servitude volontaire
Miguel ABENSOUR
RÉSUMÉS
Pour commencer, je partirai d’un texte d’un grand spinoziste, d’où il ressort que l’auteur
de l’Éthique aurait, sans aucun doute, fait sienne l’hypothèse de la servitude volontaire.
Le texte est de Gilles Deleuze dans L’Anti-Œdipe :
C’est pourquoi le problème fondamental de la philosophie politique reste celui
que Spinoza sut poser (et que Reich a redécouvert) : « Pourquoi les hommes
combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? » Comment
arrive-t-on à crier : encore plus d’impôts ! moins de pain ! Comme dit Reich, l’étonnant
n’est pas que les gens volent, que d’autres fassent grève, mais plutôt que les affamés ne
volent pas toujours et que les exploités ne fassent pas toujours grève : pourquoi des
hommes supportent-ils depuis des siècles l’exploitation, l’humiliation, l’esclavage, au
point de les vouloir non seulement pour les autres, mais pour eux-mêmes ? Jamais
Reich n’est plus grand penseur que lorsqu’il refuse d’invoquer une méconnaissance ou
une illusion des masses pour expliquer le fascisme, et réclamer une explication par le
désir, en termes de désir : non, les masses n’ont pas été trompées, elles ont désiré le
fascisme à tel moment, en telles circonstances, et c’est cela qu’il faut expliquer, cette
perversion du désir grégaire.1
Retenons de ce texte :
1
G. Deleuze, F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie, vol. I, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 36-37.
2
W. Reich, La psychologie de masse du fascisme, trad. de l’anglais par P. Kamnitzer, Paris, Payot & (...)
concevoir ici, encouragé par Gilles Deleuze, une triade critique : Spinoza, La Boétie,
Reich qui auraient en commun de s’être attaqués en termes deleuziens « à une
perversion du désir grégaire ».
Ce texte mérite d’autant plus de retenir notre attention qu’il a pour vertu, de la
part d’un des grands interprètes de Spinoza, de répondre de façon nettement affirmative
à la question qui est la nôtre : savoir s’il existe bien une hypothèse de la servitude
volontaire chez Spinoza. Thèse qui n’est pas partagée par tous les interprètes. Ainsi
Françoise Proust, dans De la résistance, se refuse-t-elle à reconnaître une telle
hypothèse dans l’œuvre de Spinoza. Elle écrit : « [d]’une manière générale, il n’y a nul
mystère dans le meliora video pejoraque sequor, il n’y a nulle énigme de la “servitude
volontaire” ».3 Elle surenchérit en note où, s’attaquant « à la prétendue servitude
volontaire », elle invoque le texte de Spinoza pour réduire la servitude à « celle de la
crainte favorisée et encouragée » par le régime monarchique (ibid.).
3
F. Proust, De la résistance, Paris, Cerf, 1997, p. 16.
4
B. Spinoza, Traité théologico-politique, Œuvres III, trad. et notes par J. Lagrée et P-F. Moreau, P (...)
appareil. C’est au terme de cette analyse de philosophie politique que Spinoza, après
avoir dénoncé le régime des Turcs qui subjugue le jugement et anéantit la raison,
dessine en contraste deux formes d’institution politique de la société humaine, la
monarchie d’un côté, la libre république de l’autre. À propos de la monarchie – et c’est
ici que nous retrouvons notre question –, il écrit :
Texte ambigu s’il en est. Nous y rencontrons en effet juxtaposées et réunies deux
hypothèses qui vont en sens contraire et ont normalement tendance à s’exclure l’une
l’autre.
5
Ibid., p. 61-63. Nous soulignons.
recherche de la mort ; c) le sacrifice du sang ou de la vie offert à la vanité d’un seul
homme, le monos de la monarchie.
Comment cette juxtaposition est-elle possible, alors que celui qui la propose
pense la politique dans le sillage de Machiavel, selon lequel toute cité humaine connaît
la division en deux désirs, celui des Grands de dominer le peuple, celui du peuple de
n’être pas dominé ? De surcroît Spinoza est ou sera l’auteur d’un quatrième livre de
l’Éthique qui aura pour objet spécifique la servitude. On peut donc présumer que le
terme de servitude dans le texte spinozien ne vient pas seulement comme un vocable de
la réflexion politique classique, mais comme un concept soigneusement élaboré et se
rattachant à l’ensemble du système. La juxtaposition paraît à la limite concevable, si
l’on s’attache à la lettre du texte : « ut pro servitio tanquam pro salute pugnent », écrit
Spinoza. Ut, « afin que », d’où il ressort que l’hypothèse de la servitude volontaire chez
Spinoza, bien présente, est plus considérée comme un effet que comme une
manifestation originelle de la force active de la multitude. Bref, l’hypothèse de la
servitude volontaire ferait l’objet dans le texte spinozien d’une réduction : d’inversion
du désir, ou de perversion du conatus, ou de « perversion du désir grégaire » (ou plutôt
du désir politique), elle serait réduite au statut d’effet de la religion, de la tromperie
mise en œuvre par la royauté au moyen de la religion, ou elle serait réduite au rang de
résultat d’une certaine institution politique du social, à savoir du régime monarchique.
