou
sexuelle et enfin, celui chez lequel se réalise
l’intention de l’esprit, qui est de produire du plaisir.
Ici, nous l’avons dit, s’introduit la dimension
essentielle qui distingue le trait d’esprit du comique.
En effet, celui-ci se satisfait en général de deux
personnages, celui qui le découvre, moi, et le sujet
chez lequel je découvre le trait comique, un
personnage ou un objet. Cela suffit au processus
comique : « lorsque je rencontre le comique sur ma
route, je puis en rire moi-même de bon cœur » et de
remarquer également qu’on peut donc le goûter seul.
Par contre le trait d’esprit est indissolublement lié au
besoin de le communiquer aux autres. Il y faut donc
cette « Dritte Person » à laquelle il puisse faire part
de sa réussite. Ce tiers, c’est l’acolyte du comique,
acolyte qui a qualité pour décider si l’élaboration de
l’esprit a atteint son but. Ce qui fait dire à Freud :
« Est esprit ce que je reconnais comme tel ».
Ainsi, le processus spirituel serait impossible en
dehors de ce tiers. Parfois il peut y avoir une
préparation au mot d’esprit, préparation, c’est-à-dire
préliminaire, et c’est bien ce qui se passe dans notre
histoire introductive. En effet, entre l’élève et le
professeur, on assiste à cette longue préparation
comique de l’histoire. Répétition des questions et
des réponses qui nous situe dans le registre de
l’automaton, situation (lucite qui déjà en soi porte le
comique.
Epinglons encore quelques précisions sur ce que
Freud nous donne du comique :
7
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– Le mouvement y est important, et spécialement
quand il est exagéré, démesuré. Le clown, le
pantomime sont des personnages essentiellement
comiques.
– En fait, tout ce qui touche à la comparaison avec
l’autre personne, ou avec le moi propre, peut être
comique.
– Le comique renvoie à l’image, au masque et au
démasquage, au copiage, à l’imitation, à la
caricature.
– L’axe imaginaire y est donc prépondérant : le
comique se joue sur cet axe a… i(a).
– « Le comique se trouve, l’esprit se fait. » Freud,
dans cette petite phrase, nous pointe la nécessité de
la construction, de l’élaboration du mot d’esprit.
B −Lacan
Dans son séminaire, Lacan relit Freud et y accentue
le côté structural de ces deux phénomènes du
comique et du mot d’esprit. En effet, Lacan à la suite
de Freud situe le comique comme étant une relation
duelle, imaginaire : « Le comique est duel, (il) peut
se contenter d’un jeu à deux (…), si le comique fait
rire, c’est parce qu’il touche à tout ce qui est
imitation, doublage, phénomène de sosie, masque. Il
y a ce caractère captivant de l’image » (5).
Caractère captivant que nous retrouvons dans cette
longue préparation de l’histoire de Queneau
rapportée par Lacan.
Le rire est libération de l’image, Lacan nous
l’indique sur la ligne β… β', la ligne imaginaire qui
va du moi à l’image du moi. Le comique se joue
donc là, c’est proprement de l’inadéquation du moi
au moi-idéal qu’il se produit un effet comique.
La « Dritte Person » est reprise par Lacan comme
étant l’Autre, signifiant plus large, qui englobe
l’ensemble des fonctions que Freud répertorie chez
ce tiers. Le circuit du mot d’esprit passe
nécessairement par le vecteur de la chaîne
signifiante δ… δ'avec le passage par ce lieu « A » et
retour sur s(A). Ce grand Autre, c’est donc le bon
entendeur, celui qui entend ce qui a été dit, celui qui
permet de transcender la relation duelle. C’est le
compagnon du langage qui sanctionne le bon mot,
celui que Lacan dit être le témoin de la vérité. Vérité
du sujet bien sûr, qui émerge dans le trait d’esprit.
C’est donc le grand Autre qui homologue le trait
d’esprit, qui le codifie comme tel.

Lacan, dans un long développement, insiste sur la
création de sens propre au mot d’esprit ; ce qu’il
appelle en jouant sur l’équivoque du mot, le pas-de-
sens du mot d’esprit. Pas-de-sens du côté du non-
sens, car, comme il le dit, « famillionnaire » dans un
premier temps n’est pas dans le code comme tel, et
donc incompréhensible. Mais pas-de-sens aussi
comme faire un pas, c’est-à-dire création de sens
puisque là réside le plaisir propre au mot d’esprit.
C’est d’un nouveau sens qu’il s’agit, un nouveau
sens surgi du non-sens.
Ne sommes-nous pas ici dans la définition de la
métaphore comme franchissement de la barre, qui
S'
permet à S’de se substituer à S :
S
« La structure métaphorique (indique) que c’est
dans la substitution du signifiant au signifiant que se
produit un effet de signification qui est de poésie ou
de création, autrement dit d’avènement de la
signification en question, » 12
Conclusion.
Revenons ici à l’histoire choisie par nous pour
illustrer le comique et le mot d’esprit. Nous y
voyons deux temps bien dégagés.
Le premier, assez long, correspondant à la
préparation du mot d’esprit proprement dit, est de
nature comique. Répétition d’une même question
avec une réponse qui « colle » dans sa logique à la
question du professeur. Et l’effet comique est déjà
présent dans la répétition d’une question-réponse sur
cet axe imaginaire de l’élève et du professeur.
Le second temps réside dans la pointe de ce mot
d’esprit, où par un bon mot, l’élève s’en sort
brillamment. Au lieu de rester dans le même
registre, dans ce plan duel où réponses et questions
pourraient s’éterniser, il y a un brusque changement
de cap grâce à une coupure élégante. « L’esprit, dit
Lacan, tout de même est recelé, gît dans un point, à
savoir cette subite sortie des limites de l’épure. »
Car, pendant la première partie, on peut se laisser
mener en bateau jusqu’à ce que surgisse cette
dernière répartie qui nous surprend. On ne s’y
attendait pas. Et Lacan signale que cette première
partie est là justement pour leurrer notre attention,
notre assentiment, et que c’est parce que notre
attention est ailleurs, que ce bon mot nous frappe.
C’est le bon mot de la surprise, de la Tυχη, qui nous
12
J. Lacan, Écrits, p. 515.
8
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permet d’y trouver un sens nouveau, et cela grâce à
l’intermédiaire d’un support signifiant.
Nous passons ainsi sur un autre plan, le plan de
l’inconscient, le plan du grand Autre qui vient se
rajouter au « deux » de l’axe imaginaire. « Donc
nous semble-t-il, nous pouvons nous poser le
problème, puisqu’il s’agit toujours de quelque chose
qui est purement lié au mécanisme comme tel du
langage, sur ce plan où l’Autre cherche et est
cherché, où l’Autre est rejoint, où l’Autre est visé,
où l’Autre est atteint dans le trait d’esprit. » 13
« au jeu de la mourre tu te perds »
Rachel Fajersztajn
L’Hommage fait à Marguerite Duras, du
Ravissement de Lol V. Stein nous donne de
précieuses indications sur la façon dont Lacan situe
le psychanalyste face à une œuvre d’art, ici texte
romanesque. « le seul avantage qu’un psychanalyste
ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle
donc reconnue comme telle, c’est de se rappeler
avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le
précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue
là où l’artiste lui fraie la voie. » 1
Déjà en 1959 lorsqu’à son séminaire il développe la
problématique d’Hamlet 2 , il marque bien où va son
intérêt : non vers l’analyse psychologique ou
diagnostique du héros niais vers la trame, le texte, la
structure de la pièce. C’est par là qu’est requis le
spectateur, enseigné le psychanalyste, en tant qu’est
montré le « cadre du désir ». Avant de retourner au
texte sur Lol V. Stein, remarquons les points de
structure que Lacan isole dans Hamlet. D’abord la
place vide à la loi constituante de la structure
d’Hamlet et de la pièce elle-même, « place vide pour
situer notre ignorance » 3 , vide qui s’écrit dans S(A),
c’est-à-dire au niveau inconscient sur le graphe du
désir. Ensuite il y a l’objet. Bien que son statut soit
encore imaginaire à cette époque, sa fonction est
déjà liée au vide dans l’Autre, condition du désir.
13
J. Lacan, Séminaire Les formations de l’inconscient, inédit, séance du 11
décembre 1957.
1
2
in Ornicar 34, p. 8-9.
voix Ornicar 24, 25, 26-27.
3
Cf, la conférence de F. Regnault à Bruxelles le 27 avril 1985.

C’est au moment où Ophélie réintègre une place
d’objet dans le désir d’Hamlet qu’il peut aller de
l’avant. Troisièmement il y a le phallus, dans ses
deux dimensions imaginaire et symbolique.
Imaginaire, il détourne Hamlet de l’acte qui le
requiert : venger son père en frappant l’usurpateur.
Hamlet postpose son acte car le roi criminel
représente le phallus, et se laisse entraîner ensuite
dans un tournoi qu’il croit de pur prestige. Blessé à
mort suite au stratagème du roi, il accèdera ainsi à la
castration corrélée au phallus symbolique et pourra
enfin accomplir son acte. Les points de structure
sont donc ici : S(A), (a), Φ.
Six ans plus tard, en 1965, le commentaire du texte
de Marguerite Duras témoigne aussi du même souci
de la structure. Il s’agit cette fois du repérage de
trois nœuds à trois termes. Rappelons d’abord les
événements de ce remarquable texte de Marguerite
Duras. Lol, fille bizarre, dont on dit qu’elle n’est
jamais là, se fiance pourtant à un jeune homme
intelligent, riche, beau et qu’elle aime. Lors d’un
bal, la fascination de son fiancé pour une autre
femme avec laquelle il quittera la scène, la laisse
pétrifiée au centre d’un public à son tour fasciné, Au
moment de quitter les lieux, Lol V. Stein s’évanouit
en franchissant la porte et devient folle. Elle se
rétablit après quelques mois, épouse un homme
rencontré au hasard et quitte la ville. Un changement
de poste de son mari l’y ramène quelques années
plus tard. Elle surprend alors la liaison d’une amie,
précisément celle qui était restée près d’elle lors de
l’épisode du bal. Elle parviendra à assister aux
rendez-vous clandestins du couple qu’elle peut voir
apparaître dans l’encadrement de la fenêtre de leur
chambre d’hôtel, à partir d’un champ contigu où elle
fera tache un moment pour l’amant, avec lequel elle
fera connaissance.
Nous avons là les deux premiers nœuds repérés par
Lacan. Partons du second, celui que Lol V. Stein
s’active à nouer dès le moment où elle a revu son
amie. Les trois termes du nœud sont les suivants :
l’amant, Jacques Hold ; l’amie, Tatiana ; Lol V.
Stein. Le nœud qu’ils forment confronte Lol V.
Stein à la réalisation de son fantasme : le sujet
divisé, J. Hold, celui qui parle, qui dit le récit, y est
poinçonné à ce qui fait tache (c’est-à-dire objet-
regard) pour Lol : Tatiana « nue sous ses cheveux
noirs ». Ce qui s’écrit ( S◊a ). Lol dans ce nœud,
« noces de la vie vide avec l’objet indescriptible »,
est, nie semble-t-il, à la place d’où l’on désire : S(A),
place du vide dans l’Autre. C’est d’ailleurs déjà là
qu’elle se situe dans le premier nœud, celui de la
9
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scène du bal. En effet Lacan la situe au centre d’une
surface « plus complexe » qu’une sphère ou un
plateau. Il s’agit du cross-cap dont le trou central,
centre de la surface, est désigné par Lacan comme
étant le phallus dont nous savons qu’il est le
signifiant du manque dans l’Autre. Les trois ternies
de ce nœud sont : Lol, le fiancé, l’autre femme.
Bien qu’ils aient la même structure, le second nœud
n’est pas la répétition du premier. Il accomplit ce qui
y restait en souffrance : Lol y est, cette fois,
conjointe au couple.
Le troisième nœud, lui, se passe ailleurs : l’objet
qu’il enserre c’est le texte même, ensuite c’est
Lacan, lecteur qui en subit « un ravissement
décidément bien subjectif », et enfin c’est M. Duras
qui en constitue le troisième terme dans la mesure où
par son œuvre elle récupère l’objet. Notre désir est
ainsi sollicité par une double articulation du vide à
l’objet : dans l’intrigue et dans le rapport du texte au
destinataire 4 .
Lacan renforce cette articulation à la fin de son texte
par le renvoi à une œuvre antérieure de M. Duras.
Alors que les rendez-vous du couple offert à la vue
de Lol ont lieu à dix-huit heures, curieusement
Lacan nous parle de «… cette tache nocturne dans le
ciel, d’un être offert à la merci de tous…, à dix
heures et demie du soir en été » 5 . Dix heures et
demie du soir en été est le titre d’un autre roman de
M. Duras. C’est à cette heure que le personnage
principal, Maria, se retrouve fascinée, prise dans un
double nœud. Elle assiste d’une part à la première
étreinte clandestine de son mari et de sa meilleure
amie qui se découpent d’un balcon sur le ciel, et
d’autre part dans cette même nuit d’orage, à la
même heure, elle découvre, immobile sur un toit,
faisant tache, l’assassin du crime passionnel qui
agite le village et que les rondes policières
recherchent. Nous pouvons retrouver dans ce roman
les éléments de structure que Lacan nous a désignés
dans Lol V. Stein. Le mari comme sujet divisé,
l’amie et l’assassin comme objet-regard et Maria à la
place du manque, position insoutenable qu’elle ne
parvient à occuper que par le recours à l’alcool.
Lacan situe Marie et Lol V. Stein à la même place
que les gentils hommes et gentes dames dont nous
parle Marguerite de Navarre. C’est-à-dire au seuil du
lieu de l’entre-deux morts. Ce lieu est celui du seuil
4
Ces dimensions sont étudiées par G. Wajeman à propos d’une sculpture de
Kienholz, Vie privée, in La part de n°1, 1985.
5
J. Lacan, Hommage fait à Marguerite Duras…, in Ornicar 34, p. 13.

de la castration symbolique à partir duquel
seulement peut se porter un acte, comme le montrent
Hamlet et Antigone 6 . C’est aussi d’y situer ses
personnages que Lacan fait hommage à M. Duras.
C’est un espace hors imaginaire, là où peut
fonctionner le sujet du désir. A la place où le « Che
vuoi ? » rencontre S(A).
« au jeu de la mourre tu te perds. » C’est ce qui
arrive à Lol devenue folle de la mise en scène de son
fantasme auquel s’ajoute le questionnement trop
pressant de J. Hold.
La mort de l’auteur
Anne Lysy
« La mort de l’auteur » cette expression, que
j’emprunte à Roland Barthes 1 , fait écho à d’autres,
telles « la mort de l’homme » ou « la mort du
sujet ». Si elles ont pu paraître impertinentes et
subversives par le passé – on l’a constaté, n’en
prenons qu’un exemple, lorsque Michel Foucault
suscita un « tollé » en déclarant à la fin de son livre
Les mots et les choses qu’à la suite de la mort de
Dieu viendrait la disparition de l’homme, corrélative
du « retour » du langage, corrélative de
l’« interrogation sur ce qu’est le langage en son
être » 2 – de telles formules peuvent sembler, à
certains, très banalisées à présent. Ne se donnent-
elles pas comme cette pièce de monnaie à l’effigie
effacée qu’on se passe en silence, sans même un
regard, comme l’élémentaire de ce que l’on a
désigné parfois du terme de pensée structuraliste ?
J’aimerais ce soir raviver ce cliché en y retrouvant
des questions qui demeurent, me semble-t-il,
toujours d’actualité.
Il me faut d’abord préciser sur quel terrain j’aborde
cette problématique. Je suis amenée à interroger la
mort de l’auteur dans un travail qui relève de la
critique littéraire. Je vous ai donc apporté un texte
littéraire, un poème. Si je vous présente ce poème
écrit dans une langue étrangère, ce n’est pas par
souci d’exotisme ou par plaisir de compliquer la
lecture, mais parce que j’ai travaillé cette question
dans le cadre d’une thèse de doctorat préparée dans
une Faculté de Lettres, en littérature néerlandaise.
6
A ce propos voir les séances consacrées à la pièce de Sophocle dans
l’Éthique de la psychanalyse, séminaire 1959-1960 de Lacan – inédit.
1
R. Barthes, La mort de l’auteur, paru en 1968 dans Manteia, recueilli dans
Le bruissement de la langue, Seuil, Paris, 1984, pp. 61-67.
2 Grosrichard, in « On ne s’avise jamais de tout », in Ornicar ? 30, automne
M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 394.
10
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J’ai donc choisi de vous laisser entrevoir un petit
fragment de ce travail, consacré à la lecture de
quelques poèmes de l’auteur hollandais
contemporain Leo Vroman 3 .
Dans son œuvre, la mort et l’écriture sont deux
thèmes. Le fait d’écrire, le poème, la lecture forment
le sujet de certains textes. On reconnaîtra ici au
passage une caractéristique de la littérature
moderne : l’écrivain pose dans ses textes, poèmes ou
romans, la question de son acte, le texte se réfléchit.
Dans de nombreux poèmes réflexifs » de Vroman, la
mort se donne comme une exigence de l’écriture.
Cette nécessité est parfois affirmée très
explicitement, comme dans les premiers vers du
poème Régénération
« Chaque poème que j’écris est le dernier, est ma
mort. »
Généralement, elle est plus discrète et se devine dans
des métaphores. On en a un exemple plus loin dans
ce même poème avec la métaphore « saigner de
l’encre », dont on retrouve d’ailleurs des analogies
(suer ou pleurer de l’encre, des sueurs de lettres,
etc.) dans d’autres textes. Des images d’amputation
corporelle ou de pétrification témoignent elles aussi
de la mort exigée par l’écriture. Le poète s’identifie
par exemple à un oiseau qui, pour pouvoir chanter,
doit s’arracher toutes les plumes et meurt en
proférant ses cris de jubilation. Les lettres sur la
page sont comparées à des petits tas de débris morts.
Le livre lui-même est, comme chez Mallarmé, un
tombeau.
Cette insistance me pousse donc à tenter de résoudre
cette énigme : « pas de poème sans mort ». Pour ce
faire, je ne procède pas comme les analyses
thématiques classiques qui essaient de déduire un
sens à partir de récurrences dans toute une œuvre,
mais je prends un texte dans sa particularité et je
l’étudie dans le détail de sa matière signifiante,
pratiquant, selon la définition de Grosrichard, une
« clinique de la lettre » 4 . Je pars en effet du principe
que le terme de « mort » est en quelque sorte une
variable qu’il est dangereux d’« exporter » d’un
texte à l’autre comme s’il avait partout le même
sens. J’étudie plutôt quelle est la logique interne du
texte, quelle (s) place (s) ce terme y occupe et quelle
est dès lors sa fonction dans la problématique de
l’écriture.
3
A propos de Leo Vroman, voir le Document in Quarto 16.
4
1984, p. 144.
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Il est bien évident que le temps qui m’est imparti ne
me permettra pas de déplier le « pas à pas » d’une
telle lecture, dans son « ralenti » nécessaire 5 . Je me
contenterai donc, en analysant le poème
Régénération, que j’ai choisi parce que par sa
relative simplicité il se prête bien à un bref exposé,
d’avancer quelques points qui s’en dégagent. Je
voudrais plus précisément faire apparaître comment
des concepts lacaniens peuvent soutenir une lecture
de textes. A un moment de ma lecture, je vais me
servir d’un concept bien précis, celui d’aliénation,
tel que Lacan l’avance dans un texte lui aussi précis,
Le Séminaire Livre XI. Je vais m’en servir, non pour
faire du poème de Vroman une illustration de la
théorie lacanienne, mais comme point d’appui pour
lire le texte, c’est-à-dire pour faire apparaître une
cohérence du texte, pour en produire la logique. A
l’horizon de cette lecture particulière, se posera la
question qui intéresse les rapports de la
psychanalyse et de la littérature et tout ce qui relève
de la « psychanalyse appliquée » : celle du sujet
dans le texte. Je ne bouclerai pas cette question, mais
je l’énonce pour commencer en écrivant :
S1 → S 2
↓
S

15
Cf. R. Barthes, S/Z, Seuil (Points), Paris, 1970, pp. 18-19.
J’envisagerai les conséquences que cela emporte de
prendre cette formule au sérieux face à un texte.

REGENERATIE REGENERATION
leder gedicht Schaamte : het oor Chaque poème Quelle honte : l'oreille
dat ik schrijf groeit het eerst weer aan, que j'écris repousse la première,
is het laatste, spitst, st : leest iemand dit est le dernier, se dresse, pst : quelqu'un
is mijn dood. [voor? est ma mort. [lit-il ceci (à voix haute)?
Dan zwelt een oogbal, Alors un oeil gonfle,
Dan smelt mijn gezicht ontluikt en tuurt : weent Alors mon visage fond s'ouvre et fixe : quelqu'un
bijzonder groot [iemand al? particulièrement grand [pleure-t-il déjà?
uit in mijn lijf, En dan spruit bang mijn dans mon corps, Et alors germe, plein de
in mijn schoot. [ellendige dans mon giron. [peur, mon
bonzende inwendige uit. intérieur misérable et
Als ik wegloop Quand je fuis
[battant.
mors ik een hoop Om zich te bevredigen je répands un tas
dode manen staat daar dan de crinières mortes Pour se satisfaire
en kruip-organen, vlak achter de lezende et d'organes-à-ramper, se tient alors là
een geheel volledige juste derrière celui qui lit,
en ikzelf dool, dodelijk vrezende et moi-même j'erre, tout à fait complet
zo dun dan Vroman. si mince alors mortellement craignant, un
zo fijn van vrees si fin de peur Vroman.
als een Chinees qu'un symbole
symbool chinois
voor « man », pour « homme »,
(één lijn (une ligne
voor gebaar, pour geste,
en één voor voet, et une pour pied,
waaruit bij mij d'où chez moi
nog wat inkt bloedt) saigne encore un peu [d'encre)
heen. et disparais.

Régénération 6 est un poème qui, comme on le voit
clairement dès les premiers vers, traite de l’écriture
et, plus précisément, de l’expérience d’écriture de
celui, de ce « je » qui écrit ce poème-ci. On perçoit
donc d’emblée la dimension réflexive du texte. Une
seconde constatation s’impose à la première lecture :
la question de l’écriture est nouée à la lecture. Les
thèmes de l’écriture et de la lecture sont
6
Le poème est extrait du recueil Uit slaapwandelen (« La promenade du
somnambule »), paru en 1957 chez Querido, Amsterdam. La traduction
que je propose n’a d’autre but que d’aider à lire le texte néerlandais.
superposables au couple de thèmes mort et
régénération. Dans le poème s’opère une bascule :
les premières strophes décrivent ce qu’est cette
« mort », en l’occurrence un phénomène de
dissolution et de disparition, tandis que les deux
dernières dépeignent la régénération comme une
reconstitution progressive qui aboutit à une
complétude, une intégrité. On pourrait donc
affirmer : on retrouve à la fin ce qui était perdu, on
revient à la case départ. Eh bien, je pense que ce
serait trop vite dit, et se contenter d’une lecture très

11

approximative qui en reste à un sens évident.
Plusieurs éléments du texte s’y opposent. L’un d’eux
est le surgissement du nom propre, ici plus
particulièrement le nom d’auteur, qui rend sensible
une autre dimension. On peut l’approcher en disant
par exemple que donner un corps dans son unité
imaginaire est autre chose que de donner un nom.
De plus, si on est un tant soit peu attentif à la
littéralité de ce nom et à celle du texte, on s’aperçoit
que le signifiant « Vroman » fait pendant à un autre
qui se trouve dans la quatrième strophe, où il s’agit
d’un « symbole chinois pour 'homme' », ce qui se dit
en néerlandais : « een Chinées symbool voor 'man' ».
Tout le texte me semble précisément tendu entre ce
« man » et ce « Vroman », entre la mort que subit
l’écrivain et qui le réduit à l’anonymat d’un symbole
chinois pour « homme », et l’affirmation de son
identité en « Vroman ». Mais de « man » à
« Vroman » la voie n’est pas directe. La bascule
s’opère dans le détour par le lecteur. La question se
pose donc du rôle que joue cet autre. On pourrait se
demander par exemple s’il se donne comme un alter
ego ou s’il est à la place de cet Autre qui renvoie au
sujet son message sous une forme inversée. On
remarquera à cet égard qu’outre une image du
lecteur – ce « quelqu’un » qui lit à haute voix, qui
pleure – le texte construit dans sa syntaxe (forme
interrogative, interjection) un lieu d’adresse, cette
fois sans contours imaginaires. Faute de cerner la
nécessité, dans la logique de ce poème, de ce
scénario de la lecture, on n’apercevrait pas non plus
toute la portée de l’émergence du nom d’auteur. Je
ne développerai pas longuement ce versant du texte
puisque j’ai choisi de traiter plutôt de la mort de
l’auteur, mais peut-être aurai-je l’occasion de
proposer quelques pistes à la fin de cet exposé.
Examinons à présent ce qui est appelé « mort ».
Cette mort est située dans les premiers vers de façon
un peu paradoxale, puisqu’elle est en même temps la
figure d’une fin, d’un terme (« chaque poème (…)
est le dernier ») et un événement répété : « chaque »
indique une série et un recommencement. Cet
événement répété à l’écriture de chaque poème est
décrit dans les strophes qui suivent. La mort s’avère
être un processus de dissolution du corps de celui
qui écrit. Une métamorphose s’opère donc,
autrement dit l’acte d’écrire ne laisse pas le « je »
identique à lui-même. Cette transformation a
également tous les caractères d’une disparition, bien
marquée par l’insistance de particules qui, en
néerlandais, sont liées à la perte et à la disparition :
'uit' (v. 7, du verbe « uitsmelten » et v. 22,
« waaruit »), 'weg' (v. 9, verbe « weglopen »), et
surtout 'heen' (verbe « heendolen ») qui prend
12
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d’autant plus de poids qu’elle se trouve isolée et
forme à elle seule une strophe, soulignant par là
aussi le point d’achèvement de la transformation
opérée. La disparition est décrite en termes de
dissolution : presque tous les verbes ont trait à
l’ordre du liquide, même si parfois on peut les lire en
deux sens, comme « weglopen » qui peut signifier
« s’enfuir » ou « s’écouler ». Forment cette chaîne,
outre « weglopen » « uitsmelten » (fondre
totalement), « morsen » (répandre du liquide et salir
par là), « bloeden » (saigner). Le dernier terme de la
série, « saigner de l’encre », où se conjuguent en une
métaphore deux liquides, encre et sang, m’apparaît
comme un nœud qui relie les différents fils de ces
strophes, comme un point de convergence qui révèle
à plusieurs égards la structure du poème.
Cette métaphore forme un nœud dans le déroulement
narratif de ces strophes. La métamorphose du « je »
par l’écriture s’y trouve en effet condensée. Deux
champs sémantiques s’y rencontrent : le corps
(« saigne ») et l’écriture (« encre »). Or le
changement du « je » est précisément le passage
d’une présence corporelle à une existence en tant
qu’être d’écriture : son corps se dissout et il devient
un « symbole chinois », soit deux traits sur le papier.
De plus, cette métaphore a des effets de sens qui
révèlent une conception de l’écriture bien
particulière : équivaloir écrire à saigner de l’encre,
c’est inscrire la perte subjective et le rapport au
corps dans ce qu’il a d’« au-delà du principe de
plaisir ».
Enfin cette métaphore se situe à une place
particulière du poème : dans une strophe qui est mise
entre parenthèses. Ces parenthèses s’avèrent avoir
une fonction : elles forment une cassure, elles sont
l’index d’un changement de « niveau ». En effet, les
vers qu’elles entourent constituent une sorte de
méta-discours par rapport aux vers précédents : ce
n’est plus le corps désintégré qui y est décrit, mais le
symbole chinois lui-même, formé, on le sait, de deux
traits ;
Ce glissement de point de vue introduit lui-même
une ambiguïté : on ne sait plus clairement qui est le
« je » dans « chez moi ». On peut y voir d’une part
le « je » dans son état transformé, devenu
maintenant une lettre, une lettre de sang. Mais on a
également l’impression de voir ici quelqu’un en train
de tracer trait par trait le symbole chinois, de le
tracer avec une encre assimilée à son sang.
Autrement dit, on a l’impression que dans ce poème
le « je » se dédouble et qu’ici le « je » n’est plus

celui qui perd tous ses organes, mais le « je » en
train de décrire ce « je » mourant. C’est comme si
apparaissait le metteur en scène de tout ce qui
précède. Comme il se présente lui aussi comme
« mourant » – saigner de l’encre évoque l’écrivain
devenant exsangue – il s’avère qu’écrivant ce
poème, il est soumis à la loi générale qu’il y énonce,
c’est-à-dire la loi de la mort qui vaut pour chaque
poème qu’il écrit, y compris pour celui-là même qui
énonce cette loi. Par cette réflexivité, le poème
« théorique » se donne comme « exemple » de sa
propre théorie. On entrevoit déjà les paradoxes de
cette réflexivité – qui n’est pas sans évoquer ceux de
Russell –, d’autant plus que ce qu’il s’agit de
montrer, c’est justement la disparition. On y
reviendra.
Quelle que soit la lecture de « chez moi », il reste
que la métaphore de l’encre-sang cristallise dans ce
poème l’association de l’écriture à la mort que nous
interrogeons.
Jusqu’ici, il apparaît déjà plus clairement que ce
poème traite de l’implication subjective de l’acte
d’écrire et que la mort est une figure de quelque
chose qui arrive au sujet dans cet acte. Elle est
décrite dans les seconde et troisième strophes
comme une série de transformations du corps :
dissolution, déformation, amputation. Il est bien
évident que cette désintégration du corps est
métaphorique ; on n’imagine pas qu’on ait là la
description de l’écrivain à sa table ! Ce qu’elle
montre, c’est la perte de l’unité imaginaire, c’est
l’éclatement de l’image spéculaire. Mais on peut
aller plus loin, et se demander en quoi cette mort est
liée à l’exercice du symbole, comme l’éclaire la
transformation en symbole chinois. On rejoint ici la
question du rapport de l’homme et du langage, que
j’évoquais au début de mon exposé en citant
Foucault.
Que la mort de l’auteur soit le fait du langage et du
texte qu’il écrit, n’est pas une idée neuve et
particulière à ce poème. C’est aussi ce que Barthes,
par exemple, indique dans son article La mort de
l’auteur. Pour lui, l’écriture est ce « noir-et-blanc où
vient se perdre toute identité, à commencer par celle-
là même du corps qui écrit » 7 . Remarquons par
ailleurs que l’empire de l’Auteur a d’abord été
ébranlé par certains écrivains modernes. Qu’on
7
Barthes, op. cit. p. 61.
13
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songe à Mallarmé, qui fait du livre un volume
« impersonnifié », existant sans auteur, puisque
« L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du
poète, qui cède l’initiative aux mots, (…) » 8 .
De ces diverses formulations, que ce soit « la
disparition élocutoire du poète » mallarméenne ou le
« je suis-écrit » barthésien 9 , on pourrait penser
trouver un équivalent lacanien dans une phrase
comme celle-ci, que j’extrais du Séminaire XI :
« L’effet de langage est tout le temps mêlé à ceci,
qui est le fonds de l’expérience analytique, que le
sujet n’est sujet que d’être assujettissement au
champ de l’Autre » 10 . Le sujet est donc déterminé
par le langage. On peut voir là une aliénation au sens
courant du terme. Mais dans le Séminaire XI, Lacan,
quand il parle de l’aliénation, va plus loin que cela.
II articule « la réalisation du sujet dans sa
dépendance signifiante au lieu de l’Autre » 11 par
deux opérations, l’aliénation et la séparation. Il
précise bien que l’aliénation, ça n’est pas que le
sujet soit « condamné à ne se voir surgir in initia
qu’au champ de l’Autre », mais qu’elle « consiste
dans ce vel, qui (…) condamne le sujet à
n’apparaître que dans cette division (…) s’il
apparaît d’un côté comme sens, produit par le
signifiant, de l’autre il apparaît comme aphanisis »
12
. Remplaçant le « vel » par le « pas… sans », il
dira aussi : « pas de sujet sans aphanisis du sujet »
13
. Jacques-Alain Miller, dans son article La suture
paru dans les Cahiers pour l’analyse, définit le
rapport du sujet au signifiant comme suit :
« L’insertion du sujet dans la chaîne est
représentation, nécessairement corrélative d’une
exclusion qui est un évanouissement » 14 . La
représentation se situe au niveau du rapport de S1 à
S2 : « le sujet apparaît d’abord dans l’Autre en tant
que le premier signifiant, le signifiant unaire, surgit
au champ de l’Autre, et qu’il représente le sujet,
pour un autre signifiant, lequel autre signifiant a
8
Mallarmé, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p.
372 et p. 366.
9
Dans, écrire, verbe intransitif ?, Barthes oppose à la transitivité de
11« écrire », qui fait du texte un prédicat de son auteur, la voix moyenne du
« je suis écrit », par où « le sujet se constitue comme immédiatement
contemporain de l’écriture, s’effectuant et s’affectant par elle » (in Le
bruissement de la langue, p. 29).
10
J. Lacan, Le Séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, p. 172.
11
Ibid., p. 188.
12
Ibid., p. 191.
13
Ibid., p. 201.
14
J.-A. Miller, La suture (Eléments de la logique du signifiant), in Cahiers
pour l’analyse, 1, janv. /févr. 1966, p. 48.

