civilisation hispaniques
médiévales
Henriet Patrick. Sanctissima patria. Points et thèmes communs aux trois œuvres de Lucas de Tuy. In: Cahiers de
linguistique et de civilisation hispaniques médiévales. N°24, 2001. pp. 249-278;
doi : 10.3406/cehm.2001.1179
http://www.persee.fr/doc/cehm_0396-9045_2001_num_24_1_1179
1. « Disiungendus non est a Roderico Toletano Lucas episcopus Tudensis, quippe eiusdem
temporis, eiusdem dignitatis, sub iisdem ambo regibus Alphonsis duobus et Ferdinando, et
eximius uterque ac celeberrimus apud omnes famam et historiarum de rebus nostris scripta-
rum laude, quae nomen eorum aeternati consecravere », Nicolas ANTONIO, Bibliotheca his-
pana vetus, II, Madrid, 1788, p. 58. Dans la préface du De altera vita, feuillet B2vo, présentant
Lucas, Mariana écrivait déjà : « Fuit Roderico Semeno Toletano archiepiscopo ferme aequa-
lis. » J’espère que l’on me pardonnera de franciser le nom de Rodrigo et non celui de Lucas,
sans autre excuse que l’habitude et l’existence du prénom Lucas en français.
11. Nicolas ANTONIO, Bibliotheca Hispana vetus, op. cit., n° 70, p. 60-61. L’allusion aux albi-
geois contenue dans le titre du De altera vita est un ajout du père Mariana : DAV, praefatio,
feuillet B3. De même pour les sous-titres et la division en chapitres, à laquelle nous renver-
rons cependant par commodité. Nicolas Antonio confond par ailleurs le second récit de la
translation (BHL 4491) et les Miracula : il affirme, en suivant Ambrosio de Morales, qu’un
exemplaire de la translation se trouvait dans un manuscrit du collège Saint-Ildephonse d’Al-
calá de Henares, lequel était lui-même une copie d’un manuscrit léonais. Ces références suf-
fisent à identifier ces deux manuscrits, comme étant ceux des Miracula, même si à l’époque de
Morales déjà, c’est le manuscrit de León qui était la copie et celui d’Alcala l’original. Nicolas
Antonio ajoute ensuite que cette œuvre a été traduite en castillan par Juan de Robles, ce qui
confirme la confusion : cf. infra. FLÓREZ, ES 22, p. 130-139, attribue de son côté à Lucas le
Chronicon, les Miracula, le De altera vita, mais aussi la Vita sancti Isidori (BHL 4486) et le second
récit de la translation (qu’il confond aussi avec les Miracula de Lucas, n’ayant pu trouver,
comme il l’écrit p. 135, le texte latin).
12. Les Miracula n’ont pas été imprimés et Nicolas Antonio, Bibliotheca hispana vetus, op. cit.,
n° 71, p. 61, renvoie à la traduction de Juan de Robles.
13. Historia translationis sancti Isidori (BHL 4491), éd. Juan A. ESTÉVEZ SOLA, in : Chronica
hispana saeculi XIII, Turnhout : Brepols, 1997 (Corpus Christianorum, Continuatio medievalis),
p. 143-179. Datation : ibid., p. 134-137.
14. Utilisation de la translatio : Juan A. ESTÉVEZ SOLA, p. 136-137, ou Patrick HENRIET,
« Hagiographie et politique », art. cit., p. 72. Allusion de Lucas à un premier recueil de
miracles : LMSI, ms 63, fol. 1roa, fol. 2vob, 3vob, etc.
15. Editée dans AASS, 4 Avril, p. 329-349, et de là dans PL 82, col. 19-56 (= BHL 4486).
16. AASS, 4 avril, 326F-327A.
17. Codex aujourd’hui conservé à la bibliothèque nationale de Madrid, ms 10442 (= T dans
la liste d’Emma Falque, « Hacia una organización textual de los manuscritos del Chronicon
mundi de Lucas de Tuy », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 23, 2000, p. 87-99, p. 99).
Lucas fait allusion dans les Miracula à un texte qui ne peut guère être que
cette Vita, déjà rédigée, donc, lorsqu’il entreprend la rédaction des
miracles18. Chronicon, Miracula, De altera vita : voilà donc les trois œuvres
que nous devons prendre en compte.
La chronologie des œuvres de Lucas pose plus d’un problème. Les
différentes indications données par l’auteur permettent de fixer des
repères avec une certaine précision, mais le plus difficile est générale-
ment de savoir quand Lucas a terminé telle ou telle entreprise, voire,
dans le cas du Chronicon, s’il l’a réellement terminée. Les spécialistes s’ac-
cordent à reconnaître que la chronique a été entamée à la demande de
Bérengère, mère de Ferdinand III, sans doute vers 123019. Si elle ne
décrit aucun événement postérieur à 1236, il n’est cependant pas exclu
que Lucas ait continué à y travailler après cette date20. Le De altera vita
semble avoir été rédigé vers 1235/1236. Lucas déclare en effet écrire à
peine deux ans après une poussée d’hérésie survenue à León, au temps
d’une vacance du siège épiscopal qui suivit l’épiscopat de Rodrigue21. Il
18. Cf. LMSI, ms 63, fol. 2roa (allusion à l’inhumation d’Isidore entre Léandre et Florentine,
ut legitur. Cette précision se trouve dans la Vita mais pas dans le récit de l’obitus d’Isidore dû au
clerc Redemptus) ; fol. 11roa (legeram eas et alias a domino meo Isidoro naturali opere factas, à propos
(eas) de lampes miraculeuses fabriquées par Isidore et placées ensuite dans son tombeau :
cf. Vita Sancti Isidori, PL 82, col. 52C). Emprunt textuel à la Vita sancti Isidori : CM, p. 3 (de sic
« Hispania situ... » à « ... prima », = « Vita sancti Isidori », PL 82, col. 19B : cf. infra, note 52).
19. Cf. Michael Lawrence HOLLAS, Lucas of Tuy and Thirteenth Cenrury León (Ph. D. 1985),
p. 31-32 ; Georges MARTIN, Les juges de Castille, op. cit., p. 201-204 ; Peter LINEHAN, History
and the Historians, op. cit., p. 357-358, et « Dates and doubts », p. 204 sq. ; Michael Lawrence
HOLLAS, p. 31-32.