Donc là où il y a régime monarchique, on peut observer une disposition à la servitude
volontaire ; mais ce n’est pas la disposition à la servitude volontaire qui serait le berceau
du régime monarchique. D’où viendrait-elle ?
Au regard de cette réduction, il est vrai que la phrase « Pourquoi les hommes
combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? » n’appartient
pas au même régime discursif que la phrase « afin qu’ils combattent pour leur servitude
comme si c’était leur salut ». L’extraction de cette phrase du texte spinozien la
transforme aussitôt en une proposition générale qui vaudrait pour tous les temps et tous
les régimes, alors que replacée dans la logique du texte, elle n’est plus que la
conséquence nécessaire d’une forme de régime spécifique, c’est-à-dire de la monarchie.
Aussi peut-on comprendre jusqu’à un certain point la réticence de Françoise Proust face
à une prétendue théorie de la servitude volontaire chez Spinoza et son mouvement qui
consiste à ne voir dans la servitude qu’un effet de la crainte favorisée et encouragée par
la monarchie. Il n’empêche que ce faisant, F. Proust laisse complètement tomber le
constat de Spinoza quant à l’inversion du conatus, qui va jusqu’à confondre la servitude
et le salut, jusqu’à prendre l’une pour l’autre et croire trouver dans la servitude une
forme inédite de salut. De la mise en lumière de cette ambiguïté, retenons où se situe la
différence entre La Boétie et Spinoza : tandis que l’un (La Boétie) considère que la
disposition à la servitude volontaire, née d’une dissolution de la pluralité, est le berceau
du régime monarchique, l’autre (Spinoza) renverse la relation et fait du régime
monarchique la cause extérieure de la servitude volontaire.
Par rapport à la question qui nous occupe, il faut donc aboutir à une réponse
nuancée qui sache tout à la fois reconnaître la présence de la problématique de la
servitude volontaire chez Spinoza et préciser qu’il s’agit dans son cas d’une hypothèse
« bien tempérée », c’est-à-dire modifiée et corrigée, dans la mesure où elle ne vaut que
pour une configuration politique bien spécifique, bien déterminée, celle du régime
monarchique. En regard de cette première conclusion provisoire, revenons à la thèse de
la tromperie qui constitue un argument majeur et bien connu de la théorie classique des
arcanes de la domination ou des chaînes de l’esclavage. Or cette thèse est susceptible de
recevoir deux acceptions possibles dont l’une reste dans le cadre de la théorie classique,
et dont l’autre parvient à en sortir. Une interprétation minimale selon laquelle la
tromperie que pratiquent les monarques et les prêtres serait le fruit de la volonté maligne
de quelques individus, en proie à une libido dominandi. Une maximale qui, décollant
d’une approche psychologique, verrait dans l’institution monarchique, dans la logique
de cette institution un foyer d’illusion, pire, un leurre de nature à entraîner une
perversion du conatus, à interrompre et à dévier le mouvement de persévérance dans
l’être jusqu’à faire naître le contre-mouvement de la servitude volontaire. Nul doute que
dans cette perspective maximale une conjonction soit possible entre la théorie classique
de la domination et l’hypothèse laboétienne tempérée, puisque le régime monarchique
serait la cause extérieure susceptible d’expliquer la venue de cette étrange et surprenante
« stratégie du conatus ».
6
L. Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996 (thèse(...)
7
Idem, dans la Revue de l’enseignement philosophique, no 34 (6), août-septembre 1984, p. 33-42.
2) La fameuse formule de Spinoza, « […] les hommes combattent pour leur servitude
comme s’il s’agissait de leur salut », qui nous autorise à poser la question de la
servitude volontaire, apparaît – on le sait – à propos de la monarchie. C’est reconnaître
que la recherche que nous proposons ne saurait se limiter à la doctrine de l’homme,
mais doit prendre en compte le collectif, plus exactement la dimension politique.
L’introduction de cette dimension, loin de nous détourner des difficultés nées de
l’articulation de l’hypothèse de la servitude volontaire à l’anthropologie philosophique
de Spinoza, est peut-être de nature sinon à les résoudre, du moins à les atténuer. N’est-
ce pas en effet la forme monarchique, ou la tyrannie, qui serait la cause extérieure
capable de donner naissance à un affect « contre nature », susceptible d’engendrer une
forme paradoxale du désir, en ce qu’elle dérogerait au mouvement par lequel tout être
tend à persévérer dans son être ? C’est reconnaître qu’il faut donc associer
anthropologie philosophique et philosophie politique, dans la mesure où le moment de
l’institution politique s’avère fondamental. Peut-être la réflexion sur le peuple juif, sur
l’État des Hébreux, sur la fondation de Moïse constitue-t-elle une passerelle nécessaire
entre le Discours de la servitude volontaire et le Traité théologico-politique de
Spinoza ? Encore faut-il que l’on consente à recueillir l’hypothèse de la servitude
volontaire, non dans sa généralité, mais dans la complexité que sut lui prêter La Boétie.