15
pour effet l’aphanisis du sujet »
S1 → S 2
donc l’écriture : ↓ précisément de létal. Ce qui se passe pour l’écrivain,
S
« D’où division du sujet » : il ne peut apparaître
quelque part comme sens, sans qu’ailleurs il se
manifeste comme fading, évanouissement, cet
ailleurs étant « l’Autre lieu, qui est celui de
l’inconscient » 16 .
On posera un pas de plus en introduisant la
distinction énoncé/énonciation. L’inconscient est
situé par Lacan au niveau du sujet de l’énonciation.
Ainsi, au début du Séminaire XI, dans un passage
qui mérite d’être cité intégralement, il évoque ce
mouvement d’apparition et d’évanouissement et
reprend à propos du sujet de l’énonciation la
métaphore freudienne de l’ombilic du rêve : « (…)
c’est dans la dimension d’une synchronie que vous
devez situer l’inconscient – au niveau d’un être,
mais en tant qu’il peut se porter sur tout, c’est-à-
dire au niveau du sujet de l’énonciation, en tant que,
selon les phrases, selon les modes, il se perd autant
qu’il se retrouve, et que, dans une interjection, dans
un impératif, dans une invocation, voire dans une
défaillance, c’est toujours lui qui vous pose son
énigme, et qui parle, – bref, au niveau où tout ce qui
s’épanouit dans l’inconscient se diffuse, tel le
mycélium, comme dit Freud à propos du rêve,
autour d’un point central. C’est toujours du sujet en
tant qu’indéterminé qu’il s’agit » 17 . L’inconscient
est ce qui échappe au sujet parlant : « s’avançant
dans les énoncés, le sujet élide toujours plus ce qu’il
ne peut pas savoir et qui est foncièrement son nom
comme sujet de l’énonciation » 18 . Il y a donc
impossibilité de recouvrement de l’énoncé et de
l’énonciation. Le dire ex-siste au dit. Ou encore :
« l’énonciation ne se réduira jamais à l’énoncé
d’aucun discours » 19 .
Il me semble que dans la lecture de ce poème, je
peux me servir du concept d’aliénation pour éclairer
ce dont il est question dans la transformation
mortifère du « je » qui écrit. On peut voir dans cette
« mort » plus qu’une perte imaginaire. J’y vois, plus
radicalement, quelque chose qui est à la racine
même du rapport du sujet au signifiant, j’y vois ce
que Lacan appelle le fading du sujet, c’est-à-dire ce
15
J. Lacan, Le Séminaire. Livre XI, p. 199.
16
Ibid., p. 201.
17
Ibid., p. 28.
18
Le clivage du sujet et son identification, in Scilicet, 2/3, p. 111. Cf, la
séance du 10 janvier 1962 du séminaire de Lacan L’identification (inédit).
19
J. Lacan, La métaphore du sujet, in Écrits, p. 892.
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. Nous retrouvons fait que « le sujet se manifeste dans ce mouvement
de disparition », mouvement qu’il qualifie
en tant que sujet assujetti au langage, c’est
qu’écrivant, s’avançant dans ses énoncés, étant
représenté dans la chaîne au niveau du sens, il est
exclu en tant que sujet de l’énonciation.
Par ces remarques sur l’impossible recouvrement de
l’énonciation et de l’énoncé, on peut mieux saisir
aussi ce qui fait le paradoxe d’un poème réflexif
comme Régénération. Cette réflexivité n’est pas à
concevoir comme une transparence qui rendrait
possible que l’énoncé qu’est ce texte saisisse sa
propre énonciation, ou qu’elle laisse apparaître le
« vrai » sujet de l’énonciation (qui serait par
exemple le sujet en train d’écrire qui apparaît dans
les vers entre parenthèses). La réflexivité consiste
alors plutôt en ceci, que le texte met en lumière la loi
de l’énonciation, à laquelle il est lui-même soumis.
Ce que je développe ici est lourd de conséquences
pour une critique du texte qu’on appelle
psychanalytique. Cela s’oppose en effet à toute
prétention de saisir l’inconscient de l’auteur dans
son œuvre. Je me référerai sur ce point à ce que
Lacan fait remarquer quand il analyse Hamlet. Il dit
bien que l’effet de cette tragédie n’a rien à voir avec
la présence en face de nous d’un inconscient, au sens
où on aurait affaire là à l’inconscient du poète –
même si des traces non concertées dans son œuvre
témoignent de sa présence. Ce qui compte, ce qui
nous touche sur le plan de l’inconscient, c’est la
composition de l’œuvre : « Chercher dans les
œuvres quelques traces qui renseignent sur l’auteur,
n’est pas analyser la portée de l’œuvre comme telle.
La portée de premier plan que prend pour nous
Hamlet tient à sa structure » 20 . Cette structure est
en quelque sorte la monstration des problèmes du
rapport du sujet au désir. On peut dire de même pour
Régénération : ce que ce poème nous montre, c’est
justement comment le sujet dans l’écriture
s’indétermine.
Après avoir lu cette mort nécessitée par la
représentation comme l’exclusion structurale de
l’énonciation, je Voudrais brièvement attirer
l’attention sur un autre aspect frappant dans ces
strophes ; qui mériterait d’être articulé plus avant : le
symbole chinois, qui est trace sur le papier,
représentation, contour, manifestation du sujet en
20
J. Lacan, Le désir et son interprétation, séance du 18 mars 1959, texte
établi par J.-A. Miller, in Ornicar ? 25, rentrée 1982, p. 15.
14

tant qu’absent, se présente ici comme trace de sang,
donc avec un caractère de déchet, de reste du corps.
Si la perte qu’implique l’écriture est figurée comme
une liquéfaction et comme un saignement qui tue, ce
qui est perdu, le sang, constitue la matière même de
l’écrit : le sang est l’encre. On ne peut pas ne pas
songer au jeu de mots que Lacan reprend à Joyce :
« a letter, a litter ». Je ne développerai pas ce point,
qui concerne les rapports du sujet à l’objet. Je
souligne seulement ce que ce texte montre : que là
où le sujet disparaît, il apparaît comme déchet,
comme reste.
Quelques mots aussi, pour terminer, à propos du
second versant du poème. La bascule qui s’opère
dans ce texte est absolument logique. Du fading du
sujet surgit la question du désir de l’Autre.
L’introduction du lecteur est une mise en scène de la
question « Que suis-je pour l’Autre ? ». Dans la
crainte, l’angoisse qui habite le poète régénéré, se
manifeste d’ailleurs ce « Que me veut-il ? ». En
même temps, le recours au lecteur, sa représentation
dans le texte, sa réponse (il lit, il pleure), constituent
déjà un scénario par lequel une réponse est donnée à
cette question, réponse qui culmine dans le signifiant
qui vient de l’Autre : « je suis Vroman ». Le
surgissement du nom d’auteur vient bien sûr suturer
la place vide de l’énonciation, en même temps qu’il
révèle dans l’après-coup que c’était bien là tout
l’enjeu du poème. Il suture dans la mesure où il
identifie ce qui était indéterminé. Dans la mesure
aussi où, venant comme dernier mot du texte, il
fonctionne comme signature et s’attribue en quelque
sorte l’énonciation ; il s’avance là comme le
signifiant du sujet de l’énonciation. Cette
identification de l’énonciation à l’auteur est
évidemment diamétralement opposée au fading
évoqué dans la première partie. Je pense néanmoins
que ce nom ne referme pas purement et simplement
la brèche ouverte par la mort de l’auteur. La perte
imagée par la mort ne demeure pas sans effet sur la
régénération elle-même, elle se fait sentir de
plusieurs façons dans la situation finale. J’évoquais
tout à l’heure l’angoisse qui contraste avec ce qu’on
pourrait attendre de maîtrise dans l’intégrité
retrouvée. La parallélisme des vers « een geheel
volledige /dodelijk vrezende » accentue cette tension.
Relevons aussi la distanciation et l’étrangeté que
crée la présentation du nom comme « troisième
personne » (« un Vroman »). Il y a là quelque chose
qui s’est brisé de l’évidence du « je » dans les
premiers vers (« j’écris, « ma mort »). Enfin, s’il
fonctionne comme signe de reconnaissance pour le
sujet, on peut dire que le désir de reconnaissance
15
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qu’il révèle est en même temps reconnaissance de la
« mort » que le sujet doit subir dans l’écriture.
Je conclurai donc ma lecture en disant que mort et
régénération sont les deux volets d’une même
question, la question du sujet dans l’écriture. Leur
articulation logique – présentifiée par la tension et la
bascule entre « man » et « Vroman » – trace les
bords d’une place vide, celle du sujet de
l’énonciation que le texte écrit présentifie dans son
absence.
Quand la nature regarde : Les aubépines dans la
recherche proustienne
Ginette Michaux
Toutes les descriptions d’aubépines de La Recherche
du Temps Perdu sont groupées dans Du côté de chez
Swann et A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Bien
qu’elles soient peu nombreuses et qu’elles fassent
partie des expériences de jeunesse, le narrateur y fait
allusion jusqu’aux dernières pages du livre. Dans Le
Temps Retrouvé, il met en relation « le petit sillon
que la vue d’une aubépine (…) a creusé en nous »
(III, 891) 1 et la découverte du sujet de son œuvre :
le Temps.
Au-delà du plaisir « communicable » car « il est le
même pour tous » (III, 891), qu’offrent à la vue les
bords ciselés de l’aubépine et à l’odorat son parfum
délicat, le narrateur s’attache en elles à ce qui, de
l’image et de l’odeur, est évanescent, répétitif et par
là, difficile à cerner et à dire : « Mais j’avais beau
rester devant les aubépines à respirer, à porter devant
ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à
perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à
m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs ici et là avec
une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus
comme certains intervalles musicaux, elles
m’offraient indéfiniment le même charme avec une
profusion inépuisable, mais sans me le laisser
approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on
rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant
dans leur secret. Je me détournais d’elles un
moment, pour les aborder ensuite avec des forces
plus fraîches » (1, 138).
« A perdre, à retrouver » : dans ce battement,
scintille le « peu de temps à l’état pur » (III, 872)
qui, « la durée d’un éclair » (III, 873), donne à voir à
1
Les indications en chiffres qui suivent entre parenthèses les citations de
Proust, renvoient à l’édition Gallimard de La Pléiade de A la recherche du
temps perdu. Les chiffres romains désignent le volume et les chiffres
arabes les pages. Les soulignés sont de l’auteur de cet article.

l’être vacillant quelque part de sa vérité perdue. A
l’éclipse de l’objet de la vision et de l’odorat, perdu,
retrouvé, correspondent les allées et venues du
narrateur qui quitte la cause de ses « délices » (III,
872) pour y revenir.
Dans la découverte des aubépines, le temps, avant
d’être celui du souvenir, est celui d’une rencontre,
soutenue par le regard : « Puis je revenais devant les
aubépines comme devant ces chefs-d'œuvre dont on
croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un
moment de les regarder, mais j’avais beau me faire
un écran de mes mains pour n’avoir qu’elles sous les
yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait
obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à
venir adhérer à leurs fleurs. Elles ne m’aidaient pas à
l’éclaircir et je ne pouvais demander à d’autres
fleurs de le satisfaire » (I, 139).
A la description précédente de l’apparition et de
l’évanouissement rythmés répond ici l’impossibilité
pour le regard de saisir pleinement son objet. Cette
traversée des êtres et des choses par le temps, le
narrateur croira en « rendre visible » toutes les
facettes par le style qui, lui, « affranchit de l’ordre
du temps » (III, 873). « Ne dit-il pas avoir saisi
l’insaisissable ? » 2 Ce n’est pas tant la somme des
points de vues que réalise le style proustien,
« question non de technique mais de vision » (III,
895), qu’on retiendra ici que l’expérience, qui la
précède logiquement, de l’évanescence du temps qui
elle, ne se maîtrise pas toute par la vision et qui se
fait par le biais du regard.
Dans la rencontre des aubépines, les motifs des yeux
et des taches brillantes, homologues comme on le
montrera 3 , illustrent exemplairement la question
proustienne sur ce qui, « en toi plus que toi » 4 ,
échappe de la relation à l’Autre, signe l’impossible
fusion et indique la loi du temps qui sépare les êtres.
Quant à l’« odeur amère et douce d’amandes », elle
peut rejoindre ici la fonction des taches blondes de la
fleur, sous lesquelles le narrateur se figure « que
devait être cachée cette odeur » (I, 113).
La tache provoque, dans le champ de la conscience
qui se satisfait de sa vision, le choc de l’hétérogène.
Elle fascine parce qu’elle suggère le défaut – elle fait
tache – et qu’elle a l’air de voir. Défaut et leurre
avèrent la perte de l’objet, réalisée dans le temps
même où il se donne. Cette perte ouvre l’être qui s’y
prête à l’inconnaissable « Dans la mesure où les
2 métaphore la femme et la fleur, « l’ombre » ne
G. Bataille, Digression sur la poésie et Marcel Proust dans L’expérience
intérieure, Œuvres Complètes, Tome V, n, r. f. Gallimard, p. 161.
3
J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire
XI, Seuil, 1973, p. 70 et 75.
4 6
Idem, p. 237 et suivantes.
16
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choses illusoirement connues sont cependant les
proies sans défense du temps, elles sont rendues à
l’obscurité de l’inconnu (…) Le temps, qui les
domine de haut, les brise, les nie, est
l’inconnaissable même, qui, à chaque succession
d’instant, s’ouvre en elles, comme il s’ouvre en nous
qui le vivrions si nous ne nous efforcions de le fuir
en de faux-semblants de connaissance » 5 . Et dans
ces instants de ravissement, de douleur tout aussi
bien, « si l’homme est brisé, que devient-il lui-
même, sinon ce qui dormait en lui d’inconnu,
d’inaccessible ? » 6 . L’inconnaissable apparaît dans
l’éclair temporel de la rencontre. Le temps perdu au
moment où il se trouve rouvre en l’être
« le déchirement si précieux qui s’appelle le
malheur » (III, 907).
Le noyau central du regard touche, dans La
Recherche, aussi bien les motifs naturels et
artistiques que les personnages et les apparente
malgré leur diversité. Les quatre passages principaux
où apparaissent les aubépines mettent en scène une
figure féminine appréhendée également par le biais
du regard. Les yeux, les joues des jeunes filles et des
femmes fascinent le narrateur à l’égal des taches
brillantes des feuilles et de la senteur évanescente
des fleurs ; il y voit les signes d’une félicité perdue
que l’amour pourra lui rendre. La parenté des
aubépines et des femmes se noue ici d’autant plus
fort que les deux motifs se suivent ou se mêlent et
qu’ils visent une même perte. Situons rapidement
dans La Recherche les quatre passages en question.
Dans Du côté de chez Swann, la première
présentation des fleurs, qui ornent l’autel de la
Vierge, se poursuit par des allusions aux yeux et aux
taches de rousseur de Mademoiselle Vinteuil, qui
assiste, comme le narrateur, à la cérémonie
religieuse (I, 112-114). Plus loin (I, 138-142), la haie
d’aubépines décrite appartient au domaine de
Charles Swann, Tansonville, et jouxte l’apparition,
aux yeux médusés de l’enfant, de sa fille Gilberte.
Enfin, c’est la mère du jeune garçon qui assiste, à la
fin des vacances, à son adieu désespéré aux fleurs (I,
144-145). Dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs,
le quatrième passage suit la scène du jeu de furet où,
troublé par le regard d’Albertine, il perd la bague et
est en butte à ses sarcasmes. « Étourdi de chagrin »
par la brusquerie de son amie, il tombe par hasard,
en s’éloignant, sur une haie d’aubépines défleuries.
Si les « jeunes filles en fleurs » nouent dans la
désigne-t-elle pas le trait dominant des rencontres
5
G. Bataille, op. cit., p. 158-15.
Idem, p. 160,

brisées par le deuil ? Elle voile aussi la lumière du
regard qui accompagne toujours, dans La Recherche,
la première approche de l’autre. Les motifs des
noces désirées et du deuil accompagnent souvent
ceux du regard et du leurre pour illustrer la relation
proustienne à ce qui, des êtres et du monde, se livre
et se perd : « Proust écrit de l’amour qu’il est le
temps rendu sensible au cœur et l’amour qu’il vit,
cependant, n’est qu’un supplice, un leurre où ce
qu’il aime se dérobe sans fin à son étreinte » 7 .
« C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir
commencé à aimer les aubépines » (I, 112)
commente le narrateur lors de leur première
description. Celles-ci ornent, en mai, l’autel de
l’église où elles prennent part aux « mystères de la
célébration » de Marie, la mariée, la Vierge et la
Mère. Mais si elles assistent au mariage mystique de
Marie, elles-mêmes deviennent bientôt la blanche
épousée, dans leur robe de fête enjolivée par « les
festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à
profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits
bouquets de boutons d’une blancheur éclatante » (I,
112). Les motifs de la fleur blanche et de la jeune
vierge orchestrent le vœu dés noces dans
l’imagination du jeune garçon qui, s’unissant « au
geste de leur efflorescence », joue, dans ses beaux
vêtements, le rôle du marié. Puisque, de la toilette
des fleurs-filles, le narrateur retient surtout la traîne
blanche et le bouquet – retrouvé plus loin dans le
« bouquet d’étamines » –, lisons dans cette scène le
rêve de l’hymen ; en effet, s’il signifie le mariage,
l’hymen, on le sait, indique aussi la membrane de la
virginité. Et, de cérémonielles qu’elles étaient, les
noces deviennent charnelles, dans un scénario où, le
regard coquet, les aubépines semblent prêtes à offrir
leur fleur et, laissant tomber leurs derniers atours, à
se livrer nues : « Plus haut s’ouvraient leurs
corolles, ça et là avec un grâce insouciante, retenant
si négligemment, comme un dernier et vaporeux
atour, le bouquet d’étamines, fines comme des fils
de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en
suivant, qu’un essayant de mimer au fond de moi le
geste de leur efflorescence, je l’imaginais comme si
ç'avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au
regard coquet, aux pupilles diminuées d’une blanche
jeune fille, distraite et vive » (I, 112). L’étamine,
petite étoffe très fine, est comparée aux fils de la
Vierge. Tissés par les araignées, ceux-ci portent ce
nom par allusion poétique aux fils soyeux échappés
du fuseau de Marie. Le tissu délicat peut donc
suggérer l’idée de l’hymen comme voile de la
virginité, d’autant plus que, secrété par l’araignée,
7 rêverie que la première.
Idem, p. 159,
17
Accueil
Cliquer
il est organique. Les mêmes étamines qui servent
aussi à nommer l’organe mâle fécondant de la fleur
suscitent la signification de l’union charnelle
attachée par ailleurs à l’idée de l’hymen. Aussi,
l’enfant n’ose-t-il les regarder qu’« à la dérobée ».
Lisons-y le vol (dérober), la nudité ou le viol
(enlever la robe) et le caractère évanescent
(dérobade) de cette blancheur embrumée qui, dans
l’épine rose de la haie de Tansonville, se teintera de
sang, comme par la « consommation » d’une union.
D’ailleurs le garçon – est-ce un hasard ? – leur
trouve une teinte de choses mangeables » (I. 139-
140).
Dans les deux premières descriptions des
aubépines 8 , le rêve des noces filtre de la
présentation des fleurs. Cependant, l’hymen suggère
le caractère voilé de l’objet des délices, dans le sens
où celui-ci semble recéler une vérité inconnue de
l’être qui en est fasciné. Aussi, le motif de l’hymen
indique-t-il, au-delà de l’émotion érotique,
l’évanescence de l’objet que veut
« rendre visible » l’écriture proustienne : à savoir le
temps. La « blanche chair » ne s’offre qu’aux yeux
le temps de l’union ; le regard dans lequel se
consomme la rencontre amoureuse éblouit et par là
se perd. L’arbuste « brille en souriant » (I, 140),
miroite, accroche la lumière, accroche le regard. De
même, à travers la haie, les yeux noirs et brillants de
Gilberte « paralysent » le narrateur « comme il
arrive quand une vision ne s’adresse pas seulement
à nos regards, mais (…) à notre être tout entier » (I,
140) : « Ses yeux noirs brillaient et (…) chaque fois
que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se
présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur,
puisqu’elle était blonde : de sorte que peut-être si
elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui
frappait tant la première fois qu’on la voyait – je
n’aurais pas été, comme je le fus, plus
particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux
bleus » (I, 141). Le regard fasciné et trompé bute sur
sa proie, instant fugitif d’une rencontre, pulsation
rapide. Le brillant aveugle et puis, dit-il, elle était
blonde. Aussi, frappé par ses yeux noirs, il tombe
amoureux de ses yeux bleus. Mais deux autres paires
d’yeux ne se profilent-elles pas auprès de ceux de
Gilberte ? « Allons, Gilberte, viens (…) cria (…) une
dame en blanc que je n’avais pas vue, et à quelque
distance de laquelle un monsieur habillé de coutil et
que je ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux
qui lui sortaient de la tête » (I, 141). Derrière
8
La deuxième description des aubépines (I, 138-140) déploie la même

Gilberte, Odette Swann et Charlus, qui regarde le
narrateur avec des yeux… bleus, comme ceux de
tous les Guermantes ! Au mariage de Mademoiselle
Percepied, Madame de Guermantes avait les yeux
bleus. Mais les vitraux « trompent la vue » (I, 103)
et le narrateur se demande si c’est bien elle. Charles,
lui, dans le Temps Retrouvé, devient aveugle : « sa
paralysie s’était en effet portée là, il ne voyait
absolument plus » (III, 865). Quant au narrateur,
c’est le coup d’œil de Gilberte qui le « paralyse ».
De quels yeux est-il donc tombé amoureux ? Des
noirs, des bleus ou de ceux qu’il « n’avait pas vu
(s) ? ». Le temps de la rencontre, soutenu par le
regard, non seulement échappe, mais encore trompe,
ne se prête pas entièrement à la nomination, fait
l’objet d’une Recherche : « c’était un objet qui avait
toujours été plus particulièrement le but de ma
recherche parce qu’il me donnait un plaisir
spécifique, le point qui était commun à un être et à
un autre » (III, 718). L’objet fascinant émigre d’un
être à l’autre ou de la femme à la fleur. Les « yeux
brillants » de Gilberte « regardent le narrateur sans
avoir l’air de (le) voir (…) avec une fixité et un
sourire dissimulé » (I, 140-141) ; et pour l’arbuste
d’aubépines, « souriant » et « brillant », à l’odeur
« fixe », le narrateur espère « mieux le voir » en
cessant « un moment de le regarder » (I, 138-139).
Dans l’écart entre la vision et le regard, s’éclipse
l’objet. Aussi le narrateur regarde-t-il Gilberte
« d’un second regard inconsciemment
supplicateur » (I, 141). Double regard semblable à la
double expression du visage de Mademoiselle
Vinteuil, qui témoigne à ciel ouvert du rapport du
sujet au champ de l’Autre : « La seule passion (du
musicien Vinteuil) était pour sa fille, et celle-ci (…)
avait l’air d’un garçon (…) Ma grand-mère faisait
remarquer quelle expression douce, délicate,
présque timide, passait souvent dans les regards de
cette enfant si rude, dont le visage était semé de
taches de son. Quand elle venait de prononcer une
parole, elle l’entendait avec l’esprit de ceux à qui
elle l’avait dite, s’alarmait des malentendus
possibles, et on voyait s’éclairer, se découper
comme par transparence, sous la figure hommasse
du "bon diable", les traits plus fins d’une jeune fille
éplorée » (I, 113).
De plus, par ces motifs de la tache et de l’œil, le
visage de Mademoiselle Vinteuil se superpose, tel
un verre de lanterne magique, à celui de Gilberte et à
celui des aubépines. La fille du musicien Vinteuil se
trouve près de l’autel fleuri, où l’efflorescence des
corolles ressemblé au « mouvement de tête, étourdi
et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées,
d’une blanche jeune fille, distraite et vive » (I, 112).
18
Accueil
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Coup d’œil des fleurs, vif comme l’éclair. A
Tansonville, c’est le visage de Gilberte, première
femme-fleur, qu’encadrent les roses boutons ;
Gilberte aux taches de rousseur, qui hante le donjon
abandonné (le Roussainville. « Une fillette d’un
blond roux nous regardait, levant son visage semé
de taches roses. » (I, 140) La phrase est ainsi bâtie
qu’elle suggère l’équivalence de signification du
thème du regard et de celui de la tache. Une fillette
les regarde, levant, non les yeux, mais les taches
roses de son visage. Ce qui pourrait se lire : avec ces
taches roses, une fillette nous regardait. Comme
Gilberte de Tansonville, Mademoiselle Vinteuil a
« le visage semé de taches de son » (I, 113). En ce
samedi du mois de Marie : « Quand, au moment de
quitter l’église, je m’agenouillai devant l’autel, je
sentis tout d’un coup, en me relevant, s’échapper
des aubépines une odeur amère et douce d’amandes,
et je remarquai alors sur les fleurs de petites places
plus blondes sous lesquelles je me figurai que devait
être cachée cette odeur, comme, sous les parties
gratinées, le goût d’une frangipane ou, sous leurs
taches de rousseur, celui des joues de Mademoiselle
Vinteuil » (I, 113).
Ce n’est qu’« après-coup » (III, 877), à contretemps,
qu’est comprise la vérité de la relation à l’autre :
« Mademoiselle Swann me jetait de l’autre côté de la
haie d’épines roses, un regard dont j’avais dû
d’ailleurs rétrospectivement retoucher la
signification, qui était de désir. L’amant de Madame
Swann, selon la chronique de Combray, me
regardait derrière cette même haie d’un air dur qui
n’avait pas non plus le sens que je lui avais donné
alors » (III, 971). Le temps du désir et l’objet qui le
cause, faute d’être repéré, relancent la ronde
signifiante : derrière le garçon, la jeune fille ;
derrière Charlus, Guermantes ; derrière Guermantes,
une chanson de nourrice à moitié oubliée (II, 12-13).
Derrière les aubépines, Gilberte ; derrière les taches
roses de ses joues, un défaut du visage maternel :
« ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir
heureux, (…) c’est que ce fût elle, c’est qu’elle
inclinât vers moi ce visage où il y avait au-dessous
de l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut,
et que j’aimais à l’égal du reste » (I, 185). Ce qui
fait « défaut » est voué, au fil des pages, à la
répétition. La vraie Gilberte, « c’était peut-être celle
qui s’était au premier instant livrée dans (son)
regard (…) Je (r) avais ratée » (III, 694). A Balbec,
c’est juste après s’être trompé sur la signification à
donner, au jeu de furet, à un coup d’œil d’Albertine,
que le narrateur tombe en arrêt devant les feuilles
« brillantes » d’aubépines, qui défleuries, « font
flotter une atmosphère (…) de croyances, d’erreurs

oubliées » (I, 921 et 922). Ne reconnaît-il pas cette
errance à propos d’Albertine elle-même, dont il
analyse les yeux artificiellement brillants en les
comparant à « une rondelle de mica » (I, 794), tout
en avouant les transformer « en quelque regard
délicieux dont je portais toujours en moi le souvenir
ou l’idée préconçue, ces déchiffrages rapides d’un
être qu’on voit à la volée nous exposant ainsi aux
mêmes erreurs que ces lectures trop rapides où, sur
une seule syllabe et sans prendre le temps
d’identifier les autres, on met à la place du mot qui
est écrit, un tout différent que nous fournit notre
mémoire » (I, 797).
Le sentiment du ratage naît au cœur de la rencontre
et la répétition rend compte de la reconduction du
désir aveugle à ce qui le cause : « (Les aubépines)
m’offraient indéfiniment le même charme avec une
profusion inépuisable, mais sans me les laisser
approfondir davantage, comme les mélodies qu’on
rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant
dans leur secret » (I, 138).
Les motifs de la virginité et de la parure, de la
parade amoureuse, se nouent à ceux de l’hymen pour
chanter la découverte de l’objet « délicieux ». Le
ravissement que cause la rencontre, qui scintille
comme elle s’évanouit, se soutient du leurre d’un
regard. Une part du regard échappe à l’image dans
laquelle le narrateur se reconnaît, creuse en lui le
manque du désir et provoque une dérive signifiante,
de motif en motif, de lieu en temps.
Dans le moment des retrouvailles, ce n’est pas tant
le retour du paradis perdu qui se joue que
l’expérience répétée de la perte du paradis. Par la
relation amoureuse, le narrateur renoue avec une
part intime et oubliée de lui-même. Cette perte qui
revient, dans l’instant, briller à ses yeux, en ravive
une autre, lointaine, difficile à cerner, dont le thème
maternel, s’il ne la sature pas, est une représentation
privilégiée. La troisième description des aubépines
de Combray (I, 144-145) en développe le scénario
tragique, voilé par la pudeur de « Les noces de la vie
vide avec l’objet indescriptible » 9 y prennent la
forme du deuil. A la fin des vacances, le narrateur,
vêtu de neuf par sa mère, comme pour un mariage,
dit en pleurant un adieu aux aubépines qui s’égale
pour lui à un adieu à la vie : « Cette année-là,
quand, un peu plut tôt que d’habitude, mes parents
eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du
9 10
J. Lacan, Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Loi V.
Stein, Cahiers Renaud-Barrault, décembre 1965, p. 15. (
19
Accueil
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départ, comme on m’avait fait friser pour être
photographié, coiffer avec précaution un chapeau
que je n’avais encore jamais mis et revêtir une
douillette de velours, après m’avoir cherché partout,
ma mère me trouva en larmes dans le petit raidillon
contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux
aubépines, entourant de mes bras les branches
piquantes, et, – comme une princesse de tragédie à
qui pèseraient ces vains ornements, ingrat envers
l’importune main qui en formant tous ces nœuds
avait pris soin sur mon front d’assembler mes
cheveux – foulant aux pieds mes papillotes
arrachées et mon chapeau neuf » (I, 145).
Ce n’est rien de moins qu’un désir de mort qui se
profile dans ce pastiche de la Phèdre de Racine et
derrière l’ironie du rapprochement entre le petit
garçon et la princesse crétoise. On sait que, dans la
scène correspondante de Racine, Phèdre, vêtue par
les soins d’Œnone, souhaitait sortir d’une prostration
due à une passion non partagée et considérée comme
incestueuse. A la vue de la lumière, elle rejette sa
parure et crie sa volonté de mourir :
« Phèdre : Que ces vains ornements, que ces voiles
me
[pèsent !
Quelle importune main, en formant tous ces
[nœuds
A pris soin sur mon front d’assembler mes
[cheveux ?
(••.)
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois. Enone :
Quoi ? Vous ne perdrez point cette cruelle
[envie ?
Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,
Faire de votre mort les funestes apprêts ? » 10
La parure que le narrateur, comme Phèdre, foule
aux pieds, répond à la parure désormais vaine des
aubépines. Le soleil qui les baigne est un soleil noir.
De la riche floraison blanche et rose louée
précédemment, seule l’épine est retenue. Ne reste de
la fleur que l’égratignure qu’elle cause : le deuil est
la face cachée des noces. Par ailleurs, le texte
suggère une peine si profonde qu’elle ne bat que
sous l’écran d’une double inversion. En s’identifiant
à Phèdre, le narrateur prend la place de la mère,
mais il devient une mère qui pleure son enfant et en
est aimée puisqu’il appelle les fleurs qu’il doit
quitter « mes pauvres petites aubépines ». En même
temps, en leur disant « ce n’est pas vous qui
voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir (…)
Aussi je vous aimerai toujours » (I, 145), il parle du
J. Racine, Phèdre, acte I, scène III, vers 158-175.

