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Cahiers de linguistique et de

civilisation hispaniques
médiévales

Sanctissima patria. Points et thèmes communs aux trois œuvres


de Lucas de Tuy
Patrick Henriet

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Henriet Patrick. Sanctissima patria. Points et thèmes communs aux trois œuvres de Lucas de Tuy. In: Cahiers de
linguistique et de civilisation hispaniques médiévales. N°24, 2001. pp. 249-278;

doi : 10.3406/cehm.2001.1179

http://www.persee.fr/doc/cehm_0396-9045_2001_num_24_1_1179

Document généré le 02/06/2016


Sanctissima patria.
Points et thèmes communs aux trois œuvres
de Lucas de Tuy

Lucas de Tuy ? Le Chronicon mundi ! L’auteur, à bien des égards mal


connu, qui a réuni à Paris un petit groupe d’historiens et de philologues
s’intéressant de près à sa personne et à son œuvre, est en effet présenté,
le plus souvent, comme l’homme d’une œuvre. Il s’agit donc d’une
chronique latine, prétendument universelle, assurément l’une des plus
importantes du XIIIe siècle hispanique. Pour cette raison sans doute,
Lucas a souvent été cité en même temps que son contemporain Rodrigo
Jiménez de Rada. Au XVIIe siècle déjà, Nicolas Antonio débutait ainsi
le chapitre consacré à Lucas :
« Il ne faut pas séparer Lucas, évêque de Tuy, de Rodrigue de Tolède, car [ils
vécurent] à la même époque, [reçurent] la même dignité, [vécurent] tous
deux sous les mêmes rois, les deux Alphonses et Ferdinand, et tous deux
[furent] insignes, célèbres auprès de tous, et [atteignirent] la gloire en récom-
pense de leurs histoires de notre passé, lesquelles consacrèrent leur nom pour
l’éternité. »1
Comme dans bien d’autres cas, Nicolas Antonio avait vu juste. Le Chro-
nicon mundi est de loin l’œuvre la plus diffusée de Lucas, et toute étude un
tant soit peu sérieuse de l’historiographie péninsulaire au XIIIe siècle
doit affronter, comme nous l’ont montré à diverses reprises et, encore,

1. « Disiungendus non est a Roderico Toletano Lucas episcopus Tudensis, quippe eiusdem
temporis, eiusdem dignitatis, sub iisdem ambo regibus Alphonsis duobus et Ferdinando, et
eximius uterque ac celeberrimus apud omnes famam et historiarum de rebus nostris scripta-
rum laude, quae nomen eorum aeternati consecravere », Nicolas ANTONIO, Bibliotheca his-
pana vetus, II, Madrid, 1788, p. 58. Dans la préface du De altera vita, feuillet B2vo, présentant
Lucas, Mariana écrivait déjà : « Fuit Roderico Semeno Toletano archiepiscopo ferme aequa-
lis. » J’espère que l’on me pardonnera de franciser le nom de Rodrigo et non celui de Lucas,
sans autre excuse que l’habitude et l’existence du prénom Lucas en français.
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lors de cette réunion, Georges Martin et Peter Linehan, le problème des


relations textuelles entre le Chronicon mundi et le De rebus Hispaniae2. Pour-
tant, Lucas n’est pas plus l’auteur d’une seule œuvre que Rodrigue. Ces
quelques pages ont donc pour objet d’attirer l’attention sur ses autres
écrits, aussi peu étudiés que cités, et surtout de suggérer qu’ils sont unis
par d’étroits liens de parenté. Au delà des différences de genre entre his-
toriographie, hagiographie et théologie, les projets, les thèmes et les
sources se recoupent bien des fois. Nous souhaiterions donc considérer
Lucas non pas seulement comme un maillon particulièrement sensible
d’une chaîne textuelle unissant les chroniques latines hispaniques anté-
rieures au XIIIe siècle à l’historiographie alphonsine et post-alphonsine,
ce qu’il est assurément, mais aussi comme l’auteur d’une Œuvre faite
d’œuvres. Une telle approche, complémentaire de celle qui est généra-
lement privilégiée, devrait aider à mieux comprendre la cohérence d’un
discours qui, quelles que soient les origines de Lucas, est bien celui d’un
clerc léonais de la première moitié du XIIIe siècle.

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Mettre les œuvres de Lucas en relation les unes avec les autres implique,
pour commencer, de délimiter ce qui est assurément de lui et ce qui ne
l’est pas. On se contentera ici de donner quelques éléments indispensables
à la compréhension de ce qui va suivre, aussi bien en termes de biogra-
phie que d’attribution et de chronologie – supposée – des œuvres3.
Les origines de Lucas nous sont inconnues. Arguant de la rareté du
prénom Lucas dans l’anthroponymie léonaise et péninsulaire du
2. Sur les relations entre Lucas et Rodrigue, cf. Georges MARTIN, « Paraphrase (transcrip-
tion / traduction ; approche lexico-sémantique), Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 14-
15, 1989-1990, p. 173-206 (repris dans Histoires de l’Espagne médiévale. Historiographie, geste,
romancero, Paris : Klincksieck, 1997, p. 69-105), et surtout Les Juges de Castille. Mentalités et dis-
cours historique dans l’Espagne médiévale, Paris : Klincksieck, 1992, p. 201-316 ; Peter LINEHAN,
History and the Historians of Medieval Spain, Oxford : Clarendon Press, 1993, p. 350-412 ; Id.,
« On Further Thought : Lucas of Tuy, Rodrigo of Toledo and the Alfonsine Histories »,
Anuario de estudios medievales, 27 (1), 1997, p. 415-436 ; Id., « Reflexiones sobre historiografía e
Historia en el siglo alfonsino », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 23, 2000, p. 101-111,
ainsi que les communications de ces deux auteurs dans ce volume. Peter Linehan, revenant
sur ses positions antérieures, a émis l’idée que Rodrigue pourrait, dans bien des cas, être tota-
lement indépendant de Lucas. Les deux hommes auraient pu traiter les mêmes questions en
s’ignorant mutuellement. Il resterait à dresser la liste de ces questions. De façon générale, le
fait que certains thèmes apparaissent pour la première fois chez Lucas et se retrouvent ensuite
chez Rodrigue ne peut s’expliquer, si l’on exclut une dépendance de Rodrigue envers Lucas,
que par l’existence d’une chronique inconnue et disparue, ce qui semble peu probable.
3. Toute recherche sur la vie et la date de rédaction des œuvres de Lucas est aussi nécessaire
que dangereuse. En l’absence de nouveaux documents, aucune hypothèse ne semble pouvoir
être irréfutablement prouvée. Nous en sommes réduits à des constructions plus ou moins
ingénieuses, à la fois nécessaires et provisoires.
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XIIIe siècle, Peter Linehan vient de suggérer, le premier, que Lucas


pourrait ne pas être un Léonais « pure souche »4. Il a en tout cas lon-
guement vécu dans cette ville, dont il ne s’est jamais lassé de chanter les
louanges. S’il est bien, comme l’ont affirmé Nicolás Antonio, Flórez et
beaucoup d’autres, ce clerc anonyme qui, sans doute en 1233, revient
de Rome pour combattre les hérétiques, il considère León comme
sa patria5 :
Alors qu’il était dans la sainte ville de Rome, lorsqu’on lui rapporta ce qui se
passait dans la ville de León, il fut extrêmement troublé et décida, afin de
s’opposer à une telle infamie, de revenir dans sa patria6.
Pendant les années 1220-1230, Lucas est très proche des chanoines
réguliers de Saint-Isidore. A-t-il réellement intégré la communauté ?
C’est probable, et à peu près tous ceux qui se sont intéressés à sa per-
sonne l’ont affirmé. Notons cependant que son nom n’apparaît guère
dans la documentation de Saint-Isidore7. Il est en particulier absent
d’une liste des chanoines, datée de 1234, qui nous a été conservée dans
un nécrologe de cet établissement8. Lucas se désigne lui-même comme
diacre et livre, ici et là dans ses œuvres, quelques renseignements,
impossibles à vérifier, sur son parcours : il a ainsi voyagé à Rome, ce qui
semble certain, mais aussi en France et, peut-être, à Constantinople et à
Jérusalem9. En 1239, il est fait évêque de Tuy, en Galice. Son nom
apparaît ensuite régulièrement, parmi les souscriptions des diplômes
royaux, jusqu’à sa mort en 124910.
Nicolas Antonio attribuait généreusement quatre œuvres à Lucas : le
Chronicon mundi, le De altera vita fideique controversis adversus albigenses, une
Translationis sancti Isidori Historia, et enfin un recueil des miracles d’Isi-
4. Cf. Peter LINEHAN, « Dates and doubts », dans ce volume, p. 203-219.
5. Nicolás ANTONIO, Bibliotheca hispana vetus, op. cit., n° 62, p. 59 ; Enrique FLÓREZ, ES,
t. 22, p. 108, 114, 117. Sur la date du séjour romain de Lucas, Peter LINEHAN, « Dates and
Doubts », art. cit., p. 204-205.
6. « Cum esset in sancta urbe romana, et a narrantibus disceret quae fiebant in civitate
Legionensi, turbatus est valde et repedare ad patriam festinavit, ut se tantae opponeret pra-
vitati », DAV, III, 9, p. 170.
7. Un Dompnus Lucas confirme le 8 juin 1225 la vente d’un moulin à l’abbé de Saint-Isidore :
María Encarnación MARTÍN LÓPEZ, Documentos de los siglos X-XIII. Colección diplomática,
I/1, León, (Patrimonio cultural de San Isidoro de León) 1995, n° 222, p. 251-252.
8. ARCSIL, ms 4, fol. 36vo.
9. Diacre : LMSI, ms 63, fol. 1roa (« Luchas indignus diachonus ») ; CM, p. 3 (« mihi Lucae
indigno diacono »). L’auteur du De altera vita se donne comme étant aussi l’auteur des Mira-
cula : cf. infra, n. 20. Voyages : Lucas, DAV II, 11, p. 225.
10. Nomination comme évêque de Tuy : FLÓREZ, ES 22, p. 284-285 (charte en faveur du
monastère cistercien d’Oya) et Peter LINEHAN, « Dates and doubts », p. 209-213 ; sous-
cription des diplômes royaux et date de la mort : Patrick HENRIET, « Hagiographie et
politique à León au début du XIIIe siècle : les chanoines réguliers de Saint-Isidore et la prise
de Baeza », Revue Mabillon, n.s. 8 (= t. 69), 1997, p. 53-82, p. 58.
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dore de Séville, qu’il semble, à certains moments, confondre avec la


translation11. Cette liste doit être selon nous ramenée à trois. On se
contentera de donner l’état de la question sans rentrer dans des détails
qui n’auraient pas leur place ici. Les miracles, que Nicolas Antonio
n’avait pas pu consulter directement, sont incontestablement de Lucas,
au même titre que le De altera vita et le Chronicon mundi12. L’Histoire de la
translation à laquelle il fait allusion est en réalité le second récit de ce type.
Elle a été composée par un chanoine de Saint-Isidore à la fin du XIIe ou
au début du XIIIe siècle13. Lucas l’avait lue, il l’a utilisée et y fait allu-
sion14. Reste cette mystérieuse Vita sancti Isidori, texte mal connu, mal
édité et mal étudié, souvent attribué à Lucas, dont Jacques Fontaine a
bien voulu faire une lecture attentive à l’occasion de cette rencontre15.
Nicolas Antonio avait avancé plusieurs arguments contre une attribu-
tion à Lucas. Cependant, dans leur édition, les bollandistes Henschen et
Papebroch affirment que celui-ci peut en être l’auteur mais à condition
d’avoir composé le Chronicon et la Vita à des époques différents de sa vie,
ce qui expliquerait les contradictions16. Cette hypothèse semble bien
hasardeuse. En réalité, la principale raison qui pu faire attribuer à Lucas
l’Historia translationis et la Vita est leur présence, avant le Chronicon mundi,
dans le codex tolédan consulté par Nicolas Antonio17. Ajoutons que