20. Peter LINEHAN, « Dates and doubts », p. 208 sq. Contra : Georges MARTIN, Les Juges de
Castille, op. cit., p. 201. Lorsque Lucas déclare dans le De altera vita, sans doute pas avant 1236,
avoir dû interrompre la rédaction des Miracula (cf. infra, n. 22), il ne fait aucune allusion au
Chronicon. Faut-il comprendre qu’il n’interrompt alors que la rédaction des Miracula ? Ou, au
contraire, qu’il avait cessé de s’en occuper ? Le fait qu’aucun manuscrit du Chronicon n’aille
au-delà de 1236 reste troublant.
21. Lucas déclare en fait (DAV, III, 8) écrire moins de deux ans après la vacance ayant suivi
la mort de l’évêque Rodrigue. Dans les diplômes royaux, celui-ci disparaît des souscriptions
épiscopales dès le 2 avril 1232 ( Julio GONZÁLEZ, Reinado y diplomas de Fernando III, II. Docu-
mentos (1217-1232), Cordoue, 1983, n° 432, p. 498). Il est ensuite remplacé par Martin
Alphonse (attesté pour la dernière fois dès le 23 juillet 1232 : Julio GONZÁLEZ, ibid., n° 476,
p. 550). Rodrigue réapparaît cependant, une seule fois, le 31 août 1232 (ibid., n° 481, p. 556).
Le siège de León est ensuite vacant du 13 septembre 1232 (ibid., n° 483, p. 558) au 12
décembre 1234 ( Julio GONZÁLEZ, Reinado y diplomas de Fernando III, III. Documentos (1233-
1253), Cordoue, 1986, n° 543, p. 59), date à laquelle apparaît Arnaud. Le siège de León était
encore vacant le 18 octobre 1234 (ibid., n° 537, p. 52-53). La vacance s’étend donc
d’août/septembre 1232 à octobre/décembre 1234. Lucas doit donc écrire entre 1234 et
1236. Dans la mesure où il parle au passé de l’évêque Arnaud, qui est attesté jusqu’au 22 août
1235 (ibid., n° 560, p. 81), il doit écrire plutôt en 1236. Le siège léonais connaît une nouvelle
vacance après la mort d’Arnaud, et ce jusqu’au 22 novembre 1238 : José Manuel RUIZ
ASENCIO, Colección documental del archivo de la catedral de León. VIII (1230-1269), León (Fuentes
y estudios de historia leonesa, 54), 1993, n° 2022, p. 62-63. Or dans la bulle autorisant la
nomination de l’évêque de Zamora comme évêque de León (22 novembre 1238), Grégoire
IX fait allusion à la longue vacance qui a précédé et aux graves dommages qui en ont résulté
pour l’église de León : « cum eadem ecclesia que ob vacationem diutinam gravem in spiri-
tualibus et temporalibus sustinuit lesionem… », ibid., p. 62. Il n’est pas exclu que les événe-
ments survenus à partir de 1232 soient englobés dans cette appréciation générale. Une for-
mule des Miracula (« recalcitrantibus inimicis fidei », cf. infra, note 25) semble indiquer que les
hérétiques sont encore actifs à León au moment où Lucas commence à écrire le De altera vita,
c’est-à-dire précisément pendant cette vacance qui suit la mort d’Arnaud et à laquelle fait
allusion Grégoire IX.
22. À la fin du chapitre 40 des Miracula (ARCSIL, ms 63, fol. 26rob), Lucas déclare inter-
rompre sa rédaction et quitter León devant les agissements des ennemis de la foi. S’il s’agit de
l’interruption à laquelle il est fait allusion dans le DAV – ce qu’il semble raisonnable d’envisa-
ger dans la mesure où les thèmes développés dans les chapitres 37-40 des Miracula sont exac-
tement ceux que l’on retrouve dans le De altera vita –, Lucas aurait donc quitté León vers 1236
et aurait par conséquent composé ailleurs le DAV. Cf. infra, notes 24 et 25.
23. Michael Lawrence HOLLAS, Lucas of Tuy, op. cit., p. 21-23 ; Patrick HENRIET, « Hagio-
graphie et politique », art. cit., p. 58-59.
24. « Quis ad haec vel insanus phrenetico spiritu agitatus tantorum sanctorum tam prae-
clara testimonia respondeat ? His ergo corroboratus in Domino, seponens ad tempus prose-
qui ea, quae de miraculis sancti confessoris Isidori coeperam enarrare… », DAV, p. 1.
25. « Ad presens recalcitrantibus inimicis fidei in patria commode non possumus commo-
rari », LMSI, ms 63, fol. 26rob.
26. « Seponens ad tempius prosequi ea » : Lucas précise bien qu’il n’a fait que suspendre
momentanément leur rédaction.
27. Cette Vita Martini (= LMSI, ms 63, fol. 31vob-39ro) a été éditée d’après Lorenzana dans
PL 208, col. 1-24.
Liber miraculorum sancti Isidori 31. Isidore protège la Loi, les rois et le peuple
(lex, rex, plebs). Il est difficile ici de ne pas songer au triptyque d’origine isi-
dorienne et wisigothique, qui, dès le quatrième concile de Tolède (633),
associait rex, gens et patria32. Deux de ses composantes, cependant, ont
changé. La gens, d’une part, a été remplacée par la plebs. Ce dernier
terme n’est cependant pas sans connotations isidoriennes : l’auteur des
Étymologies ordonnait en effet la société en trois groupes, senatores, milites et
plebs33. Mais dans un contexte chrétien, plebs pouvait aussi signifier la
communauté des croyants. Ainsi, selon la Chronique de 754, le roi
Wamba aurait fait apposer sur l’une des portes de Tolède une inscription
qui demandait aux saints de Dieu de protéger la ville et la plebs34. Nous
croirions volontiers que cette christianisation de la plebs est présente dans
notre poème35. La lex, de son côté, s’est substituée à la patria. L’idée d’une
patria, tantôt léonaise, tantôt hispanique, toujours chrétienne, est pour-
tant omniprésente chez Lucas36. Il n’y a donc pas lieu de penser que
cette notion a disparu, mais plutôt qu’elle s’est réfugiée dans les autres
termes, et en particulier dans plebs, groupe vivant chrétiennement dans
un territoire donné. Isidore, dont les reliques sacralisent León et, au-delà,
toute cette Hispania dont il est le docteur, est en quelque sorte la patria.
Mais la lex, qui ne se trouvait pas dans le triptyque isidorien ? Elle a
31. « Alme pater patriae confessor Isidore / Qui decus Ecclesiae legisque lucerna fuisti, / Tu
de quo socio coeli chorus exhilaratur, / De quo praesidio lex, rex, plebs magnificatur, / Des
hoc principium concludi fine beato, / Qui facis auxilium poscenti corde piato », LMSI, ms
63, fol. 1roa. Cf. Patrick HENRIET, « Rex, Lex, Plebs. Les miracles d’Isidore de Séville à León
(XIe-XIIIe siècles) », in : Actes du colloque Mirakel im Mittelalter, Martin HEINZELMANN
et Klaus HERBERS (dir.), Weingarten, avril 2000, à paraître.
