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Spinoza et l’épineuse question de la

servitude volontaire

Miguel ABENSOUR

RÉSUMÉS

Existe-t-il une hypothèse de la servitude volontaire chez Spinoza ? En partant des


tensions qui naissent de l’apparente contradiction entre une telle hypothèse et
l’anthropologie spinoziste, le présent article montre qu’il existe bien chez l’auteur
du Traité théologico-politique des conditions politiques qui conduisent à l’inversion
du conatus, au point de pousser les hommes à combattre « pour leur servitude comme
s’il s’agissait de leur salut ». Spinoza tempère l’hypothèse laboétienne : un individu ou
un peuple ne saurait de lui-même désirer la servitude, mais peut y être conduit sous
l’effet de l’adoption d’une certaine politique ou institution. Il ne s’agit pas seulement de
la crainte favorisée par le régime monarchique. La fondation de la République des
Hébreux, après la sortie d’Égypte du peuple juif, pose également la question de la
servitude volontaire. La pensée spinoziste, ce faisant, témoigne d’un rationalisme
politique inquiet, dont on peut s’inspirer aujourd’hui pour réfléchir sur les « causes
extérieures cachées » qui peuvent fragiliser, voire contredire, le désir de liberté.

Pour commencer, je partirai d’un texte d’un grand spinoziste, d’où il ressort que l’auteur
de l’Éthique aurait, sans aucun doute, fait sienne l’hypothèse de la servitude volontaire.
Le texte est de Gilles Deleuze dans L’Anti-Œdipe :
C’est pourquoi le problème fondamental de la philosophie politique reste celui
que Spinoza sut poser (et que Reich a redécouvert) : « Pourquoi les hommes
combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? » Comment
arrive-t-on à crier : encore plus d’impôts ! moins de pain ! Comme dit Reich, l’étonnant
n’est pas que les gens volent, que d’autres fassent grève, mais plutôt que les affamés ne
volent pas toujours et que les exploités ne fassent pas toujours grève : pourquoi des
hommes supportent-ils depuis des siècles l’exploitation, l’humiliation, l’esclavage, au
point de les vouloir non seulement pour les autres, mais pour eux-mêmes ? Jamais
Reich n’est plus grand penseur que lorsqu’il refuse d’invoquer une méconnaissance ou
une illusion des masses pour expliquer le fascisme, et réclamer une explication par le
désir, en termes de désir : non, les masses n’ont pas été trompées, elles ont désiré le
fascisme à tel moment, en telles circonstances, et c’est cela qu’il faut expliquer, cette
perversion du désir grégaire.1

Retenons de ce texte :

– que la question de la servitude volontaire serait « le problème fondamental de la


philosophie politique », tout au moins d’une certaine philosophie politique que l’on
pourrait qualifier de « critique », la philosophie politique classique ou traditionnelle
ayant plutôt pour tâche d’occulter la question ou de la refouler, en y substituant des
problématiques sans aspérité ni danger, telles que celle de l’obéissance ou de la
légitimité ;

– pour mieux cerner ce problème critique, Gilles Deleuze a recours à la formulation


spinoziste du Traité théologico-politique qui vaut comme une reprise et une
condensation remarquable de l’interrogation laboétienne. Gilles Deleuze ne mentionne
pas Étienne de La Boétie, mais peu importe, et se tourne vers un auteur plus proche de
nous, qui à la croisée du marxisme et de la psychanalyse, aurait réactivé l’hypothèse de
la servitude volontaire, afin de rendre compte de l’énigme du fascisme. Il s’agit de
Wilhem Reich, auteur de La psychologie de masse du fascisme.2 On pourrait donc

1
G. Deleuze, F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie, vol. I, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 36-37.

2
W. Reich, La psychologie de masse du fascisme, trad. de l’anglais par P. Kamnitzer, Paris, Payot & (...)
concevoir ici, encouragé par Gilles Deleuze, une triade critique : Spinoza, La Boétie,
Reich qui auraient en commun de s’être attaqués en termes deleuziens « à une
perversion du désir grégaire ».

Ce texte mérite d’autant plus de retenir notre attention qu’il a pour vertu, de la
part d’un des grands interprètes de Spinoza, de répondre de façon nettement affirmative
à la question qui est la nôtre : savoir s’il existe bien une hypothèse de la servitude
volontaire chez Spinoza. Thèse qui n’est pas partagée par tous les interprètes. Ainsi
Françoise Proust, dans De la résistance, se refuse-t-elle à reconnaître une telle
hypothèse dans l’œuvre de Spinoza. Elle écrit : « [d]’une manière générale, il n’y a nul
mystère dans le meliora video pejoraque sequor, il n’y a nulle énigme de la “servitude
volontaire” ».3 Elle surenchérit en note où, s’attaquant « à la prétendue servitude
volontaire », elle invoque le texte de Spinoza pour réduire la servitude à « celle de la
crainte favorisée et encouragée » par le régime monarchique (ibid.).

On peut certes comprendre la division de la critique, car si la formulation de


Spinoza est d’une grande acuité – on y a souvent recours pour résumer et faire tenir en
une phrase la découverte laboétienne –, elle n’en reste pas moins affectée d’une grande
ambiguïté, quand on la resitue dans l’ensemble du texte d’où on l’a extraite, non sans
arbitraire. Aiguë mais ambiguë en effet. Dans la préface du Traité théologico-politique,
Spinoza détermine que « la cause qui engendre, conserve et alimente la superstition,
c’est la crainte ».4 Passion triste, universelle – tous les hommes y sont sujets de nature –
qui, face aux aléas de la fortune, engendre inconstance et flottement de l’âme (fluctuatio
animi). De là, dans les pas de Quinte Curce, Spinoza passe au problème politique –
l’effet de la crainte et donc de la superstition dans le champ politique – et s’interroge
sur les moyens de gouverner la multitude en accordant la priorité de l’efficacité à la
superstition qui repose sur un traitement ou la mise en place d’un régime de la crainte.
Deux formes de religion en découlent : soit l’adoration des rois, leur divinisation, soit
l’exécration des mêmes rois. La religion, aussi bien la vraie que la vaine, aurait pour
fonction de mettre un terme à l’inconstance de la multitude, grâce à un culte et à un

3
F. Proust, De la résistance, Paris, Cerf, 1997, p. 16.
4
B. Spinoza, Traité théologico-politique, Œuvres III, trad. et notes par J. Lagrée et P-F. Moreau, P (...)
appareil. C’est au terme de cette analyse de philosophie politique que Spinoza, après
avoir dénoncé le régime des Turcs qui subjugue le jugement et anéantit la raison,
dessine en contraste deux formes d’institution politique de la société humaine, la
monarchie d’un côté, la libre république de l’autre. À propos de la monarchie – et c’est
ici que nous retrouvons notre question –, il écrit :

“Mais si le plus grand secret du gouvernement monarchique et son intérêt principal


consistent à tromper les hommes et à masquer du nom spécieux de religion la crainte
qui doit les retenir, afin qu’ils combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur
salut et tiennent non pour une honte, mais pour le plus grand honneur, de gaspiller leur
sang et leur vie pour la vanité d’un seul homme […]”.5

Texte ambigu s’il en est. Nous y rencontrons en effet juxtaposées et réunies deux
hypothèses qui vont en sens contraire et ont normalement tendance à s’exclure l’une
l’autre.

D’une part, la reprise de la problématique classique des arcanes de la


domination, à savoir des secrets du pouvoir par lesquels il établit et maintient sa
domination sur les hommes, sur la multitude. Le texte latin de Spinoza, à propos du
régime monarchique, a recours explicitement au terme arcanum. De façon non moins
classique, Spinoza décrit cet arcanum monarchique comme une tromperie, un système
de tromperie qui se déploie au mieux, sous le masque de la religion qui n’est autre chose
qu’une mise en œuvre de la crainte. La division entre dominants et dominés serait donc
l’œuvre conjointe des monarques et des prêtres. Bref, à la différence de Montesquieu,
Spinoza soutient que « le principe » de la monarchie n’est pas l’honneur mais la crainte.

D’autre part, une prise en compte de la révolution laboétienne en rupture avec la


thèse classique des arcanes de la domination, puisque cette domination, sous certaines
conditions, proviendrait non d’en haut, mais d’en bas, c’est-à-dire des dominés eux-
mêmes. Prise en compte à trois niveaux : a) la force active des dominés est orientée non
vers le salut mais vers la servitude ; b) l’exception au conatus, puisque cette forme de
servitude entraînerait à une attitude sacrificielle, non à la préservation de la vie mais à la

5
Ibid., p. 61-63. Nous soulignons.
recherche de la mort ; c) le sacrifice du sang ou de la vie offert à la vanité d’un seul
homme, le monos de la monarchie.

