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ENTRETIEN AVEC ÉDOUARD GLISSANT

Loïc Cery

ERES | « Chimères »

2016/3 N° 90 | pages 91 à 99

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ISSN 0986-6035
ISBN 9782749255194
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https://www.cairn.info/revue-chimeres-2016-3-page-91.htm
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Pour citer cet article :


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Loïc Cery, « Entretien avec Édouard Glissant », Chimères 2016/3 (N° 90), p. 91-99.
DOI 10.3917/chime.090.0091
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Entretien avec
Édouard Glissant

CARE : À propos du Discours antillais, comment voyez-vous la cohérence


de textes venus de dates aussi éloignées ?
Édouard Glissant : Si la cohérence dépendait de la proximité dans le
temps nous n’aurions aucun moyen, nous Antillais, de nous battre contre
la perte de mémoire collective et l’érosion « d’histoire » que nous avons
subies. Mais la vraie cohérence vient de très loin, quand même elle serait
longtemps offusquée. Un projet de littérature ou, ce qui revient au même,
de connaissance se maintient flexiblement autour d’un axe irréductible. Il
faut refuser de patauger dans les premiers prétextes venus.
Pour ma part, je n’écris pas d’article de circonstance ni de livre
occasionnel : ce que j’écris est le plus souvent, du moins je m’y efforce,
centré. Ce n’est pas là toujours un avantage. On y perd en naturel et
en aisance. Il me semble que notre projet littéraire se noue au ventre
même de la bête : dans l’antre du bateau négrier. C’est de si loin qu’il
faut venir.
C. : Le Discours antillais insiste de façon lancinante sur l’absence de
mémoire collective au sein de la société martiniquaise et repère tous les
indices de dépossession qui en témoignent. Mais se développe, de façon
opposée, toute une argumentation qui souligne la pérennité de l’ordre
servile, la manière dont il continue de décider des choix et des conduites,
qu’il s’agisse de jouir ou de travailler ; comme une impossibilité d’échapper
au passé que théorise l’histoire comme névrose (laquelle suppose une relation

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prégnante au temps). La force taraudante des traces, le trauma indélébile


de la traite, un passé qui donne le vertige ; l’« héritage » de Béluse… Toute
une pesanteur qui accable le présent des sociétés antillaises et qui ne peut le

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faire sans être transmise.
D’un côté les ruptures, l’enchaînement brutal, l’absence de sédimentation,
l’agrégat. De l’autre l’inscription au plus profond de l’être de quatre siècles
d’imposture. D’un côté un passé irréfléchi – au sens optique du mot –,
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de l’autre une fascination à laquelle on ne peut s’arracher malgré tous


les raturages. Sans même vouloir concilier ces deux dimensions opposées,
comment tenir ensemble ces deux versants de l’analyse ?
É. G. : Je vous répondrai que la difficulté, voire l’impossible, à faire
tenir ensemble ces deux versants, c’est ce en quoi je pressens l’avantage
des peuples antillais.
Si l’histoire est un système pan-logique (comme l’Occident l’a en effet
conçu) alors nous sommes des attardés ou des anormaux. Mais si l’on
peut supposer une multi-relation des histoires concomitantes dans
le monde actuel, sans qu’un projet radial, un axe, une bielle centrale
soient à dégager à toute force, alors, nous qui sommes ainsi écartelés
entre la trace taraudante d’une part, et la nécessité de rassembler d’autre
part, oui, nous nous trouvons être des exemples atypiques de la mise
en relation mondiale. L’atypique est le signe « normal » de l’historicité
au sens contemporain. L’histoire n’a plus de modèle. Ce qui dans
l’histoire a fait peser en nous des ratages, aujourd’hui, dans les histoires
qui se rassemblent sans s’éluder, nous projette tels quels en pleine
problématique du monde. Ce qui était notre faiblesse devient notre
force.
Nous avons «  raté 
» la décolonisation, les nationalismes, les
internationalismes, qui étaient certes les « voies » de l’Histoire. Peut-
être ne raterons-nous pas la mise en relation : le relatif non systématique.
Il est par exemple évident que nous sommes « en retard » sur la
décolonisation et les mouvements nationalistes dans la Caraïbe. Mais
ce « retard » même, par paradoxe, pourrait nous constituer en militants
tenaces de la nécessaire antillanité, de l’inévitable conjonction de
cultures qui fera la civilisation antillaise.
C. : N’y a-t-il pas contradiction entre : d’une part, l’affirmation d’une non-
histoire – l’accent mis sur la surdétermination externe – et d’autre part, la
volonté de fonder une périodisation propre à l’histoire de la Martinique ?