32. Suzanne TEILLLET, Des Goths à la nation gothique. Les origines de l’idée de nation en Occident du
Ve au VIIe siècle, Paris, 1984, p. 503 sq., avec références aux notes 1 et 2.
33. Isidore, Étymologies, éd. José OROZ RETA et Manuel A. MARCOS CASQUERO,
Madrid, 1993-1994 (Biblioteca de autores cristianos, 433 et 434), t. I, IX, 4, 7, p. 776. Cf.
Dominique IOGNA PRAT, « Le “baptême” du schéma des trois ordres fonctionnels »,
Annales (Économies, Sociétés, Cicilisations), 41, 1986, p. 101-126, et Gilles CONSTABLE, « The
orders of society », in : Three Studies in Medieval Religious and Social Thought, Cambridge Univer-
sity Press, 1995, p. 272.
34. « Vos, sancti Domini, quorum hic presentia fulget, / Hanc urbem et plebem solito more
salvate favore », dans Crónica mozarabe de 754, éd. J. E. LÓPEZ PEREIRA, Saragosse (Textos
medievales, 58), 1980, p. 54. On trouve aussi le mot plebs avec le sens de communauté des
fidèles dans les conciles de Tolède : Concilios visigóticos e hispano-romanos, éd. J. VIVES, Barce-
lone-Madrid, 1963, p. 285 (8e concile, opposition de la fidelium plebs à l’infidelium societas), p. 391
(12e concile, l’évêque responsable de la plebs de son diocèse), p. 531 (17e concile, les évêques
devant prêcher la vérité à la plebs), etc. Cf. J. MELLADO RODRÍGUEZ, Lexico de los concilios
visigóticos de Toledo, II, Cordoue, 1990, p. 512. L’évolution du mot vers un sens religieux à par-
tir du VIIe siècle a été notée par Suzanne TEILLET, Des Goths à la nation gothique, op. cit., p. 525
et 554-555.
35. Conjecture renforcée par le fait que dans le prologue du Chronicon mundi, le sang des mar-
tyrs réconforte la plebs catholique (p. 3). Cf. infra, p. 260.
36. Cf. infra p. 259-266.
conquis son autonomie dès le haut Moyen Âge. Ainsi, certains manus-
crits ornés de la fameuse « croix d’Oviedo » portent-ils, à partir du XIe
siècle, la légende Pax, Lux, Lex, Rex37. Le roi ne se confond pas avec la Loi,
celle-ci devant aussi être entendue, peut-être même avant tout, comme
celle du Christ et de l’Église. Rex, lex, plebs. Trois termes, donc, et trois
œuvres. Le rex est exalté dans le Chronicon mundi, qui rappelle comment
l’histoire péninsulaire se confond avec celle de ses rois chrétiens. La lex,
dans sa dimension chrétienne, est exposée dans le De altera vita, qui trace
pédagogiquement la frontière entre ce que l’Église commande et ce
qu’elle interdit. La plebs, enfin, est invitée dans le Liber miraculorum à s’ali-
gner derrière Isidore, protecteur et intercesseur de ceux qui lui rendent
un culte. Les Miracula, cependant, traitent aussi du rex, et même, dans
une certaine mesure, de la lex38. Aucun des termes n’est dissociable des
deux autres, de même qu’aucune des œuvres de Lucas n’a tout son sens
lorsqu’elle est prise isolément. Pour le prouver, nous commencerons par
mettre en regard le prologue du Chronicon mundi et un chapitre du Liber
miraculorum qui, tous deux, traitent le thème classsique de la laus Spaniae.
40. Sur les précédents antiques d’Isidore, cf. J. MADOZ, « De laude Spaniae, estudios sobre las
fuentes del prólogo isidoriano », in : Razón y Fé, 116, 1940, p. 247-257, et le recueil de textes
de C. FERNÁNDEZ CHICARRO Y DE DIOS, Laudes Hispaniae, Madrid, 1948.
41. « Quod utrum in corpore venerit, licet quaedam scripta, quae videntur authentica, cum
testentur venisse corporaliter, nos tamen ignoramus », CM, p. 2. Ces écrits qui « semblent
authentiques » pourraient faire allusion à la fameuse lettre de Grégoire VII à Alphonse VI et
Sanche IV de Navarre (19 mars 1074), laquelle mentionne la venue de Paul et passe sous
silence l’évangélisation de saint Jacques : E. Caspar (éd.), Das Register Gregors VII, Berlin, 1955,
I, p. 92-93. L’histoire de la prédication paulinienne en Espagne naît de Rom. 15, 23 et 28.
Cf. Manuel Cecilio DÍAZ Y DÍAZ, « En torno a los orígenes del cristianismo hispánico », in :
J. M. GÓMEZ TABANERA (éd.), Las raíces de España, Madrid, 1967, p. 423-443, en particu-
lier p. 428-431, et R. GARCÍA VILLOSLADA (éd.), Historia de la Iglesia en España, I, p. 159-
165 (M. SOTOMAYOR Y MURO).
42. « Teneat ergo Roma corpus apostoli Pauli, et Hispania quadam praerogativa, eius spiri-
tus patrociniis se perfrui glorietur », CM, p. 2.
43. « Quorum fama et sanctitate ubique ecclesia Christi roboratur », ibid.
44. « Quorum sanguine et fide plebs catholica roboratur », ibid. Marcel, saint africain, a été
« léonisé » au Xe et surtout au XIIe siècle. Lucas semble être le premier à doter le centurion
Marcel d’une si nombreuse famille. Il se fonde sans doute sur une liste de saints consignée par
une main du XIe siècle dans l’antiphonaire de León : cf. Baudoin DE GAIFFIER, « Saint
Marcel de Tanger ou de León ? Évolution d’une légende », Analecta Bollandiana, 61, 1943,
p. 116-139, en particulier p. 121-122 et 127-129.