11. Nicolas ANTONIO, Bibliotheca Hispana vetus, op. cit., n° 70, p. 60-61. L’allusion aux albi-
geois contenue dans le titre du De altera vita est un ajout du père Mariana : DAV, praefatio,
feuillet B3. De même pour les sous-titres et la division en chapitres, à laquelle nous renver-
rons cependant par commodité. Nicolas Antonio confond par ailleurs le second récit de la
translation (BHL 4491) et les Miracula : il affirme, en suivant Ambrosio de Morales, qu’un
exemplaire de la translation se trouvait dans un manuscrit du collège Saint-Ildephonse d’Al-
calá de Henares, lequel était lui-même une copie d’un manuscrit léonais. Ces références suf-
fisent à identifier ces deux manuscrits, comme étant ceux des Miracula, même si à l’époque de
Morales déjà, c’est le manuscrit de León qui était la copie et celui d’Alcala l’original. Nicolas
Antonio ajoute ensuite que cette œuvre a été traduite en castillan par Juan de Robles, ce qui
confirme la confusion : cf. infra. FLÓREZ, ES 22, p. 130-139, attribue de son côté à Lucas le
Chronicon, les Miracula, le De altera vita, mais aussi la Vita sancti Isidori (BHL 4486) et le second
récit de la translation (qu’il confond aussi avec les Miracula de Lucas, n’ayant pu trouver,
comme il l’écrit p. 135, le texte latin).
12. Les Miracula n’ont pas été imprimés et Nicolas Antonio, Bibliotheca hispana vetus, op. cit.,
n° 71, p. 61, renvoie à la traduction de Juan de Robles.
13. Historia translationis sancti Isidori (BHL 4491), éd. Juan A. ESTÉVEZ SOLA, in : Chronica
hispana saeculi XIII, Turnhout : Brepols, 1997 (Corpus Christianorum, Continuatio medievalis),
p. 143-179. Datation : ibid., p. 134-137.
14. Utilisation de la translatio : Juan A. ESTÉVEZ SOLA, p. 136-137, ou Patrick HENRIET,
« Hagiographie et politique », art. cit., p. 72. Allusion de Lucas à un premier recueil de
miracles : LMSI, ms 63, fol. 1roa, fol. 2vob, 3vob, etc.
15. Editée dans AASS, 4 Avril, p. 329-349, et de là dans PL 82, col. 19-56 (= BHL 4486).
16. AASS, 4 avril, 326F-327A.
17. Codex aujourd’hui conservé à la bibliothèque nationale de Madrid, ms 10442 (= T dans
la liste d’Emma Falque, « Hacia una organización textual de los manuscritos del Chronicon
mundi de Lucas de Tuy », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 23, 2000, p. 87-99, p. 99).
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Lucas fait allusion dans les Miracula à un texte qui ne peut guère être que
cette Vita, déjà rédigée, donc, lorsqu’il entreprend la rédaction des
miracles18. Chronicon, Miracula, De altera vita : voilà donc les trois œuvres
que nous devons prendre en compte.
La chronologie des œuvres de Lucas pose plus d’un problème. Les
différentes indications données par l’auteur permettent de fixer des
repères avec une certaine précision, mais le plus difficile est générale-
ment de savoir quand Lucas a terminé telle ou telle entreprise, voire,
dans le cas du Chronicon, s’il l’a réellement terminée. Les spécialistes s’ac-
cordent à reconnaître que la chronique a été entamée à la demande de
Bérengère, mère de Ferdinand III, sans doute vers 123019. Si elle ne
décrit aucun événement postérieur à 1236, il n’est cependant pas exclu
que Lucas ait continué à y travailler après cette date20. Le De altera vita
semble avoir été rédigé vers 1235/1236. Lucas déclare en effet écrire à
peine deux ans après une poussée d’hérésie survenue à León, au temps
d’une vacance du siège épiscopal qui suivit l’épiscopat de Rodrigue21. Il

18. Cf. LMSI, ms 63, fol. 2roa (allusion à l’inhumation d’Isidore entre Léandre et Florentine,
ut legitur. Cette précision se trouve dans la Vita mais pas dans le récit de l’obitus d’Isidore dû au
clerc Redemptus) ; fol. 11roa (legeram eas et alias a domino meo Isidoro naturali opere factas, à propos
(eas) de lampes miraculeuses fabriquées par Isidore et placées ensuite dans son tombeau :
cf. Vita Sancti Isidori, PL 82, col. 52C). Emprunt textuel à la Vita sancti Isidori : CM, p. 3 (de sic
« Hispania situ... » à « ... prima », = « Vita sancti Isidori », PL 82, col. 19B : cf. infra, note 52).
19. Cf. Michael Lawrence HOLLAS, Lucas of Tuy and Thirteenth Cenrury León (Ph. D. 1985),
p. 31-32 ; Georges MARTIN, Les juges de Castille, op. cit., p. 201-204 ; Peter LINEHAN, History
and the Historians, op. cit., p. 357-358, et « Dates and doubts », p. 204 sq. ; Michael Lawrence
HOLLAS, p. 31-32.
20. Peter LINEHAN, « Dates and doubts », p. 208 sq. Contra : Georges MARTIN, Les Juges de
Castille, op. cit., p. 201. Lorsque Lucas déclare dans le De altera vita, sans doute pas avant 1236,
avoir dû interrompre la rédaction des Miracula (cf. infra, n. 22), il ne fait aucune allusion au
Chronicon. Faut-il comprendre qu’il n’interrompt alors que la rédaction des Miracula ? Ou, au
contraire, qu’il avait cessé de s’en occuper ? Le fait qu’aucun manuscrit du Chronicon n’aille
au-delà de 1236 reste troublant.
21. Lucas déclare en fait (DAV, III, 8) écrire moins de deux ans après la vacance ayant suivi
la mort de l’évêque Rodrigue. Dans les diplômes royaux, celui-ci disparaît des souscriptions
épiscopales dès le 2 avril 1232 ( Julio GONZÁLEZ, Reinado y diplomas de Fernando III, II. Docu-
mentos (1217-1232), Cordoue, 1983, n° 432, p. 498). Il est ensuite remplacé par Martin
Alphonse (attesté pour la dernière fois dès le 23 juillet 1232 : Julio GONZÁLEZ, ibid., n° 476,
p. 550). Rodrigue réapparaît cependant, une seule fois, le 31 août 1232 (ibid., n° 481, p. 556).
Le siège de León est ensuite vacant du 13 septembre 1232 (ibid., n° 483, p. 558) au 12
décembre 1234 ( Julio GONZÁLEZ, Reinado y diplomas de Fernando III, III. Documentos (1233-
1253), Cordoue, 1986, n° 543, p. 59), date à laquelle apparaît Arnaud. Le siège de León était
encore vacant le 18 octobre 1234 (ibid., n° 537, p. 52-53). La vacance s’étend donc
d’août/septembre 1232 à octobre/décembre 1234. Lucas doit donc écrire entre 1234 et
1236. Dans la mesure où il parle au passé de l’évêque Arnaud, qui est attesté jusqu’au 22 août
1235 (ibid., n° 560, p. 81), il doit écrire plutôt en 1236. Le siège léonais connaît une nouvelle
vacance après la mort d’Arnaud, et ce jusqu’au 22 novembre 1238 : José Manuel RUIZ
ASENCIO, Colección documental del archivo de la catedral de León. VIII (1230-1269), León (Fuentes
y estudios de historia leonesa, 54), 1993, n° 2022, p. 62-63. Or dans la bulle autorisant la
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n’est guère possible de savoir, en revanche, quand il termina ce traité


anti-hérétique, dont on peut se demander s’il n’a pas été composé
ailleurs qu’à León22. Reste le recueil des miracles d’Isidore. La lettre
introductive permet d’établir un début de rédaction entre 1221 et
122423. Par ailleurs, dans le De altera vita, Lucas déclare avoir interrompu
la rédaction des Miracula pour écrire son traité anti-hérétique24. Cette
précision doit sans doute être rapprochée du chapitre 40 des Miracula, à
la fin duquel il déclare interrompre la rédaction de son œuvre car des
« ennemis de la foi » l’obligent à s’exiler25. Or la lecture des Miracula,
contrairement à celle du Chronicon, ne laisse pas le sentiment d’une
œuvre inachevée26. Les miracles proprement dits sont suivis d’une vita
du chanoine Martin de León, dont rien n’indique qu’elle puisse être un
rajout ultérieur, et celle-ci se termine classiquement par le transitus du
saint27. Lucas est donc vraisemblablement revenu aux Miracula après le
De altera vita, sans que nous puissions cependant assigner un terminus ante
quem à leur composition. Résumons ce qui précède :
– Miracula : rédaction échelonnée entre 1221 et 1224 et, sans doute,
après 1236.
– Chronicon mundi : rédaction échelonnée entre ca. 1230 et au moins
1236.
– De altera vita : rédaction initiée en 1235/1236.

nomination de l’évêque de Zamora comme évêque de León (22 novembre 1238), Grégoire
IX fait allusion à la longue vacance qui a précédé et aux graves dommages qui en ont résulté
pour l’église de León : « cum eadem ecclesia que ob vacationem diutinam gravem in spiri-
tualibus et temporalibus sustinuit lesionem… », ibid., p. 62. Il n’est pas exclu que les événe-
ments survenus à partir de 1232 soient englobés dans cette appréciation générale. Une for-
mule des Miracula (« recalcitrantibus inimicis fidei », cf. infra, note 25) semble indiquer que les
hérétiques sont encore actifs à León au moment où Lucas commence à écrire le De altera vita,
c’est-à-dire précisément pendant cette vacance qui suit la mort d’Arnaud et à laquelle fait
allusion Grégoire IX.
22. À la fin du chapitre 40 des Miracula (ARCSIL, ms 63, fol. 26rob), Lucas déclare inter-
rompre sa rédaction et quitter León devant les agissements des ennemis de la foi. S’il s’agit de
l’interruption à laquelle il est fait allusion dans le DAV – ce qu’il semble raisonnable d’envisa-
ger dans la mesure où les thèmes développés dans les chapitres 37-40 des Miracula sont exac-
tement ceux que l’on retrouve dans le De altera vita –, Lucas aurait donc quitté León vers 1236
et aurait par conséquent composé ailleurs le DAV. Cf. infra, notes 24 et 25.
23. Michael Lawrence HOLLAS, Lucas of Tuy, op. cit., p. 21-23 ; Patrick HENRIET, « Hagio-
graphie et politique », art. cit., p. 58-59.
24. « Quis ad haec vel insanus phrenetico spiritu agitatus tantorum sanctorum tam prae-
clara testimonia respondeat ? His ergo corroboratus in Domino, seponens ad tempus prose-
qui ea, quae de miraculis sancti confessoris Isidori coeperam enarrare… », DAV, p. 1.
25. « Ad presens recalcitrantibus inimicis fidei in patria commode non possumus commo-
rari », LMSI, ms 63, fol. 26rob.
26. « Seponens ad tempius prosequi ea » : Lucas précise bien qu’il n’a fait que suspendre
momentanément leur rédaction.
27. Cette Vita Martini (= LMSI, ms 63, fol. 31vob-39ro) a été éditée d’après Lorenzana dans
PL 208, col. 1-24.
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En définitive, la rédaction des Miracula s’est étendue sur au moins une


douzaine d’années, celle du Chronicon sur six ou sept ans, voire plus, et
celle du De altera vita sur une période indéterminée mais sans doute assez
courte. Les Miracula et le Chronicon ont donc sans doute été menés, pen-
dant un temps, de front, et le De altera vita a succédé aux Miracula, qui ont
dû être complétés ensuite. En définitive, il apparaît clairement que les
Miracula ont retenu Lucas plus longtemps que toute autre entreprise et
qu’ils occupent une position de référence pour l’ensemble de ses cam-
pagnes d’écriture. Il reste maintenant à démontrer que ces trois œuvres
entretiennent entre elles des relations thématiques fortes.

I,  ,  ,  


Dans le prologue du Chronicon mundi, Lucas de Tuy cite à diverses reprises
Isidore de Séville, sans doute pour lui l’homme le plus important de l’his-
toire de l’Espagne. Il le caractérise d’abord, au côté de ses frères Léandre
et Fulgence, comme saint et doctor inclitus28. Un peu plus loin, il rappelle
qu’aucun mortel ne peut lui être comparé dans le domaine des sciences,
puis il le qualifie de doctor Hispaniarum en citant les « livres de ses chro-
niques », qu’il se propose de continuer29. Isidore est donc caractérisé de
trois façons différentes : il est saint, docteur et chroniqueur. Curieuse-
ment, ce sont précisément là les trois registres dans lesquels se situent les
œuvres, non du métropolitain de Séville, qui ne s’est jamais fait hagio-
graphe, mais bien de Lucas. La sainteté d’Isidore est exaltée dans les
Miracula. Son orthodoxie, qui lui a fait mériter le nom de doctor Hispania-
rum, est un modèle pour le De altera vita, pratiquement le premier traité
anti-hérétique composé en péninsule depuis Isidore30. Enfin le travail du
chroniqueur est poursuivi, dans une logique d’imitation clairement affir-
mée, par le Chronicon mundi. L’activité intellectuelle de Lucas peut donc
être qualifiée, au moins en ce sens, d’isidorienne.
Cette triple orientation de l’action isidorienne se retrouve, sous une
forme assez différente, dans une poésie métrique placée en ouverture du
28. « Illos tres doctores inclytos, Leandrum scilicet archiepiscopum Hispalensem et Isido-
rum archipraesulem ambos primates Hispanie atque Fulgentium episcopum, omnes Christi
confessores », CM, p. 2.
29. « Inter quos Isidorus praeminet gloriosus cui mortalium nullus in varietate scientiarum
potest recto iudicio adaequari », CM, p. 3 ; « Nos vero ad libros chronicorum a doctore His-
paniarum Isidoro editos manum mittimus », ibid.
30. Sauf erreur de ma part, le seul traité anti-hérétique entre le De haeresibus d’Isidore
(éd. A.V. VEGA, S. Isidori hispalensis episcopi de haeresibus liber, Escorial, 1940) et le De altera vita
de Lucas est l’Adversus Elipandum de Beatus de Liebana et Eterius, (éd. B. LÖFSTEDT, Corpus
christianorum, Continuatio medievalis, t. 59, Tunhout : Brepols, 1984), qui ne prend pas en compte
les hérésies en général. Il y a cependant la matière d’un véritable traité anti-hérétique – peu
original – dans les sermons de Martin de León (PL 208 et 209).
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Liber miraculorum sancti Isidori 31. Isidore protège la Loi, les rois et le peuple
(lex, rex, plebs). Il est difficile ici de ne pas songer au triptyque d’origine isi-
dorienne et wisigothique, qui, dès le quatrième concile de Tolède (633),
associait rex, gens et patria32. Deux de ses composantes, cependant, ont
changé. La gens, d’une part, a été remplacée par la plebs. Ce dernier
terme n’est cependant pas sans connotations isidoriennes : l’auteur des
Étymologies ordonnait en effet la société en trois groupes, senatores, milites et
plebs33. Mais dans un contexte chrétien, plebs pouvait aussi signifier la
communauté des croyants. Ainsi, selon la Chronique de 754, le roi
Wamba aurait fait apposer sur l’une des portes de Tolède une inscription
qui demandait aux saints de Dieu de protéger la ville et la plebs34. Nous
croirions volontiers que cette christianisation de la plebs est présente dans
notre poème35. La lex, de son côté, s’est substituée à la patria. L’idée d’une
patria, tantôt léonaise, tantôt hispanique, toujours chrétienne, est pour-
tant omniprésente chez Lucas36. Il n’y a donc pas lieu de penser que
cette notion a disparu, mais plutôt qu’elle s’est réfugiée dans les autres
termes, et en particulier dans plebs, groupe vivant chrétiennement dans
un territoire donné. Isidore, dont les reliques sacralisent León et, au-delà,
toute cette Hispania dont il est le docteur, est en quelque sorte la patria.
Mais la lex, qui ne se trouvait pas dans le triptyque isidorien ? Elle a