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Entretien avec Édouard Glissant

Comment fonder théoriquement le découpage empirique proposé si l’on


accepte l’hypothèse de l’absence d’événements, de la non-histoire ?
É. G. : Même réponse qu’à la question précédente. La non-histoire

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n’est pas l’absence d’événements. Si vous concédez l’hypothèse de la
« surdétermination externe », du même coup vous concevez que l’on
puisse fonder théoriquement une périodisation propre à l’histoire de
la Martinique, précisément en mettant à jour les ressorts occultés de la
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surdétermination. Car ce qui importe ici, ce n’est pas tant l’évidence de


la domination, qui est extrême, que son mode, qui est caché. C’est en
quoi l’historien « objectif » se révèle insuffisant.
C. : Pourquoi cette importance attachée par Le Discours au mécanisme
du troc ? Alors que ce troc n’est en rien spécifique à ces économies. S’agit-
il véritablement d’un troc ? — l’économie des îles est intégrée au marché
français (cf. système de l’Exclusif ) ; pour évaluer les marchandises, les
cocontractants (négociants et colons) font constamment référence au système
monétaire de la métropole.
Ce « troc » n’est pas un mode exclusif d’échange ; circulent concurremment
des lettres de change et des pièces.
É. G. : Il ne s’agit en effet pas tant, à l’apparition du système des
Plantations, d’un troc dans les termes que d’un troc « dans l’esprit ».
Faire référence au système monétaire de la métropole  : les colons
antillais n’avaient aucune autre perspective. Les lettres de change et
les pièces qui circulent ne peuvent cacher la réalité : le colon n’a pas
de flotte marchande qu’il contrôle, pas de monnaie qu’il bat, pas de
débouché qu’il détermine (il est sur ce point réduit à la plus extrême
des représentations : la « politique »). Autrement dit, même passé la
période de troc « littéral », c’est l’esprit du troc qui à travers les pseudo-
marchés se maintient ; le colon est obligé de consentir globalement
aux conditions dictées par les capitalistes français. Contrairement aux
colons américains, il n’a ni la force ni la volonté ni les moyens collectifs
de mettre fin à cet état. Il choisira peu à peu de devenir le parasite du
système : il troque les miettes capitalistes contre la protection idéologico-
politique la plus efficace.
C. : La structure économique de la Martinique (ou de la Guadeloupe) aux
xviiie et xixesiècles ne possède-t-elle pas une autonomie relative qui permet de
la délimiter comme mode de production : système de plantation ; ou mieux :
mode de production esclavagiste ?

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É. G. : Je crois qu’il y a contradiction dans les termes de votre question.


Le « mode de production esclavagiste » est délimitable comme mode
ou comme système, ce qui ne signifie nullement qu’il soit doté d’une

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« autonomie relative ». Au contraire, il me semble que ce mode de
production, par nature, sous-entend sa sujétion à un « Autre » qui
a vocation de le dominer, soit brutalement (le Sud des États-Unis,
voué à la conquête par le Nord yankee) soit insidieusement (les
différentes étapes de la relation entre par exemple la Guadeloupe et
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la Martinique et l’Autre de la France). Il est difficile de concevoir un