45. Par cette phrase curieuse, Lucas tente de concilier des positions inconciliables : pour Gré-
goire le Grand (Dialogues, III, 31, 1-5), Herménégilde est un saint. Jean de Biclar et surtout Isi-
dore font de lui, au contraire, un usurpateur. Cf. Jacques FONTAINE, « Conversion et cul-
ture chez les Wisigoths d’Espagne », in : La conversione al christianesimo nell’Europa dell’alto
Medioevo, Spolète (Settimane di studi sull’alto Medioevo, XIV), 1967, p. 87-147, et id., « A
propos de la Vita sancti Isidori », dans ce volume, p. 237-250 ; J. N. HILLGARTH, « Coins and
Chronicles : Propaganda in sixth century Spain and the Byzantine Background », in : Historia
(Wiesbaden), XV, 1966, p. 483-508, repris dans Visigothic Spain, Byzantium and the Irish,
Londres : Variorum, 1983, n° II, et L. VAZQUÉZ DE PARGA, San Hermenegildo ante las fuentes
históricas, Madrid, 1973, p. 7-35. La gêne éprouvée par Lucas devait être courante en pénin-
sule. Au VIIe siècle déjà, et à la différence des chroniqueurs hispaniques, Valère du Bierzo
avait fait d’Herménégilde un roi martyr (De vana saeculi sapientia, PL 87, col. 426D). Divers
indices suggèrent qu’à León, aux XIIe et XIIIe siècles, la vision d’Herménégilde était deve-
nue positive : 1) Vita sancti Isidori, PL 82, col. 29. 2) Dans le manuscrit de Madrid, Biblioteca
de la Real Academia de la Historia, A 189, le copiste a intégré le thème de la conversion
d’Herménégilde à l’Historia gothorum d’Isidore. Ce manuscrit, du début du XIIIe siècle, a
appartenu à Saint-Isidore de León (mais depuis quand ?). Il ne semble cependant pas repré-
senter la tradition suivie par Lucas pour l’Historia gothorum. Sur ce dernier point,
C. RODRÍGUEZ ALONSO, Las Historias, op. cit., p. 129-130.
46. C’est en tout cas ainsi qu’il faut comprendre la phrase Ecclesiam apostolorum principis Petri
opere miro fundavit, CM, p. 2. La basilique de Saint-Pierre était achevée, pour l’essentiel, en 354.
Damase l’a en revanche pourvue d’un baptistère, à l’extrémité nord du transept. Cf. les
articles « Damase Ier » et « Saint-Pierre (Antiquité) », de Françoise MONFRIN, in : Philippe
LEVILLAIN (dir.), Dictionnaire historique de la papauté, Paris, 1994, p. 535-539 et 1521-1525.
47. « Innumerabiles quidem sunt sancti in sanctissima patria procreati », CM, p. 2.
48. « Quid de venerabili Martino legionensi presbytero sentiendum, qui tantam a Domino
precibus in divinis scripturis praerogativam obtinuit, ut in expositione scripturarum sanctis-
simis primis doctoribus merito valeat adaequari », ibid., p. 3.
49. Lucain et Sénèque sont tous deux originaires de Cordoue. Aristote : « genuit Aristotelem
summum philosophum nobilem investigatorem astrorum », ibid. Sur l’Aristote hispanique,
cf. Francisco RICO, « Aristoteles hispanus : en torno a Gil de Zamora, Petrarca y Juan de
Mena », Italia medioevale e umanistica, 10, 1967, p. 143-164. Lucas revient sur l’hispanité du phi-
losophe dans CM, p. 21.
50. Lucas rapporte ailleurs, CM, p. 53, l’histoire de Theodisclus, le successeur d’Isidore sur
le siège de Séville. Celui-ci interpole plusieurs livres du saint traitant « de naturis rerum et
arte medicinae, necnon et de arte notoria », puis il les emporte dans sa fuite et les fait traduire
par « … quendam arabum nomine Avicennam ». Cette abracadabrante invention permet à
la fois d’hispaniser la science arabe et d’expliquer le transfert de primatie de Séville à Tolède.
Sur ce dernier point, cf. en particulier Peter FEIGE, « Zum primat der Erzbischöfe von
Toledo über Spanien. Das Argument seines westgotischen Ursprungs im toledaner Primats-
buch von 1253 », in : Fälschungen im Mittelalter. I. Kongreßdaten und Festvorträge. Literatur und Fäl-
schung, Hanovre (Monumenta Germaniae Historica. Schriften, 33/1), 1988, p. 675-714, 679-
681, 708-714.
51. Cette étymologie n’a rien à voir avec celle qu’Isidore donne en Étymologies, XIV, 28
(« Postea ab Hispalo Hispania cognominata est »).
52. Il n’est pas indifférent de noter que Lucas reprend ici un passage de la Vita sancti Isidori :
« Ut situ in successum transsumpto, jam non sis in regionibus ultimis ultima, sed in primis
prima » (PL 82, col. 19B). Le prologue de la Vita sancti Isidori contient aussi une sorte de laus
Spaniae inspirée d’Isidore. Cf. Étymologies, XIV, 4, 28, éd. cit., p. 186 : « Ipsa est et vera Hespe-
ria, ab Hespero stella occidentali dicta. ».
53. « Accedit ad Hispaniam antonomasie decorandam… », CM, p. 2.
mer que l ’Espagne est une sorte de succédané du paradis terrestre, il n’y
a qu’un pas. On comprend donc qu’elle ait éveillé les convoitises. Cette
avalanche d’éloges étant terminée, la chronique peut débuter, Lucas
rappelant encore qu’elle a pour fondement « les livres des chroniques
du docteur des Espagnes, Isidore »54.
Ce prologue, à certains égards déroutant – relevons tout particulière-
ment l’hispanisation d’Aristote –, se signale en fait par sa cohérence. La
classique laus Spaniae isidorienne se tient certes à l’arrière-plan, mais elle
a été christianisée en profondeur55. L’Espagne n’est plus seulement une
sorte de paradis terrestre doté de toutes les richesses et de toutes les
commodités, elle est désormais une patria d’hommes illustres, au pre-
mier rang desquels se trouvent les martyrs et les confesseurs. Véritable
foyer de christianisme, elle a su attirer aussi bien qu’exporter la science
et la sainteté. Paul est venu, ou a souhaité venir. Damase est né en
Espagne, puis il est allé Rome et l’a dotée de reliques innombrables. Il y
a là une sorte d’hispanisation du monde chrétien. L’ancien discours isi-
dorien, qui consistait à exalter la richesse et l’abondance de la terre, n’a
pas seulement été christianisé, il a aussi été, si l’on veut bien nous per-
mettre ce néologisme, « hagiographisé ». La patria est d’abord riche de
ses saints, thème classique, sans doute, mais qui n’a rien d’isidorien.
Chantre de l’Hispania dans son ensemble, Lucas n’en a pas pour autant
oublié de mettre en valeur sa « petite patrie » – la patria chica –, à savoir
la ville de León, ainsi que la personne d’Isidore. León est la ville la plus
souvent citée du prologue, son nom revenant pas moins de trois fois56.
