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Habiter le patrimoine

Enjeux, approches, vécu

Maria Gravari-Barbas (dir.)

Éditeur : Presses universitaires de Rennes


Année d'édition : 2005 Édition imprimée
Date de mise en ligne : 22 février 2013 ISBN : 9782753500013
Collection : Géographie sociale Nombre de pages : 625
ISBN électronique : 9782753526754

http://books.openedition.org

Référence électronique
GRAVARI-BARBAS, Maria (dir.). Habiter le patrimoine : Enjeux, approches, vécu. Nouvelle édition [en
ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2005 (généré le 20 mai 2016). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/pur/2208>. ISBN : 9782753526754.

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© Presses universitaires de Rennes, 2005


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1

Comment les sociétés contemporaines « habitent-elles » les lieux, les sites, les
monuments qu'elles constituent en patrimoine ? Comment investissent-elles le cadre
matériel auquel elles attribuent une valeur patrimoniale et dans lequel elles sont, tout
produire ? Autre question : que peuvent nous apprendre les modalités avec lesquelles les
groupes sociaux réinvestissent les lieux patrimoniaux sur les rapports que ceux-ci
entretiennent avec l'espace ? C'est à ces questions que cherchent à répondre les textes de
trente-sept auteurs (des géographes, des sociologues, des historiens, des ethnologues)
réunis dans cet ouvrage. Habiter le patrimoine explore ainsi la multitude des rapports
que l'Homme tisse avec ses spatialités patrimoniales, les expressions de l'habiter, les
pratiques qui s'y attachent, les contraintes qui y sont liées, les conflits générés ou le
potentiel qui s'en dégage... dans le contexte de la société du début du XIXe siècle.

MARIA GRAVARI-BARBAS
Maria Gravari-Barbas, qui a dirigé ce livre, est professeur de géographie à l'université
d'Angers et chercheur au CARTA (UMR ESO). Ses recherches portent sur la médiation de
la culture, de la fête et du patrimoine urbains dans la compréhension des rapports que les
groupes sociaux entretiennent avec leurs spatialités. Elle a publié, avec Sylvie Guichard-
Anguis, Regards croisés sur le patrimoine à l'aube du XIX' siècle (2003) aux Presses
Universitaires de la Sorbonne.
2

SOMMAIRE

Liste des auteurs

Préambule

Introduction générale
Maria Gravari-Barbas
TOUT D’ABORD, QU’EST-CE QUE « HABITER » VEUT DIRE ?

1re partie. Sens, vécu, approches de l'habiter

Introduction
Maria Gravari-Barbas
QUELQUES RÉFLEXIONS INTRODUCTIVES SUR LE SENS D’HABITER LE PATRIMOINE

Habiter le patrimoine au quotidien, selon quelles conceptions et pour quels usages ?


Luc Bossuet
INTRODUCTION
UN VILLAGE MOYENÂGEUX, OBJET DE MULTIPLES APPROPRIATIONS SUCCESSIVES
HABITER UN LIEU CHARGÉ D’HISTOIRE ET COMMENT SE L’APPROPRIER
CONCEPTIONS PATRIMONIALES ET LOGIQUES D’USAGES
CONCLUSION

Restaurer sa maison a l’ombre d’un patrimoine


Nathalie Ortar
INTRODUCTION
À L’OMBRE DE L’ÉGLISE : HABITER À PROXIMITE D’UN PATRIMOINE CLASSÉ
AMÉNAGER SA MAISON
HABITER LE PATRIMOINE

Habiter le patrimoine du XXe siècle : l’exemple de la « Maison radieuse » de Le Corbusier à


Rezé les Nantes
Sylvette Denèfle
INTRODUCTION
LE PATRIMOINE DU XXe SIÈCLE
HABITER LA « MAISON RADIEUSE » DE LE CORBUSIER
LES SPÉCIFICITÉS DE LA SITUATION
LE PROCESSUS IDENTITAIRE
CONCLUSION

Compagnonnage et patrimoine : transmission de valeurs et socialisation des tailleurs de


pierre dans la maison compagnonnique
Janique Fourre-Clerc
INTRODUCTION
RÉNOVATION DU COMPAGNONNAGE ET RESTAURATION DES MAISONS COMPAGNONNIQUES : DE
NOUVELLES MANIÈRES D’HABITER
LA MAISON COMPAGNONNIQUE : LIEU DE SOCIALISATION ET DE CONSTRUCTION IDENTITAIRE
LES CHANGEMENTS DANS LA FORMATION COMPAGNONNIQUE ET SES RÉPERCUSSIONS SUR LES
MANIÈRES D’HABITER
3

Habiter le patrimoine : les résidents âgés du centre historique de Mexico face aux
transformations de leur espace de vie
Catherine Paquette et Clara Salazar
INTRODUCTION
LE CENTRE HISTORIQUE DE MEXICO : UNE DÉCENNIE DE PROGRAMMES ET D’ACTIONS DE
REVITALISATION, DES TRANSFORMATIONS RÉCENTES IMPORTANTES MAIS TRÈS SECTORIELLES
LES PERSONNES ÂGÉES, « MARQUEUR » DES TRANSFORMATIONS ?
L’ENQUÊTE « RÉSIDENTS ÂGÉS DU CENTRE HISTORIQUE DE MEXICO »
LE CENTRE HISTORIQUE : UN ESPACE DE FORT ANCRAGE ET D’ATTACHEMENT, DANS LEQUEL LE
PATRIMOINE JOUE UN RÔLE IMPORTANT
LA PERCEPTION DES PROGRAMMES ET DES ACTIONS DE RÉHABILITATION : UNE BONNE
CONNAISSANCE DES ACTIONS RÉCENTES MAIS PAS D’APPROPRIATION
LES IMPACTS DU PROCESSUS DE RÉCUPERATION SUR LA VIE QUOTIDIENNE
CONCLUSION

Habiter le patrimoine : monde en marge et identité urbaine


La Casbah d’Alger ou le refuge des exclus
Nassima Dris
CONTEXTUALISATION D’UN MONDE EN MARGE
UNE VISION ÉTRIQUÉE DU PATRIMOINE
CONTRE L’OUBLI, LA CITOYENNETÉ ACTIVE
UNE TEMPORALITÉ GRATIFIANTE
ENRACINEMENT DES TRADITIONS ET CONTINGENCES
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

La nature urbaine patrimonialisée : perception et usage. Les cas de deux jardins marocains
Gaëlle Gillot
INTRODUCTION
DEUX « JARDINS PARLANTS » À RABAT
RACINES IDENTITAIRES, DES JARDINS À LA SYMBOLIQUE SIGNIFIANTE
HABITER UN BIEN PUBLIC « NATUREL » : LA PRATIQUE DE DEUX JARDINS PATRIMOINES
CONCLUSION

Le centre ville de Beyrouth ou un patrimoine réinvente ?


Liliane Buccianti-Barakat
INTRODUCTION
LE PATRIMOINE SOUS L’EMPIRE OTTOMAN
L’enquête
LA RECONSTRUCTION D’UN SYMBOLE
RENAISSANCE DU CENTRE VILLE ?
RECOMPOSITION SPATIALE ET ATTRACTIVITÉ
SOLIDERE OU L’ESPACE MÉCONNU
LE CENTRE VILLE DE BEYROUTH : SYMBOLE LOCAL OU NATIONAL ?
SOLIDERE OU LE REVERS DE LA MÉDAILLE
CONCLUSION
4

2e partie. Stratégies d'acteurs et enjeux politiques et sociaux

Introduction
Maria Gravari-Barbas
HABITER LE PATRIMOINE S’EST SOUVENT ACCEPTER LE REGARD, LES INTERVENTIONS, LES
OPPOSITIONS DES AUTRES...
RECONNAÎTRE LE PATRIMOINE : PROCESSUS DE SÉLECTION ET DIVERGENCE DE VUES ENTRE
ACTEURS
RENDRE LE PATRIMOINE HABITABLE : APPROCHES, PROJETS, DIFFICULTÉS
SE CONCERTER POUR (CO) HABITER : RAPPORTS DE FORCE ENTRE HABITANTS, ACTEURS LOCAUX
ET EXPERTISES INTERNATIONALES
PATRIMONIALISATION – GENTRIFICATION : UNE TAUTOLOGIE ?

Valparaiso, valeurs patrimoniales et jeu des acteurs


Sébastien Jacquot
INTRODUCTION
PATRIMONIALISATION : VALEURS ET ALTERNATIVES
LES DISCOURS PATRIMONIAUX ET LEURS TRADUCTIONS
QUELS HABITANTS POUR LES ESPACES PATRIMONIAUX ?
CONCLUSION

Imiter le patrimoine : le développement régulé du quartier historique d’Ano Polis à


Thessalonique
Kiki Kafkoula
INTRODUCTION
LES SPÉCIFICITÉS DU QUARTIER ET LE BESOIN DE PROTECTION
LE CONTEXTE LÉGISLATIF ET LES LIMITES À L’INTERVENTION
LA NOUVELLE LÉGISLATION AD HOC
APPLICATION ET RÉSULTATS
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

Le patrimoine urbain entre sauvegarde et pastiche : le cas de la ville de Troyes


Tun-Chun Hsu
INTRODUCTION
LE CARACTÈRE PATRIMONIAL URBAIN DE TROYES
LES ANNÉES NOIRES DE DESTRUCTION
LE STATUT INCOMPLET DU « SECTEUR À SAUVEGARDER » DE TROYES
LES EFFORTS DES PARTICULIERS POUR LA SAUVEGARDE DU CENTRE VILLE DE TROYES
LES OPÉRATIONS DE RESTAURATIONS GROUPÉES
LE FAÇADISME À TROYES
UNE RÉHABILITATION URBAINE DÉSÉQUILIBRÉE
LA MISE EN VALEUR DES LOGIQUES ARCHITECTURALES TRADITIONNELLES
CONCLUSION

Innovations « radicales » et patrimonialisation dans le logement populaire : des exemples


pour comprendre, enjeux et problèmes de ce « rapprochement » récent
Naji Lahmini
LE LOGEMENT SOCIAL, UNE CATÉGORIE ÉMERGENTE DU PATRIMOINE
LE LOGEMENT SOCIAL, UN LABORATOIRE DE L’INNOVATION ARCHITECTURALE
LE GRAND DÉBAT SUR L’ÉVALUATION DES USAGES DU LOGEMENT
ENJEUX ET SCÉNARIOS POSSIBLES APRÈS LA PATRIMONIALISATION DU LOGEMENT
BIBLIOGRAPHIE
5

Habitat et intégration patrimoniale dans la médina de Fès : quelles politiques, quels enjeux
Alexandre Abry
QUELLES POLITIQUES POUR LE CENTRE ANCIEN ?
LE DÉBAT AUTOUR DE LA SAUVEGARDE
CONCLUSION : QUELLE INTÉGRATION POSSIBLE POUR LE LOGEMENT DANS LA MÉDINA DE FÈS ?
BIBLIOGRAPHIE

Effacement et réappropriation de l’habitat populaire dans les centres anciens


patrimonialisés : les exemples du Vieux-Mans et de la Doutre à Angers
Vincent Veschambre
ANGERS ET LE MANS AU MILIEU DU XXE SIÈCLE : DES QUARTIERS CENTRAUX PARTIELLEMENT
TAUDIFIÉS
RÉNOVATIONS ET RÉHABILITATIONS : UN MÊME CHANGEMENT SOCIAL
CENTRES VILLES PATRIMONIALISÉS : PRÉSENCE ET MÉMOIRE DE L’HABITAT POPULAIRE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

Valorisation patrimoniale et changement social : un pléonasme ?


Nora Semmoud
INTRODUCTION
EFFETS MITIGÉS SUR LE PATRIMOINE MAIS INVESTISSEMENT SOCIAL DIVERSIFIÉ
CONTEXTE DE CRISE, REPRÉSENTATIONS ET PATRIMOINE
L’ÉVOLUTION DE LA POLITIQUE PATRIMONIALE ANNONCE T-ELLE UNE EXCLUSION SOCIALE
PLUS AFFIRMÉE ?
CAPITAL SOCIAL ET CONTRE-PROJET PATRIMONIAL

La réhabilitation des centres anciens dans les grandes villes du sud : entre maintien des
populations pauvres et tentative de gentrification ?
Élodie Salin
RÉHABILITATION ET MAINTIEN DES POPULATIONS PAUVRES
MAINTIEN DE LA FONCTION RÉSIDENTIELLE ET RENOUVELLEMENT SOCIAL : LA GENTRIFICATION
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

Habiter les vieux quartiers d’Addis-Abeba : un patrimoine en risque ? Éléments pour la


compréhension des enjeux et acteurs
Dominique Couret, Anne Ouallet et Bezunesh Tamru
INTRODUCTION
À LA RECHERCHE DU PATRIMOINE ADDISSIEN
AU RISQUE ET AU BONHEUR DU PATRIMOINE HABITÉ
DIVERSITÉ ET ACCESSIBILITÉ AUX RICHESSES URBAINES : LES ENJEUX DU PATRIMOINE
CONCLUSION

Espace public/Espace patrimonial : le rôle des citoyens dans la gestion du patrimoine local
Le cas de l’aménagement du Vieux-Montréal et du Vieux-Port de Montréal
Florence Paulhiac
ÉVOLUTIONS DE L’ACTION COLLECTIVE DEPUIS QUARANTE ANS : PATRIMOINE ET
PARTICIPATION AU CŒUR DES POLITIQUES URBAINES QUÉBÉCOISES
LA RECONVERSION DU VIEUX-PORT DE MONTRÉAL : L’ARÈNE PUBLIQUE COMME LIEU
D’ÉMERGENCE D’UNE TRAME PATRIMONIALE
LES AVATARS DE LA PARTICIPATION DANS LA RÉHABILITATION DU VIEUX-MONTRÉAL
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
6

Logiques d’acteurs et processus d’inscription à l’Unesco


Quelle prise en compte des enjeux sociaux dans la gestion du label Unesco à Québec ?
Sarah Russeil
L’INSCRIPTION AU PATRIMOINE MONDIAL : L’EXPERTISE CULTURELLE S’IMPOSE À L’URBAIN
PATRIMOINE URBAIN ET LABEL INTERNATIONAL : L’EXCLUSION D’UN SITE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

Habiter le patrimoine ou comment gérer les contradictions de la patrimonialisation de


l’espace à l’échelle locale
Exemples insulaires de l’atlantique français
Céline Barthon
LA PATRIMONIALISATION DES ÎLES ATLANTIQUES : CONTEXTE ET ENJEUX
L’AMPLEUR DU PROCESSUS ET SES EFFETS INDUITS
QUELLES RÉPONSES APPORTER À L’ÉCHELLE LOCALE À CETTE TERRITORIAUSATION PAR LE
PATRIMOINE ? L’EXEMPLE DE L’ÎLE DE RÉ
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

3e partie. Habiter c'est aussi recevoir. le rapport à l'altérité

Introduction
Philippe Violier
DES ÉTRANGERS FRÉQUEMMENT À L’ORIGINE DU PROCESSUS DE PATRIMONIALISATION
L’INTRUSION PREND FORMES... ET DÉFORME ?

Paysages de migration : l’immigration, menace ou contribution à la conservation du


patrimoine culturel ?
Vasso Trova et Antonia Noussia
ESPACES ET LIEUX DE L’IMMIGRATION
DÉVELOPPEMENT TOURISTIQUE, ESPACE ET PATRIMOINE
ANO VATHY, MESSARIA ET ZAGORA : LES DESTINÉES DE 3 VILLAGES MARQUÉS PAR L’EXODE
RURAL ET L’ÉMIGRATION
DU VIDE DE L’ÉMIGRATION AU RÉINVESTISSEMENT PAR L’IMMIGRATION
RÉÉCRIRE LA TRADITION
RÉINVESTISSEMENT DU PATRIMOINE ET DES LIEUX HISTORIQUES ET TOURISTIQUES PAR LES
IMMIGRÉS
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

L’impact du label « patrimoine mondial » dans les stratégies de développement local fondées
sur le tourisme culturel
Le cas des grandes résidences du Shanxi (Chine)
Bruno Fayolle Lussac
LE PATRIMOINE EN CHINE : NOTION IMPORTÉE, NOTION RÉAPPROPRIÉE
LE LABEL DU PATRIMOINE MONDIAL COMME ENJEU
UN CONTEXTE ET UNE ÉCHELLE INCONTOURNABLES : LA PROVINCE DU SHANXI
LE PROGRAMME D’INSCRIPTION COMMUNE DES SIX VILLES D’EAU DU JIANGNAN COMME
RÉFÉRENT
L’ÉCHEC D’UNE NÉGOCIATION FORCÉE
RESTAURER-RECOMPOSER LA RÉSIDENCE CHANG
MARCHANDISATION DU PATRIMOINE ET DESAPPROPRIATION LOCALE ?
BIBLIOGRAPHIE
7

Ksour sahariens. Une société de l’éphémère réinvestit son patrimoine


Anne-Marie Frérot
GENÈSE ET SPÉCIFICITÉS DU PATRIMOINE
LA CONSTRUCTION PATRIMONIALE
RÉVEILLER LES LIEUX

Habiter et recevoir : la patrimonialisation d’anciennes maisons omanaises à Zanzibar


Marie S. Bock Digne
INTRODUCTION
LA RÉSIDENCE OMANAISE : PLACE ET RÔLE DANS LA COMPOSITION URBAINE DE SES ORIGINES À
NOS JOURS
HABITER LE PATRIMOINE : UN ESSAI DE DÉFINITION CONCEPTUELLE
PATRIMONIALISATION DE LA MAISON OMANAISE : FORMES DE MISE EN VALEUR
CONCLUSION

Sentiment patrimonial et préservation d’une ville du patrimoine mondial : les résidents du


Vieux-Québec entre patrimoine et tourisme...
Martine Géronimi
PORTRAIT SOCIOGÉOGRAPHIQUE DU VIEUX-QUÉBEC
LES MOTIVATIONS ET RÉSERVES DES RÉSIDENTS DU VIEUX-QUÉBEC
CONCLUSION : POÉTIQUE DES LIEUX
BIBLIOGRAPHIE

Ces Riads qui vendent du rêve. Patrimonialisation et ségrégation en médina


Anne-Claire Kurzac
LES MÉDINAS MAROCAINES, DES ESPACES URBAINS MARGINALISÉS...
...AUX ESPACES RÊVES ET CONVOITÉS
LES NOUVELLES DYNAMIQUES URBAINES, PATRIMONIALISATION ET SÉGRÉGATION EN MÉDINA
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

Tourisme et patrimoine : dynamique de conflit et de cohésion


Cas de La Chaise-Dieu
Salma Loudiyi
LE TERRITOIRE DE LA CHAISE-DIEU
LES PHASES DE LA PATRIMONIALISATION
PATRIMONIALISATION, MISE EN TOURISME COMME ENJEUX POLITIQUES
BIBLIOGRAPHIE

Le phénomène en France des châteaux prives recevant des hôtes : une innovation issue du
Val de Loire
Jean-René Morice
L’ACCUEIL D’HÔTES AU CHÂTEAU
L’INVENTION DU SÉJOUR EN CHÂTEAU
LA CHAMBRE AU CHÂTEAU COMME INNOVATION
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
8

4e partie. Habiter un lieu de production et de travail

Introduction
Vincent Veschambre
PATRIMONIALISATION OU TABLE RASE ? DES ENJEUX ÉCONOMIQUES ET SYMBOLIQUES À FAIRE
VALOIR
LA CONSTRUCTION DE LA RESSOURCE PATRIMOINE INDUSTRIEL
LE PATRIMOINE INDUSTRIEL : UNE RESSOURCE QUI SUSCITE DES FORMES D’APPROPRIATIONS
CONTRADICTOIRES

Les anciennes cites ouvrières, entre patrimonialisation et normalisation


François Duchêne
DES CITÉS DÉCRITES COMME DES ISOLATS URBAINS
DES CITÉS EN VOIE DE BANALISATION SOCIALE
UNE VISION PATRIMONIALE DE LA CITÉ PORTÉE PAR UN GROUPE SOCIAL ISSU DU MONDE
USINIER
LA TENTATION PATRIMONIALE, OU L’EXPRESSION D’UN MONDE OUVRIER OUBLIÉ
BIBLIOGRAPHIE

Les acquis d’une initiative locale. La mise en valeur du patrimoine industriel de la ville de
Volos, en Grèce
Vilma Hastaoglou-Martinidis
LA PHYSIONOMIE DE LA VILLE ET LA QUESTION DE SA SAUVEGARDE
LA RÉACTIVATION DU PATRIMOINE INDUSTRIEL : ÉTAT, ACTEURS ET OBJECTIFS
L’AMENAGEMENT DES INSTALLATIONS UNIVERSITAIRES : UN PROJET INNOVATEUR
LE PROJET DE LA MUNICIPALITÉ
BIBLIOGRAPHIE

« Les Phœnix de l’industrie ». Les médiations de la culture dans la revitalisation de trois


sites majeurs du patrimoine industriel
La Saline Royale d’Arc-et-Senans (France), l’usine sidérurgique de Völklinger Hütte (Allemagne) et l’exploitation
minière du Grand Hornu (Belgique)
Virginie Gannac-Barnabe
LE PATRIMOINE DE L’INDUSTRIE
LA TRANSFORMATION CULTURELLE
LA SALINE ROYALE D’ARC-ET-SENANS
PATRIMOINE CULTUREL MONDIAL VÖLKLINGER HÜTTE – CENTRE EUROPÉEN D’ART ET DE
CULTURE INDUSTRIELLE
LE GRAND-HORNU
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

Patrimoine et vieilles régions industrielles : des territoires entre mémoire et projet


Edith Fagnoni
DE LA TRADITION ÉCONOMIQUE AU DÉTERMINISME TOURISTIQUE ?
CONSERVATION ET MISE EN VALEUR DU PATRIMOINE INDUSTRIEL : LE PATRIMOINE ENTRE
COMBAT ET ENJEU
DE LA DIFFICULTÉ DE SORTIR LES BÂTIMENTS DU SOMMEIL « HISTORIQUE »
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
9

La mobilisation patrimoniale dans le bassin minier Nord – Pas-de-Calais, entre construction


symbolique et développement local Réflexion sur la temporalité et le patrimoine
Hélène Mélin
LE PATRIMOINE INDUSTRIEL DANS LE BASSIN MINIER NORD – PAS-DE-CALAIS : DE LA
MOBILISATION SOCIALE LOCALE À LA DYNAMIQUE RÉGIONALE
LA PLACE DU PATRIMOINE DANS UN TERRITOIRE EN MUTATION : DU SUPPORT SYMBOLIQUE AU
LEVIER DE DÉVELOPPEMENT
BIBLIOGRAPHIE

L’intégration du patrimoine dans les stratégies entrepreneuriales en milieu rural


L’exemple des parcs naturels régionaux d’Armorique et des marais du Cotentin et du Bessin
Steven Bobe
LES PARCS NATURELS RÉGIONAUX REPOSENT SUR UNE STRUCTURE SPATIALE COMMUNE
LES LIENS IMPLICITES ENTRE LE PATRIMOINE NATUREL PAYSAGER ET LES ENTREPRISES
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

Conclusion générale. Habiter le patrimoine : vivre les lieux et s’approprier le temps...


Maria Gravari-Barbas
HABITER, ENTRE MOBILITÉ(S) ET PERMANENCE(S)
HABITER, COHABITER, LE RAPPORT AVEC L’AUTRE
HABITER LE PATRIMOINE : APPROPRIATION, CONFLIT, CONSTRUCTION DE LIEUX DANS LA
SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE
10

Liste des auteurs

1 Alexandre ABRY
2 Céline BARTHON
3 Steven BOBE
4 Marie BOCK-DIGNE
5 Luc BOSSUET
6 Liliane BUCCIANTI-BARAKAT
7 Sylvette DENÈFLE
8 Nassima DRIS
9 François DUCHÊNE
10 Édith FAGNONI
11 Bruno FAYOLLE LUSSAC
12 Janique FOURRÉ-CLERC
13 Anne-Marie FRÉROT
14 Virginie GANNAC-BARNABÉ
15 Martine GERONIMI
16 Maria GRAVARI-BARBAS
17 Gaëlle GILLOT
18 Vilma HASTAOGLOU-MARTINIDIS
19 Tun-Chun HSU
20 Sébastien JACQUOT
21 Kiki KAFKOULA
22 Anne-Claire KURZAC
23 Naji LAHMINI
24 Salma LOUDIYI
25 Patrice MELÉ
26 Hélène MELIN
11

27 Jean-René MORICE
28 Antonia NOUSSIA
29 Nathalie ORTAR
30 Anne OUALLET
31 Catherine PAQUETTE
32 Florence PAULHIAC
33 Sarah RUSSEIL
34 Clara SALAZAR
35 Nora SEMMOUD
36 Élodie SALIN
37 Vasso TROVA
38 Vincent VESCHAMBRE
39 Philippe VIOLIER
12

Préambule

1 Les textes réunis dans le présent ouvrage sont issus de la 3e Université d’été du Val de
Loire Patrimoine Mondial ayant comme thème : « Habiter le patrimoine : enjeux,
approches, vécu ». Cette Université d’Été a été co-organisée par l’université d’Angers, la
mission Val de Loire Patrimoine Mondial et la ville de Saumur. Elle s’est déroulée du 13 au
16 octobre 2003 dans le théâtre de Saumur (Maine et Loire).
2 L’Université d’été « Habiter le patrimoine » a été conçue et coordonnée par Maria
Gravari-Barbas (Université d’Angers), avec l’aide précieuse d’un comité scientifique
composé de Nacima Baron-Yelles (Université de Marne-la-Vallée, adjointe à la mairie de
Saumur), Jean-Pierre Berton (Université de Tours), Corinne Larrue (Université de Tours),
Olivier Lazzarotti (Université d’Amiens), Gérard Moguedet (Université d’Angers),
Dominique Poulot (Université Paris I), Valery Patin (Empreinte Communication), Jacek
Rewerski (président de l’association ADES), Mechtild Rössler, (Centre du patrimoine
mondial, Unesco), Noël Tonnerre (Université d’Angers), Dominique Tremblay, (Mission
Val de Loire), Vincent Veschambre (Université d’Angers), Philippe Violier (Université
d’Angers), Minja Yang (Centre du Patrimoine mondial, Unesco) et d’un comité
d’organisation composé de Loïc Bidault (Parc Loire-Anjou-Touraine), Laurent Boron (Pôle
touristique international, Saumur), Chloé Campo de Montauzon, (Mission Val de Loire –
patrimoine mondial), Alain Decaux (DRAC des Pays de la Loire), Francis Deguilly (DRAC de
la Région Centre), Rémi Deleplancque (Mission Val de Loire), Marielle Richon (Centre du
Patrimoine mondial, Unesco).
3 Les textes ont été réunis par Maria Gravari-Barbas qui a assuré la structuration de
l’ensemble et qui a rédigé l’introduction générale, les introductions partielles des
thématiques 1 et 2 ainsi que la conclusion générale. Les introductions des thématiques 3
et 4 ont été respectivement rédigées par Philippe Violier et Vincent Veschambre.
4 L’université d’été « Habiter le patrimoine » n’aurait pas pu être réalisée sans le soutien de
plusieurs partenaires. Ils sont très sincèrement remerciés.
13