« mode de production esclavagiste » qui trouverait en lui suffisamment
de dynamisme pour se transformer « naturellement », par exemple en
s’industrialisant. En revanche, ce mode favorise à l’extrême ces floraisons
« super-structurelles », nées de la relation maître-esclave, qui donnent
l’apparence d’une culture. Pour que cette apparence se « réalise » (pour
qu’une telle culture soit assumée par tous), il faut non seulement que
le mode soit transformé, mais encore que le fatum de la relation soit
déjoué à fond. Concrètement, cela veut dire que l’indépendance des îles
francophones dans la Caraïbe est un des premiers déclics nécessaires,
non seulement à l’évolution du mode de production (qui d’ailleurs
n’existe pas en ce moment : il n’y a pas de production du tout) mais
encore à l’épanouissement d’une culture actuellement « en suspension ».
C. : Comment expliquer la violence des luttes sociales à la fin du xixesiècle
(je pense en particulier à la Guadeloupe) si l’on retient l’hypothèse de la
non-autonomie des classes sociales ?
É. G. : L’hypothèse de la non-autonomie des classes sociales ne conduit
certes pas à conclure à l’absence de luttes sociales. Ainsi comprise, cette
hypothèse serait aberration. L’absence de luttes sociales conduirait à
une néantisation beaucoup plus que « morbide ». Je pense au contraire
que les luttes sociales sont aux Antilles d’autant plus féroces qu’elles
sont souvent dérisoires. En quoi ? En ceci que la classe sociale dominée
se trompe toujours d’adversaire, et que celui qu’ainsi manipulée
elle choisit comme cible (et qui est en effet un ennemi mais non
pas l’ennemi « décisif ») est d’autant plus haï que sa fonction (sa
représentation) est plus aléatoire. On en arrive à ce paradoxe que la
petite « bourgeoisie » martiniquaise s’en remet au xixesiècle et au début
du xxe à l’État capitaliste français du soin de la défendre contre les
colons locaux qui ne sont en fait que les commis appointés de cet État.
Là est la vraie non-autonomie. Il arrive par surcroît qu’en Guadeloupe
cette « petite bourgeoisie » est encore moins « constituée » qu’en

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Entretien avec Édouard Glissant

Martinique. L’absence de cet écran supplémentaire fait que les luttes


sociales y paraissent, à la fin du xixe siècle, plus radicales.
Ma conviction est cependant que pour les deux pays le processus est

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le même avec des accélérations alternées. Avoir une politique en la
matière, c’est autonomiser dans l’édification de la nation les tensions
réelles ou illusoires des conflits entre classes sociales.
C. : L’analyse des sociétés antillaises de colonisation française menée avec
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une lucidité désespérée, au sens de Nietzsche, ne cesse de dénoncer l’absence


de production, se gardant de verser dans les évidences de l’économisme. Ce
faisant vous ne vous donnez comme cible que la férocité machiavélique
du maître ou les ruses insidieuses du pouvoir républicain : préoccupé
que vous êtes par les gestes réactifs du colonisé vous laissez dans l’ombre
les accommodements inavoués grâce auxquels le système colonial perdure,
même si avec beaucoup de précaution vous avancez le concept provisoire de
« société morbide ».
É. G. : C’est là, selon moi, une lecture arbitraire. Je ne cesse en effet
de redire en évidence et en accusation l’accommodement qui a rendu
possible « l’élite » antillaise, laquelle a pris en charge la représentation du
système. (« Haïssons l’élite ! »). C’est même un des axes principaux du
Discours. Je me demande à mon tour si ce que je perçois comme une
carence dans la lecture n’est pas significatif, surtout de votre part (à vous
qui avez été si minutieux et attentifs), d’un désir d’interpréter ? Je vous
découvre étrangement « objectifs » par rapport au drame dont il s’agit
ici. Il n’y a nulle raison à ce sentiment, sinon peut-être qu’il me semble
que vous « égalisez » sous la raison théorique la plus universalisante
une réalité qui échappe aux catégories de la pensée « politique » (ou
« psychanalytique ». etc.). C’est ce que j’ai exprimé dans le petit texte
d’ouverture qui introduit à notre dialogue. Autrement dit, vous essayez
ici de me persuader que nous demeurons trop indulgents pour nos
« accommodements inavoués ». C’est là injustice dans les vues. Nous
sommes certes, Antillais, responsables de nos propres sinuosités. Le
reconnaître est notre force.
C. : Dépendance, assistance, assimilation. Ces mots qui tiennent une
grande place dam l’effort d’analyse du « Discours antillais » ont en commun
d’être empruntés au registre des relations à l’objet primaire, la mère. « Le
quatrième siècle » articulait explicitement la nature du lien social (la
dépendance) et le personnage maternel, décrivant le système de l’habitation
comme un espace gynécocratique. À l’inverse, la mère me semble être

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comme la tache aveugle du Discours antillais. Les quelques références qui


y sont faites mentionnent des conduites de résistance (« Désir » de stérilité,
pratiques abortives…). Quant à son éventuel pouvoir, il ne faudrait y