31. « Alme pater patriae confessor Isidore / Qui decus Ecclesiae legisque lucerna fuisti, / Tu
de quo socio coeli chorus exhilaratur, / De quo praesidio lex, rex, plebs magnificatur, / Des
hoc principium concludi fine beato, / Qui facis auxilium poscenti corde piato », LMSI, ms
63, fol. 1roa. Cf. Patrick HENRIET, « Rex, Lex, Plebs. Les miracles d’Isidore de Séville à León
(XIe-XIIIe siècles) », in : Actes du colloque Mirakel im Mittelalter, Martin HEINZELMANN
et Klaus HERBERS (dir.), Weingarten, avril 2000, à paraître.
32. Suzanne TEILLLET, Des Goths à la nation gothique. Les origines de l’idée de nation en Occident du
Ve au VIIe siècle, Paris, 1984, p. 503 sq., avec références aux notes 1 et 2.
33. Isidore, Étymologies, éd. José OROZ RETA et Manuel A. MARCOS CASQUERO,
Madrid, 1993-1994 (Biblioteca de autores cristianos, 433 et 434), t. I, IX, 4, 7, p. 776. Cf.
Dominique IOGNA PRAT, « Le “baptême” du schéma des trois ordres fonctionnels »,
Annales (Économies, Sociétés, Cicilisations), 41, 1986, p. 101-126, et Gilles CONSTABLE, « The
orders of society », in : Three Studies in Medieval Religious and Social Thought, Cambridge Univer-
sity Press, 1995, p. 272.
34. « Vos, sancti Domini, quorum hic presentia fulget, / Hanc urbem et plebem solito more
salvate favore », dans Crónica mozarabe de 754, éd. J. E. LÓPEZ PEREIRA, Saragosse (Textos
medievales, 58), 1980, p. 54. On trouve aussi le mot plebs avec le sens de communauté des
fidèles dans les conciles de Tolède : Concilios visigóticos e hispano-romanos, éd. J. VIVES, Barce-
lone-Madrid, 1963, p. 285 (8e concile, opposition de la fidelium plebs à l’infidelium societas), p. 391
(12e concile, l’évêque responsable de la plebs de son diocèse), p. 531 (17e concile, les évêques
devant prêcher la vérité à la plebs), etc. Cf. J. MELLADO RODRÍGUEZ, Lexico de los concilios
visigóticos de Toledo, II, Cordoue, 1990, p. 512. L’évolution du mot vers un sens religieux à par-
tir du VIIe siècle a été notée par Suzanne TEILLET, Des Goths à la nation gothique, op. cit., p. 525
et 554-555.
35. Conjecture renforcée par le fait que dans le prologue du Chronicon mundi, le sang des mar-
tyrs réconforte la plebs catholique (p. 3). Cf. infra, p. 260.
36. Cf. infra p. 259-266.
  

conquis son autonomie dès le haut Moyen Âge. Ainsi, certains manus-
crits ornés de la fameuse « croix d’Oviedo » portent-ils, à partir du XIe
siècle, la légende Pax, Lux, Lex, Rex37. Le roi ne se confond pas avec la Loi,
celle-ci devant aussi être entendue, peut-être même avant tout, comme
celle du Christ et de l’Église. Rex, lex, plebs. Trois termes, donc, et trois
œuvres. Le rex est exalté dans le Chronicon mundi, qui rappelle comment
l’histoire péninsulaire se confond avec celle de ses rois chrétiens. La lex,
dans sa dimension chrétienne, est exposée dans le De altera vita, qui trace
pédagogiquement la frontière entre ce que l’Église commande et ce
qu’elle interdit. La plebs, enfin, est invitée dans le Liber miraculorum à s’ali-
gner derrière Isidore, protecteur et intercesseur de ceux qui lui rendent
un culte. Les Miracula, cependant, traitent aussi du rex, et même, dans
une certaine mesure, de la lex38. Aucun des termes n’est dissociable des
deux autres, de même qu’aucune des œuvres de Lucas n’a tout son sens
lorsqu’elle est prise isolément. Pour le prouver, nous commencerons par
mettre en regard le prologue du Chronicon mundi et un chapitre du Liber
miraculorum qui, tous deux, traitent le thème classsique de la laus Spaniae.

L   C   ’  ’H


  L   Is
Le Chronicon mundi s’ouvre par une praefatio dédiée à la reine Bérengère.
Lucas y tient un discours général sur la royauté, qu’il tire principalement
des Écritures et d’Isidore. Vient ensuite un éloge de l’Hispania, qui pré-
cède le début de la Chronique d’Isidore. La dépendance envers ce dernier,
qui avait introduit une laus Spaniae en préambule de son Historia Gothorum,
est évidente39. Le début du texte de Lucas, consacré aux avantages natu-

37. Cf. G. MENÉNDEZ PIDAL, « El lábaro primitivo de la Reconquista. Cruces asturianas,


cruces visigodas », Boletín de la Real Academia de la Historia, 136, 1955, p. 275-296, p. 293. C’est
en particulier le cas dans certains manuscrits qui mènent à Ferdinand Ier, ainsi le Beatus de
Facundo (1047), que Lucas pouvait voir à Saint-Isidore : aujourd’hui Madrid, Biblioteca
nacional, ms Vitr. 14-2, fol. 6vo. Reproduction dans John WILLIAMS, The Illustrated Beatus.
A Corpus of the Illustrations of the Commentary on the Apocalypse. III. The Tenth and Eleventh Centuries,
Londres : Harvey Miller Publishers, 1998, ill. 226.
38. À la lex chrétienne en tout cas, comme on le verra infra. On pourrait aussi rattacher la
plebs, en mineure, au De altera vita, mais la chose est à peu près impossible pour le rex. De
même, le Chronicon est susceptible d’être rattaché, toujours en mineure, à la plebs, mais guère
à la lex (surtout si l’on privilégie, comme nous l’avons fait, le sens chrétien de celle-ci). En
définitive, seul le Liber Miraculorum se situe simultanément sur les trois registres.
39. La laus Spaniae (ou De laude Spaniae) n’apparaît que dans une partie des manuscrits de la
version longue, mais elle est attestée à partir du IXe siècle. Rien n’incite à retirer son attribu-
tion à Isidore. Il est en revanche difficile de savoir si la laus précédait originellement l’Historia
gothorum ou si elle la clôturait, la tradition manuscrite étant sur ce point partagée. Cf.
C. RODRÍGUEZ ALONSO, Las historias de los godos, vandalos y suevos de Isidoro de Sevilla. Estu-
dio, édición crítica y traducción, León, 1975 (Fuentes y estudios de Historia leonesa, 13), p. 57-64.
  

rels de l’Hispania, ne surprend guère. Très vite, cependant, le propos isi-


dorien, qui se situait dans une tradition antique païenne, change d’allure
en mettant l’accent sur le rôle éminent de la péninsule dans l’histoire du
christianisme40. Celle-ci, pour commencer, conserve le corps du « proto-
martyr des apôtres, Jacques ». Paul lui-même est peut-être venu en
Espagne, comme en témoignent certains textes « qui semblent authen-
tiques »41. Puisqu’il en avait fait le vœu, il n’a pu mentir. Par conséquent,
si c’est bien Rome qui possède les corps de Pierre et de Paul, l’Hispania
n’en a pas moins certaines prérogatives, car « elle se glorifie de jouir de
la protection de son esprit » [de Paul]42. Elle a par ailleurs donné le jour
aux martyrs Laurent en Vincent, « dont la renommée et la sainteté forti-
fient en tout lieu l’Église du Christ »43. D’un discours général sur l’His-
pania, Lucas glisse ensuite à un éloge des saints léonais. Quelle patria,
quelle ville, a donc produit autant de martyrs que León, lieu d’origine du
centurion Marcel, de son épouse Nona et de leurs douze fils centurions,
martyrs du Christ dont « le sang et la foi réconfortent la plebs catho-
lique »44 ? Mais il est impossible d’énumérer tous les saints dont la doc-
trine et le martyre illuminent l’Hispania. Lucas en vient donc à une autre
famille particulièrement sainte, celle de Sévérien et de Théodora, qui a
engendré les « illustres docteurs » Léandre, Isidore et Fulgence. Deux
d’entre eux ont été primats d’Espagne, tous trois ont été confesseurs du
Christ. Le nom de leurs sœurs doit également être cité : Florentina fut
une vierge et une abbesse sanctissima, Théodosia donna le jour au roi
martyr Herménégilde, « même si l’Église honore beaucoup de meilleurs

40. Sur les précédents antiques d’Isidore, cf. J. MADOZ, « De laude Spaniae, estudios sobre las
fuentes del prólogo isidoriano », in : Razón y Fé, 116, 1940, p. 247-257, et le recueil de textes
de C. FERNÁNDEZ CHICARRO Y DE DIOS, Laudes Hispaniae, Madrid, 1948.
41. « Quod utrum in corpore venerit, licet quaedam scripta, quae videntur authentica, cum
testentur venisse corporaliter, nos tamen ignoramus », CM, p. 2. Ces écrits qui « semblent
authentiques » pourraient faire allusion à la fameuse lettre de Grégoire VII à Alphonse VI et
Sanche IV de Navarre (19 mars 1074), laquelle mentionne la venue de Paul et passe sous
silence l’évangélisation de saint Jacques : E. Caspar (éd.), Das Register Gregors VII, Berlin, 1955,
I, p. 92-93. L’histoire de la prédication paulinienne en Espagne naît de Rom. 15, 23 et 28.
Cf. Manuel Cecilio DÍAZ Y DÍAZ, « En torno a los orígenes del cristianismo hispánico », in :
J. M. GÓMEZ TABANERA (éd.), Las raíces de España, Madrid, 1967, p. 423-443, en particu-
lier p. 428-431, et R. GARCÍA VILLOSLADA (éd.), Historia de la Iglesia en España, I, p. 159-
165 (M. SOTOMAYOR Y MURO).
42. « Teneat ergo Roma corpus apostoli Pauli, et Hispania quadam praerogativa, eius spiri-
tus patrociniis se perfrui glorietur », CM, p. 2.
43. « Quorum fama et sanctitate ubique ecclesia Christi roboratur », ibid.
44. « Quorum sanguine et fide plebs catholica roboratur », ibid. Marcel, saint africain, a été
« léonisé » au Xe et surtout au XIIe siècle. Lucas semble être le premier à doter le centurion
Marcel d’une si nombreuse famille. Il se fonde sans doute sur une liste de saints consignée par
une main du XIe siècle dans l’antiphonaire de León : cf. Baudoin DE GAIFFIER, « Saint
Marcel de Tanger ou de León ? Évolution d’une légende », Analecta Bollandiana, 61, 1943,
p. 116-139, en particulier p. 121-122 et 127-129.
  

martyrs »45. Laurent et Vincent, il convient de le redire, sont hispaniques,


de même que Marcel et Sévérien, qui ont atteint des sommets de sainteté
dans la paternité. La papauté elle-même doit beaucoup à l’Espagne,
puisque Damase (366-384) était natione hispanus. Or Damase ne s’est pas
contenté d’amener de nombreuses reliques à Rome, il a tout simplement
« fondé » Saint-Pierre de Rome46. Après les papes, les évêques. Ilde-
phonse de Tolède, d’abord, qui a mérité d’être particulièrement distingué
par la Vierge. Puis, sans considération pour la différence de notoriété,
Froilan, évêque de León, sur lequel descendit l’Esprit saint. L’Hispania est
bien une terre de sainteté : « innombrables sont les saints originaires de
cette très sainte patrie »47. Bien d’autres pourraient être cités mais le
temps est compté – Lucas donne tout de même quelques noms supplé-
mentaires. Il importe tout de même, pour finir, de rappeler l’origine
hispanique de quatre saints contemporains particulièrement illustres :
Dominique, fondateur de l’ordre des prêcheurs, Antoine, premier saint
franciscain après François d’Assise, Dominique de Silos, « de l’ordre de
Cluny », qui s’est acquis une immense gloire en libérant les chrétiens des
geôles sarrazines, Martin de León, enfin, qui, par l’études des saintes Écri-
tures, a mérité d’être mis sur le même plan que les premiers docteurs48.

