Eduardo Mahieu
ERES | « Essaim »
2008/2 n° 21 | pages 73 à 89
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749210025
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Eduardo Mahieu
Amour de l’image
L’arbre de Warburg
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Symptômes du détail
nité, et une icône capture son attention en tant que résurgence d’une jouis-
sance païenne à l’Antique : Ninfa, l’égérie de Dionysos.
Dans les formes ondulantes des femmes peintes par Sandro Botticelli,
il bouscule l’interprétation de la renaissance de l’Antiquité dans la culture.
La naissance de Vénus, Le printemps et La cause extérieure, écrits à Florence
vers 1893, inaugurent sa recherche. L’élément symptomatique dans les
tableaux est une fuite métonymique dans l’image qu’il découvre dans les
« accessoires en mouvement » – la chevelure agitée et le drapé flottant au
vent –, qui contrastent avec la passivité du corps. Dans ce détail, qui sus-
cite dans les tableaux de Botticelli une tension avec le corps statique de la
déesse de l’Amour, survivent les ménades maniaques, les « nymphes dan-
santes » dionysiaques qu’il rencontre dans les froides pierres des sarco-
phages antiques. Son interprétation se fonde dans le traitement de ces
éléments, en apparence secondaires, sélectionnés par l’artiste dans le style
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Signification du signifier
mise dans les symboles de façon non polarisée : « La rencontre d’une nou-
velle époque et de ses besoins vitaux peut causer un renversement complet
de signification. » Un de ses fulgurants aphorismes ouvre à l’événement
la polarité de ce qu’il nomme, dans le sillage de Nietzsche, l’exaltation
païenne du dionysiaque : « Chaque époque a la renaissance de l’Antiquité
qu’elle mérite. » Source d’inspiration pour les thèses de Benjamin sur la
synchronie de l’histoire, il prophétise sans le savoir la sinistre récupération
païenne des temps à venir.
Passion de l’imaginaire
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ler comme lors de sa recherche dans les archives florentines pour son étude
sur L’art du portrait : « Les voix des défunts retentissent encore dans des
centaines de documents d’archives déchiffrés […], la piété de l’historien
peut restituer le timbre de ces voix inaudibles, s’il ne recule pas devant l’ef-
fort de reconstituer le lien naturel entre la parole et l’image. » Il craint l’em-
poisonnement et les influences électriques et pense que la clinique possède
des équipements raffinés destinés à permettre l’élimination des hommes.
Se livre à une activité effrénée de cérémoniaux pathologiques théorisés
dans des « obsessions symbolico-superstitieuses bizarres ». Il « fait beau-
coup de vacarme, crie, lance des appels, se parle à lui-même à voix haute,
en partie dans un galimatias de néologismes stéréotypés ». Il a peur des
pogroms et se plaint de la « politique de catastrophes » de ses médecins.
Embden est surpris par le style pathologique de Warburg qui saute d’un
sujet à l’autre, montrant par la fugacité et la volatilité de ses idées qu’elles
ne sont pas prises au sérieux et qu’aucun dire ne semble définitif. « War-
burg, vous n’y croyez tout de même pas vraiment ? » lui demandent per-
plexes ses médecins. Après l’été de 1920, il est transféré à Iéna dans la
clinique d’Otto Binswanger où quelques années auparavant l’internement
de Nietzsche ne se solde pas par un succès. Hans Berger, pionnier de l’on-
dulation imaginaire du cerveau connue comme électroencéphalographie,
demande son transfert à Bellevue car il est convaincu que le patient est
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Bellevue en désordre
males. D’autres fois, il croit qu’on imite la voix des autres, et se méprend
sur l’identité de ses interlocuteurs. Il ne cesse pas d’écrire dans son journal
et se promène les poches pleines de petits bouts de papier où il enferme ses
idées de peur qu’on les lui vole. Celles qu’il verse dans son journal fuient
aussi : il remplit près de 25 000 pages d’écriture graphorrhéique qui déri-
vent dans une schizographie, avant de devenir simples lignes ondulantes
occupant tout l’espace de la feuille. Paradoxalement, Warburg, ayant la
réputation de souffrir d’un « bloquage psychique qui l’empêchait d’écrire »
des textes à publier, n’a cessé de registrer son existence dans des notes,
lettres, ainsi que dans l’écriture de son journal. Certains fragments, comme
les Ricordi de son voyage chez les Indiens Hopi, sont publiés, d’autres
apparaissent ici et là dans des commentaires de ses biographes et exégètes.