Introduction générale
Maria Gravari-Barbas

1 Le patrimoine doit aujourd’hui relever un double défi, en apparence contradictoire :


2 D’une part, les éléments patrimoniaux sont, par définition, des héritages qu’un groupe
humain cherche à transmettre aux générations futures, en s’assignant comme objectif de
ne pas trahir ou subvertir leur sens ; des lieux, bâtiments, objets, qu’on tâche de mettre
hors de la portée du temps, à exclure de la trajectoire de vie des objets courants (les
amenant, tour à tour, de l’objet ayant valeur d’usage, au déchet et finalement à la
disparition).
3 D’autre part, la survie du patrimoine, sa pérennisation, sa transmission à des générations
futures, dépend pour beaucoup de son intégration dans la société actuelle. Le meilleur
moyen pour protéger le patrimoine c’est de l’occuper, de lui attribuer une fonction, de lui
accorder un rôle dans la société actuelle, bref, de l’habiter.
4 Ceci n’est certainement pas propre à la société contemporaine. Les monuments ont
toujours dû s’adapter à des usages divers : des mausolées impériaux nous sont parvenus
grâce à leur transformation en église, ce qui a assuré leur réaffectation (et par ce biais
leur réinvestissement affectif) ; des églises ont été sauvegardées grâce à leur
transformation en mosquée, des mosquées par l’intermédiaire de leur aménagement en
musée... Si la question n’est pas fondamentalement nouvelle, plusieurs facteurs nous
obligent à la poser aujourd’hui dans un sens nouveau :
5 Tout d’abord, « l’inflation patrimoniale » des dernières années a précipité dans le
« champ patrimonial » un nombre croissant d’éléments : à côté des palais, des manoirs,
des églises (de manière plus générale des éléments qui relèvent du « monument »), ce
sont aujourd’hui les moulins, les lavoirs, les fermes qui réclament leur droit à la postérité
et à des fonctions nouvelles qui pourraient leur permettre de perdurer. La notion de
patrimoine a tendance à couvrir des espaces de plus en plus vastes, relevant à la fois du
monumental et du quotidien, de l’exceptionnel et de l’ordinaire. Dans le domaine du
patrimoine, la question de « l’habiter » se pose donc différemment, à la fois
qualitativement et quantitativement. L’extension patrimoniale, l’élargissement
14

thématique, chronologique et spatial de la notion de patrimoine, obligent à poser la


question de l’habiter dans un sens particulier.
6 Ensuite, des mutations technologiques et économiques importantes, liées notamment à la
désindustrialisation incitent à prendre en considération de « nouveaux patrimoines »,
souvent plus difficiles « à habiter » : des usines, des installations industrielles, des corons
et des terrils, des entrepôts et des grands magasins posent la question de la réaffectation
du patrimoine en des termes inédits. Habiter de nouveaux les lieux rendus vacants par
l’industrie nécessite d’inventer des approches nouvelles. Nous n’avons probablement pas
encore mesuré l’ampleur de ce phénomène qui concerne l’héritage à la fois passionnant
et difficile du siècle dernier.
7 Finalement, de nouvelles mobilités résidentielles ou fonctionnelles modifient les rapports
qu’entretiennent les individus avec l’espace. De nouveaux rapports au territoire
(multiterritorialité), ou de nouveaux rapports à la société font que, aujourd’hui, nous
n’habitons pas (au sens strict mais aussi au sens figuré) les lieux de la même manière qu’il
y a quelques années. Sans être forcément moins importants, les attachements aux lieux
ne sont pas les mêmes, les appartenances ne se construisent pas selon les mêmes
modalités. Les temporalités et les rythmes nouveaux instaurent de nouveaux rapports au
patrimoine : si dans le passé, la référence patrimoniale se faisait sur la base d’un
attachement profond à l’église, au château, au paysage, au cadre bâti du lieu de vie
principal, elle tend aujourd’hui à se faire de manière plus large en prenant en compte non
seulement ces lieux (par rapport auxquels l’attachement patrimonial peut d’ailleurs ne
pas fléchir), mais aussi les différents lieux de vie : lieu de la résidence secondaire, village
où vit la famille, lieu où l’on passe ses vacances...
8 Si donc la « réaffectation » du patrimoine est essentielle pour la survie du patrimoine (la
mise sous cloche et la conservation muséale ne pouvant être réservées qu’à quelques
rares monuments, et encore !), celle-ci n’est pas sans poser de questions. Peu d’éléments
patrimoniaux sont en mesure d’abriter aujourd’hui la même fonction que celle pour
laquelle ils ont été construits ou aménagés à l’origine et, même si tel est le cas, il est rare
que ceci puisse se produire dans les conditions d’occupation originelles. Combien de
fermes peuvent-elles être conservées telles quelles, en tant que simple illustration de leur
activité d’autrefois ? Combien d’usines peuvent-elles être conservées avec leurs
installations, machines et outils ? Et dans tous les cas, est-ce que ceci aurait un sens ? Le
plus souvent, il faut attribuer une nouvelle fonction aux structures, aux lieux, aux espaces
patrimoniaux ou les adapter aux conditions d’habitabilité et de fonctionnement actuels.
9 La nature patrimoniale des bâtiments, sites ou espaces, exige cependant que ces
mutations ou adaptations fonctionnelles se fassent avec sensibilité et intelligence, de
manière à prendre en compte le vécu, la mémoire et les représentations de ceux qui les
ont constitué en patrimoine. La sauvegarde du patrimoine dépend pour beaucoup de la
capacité de chaque société à habiter ses lieux patrimoniaux et à savoir concilier tradition
et modernité.
10 Que ce soit dans un sens d’adaptation ou de mutation, « habiter le patrimoine » implique
par conséquent la prise en compte du contexte patrimonial, l’intégration sensible de tous
les paramètres (architecturaux, naturels, sociaux, artistiques ou économiques) et la (ré)
interprétation fine du sens du lieu, du site, du monument.
11 On peut supposer que tout ceci ne se fait pas sans heurts et sans conflits. Même lorsque la
préservation du patrimoine fait a priori consensus (ce qui n’est pas toujours le cas,
15

puisque le patrimoine des uns n’est pas forcément le patrimoine des autres), les
propositions, les approches, les méthodes pour l’habiter de nouveau, ne s’imposent pas
toujours de manière consensuelle : si la sauvegarde du château du bourg est souhaitée par
un grand nombre de personnes (habitants, visiteurs, élus, commerçants, etc.) les
différents scénarios de sa réaffectation (habitation familiale ? Hôtel ? Lieu de visite ?
Colonie de vacances ? Parc de golf ? Maison de retraite ?) témoignent d’options diverses
qui génèrent des dynamiques (économiques, sociales, etc.) très différentes à la fois pour le
patrimoine de nouveau « habité » et pour le territoire dans lequel celui-ci s’inscrit.
12 C’est sur l’ensemble des questions qui se posent autour d’« Habiter le patrimoine » que les
textes réunis dans le présent recueil proposent de se pencher, en cherchant à saisir la
multitude des rapports que l’homme tisse avec son milieu, les modes de « l’habiter », les
pratiques qui s’y attachent, les contraintes qui y sont liées, le potentiel qui s’en dégage.
13 Nous avons souhaité poser les questions liées à « habiter le patrimoine » dans un sens large,
qui fait appel à la fois au matériel et à l’immatériel, au palpable et à l’imaginaire : habiter
au sens propre, y vivre, mais aussi habiter en investissant les lieux par une fonction, par
un projet, par une œuvre artistique, par l’esprit ou par l’imaginaire.
14 De manière générale, l’homme et les groupes sociaux sont placés au cœur de la
problématique de cet ouvrage qui considère, de manière générale, la vacance (vue dans un
sens large : vacance physique, mentale, affective) comme étant le problème principal
auquel le patrimoine doit faire face aujourd’hui.

TOUT D’ABORD, QU’EST-CE QUE « HABITER » VEUT


DIRE ?
15 Habiter un lieu est différent de parcourir un espace, d’y transiter. Habiter présuppose un
certain rapport à la fois au temps et à l’espace. Habiter intègre le temps long, celui des
saisons, des années, des générations successives. Il suppose la construction de relations
particulières tant vis-à-vis de l’espace considéré qu’avec les autres. Il suppose aussi des
liens de proximité, voire souvent – quoique pas toujours – des liens d’affectivité.
16 Habiter ce n’est pas squatter : c’est occuper, s’approprier, se poser, s’installer, investir de
manière durable un lieu. Rappelons qu’habiter vient du latin habere qui signifie, entre
autres, se tenir, avoir...
17 Notre question du départ peut être posée comme ceci : comment une société, dans son
ensemble mais aussi dans sa diversité, prend-elle en charge le cadre matériel auquel elle
attribue une valeur patrimoniale et dans lequel elle est, quand même, appelée à évoluer, à
circuler, à travailler, à construire, à consommer et à produire... ?
18 Il devient donc évident que les interrogations qu’on souhaite soulever dépassent
largement les questions liées à la fonction résidentielle vue au sens strict du terme. Il ne
s’agit pas par conséquent de se limiter à des questions telles que « comment concilier les
besoins de confort moderne avec les exigences de la conservation des monuments
historiques ? », même si elles sont importantes et seront abordées. Il nous a semblé en
effet, que ne voir que l’action de l’Homme sur le lieu patrimonial pourrait s’avérer stérile.
On risquerait de se limiter à des propos qui recensent cette action, vue le plus souvent
d’ailleurs par la littérature qui aborde la question, comme destructrice et négative. À la
question, aujourd’hui courante, portant sur la manière dont la société adapte le cadre
16

patrimonial à ses besoins, nous avons souhaité poser la question complémentaire et


explorer les manières dont ce cadre influe sur l’organisation des activités sociales.
19 Il est ainsi important de considérer que le fait d’« habiter » implique un échange entre le
lieu et l’occupant : s’il comprend des actions qui marquent les lieux, il implique aussi que
le lieu marque celui qui l’occupe. Le lieu patrimonial se transforme, en même temps qu’il
transforme la façon de vivre de celui ou de ceux qui l’occupent.
20 « Habiter le patrimoine » devrait ainsi prendre en compte l’ensemble des relations
complexes que les hommes et les sociétés entretiennent avec les spatialités
patrimoniales, les subissant et les transformant à la fois. Habiter un lieu n’est-ce pas aussi
« être habité » par un lieu ? C’est cette interaction entre « habiter et être habité », que
nous cherchons à explorer dans toute la multiplicité de ses dimensions.
21 Plusieurs communications ont mis en évidence les transformations des sociétés et des
modes de vie suite à la patrimonialisation d’espaces et quartiers anciens : gentrification
résidentielle ou commerciale ou au contraire paupérisation, dépeuplement... La
patrimonialisation d’un espace ne se fait pas sans incidences sociales. En s’interrogeant à
la fois sur le bâti et sur le vécu, les auteurs réunis ici ont cherché à aborder ces questions
en sortant des clichés qui semblent souvent s’autoproduire dans la littérature relative à la
question. Quatre thématiques découlent de ces considérations générales autour
desquelles nous avons organisé les textes des auteurs.
22 La première, intitulée « Sens, vécu, approches d’habiter » cherche à explorer la
question des significations que l’on accorde au fait d’habiter.
23 Que signifie « habiter le patrimoine » pour les résidents d’un quartier ancien
patrimonialisé ? Dans quelle mesure les représentations et les pratiques quotidiennes des
résidents en sont-elles influencées ? Qu’est-ce que cela change que d’autres reconnaissent
à l’espace habité des qualités esthétiques, architecturales ou historiques, qu’il soit un lieu
auquel architectes, visiteurs, touristes, attribuent des valeurs qui ne sont d’ailleurs pas
forcément celles des habitants du lieu ?
24 On peut d’ores et déjà faire l’hypothèse que le fait d’« habiter le patrimoine » n’est pas
neutre. Les populations qui y habitent doivent faire face au double poids de la mémoire et
des contraintes liées au cadre de vie.
25 Habiter dans un lieu chargé d’histoire, revêtu de sens non seulement pour ceux qui y
habitent, mais également pour des groupes sociaux plus larges, implique des relations
multiples, nuancées, voire contradictoires entre l’Homme et son milieu. Les contraintes
ne sont, bien entendu, pas absentes et « habiter le patrimoine » implique leur pleine
intégration et compréhension. Habiter le patrimoine signifie aussi ne pas être
entièrement chez soi : Lao-Tseu l’a exprimé en disant que « la façade d’une maison est à celui
qui la regarde » ; Victor Hugo a quant à lui rappelé que si l’usage du patrimoine appartient
à son propriétaire, sa beauté appartient à tout le monde.
26 Ce rapport de possession – dépossession est un élément essentiel pour saisir la manière et
le sens d’habiter le patrimoine. Ceux qui habitent un lieu patrimonial le vivent souvent de
manière ambivalente : le poids des contraintes (financières, techniques, réglementaires)
est lourd à supporter, le droit de regard de ceux qui sont censés veiller sur le patrimoine
(techniciens, experts) est souvent difficile à accepter, mais ceci n’empêche pas de tisser
de relations au lieu, de manière passionnée et passionnelle.
27 D’ailleurs, si « habiter le patrimoine » fait de prime abord penser au contexte prestigieux
d’un cadre monumental et feutré (d’une vieille demeure, d’un château, d’un centre ville
17

historique), nous avons souhaité réunir des témoignages qui mettent l’accent sur les
nombreuses contraintes qui pèsent sur ceux qui y habitent : qu’est-ce que cela implique
d’habiter dans un contexte historique sans avoir les moyens de s’en occuper ? Comment
une population en voie de paupérisation accélérée peut-elle être concernée par la
sauvegarde du patrimoine ? Comment peut-on se préoccuper d’un cadre prestigieux
lorsqu’il faut répondre à des préoccupations plus quotidiennes ?
28 On aurait certainement tort de penser que ces problèmes ne se rencontrent que dans les
villes du Sud, même s’ils y revêtent une acuité particulière. Les différents textes réunis ici
montrent que dans les pays développés, ces problèmes ne sont certainement pas absents
et mettent en évidence la nature des conflits entre ceux qui sont les garants de la survie
du patrimoine (professionnels, techniciens, etc.) et ceux qui y vivent (ceux donc pour
lesquels l’attachement au patrimoine est plus corporel qu’intellectuel).
29 La deuxième thématique, « stratégies d’acteurs et enjeux politiques et sociaux »
renvoie à la question des rapports entre acteurs du patrimoine et « habitants ».
30 Parce que le patrimoine est à la fois un cadre et une structure sociale, l’importance du
premier entre souvent en conflit avec la fragilité du second.
31 La patrimonialisation des lieux implique souvent des changements sociaux, souvent
indésirables. Ce constat pose la question du rapport entre les populations et leur milieu,
de la mixité sociale, de la mixité entre différentes fonctions, anciennes et nouvelles. La
problématique des politiques de maintien des populations existantes dans des sites
patrimoniaux est complémentaire de celle visant l’animation de sites et lieux délaissés.
L’installation de nouvelles populations, l’introduction de nouvelles fonctions et la
dynamisation de sites patrimoniaux impliquent également des politiques volontaristes
sur lesquelles il convient de se pencher.
32 « Habiter le patrimoine » s’avère en effet souvent un exercice difficile, le résultat de
négociations et d’ajustements divers entre plusieurs acteurs : les bailleurs de fonds, l’État,
ses relais décentralisés, la technostructure de manière plus générale, les associations, les
résidents, les populations de passage...
33 Cet ensemble d’acteurs n’a pas toujours les mêmes représentations de ce qui est
patrimoine, ni les mêmes besoins, ni les mêmes attentes ou intérêts. Il est donc important
de se poser la question de la manière dont tout ceci se négocie sur la scène publique.
34 Cette thématique se place du côté du politique, au sens large du terme. Elle pose la
question des politiques patrimoniales en rapport avec les politiques sociales et de
l’habitat. Elle explore aussi de manière plus large le positionnement des acteurs (élus,
associations, individus...) qui interviennent dans les politiques d’habitat et de patrimoine
(à travers leurs interventions, leurs motivations, leurs interactions).
35 La troisième thématique, « Habiter c’est aussi recevoir... le rapport à l’altérité » pose
de manière générale la question du rapport entre populations résidentes et populations
en transit dans toute leur complexité (échanges, appropriations, tensions, conflits).
36 Un site patrimonial est en effet à la fois un lieu d’habitation et de vie ainsi qu’un lieu de
passage, de croisements, de mobilités diverses, migratoires, touristiques ou autres.
37 En effet, habiter c’est aussi cohabiter, et partager non seulement un espace commun avec
d’autres mais aussi des contraintes liées à la nature patrimoniale des lieux en question. Il
est ainsi difficile d’évoquer cette question sans se poser celle du rapport à l’altérité.
18

38 Plusieurs questions en découlent et peuvent être explorées : celle de l’hospitalité au sens


large du terme, des médiations entre la population locale et les populations de passage.
39 Cette thématique pose également la question du rapport au patrimoine des populations
immigrées. Peut-on parler d’appropriation par ces populations des sites patrimoniaux de
la société d’accueil ? Peut-on parler de reconnaissance patrimoniale de leurs propres
expressions culturelles et des traces (habitat, travail...) de leur installation, de leur
intégration dans cette société ?
40 Pour ce qui concerne le tourisme en particulier, la question du rapport entre la
dynamique de patrimonialisation et leur mise en tourisme est essentielle. Le regard
touristique étant, dans plusieurs contextes, l’élément déclencheur de la reconnaissance
patrimoniale, l’articulation de ces deux phénomènes mérite d’être analysée.
41 Finalement, la quatrième thématique, « Habiter » un lieu de production et de travail,
pose la question de la manière d’habiter un patrimoine particulier, lié à des mémoires du
travail. Plusieurs lieux et sites patrimoniaux ont traditionnellement abrité des fonctions
productives ou industrielles. Si certaines restent d’actualité, d’autres ont périclité ou ont
été remplacées par des fonctions plus modernes.
42 Cette thématique propose d’explorer la question de l’accueil des fonctions économiques
et productives dans des sites et lieux patrimoniaux ainsi que les questions qui en
découlent, que celles-ci soient liées à des contraintes ou à des possibilités de
développement : l’adaptabilité des sites aux nouvelles fonctions productives, les
conditions de pérennisation des fonctions anciennes, les rapports entre population locale
et sites de production, la compatibilité entre exploitation touristique et autres activités
économiques, et bien entendu, la question de la préservation des patrimoines toujours
intégrés dans des circuits productifs.
43 Cette thématique pose également le problème des enjeux mémoriels des anciens lieux de
production ou des sites du patrimoine industriel : quelles sont les traces que l’on garde,
quelles sont les formes de leur éventuelle appropriation et de quelle manière les
transmet-on aux générations futures ?
44 Il ne faut pas s’étonner de la place qu’occupe le patrimoine industriel et ouvrier dans
notre problématique. Nous avons effectivement considéré que celui-ci peut jouer le rôle
d’un « patrimoine test » sur lequel des innovations, des expérimentations, de nouvelles
manières « d’habiter » peuvent être mises en place, beaucoup plus finalement que sur un
patrimoine monumental dans lequel le carcan des contraintes réglementaires est souvent
plus important. Patrimoine-test aussi dans le sens de la prise de conscience des acteurs
locaux et de leur implication dans la sauvegarde et la réutilisation du patrimoine.
45 L’éventail de ces questions, très large, a été traité par les auteurs dans un cadre
géographique très vaste. Des exemples européens, africains, américains et asiatiques ont
été évoqués pour apporter des réponses à des questions posées. On s’est réservé à se poser
ici la question des représentations et des pratiques patrimoniales dans le monde 1 ; on
s’est intéressé à la manière dont ces questions pouvaient trouver des réponses dans les
différents contextes géographiques. La dimension comparative induite par ce large
éventail des terrains apporte des éclairages intéressants aux questions posées, sans
justifier pour autant une répartition régionale des textes.
19

NOTES
1. Pour une analyse des conceptions et représentations de la notion du patrimoine dans le
monde : M. GRAVARI-BARBAS et S. GUICHARD-ANGUIS, 2003, Regards croisés dans le monde à l’aube du XXIe
siècle, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 943 pages.
20

1re partie. Sens, vécu, approches de


l'habiter
21

Introduction
Maria Gravari-Barbas

QUELQUES RÉFLEXIONS INTRODUCTIVES SUR LE


SENS D’HABITER LE PATRIMOINE
Habiter le patrimoine c’est construire une relation durable avec le
temps...

1 Le texte de Luc Bossuet qui ouvre le premier chapitre souligne une des dimensions
essentielles de l’acte « habiter », la question du temps. Habiter le patrimoine intègre en
effet une double temporalité : celle du patrimoine, fruit d’un temps plus ou moins long et
celle « d’habiter » ce patrimoine, ce qui instaure des relations dynamiques et évolutives
entre les hommes et leur cadre habité.
2 Le texte de Luc Bossuet analyse en effet les différentes manières d’habiter un même lieu,
un des plus « beaux villages de France ». Il met l’accent sur le fait que la manière
d’habiter des différents individus dépend étroitement de leur rapport au temps : entre
ceux qui sont originaires des lieux (anciennement et durablement installés), les nouveaux
venus (récemment arrivés mais avec l’intention d’y habiter longtemps, de se poser), les
résidents secondaires (des temporalités souvent longues mais saccadées), les manières
d’habiter le même espace diffèrent considérablement.
3 Cette question du temps traverse l’ensemble des textes, de manière implicite ou explicite.

Habiter le patrimoine c’est aussi intégrer des règles de vie


commune...

4 L’acte d’habiter informe ainsi le chercheur sur l’identité collective du groupe interrogé et
le renseigne sur les façons dont les individus et les communautés se distinguent et se
hiérarchisent. Habiter signifie rencontrer d’autres êtres humains et expérimenter la vie
commune. Luc Bossuet montre que le fait d’« habiter » un lieu patrimonial présuppose non
22

seulement de prendre en compte la matérialité de l’espace mais aussi le cadre social qui le
constitue (cadre social qui lui-même doit son existence à l’attrait du lieu patrimonial).
5 Il n’y a certes pas de patrimoine « neutre » : sa nature patrimoniale présuppose justement
l’investissement préalable des individus ou des groupes sociaux. Mais dans certains
contextes, la matérialité patrimoniale est très chargée par des « codes d’habiter »
difficiles à ignorer, comme Sylvie Denèfle le met en évidence dans le cas de la Cité Radieuse
de Le Corbusier à Rezé.

Habiter le patrimoine c’est aussi entrer dans son « moule »...

6 Un lieu patrimonial contraint en effet ses habitants à se couler dans un moule. Habiter un
lieu signifie se mettre d’accord avec ceux qui partagent le même cadre de vie, accepter un
certain nombre de valeurs communes. Dans un lieu patrimonial, une des valeurs
communes est précisément celle liée à la nature patrimoniale du lieu. L’intégration des
règles de vie commune peut dans certains cas être particulièrement structurée, comme le
montre Janique Fourré-Clerc dans le cas des maisons compagnonniques. L’intégration des
compagnons dans la « maison » correspond à leur intégration dans la communauté des
compagnons :
« la maison n’est pas un simple lieu d’hébergement et d’accueil, un espace de vie et
de rencontre, mais c’est un espace où se construit, s’affirme et s’observe l’identité »
du groupe qui y habite.
7 Nassima Driss parle de la culture populaire de la Casbah d’Algers, classé patrimoine
mondial de l’Unesco. Une culture marquée par les comportements, « qui a inventé des
modes d’existence adaptés aux conditions de vie difficiles s’inscrivant territorialement au
centre de la ville convoitée ». Ici le problème résulte de cette situation difficile (mais
finalement assez fréquente) d’un quartier ayant un statut patrimonial reconnu à la fois
pas les « acteurs extérieurs » et par ceux qui y habitent mais qui vivent en situation de
rupture avec le reste de la ville. La Casbah représente de manière saisissante les différents
sens d’habiter le patrimoine.

Habiter le patrimoine c’est s’en imprégner au quotidien

8 « Habiter le patrimoine » représente une plus value importante, économique certes mais
pas uniquement. Cela représente également un capital social, symbolique et politique
pour ceux qui y habitent. Nathalie Ortar rappelle ainsi que dans nos pays occidentaux, où
la légitimité sociale passe par l’inscription dans le temps long, l’historicité du cadre
habité est utilisée, sciemment ou non, dans le but de la renforcer.
9 Catherine Paquette et Clara Salazar mettent l’accent sur la manière dont les habitants âgés
d’un centre ville en voie de revitalisation, celui de Mexico, vivent les transformations de
leur cadre de vie liées à la reconnaissance de la nature patrimoniale de celui-ci. Elles
rappellent qu’une des caractéristiques des centres historiques est l’importance du
rapport au quartier. Elles montrent que la forte valorisation du centre ancien et
l’attachement que les habitants témoignent pour cet espace apparaissent comme étant
très liés au patrimoine architectural et culturel et à sa charge historique. D’ailleurs,
« habiter le patrimoine » confère à cette population souvent vulnérable un statut qui
contraste fortement avec celui que lui nie sa vie quotidienne et qui est constitué de
« pertes » multiples. Plusieurs auteurs témoignent de cette « plus-value » due au contexte
23

patrimonial habité, bien ressentie par les populations qui y résident et liée au « plaisir qui
réside dans la conjonction de la possession d’un objet et de la reconnaissance de cet objet comme
signe ».
10 Ce sentiment varie significativement selon les contextes mais dans tous les cas il ne
concerne pas uniquement ceux qui ont le privilège de vivre dans un monument historique
prestigieux ayant une valeur économique incontestable. Sa dimension symbolique semble
transcender les classes sociales et concerne à la fois les témoins patrimoniaux prestigieux
et les héritages plus modestes.
11 Dans la vie quotidienne des personnes habitant le centre ville historique, la présence du
patrimoine représente par conséquent une donnée essentielle, intervenant dans leurs
habitudes et dans leurs pratiques.
12 C’est ce qu’affirme Gaëlle Gillot en disant que les jardins des Essaims et d’Oudaïas à Rabat,
du fait de leur reconnaissance patrimoniale, représentent bien plus que de simples
espaces verts dans la ville. Et que leur fréquentation relève bien davantage du symbolique
que du simple « bol d’air » du citadin.

Habiter le patrimoine : entre soumission à des contraintes et


nécessité de transformation

13 Nathalie Ortar rappelle qu’habiter à l’ombre d’un monument historique implique de se


soumettre à un certain nombre de prescriptions imposées par la législation et par ceux
dont la mission est de l’appliquer (architectes des monuments historiques).
14 Or cette soumission aux contraintes ne se fait pas de la même manière par tous ceux qui
habitent le patrimoine. Elle est au bout du compte interprétée de manière assez
personnelle, ce qui pousse à mettre en doute la supposée uniformité (à la fois des
pratiques et des espaces qui en résultent) induite par ces contraintes.
15 Elle ne se fait pas non plus sans tensions et conflits. La valeur patrimoniale du lieu habité,
dans l’ensemble intéressante pour ceux qui y habitent, s’avère insupportable dès lors
qu’elle devient une entrave à leurs pratiques. Mais lorsque le conflit éclate, ce n’est pas
l’attachement au cadre habité qui est mis en cause. Ces réactions témoignent du fait que
« l’habitat, s’il est objet d’histoire, permet aussi à chacun d’inscrire sa propre histoire, de la
réécrire » (N. Ortar). Le conflit est ainsi le témoignage des difficultés éprouvées de faire
croiser l’histoire des lieux et le vécu de ceux qui les investissent.
16 L’appropriation, 1’« apprivoisement du patrimoine » sont essentiels. Un lieu patrimonial
ne peut être habité qu’au prix de changements, de modifications, d’inscriptions, « sous
peine, pour son propriétaire, de rester le visiteur d’une coquille vide de sens » (N. Ortar) 1. Il ne
peut être habité que s’il est transformé. Chaque société et chaque époque pose certes ce
qu’elle considère être les limites acceptables de cette transformation, mais dans tous les
cas il semble tout aussi important d’insister sur ce qui est transformé que sur ce qui
perdure. Au bout du compte, c’est à travers la lecture des transformations qu’on peut
porter un regard plus pertinent sur l’investissement des lieux par ceux qui y habitent.
24

Mais les pratiques actuelles entrent parfois difficilement dans les


espaces classés...

17 L’exemple de la Cité Radieuse de Le Corbusier, abordé par Sylvette Denèfle, soulève un


ensemble de questions posées dans le cas d’un élément classé non seulement pour sa
matérialité mais aussi pour sa spécificité d’être un « modèle nouveau d’habiter et de la
manière d’habiter » : patrimoine bâti mais aussi patrimoine « immatériel de conceptions de
modes de vie dont Le Corbusier a été porte-parole », sa gestion implique non seulement de
« gérer une situation matérielle » mais aussi d’investir et d’« habiter » cette
immatérialité. La Cité Radieuse, illustration doublement intéressante d’un habitat social
du XXe siècle, patrimonialisé non seulement pour son architecture mais aussi en tant que
manifeste représentatif des visions architecturales du mouvement moderne, pose de
manière très percutante des questions qui vont bien au-delà des seuls problèmes
techniques de préservation, « puisque ici les idées sont tout aussi prégnantes que les réalisations
matérielles ».
18 Mais la Cité Radieuse n’est pas seulement un vaisseau emblématique de la « machine à
habiter » de Le Corbusier. Il représente (classement à l’appui) « un emblème de l’idéologie
égalitariste de la modernité » et à ce titre il est important de le préserver « de toute dérive de
dégradations liées à la paupérisation ». Dans ce sens, les transformations que subissent les
intérieurs de la Cité Radieuse ne peuvent pas se poser de la même manière que celles d’un
château ou d’un manoir. Ces derniers sont en effet protégés le plus souvent pour leur
matérialité, qui, tout compte fait, peut supporter les transformations de manière plus
« élastique » que dans le cas d’un élément patrimonial protégé pour ses qualités plus
conceptuelles.
19 On se trouve ici face à des contradictions importantes entre la protection « monument
historique » dont jouit la Cité Radieuse et la nature de « monument social » qu’elle revêt
depuis qu’elle a constitué un élément essentiel de la modernité architecturale.

Habiter le patrimoine : sens, inscriptions et partages

20 Selon Christian Norberg-Schulz2, habiter signifie trois choses : être soi-même, c’est-à-dire
choisir son petit monde personnel ; se mettre d’accord avec certains êtres humains, c’est-
à-dire accepter un certain nombre de valeurs communes ; finalement, rencontrer certains
d’entre eux pour échanger des idées, c’est-à-dire pour expérimenter la vie comme une
multitude de possibilités. Il appelle ces trois formes d’habiter : habitat privé, habitat
collectif et habitat public.
21 Sur ce dernier point, la communication de Liliane Buccianti-Barakat apporte des éclairages
importants. C’est en effet à travers la question de l’espace public que L. Buccianti-Barakat
analyse la reconstruction et le réinvestissement du centre ville de Beyrouth. Celui-ci,
vitrine prestigieuse et très esthétique d’une ville ressuscitée, a échoué précisément sur ce
point : sa vocation d’être le centre de la cité, la quintessence de son espace public. La
difficulté de l’habiter ne résulterait-elle pas de ce contraste pesant entre « l’épaisseur » de
la mémoire des lieux et le caractère déconnecté des fonctions actuelles de la vie de la
cité ?
25

Habiter, occuper, préserver le patrimoine

22 Les différents textes réunis dans ce chapitre abordent l’apparente contradiction soulevée
dans l’introduction générale entre occupation et préservation du patrimoine, entre
« faire durer » et « faire vivre ».
23 Une des principales conclusions porte sur la nécessité de croiser des histoires et des
destinées à la fois du cadre bâti et de ceux qui y habitent, entre l’histoire personnelle ou
communautaire et l’histoire du bâtiment. Or, les protections portent sur le bâti, donc sur
des entités spatiales, de manière souvent déconnectée de leur contenu social, de ceux qui
y habitent. Un des apports principaux des textes réunis ici réside dans la volonté des
auteurs de faire glisser la réflexion, du cadre bâti habité vers les manières de l’habiter ; de
montrer la relation complexe (tour à tour – ou tout à la fois – intéressée, affective,
passionnelle, conflictuelle) qui se tisse entre le patrimoine habité et ses habitants ; et de
montrer ceci de manière dynamique, en mettant en évidence que la complexité n’a pas
uniquement trait aux différentes manières qu’ont les individus et les groupes à habiter le
même patrimoine, mais aussi à l’évolution et aux temporalités de celles-ci.