chagrin que lui cause sa mère à lui, qui, indifférente
à la séparation, blâme ses larmes du moment
qu’elles dérangent l’ordonnance de sa toilette
d’enfant bien mis. La détresse du narrateur, lourde
de reproches voilés, la gêne, en contrariant la
docilité qu’elle attend de lui ; chacun est sourd au
désir de l’autre : « Ma mère ne fut pas touchée par
mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue
de la coiffe défoncée et de la douillette perdue. Je ne
l’entendis pas » (I, 145). Dans l’adieu aux
aubépines, se profilent la rencontre manquée du fils
et de la mère et l’adieu de toujours adressé à celle-ci.
Chose étrange, l’événement pénible est voué à
l’oubli, dans une Recherche dont l’habitude est de
revenir plusieurs fois sur la même scène. Pas tout à
fait pourtant. En effet, la quatrième description des
aubépines, à Balbec, est mêlée elle aussi à une
déception, causée par Albertine cette fois. Or, elle
fait surgir le souvenir lénifiant d’une scène jamais
rapportée dans Combray : « Elles (les fleurs
d’aubépines) sont venues me voir à Combray dans
ma chambre, amenées par ma mère quand j’étais
malade » (I, 922). La fiction d’un rapprochement,
dans sa chambre, avec sa mère qui lui offre des
fleurs, remplace après-coup le drame, tombé aux
oubliettes de la mémoire, de l’adieu et le console de
la douleur que lui cause son amie du moment.
Si Combray ne porte pas trace de ce scénario que
propose A l’ombre des jeunes filles en fleurs, en
revanche, au retour des promenades « du côté de
chez Swann », c’est à la tante Léonie éternellement
alitée que le grand-père disait : « si j’avais osé, je
t’aurais coupé une branche de ces épines roses que
tu aimais tant » (I, 143). Le désir du narrateur a
remplacé par d’autres l’auteur et le destinataire de
ces paroles, transformant du même coup en réalité la
condition irréelle : « si j’avais osé », dit le grand-
père à Léonie. Et dans sa rêverie, sa mère apporte
effectivement dans la chambre du narrateur des
épines roses ! Celui-ci ressemble d’ailleurs à sa tante
par sa santé délicate et par la prédilection qu’il a
pour ces fleurs. Son grand-père ne lui adressait-il pas
des mots quasi identiques, au cours des
promenades ? « Mon grand-père, m’appelant et me
désignant la haie de Tansonville, me dit : "Toi qui
aimes les aubépines, regarde un peu cette épine
rose ; est-elle jolie !" » (1, 139). L’imagination, une
fois encore, transforme les raciniennes funérailles en
nouvelles fiançailles. Ainsi fera l’écriture
proustienne, qui noue ce qui est séparé « dans les
anneaux nécessaires d’un beau style » (III, 889), qui
fixe ce qui se perd dans « une espèce de fondu,
20
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d’unité transparente, où toutes les choses, perdant
leur premier aspect de choses, sont (…) pénétrées de
la même lumière (…) C’est ce qu’on appelle le
Vernis des Maîtres » 11 .
L’écrivain vieillissant se comparera lui-même à la
tante Léonie toujours malade. Lui cependant, fidèle
dans les derniers mois de sa vie à sa promesse
enfantine, se lèvera pour admirer les premières
floraisons printanières : « Et, essuyant mes larmes,
je leur promettais, quand je serais grand, de ne pas
imiter la vie insensée des autres hommes et, même à
Paris, les jours de printemps, au lieu d’aller faire
des visites et écouter des niaiseries, de partir dans la
campagne voir les premières aubépines
(I, 145).
C’est en voiture fermée qu’il ira au rendez-vous, car
ces fleurs chères pardessus tout lui donnent de
l’asthme, ce qui rend peu vraisemblable, et, dans un
roman qui en respecte les règles, d’autant plus
significative, leur présence à son chevet. Il ne
retrouvera ses aubépines que pour mesurer le temps
perdu et raviver dans la « lumière irisée » du style
« le petit sillon que (leur) vue a creusé en nous » .
A propos de « Dans le fourré » de Akutagawa
Luc Richir
Dans le fourré fut inspiré d’un conte extrait du
Konjaku monogatari datant de la fin de l’époque de
Heian (autour de 1120). Par rapport au récit de
Ryûnosuké Akutagawa (1892-1927), le texte
médiéval joue le rôle de « première version », de
« matière première », de « texte originaire » etc. En
fait, quel est le statut du conte ? Akutagawa s’est-il
livré à une simple adaptation ? Raconte-t-il
autrement la même histoire ? S’est-il borné à
l’amplifier, à lui donner l’étoffe (l’enveloppement)
nécessaire, comme s’il s’agissait de perpétuer le
plaisir de narrer en le renouvelant par une série
d’aménagements au goût du jour ? Est-ce une
adaptation ?
Une adaptation, sous prétexte d’être fidèle (de
conserver l’idée) se montre en réalité le traitement le
plus désinvolte. Car, pour l’adaptation, le signifié du
texte de départ ne fait pas problème ; la modification
(l’« adaptation » au goût de l’époque et à la
personnalité de l’auteur) des signifiants qui le
traduisent n’est pas censée altérer le « contenu ».
11
M. Proust, Lettre à la Comtesse de Noailles, 1904, Correspondance
générale, tome II, Plon, 1931, p. 87.

Entre les deux versions, le sens reste inchangé ;
seule la forme varie. Si Akutagawa adopte – plus
qu’il n’adapte – le texte du Moyen-Age, c’est que
précisément le sens du texte médiéval fait question.
Mais cette question, il ne peut que l’aménager :
élever le sens au rang de question, lui donner la
virulence d’une interrogation sur laquelle le sens du
conte débouche en même temps qu’il se tait (qu’il
clôt la question par le sans-réplique véhiculé, asséné
par toute énonciation d’une morale), cela ne se peut
qu’en déplaçant les signifiants du conte ; bref, en
traitant le conte, à partir du sens qu’il prétend
délivrer mais qu’en fait il suspend, comme formé
d’un ensemble de « matériaux » qu’il s’agit de
réorganiser non pas en fonction du sens à émettre (la
morale) mais en fonction du vide que le sens, une
fois émis, ne fait que masquer. L’« adaptation » est
par conséquent une réécriture, elle s’efforce à
reconsidérer l’enchaînement des signifiants de telle
façon que leur ordre ne débouche pas
inéluctablement sur le sens donné par le conte ; elle
cherche à intercepter le sens et à lui substituer la
question du sens – à maintenir, dans l’organisation
des indices, des signes, des preuves, la perplexité qui
est la trace du sujet suspendu au bord de son
interrogation. A la morale (aux énoncés de la
sagesse populaire), l’auteur substitue la question –
mais de quelle question s’agit-il ? Quelle sorte de
question importe-t-il de susciter puisque,
précisément, aucune morale – aucune sagesse –
aucun savoir ne la recouvre ? La question contre le
savoir ; l’art contre la sagesse. De telle sorte que
l’art ne prenne pas la place d’une sagesse déboutée ;
une question soutenue de telle manière que sa
formulation n’arrive pas à habiller la place qu’elle
entend faire nette. Pas question que l’« art » se
substitue à la morale (au savoir commun) : cela ne
ferait que restaurer la fonction réductrice de la
sagesse et rendre l’art édifiant en le parant du pire
des prétextes : faire beau.
Réécrire le conte, ce n’est pas l’améliorer en raison
de critères esthétiques (celle du Moyen-Age lui
suffit ; elle est d’emblée authentique). Qu’est-ce
alors ? Sur quoi porte la réécriture proprement dite ?
A relire le texte, on ne peut que s’étonner du
« naturel », de la « vigueur », de la « spontanéité »,
de l’allure d’évidence qui ne laisse aucune ombre au
récit – si ce n’est : Et que pensait l’homme, ligoté à
son arbre en les voyant ? A part cette question, qui
paraît ménager à l’auditeur son rôle, celui de
combler une telle lacune et de réécrire l’histoire d’un
point de vue qui est précisément le sien, il n’y a rien
21
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qui fasse ombre au récit. Seule zone non-déclarée :
la place du mari. « Que pensait-il ? » Que penser ?
C’est la seule place que le récit assigne à l’auditeur,
parce que c’est la place où il le met pour
l’interpeller : pour précisément lui faire la morale.
Le texte, sentencieux, s’adresse à tous ceux qui ont
vocation de sottise, – à tous ceux à qui il vaut la
peine de raconter de telles histoires, c’est-à-dire à
l’auditeur même, celui dont la sottise autorise le
narrateur à lui en conter. Il y a collusion de structure
entre la place de l’auditeur par rapport à tout récit
qui se veut moralisateur (qui n’a la bêtise de
conclure que parce que l’auditeur est sot par nature,
enclin à l’étourderie dont on lui fait exemple) et la
place du mari : l’étourdit, le spectateur, celui auquel
on en « remontre ». La question « Et que pensait
l’homme (…) » est donc un semblant de question ;
elle ne fait que relever notre position dans le procès
narrateur-auditeur en nous situant au sein du récit à
la place même que le procès de narration – qui est en
réalité procédure d’édification – nous assigne
d’emblée. A l’homme, les acteurs du drame font la
morale, tant le ravisseur que l’épouse. Un viol se
voit détourné en simple leçon de morale.
Tel est ce qui supporte le sens du conte : le
détournement de l’événement au profit de la morale,
sa rentabilisation. Et celle-ci passe par l’assignation
à l’auditeur d’une position-clé : celle du mari. Un
mari à la fois berné et voyeur « malgré lui ». S’il est
vrai qu’Akutagawa déjoue le sens du texte (c’est-à-
dire la « sagesse » d’un propos sentencieux), sa
réécriture va consister à éviter cette assignation le
mari ne sera ni berné ni voyeur. La scène même du
viol, si allusive qu’elle soit dans le texte médiéval,
est totalement absente du récit d’Akutagawa. A la
place, il y a un blanc dont la fonction est de
maintenir intacte la position du lecteur. Cette place,
inoccupée par le sens, libérée de toute injonction
d’un sens à entendre, est le moteur du récit.
Aux acteurs de la fable médiévale qui sont les agents
moralisants, l’auteur substitue des narrateurs qui
s’avèrent être en fait des interprètes – des lecteurs –
d’un drame que chacun prétend avoir commis.
Chacun lit sa partie, chaque acteur s’efforce à
prendre un rôle unique qui consiste à tuer. Comme si
la position active était indissociable de la mise à
mort. Mais comme chacun revendique pour lui-
même la responsabilité du sang versé, la question se
pose : s’agit-il d’aveux véritables ? Ne s’agit-il pas
d’une aspiration, d’une revendication, d’une
relecture (d’une réécriture) faite par chacun, après

coup de sa propre passivité ? Comme si chacun était
soumis à une logique qui le dépasse, agi par un
formidable événement dont il n’est que le figurant.
BIBLIOGRAPHIE
Akutagawa Ryûnosuké, Rashomon et autres contes, Gallimard, 1965, Le Livre
de Poche, pp. 81-94.
Nakamura Ryôji et De Ceccatty René, Mille ans de littérature japonaise,
Éditions de la Différence, 1982, pp. 117-118.
Mishima Yukio ou Madame de Sade, c’est moi »
Marianne Ronvaux
Les écrits des pervers se prêtent étrangement à
l’analyse, en ceci que, ce que le névrosé n’avoue que
péniblement, après des années de divan, eux
semblent l’écrire tout cru, d’entrée de jeu. Et ça ne
leur fait aucun effet, même quand ces textes sont
explicitement définis comme des tentatives de
guérison, ou d’explication. Voilà le signe d’un
malentendu qui, nous le verrons, se situe du côté de
l’adresse. Gide, qui « savait faire de Dieu l’usage
qui convient » 1 , connut un destin plus paisible. La
vie et l’œuvre de Mishima se trouvèrent tout entières
vouées à la logique implacable de la structure.
Mishima Yukio, pseudonyme de Hiraoka Kimitake,
1925-1970. C’est ce qu’on peut lire au dos de ses
livres, et chacun sait qu’il n’est pas mort de
vieillesse : au terme d’un scénario dément (je n’ai
pas dit psychotique), il se donne la mort de façon
spectaculaire, dans le quartier général des forces
japonaises, après avoir pris un officier en otage,
convoqué la presse et la télévision, et adressé à mille
soldats ricanants un vain discours. Il commet, de
manière parfaitement anachronique, le seppuku,
prononciation sinisée des caractères signifiant
« ventre coupé », et qui se lisent en japonais hara-
kiri, cette dernière prononciation étant considérée
comme fort vulgaire. Suicide rituel donc, jadis
réservé à la caste des samouraï, caste qui,
soulignons-le, n’existait plus depuis au moins deux
siècles, et qui ne s’était pas laissée mourir sans
quelques rébellions 2 . Mishima donnait à son acte la
finalité suivante : restaurer l’autorité impériale et
rappeler aux Japonais les valeurs viriles
traditionnelles, mises en péril par l’influence
américaine. Suicide-message, aussi : un seul de ses
acolytes, Morita, sera autorisé à la suivre dans la
1 5
Lacan J., Écrits, Seuil, 1966, p. 744.
2
Pinguet M., La mort volontaire au Japon, Gallimard, 1984.
22
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mort, les autres devant rester en vie pour témoigner
au procès. Nous y reviendrons.
Une œuvre énorme, des confessions, des carnets
intimes, des films, des photographies, des rôles au
cinéma et au théâtre kabuki, deux biographes et une
essayiste 3 . De quoi tenter de s’y retrouver dans
l’itinéraire de ce grand écrivain, pervers, masochiste.
Comme le soulignait récemment Colette Soler 4 , on
peut repérer, dans la névrose et la perversion comme
dans la psychose, des moments de déclenchement.
De même, il est parfois possible de baliser les
différentes formulations d’un fantasme au cours
d’une vie, d’une œuvre. C’est ce que nous
ébaucherons ici, en quatre points : l’identification, le
déclenchement, l’adresse, et la répétition qui, dans
ce cas précis, semble se confondre curieusement
avec le passage à l’acte. On tentera aussi de préciser
ceci : s’il n’y a pas la perversion, mais des
perversions, lesquelles ne sont pas le moins du
monde symétriques et qui restent à dénombrer, il
existe des traits caractéristiques de la structure
perverse, notamment ceux-ci : un défaut dans le
registre imaginaire et une tension entre le Père
Symbolique et le père réel. Ce pourquoi Mishima
sera confronté à Gide. Avec quelques réserves
cependant : nous ne voudrions pas faire injure à
l’humour délicat de Gide, pas plus qu’à son extrême
respect d’autrui, qualités dont Mishima se trouvait
totalement dépourvu.
Une chose, essentielle, sera laissée à l’état de
question : pourquoi la perversion semble-t-elle
réservée aux phallophores ? Existe-t-il des cas de
perversion féminine ? Si oui, ils sont rarissimes.
Cela tient, sans aucun doute, au rapport d’une
femme avec le phallus. Et nous ne parlons pas ici
des névrosées qui s’imaginent perverses, cas de
figure dont le texte récent de Jeanne de Berg,
Cérémonies de Femmes 5 , nous fournit un excellent
exemple. Notons cependant ceci : les pervers
semblent étrangement encombrés de l’organe dont
ils sont affublés, et leur discours à son propos
résonne bien différemment de celui du névrosé. Ils
en parlent comme d’une chose étrangère,
3
Nathan J., La vie de Mishima, Gallimard, 1980. Scott Stokes H., Mort et
vie de Mishima, Balland, 1985. Yourcenar M., Mishima ou La vision du
vide, Gallimard, 1980. De ces trois ouvrages, te plus sérieux est sans
conteste celui de Nathan, Scott-Stokes se trouvant quelque peu pris dans
les rets pervers que lui avait tendus Mishima. Quant au texte de Yourcenar,
nous constatons avec regret son manque quasi-total d’intérêt.
4
Soler C., Conférence faite à Bruxelles en décembre 1985, dans le cadre des
« Conférences du Champ Freudien », à paraître.
De Berg Cérémonies de femmes, Grasset et Fasquelle, 1985.

énigmatique, dont les caprices n’ont de cesse de les
surprendre et dont, à les entendre, ils se passeraient
fort bien. Déni, certes, mais fort curieusement
élaboré.
Dans les dernières leçons du Séminaire VI, Le désir
et son interprétation 6 , Lacan aborde la structure
perverse par le biais des trois temps de
l’identification, le troisième correspondant à la
dissolution de, l’Œdipe. Agnès Aflalo-Lebovits
poursuit dans cette voie, dans un article très éclairant
consacré à la Jeune Homo sexuelle de Freud, article
constituant, nous semble-t-il, une avancée
remarquable dans l’abord des perversions 7 .
On peut supposer sans gros risque que, pour
Mishima, la première identification (temps quelque
peu mythique, il faut bien le dire), s’est bien opérée
de la manière dont Lacan la définit pour le sujet
pervers : identification au phallus maternel
(imaginaire), incorporation de celui-ci, conjonction
de l’être et de l’avoir. Comme il le rapporte dans
Confession d’un masque 8 et comme l’attestent ses
deux biographes, Mishima est élevé dans la chambre
de malade de sa grand-mère paternelle, Natsu, qui
descendait d’une authentique famille de samouraï,
mais que ses parents avaient mésalliée à un
commerçant pour des raisons précises : elle était
l’aînée, il fallait donc la caser la première, et elle
piquait régulièrement de spectaculaires crises
d’hystérie. On sait que les belles-mères japonaises
sont rarement des cadeaux pour l’épouse de leur fils,
mais celle-ci semble avoir quelque peu dépassé les
bornes. Natsu enlève littéralement l’enfant Mishima
à sa mère (le père de Mishima obéissait à Natsu
absolument dans tous les cas) et l’élève comme une
fille malade et fragile. Tout en lui racontant
d’héroïques histoires de samouraï et de kabuki, le
tout au nom de ses illustres ancêtres, et faisant de lui
son infirmier exclusif.
Citons à présent l’articulation d’Agnès Aflalo-
Lebovits concernant la deuxième et la troisième
identification chez le pervers, et nous verrons
ensuite comment Mishima, toujours dans Confession
d’un masque, vient la confirmer par des descriptions
quasi-cliniques. « Cette entrée dans le registre
6
Lacan J., Séminaire VI : Le désir et son interprétation, 1958-1959, inédit.
(les quatre dernières leçons).
7
Aflalo-Lebovits A., Sur le cas de la jeune homosexuelle, in Analytica 35,
Navarin, 1984.
8 9
Mishima Y., Confession d’un masque, Gallimard, Folio, 1971. Aflalo-
Lehovits A., op. cit., p. 27.
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symbolique se marque par la deuxième
identification, dont il est précisé qu’elle est toujours
régressive. Elle se fait aux insignes de l’Autre : "Elle
est partielle, hautement limitée, elle emprunte
seulement un trait unaire de la personne prise
comme objet", (in Freud S., Psychologie collective
et analyse du moi, 1921). Cette identification, dont
Lacan précise qu’elle est imaginaire, tournée vers le
symbolique, représente le versant pervers de la
fonction paternelle (…) Dans ce procès de
métaphorisation, la troisième identification qui se
fait au niveau du fantasme est celle qui détermine
l’assomption du sujet à son sexe, elle marque la
sortie du complexe d’Œdipe (…) Les deuxième et
troisième identifications sont déterminées par le
statut de l’Autre soit par le procès logique qui va de
A à S(A). Or, pour notre sujet, nous avancerons
qu’une nouvelle identification se produit qui va
fonctionner de la même façon que la seconde
identification aux insignes de l’Autre.
Cette nouvelle identification sera commandée par la
modification du statut de l’Autre. En lieu et place de
A – ›S(A), on aurait un lieu de l’Autre tel qu’il ne
soit plus décomplété du signifiant Phi. » 9
Venons-en à Confession d’un masque. Mishima,
enfin rendu à sa mère, a quinze ans. Il est fasciné,
amoureux nous dit-il, d’un de ses condisciples, Omi,
plus âgé, de fort mauvaise réputation, costaud,
interdit de dortoir, et dont le bruit court qu’il est
pourvu d’un organe impressionnant. « J’aimais
Omi » écrit Mishima. Or, on peut tenir pour exclu,
que ce personnage ait jamais aimé quiconque dans
sa vie, à part sa maman (à laquelle ses écrits – et non
ses actes – sont clairement adressés). Concluons
qu’il s’était identifié à Omi. Voici dans quelles
circonstances Mishima nous raconte avoir cessé
d’aimer cette figure héroïque « C’était l’admiration
de la jeunesse, de la vie, de la suprématie. Et c’était
aussi la stupéfaction à la vue de l’abondante toison
de poils dont les bras levés d’Omi avaient révélé la
présence sous ses aisselles (…) Quand il commença
les mouvements de la traction, les muscles de ses
bras saillirent fortement et ses épaules se gonflèrent
comme des nuages d’été. Les fourrés de ses aisselles
se replièrent, ne furent plus que des ombres noires,
puis devinrent peu à peu invisibles (…) J’avais eu
une érection dès l’instant où j’avais aperçu cette
abondante toison (…) J’étais donc là, considérant le
corps nu que j’avais tant désiré voir et le choc avait
contre toute attente déclenché en moi une émotion
Mishima Y., op cit., pp. 78-79.

qui était tout le contraire de la joie. C’était la
jalousie… Omi se laissa retomber sur le sol, de l’air
de quelqu’un qui a accompli une noble action. En
entendant le bruit de sa chute, je fermai les yeux et
secouai la tête. Puis je me dis que désormais je
n’étais plus amoureux d’Omi » 10 .
L’auteur traverse ensuite une période de torpeur,
accompagnée du sentiment de son isolement absolu
et de sa différence radicale d’avec les petits autres,
consacrant de longs et tristes moments à contempler
dans le miroir son corps chétif et disgracieux.
Viennent les vacances, et un séjour au bord de la
mer. La scène qui suit mérite d’être largement citée :
« Tout à coup, à mon impression de solitude se
mêlèrent des souvenirs d’Omi (…) Je voulais jouer
le double rôle d’Omi et de moi-même. Mais pour ce
faire il me fallait d’abord découvrir quelque point de
ressemblance avec lui, si mince fût-il. De cette
manière je pourrais devenir une doublure d’Omi, et
agir consciemment tout à fait comme si je débordais
joyeusement de cette même solitude qui n’était sans
doute qu’inconsciente chez lui, parvenant à réaliser
ce rêve dans lequel le plaisir que j’éprouvais à la
vue d’Omi devenait le plaisir que lui-même
éprouvait (…) Au même instant mes yeux se
portèrent sur mes aisselles. Et un mystérieux désir
sexuel bouillonna en moi… L’été était venu, et, avec
lui, là, sous mes aisselles, les premières pousses de
halliers noirs, pas aussi touffus que ceux d’Omi,
certes, mais ils étaient là sans aucun doute. Il
existait donc, ce point de ressemblance avec Omi
qu’exigeaient mes desseins (…) Entraîné par la
combinaison d’un essaim de circonstances (…) je
me laissai aller à mes mauvaises habitudes en plein
air, là, sous le ciel bleu. Pour objet, je choisis mes
aisselles… Mon corps était secoué d’un étrange
chagrin. J’étais embrasé par un sentiment
d’abandon, ardent comme le soleil » 11 . Dans ses
rêveries, Mishima identifiera par la suite la personne
d’Omi au Saint Sébastien de Guido Reni, dont on
sait que, lorsqu’il en vit une reproduction, il connut
sa première « éjaculatio » (sic).
Sans avoir la prétention de clore ici le commentaire,
ces quelques lignes nous semblent procéder de la
même logique que celle de Lacan quant à la
perversion et la genèse du masochisme. Et notons
que le troisième temps de l’identification, celui qui
10
Ibid., pp. 87-88.
11
Mishima Y., Le marin rejeté par la mer, Gallimard, Folio, pp. 156-66.
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aboutit à la dissolution de l’Œdipe, le sujet pervers
ne le franchit pas, ce qui n’est pas sans
conséquences. Ce dont il souffrira sera donc bien
différent de ces « cicatrices » de l’Œdipe qui font le
névrosé.
Quant à Mishima, il est parfaitement clair – la suite
de l’œuvre en témoigne – que son objet sexuel
restera son propre corps : c’est ce que certains ont
appelé son « narcissisme ». On le verra, en effet, il a
tenté par la suite de réunir deux choses en son seul
corps : ce qui excite sexuellement et la beauté. Ne
nous laissons pas abuser, donc, par son manque
apparent d’activité sexuelle : il se débrouillait fort
bien tout seul au moyen, entre autres, de pratiques
masturbatoires de caractère nettement pathologique.
Notons enfin que Mishima écrit ce texte pour tenter
de se guérir, en « se disséquant tout cru ». Dans le
même temps, il lit les œuvres de Hirschfeld, et se
diagnostique « inverti avec des composantes
sadomasochistes ». Ce qui nous mène à la question
du déclenchement.
On peut en repérer deux dans la vie de Mishima, et
ils sont similaires. Il craque quand l’empereur, ce
signifiant incarné, ce magnifique Père Symbolique,
choit au rang de père réel, c’est-à-dire quand il parie
avec une voix humaine. Précisons que l’empereur du
Japon se manifeste ordinairement à ses sujets par des
« rescrits », rédigés par ses conseillers et approuvés
par lui. Conséquence pour le patriote japonais :
l’empereur lui-même ne sera jamais mis en cause,
mais on s’en prendra à ses « mauvais » conseillers.
Avant de situer ces déclenchements, signalons que
Mishima consacre un roman Le marin rejeté par la
mer à la question de la paternité réelle. Une bande de
gamins, unis par un pacte, est d’abord fascinée par le
personnage d’un marin. Quand ce malheureux
décide de rester à terre pour épouser la mère d’un
des enfants et devenir le père de celui-ci, ils le tuent
et le dépècent. « Nous sommes tous des génies.
Comme vous le savez, le monde est vide (…) Nous
permettons toujours des choses que nous ne devrions
pas permettre. Il n’y a réellement qu’un nombre
limité de choses que l’on doive permettre (…) Il est
devenu la chose la plus odieuse sur terre : un père.
Il aurait bien mieux fait de rester le marin inutile
qu’il était (…) Quand un rouage grippe, il faut le
forcer, à revenir en place. Sinon, l’ordre n’existe

plus. » 12 On a compris : s’il y a intervention d’un
père réel, l’ordre pervers est mis en péril. Il faut dès
lors agir : on le tue, ou on se tue.
Premier déclenchement : la reddition du Japon en
1945. Les Américains y mettent une condition : que
Hirohito déclare à la radio qu’il n’est pas d’essence
divine, en bref, qu’il n’est pas l’empereur. La chose
a par ailleurs choqué presque tous les Japonais.
Mishima est bouleversé (de plus, il adorait l’état de
guerre et cette attente d’une bombe atomique sur
Tokyo), réalise qu’il est malade, et entreprend
Confession d’un masque, tout en se demandant
comment, la guerre à présent finie, il pourra mourir
en guerrier.
Second déclenchement : pendant les troubles
sociaux du début des années soixante, Mishima est
interrogé par des étudiants sur un complot datant du
début du siècle. Un groupe d’officiers avait
assassiné une série de « mauvais » conseillers.
L’empereur est alors sorti de son silence habituel,
leur a refusé l’autorisation de se suicider puisque,
pour lui, ils ne faisaient plus partie de l’armée
japonaise, et les a fait condamner à mort. Mishima
estime qu’il s’agit d’un scandale, et que l’empereur
se devrait de les réhabiliter. Il consacre à cette
affaire un volume de sa tétralogie, le second,
Chevaux échappés, où il redouble l’affaire d’un
incident du même genre datant du 19eme siècle 13 .
L’un des officiers avait été tenu à l’écart du complot.
Apprenant ce qui s’est passé, il se suicide par le
sabre, et sa jeune femme le suit dans la mort.
Mishima lui consacre une nouvelle, Patriotisme 14 ,
dont il tirera un film où il jouera lui-même le rôle de
l’officier.
C’est alors qu’il découvre le moyen de mourir en
guerrier. Il fonde, avec de très jeunes gens, la
Tatenokai ou Société du Bouclier, une armée
d’opérette habillée par Cardin et, avec quelques-uns
d’entre eux, mettra en scène son suicide.
Il faut à présent aborder l’esthétique de Mishima,
cette esthétique de la mort, de la nuit, du sang, et
12
Mishima Y., La mer (le la fertilité : Chevaux échappés, Gallimard, 1980.
13
Mishima Y., Patriotisme, in La mort en été (nouvelles), Gallimard, 1983.
14
Lacan J., Écrits, Seuil, 1966, pp. 775-776.
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examiner comment, au fil de l’œuvre, il va formuler
diversement son fantasme. Cet examen ne peut se
faire, nous semble-t-il, qu’à partir de sa conception
de la beauté. On verra que, bien sûr, ce fantasme ne
subit pas de modification de structure, mais que ce
qui varie, c’est la combinatoire. Et ce qui la fait
varier, c’est l’évolution de l’idée du beau. Lisons
Lacan : « On verra qu’il y a une statique du
fantasme, par quoi le point d’aphanisis supposé en
S, doit être dans l’imagination indéfiniment reculé
(…) L’exigence, dans la figure des victimes, d’une
beauté toujours classée incomparable est une autre
affaire (…) On y verra plutôt la grimace de ce que
nous avons démontré, dans la tragédie, de la
fonction de la beauté : barrière extrême à interdire
l’accès à une horreur fondamentale (…) Cette
excursion ne serait pas de mise ici, si elle
n’introduisait ce qu’on peut appeler la discordance
des deux morts, introduite par l’existence de la
condamnation » 15 .
On peut s’interroger, chez Mishima, sur la question
de l’entre-deux-morts. La « condamnation » vient de
Mishima lui-même, et date de sa prime jeunesse.
Lorsqu’il est mobilisé, cependant (et en 1945, être
mobilisé, pour un Japonais, équivalait à signer son
arrêt de mort), il ment à l’instructeur et est réformé.
Que fait-il, jusqu’à son suicide ? Il attend, écrit, et, à
partir du Soleil et l’Acier 16 (texte écrit après un
voyage en Grèce où il s’était pris d’admiration pour
les statues antiques), il met un nom sur son attente :
il s’agit, au moyen de diverses disciplines, de forger,
pour la mort, un bel objet, son propre corps. Il y a là
l’amorce d’une curieuse idée, celle d’une antériorité
de (a) par rapport à Squi n’adviendrait, dans un
battement, que dans le sursaut de l’agonie. Mais ce
n’est pas, pour lui, avec un beau corps, que l’on
accède à la beauté, autrement dit au voile masquant
l’horreur. Pour instaurer ce voile, cette beauté,
encore faut-il faire un détour par l’horreur elle-
même, par le corps atrocement mutilé, le cadavre.
Ce détour, sans doute, est imposé par la logique du
fantasme pervers.
Mishima n’a, bien sûr, pas formulé les choses ainsi
au départ. Adolescent, ses rêveries se concentrent
sur ceci : « Un beau jeune homme est mis à mort ».
Rêveries érotiques, certes, mais dépourvues de tout
caractère sadique : la victime ne manifeste aucun
signe de souffrance, au contraire. Déjà, la beauté et
la mort sont liées, mais leur relation est difficilement
15
Mishima Y., Le soleil et l’acier, Gallimard, 1973.
16
Mishima Y., Madame de Sade, Gallimard, 1976, p. 129.