Avec le centurion Marcel et ses douze enfants, Isidore, l’évêque Froilan
et le chanoine Martin, elle offre la plus belle collection de martyrs et de
confesseurs. Martin est d’ailleurs, juste avant Aristote, le dernier saint
cité, ce qui sous-entend que la ville est encore un centre de sainteté à
l’époque de Lucas. Quant à Isidore, à la fois saint, docteur et chroni-
queur, il est la seule gloire hispanique présente dans tous les registres.
L’histoire de l’Espagne est donc bien placée sous le signe des saints, et en
particulier du plus illustre d’entre eux, Isidore. Elle se décline dans un
cadre géographique qui est celui de la patria hispanique, voire léonaise.
Ouvrons maintenant le Liber miraculorum au chapitre 35 : nous avons
la surprise d’y découvrir, différente et plus courte, une autre laus Spaniae.
54. « Nos vero, ad libros chronicorum a doctore Hispaniarum Isidoro editos manum mitti-
mus », CM, p. 3.
55. Et cela d’autant plus que Lucas, tributaire d’une branche qui ne la connaît pas, retrans-
crit l’ Historia gothorum d’Isidore sans la laus Spaniae. C. RODRÍGUEZ ALONSO, Las historias,
op. cit., p. 134-135. L’édition du Chronicon mundi par Emma Falque nous dira peut-être s’il y fait
ailleurs des emprunts textuels.
56. Rome est citée deux fois, Séville et Tolède une fois (pour signaler que Léandre et Ilde-
fonse en ont respectivement occupé les sièges).
À ces trois Espagnes présida le très célèbre docteur saint Isidore, en excel-
lence et en dignité, par la grâce de la sainte prédication et l’exemple de ses
bonnes œuvres. De ce qui précède, on voit désormais clairement, selon la
première ou la seconde division, qu’il y a beaucoup d’Espagnes, dont le très
digne confesseur saint Isidore fut docteur et primat61.
Nous sommes ainsi ramenés à la personne d’Isidore, inspirateur direct
de ce développement assez inattendu dans un recueil de miracles. Le
docteur des Espagnes se voit attribuer une primatie sur l’ensemble de la
péninsule, il éclipse indirectement saint Jacques – puisqu’il est le pre-
mier aussi par « la grâce de la sainte prédication » –, enfin il préside un
ensemble géographique débordant largement le cadre péninsulaire,
puisque la définition des trois Espagnes va jusqu’aux Alpes et comprend
même une partie de l’Afrique.
Dans le prologue du Chronicon mundi, Lucas brossait une sorte d’his-
toire de la sainteté hispanique. Dans les Miracula, il nous donne un cours
de géographie dans la plus pure tradition de la laus isidorienne. Celle-ci
prend place dans un chapitre qui commence par exalter l’indépendance
et la liberté de Saint-Isidore de León. Il y a là un projet délibéré d’arti-
culer l’une sur l’autre deux logiques, a priori différentes, qui renvoient en
définitive à la même source de légitimité : d’une part l’éloge d’une
Espagne résolument placée sous patronage isidorien, d’autre part l’exal-
tation d’un sanctuaire léonais marqué par la présence matérielle d’Isi-
dore. Ce dernier se trouve donc à la charnière des deux discours. Dans
le prologue du Chronicon mundi, il apparaissait comme le seul homme
célèbre ayant illustré l’Espagne dans tous les domaines : sainteté,
science, doctrine. Dans les deux œuvres, l’exaltation de l’Hispania est
indissolublement liée à l’action de ses saints, et donc d’Isidore. Cette
relation privilégiée semble d’ailleurs confirmée par l’étymologie du nom
du saint, que Lucas livre au chapitre 8 des Miracula. « Isidore » peut
aussi bien signifier « eau obscure et profonde » qu’ « étoile brillant dans
l’obscurité », ce qui, à la lueur de ce qui a été exposé un peu plus haut
dans le même chapitre, doit être compris comme une métaphore : le
métropolitain de Séville est une lumière qui disperse les ténèbres de
l’hérésie62. Nous avons vu que le mot « Hispania » était également asso-
61. « His ergo tribus dictis Hispaniis doctor clarissimus Isidorus praefuit excellentia dignita-
tis, gratia sancte praedicationis et exemplo boni operis. Ex premissis colligitur sive secundum
primam divisionem vel secundam, plures esse Hispanias, quarum beatus confessor Isidorus
extitit doctor et primas », LMSI, ms 63, fol. 19rob-19voa.
62. LMSI, ms 63, fol. 4roa., « Diaboli noctem expulit et verum diem Christum, verum Deum
et verum hominem cum patre et spiritu sancto indivisibiliter in unitate essentiae permanen-
tem, fugatis hereticorum tenebris, cunctis fidelibus predicavit », ibid. Cf. déjà, dans l’Historia
translationis, éd. Juan A. ESTÉVEZ SOLA, p. 144 : « Doctor Yspaniarum Isidorus, Yspalen-
sis archipresul, sidus clarissimum in tenebris fidelibus splenduit. »
cié par Lucas, dans le Chronicon aussi bien que dans les Miracles, à
la notion d’étoile. Ainsi, Isidore et l’Hispania en viennent-ils à se
confondre63.
63. En arrière-plan de ces étymologies, il faut en rappeler une autre, qui avait cours en par-
ticulier à Saint-Isidore au moment où Lucas écrivait : Hispania tire son nom d’Hispalis
(Séville), nom qui est lui-même un dérivé d’Hispanus, le mythique roi fondateur. Cette éty-
mologie, énoncée par l’auteur du second récit de la translation, permettait également d’in-
sister sur le rapport étroit entre Isidore et l’Hispania : le saint avait en effet illustré la prima sedes
metropolitana des hispaniques avant que ses restes ne soient amenés à León. Cf. Historia transla-
tionis, éd. Juan A. ESTÉVEZ SOLA, p. 144. Le rapprochement entre Hispalis et Hispania est
également présent dans la mystérieuse Dedicatio ad Sisenandum, qui ouvre les Histoires d’Isidore
mais n’a sans doute pas été composé avant le XIIe siècle. L’auteur de l’Historia translationis s’en
inspire et Lucas la retranscrit dans CM, p. 40. Cf. Helena DE CARLOS VILLAMARÍN, Las
antigüedades de España, Spolète (Biblioteca di « Medioevo latino », 18), 1996, p. 153-240 pour
la dedicatio et p. 171-174 pour l’étymologie d’Hispalis (mais sans mention de l’Historia transla-
tionis). On trouve une autre étymologie d’Isidore, qui fait encore appel aux étoiles, dans une
œuvre d’Huguccio de Pise sans doute composée entre 1159 et 1178 : Cf. G. CREMASCOLI,
De dubio accentu. Agiografia. Expositio de symbolo apostolorum, Spolète, 1978, p. 160, l. 582-583 : Isi-
dorus quasi a sidorus, id est a sidera ruens, id est ad celestia festinans.