L’inconcevable hypothèse
“Ce sont donc les peuples mesmes qui se laissent ou plustost se font gourmander, puis
qu’en cessant de servir ils en seroient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se
coupe la gorge, qui aiant le chois ou d’estre serf ou d’estre libre quitte sa franchise et
prend le joug : qui consent a son mal ou plustost le pourchasse.”8
8
E. de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1976, p. 111.
En effet, selon Spinoza, « une chose ne peut être détruite que par une cause
extérieure ».9 Qu’il s’agisse d’un individu ou d’un peuple, les êtres ne peuvent donc se
détruire, ni s’autodétruire spontanément. « Ainsi donc, tant que nous ne prenons en
considération que la chose même, […] nous ne pouvons rien trouver en elle qui pourrait
la détruire » (ibid., p. 163). Hypothèse absurde que celle de La Boétie, en ce qu’elle
dérogerait à la loi de tous les êtres, au conatus, telle qu’elle est exprimée dans la
proposition 6, partie III : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer
dans son être » (ibid.). Et cela non pour un temps fini mais pour un temps indéfini. Cette
proposition qui vaut pour tous les êtres sous le nom de conatus, prend le nom de Désir
lorsqu’elle est appliquée à l’homme. Selon le scolie de la proposition 9, l’appétit « n’est
rien d’autre que l’essence même de l’homme, essence d’où suivent nécessairement
toutes les conduites qui servent sa propre conservation » (ibid.). Étant donné qu’il n’y a
aucune différence entre l’appétit et le Désir – le Désir est l’appétit avec la conscience de
lui-même – il s’ensuit que le Désir est l’essence même de l’homme. Ni force obscure, ni
instinct, le Désir est affirmation et volonté d’être. Puissance en acte, le Désir « est un
dynamisme conscient, une conscience de l’active affirmation de l’existence ».10
L’homme, en tant qu’être de désir, porté par cette puissance d’affirmation, ne peut
renoncer à la recherche de son utilité, soucieux qu’il est d’avoir les conduites
nécessaires à sa conservation. Aussi peut-il encore moins travailler à son
anéantissement. Le scolie de la proposition 20 pose que « personne ne néglige de désirer
son utile propre, c’est-à-dire de conserver son être, s’il n’est vaincu par des causes
extérieures, contraires à sa propre nature ».11 C’est dans ce texte que Spinoza envisage
l’hypothèse du suicide qui n’est effectivement concevable que provoqué par des causes
extérieures. « Personne, dis-je, ne repousse la nourriture ou ne se donne la mort par une
nécessité de sa nature, mais seulement contraint par des causes extérieures [… ]» (ibid.
p. 241). À chaque fois, Spinoza prend soin de découvrir l’action de la cause extérieure
9
B. Spinoza, Éthique, introd., trad., notes et commentaires de R. Misrahi, Paris, PUF (Philosophie d (...)
10
R. Misrahi, Le désir et la réflexion dans la philosophie de Spinoza, Paris, Gramma, 1972, p. 27.
11
B. Spinoza, Éthique, ouvr. cité, p. 241.
qui permet de rendre compte d’une conduite suicidaire qui est autrement impensable,
dans les termes de son anthropologie philosophique. « [L’]un se tue, en effet, contraint
par un autre à retourner contre lui-même sa main qui par hasard tenait une arme, et à
diriger son glaive contre son propre cœur, ou encore, comme Sénèque, on est contraint
par l’ordre d’un tyran à s’ouvrir les veines, c’est-à-dire qu’on désire éviter un mal plus
grand par un mal moindre » (ibid. p. 421). Émile Durkheim pour sa part, au nombre des
causes extérieures, aurait intégré les courants suicidogènes. Selon Pierre Macherey, le
« thème de l’impossibilité du suicide traverse toute l’Éthique, qui est consacrée à
l’exposition d’une philosophie de la vie comme affirmation de soi ».12 Il écrit : « Il n’y a
pas, il ne peut pas y avoir de mort volontaire, au sens d’un acte accompli librement,
dont son auteur serait la cause adéquate ».13 Il en va de la servitude volontaire comme
de la mort volontaire. En effet, si l’on pose une équivalence entre le suicide, mort
volontaire, au niveau individuel et la servitude volontaire, au niveau collectif, qui serait
comme une sorte de suicide politique collectif, on aboutit à une première conclusion,
selon laquelle l’hypothèse laboétienne paraît absurde et impossible à envisager
sérieusement. Toujours dans le même scolie, Spinoza conclut : « Mais que l’homme
s’efforce par une nécessité de sa nature de ne pas exister ou de changer de forme, est
aussi impossible que le fait que quelque chose surgisse de rien, comme chacun peut le
voir avec un peu de réflexion ».14 Dans le Traité politique (chapitre VII, paragraphe 2),
Spinoza n’évoque-t-il pas la situation d’une cité qui dotée d’excellentes institutions,
s’effondre d’un seul coup et « se précipite dans la servitude », pour conclure : « ce qui
semble impossible »?15 Et pourtant le même Spinoza a repris cette hypothèse dans la
préface du Traité théologico-politique. Qu’est-ce à dire ? Revenons encore une fois à
cette formulation : « afin qu’ils [les hommes] combattent pour leur servitude comme si
c’était pour leur salut… » (ut pro servitio tanquam pro salute pugnent). Spinoza, par
cette phrase où il insiste sur l’activité, le déploiement de l’activité (ut pugnent) qui mène
au contraire de l’affirmation de soi, c’est-à-dire à la négation de soi, décrit un effet, le
12
P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, Paris, PUF, 1999, p. 141 (IVe partie : « La condi (...)