lisible. Apparaît ensuite dans l’œuvre une
fascination pour les roses : de belles fleurs, qui ont
des épines. La beauté devient instrument de douleur,
de mort, et la vérité de Mishima consistera à inverser
cette proposition.
Nous donnerons, de cette phase intermédiaire, deux
exemples, extraits de Madame de Sade, pièce dont le
thème est l’étonnante attitude de Renée de Sade qui,
après avoir tout fait pour la libération de son époux,
lui envoie dire, le jour de son retour : « La Marquise
de Sade ne vous reverra jamais » 17 .
« Renée : Donatien est un homme. Je le sais. En
vérité, vous l’avez dit, je n’avais aucune idée, quand
je l’ai épousé, de la sorte d’homme qu’il était. Ce
n’est que tout récemment que je l’ai découvert. Mais
cela ne m’empêche pas d’avoir la conviction que je
le connaissais depuis très longtemps. Car les cornes
et la queue d’un démon ne sauraient lui être venues
tout d’un coup. Peut-être étais-je amoureuse de ce
qui se cachait derrière son front radieux, ses yeux
brillants. Y a-t-il une différence entre aimer les
roses et aimer le parfum des roses ?» 18
« Renée : Il n’a rien qui ressemble à des crocs. Tout
ce qu’il a est un fouet, un couteau, une corde, les
sempiternels instruments de torture inventés par les
hommes. Ils ne sont pas très différents de ceux dont
nous autres femmes usons pour nous mettre en
valeur : les miroirs, les poudres, les fards, les
parfums. Mais vous avez été dotée de crocs à votre
naissance. Vos seins ronds sont des crocs. Vos
cuisses, qui ont gardé leur lustre malgré l’âge, sont
des crocs. Votre corps tout entier, du haut de la tête
au bout des doigts, porte une cuirasse brillante,
armée des dards de l’hypocrisie, et si vous pouvez
transpercer celui qui vous approche, vous pouvez
aussi l’étouffer. » 19
C’est par la bouche de Madame de Sade, et non par
celle du divin marquis, que parle Mishima. Une
lecture attentive de ce texte permettrait peut-être de
cerner la spécificité du masochisme, qui n’est certes
pas l’envers du sadisme. Madame de Sade, tout
comme Mishima, n’a nul besoin d’une troupe de
tourmenteurs, nul besoin d’une série de victimes.
Lacan pointe ensuite le terme sadien de « seconde
mort » : « Dont l’assurance qu’il en attend exigerait
qu’elle allât à une extrémité où se redouble
17
Ibid., p. 42.
18
Ibid., pp. 88-89.
19
Lacan J., Écrits, Seuil, 1966, p. 776.
26
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l’évanouissement du sujet : avec lequel il symbolise
dans le vœu que les éléments décomposés de notre
corps pour ne pas s’assembler à nouveau, soient
eux-mêmes anéantis » 20 . Et d’enchaîner sur le
bouddhisme où cette idée fut, à une certaine époque,
très présente : comment échapper au cycle infini des
réincarnations ? Mishima s’y est intéressé, lui qui
consacre son grand œuvre, La mer de la fertilité 21 ,
aux doctrines bouddhistes de la réincarnation. Mais
ne nous y trompons pas : le titre lui-même, emprunté
au vocabulaire de la sélénographie, nous en fait
sentir l’ironie. La tétralogie se clôt d’ailleurs sur un
rejet du bouddhisme, avec une question d’un tout
autre ordre : « Comment puis-je être sûr que
j’existe ? » Mishima y répondra le jour même où il
écrit ces dernières lignes : en me tuant « comme
dans une représentation de kabuki où le rideau ne
tomberait jamais ».
Mishima était certes étranger à la douleur d’exister.
Sa douleur, et sa jouissance, comme Gide d’ailleurs,
se modulent d’un autre air : « Je ne suis pas comme
les autres ». Madame de Sade reste seule en scène,
muette, laissant aux autres, un message en forme
d’énigme. Ainsi fera Mishima, qui aurait pu s’écrier,
à l’instar de Flaubert (qui avait bien d’autres
motifs !), « Madame de Sade, c’est moi ». Et
concluons que le masochisme est aussi peu
symétrique au sadisme que la position féminine peut
l’être à la position masculine.
« Je ne suis pas comme les autres » 22 , hurle Gide
dans les bras de sa mère. Tout au long de Confession
d’un masque, le jeune Mishima nous relate ses
efforts, épuisants, pour ressembler aux autres, pour
faire semblant d’être comme eux. Là, sans doute est-
il possible de repérer un trait commun des
perversions : un défaut dans le registre imaginaire.
Défaut que Lacan pointe et lie à la mort dans son
texte sur Gide : « Quand les acteurs au nombre
congru du théâtre antique viendront par le côté
peupler la scène de leurs masques, la mort déjà y est
entrée côté jardin (…) Par trois fois, l’enfant
entendit sa voix pure. Ce n’est pas de l’angoisse qui
l’accueille, mais un tremblement du fond de l’être
(…) ce Schaudern dont Jean Delay se fie à la
signifiance allophone pour en confirmer la
20
Mishima Y., La mer de la fertilité, I. Neige de printemps, II. Chevaux
échappés, III. Le temple de l’aube, IV. L’ange en décomposition,
Gallimard, 1980.
21
Gide A., Si le grain ne meurt, Gallimard, Pléiade.
22
Lacan J., Écrits, Seuil, 1966, p. 751.

signification d’allogénéité (…) et spécialement de la
relation à la "seconde réalité", du sentiment d’être
exclu aussi de la relation au semblable, par où se
distingue cet état de la tentation anxieuse » (23).
En effet, chose paradoxale pour des écrivains, Gide
et Mishima étaient des hommes qui manquaient
singulièrement d’imagination. Et ils le disent, dans
le même mouvement qu’ils se reconnaissent
malades. Gide : « Je suis incapable d’inventer
quelque chose ». Mishima : « Il m’est impossible de
décrire quelque chose que je n’ai pas vu ». Tous
deux collectionnaient les faits divers, s’inspiraient de
textes existants, de l’actualité etc. Le lecteur s’y
trompe, particulièrement dans le cas de Mishima, car
les fantasmes de celui-ci sont tellement gratinés
qu’ils enflamment l’imagination du névrosé moyen
qui, lui, n’est pas en manque de ce côté-là. On
pourrait peut-être expliquer ainsi l’étonnante
graphomanie de ces deux hommes : s’ils écrivent
autant, c’est dans le désespoir de n’être pas compris,
entendus. Malentendu profond, donc, entre le
pervers écrivain et son lecteur. Autre point commun
entre nos deux auteurs : ils se savaient malades et
ont donc, comme on dit, consulté. Le même
malentendu s’est reproduit, les psychiatres leur ayant
répondu en névrosés, c’est-à-dire par un silence
horrifié ou un débordement imaginaire, réponses qui
ont confirmé les deux hommes dans leur certitude
d’être différents, exclus, incompréhensibles.
Venons-en au dernier acte : quel statut pouvons-nous
donner au suicide de Mishima ? La seule chose qui
nous permette de le nommer passage à l’acte est
qu’il se clôt sur une mort réelle. Mais Mishima n’est
pas éjecté du symbolique comme dans la définition
lacanienne du passage à l’acte. Au contraire, son
corps mutilé se veut message, obscur peut-être, mais
clairement adressé à l’empereur. Nous savons que la
visée fantasmatique du masochiste est l’Autre non
barré. Posons l’hypothèse que c’est par son cadavre
qu’il vient boucher le trou qui se fore au lieu de
l’Autre, en rappelant ceci : à partir des années
soixante, Mishima insiste sur l’inutilité de l’acte
d’écrire, et même sur son ignominie. On le
comprend : chaque mot qu’il écrit ne peut venir que
décompléter l’Autre. Sans cesser d’écrire cependant,
il se consacre à son corps, au soleil (bronzage) et à
l’acier (les haltères, l’escrime). Et ce seppuku, il
l’avait mis en scène, répété tant de fois : au théâtre,
au cinéma, devant un objectif photographique, dans
ses livres. Une série que nous n’hésiterions pas à
qualifier d’acting-out, s’il s’agissait d’un névrosé.
Après la mort de Mishima, l’éditeur n’a pas osé
publier le dernier projet conçu avec lui : un album de
27
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photos intitulé Mort d’un homme, représentant
Mishima dans un buisson de roses, en Saint
Sébastien, renversé par un camion et baignant dans
son sang, commettant le seppuku etc. Il n’y a aucun
doute quant au désir d’immortalité de
Mishima : si ses livres sont adressés à sa mère et son
corps à l’empereur, son œuvre, sa vie et sa mort sont
destinées à la civilisation. A l’égout, donc. Mais sans
doute l’ignorait-il.
Dans tous ses textes décrivant un seppuku, nous
trouvons une constante : le sublime de la mort, c’est
l’instant de mourir, le fading, le ventre ouvert, toute
souffrance recouverte par la splendeur d’un dernier
regard sur le soleil couchant. Nous pouvons en tous
cas de cette mort conclure ceci : Mishima n’était pas
Sade, et il n’a pas su faire passer dans sa vie une
logique permettant de soutenir son fantasme. Et c’est
bien là l’une des spécificités peu enthousiasmantes
de ce personnage : dupe de son fantasme, jusqu’à en
crever.
Les détails concernant l’histoire du Japon et la
tradition japonaise ont été pour la plus grande partie
puisées dans cet ouvrage, ainsi que dans ceux de R.
Sieffert. Nous remercions également Monsieur
Gault, psychanalyste et japonologue de formation,
pour les précisions qu’il nous a aimablement
fournies.
Fictions de tableaux
Yves Depelsenaire
A propos de « Fenêtre jaune Cadmium » de H.
Damisch
Dans les séances consacrées à Hamlet du séminaire
Le désir et l’interprétation, Lacan évoque deux
tableaux. Le premier, Ophélie flottant sur les eaux,
est un topos de la peinture symboliste, dont on
trouvera les plus beaux exemples chez les
préraphaélites, et que, plus près de nous, le peintre
belge Jean Delville a heureusement marié au thème
de la mort d’Orphée. Le second tableau évoqué par
Lacan est à faire. Appelons le donc le tableau de
Lacan. Il représenterait la scène de l’Acte V
d’Hamlet où Hamlet et Laerte se rencontrent sur la
tombe d’Ophélie « Que quelqu’un fasse un tableau
où on voit le cimetière à l’horizon, et devant le trou
de la tombe, des gens s’en allant, comme les gens se
dispersent à la fin de la tragédie œdipienne, se
couvrant les yeux pour ne pas voir ce qui se passe.

Mais ce n’est pas Œdipe. C’est quelque chose qui
par rapport à Œdipe, est à peu près la liquéfaction
de Monsieur Valdemar. Hamlet, qui vient de
débarquer d’urgence grâce aux pirates qui lui ont
permis d’échapper à l’attentat, et qui ne sait pas ce
qui était arrivé pendant sa courte absence, tombe
sur l’enterrement d’Ophélie. On voit Laerte se
déchirer la poitrine, et bondir dans le trou pour
étreindre une dernière fois le cadavre de sa sœur, en
clamant de la voix la plus haute son désespoir. Cette
manifestation par rapport à une fille qu’il a fort
maltraitée jusque là, Hamlet ne peut pas la tolérer,
et il se précipite à la suite de Laerte (…) On voit les
deux amis disparaître dans le trou, il sont dedans à
se colleter, cela dure un certain temps, et à la fin on
les tire pour les séparer. C’est ce que montrerait le
tableau – ce trou d’où des choses s’échappent » 1 .
Aux côtés de ce tableau de Lacan, aux murs d’un
nouveau musée imaginaire, plaçons à présent La
belle Noiseuse de Frenhofer, le peintre du Chef
d’œuvre inconnu de Honoré de Balzac. Cette toile
qu’il tient pour le chef-d'œuvre de sa vie, Frenhofer
la découvre pour la première fois à deux admirateurs
ivres de curiosité qui ont nom Porbus et Poussin :
« – Apercevez-vous quelque chose ? demanda
Poussin à Porbus.
– Non, et vous ?
– Rien.
Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase,
regardèrent si la lumière, en tombant d’aplomb sur
la toile qu’il leur montrait, n’en neutralisait pas tous
les effets. Ils examinèrent alors la peinture en se
mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant et
se levant tour à tour.
– Oui, oui, c’est bien une toile, leur disait Frenhofer
en se méprenant sur le but de cet examen
scrupuleux. Tenez, voilà le châssis, le chevalet, enfin
voici mes couleurs, mes pinceaux.
Et il s’empara d’une brosse qu’il leur présenta par
un mouvement naïf
– Le vieux lansquenet se joue de nous, dit Poussin
en revenant devant le prétendu tableau. Je ne vois là
que des couleurs confusément amassées et contenues
par une multitude de lignes bizarres qui forment une
muraille de peinture.
– Nous nous trompons, voyez !… reprit Porbus. En
s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile
le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de
couleurs, de tons de nuances indécises, espèce de
1 Le Séminaire Livre XI, Seuil, 1973, p. 98.
Séance du 11 mars 1959 du Séminaire 6, Ornicar 24, p. 30-31.
28
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brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un
pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d’admiration
devant ce fragment échappé à une incroyable, une
lente et progressive destruction. Ce pied
apparaissait là comme le torse de quelque Vénus en
marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres
d’une ville incendiée.
– Il y a une femme là-dessous ! s’écria Porbus en
faisant remarquer à Poussin les couches de couleurs
que le vieux peintre avait successivement
superposées en croyant perfectionner sa peinture. 2 .
Dans son récent ouvrage Fenêtre jaune cadmium 3 ,
Hubert Damisch s’appuie sur la lecture de cette
petite nouvelle de Balzac pour rendre sensible ce
qu’il épingle comme le propre de la peinture
moderne, à savoir que le traitement de la surface, ou
plutôt des surfaces, prend le pas sur le classique
« sujet à traiter », moyennant quoi cependant le
sujet, tel ce pied de la belle noiseuse disparue sous
les retouches, fait retour, réémerge des dessous de la
peinture. Les « dessous de la peinture », c’est au
reste le sous-titre de ce livre, recueil d’articles sous
la double invocation de Mondrian et d’Adami, et au
travers du second nommé de la psychanalyse. Ainsi
Damisch fait-il plus d’une fois référence aux leçons
sur le regard du Séminaire XI. Force nous est,
cependant de constater que c’est pour en manquer un
propos essentiel. « Ce n’est pas dans la dialectique
de la surface à ce qui est au-delà que les choses sont
en balance », note Lacan d’entrée de jeu au cours de
la séance du 11 mars 64 de ce séminaire, intitulée
« Qu’est-ce qu’un tableau ? » 4 . Il poursuit : « Il y a
quelque chose dont toujours, dans un tableau, on
peut noter l’absence – au contraire de ce qu’il en est
dans la perception. C’est le champ central où le
pouvoir séparatif de l’œil s’exerce au maximum
dans la vision. Dans tout tableau, il ne peut être
qu’absent, et remplacé par un trou – reflet, en
somme, de la pupille derrière laquelle est le regard.
Par conséquent, et pour autant que le tableau entre
dans un rapport au désir, la place d’un écran
central est toujours marquée, qui est justement ce
par quoi, devant le tableau, je suis élidé comme sujet
du plan géométral » 5 . Le trou central de tout
tableau, c’est ce que les analyses de Damisch ne
repèrent que très imparfaitement. Ainsi, s’agissant
de François Rouan, nous avoue-t-il son embarras
devant les propos de Lacan dans sa préface à une
2
Balzac, Le chef d’œuvre inconnu, Garnier Flammarion, p. 69-70.
3
H. Damisch, Fenêtre jaune cadmium, Seuil, 1984.
4
5
Ibid., p. 99-100.

exposition de celui-ci : « si j’osais, je lui
conseillerais de peindre sur tresse » (et non plus sur
bande) 6 . J’en suis « chiffonné », confie Damisch.
Ces mots ultimes de Lacan sur la peinture sont
pourtant lumineux : quel gain y aurait-il à peindre
sur tresse sinon en ce qu’à la sixième d’entre elles,
elles peuvent être nouées borromméennement,
autrement dit enserrer un trou ? Certes, dans son
commentaire de la gravure d’Adami « Sigmund
Freud en voyage vers Londres », Damisch tourne-t-
il autour des questions de l’écran et de la tache. Mais
que tout tableau, ancien ou moderne, s’articule dans
son rapport au désir autour d’un vide central, voilà
où la perplexité l’arrête. Au moins est-il conduit au
bord de cette question qu’éludent inéluctablement
tous les théoriciens de la peinture qui tiennent
naïvement que celle-ci appartient au champ clos de
la représentation. Rien d’étonnant alors, si pardessus
tout l’on ambitionne de sortir de ce champ de la
représentation, à ce qu’il faille pour libérer la
composition, commencer par s’interdire tout « sujet
à traiter ».
Lacan, lui, ne s’embarrasse pas de telles
préoccupations. C’est bien un sujet à traiter, presque
une allégorie, qu’il nous brosse dans son
commentaire d’Hamlet. La raison de cet apparent
classicisme éclatera au grand jour dans le Séminaire
XI c’est que pour Lacan, le tableau ne se joue tout
simplement pas dans la représentation, « sa fin et
son effet sont ailleurs » 7 . Pour éclairer cela, Lacan
rappelle l’apologue antique des peintre rivaux
Zeuxis et Parrhasios. Aux raisins œuvre du premier,
les oiseaux sont allés becqueter. Mais le voile que
Parrhasios a peint sur la muraille, Zeuxis voulut le
soulever, afin de voir ce qui se trouvait représenté
derrière. Le trompe l’œil imaginé par Parrhasios a
donc eu raison de Zeuxis dont les raisins
n’excédaient pas la fonction naturelle du leurre.
« L’exemple de Parrhasios, dit Lacan, rend clair
qu’il vouloir tromper un homme, ce qu’on lui
présente c’est la peinture d’un voile, c’est-à-dire de
quelque chose au-delà de quoi il demande à voir.
C’est là que cet apologue prend la valeur de nous
montrer ce pourquoi Platon proteste contre l’illusion
de la peinture. Le point n’est pas que la peinture
donne un équivalent illusoire de l’objet, même si
apparemment Platon peut s’exprimer ainsi. C’est que
le trompe-l'œil de la peinture se donne pour autre
6
Catalogue de l’exposition de François Rouan, Musée Cantini, Marseille
1978.
7 9
Le Séminaire Livre XI, p. 100.
29
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chose que ce qu’il n’est (…) ou plutôt il se donne
maintenant comme étant cet autre chose. Le tableau
ne rivalise pas avec l’apparence, il rivalise avec ce
que Platon nous désigne au-delà de l’apparence
comme étant l’Idée. C’est parce que le tableau est
au-delà de cette apparence qui dit qu’elle est ce qui
donne l’apparence que Platon s’insurge contre la
peinture comme contre une activité rivale de la
sienne. Cet autre chose, c’est le petit (a), autour de
quoi tourne un combat dont le trompe-l'œil est
l’âme. » 8
Tient-on cette intuition centrale de Lacan que tout
tableau s’articule autour d’un trou, et que dans ce
trou ce qui résonne ce n’est pas un donné à voir mais
le regard en tant qu’il cause les apparences, il n’y a
qu’à ouvrir n’importe quel catalogue d’exposition ou
de musée, bien réels cette fois, pour s’étonner de ce
qu’on n’ait jamais dit cela jusqu’alors. Prenons deux
exemples, assez éloignés dans l’histoire de l’art, et
dont la rencontre n’a du même coup que plus de
prix. Soit d’abord « L’escamoteur » de Jérôme
Bosch, conservé au très lacanien musée de St.
Germain en Laye, puisque c’est dans ce musée
qu’un os magdalénien gravé révèle littéralement à
Lacan la formule de l’identification au trait unaire et
celle du signifiant représentant le sujet pour un autre
signifiant 9 . En cette toile de Bosch, deux tours
d’escamotage sont détaillés. Le premier concerne de
menus objets, des billes étalées sur une table.
Poussées vers une fente dans la table, elles sont
récupérées sous celle-ci par un petit singe. Le
prestidigitateur s’empare des billes dans un panier
où saute le singe, panier qu’il fait grimper jusqu’à sa
ceinture via une corde. Il ne lui reste plus alors qu’à
faire remonter une bille dans sa manche pour
méduser l’assistance. Dans l’ombre de ce tour de
passe-passe, un second tour d’escamotage se
produit. Un enfant à la solde du prestidigitateur met
à profit la fascination d’un des badauds pour le
délester de sa bourse, bourse qu’un autre complice
glissé dans la foule va au moyen d’un petit râteau
faire disparaître sous la table. Contrairement aux
billes elle ne remontera bien entendu pas. De ce
double tour d’escamotage, aucun détail ne nous est
donc caché à nous spectateurs de la farce. Et
pourtant ? Pourquoi cette impression insistante
d’avoir manqué quelque chose nous étreint-elle ?
Pourquoi, une secondé fois, puis une troisième, une
quatrième encore, nous faut-il reparcourir la boucle
de ce manège bien réglé dont nous avons été faits les
8
Ibid., p. 102-103.
Cf, leçon du 6 décembre 1961 du Séminaire 9, L’identification,

involontaires complices ? Plus se confirme que
toutes les cartes sont retournées, plus se fait jour que
le vrai tour d’escamotage s’est joué en arrière de ce
circuit, dans un intervalle temporel si insaisissable
qu’il nous faut logiquement le situer dans un instant
d’antériorité d’avant qu’en ce circuit nous nous
fussions engagés. Digne de Dupin, Bosch n’a peint
que le faux semblant d’un tour dont nous ne perçons
le secret que dans l’effet de refente qu’il opère en
nous. Car l’objet véritablement escamoté, c’est bien
évidemment le regard, et de ce tour d’escamotage, la
toile ne nous présentifie que les apparences qui en
sont les traces. Mais le mathème de ce tour, Bosch
ne nous le livre-t-il pas aussi bien avec la peinture de
ce trou au centre de la table, trou réduit à son épure
puisqu’il s’agit du trait le plus dépouillé : une courte
droite.
Revenons maintenant à notre siècle, à Picasso, Gris,
Braque, bref au mouvement cubiste. Quelle fut donc
l’entreprise de ces peintres ? Pulvérisation de la
figuration, dit-on le plus généralement, ce qu’Hubert
Damisch rectifie en précisant que cette mise sans
dessus dessous de la chose vue n’a pas d’autre visée
que de tout en donner à voir. Tâche impossible,
ajoute-t-il certes, toujours à ré-entreprendre, dont
Frenhofer ne cessant jamais de perfectionner sa toile
est le paradigme. Fantasme donc, mais qui n’a rien
d’inédit au fait. C’est celui-là même qu’Alberti
énonçait déjà en faisant de Narcisse l’inventeur de la
peinture tentant d’embrasser toute la surface de la
toile. Tout voir, tout donner à voir, fût-ce de la
peinture prise par elle-même pour seul objet, n’est
donc pas ce qui caractérise essentiellement la
peinture à partir du cubisme. Cette expression est en
outre malheureuse, puisque la fonction de la
peinture, l’expressionnisme mis à part, est moins de
donner à voir que d’assurer le dépôt du regard. Mais
à nous pencher sur le cubisme, et tout
particulièrement sur les œuvres de Georges Braque,
comment ne pas être frappés de ceci ? Braque, au
sein de ses compositions, place très régulièrement
des vases ou des instruments de musique, un violon,
une guitare. Autrement dit, des objets qui se
constituent autour d’un vide, des objets troués. Ne
dit-on pas l’âme d’un violon comme on dit l’âme
d’un tore ? Ces instruments, Braque nous les donne
à deviner par ces propriétés même, et tout comme
Bosch, c’est à une véritable formalisation qu’il
procède, c’est autour de l’épure d’un vide que sa
toile s’ordonne. Voyez par exemple l’admirable
série du Kunstmuseum de Bâle : « Violon et
cruche », « Verre et violon », « La table du
30
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musicien ». Il n’y a pas une femme sous cette table,
mais dans le trou d’où les partitions, si bien
nommées, semblent émaner, gît le regard. Regard
d’autant plus bouleversant qu’il surgit au moment où
toute lumière semble pâlir et se dissoudre à jamais
dans ces gris qui font la dominance chromatique
délibérée des œuvres cubistes. Ce n’est pas au reste
le moindre génie des cubistes que d’avoir réussi à
incarner la lumière dans ce qui est pour notre œil
défense contre la lumière. La lumière en effet blesse
notre œil quand le gris est en part insuffisante dans
ce qui le stimule.
A la fenêtre jaune cadmium du critique analyste
Damisch, j’opposerai donc la table gris souris du
musicien Braque… et au-delà de cette opposition,
vous aurez saisi où va ma préférence entre la femme
ensevelie sous les mots et les ratures – les
métaphores – de Balzac, et la tombe d’Ophélie d’où
des choses s’échappent du peintre Lacan.
A propos d’un tableau de Munch
Pierre Malengreau
« L’angoisse a très spécialement à faire avec la
fonction phallique, et ce n’est qu’à ce titre qu’un
objet peut y être impliqué » 1. … Cette réponse de
Lacan à un exposé de Ritter oriente fermement la
manière dont il convient d’aborder ce qui fit pour
Freud impasse dans sa pratique : l’angoisse de
castration pour l’homme, le penisneid pour la
femme. Cette subordination de l’objet par rapport à
la fonction phallique nous permet de rendre compte
plus précisément des enjeux d’une psychanalyse. La
castration est ce à quoi toujours nous avons à faire
dans une psychanalyse. Un sujet est en droit d’en
attendre, pour autant qu’il le veuille, une
modification de ses rapports avec l’objet de la
castration. Cette modification n’est autre qu’une
mise au travail de ce qui se présentait à lui sous
couvert des évitements de la castration. Faire de la
castration carence positive définit ainsi une des
figures de la fin de l’analyse. A cet égard, cette fin
n’est rien d’autre que l’avènement d’un manque, et
la prise en compte dans l’acte, de l’effet de
signification que ce manque engendre. Nous ne
pouvons dès lors supposer en fin d’analyse une
structure qui serait entièrement débarrassée de la
1
J. Lacan, Discussion après l’exposé de M. Ritter, octobre 1976. in Lettres
de l’EFP n°21, p. 89,

faute. Le ratage entre symbolique et réel est, comme
chacun sait, le lot, le destin de la jouissance
phallique.
La fin de l’analyse s’éclaire du parcours qui y mène.
Ce parcours se détermine après-coup comme une
nécessité qui tient à la structure. La phallus en tant
que négativé dans la castration, nous ne pouvons
l’aborder comme tel, puisqu’il désigne l’abolition de
toute signification. Nous ne pouvons l’aborder que
par quelque chose qui le présentifie, et qui a donc le
statut d’un leurre. L’objet (a) se situe à cette place.
L’objet (a) est un leurre par rapport au phallus, en
tant que ce leurre ne fait que désigner, présentifier
pour un sujet le lieu d’un manque. L’objet (a), dit
aussi objet de la castration, prend place au point où
toute signifiante fait défaut. Il vient au point dit
phallique. D’autre part, ce statut de leurre se
redouble du fait des modalités dont il se pare
nécessairement pour remplir sa fonction. C’est par le
biais des identifications signifiantes du sujet et par
leur démontage que nous pouvons l’aborder, le
construire dans la cure.
D’un côté donc, le signifiant de la castration, de
l’autre, les signifiants de son évitement, et entre les
deux, la fonction d’un leurre. Il y a donc de l’un à
l’autre un passage obligé dans la cure, passage qui
n’est rien d’autre que la mise en évidence de ce
leurre.
C’est dans ce moment logique quant à la structure
que Lacan nous apprend à situer l’angoisse.
Reconnaître l’angoisse, c’est la rendre pure : le
passage de l’angoisse de castration à la castration
passe par un travail de purification de l’angoisse. Ce
travail n’est rien d’autre que la mise en avant de la
certitude qui accompagne l’angoisse, et de la
fonction médiane qu’elle occupe dans la structure,
entre symptôme et castration, entre jouissance et
désir. Faire de la castration carence positive, c’est
alors d’une certaine manière inscrire la castration au-
delà de l’angoisse qui lui est attenante.
L’énoncé de Lacan nous invite donc à partir de la
fonction phallique pour aborder l’angoisse. Et
puisque la castration est la condition de la prise du
sujet dans le discours, une première manière
d’aborder l’angoisse est de la situer par rapport à la
triade imaginaire, symbolique, réel. Un tableau d’E.
Munch intitulé Le cri, et utilisé par Lacan dans un
autre contexte 2 , nous apporte ici un appréciable
2
J. Lacan, L’angoisse, séminaire inédit.
31
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support. Il ne s’agit donc pas d’une quelconque
application de la psychanalyse, mais plutôt d’une
tentative de faire parler ce tableau pour en dégager la
manière dont l’angoisse concerne le sujet en tant
qu’être parlant.
Cet essai serait par contre réduit à une simple
projection si nous n’avions à notre disposition le
commentaire de Munch lui-même. Ce tableau se
veut l’expression d’une expérience subjective qu’il
nous décrit en ces termes :
Nice, le 22. 1. 92.
Je marchais sur la route avec deux amis – le soleil
se couchait – je sentis comme une bouffée de
mélancolie. Le ciel devint soudain rouge sang – je
m’arrêtai, m’appuyai à la barrière, las à en mourir
– je vis les nuages flamboyant comme du sang et une
épée – la mer et la ville d’un noir bleuté – mes amis
continuèrent leur chemin – je restai là frissonnant
d’angoisse – et je sentis comme un grand et
interminable cri traversant la nature. » 3
Dans l’angoisse, quelque chose se présentifie, là où
un manque est exigible pour que les éléments de la
structure discursive gardent leur consistance propre.
Une défaillance de l’imaginaire sous couvert d’un
défaut dans la représentation, un trop de présence du
réel, et une mise en péril de la chaîne signifiante,
définissent tour à tour les effets de l’angoisse sur la
chaîne discursive, lorsque quelque chose surgit au
point où se nouent imaginaire, réel et symbolique.
C’est ce qu’il convient de développer.
Du côté de l’imaginaire, une première constatation
s’impose : pas d’angoisse sans représentation de
l’angoisse. Le « pas sans » de la formule nous
indique déjà bien ce qui se nécessite du côté de la
représentation, sans pourtant s’y réduire. Sans doute
n’est-ce pas par hasard si Lacan ne cesse de
s’appuyer sur des exemples voire même des
illustrations, pour en dégager la structure. Dans
l’angoisse, c’est le Moi qui est affecté. Il y a là une
certitude liée au Moi, au sens où il peut d’abord en
savoir quelque chose. Le commentaire de Munch
présentifie dans les mots cette dimension imaginaire
de l’angoisse ; « je ressentis comme un souffle de
mélancolie – il planait des nuages comme du sang ».
La présence du comme atteste de la prégnance de
l’imaginaire dans la langue.
3
A. Eggum, Edvard Munch. Peintures, esquisses, études, Paris, 1983, p. 81.