Comment cette juxtaposition est-elle possible, alors que celui qui la propose
pense la politique dans le sillage de Machiavel, selon lequel toute cité humaine connaît
la division en deux désirs, celui des Grands de dominer le peuple, celui du peuple de
n’être pas dominé ? De surcroît Spinoza est ou sera l’auteur d’un quatrième livre de
l’Éthique qui aura pour objet spécifique la servitude. On peut donc présumer que le
terme de servitude dans le texte spinozien ne vient pas seulement comme un vocable de
la réflexion politique classique, mais comme un concept soigneusement élaboré et se
rattachant à l’ensemble du système. La juxtaposition paraît à la limite concevable, si
l’on s’attache à la lettre du texte : « ut pro servitio tanquam pro salute pugnent », écrit
Spinoza. Ut, « afin que », d’où il ressort que l’hypothèse de la servitude volontaire chez
Spinoza, bien présente, est plus considérée comme un effet que comme une
manifestation originelle de la force active de la multitude. Bref, l’hypothèse de la
servitude volontaire ferait l’objet dans le texte spinozien d’une réduction : d’inversion
du désir, ou de perversion du conatus, ou de « perversion du désir grégaire » (ou plutôt
du désir politique), elle serait réduite au statut d’effet de la religion, de la tromperie
mise en œuvre par la royauté au moyen de la religion, ou elle serait réduite au rang de
résultat d’une certaine institution politique du social, à savoir du régime monarchique.
Donc là où il y a régime monarchique, on peut observer une disposition à la servitude
volontaire ; mais ce n’est pas la disposition à la servitude volontaire qui serait le berceau
du régime monarchique. D’où viendrait-elle ?

Au regard de cette réduction, il est vrai que la phrase « Pourquoi les hommes
combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? » n’appartient
pas au même régime discursif que la phrase « afin qu’ils combattent pour leur servitude
comme si c’était leur salut ». L’extraction de cette phrase du texte spinozien la
transforme aussitôt en une proposition générale qui vaudrait pour tous les temps et tous
les régimes, alors que replacée dans la logique du texte, elle n’est plus que la
conséquence nécessaire d’une forme de régime spécifique, c’est-à-dire de la monarchie.
Aussi peut-on comprendre jusqu’à un certain point la réticence de Françoise Proust face
à une prétendue théorie de la servitude volontaire chez Spinoza et son mouvement qui
consiste à ne voir dans la servitude qu’un effet de la crainte favorisée et encouragée par
la monarchie. Il n’empêche que ce faisant, F. Proust laisse complètement tomber le
constat de Spinoza quant à l’inversion du conatus, qui va jusqu’à confondre la servitude
et le salut, jusqu’à prendre l’une pour l’autre et croire trouver dans la servitude une
forme inédite de salut. De la mise en lumière de cette ambiguïté, retenons où se situe la
différence entre La Boétie et Spinoza : tandis que l’un (La Boétie) considère que la
disposition à la servitude volontaire, née d’une dissolution de la pluralité, est le berceau
du régime monarchique, l’autre (Spinoza) renverse la relation et fait du régime
monarchique la cause extérieure de la servitude volontaire.

Par rapport à la question qui nous occupe, il faut donc aboutir à une réponse
nuancée qui sache tout à la fois reconnaître la présence de la problématique de la
servitude volontaire chez Spinoza et préciser qu’il s’agit dans son cas d’une hypothèse
« bien tempérée », c’est-à-dire modifiée et corrigée, dans la mesure où elle ne vaut que
pour une configuration politique bien spécifique, bien déterminée, celle du régime
monarchique. En regard de cette première conclusion provisoire, revenons à la thèse de
la tromperie qui constitue un argument majeur et bien connu de la théorie classique des
arcanes de la domination ou des chaînes de l’esclavage. Or cette thèse est susceptible de
recevoir deux acceptions possibles dont l’une reste dans le cadre de la théorie classique,
et dont l’autre parvient à en sortir. Une interprétation minimale selon laquelle la
tromperie que pratiquent les monarques et les prêtres serait le fruit de la volonté maligne
de quelques individus, en proie à une libido dominandi. Une maximale qui, décollant
d’une approche psychologique, verrait dans l’institution monarchique, dans la logique
de cette institution un foyer d’illusion, pire, un leurre de nature à entraîner une
perversion du conatus, à interrompre et à dévier le mouvement de persévérance dans
l’être jusqu’à faire naître le contre-mouvement de la servitude volontaire. Nul doute que
dans cette perspective maximale une conjonction soit possible entre la théorie classique
de la domination et l’hypothèse laboétienne tempérée, puisque le régime monarchique
serait la cause extérieure susceptible d’expliquer la venue de cette étrange et surprenante
« stratégie du conatus ».

L’orientation générale ainsi définie, comment convient-il d’aborder la question


de la servitude volontaire dans l’œuvre de Spinoza, par quelles voies convient-il d’y
accéder ?

Deux voies paraissent s’ouvrir à nous :


1) D’abord, à partir de l’anthropologie philosophique, de la doctrine de l’homme que
Spinoza présente dans l’Éthique. L’idée de servitude volontaire est-elle pensable,
concevable dans l’économie du système spinoziste ? On peut légitimement s’interroger
à ce propos. Certes, nous retrouvons l’idée de servitude amplement développée chez
Spinoza, puisqu’elle fait l’objet du Livre IV de L’Éthique en son entier. Mais qu’en est-
il de l’idée de servitude « volontaire » ? Est-elle acceptable, alors que pour Spinoza la
faculté de vouloir n’existe pas, n’est qu’une fiction ? Convient-il alors de substituer à
l’expression laboétienne l’idée de servitude désirante ? Mais n’est-ce pas retomber
aussitôt sur un autre inconcevable ? Comment une puissance d’affirmation, le désir,
pourrait-elle tendre, sous la forme du désir de soumission, à sa négation, à son auto-
négation la menant au sacrifice et à la mort ? Inconcevable serait un tel affect, car ce
serait une atteinte au principe exposé dans le Livre IV, scolie de la proposition 20 :
« Ainsi, personne ne néglige de désirer son utile propre, c’est-à-dire de conserver son
être, s’il n’est vaincu par des causes extérieures, contraires à sa propre nature. » À bien
y regarder, le sens de l’inconcevable est déjà présent chez La Boétie. Ce dernier paraît
en effet pleinement averti que ce qu’il pense ou essaye de penser est à la limite du
pensable. Il écrit : « Doncques quel monstre de vice est cecy, qui ne mérite pas ancore le
tiltre de couardise, qui ne trouve point de nom asses vilain, que la nature désadvoue
avoir fait, et la langue refuse de nommer ? » La servitude volontaire est innommable,
elle est l’innommable par excellence. Du même coup, si l’on suit La Boétie, est fermée
la voie de repli sur la crainte à laquelle ont recours certains interprètes de Spinoza. De
cet inconcevable pour Spinoza, on trouve des effets dans la critique spinoziste qui
semble ignorer la question. Sans prétendre connaître l’ensemble de cette critique, rares
sont les interprètes à avoir posé la question qui nous retient. À ma connaissance, après
Gilles Deleuze, seul Laurent Bove y a consacré un texte, le chapitre VII de sa thèse, La
stratégie du conatus,6 qui reprend un article précédent, « La servitude, objet paradoxal
du désir ».7

6
L. Bove, La stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996 (thèse(...)

7
Idem, dans la Revue de l’enseignement philosophique, no 34 (6), août-septembre 1984, p. 33-42.
2) La fameuse formule de Spinoza, « […] les hommes combattent pour leur servitude
comme s’il s’agissait de leur salut », qui nous autorise à poser la question de la
servitude volontaire, apparaît – on le sait – à propos de la monarchie. C’est reconnaître
que la recherche que nous proposons ne saurait se limiter à la doctrine de l’homme,
mais doit prendre en compte le collectif, plus exactement la dimension politique.
L’introduction de cette dimension, loin de nous détourner des difficultés nées de
l’articulation de l’hypothèse de la servitude volontaire à l’anthropologie philosophique
de Spinoza, est peut-être de nature sinon à les résoudre, du moins à les atténuer. N’est-
ce pas en effet la forme monarchique, ou la tyrannie, qui serait la cause extérieure
capable de donner naissance à un affect « contre nature », susceptible d’engendrer une
forme paradoxale du désir, en ce qu’elle dérogerait au mouvement par lequel tout être
tend à persévérer dans son être ? C’est reconnaître qu’il faut donc associer
anthropologie philosophique et philosophie politique, dans la mesure où le moment de
l’institution politique s’avère fondamental. Peut-être la réflexion sur le peuple juif, sur
l’État des Hébreux, sur la fondation de Moïse constitue-t-elle une passerelle nécessaire
entre le Discours de la servitude volontaire et le Traité théologico-politique de
Spinoza ? Encore faut-il que l’on consente à recueillir l’hypothèse de la servitude
volontaire, non dans sa généralité, mais dans la complexité que sut lui prêter La Boétie.