13
Ibid., p. 138.
14
B. Spinoza, Éthique, ouvr. cité, IV, proposition 20, scolie, p. 241.
15
B. Spinoza, Traité politique, trad. de E. Saisset révisée par L. Bove, introd. et notes de L. Bove, Paris,
LGF / Le livre de poche (Classiques de la philosophie), 2002, chap. VII, 2, page 182.
résultat d’une cause extérieure, en l’occurrence celui de la tromperie sur laquelle repose
le régime monarchique, de la tromperie que pratique le régime monarchique.
16
F. Alquié, Servitude et liberté selon Spinoza, Paris, CDU, 1967, p. 29.
évidentes, par exemple lorsque Sénèque est contraint par l’ordre du tyran à s’ouvrir les
veines. Mais Spinoza envisage une autre hypothèse, très intéressante pour la question de
la servitude volontaire, celle de « causes extérieures cachées » qui disposent
l’imagination et affectent le corps.17 Comprenons d’abord que Spinoza tend par cette
hypothèse à exclure l’idée de cause intérieure. En effet, selon la proposition 10 du
livre III, ce qui peut détruire notre corps ne peut pas se trouver en lui et l’idée de cette
chose ne peut pas davantage se trouver dans notre Esprit. Restent donc les causes
extérieures cachées, cachées aussi bien pour l’observateur que pour les agents qui
subissent l’action de ces causes extérieures et dont ils ne sont pas conscients. Il importe
donc à l’observateur de s’engager dans une recherche qui permette de lever le voile ou
l’écran qui dissimule ces causes extérieures. Puisqu’il s’agit de suicide, tournons-nous
vers Durkheim afin de mieux comprendre ce que pourraient être ces causes extérieures
cachées. Le coup de génie de ce dernier dans Le Suicide ne serait-il pas d’inspiration
spinoziste ? Durkheim rejette toute approche psychologique qui renverrait à une cause
intérieure et déclare que le suicide est un fait social qui ne peut s’expliquer que par le
social. De là, la découverte de causes extérieures cachées que sont les courants
suicidogènes, eux-mêmes le résultat d’un ensemble de déterminations concernant
l’intégration, à savoir l’anomie économique ou l’anomie conjugale.
Ces causes extérieures cachées sont d’autant plus importantes que selon Spinoza,
ces causes disposant de l’imagination et affectant le corps ont pour effet de substituer à
l’ancienne nature – la persévérance dans l’être ou le conatus – une nature nouvelle et
contraire, donc une inversion du conatus. Même si Spinoza finit par conclure à
l’impossibilité de cette substitution « dont l’idée ne peut exister dans l’Esprit », il n’en
reste pas moins qu’il ouvre au moins spéculativement la porte à un contre-conatus ou
plutôt à une inversion du désir, sous l’effet de ces causes extérieures cachées. On peut
prêter d’autant plus d’attention à ce texte que dans le Traité politique, à la différence de
ce qu’il écrit dans l’Éthique, notamment dans le scolie de la proposition 20, Spinoza
avoue une certaine défiance quant à la disposition de l’individu à désirer son utile
propre. Il écrit :
“Si la nature humaine était ainsi faite que les hommes désirassent par-dessus tout ce qui
leur est utile, il n’y aurait besoin d’aucun art pour établir la concorde, la concorde et la
17
B. Spinoza, Éthique, ouvr. cité, IV, proposition 20, scolie, p. 241.
bonne foi. Mais comme les choses ne sont pas de la sorte, il faut nécessairement
constituer l’État de telle façon que tous, gouvernants et gouvernés fassent, bon gré, mal
gré ce qui importe au salut commun […]”.18
Il faut donc compter avec « les pannes » du conatus ; les hommes ne sont pas
toujours nécessairement portés à désirer leur utile propre. On voit peut-être ce que
pourrait être le traitement spinoziste de l’hypothèse de la servitude volontaire en tant
qu’idée confuse et inadéquate. Il s’agirait ainsi, après avoir détruit l’illusion de la liberté
qui la fonde – « ayant le choix d’être serf ou d’être libre », écrit La Boétie – de
rechercher au-delà des causes extérieures évidentes les causes extérieures cachées de
cette si étrange forme de servitude, puisqu’on ne peut l’identifier à une pure passivité,
mais à une activité contre soi. Il s’agirait d’interpréter La Boétie au plus près. D’abord,
la cause extérieure évidente – c’est-à-dire montrer que pour lui la servitude volontaire
n’est pas née de rien, qu’elle apparaît dans une forme de régime spécifique, la
monarchie rapprochée de la tyrannie – il n’y a rien de public dans ce gouvernement où
tout est à Un. Tout tient donc aux caractères spécifiques de cette organisation politique
qui valent autant de causes extérieures évidentes de cette conduite étrange qui se
détourne de la conservation de soi, qui déroge à la persévérance dans l’être pour
s’orienter vers l’autonégation, même si La Boétie se dispense d’invoquer la tromperie,
comme si l’acceptation de cette forme de régime qui vaut dépossession de soi suffisait
pour rendre compte de l’inversion du conatus, au point de donner libre cours à la
servitude désirante. Mais cela suffit-il ? L’insistance sur la prédominance de l’Un ne
nous met-elle pas sur la voie précisément des causes extérieures cachées ? Face à
l’inquiétante étrangeté de ce régime, La Boétie nous offre une réponse au plus haut
point énigmatique : « mais aucunement (ce semble) enchantés et charmés par le nom
seul d’Un ». Ce qui veut dire au sens littéral en français moderne : « assujettis à la
formule magique du nom d’Un ». L’invocation de la magie, de l’enchantement sur la
scène politique, sur la scène de l’histoire n’est-ce pas très précisément désigner une
cause extérieure cachée, dans la mesure où la magie joue par excellence de la
dissimulation ? D’autant plus que l’action de la magie échappe à ceux qui en subissent
les effets. La nomination de l’Un, le pouvoir attribué au nom d’Un, n’est-ce pas révéler