Ceci pourtant ne peut suffire. La représentation que
nous donne Munch de l’angoisse se spécifie d’une
imprécision particulière quant aux limites des
éléments du tableau. Cette représentation comporte
une sorte de contamination entre le personnage
central et les autres personnages, entre ces
personnages et le paysage, entre le tableau et le cri
de la nature.
Sans doute convient-il d’abord de remarquer qu’une
telle caractéristique s’inscrit dans un projet plus
vaste. Les études préliminaires de ce tableau nous
montrent comment Munch fait éclater la manière
traditionnelle dont s’effectue dans la peinture le
centrage de la perspective. L’espace lui-même
devient expressif. D’une part Munch s’inspire des
théories nouvelles sur la synesthésie qui étudient
comment des impressions lumineuses peuvent
produire des sensations sonores, et inversement. Et
d’autre part il applique à la peinture ce qu’on
observe dans les espèces animales dites mimétiques.
La fonction du mimétisme est de montrer quelque
chose, de faire tableau. Ainsi le caméléon en
situation de danger met-il littéralement en acte
l’expression « il ne sait plus où se mettre ». En
mimant le végétal, il s’assimile à l’espace qui
l’entoure, et dissimule ses propres caractéristiques.
« La vie recule d’un degré » 4 . Le degré suivant est
plus intéressant encore puisqu’il nous rapproche de
l’objet de la pulsion. Ainsi voit-on dans certaines
circonstances une sorte de papillon prendre la forme
d’un amas allongé, tout à fait identique à la fiente
d’oiseau. Il s’assimile à la matière décomposée.
Le tableau de Munch présente une assimilation
analogue au mimétisme, assimilation que je désigne
faute de mieux du terme de contamination, pour
marquer l’imprécision que l’angoisse introduit par
rapport à ce qui délimite entre eux les différentes
parties du tableau, et ce au regard du texte qui le
commente.
La confrontation du texte et du tableau permet de
repérer une première contamination entre le cri
décrit comme traversant la nature et Munch tel qu’il
se peint criant lui-même. Le tableau se fait ainsi
autoportrait où se confrontent la nature et le peintre
lui-même. Cette première contamination se dédouble
d’une seconde entre le personnage central dont
Munch nous dit ultérieurement qu’il s’agit d’une
jeune fille, et sa chevelure qui se trouve être reprise
par la nature elle-même. II y a enfin une
4 M. Blanchot, Thomas l’obscur, Gallimard, 1950, p. 38-39.
R. Callois, Le mythe et l’homme, Gallimard, 1938.
32
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contamination entre le personnage qui crie et les
deux personnages situés à l’arrière du tableau. Le
peintre choisit de les représenter sous forme de
reflets, marquant ainsi l’effet du cri. Celui-ci vient
suturer tout ce qui s’affirme dans le monde comme
organisé.
Cette contamination sur plusieurs plans illustre ce
qui connote la représentation de l’angoisse : celle-ci
se spécifie d’une contamination particulière entre
l’image spéculaire, et ce qui, venant de l’extérieur
tel le cri, la soutient et la traverse.
Cette contamination de l’extérieur par l’intérieur, de
l’intérieur par l’extérieur a donc une structure
topologique qu’il conviendrait de développer.
Notons simplement qu’elle s’illustre
remarquablement dans un texte de Maurice Blanchot
dont voici un extrait : « A genoux, le dos courbé,
Thomas creusait la terre. (…) La tombe était pleine
d’un être dont elle absorbait l’absence. (…) Dès
que, la fosse achevée, Thomas s’y jetait, ayant
suspendu à son cou une grosse pierre, il se heurtait
à un corps mille fois plus dur que le sol, le corps
même du fossoyeur déjà entré dans la tombe pour la
creuser. Cette qui avait exactement sa taille, sa
forme, son épaisseur, était comme son propre
cadavre, et chaque fois qu’il cherchait à s’y enfouir,
il ressemblait à un mort absurde qui aurait essayé
d’enterrer son corps dans son corps. Il y avait donc
désormais, dans toutes les sépultures où il aurait pu
prendre place, dans tous les sentiments qui sont
aussi des tombes pour les morts, dans cet
anéantissement par lequel il mourait sans permettre
qu’on le crût mort, il y avait un autre mort qui
l’avait devancé et qui, identique à lui, poussait
jusqu’à l’extrême l’ambiguïté de la mort et de la vie
de Thomas » 5.
Cette vacillation des limites de la représentation et
sa structure topologique s’éclairent à partir de ce qui
cause l’angoisse, que ce soit ici le « ça montre » du
paysage (rouge-sang) ou le cri lui-même. L’angoisse
est toujours liée à un danger extérieur : c’est même
ce qui lui donne sa certitude. Mais évidemment cet
« extérieur » peut tout aussi bien être ce creux à
l’intérieur de nous-mêmes et que nous pouvons à
peine approcher. C’est le Neben Mench,
l’étrangement proche en nous. C’est l’autre en nous,
mais l’autre en tant qu’il se présentifie comme plein.
5

De même le cri, à la fois extérieur et intérieur,
manifeste-t-il l’existence d’un tout autre enjeu dans
la parole. « Le cri fait le gouffre où le silence se
rue » 6 . Il est tellement élémentaire qu’il impose le
silence. Il se fait, à cet égard, figure du réel qui
comme tel ne parle pas. Il y a dans l’angoisse un
trop de présence par quoi se présentifie le réel. Le
mot « réel » signifie qu’il y a là du non-
représentable par rapport auquel le peintre est obligé
de structurer quelque chose de plus. Dire qu’il y a du
réel, ça veut donc dire tout aussi bien que l’homme
est incapable d’échapper à l’effet de sens.
Le symbolique se pose ainsi comme ce qui structure
le réel et nous permet de le situer comme tel. Ce qui
fait question, c’est pourtant moins l’inscription
picturale de l’expérience subjective dont nous parle
Munch, que son insertion dans une série de tableau.
« Ces toiles qui étaient alors assez
incompréhensibles, seront je crois plus faciles à
comprendre une fois qu’elles seront toutes
rassemblées. Il y sera question de l’amour et de la
mort. » C’est ainsi qu’il sera amené à exposer son
tableau dans une série intitulée « Études pour une
série : l’amour », et puis « La frise de la vie ». Cette
série sera composée de six tableaux ordonnés
comme suit : « La voix, Le baiser, Le vampire,
Madone, Jalousie, Le cri ». Succession toute
particulière, en ce qu’elle commence par la voix et
se termine par le cri. Cette série peut être considérée
comme une tentative pour structurer quelque chose
de plus par rapport à l’organisation de la toile là où
l’angoisse met en péril la chaîne signifiante comme
telle.
Structurer, ça veut dire quoi ? Un signifiant ne vient
jamais tout seul. Le couple signifiant est l’unité
minimale. Il y a donc deux signifiants, ce qui
implique nécessairement l’existence d’un intervalle
entre ces signifiants. C’est même, note Lacan, parce
qu’il y a un intervalle que le premier signifiant n’est
pas tout puissant : il est lui-même soumis à la
chaîne. L’angoisse est le signal d’un défaut dans cet
intervalle. Il y a un trop de présence là où se
nécessite un intervalle. L’angoisse alors n’est rien
d’autre qu’un dire selon lequel le système signifiant
lui-même se trouve mis en péril. C’est comme si le
deuxième signifiant, celui qui vient de l’Autre, se
rabattait sur le premier. La rupture de la chaîne
signifiante a pour effet de manifester la toute
6
J… Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séminaire inédit,
séance du 17 mars 1965.
33
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puissance du premier signifiant, et ce en maintenant
l’implication elle-même. Ce qui pourrait s’écrire S1
→ : l’implication est maintenue, mais c’est S2 qui
vacille. Quand la chaîne signifiante est ainsi laissée
ouverte, on conçoit aisément que n’importe quel
signifiant soit bon pour en arrêter la rupture. C’est là
éventuellement que je puis me construire une
phobie. L’objet phobique peut alors être dit
signifiant bon à tout faire.
Ces trois dimensions de l’angoisse se rejoignent
autour d’un enjeu qui laisse le sujet non sans recours
lors de son surgissement, mais devant un recours
limité quant au choix qui lui est laissé pour s’en
sortir soit l’évitement selon les diverses modalités
dont il dispose, soit son élaboration dans un espace
dont le trou central sera le prix qu’il ne cessera de
payer de ses actes.
D’où une question pour terminer : l’élaboration
topologique de l’angoisse dans la cure au niveau
même des interventions de l’analyste, n’est-elle pas
le moyen le plus propice pour purifier l’angoisse,
pour la rendre « pure » ? Ou encore, l’élaboration
topologique de l’angoisse telle que l’illustre Munch,
n’est-elle pas le moyen le plus efficace pour cerner
ce qui, pour un sujet, définit son inertie subjective ?
Le beau et son accord au désir
Maurice Krajzman
Dans une lettre que Jean Paulhan adressait à Jean
Dubuffet en 1944, on relève les « protestations » de
quelques peintres qui n’étaient pas (est-ce l’effet du
hasard ?) des occidentaux : « Moi peintre ? disait le
peintre Mi Fei, vous plaisantez. Je fredonne une
petite chanson. Moi peintre ? disait le peintre Sou-
Tong-Po, vous voulez rire. Je fais cuire ma petite
casserole. Que puis-je y faire ? demandait Yu-Ko,
sitôt que j’ai bu du vin, il sort de mon foie réjoui des
rochers et des bambous. Ils sortent en grand nombre
et je ne puis les arrêter » 1 .
Faut-il ne voir dans ces déclarations que la modestie
des fils du céleste Empire ou bien est-ce leur
manière à eux, de se défendre de « faire du beau » ?
Ou du « trop beau » que nos critiques d’art
occidentaux, eux, ont parfois opposé à la virtuosité
de l’artiste ? Paulhan rappelait aussi que l’on
qualifie de « virtuosité », la manière du peintre, son
savoir-faire et qu’on parle de beauté à propos du
1
J. Paulhan, Lettre à J. Dubuffet, in Œuvres complètes de J. Paulhan, cercle
du livre précieux, Paris, 1966, tome V, p. 149.

résultat de son œuvre, l’un comme l’autre tenant lieu
d’ailleurs souvent de blâme. Il cite les critiques de
1880 qui tenaient les « Illuminations » de Rimbaud
pour le type même du « musicien qui fait des
gammes », du virtuose creux. Et à Claudel, en 1910,
on reprochait, comme on l’avait fait avant pour
Monet et pour Renoir, de « faire trop beau » 2 .
Cette question du trop beau, trop beau à dire, à
montrer, désigne bien ce qui se joue au travers du
fantasme. Il n’y a donc guère à s’étonner outre
mesure du lien que le beau entretient avec la pudeur.
La question de la pudeur, comme d’ailleurs la
problématique du beau, ne concerne assurément pas
que les artistes ou les critiques d’art, elle est aussi au
centre (et non dans la marge) de l’expérience
analytique. Certes, les « créateurs de beau » mettent
à l’exercice ce que Lacan appelle « le champ
conventionnel de la beauté » 3 , que les philosophes
abordent à partir de l’être.
Mais le « secret » ainsi forcé peut-il nous informer
de la beauté autrement que comme d’une expérience
qui bouleverse le moi ? Il est par ailleurs tout à fait
remarquable de constater, comme le fait Lacan, que
les analysants, c’est à chaque fois, sans exception,
qu’ils glissent sur le registre esthétique quand
s’annonce une pensée agressive. La beauté
s’enveloppe alors au détour d’un rêve ou d’une
association, dans la figure d’une citation, d’une
référence d’auteur, d’une évocation musicale, d’un
repère biblique ou plus simplement scolaire.
Valorisée par l’analysant en termes de connaissance
première, transcendée parfois en conscience morale,
la beauté est le corrélatif d’une intention : masquer
le rien qui se profile derrière la nudité. A telle
enseigne que Lacan conseille aux analystes de se
servir de l’évocation du beau comme d’un signal.
Car « il est dans la nature du beau », selon lui, « de
rester insensible à l’outrage ».
Ce terme « outrage » est soigneusement choisi pour
ce qu’il évoque de passage à la limite puisque aussi
bien au Moyen Age, « outrer » signifiait
« dépasser » avant de signifier « excès » (dans
« outrance »). Un outrage aux bonnes mœurs revient
en somme à dépasser certaines limites et d’une
2 4
J. Paulhan, Fautrier l’enragé, in Œuvres complètes, op. cit., tome V, p.
209.
3 J. Lacan, op. cit.
J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, L’Éthique de la Psychanalyse, op. cit.,
inédit.
34
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femme outragée par exemple, on pourra affirmer
qu’elle est, de toutes parts, dépassée.
La beauté, elle, est insensible au dépassement des
limites qui doivent s’entendre ici comme les limites
du corps. Sa forme extérieure, ses contours et ses
dessins se donnent comme l’« enveloppe de tous les
fantasmes possibles au désir humain » 4 . Pourtant,
l’artiste, « créateur de beau » mettant à l’épreuve le
champ conventionnel de la beauté, prétend forcer le
passage en présentifiant cette outrance dans une
nature morte ou dans une figure abstraite, par
exemple. A propos de la nature morte, Lacan
souligne par ailleurs que d’un même mouvement,
elle « nous montre à la fois et nous cache
profondément ce qui en elle menace de dénouement,
de déroulement, de décomposition » 5 . Les Grecs, par
exemple, qui achetaient déjà très cher certaines
natures mortes, érigeaient-ils un légume ou un
paysage en révélation de l’être ou exigeaient-ils
qu’ils se produisent dans leur vérité de
décomposition à venir ? Doit-on déduire de la
représentation d’un légume qu’il est une source de
signification intelligible qui déborde l’image ou
faut-il exalter l’antériorité de la nature morte par
rapport au parlant ?
Lacan se saisit de ces questions en nous invitant à
considérer les Vieux Souliers de Van Gogh.
Exemple, pour lui, d’une œuvre de beauté. Ces
vieilles godasses nous font, dit-il, « un signe
d’intelligence situé très précisément à égale distance
entre la puissance de l’imagination et du
signifiant… ce signifiant, donc celui des godasses,
n’est même plus là un signifiant de la marche, de la
fatigue, de la passion, de la chaleur humaine, il est
seulement signifiant de ce que signifie une paire de
croquenots abandonnés, c’est-à-dire à la fois d’une
présence et d’une absence pure, une chose si l’on
peut dire inerte, qui est faite pour tous, une chose
par certains côtés, toute muette qu’elle est, qui
parle, une empreinte qui émerge à la fonction de
l’organique, et pour tout dire, d’un déchet qui
évoque le commencement d’une génération
spontanée » 6 . Le plan où se produisent ces godasses,
pour Lacan, est donc celui du déchet, de la
décomposition qui renonce à elle-même. C’est un
plan qui suppose le corps, même s’il prétend,
vainement, s’échapper de sa forme.
J. Lacan, op. cit.
5
6
J. Lacan, op. cit.

A cet égard on notera que la peinture abstraite ne
constitue pas un néant de godasses. Pour que le
corps demeure dans sa forme, il importe peu que
l’art soit ou non figuratif et on suivra volontiers
Maldiney quand il affirme que « l’authentique art
abstrait ne se contente pas de substituer des signes
aux images, il ne propose de signes que configurés
et dépassés par le geste de la forme. Figuratif ou
non, l’art vit de la vie des formes qui est en
genèse » 7 . Maldiney reproche d’ailleurs à Paulhan
d’utiliser le terme « informel » pour un art où
l’« acte de peindre et de voir ne se commet pas dans
le fil de l’image des choses ». Pour lui ce terme est
impropre, il le considère comme un gauchissement
si on veut bien considérer que « dans aucune
peinture, figurative ou non, l’image n’est la
forme » 8 . Et ceci pour la raison formulée de manière
tranchante et sans équivoque : « Image et forme sont
deux ». Maldiney n’évoque pas directement le
corps ; il fait plutôt appel au rythme, illustré d’une
ligne de Piero della Francesca comme « à la fois
parcours et contour, voie et limite, cursive et
stable ». Pour lui, « c’est la forme qui anime l’image
– laquelle n’est pas copie ».
Ainsi, la forme en formation, l’acte par lequel une
forme se forme, par autogenèse, s’inscrit quand
même dans le sens du rythme. Cette
« transformation dans le retour du même », selon
l’expression de Maldiney, c’est le rythme.
Merveilleusement, ceci est exposé dans la
calligraphie et tout particulièrement dans l’ancienne
calligraphie chinoise dont Maldiney nous rappelle
qu’elle connaissait une « écriture d’herbe ». Une
écriture qui réalisait en quelque sorte les vœux de
Picasso et d’Apollinaire qui souhaitaient un tableau
qui puisse se mouvoir, puisqu’en l’occurrence,
l’« écriture d’herbe » était une écriture se mouvant
comme l’herbe sous le vent.
La paire de godasses de Van Gogh, assignée comme
exemple du beau, à la fois présence et absence pure,
n’importe quel objet, même un carré de peinture sur
la toile, peut en prendre la place – il n’en reste pas
moins que la forme du corps, la relation à la forme
du corps, articulée dans la fonction du narcissisme,
se donne comme le rapport de l’être humain à ce qui
représente le signifiant de son désir. Ce signifiant du
désir de l’homme, on sait qu’il se repère dans le
phallus. C’est de lui que le parlant se trouve
7
Henri Maldiney, Regard Parole Espace, l’Age d’Homme, collection
Amers, 1973, p. 156.
8 181.
Op cit., p. 154.
35
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symboliquement privé, c’est lui que Lacan désigne
comme le symbole de la fonction du manque.
Pour illustrer cette fonction du manque accomplie
par la castration (notée –ϕ), Lacan s’était déjà
appuyé sur l’anamorphose, plus précisément sur le
tableau de Holbein Les Ambassadeurs. De même,
pour J. Paulhan 9 , l’anamorphose n’est en rien la
réalisation de ce fameux « tableau qui bouge » que
souhaitaient Picasso et Apollinaire et qu’on
trouverait plutôt du côté de l’« écriture d’herbe ».
L’anamorphose, en réalité, ne produit pas non plus
la simple démonstration d’une « vérité » concernant
la perspective qui ne serait qu’une convention facile
à prendre en défaut (la tête de mort relevant, selon le
point de vue où l’on se place, de deux perspectives
et jouant sur la rencontre inattendue et surprenante
de ces deux perspectives aussi normales d’ailleurs et
régulières l’une que l’autre). En somme,
l’anamorphose n’est pas seulement une clarté
envahie de mystère, « une belle et secrète part de la
perspective » (Barbaro cité par Paulhan) qui nous
inviterait puissamment à réfléchir sur la réalité des
choses, sur la vanité des belles choses de ce monde
dans le domaine des sciences et des arts (tapis de
soie, globe céleste, luth, beaux ouvrages et belles
fourrures), Elle se saisit non sans rapport, certes,
avec le mystère et la vanité des objets, mais se
prolonge comme l’incarnation même de la
castration. Dans le tableau des Ambassadeurs de
Holbein, l’os de seiche (selon Baltrusaitis), le pain
posé sur la tête de la vieille dame par Dali (selon
Lacan), le tatouage du pénis en extension,
s’articulent à la castration référée au manque central
du désir.
Toutefois, le rapport entre la vanité des choses de ce
monde et la castration n’est pas sans poser quelques
problèmes qui surgiraient d’un parallèle trop risqué.
Car s’il est vrai que l’assomption subjective de l’être
et de l’avoir ne se tient pas en dehors de la castration
(être le phallus, avoir le phallus seront les
dimensions de la question), il n’en reste pas moins
que « c’est en proportion d’un certain renoncement
au phallus que le sujet entre en possession de la
pluralité des objets qui caractérisent le monde
humain » 10 . Au titre de la castration, on s’oriente
positivement vers le renoncement mais « en vue
d’entrer en possession ». L’objet dont il est question,
l’objet-cause du désir, objet partiel, s’accommodant
ainsi de la thématique de l’illusion du vase renversé.
9
J. Paulhan, Jurgis Baltrusaïtis, in Œuvres complètes, op. cit., vol V, p.
10
J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le Transfert, op cit., inédit.

Rien à voir, en définitive, avec le renoncement
mortificatoire et ascétique aux choses de ce monde
proposé par les religions, si ce n’est imaginairement.
Si la problématique de la castration se trouve ainsi
au centre de l’économie du désir, telle que la
psychanalyse l’a dégagée, c’est aussi en tant qu’elle
est directement nouée au fait que l’Autre en tant
qu’il est le lieu de la parole, est aussi l’autre avec qui
nous sommes appelés à tisser ce qu’on appelle des
« relations » telles que nous en avons aussi avec les
objets inanimés. Pris dans la convergence
névrotique, le sujet l’est en vertu de ce que Lacan
appelle l’aphanisis déterminée par l’éminence du
complexe de castration. Certes un homme et une
femme ne se débattent pas dans l’équivalence autour
de cette privation symbolique du symbole de la
fonction du manque : l’un (une femme) se trouve
dans la privation de l’être (d’être le phallus), l’autre
(un homme) dans la privation de l’avoir. L’un est
sans l’être, l’autre est sans l’avoir. Les deux
catégories s’émoussent douloureusement dans une
logique imaginaire qui amplifie notamment
l’anticipation de l’absence de pénis chez une femme
réfugiée dans le penisneid. Plusieurs formes de
souffrances névrotiques s’y suspendent, plusieurs
façons de mettre à l’abri le signifiant phallus dont la
moindre n’est pas de vouloir à tout prix que l’autre
ne soit pas sans l’avoir ou sans l’être. Toute la
problématique du désir défini comme le désir de
l’Autre se trouve ainsi posée.
On sait que pour Jones, le désir immobilisé dans le
complexe de castration se traduit concrètement pour
le sujet dans la crainte soulevée par la disparition du
désir. Lacan ne reconnaît pas cette logique. Pour lui,
ce n’est pas la crainte de l’aphanisis qui se projette
dans l’image du complexe de castration mais tout au
contraire : le sujet est poussé, le plus souvent, à
négliger son désir en se réfugiant dans l’aphanisis, la
conservation du phallus étant ici préférée au désir
lui-même.
S’arrêtant à l’œuvre de Jacopo Zucchi exposée à la
Villa Borghèse (Psyché surprenant Amour), Lacan y
voit « les malheurs ou les mésaventures de l’âme »,
rien moins que les rapports que l’âme entretient avec
le désir. A travers Psyché, fille de Roi,
extraordinairement belle, trop belle, se joue un
drame où le secret profané dévoile avec clarté une
fausse lueur. Psyché était à ce point ravissante que
l’on murmurait un peu partout que sa beauté
recouvrait celle de Vénus en personne : « Si
éclatante était sa perfection que, pour en donner une
idée, pour en faire même un suffisant éloge, le
36
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langage humain était trop pauvre ». Mais
l’événement original de la beauté de Psyché se tient
dans le dépassement. Sa beauté a une signification à
rebours. Elle est trop belle. Au point que personne,
aucun homme n’en veut pour femme. « On
admire », dit le texte, « cette face de déesse » mais
personne ne la désire. Personne ne veut l’épouser.
Son père, le roi, en est fort affligé et Psyché elle-
même se lamente tristement. De fait un complot est
ourdi par Vénus qui ne se tient plus de jalousie et
fait enlever Psyché par Amour. Les aventures se
succèdent mais Amour succombe au charme de
Psyché. Il viendra chaque nuit la rejoindre tout en
refusant de se montrer, interdisant formellement à
Psyché de chercher à le voir. Mais Psyché désobéit.
Elle s’empare d’un rasoir bien effilé et d’une lampe
à huile et une nuit, alors que son mari dort
profondément, elle regarde. Et que voit-elle ? Ce que
le tableau de Zucchi nous montre : Amour en
personne, le dieu gracieux qui, nonchalamment,
repose à côté de ses flèches et de son carquois. Non
seulement Psyché en est surprise, éberluée, mais elle
se pique à son propre jeu. Le texte dit : « Le désir
brûle en elle, de plus en plus ardent, de l’Auteur des
désirs », elle « se prend elle-même à l’Amour de
l’Amour ». Elle le couvre de baisers « mais tandis
que, le cœur défaillant, elle s’abandonne, irrésolue,
à cet émoi plein de délice, la lampe, soit basse
perfidie et malice jalouse, soit impatience, elle aussi,
de toucher et comme de baiser ce beau corps, laissa
tomber de sa mèche lumineuse une goutte d’huile
bouillante sur l’épaule du dieu… Le dieu, sous la
brûlure, bondit, et quand il vit sa foi trahie et
souillée, il s’arracha aux baisers et aux
embrassements de sa malheureuse épouse et
s’envola sans mot dire » 11 .
Plus tard tout rentre dans l’ordre. Mais que devons-
nous retenir de l’épisode malheureux vécu par l’âme
dans son rapport au désir ? Que derrière les fleurs, à
l’abri de ce bouquet maniériste, le sexe d’Éros…
n’est rien. Rien qu’un signifiant. La lampe n’éclaire
que ceci : qu’il est sans l’avoir. Lacan s’arrête aussi
sur le caractère extraordinairement composite de
l’image d’Éros : une figure d’enfant, de poupon, un
corps « michelangesque », à la fois musclé et avachi,
les ailes plutôt flageolantes. S’il n’y a rien derrière
les fleurs, au centre de ce qui est soutenu par une
convergence de regards, c’est que ces regards se
fixent sur un paradoxe, celui-là même de la
castration. L’organe, le phallus comme organe, est
mis dans une autre catégorie, arraché à sa positivité,
11
Apulée, Les Métamorphoses ou l’Âne d’or, Paris, Les Belles Lettres, 1947.

érigé en signifiant. C’est comme tel qu’il se voit
différé, puis profané.
Ainsi, c’est sur le symbole de la fonction du
manque, sur ce qui n’existe pas déjà, que Psyché fait
peser la menace de néant et d’extase. Lacan en
arrive ainsi à isoler la place du phallus dans
l’accomplissement d’une suppléance. Le phallus
viendra suppléer au point où la signifiance disparaît
dans l’Autre, au niveau où l’Autre se constitue par le
fait que, quelque part, il y a un signifiant manquant.
Insaisissable à sa manière, le phallus sera situé en un
lieu où il se détermine comme « le signifiant du
point où le signifiant manque ». C’est pourquoi le
sujet, tel qu’il est conçu en psychanalyse, est un
sujet barré de la castration. Ainsi posé, il se
maintient comme sujet clandestin, inconscient,
n’ayant d’autre efficace, selon Lacan, que le
signifiant qui l’escamote. Car si le sujet se trouve
être à la fois l’effet de la signifiance et son véhicule,
c’est précisément en tant qu’il est inconscient. Barré,
aboli, annulé par l’action du signifiant, il ne trouve
son salut que dans son propre effacement, voué à
cette sorte d’ignorance qu’est le refoulé, C’est le
refoulement, en effet, qui « signe » la discordance
entre l’énoncé et l’énonciation, et constitue,
véritablement, l’inconscient. Le sujet en tant
qu’annulé par l’impact du signifiant, maintient son
existence, curieusement, en trouvant son support
dans l’Autre. Cet Autre, comme objet prévalent dans
l’érotisme humain, c’est le corps. Le corps propre.
Pourquoi le sujet trouve-t-il son salut en s’effaçant ?
Et comment s’efface-t-il ? Lacan note quatre
manières pour le sujet de s’effacer, quatre façons,
« quatre effaçons du sujet », dit-il, situées dans le
regard, dans la voix, dans la demande et dans le
signifié. A chaque fois, il s’agit pour le sujet
d’effacer sa trace et de la remplacer par sa signature.
Étant entendu qu’il faille préalablement distinguer la
trace – qui se suffit à elle-même – du signe – qui
signifie quelque chose pour quelqu’un – et du
signifiant – qui représente le sujet pour un autre
signifiant. Lorsqu’on aura également distingué la
trace naturelle (celle que laisse, par exemple, une
biche dans la forêt), de la trace qui devient signe par
métaphore (on peut faire d’une trace un signe de
piste) et qu’on aura déduit la trace qui devient
signifiant par l’« enforme » de l’Autre, on aura
engendré une conjoncture qui inclura l’Autre. De
sorte que l’on pourra définir un signifiant qui
37
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représentera le sujet pour un autre signifiant en
l’inscrivant au lieu de l’Autre. Cette « enfarine »,
c’est l’objet (a) qui le troue.
Il n’y a d’ailleurs pas que le sujet qui efface ainsi ses
traces. Dans un même élan et comme le fait Lacan
dans ses Écrits, on peut s’en référer à ce proverbe
qui « présente » les quatre choses qui ne laissent
aucune trace :
Le pied de la gazelle sur le rocher, Le poisson dans
l’eau,
L’oiseau dans le ciel,
Et l’homme dans la femme 12 .
Pour ce qui est du sujet et de ses « quatre effaçons »,
à reprendre leur énoncé, on y repérera chaque fois
l’objet (a) :
– la demande par laquelle le sujet s’efface dans son
rapport à l’Autre,
– le signifié par lequel le sujet s’efface dans ce qui
est demandé,
– la voix par laquelle le sujet efface sa trace en la
supportant d’une voix,
– le regard par lequel le sujet efface sa trace en la
transformant en regard. Regard-fente, regard
entr'aperçu.
Dès lors, à Lacan qui proclamait : « Je ne baise pas,
je vous parle » et qui pourtant faisait état d’une seule
et même satisfaction à baiser ou à parler, on peut
joyeusement marier Marcel Duchamp s’exposant
dans Copley, Bill 13 :
There was a painter named Copley
Who never would miss a good lay, and to mare his
painting erotic
Instead of brushes, he simply used his prick 14 ,
12
Il est trois choses qui me sont inaccessibles et quatre que je ne connais
point : la trace (Derekh) de l’aigle dans les cieux, la trace du serpent sur le
rocher, la trace du navire au sein des mers et la trace de l’homme chez
(dans) la jeune femme (Aimait). Cette sentence numérique qu’on trouve
dans la Bible (Les Proverbes XXX, 18 à 20) serait d’origine arabe. En fait,
Agour, auteur présumé de ces paroles, est un supposé roi (légendaire ?) de
Massa (région d’Arabie) mais selon la tradition rabinnique, Agour, fils de
Yakeh, serait le nom symbolique de Salomon qui serait le véritable auteur
de ces proverbes numériques. Voir à ce sujet, outre la Bible (traduction de
Crampon, de Segond, de Zadoc Kahn et de la Pléiade) l’ouvrage
Proverbes numériques de Charles Maignial en collaboration avec Jean-
Jacques Cavalier.
13
ln Iris Time Unlimited, n°6, Paris, 13 mai 1963, p. 2. Repris dans
Duchamp du signe, Flammarion, Paris, 1975, p. 239.
14
Traduction approximative : Il était un peintre ayant nom Copley Qui disait
toujours : « que baiser me plaît » Et pour rendre ses toiles érotiques Au
lieu de pinceaux employait sa trique
 Accueil
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Le fantasme exerce ici son emprise en tant qu’il se

pose comme un « bien – n’y touchez pas » 15 où
l’esthétique s’accorde au désir. En « optant » pour le
beau, on fait du désir cadeau car le beau tend plutôt
à effrayer le désir, à l’intimider. Ainsi l’artiste,
cuisinant ses couleurs ou taillant dans la matière,
fera de toute œuvre d’art un tableau où le beau, par
delà la décence, viendra se substituer au désir.
.