L’inconcevable hypothèse

L’hypothèse de la servitude volontaire est-elle pensable dans les catégories de


Spinoza qui constituent son anthropologie philosophique, c’est-à-dire principalement
dans les concepts de la partie III de l’Éthique (« De l’origine et de la nature des
Affects ») ? Or, pour juger du caractère concevable ou non de cette hypothèse, comme
nous l’avons déjà observé, il ne nous suffira pas d’examiner l’hypothèse de la servitude
volontaire dans sa généralité, coupée en quelque sorte de La Boétie, mais il nous faudra
la prendre en considération telle qu’elle a été élaborée par La Boétie, à la limite du
pensable. Car il importe de noter que La Boétie résiste jusqu’à un certain point à
l’hypothèse même qu’il énonce. Bref, cet oxymore, la servitude volontaire, qui a pour
fonction de tenter d’apporter une réponse au caractère paradoxal, innommable, de cette
forme inouïe de servitude, Spinoza était-il fondé à la reprendre dans la préface du Traité
théologico-politique ? Cette hypothèse qui suscite tant l’étonnement que l’effroi
pouvait-elle venir se loger dans son système de pensée ?

On peut légitimement en douter quand on revient à la thèse laboétienne, dans


son mouvement de renversement de la problématique classique des arcanes de la
domination. La Boétie écrit :

“Ce sont donc les peuples mesmes qui se laissent ou plustost se font gourmander, puis
qu’en cessant de servir ils en seroient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se
coupe la gorge, qui aiant le chois ou d’estre serf ou d’estre libre quitte sa franchise et
prend le joug : qui consent a son mal ou plustost le pourchasse.”8

La servitude, comme l’obéissance dont il convient de la distinguer, connaît des


degrés : elle peut être passive, résulter de la fatigue ou de l’indifférence, d’une passion,
ou bien, aussi étonnant que cela puisse paraître, elle peut être active, résulter d’une
action. Or la servitude volontaire telle que la décrit La Boétie est de part en part active :
les peuples consentent à leur servitude, ils font don d’eux-mêmes ; pire encore, ils
pourchassent la servitude au point d’être complices du meurtrier qui les tue, d’être
traîtres à eux-mêmes (ibid., p. 111 et p. 115). De là l’étonnement sans limite de
La Boétie et sa détermination farouche de ne pas ramener l’inconnu à du déjà connu,
l’inconcevable à du concevable. « Doncques quel monstre de vice est cecy – demande-t-
il – qui ne mérite pas ancore le tiltre de couardise, qui ne trouve point de nom asses
vilain, que la nature désadvoue avoir fait, et la langue refuse de nommer ? » (ibid.,
p. 108)

Comment cet inconcevable dont le principe est l’autodestruction, l’autonégation,


pourrait-il prendre place dans une pensée à laquelle Hegel reprochait son caractère
affirmatif et d’exclure la négation ? Comment se construit le paradoxe en termes de
Spinoza ? Revenons à la partie III de L’Éthique. Si effectivement l’hypothèse de
La Boétie est celle de l’autonégation et de l’autodestruction du peuple, elle est, au
regard de Spinoza, non seulement inconcevable, mais encore plus absurde et donc à
rejeter absolument.

8
E. de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1976, p. 111.
En effet, selon Spinoza, « une chose ne peut être détruite que par une cause
extérieure ».9 Qu’il s’agisse d’un individu ou d’un peuple, les êtres ne peuvent donc se
détruire, ni s’autodétruire spontanément. « Ainsi donc, tant que nous ne prenons en
considération que la chose même, […] nous ne pouvons rien trouver en elle qui pourrait
la détruire » (ibid., p. 163). Hypothèse absurde que celle de La Boétie, en ce qu’elle
dérogerait à la loi de tous les êtres, au conatus, telle qu’elle est exprimée dans la
proposition 6, partie III : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer
dans son être » (ibid.). Et cela non pour un temps fini mais pour un temps indéfini. Cette
proposition qui vaut pour tous les êtres sous le nom de conatus, prend le nom de Désir
lorsqu’elle est appliquée à l’homme. Selon le scolie de la proposition 9, l’appétit « n’est
rien d’autre que l’essence même de l’homme, essence d’où suivent nécessairement
toutes les conduites qui servent sa propre conservation » (ibid.). Étant donné qu’il n’y a
aucune différence entre l’appétit et le Désir – le Désir est l’appétit avec la conscience de
lui-même – il s’ensuit que le Désir est l’essence même de l’homme. Ni force obscure, ni
instinct, le Désir est affirmation et volonté d’être. Puissance en acte, le Désir « est un
dynamisme conscient, une conscience de l’active affirmation de l’existence ».10
L’homme, en tant qu’être de désir, porté par cette puissance d’affirmation, ne peut
renoncer à la recherche de son utilité, soucieux qu’il est d’avoir les conduites
nécessaires à sa conservation. Aussi peut-il encore moins travailler à son
anéantissement. Le scolie de la proposition 20 pose que « personne ne néglige de désirer
son utile propre, c’est-à-dire de conserver son être, s’il n’est vaincu par des causes
extérieures, contraires à sa propre nature ».11 C’est dans ce texte que Spinoza envisage
l’hypothèse du suicide qui n’est effectivement concevable que provoqué par des causes
extérieures. « Personne, dis-je, ne repousse la nourriture ou ne se donne la mort par une
nécessité de sa nature, mais seulement contraint par des causes extérieures [… ]» (ibid.
p. 241). À chaque fois, Spinoza prend soin de découvrir l’action de la cause extérieure

9
B. Spinoza, Éthique, introd., trad., notes et commentaires de R. Misrahi, Paris, PUF (Philosophie d (...)

10
R. Misrahi, Le désir et la réflexion dans la philosophie de Spinoza, Paris, Gramma, 1972, p. 27.

11
B. Spinoza, Éthique, ouvr. cité, p. 241.
qui permet de rendre compte d’une conduite suicidaire qui est autrement impensable,
dans les termes de son anthropologie philosophique. « [L’]un se tue, en effet, contraint
par un autre à retourner contre lui-même sa main qui par hasard tenait une arme, et à
diriger son glaive contre son propre cœur, ou encore, comme Sénèque, on est contraint
par l’ordre d’un tyran à s’ouvrir les veines, c’est-à-dire qu’on désire éviter un mal plus
grand par un mal moindre » (ibid. p. 421). Émile Durkheim pour sa part, au nombre des
causes extérieures, aurait intégré les courants suicidogènes. Selon Pierre Macherey, le
« thème de l’impossibilité du suicide traverse toute l’Éthique, qui est consacrée à
l’exposition d’une philosophie de la vie comme affirmation de soi ».12 Il écrit : « Il n’y a
pas, il ne peut pas y avoir de mort volontaire, au sens d’un acte accompli librement,
dont son auteur serait la cause adéquate ».13 Il en va de la servitude volontaire comme
de la mort volontaire. En effet, si l’on pose une équivalence entre le suicide, mort
volontaire, au niveau individuel et la servitude volontaire, au niveau collectif, qui serait
comme une sorte de suicide politique collectif, on aboutit à une première conclusion,
selon laquelle l’hypothèse laboétienne paraît absurde et impossible à envisager
sérieusement. Toujours dans le même scolie, Spinoza conclut : « Mais que l’homme
s’efforce par une nécessité de sa nature de ne pas exister ou de changer de forme, est
aussi impossible que le fait que quelque chose surgisse de rien, comme chacun peut le
voir avec un peu de réflexion ».14 Dans le Traité politique (chapitre VII, paragraphe 2),
Spinoza n’évoque-t-il pas la situation d’une cité qui dotée d’excellentes institutions,
s’effondre d’un seul coup et « se précipite dans la servitude », pour conclure : « ce qui
semble impossible »?15 Et pourtant le même Spinoza a repris cette hypothèse dans la
préface du Traité théologico-politique. Qu’est-ce à dire ? Revenons encore une fois à
cette formulation : « afin qu’ils [les hommes] combattent pour leur servitude comme si
c’était pour leur salut… » (ut pro servitio tanquam pro salute pugnent). Spinoza, par
cette phrase où il insiste sur l’activité, le déploiement de l’activité (ut pugnent) qui mène
au contraire de l’affirmation de soi, c’est-à-dire à la négation de soi, décrit un effet, le