64. Translation des restes d’Isidore (CM, p. 95 ; LMSI, chap. 1 et 3-7) ; Translation des restes
de Vincent, Sabine et Christète (CM, p. 95 ; LMSI, chap. 10, ms 63, fol. 4vob) ; mort de Fer-
dinand Ier (CM, p. 97 ; LMSI, ms 63, chap. 11-12, fol. 5 ro-5voa) ; source jaillissant devant
l’autel de saint Isidore (CM, p. 102 ; LMSI, ms 63, chap. 24, fol. 11vob-12roa) ; Succession
d’Alphonse VI, avec pillages d’Alphonse le batailleur et des siens (CM, p. 103 ; LMSI, ms 63,
chap. 25-27, fol. 12ro b-13voa ; prise de Baeza (CM, p. 103-104 ; LMSI, ms 63, chap. 32,
fol. 15roa-17rob) ; séjour des membres de la famille des Castro en terre d’islam (CM, p. 106 et
108 ; LMSI, ms 63, chap. 18-20, fol. 9roa-10rob).
craignait, parce qu’il était chrétien, d’être arrêté par ceux-ci et privé de son
royaume temporel. Quand il connut avec une totale certitude l’amour
ardent de sa fille pour le Christ, et comme elle refusait de le dissimuler, au
bout d’un certain temps, Benabeth rapporta par de fidèles émissaires la
chose au roi Alphonse, fils du grand roi Ferdinand, avec précaution et dis-
crétion, en envoyant d’importants présents. Il le suppliait, au nom de l’affec-
tion, et dans la mesure où il accepterait miséricordieusement de s’occuper
avec sollicitude de sa fille, de la faire emmener avec honneur par ses soldats.
Lorsqu’il entendit cela, le roi Alphonse fut rempli de joie. Il envoya une
armée de soldats qui, simulant un enlèvement, la lui amenèrent. Renaissant
dans les eaux du sacré baptême, celle-ci fut appelée Élisabeth, et comme elle
était très sage et belle, la roi s’unit à elle par le mariage. Le temps ayant
passé, la dite reine Élisabeth, ayant heureusement payé son dû à la nature,
reposa dans la demeure du confesseur susdit. Mais son père Benabeth,
absorbé par la soif de pouvoir, mourut, ô douleur, parmi les ismaélites65.
Ce texte est le deuxième chapitre du Liber miraculorum sancti Isidori 66.
En tant que tel, il suit directement le récit de la découverte, à Séville, des
reliques du saint. On peut néammoins s’interroger sur son apparte-
nance au genre hagiographique. Nous avons là une histoire, au demeu-
rant assez rocambolesque, de conversion, un mariage, et enfin un enter-
rement. Isidore intervient bien, au début du chapitre, pour donner
quelques leçons de christianisme à Benabeth, mais il s’agit finalement
65. « Plura etiam miracula in eodem loco, et dum duceretur Legionem, filius Dei per almum
pastorem magnifice dignatus est demonstrare, quae causam infidelibus multis contulerunt in
Christum credendi ; quae iteranda non duxi, eo quod in libro translationis eius satis videntur
expressa. Filia Benabeth Hispalensis regis, nomine Zaida, visis miraculis quae Dominus per
confessorem suum tam magnifice declarabat, omni ambiguitate infidelitatis depulsa dextera
excelsi, inmutatione in Christo roborata, Mahometo et omnibus eius superstitionibus abre-
nuntians, ad baptismi gratiam pervenire toto mentis desiderabat affectu. Et quia pater eius,
ut fertur, beato Isidoro fidem catholicam eum docente per visionem noctis, christianae reli-
gioni erat dicatus, oculte tamen propter metum agarenorum pavidus, ne deprehenso ab eis
quod esset christianus, temporali careret regno, ut filiae flagrantem certius Christi cognovit
amorem, cum occultare nequiret, regi Adefonso Fredenandi magni regis filio, procedente
tempore, per fideles nuntios, provide et caute, praemissis magnis muneribus, nunciavit hoc
factum, suplicans qua valebat affectione, quatinus de filia sua soliciter curare misericorditer
dignaretur, et eam sibi honorifice per suos milites faceret asportari. Rex autem ut audivit
Adefonsus, repletur gaudio, militum misit exercitum, qui simulato raptu eam ad regem Ade-
fonsum detulerunt. Quae sacri baptismatis unda renata, et Elisabeth vocata, cum esset
sapiens nimis et pulcra, illam sibi pro coniuge copulavit. Elapso vero tempore eadem regina
Elisabet, debito feliciter exsoluto naturae, in eiusdem confessoris aula quiescit. Sed pater eius
Benabeth aviditate absortus regnandi, proh dolor !, inter hismaelitas decessit. », LMSI, ms 63,
fol. 2vo.
66. Zaida était en réalité non la fille mais la belle-fille d’Al-Mutamid (Benabeth), roi de
Séville. Elle avait épousé son fils Al-Mamun, comme l’a montré Évariste LÉVI-PROVEN-
ÇAL, « La “mora Zaida”, femme d’Alphonse VI de Castille, et leur fils l’infant D. Sancho »,
Hespéris, 18, 1934, p. 1-8, grâce au Bayan Al-Mugrib d’Ibn-Idari. Cf. aussi B. F. REILLY, The
Kingdom of León-Castilla under King Alfonso VI. 1065-1109, Princeton, 1988, p. 234-235 et 338-
340.
73. « Almus doctor Isidorus ei apparuit et diem sui exitus inminere innotuit, Historia trans-
lationis », éd. cit., p. 163. Cf. Patrick HENRIET, « Un exemple de religiosité politique : saint
Isidore et les rois de León (XIe-XIIIe siècles) » , in : Fonctions sociales et politiques du culte des saints
dans les sociétés de rite grec et latin au Moyen Âge et à l’époque moderne. Approche comparative (Wroclaw-
Karpacz, 15-18 mai 1997), M. DERWICH et M. DMITRIEV (dir.), Wroclaw, 1999, p. 77-
95, p. 82-83.
74. « Almus doctor Isidorus ei apparuit et diem sui exitus inminere innotuit », LMSI, ms 63,
fol. 5roa, identique au texte cité note 73.