18
B. Spinoza, Traité politique, ouvr. cité, p. 164.
que le champ politique est sous l’emprise du langage et plus encore de la nomination?19
Le nom d’Un y exerce son étrange efficace – cause extérieure d’autant plus forte qu’elle
est cachée, car sous le nom d’Un gît le nom du maître. Ainsi en va-t-il d’Ulysse qui
encourage ses compagnons à n’avoir qu’un seul maître, à ne prononcer qu’un seul nom.
C’est reconnaître que le nom d’Un crée aussitôt une aire de dépendance et de
coappartenance, comme si le nom du maître Un était doté d’un mystérieux pouvoir
d’aimantation de telle sorte que les tous uns se détournent soudain de l’entre-
connaissance plurielle, et se ruent, pour parler comme Tacite à propos des courtisans,
dans une coappartenance, dans une fusion sous l’emprise du nom du maître. Cause
extérieure cachée qui dispose de l’imagination et affecte le corps, et telle que cette
séduction vertigineuse qui s’empare des tous uns, à l’écoute du nom d’Un, détruise leurs
liens d’association, mieux d’amitié, et permette l’apparition d’une nouvelle forme,
d’une nouvelle configuration, le surgissement du tous Un.
Observons qu’il s’agit toujours pour Spinoza de rejeter l’idée de mort volontaire
et de montrer que le suicide ne peut être que le résultat d’une contrainte exercée par des
causes extérieures. Aussi évoque-t-il des « causes extérieures cachées » en ajoutant que
ces causes seraient telles qu’elles seraient susceptibles de provoquer un changement de
nature, de substituer à une nature orientée vers l’affirmation de soi une nouvelle nature
orientée vers la négation de soi, bref une inversion du conatus. Même si Spinoza finit
par conclure à l’impossibilité de cette métamorphose, il n’en reste pas moins qu’il ouvre
au moins spéculativement la porte à un contre-conatus ou plutôt à une inversion du
désir. Il écrit : « ou, enfin, c’est parce que des causes extérieures cachées disposent de
l’imagination, et affectent le Corps, de telle sorte qu’à l’ancienne nature se substitue une
nature nouvelle et contraire dont l’idée ne peut exister dans l’esprit ».20
Cause extérieure d’autant plus secrète, d’autant plus cachée qu’à l’énoncé de la
réponse laboétienne, on ne peut manquer d’entrevoir, sous le charme et l’enchantement
du nom d’Un, les replis théologico-politiques de ce nom d’Un et le passage qu’il
convient très certainement d’opérer entre le monothéisme (voir l’antijudaïsme de
19
Sur ce point, voir le texte remarquable de Claude Lefort, « Le Nom d’Un », qui a fait franchir un pas
décisif à la critique la boétienne (dans E. de La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, ouvr. cité,
p. 247-307).
20
B. Spinoza, Éthique, ouvr. cité, p. 241.
La Boétie) et toute forme de monocratie, l’un et l’autre ayant pour effet de créer un
nouveau lien symbolique entre les hommes, tel que le tous uns se défasse, se dissolve
pour donner naissance au tous Un, tel que la dette symbolique se substitue à l’entre-
connaissance.
Qu’en est-il de Spinoza lorsqu’il écrit sur l’histoire des Hébreux et analyse la
République (la communauté politique) ou l’État des Hébreux?22 Peut-on dire qu’à ses
yeux, le peuple juif au sortir d’Égypte ait fait tout uniment le choix de la servitude ? Ou
bien l’analyse de l’auteur du Traité théologico-politique est-elle plus complexe et offre-
t-elle un jugement plus contrasté que la condamnation sans appel de La Boétie ?
21
E. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, ouvr. cité, p. 124.
22
Voir B. Spinoza, Traité théologico-politique, ouvr. cité, chap. V, XVII, XVIII.