15
J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse,

38

DOCUMENT
Pseudo-Aristote : problème XXX
Traduction et présentation par CHRISTIAN
VEREECKEN
Le petit texte qu’on va lire a une importance non
négligeable dans l’histoire de la culture occidentale.
Les Problemata physica ont été attribués tout au
long du Moyen-Age à Aristote. Nous ne sommes
plus de cet avis. Mais il s’agit incontestablement
d’un texte de tradition aristotélicienne, et même,
pour Jackie Pigeaud, de tradition aristotélicienne
directe. Raymond Klibansky pour sa part, tendrait à
l’attribuer à l’entourage de Théophraste, à cause de
l’attention qui y est portée au caractère. C’est le
texte grec fourni par Klibansky dans Saturn and
Melancholy, qui reproduit celui établi par Ruelle et
paru à Leipzig en 1922 que j’ai traduit ici : que les
philologues me pardonnent, mais la langue
relativement simple et le caractère de notes de cours
des Problemata les rendent accessibles à qui n’a,
comme moi, plus fait de grec depuis le secondaire.
J’ai consulté la traduction anglaise du même
Klibansky, et celle, italienne, de Giampiero
Giugnoli, parue dans un intéressant petit « reader »
concocté par Attilio Brilli et intitulé La malinconia
nel Medio Evo e nel Rinaseimento, (Urbino, 4 Venti,
1982), ainsi que des fragments de la seule traduction
française parue, en 1875, due à Barthélémy Geoffroy
Saint Hilaire, que cite Jackie Pigeaud. Je n’ai pas
toujours suivi les mêmes partis, et je ne vais pas
m’en expliquer en détails. Disons simplement que la
traduction du vocabulaire médical grec pose
quelques problèmes qui ne tiennent pas tant à son
insuffisance qu’à la nôtre, je veux dire à
l’imprécision et à l’esbroufe propres à notre lexique
clinique. Ainsi, un mot comme ekstasis connote un
état de « sortie » (de soi), qui va de l’extase
mystique ou amoureuse jusqu’aux fureurs héroïques,
et ne s’en étonneront que ceux qui ont oublié ce que
ces états peuvent avoir de commun. Je préfère donc
traduire le plus souvent possible par. « extase », ce
qui n’a aucune connotation péjorative, au contraire
de « délire ». On oublie trop souvent la grande
pauvreté de signification de nos termes et que le
solennel « délire », c’est l’exact équivalent du
populaire « déconnage » (sortir du sillon), de la plus
inquiétante paranoïa (pensée à côté), voire de la
pittoresque extravagance (errance en dehors des
39
Accueil
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chemins). Que le fol, petit soufflet, désigne
l’indiciblé, exactement de la même manière que nos
« brindezingué », « siphonné » ou « branquignol ».
Qui fait du bien-dire la règle de son éthique ne
devrait pas l’oublier.
Quelques mots maintenant pour introduire à
l’univers un peu étrange de la médecine grecque.
Bien sûr, s’il nous est étrange, c’est que nous en
avons perdu la clé. Moyennant quoi le malentendu
s’installe et, comme je l’ai déjà signalé à propos du
vocabulaire, nous lui attribuons notre propre
incohérence. Pourtant, un texte comme celui qu’on
va lire est justement remarquable par la solidité de sa
logique. Certes, ce n’est pas un texte médical à
proprement parler, mais plutôt un texte médico-
philosophique, le philosophe s’étant essayé à
systématiser quelque peu l’empirisme de
l’observation médicale.
Le raisonnement est du reste bien résumé à la fin de
ce petit article la bile noire dans ses effets est
semblable au vin, qui sans aucun doute modifie de
façon surprenante le caractère de l’homme. Effets
qui sont à attribuer à l’air qu’ils dégagent tous deux.
Ainsi que les corps les plus froids à la température
habituelle peuvent devenir plus chauds que d’autres
moyennant certaines manipulations, la bile noire est
susceptible de variations extrêmes de températures.
Et voilà pourquoi les mélancoliques sont des
exceptions, en bien comme en mal. Encore ne
peuvent-ils être des génies véritables que s’ils sont,
juste un peu, tempérés, sans quoi ce sont des fous.
Tout cela se tient parfaitement. Évidemment, ce qui
nous empêche d’apprécier l’ingéniosité de ce texte,
c’est que nous n’accordons plus aucune valeur de
réalité à ce qui fait la matière du raisonnement.
Comparer le pénis à un petit ballon où l’on souffle
n’est plus que théorie sexuelle infantile. Souffler le
chaud et le froid – est devenue une expression toute
faite. Nous avons tort de trop rire de ceux qui
croyaient en parlant ainsi tenir dans la main le réel
même, car il n’est pas dit que nous n’élucubrons pas
autant dans d’autres domaines dont nous sommes
fiers.
La vérité se distingue du réel, et le grand défaut des
Grecs a été de faire une physique trop vraie (car quoi
de plus vraisemblable que celle d’Aristote ?). Sous
son vêtement, devenu pour nous carnavalesque, de
matérialisme rêvé, ce texte repère beaucoup de
choses, dont nous n’avons pas toujours encore su
rendre compte, ou que nous avons tout simplement
oubliées. Ainsi de ces oscillations dites maniaco-

dépressives que chaque siècle s’émerveille de
découvrir sans savoir qu’il redécouvre seulement.
Les Grecs confondaient allègrement l’objet (a) avec
l’objet de la science, mais c’est bien pourquoi ils
sont parfaitement utilisables pour nous, qui sommes
empêtrés des effets de la civilisation scientifique
pour manier cet objet petit (a).
Si nous replaçons maintenant ce petit texte dans son
cadre, celui de la pensée grecque, nous pourrons
aussi nous aviser qu’il n’est pas seulement
ingénieux, mais aussi original. Ce qui vient
immédiatement à l’esprit, c’est évidemment un autre
texte, beaucoup plus célèbre, qui nous parle d’une
« bonne folie » : le Phèdre de. Platon. On sait que
pour Platon, il existe une folie humaine et une folie
divine (il emploie le terme de mania qui veut dire
simplement folie), folie divine qui se manifeste sous
les quatre espèces de la mantique, des mystères de la
poésie et de l’amour, d’un certain amour sublime. Si
la première est digne du mépris le plus total, la
seconde est louable, mais elles doivent être
sévèrement distinguées.
On voit que notre texte n’est pas fondamentalement
en désaccord avec Platon sur les catégories : il n’a
pas oublié les sibylles, donne une grande place aux
poètes, et, s’il ne fréquente pas les mystères, parle
bien de l’amour, quoique ce ne soit pas sur le versant
du sublime 1 . Mais la folie, bonne ou mauvaise, est
une, ce n’est plus qu’une question de degré, pas
d’essence, qui sépare la première de la seconde.
Pour établir ce fait, l’auteur s’appuie sur la tradition
hippocratique. Il y ajoute, et c’est très important, les
héros, mythiques ou pas. C’est là le point de départ
d’une tradition dont il faudra parler un jour. Il ne la
prend pas telle quelle cependant. Car suivant la
combinatoire classique, la bile noire est froide, et
quoiqu’elle soit un liquide, sèche (c’est-à-dire peu
fluide) et l’élément qui lui correspond est la terre. En
introduisant dans l’affaire la chaleur, et,
corrélativement, l’air (chaud et sec), l’auteur se
donne les moyens de rendre compte de toute une
série de contradictions, qui du reste sont en parfaite
corrélation avec l’imaginaire du mélancolique : telle
est sa trouvaille propre.
L’influence de ce morceau a été considérable à partir
du moment où le Moyen-Age chrétien a récupéré
Aristote. Marsile Ficin lui a donné une
réinterprétation en termes platoniciens (c’est le
tempérament mélancolique qui prédispose à la folie
1
Cf. Héraklès d’Euripide, Les Trachiniennes de Sophocle, Hercule furieux
de Sénèque.
40
Accueil
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divine) qui a eu une vogue certaine de Michel-Ange
au théâtre élisabéthain.
Un dernier mot : il est vrai que les mélancoliques
peuvent être de grands hommes, mais nous
l’interprétons plus volontiers en termes d’argument à
la fonction phallique. Ce n’est pas le lieu d’en rendre
compte.
Problème XXX
Pourquoi tous les hommes parvenus à une position
éminente dans la philosophie, la politique, la poésie
ou les arts sont-ils des mélancoliques avérés, au
point parfois de souffrir des maladies causées par la
bile noire ? Ainsi peut-on prendre pour exemple ce
que la geste des héros dit d’Héraclès, car il était
apparemment de cette constitution, et c’est d’après
lui que les affections épileptiques ont reçu chez les
anciens le nom de « mal sacré ».
La fureur tournée contre ses enfants, les plaies qui se
manifestent sur son corps, avant qu’il ne disparaisse
sur l’OEta (1) l’indiquent assez, car beaucoup
attribuent de tels faits à la bile noire. Et c’est une
chose pareille qui est arrivée peu avant sa mort à
Lysandre le lacédémonien 2 . C’est ce qu’on dit aussi
d’Ajax 3 et de
Bellérophon ; le premier atteignit les dernières
limites de la fureur, alors que le second s’en allait
par les déserts ainsi que dit Homère :
« Objet de haine pour tous les dieux
Il s’en allait seul par la plaine d’Aléia
Dévorant son propre cœur et s’écartant du chemin
des hommes » 4 .
Beaucoup d’autres parmi les héros ont souffert du
même mal, et plus près de nous Empédocle, Platon
et Socrate, et d’autres hommes illustres, ainsi que la
plupart des poètes. Beaucoup d’entre eux souffrent
des maladies propres à cette crase somatique,
certains y sont seulement prédisposés mais, en bref,
tous sont de cette constitution.
Afin de rechercher la cause de cet état de fait, nous
allons d’abord développer un modèle. Le vin pris en
grande quantité, produit des effets fort comparables
à ceux de la bile noire. On remarque que, après son
absorption, les uns deviennent irritables, les autres
bienveillants, les uns compatissants, les autres
arrogants. Ni le miel, le lait ou l’eau n’ont de
2
Cf. Plutarque, Vie de Lysandre.
3
Sophocle, Ajax.
4
Iliade VI, pp. 200-202. Cf, l’article de Jeanne Laffont paru dans un
précédent numéro de Quarto.

semblables effets. Que le vin produise des effets si
divers, c’est ce qu’on peut constater en observant
comment ceux qui le prennent changent
progressivement de caractère : ceux qui étaient
froids et peu communicatifs deviennent plus bavards
s’ils boivent juste un peu trop, ensuite ils deviennent
impertinents en paroles et arrogants en actes. S’ils
boivent plus encore, ils deviennent franchement
insolents et agités, mais un excès vraiment important
les rend aussi stupides que ceux qui sont épilep-
tiques depuis l’enfance ou qui sont victimes d’une
mélancolie grave. Si chaque individu change rie
caractère en fonction de la quantité de vin qu’il boit,
il existe pour chaque caractère une classe d’hommes
qui le représente : ce qu’un homme devient
momentanément dans l’ivresse, un autre l’est par
nature, bavard, émotif ou larmoyant. Car c’est aussi
un effet du vin, comme dit Homère : « Es disent que
je fonds en larmes comme un homme lourd de
vin » 5 . Certains deviennent compatissants, ou
brutaux, ou taiseux. Certains tombent dans un
mutisme complet, tels les mélancoliques en proie à
l’extase. Le vin rend aussi amoureux. Et l’on voit
des buveurs baiser sur la bouche des gens que
personne ne voudrait embrasser, que ce soit pour
leur aspect ou leur âge. Le vin rend anormal pour un
temps, d’ailleurs bref, mais la constitution le fait tout
au long de la vie. Car d’aucuns sont hardis, d’autres
taciturnes, compatissants ou lâches par nature. Mais
il est clair que c’est la même cause qui opère dans
l’ivresse ou dans le caractère, car tous ces processus
sont gouvernés par la chaleur.
Or la bile noire qu’elle agisse dans la maladie ou le
tempérament seulement est productrice d’air. Ce que
les médecins constatent sous forme de
ballonnements et de troubles de l’hypocondre chez
les mélancoliques. Comme il est clair que c’est une
propriété du vin de produire de l’air, ainsi le vin et la
bile noire ont même nature. L’écume qui se forme
sur le vin démontre qu’il produit de l’air ; l’huile ne
forme pas d’écume, même si elle est chaude alors
que le vin en produit en grande quantité et le rouge
plus que le blanc, car il est plus chaud et a plus de
corps.
C’est pour cette raison que le vin pousse aux plaisirs
vénériens (on dit avec raison qu’Aphrodite et
Dionysos vont de pair) et que les mélancoliques sont
pour la plupart voluptueux. Le coït dépend de l’air,
comme le démontre le gonflement subit du pénis.
Même avant d’être capables d’émettre du sperme les
garçons proches de la puberté trouvent de la volupté
5
Odyssée XIX, p. 122.
41
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à se caresser ; il est clair que c’est parce que de l’air
s’échappe du passage par où s’écoulera plus tard le
liquide. Et le jet du sperme qui s’écoule est
clairement propulsé par de l’air. Ainsi les mets et les
boissons qui provoquent une accumulation d’air
dans la région des organes sexuels ont-ils un effet
aphrodisiaque. C’est le vin rouge qui a le pouvoir de
rendre les hommes les plus semblables aux
mélancoliques. Que ces derniers soient riches en air,
c’est clair : car ils ont pour la plupart la chair ferme
et les veines saillantes, non pas par abondance de
sang, mais d’air. Tous les mélancoliques n’ont pas la
chair ferme, tous n’ont pas le teint sombre,
seulement ceux qui ont des humeurs
particulièrement mauvaises, mais ceci est une autre
histoire.
Pour revenir à notre point de départ, remarquons que
dans la constitution mélancolique la bile noire est
toujours un mixte de froid et de chaud, car de ces
deux qualités toute la nature est composée.
Mais la bile noire a la propriété de pouvoir être soit
très froide, soit très chaude. Toutes les substances
peuvent évidemment connaître ces deux états : par
exemple l’eau, qui de sa nature est froide, devient si
on la chauffe suffisamment, par exemple lorsqu’elle
est portée à ébullition, plus chaude que la flamme.
La pierre et le fer portés au rouge deviennent plus
chauds que le charbon, bien qu’également froids par
nature. Ceci est exposé avec plus de détails dans le
traité Du feu.
Ainsi la bile noire qui de sa nature est froide, et pas
un peu, peut provoquer paralysie, stupeur,
abattement et crainte, quand son influence prévaut
dans le corps. Mais si elle est chauffée, elle produit
de la gaieté, de l’emportement, des plaies cutanées.
Chez la plupart des hommes la bile noire contenue
dans les aliments n’influe pas sur le caractère, mais
donne lieu à une maladie ; de plus parmi ceux qui
possèdent ce tempérament par constitution, on
constate la plus grande variété de caractères, suivant
la qualité particulière du mélange. Par exemple, ceux
qui ont beaucoup de bile froide sont lents et
stupides, alors que ceux qui possèdent beaucoup de
bile chaude sont emportés, bien-disants et prompts à
l’amour, facilement portés au désir ou à la crainte,
parfois excessivement bavards. Beaucoup sont sujets
à l’enthousiasme et à l’extase, parce que la chaleur
est située près du siège de la pensée. C’est ainsi
qu’opèrent les sibylles et devins et tous ceux qui
sont divinement inspirés, quand ils ne vaticinent pas
sous l’effet d’une maladie, mais de leur

tempérament. Maracos de Syracuse n’était jamais
meilleur poète que quand il divaguait. Ceux dont la
température de la bile est seulement moyenne sont
mélancoliques, ils sont plus réfléchis que les
précédents, moins excentriques et supérieurs aux
autres à beaucoup d’égards, que ce soit sur le plan de
la culture, des arts ou de la politique. Le
comportement des mélancoliques dans les situations
dangereuses, celles qui suscitent la crainte, est des
plus variable ; car suivant la condition de leur corps
à tel moment, ils se conduisent de façon différente.
Le tempérament mélancolique, qui est à l’origine de
nombreuses et diverses maladies, est lui-même
variable, puisque, comme l’eau, il est tantôt chaud,
tantôt froid. Ainsi, si quelque événement menaçant
est annoncé à quelqu’un dont la bile est plutôt
froide, il se comportera comme un lâche – car une
voie a ainsi été frayée à la crainte, qui elle-même
refroidit, comme on peut le déduire du fait que ceux
qui ont peur tremblent. Si par contre la bile est plutôt
chaude, la peur ne la refroidit que peu, et le sujet
restera impavide.
Il en va de même avec l’abattement qui peut survenir
dans la vie quotidienne, car souvent nous sommes
tristes sans savoir pourquoi, alors qu’à d’autres
moments nous sommes de bonne humeur, toujours
sans cause apparente. Nous sommes tous sujets à
quelque degré à la bile noire, qui se trouve en petite
quantité dans tous les corps.
Mais chez ceux chez qui elle est présente en grande
quantité, elle détermine le caractère. Comme les
hommes diffèrent entre eux non parce qu’ils ont un
visage, mais tel ou tel visage, tantôt beau tantôt
repoussant, ou n’ayant rien que d’ordinaire, d’une
nature moyenne, ainsi ceux qui ont un peu de cette
crase sont ordinaires, mais ceux qui en ont beaucoup
ne sont pas semblables à la multitude. Si la bile noire
est très concentrée, ils sont trop mélancoliques, mais
si elle est un peu tempérée, ils sont éminents. S’ils
n’y prennent garde, ils tendent à contracter les
maladies propres aux mélancoliques, qui affectent
diverses parties de l’organisme : les uns se révèlent
épileptiques, les autres paralytiques, les uns
souffrent d’abattement profond et de craintes, les
autres d’une témérité exagérée, comme il est arrivé à
Archélaos, roi de Macédoine.
Toutes ces tendances sont causées par le
tempérament, suivant qu’il est froid ou chaud. S’il
est par trop froid, on a affaire à une dysthymie
irrationnelle, qui occasionne le suicide par
42
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pendaison, souvent chez les jeunes mais parfois
aussi chez des gens très âgés. Certains
mélancoliques tombent dans l’abattement après
boire, car la chaleur du vin s’ajoute à leur chaleur
naturelle. Si la chaleur réside là où est le siège de la
pensée et de l’espoir, alors nous sommes joyeux.
C’est pourquoi tous les hommes sont sujets à user du
vin jusqu’à l’excès, car il nous donne bon espoir,
comme la jeunesse le donne aux enfants. Car le vieil
âge est pessimiste, mais la jeunesse déborde
d’espoir.
Quelques-uns sont atteints d’abattement alors même
qu’ils boivent, pour la même raison que d’autres le
sont après boire. Ce sont ceux qui plongent dans
l’abattement parce que la chaleur décroît qui, le plus
souvent, se pendent. Comme nous l’avons dit, ce
sont soit les jeunes, soit les vieillards qui se
pendent : chez ceux-ci c’est l’âge qui amène le
refroidissement, chez les premiers c’est la passion,
qui est aussi chose physique. Chez ceux chez qui
cette baisse de température se produit soudainement,
la pendaison se produit à l’étonnement de tous, car
ils n’avaient auparavant donné aucun signe d’en
avoir l’intention.
Quand le mélange est froid, il donne lieu à des
abattements de toutes sortes, comme nous l’avons
dit, et quand il est chaud, à de la gaieté. Ainsi les
enfants sont gais et les vieillards sont tristes, puisque
les premiers sont chauds et les seconds froids. La
vieillesse est un processus de refroidissement.
Parfois la chaleur est éteinte soudainement, comme
il arrive sous l’effet de causes extérieures, quand
artificiellement quelque chose est opposé à la
tendance naturelle d’un corps, par exemple quand on
jette de l’eau sur un charbon ardent. C’est pourquoi
certains se suicident après l’ivresse. Car la chaleur
du vin est introduite de l’extérieur, et cesse
brutalement si la source de l’apport est tarie. Après
les rapports sexuels, la plupart des hommes sont
tristes, mais ceux qui ont des émissions abondantes
de sperme sont souvent joyeux car ils sont soulagés
d’un excès de liquide, d’air et de chaleur. Si les
autres sont plutôt tristes, c’est que l’acte sexuel
abaisse leur température et qu’ils perdent des
produits essentiels : ce qui se déduit clairement du
fait qu’ils perdent une petite quantité de sperme.
En résumé, l’action de la bile noire étant variable,
les mélancoliques sont divers, car la bile noire est
susceptiblé d’être très chaude et très froide. C’est
ainsi qu’elle détermine le caractère, car le froid et le
chaud sont les facteurs Ies plus importants dans la
détermination du caractère : comme le vin introduit
 Accueil
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dans le corps en telle ou telle quantité nous donne tel

ou tel caractère. Le vin comme la bile contient de
l’air. Il est possible qu’un tel mélange soit bien
tempéré et bien dosé d’un certain point de vue ; il
faut pour cela qu’il soit parfois plus chaud, puis qu’il
refroidisse ou vice-versa ; ainsi il tend vers les
extrêmes – et tous les mélancoliques sont des gens
hors du commun, non pas du fait de leurs maladies,
mais bien de leur constitution.
BIBLIOGRAPHIE

Pigeaud Jackie, La maladie de l’âme, Les Belles Lettres, 1981.

Klibansky Raymond, Panofski Erwin, Soxl Fritz, Saturn and Mêlancholy, N.Y.,
Newton press, 1965.
Brili Attilio, La malinconia medioevo e il rinascimento, Urbino, 4 Venti, 1982.

43

ENTRETIEN
La langue étrusque retrouvée ?
Un livre a paru récemment en Italie, intitulé
L’etrusco – una lingua ritrovata (Milano, Mondadori
1984), qui rattache au sanskrit la langue étrusque,
considérée jusqu’à maintenant par l’étruscologie
officielle comme entièrement isolée et sans parenté
avec aucune des langues connues. Quarto a jugé le
cas assez intéressant pour interviewer l’auteur, Piero
BERNARDINI MARZOLLA, qui vit en Belgique.
Q. : Quelle était la situation avant votre
découverte ?
P.B.M. : Il faut dire tout d’abord que l’écriture
étrusque ne présente pas de difficultés. Elle procède
de droite à gauche, sauf quelques exceptions. C’est
une écriture d’origine phénicienne, apparentée à
l’écriture grecque et, plus tard, latine. Il n’y a donc
pas un problème de déchiffrage des signes, des
lettres de l’alphabet. Le problème est la
compréhension de la langue, qui suppose
l’identification du type de langue, et c’est un
problème qui dure depuis des siècles. On a comparé
l’étrusque avec toutes les langues du monde, sans
résultat, au point que dans cinquante dernières
années les étruscologues ont décidé qu’il s’agissait
d’un fossile n’appartenant à aucune des familles de
langues connues. D’où la renonciation à la recherche
linguistique pure ; d’où le recours inévitable à des
méthodes d’interprétation intuitives. On disait par
exemple : « Si ce mot apparaît si souvent sur des
tombes, il signifie peut-être fils ». Bien entendu,
avec ces méthodes on n’a pas fait beaucoup de
chemin, on n’a réussi à deviner de façon vraiment
sûre qu’une vingtaine de mots, pas plus. Vingt mots,
d’un côté, c’était déjà quelque chose, étant donné
que la très grande majorité des textes étrusques est
constituée par des inscriptions funéraires ; d’un autre
côté, c’était bien évidemment trois fois rien, et
comme on quittait les formules élémentaires gravées
sur les urnes funéraires et on passait à celles plus
complexes gravées sur les sarcophages, on ne
pouvait plus que vaguement imaginer le sens, et
quand on passait aux inscriptions figurant sur
n’importe quel autre objet, sur des vases, des coupes,
des amulettes, des statues en bronze etc., là
l’imagination ne suffisait plus, c’était le silence le
plus complet – surtout si l’inscription était en
44
Accueil
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« écriture continue », c’est-à-dire ne séparait pas les
mots l’un de l’autre.
Q. : Et vous, comment êtes-vous arrivé à la
compréhension de cette langue ?
P.B.M. : J’avais toujours ressenti le problème de la
langue étrusque comme une sorte de défi. Connaître
une langue signifie savoir la traduire. Imaginer des
significations, même avec un certain degré de
vraisemblance, ce n’est pas traduire. Il y a même eu,
dans l’étruscologie récente, des gens qui ont écrit
des grammaires étrusques, dans lesquelles ils
essayaient de tout systématiser sur des bases
hétérogènes et, encore une fois, en très grande partie
imaginaires. A la racine de ma recherche il y a eu
une méfiance envers la thèse officielle de
l’isolement complet de la langue étrusque, méfiance
motivée, entre autres, par le fait qu’il y avait tout de
même dans l’étrusque des tout petits éléments qui
renvoyaient aux langues indo-européennes : la
conjonction enclitique – c (-que en latin), le pronom
mi (« moi »). Mais quand en 1982, après quelques
essais de comparaison entre l’étrusque et le russe, je
décidai de comparer l’étrusque directement avec le
vénérable sanskrit, il me fallut du courage. Tous les
étruscologues déclaraient dans leurs ouvrages que
l’étrusque n’avait rien en commun ni avec le latin ni
avec le grec ni avec le sanskrit, et on aurait dû croire
que quelqu’un avait déjà fait une recherche
approfondie. J’ai hésité, mais finalement j’ai voulu
voir de mes propres yeux.
Q. : Quelle a été plus exactement votre démarche ?
P.B.M. : Je connaissais un peu le sanskrit. J’en repris
l’étude. Un jour je suis tombé sur le mot itanim, qui
apparaît sur une lamelle étrusque en or.
Extraordinaire ressemblance avec le mot sanscrit
idanim, qui signifie « maintenant » l Toutes les
lettres sont identiques, sauf t, ce qui s’explique par le
fait que l’étrusque ne connaissant pas la lettre d, il
est forcé d’employer la lettre t. Les étruscologues
n’avaient jamais songé à un adverbe de temps ; ils
pensaient qu’il pouvait s’agir d’un pronom ou d’une
conjonction.
J’ai continué sur cette voie. J’ai commencé par des
inscriptions d’un seul mot gravées sur des balles de
fronde en plomb. Il y avait haro ; en sanskrit ce mot

signifie « destruction ». Il y avait hurtu ; ce mot
aussi trouve son explication dans la langue
sanskrite : « mort ». Puis je suis tombé sur une
inscription un peu plus difficile : mi katekril, que j’ai
traduit « je fais mal », sur la base du sanskrit où l’on
trouve un verbe katkri qui signifie « faire mal ».
Toutes ces significations étaient parfaitement
appropriées, sur ces objets dangereux.
Sur l’aile d’une présumée colombe on lit une
épigraphe qui se termine par le mot tatanus. Je
découvre que ce mot aussi existe en sanskrit, sous la
forme tatana, et signifie « bergeronnette ». C’est
extrêmement frappant, mais parfaitement normal, de
trouver un nom d’oiseau sur une statue d’oiseau. Et
le mot qui précède signifie justement – là aussi en
sanskrit – « oiseau ». Petit à petit j’ai pu traduire
entièrement la phrase : « Très cher et respectable
oiseau, protecteur du bois,… bergeronnette ».
J’ai continué comme cela pendant une année, et j’ai
traduit à peu près 70 inscriptions que personne
jusque-là ne comprenait. Je tiens à souligner que tout
n’a pas été et n’est pas si facile ; l’étrusque est
proche du sanskrit, mais c’est une langue différente ;
s’il était carrément du sanskrit, il n’y aurait plus
aucun problème de traduction ! Une aide pour
comprendre les différences m’est venue de l’étude
d’une série d’autres langues indiennes moins
savantes que le sanskrit : les « prakrits ». En plus,
j’ai découvert dans l’étrusque des emprunts à des
langues sémitiques, ce qui peut s’expliquer par les
relations très étroites que les étrusques eurent par
exemple avec les carthaginois.
Q. : L’accès à la langue vous a-t-il aidé à éclairer
des aspects de la civilisation étrusque qui n’étaient
pas encore connus ?
P.B.M. : Oui. Avant tout le grand problème de
l’origine ou provenance des étrusques, parce qu’il
est clair que s’ils employaient une langue de type
indien, ils ne pouvaient que venir ou de l’Inde ou
d’une région toute proche de l’Inde. Deuxièmement,
l’art étrusque de type oriental pourrait ne pas être le
produit banal d’une « mode », comme on prétend de
nos jours, mais pourrait avoir ses racines – ce qui
serait d’ailleurs tout à fait normal – dans la culture
de ce peuple. Troisièmement, la traduction de textes
enrichit notre connaissance de la mentalité des
étrusques ; les contenus sont d’une variété
insoupçonnée.
Q. Et votre livre, comment a-t-il été accueilli ?
45
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P.B.M. : Mon livre a été très bien reçu par le public.
Il est d’ailleurs presque épuisé. Les étruscologues,
eux, ont réagi comme prévu. Après la parution du
livre, le « patron » de l’étruscologie a écrit à
l’éditeur qu’il s’agissait d’un ouvrage inacceptable,
« en contraste avec les connaissances scientifiques
solidement acquises depuis deux siècles ». Oh !
Qu’il était en contraste, je le savais très bien ! Après
lui, un archéologue m’a accablé d’injures dans un
journal italien qui se veut progressiste mais qui porte
malencontreusement le titre d’« Index des livres du
mois », et il a produit contre mon livre les pseudo-
arguments suivants, dont chacun peut apprécier la
banalité : a) on n’a jamais trouvé une langue proche
de l’étrusque et c’est impossible d’en repérer une ;
b) les étrusques ne pouvaient pas écrire des choses
qui ne correspondent pas à ce que pouvaient écrire
les grecs ; c) les étrusques ne pouvaient pas venir de
l’Inde parce que les anciens nous disent qu’ils
venaient de Turquie, mais ils ne mentionnent pas
l’Inde à leur sujet. Ce sont là des arguments
extérieurs et aprioristes, qui laissent tout à fait intact
le contenu de mon livre. Celui-ci se termine avec
une liste de 350 mots étrusques et, à côté, leur
correspondant sanskrit. Qui veut détruire mon travail
devrait commencer par démolir une à une toutes ces
équivalences. Me serais-je trompé dans cinquante
cas, il en resterait encore trois cents, ce qui est
énorme. Et face à un nombre aussi important, on ne
peut pas invoquer le hasard, la coïncidence fortuite,
pour en nier la validité.
Q. : Vous avez pu constituer une grammaire
étrusque ?
P.B.M. : J’ai pu établir quelques éléments de
grammaire. Je les donne, comparés au sanskrit, en
avant-propos à mon dictionnaire. Cette petite
grammaire pourra s’accroître au fur et à mesure
qu’on réussira à traduire d’autres inscriptions. Mais
avant il faut traduire ; une vraie grammaire ne peut
venir qu’après.
Q. : Pour revenir aux polémiques suscitées par votre
livre, il arrive cependant bien un moment où la clé
de lecture pour interpréter une langue devient
incontestable.
P.B.M. : En ce qui me concerne, je l’espère, et j’en
accepte l’augure. Pour l’instant, c’est bizarre, mais
la chose qui semble surtout agacer les « experts » est
la provenance des étrusques d’une région indophone.
Et pourtant, si vous parlez une langue, vous révélez
votre pays d’origine ; si vous parlez un patois, vous
 Accueil
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révélez votre terroir. La langue est un des témoins

les plus sûrs de l’origine géographique des gens.
Mais les raisons de ce refus sont claires : d’un côté,
comme ils ne savaient pas expliquer la langue, ces
experts avaient depuis longtemps refoulé le grand
problème de l’origine des étrusques en repliant sur
une sorte d’autochtonie de ce peuple ; d’un autre
côté, s’en prendre à l’idée d’une origine indienne,
c’est une méthode pour essayer d’infirmer mon
étude à travers ses conséquences, alors que la
logique voudrait l’inverse. Mais comme le montre
l’expérience, les découvertes linguistiques sont
souvent très dures à digérer pour les « experts » ; la
digestion peut prendre des années. On a eu des
exemples célèbres, dans l’histoire du déchiffrage des
langues.

Q. Vous qui connaissez quatorze langues, qui avez

traduit un grand nombre de livres de différentes
langues, vous êtes-vous intéressé plus spécialement
au déchiffrage, à Champollion par exemple ?

P.B.M. : Le hasard a voulu que le premier livre que

j’ai traduit, il y a désormais trente ans, était un
ouvrage allemand sur les Hittites et le déchiffrage de
leur langué. C’est un domaine, celui du déchiffrage,
qui m’a toujours passionné. Mais je dois souligner
que l’interprétation des hiéroglyphes est un travail
redoutable, bien plus difficile que n’est le mien.
Parce qu’il s’agit là de pénétrer le secret de dessins,
de symboles. Or, l’étrusque n’est pas comparable à
cela. Mon travail a commencé à la phase de
l’identification du type de langue et de
l’interprétation. Là les études de philologie classique
que j’ai faites à l’École Normale de Pise m’ont
beaucoup aidé, bien sûr. Et c’est à Pise que j’avais
appris le sanskrit.

Q. : Quand pourrons-nous lire la traduction d’autres

textes étrusques ?

P.B.M. : Je ne peux pas faire de prévisions, mais je

continue mon travail sur la langue étrusque et la
traduction d’autres textes est déjà prête.

Entretien réalisé par M. Krajzman et C. Vercecken. Texte établi par J.C.

Encalado.