NOTES
1. Sur cette question voir aussi le texte de N. Lahmini (Thématique 2).
2. Norberg-Schulz Christian, 1985, Habiter : vers une architecture figurative, Paris, Electa Moniteur.

AUTEUR
MARIA GRAVARI-BARBAS
Université d’Angers- ESTHUA CARTA UMR ESO Espaces géographiques et Sociétés
26

Habiter le patrimoine au quotidien,


selon quelles conceptions et pour quels
usages ?
Luc Bossuet

INTRODUCTION
1 Habiter un lieu est différent de parcourir un espace, d’y passer. Habiter intègre le temps
long, celui des saisons, des années, voire des générations successives. Il suppose la
construction de relations particulières tant vis-à-vis de l’espace considéré qu’avec les
autres habitants. Les unes et les autres conduisent les individus à développer différents
sentiments ; ceux de possession du territoire occupé, d’identification à un groupe
spécifique à travers l’intégration de normes et de règles de vie commune, etc. Se faisant,
focaliser sur la façon dont les gens habitent un espace particulier afin de comprendre les
liens qui unissent les premiers au second, nécessite d’intégrer à l’observation le réel et
l’imaginaire, le quotidien et les instants plus exceptionnels.
2 Habiter le patrimoine revêt une double dimension :
3 La première renvoie à un mode de vie qui se nourrit d’une relation privilégiée avec le
passé. Dans ce cas, la vie courante des individus intègre des éléments matériels et
immatériels, des savoir-faire et une culture, hérités des générations précédentes. Si les
individus en connaissent la provenance, au quotidien ce qui leur importe ce sont les
instants de la vie courante et les moments exceptionnels au cours desquels ils les
mobilisent ainsi que les raisons pratiques et sentimentales qui les lient à ces éléments.
Que des étrangers (architectes des monuments historiques, ethnologues, autres passants)
y portent attention, influe sur une prise de conscience collective de la valeur des biens
transmis. Si par la suite ces particularités sont inscrites au registre des sites classés ou
plus simplement sont mentionnées dans des guides touristiques, la fierté des détenteurs
s’en trouve accrue et les encourage à les sauvegarder.
27

4 La seconde dimension est davantage liée à la possibilité de profiter, durablement ou non,


d’un cadre qui par ses caractéristiques historiques, architecturales, paysagères et de
milieu naturel, attire des individus sans lien préalable avec le bien considéré. Parce qu’ils
sont sensibles à l’originalité, à la forme, à l’expression, au symbolisme et parfois à
l’histoire de tels biens ceux qui les découvrent y portent une attention particulière et
cherchent à en jouir.
5 La différence majeure entre ces deux situations est que dans le premier cas, le patrimoine
est avant tout ressenti avant d’être vécu alors que dans le second il est d’abord évalué. À
partir de cette distinction, le patrimoine est mobilisé et utilisé de diverses façons. Ainsi,
certains vivent au milieu du patrimoine, d’autres y résident alors que d’autres encore
tentent d’en tirer profit.
6 Que l’action d’habiter soit continue ou temporelle, elle mène les individus à une
appropriation de l’espace qui ne se nourrit pas seulement et pas forcément du respect des
différents aspects patrimoniaux d’une localité. Pour saisir ces différences, il est nécessaire
de mettre l’accent sur trois dimensions que sont la matérialité de l’espace concerné, les
pratiques développées dans cet espace et les représentations qu’en ont les différents
occupants. La matérialité correspond au support des actions développées, au cadre de
structuration de leurs normes et de leurs règles de vie, et à l’espace géographique où
s’expriment leurs interdépendances (Remy, 1975 : 279-292). Les pratiques mises en œuvre,
y compris la sociabilité développée par chacun, sont fonction de leurs habitudes et de
leurs besoins alors que les représentations sont définies par leurs repères socioculturels
et agissent directement sur leurs motivations (Sansot, 1980 : 102-137). Il en résulte que la
perception du patrimoine habité diffère fortement d’un individu à l’autre, définissant de
multiples modes d’expression et de mobilisations qui génèrent des tensions entre groupes
dont les intérêts divergent fortement.
7 À partir des jeux développés par les habitants de l’un des plus beaux villages de France,
l’objectif est de mettre l’accent sur les difficultés qui existent à maintenir vivant, à
sauvegarder et à transmettre un bien patrimonial, dès lors que les différentes formes de
valorisation développées par certains acteurs sont réfutées par d’autres. Les oppositions
mentionnées renvoient invariablement à la question de l’accès, de l’appropriation et de
l’usage de biens patrimoniaux à travers le statut collectif qui leur est donné et les velléités
de privatisation qui s’expriment à leur endroit.
8 Les résultats présentés résultent d’un travail d’archives et d’une recherche anthropo-
sociologique visant à comprendre le fonctionnement socioculturel et économique de
collectivités rurales confrontées à l’essor des mobilités résidentielles et saisonnières. Ils
proviennent d’une enquête qualitative et exhaustive réalisée auprès des ménages
permanents et temporaires de ce village.
9 Une première partie permet d’appréhender le patrimoine collectif de la localité à travers
une présentation rapide de son histoire du XIIe siècle à nos jours. Au terme de cet exposé,
le lecteur dispose d’une image sociale et professionnelle actuelle de la collectivité étudiée.
10 Au cours de la seconde partie, l’accent est mis sur la diversité des modes de vie des
différents groupes d’habitants, notamment comment ils s’approprient l’héritage
villageois et comment ils le mobilisent au quotidien comme dans les moments plus
exceptionnels.
28

11 La troisième partie est consacrée à une analyse des diverses conceptions du patrimoine et
des logiques d’usages auxquelles elles conduisent. Elle aboutit à la construction d’une
typologie croisant logique d’usage et façon d’habiter le patrimoine.

UN VILLAGE MOYENÂGEUX, OBJET DE MULTIPLES


APPROPRIATIONS SUCCESSIVES
12 Puycelsi, village situé aux confins nord-ouest du Tarn doit son renom à la qualité de son
site et aux nombreuses traces de son passé. Au cours du XIIe siècle, cette bastide du sud-
ouest est bâtie en haut d’un promontoire rocheux par les comtes de Toulouse qui en font
l’une de leurs résidences d’été. Elle fait partie d’un ensemble de villages fortifiés édifiés
tant par les Anglais que par les Français, parmi lesquels il faut compter l’évêque d’Albi. À
l’époque, l’ensemble correspond à des lignes de défense entre les forces en conflit au
milieu desquels les Templiers possèdent d’importantes fermes. À partir de 1211, lors de la
croisade contre les Albigeois, le village est assiégé par trois fois. Il l’est à nouveaux en
1320 par les Pastoureaux et par les Anglais de Duras en 1386. Il voit également s’affronter
Catholiques et Huguenots. Place forte de ces derniers, le château de Puycelsi est en partie
détruit à la révocation de l’Édit de Nantes alors que les remparts encerclant le bourg
restent debout. Malgré ces vicissitudes, le village n’en demeure pas moins un important
centre commercial, artisanal, juridictionnel et militaire jusqu’en 1802, date à partir de
laquelle il perd son rôle de chef-lieu de canton au profit de Castelnau de Montmiral,
village voisin. Malgré ce déclin, les archives municipales et l’architecture militaire et
civile moyenâgeuse et renaissance attestent encore aujourd’hui de son opulence d’antan.
13 Au cours du dernier siècle écoulé, la commune connaît des phases successives d’abandon
et de repopulation. En 1931 environ huit cents personnes habitent là alors qu’en 1962,
elles sont environ cinq cents pour seulement quatre cent soixante en 1996. Derrière ces
quelques chiffres se cachent d’importantes fluctuations. Le recensement de 1931 montre
que 43 % des habitants ne sont pas originaires de la commune. Les conséquences de la
guerre de 1914-1918 ont encouragé l’arrivée de nombreuses familles paysannes. D’anciens
coloniaux, des Polonais, des Aveyronnais s’installent comme métayers. Des Tchèques et
des Piémontais sont bûcherons. Ils sont suivis dans leurs migrations par des maçons
espagnols fuyant le Franquisme.
14 Au lendemain de 1945, le sens des courants migratoires s’inverse. L’amélioration des
conditions de circulation et le besoin de main d’œuvre dans de nombreux secteurs
économiques ainsi que dans la Fonction Publique conduisent de nombreux habitants à
quitter le village. Certains restent paysans mais vont cultiver ailleurs, des terres plus
fertiles. En 1962, les accords d’Evian provoquent de nouvelles arrivées. La plupart des
migrants sont des Harkis qui s’installent dans un camp aménagé à leur effet à la sortie du
bourg. Les autres sont des rapatriés qui se lancent dans l’agriculture ou le commerce.
Dans les années qui suivent, la majorité de ces gens repartent, surtout vers le sud du Tarn,
où les offres d’emploi sont plus importantes et plus diversifiées. À cette époque, les
familles habitent en grande majorité dans la campagne et dans les hameaux. Le bourg est
quasiment désert car largement en ruine. C’est le théâtre de récréation privilégié des
enfants comme le mentionnent de nombreuses personnes restées au pays. Mais les
adultes ont d’autres aspirations. Ils décident d’installer l’adduction d’eau. Cet équipement
collectif permet dans un premier temps la réappropriation des lieux par les vieilles
29

familles. Mais c’est surtout à partir de 1970 que le village commence à reprendre vie avec
l’arrivée de plusieurs familles de néo-ruraux (Léger et ai, 1979 :237).
15 C’est ainsi que des Montalbanais et des Toulousains, ainsi que quelques Belges acquièrent
des maisons plus ou moins à l’abandon tant au bourg que dans la campagne et s’y
installent à l’année. Certaines personnes, résidant dans les villes de la région, achètent
également des ruines, les réhabilitent pour les transformer en résidences secondaires
avant de s’y retirer au moment de la retraite. Quelques familles originaires du Portugal
s’implantent également et se font maçons.
16 Au cours de la décennie quatre-vingt, certains « hippies » repartent alors que les
premiers Anglais font leur apparition. Ce nouveau mouvement d’installation va
s’amplifier au cours des dix années suivantes et se diversifier tant du point de vue des
origines géographiques que sociales. Aujourd’hui, une vingtaine de familles anglaises,
hollandaises, belges, nord-américaines résident là à demeure alors que pour une
quinzaine d’autres, le village est leur lieu de villégiature privilégié (Buller et ai, 1994 :
263-273 ; Bages et al, 1994 :45-58). À leur côté, dix-huit couples de retraités viennent
habiter là à l’année. Enfin, plusieurs familles françaises, avec ou sans enfants,
s’établissent durablement, travaillant dans le village ou dans les villes et les communes
rurales des environs. À ces choix résidentiels s’ajoutent également la multiplication des
résidences secondaires et une fréquentation touristique accrue favorisée par de nouvelles
opportunités d’accueil saisonnières comme le camping, des gîtes, des hôtels, et
différentes activités récréatives développées tout au long de l’année.
17 Aujourd’hui, suite à ces migrations, la population communale compte autant de familles
ancrées dans le terroir depuis trois générations et plus, que de familles de nationalité
étrangère. Les familles originaires du département sont aussi nombreuses que celles
venant du reste de la région et de la France. Mais surtout, si dans les années soixante-dix,
la majorité des actifs étaient agricoles (60 %), aujourd’hui ce n’est plus le cas (4 %). Les
ouvriers et les salariés du bâtiment et surtout des services sont les plus nombreux avec
47 % des actifs. Les chefs d’entreprise artisanale, commerciale et de services, notamment
touristiques représentent 22 % alors que les fonctionnaires et assimilés (services sociaux,
médicaux et de proximité) totalisent 21 %. Enfin, 6 % des actifs exercent une profession
libérale (écrivains, décorateurs, vétérinaires, médecins, avocats...). À cela s’ajoute que
65 % des résidents retraités ne sont pas agricoles. Il faut ainsi remonter au début du XXe
siècle pour trouver dans les archives communales la présence d’une telle diversité
d’activité, ce qui démontre que les années quatre-vingt-dix représentent une période de
rupture avec le passé récent. Les conséquences de cette situation sont innombrables. La
première d’entre elles réside dans le fait qu’habiter ce site classé par les Monuments
Historiques et répertorié parmi « plus beaux villages de France », n’est pas neutre. Il
résulte de multiples perceptions des lieux, ce qui implique des attitudes et des rythmes de
vie individuels et collectifs diversifiés ainsi que des attentes différentes.

HABITER UN LIEU CHARGÉ D’HISTOIRE ET COMMENT


SE L’APPROPRIER
18 Pour l’immense majorité des plus anciennes familles (originaires, néoruraux intégrés,
estivants habituels et nouveaux retraités implantés là depuis les années soixante-dix et
quatre-vingt), le village correspond à un lieu de forte interconnaissance, d’habitudes et de
30

règles communément admises. Chaque famille connaît les opinions des autres et sait
comment elles réagissent en telle ou telle occasion (Goffman, 1996 : 372). Des liens
familiaux, amicaux ou de rivalité plus ou moins intenses unissent les unes aux autres.
Certains individus ont pour habitude de se tenir plutôt à l’écart alors que d’autres
exercent un réel leadership sur ce petit monde. L’ensemble possède ses occasions
d’affrontements collectifs qui permettent à chaque camp de compter ses partisans. Les
élections ont ici un rôle primordial. Mais une fois ce rendez-vous passé, les résultats
obtenus n’empêchent pas les réconciliations. Ce qui importe, c’est en effet d’assurer le
bon fonctionnement communal dont la consécration annuelle est l’habituelle fête
villageoise. La vie associative coutumière représente pour cela un réel ciment. Elle permet
en effet de réunir à peu près tout le monde et de ressouder le groupe à travers différentes
activités. Une fois rétablie, cette unité de façade offre au collectif la possibilité d’affirmer
sa cohésion face aux autres habitants du village.
19 Au quotidien comme dans les moments plus exceptionnels, pour ces gens, le village
correspond à leur cadre de vie et de référence. Si pour les plus anciens, il renvoie à leur
enfance et parfois à celle de leurs parents et grands-parents, pour les plus récents, il
correspond à un lieu où ils ont posé leur sac et où ils ont choisi de s’enraciner.
Collectivement, ils puisent dans le terroir et les habitudes régionales leurs façons d’être et
leurs manières individuelles et collectives de vivre. À titre d’exemple, ils se retrouvent
chaque soir de l’été sur l’une des places du village pour d’interminables parties de
pétanque au cours desquels les femmes discutent au milieu des enfants qui jouent. De la
même façon, lors des événements familiaux comme les mariages ou les enterrements,
chaque famille est conviée à assister au rassemblement.
20 Plus concrètement encore, force est de constater que les liens familiaux et amicaux
unissant ces gens se révèlent au fur et à mesure de l’enquête. Il est courant qu’un couple
ou un individu mentionne que dans les jours précédents, ses parents, son frère, sa belle-
sœur ou son proche voisin viennent d’être enquêtes, démontrant ainsi que leurs échanges
sont fréquents et réguliers. Indépendamment des divergences qui les caractérisent, il est
important de montrer sa solidarité.
21 Celle-ci n’empêche pas qu’une certaine distinction sexuelle se manifeste au sein de ce
groupe. Si la majorité des hommes se retrouvent chaque année pour chasser ensemble,
les femmes se rassemblent aussi périodiquement pour le rosaire devant la pieta du XVe en
bois polychrome de l’église paroissiale. En quelque sorte, au quotidien, ces gens intègrent
le passé au présent, sans en être forcément conscient ou sans y porter une attention
particulière. Pour eux l’essentiel est de maintenir leur rythme de vie et d’occuper le cadre
communal dans lequel ils habitent depuis longtemps. En cela, ils sont les dépositaires
d’un passé qu’ils sont loin d’avoir tous connu mais auquel ils se réfèrent couramment,
volontairement ou par habitude. Fiers de celui-ci, ils l’invoquent aisément pour justifier
leurs rébellions à l’égard de la municipalité ou leurs oppositions vis-à-vis de ce qui vient
du dehors. L’esprit collectif templier, le passé radical, le savoir-faire et la liberté des
maîtres verriers qui ont fait la richesse locale du XVIIe siècle autant que la culture
paysanne régionale dont ils se réclament sont mobilisés à cet effet. Farouches défenseurs
de leur autonomie comme de leur patrimoine culturel, architectural, l’ancienne forêt
royale aujourd’hui domaniale, tout autant que le premier cru viticole classé du Galliacois,
situé dans la commune, la fête du village et l’école communale, les parties de pétanque,
leurs dévotions et les liens qui les unissent font partie de leur quotidien. Ces biens et ces
modes de vie reçus en héritage de leurs parents constituent le fondement de leur identité
31

collective et inaliénable. C’est pourquoi aujourd’hui, alors que d’autres s’approprient peu
à peu le village sans participer activement à la vie collective admise jusqu’à présent, ils
tentent de maintenir leur cohésion et leur hégémonie sur le village en maintenant leurs
façons de faire, leurs manifestations et leurs associations, éléments qui à leurs yeux
représentent l’âme du pays.
22 L’essentiel des familles qui ont acquis une bâtisse depuis les années quatre-vingt ont
réalisé cet achat parce qu’elles sont tombées amoureuses du site. La découverte de
l’architecture, du paysage, de la disposition des lieux répondait à leurs attentes (Soudière,
1998 : 102-137). La prise en compte de l’environnement social vient dans un second temps
et se manifeste différemment, suivant quatre modalités.
• Certaines familles, d’origine rurale et de culture paysanne ou des urbains à la recherche
d’authenticité campagnarde supposée, nouent rapidement des relations avec les membres
du premier groupe et l’intègrent. Elles adoptent les rythmes de vie, les façons de faire et les
références du collectif d’accueil et s’y conforment en tout point.
• D’autres familles, y compris des originaires, ont vécu longtemps en ville. Leurs conceptions
de la vie rurale et de leurs relations au patrimoine différent largement de celles exposées
plus haut. En s’installant, elles imaginent trouver dans ce lieu des conditions de vie plus
paisibles et plus proches de la nature, davantage de liberté et d’autonomie. Les ménages sans
attache préalable continue de vivre comme par le passé. Elles considèrent que la vie
courante fait partie du domaine privé. Au cours de la semaine, elles se fréquentent moins
régulièrement que celles rencontrées en premier. La sociabilité qu’elles développent repose
sur une forte proximité socioculturelle (Granovetter, 1973 : 1360-1380) qui exclue l’adoption
des références, des modes et des rythmes de vie du premier groupe. Le dynamisme associatif
qu’elles développent, sans distinction sexuée, est d’autant plus vif qu’il est largement
critiqué par les tenants des habitudes villageoises. À titre d’exemple, en été, ils préparent et
participent au repas du citoyen le 14 juillet, ils organisent des concerts de Jazz et des
apéritifs quotidiens qui ont lieu sur l’une des trois places du village, désertée en ces
occasions par les autres villageois. Pour ces nouveaux résidents, ces moments correspondent
à des occasions d’ouverture vis-à-vis de l’extérieur de sorte qu’ils y invitent les vacanciers
peu intégrés ainsi que toutes les nouvelles familles. Leur refus d’un village refermé sur lui-
même ne les empêche pas de porter attention à son patrimoine. À ce sujet, ils critiquent les
aménagements des remparts et des ruelles réalisés selon eux sans aucun goût par les
représentants municipaux des vieilles familles. Ils créent une association dont le but est de
fournir des conseils pratiques aux habitants pour la réhabilitation de leurs maisons. À leur
façon, les membres de ce groupe habitent le patrimoine communal au quotidien mais avec
modernité et utilisent leur cadre résidentiel comme un théâtre permettant d’assouvir leur
besoin de sociabilité et de vie culturelle contemporaine.
• Un troisième groupe de famille réside là parce qu’il a simplement trouvé la maison de ses
rêves. Indépendamment de son ancienneté résidentielle, cette situation lui suffit. Ces
membres entretiennent peu de relations avec le voisinage et ne participent pas à la vie
locale. Les évolutions de la collectivité leur importent peu. Ils sont toujours au courant des
petites histoires qui émaillent la vie locale avec retard. L’important est que les autres les
laissent tranquilles. Leur attitude à l’égard du patrimoine villageois est restreinte. Elle se
limite à contempler le bâti et l’environnement naturel qui entoure le village. Parmi ces gens,
la majorité des Anglo-saxons privilégie une sociabilité intimiste. La langue, leurs discussions
centrées sur la littérature, la musique et l’histoire, ainsi que les modalités de leurs
rencontres, les distinguent largement des autres villageois. La relation qu’ils entretiennent
32

avec le patrimoine est avant tout architecturale. La remise en état du bâti ancien est leur
principale préoccupation. L’une des plus anciennes villageoises n’hésite pas à dire d’eux :
« Ils sont tombés amoureux des vieilles pierres et les remettent en état. C’est pareil
avec la nature. Il faut tout sauver... Mais en dehors de cela, ils ne participent pas à
la vie du village et ne parlent pas à leurs voisins. »
23 Pour l’ensemble de ces gens, habiter le village correspond à un mode de consommation
qui consiste à résider au cœur d’un patrimoine architectural, sans jamais chercher à lui
donner une âme culturelle collective.
• Enfin, d’autres familles, sans origine locale, se sont implantées dans le village pour des
raisons économiques. Elles ont estimé que le bourg, en surplomb sur la vallée, et son
architecture, les chemins de randonnée, les festivités estivales et l’inscription de la localité
dans de nombreux guides devaient leur permettre de vivre de la fréquentation touristique
des lieux. Afin de développer leurs activités et offrir à leur clientèle ce qu’elle attend, ces
professionnels ont acquis et remis en état des bâtiments en respectant l’architecture
villageoise. Ils ont négocié avec la mairie le droit de disposer de portions de rue et de place
permettant à leur clientèle de s’asseoir, de profiter en toute quiétude du site et d’apprécier
la qualité des produits qui leur sont proposés. Au cours de l’été, ces familles participent peu
à la vie du village prétextant que la clientèle ne leur en laisse pas le loisir. En fait, dans la
majorité des cas, les astreintes qu’elles subissent leur évitent de rallier l’un ou l’autre camp
organisant des manifestations. En hiver ces gens s’investissent uniquement dans le syndicat
d’initiative afin de préparer la prochaine saison touristique. La relation qu’ils entretiennent
avec le patrimoine villageois est avant tout utilitariste et vise à en tirer profit
économiquement.

CONCEPTIONS PATRIMONIALES ET LOGIQUES


D’USAGES
24 La présentation de la diversité des pratiques quotidiennes à travers la mobilisation des
particularités locales exposées précédemment montre que le patrimoine revêt des
dimensions différentes d’un groupe social à l’autre. Cette réalité est liée à la perception de
chacun, dictée par ses propres références (Bourdieu, 1987 : 231) et ses expériences (Elias,
1991 : 302). Elle révèle également que la notion de patrimoine est sujette à des modes
(Elias, 1997 : 342), impliquant des ruptures sociales et culturelles au sein d’une même
société. Au regard du cas exposé et des logiques d’appropriation et d’usage développées,
quatre groupes sociaux se distinguent par leur appréhension du patrimoine.
• Les familles les plus attachées aux habitudes rurales associent quotidiennement matérialité,
mode de vie, représentations symboliques et idéelles. Le patrimoine est un tout. Il sert de
référence tant du point de vue des comportements que des aspirations. L’essentiel est que
l’ensemble reste vivant et transmissible en l’état aux générations à venir. À cette fin, il est
nécessaire que les enfants baignent dans un contexte où le passé côtoie le quotidien. C’est à
ce contact mille fois répété que l’identité de l’individu se constitue et que plus tard la prise
de conscience de l’héritage reçu s’affirme, permettant sa défense. Le patrimoine inclut des
aspects architecturaux, mais surtout culturels, sociaux et politiques. Ce dernier aspect doit
être compris comme la nécessité pour l’individu d’affirmer ce qu’il est à travers ses
différentes dimensions et soit en mesure de refuser la disparition de ce qui le constitue. Sans
en être forcément conscient, le patrimoine représente pour lui, d’abord une façon de vivre
33

individuelle et collective dont il est le dépositaire et l’agent de transmission. En cela le


patrimoine est d’abord vécu.
• Les migrants, originaires ou non des lieux, à la recherche de sociabilité collective non
conforme aux règles en vigueur, appréhendent le patrimoine architectural et naturel
comme un cadre propice à l’expression de modes de vie alliant un espace à dimension
historique et une convivialité dont les modalités d’expression sont principalement d’origine
urbaine. Deux conséquences s’imposent alors. La première est qu’en ne prenant pas garde à
l’environnement socioculturel au regard duquel ils interviennent, ces gens font preuve
d’une forte autonomie qui les conduit à une situation d’affrontement avec ceux qui tentent
de préserver leur culture rurale, élément patrimonial indéniable. La seconde est qu’en
renouvelant les modes de vie, de sociabilité et de réjouissance collective, ils instaurent de
nouvelles références collectives au regard de la matérialité du cadre dans lequel ils évoluent.
Se faisant, ils agissent de façon à lui donner une nouvelle vie, phénomène rendu possible par
le déclin numérique et culturel du groupe précédent. En cela, il est nécessaire de considérer
que ce groupe habite le patrimoine, au quotidien et qu’en l’utilisant, il permet d’en
conserver la matérialité.
• Les individus et les familles vivant aux marges du collectif villageois entretiennent à l’égard
du patrimoine local une relation ambiguë. D’un côté, elles se tiennent à l’écart de toutes vies
sociales et culturelles, manifestant ainsi leur faible intérêt pour toutes manifestations à
dimension patrimoniale. D’un autre côté, elles profitent de leur situation résidentielle pour
jouir en toute liberté de l’architecture et de la nature environnante. Leur relation au
patrimoine est donc limitée et fragmentaire. Elle s’apparente à un mode de consommation,
proche de celui d’un touriste de passage, peu attaché au contexte socioculturel dans lequel il
évolue momentanément. Dans ces conditions, ces personnes n’habitent pas le patrimoine,
elles résident dans un cadre particulier constitutif d’une histoire dont les traces sont encore
conservées.
• De leur côté, les professionnels du tourisme sont très sensibles à l’aspect visuel du
patrimoine architectural. Leur présence repose essentiellement sur l’évaluation de celui-ci
et sur son potentiel d’attraction touristique. Cette réalité n’enlève rien à l’intérêt propre que
chacun d’entre eux peut porter à l’histoire, aux habitudes et aux manifestations locales.
Indépendamment de leurs passions personnelles pour ces différents aspects, ils les
mobilisent à tout instant pour montrer aux estivants qu’ils sont d’authentiques villageois et
assurent ainsi leur propre publicité. Dans le cas de ce village, ces personnes entretiennent
avec le patrimoine une relation quasi exclusivement économique.

25 À partir de ces quatre positions, une typologie, croisant les différents groupes résidents et
les logiques d’usage qu’ils développent peut être établie.
26 Dans le cas exposé, les modes d’habiter le patrimoine sont au nombre de quatre. Ils
résultent de constructions socioculturelles et historiques différentes. Ils révèlent que la
34

notion de patrimoine n’englobe pas les mêmes dimensions pour tout le monde de sorte
qu’elle conduit à des usages et des modes de valorisations propres à chacun. La question
qui reste en suspens est de savoir si une telle situation nuit à la préservation de tels biens
et engendre forcément des tensions entre groupes sociaux. Deux exemples issus du
terrain d’enquête permettent d’y répondre. Le premier concerne les deux groupes les
plus impliqués dans la vie collective villageoise. Le fait qu’ils développent simultanément
des modes de vie et de réjouissances différents et qu’ils entretiennent pour cette raison
des relations conflictuelles tend à mettre en question l’héritage socioculturel villageois et
l’identité locale. Le second a trait aux attitudes développées par les plus anciennes
familles villageoises et les professionnels du tourisme à l’égard du patrimoine communal.
Leurs intérêts réciproques devraient les conduire à de fortes oppositions ; les uns
cherchant à préserver leur culture, les autres à tirer partie financièrement du capital
local. Or, les vieilles familles rendent surtout responsables les seconds du bruit, de
l’encombrement des espaces collectifs, du manque de retenue de certains touristes en
période estivale. Inversement, elles reconnaissent que la valorisation économique de leur
patrimoine permet à nombre d’entre eux de pouvoir continuer à vivre au pays grâce aux
emplois saisonniers ainsi offerts, de disposer de commerces et de services qui faute
d’activité touristique ne pourraient pas se maintenir. En quelque sorte le développement
de nouvelles activités développées autour de la valorisation économique du patrimoine
permet aux deux groupes concernés de profiter du lieu et de ses spécificités sans porter
réellement atteinte aux intérêts de l’autre. Leur interdépendance conflictuelle étant
moindre que celle qui oppose les deux groupes cités précédemment, leurs tensions sont
moins vives. Ces différences contextuelles montrent que la modification des pratiques
autour de biens patrimoniaux ne remet pas forcément en question la nature de ceux-ci.
Par contre, dès lors que le patrimoine perd son utilité pratique ou symbolique, sa valeur
tend à s’estomper.