75. Dans le Chronicon mundi, Lucas donne une version résumée des faits mais reste fidèle à la
version « hagiographique » (« Almus doctor Isidorus ei apparuit et diem sui exitus imminere
innotuit », p. 97).
76. Le récit se trouve aussi dans la Crónica Najerense, éd. Antonio UBIETO ARTETA,
Valence (Textos medievales, 15) 1966, p. 119, mais c’est visiblement Pélage que suit Lucas. Il
suffit pour s’en convaincre de lire le début du texte. 1) Pélage : « Sed octo dies antequam ex
hoc seculo migraret, fecit Deus in Legionensem urbem in ecclesia sancti Isidori episcopi
magnum prodigium », éd. B. SÁNCHEZ ALONSO, Madrid, 1924, p. 84. 2) Chronique de
Nájera : « Octavo autem ante mortem eius die nativitatis sancti Iohannis Babtiste, apud
Legionem in ecclesia sancti Ysidori magnum fecit miraculum Deus omnipotens… » ; Lucas :
« Sed octavo die antequam moreretur, fecit Deus in Legionensi urbe in ecclesia sancti Isidori
prodigium magnum », CM, p. 102.
77. LMSI, ms 63, chap. 13, fol. 5voa-6roa (le miracle survient après qu’un miles nommé
Pélage se soit réfugié dans l’église) et chap. 24, fol. 11vob -12roa (avec interprétation des évé-
nements par un archidiacre nommé Bérenger.
78. CM, p. 54, d’après Vita sancti Isidori, Madrid, Biblioteca nacional, ms 10442, fol. 16vo-
17vo (cette partie de la Vita est inédite).
79. CM, p. 104, et Historia translationis, éd. Juan A. ESTÉVEZ SOLA, p. 169-171.
80. Sur le récit des Miracula, cf. Patrick HENRIET, « Les chanoines de Saint-Isidore et la
prise de Baeza », art. cit., ici p. 63-76, avec édition du texte p. 77-82.
81. Miracles et interventions de saints dans le Chronicon (outre les épisodes mentionnés note
64) : prophétie d’Isidore (p. 52-53) ; intervention d’Isidore contre Mahomet (p. 54) ; histoire
de l’arca sancta (p. 74) ; légende de la croix des anges sous Alphonse II (p. 74-75) ; apparition
de saint Jacques lors de la bataille de Clavijo (p. 76) ; politique reliquaire de Ramire III et
récupération du corps de Pélage (p. 85) ; prise de Coimbra par Ferdinand Ier avec l’aide de
saint Jacques (p. 93-94) ; saignement d’une statue de la Vierge à l’enfant trouvée à Saint-
Étienne, hors des murs de León, et apportée à Saint-Isidore (p. 108) ; Apparition de saint
Jacques à Alphonse IX lors du siège de Badajoz (p. 114) ; Apparition d’Isidore aux habitants
de Zamora avant la prise de Merida (p. 114). En ce qui concerne la présence d’un roi ou d’un
membre de la famille royale dans les Miracula, je la relève dans 25 chapitres sur 51 (jusqu’au
début de la Vita sancti Martini).
82. On se reportera en particulier à Martin HEINZELMANN, « Hagiographischer und
historischer Diskurs bei Gregor von Tours ? », in : Aevum inter utrumque. Mélanges offerts à
Gabriel Sanders, professeur émérite à l’université de Gand, éd. Marc VAN UYTFANGHE et Roland
porter, entre autres choses, les miracula de son temps83. Chez Lucas, cette
parenté semble assumée avec une vigueur toute particulière. Les
contemporains l’avaient sans doute comprise, ou en tout cas perçue,
puisque dans la tradition manuscrite, la Vita sancti Isidori et le second
récit de la translation apparaissent normalement aux côtés du Chronicon
mundi 84. La différence entre les genres n’est cependant pas abolie. Le
Chronicon se déploie selon une trame chronologique, ce qui est attendu,
et ne perd pas de vue l’espace hispanique dans son ensemble. Les Mira-
cula suivent quant à eux à une autre logique, qui privilégie Saint-Isidore
comme lieu privilégié entre tous. Lucas n’a cependant pas été insensible
au principe chronologique, puisqu’il annonce, au milieu du recueil, sa
décision de combiner l’ordo temporis à l’ordo loci 85. En définitive, il s’agit
toujours de montrer l’action de Dieu et de ses saints, mais selon des
perspectives différentes. Lucas historiographe part du général et pose a
priori un espace et un temps englobants, l’Hispania et son histoire. Il les
remplit ensuite de lieux, d’hommes, de faits. Lucas hagiographe part
d’un lieu, d’un saint et de ses reliques, pour bâtir ensuite un discours qui
vaudra pour toute l’Hispania, voire pour toute la chrétienté. Ces deux
logiques, centripète dans le cas du Chronicon, centrifuge dans le cas des
Miracula, sont parfaitement complémentaires. Peut-on en dire autant
des rapports que les deux œuvres entretiennent avec le De altera vita ?
92. « Me igitur ad proposita redeundo, ad laudem Christi nominis et Ecclesie decorem infi-
deliumque confusionem, ut resipiscant ab operibus ignorantie ac convertantur ad viam veri-
tatis et vivant, yperbolicum pro posse vitando vitium… », LMSI, ms 63, fol. 1vo-2ro.
93. « Omnipotens Deus novitate tanti miraculi voluit deterrere hereticos et christicolas
demulcere », LMSI, ms 63, fol. 2rob.
94. Exemples dans Patrick HENRIET, « Hagiographie léonaise et pédagogie de la foi : les
miracles d’Isidore de Séville et la lutte contre l’hérésie », Mélanges de la Casa Velázquez, 1997
(sous presse).
95. LMSI, ms 63, chap. 37-40, fol. 20voa-26rob.
96. « Creator est factor omnium Deum […] qui sanctos tuos in praesenti reples dulcedine
charitatis, in morte laetificas tuae beatitudine visionis ; post mortem rectores orbis efficis ; et
eorum corpora stupendis facis miraculis coruscare : atque nos exiguos famulos tuos eorum
Qui sont donc les hérétiques visés par le De altera vita ? Lucas ne les
nomme jamais, ce qui a donné lieu à diverses hypothèses les catalo-
guant tantôt comme des cathares, tantôt comme des philosophes
naturels97. Il n’hésite pas, en revanche, à les caractériser comme
« ceux qui osent soutenir que nous ne pouvons en aucune façon être
aidés par les saints »98. En bref, ces hérétiques prétendent vivre dans
ce que Massimo Oldoni, parlant de tout autre chose, a appelé un
« mondo senza santi »99. Voilà précisément ce que Lucas ne peut
admettre. Malheur à ceux qui se dressent contre les saints et qui
détruisent la vigne du seigneur :
Mais malheur, malheur aux hérétiques ennemis de la vérité, qui, par leurs
ruses de loup et dans des aboiements effrontés, ne cessent de détruire et de
déchirer la vigne de l’héritage du Seigneur Sabaoth de leur bouche écu-
mante, de leur dent canine. Les miracles des saints, qu’ils voient et enten-
dent, ou bien ils les nient complètement, ou bien, s’ils ne les nient pas, ils
affirment effrontément qu’il s’agit d’illusions démoniaques100.