12
P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, Paris, PUF, 1999, p. 141 (IVe partie : « La condi (...)

13
Ibid., p. 138.
14
B. Spinoza, Éthique, ouvr. cité, IV, proposition 20, scolie, p. 241.

15
B. Spinoza, Traité politique, trad. de E. Saisset révisée par L. Bove, introd. et notes de L. Bove, Paris,
LGF / Le livre de poche (Classiques de la philosophie), 2002, chap. VII, 2, page 182.
résultat d’une cause extérieure, en l’occurrence celui de la tromperie sur laquelle repose
le régime monarchique, de la tromperie que pratique le régime monarchique.

Mais à bien y regarder, reprend-il vraiment l’hypothèse laboétienne ? Il est


difficile de trancher. Il décrit bien le mouvement d’inversion du désir (du pro salute au
pro servitio), le renversement de la recherche du salut en lutte pour la servitude, comme
si le peuple finissait par confondre la servitude et le salut, prenait l’un pour l’autre.
Mieux, il fait apparaître la proximité de la « servitude volontaire » à la mort volontaire,
car à quoi d’autre aboutit-elle si ce n’est au suicide et à la mort (« et tiennent non pour
une honte, mais pour le plus grand honneur de gaspiller leur sang et leur vie pour la
vanité d’un seul homme ») ? Ce faisant, Spinoza n’est-il pas en train de « sauver » en
quelque sorte l’hypothèse de La Boétie en exposant les conditions sous lesquelles elle
devient pensable et cesse d’être absurde, c’est-à-dire en procédant à la mise en valeur
d’une cause extérieure susceptible d’interrompre l’affirmation de soi au point de laisser
soudain prise à son inversion, comme si le conatus se déployait à partir de ce seuil en
« essor subversif » pour emprunter une expression à Charles Fourier tentant de rendre
compte des contre-mouvements ? Ne peut-on trouver ici une confirmation de
l’interprétation de Ferdinand Alquié qui, dans son cours Servitude et liberté selon
Spinoza, double le principe du conatus d’un second principe qui, prenant en compte
l’extériorité, rappelle à l’individu qu’il n’est pas seul au monde, qu’il est un mode fini
vivant parmi d’autres modes finis. L’effort, le conatus pourrait être entendu en un
double sens : d’une part, il signifierait une puissance propre à une essence
mathématique qui pose ses propriétés ; de l’autre, il désignerait un effort qui se déploie
avec peine et contre un obstacle. Ce qui veut dire que cet effort qui nous constitue peut
connaître des succès mais aussi des échecs. Alquié écrit : « Et, au premier principe de la
théorie des sentiments, à savoir la tendance de l’être à persévérer dans son être, se joint
maintenant une seconde considération, à savoir celle du succès ou de l’échec de cette
tendance, selon le rapport de l’individu au monde. Il y a donc deux grands principes, un
principe tiré uniquement de nous, un principe tiré de notre rapport avec les choses, et
invoquant le succès ou l’échec de cette tendance qui se heurte aux tendances analogues
des autres modes ».16 De surcroît, le scolie de la proposition 20, IV émet à propos du
suicide une curieuse hypothèse. Il s’agit toujours pour Spinoza d’affirmer que la mort
volontaire ne peut advenir que sous la contrainte de causes extérieures. Il y a des causes

16
F. Alquié, Servitude et liberté selon Spinoza, Paris, CDU, 1967, p. 29.
évidentes, par exemple lorsque Sénèque est contraint par l’ordre du tyran à s’ouvrir les
veines. Mais Spinoza envisage une autre hypothèse, très intéressante pour la question de
la servitude volontaire, celle de « causes extérieures cachées » qui disposent
l’imagination et affectent le corps.17 Comprenons d’abord que Spinoza tend par cette
hypothèse à exclure l’idée de cause intérieure. En effet, selon la proposition 10 du
livre III, ce qui peut détruire notre corps ne peut pas se trouver en lui et l’idée de cette
chose ne peut pas davantage se trouver dans notre Esprit. Restent donc les causes
extérieures cachées, cachées aussi bien pour l’observateur que pour les agents qui
subissent l’action de ces causes extérieures et dont ils ne sont pas conscients. Il importe
donc à l’observateur de s’engager dans une recherche qui permette de lever le voile ou
l’écran qui dissimule ces causes extérieures. Puisqu’il s’agit de suicide, tournons-nous
vers Durkheim afin de mieux comprendre ce que pourraient être ces causes extérieures
cachées. Le coup de génie de ce dernier dans Le Suicide ne serait-il pas d’inspiration
spinoziste ? Durkheim rejette toute approche psychologique qui renverrait à une cause
intérieure et déclare que le suicide est un fait social qui ne peut s’expliquer que par le
social. De là, la découverte de causes extérieures cachées que sont les courants
suicidogènes, eux-mêmes le résultat d’un ensemble de déterminations concernant
l’intégration, à savoir l’anomie économique ou l’anomie conjugale.

Ces causes extérieures cachées sont d’autant plus importantes que selon Spinoza,
ces causes disposant de l’imagination et affectant le corps ont pour effet de substituer à
l’ancienne nature – la persévérance dans l’être ou le conatus – une nature nouvelle et
contraire, donc une inversion du conatus. Même si Spinoza finit par conclure à
l’impossibilité de cette substitution « dont l’idée ne peut exister dans l’Esprit », il n’en
reste pas moins qu’il ouvre au moins spéculativement la porte à un contre-conatus ou
plutôt à une inversion du désir, sous l’effet de ces causes extérieures cachées. On peut
prêter d’autant plus d’attention à ce texte que dans le Traité politique, à la différence de
ce qu’il écrit dans l’Éthique, notamment dans le scolie de la proposition 20, Spinoza
avoue une certaine défiance quant à la disposition de l’individu à désirer son utile
propre. Il écrit :

“Si la nature humaine était ainsi faite que les hommes désirassent par-dessus tout ce qui
leur est utile, il n’y aurait besoin d’aucun art pour établir la concorde, la concorde et la

17
B. Spinoza, Éthique, ouvr. cité, IV, proposition 20, scolie, p. 241.
bonne foi. Mais comme les choses ne sont pas de la sorte, il faut nécessairement
constituer l’État de telle façon que tous, gouvernants et gouvernés fassent, bon gré, mal
gré ce qui importe au salut commun […]”.18

Il faut donc compter avec « les pannes » du conatus ; les hommes ne sont pas
toujours nécessairement portés à désirer leur utile propre. On voit peut-être ce que
pourrait être le traitement spinoziste de l’hypothèse de la servitude volontaire en tant
qu’idée confuse et inadéquate. Il s’agirait ainsi, après avoir détruit l’illusion de la liberté
qui la fonde – « ayant le choix d’être serf ou d’être libre », écrit La Boétie – de
rechercher au-delà des causes extérieures évidentes les causes extérieures cachées de
cette si étrange forme de servitude, puisqu’on ne peut l’identifier à une pure passivité,
mais à une activité contre soi. Il s’agirait d’interpréter La Boétie au plus près. D’abord,
la cause extérieure évidente – c’est-à-dire montrer que pour lui la servitude volontaire
n’est pas née de rien, qu’elle apparaît dans une forme de régime spécifique, la
monarchie rapprochée de la tyrannie – il n’y a rien de public dans ce gouvernement où
tout est à Un. Tout tient donc aux caractères spécifiques de cette organisation politique
qui valent autant de causes extérieures évidentes de cette conduite étrange qui se
détourne de la conservation de soi, qui déroge à la persévérance dans l’être pour
s’orienter vers l’autonégation, même si La Boétie se dispense d’invoquer la tromperie,
comme si l’acceptation de cette forme de régime qui vaut dépossession de soi suffisait
pour rendre compte de l’inversion du conatus, au point de donner libre cours à la
servitude désirante. Mais cela suffit-il ? L’insistance sur la prédominance de l’Un ne
nous met-elle pas sur la voie précisément des causes extérieures cachées ? Face à
l’inquiétante étrangeté de ce régime, La Boétie nous offre une réponse au plus haut
point énigmatique : « mais aucunement (ce semble) enchantés et charmés par le nom
seul d’Un ». Ce qui veut dire au sens littéral en français moderne : « assujettis à la
formule magique du nom d’Un ». L’invocation de la magie, de l’enchantement sur la
scène politique, sur la scène de l’histoire n’est-ce pas très précisément désigner une
cause extérieure cachée, dans la mesure où la magie joue par excellence de la
dissimulation ? D’autant plus que l’action de la magie échappe à ceux qui en subissent
les effets. La nomination de l’Un, le pouvoir attribué au nom d’Un, n’est-ce pas révéler