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voir qu’un leurre dont la souffrance serait la vérité. En bref, une relation
à la mère qu’une conception culturaliste de l’Œdipe permet de dire non
problématique même si ici ou là est évoqué l’attachement viscéral dont
elle est l’objet ou la dimension incestueuse du registre des insultes. Il y
aurait ainsi une dépendance essentielle au niveau de la formation sociale
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et une résistance propre à une « famille anti-famille » au niveau de l’espace


domestique. N’y a-t-il pas là l’évitement d’un questionnement ? Une pensée
de l’indépendance peut-elle longtemps éviter l’élucidation de la relation au
personnage maternel ?
É. G. : En somme vous essayez de me materner. Vous voulez nous
« apposer » une mère fondamentale, une sorte de reine dans la ruche.
L’histoire de la femme aux Antilles est beaucoup plus dramatique et
inattendue.
Comme pour beaucoup de sociétés nées de la diaspora africaine, son
rôle historique est beaucoup plus décisif qu’il n’y paraît. J’ai essayé de
montrer qu’elle porte en elle une connaissance du réel camouflé dont
l’homme antillais ne maîtrise pas la pleine dimension. D’où les rapports
assez « littéraux » qui se sont institués ici entre femmes et hommes,
en dehors de toute possibilité d’idéation généralisante. Mais la femme
antillaise n’est pas la mamma. Et le rapport de dépendance dont vous
parlez (exemple : la mère obstinée à pousser un de ses fils vers toutes les
sortes possibles de promotion, dans la période qui va de l’institution
de l’instruction publique à l’immédiat après-guerre) ne trouve pas dans
l’organisation sociale suffisamment de stabilité pour se développer en
trait de culture. Il m’a frappé qu’aujourd’hui les formes de déviance
les plus radicales sont pour le moins autant pratiquées par des femmes
que par des hommes. C’est que les unes et les autres vivent le même
tourment du déracinement intérieur, contre quoi nous luttons. À
cette dimension, votre observation me paraît caduque, et peut-être
intéressante quant à une tendance chez vous à la paternalisation.
C. : Grâce à l’éloquence alliée à un didactisme de bon aloi vous faites
pendre conscience de la spécificité de la colonisation en Martinique et
en Guadeloupe, à savoir la subordination de la production aux besoins
de la métropole et la non-résolution autonome des conflits de classes.
Cependant il me semble que vous n’entrevoyez la fin de cette colonisation

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Entretien avec Édouard Glissant

que dans le cadre des implications de la crise mondiale de l’énergie : ruse ou


retournement de l’histoire, la métropole inquiète de sa survie abandonne
les Antilles à leur sort.

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É. G. : C’est avant tout une hypothèse éclairante, qui s’appuie sur
l’expérience de l’occupation vichyste en 1940 et de l’isolement qui en
résulta. Il me semble par ailleurs que Le Discours développe tout au
long la probabilité d’un autre « cadre » : celui de la civilisation antillaise,
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dont Guadeloupe et Martinique sont (devraient être) partie prenante.


L’antillanité.
C. : Compte tenu de la profondeur de vos vues, de la perspicacité de vos
critiques, ne sommes-nous pas en droit de regretter que vous n’accordiez
qu’une place dérisoire à l’ouvrage de O. Mannoni, Psychologie de la
colonisation, d’autant plus que nous héritons de la seule lecture critique et
contestable de F. Fanon et que ce dernier occupe une place stratégique dans
votre analyse ?
É. G. : Il faudrait me dire pour quelles raisons je vous prie gicle ainsi
l’ouvrage de O. Mannoni ? Certes, la pensée critique apparue dans
l’aire culturelle du colonisateur est importante, mais elle n’est pas
déterminante. Du moins dans le tragique processus de désaliénation
qui est le lot du colonisé.
C. : Abordant le créole non plus en linguiste mais en locuteur et en poète,
vous renouez avec sa sève et son opacité à travers ce que vous appelez d’une
intuition hardie la poétique de la langue, le mettant ainsi à l’abri des
réductions tout en indiquant ses limites. Mais n’encouragez-vous pas – à
votre corps défendant – l’illusion triomphaliste de ceux qui préconisent
l’usage impérialiste du créole, sauvegarde de tous nos maux, quand,
contournant les limites et tablant sur la crise contemporaine de l’écrit,
vous faites miroiter un paradis linguistique où les savoirs perdront leur
prétention à régenter, au profit de la convivialité dans un monde converti
au multilinguisme ?
É. G. : Je ne suis pas d’accord avec l’allure, le ton de la question. Elle
semble rejeter dédaigneusement les « créolisants » dans un « no man’s
land » linguistique où ils triompheraient à bon compte et à vide. Si je
m’élève contre l’impérialisme créolistique, c’est précisément au nom
d’une disponibilité multilingue, qui me paraît être une des marques
essentielles des civilisations à venir, et où toutes tes langues, et par
conséquent le créole, auraient loisir de s’exercer. La question à poser