CONCLUSION
27 Le caractère patrimonial accordé à un objet est directement lié à la nature des relations
qu’entretiennent à son égard les générations qui en sont successivement détentrices.
Pour celle qui transmet, la donation répond à une recherche de pérennité au-delà des
limites de l’existence humaine visant à communiquer une âme, un savoir-faire, une
croyance, un capital culturel ou immobilier. Pour celle qui reçoit, l’acceptation du don
répond à une marque de filiation consentie, conduisant à honorer la mémoire du
donateur et impliquant la poursuite de son œuvre dont le but ultime est de transmettre à
nouveau. Habiter pleinement le patrimoine correspond à assumer cette tâche au
quotidien et à ne négliger aucune de ces dimensions. Pour atteindre cet objectif, les
aspects matériels, culturels, symboliques et émotionnels doivent être considérés comme
un capital mobilisable à chaque instant. Aborder de cette façon le patrimoine est investi
d’une dimension utilitaire qui ne peut pas faire abstraction du contexte socio-historique
dans lequel il est construit, vécu et transmis. Reste qu’un bien considéré comme
patrimonial peut être sacralisé, à l’image d’une relique, et faire l’objet de mesures
restrictives d’accès ou d’usage dont l’objectif est d’assurer sa préservation. Avec le temps,
ce type d’action risque de mener à la muséification du bien en question, au point de voir
disparaître l’essentiel de la substance attribuée à ce bien. C’est ce que l’on constate
lorsque le patrimoine est exploité ou utilisé uniquement pour y résider. Des biens
35

patrimoniaux peuvent également changer d’usage et être réinvestis sentimentalement et


socioculturellement de façons différentes du passé. Dans ce cas, ils sont parés d’une
valeur renouvelée. Les pièces de musique de Mozart et des Beatles sont toujours jouées
alors que les contextes dans lesquels elles sont entendues par ceux qui les écoutent
aujourd’hui sont différents de l’époque à laquelle elles ont été interprétées pour la
première fois. C’est ce que l’on constate quand le patrimoine est habité au quotidien par
des individus sans lien préalable avec ce type de bien.
28 Ces changements ont toutefois de fortes conséquences pour la société dès lors que ces
biens ont une valeur collective et une dimension identitaire. Dans de tel contexte, les
conditions envisagées pour assurer la sauvegarde du patrimoine, son plein usage et sa
transmission ou son effacement partiel ou total, sont tributaires des rapports de force
entretenus par des groupes dont les intérêts sont contradictoires. Lorsque différentes
logiques s’affrontent, la difficulté est de trouver l’équilibre acceptable pour satisfaire les
besoins des générations futures, sans que le bien devienne un simple objet de
consommation, symbolisant uniquement une authenticité de façade, dépourvue de toute
vie réelle.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
BAGES R. et PUECH J.-L., 1994, « L’étranger nouvel acteur du marché foncier local, le cas du Tarn »,
Études rurales, 135-136, p. 45-58.

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BULLER H. et HOGGART K., 1994, « Vers une campagne européenne : les Britanniques en France
rurale », L’Espace géographique, 3, p. 263-273.

ÉLIAS N., 1991, La société des individus, 3e Éd., Presse Pocket, Paris, 302 p.

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GRANOVETTER M., 1973, « The strength of weak ties », American journal ofsociology, 78, p. 1360-1380.

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sociologiques, VI, 3, p. 279-292.

SANSOT P., 1980, « Imaginaire, vécu des pratiques et représentations », Recherches Sociologiques, n°
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36

SOUDIERE M. (de La), 1998, « L’appel des lieux : une géographie sentimentale », dans L’autre maison,
la résidence secondaire, refuge des générations Autrement, 178, p. 102-137.

AUTEUR
LUC BOSSUET
Sociologue, chercheur rattaché au LADYSS CNRS
Université Paris X
37

Restaurer sa maison a l’ombre d’un


patrimoine
Nathalie Ortar

INTRODUCTION
1 Le mot patrimoine possède un double sens, d’un côté il « signifie séparer, identifier,
classer ; de l’autre il signifie appropriation sociale, lien entre les hommes à travers le
temps et l’espace » (Rautenberg, 1998 : 288). L’habitat se situe au cœur de ces
contradictions et le lien entre les deux sens est d’autant plus crucial que cet objet est
habité, c’est-à-dire que pour ses propriétaires il s’inscrit à la fois dans l’espace, la durée et
la quotidienneté. En effet, le patrimoine rural est certes constitué par ses châteaux et
églises mais « surtout de fermes et de maisons particulières qui sont l’expression
rémanente de l’histoire locale et de l’évolution du mode de vie » (Collignon, 1988). Issu
d’une production non savante « où il faut raisonner en termes de modèles, de types, de
variantes » (Chevallier, Chiva, Dubost, 2000 : 14), ce patrimoine pose depuis longtemps la
très controversée question de son esthétique1.
2 Au cours des années 1960-1980, il a très largement été réapproprié par les résidents
secondaires à la suite d’un héritage, pour des raisons financières – ces maisons ont
longtemps été bon marché – ou par choix esthétique. En effet, la résidence secondaire
campagnarde obéit à un certain nombre de clichés. L’un d’entre eux veut que cette
maison soit ancienne, même si l’étendue de son passé n’est pas spécifiée. Son architecture
doit être en accord avec celle du patrimoine local. De fait, ces maisons participent
directement au paysage patrimonial d’une région quel que soit leur usage actuel et
d’après Jean Davallon, André Micoud et Cécile Tardy, « se substitu[ent] peu à peu au
patrimoine rural monumental qui n’apparaît plus comme un support identitaire pour le
milieu rural » (1997 : 196). Toutefois, vivre à l’ombre d’un monument classé représente un
atout supplémentaire mis en avant auprès des connaissances ou lors de la vente. Cette
imagerie cache néanmoins des réalités très contrastées selon les milieux sociaux et les
raisons qui ont présidé au choix du logement. Apprivoiser cet environnement, l’investir,
38

l’habiter le temps des vacances et donc le faire sien, peut être vécu comme un bonheur
et/ou une source de servitudes. De fait, l’habitabilité de ce patrimoine se pose sous l’angle
d’une double problématique. Le premier volet porte sur les contraintes imposées par la
présence d’un monument classé sur la restauration extérieure et intérieure. Le deuxième
volet s’interroge sur le choix d’un passé lors de la restauration d’une maison, de même
que sur la possibilité de l’intégrer aux exigences d’un mode de vie contemporain. En effet,
avant d’arriver aux mains de leurs propriétaires actuels, les maisons ont été l’objet
« d’incessants remaniements, par remembrement, surélévation et percements de baies,
qui ont profondément modifié [leur] structure. » (Chiva et Dubost, 1990 : 22), rénover
impose dès lors des choix.
3 Le terrain d’observation, Chavannes sur Suran, est un village de l’Ain riche d’une église
du XVe siècle classée monument historique et de quelques bâtiments inscrits au répertoire
de cette institution. Toutefois, la première vision du village est celle d’une rue bordée
d’une suite ininterrompue de façades identiques, sans style particulier, et ponctuée d’un
côté par la mairie école, grosse bâtisse cubique datant des années 1960, et de l’autre par
un petit supermarché au toit plat précédé d’un hangar de ferme en tôles. Il faut quitter la
route pour que le village se révèle autour de la petite place entourant l’église où
influences bressane et franc-comtoise se disputent la prééminence, reflet estompé d’une
vieille lutte entre la Franche Comté et la France. Malgré un camping municipal
essentiellement fréquenté par des pêcheurs, la commune n’a pas de réelle vocation
touristique et mise plutôt sur sa proximité avec Bourg-en-Bresse pour se développer. Les
résidents secondaires eux-mêmes sont de plus en plus mal perçus par une municipalité
désireuse que chacune des maisons soit habitée à l’année. De fait, dans cette commune
d’environ cinq cents habitants, il n’existe plus de maisons en pierres sur le marché depuis
deux ans et la majeure partie des granges ont été transformées en habitations. Une
trentaine de constructions neuves ont été autorisées depuis dix ans et un lotissement de
quinze maisons doit être créé en 2004. Malgré un nombre grandissant d’habitants qui
travaillent à Bourg en Bresse ou à Oyonnax, plusieurs familles d’agriculteurs vivent
encore sur la commune et cohabitent avec des industries plastiques et quelques artisans.
4 Les résidents secondaires rencontrés l’étaient dans le cadre d’une recherche doctorale
ethnographique portant notamment sur la restauration des bâtiments, les maisons ayant
toute au moins un siècle d’histoire (Ortar, 1998). La question du patrimoine a été
particulièrement abordée afin de comprendre le sens des transformations entreprises, le
rapport à l’histoire et au patrimoine architectural qu’elles pouvaient dénoter. Ces
données furent enrichies par des entretiens complémentaires effectués en 2003.

À L’OMBRE DE L’ÉGLISE : HABITER À PROXIMITE D’UN


PATRIMOINE CLASSÉ
5 S’abriter à l’ombre d’une église classée monument historique implique de se soumettre à
un certain nombre de prescriptions imposées par l’architecte des monuments historiques.
Ce sont surtout les ouvertures qui sont concernées, la taille, le choix des châssis, des
volets et de leurs couleurs étant imposés. Une brochure éditée en 1997 par la revue
municipale et disponible en mairie reprend les recommandations des architectes des
bâtiments de France portant sur la restauration des toitures et des façades ainsi qu’un
récapitulatif des aides apportées. Ce discours, très directif dans le périmètre de
39

protection de l’église, remporte une adhésion variable selon les conditions d’acquisition
du bien et le passé des individus.
6 Les Maurot, tous deux cadres moyens, ont racheté lors de la succession, en 1978, la
maison d’enfance de madame. De lignes très simples, le bâtiment, daté de la fin du XIXe
siècle, est dépourvu de tout style particulier. Situé le long de la route, légèrement à
l’extérieur de l’agglomération, il jouxte un hangar de ferme. Jamais réellement rénovée,
la maison est inconfortable au regard des standards actuels, l’eau courante par exemple
n’arrivant que dans la cuisine. Le couple décide de casser la totalité des cloisons et
d’ouvrir des espaces. En effet, M. et Mme Maurot souhaitent venir vivre au village lors de
leur retraite et veulent une maison qu’ils qualifient de moderne à la fois par ses formes et
son confort. La façade doit subir un traitement identique : l’ouverture de larges baies
vitrées est prévue là où n’existent que des fenêtres. Lors du dépôt de permis de construire
toutes les transformations extérieures sont refusées et des vitrages à petits croisillons,
inexistants auparavant, sont imposés. Les Maurot n’ont jamais totalement accepté cette
décision et ont quand même percé une baie vitrée côté jardin, invisible de la route. Leur
argumentaire porte sur l’éloignement de leur maison du centre historique, l’absence de
qualité architecturale de leur voisinage immédiat, et une certaine idée de la liberté
individuelle. Ces personnes sont très attachées au village où Mme Maurot participe
activement à nombre d’associations et est élue au conseil municipal. Dans la déception de
Mme Maurot entre sans aucun doute le regret de ne pas pouvoir faire totalement sienne
cette maison qu’elle a acquise pour racheter une enfance et un passé familial qu’elle juge
négativement. Ne pas pouvoir reprendre la façade selon ses vœux la frustre de l’affichage
d’une réussite sociale durement acquise. La réaction de Mme Maurot rappelle que
l’habitat, s’il est objet d’histoire, permet aussi à chacun d’inscrire sa propre histoire, de la
réécrire, voire d’essayer de réparer un passé jugé honteux.
7 Mme Durest, une documentaliste aujourd’hui retraitée, possède une maison traversante
dont une des façades donne sur la rue principale tandis que l’autre ouvre sur un jardinet
abrité par un haut mur. Elle a décidé de faire repeindre ses volets en beige, une couleur
pour elle hautement symbolique. En effet, lors d’un précédent ravalement, quelque
quarante ans auparavant, sa mère souhaitait modifier la couleur des boiseries alors
peintes en vert. Son père, héritier du bien, avait refusé. Introduire sa mère dans cette
maison, dont le souhait est explicitement rappelé pour justifier le choix du coloris, est
indubitablement aussi une façon de se faire pardonner d’avoir obligé sa mère à vendre
son propre bien lorsque cette dernière lui avait fait part de son incapacité à entretenir
deux résidences secondaires. Cette maison, qu’elle entoure de beaucoup d’affection et
personnifie à plusieurs reprises lors de l’entretien, fut d’ailleurs l’une des raisons de son
divorce. En effet, son mari possédait également une résidence secondaire héritée et
chacun des conjoints exerçait des pressions sur l’autre pour le convaincre de ne
fréquenter que sa maison. Peu après le ravalement, l’architecte des monuments
historiques fit observer le caractère inapproprié de la couleur des volets par un courrier
officiel sans toutefois demander de changer. Cette remarque entre en conflit avec une
histoire personnelle intrinsèquement liée à celle du bien et dont chacune des
modifications est porteuse de sens.
8 L’inscription dans un ensemble plus large n’est pensé ni par les Maurot, ni par Mme
Durest. Si la mise en valeur de l’ensemble architectural leur semble intéressante dans
l’absolu, elle s’avère insupportable dès lors qu’elle devient une entrave à leurs pratiques.
Cette attitude rejoint d’ailleurs celle de la municipalité qui, si elle est ravie de posséder
40

une église classée et quelques beaux bâtiments, accepte difficilement les contraintes que
cette présence entraîne. La municipalité apparaît porteuse d’un double langage, prise
entre deux intérêts : conserver un village « pittoresque » dans une région peu touristique
ou favoriser le développement du bâti dans une zone qui se périurbanise. Le patrimoine
du village, trop peu visible, souffre de cette concurrence, qui le marginalise d’autant plus.
9 À l’opposé de ces exemples, M. Françon a hérité d’une maison forte datant du XVIe siècle,
à laquelle est accolée un bâtiment plus récent de la fin du XVIIIe siècle. Depuis le décès de
son époux Mme Françon, médecin anesthésiste, gère le bien au nom de ses trois enfants.
Elle a décidé de restaurer l’ensemble inscrit à l’inventaire des monuments historiques par
goût personnel pour les vieilles pierres et pour valoriser un capital, sans que pour
l’instant l’habitabilité des lieux soit réellement pensée. Les restaurations sont entreprises
en concertation avec l’architecte des monuments historiques et sont réalisées par des
entreprises agréées. La majeure partie des structures greffées au bâtiment d’origine a été
supprimée. L’appareillage de pierres a été recouvert d’un crépi à la chaux conforme aux
recommandations en vigueur. Si les propriétaires adhèrent ici tout à fait aux directives et
regrettent qu’elles ne soient pas mieux suivies, les critiques ont été vives parmi les
villageois, qu’ils soient résidents permanents ou secondaires. C’est le choix du crépi qui a
soulevé le plus de polémiques2. En effet, pour nombre de détracteurs, issus de tous
milieux sociaux, crépir reste une marque de mauvais goût, un choix de pauvre ou une
solution de repli lorsque l’état du mur ne semble pas pouvoir offrir d’autre solution, ce
qui n’était pas le cas de la maison forte. Dans le village nombre de personnes s’appliquent
avec une infinie patience à dégager chaque pierre de leurs façades pour ensuite les
jointoyer avec tout autant de patience. La petitesse des pierres et le fait que seules les
granges n’aient pas été crépies par le passé ne freinent en rien cet engouement. Le
crépissage des murs de la maison forte a dès lors été perçu comme un véritable
anachronisme voire même un trait dissonant de modernité. Seules les personnes les plus
âgées qui se souviennent que crépir sa maison était, pour leurs parents, la possibilité
d’afficher une réussite sociale, réinterprètent positivement cet acte à l’aune de leurs
propres valeurs quand elles n’estiment pas qu’il s’agit d’un retour inutile sur un passé
qu’elles souhaiteraient disparu. C’est donc le choix du passé de référence qui heurte et se
heurte à de nouveaux codes du bon goût.
10 Les polémiques soulevées par le traitement extérieur des bâtiments renseignent sur
plusieurs des fonctions du bâti et sur la difficulté rencontrée à préserver une unité autour
d’un monument historique. La maison, y compris son extérieur, donc ce qui est donné à
voir, est porteuse d’une histoire liée à celle de ses propriétaires. Grâce à elle il est possible
d’afficher une continuité ou sa différence ; or résider à l’intérieur du périmètre d’un
bâtiment classé nie cette alternative et oblige à laisser l’histoire globale prendre le pas
sur sa propre histoire. Dès lors, pour préserver leur liberté, les particuliers jouent avec la
légalité : ils omettent de préciser des transformations ou ne les réalisent pas tout à fait de
la façon exigée.

AMÉNAGER SA MAISON
11 L’aménagement intérieur ne comporte pas de contraintes administratives. Néanmoins, de
nombreux écueils guettent les résidents secondaires. En effet, que le bâtiment soit rénové
3 ou restauré, il s’agit de conserver certains éléments du passé et d’en imposer de

nouveaux. Ces transformations mettent en scène la conception que chacun a de l’Histoire,


41

de ce qu’il faut en retenir. Plusieurs maisons du village sont contemporaines de l’église,


d’autres, un peu plus récentes, peuvent être également considérées comme des vestiges.
Toutefois, très peu sont inscrites à l’inventaire des monuments historiques et aucune ne
fait l’objet d’une politique particulière de conservation. L’enquête s’intéresse plus
spécifiquement à ces bâtiments anciens parce qu’ils sont aussi l’objet d’une attention
particulière de la municipalité qui tient à les conserver en bon état, même si elle ne
propose aucune aide pour cela, ni ne précise ce qu’elle entend par là.
12 M. et Mme Meyer, un artiste peintre et une journaliste de mode, sont tombés amoureux
des communs d’un ancien chapitre de chanoines datant du XVe siècle lors d’une visite à
des amis en 1967. Le bâtiment n’était pas à vendre mais ils l’ont obtenu sans difficulté
pour le prix d’une porte en chêne. Inhabité depuis longtemps, l’intérieur du bâtiment et
la toiture étaient fortement détériorés. La réfection du toit fut la priorité, puis vint celle
de l’intérieur du bâtiment. La réfection des espaces communs ne posa pas de difficulté : la
balustrade de l’escalier fut reproduite à l’identique d’après un barreau retrouvé, l’évier en
pierre de l’entrée fut conservé et les planchers de l’étage refaits selon le modèle existant.
La cheminée de l’ancienne cuisine fut un dilemme : elle avait été plusieurs fois remaniée
au cours des siècles et il était difficile de retrouver sa structure primitive. Une solution
hybride fut finalement adoptée : elle suggère les parties les plus anciennes sans pour
autant les reprendre totalement. La cuisine, qui dépend d’un bâtiment voisin datant du
XVIIIe siècle, fut la seule pièce dont l’aménagement fut réalisé sans difficulté : sa relative
absence d’historicité et son bon état ont coupé court aux atermoiements. L’installation de
la salle de bain, jamais finie, fut une autre source de dilemmes. Nécessairement moderne
en regard du reste du bâtiment, comment pouvait-elle être aménagée et où ? Pendant des
années son installation fut repoussée puis, pour faciliter les visites d’amis lassés de se
laver à la sauvette dans la cuisine ou au fond du jardin, un espace du grenier lui fut
« sacrifié », ce qui s’avéra très peu pratique. Au rez-de-chaussée, les dalles ont été
conservées et celles qui étaient cassées restaurées. La maison aurait besoin de
l’installation d’un chauffage pour être habitable en hiver. Pour qu’il s’intègre au bâtiment
la solution envisagée serait un chauffage au sol, ce qui supposerait d’ôter les dalles pour
ensuite les remettre, un procédé très onéreux. La maison reste ainsi en suspens, dans un
état d’inachèvement que M. Meyer met en relation avec leur situation familiale – ils n’ont
pas eu d’enfants – et l’évolution de leurs centres d’intérêts qui les conduit à la découverte
d’autres civilisations. Ainsi, les meubles sont achetés en fonction des coups de cœur chez
des brocanteurs locaux, mais tout l’étage reste vide. L’extérieur, qui était en état, est resté
identique. Le potager est toujours cultivé par un villageois qui garde la récolte. La seule
contrainte qui lui est imposée est le respect du strict ordonnancement des carrés. Cet
inachèvement, cette incapacité à habiter pleinement ce lieu qui n’était pas fait pour
l’habitat est révélateur à la fois des points de désaccords du couple et de la difficulté à
concilier respect historique et contingences d’une vie quotidienne qui ne s’accommode
que difficilement, sur le long terme, d’une vie ascétique.
13 L’histoire des Sauret, un couple d’épiciers à la retraite, pourrait être symétrique à celle
des Meyer. Ils ont acquis la partie réfectoire/dortoir du chapitre de chanoines à la même
date que leurs voisins. Mme Sauret est originaire du village mais son père n’était que
locataire d’un minuscule appartement. Le couple, parent de trois enfants, est heureux de
pouvoir acquérir une grande maison dotée d’un jardin attenant dans le village, fait rare,
même si l’aspect intérieur du bâti leur déplaît fortement : les dalles sont difficiles à
nettoyer, l’escalier est beaucoup trop monumental, la répartition des pièces inappropriée.
42

Au fil des ans le couple s’attelle à moderniser l’intérieur. Même si des voisins viennent de
temps en temps montrer l’escalier à des amis, les transformations se succèdent pour que
« cette maison soit enfin habitable ». Seul un évier de pierre échappe à la fièvre
modernisatrice car il rappelle à Mme Sauret des souvenirs d’enfance. Mme Sauret ne peut
toutefois pas être considérée comme une modernisatrice forcenée. Si elle est maintenant
trop âgée pour se déplacer facilement, elle a longtemps gardé l’habitude de laver son
linge au lavoir pour le plaisir de revivre des souvenirs et elle apprécie que les Meyer aient
tenu à conserver leur bien à l’identique. Cette personne exprime un véritable bonheur à
pouvoir se replonger dans son passé et s’anime dès qu’elle commence à l’évoquer.
Toutefois cet attachement ne prend sens que par rapport à son histoire personnelle.
L’Histoire ne l’intéresse pas, pas plus que celle de sa maison et des traits du passé qui y
persistent. Le quotidien se doit d’être avant tout rationnel, même pendant le temps des
vacances. La seule concession porte sur le mobilier et l’électroménager qui ont tous vécu
une première vie dans l’appartement citadin avant de venir à la campagne.
14 L’attitude des Guérin se situe à mi-chemin entre celle des Meyer et des Sauret. M. Guérin
est un petit entrepreneur. Bien que propriétaire d’une villa avec piscine à Bourg-en-
Bresse, il souhaitait posséder un bâtiment de ferme à la campagne où il puisse se reposer
sans être dérangé. Dépourvus l’un et l’autre de toutes racines familiales, le choix du lieu
importait peu. Toutefois, Mme Guérin souhaitait que ce bien présente un lien avec son
enfance et Chavannes fut choisi parce qu’elle avait passé toutes ses vacances dans un
village voisin. La maison, datée du XVIIe siècle et flanquée d’un pigeonnier du XVe siècle, a
été trouvée par hasard. Si l’aspect historique a intéressé le couple c’est avant tout pour sa
taille et le nombre de ses dépendances qu’elle a été acquise en 1982. Crépite et peinte en
blanc à l’extérieur, entièrement refaite à l’intérieur peu d’éléments du passé subsistent en
dehors de la cave et de la structure générale du corps de ferme qui n’a pas été modifiée.
Pourtant, deux portes ont été conservées à l’identique, de même que deux marches qui
marquent le passage de l’ancien accès aux réserves transformées en chambres, une
meurtrière, une toute petite fenêtre ainsi que la pierre à évier placée dessous et le petit
garde manger malgré le fait que ces trois éléments se situent maintenant dans un couloir.
La cheminée a été entièrement transformée, surélevée et dotée d’un récupérateur de
chaleur. Seule subsiste la pierre de soutien du manteau. L’ensemble présente un caractère
récent aussi, pour compenser, les propriétaires ont fait forger des chenets en fer
« moyenâgeux » disposés devant la cheminée, ainsi que des candélabres muraux
électriques. Le reste de la maison est meublé d’objets de facture récente. Les vestiges du
passé sont toutefois les premiers éléments que les propriétaires montrent aux visiteurs.
Au cours de l’entretien M. Guérin avoue que la découverte de la maison l’a incité pour la
première fois à s’intéresser à l’Histoire dans le but de retrouver le contexte dans lequel
s’inscrit son bien. Cependant, cet intérêt n’est pas neutre et les traits rappelant
l’historicité de la maison sont utilisés dans le but de renforcer une nouvelle légitimité
sociale qui, dans notre pays, passe notamment par l’inscription dans le temps long.

HABITER LE PATRIMOINE
15 Restaurer ou moderniser présuppose le choix d’un mode de vie, mais aussi d’un rapport
différent à l’histoire et à la culture. S’adapter à la structure d’un bâtiment, respecter ses
matériaux sans vouloir trop les transformer implique un certain ascétisme, le
renoncement à une partie du confort dit moderne. C’est pour s’être embourbés dans cette
43

exigence que les Meyer ne peuvent avancer dans leurs travaux d’aménagement. Habiter
le patrimoine, c’est-à-dire le faire sien et y vivre nécessite de le marquer afin de le rendre
habitable en fonction des standards actuels. Habiter impose d’effectuer des choix et de ne
retenir que certains éléments, a fortiori ceux qui font sens dans le cours d’une histoire
personnelle. La pierre à évier conservée par Mme Sauret entre dans cette catégorie et cet
acte apparaît d’autant plus significatif qu’il intervient à une époque où le patrimoine n’a
pas encore acquis les lettres de noblesse qui seront les siennes vingt ans plus tard. Un
bien patrimonial enracine ses propriétaires, les contraint à se couler dans un moule.
Martine Bergue remarque à propos des exploitations agricoles que « la fixité (ou ce qui lui
ressemble) est immanquablement associée à la mort, mort de la lignée et mort de la
maison. C’est donc dans le cours des choses que les espaces changent de vocation, que les
cultures soient modifiées, que les savoir-faire varient. » (2000 : 108). Un objet patrimonial
ne peut être habité qu’au prix d’une part de perte générée par le besoin d’apprivoiser un
espace, sous peine, pour son propriétaire, de rester le visiteur d’une coquille vide de sens.
16 Est-il donc possible d’habiter le patrimoine tout en le préservant ? Cette apparente
contradiction n’est-elle pas surtout révélatrice de l’assimilation du patrimoine à un
musée. C’est à cette difficulté que se heurtent particuliers et architectes des bâtiments de
France. À la lumière de cette étude, pour que le patrimoine puisse être préservé tout en
étant habité, deux conditions apparaissent nécessaires.
17 Tout d’abord un lien doit pouvoir être établi entre une histoire personnelle et la lecture
du bâtiment. Ces deux éléments apparaissent ici indissociables et expliquent les
transformations souhaitées. Or la protection porte sur l’habitat, c’est-à-dire une entité
spatiale déconnectée de l’habitant, de ses désirs et besoins, mais aussi de son propre
rapport à l’histoire dont la maison est l’une des expressions. Ne pas faire cas de ce rapport
intime aux individus revient à nier une des fonctions symboliques de ce bien. Les
difficultés éprouvées à suivre les directives ou à habiter sa maison apparaissent alors
comme l’expression de ces dysfonctionnements.
18 Habiter le patrimoine implique aussi de faire coïncider un usage et des goûts
contemporains à une architecture qui fut prévue pour d’autres fonctions. Le patrimoine
ne peut être habité que s’il a été apprivoisé et donc transformé pour servir de lieu de vie
selon des standards contemporains. La quête d’une certaine « authenticité » est actuelle
(Babadzan, 2001) et ne doit pas être dissociée du contexte qui la génère, profondément
ancré dans la modernité. C’est bien dans cette contradiction que se débattent tant ceux
qui « restaurent » que ceux qui « modernisent » (Dubost, 1982)4, qu’il s’agisse de
l’intérieur de leur maison ou de l’aspect général du village. L’exemple des résidents
secondaires développé dans cet article a permis d’acquérir une certaine profondeur
historique dans cette étude. Ces personnes sont devenues propriétaires de biens laissés
vacants parce que ces derniers avaient été insuffisamment transformés et donc étaient
devenus inutilisables. Ils ont ainsi été les premiers à expérimenter le fait que « remettre
debout ce qui était tombé, pour le simple fait de le relever, apparaît comme une
entreprise formelle, presque vaine, parce qu’elle se passe du contexte historique dans
lequel les choses ont été érigées, ainsi que des empilements successifs de sens qui les ont
emplies. » (Bergue, 2000 : 116). Toutefois, malgré ces adaptations, habiter à l’ombre d’un
monument classé ou dans une maison inscrite au répertoire des bâtiments de France
implique de renoncer à une part de ses propres désirs et c’est aussi pour cela que sa
préservation soulève autant de polémiques.
44

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
BABADZAN A., 2001, » Les usages sociaux du patrimoine », Ethnologies comparées, 2, p. 1-8.