18
B. Spinoza, Traité politique, ouvr. cité, p. 164.
que le champ politique est sous l’emprise du langage et plus encore de la nomination?19
Le nom d’Un y exerce son étrange efficace – cause extérieure d’autant plus forte qu’elle
est cachée, car sous le nom d’Un gît le nom du maître. Ainsi en va-t-il d’Ulysse qui
encourage ses compagnons à n’avoir qu’un seul maître, à ne prononcer qu’un seul nom.
C’est reconnaître que le nom d’Un crée aussitôt une aire de dépendance et de
coappartenance, comme si le nom du maître Un était doté d’un mystérieux pouvoir
d’aimantation de telle sorte que les tous uns se détournent soudain de l’entre-
connaissance plurielle, et se ruent, pour parler comme Tacite à propos des courtisans,
dans une coappartenance, dans une fusion sous l’emprise du nom du maître. Cause
extérieure cachée qui dispose de l’imagination et affecte le corps, et telle que cette
séduction vertigineuse qui s’empare des tous uns, à l’écoute du nom d’Un, détruise leurs
liens d’association, mieux d’amitié, et permette l’apparition d’une nouvelle forme,
d’une nouvelle configuration, le surgissement du tous Un.

Observons qu’il s’agit toujours pour Spinoza de rejeter l’idée de mort volontaire
et de montrer que le suicide ne peut être que le résultat d’une contrainte exercée par des
causes extérieures. Aussi évoque-t-il des « causes extérieures cachées » en ajoutant que
ces causes seraient telles qu’elles seraient susceptibles de provoquer un changement de
nature, de substituer à une nature orientée vers l’affirmation de soi une nouvelle nature
orientée vers la négation de soi, bref une inversion du conatus. Même si Spinoza finit
par conclure à l’impossibilité de cette métamorphose, il n’en reste pas moins qu’il ouvre
au moins spéculativement la porte à un contre-conatus ou plutôt à une inversion du
désir. Il écrit : « ou, enfin, c’est parce que des causes extérieures cachées disposent de
l’imagination, et affectent le Corps, de telle sorte qu’à l’ancienne nature se substitue une
nature nouvelle et contraire dont l’idée ne peut exister dans l’esprit ».20

Cause extérieure d’autant plus secrète, d’autant plus cachée qu’à l’énoncé de la
réponse laboétienne, on ne peut manquer d’entrevoir, sous le charme et l’enchantement
du nom d’Un, les replis théologico-politiques de ce nom d’Un et le passage qu’il
convient très certainement d’opérer entre le monothéisme (voir l’antijudaïsme de

19
Sur ce point, voir le texte remarquable de Claude Lefort, « Le Nom d’Un », qui a fait franchir un pas
décisif à la critique la boétienne (dans E. de La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, ouvr. cité,
p. 247-307).

20
B. Spinoza, Éthique, ouvr. cité, p. 241.
La Boétie) et toute forme de monocratie, l’un et l’autre ayant pour effet de créer un
nouveau lien symbolique entre les hommes, tel que le tous uns se défasse, se dissolve
pour donner naissance au tous Un, tel que la dette symbolique se substitue à l’entre-
connaissance.

Épineuse question, donc, pour Spinoza, que celle de la « servitude volontaire ».


Même si lui-même n’a pas fait le travail de remodelage de l’hypothèse laboétienne, le
recours qu’il y fait explicitement dans la préface du Traité théologico-politique indique
peut-être qu’il s’agirait là d’un point névralgique, d’un lieu critique, sensible en ce qu’il
exige et désigne tout à la fois une complication du conatus, en ce qu’il appelle en regard
de cette inversion du désir, de son « essor subversif », l’idée ô combien épineuse d’une
fêlure du conatus, ou tout au moins de sa fragilité, selon la belle expression de Guy
Petitdemange.

La question de la servitude volontaire et la pensée de la politique

De ce premier trajet, nous pouvons retenir l’idée que c’est à l’organisation de la


cité qu’il faut imputer les vices ou les vertus de ses membres. À telle forme de
communauté politique ou de « république » correspondrait tel type de conduite. Si nous
rappelons que la servitude volontaire ne désigne pas un rapport intersubjectif, mais
apparaît entre le peuple et celui qui est au lieu du pouvoir, il s’ensuit que cette question
chez Spinoza doit, dans un second temps, être considérée en se déplaçant de
l’anthropologie philosophique et de la théorie des affects, vers la pensée de la politique
telle que Spinoza l’a développée dans l’Éthique, mais surtout dans le Traité théologico-
politique (1670) et le Traité politique resté inachevé à sa mort (1677).

Peut-on percevoir dans ce second temps un « remodelage » de l’hypothèse


laboétienne de la part de Spinoza en ce qu’il ferait intervenir le moment de l’institution
ou de la fondation ? C’est-à-dire qu’il serait possible d’observer, dans les récits qu’il fait
de l’histoire des Hébreux, des conduites qui font exception au principe de la
persévérance dans l’être, et de les rendre intelligibles en ce qu’elles ne sont pas nées de
rien et qu’on pourrait les rapporter à une fondation ou à une institution spécifique.
Si l’on poursuit la confrontation avec La Boétie, on pourrait partir d’un curieux
passage du Discours de la servitude volontaire, à propos duquel la plupart des
interprètes restent silencieux. Je veux parler d’un passage explicitement antijudaïque
reprochant au peuple juif de n’avoir pas su désirer la liberté. La Boétie fait, en effet,
l’hypothèse de peuples neufs, aussi étrangers à la sujétion qu’à la liberté, ne sachant pas
ce que sont l’une et l’autre, et il pose la question : qu’arriverait-il si on leur donnait le
choix de vivre en hommes libres ou en esclaves ? La réponse est claire : les peuples
neufs affrontés à une telle alternative feraient sans nul doute le choix de la liberté et de
la raison. « Il ne faut pas faire doute qu’ils n’aimassent trop mieulx obéir a la raison
seulement, que servir a un homme ».21 Mais l’écrivain distingue une exception à cette
loi ou à cette hypothèse rassurante, le peuple d’Israël. « Sinon possible que ce fussent
ceux d’Israël qui sans contrainte ni aucun besoin se firent un tiran. Duquel peuple je ne
lis jamais l’histoire que je n’en aye trop grand despit, et quasi jusques a en devenir
inhumain, pour me resjouir de tant de maus qui lui en advinrent »(ibid.). Visiblement,
La Boétie envisage le peuple d’Israël, à sa sortie d’Égypte, « sans contrainte ni aucun
besoin ». En ce sens, la sortie d’Égypte permettrait de comparer le peuple juif à un
peuple neuf. Or ce peuple se fit, se donna un tyran. S’agit-il de Dieu, s’agit-il de
Moïse ? La Boétie ne le dit pas. La déception de La Boétie est telle que le choix de la
servitude de la part du peuple juif le rendrait inhumain presque au point de se réjouir du
destin de souffrance de ce peuple. À suivre l’analyse laboétienne, le peuple d’Israël et
ses institutions tyranniques seraient un exemple parfait de servitude volontaire.

Qu’en est-il de Spinoza lorsqu’il écrit sur l’histoire des Hébreux et analyse la
République (la communauté politique) ou l’État des Hébreux?22 Peut-on dire qu’à ses
yeux, le peuple juif au sortir d’Égypte ait fait tout uniment le choix de la servitude ? Ou
bien l’analyse de l’auteur du Traité théologico-politique est-elle plus complexe et offre-
t-elle un jugement plus contrasté que la condamnation sans appel de La Boétie ?