45. Par cette phrase curieuse, Lucas tente de concilier des positions inconciliables : pour Gré-
goire le Grand (Dialogues, III, 31, 1-5), Herménégilde est un saint. Jean de Biclar et surtout Isi-
dore font de lui, au contraire, un usurpateur. Cf. Jacques FONTAINE, « Conversion et cul-
ture chez les Wisigoths d’Espagne », in : La conversione al christianesimo nell’Europa dell’alto
Medioevo, Spolète (Settimane di studi sull’alto Medioevo, XIV), 1967, p. 87-147, et id., « A
propos de la Vita sancti Isidori », dans ce volume, p. 237-250 ; J. N. HILLGARTH, « Coins and
Chronicles : Propaganda in sixth century Spain and the Byzantine Background », in : Historia
(Wiesbaden), XV, 1966, p. 483-508, repris dans Visigothic Spain, Byzantium and the Irish,
Londres : Variorum, 1983, n° II, et L. VAZQUÉZ DE PARGA, San Hermenegildo ante las fuentes
históricas, Madrid, 1973, p. 7-35. La gêne éprouvée par Lucas devait être courante en pénin-
sule. Au VIIe siècle déjà, et à la différence des chroniqueurs hispaniques, Valère du Bierzo
avait fait d’Herménégilde un roi martyr (De vana saeculi sapientia, PL 87, col. 426D). Divers
indices suggèrent qu’à León, aux XIIe et XIIIe siècles, la vision d’Herménégilde était deve-
nue positive : 1) Vita sancti Isidori, PL 82, col. 29. 2) Dans le manuscrit de Madrid, Biblioteca
de la Real Academia de la Historia, A 189, le copiste a intégré le thème de la conversion
d’Herménégilde à l’Historia gothorum d’Isidore. Ce manuscrit, du début du XIIIe siècle, a
appartenu à Saint-Isidore de León (mais depuis quand ?). Il ne semble cependant pas repré-
senter la tradition suivie par Lucas pour l’Historia gothorum. Sur ce dernier point,
C. RODRÍGUEZ ALONSO, Las Historias, op. cit., p. 129-130.
46. C’est en tout cas ainsi qu’il faut comprendre la phrase Ecclesiam apostolorum principis Petri
opere miro fundavit, CM, p. 2. La basilique de Saint-Pierre était achevée, pour l’essentiel, en 354.
Damase l’a en revanche pourvue d’un baptistère, à l’extrémité nord du transept. Cf. les
articles « Damase Ier » et « Saint-Pierre (Antiquité) », de Françoise MONFRIN, in : Philippe
LEVILLAIN (dir.), Dictionnaire historique de la papauté, Paris, 1994, p. 535-539 et 1521-1525.
47. « Innumerabiles quidem sunt sancti in sanctissima patria procreati », CM, p. 2.
48. « Quid de venerabili Martino legionensi presbytero sentiendum, qui tantam a Domino
precibus in divinis scripturis praerogativam obtinuit, ut in expositione scripturarum sanctis-
simis primis doctoribus merito valeat adaequari », ibid., p. 3.
  

Cette longue liste de saints hispaniques occupe la première moitié du


prologue du Chronicon mundi. Lucas explique ensuite comment la pré-
éminence de l’Hispania s’étend aussi au domaine de la philosophie
païenne. La péninsule a en effet engendré Sénèque et Lucain – ce qui
est exact –, mais aussi, et c’est la première attestation de cette légende,
Aristote, « très grand philosophe et noble scrutateur des astres »49. Il
reste que dans le domaine de la « variété des sciences », personne ne
peut être comparé à Isidore parmi les mortels50… Lucas s’occupe
ensuite des empereurs et des consuls : sont hispaniques le consul Lucius,
les empereurs Nerva et Trajan, enfin, parmi les chrétiens, Théodose.
Avantages naturels, grands saints, grands hommes, La péninsule pos-
sède tout en abondance. Elle est unique, comme le rappelle l’étymolo-
gie d’Hispania proposée par Lucas : Is signifie unum, ou solum ; Pan signi-
fie totum, ia signifie stella51. Hispania, ou sola tota stella, ce que l’on peut
approximativement traduire par « étoile sans pareille ». Et de même
qu’Hesperus – d’où l’Hespérie, l’Occident – brille entre toutes les étoiles
dans les régions occidentales, de même l’Hispania n’est pas dernière
parmi les dernières régions, mais in primis prima52. C’est vraisemblable-
ment cette étymologie fantaisiste qui sous-tend l’affirmation, posée au
début de l’énumération des saints hispaniques, que l’Hispania devait être
embellie « par antonomase »53. En bref, c’est justement parce qu’elle
est, d’un point de vue géographique, située à l’opposé du paradis, que la
péninsule est liée à celui-ci par « une délicieuse affinité ». De là à affir-

49. Lucain et Sénèque sont tous deux originaires de Cordoue. Aristote : « genuit Aristotelem
summum philosophum nobilem investigatorem astrorum », ibid. Sur l’Aristote hispanique,
cf. Francisco RICO, « Aristoteles hispanus : en torno a Gil de Zamora, Petrarca y Juan de
Mena », Italia medioevale e umanistica, 10, 1967, p. 143-164. Lucas revient sur l’hispanité du phi-
losophe dans CM, p. 21.
50. Lucas rapporte ailleurs, CM, p. 53, l’histoire de Theodisclus, le successeur d’Isidore sur
le siège de Séville. Celui-ci interpole plusieurs livres du saint traitant « de naturis rerum et
arte medicinae, necnon et de arte notoria », puis il les emporte dans sa fuite et les fait traduire
par « … quendam arabum nomine Avicennam ». Cette abracadabrante invention permet à
la fois d’hispaniser la science arabe et d’expliquer le transfert de primatie de Séville à Tolède.
Sur ce dernier point, cf. en particulier Peter FEIGE, « Zum primat der Erzbischöfe von
Toledo über Spanien. Das Argument seines westgotischen Ursprungs im toledaner Primats-
buch von 1253 », in : Fälschungen im Mittelalter. I. Kongreßdaten und Festvorträge. Literatur und Fäl-
schung, Hanovre (Monumenta Germaniae Historica. Schriften, 33/1), 1988, p. 675-714, 679-
681, 708-714.
51. Cette étymologie n’a rien à voir avec celle qu’Isidore donne en Étymologies, XIV, 28
(« Postea ab Hispalo Hispania cognominata est »).
52. Il n’est pas indifférent de noter que Lucas reprend ici un passage de la Vita sancti Isidori :
« Ut situ in successum transsumpto, jam non sis in regionibus ultimis ultima, sed in primis
prima » (PL 82, col. 19B). Le prologue de la Vita sancti Isidori contient aussi une sorte de laus
Spaniae inspirée d’Isidore. Cf. Étymologies, XIV, 4, 28, éd. cit., p. 186 : « Ipsa est et vera Hespe-
ria, ab Hespero stella occidentali dicta. ».
53. « Accedit ad Hispaniam antonomasie decorandam… », CM, p. 2.
  

mer que l ’Espagne est une sorte de succédané du paradis terrestre, il n’y
a qu’un pas. On comprend donc qu’elle ait éveillé les convoitises. Cette
avalanche d’éloges étant terminée, la chronique peut débuter, Lucas
rappelant encore qu’elle a pour fondement « les livres des chroniques
du docteur des Espagnes, Isidore »54.
Ce prologue, à certains égards déroutant – relevons tout particulière-
ment l’hispanisation d’Aristote –, se signale en fait par sa cohérence. La
classique laus Spaniae isidorienne se tient certes à l’arrière-plan, mais elle
a été christianisée en profondeur55. L’Espagne n’est plus seulement une
sorte de paradis terrestre doté de toutes les richesses et de toutes les
commodités, elle est désormais une patria d’hommes illustres, au pre-
mier rang desquels se trouvent les martyrs et les confesseurs. Véritable
foyer de christianisme, elle a su attirer aussi bien qu’exporter la science
et la sainteté. Paul est venu, ou a souhaité venir. Damase est né en
Espagne, puis il est allé Rome et l’a dotée de reliques innombrables. Il y
a là une sorte d’hispanisation du monde chrétien. L’ancien discours isi-
dorien, qui consistait à exalter la richesse et l’abondance de la terre, n’a
pas seulement été christianisé, il a aussi été, si l’on veut bien nous per-
mettre ce néologisme, « hagiographisé ». La patria est d’abord riche de
ses saints, thème classique, sans doute, mais qui n’a rien d’isidorien.
Chantre de l’Hispania dans son ensemble, Lucas n’en a pas pour autant
oublié de mettre en valeur sa « petite patrie » – la patria chica –, à savoir
la ville de León, ainsi que la personne d’Isidore. León est la ville la plus
souvent citée du prologue, son nom revenant pas moins de trois fois56.
Avec le centurion Marcel et ses douze enfants, Isidore, l’évêque Froilan
et le chanoine Martin, elle offre la plus belle collection de martyrs et de
confesseurs. Martin est d’ailleurs, juste avant Aristote, le dernier saint
cité, ce qui sous-entend que la ville est encore un centre de sainteté à
l’époque de Lucas. Quant à Isidore, à la fois saint, docteur et chroni-
queur, il est la seule gloire hispanique présente dans tous les registres.
L’histoire de l’Espagne est donc bien placée sous le signe des saints, et en
particulier du plus illustre d’entre eux, Isidore. Elle se décline dans un
cadre géographique qui est celui de la patria hispanique, voire léonaise.
Ouvrons maintenant le Liber miraculorum au chapitre 35 : nous avons
la surprise d’y découvrir, différente et plus courte, une autre laus Spaniae.

54. « Nos vero, ad libros chronicorum a doctore Hispaniarum Isidoro editos manum mitti-
mus », CM, p. 3.
55. Et cela d’autant plus que Lucas, tributaire d’une branche qui ne la connaît pas, retrans-
crit l’ Historia gothorum d’Isidore sans la laus Spaniae. C. RODRÍGUEZ ALONSO, Las historias,
op. cit., p. 134-135. L’édition du Chronicon mundi par Emma Falque nous dira peut-être s’il y fait
ailleurs des emprunts textuels.
56. Rome est citée deux fois, Séville et Tolède une fois (pour signaler que Léandre et Ilde-
fonse en ont respectivement occupé les sièges).
  

Une œuvre hagiographique n’appelle normalement pas ce type de


texte. Pour comprendre et évaluer sa présence, il importe donc de
commencer par situer ce passage dans l’économie de l’œuvre. Le cha-
pitre 35 est sans doute l’un des plus importants du recueil, car il est le
premier entièrement consacré à la sœur de l’ « empereur » Alphonse VII
(† 1157), l’infante Sancha. Quelques folios plus haut, Lucas avait rap-
pelé comment celle-ci, en 1148, avait été la grande responsable de l’in-
troduction des chanoines réguliers à Saint-Isidore57. Il s’agissait alors,
en quelque sorte, d’une deuxième fondation. Dans ce chapitre nous
apprenons comment, après une apparition du « docteur des Espagnes »,
Sancha accepte de quitter ses appartements, jusque là situés dans le
monastère. C’est la fin de toute présence laïque dans les bâtiments.
Après ce récit, dans une longue digression qui clôture le chapitre,
Lucas s’emploie à expliquer pourquoi le mot Hispania est souvent utilisé
au pluriel. Dans un premier temps, il reprend très fidèlement les
Étymologies58. Il existe donc une Espagne citérieure, septentrionale, et
une Espagne ultérieure, méridionale. Certains parlent néammoins
d’ « Espagne », au singulier, pour désigner tout ce qui se trouve entre
l’Afrique et la Gaule. Ce territoire se caractérise par la salubrité de son
air, par sa fertilité, par sa richesse en pierres précieuses et en métaux,
enfin par la présence de grands fleuves tels que le Guadalquivir, le
Miño, l’Èbre, le Tage et le Duero. Certains d’entre eux, à l’image du
Pactole de la mythologie, véhiculent même de grandes quantités d’or.
Lucas s’inspire ici encore des Étymologies, mais il bâtit son texte en
déconstruisant celui d’Isidore59. Certains, précise-t-il ensuite, ne se satis-
font pas des divisions isidoriennes et parlent de trois Espagnes : ulterior,
citerior et interior. La délimitation de chacune des trois zones sert de pré-
texte à quelques éloges supplémentaires. Ainsi, la citerior, qui s’étend jus-
qu’aux Alpes, est-elle fertile, bien arrosée, riche en pâturages. Mais la
véritable Espagne, celle qui s’étend de la mer aux Pyrénées, c’est l’Es-
pagne interior. Hispania : Lucas livre alors une étymologie du nom, una
tota stella, que nous avons déjà rencontrée dans le prologue du Chronicon
mundi 60. C’est l’occasion de quelques précisions supplémentaires, l’His-
pania abondant plus que toute autre région en biens et en or. Enfin,
après quelques considérations, là encore, sur les termes Iberia et Hesperia,
Lucas conclut :

57. Patrick HENRIET, « Les chanoines de Saint-Isidore », art. cit.


58. LMSI, ms 63, fol. 18vob-19roa (« Ut hic clarissimus doctor Isidorus in Ethimologiarum
docet libro »), d’après Étymologies, éd. cit., chap. 14, 4, 30, p. 186.
59. LMSI, ms 63, fol. 19roa (« Haec divisio secundum doctorem Isidorum est satis suffi-
ciens »), d’après Étymologies, chap. 14, 4, 28-29, qui vient après 14, 4, 30.
60. LMSI, ms 63, fol. 19rob, et CM, p. 3.
  