BERGUE Martine, 2000, « “Vous n’avez pas Biron”. Le patrimoine rural, monument minuscule ? »,
in FABRE D. (dir.), Domestiquer l’histoire. Ethnologie des monuments historiques, Paris, eds Maison des
sciences de l’homme, p. 103-117.

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J. et TITS-DIEUAIDE M.-J., L’histoire grande ouverte. Hommages à Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris,
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patrimoine rural », in Patrimoine ethnologique et tourisme. À propos des circuits culturels, Actes des
rencontres de Chambéry, 24-25 mars, Lyon, A.R.A., p. 121-127.

DAVALLON J., MICOUD A. et TARDY C, 1997, « Vers une évolution de la notion de patrimoine ?
Réflexions à propos du patrimoine rural », in GRANGE D. et POULOT D., L’esprit des lieux. Le patrimoine
et la cité, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, p. 195-205.

DUBOST F, 1982, « L’usage social du passé. Les maisons anciennes dans un village du beaujolais »,
Ethnologie française, 1, p. 45-60.

DUBOST F, 1999, « La maison, le beau et la mode », Terrain, 32, p. 55-66.

ORTAR N., 1998, Maisons, raisons, passions. La résidence secondaire à Chavannes sur Suran et Saint-Martin
d’Entraunes, thèse de doctorat, Université de Nanterre-Paris X.

RAUTENBERG M., 1998, « L’émergence patrimoniale de l’ethnologie : entre mémoire et politiques


publiques », in POULOT D. (éd), Patrimoine et modernité, Paris, L’Harmattan, p. 279-289.

NOTES
1. L’article d’Isac Chiva (1997) offre un panorama de la lente évolution de la réflexion sur cette
question.
2. Sur cette question cf. DUBOST F. (1999).
3. Il y a vingt ans les bâtiments étaient « modernisés » ou « restaurés ». Le terme rénovation est
actuellement préféré, la différence tenant dans le fait que certains éléments du passé sont
conservés de façon plus ostensible. Cf. DUBOST F. (1982).
45

4. Même si les contenus plastiques donnés à la restauration et à la modernisation ont évolué


depuis l’enquête de Françoise Dubost, la distinction qu’elle opérait reste toujours d’actualité dans
les discours.

AUTEUR
NATHALIE ORTAR
Docteur en ethnologie, chercheur hors statut
46

Habiter le patrimoine du XXe siècle :


l’exemple de la « Maison radieuse » de
Le Corbusier à Rezé les Nantes
Sylvette Denèfle

INTRODUCTION
1 Habiter le patrimoine, c’est, le plus souvent, vivre dans un lieu reconnu comme ayant une
valeur exceptionnelle, que ce soit du point de vue paysager, culturel ou architectural.
2 Lorsque la reconnaissance concerne le paysage, c’est un consensus universel qui en
établit la qualité et les exigences de la préservation. Lorsque la reconnaissance est celle
d’une œuvre historique ou culturelle, c’est le plus souvent le poids du temps qui a
construit la forme reconnue, à moins que ce ne soit la qualité de son concepteur.
3 Pour ce qui est de l’exemple dont nous traitons, la « Maison radieuse » de Le Corbusier à
Rezé, la reconnaissance comme patrimoine se pose de façon complexe.
4 C’est en effet, un immeuble d’habitat social qui a été réalisé en 1955 et conçu par un
architecte qui a joué un rôle déterminant dans les réflexions urbanistiques, artistiques et
architecturales de son temps.

LE PATRIMOINE DU XXe SIÈCLE


5 En classant, en 19651, cet immeuble au titre du patrimoine historique, qu’a-t-on classé ?
6 Manifestement une réalisation du XXe siècle, pour laquelle la distance de jugement a été
très faible. C’est donc largement l’œuvre d’un maître reconnu qui a été classée.
7 Dans les années soixante, en effet, Le Corbusier est la référence dominante de
l’architecture française qu’on s’enthousiasme pour le maître ou qu’on critique, encore
47

timidement, ses conceptions tranchées et plus largement le fonctionnalisme du


mouvement moderne.
8 On sait que les conceptions de Charles-Edouard Jeanneret sont élaborées depuis
pratiquement la première guerre mondiale et on a, dans les unités d’habitation,
l’expression de ses théories. Mais on sait également qu’après la seconde guerre mondiale,
Le Corbusier s’est imposé comme le maître à penser de l’architecture française et il n’est
pas si facile de démêler ce qui est préservé par l’inscription à l’inventaire de la
représentation emblématique de l’architecture moderne ou de l’œuvre d’un graphiste
exceptionnel.
9 De plus, cette œuvre qui est reconnue a la particularité d’être une habitation à bon
marché. C’est, en effet, un bâtiment conçu pour loger des populations modestes à un coût
faible. Cette construction doit montrer par l’exemple, la possibilité qu’ouvrent le
modernisme, l’industrialisation, la rationalisation, de réaliser des logements totalement
nouveaux, des modes d’habiter rompant avec la tradition urbaine. C’est dans cette
spécificité d’être un modèle nouveau d’habitat que réside l’intérêt principal de
l’immeuble.
10 On voit ainsi que ce n’est donc pas seulement une réalisation d’un grand architecte qui est
classée mais plutôt les conceptions architecturales et urbanistiques du mouvement
moderne dont cet architecte est le porte-parole emblématique.
11 En considérant le classement de cet immeuble d’habitat social, œuvre de Le Corbusier, on
rencontre donc tout à la fois les problèmes que peut poser la reconnaissance comme
Monument Historique du patrimoine du XXe siècle, et d’autre part des caractéristiques du
classement d’une opération d’habitat social emblématique de conceptions nouvelles.
12 La reconnaissance d’une œuvre récente pose le problème du recul nécessaire pour
l’élection d’un ensemble contemporain à la représentation d’un moment majeur dans la
constitution du patrimoine universel.
13 Quelle réalisation contemporaine reconnaître comme emblématique d’une pensée ou
d’une œuvre dont la pérennité puisse s’imposer ?
14 Chacun sait la difficulté à prendre suffisamment de distance avec notre implication dans
le quotidien pour juger de ce qui nous est le plus proche. Il y a là une confrontation entre
les valeurs universelles que promeut la qualité de patrimoine et les faits d’esprit du temps
qui souvent ne sont que modes éphémères.
15 Mais la proximité temporelle apporte par ailleurs la connaissance précise de tous les
aspects techniques de la réalisation, ce qui permet un respect total de cette dernière dans
toutes les opérations de rénovation.
16 Ici, la reconnaissance est certainement celle d’une œuvre, mais au-delà de cette
particularité d’être une œuvre du XXe siècle, la « Maison radieuse » est une unité
d’habitation de grandeur conforme construite par Le Corbusier pour répondre à des
exigences prégnantes des années cinquante, celles de reloger une population modeste, ne
disposant le plus souvent que de logements insalubres. Or, ces exigences ont généré des
milliers d’immeubles partout en France qui, de plus, ont été érigés très souvent au nom
des principes mêmes dont la « Maison radieuse » est l’emblème, ceux du modernisme. Au-
delà donc de la réalisation architecturale, c’est un ensemble de conceptions théoriques
qui est reconnu comme significatif du XXe siècle.
48

17 On est donc en présence du classement d’un patrimoine idéologique tout autant que
matériel. En effet, en mettant sur le devant de la scène une réalisation répondant à un
problème de société, c’est peut-être davantage un archétype idéologique qu’on considère
comme emblématique d’un temps qu’une réalisation concrète.
18 Alors que la reconnaissance patrimoniale du Val de Loire a fait une place très
conséquente à l’exceptionnel patrimoine architectural historique du site, la particularité
de la « Maison radieuse » de Le Corbusier à Rezé-les-Nantes est d’être un immeuble
d’habitat social du second XXe siècle, un immeuble d’habitat social conçu dans ce but et
n’ayant jamais eu d’autres fonctions, et de surcroît un immeuble de coût modeste, servant
une politique de l’urgence des reconstructions d’après-guerre.
19 On se trouve donc assez éloigné, avec cet immeuble, des perspectives de l’habitation de
lieux historiques, le plus souvent transformés ou du moins dont l’usage a varié.
20 D’une certaine façon, c’est, dans ce cas, sa fonction d’habitat social qui a généré sa
reconnaissance patrimoniale et les difficultés de cette reconnaissance ont été liées à son
appartenance à notre quotidien.
21 « Habiter le patrimoine » fait donc évidence dans ce cas, même si la gestion du fait
patrimonial pose des problèmes similaires à ce qu’ils peuvent être ailleurs, notamment
dans la dimension du respect de ce qui a généré la reconnaissance.
22 Toute la particularité de la situation provient en effet de ce qui est reconnu dans cette
construction : l’œuvre d’un homme, l’expression d’un archétype du modernisme
architectural, les pratiques habitantes du siècle, etc.

HABITER LA « MAISON RADIEUSE » DE LE


CORBUSIER
23 L’immeuble de Rezé a été commandé par une société d’habitation à bon marché et son
financement très limité a entraîné des formes spécifiques de propriété coopérative qui en
ont fait, dès l’origine, une habitation ouvrière, modeste et militante.
24 De 1955 à 19712, l’unité d’habitation est occupée essentiellement par des particuliers
modestes dont la participation est gérée en coopérative partielle par la Maison Familiale,
maître d’ouvrage de l’opération.
25 On est alors dans une logique d’expérimentation architecturale dont le modèle est
explicitement celui de l’unité de Marseille qui, cependant, à la date de la construction de
Rezé, a déjà perdu son statut d’habitat locatif.
26 Ce qui fait sens est le progrès social porté par le modernisme technique qui permet de
mettre à la disposition de familles très modestes des équipements de confort, alors peu
répandus. C’est non seulement les conceptions de l’habitat mais aussi celles de la ville qui
sont présentées. La ville cloaque, sans lumière, sans verdure, sans soleil, aux rues étroites
et sinueuses est rejetée au profit d’un urbanisme fonctionnel qui sépare habitation,
transports et lieux de travail et institue des logements dans des immeubles de grande
hauteur pour libérer au sol les espaces du loisir. C’est un changement radical dans les
façons de vivre qui est légitimé par les changements technologiques fondamentaux du
siècle.
49

27 Pour tous, également, s’ouvre une ère de progrès qui permettra l’épanouissement
individuel et familial. C’est le propos défendu par le concepteur et ses commanditaires.
28 La participation à cette expérience est explicite et consentie par les premiers occupants
de la « Maison radieuse ». Et les années soixante restent pour les habitants de l’immeuble
des années de sociabilité, d’échanges, de vie dans un milieu social homogène dont
attestent tous les occupants de longue date qui sont encore nombreux dans l’immeuble.
29 Cette présence continue est due en partie aux changements statutaires d’occupation
produit par la loi Chalandon de 1971 qui a obligé les anciens coopérateurs à choisir entre
le statut de propriétaire ou celui de locataire d’un office de HLM. Un tiers environ des
habitants de l’origine ont choisi la propriété et deux tiers des logements sont devenus la
propriété d’un office de HLM.
30 Cette mesure qui a pérennisé l’occupation originelle de l’immeuble a cependant
également été source d’une déstabilisation de l’homogénéité sociale de l’immeuble. Et
c’est cette mixité sociale entre propriétaires et locataires d’habitation sociale qui, alors
qu’elle est enviée par la plupart des décideurs actuellement, cristallise les questions du
rapport au patrimoine.
31 En effet, les mécanismes de l’exclusion sociale qui compliquent singulièrement la gestion
de l’habitat social de nos jours, n’ont pas totalement épargné la « Maison radieuse ». Et
c’est autour des faits de patrimonialisation que l’observateur actuel peut le plus finement
explorer les particularités de ce que peut signifier « habiter le patrimoine ».
32 Avec la « Maison radieuse », on se trouve à la charnière des phénomènes de gentrification
que provoque fréquemment la patrimonialisation urbaine et des faits de relégation
sociale dont sont porteurs les grands ensembles d’habitat social.
33 Cette double articulation entre pauvreté et aisance, et culture et misère culturelle, prend
ici un relief tout particulier en se focalisant sur la reconnaissance de l’œuvre habitée.

LES SPÉCIFICITÉS DE LA SITUATION


34 La question des critères retenus pour le classement de cet immeuble est centrale pour
comprendre les comportements des habitants.
35 Selon qu’ils considèrent que c’est, en effet, l’œuvre dans sa réalisation concrète, comme
témoin des conceptions d’un maître reconnu ou la représentation réalisée, l’emblème en
quelque sorte, des conceptions modernistes de l’architecture et de l’urbanisme du XXe
siècle ou plutôt la création culturelle ou même un modèle d’habitat social de qualité, les
façons de vivre l’immeuble vont différer sensiblement.
36 En effet, dans les deux derniers cas au moins (création esthétique et modèle de qualité), la
notion de préservation d’un patrimoine a de fortes chances de figer la réalisation. Il y a
évidemment pour une construction de cette période tous les documents nécessaires à la
restauration en l’état et les modifications paraîtront inévitablement comme des
détériorations par rapport à une œuvre finie.
37 Dans les deux autres cas (témoignage des idées d’un concepteur ou emblème du
mouvement moderne), certes les mêmes arguments pourront être défendus mais on aura
aussi les tenants du respect de l’esprit de la réalisation contre ceux du respect de la lettre.
Et l’esprit « moderne » est celui de l’évolution technique, du développement rationnel et
50

scientifique, de la mobilité. Partant, les changements sembleront moins iconoclastes à


ceux qui défendront cette logique qu’aux précédents.
38 C’est en fait, les pratiques habitantes qui nous ont conduits à poser tout à fait
concrètement cette question. En effet, lorsque nous avons recueilli les points de vue des
habitants de l’unité d’habitation sur l’immeuble, ses avantages, ses inconvénients, ses
particularités, ses liens avec la ville, l’espace, la nature, etc. nous avons noté que se
côtoyaient quelques points de vue dissonants et des pratiques sensiblement différentes
qui concernent aussi bien les logements et leur aménagement, que la vie de l’immeuble
ou son insertion dans la ville.

L’aménagement des logements

39 Les remarques sont nombreuses sur ces logements en duplex, traversants et éclairés à
l’est et à l’ouest par de vastes fenêtres couvrant toute la façade. Les dimensions des pièces
sont relativement étroites et basses, peu susceptibles de recevoir un mobilier habituel.
Les logements ont, en effet, été conçus avec les aménagements fonctionnels dès l’origine.
40 Tous les habitants apprécient la lumière et l’organisation sur deux niveaux et
pratiquement tous notent le caractère particulièrement innovant de la construction
« pour l’époque » de sa réalisation. Mais précisément, l’époque a changé et ce qui était
d’avant-garde en 1955, comme la cuisine intégrée, le chauffage, les sanitaires, etc. est
devenu banal et courant de nos jours. Mais de surcroît, les évolutions techniques ont
amené de nouveaux outils domestiques qui nous semblent tout aussi indispensables et
qu’il est difficile d’intégrer dans les logements de la « Maison radieuse ». C’est le cas des
machines à laver le linge ou la vaisselle par exemple, des équipements de salle de bain ou
autres équipements électroniques ou audiovisuels.
41 Par ailleurs, les conceptions coloristes et graphistes de Le Corbusier qui allaient de pair
avec l’architecture lumineuse qu’il a réalisée ont quelques difficultés à s’accorder aux
modes diverses du mobilier courant.
42 C’est pourquoi l’on trouve dans l’immeuble des appartements dont l’aménagement nous
paraît être un bon indicateur pour voir comment s’organisent les conceptions du
patrimoine habité.
43 On peut évoquer le cas d’un appartement d’architecte, au mobilier peu prégnant dessiné
par Le Corbusier ou Charlotte Perriand, à l’appareillage électronique le plus récent,
occupant dans une modernité très actuelle l’espace selon les conceptions de l’architecte.
Ici se trouvent à la fois le respect de l’œuvre et la sensibilité au discours sur la modernité
et l’évolution technologique notamment. On a modifié l’existant dans l’esprit du maître
d’œuvre en introduisant par exemple dans la cuisine intégrée un appareillage nouveau.
44 Mais on évoquera aussi, tel autre logement, d’habitants modestes de la première heure
qui, devenus propriétaires, sont à la fois militants du respect du patrimoine et avancent
bien des propos sur la nécessité de garder à l’unité d’habitation ses caractéristiques
originelles, et qui cependant aménagent leur appartement dans un style vaguement néo-
rural apprécié dans le milieu social auquel ils appartiennent (fausses poutres et papiers
peints fleuris).
45 Il faut parler aussi du logement occupé par un locataire qui n’a pas choisi ce lieu de
résidence et qui envahit l’espace d’un mobilier prégnant inadapté à l’espace disponible et
51

souffre donc de l’exiguïté des dimensions du logement et proteste contre les exigences
patrimoniales tout en souhaitant surtout avoir l’opportunité de déménager.
46 On note bien d’autres exemples allant dans ce sens, depuis l’utilisation des pièces jusqu’au
choix de leur usage, ou encore depuis les problèmes techniques posés par le vitrage
jusqu’à ceux du chauffage ou du traitement des déchets, que nous ne pouvons tous
évoquer ici.
47 De Le Corbusier, respecté à la fois dans sa réalisation et dans son esprit, à Le Corbusier
renvoyé à des exigences élitistes, en passant par Le Corbusier vénéré mais peu suivi dans
ses conceptions, on a sur cet aspect un concentré des difficultés qui peuvent naître de la
patrimonialisation d’un immeuble d’habitat social du XXe siècle. Que défendre, que
pérenniser, que modifier et au nom de quelle conception du patrimoine ? Voilà bien le
centre des débats sinon des conflits.

La vie dans l’immeuble

48 La « Maison radieuse » était conçue également comme un lieu d’habitation et de services


de proximité.
49 Là encore, les écarts sont grands entre les modes de vie actuels et ceux qui étaient
contemporains de la construction.
50 Le petit commerce de proximité qui apportait le service aux particuliers dans l’unité
d’habitation, notamment à l’aide des sas de chaque logement sur les rues intérieures a
disparu au profit des grandes surfaces et ce service est évoqué par les habitants actuels
comme un souvenir d’autres temps.
51 Par contre, l’esprit du service de proximité reste très présent puisqu’on a vu, en 2002, une
mobilisation importante des habitants lorsque la direction de la Poste a supprimé le
bureau qui se trouvait dans le hall de l’immeuble.
52 Cela a donné lieu à des discussions sur le rôle des services de proximité comme
constitutifs des sociabilités, comme inhérents à l’identité locale. Si l’argument technique
n’a guère été mobilisé, compte tenu du fait que le nouveau bureau de poste est proche,
par contre l’esprit des conceptions de Le Corbusier l’a été très fortement et l’on réfléchit
beaucoup à proposer de réutiliser les lieux pour des activités renouvelées en fonction des
besoins actuels.
53 Ici, le projet fonctionnel des services de proximité est présenté comme inhérent au
patrimoine reconnu.
54 Il est d’ailleurs un aspect de ces services qui fait l’unanimité, c’est celui de l’école
maternelle sur la terrasse. Même si l’éducation nationale a plusieurs fois envisagé la
fermeture pour raisons de sécurité notamment, les habitants, et ceux qui ont de jeunes
enfants plus que les autres, disent combien ce service soude les solidarités de garde
d’enfants, de relations de voisinage, etc. et cela quel que soit le statut d’occupation de
l’immeuble des familles concernées.
55 Enfin, il existe dans la « Maison radieuse », depuis ses origines militantes, une vie
associative importante qui tend à maintenir la cohésion sociale et les sociabilités, à
travers des activités ludiques, des rencontres, des activités culturelles, etc. Cette vie
associative a d’autre part un rôle très important pour promouvoir les conceptions de Le
Corbusier, que ce soit dans l’immeuble ou dans les relations de la « Maison radieuse »
52

avec son environnement. En fait, l’association des habitants, qui existe depuis que
l’immeuble est occupé, prend place dans des lieux prévus par l’architecte dans l’unité
d’habitation. Elle a porté, au cours des années, des activités diverses, depuis la télévision
collective jusqu’à la bibliothèque, en passant par des services de cireuse ou des activités
de loisirs. Mais toujours cette association a soutenu l’esprit de l’expérimentation du
mouvement moderne, en luttant pour que soient préservés les éléments importants de la
conception originelle de l’unité : respect de l’architecture, maintien des services de
proximité, usages collectifs des espaces communs, ouverture de l’immeuble, etc.
56 Habiter ce patrimoine spécifique, c’est donc, non seulement gérer une situation
matérielle, mais c’est également investir un patrimoine immatériel de conceptions des
modes de vie dont Le Corbusier a été le porte-parole et l’intégrer à sa façon de vivre.

L’immeuble dans la ville

57 Un troisième exemple peut être donné, à la fois des évolutions sociales globales qui ont
déstabilisé le projet initial classé et des conséquences qui en résultent pour les habitants
de ce patrimoine d’habitat social.
58 Il s’agit des liens entre l’immeuble et le reste de la ville, ou plus précisément des
questions urbanistiques posées par un tel ensemble.
59 Dans les conceptions urbanistiques de Charles-Édouard Jeanneret, l’unité d’habitation
prenait sens à la fois dans le fait qu’elle libérait au sol des espaces qui devaient revenir
aux loisirs mais également dans ses liens avec d’autres unités. Or, comme on le sait, en
France du moins, il n’a pu mettre en œuvre ces principes. Pourtant, pour Nantes et
l’embouchure de la Loire un vaste projet de recomposition urbaine avait été proposé aux
édiles durant la période de la reconstruction d’après-guerre, par l’entremise de l’avocat
Gabriel Chéreau.
60 Cependant, pour la « Maison radieuse » de Rezé, l’idée d’un environnement vert a été
mise en œuvre et non seulement un parc entourait la construction initiale mais il fut
largement étendu quelques années après.
61 Un parc est donc à la disposition des habitants qui expliquent combien son usage s’est
modifié, passant d’une zone communautaire de jeux à un « espace vert » relativement peu
investi par les habitants. Il est cependant intéressant de remarquer que les évolutions
actuelles de préoccupations écologiques remettent cet atout au centre de l’actualité.
62 Enfin, un dernier aspect des particularités des modes de vie des habitants de l’immeuble
peut être évoqué pour montrer les confrontations existantes entre l’objet idéel
patrimonial et les pratiques sociales présentes : il s’agit des déplacements.
63 Dans la conception de Le Corbusier, le fonctionnalisme libérait les espaces de vie de la
circulation automobile qui se cantonnait aux déplacements de travail. Dans la situation
actuelle, on pourrait dire que les réalisations de transport en commun sont tout à fait
compatibles avec ce projet. L’immeuble est en effet particulièrement bien desservi par
des lignes d’autobus et par le tramway, il est situé dans le centre administratif de Rezé et
à proximité des zones marchandes. Cependant, les usages actuels imposent, malgré ces
facilités, la présence et l’utilisation permanente de l’automobile. Non seulement les
habitants utilisent leur automobile pour leurs activités professionnelles et pour leurs
besoins d’approvisionnement mais ils vont en voiture à une station de tramway
53

relativement éloignée de l’immeuble où se trouve un parking plutôt que d’aller à pied à la


station la plus proche.
64 Cet exemple anecdotique permet de voir combien nos pratiques de déplacement ne
parviennent pas à s’harmoniser avec les projets urbanistiques et environnementaux, tout
à la fois de Le Corbusier et des exigences que les responsables de la gestion
environnementale essaient de promouvoir. Les choses se passent comme si entre les vues
utopiques de Le Corbusier et notre futur immédiat un lien était possible, mais un lien
rejeté par les pratiques dominantes de l’utilisation automobile actuelle.
65 Bref, cela a pour conséquence des conflits et des malaises concernant les parkings de
l’immeuble et un décalage entre la proposition urbanistique et les pratiques habitantes.
66 On le voit, habiter un immeuble d’habitat social du XXe siècle, classé pour sa
représentativité conceptuelle pose bien des questions au-delà des seuls problèmes
techniques de préservation puisque ici les idées sont tout aussi prégnantes que les
réalisations matérielles.

LE PROCESSUS IDENTITAIRE
67 Les conséquences les plus manifestes des situations qui viennent d’être évoquées, se
lisent dans les processus de la construction de l’identité locale, du sentiment
d’appartenance à un lieu.
68 Dans l’unité d’habitation de Rezé, on habite un logement d’habitat social, non seulement
comme dans un grand ensemble, autrement nommé « quartier sensible », mais même un
logement social emblématique de tous les autres. Elle en est le symbole par ses
dimensions, sa verticalité, le nombre de ses occupants, les matériaux austères et bon
marché de sa construction, sa symétrie, etc.
69 Lorsque, donc, la stigmatisation sociale s’est abattue sur les grands ensembles d’habitat
social, la « Maison radieuse » en a été éclaboussée. Comme, par ailleurs, les deux tiers des
logements sont restés des logements sociaux appartenant à un office de HLM, la
population occupante a été considérée comme susceptible de porter la critique
sécuritaire.
70 Pourtant, dans les discours des habitants, reviennent très souvent des propos montrant
ou un sentiment de relégation sociale ou au contraire une volonté d’effacer de l’immeuble
toute trace éventuelle de cette relégation.
71 Cela se manifeste par des discours de locataires très critiques par rapport à leur logement
et souhaitant essentiellement en partir, notamment pour du pavillonnaire. Mais cela est
clair également dans les discours des propriétaires qui souhaitent éliminer toutes
possibilités de vandalisme ou de présence indésirable en développant des logiques de
fermeture ou de gardiennage.
72 Et, ce qui est particulièrement intéressant dans la « Maison radieuse », c’est que c’est
précisément la patrimonialisation, la reconnaissance comme Monument Historique, qui
contrebalance et justifie ces points de vue.
73 L’immeuble n’est pas comme les autres immeubles des grands ensembles puisqu’il est
classé et c’est parce qu’il représente un emblème de l’idéologie égalitariste de la
modernité qu’il est important de le préserver de toute dérive de dégradations liées à la
paupérisation.
54

74 On recueille donc à la fois des discours agacés sur l’encensement de Le Corbusier « qui a
produit en fait les grands ensembles générateurs de problèmes sociaux » et des discours
enthousiastes sur le génie précurseur en acte dans cette réalisation.
75 Le patrimoine est ici appelé au secours de la stigmatisation sociale. Pour preuve, on peut
remarquer que, par exemple, le fait que l’immeuble participe aux journées du patrimoine
et reçoive des visites nombreuses est un objet de fierté générale, y compris de la part de
ceux qui souhaitent en partir.

CONCLUSION
76 Habiter le patrimoine lorsque ce patrimoine témoigne des difficultés sociales de notre
époque est une situation très particulière.
77 Cela a pour conséquence de convoquer à la fois des problèmes de préservation matérielle,
comme en beaucoup d’autres lieux, les pratiques sociales actuelles entrant parfois
difficilement dans les espaces classés, et des problèmes de préservation d’un patrimoine
idéologique.
78 Or sous ce second aspect, nous trouvons évidemment la préservation d’un bien culturel
qui peut même être ici esthétique, architectural, c’est-à-dire culturel au sens étroit de
représentant la culture d’élite, ce qui se trouve dans bien des lieux d’art. Mais il s’agit
aussi de la préservation de modèles idéologiques de la gestion d’un problème social qu’on
est fort loin d’avoir dépassé, celui de l’habitat social.
79 Compte tenu de la prégnance et de l’actualité de cette question, la réalisation classée se
trouve focaliser les critiques souvent violentes contre le modernisme de l’urbanisme des
années cinquante – soixante et celles extrêmement positives de l’avant-gardisme des vues
de l’architecte.
80 À cela se rajoute le balancement entre la reconnaissance des conceptions théoriques de Le
Corbusier et celle de ses qualités artistiques.
81 On se trouve donc, avec ce cas de l’unité d’habitation conforme de Rezé-les-Nantes, seule
construite dans un grand projet utopique d’entrée du Val de Loire, au cœur des questions
des rapports entre les personnes parties prenantes de la préservation des patrimoines
matériels, paysagers, immatériels et celles qui en sont les utilisatrices.
82 Aux premières revient la lourde charge de décider ce qui fait sens pour le patrimoine
universel. Quant aux utilisateurs, le plus souvent engagés dans les préoccupations d’un
présent écrasant, ils peuvent être à la fois en consonance avec cette décision mais
également la rejeter. En tout cas, ils en sont marqués et ne peuvent l’ignorer.
83 Habiter le patrimoine, c’est entrer le plus souvent dans des interactions fortes entre des
systèmes de valeurs qui sont parfois éloignés : ceux de l’Histoire et ceux du quotidien,
pour schématiser. Dans le cas que nous avons considéré, c’est en plus balancer entre la
matérialité d’une œuvre et la théorie qui la sous-tend.
55

NOTES
1. Les façades et toitures ont été inscrites à l’inventaire supplémentaire le 16 septembre 1965
alors que l’immeuble a été achevé le 21 mars 1955. Le Corbusier est mort le 28 août 1965.
2. 1971 est la date du vote de la loi Chalandon qui obligera au changement du statut des
occupants, 1973 la date où cette obligation entrera en application effective.