Comment Spinoza se représente-t-il le peuple juif à sa sortie d’Égypte ? Le


tableau est plutôt sombre et accablant. En effet Spinoza, dès le chapitre V du Traité
théologico-politique, « De la raison des cérémonies », insiste sur le contraste entre les
possibilités qui s’ouvraient aux Hébreux et leur incapacité à y répondre. D’une part, du
côté des possibilités : « Lorsqu’ils sortirent d’Égypte, ils [les Hébreux] n’étaient plus

21
E. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, ouvr. cité, p. 124.
22
Voir B. Spinoza, Traité théologico-politique, ouvr. cité, chap. V, XVII, XVIII.
soumis au Droit d’une autre nation et il leur était donc permis de mettre en vigueur de
nouvelles lois à leur guise, c’est-à-dire d’instituer de nouvelles règles de droit, d’établir
leur pouvoir partout où ils voudraient et d’occuper les terres qu’ils voudraient ».23 Bref,
échappant à la domination pharaonique, ils rentraient en quelque sorte dans l’état de
nature et recouvraient leur droit naturel sur toutes choses en leur puissance. C’est dire
qu’un nouveau moment instituant s’offrait à eux, avec la possibilité de recommencer à
neuf l’institution d’une société humaine. Rappelant le chapitre V, Spinoza déclare :

“[…] les Hébreux, après la sortie d’Égypte, n’étaient plus tenus par le droit d’une autre
nation, mais qu’il leur était permis d’instituer à leur gré un droit nouveau et d’occuper
les terres qu’ils voulaient. Car, une fois libérés de l’oppression insupportable des
Égyptiens, aucun pacte ne les liant plus à aucun mortel, ils recouvrèrent leur droit
naturel sur toutes choses en leur puissance et chacun pouvait décider à nouveaux frais
s’il voulait le conserver ou bien le céder et le transférer à un autre.”24

D’autre part, se manifestaient leur incapacité d’être à la hauteur de la situation


nouvelle et leur déficit en ce qui regarde le désir de liberté. Spinoza écrit en V :
« Cependant, ce dont ils étaient le moins capables, c’était d’instituer une sage législation
et de conserver le pouvoir collégialement : tous étaient de complexion presque sauvage
et façonnés par une misérable servitude.»25 Curieusement, Spinoza, dans son analyse, ne
tient pas compte de la sortie d’Égypte en tant qu’événement, en tant qu’expérience de la
liberté, contrairement à un analyste moderne, par exemple celle de Michaël Walzer.
Esclaves sous Pharaon, les Hébreux se seraient retrouvés, après leur sortie d’Égypte,
avec une mentalité d’esclave, comme si l’événement, le passage de l’état d’esclave à
celui d’homme libre, n’avait pas eu pour effet de les transformer, d’en faire un peuple
neuf en termes laboétiens.

Pour prendre une mesure plus exacte de l’appréciation de Spinoza, il faut bien
voir que son jugement se déploie, soit à partir d’une opposition interne au champ
politique – l’opposition entre démocratie et monarchie –, soit à partir d’un contraste
entre le champ politique et son extérieur, cette extériorité pouvant se rapprocher de cet
étrange « choix », de cette étrange situation que serait la servitude volontaire. Que

23
Ibid., chap. V, 10, p. 223.
24
Ibid., chap. XVI, 7, p. 545.
25
Ibid., V, 10, p. 223.
convient-il d’entendre par démocratie, selon Spinoza ? Tout d’abord, une forme
d’institution dans laquelle « chacun transfère toute la puissance qu’il détient à la société
qui conservera donc seule un droit souverain de nature sur toutes choses […] »,26 ou
encore « l’assemblée universelle des hommes détenant collégialement un droit
souverain sur tout ce qui est en sa puissance » (ibid., p. 517). Ainsi l’État démocratique
qui paraît à Spinoza le plus naturel et le plus proche de la liberté naturelle (maxime
naturale videbatur et maxime ad libertatem) instaure-t-il une situation de non-
domination qui annonce la solution rousseauiste ; en effet, chacun transférant son droit
de nature à la société tout entière, dont il est par ailleurs une composante, évite de le
transférer à autrui, puisqu’il finit par la médiation du social à se le transférer à lui-
même. « Car, dans cet État, – écrit Spinoza – nul ne transfère son droit naturel à autrui
au point d’être exclu de toute délibération à l’avenir ; chacun au contraire le transfère à
la majorité de la société tout entière dont il constitue une partie. Et de cette façon tous
demeurent égaux, comme auparavant dans l’état de nature ».27 Il s’agit d’autant plus
d’une situation de non-domination que l’institution démocratique se tient en dehors du
rapport commandement/obéissance. L’exercice collégial du pouvoir qu’elle instaure
vise à ce que « tous soient tenus d’obéir à eux-mêmes sans que personne ait à obéir à
son égal ».28 Mais obéir à soi-même, est-ce obéir ? Non, en vérité. Car, en ce cas, la
relation que l’on qualifie à tort d’obéissance ne s’adresse pas à une autorité différente de
l’agent, n’exécute pas l’ordre d’une autorité autre que l’agent. La réponse de Spinoza
est très ferme sur ce point : « […] il n’y a pas proprement d’obéissance dans la société
où le pouvoir est aux mains de tous et où les lois sont mises en vigueur par
consentement commun » (ibid., p. 221). Peu importe ici le nombre des lois, peu importe
qu’il augmente ou qu’il diminue, ce qui compte, ce qui est essentiel, c’est que « le
peuple n’agit pas sous l’autorité d’un autre mais de son propre consentement » (ibid.).
Ni esclave, ni sujet, l’homme démocratique est un citoyen libre qui vit en dehors de
l’univers de la domination et du rapport commandement/obéissance qui le constitue. À
l’intérieur du champ politique et à l’opposé de l’institution démocratique du social se
situe la monarchie, « là où un seul détient le pouvoir absolu ; car tous obéissent aux
ordres du pouvoir par la seule autorité d’un seul homme ».29 La relation

26
Ibid., chap. XVI, 8, p. 515.
27
Ibid., chap. XVI, 11, p. 521.
28
Ibid., chap. V, 9, p. 221.
29
Ibid., p. 221-223.
commandement/obéissance s’y exerce pleinement et elle a d’autant plus de chance de
réussir que les sujets y ont été éduqués depuis l’enfance.

Mais il existe un autre contraste dont l’un des termes se situe, semble-t-il, à
l’extérieur de la sphère politique, au point d’être un inconcevable politique. Spinoza
l’évoque longuement au début du chapitre XVII, « De la République des Hébreux » :

“Jamais – écrit-il – personne, en effet, ne pourra transférer à un autre sa puissance, et


par conséquent son droit, au point de cesser d’être un homme [où nous reconnaissons
l’hypothèse de l’Éthique de la disparition d’une nature pour laisser place à une nouvelle
nature] ; et il n’y aura jamais un pouvoir souverain tel qu’il puisse accomplir tout ce
qu’il veut.”30

Selon Spinoza, le pouvoir de commandement et son extension a nécessairement


pour limites les lois de la nature humaine :

“En vain [le pouvoir] commanderait-il à un sujet de haïr celui à qui l’attache un bienfait,
d’aimer qui lui a causé du tort, de ne pas être offensé par des affronts, de ne pas désirer
d’être libéré de la crainte et bien d’autres choses qui suivent nécessairement des lois de
la nature humaine. Cela, j’estime que l’expérience elle-même l’enseigne très
clairement.”31

Dans ce jeu entre le pouvoir et les gouvernés, ces derniers ne sauraient renoncer
au pouvoir qui est le leur, c’est-à-dire à la menace qu’ils représentent et qui les fait
craindre des gouvernants. De là le caractère déraisonnable, voire insensé de l’hypothèse
d’un abandon total de souveraineté et de puissance :

“Car jamais les hommes n’ont renoncé à leur droit et transféré leur puissance à un autre
au point de ne plus être craints de ceux-là mêmes qui avaient reçu droit et puissance, et
au point que l’État n’ait pas couru plus de danger du fait des citoyens, même privés de
leur droit, que des ennemis.” (ibid., p. 537)

Or cette hypothèse conçue par Spinoza et repoussée aussitôt comme


inconcevable, qu’est-elle d’autre que celle de la servitude volontaire, doublement