À ces trois Espagnes présida le très célèbre docteur saint Isidore, en excel-
lence et en dignité, par la grâce de la sainte prédication et l’exemple de ses
bonnes œuvres. De ce qui précède, on voit désormais clairement, selon la
première ou la seconde division, qu’il y a beaucoup d’Espagnes, dont le très
digne confesseur saint Isidore fut docteur et primat61.
Nous sommes ainsi ramenés à la personne d’Isidore, inspirateur direct
de ce développement assez inattendu dans un recueil de miracles. Le
docteur des Espagnes se voit attribuer une primatie sur l’ensemble de la
péninsule, il éclipse indirectement saint Jacques – puisqu’il est le pre-
mier aussi par « la grâce de la sainte prédication » –, enfin il préside un
ensemble géographique débordant largement le cadre péninsulaire,
puisque la définition des trois Espagnes va jusqu’aux Alpes et comprend
même une partie de l’Afrique.
Dans le prologue du Chronicon mundi, Lucas brossait une sorte d’his-
toire de la sainteté hispanique. Dans les Miracula, il nous donne un cours
de géographie dans la plus pure tradition de la laus isidorienne. Celle-ci
prend place dans un chapitre qui commence par exalter l’indépendance
et la liberté de Saint-Isidore de León. Il y a là un projet délibéré d’arti-
culer l’une sur l’autre deux logiques, a priori différentes, qui renvoient en
définitive à la même source de légitimité : d’une part l’éloge d’une
Espagne résolument placée sous patronage isidorien, d’autre part l’exal-
tation d’un sanctuaire léonais marqué par la présence matérielle d’Isi-
dore. Ce dernier se trouve donc à la charnière des deux discours. Dans
le prologue du Chronicon mundi, il apparaissait comme le seul homme
célèbre ayant illustré l’Espagne dans tous les domaines : sainteté,
science, doctrine. Dans les deux œuvres, l’exaltation de l’Hispania est
indissolublement liée à l’action de ses saints, et donc d’Isidore. Cette
relation privilégiée semble d’ailleurs confirmée par l’étymologie du nom
du saint, que Lucas livre au chapitre 8 des Miracula. « Isidore » peut
aussi bien signifier « eau obscure et profonde » qu’ « étoile brillant dans
l’obscurité », ce qui, à la lueur de ce qui a été exposé un peu plus haut
dans le même chapitre, doit être compris comme une métaphore : le
métropolitain de Séville est une lumière qui disperse les ténèbres de
l’hérésie62. Nous avons vu que le mot « Hispania » était également asso-

61. « His ergo tribus dictis Hispaniis doctor clarissimus Isidorus praefuit excellentia dignita-
tis, gratia sancte praedicationis et exemplo boni operis. Ex premissis colligitur sive secundum
primam divisionem vel secundam, plures esse Hispanias, quarum beatus confessor Isidorus
extitit doctor et primas », LMSI, ms 63, fol. 19rob-19voa.
62. LMSI, ms 63, fol. 4roa., « Diaboli noctem expulit et verum diem Christum, verum Deum
et verum hominem cum patre et spiritu sancto indivisibiliter in unitate essentiae permanen-
tem, fugatis hereticorum tenebris, cunctis fidelibus predicavit », ibid. Cf. déjà, dans l’Historia
translationis, éd. Juan A. ESTÉVEZ SOLA, p. 144 : « Doctor Yspaniarum Isidorus, Yspalen-
sis archipresul, sidus clarissimum in tenebris fidelibus splenduit. »
  

cié par Lucas, dans le Chronicon aussi bien que dans les Miracles, à
la notion d’étoile. Ainsi, Isidore et l’Hispania en viennent-ils à se
confondre63.

O     :


  
Divers épisodes se trouvent à la fois dans le Chronicon mundi et dans les
Miracula64. Il n’est pas question de se livrer ici à une comparaison
exhaustive, mais simplement de mettre en valeur quelques points signi-
ficatifs du rapport étroit – mais non de l’identité – entre historiographie
et hagiographie. Commençons par un récit :
Le fils de Dieu daigna généreusement offrir en ce même lieu [la ville de
León], par l’intermédiaire du très bon pasteur, de nombreux et magnifiques
miracles qui donnèrent à beaucoup d’infidèles une raison de se convertir au
Christ. J’ai décidé de ne pas les rappeler, car ils se trouvent bien racontés
dans le Livre de la translation. Zaida, fille du roi de Séville Benabeth, voyant les
miracles que le Seigneur montrait si magnifiquement par son confesseur,
avait, par la main du Très Haut, rejeté toute équivoque d’infidélité, et
confortée dans son passage au Christ, renonçant à Mahomet et à toutes ses
superstitions, elle désirait de toute la force de son esprit parvenir à la grâce
du baptême. Son père, à ce que l’on raconte, après que le bienheureux Isi-
dore lui eut enseigné la foi catholique lors d’une vision nocturne, s’était
tourné vers la religion chrétienne, mais, par peur des agaréens, en secret. Il

63. En arrière-plan de ces étymologies, il faut en rappeler une autre, qui avait cours en par-
ticulier à Saint-Isidore au moment où Lucas écrivait : Hispania tire son nom d’Hispalis
(Séville), nom qui est lui-même un dérivé d’Hispanus, le mythique roi fondateur. Cette éty-
mologie, énoncée par l’auteur du second récit de la translation, permettait également d’in-
sister sur le rapport étroit entre Isidore et l’Hispania : le saint avait en effet illustré la prima sedes
metropolitana des hispaniques avant que ses restes ne soient amenés à León. Cf. Historia transla-
tionis, éd. Juan A. ESTÉVEZ SOLA, p. 144. Le rapprochement entre Hispalis et Hispania est
également présent dans la mystérieuse Dedicatio ad Sisenandum, qui ouvre les Histoires d’Isidore
mais n’a sans doute pas été composé avant le XIIe siècle. L’auteur de l’Historia translationis s’en
inspire et Lucas la retranscrit dans CM, p. 40. Cf. Helena DE CARLOS VILLAMARÍN, Las
antigüedades de España, Spolète (Biblioteca di « Medioevo latino », 18), 1996, p. 153-240 pour
la dedicatio et p. 171-174 pour l’étymologie d’Hispalis (mais sans mention de l’Historia transla-
tionis). On trouve une autre étymologie d’Isidore, qui fait encore appel aux étoiles, dans une
œuvre d’Huguccio de Pise sans doute composée entre 1159 et 1178 : Cf. G. CREMASCOLI,
De dubio accentu. Agiografia. Expositio de symbolo apostolorum, Spolète, 1978, p. 160, l. 582-583 : Isi-
dorus quasi a sidorus, id est a sidera ruens, id est ad celestia festinans.
64. Translation des restes d’Isidore (CM, p. 95 ; LMSI, chap. 1 et 3-7) ; Translation des restes
de Vincent, Sabine et Christète (CM, p. 95 ; LMSI, chap. 10, ms 63, fol. 4vob) ; mort de Fer-
dinand Ier (CM, p. 97 ; LMSI, ms 63, chap. 11-12, fol. 5 ro-5voa) ; source jaillissant devant
l’autel de saint Isidore (CM, p. 102 ; LMSI, ms 63, chap. 24, fol. 11vob-12roa) ; Succession
d’Alphonse VI, avec pillages d’Alphonse le batailleur et des siens (CM, p. 103 ; LMSI, ms 63,
chap. 25-27, fol. 12ro b-13voa ; prise de Baeza (CM, p. 103-104 ; LMSI, ms 63, chap. 32,
fol. 15roa-17rob) ; séjour des membres de la famille des Castro en terre d’islam (CM, p. 106 et
108 ; LMSI, ms 63, chap. 18-20, fol. 9roa-10rob).
  

craignait, parce qu’il était chrétien, d’être arrêté par ceux-ci et privé de son
royaume temporel. Quand il connut avec une totale certitude l’amour
ardent de sa fille pour le Christ, et comme elle refusait de le dissimuler, au
bout d’un certain temps, Benabeth rapporta par de fidèles émissaires la
chose au roi Alphonse, fils du grand roi Ferdinand, avec précaution et dis-
crétion, en envoyant d’importants présents. Il le suppliait, au nom de l’affec-
tion, et dans la mesure où il accepterait miséricordieusement de s’occuper
avec sollicitude de sa fille, de la faire emmener avec honneur par ses soldats.
Lorsqu’il entendit cela, le roi Alphonse fut rempli de joie. Il envoya une
armée de soldats qui, simulant un enlèvement, la lui amenèrent. Renaissant
dans les eaux du sacré baptême, celle-ci fut appelée Élisabeth, et comme elle
était très sage et belle, la roi s’unit à elle par le mariage. Le temps ayant
passé, la dite reine Élisabeth, ayant heureusement payé son dû à la nature,
reposa dans la demeure du confesseur susdit. Mais son père Benabeth,
absorbé par la soif de pouvoir, mourut, ô douleur, parmi les ismaélites65.
Ce texte est le deuxième chapitre du Liber miraculorum sancti Isidori 66.
En tant que tel, il suit directement le récit de la découverte, à Séville, des
reliques du saint. On peut néammoins s’interroger sur son apparte-
nance au genre hagiographique. Nous avons là une histoire, au demeu-
rant assez rocambolesque, de conversion, un mariage, et enfin un enter-
rement. Isidore intervient bien, au début du chapitre, pour donner
quelques leçons de christianisme à Benabeth, mais il s’agit finalement

65. « Plura etiam miracula in eodem loco, et dum duceretur Legionem, filius Dei per almum
pastorem magnifice dignatus est demonstrare, quae causam infidelibus multis contulerunt in
Christum credendi ; quae iteranda non duxi, eo quod in libro translationis eius satis videntur
expressa. Filia Benabeth Hispalensis regis, nomine Zaida, visis miraculis quae Dominus per
confessorem suum tam magnifice declarabat, omni ambiguitate infidelitatis depulsa dextera
excelsi, inmutatione in Christo roborata, Mahometo et omnibus eius superstitionibus abre-
nuntians, ad baptismi gratiam pervenire toto mentis desiderabat affectu. Et quia pater eius,
ut fertur, beato Isidoro fidem catholicam eum docente per visionem noctis, christianae reli-
gioni erat dicatus, oculte tamen propter metum agarenorum pavidus, ne deprehenso ab eis
quod esset christianus, temporali careret regno, ut filiae flagrantem certius Christi cognovit
amorem, cum occultare nequiret, regi Adefonso Fredenandi magni regis filio, procedente
tempore, per fideles nuntios, provide et caute, praemissis magnis muneribus, nunciavit hoc
factum, suplicans qua valebat affectione, quatinus de filia sua soliciter curare misericorditer
dignaretur, et eam sibi honorifice per suos milites faceret asportari. Rex autem ut audivit
Adefonsus, repletur gaudio, militum misit exercitum, qui simulato raptu eam ad regem Ade-
fonsum detulerunt. Quae sacri baptismatis unda renata, et Elisabeth vocata, cum esset
sapiens nimis et pulcra, illam sibi pro coniuge copulavit. Elapso vero tempore eadem regina
Elisabet, debito feliciter exsoluto naturae, in eiusdem confessoris aula quiescit. Sed pater eius
Benabeth aviditate absortus regnandi, proh dolor !, inter hismaelitas decessit. », LMSI, ms 63,
fol. 2vo.
66. Zaida était en réalité non la fille mais la belle-fille d’Al-Mutamid (Benabeth), roi de
Séville. Elle avait épousé son fils Al-Mamun, comme l’a montré Évariste LÉVI-PROVEN-
ÇAL, « La “mora Zaida”, femme d’Alphonse VI de Castille, et leur fils l’infant D. Sancho »,
Hespéris, 18, 1934, p. 1-8, grâce au Bayan Al-Mugrib d’Ibn-Idari. Cf. aussi B. F. REILLY, The
Kingdom of León-Castilla under King Alfonso VI. 1065-1109, Princeton, 1988, p. 234-235 et 338-
340.
  