soumis au Droit d’une autre nation et il leur était donc permis de mettre en vigueur de
nouvelles lois à leur guise, c’est-à-dire d’instituer de nouvelles règles de droit, d’établir
leur pouvoir partout où ils voudraient et d’occuper les terres qu’ils voudraient ».23 Bref,
échappant à la domination pharaonique, ils rentraient en quelque sorte dans l’état de
nature et recouvraient leur droit naturel sur toutes choses en leur puissance. C’est dire
qu’un nouveau moment instituant s’offrait à eux, avec la possibilité de recommencer à
neuf l’institution d’une société humaine. Rappelant le chapitre V, Spinoza déclare :
“[…] les Hébreux, après la sortie d’Égypte, n’étaient plus tenus par le droit d’une autre
nation, mais qu’il leur était permis d’instituer à leur gré un droit nouveau et d’occuper
les terres qu’ils voulaient. Car, une fois libérés de l’oppression insupportable des
Égyptiens, aucun pacte ne les liant plus à aucun mortel, ils recouvrèrent leur droit
naturel sur toutes choses en leur puissance et chacun pouvait décider à nouveaux frais
s’il voulait le conserver ou bien le céder et le transférer à un autre.”24
Pour prendre une mesure plus exacte de l’appréciation de Spinoza, il faut bien
voir que son jugement se déploie, soit à partir d’une opposition interne au champ
politique – l’opposition entre démocratie et monarchie –, soit à partir d’un contraste
entre le champ politique et son extérieur, cette extériorité pouvant se rapprocher de cet
étrange « choix », de cette étrange situation que serait la servitude volontaire. Que
23
Ibid., chap. V, 10, p. 223.
24
Ibid., chap. XVI, 7, p. 545.
25
Ibid., V, 10, p. 223.
convient-il d’entendre par démocratie, selon Spinoza ? Tout d’abord, une forme
d’institution dans laquelle « chacun transfère toute la puissance qu’il détient à la société
qui conservera donc seule un droit souverain de nature sur toutes choses […] »,26 ou
encore « l’assemblée universelle des hommes détenant collégialement un droit
souverain sur tout ce qui est en sa puissance » (ibid., p. 517). Ainsi l’État démocratique
qui paraît à Spinoza le plus naturel et le plus proche de la liberté naturelle (maxime
naturale videbatur et maxime ad libertatem) instaure-t-il une situation de non-
domination qui annonce la solution rousseauiste ; en effet, chacun transférant son droit
de nature à la société tout entière, dont il est par ailleurs une composante, évite de le
transférer à autrui, puisqu’il finit par la médiation du social à se le transférer à lui-
même. « Car, dans cet État, – écrit Spinoza – nul ne transfère son droit naturel à autrui
au point d’être exclu de toute délibération à l’avenir ; chacun au contraire le transfère à
la majorité de la société tout entière dont il constitue une partie. Et de cette façon tous
demeurent égaux, comme auparavant dans l’état de nature ».27 Il s’agit d’autant plus
d’une situation de non-domination que l’institution démocratique se tient en dehors du
rapport commandement/obéissance. L’exercice collégial du pouvoir qu’elle instaure
vise à ce que « tous soient tenus d’obéir à eux-mêmes sans que personne ait à obéir à
son égal ».28 Mais obéir à soi-même, est-ce obéir ? Non, en vérité. Car, en ce cas, la
relation que l’on qualifie à tort d’obéissance ne s’adresse pas à une autorité différente de
l’agent, n’exécute pas l’ordre d’une autorité autre que l’agent. La réponse de Spinoza
est très ferme sur ce point : « […] il n’y a pas proprement d’obéissance dans la société
où le pouvoir est aux mains de tous et où les lois sont mises en vigueur par
consentement commun » (ibid., p. 221). Peu importe ici le nombre des lois, peu importe
qu’il augmente ou qu’il diminue, ce qui compte, ce qui est essentiel, c’est que « le
peuple n’agit pas sous l’autorité d’un autre mais de son propre consentement » (ibid.).
Ni esclave, ni sujet, l’homme démocratique est un citoyen libre qui vit en dehors de
l’univers de la domination et du rapport commandement/obéissance qui le constitue. À
l’intérieur du champ politique et à l’opposé de l’institution démocratique du social se
situe la monarchie, « là où un seul détient le pouvoir absolu ; car tous obéissent aux
ordres du pouvoir par la seule autorité d’un seul homme ».29 La relation
26
Ibid., chap. XVI, 8, p. 515.
27
Ibid., chap. XVI, 11, p. 521.
28
Ibid., chap. V, 9, p. 221.
29
Ibid., p. 221-223.
commandement/obéissance s’y exerce pleinement et elle a d’autant plus de chance de
réussir que les sujets y ont été éduqués depuis l’enfance.
Mais il existe un autre contraste dont l’un des termes se situe, semble-t-il, à
l’extérieur de la sphère politique, au point d’être un inconcevable politique. Spinoza
l’évoque longuement au début du chapitre XVII, « De la République des Hébreux » :
“En vain [le pouvoir] commanderait-il à un sujet de haïr celui à qui l’attache un bienfait,
d’aimer qui lui a causé du tort, de ne pas être offensé par des affronts, de ne pas désirer
d’être libéré de la crainte et bien d’autres choses qui suivent nécessairement des lois de
la nature humaine. Cela, j’estime que l’expérience elle-même l’enseigne très
clairement.”31
Dans ce jeu entre le pouvoir et les gouvernés, ces derniers ne sauraient renoncer
au pouvoir qui est le leur, c’est-à-dire à la menace qu’ils représentent et qui les fait
craindre des gouvernants. De là le caractère déraisonnable, voire insensé de l’hypothèse
d’un abandon total de souveraineté et de puissance :
“Car jamais les hommes n’ont renoncé à leur droit et transféré leur puissance à un autre
au point de ne plus être craints de ceux-là mêmes qui avaient reçu droit et puissance, et
au point que l’État n’ait pas couru plus de danger du fait des citoyens, même privés de
leur droit, que des ennemis.” (ibid., p. 537)
30
Ibid. chap. XVII, 1, p. 535.