46

CONFERENCE
Le héron de l’empereur
François Regnault
Freud et Lacan devant l’acteur*
Freud et Lacan, je les mets devant l’acteur, et non
derrière ; dans le fauteuil du spectateur, et non dans
celui de l’analyste. Ils ont peu parlé de l’acteur, et
plutôt en spectateurs qu’en analystes. Ils se sont
trouvés parler de l’acteur comme par raccroc. On
chercherait en vain chez eux une psychanalyse de
l’acteur. En revanche, ils ont parlé du théâtre et de
la scène, et ont utilisé les mots de la scène : Szene,
Urszene, Schauspiel, Schauplatz, chez Freud, et leur
traduction ou leur interprétation chez Lacan, qui
traduit Rücksicht auf Darstellbarkeit par égard aux
moyens de la mise en scène. Et puis Freud a
commenté Œdipe, Hamlet, Le Marchand de Venise,
Lear, Macbeth, ainsi que des pièces d’Ibsen et de
Schnitzler. Lacan a traité de pièces de Sophocle
(Antigone, Œdipe à Colone), Shakespeare (Hamlet),
Molière (L’Avare, Le Misanthrope, Amphytrion),
Racine (Athalie), Claudel (la « trilogie »), Genet (Le
Balcon), Wedekind (L’Éveil du Printemps). Il
semble même que Lacan ait davantage utilisé le
théâtre que la littérature : par opposition à la Lettre
volée, à un article sur Gide, à un Séminaire sur
Joyce, le sinthome me, combien d’analyses
détaillées de pièces de théâtre ! Freud, lui, a parlé du
théâtre comme tel dans un article de 1905-1906, non
publié, Personnages psychopathiques sur la scène 1 .
C’est-à-dire que, selon une attitude, chez les deux,
profondément aristotélicienne, ils se sont inspirés
davantage du théâtre que de l’acteur, de la catharsis
du spectateur que du paradoxe du comédien. Mais
sur le jeu de l’acteur, ils ont donné l’un et l’autre, ici
et là, une interprétation comme en passant. Chez
Lacan, une page dans le Séminaire sur Hamlet
(fragment des sept leçons du Séminaire Le Désir et
son interprétation) 2 . Chez Freud, deux lettres à la
1
Cet article, écrit en 1905 ou en 1906, non publié, mais donné au
musicologue Max Graf, n’a été publié qu’en 1942, en anglais, puis en
1962 en allemand. Il a été fort bien traduit et commenté par Jean-Luc
Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe dans la revue Digraphe, n°3, p. 61, en
1974. Une autre traduction par quatre auteurs a paru dans le recueil
Résultats, idées, problèmes I, (P.U.F.) en 1984 – Nous utilisons la
traduction de Digraphe.
2 3
Ces sept leçons sur Hamlet ont paru dans les n°' 24, 25 et 26-27
d’Ornicar ? (1981 à 1983).
47
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chanteuse-diseuse Yvette Guilbert 3 . Et on ajoutera
aussi, de Freud, cette évocation de Sarah Bernhardt :
« Mais la voix de Sarah ! Dès que j’entendis ses
premières répliques dites de sa voix vibrante et
adorable, je sentis que je la connaissais depuis des
années… Je crus immédiatement tout ce qu’elle
disait » 4 . Et de Lacan, ceci : qu’il avait épousé une
actrice, l’admirable Sylvia Bataille.
La tradition psychanalytique, qui parle souvent de
théâtre, et dont l’Œdipe suit au fond la fable d’une
antique tragédie, parle beaucoup moins de l’acteur,
elle aussi. On se bornera à deux références, celle
d’un article de Paul-Claude Racamier intitulé
Hystérie et Théâtre, conférence de 1952, reprise en
1979, et auquel Lacan fait allusion, et les ouvrages
de Jean Gillibert, psychanalyste et homme de
théâtre, inventeur de l’Œdipe maniaque, auteur des
Illusiades, tout à fait opposé, au nom de Ta vie, à ce
qu’il appelle, visant Lacan, l’épistémologie du
signifiant. On le lirait avec intérêt si au moment où il
va saisir le réel d’une question, une foncière
quérulence ne venait l’en dispenser. On évoquera
donc Racamier, à qui Lacan, fait allusion, mais on
s’intéressera plutôt aux « discrétions » de Freud et
de Lacan sur la question de l’acteur. Entre ces
scènes pour l’analyse théorique que sont les grandes
pièces de théâtre, et la question particulière de
l’identification et de la catharsis, on situera et on
articulera ces deux discrétions : on se contentera
donc des lettres à Yvette Guilbert, et de la page sur
l’acteur, dans le Séminaire sur Hamlet. On se
contentera d’une missive de Freud et d’une incise de
Lacan.
I. Personnages psychopathiques sur la scène.
On partira de cet article de Freud, écrit en 1905 ou
1906 et publié seulement en 1942 – et d’une
remarque philologique. « Sur la scène » est en
allemand auf der Bühne, qui désigne en allemand les
planches, le plateau. Dans « scène primitive »
(Urszene), le mot est Szene, la scène d’une pièce de
théâtre, du côté du scénario. Et c’est Schauplatz,
emprunté à Fechner, qui désigne dans
L’Interprétation des rêves l’autre scène », celle du
Freud, Correspondance 1873-1939 (Gallimard). Lettres des 8 mars et 26
mars 1931 et du 24 octobre 1938.
4
Cité par E. Joncs dans sa Vie de Freud.

rêve 5 . Mais il faut ajouter aussitôt que les trois
termes signifient la même scène, celle où le théâtre
se joue, et qu’une topologie immanente habite ainsi
la catégorie de théâtre.
De cet article de Freud, quel est l’objet ? La
catharsis dans les temps modernes. Est-elle ou non
possible depuis que la névrose s’en mêle ? Or elle
s’en mêle depuis Hamlet. Cet écrit remarquable –
qui traite encore une fois du spectateur, non de
l’acteur – pose une question sur le destin du théâtre
« Si comme on l’admet depuis Aristote, le but du
Schauspiel est d’éveiller "terreur et pitié",
d’entraîner une purification des affects (Reinigung
der Affekte), il est possible de décrire d’une manière
un peu plus précise cette visée en disant qu’il s’agit
de laisser jaillir de notre vie affective des sources de
plaisir ou de jouissance – comme dans le comique,
le Witz, etc., il en jaillit du travail de notre
intelligence, lequel a rendu sinon bon nombre de
sources inaccessibles » 6 .
Il importe de saisir le dessein de cet article. Freud
s’y installe d’abord dans la problématique de la
catharsis. Il y introduit ensuite la catégorie
d’identification (Identifizierung), et embraye par là
même sur le théâtre – sur la scène – sa théorie, à
venir, de l’identification dans Psychologie collective
et analyse du moi. Il suppose enfin que s’ajoute à
cette dynamique des affects, ou encore des pulsions,
qu’est le mécanisme du spectacle (Schauspiel), la
dimension de l’illusion : « La certitude 1) que c’est
un autre qui agit là sur la scène et qui souffre, 2)
que ce n’est malgré tout qu’un jeu d’où ne peut
survenir aucune atteinte à sa sécurité personnelle ».
Par le jeu, l’enfant s’égale à l’adulte ; par
l’identification, le spectateur s’égale au héros. Mais
– illusion – ce n’est pas vrai.
Or, si Freud a une théorie de la catharsis (affects),
une de l’identification (à venir), une du jeu (dans
Au-delà du principe de plaisir) celle qu’il a de
l’illusion est propre à la religion. Mais en a-t-il une
de la représentation ? A cet endroit s’inscrit en effet
la catégorie philosophique de représentation, qui
n’est pas freudienne. Elle ressortit à la dimension
générale de la mimesis, qui n’appartient pas à son
5 Aristote, Poétique, chap. IV.
Freud, Traurndeutung, I, E (expression empruntée à Fechner, Elemente
der Psycho-physik).
6 10
Article cité, Digraphe, p. 69
48
Accueil
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champ 7 . La supposition, notamment de Derrida, que
Freud est pris dans l’espace de la représentation,
voire (le sa clôture, ne se rencontre donc pas chez
lui. Il lui faut même en récuser jusqu’à la
présupposition. On sait ce que dit Aristote : « Dès
l’enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature,
à la fois une tendance à représenter – et l’homme se
différencie des autres animaux parce qu’il est
particulièrement enclin à représenter et qu’il a
recours à la représentation dans ses premiers
apprentissages – et une tendance à trouver du plaisir
aux représentations » 8 . Mais Freud déclare, après la
célèbre analyse du Fort-Da dans Au-delà du principe
de plaisir : « Quoi qu’il en soit, il ressort de ces
considérations qu’expliquer le jeu par un instinct
d’imitation, c’est formuler une hypothèse inutile.
Ajoutons encore qu’à la différence de ce qui se passe
dans le jeu des enfants, le jeu et l’imitation
artistiques auxquels se livrent les adultes visent
directement la personne du spectateur en cherchant à
lui communiquer, comme dans la tragédie, des
impressions souvent douloureuses, qui sont
cependant une source de jouissances élevées » 9 ,
La doctrine de Freud rencontre donc celle d’Aristote
sur le point de la catharsis, mais ne reconnaît pas la
thèse du caractère naturel de l’imitation-
représentation.
En revanche, un élément est supposé pour rendre
compte du processus : le masochisme. Il s’agit de
transformer en jouissance l’attente du malheur, « par
où s’explique que ce soit bien davantage sur le fond
d’une satisfaction masochiste qu’il exhibe le héros
en lutte ». Or, cette transformation vient du sacrifice
originel – genèse de la tragédie à partir du sacrifice
du bouc – et cette jouissance présuppose l’illusion.
Les illusions sont, chez Freud, créées par le désir 10 :
Christophe Colomb désire trouver une route
maritime des Indes, et il trouve une route maritime,
plus des Indes. Dans la religion, « ce système
d’illusions créée par le désir, avec négation de la
réalité » est tel qu’on le retrouve « à l’état isolé,
seulement dans l’amentia (la psychose
11
hallucinatoire) » . Pour résumer, on voit que le
spectateur (ou l’acteur, peu importe) :
7
Mimesis est justement traduit par « représentation » dans l’édition de la
Poétique d’Aristote par J. Lallot et Roseline Dupont-Roc (éd, du Seuil).
8
9
Au-delà du principe de plaisir I, 3, fin
L’avenir d’une illusion, chap. VIII, fin.
11
Ibid.

– s’identifie (l’acteur à son personnage, le
spectateur à l’acteur, ou au personnage, ou aux
deux).
– représente (imite), mais ceci est un jeu, un Spiel
avec transformation du masochisme, ce n’est pas
une représentation naturelle, ni métaphysique.
– trompe ou (s’) illusionne, mais sur quoi, dans le
cas de l’art ? Précisément sur le mécanisme de cette
délégation esthétique qu’est la transformation de la
Vorlust, du plaisir préliminaire, en jouissance ; et sur
la dramaturgie des instances suscitées : il jouit d’une
vue sur cette économie elle-même. En effet, la
dialectique du plaisir préliminaire suscite une prime
d’attraction précédant une jouissance supérieure.
C’est une illusion par déplacement, déviation,
virement. Et ce mécanisme représente au spectateur
(à l’acteur) la dramaturgie même des instances
qu’elle met en scène. Les pulsions, là aussi, sont
notre mythologie, dont les pièces de théâtre seraient
la mise en drame : Œdipe, Hamlet, les pièces
d’Ibsen etc. Et il faudrait distinguer dans l’illusion
théâtrale sa partie hallucinatoire et sa partie
théorique, comme dans la religion
A. Le spectateur (l’acteur) se représente à peu près
ce qu’il a déjà vu, comme la construction dans
l’analyse, rejoignant asymptotiquement le réel de la
scène primitive, suscite quelque hallucination ou
quelque rêve qui se plie à cette construction même.
Ainsi la tragédie d’Œdipe-Roi raconte à sa façon
l’œdipe de tout un chacun.
B. Quant à la partie théorique, elle consiste en ce que
les instances théoriques modernes sont elles-mêmes
du spectacle. Ainsi, dans Ibsen, il y a une
dramaturgie des pulsions, sexuelle et de mort, ou
une fable des topiques. Mais après tout, déjà dans
Antigone, le Chœur chantait l’« Éros invincible au
combat ».
Une évolution du théâtre suit de là, dans la suite de
l’article : si le théâtre est le lieu des souffrances de
l’âme (non du corps), et si on fait varier le thème des
circonstances de l’action du héros, on obtient :
− le combat contre le divin : la tragédie (Œdipe,
Prométhée).
− le combat du héros contre la société : la tragédie
bourgeoise (Ibsen).
− le combat des héros entre eux : la tragédie de
caractères.
− une arène plus vaste : le drame psychologique,
entre l’impulsion et le renoncement, puis le drame
psychopathologique, entre la source consciente et la
source refoulée.
49
Accueil
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Pour ce dernier théâtre est alors requis le névrosé, au
refoulement labile : Hamlet. Encore faut-il que ce
conflit soit ouvert, autrement dit prenne la forme
d’un développement, d’un processus : il faut que le
héros devienne psychopathique devant nous, que la
situation ébranle le refoulement, que l’impulsion
refoulée ressorte ; mais détournée, afin que nous ne
la reconnaissions pas. Tandis que si le héros est déjà
psychopathique, nous ne nous identifions pas à lui
(c’est un malade), et nous restons le nez sur sa
maladie. « Car là où nous nous heurtons à une
névrose achevée et qui nous est étrangère, c’est au
médecin, dans la vie, que nous ferons appel, et nous
n’en tiendrons pas la figure comme capable
d’accéder à la scène » 12 . A moins que la labilité
névrotique du public ne déplace le seuil de tolérance
du spectacle malade. Cette labilité viendrait
cependant entamer la barrière de la représentation. ,
de l’art, détruire l’illusion, tant dans sa partie
hallucinatoire – nous ne sommes plus captivés – que
dans sa partie théorique : nous n’avons plus affaire à
une dramaturgie d’instances, mais à des diagnostics
psychiatriques. L’évolution du théâtre selon Freud
grignote donc la mimesis par ce curieux paradoxe :
plus on va vers le malaise des temps modernes, plus
le théâtre peint une névrose achevée et plus il déroge
à sa fonction de représentation, d’illusion, de jeu, qui
consiste en ce que chacun par identification puisse, à
l’aide d’une jouissance préalable, s’accrocher à
l’instance illusoire même, et se libérer ainsi du
refoulement. Plus donc demeure la résistance. Plus
on est de fous, moins on rit. Or, oui, ce qui vaut pour
le spectateur vaut aussi pour l’acteur.
II. Le retournement lacanien.
Il faut appliquer ici un axiome de Louis Jouvet : « Le
spectateur éprouve toujours ce qu’éprouve
l’acteur » 13 . J’appelle donc acteur moderne celui
qui, dans son rapport à un personnage, saura
« devenir névrotique », se laissera ébranler dans le
refoulement, saura détourner l’attention du
processus de façon que le refoulé accède comme de
biais à la conscience (à la représentation). On va voir
que c’est justement ce que Freud et Lacan
supposent, ou requièrent, chez l’acteur. Il est
cependant visible que Freud, à laisser de côté le
problème de la représentation comme telle, à
supposer une continuité entre la labilité névrotique et
l’illusion du théâtre – hallucinatoire et théorique –
finit par dissoudre l’essence du théâtre dans
12
Personnages…, Digraphe, p. 69.
13
L. Jouvet, Molière et la comédie classique (éd. Gallimard).

l’angoisse de la question sur laquelle sa
périodisation s’ouvre : puisque nous ne disposons
plus au théâtre de la forme des dieux, comme eût dit
Victor Hugo, que nous nous reconnaissons
désormais dans les instances de son processus, peut-
il durer encore ? Peut-on être spectateur sans
idéalisation, ou sublimation de la névrose ? Peut-on
jouer autrement que dans la névrose, et peut-on jouer
autre chose qu’elle ? Il y a chez Freud comme une
réversion de la scène même et de l’autre scène, qui
tient à un certain usage qu’il fait de la psychanalyse
appliquée, à une certaine application de la
psychanalyse au théâtre. D’où le reproche, qui peut
lui être fait, d’un point de vue nietzschéen, d’une
interprétation médicale, et non esthétique, de la
catharsis 14 . Et du même coup, sa tendance serait
qu’il faut conserver, comme par un devoir éthique,
la barrière, la rampe, qui sépare l’art de la névrose.
Si la névrose est figée, achevée, l’œuvre devient
impossible et la catharsis est bloquée.
Lacan accomplit un tour d’écrou, une torsion par
laquelle, au fond, la psychanalyse ne traite du théâtre
qu’en termes théoriques. Le théâtre n’est pas pour
elle un objet, c’est une construction. Tout part de la
formule : « Hamlet n’est pas un cas clinique ».
1. « L’opinion la plus nuancée, que je crois être ici
la plus juste, c’est qu’il y a dans le rapport d’Hamlet
à celui qui l’appréhende, comme lecteur ou comme
spectateur, chose qui est de l’ordre de l’illusion.
C’est autre chose de dire qu’Hamlet, c’est
simplement le vide. Une illusion n’est pas le vide…
Dire qu’Hamlet est une illusion, l’organisation
d’une illusion, ce n’est pas dire qu’on rêve à propos
du vide » 15 . C’est encore le point de vue de Freud,
référé au modèle optique de l’illusion. Il y a d’abord
une machine.
2. « Qu’il y ait le drame de Shakespeare derrière
Hamlet est secondaire au regard de ce qui compose
la structure de Hamlet. C’est cette structure qui
répond de l’effet d’Hamlet. Et ceci d’autant plus
qu’Hamlet lui-même, comme s’expriment
métaphoriquement les auteurs, est un personnage
dont ce n’est pas simplement en raison de notre
ignorance que nous ne connaissons pas les
profondeurs. C’est un personnage composé de la
place vide pour situer notre ignorance. Une
ignorance située n’est pas quelque chose de
purement négatif Une ignorance située n’est rien
14
Voir Nietzsche, l’Origine de la tragédie.
15
J. Lacan, Hamlet, in Ornicar ? ri °25, p. 14.
.
50
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d’autre que la présentification de l’inconscient » 16 .
Il y a une structure, avec la place d’un vide.
3. « Hamlet n’est pas un cas clinique. Ce n’est pas
un être réel, c’est un drame qui présente une plaque
tournante où se situe le désir » 17 . Il y a un statut, qui
est théorique.
La règle observée dans cette façon de procéder est
donc la suivante : « la psychanalyse ne s’applique,
au sens propre, que comme traitement, et donc à un
sujet qui parle et qui entende » 18 . Or, en un sens,
Hamlet ne parle pas, sauf par la bouche de cet
hypocrite qu’est l’acteur – c’est son nom grec – et, à
supposer qu’il parle, il n’entend rien. Le spectateur
crie de la salle au personnage qui n’entend pas. Il en
résulte bien que derrière Hamlet, il n’y a pas
d’analyste, mais, devant, il y a un spectateur. Le
transfert irait plutôt vers Hamlet, que nous aimons
tous, même quand Brecht, afin de faire le malin,
invente qu’il n’est pas aimé, sous prétexte, par
exemple, qu’il gêne le commerce danois.
Mais le retournement effectué par Lacan peut
recevoir sa version ontologique, qui consiste à
déclarer que c’est la psychanalyse qui est un théâtre,
le théâtre de la névrose. Freud aurait tout emprunté à
la scène, l’idée de la scène même, et la dimension de
la représentation. En termes heideggériens, on dira
que c’est une application de la technique,
contemporaine de l’âge de la science galopante,
appliquée au théâtre, une technique qui se substitue
au théâtre. Sans aller jusque là, on pourrait supposer
après Jacques Derrida que la psychanalyse reste
inscrite dans la « clôture de la représentation » 19 .
Ou on alléguera le théâtre du sujet, la catharsis
devenue cure, la dramaturgie de l’œdipe, la scène
comme divan, etc., pour faire de la psychanalyse un
nouveau théâtre. Il fait supposer là l’horizon de
l’être. Or, on sait qu’ontologie mise à part chacun a
la sienne – Lacan n’accorde d’horizon à l’être que
celui d’être ce qu’en dit le parlêtre (l’être parlant).
Le parlêtre parle être, c’est tout ce qu’il peut faire.
L’inconscient n’est structuré que comme un langage.
Il en résulte que le théâtre, ou la représentation, qui
en est l’hypostase métaphysique – comme s’il n’y
avait représentation que de théâtre – est un dire,
doublé d’un voir, qui doivent être interrogés comme
16
Ibid., p. 17.
17
Ibid., p. 25.
18
Jeunesse de Gide, in Écrits (éd, du Seuil), p. 747.
19
J. Derrida, L’écriture et la différence : y mettre en rapport l’article sur
Freud (VII) et celui sur Artaud (VIII).

tels, et non comme espace de la métaphysique. Telle
est la position antiphilosophique, si l’on veut, de
Lacan, consistant non à réintroduire la question de
l’être dans la considération scientifique, mais le
Nom-du-Père – par exemple ici Hamlet dans la
névrose, et non l’inverse 20 . Ou encore : « qu’on dise
reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui
s’entend » 21 . Donc : ne pas oublier ce dire qui reste
derrière le théâtre dans ce que l’acteur dit. De là
vient ce geste qui sépare le théâtre de l’analyse par
une barre que le théâtre franchira sans cesse, non pas
pour aller se dissoudre en labilité névrotique, mais
pour soutenir au contraire la théorie analytique par
les constructions, entre autres, du théâtre : Lacan,
utilisant Antigone, en tire sa thèse sur le courage et
sur l’éthique, de Hamlet, il tire la question du désir,
de la trilogie de Claudel, celle de l’objet, du Balcon
de Genet, celle du phallus, de l’Amphitryon de
Molière, celle du moi, de la première scène
d’Athalie, celle du point de capiton, etc. Le théâtre
est une construction analytique, c’est pourquoi la
psychanalyse ne s’applique pas au théâtre.
L’esthétique théâtrale représente le sujet pour
l’analyse, il interprète moins le dispositif théâtral en
tant que tel que Freud ne le fait, mais l’utilisant
comme une donnée pour le champ freudien, Lacan
interprète telle ou telle pièce de théâtre et la force, en
effectuant sur elles quelques opérations réglées, à
produire un énoncé de psychanalyse théorique.
L’illusion cache moins une hallucination qu’un
mathème 22 .
III. De l’acteur.
Tel est donc le principe qu’on appliquera maintenant
à la question de l’acteur, et on énoncera : L’acteur
n’est pas un cas clinique.
Pourtant, on suppose souvent que l’acteur est par
exemple un hystérique. La comparaison la plus
poussée sur ce point a été effectuée par Paul-Claude
Racamier. « Quelqu’un a écrit, il y a quelques
années, dit Lacan, article qui donnait de l’espoir sur
ce qu’il appelait l’hystérie et le théâtre, et nous
aurons peut-être l’occasion d’en parler avec intérêt,
sinon avec acquiescement. » Et plus loin :
« Pourquoi Hamlet n’agit-il pas ? Pourquoi ce
"feel", cette volonté, ce désir, paraît-il en lui
20
Écrits, p. 874.
21
L’étourdit, in Scilicet n°4, p. 5.
22
Eschyle faisait un peu de même lorsqu’il appuyait la culpabilité d’Oreste
sur une théorie « scientifique » de l’hérédité.
51
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suspendu, ce qui rejoint en quelque sorte ce que
Racamier écrit del’hystérique » 23 . …
Racamier part de la théâtralité hystérique, repérage
bien connu dans la psychiatrie française de la
simulation et du simulacre des hystériques. L’étude,
écrite dans un contexte assez sartrien, s’inspire de
Jaspers, d’Henri Ey, et de Lacan lui-même 24 .
L’article établit d’abord, sur un mode un peu
dissertatoire, les ressemblances et Tes différences
entre l’acteur et l’hystérique. Par exemple :
l’hystérique se donne en spectacle, c’est lui qui paie,
tandis que quand Charlot le fait, c’est nous qui
payons. L’hystérique n’est pas drôle. Charlot est
drôle. En revanche, hystérie et théâtre nient la
réalité (on est à Elseneur), et de même qu’Harpagon
est la condensation de bien des avares, qu’Othello et
Iago ne sont que les deux faces d’un même sujet, de
même une malade de Freud condense en une seule
scène l’homme qui la viole et elle qui s’en défend.
Racamier y ajoute le paradoxe du comédien :
l’hystérique, comme le comédien, joue un amour
qu’il n’éprouve pas. Il y appuie sa thèse de
l’incapacité d’amour, de l’hystérique, non sans
mépris : « La sexualité de l’hystérique est une
génitalité avortée, sans orgasme, une masturbation ».
Ou encore, souplesses similaires de l’acteur et de
l’hystérique dans l’identification, mais l’acteur
transfigure son émoi, tandis que l’hystérique le
défigure. L’un jouit de ses émotions, l’autre en
souffre. L’acteur mûrit son rôle, l’hystérique feint
seulement de méditer, c’est un « art inconscient de
lui-même ». Enfin le théâtre exige la répétition
ouverte, celle de l’hystérique se referme sur elle-
même.
De ces traits communs et différents, on ne peut
conclure grand-chose. Racamier s’appuie sur les
formules de Lacan d’une Conférence faite à Sainte-
Anne en 1951 : « L’hystérique parle avec sa chair »,
et « l’hystérie se fait dans une certaine lutte avec son
semblable ». On aborde alors le côté que Lacan
appellera plus tard « Sans-Foi » de l’intrigue
hystérique, ce qui inspire à Racamier un second
paradoxe du comédien : l’acteur et l’hystérique à la
fois s’approchent et se détachent de nous. Commun
mécanisme de séduction, mais : art de plaire chez
l’acteur, de se dérober chez l’hystérique. Seulement
le Sans-Foi prend vite la figure de la frigidité : « On
23
Orateur ? n°25, p. 19.
24
P.C. Racamier, De psychanalyse en psychiatrie : Hystérie et théâtre (éd.
Payot), article de 1952.

sait aujourd’hui que l’hystérique est une femme
frigide ». (Tout à l’heure, ce n’était qu’onanisme !).
Et tandis que l’hystérique sera barré de l’idéal
d’échanges fructueux qui fait pour Racamier le prix
de la vie normale, l’acteur saura, lui, accepter le
spectateur et s’adapter à lui. Opposition
personnaliste de l’imitation servile et de la fidélité
créatrice. Une morale est prônée là de la vie
authentique, qui doit déjouer les rôles, les leurres, les
masques : on reste proche de Pirandello, de Sartre et
de Genet. Plus pointue est la saisie du rapport de
l’hystérique à son maître, le médecin, qui n’a le
choix qu’entre la complicité qui l’aliène et le
ressentiment qui le fait envoyer son hystérique au
bûcher. L’hystérique et son maître, on attendrait les
beaux développements de Gérard Wajeman 25 , mais
on reste là pris dans la relation duelle, mortelle, des
semblables. Et Racamier de terminer par une jolie
matrice : celle du personnage et de la personne
combinés avec le médecin et l’hystérique.
1. L’hystérique, comme personnage, pousse
malignement son médecin à devenir un personnage.
« Les sorciers sont de grands hystériques. »
2. Mais Socrate, Janet, ont su se montrer des
personnes avec leurs malades. La personne trompe
un peu le personnage.
3. Le médecin doit donc se montrer personne avec
son malade pour que celui-ci devienne lui aussi une
personne. C’est la règle de Fénichel : « Ne pas jouer
le jeu ». Racamier conclut : « S’il a été tant insisté,
en particulier à la dernière conférence des
psychanalystes français, sur le contre-transfert, ce
n’était que pour en souligner et préciser les
dangers : l’analyste doit rester à toute occasion
maître de ses réactions, il doit rester un sujet ».
4. Il résulte de là que le quatrième cas de la matrice
n’est pas envisagé par Racamier, celui où
l’hystérique eût été sujet, et où le psychanalyste eût
été, sinon un personnage, du moins un objet. Mais il
eût alors énoncé là l’agencement exact, selon
Lacan., du discours hystérique, avec le S en position
d’agent, et celui du dispositif analytique, avec
l’analyste en position d’objet (a). Preuve qu’on ne
s’avise jamais de tout. Racamier refuse le statut de
sujet à l’hystérique parce qu’au fond, elle l’agace.
Mais il conclut sur l’idée que la psychanalyse est
une pièce qui se joue, et se réfère là-dessus au stade
du miroir : le théâtralisme « paraît marqué du
narcissisme équivalent au stade du miroir ».
Seulement le stade du miroir n’est nullement un
25
G. Wajeman, Le Maître et l’Hystérique (éd. Navarin).
52
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théâtre, et l’hystérie ne se borne pas à répéter, ou à
simuler le stade du miroir.
Un texte du Discours de Rome, de Lacan, éclairera
cette difficulté : « l’hystérique captive cet objet dans
une intrigue raffinée et son ego est dans le tiers par
le médium de qui le sujet jouit de cet objet où sa
question s’incarne. L’obsessionnel entraîne dans la
cage de son narcissisme les objets où sa question se
répercute dans l’alibi multiplié des figures mortelles
et, domptant leur haute voltige, en adresse
l’hommage ambigu vers la loge où lui-même a sa
place, celle du maître qui ne peut se voir. Trahit sua
quemque voluptas ; l’un s’identifie au spectacle, et
l’autre donne à voir » 26 . Où l’on aperçoit que le
dispositif de théâtralité – ici allégué par le cirque ou
la loge de scène – dépasse le cas de l’hystérie pour
s’appliquer à la névrose dans son ensemble. Les
éléments théâtraux traitent ici deux structures de cas,
et n’ont pas, en tant que tels, à être interprétés.
Même, en tant que tels, ils n’ont, à la différence du
symptôme, guère plus à être interprétés que le
fantasme. La théâtralité n’est pas symptomale, elle
est plutôt fantasmatique.
Il en résulte qu’il n’y a aucune raison, en retour, de
prendre l’acteur en tant qu’acteur pour un
hystérique, même si la prédisposition au théâtre
semble se saisir volontiers, ou fréquemment, de la
structure hystérique, plutôt qu’obsessionnelle. Mais
il faut aussi distinguer l’hystérisation de la cure, qui
concerne l’entrée en analyse et tout processus dans
lequel le sujet se « conduit » en agent, de la structure
hystérique proprement dite. Le discours
apparemment hystérique du théâtre est à distinguer
de la structure de l’hystérie.
Autrement on peut bien supposer que si la théâtralité
hystérique incline certains sujets à s’en faire un
métier – à rendre leurs rêves vendables selon la
définition freudienne de l’artiste 27 – la théâtralité
obsessionnelle peut y induire quelques autres. Alors
le caractère rituel du théâtre, le plaisir mortel de
s’enfermer dans des répétitions au sens strict, de
faire tous les soirs à l’heure dite des gestes et de dire
les mots apotropaïques, qui, sous forme d’une œuvre
d’art de soi-même, éphémère, instantanée,
résorberont quoi ?… le trac précisément, comme
émanant de la pulsion de mort, exercice
d’autopunition destiné à compenser la jouissance des
saluts – ou celle d’avoir joué – ce caractère ne sera
26
Écrits, p. 303-4.
27
Ceci ressort de La création littéraire et le rêve éveillé. (Essais de
psychanalyse appliquée.)

pas moins aigu ni moins vif que le plaisir hystérique
de se montrer à tous, de séduire collectivement, et de
se dérober pour finir dans la coulisse à l’amour de
tous, quitte à poursuivre – et pas non plus jusqu’au
bout – pour quelques-uns seulement, ou pour un
seul, cette dérobade dans sa loge.
Mais aussi, comment ne pas pousser les pulsions de
voyeurisme et d’exhibitionnisme nécessairement
véhiculées par la fonction de l’acteur hystérique
comme de l’acteur obsessionnel, jusqu’à la
dimension de la perversion ? Une tradition
carnavalesque, corroborée en plus par le
travestissement, par le monopole masculin – le sexe
faible, dit Lacan, au regard de la perversion 28 – dans
l’histoire des confréries d’acteurs, et qui s’est
continuée jusqu’au triste travesti moderne, aboutirait
volontiers à la conclusion que l’acteur est un pervers
– polymorphe même, si à la pulsion d’aller se faire
voir, renversée selon l’opération même de Freud en
celle de regarder (ainsi l’acteur regarde la salle,
comble souvent du cabotinage ou marque parfois
d’une particulière sidération) – on ajoute les
homosexualités esthétiques, les jeux d’ambiguïté
sexuelle pratiqués dans les compagnes grecques,
japonaises, élisabéthaines – si on ajoute le
fétichisme de la scène, celui que l’acteur pratique sur
scène, dans sa toilette, ou dans sa loge, comme celui
qu’il réveille chez ses admirateurs et jusqu’aux
ventes aux enchères des effets d’une star – et le
sado-masochisme enfin où aboutirait comme à sa
limite même, sinon le théâtre dit de la cruauté
d’Artaud, qui est sans doute d’un autre ordre, du
moins la version qui conduit certains groupes
d’acteurs à désirer souffrir en scène, à s’y infliger
des blessures, voire à asperger le tréteau nu de sang
et d’excréments, Car enfin, dans ce registre, si la
perversion consiste à se faire l’instrument de la
jouissance de l’Autre, qui de plus pervers que
l’acteur ?
Mais du côté de la psychose, ne trouvera-t-on pas
une autre limite, celle de la supposition du double,
version catastrophique de la division du sujet chez
certains acteurs habités qui passent cette limite
jusqu’à faire ressurgir dans le réel d’une
hallucination temporaire ou définitive la forclusion
de quelque signifiant primordial ?
Car elle est bien tragédie du théâtre, cette paranoïa
de Nijinski dont le Journal, presque aussi élaboré
que les Mémoires de Schreber, témoigne d’un
discours entièrement adressé à Diaghilev conçu
comme Un-père – moi un homme j’aime un homme
28
Écrits, p. 823.
53
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– et rigoureusement articulé autour d’une vacillation
toute nietzschéenne de danseur funambule entre
l’énonciation « je suis dieu », et l’énoncé « je ne suis
pas dieu » – à moins que ce ne soit l’inverse. Sans
parler, pourquoi pas, des versions bouffonnes de la
chose : Johnny Weissmtiller poussant jusque dans
l’asile le cri célèbre de Tarzan, et Belà Lugosi, qui
avait trop incarné de Vampires au cinéma, finissant,
dit-on, dans un château d’Europe centrale, entouré
de capes et de cercueils ?
Il ne resterait là que la phobie à n’avoir pas été
alléguée, mais pourquoi ne pas lui trouver son
répondant dans le Grand-Guignol ?
Si je suis pourtant parti de l’axiome que l’acteur
n’est pas un cas clinique, que l’acteur est toujours, à
cet égard, Hamlet, il sera naturel d’en conclure que
le métier d’acteur est ouvert à tout artiste qu’il soit
hystérique, obsessionnel ou pervers – le cas du
psychotique posant seulement, on le devine, un
problème d’utilisation 29 . Ce n’est donc pas à la
clinique analytique à nous dire pourquoi on devient
acteur en général (chaque acteur en analyse peut
cependant savoir cela pour lui-même), mais ce qu’on
pourrait appeler l’éthique théâtrale à nous dire, dans
le champ freudien qui la prendra pour construction
théorique, pourquoi, comme disait Aristote, les
hommes « par nature » aiment à jouer. Et comme la
nature n’existe pas, il reste à se demander comment
le théâtre met en place une structure de jeu que
l’analyse peut théoriser chez l’enfant, dès le jeu de la
bobine et la constitution de l’objet (a). Et à se
demander aussi pourquoi, à un certain moment, un
sujet croit qu’il cesse de jouer, fût-ce la comédie. Tel
serait le point de vue lacanien. Mais il y a d’abord
une réponse de Freud.
IV. Les lettres à Yvette Guilbert.
Cette célèbre diseuse, peinte par Toulouse-Lautrec,
avait épousé un médecin Max Schiller – appelé
Oncle Max – ami de Freud 30 . Freud, dans ses
lettres, balance galamment entre le position
d’admirateur et celle d’analyste. Ou plutôt, à Yvette
les compliments, et à l’Oncle Max, la leçon. On ne
sait pas bien en quoi consiste ce métier, suggère-t-il.
Peut-être le saura-t-on un jour, peut-être n’est-il pas
nécessaire de le savoir. Non sans un fond de
29
Un ami psychanalyste nous a raconté comment il avait fort bien soigné un
jeune psychotique en loti faisant assumer un rôle de figuration dans un
30
opéra.
Yvette Guilbert (1868. 1944), il reste d’elle des portraits par Toulouse-
Lautrec et des disques. Nous avons reproduit les lettres (le Freud dans
l’Âne n "5. Voir note (3).