d’un détail, ou plus exactement d’un prétexte. Cette précision permet


en effet d’intégrer plus facilement l’histoire dans un recueil de miracula,
mais le rôle du saint reste plus que discret. C’est bien la conversion de
Zaida qui compte. Or si cette conversion est inspirée par les miracles
d’Isidore, elle ne repose sur aucun d’entre eux en particulier. Les vrais
héros du récit sont Benabeth, le roi qui, ne l’oublions pas, avait permis
aux envoyés de Ferdinand Ier d’emporter les reliques d’Isidore à León67,
Zaida, enfin Alphonse VI, soit trois souverains. En réalité, c’est sans
doute la fin du chapitre qui explique l’intérêt de Lucas pour cette his-
toire, dont on est d’abord en droit de se demander ce qu’elle vient faire
ici. Zaida/Élisabeth aurait été inhumée à Saint-Isidore68. Lucas rap-
pelle ainsi, dès le début de son recueil de miracles et avant même d’avoir
décrit l’arrivée des prestigieuses reliques à León, la sacralité particulière
du monastère qui est au centre de l’œuvre. Mais pour ce faire, il rap-
porte une histoire de rois et non de saints. Nous avons finalement, dans
un recueil de miracles, un récit sans miracle69.
Les choses sont-elles si différentes en ce qui concerne le long récit de
la mort de Ferdinand Ier 70 ? A la différence du récit précédent, nous
connaissons cette fois-ci la, ou plutôt les sources de Lucas. La mort de
Ferdinand Ier a été rapportée pour la première fois au début du XIIe
siècle, dans l’Historia silense, puis elle a été reprise, à la fin du XIIe ou au
début du XIIIe siècle, par l’auteur anonyme de ce que Lucas appelle
ailleurs le Liber translationis71. Avons-nous là un miracle d’Isidore ? Pas,
en tout cas, si l’on s’en tient au texte de la Silense. Ferdinand meurt en
pénitent, vraisemblablement selon le modèle isidorien, dans les bâti-
ments de l’église de Saint-Jean-Baptiste qu’il venait de faire reconstruire
pour accueillir les saintes reliques72. Presque un siècle après l’auteur de
l’Historia silense, un hagiographe anonyme avait déjà inclus ce texte dans
une œuvre qui reprenait le récit de la translation et rapportait aussi
67. Benabeth apparaît déjà sous un jour plutôt favorable dans le premir récit de la transla-
tion, rédigé à la fin du XIe siècle : PL 81, col. 39-43.
68. Cette mention de Lucas n’est sans doute pas dénuée d’arrière-pensées. En réalité, Zaida
semble bien avoir été inhumée, avec son époux Alphonse VI et leur fils Sanche, à Sahagún :
cf. Ricardo DEL ARCO, Sepulcros de la casa real de Castilla, Madrid, 1954, p. 57 et 91.
69. Dans le Chronicon mundi, Lucas se contente de signaler Zaida comme l’une des concubines
d’Alphonse, puis, plus loin, de confirmer que son père Benabeth s’était converti secrètement
au christianisme : CM, p. 100 et 101. Il dépend, pour le concubinat, de Pélage d’Oviedo, éd.
B. SÁNCHEZ ALONSO, p. 87. Le CM représente donc une sorte de compromis entre les
Miracula, avec lesquels il partage la conversion de Benabeth, et Pélage d’Oviedo, auquel il
emprunte la concubinat. Jiménez de Rada (De rebus Hispaniae, VI, 30) représente une autre
tradition.
70. LMSI, ms 63, chap. 11-12, fol. 5roa-5voa.
71. Historia silense, éd. J. PÉREZ DE URBEL et A. GONZÁLEZ RUIZ-ZORRILLA,
Madrid, 1959, p. 207-209 ; Historia translationis, éd. Juan A. ESTÉVEZ SOLA, p. 163-165.
72. Historia silense, éd. cit., p. 205.
  

divers miracles léonais. Pour donner à ce récit de bonne mort royale


quelques couleurs hagiographiques, il avait rapporté qu’Isidore était
apparu à Ferdinand pour lui faire connaître, par anticipation, le jour
de sa mort73. Ici, le travail d’ « hagiographisation » avait donc été fait
avant Lucas. Logiquement, celui-ci reprend le texte de la translation et
non celui de l’Historia Silense74. Son propos, et déjà celui de cet hagio-
graphe qui devait écrire environ une génération avant lui, est clair :
montrer que Saint-Isidore n’était pas seulement un sanctuaire à
reliques mais aussi un lieu d’inhumation des rois les plus glorieux.
Extrait de son contexte historiographique, le récit de la mort de Ferdi-
nand remplit donc une fonction très semblable à celui du mariage
d’Alphonse VI et de Zaida75.
Il peut cependant arriver que les Miracula s’inspirent directement
d’une chronique. C’est le cas d’un récit selon lequel, pendant la
semaine ayant précédé la mort d’Alphonse VI (1109), de l’eau se mit à
sourdre devant l’autel du saint, depuis le milieu de la pierre et non par
les jointures. Lucas s’inspire ici de la chronique de Pélage d’Oviedo76.
Notons pourtant que là aussi, Lucas sait quand il est hagiographe et
quand il est historiographe. Dans le Chronicon, il suit fidèlement Pélage.
Dans les Miracula, en revanche, il consacre deux chapitres au prodige
et s’il intègre le texte de l’évêque d’Oviedo, il l’allonge considérable-
ment tout en donnant diverses indications qui apparaissent pour la
première fois77.

73. « Almus doctor Isidorus ei apparuit et diem sui exitus inminere innotuit, Historia trans-
lationis », éd. cit., p. 163. Cf. Patrick HENRIET, « Un exemple de religiosité politique : saint
Isidore et les rois de León (XIe-XIIIe siècles) » , in : Fonctions sociales et politiques du culte des saints
dans les sociétés de rite grec et latin au Moyen Âge et à l’époque moderne. Approche comparative (Wroclaw-
Karpacz, 15-18 mai 1997), M. DERWICH et M. DMITRIEV (dir.), Wroclaw, 1999, p. 77-
95, p. 82-83.
74. « Almus doctor Isidorus ei apparuit et diem sui exitus inminere innotuit », LMSI, ms 63,
fol. 5roa, identique au texte cité note 73.
75. Dans le Chronicon mundi, Lucas donne une version résumée des faits mais reste fidèle à la
version « hagiographique » (« Almus doctor Isidorus ei apparuit et diem sui exitus imminere
innotuit », p. 97).
76. Le récit se trouve aussi dans la Crónica Najerense, éd. Antonio UBIETO ARTETA,
Valence (Textos medievales, 15) 1966, p. 119, mais c’est visiblement Pélage que suit Lucas. Il
suffit pour s’en convaincre de lire le début du texte. 1) Pélage : « Sed octo dies antequam ex
hoc seculo migraret, fecit Deus in Legionensem urbem in ecclesia sancti Isidori episcopi
magnum prodigium », éd. B. SÁNCHEZ ALONSO, Madrid, 1924, p. 84. 2) Chronique de
Nájera : « Octavo autem ante mortem eius die nativitatis sancti Iohannis Babtiste, apud
Legionem in ecclesia sancti Ysidori magnum fecit miraculum Deus omnipotens… » ; Lucas :
« Sed octavo die antequam moreretur, fecit Deus in Legionensi urbe in ecclesia sancti Isidori
prodigium magnum », CM, p. 102.
77. LMSI, ms 63, chap. 13, fol. 5voa-6roa (le miracle survient après qu’un miles nommé
Pélage se soit réfugié dans l’église) et chap. 24, fol. 11vob -12roa (avec interprétation des évé-
nements par un archidiacre nommé Bérenger.
  

Inversement, le Chronicon mundi a parfois recours à des textes hagio-


graphiques. Ainsi lorsque Lucas rapporte, dans la chronique du pseudo-
Ildephonse, que la réputation d’Isidore fit renoncer Mahomet à son
projet de prédication en Espagne, il ne peut s’inspirer que de la Vita
sancti Isidori, sans doute rédigée quelques décennies plus tôt78. De
même, lorsqu’il rapporte la prise de Baeza par Alphonse VII (1147), il
tire ses informations, une fois de plus, du second récit de la translation
d’Isidore79. Mais dans les deux cas, il « historiographise » un discours
hagiographique. Du long récit dans lequel Satan, déguisé en ange de
lumière, discutait longuement avec Mahomet, il tire un court résumé de
trois phrases. Plus caractéristique encore de sa méthode est le double
traitement du siège de Baeza. Dans les Miracula, Lucas prolonge et
manipule le récit pour en arriver à un soi-disant couronnement impérial
d’Alphonse VII, célébré à León en 1149. Ces modifications sont en
revanche absentes du Chronicon mundi, lequel résume assez fidèlement sa
source et renonce à des procédés qu’il réserve au Liber miraculorum80.
Entre le Chronicon mundi et les Miracula, il y a en définitive plus qu’un
pont. Les deux œuvres montrent, chacune à leur façon, la sacralité par-
ticulière de l’Hispania et de la ville de León. Il arrive que le Chronicon
glisse vers un discours de type hagiographique, comme dans le pro-
logue, et il est fréquent de voir les Miracula traiter de thèmes qui ont
autant à voir avec les rois qu’avec les saints81. Cette parenté thématique
entre hagiographie et historiographie n’est pas propre à Lucas, et elle a
d’ailleurs été soulignée, récemment, dans des travaux qui ne portent pas
sur la péninsule ibérique82. Quelques décennies avant Lucas, Gervais de
Canterbury († v. 1210) rappelait que le chroniqueur devait aussi rap-

78. CM, p. 54, d’après Vita sancti Isidori, Madrid, Biblioteca nacional, ms 10442, fol. 16vo-
17vo (cette partie de la Vita est inédite).
79. CM, p. 104, et Historia translationis, éd. Juan A. ESTÉVEZ SOLA, p. 169-171.
80. Sur le récit des Miracula, cf. Patrick HENRIET, « Les chanoines de Saint-Isidore et la
prise de Baeza », art. cit., ici p. 63-76, avec édition du texte p. 77-82.
81. Miracles et interventions de saints dans le Chronicon (outre les épisodes mentionnés note
64) : prophétie d’Isidore (p. 52-53) ; intervention d’Isidore contre Mahomet (p. 54) ; histoire
de l’arca sancta (p. 74) ; légende de la croix des anges sous Alphonse II (p. 74-75) ; apparition
de saint Jacques lors de la bataille de Clavijo (p. 76) ; politique reliquaire de Ramire III et
récupération du corps de Pélage (p. 85) ; prise de Coimbra par Ferdinand Ier avec l’aide de
saint Jacques (p. 93-94) ; saignement d’une statue de la Vierge à l’enfant trouvée à Saint-
Étienne, hors des murs de León, et apportée à Saint-Isidore (p. 108) ; Apparition de saint
Jacques à Alphonse IX lors du siège de Badajoz (p. 114) ; Apparition d’Isidore aux habitants
de Zamora avant la prise de Merida (p. 114). En ce qui concerne la présence d’un roi ou d’un
membre de la famille royale dans les Miracula, je la relève dans 25 chapitres sur 51 (jusqu’au
début de la Vita sancti Martini).
82. On se reportera en particulier à Martin HEINZELMANN, « Hagiographischer und
historischer Diskurs bei Gregor von Tours ? », in : Aevum inter utrumque. Mélanges offerts à
Gabriel Sanders, professeur émérite à l’université de Gand, éd. Marc VAN UYTFANGHE et Roland
  

porter, entre autres choses, les miracula de son temps83. Chez Lucas, cette
parenté semble assumée avec une vigueur toute particulière. Les
contemporains l’avaient sans doute comprise, ou en tout cas perçue,
puisque dans la tradition manuscrite, la Vita sancti Isidori et le second
récit de la translation apparaissent normalement aux côtés du Chronicon
mundi 84. La différence entre les genres n’est cependant pas abolie. Le
Chronicon se déploie selon une trame chronologique, ce qui est attendu,
et ne perd pas de vue l’espace hispanique dans son ensemble. Les Mira-
cula suivent quant à eux à une autre logique, qui privilégie Saint-Isidore
comme lieu privilégié entre tous. Lucas n’a cependant pas été insensible
au principe chronologique, puisqu’il annonce, au milieu du recueil, sa
décision de combiner l’ordo temporis à l’ordo loci 85. En définitive, il s’agit
toujours de montrer l’action de Dieu et de ses saints, mais selon des
perspectives différentes. Lucas historiographe part du général et pose a
priori un espace et un temps englobants, l’Hispania et son histoire. Il les
remplit ensuite de lieux, d’hommes, de faits. Lucas hagiographe part
d’un lieu, d’un saint et de ses reliques, pour bâtir ensuite un discours qui
vaudra pour toute l’Hispania, voire pour toute la chrétienté. Ces deux
logiques, centripète dans le cas du Chronicon, centrifuge dans le cas des
Miracula, sont parfaitement complémentaires. Peut-on en dire autant
des rapports que les deux œuvres entretiennent avec le De altera vita ?

DEMEULENAERE, La Haye (Instrumenta Patristica XXIII), 1991, p. 237-258, et à Anne-


gret WENZ-HAUBFLEISCH, Miracula post mortem. Studien zum Quellenwert hochmittelalterlicher
Mirakelsammlungen vornehmlich des ostfränkisch-deutschen Reiches, Siegburg (Siegburger Studien
XXVI), 1998, p. 115-136 et 171-173, qui donnent la bibliographie. Quelques propositions
appliquées au cas péninsulaire dans Patrick HENRIET, « Hagiographie et historiographie en
péninsule ibérique (XIe-XIIIe siècles) : quelques remarques », Cahiers de linguistique hispanique
médiévale, 23, 2000, p. 53-85.
83. « Cronicus autem annos incarnationis Domini annorumque menses computat et
kalendas, actus etiam regum et principum quae in ipsis eveniunt breviter edocet, eventus
etiam portenta vel miracula commemorat », GERVAIS DE CANTERBURY, Chronica,
éd. W. STUBBS, 2 volumes, Londres, 1879-1880, I, p. 87, cité par Annegret WENZ-
HAUFBLEISCH, Miracula post mortem, op. cit., p. 173. Grégoire de Tours prétendait que ses
oeuvres hagiographiques rapportaient les miracles survenus sur la tombe des martyres et des
confesseurs, alors que les Historiae prenaient en compte les actes accomplis par les saints
durant leur vie : cf. Martin HEINZELMANN, « Hagiographischer und historischer Diskurs
bei Gregor von Tours ? », art. cit., p. 240.
84. Cf. les manuscrits Madrid, Biblioteca nacional, 10442 (XIIIe siècle) et León, ARCSIL,
ms 45 (XVe siècle).
85. « In prima quidem hujus operis parte non servavi temporis ordinem scriptis, sed potius
loci gesta miracula compilavi. Nunc vero in secunda ea quae ab idoneis didici testibus […]
tam loco quam tempore intendo litteris comendare », LMSI, ms 63, chap. 31, fol. 15rob.
  