30
Ibid. chap. XVII, 1, p. 535.
31
Ibid., p. 535-537.
inconcevable, pourrait-on dire, tant du point de vue de l’anthropologie philosophique
que du point de vue politique ? On y reconnaît bien le caractère distinctif de la servitude
volontaire, à savoir le contre-soi, la pratique du contre-soi – haïr son bienfaiteur, aimer
son bourreau, etc. – qui est à la fois l’indice d’un pouvoir absolu et violent et qui ne
peut conduire qu’à cette forme de pouvoir, dans la mesure où tous les garde-fous
auraient sauté. « Vraiment, si l’on pouvait priver les hommes de leur droit naturel au
point qu’ils ne puissent plus rien faire ensuite que selon le vouloir de ceux qui
détiennent le pouvoir souverain, alors assurément, c’est impunément qu’on pourrait
régner sur les sujets avec la plus extrême violence » (ibid., p. 537). De là, la thèse selon
laquelle l’abandon du droit de nature ne peut jamais être total de la part des gouvernés ;
une « réserve » de droit, l’usage d’une « réserve » restant sous le contrôle de leur
volonté : « C’est pourquoi, il faut admettre que chacun conserve bien des choses qui
relèvent de son droit et qui, de ce fait, dépendent de sa seule volonté et non pas de celle
d’un autre » (ibid.). L’idée de servitude volontaire se précise : il y aurait servitude
volontaire quand la pratique du contre-soi irait jusqu’au point de renoncer à la réserve
du droit de nature qui continue normalement d’appartenir au sujet. Le renoncement à
cette réserve, à ce reste signerait l’entrée en servitude volontaire. Hypothèse
inconcevable, estime Spinoza : « Cela, je le crois, ne peut venir à l’esprit de personne »
(ibid.). Mais si l’hypothèse est si inconcevable, pourquoi l’avoir décrite sur plus d’une
demi-page ? Pourquoi est-elle venue à l’esprit de Spinoza ? L’auteur du Traité
théologico-politique fournit encore d’autres critères notamment de par les distinctions
qu’il propose entre les différentes figures « d’agents ». L’esclave pris dans un rapport de
servitude, le sujet dans un rapport d’obéissance, le citoyen inventant avec d’autres
citoyens un rapport de liberté, à l’écart de la servitude évidemment, mais également
extérieur à l’obéissance, car l’obéissance ne convient pas aux hommes libres. Elle n’est
pas le modèle du rapport ou du lien politique orienté vers la liberté.

Ces différents critères mis en place, comment juger l’expérience politique des
Hébreux ? S’inscrit-elle à l’intérieur du champ politique ? Ou bien a-t-elle à voir avec
son extérieur ? Doit-elle être pensée sous le signe de la servitude, de l’obéissance ou de
la liberté ?

La communauté politique, la République des Hébreux est une théocratie. À


partir de là, on le sait, il faut distinguer entre deux pactes et donc entre deux formes de
théocratie, la directe et l’indirecte.
1) Le premier pacte est tout à fait hétérogène. Les Hébreux revenus à l’état de
nature après leur sortie d’Égypte « décidèrent sur le conseil de Moïse en qui ils avaient
pleine confiance, de ne transférer leur droit à aucun mortel mais seulement à Dieu ; sans
temporiser, tous, d’une seule voix, promirent d’obéir sans réserve à Dieu en tous ses
commandements et de ne pas reconnaître d’autre droit que ce que lui-même, par une
révélation prophétique, instituerait comme droit ».32 Ce transfert de droit à Dieu, si on
l’examine en regard des principes universels que Spinoza a dégagés dans le livre V
du Traité théologico-politique, a l’avantage de soustraire les contractants, en
l’occurrence les Hébreux, au pouvoir de leurs égaux. Or, comme Spinoza l’a lui-même
remarqué, rien n’est plus insupportable aux hommes que d’être soumis à leurs égaux et
d’être dirigés par eux. Rien de tel dans ce premier pacte, puisque ce transfert de droit
s’adresse au Tout Autre, à l’inégal, au dissymétrique absolu qui par définition dépasse
et de loin la nature humaine commune. Aussi, même si ce pacte implique un total
abandon de droit (ils promirent d’obéir sans réserve à Dieu en tous ses
commandements), il se révèle être supportable en ce que les contractants, Dieu et le
peuple des Hébreux, sont incommensurables. Dans la présentation que Spinoza fait de
ce premier pacte, le paradoxe tient à ce qu’il le compare à l’institution de la démocratie,
dans la mesure où chacun dans cette forme de contrat reste égal à chacun, le pouvoir
n’ayant été remis à aucun homme. Comme s’il existait une analogie entre le transfert de
droit à Dieu et le transfert de droit à la société tout entière. Pourrait-on traduire dans la
langue de Durkheim, Deus sive societas ? « Puisque les Hébreux – écrit Spinoza – ne
transférèrent leur droit à personne d’autre, mais que tous, également, comme dans une
démocratie, renoncèrent à leur droit et s’écrièrent d’une seule voix : “tout ce que Dieu
dira [sans médiateur désigné], faisons-le”, il s’ensuit que, par ce pacte, tous demeurèrent
parfaitement égaux […] ».33 D’un point de vue positif, on peut retenir, comme le fait
Spinoza, l’égalité des Hébreux – ils partagèrent également le droit de consulter Dieu,
d’accepter et d’interpréter les lois, etc. –, mais on peut aussi envisager cette situation
d’un point de vue négatif et considérer que les Hébreux sont égaux mais dans la
dépossession de soi, dans la dépossession de leur droit – ils promirent tous également
d’obéir sans réserve à tous les commandements de Dieu. Comment donc interpréter
cette fusion du droit de la cité et de la religion qui a pour nom la théocratie ? Faut-il
l’interpréter à la manière de La Boétie comme une manifestation même de cet

32
Ibid., XVII, 7, p. 545-547.
33
Ibid., XVII, 9, p. 549.
innommable qu’est la servitude volontaire, de cet extérieur au champ politique
inconcevable selon Spinoza (« Jamais personne… ne pourra transférer à un autre son
droit au point de cesser d’être un homme ») ? Ou bien faut-il y distinguer un lien
politique d’obéissance, les Hébreux étant sortis de leur condition d’esclaves pour
devenir des sujets ? Ou bien l’égalité qui règne entre eux de par un égal transfert à Dieu
permet-elle de considérer qu’ils firent une expérience de la liberté ? À dire vrai, il paraît
difficile de trancher et de sortir de l’indétermination de cette situation. Spinoza prend
soin de préciser en faisant de la théocratie plus une fiction qu’une réalité effective,
qu’en fait « les Hébreux retinrent entièrement le droit de l’État » (ibid.). Si l’on peut
accorder un lien politique d’obéissance, ce lien de par sa radicalité – ils promirent
d’obéir sans réserve à Dieu en tous ses commandements – n’est-il pas exposé faute de
réserve, faute d’avoir marqué un reste irréductible, à dégénérer en servitude ? Quand on
pense au sacrifice exigé d’Abraham, sacrifier le fils chéri, ne rentre-t-on pas dans un
type de relation proche du contre-soi ? Le nom du dieu monothéiste n’est-il pas plus que
tout autre nom susceptible « d’enchanter et de charmer par le nom seul d’Un » ? On le
voit, là où La Boétie conclut à une entrée scandaleuse dans la servitude volontaire, au
point de se réjouir des persécutions endurées par le peuple juif, Spinoza propose un
tableau beaucoup plus diversifié sous forme d’une tension entre démocratie et
obéissance sans réserve aux commandements de Dieu.

2) On sait que les Hébreux ne supportèrent pas le dialogue direct avec Dieu qui
les terrifia à la première rencontre et demandèrent à Moïse de servir désormais
d’intermédiaire entre eux et Dieu. De là la naissance d’un second pacte et d’une
théocratie indirecte. « Par là, – écrit Spinoza – ils (les Hébreux) abolirent clairement le
premier pacte et transférèrent sans réserve à Moïse leur droit de consulter Dieu et
d’interpréter ses édits » (ibid.). Ils promirent d’obéir « à tout ce que Dieu dirait à
Moïse » :

“Moïse demeura donc, lui seul, celui qui promulguait et interprétait les lois de Dieu, et
par conséquent aussi le juge suprême… et qui seul tenait chez les Hébreux la place de
Dieu, c’est-à-dire la majesté souveraine – puisque, seul, il détenait le droit de consulter
Dieu, de donner au peuple les réponses de Dieu et de contraindre à leur exécution.”
(Ibid.)
Comment convient-il de juger ce second pacte ? Précisons d’abord que selon
Spinoza, Moïse n’est pas intervenu en tant que docteur ou prophète, dispensant des
enseignements moraux, mais qu’il a ordonné en tant que législateur et prince. C’est
reconnaître en Moïse un fondateur d’État qui a attaché les Hébreux au culte de Dieu
« en se mettant à la portée de leur compréhension puérile ».34 Il ne s’agit pas tant de
« tromper » les Hébreux que de les mettre en condition. Peut-on discerner une
ambiguïté dans l’œuvre de Moïse ?