AUTEUR
SYLVETTE DENÈFLE
Sociologue, Professeur à l’Université François Rabelais, Tours
56

Compagnonnage et patrimoine :
transmission de valeurs et socialisation
des tailleurs de pierre dans la maison
compagnonnique
Janique Fourre-Clerc

INTRODUCTION
1 « Dis-moi comment tu habites, je te dirai qui tu es » (Eleb, 2003 : 1) ; ce dicton révèle
l’interaction qui existe entre l’habitat, la façon de l’investir et le groupe qui y demeure.
L’acte d’habiter n’est pas neutre. Il informe le chercheur sur l’identité collective du
groupe interrogé et le renseigne sur les façons dont les individus et les communautés se
distinguent et se hiérarchisent.
2 Dans le cadre d’une recherche sur le processus de formation et de socialisation des
compagnons tailleurs de pierre, j’ai été amenée à prendre en considération le lieu
d’accueil et de vie de la communauté représenté par la maison compagnonnique. La
maison est le lieu par excellence de la socialisation et de la construction identitaire. Elle
implique la transmission de codes, de valeurs, d’un savoir-être et d’un savoir-vivre.
3 La maison des compagnons qui accueille chaque année des itinérants (futurs
compagnons) n’est pas conçue comme un simple internat ou un hôtel. Elle est pensée
dans son organisation et son architecture afin d’assurer la cohésion du groupe et la
socialisation compagnonnique et professionnelle. Le simple fait d’habiter la maison des
compagnons renvoie à une image de soi, de son métier et de son appartenance
compagnonnique. Elle est vécue par les compagnons comme un lieu identitaire majeur.
Elle matérialise dans le même temps l’idée même du compagnonnage pour le grand
public. Précisons que les principales maisons compagnonniques font partie du patrimoine
architectural de la ville. Ainsi, elles donnent à voir une image valorisée du
57

compagnonnage puisqu’elles démontrent par leur architecture, leurs matériaux de


construction et leur cachet, le goût et les compétences des professionnels du bâtiment.
Elles symbolisent alors l’idéologie compagnonnique du « travail bien fait » et de « l’amour
du métier ».
4 L’histoire contemporaine de l’Association Ouvrière des Compagnons Du Devoir du Tour de
France, société compagnonnique qui m’intéresse1, me permettra dans un premier temps
de décrire l’importance de l’habitat dans la reconstruction d’un compagnonnage
déclinant. Pour analyser les différents sens qui s’articulent dans l’acte d’habiter, il me
faudra ensuite observer le processus de socialisation compagnonnique au sein de la
maison. Enfin, les changements opérés dans la formation compagnonnique, invitant des
personnes étrangères au compagnonnage à loger dans les maisons jusque-là réservées
aux seuls compagnons impliquent de nouvelles représentations de l’habitat
compagnonnique mais également de la communauté des compagnons. Ces
transformations mettront en relief les liens entre l’habitat et la structure des relations
sociales, entre l’acte d’habiter et le processus identitaire qui y est intimement associé.

RÉNOVATION DU COMPAGNONNAGE ET
RESTAURATION DES MAISONS
COMPAGNONNIQUES : DE NOUVELLES MANIÈRES
D’HABITER
5 La création de l’Association Ouvrière des Compagnons Du Devoir Du Tour de France en
1941 s’inscrit dans un processus amorcé depuis le début du XXe siècle pour rassembler les
compagnonnages qui périclitaient. Elle entraîne une fédération des groupes
compagnonniques et des corporations qui étaient jusqu’alors indépendants et autonomes.
Le passage du système corporatif au système associatif implique une nouvelle
organisation communautaire et bouleverse les organisations corporatives. Les espaces, les
acteurs, les rites, les tours de France (parcours de formation à travers la France)
connaissent de profondes transformations. Les manières d’habiter changent également.
Jusqu’à présent, chaque groupe compagnonnique suivait les chantiers d’une ville à l’autre
et trouvait un hébergement dans les auberges compagnonniques. Ces auberges qui
accueillaient une seule société étaient tenues par une aubergiste appelée « la mère ». Au
sein des auberges, les compagnons entreposaient leurs affaires corporatives. Avec la
fondation de l’Association Ouvrière, l’auberge est remplacée par la maison
communautaire qui réunit plusieurs corps de métier et la mère d’une corporation devient
la mère de l’ensemble des compagnons. Le changement de l’habitat implique des
transformations profondes dans les modalités de construction identitaire corporative et
compagnonnique. En particulier, elles vont modifier les rapports entre les métiers
présents au sein de la maison.
6 Quand les statuts de l’Association Ouvrière des Compagnons Du Devoir du Tour de France
furent posés en 1941, tout restait à construire pour relancer le compagnonnage. Il est à
noter que la première action a consisté à établir des maisons compagnonniques sur le
territoire français afin d’accueillir et d’héberger les jeunes itinérants. Le compagnonnage
étant intimement lié au tour de France, il fallait pour relancer l’un, réorganiser l’autre.
L’instauration des maisons compagnonniques participe entièrement à la constitution
d’une telle association. Elles rendent compte de son existence et en représentent les
58

structures les plus fondamentales. C’est à travers elles que l’association devient visible et
remplit sa fonction fédératrice.
7 Les maisons représentent un véritable patrimoine transmis de génération en génération.
Mais ce patrimoine a exigé de nombreux efforts de la part des compagnons. En effet, en
achetant parfois pour un franc symbolique de vieilles bâtisses délabrées, ils devaient
assurer par la suite un travail important de reconstruction dans les règles de l’art. Ce sont
d’ailleurs les itinérants sur le tour de France qui participaient aux travaux. En
s’investissant dans ces restaurations, les futurs compagnons rénovaient symboliquement
le compagnonnage. La première maison des compagnons est celle de Lyon, restaurée en
1943. Ensuite, de 1949 à 1974, les restaurations ont été peu nombreuses mais cependant
régulières : Strasbourg en 1949, Paris en 1950, Bordeaux, Marseille et Nantes en 1953,
Toulouse en 1954, Angers, Tours en 1956. À partir de 1975, la restauration des maisons est
une priorité majeure qui s’explique par les politiques de formation lancées par les
compagnons qui augmentent le nombre de jeunes recrues. On peut dénombrer
aujourd’hui 40 maisons de compagnons et 45 points de passage.
8 Les maisons des compagnons sont la plupart du temps d’importantes propriétés
« bourgeoises » restaurées avec les matériaux nobles de la région. Elles doivent convenir à
l’homme de métier qui aime les contempler et les habiter et doivent renvoyer une image
valorisante du compagnonnage et des métiers du bâtiment. Elles doivent être « belles »
c’est-à-dire comporter des qualités esthétiques indéniables mais surtout des qualités
techniques spécifiques qui mettent en évidence les compétences professionnelles des
hommes du bâtiment. Les maisons de Rodez et du Mans sont par exemple d’anciens hôtels
particuliers, la maison de Saumur qui a été quasiment entièrement reconstruite est une
maison datant du XVe siècle. La maison de Pont de Veyle est un ancien château.
9 Les compagnons tailleurs de pierre distinguent les belles maisons compagnonniques
appartenant au patrimoine historique urbain (maisons de Paris, Rodez, Pont de Veyle...)
et les maisons plus « modernes » (par exemple, la maison de Strasbourg qui est une
ancienne caserne militaire) qu’ils associent plutôt à des lieux scolaires et administratifs. À
Tours, il existe deux maisons compagnonniques accueillant les membres de l’Association
Ouvrière, l’une située en centre ville (rue Littré) et l’autre située en périphérie (Saint-
Symphorien). Alors que la maison de Littré est appréciée par les tailleurs de pierre, celle
de Saint-Symphorien est assimilée à une école ou un internat. Il faut noter que ces deux
maisons ont des dispositions architecturales et des matériaux de construction différents.
La maison de Littré est une construction en pierre qui garde l’aspect d’une grande maison
bourgeoise, une maison familiale. Celle de Saint-Symphorien, construite en béton, dispose
de grandes baies vitrées et d’une porte d’entrée à ouverture automatique rappelant les
bureaux administratifs.
10 Malgré les différences qui existent entre les maisons compagnonniques, on s’aperçoit
qu’il y a une volonté marquée de la part des compagnons de privilégier les maisons de
caractère, qui vont réellement créer les conditions nécessaires à une vie communautaire
réussie.
59

LA MAISON COMPAGNONNIQUE : LIEU DE


SOCIALISATION ET DE CONSTRUCTION IDENTITAIRE
11 Dans le cadre de leur formation professionnelle et compagnonnique, les compagnons
pratiquent un tour de France afin d’intérioriser tous les ans de nouvelles techniques de
travail et des savoir-faire régionaux. Chaque année, les itinérants des différentes
corporations et de différents niveaux s’installent dans une ville. Ils côtoient de nouveaux
collègues de travail, rencontrent également une nouvelle communauté au sein de la
maison. Dans l’idéologie compagnonnique, la formation est présentée à la fois comme une
formation professionnelle de qualité mais aussi comme un processus de socialisation qui
doit conduire l’homme à évoluer. La formation professionnelle ne peut être dissociée de
la formation morale, spirituelle compagnonnique. L’aspirant (itinérant qui aspire à
devenir compagnon) parcourt les routes de France et habite les maisons
compagnonniques afin de connaître la diversité du métier et de s’intégrer dans la
communauté des compagnons. En vivant en communauté avec des itinérants plus
anciens, le futur compagnon adopte progressivement les attitudes, les codes, les manières
de vivre compagnon. Le Compagnon n’est pas simplement un homme de métier, il doit
également représenter un modèle de conduites, un exemple tant comportemental que
professionnel. D’ailleurs, la fin du parcours, marquée par le rite de réception2, donne
naissance à un nouvel individu, un compagnon qui possède, outre des connaissances
professionnelles de haut niveau, des qualités, des vertus et des valeurs compagnonniques.
Ce processus de socialisation et de formation s’inscrit dans le tour de France qui implique,
pour l’itinérant, des changements permanents tant au niveau de la sphère du travail qu’à
celui du hors-travail. L’apprentissage de la vie compagnonnique s’effectue dans le cadre
de la maison, cadre qui varie d’une ville à l’autre. Il est à noter qu’il existe plusieurs types
d’habitats (appelés « sièges » ou « campagnes ») qui supposent une vie sociale spécifique
et donc un processus de socialisation particulier.
12 Lors de la campagne de restauration des habitats compagnonniques, les compagnons ont
établi des « sièges », qui peuvent accueillir un effectif d’une centaine de personnes dans
les principales villes. Ces sièges assurent les actions d’envergure en terme de formation et
d’administration. Ils sont conçus sur le même modèle d’organisation regroupant un
ensemble hôtelier (dortoirs, cuisine, salle à manger), un ensemble culturel (bibliothèque,
salle de conférences, salle de chefs-d’œuvre), un ensemble professionnel (salles de cours
et ateliers). Ils reçoivent les membres des 21 corps de métier3 présents à l’Association
Ouvrière. Ils sont gérés par le prévôt4 et la mère 5 des compagnons. La taille de la
communauté au sein de ces sièges ne permet pas réellement une cohésion
communautaire et oblige les itinérants à un repli au sein de leur propre corporation,
premier groupe de référence.
13 Les compagnons ont construit des maisons plus petites, appelées « campagnes », qui sont
installées dans les villes de moindre importance. Elles ont des capacités d’accueil
variables. Elles peuvent regrouper jusqu’à une cinquantaine d’itinérants même si, la
plupart du temps, les campagnes en réunissent une vingtaine. Elles sont de taille modeste
et connaissent une organisation relativement souple. Les itinérants se retrouvent entre
eux et doivent s’investir dans l’organisation communautaire. Alors que dans un siège, la
vie quotidienne est gérée par une structure associative importante avec un ensemble
d’intervenants extérieurs, en campagne, elle dépend des itinérants eux-mêmes. La
60

campagne semble permettre de véritables échanges compagnonniques entre les


différents métiers. Comme chaque corporation est peu représentée, les itinérants sont
beaucoup plus proches les uns des autres. Ils se côtoient régulièrement, échangent des
connaissances sur leur métier respectif et oublient, pour un temps, les discordes qui
existent entre corporations. Un tailleur de pierre nous dira :
« Quand tu es 180 dans un siège, celui qui ne va pas vivre la vie communautaire à
fond, il ne va pas la vivre pleinement, c’est-à-dire il sera en ballade tout le temps, il
ne sera jamais là, ça ne va pas se voir. Il va passer tout de suite inaperçu dans la
masse, on ne le voit pas. Mais quand tu te retrouves à 30, s’il y en a un qui fait des
écarts, là tu le vois tout de suite, ça se ressent tout de suite, s’il y a un maillon qui
déconne, la chaîne elle saute et ça va vite. »
14 Malgré la diversité de l’habitat compagnonnique et des communautés itinérantes qui y
logent, la maison des compagnons représente le lieu de la stabilité, une référence
commune et essentielle pour l’ensemble des aspirants. La maison est habitée uniquement
par les membres du compagnonnage, elle est organisée par la Règle des compagnons et
régie selon une hiérarchie associative connue et permanente. La maison n’est pas un
simple lieu d’hébergement et d’accueil, un espace de vie ou un lieu de rencontre, mais
c’est un espace ou se construit, s’affirme et s’observe l’identité collective
compagnonnique. Le terme même de « maison » utilisé par les compagnons implique une
certaine représentation de l’espace et de la communauté compagnonnique. Ce terme
prend un sens particulier si on se réfère aux travaux de Jacques Pezeu-Massabuau : « En
toute civilisation, l’adéquation mutuelle de l’homme et de sa maison paraît ressentie
profondément et s’exprime couramment dans le langage. La maison française, la house
anglaise comme l’ié japonaise désignent aussi nettement la continuité familiale elle-
même que l’abri où elle se perpétue » (Pezeu-Massabuau, 1983 : 2). La maison représente
autant le lieu, l’espace de la famille que la cellule familiale elle-même. Les compagnons
privilégient ce terme de « maison » et aspirent au niveau idéologique à représenter une
famille. D’ailleurs les termes usuels de « mère », de « parrain », de « frères en devoir »
rappellent cette idéologie de la famille. Les itinérants apprennent très tôt à évoquer la
maison des compagnons comme « leur maison », « leur chez-soi ». En s’intégrant
progressivement dans la maison compagnonnique, ils s’intègrent dans la communauté
des compagnons.
15 L’organisation de la maison a donc été pensée afin de faciliter la cohésion de la
communauté. On observe d’ailleurs de nombreux espaces destinés à la vie collective et
parallèlement peu d’endroits consacrés à l’intimité du compagnon. L’agencement de la
maison révèle une volonté de ne jamais laisser les itinérants seuls afin de les encadrer en
permanence. Ce style de vie sera perçu par certains comme contraignant et représentera
une des raisons invoquées par les itinérants pour quitter le compagnonnage. Outre
l’agencement global de la maison qui privilégie des espaces communs, on observe
également certaines pièces qui représentent la communauté. La salle à manger, par
exemple, est le lieu communautaire par définition. Cet espace est souvent une des plus
belles pièces de la maison façonnée et décorée avec beaucoup de soins. Il représente tout
d’abord le lieu du compagnonnage. Les représentations iconographiques des fondateurs
mythiques du compagnonnage (Maître Jacques, le Père Soubise et le Roi Salomon) sont
d’ailleurs mises en évidence à cet endroit. La salle à manger doit également permettre aux
compagnons de se sentir dans un environnement familial et chaleureux. Pour ce faire,
elle est conçue pour rassembler la communauté autour de larges tables en bois massif,
tables prévues pour six personnes afin de faciliter les échanges. La présence de cheminées
61

en pierre autour desquelles on peut se réunir renforce ce sentiment d’être « chez soi ».
Enfin, elle est pensée afin de favoriser la cohésion du groupe.
16 Cette pièce est sollicitée pour les repas bien sûr, mais aussi pour toutes les réunions
communautaires. Dès qu’il y a un problème au sein de la maison, la communauté se réunit
dans la salle à manger. De plus, des extraits de la Règle des compagnons sont visibles dans
cette pièce. Cette Règle qui doit être lue et acceptée par les itinérants, institue les
principales recommandations de vie en communauté afin de maintenir la bonne entente
et la stabilité du groupe. Elle concerne à la fois les manières de table, les sujets de
conversation déconseillés, le respect des horaires, l’utilisation de certaines règles de
langage. La Règle des compagnons doit favoriser l’ordre au sein de la maison et permettre
ainsi une bonne ambiance. En interdisant les discussions sur les sujets comme la politique
ou la religion, les compagnons essaient d’éviter les discordes ou les tensions entre les
individus ou les corps de métier. L’emplacement des extraits de la Règle dans la salle à
manger n’est pas anodin puisque cette salle représente le lieu de rencontre, d’échanges et
de socialisation des compagnons.
17 La salle à manger conduit également l’itinérant mais aussi le visiteur extérieur, à
percevoir l’importance accordée par les compagnons au Métier, au bel ouvrage, aux
matériaux nobles. Ainsi, le décor est pensé afin de mettre en évidence les savoir-faire des
professionnels du bâtiment. Rien n’est laissé au hasard et chaque élément de décoration
va être particulièrement travaillé par un corps de métier. Comme le disait un
compagnon :
« Les maisons que nous avons construites ont été voulues belles, d’une part pour
honorer la belle ouvrage et, d’autre part pour donner envie à la jeunesse de vivre au
milieu du témoignage des Anciens, non dans le luxe, mais dans un cadre
démontrant l’amour du métier et la maîtrise des compagnons. »
18 Ainsi, on observera dans de nombreuses salles à manger, des plafonds à la française
(maison d’Angers), des dallages en marbre ou en carreaux de terre cuite, des escaliers
monumentaux souvent très complexes (maisons de Toulouse, de Tours). Les portes en
bois massif moulurées rendent visible un travail de menuiserie. Les lustres forgés (comme
celui de la maison de Nîmes) ou les rampes d’escalier effectuées par les compagnons
serruriers témoignent de qualités techniques maîtrisées. Ces ornementations toujours
présentes dans le cadre de la salle à manger s’observent bien sûr dans l’ensemble du corps
de bâtiment. On peut repérer des trompes en pierre (comme celle de la maison de Paris),
des voûtes originales, des cheminées qui mettent en relief la beauté du matériau pierre et
la compétence professionnelle des hommes de métier. On peut citer également la porte
monumentale de la maison de Strasbourg réalisée par les forgerons ou les lucarnes qui
dominent les toitures de la maison de Paris.
19 De nombreux travaux d’adoption6 ou de réception sont utilisés dans l’ornementation de la
maison. Ces travaux sont réalisés en début et en fin de parcours pour ritualiser l’entrée de
l’itinérant dans la communauté des compagnons. À la fin de son apprentissage, le jeune
professionnel effectue un travail dit « d’adoption » pour marquer son entrée dans le
groupe des aspirants. Il pourra ainsi débuter son tour de France. Les travaux d’adoption
sont très variés mais doivent mettre en évidence à la fois les qualités techniques et
pratiques du professionnel mais aussi son investissement et son engagement dans le
compagnonnage. Les compagnons encouragent les apprentis à effectuer un travail
d’adoption qui s’inscrira dans le décor de la maison comme des éléments de cheminées,
des fontaines ou des objets de décoration. Le deuxième rite de passage, et le plus
62

important aux yeux des compagnons, est celui de la réception. Pour cela, les aspirants
doivent effectuer leur chef-d’œuvre. Là encore, beaucoup choisissent d’accomplir une
pièce complexe qui servira à restaurer ou à orner la maison. Les charpentiers
construisent des pièces de charpentes spécifiques (comme les guitardes), les couvreurs
effectuent des flèches particulièrement complexes, (telles que la flèche de la maison de
Nantes par exemple). Notons que dans chaque maison, il existe une salle des chefs-
d’œuvre où sont entreposés les travaux des différents corps de métier.
20 Enfin, nous observons au sein des maisons, de nombreux travaux issus des stages de
formation. C’est notamment le cas dans la maison de Saumur qui reçoit en stage les
apprentis et les aspirants tailleurs de pierre. Ces travaux sont de tous ordres, ils
concernent les jardinières en pierre, la fontaine dans la cour ou des éléments de
cheminées.
21 Ces différents travaux embellissent et donnent un cachet particulier aux maisons
compagnonniques.

LES CHANGEMENTS DANS LA FORMATION


COMPAGNONNIQUE ET SES RÉPERCUSSIONS SUR
LES MANIÈRES D’HABITER
22 En retraçant l’histoire contemporaine de l’Association Ouvrière, j’ai observé des
changements intéressants dans le processus de formation professionnelle et dans celui de
la socialisation compagnonnique. Ce n’est pas l’objet de cet article de décrire l’ensemble
de ces changements, mais il s’agit surtout de montrer leurs répercussions sur les
manières d’habiter. Cela me permettra à terme de mettre à jour les liens entre les modes
d’habitat et la construction identitaire d’un groupe.
23 Jusqu’à présent, les compagnons se démarquaient des autres professionnels par leur
formation professionnelle et par leur style de vie sur le tour de France. La formation
professionnelle et morale s’inscrivait dans des espaces compagnonniques et notamment
dans l’espace de la maison. Nous avons vu précédemment l’importance de la maison dans
le processus de socialisation des compagnons. Elle est définie non pas comme un hôtel ou
un internat mais comme un lieu communautaire et familial. Les compagnons sont « chez
eux » dans une maison compagnonnique. Cette appropriation de la maison a toujours été
désirée par les fondateurs de l’Association Ouvrière des Compagnons Du Devoir du Tour
de France. Elle devait représenter le point de repère, l’abri et d’une façon plus globale, la
communauté locale des compagnons. Face à une communauté définie par son instabilité
tant temporelle que spatiale et par le mouvement de la population, les itinérants étaient
sûrs de retrouver à la maison, les représentants permanents du compagnonnage. Ainsi,
quelle que soit la ville d’accueil de l’itinérant, ce dernier était certain qu’à la maison des
compagnons, il pouvait retrouver d’autres aspirants et les membres de sa corporation. En
vivant dans la maison, il mettait en évidence son appartenance compagnonnique.
24 Aujourd’hui, les espaces de la maison ne sont plus réservés aux seuls itinérants mais
deviennent des lieux de passage où se croisent compagnons et « étrangers ». La maison
compagnonnique est un lieu d’hébergement ouvert aux salariés qui suivent une
formation continue chez les compagnons. Elle est également investie lors des stages de
regroupement par des jeunes qui suivent un apprentissage purement professionnel et qui
ne désirent pas intégrer la communauté des compagnons. Pour rentabiliser ces maisons
63

qui sont très coûteuses, les compagnons ont également choisi d’accueillir des colloques et
des séminaires. Dans certaines villes, on peut noter la présence de personnes du Rotary
club. Dans d’autres, des pièces consacrées à l’enseignement des compagnons servent
également à certaines institutions pour donner des cours (on peut citer par exemple les
cours de langues étrangères dans une salle de la maison de Tours).
25 Certains compagnons tailleurs de pierre opposés à ces changements assimilent ces
maisons à de simples lieux d’accueil pour les « étrangers ». Ils estiment difficile
d’appliquer la Règle et d’expliquer à ces intrus, l’importance de la vie en communauté.
Cette occupation des lieux par ces non-compagnons empêche les itinérants de se
retrouver « chez eux », dans un cadre familial. Un compagnon tailleur de pierre nous
dira :
« Bon, les difficultés, elles arrivent parce que les jeunes ne se sentent plus dans des
maisons de compagnons, en fait voilà le problème. Il y a beaucoup de gens de
l’extérieur, notamment du fait des cours d’informatique, des cours de langue, des
salles qui sont louées à des colloques extérieurs pour faire des séminaires, des
choses comme ça. C’est plus des maisons de compagnons comme on les avait
pensées, comme les compagnons pensaient à l’époque réaliser pour la jeunesse.
Voilà le problème. Elles ont aujourd’hui, à mes yeux, une autre destination que celle
qui avait été pensée, il y a 45 à 50 ans. »
26 Ainsi, pour de nombreux tailleurs de pierre, les maisons semblent peu à peu se convertir
en simples internats et perdent leur spécificité compagnonnique.
27 De plus, l’accueil des salariés de la formation continue ou des apprentis transforme les
règles sociales, les codes et les outils de reconnaissance des compagnons. Auparavant, les
personnes présentes dans une maison de compagnons faisaient partie de l’Association
Ouvrière des Compagnons Du Devoir du Tour de France et il s’agissait de deviner
l’appartenance corporative. Un ensemble de codes était d’ailleurs transmis afin de
faciliter cette reconnaissance. Les appellations de « coterie7 » ou de « pays », les
formulations de surnoms d’aspirants, renseignaient les itinérants sur leur métier et leur
rite8. Maintenant, la présence des personnes étrangères transforme les frontières
identitaires de groupe de compagnons. Les itinérants ont des difficultés à se repérer, à se
désigner et à se démarquer des intrus.
28 Les critiques énoncées par certains compagnons tailleurs de pierre sur les nouvelles
mesures d’hébergement au sein des maisons révèlent une réelle inquiétude quant à
l’avenir du processus de socialisation compagnonnique spécifique et parallèlement quant
à la cohésion du groupe des compagnons. La maison devient un espace à défendre et à
protéger car elle représente l’identité du groupe si on se réfère aux travaux d’Isaac Chiva :
« Lieu de l’instant, comme de la durée, de l’enracinement dans le construit comme de l’agi
et du senti, la maison donne à voir d’emblée, à l’instar du langage, des langues et des
messages, à la fois ce que les sociétés humaines ont en commun, et les innombrables
manières qu’ont les individus et les groupes de se distinguer, de se hiérarchiser,
d’exprimer leur identité collective, souvent, leurs modes de pensée les plus cachés » (I.
Chiva, 1987 : 3).
29 Les compagnons se réfèrent alors aux origines de l’Association Ouvrière des Compagnons
Du Devoir du Tour de France pour valoriser le temps de la construction des maisons
compagnonniques. La tradition utilisée ici valorise la fraternité des corps de métiers,
l’essor et la maîtrise de l’élite compagnonnique, la transmission d’un esprit du
compagnonnage. De nombreux itinérants vantent et idéalisent le retour aux petites
maisons, aux campagnes qui doivent permettre de pouvoir faire « du vrai
64

compagnonnage » c’est-à-dire de tisser des liens fraternels et de former un groupe soudé


et uni. Ainsi, la maison de Saumur devient pour certains tailleurs de pierre, une référence
idéale pour mettre en relief l’existence d’une communauté compagnonnique solidaire.
30 Elle devient pour certains un symbole rappelant le temps où la corporation des tailleurs
de pierre était indépendante et en plein essor. Elle devient alors un lieu de mémoire
collective particulièrement important pour un grand nombre de tailleurs de pierre, une
référence traditionnelle incontournable pour rappeler à l’Association Ouvrière, la force,
l’autonomie et l’identité de la corporation.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Il existe actuellement trois sociétés compagnonniques : l’Union Compagnonnique des
Compagnons du Tour de France des Devoirs Unis, l’Association Ouvrière des Compagnons Du
Devoir du Tour de France et la Fédération Compagnonnique des Métiers du Bâtiment et autres
activités.
2. La réception est une cérémonie rituelle par laquelle une corporation reçoit un aspirant. Ce rite
de passage conduit l’aspirant tailleur de pierre à recevoir un nom de compagnon (un nom de
vertu et une ville d’origine, par exemple, « La Gaieté de Villebois » ou « la Fidélité d’Argenteuil »),
une canne, un compas, une couleur qui est un ruban de velours où sont frappés plusieurs
symboles.
3. L’Association ouvrière des compagnons du devoir du tour de France réunit 21 métiers :
tailleurs de pierre, charpentiers, menuisiers, couvreurs, maçons, métalliers-serruriers, plâtriers-
staffeurs-stucateurs, plombiers chauffagistes, chaudronniers, mécaniciens constructeurs,
mécaniciens outilleurs, carrossiers, maréchaux-ferrants, tonneliers, selliers, ébénistes, tapissiers,
maroquiniers, cordonniers-bottiers, pâtissiers, boulangers.
4. Le Prévôt est un compagnon en fin de tour de France qui est responsable du siège
compagnonnique. Durant une période de trois ans, il se consacre au bon fonctionnement et à la
bonne tenue de la maison.
5. La mère des compagnons est le seul personnage féminin dans le compagnonnage. Elle s’occupe
avec le prévôt de la bonne tenue de la maison, de l’hôtellerie, et peut être la confidente pour les
nombreux jeunes éloignés de leur foyer parental.
6. La cérémonie d’adoption est un rite de passage qui conduit le jeune stagiaire à l’état d’aspirant.
L’adoption est un rite partagé par tous les corps de métier pour valoriser l’esprit communautaire
et fraternel. Le rite de réception est lui purement corporatif.
7. Les compagnons ne s’appellent jamais « monsieur ». Ils s’interpellent soit coterie, soit pays. Les
coteries correspondent aux métiers qui nécessitent l’utilisation d’un échafaudage. Les pays sont
ceux qui travaillent au sol.
8. Les aspirants tailleurs de pierre ont un nom de province précédé du mot « dit », cela implique
l’appartenance au rite de Maître Jacques. Ainsi, ils se désigneront « aspirant tailleur de pierre dit
Alsacien ». Par contre, les membres du rite de Soubise se désignent par leur nom de province, par
exemple, Julien, aspirant charpentier, Parisien.
66

AUTEUR
JANIQUE FOURRE-CLERC
Université de Tours, laboratoire Ville, Société, Territoire, Dynamiques sociales urbaines
67

Habiter le patrimoine : les résidents


âgés du centre historique de Mexico face
aux transformations de leur espace de
vie
Catherine Paquette et Clara Salazar