I       :


 D     M
Le premier lien qui s’impose entre ces deux œuvres est, ou plutôt fut,
codicologique. Les manuscrits les plus anciens du Liber miraculorum sont
deux copies du début du XVIe siècle, aujourd’hui conservées à León86.
Quant au De altera vita, il ne subsiste plus que dans une copie du XVIIe
siècle qui est vraisemblablement le texte que Mariana confia à l’impri-
meur87. Ces trois manuscrits tardifs ne permettraient pas d’aller très
loin si l’on ne disposait des informations très concrètes que nous livrent
deux éditions : d’une part celle de la traduction castillane des Miracula,
que Juan de Robles, chanoine de Saint-Isidore, fit paraître à Sala-
manque en 1525, d’autre part celle du De altera vita par Mariana88. Le
détail de ces deux textes ayant été exposé ailleurs, en tout cas pour la
question qui nous intéresse, nous nous contenterons de rappeler le résul-
tat que donne une confrontation des deux prologues89. Le manuscrit
utilisé par Mariana se trouvait à la biliothèque d’Alcala de Henares
depuis la mort d’Isabelle la Catholique (1504). Il comprenait également,
avant le De altera vita, les Miracula, que le savant jésuite désigne d’ailleurs
comme une « première partie de l’œuvre »90. Ce manuscrit datait très
vraisemblablement du XIIIe siècle, peut-être même était-il auto-
graphe91. Il a malheureusement disparu aujourd’hui, sans que l’on
puisse dire s’il a été détruit ou si un bon génie pourrait encore permettre
à un chercheur fortuné de le retrouver. Quoi qu’il en soit, il y avait unité
codicologique entre ces deux œuvres de Lucas.
Peu nous importerait cette unité, cependant, si elle n’était que maté-
rielle. La lecture des deux traités, rarement menée de front, montre bien
qu’ils participent d’un même projet. Il s’agit chaque fois de défendre le
dogme et de lutter contre l’hérésie. Dans les deux cas, les saints jouent
un rôle de premier plan. Pour bien mesurer les relations qu’entretien-
nent les deux discours, il importe donc d’une part de repérer l’effort
théologico-dogmatique, voire polémique, des Miracula, et d’autre part
de souligner l’importance du culte des saints dans l’économie du De
altera vita.

86. ARCSIL, ms 61 et 63.


87. Madrid, Biblioteca nacional, ms 4172.
88. Juan de Robles, Libro de los miraglos de Sant Isidro arzobispo de Sevillia, Salamanque, 1525.
89. Je résume ici Patrick HENRIET, « Hagiographie et politique à León », art. cit., p. 60-61.
90. « Priorem operis partem in lucem edere nunc quidem consilium non erat », DAV, praefa-
tio, feuillet B3.
91. « Servabatur Legione in D. (= Divi) Isidori opus autographum, ab auctore in eo monas-
terio relictum », DAV, B2v I. Il est absolument impossible de savoir si ce manuscrit était véri-
tablement autographe.
  

La volonté de lutter contre l’hérésie sous-tend en permanence


l’œuvre hagiographique de Lucas. Dès le prologue, après avoir rappelé
l’action passée d’Isidore au service de la foi, nous apprenons que
l’œuvre a été écrite pour l’ « honneur de la sainte Église » et « la confu-
sion des infidèles »92. Dans le premier miracle, consacré à l’invention du
corps saint, Lucas précise que Dieu voulut ainsi « épouvanter les héré-
tiques et consoler les chrétiens »93. La suite du chapitre montre que ces
« hérétiques », ces « infidèles », ne sont pas les musulmans, comme le
contexte aurait pu le laisser supposer, mais bien ceux qui nient le rôle
des saints et l’existence des miracles. Il serait trop long de renvoyer à
tous les passages du Liber miraculorum s’en prenant aux hérétiques et aux
détracteurs du culte des saints, mais nous avons bien là une constante du
discours de Lucas, qui, tel un fil rouge, parcourt toute l’œuvre94. Signa-
lons tout de même l’importance particulière d’un groupe de quatre cha-
pitres, qui constitue une sorte de traité dans le traité. Grâce à l’histoire
d’un revenant qui apparaît à trois chanoines de Saint-Isidore, Lucas
rappelle les grands principes de l’Église en matière de hiérarchie ecclé-
siastique, de sacrements, d’eschatologie et d’intercession95. Il montre
aussi comment les miracles peuvent servir à confondre les incrédules.
Or tous ces thèmes sont exactement ceux que l’on retrouve, développés
avec l’arsenal de citations scripturaires et patristiques qui convient à un
traité polémique, dans le De altera vita.
Tournons-nous maintenant vers le prologue du De altera vita. Dès la
première phrase, Lucas rappelle la proximité de Dieu et de ses saints, la
protection que ces derniers procurent aux fidèles, enfin le pouvoir de
leurs reliques. Après leur mort, les saints sont bien les « gouverneurs du
monde » (rectores orbis) :
[…] Dieu […], toi qui remplis présentement tes saints par la douceur de la
charité, toi qui les réjouis dans la mort par la béatitude de ta vision, tu fais
d’eux les gouverneurs du monde après leur mort, tu fais briller leurs corps
par d’étonnants miracles, et à nous, tes modestes serviteurs, tu nous procures
consolation et joie salutaire par leur présence et leur protection96.

92. « Me igitur ad proposita redeundo, ad laudem Christi nominis et Ecclesie decorem infi-
deliumque confusionem, ut resipiscant ab operibus ignorantie ac convertantur ad viam veri-
tatis et vivant, yperbolicum pro posse vitando vitium… », LMSI, ms 63, fol. 1vo-2ro.
93. « Omnipotens Deus novitate tanti miraculi voluit deterrere hereticos et christicolas
demulcere », LMSI, ms 63, fol. 2rob.
94. Exemples dans Patrick HENRIET, « Hagiographie léonaise et pédagogie de la foi : les
miracles d’Isidore de Séville et la lutte contre l’hérésie », Mélanges de la Casa Velázquez, 1997
(sous presse).
95. LMSI, ms 63, chap. 37-40, fol. 20voa-26rob.
96. « Creator est factor omnium Deum […] qui sanctos tuos in praesenti reples dulcedine
charitatis, in morte laetificas tuae beatitudine visionis ; post mortem rectores orbis efficis ; et
eorum corpora stupendis facis miraculis coruscare : atque nos exiguos famulos tuos eorum
  

Qui sont donc les hérétiques visés par le De altera vita ? Lucas ne les
nomme jamais, ce qui a donné lieu à diverses hypothèses les catalo-
guant tantôt comme des cathares, tantôt comme des philosophes
naturels97. Il n’hésite pas, en revanche, à les caractériser comme
« ceux qui osent soutenir que nous ne pouvons en aucune façon être
aidés par les saints »98. En bref, ces hérétiques prétendent vivre dans
ce que Massimo Oldoni, parlant de tout autre chose, a appelé un
« mondo senza santi »99. Voilà précisément ce que Lucas ne peut
admettre. Malheur à ceux qui se dressent contre les saints et qui
détruisent la vigne du seigneur :
Mais malheur, malheur aux hérétiques ennemis de la vérité, qui, par leurs
ruses de loup et dans des aboiements effrontés, ne cessent de détruire et de
déchirer la vigne de l’héritage du Seigneur Sabaoth de leur bouche écu-
mante, de leur dent canine. Les miracles des saints, qu’ils voient et enten-
dent, ou bien ils les nient complètement, ou bien, s’ils ne les nient pas, ils
affirment effrontément qu’il s’agit d’illusions démoniaques100.
Lucas a certes bien d’autres griefs contre les hérétiques de son temps,
qu’il accuse tantôt de dualisme, tantôt d’expliquer le fonctionnement du
monde par les mouvements des étoiles, ou encore de soutenir leurs opi-
nions « quasi de ratione »101. Il convient pourtant de ne jamais perdre
de vue ce rapport privilégié entre hérésie et négation du culte des saints.

patrociniis et praesentia, solatio et laetitia induis salutari », DAV, auctoris praefatio, p. 1 (la pré-
face de Lucas n’est pas paginée, à l’exception des dernières lignes qui se trouvent sur la même
page que le début du traité [= p. 1]. J’y renverrai donc en citant, comme ici, auctoris praefatio
et un numéro).
97. Angel MARTÍNEZ CASADO, « Cátaros en León. Testimonio de Lucas de Tuy », Archi-
vos leoneses, 37, 1983, p. 263-311 ; F. J. FERNÁNDEZ CONDE, « Albigenses en Castilla y
León a comienzos del siglo XIII », in : León medieval. Doce estudios, León (Colegio universitario
de León. Publicaciones 13), 1978, p. 97-114, et id., « Un noyau actif d’albigeois en León au
commensement du XIIIe siècle ? Approche critique d’une œuvre de Luc de Tuy écrite entre
1230 et 1240 », Heresis, 17, 1991, p. 35-50 ; Adeline RUCQUOI, « Contribution des Studia
generalia à la pensée hispanique médiévale », in : José María SOTO RÁBANOS (éd.), Pensa-
miento medieval hispano. Homenaje a Horacio Santiago-Otero, 2 volumes, Madrid, 1998, vol. I,
p. 737-770, p. 755-756.
98. « Audent enim contendere nos sanctorum auxiliis in nullo penitus adiuvari », DAV, auc-
toris praefatio, p. 2.
99. Massimo OLDONI, « Il mondo senza santi : la letteratura scientifica e la soglia del
magico », in : Santi e demoni nell’altomedioevo occidentale, 2 volumes, Spolète (Settimane di Studi
sull’alto Medioevo, 36), 1989, I, p. 499-530.
100. « Sed vae, vae veritatis inimicis haereticis, qui protervis latratibus, ore rabido vineam
haereditatis domini Sabaoth dente canino et dolo vulpino dilacerare ac demoliri non cessant,
atque sanctorum miracula, quae vident, vel audiunt, aut certe negant, aut si negare
nequeant, deliramenta daemonum procaciter esse affirmant », DAV, auctoris praefatio, p. 1-2.
101. « Haec et alia frivola secundum motum sui cordis, quasi de ratione nituntur osten-
dere », DAV, auctoris praefatio, p. 3. « Quis vel insanus credit secundum cursum planetarum, ut
testantur philosophi omnia inferiora moveri, et non potius secundum voluntatem divi-
nam ? », DAV, III, 2, p. 158-159.
  

Lucas était en train d’écrire les Miracula lorsqu’il décida de s’atteler à la


confection du De altera vita102. La présence d’hérétiques, ou simplement
d’incrédules, à León, est sans doute l’événement qui le poussa à prendre
cette décision103. Or ce que cette présence mettait en cause, c’était jus-
tement la capacité d’Isidore à rayonner sur une ville, León, que les
hagiographes se plaisaient à décrire comme docilement regroupée
autour de lui104. Les Miracula, dont on a vu que Lucas reprit vraisem-
blablement la rédaction après avoir rédigé son traité polémique, deve-
naient du coup une sorte d’illustration concrète d’un discours théolo-
gique et dogmatique. Nous apprenons dans le De altera vita que selon les
hérétiques, « les prélats de l’Église du Christ ne peuvent en aucune
façon venir en aide, par leurs indulgences, aux âmes des fidèles
défunts », que « l’âme d’aucun saint ne monte, avant le jour du Juge-
ment dernier, au ciel », ou encore que « les âmes ne subissent aucun
tourment, si ce n’est en enfer » (ce qui est une négation de l’existence du
purgatoire, que celui-ci soit ou non spatialisé)105. Or ces problèmes sont
précisément ceux que traite le revenant des Miracula qui donne un cours
d’eschatologie chrétienne à trois chanoines. Ce christianisme hiérar-
chisé, reposant sur la médiation des clercs et surtout des saints, dont les
reliques agissent quotidiennement, est défendu dans le De altera vita et
illustré dans les Miracula.
Les sources et la forme des deux œuvres confirment par ailleurs cette
proximité. Dans le prologue du De altera vita, Lucas donne les Dialogues
de Grégoire le Grand, soit l’une des œuvres hagiographiques les plus
lues du Moyen Âge, comme sa source première106. Il en retranscrit
ensuite, par bribes et au gré de son discours, environ les deux tiers107.
Dans la dernière partie de son traité, il développe un discours narratif
original et non plus fait d’emprunts à Grégoire. Les considérations théo-
logiques sont alors éclipsées par l’action des hérétiques léonais auxquels
s’est directement frotté Lucas, certains épisodes étant d’ailleurs très
proches de l’hagiographie (lisons tout particulièrement le châtiment de

102. Cf. supra, n. 24.


103. Cf. supra, n. 25.
104. Sur la dimension civique du culte de saint Isidore, cf. en particulier Historia translationis,
éd. Juan A. ESTÉVEZ SOLA, p. 171-174, et LMSI, ms 63, chap. 41, fol. 26rob-27roa ;
Patrick HENRIET, « Un exemple de religiosité politique », art. cit., p. 86, et « Rex, Lex,
Plebs », art. cit.
105. « […] asserentes praelatos Ecclesiae Christi animabus mortuorum fidelium remissio-
num indulgentiis non posse ullatenus subvenire, ac nullius sancti animam ante diem iudicii
caelum ascendere, atque nusquam pati poenas animas, nisi tantummodo in inferno », DAV,
auctoris praefatio, p. 3.
106. « Ex dialogorum beatissimi patris Gregorii libro ad eruditionem fidelium contra teme-
rarios proferam argumenta », DAV, p. 1.
107. Cf. Ángel MARTÍNEZ CASADO, « Cátaros en León », art. cit., p. 275.
  

l’hérétique Arnaldus)108. Inversement, le Liber miraculorum est rempli de


considérations générales sur le culte des saints, qui échappent à tout
schéma narratif. Lucas n’a certes pas écrit de traité sur les reliques et
leurs virtus : rien de surprenant à cela, seuls Guibert de Nogent et Thio-
frid d’Echternach l’ont fait au Moyen Âge109. Mais si l’on réordonnait
son œuvre hagiographique en mettant bout à bout ces nombreuses
digressions, on aurait alors une sorte de petit traité de cet ordre, inter-
polé dans la trame narrative110.
Nous avons donc pu constater les liens très forts qui unissent d’une
part le Chronicon mundi et les Miracula, d’autre part les Miracula et le De
altera vita. Restent les relations, beaucoup moins évidentes, entre Chroni-
con et De altera vita, entre historiographie et discours anti-hérétique. Ce
sera le dernier point que nous traiterons, mais non sans l’aide, encore
une fois, de Lucas hagiographe.