31
Ibid., p. 535-537.
inconcevable, pourrait-on dire, tant du point de vue de l’anthropologie philosophique
que du point de vue politique ? On y reconnaît bien le caractère distinctif de la servitude
volontaire, à savoir le contre-soi, la pratique du contre-soi – haïr son bienfaiteur, aimer
son bourreau, etc. – qui est à la fois l’indice d’un pouvoir absolu et violent et qui ne
peut conduire qu’à cette forme de pouvoir, dans la mesure où tous les garde-fous
auraient sauté. « Vraiment, si l’on pouvait priver les hommes de leur droit naturel au
point qu’ils ne puissent plus rien faire ensuite que selon le vouloir de ceux qui
détiennent le pouvoir souverain, alors assurément, c’est impunément qu’on pourrait
régner sur les sujets avec la plus extrême violence » (ibid., p. 537). De là, la thèse selon
laquelle l’abandon du droit de nature ne peut jamais être total de la part des gouvernés ;
une « réserve » de droit, l’usage d’une « réserve » restant sous le contrôle de leur
volonté : « C’est pourquoi, il faut admettre que chacun conserve bien des choses qui
relèvent de son droit et qui, de ce fait, dépendent de sa seule volonté et non pas de celle
d’un autre » (ibid.). L’idée de servitude volontaire se précise : il y aurait servitude
volontaire quand la pratique du contre-soi irait jusqu’au point de renoncer à la réserve
du droit de nature qui continue normalement d’appartenir au sujet. Le renoncement à
cette réserve, à ce reste signerait l’entrée en servitude volontaire. Hypothèse
inconcevable, estime Spinoza : « Cela, je le crois, ne peut venir à l’esprit de personne »
(ibid.). Mais si l’hypothèse est si inconcevable, pourquoi l’avoir décrite sur plus d’une
demi-page ? Pourquoi est-elle venue à l’esprit de Spinoza ? L’auteur du Traité
théologico-politique fournit encore d’autres critères notamment de par les distinctions
qu’il propose entre les différentes figures « d’agents ». L’esclave pris dans un rapport de
servitude, le sujet dans un rapport d’obéissance, le citoyen inventant avec d’autres
citoyens un rapport de liberté, à l’écart de la servitude évidemment, mais également
extérieur à l’obéissance, car l’obéissance ne convient pas aux hommes libres. Elle n’est
pas le modèle du rapport ou du lien politique orienté vers la liberté.
Ces différents critères mis en place, comment juger l’expérience politique des
Hébreux ? S’inscrit-elle à l’intérieur du champ politique ? Ou bien a-t-elle à voir avec
son extérieur ? Doit-elle être pensée sous le signe de la servitude, de l’obéissance ou de
la liberté ?
32
Ibid., XVII, 7, p. 545-547.
33
Ibid., XVII, 9, p. 549.
innommable qu’est la servitude volontaire, de cet extérieur au champ politique
inconcevable selon Spinoza (« Jamais personne… ne pourra transférer à un autre son
droit au point de cesser d’être un homme ») ? Ou bien faut-il y distinguer un lien
politique d’obéissance, les Hébreux étant sortis de leur condition d’esclaves pour
devenir des sujets ? Ou bien l’égalité qui règne entre eux de par un égal transfert à Dieu
permet-elle de considérer qu’ils firent une expérience de la liberté ? À dire vrai, il paraît
difficile de trancher et de sortir de l’indétermination de cette situation. Spinoza prend
soin de préciser en faisant de la théocratie plus une fiction qu’une réalité effective,
qu’en fait « les Hébreux retinrent entièrement le droit de l’État » (ibid.). Si l’on peut
accorder un lien politique d’obéissance, ce lien de par sa radicalité – ils promirent
d’obéir sans réserve à Dieu en tous ses commandements – n’est-il pas exposé faute de
réserve, faute d’avoir marqué un reste irréductible, à dégénérer en servitude ? Quand on
pense au sacrifice exigé d’Abraham, sacrifier le fils chéri, ne rentre-t-on pas dans un
type de relation proche du contre-soi ? Le nom du dieu monothéiste n’est-il pas plus que
tout autre nom susceptible « d’enchanter et de charmer par le nom seul d’Un » ? On le
voit, là où La Boétie conclut à une entrée scandaleuse dans la servitude volontaire, au
point de se réjouir des persécutions endurées par le peuple juif, Spinoza propose un
tableau beaucoup plus diversifié sous forme d’une tension entre démocratie et
obéissance sans réserve aux commandements de Dieu.
2) On sait que les Hébreux ne supportèrent pas le dialogue direct avec Dieu qui
les terrifia à la première rencontre et demandèrent à Moïse de servir désormais
d’intermédiaire entre eux et Dieu. De là la naissance d’un second pacte et d’une
théocratie indirecte. « Par là, – écrit Spinoza – ils (les Hébreux) abolirent clairement le
premier pacte et transférèrent sans réserve à Moïse leur droit de consulter Dieu et
d’interpréter ses édits » (ibid.). Ils promirent d’obéir « à tout ce que Dieu dirait à
Moïse » :
“Moïse demeura donc, lui seul, celui qui promulguait et interprétait les lois de Dieu, et
par conséquent aussi le juge suprême… et qui seul tenait chez les Hébreux la place de
Dieu, c’est-à-dire la majesté souveraine – puisque, seul, il détenait le droit de consulter
Dieu, de donner au peuple les réponses de Dieu et de contraindre à leur exécution.”