INTRODUCTION
1 Au cours des années 1990, la question de la récupération des centres historiques est
véritablement devenue « l’une des préoccupations du débat sur la ville en Amérique
latine et dans les Caraïbes » (Harms et al., 1998). Les programmes de réhabilitation des
centres se sont multipliés, si bien que la récupération de ces espaces fait aujourd’hui
véritablement partie du paysage quotidien, pour ceux qui y résident comme pour ceux
qui n’y vivent pas.
2 Après une phase pendant laquelle, sous l’égide de l’État, la préservation et la restauration
du patrimoine ont dominé, à partir de la fin des années 1980, la quasi-totalité des villes,
qu’elles soient mégapoles ou villes intermédiaires, se sont lancées dans une réhabilitation
plus « intégrale » et une revitalisation dynamique de ce patrimoine irremplaçable que
constituent les centres historiques. Cette démarche de réhabilitation prétend impliquer
tous les acteurs sociaux concernés par la question ; elle promeut un fort partenariat entre
secteurs public et privé et une implication importante de la société civile en général
(Rojas, 2002).
68

LE CENTRE HISTORIQUE DE MEXICO : UNE DÉCENNIE


DE PROGRAMMES ET D’ACTIONS DE
REVITALISATION, DES TRANSFORMATIONS
RÉCENTES IMPORTANTES MAIS TRÈS SECTORIELLES
3 À l’instar de la plupart des centres historiques des métropoles d’Amérique latine, le
centre de Mexico a été l’objet d’importantes tentatives de réhabilitation depuis le début
des années 1990 (Salin, 2002). Celles-ci se sont matérialisées par des programmes
successifs principalement conduits par le Fideicomiso du Centre historique, une institution
très similaire à celles dont se sont dotées bon nombre de villes d’Amérique latine au cours
des années 1990 et destinée à promouvoir et à accompagner la revitalisation du centre en
faisant notamment le lien entre les autorités et le « secteur privé ». Cette politique
publique de récupération du centre, quelque peu chaotique et soumise aux changements
politiques, a culminé, à la toute fin de la dernière décennie, avec l’élaboration d’un
Programme pour le développement intégral du centre historique (Fideicomiso del centro
historico, 2000), véritable stratégie de récupération de l’ensemble du centre.
4 Toutefois, en dépit de ces actions multiples, comme dans de nombreuses villes de la
région, le déclin n’a pas été interrompu et, en dehors de réalisations et d’investissements
ponctuels, le bilan est demeuré mitigé. Entre 1990 et 2000, dates des deux recensements,
le centre historique de Mexico a continué à se dépeupler, des dynamiques
particulièrement préoccupantes comme l’invasion de l’espace public par les commerçants
« ambulants » et la transformation des immeubles résidentiels en entrepôts se sont
aggravées. Insécurité, trafics en tout genre, prostitution sont le lot quotidien de bien des
secteurs du centre historique, particulièrement au Nord et à l’Est.
5 Dans ce contexte, un virage important a été pris, en 2001, par le nouveau maire du
District fédéral élu en 2000. Si le partenariat avec le « secteur privé » était un objectif déjà
présent dans les tentatives de réhabilitation des années 1990, le rôle des capitaux privés
dans la revitalisation a été nettement réaffirmé (un accord entre gouvernement fédéral,
autorités locales et « secteur privé » étant signé), tandis que l’action publique émanant de
la ville s’est concentrée à la fois en termes de champs d’intervention et sur le plan
spatial : le nouveau programme pour le centre historique, contrairement au précédent, ne
porte plus que sur la zone la plus valorisée (le « couloir touristico-financier »), donc une
trentaine d’îlots sur quelque 670 ; il consiste en une série d’actions en matière d’image
urbaine (façades, enseignes, éclairage public, mobilier urbain) et en d’importants travaux
d’amélioration de la voirie et des trottoirs (accompagnés d’un programme de rénovation
des réseaux sous terrains). Le contrôle de l’espace public en est le second volet majeur :
les commerçants ambulants ont été exclus de la zone d’intervention de l’actuel Fideicomiso
du centre historique ; des bornes d’appel d’urgence dotées de caméras y ont été mises en
place, ainsi qu’un nouveau corps de police ; des mesures visant à un plus grand respect de
l’interdiction de stationnement sur la voie publique ont été instaurées.
6 Cette démarche nouvelle de récupération du centre historique est très médiatisée, à la
fois par le gouvernement local et par le « secteur privé entre-preneurial », qui investit
désormais fortement dans le centre. Il s’agit, « à moyen terme (2002-2006), de produire un
impact urbain significatif » (Fideicomiso du centre historique de Mexico, 2003).
69

7 Sur le terrain, les conséquences de cette politique sont déjà bien visibles : en l’espace de
quelques mois, le secteur concerné a fait peau neuve. À la présence policière forte et à
l’absence d’ambulants sur les trottoirs se sont ajoutées des transformations commerciales
importantes : disparition de commerces traditionnels un peu désuets ou peu « élégants »
au profit de franchises appartenant à de grandes chaînes internationales (visant
principalement une clientèle jeune) ; installation de petites échoppes, cafés et restaurants
à la mode ; travaux d’amélioration dans de nombreux locaux. Aucune gentrification
résidentielle ne semble réellement poindre pour l’instant dans le centre historique de
Mexico (Hiernaux, 2003) mais il se produit bien une « gentrification commerciale », qui, si
elle avait certes déjà débuté au cours des années 1990 (installation de certaines enseignes
comme Zara, par exemple), semble indiscutablement liée aux travaux effectués
récemment.
8 Ces évolutions récentes du « couloir touristico-financier » soulèvent d’importantes
questions :
• Tout d’abord, quels en sont les impacts en ce qui concerne les populations résidentes ?
Certes, comme le souligne fréquemment le « discours » qui accompagne et légitime la
récupération du centre historique, cet espace s’est largement dépeuplé. Ceci est
particulièrement vrai pour la zone concernée par le programme de l’actuel Fideicomiso,
mais cette vision d’un espace quasi vide d’habitants est toutefois à nuancer. Quelque 70 000
personnes vivent encore dans le périmètre dit A du centre historique, dont plusieurs milliers
à proximité immédiate de la zone où se concentrent les actions de rénovation. Dans quelle
mesure leurs pratiques quotidiennes et leur espace de vie sont-ils modifiés par ces
transformations ?
• Qu’en est-il des actions de récupération des années 1990 ? Quel impact ont-elles eu ?
• Enfin, comment ont été perçues ces multiples tentatives de revitalisation et comment les
résidents se sont-ils sentis concernés, impliqués, dans ce processus ? La question de la
participation des habitants est véritablement récurrente dans ce même discours porté sur
les centres historiques et particulièrement dans le contexte mexicain de la mise en place
d’une « planification urbaine participative » (Ziccardi, 2003). Ce point est donc
particulièrement intéressant à soulever1.
70

Figure 1 : L’hôtel Sheraton Centro Histórico, en construction (2002) : symbole du nouveau visage et de
la nouvelle fonction du centre historique ?

Figure 2 : Les travaux de réfection de la voirie, dans le centre historique de Mexico, en novembre 2002
71

LES PERSONNES ÂGÉES, « MARQUEUR » DES


TRANSFORMATIONS ?
9 Pour plusieurs raisons, les résidents âgés apparaissent comme un groupe de population
susceptible d’être sensible aux transformations que peut entraîner le processus de
récupération. Ils constituent l’un des multiples « groupes vulnérables » qui ont une
importance particulière dans le centre historique de Mexico2 (Fideicomiso du centre
historique, 2000 : 39). D’une part, cet espace du centre offre à ces populations des
possibilités de logement économique (moyennant, certes, de très mauvaises conditions de
vie) : pièces dans des vecindades, ces anciennes maisons bourgeoises aujourd’hui
transformées en logements collectifs loués à bas prix, ou encore cuartos de azotea, ces
baraques de fortune installées sur les toits, etc.. Vivre dans le centre permet d’autre part
d’accéder à une toute série d’opportunités décisives : petites activités économiques
permettant la survie (notamment vente dans la rue favorisée par l’existence d’un marché
potentiel important en raison de la fréquentation de cet espace ; petits travaux divers),
offre de services (notamment de santé) sans nécessité de transport et, dans le cas des
personnes âgées, réseau d’organisations caritatives dont l’aide est essentielle dans un
contexte, caractéristique des pays du sud, d’appuis formels très limités (Montes de Oca,
2002).
10 Parce qu’elles trouvent tout cela dans le centre historique, les personnes âgées peuvent
être considérées, si ce n’est comme « captives » de cet espace, en tout cas comme
extrêmement dépendantes des possibilités qu’il leur octroie. Elles sont donc très sensibles
aux transformations affectant leur espace de vie, telles que celles qui surviennent dans le
cadre de processus de récupération (hausse de loyers ; disparition de certaines activités et
opportunités, comme le commerce de rue ; raréfaction des commerces traditionnels ;
déstructuration d’un mode de vie traditionnel).
11 De surcroît, il est possible d’émettre l’hypothèse qu’une forme de « sociabilité urbaine »
particulière, fondée sur des pratiques spatiales et sociales de proximité, peut-être
associée à cette population (dans la mesure où l’on parle des personnes âgées qui
demeurent actives et mobiles). L’ancienneté et le fort enracinement des personnes âgées
dans le centre historique3 peuvent en effet favoriser ce type de « sociabilité » chez une
population qui, de plus, est fréquemment décrite comme ayant un usage important des
espaces publics (Ehlers Peixoto, 1993). Ce type de rapport au quartier et à
l’environnement urbain de proximité est par ailleurs une des caractéristiques des
quartiers anciens fréquemment évoquée (Authier, 2001) qui, dans le cas précis de Mexico,
a déjà été soulignée (Salin, 2003). On peut donc légitimement penser que les personnes
âgées du centre historique, du fait de ce type de sociabilité, sont d’autant plus sensibles
aux transformations que subit cet espace4.
72

Figure 3 : La rue, un espace très fréquenté par les résidents âgés du centre historique

Figure 4 : Centre historique de Mexico : interventions récentes du Fideicomiso et secteurs d’enquêtes

L’ENQUÊTE « RÉSIDENTS ÂGÉS DU CENTRE


HISTORIQUE DE MEXICO »
12 Ce texte présente les résultats préliminaires d’une enquête qui a été réalisée dans le
centre historique de Mexico entre avril et juillet 2003, dans le cadre du projet de
recherche mené à Mexico par l’Institut de recherche pour le développement et le Colegio de
México5. Son objectif était de tenter de mettre en lumière, de façon alternative6, quelles
73

avaient pu être les transformations du centre historique de Mexico (transformations des


années 1990), mais également de voir comment étaient perçues les politiques publiques
pour cet espace et leur impact.
13 D’une part, il a été procédé à une série d’entretiens collectifs (groupes de 5 à 10
personnes) auprès de personnes âgées appartenant à trois organisations présentes dans le
centre historique7. Le fait de passer par l’intermédiaire de ces organisations a permis
d’entrer en contact avec des personnes âgées actives, car rencontrées à l’extérieur de leur
logement. L’une des contraintes de l’enquête était en effet de n’interroger que des
individus ayant un degré minimal de mobilité dans le centre et étant donc confrontés aux
transformations qui s’y jouent.
14 La grille de questions ouvertes utilisée abordait, de façon directe et indirecte, les
transformations du centre historique, les politiques publiques menées dans cet espace,
mais aussi les représentations de ce territoire (limites, quartiers, lieux les plus agréables
et les plus dégradés, problèmes), ainsi que les pratiques spatiales des personnes âgées
(endroits fréquentés, fréquence, mode de déplacement).
15 D’autre part, sur la base des résultats de ces entretiens de groupe, une enquête
individuelle a été réalisée auprès de quatre-vingt-onze individus âgés de plus de 65 ans
résident dans le centre historique et bénéficiant du programme d’appui aux personnes
âgées mis en place par le Gouvernement de District Fédéral au début de l’année 2001 8.
16 Le questionnaire utilisé abordait, à travers quatre-vingt-dix questions, dont vingt
totalement ouvertes, la dimension des perceptions, représentations et pratiques (tant
sociales que spatiales) du centre historique, celle des politiques publiques pour cet
espace, mais également, afin de bien saisir ces points importants, celle de l’histoire et des
préférences résidentielles des personnes interrogées, de leurs activités économiques
passées et actuelles, de leur entourage proche et de son rôle dans leur vie quotidienne.
17 L’enquête a été réalisée dans trois secteurs du centre historique correspondant au
découpage utilisé pour le recensement de population effectué en 2000, choisis en fonction
de leur localisation par rapport aux zones dans lesquelles les actions de réhabilitation et
les projets se sont concentrés (des secteurs concernés par les travaux mais également
plus lointains), mais aussi pour les caractéristiques sociodémographiques de leur
population et notamment la présence d’un nombre important de personnes âgées.Les
trois secteurs sélectionnés :
• Alameda » : bien qu’il soit situé dans le périmètre dit B du centre historiques 9, il s’agit d’un
espace très proche de la zone centrale qui a été l’objet de travaux de rénovation ; la zone
jouxte par ailleurs un espace en profonde mutation depuis deux ans (construction des hôtels
Sheraton et Fiesta Inn, du centre commercial Alameda ; rénovation du parc de l’Alameda et
installation d’une police touristique) et qui constitue le principal grand projet actuel dans le
centre historique (projet de la Plaza Juârez). En l’espace de dix ans, ce secteur a perdu 20 %
de sa population et les plus de 65 ans y ont diminué de 36 % (247 individus actuellement).
• « Tacuba-Cuba » : ce secteur a été choisi parce qu’il est en partie inclus dans la zone dans
laquelle les travaux récents ont été réalisés et parce qu’il compte un nombre important
d’habitants et de personnes âgées10. Il s’agit d’une zone qui a perdu beaucoup de résidents au
cours du dernier intervalle intercensitaire (-33,5 %) et dans laquelle la population âgée a
encore plus diminué (-39,5 %). Cette zone comptait 189 personnes âgées de plus de 65 ans en
2000 (7 % de la population).
74

• « La Merced » : ce troisième secteur est localisé à l’extrême sud-est du périmètre A du centre


historique, à proximité du marché de la Merced et à une distance importante de la zone où
ont été réalisés les travaux. Il s’agit d’un quartier très dégradé, où le commerce de rue est
dense, très peuplé (5659 habitants) et où vivent quelque 230 personnes âgées de plus de 65
ans. Cette zone est celle qui a connu la plus faible diminution de population entre 1990 et
2000 dans le périmètre A du centre historique (-9 %). Il en est de même en ce qui concerne
les personnes âgées (-1,5 %).

LE CENTRE HISTORIQUE : UN ESPACE DE FORT


ANCRAGE ET D’ATTACHEMENT, DANS LEQUEL LE
PATRIMOINE JOUE UN RÔLE IMPORTANT
18 Le centre historique est un espace de fort enracinement pour les personnes interrogées :
dans leur immense majorité, elles y ont passé la plus grande partie de leur vie (bien
qu’elles n’y soient pas nés, pour la plupart) et il n’apparaît pas envisageable qu’elles
aillent vivre ailleurs11. C’est un espace qu’ils connaissent très bien, pour lequel ils
éprouvent un fort sentiment d’appartenance et avec lequel ils entretiennent un lien
affectif important. Cet attachement apparaît très lié au secteur dans lequel les individus
résident : même si l’immense majorité des personnes estime que la zone la plus dégradée
du centre historique est précisément celle dans laquelle elle habite, plus de trois quarts
pensent qu’il s’agit du « meilleur endroit » pour vivre dans le centre historique. Malgré ce
fort ancrage, les résidants âgés « actifs » ont une mobilité importante dans le centre
historique (surtout à pied et en métro, mode de transport qu’ils privilégient pour sa
gratuité pour les personnes âgées). Ils fréquentent assidûment les marchés, mais aussi les
églises (celle de leur quartier mais pas seulement) et toute une série de lieux publics dans
le centre historique, dans lesquels les espaces publics (comme les jardins de l’Alameda
pour la zone proche) occupent une place importante.
19 Le centre est présenté comme un lieu qui cumule une série de problèmes graves (parmi
lesquels apparaissent, par ordre d’importance, le commerce ambulant, la délinquance et
la saleté), mais l’espace même du centre n’est pas dévalorisé : il n’est à aucun moment
décrit comme un problème en soi. Les personnes interrogées aiment et valorisent le
centre, mais rejettent ce qui s’y passe et tout particulièrement les usages qu’en font les
groupes sociaux qui y sont présents, qui se bornent à l’« utiliser ». Ces derniers sont,
principalement, les commerçants ambulants, qui sont accusés, plus encore que d’occuper
l’espace public et d’obstruer la circulation des automobiles et des piétons, de laisser
derrière eux de grandes quantités de déchets. Cette catégorie très stigmatisée n’est
toutefois pas la seule à être rendu responsable du déclin et de la dégradation du centre
historique : les joailliers, nombreux dans la zone, sont également mis en cause, car ils
utilisent et transforment les bâtiments sans les respecter d’aucune manière... De ce point
de vue, la seule issue viable pour le centre semble être, pour les personnes interrogées,
son repeuplement par une population de classe moyenne, « qui sache en prendre soin ».
20 La forte valorisation du centre historique et l’attachement qu’il suscite apparaissent, dans
le discours des personnes âgées, comme très liés au patrimoine historique et culturel et à
sa charge symbolique. À la question, ouverte, des trois dimensions qui leur plaisent le
plus dans cet espace, les réponses ont convergé dans ce sens : les individus ont, dans leur
immense majorité, cité des lieux ou des monuments importants de cet espace, donnant un
75

éventail large et hétéroclite de réponses, englobant les bâtiments de l’époque coloniale,


des constructions plus récentes comme le Palais des Beaux-Arts, des rues entières ou bien
encore la Tour latino-américaine (construite dans les années 1950). Certes, un certain
nombre de personnes ont également avancé le fait de disposer de très nombreux services
immédiatement à proximité de leur domicile (avoir « tout sous la main ») ou bien encore
d’avoir dans cet espace tous leurs souvenirs, mais ces réponses sont largement
minoritaires.
21 Cette valorisation du patrimoine n’est pas surprenante car elle est très fortement
présente chez les habitants de la ville de Mexico, résidents ou non du centre historique
(De Alba, 2002). Par ailleurs, elle peut être aisément comprise chez une population
« vulnérable » comme les personnes âgées : « habiter le patrimoine » confère un statut
qui contraste fortement avec celui que nie la vie quotidienne et qui est constitué de
« pertes » multiples (Canton y Mena, 1998). Il est donc compréhensible que cet élément
soit largement mis en avant. Toutefois, dans le cas de la population interrogée, il est
important de signaler que le patrimoine est bien plus qu’une notion abstraite ou
uniquement une construction sociale : il s’agit véritablement du cadre de vie des
individus ; leur appropriation du patrimoine est fondée sur une expérience quotidienne
très concrète (l’expérience actuelle, mais aussi passée). La connaissance extrêmement
précise et fortement « affective » qu’ils ont de ce « patrimoine », et qui a bien transparu à
travers les entretiens tant collectifs qu’individuels, en témoigne bien12. Par ailleurs, ils
mettent directement en relation les problèmes du centre historique et le patrimoine : le
commerce ambulant et la conversion de nombreux édifices en entrepôts (bodegas), en lien
étroit avec ce type d’activités, sont perçus comme des problèmes importants autant pour
la menace réelle qu’ils constituent pour le patrimoine du centre historique que pour les
problèmes pratiques qu’ils occasionnent aux individus interrogés (principalement,
difficulté à se déplacer sur les trottoirs et obligation de déambuler sur la chaussée).

Figure 5 : Le patrimoine, un élément du quotidien pour les résidents du centre historique


76

LA PERCEPTION DES PROGRAMMES ET DES


ACTIONS DE RÉHABILITATION : UNE BONNE
CONNAISSANCE DES ACTIONS RÉCENTES MAIS PAS
D’APPROPRIATION
Des actions récentes qui ne sont pas passées inaperçues...

22 Les personnes interrogées ont, de manière générale, une bonne connaissance des actions
très concrètes de réhabilitation réalisées récemment (travaux de réfection de la voirie) :
70 % en ont entendu parler, sans être pour autant capables de mettre un nom sur ce
programme de la Ville. Il s’agit des seules qu’elles sont capables de mentionner
spontanément (mais aussi des seules actions au sujet desquelles elles expriment une
opinion lorsque cela leur est demandé, les opérations ayant eu lieu précédemment, au
cours des années 1990, paraissant totalement méconnues ou oubliées). Assez
logiquement, il semble exister un lien étroit entre le degré de mobilité13 des individus et
leur connaissance de ces programmes : parmi les individus très mobiles, ceux qui ne sont
pas au courant du programme du Fideicomiso actuel sont très peu nombreux14. On ne
constate apparemment pas de différence significative entre secteurs, les personnes âgées
résident dans le quartier de la Merced (le plus distant de la zone des travaux) ne semblant
pas être moins au courant que les autres. Même lorsqu’elles sont géographiquement
éloignées du domicile, les actions de rénovation semblent donc plutôt bien connues.
L’explication réside sans doute dans la forte médiatisation de ces travaux : par la radio et
la télévision, ces actions sont largement diffusées. Cette caractéristique expliquerait aussi
que le degré de connaissance des personnes les moins mobiles soit tout de même élevé.
23 Il est toutefois important de préciser que la connaissance des travaux semble malgré tout
ne pas se fonder uniquement sur un discours politique largement diffusé. En examinant
les fréquences de toutes les rues rénovées citées spontanément par tous les enquêtés
(question ouverte permettant de citer les rues du centre historique qui sont considérées
comme les plus rénovées), on constate ainsi que les rues qui reviennent le plus forment
un groupe qui correspond exactement à celles dans lesquelles les travaux ont eu lieu15.
24 Si les actions récentes et visibles sont donc connues, elles sont aussi globalement perçues
de façon positive. Une large moitié des personnes interrogées considère que le centre
historique est aujourd’hui dans une situation meilleure qu’il y a cinq ans. Parmi les
changements cités spontanément (question ouverte), les trois quarts de personnes
mentionnent la réparation des rues comme raison principale de l’amélioration.

Une très faible appropriation des programmes de réhabilitation en


général

25 Les politiques et programmes de réhabilitation du centre historique paraissent lointains.


Les personnes qui vivent dans les secteurs où ont été menées les actions de rénovation de
la voirie n’affichent d’ailleurs pas un comportement différent quant à leur appréciation
de ces opérations (ils n’ont pas une opinion plus positive que les autres). Les actions sont
connues, mais leurs conséquences apparaissent très peu perçues, tant au plan général du
77

centre historique et du cadre de vie global, qu’au plan personnel (« qu’est ce que ça
change pour moi »)16.
26 Bien que les améliorations soient vécues comme extérieures et ne soient pas sujettes à
une appropriation de la part des résidents âgés, il ne semble pas exister chez ces
personnes un sentiment d’être des laissés pour compte et des « oubliés » du processus de
récupération. En réalité, l’indifférence est plutôt la règle, ce qui contraste fortement avec
l’intérêt des personnes pour le centre historique et l’appropriation qu’ils semblent avoir
de cet espace.
27 Les raisons de cela sont sans doute multiples. Les difficultés de la survie quotidienne, qui
ont tendance à capter toute l’attention des personnes âgées, ainsi qu’un détachement
croissant des individus par rapport à leur environnement, en raison de leur âge
(détachement pourtant assez largement démenti par le lien affectif que les unit au lieu)
sont certainement en cause. Toutefois, la façon dont les actions sont mises en œuvre et
dont les résidents sont impliqués dans le processus de récupération doit être questionnée.
Dans le cas des opérations de rénovation de la voirie et des façades menées sous la
houlette du Fideicomiso actuel, un travail en étroite collaboration a été mené, dans
chacune des treize rues, entre les architectes responsables et les propriétaires
d’immeubles (un comité par rue), commerçants (en majorité) ou résidents, mais les
habitants non propriétaires, comme le sont majoritairement les personnes âgées, n’ont
aucunement été impliqués. D’une certaine manière, il n’est donc pas très étonnant que les
individus interrogés n’aient aucun sentiment d’appropriation quant aux actions récentes
de rénovation de la voirie et des façades. On pouvait cependant s’attendre à plus de
souvenirs et de références faites aux programmes menées précédemment dans le centre
historique, qui ont, semble-t-il, si l’on se réfère au discours qui les a accompagnés,
véritablement tenté de ménager une place plus importante à l’implication de la
population. L’absence des tentatives passées dans le discours des personnes âgées (qui,
par ailleurs, sont très portées à évoquer leur passé proche ou lointain), malgré
l’insistance des enquêteurs, a donc été une source d’étonnement.

LES IMPACTS DU PROCESSUS DE RÉCUPERATION


SUR LA VIE QUOTIDIENNE
28 L’un des objectifs importants de l’enquête était de tenter d’identifier d’éventuels impacts
du processus de récupération du centre sur la vie quotidienne des personnes âgées, en
s’intéressant à leur opinion à ce sujet, à des données concrètes de leur quotidien
(changements de résidence, pratiques spatiales et sociales, vie de quartier) 17.
29 En ce qui concerne la perception consciente des changements survenus dans leur vie
quotidienne, si les personnes âgées ont des difficultés à identifier les améliorations qu’ont
par exemple apporté les opérations de rénovation de la voirie sur le plan de leur vie
quotidienne (cf. supra), elles ne perçoivent pas non plus l’existence d’une menace ou d’un
risque qui serait inhérent à la réhabilitation du centre historique (risque de se voir évincé
indirectement, du fait du changement de population et d’une hausse des loyers qui
pourraient survenir)18. Au cours d’entretiens collectifs, cette éventualité a été
ouvertement abordée, mais en vain : même évoquée très explicitement et illustrée par des
exemples, la question de possibles impacts négatifs que pourrait avoir la rénovation du
78

centre sur les personnes vulnérables qui vivent dans cet espace ne se pose tout
simplement pas.
30 L’absence de ce type de perception semble tenir au fait qu’il ne se soit pas produit pour
l’instant de transformations allant dans ce sens. Plusieurs questions de l’enquête avaient
pour but de tenter de détecter, de diverses manières, d’éventuelles évolutions,
indépendamment d’une perception consciente de l’existence de ces changements : elles
portaient sur les changements de logement et leurs causes, sur les loyers et leurs hausses
éventuelles, mais aussi sur l’entourage et les déménagements qui avaient pu se produire
(à l’intérieur et hors du centre historique), au cours des dix dernières années, de
personnes proches. Les réponses obtenues tendent clairement à indiquer que, sur aucun
de ces plans, il ne semble s’être produit de changement significatif. L’une des dimensions
que l’enquête devait permettre d’explorer était par ailleurs celles des pratiques
commerciales : où les personnes âgées effectuaient-elles leurs achats de diverses
natures ? La « gentrification commerciale » perceptible dans le secteur rénové
récemment par le Fideicomiso était-elle à l’origine de modifications dans les pratiques
d’achat et, plus généralement, dans les sorties diverses ? Sur ce plan, il est apparu que les
résidents âgés privilégient très largement les marchés du centre historique (nombreux)
pour les denrées alimentaires et, de ce point de vue, aucune modification n’est survenue.
La seule nouveauté significative est intimement liée à l’arrivée de la « carte » d’achat
octroyée aux personnes âgées par le gouvernement du District fédéral : tous les individus
enquêtés en bénéficiaient. Celle-ci ne pouvant être utilisée que dans certaines grandes
chaînes de supermarchés, les personnes âgées effectuent désormais une part de leurs
achats dans les établissements Wallmart et Bodega les plus proches du centre historique,
où ils se rendent majoritairement en métro (tandis qu’ils vont au marché le plus proche
de leur domicile essentiellement à pied).
31 Sur le plan de la « sociabilité urbaine » des personnes âgées et d’éventuelles modifications
de celles-ci, l’enquête a été l’occasion de souligner qu’elle apparaît quelque peu différente
de ce que l’on pourrait imaginer. Contrairement à l’une des hypothèses de départ, les
relations sociales des résidents âgés interrogées ne semblaient pas privilégier la
proximité19. Malgré l’ancienneté des personnes dans le centre historique et dans leur
logement, les relations de voisinage apparaissent limitées. L’entourage des individus
interrogés (c’est-à-dire les personnes le plus souvent et régulièrement fréquentées)
compte peu de voisins et de résidents du centre historique. Si les rencontres avec eux ont
certes lieu, à une écrasante majorité, dans le centre (au domicile des personnes âgées), les
membres de la famille (essentiellement enfants) et les amis vivent majoritairement dans
le District fédéral, hors du centre historique.
32 En revanche, il semble exister des liens sociaux dans le cadre d’associations et de diverses
institutions dédiées aux personnes âgées20. Bon nombre des activités sociales et des
déplacements des personnes âgées sont liés à une participation à ces réseaux (notamment
la fréquentation des musées du centre historique).