L M,  ’  C 


 D  
Le thème de la lutte contre l’hérésie reste généralement secondaire
dans le Chronicon mundi. On relèvera tout de même sa présence au début
de la chronique du pseudo-Ildephonse, cette continuation des chro-
niques isidoriennes assurément apocryphe dont tout indique que Lucas
en est en réalité l’auteur111. Ce texte commence par un éloge appuyé
d’Isidore, présenté à la fois comme doctor et legislator Hispaniarum et
comme persecutor et malleus haereticorum112. Cette action, dogmatique et
disciplinaire, a été menée dans la plus grande fidélité à Rome, néam-
moins combinée, comme le laisse entendre la notion de vicariat, à une
certaine indépendance :

108. Arnaud interpolait les Synonyma d’Isidore le jour de la fête de la translation de celui-ci,
lorsqu’il mourut, victime d’un châtiment divin : DAV, III, 17, p. 182-183.
109. M. C. FERRARI, « Lemmata sanctorum. Thiofrid d’Echternach et le discours sur les
reliques au XIIe siècle », Cahiers de civilisation médiévale, 38, 1995, p. 215-225 ; Henri PLA-
TELLE, « Guibert de Nogent et le De pignoribus sanctorum. Richesses et limites d’une critique
médiévale des reliques », in : Edina BOZÓKY et Anne-Marie HELVÉTIUS, Les Reliques.
Objets, cultes, symboles, Turnhout : Brepols (Hagiologia, 1), 1999, p. 109-121 ; Jean-Marie
SANSTERRE, « Les justifications du culte des reliques dans le haut Moyen Âge », ibid.,
p. 81-93.
110. Cf. en particulier les chapitres 1, 16, 17, 21, 30, 32, 34, 37-40.
111. Le caractère apocryphe de cette chronique avait été démontré par Jean-Baptiste Pérez
dès le XVIe siècle : Peter LINEHAN, History and the Historians, op. cit., p. 358 et 377.
112. CM, p. 52.
  

Remplissant pour les Espagnes la fonction du pape romain, […] il recom-


manda d’obéir humblement au maître de Rome. Il frappa de malédiction
ceux qui refusaient d’obéir, et il les exclut de la communauté des fidèles113.
Ce seul passage suffirait sans doute à montrer le caractère apocryphe de
la « Chronique d’Ildephonse ». En parlant de persecutor et malleus heretico-
rum, Lucas se situe dans la droite ligne d’une tradition récente, celle
qu’ont développée la Vita sancti Isidori et la Renotatio interpolée de Brau-
lion de Saragosse, généralement donnée comme Adbreviatio sancti Brauli.
Ces textes ne sont sans doute pas antérieurs au XIIe siècle. En insistant
sur la fidélité à Rome, Lucas se situe par ailleurs dans une perspective
qui n’est pas celle du haut Moyen Âge, mais plutôt d’une Église univer-
selle et romaine marquée par le renforcement du pouvoir pontifical
depuis le milieu du XIe siècle. La dimension proprement hispanique de
cette lutte contre les déviances n’est cependant pas oubliée : Isidore agit
comme une sorte de pape d’Espagne, conformément à l’image qu’avait
donnée de lui la Vita sancti Isidori en développant une double correspon-
dance entre Jacques le Majeur et Isidore, d’une part, entre saint Pierre
et Grégoire le Grand, de l’autre114. Le métropolitain de Séville recon-
naît l’autorité de Rome, mais il n’a besoin de personne pour défendre le
catholicisme en Hispania. C’est d’ailleurs le sens de l’épisode où il dis-
suade Mahomet de venir prêcher sur ses terres… Cette relation entre
Hispania et orthodoxie se retrouve ensuite dans le portrait du bon roi
Ferdinand III : « Tous les hérétiques étaient si terrifiés qu’ils se hâtaient
de quitter chacun des deux royaumes [la Castille et le León] »115.
Si le Chronicon s’occupe assez peu des hérétiques, le De altera vita, lui,
s’occupe relativement peu de l’Hispania. Un passage, cependant, mérite
de retenir particulièrement notre attention. Lorsque Lucas rapporte
l’action de ce diacre – lui-même – revenu de Rome pour confondre les
hérétiques installés à León, il a cette formule remarquable :
Il se présenta devant le concilium et expliqua que l’infamie de ces événements
avait souillé toute l’Espagne, et que le lieu où naissaient habituellement les
lois de la justice, car cette ville était la tête du royaume, était celui d’où l’hé-
résie se répandait116.
113. « […] primatiae dignitate florens, et romani papae in Hispaniis vices gerens. Sacerdo-
tibus, regibus et populis divinas et humanas leges tradidit, et romano antistiti humiliter obe-
dire praecepit. Nolentibis obedire maledictionem intulit, et eos a fidelium consortio separa-
vit », CM, p. 52.
114. Vita sancti Isidori, PL 82, col. 20B : « Alter Romae Petro apostolo successit Gregorius, ita
non impar Gregorio alter in Hispania Jacobo succedat Isidorus ».
115. « Tantus invaserat cunctos haereticos terror, ut cuncti de utroque regno fugere festina-
rent », CM, p. 115.
116. « Accessit ad concilium et coepit proponere, quod infamia huius facti Hispaniam totam
polluerat, et unde consueverant oriri leges iustitiae, eo quod esset civitas caput regni, inde
haeresis pullulabat », DAV, III, 9, p. 170.
  

Le combat contre les hérétiques léonais est donc un combat pour l’or-
thodoxie de l’Espagne, laquelle tire normalement ses lois de León, civi-
tas regia. Le discours anti-hérétique rejoint ici celui de la sanctissima patria,
abondamment illustré par le Chronicon mundi. Les deux œuvres dévelop-
pent la même conception d’un espace hispanique et léonais, source
d’orthodoxie et de sainteté. Dans le De altera vita, cependant, et bien qu’il
prenne de l’importance vers la fin de l’œuvre, le thème de la patria reste
marginal. Le traité polémique et la chronique obéissent à des impératifs
trop différents pour que l’on puisse relever beaucoup de correspon-
dances textuelles ou thématiques entre eux. Mais il ne semble pas exa-
géré, en revanche, de considérer les Miracula comme une sorte de pont
entre ces deux œuvres. Comme le Chronicon, en effet, les miracles s’oc-
cupent des rois et de leur action dans le contexte hispanique et léonais.
Comme le De altera vita, ils présentent une Église fondée sur le culte des
saints et les médiations cléricales. Le Liber miraculorum occupe donc une
situation stratégique dans l’édifice, ambitieux à défaut d’être original,
qu’a progressivement bâti Lucas.

* *
*

Parler de Lucas de Tuy alors qu’on ne dispose encore d’aucune édition


critique de ses œuvres, voire, pour le Liber miraculorum, d’aucune édition
tout court, relève de la gageure. Les lignes qui précèdent ne sauraient
donc en aucun cas prétendre au statut de synthèse. Il s’agissait de for-
muler quelques remarques et de suggérer, prioritairement, que l’œuvre
de Lucas devait aussi être prise comme un tout. Chroniqueur, hagio-
graphe, théologien : nous espérons avoir donné quelques arguments
invitant à ne pas trop dissocier ces trois activités et les trois genres litté-
raires auxquels elles renvoient. Derrière les différences que ceux-ci,
inévitablement, induisent, il importe de souligner la cohérence d’un dis-
cours. Ce discours a un auteur. J’espère ne pas trop m’aventurer en le
caractérisant comme un clerc léonais de la première moitié du
XIIIe siècle. L’unité de son propos, repérable d’une œuvre à l’autre, est
d’autant plus précieuse qu’on serait bien en peine de trouver pareille
richesse narrative, pareil entrelac de thèmes et de faits, chez les auteurs
hispaniques des XIe et XIIe siècles. Lucas mérite donc d’être lu – qui en
douterait ? – en regard d’autres auteurs, dont, bien sûr, Jiménez de
Rada, mais il mérite aussi d’être confronté à lui-même117. Et si Lucas

117. Remarque qui vaut pour bien d’autres auteurs, à commencer, justement, par Jiménez
de Rada.
  

n’est certes pas ce que l’on appelle un « grand auteur », il convient


cependant de ne pas sous-estimer l’importance et la nouveauté de son
œuvre dans le contexte hispanique. Le De altera vita n’est sans doute pas
très original, mais il est le premier véritable traité anti-hérétique de l’Es-
pagne médiévale. Le Liber miraculorum sancti Isidori, de son côté, n’a sans
doute pas d’équivalent dans la littérature hagiographique péninsulaire
antérieure à Lucas. Le Chronicon mundi, enfin, est plus long et plus ambi-
tieux que toutes les chroniques générales – universelles ou nationales –
composées en Espagne aux XIe et XIIe siècles118.
De la cohérence au système, il n’y a, nous semble-t-il, qu’un pas.
L’étude des œuvres de Lucas permet donc de comprendre un peu
mieux ce que pouvait être le « système de pensée » d’un clerc attaché
à la défense conjointe de sa patria – léonaise ou hispanique – et de
l’Église romaine. La lecture du Chronicon, du De altera vita, du Liber
miraculorum, enfin, montre que la notion d’identité chrétienne n’est pas
si simple et se construit par l’articulation réciproque de schémas com-
plémentaires. Pour mener à bien cette construction, Lucas défend et
illustre des notions telles que la sacralisation de l’espace par les
reliques, la valorisation des médiations cléricales, l’exclusion de
l’Autre. Il est aussi amené, ce qui ne semble pas l’avoir jamais dérangé,
à manipuler, voire à inventer, les faits et les textes. Rien là, finalement,
de très original. Mais du coup, les questions que l’on peut se poser à
son propos valent aussi pour bien d’autres auteurs. En conclusion de
son grand livre sur la culture historique au Moyen Âge, Bernard Gue-
née a défini les bons chroniqueurs médiévaux comme de « lointains
“camarades” » et de « dignes collègues »119. Il n’est pas certain que la
formule puisse aisément s’appliquer à Lucas de Tuy, mais il n’est pas
certain non plus que celui-ci soit très différent des autres « historiens »
du Moyen Âge.

Patrick HENRIET
Université Paris IV – Sorbonne
SEMH
GDR 2378 – SIREM

118. Je ne prends pas en compte l’Historia compostellana, que son caractère localiste et jaco-
béen empêche de concevoir comme une chronique « générale ».
119. Bernard GUENÉE, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris : Aubier, 1980,
p. 367.
  

Abréviations utilisées

ARCSIL : Archivo de la Real Colegiata de San Isidoro de León


AASS : Acta sanctorum
BHL : Bibliotheca hagiographica latina antiquae et mediae aetatis, ediderunt Socii Bollan-
diani, 2 volumes, Bruxelles, 1898-1899 et 1900-1901.
CM : Lucas de Tuy, Chronicon mundi, éd. A. SCHOTT (en fait Mariana), Hispa-
niae illustratae, IV, Francfort, 1608, p. 1-116.
DAV : Lucas de Tuy, De altera vita, éd. J. MARIANA, Ingolstadt, 1612.
ES : España sagrada (pour Lucas : t. 22, Madrid, 1767).
LMSI, ms 63 : Lucas de Tuy, Liber miraculorum sancti Isidori. Œuvre citée d’après
le manuscrit 63 de Saint-Isidore de León.
PL : Patrologiae cursus completus. Patres latini, accurante J.-P. Migne, 1878-1889.

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