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CARE

est donc celle de la « reconversion des savoirs ». Le savoir occidental,


encore triomphant, est systématique et « utilitaire ». D’autres formes
de savoir, en germe dans des cultures, aujourd’hui meurent méconnues

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ou dominées, ont chance d’ouvrir non plus sur des régentements, mais
sur une réelle mise en relation à l’échelle planétaire. C’est pourquoi
un de nos devoirs les plus évidents est aujourd’hui dans nos pays
de prophétiser la multiplicité. Celle-ci est la condition, irréversible
de l’unité solidaire. C’est où les questions de « méthode » se posent
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à nouveau irrésistiblement. Le scintillement nous est peut-être plus


profitable en linguistique, tout comme en sciences humaines, que
la régie scientiste. C’est ce que je dis à ceux qui défendent le créole
avec les mêmes arguments monolinguistes que l’ancienne puissance
« intellectuelle » occidentale employait pour asseoir sa domination, et
qu’elle continue à exercer aux Antilles.
C. : Quel est le statut à venir de l’écrit ?
É. G. : La conjecture la plus raisonnable esquisserait le balancement
entre une exploration de plus en plus « concentrée » des profondeurs du
monde (une sorte d’ultra-spécialisation de l’écriture) et une explosion
populaire de l’oralité, tendant à signifier la multiplicité des cultures et
venant régir de nouveaux modes de l’écrit. Ce ne sera sûrement ni l’un
ni l’autre, mais on peut croire qu’il y aura un peu des deux.
Nous en revenons donc à votre première question ou du moins à ma
première réponse. Le naturel et l’aisance de l’écrivain seraient liés à la
deuxième hypothèse : la littérature deviendrait une fête des expressions
populaires. La raideur et la distance (le « ce n’est pas compréhensible,
vous n’écrivez pas pour le peuple ») caractériseraient la première
tendance.
J’ai évoqué dans le Discours la perspective redoutable d’une perte de
l’écrit dans la féerie de l’audiovisuel : les écrivains sacrés dès lors comme
les prêtres d’une secte, dont l’écho deviendrait de plus en plus secret.
Mais tant de synthèses sont possibles, entre l’oral et l’écrit, entre les
contre-poétiques volontaristes et les chants collectifs, qu’il nous faut
bien continuer de battre ici les chemins de traverse.
C. : L’écriture dans La case du commandeur fonctionne à la frénésie,
mêlant secrètement bruit et fureur. Les phrases sont animées d’une sorte de
trépidation véloce qui fait voler en éclats la référence au profit de l’intuition,
du songe, du soliloque. Quels rapports une telle écriture établit-elle avec

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Entretien avec Édouard Glissant

ce qui vous semble être un mode d’être des Antillais, le délire verbal
« coutumier » ?
É. G. : C’est le même effort pour débrouiller la mémoire collective, ses

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manques et sa permanence ; pour arracher du temps la durée (le continu
d’une histoire) que nous méritons de vivre ; pour ensoucher notre
parole dans une poétique partagée.
Le délire verbal est une projection
désespérée vers une syntaxe, ordre de raisons, une relation au monde,
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dont on cherche son temps à maîtriser, du moins à vivre continûment


le déroulement. N’est-ce pas là, au désespoir près, le statut de l’écrivain
dans nos pays ?
C. : L’effort pour désarticuler et disqualifier la narration traditionnelle,
manifeste dans Malemort, se poursuit dans La case du commandeur. Mais
ici il semble qu’il soit atténué par la continuité du déroulé effiloché de la
trame généalogique. Si bien que le lecteur n’éprouve pas la flamboyance
du vide que procure la lecture de Malemort, encore moins parvient-il à
cerner la densité d’une histoire précautionneusement mise en ordre dans
Le quatrième siècle. Ce balancement entre l’expression torturée d’un
tarissement collectif et le relevé passionné d’opacités tenaces ne témoigne-t-il
pas des périls de la lucidité et des menaces qui pèsent sur l’écriture ?
É. G. : Oui, mais c’est une panacée non illusoire que d’ouvrir au
monde : les histoires des peuples, qui se joignent, nous donnent un
autre continent à défricher : celui de la poétique de la relation.

Retranscription réalisée par Loïc Cery

CHIMÈRES 99

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