(Ibid.)
Comment convient-il de juger ce second pacte ? Précisons d’abord que selon
Spinoza, Moïse n’est pas intervenu en tant que docteur ou prophète, dispensant des
enseignements moraux, mais qu’il a ordonné en tant que législateur et prince. C’est
reconnaître en Moïse un fondateur d’État qui a attaché les Hébreux au culte de Dieu
« en se mettant à la portée de leur compréhension puérile ».34 Il ne s’agit pas tant de
« tromper » les Hébreux que de les mettre en condition. Peut-on discerner une
ambiguïté dans l’œuvre de Moïse ?
Il institua sans conteste une monocratie. « Le pouvoir dut donc demeurer entre
les mains d’un seul homme chargé de commander aux autres, de les contraindre par la
force, de prescrire les lois et de les interpréter à l’avenir ».35 Toute trace de démocratie a
disparu de ce second pacte avec Moïse. « Enfin, pour que le peuple, incapable de relever
de son propre droit, fût suspendu à la parole de son maître, il ne permit pas à ces
hommes habitués à la servitude d’agir en quoi que ce fût à leur guise ».36 Le but des
cérémonies : « que les hommes ne fassent rien par leur propre volonté, mais tout par le
commandement d’autrui ; qu’ils reconnaissent par des actions et des méditations
continuelles qu’ils ne relevaient en rien de leur propre droit, mais en tout du droit
d’autrui » (ibid., p. 225). Il faut seulement reconnaître à Moïse qu’il a respecté le
principe universel selon lequel il faut limiter les contraintes qu’exerce le pouvoir.
Spinoza n’a-t-il pas rappelé que la nature humaine ne supporte pas d’être absolument
contrainte, et de citer Sénèque affirmant que seul un pouvoir modéré dure ? C’est
pourquoi, dans l’institution des lois, Moïse « prit grand soin que le peuple remplisse son
devoir moins par crainte que de bon gré » (ibid.). Mais surtout, le coup de génie de
Moïse ne fut pas tant de substituer l’espoir à la crainte que la dévotion à la crainte. En
créant le lien théologico-politique, en introduisant la religion dans la république, il
parvint à faire intérioriser la contrainte (« afin que le peuple fasse son devoir par la
dévotion plus que par crainte », écrit Spinoza », ibid.). À dire vrai, on peut discerner
deux points critiques dans cette institution des Hébreux qui repose plus sur un rapport
de servitude que sur un rapport d’obéissance. Moïse n’est pas tant le prince des Hébreux
que leur maître. Deux points critiques en effet, parce que chacun d’eux, par des voies
différentes, ouvre une dérive possible vers la servitude volontaire :
34
Ibid., III, 2, p. 151.
35
Ibid., V.10, p. 223.
36
Ibid., V, 11, p. 225.
– Le premier point est l’omniprésence de la loi qui incline en permanence à une
obéissance sans discussion. Spinoza y revient à deux reprises dans le Traité théologico-
politique. D’abord au chapitre V :
“Le peuple ne pouvait rien faire sans être en même temps tenu de se souvenir de la Loi
et de suivre des ordres qui dépendaient de la seule volonté du maître : il ne leur était pas
permis de labourer, de semer, de moissonner à leur guise, mais selon un commandement
bien déterminé de la loi ; et non plus de manger, de s’habiller, de se couper les cheveux
et la barbe, ni de se réjouir ni de faire quoi que ce soit sinon selon les ordres et
commandements prescrits par les lois. Et qui plus est, ils étaient tenus d’avoir sur les
portes, sur les mains et entre les yeux, certains signes pour les inviter constamment à
l’obéissance.” (Ibid.)
Dans chacun des deux points réside le risque d’un basculement dans la servitude
volontaire. Sur le premier point, Spinoza envisage cette hypothèse, car à ses yeux le
culte continu de l’obéissance peut avoir pour effet de brouiller les différences entre
servitude et liberté, de même que les tromperies des rois les brouille entre servitude et
salut. Il écrit : « C’est pourquoi, à ces hommes tout à fait habitués à elle, cette
obéissance ne devait plus paraître servitude mais liberté » (ibid.).
Et pourtant, curieusement, en même temps qu’il rend pensables ces dérives vers la
servitude volontaire, Spinoza continue à parler des citoyens hébreux qui ne pouvaient se
trouver bien que dans leur patrie. On comprend la division de l’interprétation : les uns
(Alexandre Matheron, Étienne Balibar) insistant sur la stérilité et la barbarie de la
théocratie ; un autre, François Zourabichvili, écrivant que « Spinoza a vu sans aucun
doute dans le peuple hébreu doté des institutions mosaïques un modèle de multitude
libre ».37
Conclusion
37
F. Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de Spinoza : enfance et royauté, Paris, PUF, p. 255.
professe un rationalisme politique élargi, mais inquiet, mais teinté
d’inquiétude. Caute (« Prends garde ») était sa devise.
Référence électronique
AUTEUR
Miguel ABENSOUR