prudence théorique devant tout ce qui est art : « Il y
a plus de chose au ciel et sur la terre, Horatio, que
n’en contient notre philosophie ». C’est la même
position que Freud avait devant Léonard de Vinci, et
qu’il a lorsqu’il s’agit d’art et non de clinique. En
attente de la position lacanienne : l’art est une
construction du désir – un ornement du réel, un
bouchage du trou, un voile de l’horreur – une
ignorance située, dont le site (le situs) est à
comprendre en termes topologiques. Par où le métier
d’acteur fait un fragment de la théorie analytique.
Ensuite, Freud ne veut pas faire de psychanalyse
sauvage : « Je sais que les analyses qu’on ne désirait
pas sont irritantes ». Enfin, il avance tout de même
des propositions. Celles-ci s’inspirent presque, ou
peuvent être remises dans la lumière du « Wo Es
war, soll Ich werden » de la 31ème leçon
d’Introduction à la psychanalyse. Mais en quoi
consiste ici l’assèchement du Zuyderzee ? La thèse
d’Yvette Guilbert semble être : j’ai plus d’une corde
à mon arc.
Je retire mon moi superficiel, alors adviennent des
moi profonds, qui ne sont pas les miens. Des
fantômes imaginaires se substituent à moi quand je
joue. Impossible dénégation de vous, déclare Freud ;
« Harmonieuse moi, différente d’un songe »
pronostiquerait-il plutôt, avec Valéry. Peut-être y a-
t-il allusion à Diderot dont l’esthétique allemande
connaît bien le paradoxe : « Ce que vous considérez
comme le mécanisme profond de votre art a été
affirmé très souvent, peut-être généralement ». Mais
son principal argument est : tout le monde devrait y
arriver, or il y a de grands acteurs, et de moins
grands. C’est même essentiel à ce métier, comme à
tout métier d’artiste, à propos duquel on voit bien
que la réussite compte, fût-ce aux seuls yeux du
grand Autre. Ce qui est le propre de ces professions
que Valéry appelait délirantes – artiste, poète, etc.-
et qui impliquent que l’artiste qui se lève le matin
sans se soutenir de son fantasme ne passe pas la
journée. La thèse de Freud, lumineuse quand on lit
cette lettre pour la première fois, est que les motions
de désir qui, ont été refoulées s’expriment par le
biais du personnage avec une authenticité d’autant
plus grande. On retrouve la thèse sur le théâtre plus
haut analysée. La thèse d’Yvette Guilbert, en
apparence : « là où Yvette j’étais doit le personnage
advenir », doit donc être renversée en : « là où
c’était mon désir, je dois advenir comme sujet ».
Mais cela n’a de sens qu’à le lire, ce sujet, comme
sujet de l’inconscient, selon le mathème :
(A) autre _S(es) où (A) est le personnage et S, c’est
le jeu (qui est aussi toujours le jeu du Ça). L’art de
l’acteur, s’il en est un, consiste à ce qu’advienne son
54
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riche Ich, à la place du moi comme objet. S’il s’agit
du moi, Yvette Guilbert a raison, l’acteur a la tâche
de s’en déprendre. Mais s’il s’agit du sujet, la lettre
de Freud suppose qu’il s’agit bien du sujet de
l’inconscient. La transparence du moi est donc le
leurre spécifique de l’acteur. Mais il y a plus. La
phrase : « l’idée de l’abandon de sa propre
personnalité et son remplacement par une
personnalité imaginaire ne m’a jamais complètement
satisfait » est à rapprocher de nombreux autres
exemples analogues de Freud, dont par exemple
celui-ci, dans l’Abrégé de 1938 : « Le problème de
la psychose serait simple et clair si le moi se
détachait totalement de la réalité, mais c’est là une
chose qui se produit rarement, peut-être même
jamais. Même quand il s’agit d’états aussi éloignés
de la réalité du monde extérieur que les états
hallucinatoires confusionnels (Amentia), les
malades, une fois guéris, déclarent que dans un
recoin de leur esprit, suivant leur expression, une
personne normale s’était tenue cachée, laissant se
dérouler devant elle, comme un observateur
désintéressé, toute la fantasmagorie morbide » 31 .
Certes, il s’agit de la psychose, mais cette référence
conduit Freud à la thèse de la Spaltung, de la
division du sujet. Le je ne se retire pas, la « personne
normale » se tient cachée. Donc a fortiori, dans cette
pseudo-psychose qu’est la duplication, le
dédoublement de l’acteur, le sujet (de l’inconscient)
demeure. Quant au moi-objet, il continue à être
suscité par le mécanisme général de l’imaginaire,
selon les lois de l’identification, de l’Idéal du moi et
du moi idéal, et tel, comme le dit Lacan, que « le
sujet et le moi se détachent et se recouvrent en
chaque individu particulier ». Même dans le cas
d’Amentia – la psychose hallucinatoire de Meynert –
même dans le cas de Schreber, le sujet était présent.
Ce qu’on obtient à condition d’appliquer à ces textes
la division même qu’ils mettent à jour, et à supposer
avec Lacan que lorsque Freud dit le moi, traduction
inefficace de Ich, il faut entendre tantôt le sujet et
tantôt le moi, cet objet. La lettre à Yvette Guilbert ne
garantit donc rien d’autre que : a) le maintien de la
division du sujet à propos de l’acteur ; b) la
supposition d’un jeu possible avec les mécanismes
identificatoires eux-mêmes, dont la psychose donne
l’état matriciel et dont la théorie de l’idéal du moi et
du moi idéal est l’effectuation concrète. Quoi de plus
illuminant dès lors sur de tels mécanismes que
l’exemple de Charlot ? La pseudo-psychose de son
humour, ou de son comique, s’y manifeste sans
cesse comme étrangeté au monde : « Je suis anglais
31
Abrégé de psychanalyse (P.U.F., p. 65).

à cette vie », dit un personnage de Claudel. La
psychologie collective, ou analyse du moi, contribue
à pointer chez lui le moi, le moi idéal, et l’idéal du
moi (chez Lacan, m, i(a), I(A)), comme suit (voir la
lettre du 2 mars 1931) :
Thèse : Charlot est un grand artiste. Cas
« transparent, simple », dit Freud.
1. Il joue toujours un seul et même rôle : c’est le moi
idéal, le garçon souffreteux.
2. Il ne représente jamais que lui-même ; c’est le
moi.
3. Mais finalement tout tourne bien pour lui : c’est
l’idéal du moi, l’homme heureux, aimé, riche et
marié, une ruée vers l’or.
Quant au sujet du dispositif S, il est celui qui inscrit
les mécanismes de l’identification – de l’acteur et du
spectateur, c’est la même – sur la chaîne signifiante
en autant d’articulations filmiques qui s’organisent
autour de sa place et le représentent. Car c’est au
nom de Charlot, son, idéal, que le sujet Chaplin joue.
« L’un s’identifie au spectacle, et l’autre donne à
voir ». Chaplin est l’Hamlet requis au triste Carnaval
des Temps Modernes, le clochard amer de
l’écueil 32 . La dialectique du sujet et du moi est
même là incarnée de façon exemplaire ; en effet le
sujet de l’inconscient n’est-il pas en dernière analyse
un garçon souffreteux, pauvre, sans défense, mais
pour qui finalement tout tourne bien, puisque,
comme dit Lacan, le sujet est toujours heureux ? 33
Tel est le sens de la mélodie chantée par Freud à
Yvette Guilbert et à leur truchement, Max Schiller,
dont nous avons tenté de restituer la basse chiffrée.
Le dernier rendez-vous entre eux sera manqué : la
visite annoncée vers octobre 1938 pour mai 1939.
Mais en mai 1939, Freud sera à Londres, et en
septembre, il sera mort. Le dernier hommage de
Freud sera donc ce oui qu’il dit que le spectateur,
ressentant toujours ce que ressent l’acteur, lance à
celle qui chante : « Dites-moi si je suis belle ».
V. La parenthèse de Lacan.
Nous tenons l’équivalent des Lettres à Yvette
Guilbert dans une incise, une parenthèse de Lacan
sur l’acteur dans le séminaire sur Hamlet. La voici :
« Si Hamlet est vraiment ce que je vous dis, à savoir
une structure telle que le désir puisse y trouver sa
place, une composition assez rigoureusement
articulée pour que tous les désirs ou plus exactement
32
Prince amer de l’écueil dit Mallarmé de Hamlet.
33
Télévision (éd, dot Seuil, p. 40).
55
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tous les problèmes du rapport du sujet au désir,
puissent s’y projeter, il suffirait en quelque sorte de
le lire. Mais il y a ici des personnes qui m’écoutent,
qui voudront sans doute que j’en dise un petit peu
plus sur la fonction de l’acteur, de la représentation ?
Il est clair que ce n’est pas du tout la même chose de
lire Hamlet et de le voir représenté. Comment mieux
illustrer la fonction de l’inconscient que j’ai défini
discours de l’Autre, que dans la perspective que
nous donne une expérience comme celle du rapport
de l’audience à Hamlet ? Il est clair que
l’inconscient se présentifie là sous la forme du
discours de l’Autre, qui est un discours parfaitement
composé. Le héros n’est présent que par ce discours
qu’il nous lègue.
La dimension qu’ajoute la représentation, c’est-à-
dire qu’ajoutent les acteurs qui jouent cet Hamlet,
est strictement analogue de ce par quoi nous-mêmes
sommes intéressés dans notre propre inconscient.
Car notre rapport avec l’inconscient est tissé de
notre imaginaire, je veux dire de notre rapport avec
notre propre corps.
J’ignore, paraît-il l’existence du corps, j’ai une
théorie de l’analyse incorporelle, selon certains qui
ne sont frappés qu’à une certaine distance du
rayonnement de ce que j’articule ici. J’enseigne tout
autre chose – le signifiant, c’est nous qui en
fournissons le matériel. C’est avec nos propres
membres – l’imaginaire, c’est cela – que nous
faisons l’alphabet de ce discours qui est inconscient,
chacun de nous dans des rapports divers, car nous
ne nous servons pas des mêmes éléments. De même,
'l’acteur prête ses membres, sa présence, non pas
simplement comme une marionnette, mais avec son
inconscient bel et bien réel, à savoir le rapport de
ses membres avec une certaine histoire qui est la
sienne.
Chacun sait qu’il y a de bons et de mauvais acteurs.
C’est, je crois, dans la mesure où l’inconscient d’un
acteur est plus ou moins compatible avec ce prêt de
sa marionnette. Voilà ce qui fait qu’un acteur a plus
ou moins de talent, de génie, voire qu’il est plus ou
moins compatible avec certains rôles – pourquoi
pas ? Même ceux qui ont la gamme la plus étendue
peuvent jouer certains rôles mieux que d’autres. Et
plus généralement, le problème qui a pu être abordé
du rapport de certaines textures psychologiques
avec le théâtre, de l’acteur avec la possibilité de
l’exhibition. Quelqu’un a écrit, il y a quelques
années, un article qui donnait de l’espoir sur ce
qu’il appelait l’hystérie et le théâtre, et nous aurons

peut-être l’occasion d’en parler avec intérêt, sinon
avec acquiescement.
Cette parenthèse fermée, reprenons le fil de notre
propos » . 34
Trois thèses bien articulées suivent de ce texte.
Thèse I. Le théâtre (la scène) présentifie le discours
de l’Autre (la fonction de l’inconscient). Il le
présentifie ipso facto, sans qu’on ait besoin de le
mettre en scène. Cela vaut pour toute théâtralité
(récitation, épopée, théâtre, scène de rue, etc.). Cela
ne vaut pas en principe pour un cours, ni une
conférence, puisqu’on n’y présentifie pas le discours
de l’Autre ; à moins que l’on ne fasse cette
irrésistible conférence sur les méfaits du tabac
inventée par Tchekhov, et qui dégénère vite en
présentification de la femme du conférencier,
laquelle l’empêche justement de fumer ! Lacan
devant l’acteur, c’est donc le spectateur devant le
discours de l’Autre rendu présent. Telle est la
présence, la propriété qu’on prête à l’acteur
d’incarner justement le personnage.
Thèse II. Le représentation est une analogie stricte
entre la place de l’inconscient de l’acteur et de la
place de l’inconscient du spectateur. Cela signifie
que devant le personnage ou le héros, l’acteur et le
spectateur sont au même lieu. La rampe, certes, les
sépare, et elle fait une barre qui suffit à définir le
théâtre, du moins chez les peuples qui ont quelque
théâtre, mais si du point de vue des pulsions, cette
barre a un sens (S ◊ D), il faut tenir que du point de
vue du fantasme, elle est sans cesse franchie (S ◊ a).
L’acteur passe la rampe. Dans la chaîne : poète →
héros →||acteur → spectateur, on a entre les termes 2
et 3 la barre de la représentation, et entre les termes
3 et 4, la rampe, qui est comme le représentant de la
représentation, puisqu’il faut d’abord que l’acteur
incarne le personnage, et donc s’identifie à lui, pour
que notre identification à nous – notre incarnation
dans la terreur et la pitié – ait lieu. Mais en quoi
consiste cette incarnation ?
Thèse III. L’acteur, le spectateur, prête son corps à
ce discours inconscient.
Thèse IIIbis. L’acteur prête ses membres, sa
présence, non pas simplement comme une
marionnette, mais avec son inconscient bel et bien
réel. Il y a donc trois termes faisant nœud : le
34
Ornicar ? n°25, p. 17-18.
56
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discours de l’Autre, notre corps, plus notre
inconscient. Le discours de l’Autre est du côté du
symbolique, l’inconscient de l’acteur (ou du
spectateur) du côté du réel (« bel et bien réel »), et
l’alphabet du corps est l’imaginaire : « le rapport de
ses membres [imaginaire] avec une certaine histoire
qui est la sienne » [réel]. Tel est le nœud, borroméen
(puisque nœud de S, de R et de I), spécifique du
théâtre, ou encore de ce qu’on pourrait appeler non
pas l’interprétation en général, mais l’interprète
(acteur, danseur, pianiste, metteur en scène, etc., et,
par délégation, leur spectateur).
Deux ou trois remarques viennent à l’esprit.
1. La première, c’est que la parenthèse de Lacan
rejoint la lettre de Freud sans son ensemble, mais
aussi sur le point que le moi de l’acteur doit se prêter
au jeu (l’inter – prête). C’est un prêt. Un don total
serait psychotique. Au fond, la tragédie Le véritable
SaintGenest, de Rotrou, qui est une grande pièce sur
l’acteur, revient à poser la question : et si ce prêt
devait aller jusqu’au don, jusqu’au sacrifice ? On
débouche alors sur une dimension sacrée, et de
prêteur de son corps, l’acteur doit devenir martyr.
Plusieurs acteurs d’ailleurs envisagent leur métier
sous la forme d’une crucifixion réitérée. Ce prêt
d’un moi, d’un imaginaire, revient donc à refuser à
Yvette Guilbert l’idée mystique qu’elle se faisait
peut-être de le faire disparaître. Le moi, l’imaginaire
se voient divisés entre le corps du sujet et son
inconscient, et cette division se prête au symbolique
du rôle.
2. La seconde, c’est que, quoique l’acteur soit
debout, parle, et se meuve, et que le spectateur soit
assis, immobile, et se taise, tous deux n’en sont pas
moins impliqués dans le même processus, et saisis
dans le même nœud. La rampe se déplace alors
jusqu’au cœur du spectateur, divisé en sa pauvre
dégaine d’assis, et ce courage, cet amour, cette
souffrance, cette jouissance, cette mort qui lui sont
proposés, et auxquels, comme Freud à Yvette
Guilbert, – ou comme Molly Bloom à la fin d’Ulysse
– il dit oui, oui, oui. Cette analogie va à l’encontre
de ces dispositifs compliqués, aux instances
proliférantes et de style jungien, parfois élaborés par
ceux qui hypostasient chaque instant psychologique
en une instance pseudo-analytique 35 . Mais il faut
avouer qu’une certaine sémiologie, à force de
baptiser aussi de termes aussi nombreux que
prétentieux tous les détails d’une action de théâtre,
noie tout autant le poisson, manque les points de
35
Ainsi, un commentateur de l’art du metteur en scène Grotowski s’en va
distinguer : don de soi, noyau énergétique, totalité psychophysique,
narcissisme, intentionnalité, blocage, pulsions, motivations, etc.

capiton qui nouent réellement une scène, le jeu d’un
acteur, l’émotion du spectateur, et élude l’opération
de la catharsis. On songe alors à la mythologie
finissante de Rome qui faisait une petite divinité des
moindres gestes de la vie, des moindres moments de
la journée, et dont Saint Augustin ricane. A ces
maniaques de la psychologie sans fin et des schémas
touffus, il suffira d’opposer le schéma en Z de Lacan
qui brise la relation imaginaire où se prendrait
l’illusion scénique, laquelle n’est, comme on le voit,
un face à face de l’acteur et du spectateur que sous le
regard de l’Autre. Et le nœud borroméen vient lever
à son tour l’hypothèque de calculs pointilleux ou
délirants.
3. Enfin, on peut dire un mot du metteur en scène au
XX' siècle, qui est lui aussi un interprète entre
l’acteur et l’auteur, ou bien entre l’acteur et le
spectateur ; il vient nous représenter justement
qu’une pièce est une construction, une composition
autour d’un désir, et non pas seulement un message
de l’au-delà dont l’acteur serait le porteur. Que cette
fonction soit apparue dans ce siècle suppose moins
la référence à la complexité de l’agencement
cinématographique que, peut-être, l’émergence du
discours analytique. Ou peut-être y a-t-il eu
rencontre entre cette fonction et ce discours. On en a
l’indice par le système de Stanislavski, essayant par
tous les moyens à sa portée de domestiquer
l’inconscient.
Mais il faut revenir à la référence de Lacan à la
marionnette : « non pas simplement comme une
marionnette », dit-il, et : « ce prêt de sa
marionnette ». Il est bien des marionnettes : ce n’est
pas aux Bruxellois que je l’apprendrai, eux qui en
ont une tradition toute spéciale. Mais il est probable
que les différents genres de marionnettes relèvent de
topiques différentes. La main qui se glisse dans la
doublure de Guignol n’est pas celle qui agite les fils
des marionnettes siciliennes, les bâtonnets de celles
de Java, les karagheuz turcs, sans compter ces aides
vêtus de noir qui servent les grandes marionnettes du
Bunraku, et sur lesquelles Claudel a si bien écrit. A
quoi on ajoutera la supermarionnette de Gordon
Graig, idéal de l’acteur. Dans le texte de Lacan,
marionnette veut dire : corps agité par un réel situé
ailleurs. Il faut se référer à un texte sublime, auquel
Lacan, à ma connaissance, ne se réfère pas, et qui est
le traité analytique de l’acteur : c’est le Théâtre des
marionnettes, de Kleist. On sait que l’auteur
suppose, dans cette nouvelle, ou dans ce conte, qu’il
rencontre le premier danseur de l’Opéra de M. au
théâtre de marionnettes. « Chaque mouvement,
disait-il, possède son centre de gravité, et c’est à lui,
57
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au centre de la figurine, qu’il suffit de commander ;
les membres, qui ne sont rien d’autres que des
pendules, suivent d’eux-mêmes sans nulle
intervention, d’une manière toute mécanique. »
L’opérateur se situe donc au centre de gravité de la
marionnette, et trouve ainsi « le chemin de l’âme du
danseur ». La marionnette est mise ici pour le
danseur, mais supposons que le danseur soit mis là
pour l’acteur et généralisons cette mécanique des
solides, ce traité de la pesanteur. L’âme du danseur,
c’est celle dont la trajectoire est celle du personnage.
La marionnette est le corps de l’acteur, et le
montreur, comme on dit, sera l’inconscient réel de la
marionnette. On retrouve une thèse de Lacan : « En
fait le sujet de l’inconscient ne touche à l’âme que
par le corps »,… et il ajoute : « d’y introduire la
pensée » 36 . La pensée, c’est ici le rôle à jouer (le
personnage). Le résultat, l’effet produit, en bref le
nœud lui-même en tant que (bien) noué porte
exactement le nom de grâce. Mais au sens
théologique, puis esthétique du mot, Kleist va
substituer un sens topologique. La grâce, c’est
d’abord l’instant unique où l’acteur joue, mais peut-
être ne joue-t-il jamais ? Ce dont témoigne
l’anecdote du jeune homme qui perd son innocence
sous les yeux du narrateur. Le jeune homme a vu la
statue antique du Spinario, de l’enfant assis qui s’ôte
une épine du pied. Il se baigne avec le narrateur, se
sèche, pose son pied sur un escabeau, se surprend
dans une glace et sourit – stade du miroir, certes,
mais dont Kleist ne dit pas ce qu’il découvre,
quoiqu’on puisse supposer qu’il jubile de s’identifier
à la statue. Il propose au narrateur, qui feint de ne
pas l’avoir vu, de refaire le geste glorieux, mais il
n’y parvient pas. A dater de ce jour, il passe des
journées entières devant la glace, s’étiole, et perd sa
beauté. On voit qu’ici l’acteur doit prêter sa
marionnette au sujet de l’inconscient, mais sans
jamais s’aliéner dans l’image spéculaire. On pourrait
accrocher ici le paradoxe de Diderot. A son tour le
danseur raconte qu’il a rencontré, lui, un jeune
joueur d’escrime remarquable, lors d’un voyage en
Russie, les deux jeunes gens se sont battus et le
danseur l’a défait, mais le joueur d’escrime l’a
conduit voir un ours savant et Fa prié de frapper
l’ours de son épée. Or, dit-il « non seulement l’ours
parait tous mes coups comme l’eut fait le meilleur
escrimeur du monde, mais (ce en quoi nul tireur ne
l’imitera) il ne condescendait même pas aux
feintes ». On est donc passé de la théorie du centre
de gravité des marionnettes à l’affaire du narcisse,
puis à celle de l’ours. Le narcisse manque le moment
36
Télévision, p. 16.

de conclure, que seul l’ours atteint. Et le danseur,
lui, de conclure : « Nous voyons que dans le monde
organique, plus le raisonnement s’affaiblit, plus la
grâce s’y répand, rayonnante et dominatrice ».
Alors vient le texte, que nous disons canonique, sur
l’acteur : « Toutefois, comme l’intersection de deux
lignes, d’un même côté d’un point, après passage à
l’infini, se retrouve tout à coup de l’autre côté, ou
comme l’image d’un miroir concave, après s’ètre
éloignée à l’infini, nous revient soudain condensée,
de même, lorsque la connaissance est passée par un
infini, la grâce se retrouve aussi, si bien qu’elle
apparaît en même temps avec le plus de pureté dans
une complexion humaine qui n’a aucune conscience,
ou bien en a une infinie, c’est-à-dire dans la
marionnette, ou dans le dieu » 37 . Qu’est-ce à dire ?
Ce texte fait allusion, je suppose, chez cet ancien
militaire prussien frotté de mathématiques par
nécessité et par goût, à quelque géométrie projective,
ou arguésienne, celle dont Lacan s’est servi à
plusieurs reprises et notamment dans son analyse des
Ménines. On pourrait la représenter ainsi :
L’intersection de deux lignes (droites) A et A' est A,
du côté droit du point O. Lorsque A est un point à
l’infini, comme chez Desargues, il coïncide avec le
point à l’infini B, point de rencontre des deux droites
un instant parallèles de l’autre côté du point O.
L’autre référence, optique, est celle d’un miroir
concave, avec l’image réelle s’éloignant, et l’image
virtuelle venant en deçà du foyer du miroir. Lacan
s’est aussi servi de ce modèle pour analyser les
mécanismes du moi. La conjonction de ces deux
modèles, topologique et optique, nous donne une
physique du jeu de l’acteur : passage à l’infini dans
le champ de la connaissance, et retour, à l’instant
même, dans le fini, dans l’en deçà de la
représentation. Autrement dit, il y a coïncidence de
l’au-delà de la représentation, qui est le personnage
infini, insaisissable – « on ne sera jamais Alceste »,
dit Louis Jouvet – et de l’en deçà de la
représentation, qui est encore l’inconscient de
l’acteur. Rencontre, à l’infini, idéale, mais devant
37
On peut trouver le Théâtre de Marionnettes dans Kleist, Anecdotés et
petits écrits, (éd. Payot). Nous avons retraduit le texte où tous les
traducteurs s’embrouillent.
58
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nous, réelle. La représentation serait dès lors
l’imaginaire scénique, visible, l’image dense,
accommodée, qui nouerait à l’infinité du personnage
– de la pièce, du théâtre – l’irreprésentable, en
coulisses, du sujet de l’inconscient. Le spectateur, de
façon rigoureusement analogue, et quoique
immobile, fonctionnerait de la même façon, à
condition de prêter sa marionnette sans fil au
dispositif prévu. La théâtralité est la présentification
même du dispositif par lequel le corps mouvant et
parlant se trouve parlé et mû par le personnage, le
rôle, la pièce qui lui sont asymptotiques. Le milieu
présent conjoint deux infinis absents. On peut
donner aussi une version en termes de bande de
Möbius, si l’on fait des deux droites une surface, et
si on la tord pour en recoudre les bords : « Il me
répliqua qu’il était absolument impossible à
l’homme d’égaler en tout le mannequin. Sur ce
terrain, seul un dieu pourrait se mesurer avec la
matière ; et c’est en ce point que les deux bouts du
monde circulaire se rejoignent ».
Conclusion.
Une tradition du Théâtre Nô peut nous éclairer de
son obscurité même. Il y a, dans le Nô, un rôle qui
ne peut être joué que par un enfant de moins de
quinze ans ou par un vieillard de plus de soixante
ans. C’est celui du héron de l’Empereur. C’est un
rôle sacré. Je l’ai vu jouer par un vieillard tout vêtu
de blanc des pieds à la tête, avec un héron en
miniature accroché sur la tête, le bec piquant vers le
sol et les ailes déployées. Conformément à la règle,
le vieillard n’a pas cillé de toute la longue
représentation de ce rôle sacré. Je ne sais pas
pourquoi au juste le théâtre japonais interdit qu’on
joue ce rôle entre quinze et soixante ans, mais
j’entrevois bien quelque chose : je suppose qu’est
exclu par là l’âge où l’homme a une sexualité, ou
croit qu’il y a des rapports sexuels. Rêvons que
l’enfant, que le vieillard, sachent l’un et l’autre qu’il
n’y en a pas. Inventons que ce rôle peut être joué
après soixante ans jusqu’à l’infini, et avant quinze
ans depuis l’infini. Renouons les deux infinis du
héron. Nous retrouvons alors les lignes de Kleist,
celles dont les points à l’infini coïncident (une seule
droite d’ailleurs suffirait), et dont la seule portion
visible serait comme barrée. Je suppose par là que ce
que le théâtre contient d’irreprésentable, et qui fait
son essence, laquelle est, comme dit Mallarmé,
« supérieure », est marqué sur la scène de ce Nô par
l’absence à tout jamais d’un acteur situable entre
l’enfant et le vieillard, comme si l’enfant surgissait
 Accueil
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par le vol inconscient du héron, et que le vieillard ait
dû mettre l’expérience de toute une vie à rejoindre à
l’infini la fonction impériale du personnage. Entre
les deux, il n’y a devant vous que corps imaginaires.
J’ai seulement supposé devant vous que l’acteur –
selon Freud et selon Lacan – relevait de l’optique et
de la topologie du héron et de l’Empereur.
Voici la traduction, due à Koumiko Muraoka et
Fouad El-Etr, de haïkaï , avec l’aimable autorisation
de La Délirante.
Page 7 :
Le corbeau d’habitude je le hais Mais tout de
même… ce matin Sur la neige

Page 13 :
Là où le coucou
A disparu
Un haïkaï est un poème de 17 syllabes (5-7-5) qui
Il y a une île
apparaît dans la poésie japonaise à partir du
XVl’siècle, atteint sa perfection au XVIIe, et sa plus Page 26 :
grande vogue, qui dure toujours, au XIXe.
Aussi maigre
Les Japonais ont toujours affectionné les formes Que le saumon séché Le bonze dans le froid
courtes : ainsi le poème classique par excellence qui,
Page 32 :
selon les époques, s’est appelé tanka ou waka,
compte 31 syllabes (5-7-5-7-7), est découpable en Les nuages parfois
deux strophes dites hokku (les trois premiers vers) et Viennent reposer les gens D’admirer la lune
ageku (les deux derniers).
Page 43 :
Le haïkaï est issu de la décomposition du renga, un
Du fond de la pivoine Sort l’abeille
jeu savant, qui consiste à tisser, avec ces poèmes
courts des jeux alternés ou des chaînes plus ou A contrecœur
moins longues. Certaines s’appellent haïkaï-renga,
renga à plaisanterie, soit d’un genre « bas » et Page 50 :
familier par opposition au style noble et précieux. Le Le temple de Soma
premier élément de ces renga est un hokku, dont la
J’entends les flûtes d’autrefois Dans l’ombre d’un
thématique est codifiée il doit évoquer une saison et
arbre
surtout comporter une rupture de ton ; un mot-pivot
inattendu doit venir interrompre le flux du discours. Page 62 :
On a reconnu la technique du haïkaï, qui résulte de
l’indépendance de ce hokku. Le Japonais dit plus Le silence
volontiers haïku contraction de haïkaï-hokku, mais La voix de la cigale Perce les roches
c’est un mot qui date du XIXe.
PETITE BIBLIOGRAPHIE CHOISIE
C’est cette technique qui devrait nous intéresser, car Matsuo Bashô, Journaux de voyage, traduit par R. Sieffert, Presses orientalistes
de France, 1978.
elle vise à faire apparaître, dans la vacillation de la Matsuo Bashô, The narrow road to the deep north and other travel sketches,
coupure, l’objet dans sa surprenante singularité. traduction anglaise de Nobuyuki Yuasa, Penguin classics, 1966.
Matsuo Bashô, Cent cinq haïkaï, traduit par Koumiko Muraoka et Fouad-el-
Etr, La Délirante, 1979.
Coyaud Maurice, Fourmis sans ombre-Le livre des haïku, Phébus, 1978.
Matsuo Bashô (1644-1694) est le maître incontesté Munier Roger, Haïku, Fayard, 1978.
du haïkaï et un grand théoricien de la poésie. Il les a Renondeau Gabriel, Anthologie de la poésie japonaise classique, Gallimard,
1978.
rarement produits tels quels ; dans ses célèbres récits Nakamura Ryôji et De Ceccaty René, Mille ans de littérature japonaise, La
de voyage par exemple, il use du haïbun, soit d’une Différence, 1982.
Sieffert René, La littérature japonaise, POF, 1973.
prose mêlée de haïkaï. Mais ils ne perdent rien à être Masaoka Shiki, Notes sur la haïkaï, in La Délirante, n°8.
isolés, et trop de commentaires, sans doute, ne ferait On trouvera des textes de Basile) dans le n’7 de la même revue. Le Haïkaï
selon Bashô, tr. R. Sieffert, POF, 1983.
que ternir leur éclat.

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