Celui de Bellevue constitue selon Didi-Huberman « l’archive de sa propre
folie » et comporte une série de soixante-neuf carnets – soit sept mille trois
cents pages –, documents protégés encore aujourd’hui par le Warburg Ins-
titute à Londres. Dans des cahiers soigneusement choisis – certains avec
des figures serpentines dans la couverture –, des traits dans lesquels la
lettre devient image animale dans une archi-écriture montrent le vide et le
littoral de la lettre et l’image, le point même de l’insertion et désinsertion
du sujet dans le langage.
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La fuite diagnostique
Le rituel de la conférence
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livrent à une parodie obscène des mouvements du chœur, mais dont il per-
çoit que personne ne rit. Il note : « Celui qui rit du comique de l’art des
peuples primitifs a tort, car il s’empêche instantanément de parvenir à
l’élément tragique. » Il redécouvre dans la coïncidence entre la forme ser-
pentine et la représentation de l’éclair le symbole « peut-être universel du
cosmos ». À Oraïbi, il est saisi par une scène qui le hante jusqu’à Bellevue :
le rituel du serpent. La « forme serpentine », qui survit dans ses travaux
comme « la forme pathéthique universelle », entre en scène de manière sin-
gulière qui n’est pas sans rappeler la danse des bacchantes d’Euripide :
« Un Indien, visage peint et tatoué, une peau de renard attachée dans le
dos, saisit le serpent et le prend dans la bouche […]. Dès que tous les ser-
pents ont été portés pendant un certain temps au son des claquettes […] les
danseurs les emportent à la vitesse de l’éclair dans la plaine, où ils dispa-
raissent. » Dans cette « causalité dansée », il voit l’avatar universel du sujet
civilisé : muer une angoisse sans nom et sans image dans les noms et
images de l’angoisse. Entre ces deux pôles se produit un espace de pensée,
synonyme de la tâche civilisatrice de la culture. Warburg réunit dans sa
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des manières devenues habituelles, avant de rentrer chez lui en 1924 après
trois ans de soins chez les Binswanger et six années de désarroi frénétique.
Fugue de l’imaginaire
Traces warburgiennes
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bon sens » se débrouille entre les deux pôles dans une perpétuelle spirale,
l’homme maniaco-dépressif est celui « qui tourne en rond ».
Le principe qui les régit est analogue à celui décrit par Binswanger : fuite
ordonnée des images dans l’Atlas, et fuite ordonnée des théories dans la
Bibliothèque. L’Atlas Mnémosyne ne comporte pas de texte mais des mil-
liers de photographies d’images iconologiques de la recherche de Warburg
accrochées sur des toiles noires, dans lesquelles Ninfa garde une place
d’exception. Il permet de se mouvoir dans le monde des images comme le
fait le sujet de la fuite des idées dans l’ouvrage de Binswanger : par sauts,
par la proximité et la largeur de vue, par le dé-loignement du monde. Une
cinquantaine de planches numérotées permettent des combinaisons inter-
changeables : « rien de définitif ». Warburg appelle « iconologie de l’inter-
valle » le savoir qui en résulte, un savoir ouvert, fuyant et illimité qui porte
sur des tensions, anachronismes et contradictions. L’Atlas Mnémosyne se
place dans la grande salle ovale de sa Bibliothèque, construite en ellipse
suivant la suggestion de Cassirer. Sa configuration fait ressurgir selon Phi-
lippe-Alain Michaud la place d’Oraïbi où se déroule le rituel du serpent,
mais aussi la forme du théâtre grec évoqué par Nietzsche, fait par des gens
pour qui un « public de simples spectateurs était inconnu ». Celui de la
Bibliothèque n’est pas banal : Cassirer, qui hésite entre la fuite ou se laisser
capturer pour des années dans ses couloirs ; Albert Einstein qui conseille
Warburg pour la section « cosmologie » ; une foule d’étudiants qui assis-
tent aux conférences et séminaires de Warburg ; même le Kaiser vient voir
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Warburg redux
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