Lucas a certes bien d’autres griefs contre les hérétiques de son temps,
qu’il accuse tantôt de dualisme, tantôt d’expliquer le fonctionnement du
monde par les mouvements des étoiles, ou encore de soutenir leurs opi-
nions « quasi de ratione »101. Il convient pourtant de ne jamais perdre
de vue ce rapport privilégié entre hérésie et négation du culte des saints.
patrociniis et praesentia, solatio et laetitia induis salutari », DAV, auctoris praefatio, p. 1 (la pré-
face de Lucas n’est pas paginée, à l’exception des dernières lignes qui se trouvent sur la même
page que le début du traité [= p. 1]. J’y renverrai donc en citant, comme ici, auctoris praefatio
et un numéro).
97. Angel MARTÍNEZ CASADO, « Cátaros en León. Testimonio de Lucas de Tuy », Archi-
vos leoneses, 37, 1983, p. 263-311 ; F. J. FERNÁNDEZ CONDE, « Albigenses en Castilla y
León a comienzos del siglo XIII », in : León medieval. Doce estudios, León (Colegio universitario
de León. Publicaciones 13), 1978, p. 97-114, et id., « Un noyau actif d’albigeois en León au
commensement du XIIIe siècle ? Approche critique d’une œuvre de Luc de Tuy écrite entre
1230 et 1240 », Heresis, 17, 1991, p. 35-50 ; Adeline RUCQUOI, « Contribution des Studia
generalia à la pensée hispanique médiévale », in : José María SOTO RÁBANOS (éd.), Pensa-
miento medieval hispano. Homenaje a Horacio Santiago-Otero, 2 volumes, Madrid, 1998, vol. I,
p. 737-770, p. 755-756.
98. « Audent enim contendere nos sanctorum auxiliis in nullo penitus adiuvari », DAV, auc-
toris praefatio, p. 2.
99. Massimo OLDONI, « Il mondo senza santi : la letteratura scientifica e la soglia del
magico », in : Santi e demoni nell’altomedioevo occidentale, 2 volumes, Spolète (Settimane di Studi
sull’alto Medioevo, 36), 1989, I, p. 499-530.
100. « Sed vae, vae veritatis inimicis haereticis, qui protervis latratibus, ore rabido vineam
haereditatis domini Sabaoth dente canino et dolo vulpino dilacerare ac demoliri non cessant,
atque sanctorum miracula, quae vident, vel audiunt, aut certe negant, aut si negare
nequeant, deliramenta daemonum procaciter esse affirmant », DAV, auctoris praefatio, p. 1-2.
101. « Haec et alia frivola secundum motum sui cordis, quasi de ratione nituntur osten-
dere », DAV, auctoris praefatio, p. 3. « Quis vel insanus credit secundum cursum planetarum, ut
testantur philosophi omnia inferiora moveri, et non potius secundum voluntatem divi-
nam ? », DAV, III, 2, p. 158-159.
108. Arnaud interpolait les Synonyma d’Isidore le jour de la fête de la translation de celui-ci,
lorsqu’il mourut, victime d’un châtiment divin : DAV, III, 17, p. 182-183.
109. M. C. FERRARI, « Lemmata sanctorum. Thiofrid d’Echternach et le discours sur les
reliques au XIIe siècle », Cahiers de civilisation médiévale, 38, 1995, p. 215-225 ; Henri PLA-
TELLE, « Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum. Richesses et limites d’une critique
médiévale des reliques », in : Edina BOZÓKY et Anne-Marie HELVÉTIUS, Les Reliques.
Objets, cultes, symboles, Turnhout : Brepols (Hagiologia, 1), 1999, p. 109-121 ; Jean-Marie
SANSTERRE, « Les justifications du culte des reliques dans le haut Moyen Âge », ibid.,
p. 81-93.
110. Cf. en particulier les chapitres 1, 16, 17, 21, 30, 32, 34, 37-40.
111. Le caractère apocryphe de cette chronique avait été démontré par Jean-Baptiste Pérez
dès le XVIe siècle : Peter LINEHAN, History and the Historians, op. cit., p. 358 et 377.
112. CM, p. 52.
Le combat contre les hérétiques léonais est donc un combat pour l’or-
thodoxie de l’Espagne, laquelle tire normalement ses lois de León, civi-
tas regia. Le discours anti-hérétique rejoint ici celui de la sanctissima patria,
abondamment illustré par le Chronicon mundi. Les deux œuvres dévelop-
pent la même conception d’un espace hispanique et léonais, source
d’orthodoxie et de sainteté. Dans le De altera vita, cependant, et bien qu’il
prenne de l’importance vers la fin de l’œuvre, le thème de la patria reste
marginal. Le traité polémique et la chronique obéissent à des impératifs
trop différents pour que l’on puisse relever beaucoup de correspon-
dances textuelles ou thématiques entre eux. Mais il ne semble pas exa-
géré, en revanche, de considérer les Miracula comme une sorte de pont
entre ces deux œuvres. Comme le Chronicon, en effet, les miracles s’oc-
cupent des rois et de leur action dans le contexte hispanique et léonais.
Comme le De altera vita, ils présentent une Église fondée sur le culte des
saints et les médiations cléricales. Le Liber miraculorum occupe donc une
situation stratégique dans l’édifice, ambitieux à défaut d’être original,
qu’a progressivement bâti Lucas.
* *
*
117. Remarque qui vaut pour bien d’autres auteurs, à commencer, justement, par Jiménez
de Rada.
Patrick HENRIET
Université Paris IV – Sorbonne
SEMH
GDR 2378 – SIREM
118. Je ne prends pas en compte l’Historia compostellana, que son caractère localiste et jaco-
béen empêche de concevoir comme une chronique « générale ».
119. Bernard GUENÉE, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris : Aubier, 1980,
p. 367.
Abréviations utilisées