Il institua sans conteste une monocratie. « Le pouvoir dut donc demeurer entre
les mains d’un seul homme chargé de commander aux autres, de les contraindre par la
force, de prescrire les lois et de les interpréter à l’avenir ».35 Toute trace de démocratie a
disparu de ce second pacte avec Moïse. « Enfin, pour que le peuple, incapable de relever
de son propre droit, fût suspendu à la parole de son maître, il ne permit pas à ces
hommes habitués à la servitude d’agir en quoi que ce fût à leur guise ».36 Le but des
cérémonies : « que les hommes ne fassent rien par leur propre volonté, mais tout par le
commandement d’autrui ; qu’ils reconnaissent par des actions et des méditations
continuelles qu’ils ne relevaient en rien de leur propre droit, mais en tout du droit
d’autrui » (ibid., p. 225). Il faut seulement reconnaître à Moïse qu’il a respecté le
principe universel selon lequel il faut limiter les contraintes qu’exerce le pouvoir.
Spinoza n’a-t-il pas rappelé que la nature humaine ne supporte pas d’être absolument
contrainte, et de citer Sénèque affirmant que seul un pouvoir modéré dure ? C’est
pourquoi, dans l’institution des lois, Moïse « prit grand soin que le peuple remplisse son
devoir moins par crainte que de bon gré » (ibid.). Mais surtout, le coup de génie de
Moïse ne fut pas tant de substituer l’espoir à la crainte que la dévotion à la crainte. En
créant le lien théologico-politique, en introduisant la religion dans la république, il
parvint à faire intérioriser la contrainte (« afin que le peuple fasse son devoir par la
dévotion plus que par crainte », écrit Spinoza », ibid.). À dire vrai, on peut discerner
deux points critiques dans cette institution des Hébreux qui repose plus sur un rapport
de servitude que sur un rapport d’obéissance. Moïse n’est pas tant le prince des Hébreux
que leur maître. Deux points critiques en effet, parce que chacun d’eux, par des voies
différentes, ouvre une dérive possible vers la servitude volontaire :

34
Ibid., III, 2, p. 151.
35
Ibid., V.10, p. 223.
36
Ibid., V, 11, p. 225.
– Le premier point est l’omniprésence de la loi qui incline en permanence à une
obéissance sans discussion. Spinoza y revient à deux reprises dans le Traité théologico-
politique. D’abord au chapitre V :

“Le peuple ne pouvait rien faire sans être en même temps tenu de se souvenir de la Loi
et de suivre des ordres qui dépendaient de la seule volonté du maître : il ne leur était pas
permis de labourer, de semer, de moissonner à leur guise, mais selon un commandement
bien déterminé de la loi ; et non plus de manger, de s’habiller, de se couper les cheveux
et la barbe, ni de se réjouir ni de faire quoi que ce soit sinon selon les ordres et
commandements prescrits par les lois. Et qui plus est, ils étaient tenus d’avoir sur les
portes, sur les mains et entre les yeux, certains signes pour les inviter constamment à
l’obéissance.” (Ibid.)

Puis, dans le chapitre XVII : « En outre, ce qui y contribuait surtout, c’était la


discipline la plus haute, celle de l’obéissance, dans laquelle ils étaient éduqués : ils
devaient faire toutes choses selon une prescription déterminée de la Loi […] » (Spinoza
reprend les mêmes exemples que dans le chapitre V pour conclure : « leur vie était de
part en part un culte continu de l’obéissance », ibid., p. 573).

– Le second point critique est la substitution de la dévotion et de l’amour à la crainte.


Spinoza insiste à dessein sur l’efficacité de cette substitution. « Je ne pense pas qu’on
puisse concevoir quelque chose de plus efficace pour fléchir l’âme des hommes ; rien ne
saisit plus l’âme que la joie qui naît de la dévotion, c’est-à-dire de l’amour et de
l’admiration à la fois » (ibid.).

Dans chacun des deux points réside le risque d’un basculement dans la servitude
volontaire. Sur le premier point, Spinoza envisage cette hypothèse, car à ses yeux le
culte continu de l’obéissance peut avoir pour effet de brouiller les différences entre
servitude et liberté, de même que les tromperies des rois les brouille entre servitude et
salut. Il écrit : « C’est pourquoi, à ces hommes tout à fait habitués à elle, cette
obéissance ne devait plus paraître servitude mais liberté » (ibid.).

Quant au second point, il est évident que la novation de l’institution mosaïque


est d’avoir bouleversé la relation commandement/obéissance de par l’introduction de la
religion. La contrainte disparaît aussitôt pour laisser la place à la dévotion (être à la
dévotion de) à ce mixte d’amour et d’admiration qui rend possibles les conduites qui
consistent à donner, à se donner, à faire don de sa liberté.

Et pourtant, curieusement, en même temps qu’il rend pensables ces dérives vers la
servitude volontaire, Spinoza continue à parler des citoyens hébreux qui ne pouvaient se
trouver bien que dans leur patrie. On comprend la division de l’interprétation : les uns
(Alexandre Matheron, Étienne Balibar) insistant sur la stérilité et la barbarie de la
théocratie ; un autre, François Zourabichvili, écrivant que « Spinoza a vu sans aucun
doute dans le peuple hébreu doté des institutions mosaïques un modèle de multitude
libre ».37

Conclusion

Quoi qu’il en soit, la question de la servitude volontaire est restée épineuse


jusqu’à la fin pour Spinoza. On peut lui accorder d’avoir remodelé l’hypothèse de
La Boétie – et en un sens de l’avoir atténuée. Tandis que, pour La Boétie, l’irruption de
la servitude volontaire se fait par une logique interne, immanente à la pluralité humaine
– le tous uns, sous le tropisme (l’enchantement et le charme) du nom d’Un se défait
pour laisser la place à une figure inédite du tous Un –, pour Spinoza, le moment de
l’institution, du pacte est incontournable et déterminant. Seule une certaine logique
institutionnelle, seule une certaine forme de pacte sont de nature à rendre possible la
servitude volontaire. Tel pacte, telle institution du social sont favorables ou non à la
servitude volontaire qui, dans ce cas, est nécessairement post-institutionnelle.

D’autre part, l’attitude complexe de Spinoza à l’égard de cette hypothèse – à la


fois absurde, inconcevable, mais qu’on ne peut totalement rejeter – nous renseigne peut-
être sur la qualité du rationalisme politique de Spinoza. Averti que les hommes ne
vivent pas spontanément sous le règne de la raison, que la recherche de l’utile propre
peut laisser place, aussi surprenant que cela puisse paraître, à son contraire, Spinoza

37
F. Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de Spinoza : enfance et royauté, Paris, PUF, p. 255.
professe un rationalisme politique élargi, mais inquiet, mais teinté
d’inquiétude. Caute (« Prends garde ») était sa devise.

Référence électronique

Miguel ABENSOUR, « Spinoza et l’épineuse question de la servitude


volontaire », Astérion[En ligne], 13 | 2015, mis en ligne le 04 juin 2015, consulté le 05
avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/asterion/2594 ; DOI :
10.4000/asterion.2594

AUTEUR

Miguel ABENSOUR

Miguel Abensour est professeur émérite de philosophie politique à l’Université Paris 7,


directeur de la collection « Critique de la politique » chez Payot et ancien président du
Collège international de philosophie. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont La
Démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien (Paris, Le Félin,
2012) ; Pour une philosophie politique critique : Itinéraires (Paris, Sens & Tonka,
2009) ; Hannah Arendt contre la philosophie politique ? (même éditeur,
2006) ; L’homme est un animal utopique (id., 2013) ; Saint-Just, Œuvres
complètes (présentées et annotées par Miguel Abensour et Anne Kupiec, Paris,
Gallimard, 2004) ; La communauté politique des « tous uns ». Entretien avec Michel
Enaudeau (Paris, Les Belles Lettres, 2014). Il travaille actuellement à la rédaction d’un
nouvel essai : Le Rouge et le Noir à l’ ’ombre de 1793 ?

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