CONCLUSION
33 Malgré les transformations récentes du secteur le plus valorisé du centre historique et en
dépit d’une décennie d’actions diverses de réhabilitation les ayant précédées, l’impact sur
une population résidante comme les personnes âgées, pourtant sensible à son
environnement, n’apparaît pas important. Les conséquences sur la vie quotidienne de ces
79

habitants, tant positives que négatives (malgré le caractère très subjectif de ces termes),
sont très limitées. Il ne semble notamment pas exister de pression spécifique pesant sur
eux, contrairement à l’une des hypothèses que cherchait à éclairer le travail réalisé. Cela
s’explique sans doute par le fait que les changements survenus sont très récents et qu’ils
concernent pour l’instant avant tout l’offre commerciale de la zone. Ils affectent peu les
personnes âgées, dont les pratiques commerciales sont très centrées sur les nombreux
marchés que compte le secteur.
34 De manière générale, l’implication des résidents interrogés et, par suite, leur
appropriation des programmes de revitalisation du centre historique et celle des
améliorations qu’ils peuvent introduire apparaissent faibles. Il existe en réalité un
décalage important entre l’intérêt extrêmement réduit qui est porté par les individus au
processus de récupération et celui qu’ils portent au centre historique en lui-même, la
connaissance qu’ils en possèdent et le sentiment d’appartenance qu’ils éprouvent par
rapport à cet espace.
35 Au-delà de ces éléments de réponse apportés par l’enquête, la recherche qui a été menée
(et dont ce texte ne présente que de toutes premières analyses) permet sans doute de
nuancer l’idée, fréquemment avancée (sans être généralement étayée), qu’il existerait
une sociabilité particulière, de proximité dans le centre historique de Mexico (comme
dans les autres centres historiques de la région, d’ailleurs) et qui serait propre à ce type
de tissu urbain ancien, par opposition au mode de vie qui est celui des quartiers plus
récents. Il existe peut-être une image idéalisée des centres historiques qu’il convient
d’aborder avec prudence. Le second volet de cette recherche, qui visera à effectuer un
travail similaire dans deux autres sortes de quartiers populaires de l’agglomération,
permettra de compléter cette analyse.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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80

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(PUEC)/ Instituto de Investigaciones Sociales.

NOTES
1. D’autant que le centre historique a été l’objet de l’élaboration de trois « programmes partiels
de développement urbain » à la fin des années 1990 (qui ont impliqué une consultation de la
population).
2. Mères célibataires, indiens, enfants des rues, prostituées étant d’autres groupes sociaux
« fragiles » particulièrement présents.
3. Presque la moitié des enquêtés vivent dans le centre historique depuis cinquante ans ou plus.
Environ la moitié habitent dans le même logement depuis au moins vingt ans.
4. Il y a donc une question qui s’ajoute aux précédentes : si vivre dans le centre historique signifie
une sociabilité urbaine particulière, surtout pour les personnes âgées, celle-ci se trouve-t-elle
modifiée par le processus de récupération de cet espace ?
5. Ce projet de recherche s’inscrit dans le programme plus général IRD-Université Autonome
Métropolitaine (campus Iztapalapa) portant sur les transformations et recompositions du centre
historique de Mexico.
6. Par rapport aux autres approches du projet, qui consistent en l’analyse des transformations
urbaines à partir des données de recensement, des permis de construire ou bien encore des
exemptions fiscales octroyées dans le cadre des investissements réalisés dans le centre...
81

7. Deux organisations qui accueillent des résidents du centre historique pour divers activités
sociales et laborales, un groupe qui propose des activités identitiques dans le centre historique,
mais pour une majorité de non résidants du centre.
8. Le Programme d’appui aux personnes âgées a été lancé début 2001 par le Secrétariat à la santé
du Gouvernement du District fédéral (GDF). Ce dernier nous a permis de sélectionner puis de
contacter des personnes âgées bénéficiant de la « carte » octroyée aux personnes âgées de plus de
70 ans résidant dans le DF, sans conditions de ressources. La carte est en réalité un bon d’achat
mensuel d’une valeur de 67 dollars environ qui peut être utilisée dans un nombre limité de
grandes surfaces.
9. Le centre historique au sens juridique est composé de deux périmètres, A et B. Le périmètre B
est une zone tampon qui compte peu de patrimoine classé, à la différence du périmètre A.
10. La zone qui correspond exactement aux travaux réalisés par le Fideicomiso du centre
historique est très peu peuplée, ce qui constituait un problème pour la sélectionner comme aire
d’étude.
11. Moins de 10 % des personnes interrogées ont le désir de changer de logement.
12. De nombreuses personnes âgées ont longuement fait référence à tel ou tel bâtiment, aux
détails de son escalier intérieur ou de sa façade, démontrant un degré de connaissance et
d’appropriation insoupçonné.
13. Pour mesurer la « mobilité » des personnes, un indice a été construit, sur la base d’une série
de questions présentes dans le questionnaire (activités sociales extérieures fréquentées ou non,
travail en dehors de son domicile, fréquence de la visite de certains lieux et espaces publics dans
le centre historique...). Les personnes ont ensuite été classées en quatre catégories, selon leur
degré de « mobilité ».
14. À une écrasante majorité, les personnes qui disent ne pas avoir connaissance des opérations
très récentes sont des femmes, ce qui s’explique par le fait que ce sont également elles qui sont
en général les moins mobiles.
15. Par ordre d’importance, les rues les plus citées sont : 16 de septiembre, 5 de mayo, Madero,
Venustiano Carranza, Tacuba, Donceles.
16. Malgré plusieurs questions de l’enquête tentant d’aller dans ce sens, les personnes ne
parviennent pas à citer quel est l’impact pour eux, sur le plan personnel (à l’exception de
quelques personnes âgées qui mentionnent le fait que la circulation sur les trottoirs leur est plus
aisée depuis les travaux).
17. Une double stratégie a donc été mise en oeuvre pour tenter de d’identifier les impacts de la
récupération du centre historique : celle qui a consisté à interroger directement les résidents
âgés sur leurs perceptions de politiques et des changements et celle, indirecte, qui visait à
détecter les transformations diverses qui pouvaient se produire dans leur vie quotidienne.
18. « Habiter le patrimoine », c’est en effet également vivre dans un espace objet de convoitise et
d’intérêts divers et, on peut le penser, avoir une position instable, précaire, du fait du contexte
de récupération.
19. Même s’il semble exister une vie de quartiers, comme le soulignent les personnes âgées en
citant par exemple le fait que les « délinquants », qui les connaissent, ne les prennent pas pour
cible mais les aident fréquemment à traverser la rue.
20. En 2000, pas moins de neuf institutions de ce type étaient dénombrées dans le centre
historique (Fideicomiso du centre historique, 2000).
82

AUTEURS
CATHERINE PAQUETTE
Chargée de recherche Institut de Recherche pour le Développement (IRD), Mexico UR « Mobilités
et recompositions urbaines »

CLARA SALAZAR
Enseignante-chercheuse, Centre d’Études Démographiques et Urbaines (CEDDU), Colegio de
México
83

Habiter le patrimoine : monde en marge


et identité urbaine
La Casbah d’Alger ou le refuge des exclus

Nassima Dris

1 Le patrimoine permet-il à une société de se représenter l’histoire, de partager des valeurs


et des pratiques collectives ? Habiter le patrimoine signifierait-il, faire vivre les valeurs
communes à l’ensemble des habitants d’une ville dans le cadre de la vie quotidienne ? En
ce sens, le patrimoine habité devient une question sociale qui impose l’implication des
habitants dans la mise en œuvre de sa sauvegarde et constitue ainsi une ressource dans la
ville pour le développement local.
2 Qu’en est-il de la Casbah aujourd’hui ? Est-ce une cité mythique, une mémoire usurpée,
un quartier dans la ville... ? La casbah d’Alger n’est ni un espace ordinaire ni un quartier
comme les autres. Bien que flétrie et en péril, elle reste dans l’imaginaire collectif
l’essence de la ville, sa mémoire et son identité. Elle est un des symboles essentiels de
l’image de la cité. Témoin d’un passé communautaire idéalisé, elle est aussi un patrimoine
objectivé et un enjeu pour les pouvoirs publics. Son intérêt réside dans la restauration de
la mémoire et la construction de l’identité urbaine autour des valeurs portées par ce
patrimoine. Sur le plan de la forme spatiale, elle est considérée par les spécialistes comme
un modèle urbanistique singulier dans la typologie des médinas arabes tant par
l’harmonie de ses volumes que par son intégration à un site escarpé à proximité de la
mer. Malgré les destructions (périodes colonisation et actuelle), la pauvreté, la
surpopulation, les blessures et les cicatrices de la cité, la beauté du site demeure un atout
considérable.

CONTEXTUALISATION D’UN MONDE EN MARGE


3 Depuis les années 1920, et ce jusqu’en 1962, la Casbah fut le refuge de milliers de familles
dépossédées de Kabylie. En effet, dès les premières années de l’Indépendance, les
propriétaires des anciennes demeures quittèrent définitivement les lieux, préférant
84

habiter les quartiers de « la ville européenne », tels que Bab-El-Oued, Télemly, Saint
Eugène, etc. Depuis lors, la Casbah est pour les migrants la première porte d’entrée dans
la ville. Elle constitua et constitue encore aujourd’hui une réserve d’habitat de transit et
un lieu d’asile pour les démunis de la capitale. Elle donne à voir un monde en marge, un
véritable ghetto pour la population résidente et un quartier répulsif dans la ville. Bien
qu’à proximité immédiate du centre ville, la Casbah ne constitue le cadre d’aucune
centralité pratique. Elle n’attire guère que toutes « les misères du monde » (migrants,
sans logis, femmes seules avec enfants à charge, groupes mafieux, marginaux, etc.). Peut-
être est-ce là l’expression d’une centralité de la misère et des exclus de tout bord ?
Pourtant l’image d’un lieu de résistance contre toutes les injustices, même si elle est
usurpée et réactivée pour servir des intérêts politiques, demeure un potentiel
emblématique fort permettant de mesurer la place qu’occupe cette portion de ville dans
la mémoire urbaine. Cette force symbolique est à considérer comme un indicateur d’une
forme abstraite de la centralité, celle de la mémoire.
4 Parmi les nombreux problèmes que connaît ce quartier, la surpopulation des logements
en est l’aspect le plus éloquent1. La précarité des habitations et l’effondrement naturel de
certaines bâtisses placent la question du logement au rang des préoccupations
permanentes des pouvoirs publics. La priorité revient au relogement rapide des familles
sinistrées (écroulements naturels de maisons mais aussi tremblements de terre,
inondation...) mais la question est de savoir si une demande importante sans cesse
renouvelée pourrait-être maîtrisée. Certaines familles sinistrées bénéficient
effectivement de logements neufs mais d’autres sont mises en attente plus ou moins
longue en fonction des quotas attribués au relogement mais aussi orientées vers des
centres de transit souvent en grande périphérie. En 1995, environ 2000 familles ont été
déplacées vers la périphérie d’Alger (Eucalyptus, Baraki, Thénia, Boudouaou, Bainem).
Toutes n’y sont pas restées. Pour des raisons de proximité et de liens sociaux, elles ont
préféré rejoindre leurs anciennes habitations en mauvais état. Certaines d’entre elles
occupent des locaux d’utilité publique tels que les écoles, les jardins d’enfants, les salles
de sport, les salles de cinéma, le conservatoire ainsi que des locaux de la mairie.
5 Cette situation n’a pas permis l’émergence d’une stratégie de développement capable
d’insérer ce quartier dans des enjeux économiques et politiques permettant son
désenclavement. La participation de la Casbah à l’activité urbaine globale est évaluée
actuellement à 2 % seulement et à 7 % pour l’activité portuaire2. Les conditions
économiques difficiles maintiennent le quartier en situation de rupture sociale avec le
reste de la ville. En outre, son organisation spatiale enchevêtrée, sa position
géographique, sa proximité du centre ville et le sous-emploi quasi généralisé ont permis
ces dernières années l’émergence d’une importante économie déviante (contrebande,
drogue, trafics de tous genres...) dont les plus-values sont investies hors de la Casbah :
« La prolifération d’organisations de type mafieux structurées autour de la
circulation de flux financiers importants non contrôlés qui sont investis dans les
circuits du commerce de la drogue, des alcools et des activités prohibées 3. »
6 On y observe également, « l’exploitation sauvage d’une main-d’œuvre enfantine ». De
plus, la violence et l’insécurité renforcent la marginalité de ce quartier et rendent
inefficaces toutes tentatives de désenclavement social et économique. Pour les Algérois, la
Casbah est un quartier dangereux à l’origine de l’insécurité dans la capitale. Ce n’est pas
un fait nouveau mais les conflits politiques et la situation sécuritaire de ces dernières
années renforcent le stigmate. Par ailleurs, la déliquescence du quartier n’est pas
85

étrangère à la dislocation de l’organisation sociale traditionnelle marquée par


l’éclatement familial, un vide culturel et une perte de repères considérable. Seule une
politique de développement local intégré avec une participation effective des habitants
serait à même d’apporter des solutions adaptées. Ce mode d’organisation, encore
balbutiant en Algérie, n’en reste pas moins un recours sans cesse réactivé pour bousculer
les inerties. Toutefois, la mobilisation de moyens (matériels et intellectuels) est nécessaire
pour inverser les tendances actuelles et engager de véritables actions sur le terrain.

UNE VISION ÉTRIQUÉE DU PATRIMOINE


7 Selon le dernier recensement général de la population (1998), la Casbah compte 50 000
habitants pour une superficie de 18 hectares supportant 1 200 maisons dont 90 % de
maisons de type traditionnel. Si les délimitations sont celles de la commune
administrative de la Casbah, c’est-à-dire la haute et basse Casbah, la superficie est
évidemment plus étendue avec une population plus importante (50 hectares pour 70 000
habitants). Les rues Amara Ali (ex-Randon) et Arbadji Abdelrrahmane (ex-Marengo)
coupent la cité en deux : la haute Casbah est située au-dessus de cette ligne horizontale et
la basse Casbah en dessous. La basse Casbah, détruite en grande partie au début de la
colonisation, est marquée aujourd’hui par une architecture de type colonial en rupture
avec l’urbanisme traditionnel.

En 1962, la Casbah comptait 1 700 bâtisses et immeubles dont :

-500 immeubles et bâtisses de typologie coloniale situés essentiellement, dans la


basse Casbah et en bordure des axes périphériques ;

-1 200 bâtisses en bon état de typologie vernaculaire. En 1991-92, on constate déjà


largement les dégâts :

-sur les 500 constructions de typologie coloniale, il n’en restait plus que 450 environ ;

-sur les 1 200 bâtisses de typologie patrimoniale, près de 250 ont été démolies, 450
bâtisses évacuées et murées (mais réoccupées indûment à 50 %), 50 bâtisses
restaurées, 250 autres toujours occupées par leurs propriétaires et enfin, 200 bâtisses
pour la plupart abandonnées par leurs propriétaires et surpeuplées.

La densité de population est d’environ 1 600 habitants/ha alors que la limite


admissible pour ce quartier se situe à 900 habitants/ha.

(Alger, capitale du 21e siècle, p. 86-87)

8 Le statut juridique dont relèvent 76 % du patrimoine immobilier de la commune est de


droit privé. Le caractère de l’indivision (biens habous) rend très complexe la participation
des propriétaires à la prise en charge de la réhabilitation de leurs biens. Cette situation
juridique inextricable ne facilite pas l’intervention des pouvoirs publics et limite de fait
les actions. De plus, les petits commerçants occupant généralement les rez-de-chaussée
des maisons refusent dans la plupart des cas de quitter les lieux.
9 C’est ainsi que depuis des décennies la question de la réhabilitation de la Casbah n’est pas
résolue sans pour autant quitter les débats des politiques et ceux des experts. Mais force
86

est de constater que les opérations de réhabilitation sont renouvelées à chaque fois de la
même façon, sans innovations, sans tenir compte des échecs passés et en définitive, sans
résultats probants. En 1998, une nouvelle opération de déplacement de populations vers
la périphérie a été engagée : 500 familles ont quitté l’îlot Sidi Ramdane pour Bab-Ezzouar
(banlieue Est d’Alger) pour occuper des logements neufs réalisés dans le cadre du
financement des « Fonds de Solidarité saoudiens ». L’îlot vidé de ses habitants est fermé,
muré et surveillé pour éviter que d’autres familles n’occupent les lieux comme ce fut le
cas depuis des décennies. Cet événement répété n’a jamais convaincu de l’efficacité de ce
type d’opérations. Il en résulte que les actions de réhabilitation demeurent en général
incertaines, fragmentaires et dénuées de cohérence. Sur le plan architectural et
urbanistique, le tissu urbain de la Casbah se déstructure de plus en plus en perdant
progressivement de son harmonie interne (démolitions, effondrements, incivilités, etc.).
De même que les transformations apportées aux façades et les surélévations des maisons
par les habitants eux-mêmes altèrent de façon spectaculaire l’architecture traditionnelle :
autrement dit, la continuité des terrasses tend à disparaître, les patios se couvrent et
deviennent de simples espaces de transition, la faïence disparaît...
10 En définitive, la mobilisation de nombreux organismes publics (ETAU, COMEDOR,
OFIRAC...) n’a pas réussi à engager une véritable dynamique de sauvegarde.
Paradoxalement, les actions dites de réhabilitation participent à la disparition du
patrimoine :
« Il n’y a jamais eu autant de projets visant au maintien de la Casbah, mais en même
temps, il n’y a jamais eu non plus, autant de démolition sans programmes, que
durant les trente dernières années » (LESBET, 1998 : 75-101).
11 La dégradation du tissu urbain résulte bien évidemment de l’effet du temps mais surtout
de l’absence d’une volonté politique forte capable d’insuffler une véritable politique
patrimoniale. Car, limiter les interventions de sauvegarde aux seuls palais et maisons
bourgeoises est à la fois une vision étriquée du patrimoine et le signe d’un urbanisme
privilégiant la fabrication d’espaces nouveaux à la sauvegarde des espaces existants.
L’idée selon laquelle tout espace présentent une certaine complexité est considérée
comme encombrant et constitue par conséquent les « déchets d’une administration
fonctionnaliste » (De Certeau, 1990 : 144) met en cause une gestion urbaine par
élimination. Autrement dit, il y a une sorte de parti pris en faveur de projets à la visibilité
gratifiante et surtout politiquement porteurs aboutissant inéluctablement à une
décontextualisation de la Casbah, c’est-à-dire un espace à part, non situé. Tout le
paradoxe de la gestion urbaine est là. Toutefois, il convient de signaler que le discours
officiel sur la Casbah s’est enrichi de la notion de « réhabilitation sociale », autrement dit
une gestion urbaine plus proche des préoccupations des habitants et la mise en œuvre de
l’exercice de la citoyenne.

CONTRE L’OUBLI, LA CITOYENNETÉ ACTIVE


12 En Algérie, la reconnaissance tardive du patrimoine urbain est lourde de conséquences. Si
la Casbah a fait l’objet de plusieurs études depuis le début des années 1970, elle n’a été
classée patrimoine national qu’en 1989 (arrêté ministériel datant du 20 février 1989). et
patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco4 en 1992. À ce titre, l’État est responsable
de la sauvegarde et de la protection de ce patrimoine. Il se doit de mettre en œuvre un
cadre organisationnel et juridique adapté aux spécificités du terrain. Le site concerné
87

impose une gestion complexe et originale. Il s’agit d’innover en matière de gestion pour
lancer des mesures incitatrices et faire en sorte que l’implication des habitants et surtout
la participation des propriétaires soient effectives. L’expérience a montré l’importance du
mouvement associatif dans les opérations de réhabilitation du patrimoine dans des pays
occidentaux. De même que les groupes sociaux à l’origine de ces associations sont très
hétérogènes et peuvent concerner aussi bien le citadin ordinaire que les vieilles familles
bourgeoises, les intellectuels et les spécialistes (architectes, historiens de l’art,
conservateurs, etc.). En revanchen dans les pays du Maghreb, l’amputation des médinas
est justifiée par la volonté d’accéder au progrès technique et social qui ne pourrait se
réaliser sans la destruction de pans entiers de ce que l’on considère comme embarrassant.
La volonté publique de modernisation a instrumentalisé la mémoire et dévalorisé, dans
certains cas, le patrimoine. Il est vrai que la situation des médinas n’est pas homogène
tant dans l’ensemble du Maghreb que dans un même pays5.
13 En Algérie, c’est autour de la mobilisation des intellectuels et plus particulièrement des
architectes, des sociologues et des artistes que s’organisent à l’intérieur de certaines
sphères étatiques mais aussi hors de celles-ci, des prises de positions en faveur de la
préservation du patrimoine. Ce positionnement intellectuel se réfère théoriquement à des
valeurs scientifiques, esthétiques, mnémoniques, sociales, urbaines dont le patrimoine est
porteur.
14 Bien que modeste, le mouvement associatif en Algérie se mobilise contre la « culture de
l’oubli », contre la « rupture de (la) transmission entre les générations » selon la formule
de Yerushalmi (1988 : 7-21). Plusieurs associations en rapport avec la sauvegarde du
patrimoine sont sur le terrain : l’Association des Amis d’Alger (Sauvons la Casbah), la
Fondation Casbah, le Comité de Sauvegarde de la Casbah d’Alger... Si les deux premières
associations sont indépendantes, le Comité de Sauvegarde de la Casbah d’Alger a été créé
en 1994 par le ministère de la Culture et de la Communication pour mettre en place un
« avant-projet du plan général de sauvegarde de la Casbah d’Alger » en collaboration avec
le ministère de l’Habitat, les institutions publiques et le mouvement associatif.
L’Association des Amis d’Alger créée en 1986, est habilitée quant à elle, par l’Unesco. La
mise en place d’un GPU (1997) pour le Grand-Alger, a été pour les membres de
l’Association des Amis d’Alger (Sauvons la Casbah) et de la Fondation Casbah l’occasion
pour remettre à l’ordre du jour la réhabilitation du quartier.
15 Cette nouvelle dynamique urbaine (GPU) a donné le cadre pour relancer le débat public
réunissant différents acteurs. Usant du sens de l’honneur national et espérant par ce biais
bousculer les inerties, les membres de la Fondation Casbah signalent, quant à eux, le fait
que l’Algérie risque d’être désavouée sur le plan international si aucun progrès notable
relatif à la sauvegarde et à la réhabilitation n’est constaté sur le terrain. Force est de
constater que malgré les insuffisances et les multiples obstacles du terrain, il est
désormais possible d’ester en justice les responsables de dommage sur le patrimoine 6.
16 On observe donc une participation de la société civile à la gestion des affaires de la cité
même si elle reste symbolique, le plus souvent. Car de la réflexion au passage à l’acte, il y
a un abîme difficile à combler pour une société confrontée à bien d’autres problèmes plus
urgents. Ce qui semble évident en revanche, c’est l’inertie durable de l’administration
face à ce quartier historique même si des rapports ont été rédigés, des colloques organisés
7
et quelques actions entreprises.
88

UNE TEMPORALITÉ GRATIFIANTE


17 S’interroger sur ce qui fonde les comportements présents n’est pas sans difficulté dans
une société où les questions identitaires sont permanentes et prennent des formes
visiblement distinctes en fonction des situations. Pour les Algérois, la Casbah est avant
tout un symbole de résistance durant la guerre de libération. Cette temporalité la gratifie
d’une légitimité historique. De ce fait, elle est considérée comme un haut lieu de lutte et
un espace central pour les revendications sociales. Cette période et son cadre sont
évoqués comme la principale valeur identitaire qui dépasse les limites du lieu pour
englober celles de la nation. De la cité traditionnelle, il reste dans les esprits, une sorte de
capacité mobilisatrice liée au mythe de sa cohésion sociale et culturelle. En somme, elle
apparaît comme une sorte de refuge identitaire faisant référence à une cité mythique où
régnent la convivialité, les règles de l’hospitalité, l’entraide, la musique chaâbi (populaire)
et l’otideur du jasmin embaumant les ruelles ombragées... En somme, un quartier
symbolisant la citadinité et la civilité comme reflets d’un savoir-vivre en ville. Or, le
mythe signifie « le non-lieu de l’événement » comme l’écrit De Certeau (1990 : 220) c’est-
à-dire un événement qui n’est pas vécu par le groupe social même s’il est inscrit dans la
mémoire collective. Aujourd’hui, la réalité de la casbah est implacable : murs lézardés,
maisons en ruines, odeur nauséabonde, surpeuplement, pauvreté, déviance, drogue...
Nombreux sont les Algérois qui n’y ont jamais mis les pieds.
18 Toutefois, de nombreux travaux ont montré la pertinence de la notion de mémoire dans
l’analyse des phénomènes sociaux. Quelle soit collective ou individuelle, la mémoire
repose sur un rapport au sol et au cadre matériel qui constitue pour les sociétés « un abri
et un appui sur lequel poser leurs traditions » (Halbwachs, 1950 : 166). Il n’y a point de
mémoire qui ne se déroule dans un cadre spatial car
« l’espace est une réalité qui dure [...] et l’on ne comprendrait pas que nous
puissions ressaisir le passé s’il ne se conservait pas en effet par le milieu matériel
qui nous entoure... C’est sur lui (l’espace) que notre pensée doit se fixer pour que
reparaisse telle ou telle catégorie de souvenirs » (Halbwachs, 1950 : 146).
19 La sauvegarde et la réhabilitation des lieux de mémoire permettent à une société de tisser
des liens avec son passé sans lequel elle ne saurait exister. Il se trouve que l’histoire
urbaine d’Alger est une histoire mouvementée, fragmentée et poreuse mettant en
évidence une pluralité de territoires urbains et l’aspect mosaïque de la ville. Il s’agit
d’aller à la rencontre de lieux différents et de liens différents (Joseph, 1990 : 259-267)
d’autant que la mémoire est en perpétuelle reconstruction. Elle se transforme au fur et à
mesure que le groupe évolue et change. À ce titre, la dimension de l’oubli est intégrée de
façon implicite dans la formation de la mémoire. Si aujourd’hui, la notion de patrimoine
demeure étrangère aux préoccupations immédiates des habitants, la « mémoire
objectivée » construite autour d’un « décor urbain » devient un enjeu culturel et politique
pour les gestionnaires de la mémoire.

ENRACINEMENT DES TRADITIONS ET


CONTINGENCES
20 La volonté constructiviste du passé exprime de toute évidence une crise de filiation (Nora,
1987 : 12-14), c’est-à-dire une quête indéniable de l’identité. Les références identitaires se
89

fondent encore aujourd’hui sur l’appartenance de groupes (sous ses formes multiples) et
mettent en pratique, le plus souvent, des modes de communautés parentales. L’identité
est liée à la lignée, à la grande famille, au nom que l’on porte plus qu’à un lieu précis.
Autrement dit, l’appartenance liée à un lieu n’est perçue comme telle que si elle
s’accompagne d’une appartenance familiale. On est de telle ville ou telle autre non pas
parce qu’on y est né ou qu’on y vit mais avant tout parce qu’on appartient à une famille
dont le nom résonne comme le symbole de notabilité et de citadinité8. L’attachement à un
saint patron de la ville signifie une filiation et une ascendance liées à un imaginaire
symbolisant la citadinité. La désignation par « ouled (fils de) Sidi Abderrahmane »
transcrirait la descendance au sens large du terme les « enfants de la ville » (ouled el-
bled) autrement dit les citadins (beldiya). Le principe de la citadinité est introduit ici
comme un « processus de symbolisation qui dématérialise la ville » (Lussault, 1996 :
33-48).
21 Dans ce sens, la citadinité correspond à des représentations d’un monde social
permettant de comprendre ses configurations matérielles. Il s’agit d’un rapport
dynamique liant l’acteur social à un dispositif de représentations qui préfigure et justifie
les pratiques urbaines. Dans ce dispositif, l’histoire n’apparaît que sous forme de
« bribes » ou de « fragments » mais jamais sous une forme unifiée et unifiante. La société
se présente alors comme « une mosaïque de lignages dans laquelle chaque élément se
subdiviserait verticalement en sous-ensembles emboîtés » (Dakhlia, 1990 : 23). Même si
cette organisation sociale est plus ténue en milieu urbain, la famille demeure l’expression
des liens fondamentaux régissant les sociétés maghrébines. De tout temps les habitants
de la Casbah se référent à la famille comme signifiant les liens de proximité sociale et
spatiale comme expression des « racines de l’urbanité locale » (Berque, 1993 : 109).
Certains comportements issus de la tradition s’enracinent dans le social en dépit des
changements sociaux comme l’a montré R. Hoggart (1970) pour les milieux populaires en
Angleterre. En ce sens, les codes sociaux tracent les « limites constitutives de l’ordre
social et de l’ordre mental » (Bourdieu, 1982 : 122).
22 Toutefois, par opposition à une citadinité mythique des beldiya (citadins) se forgent des
formes culturelles spécifiques, celles des migrants. À Alger, la culture « populaire » avec
sa musique, ses cafés, ses « bandits d’honneur », etc., témoigne tout autant de
l’enracinement dans la ville. En réalité, dans la plupart des cas, ce sont les symboles de
cette culture, dont les détenteurs sont pour la plupart d’origine rurale, qui servent de
référents aux discours nostalgiques sur la Casbah. On évoque El Anka, chanteur chaâbi 9 né
en Kabylie, comme un des symboles de la vie « casbadji » (de la Casbah). L’image d’une
culture populaire, conviviale, tolérante, et solidaire est dominante dans la quasi totalité
des récits sur la vie quotidienne à la Casbah.
23 Cette culture populaire marquée par des comportements, une gestuelle et des façons de
parler spécifiques, a inventé des modes d’existence adaptés aux conditions de vie
difficiles en s’inscrivant territorialement au centre de la ville convoitée. Le chanteur
algérois Abdelmadjid Meskoud, célèbre pour sa chanson « ya Dzaïr ya el assima 10 » (oh !
Alger, capitale) dans laquelle il stigmatise « les envahisseurs » (el-houl), est l’exemple même
de ceux qui s’identifient à la ville au travers de ses mythes. La citadinité, « écriture
invisible » (De Certeau, 1990 : 132), résonne comme un leitmotiv dans les discours de ceux
qui sont à la recherche d’une légitimité citadine. En somme, c’est de la culture ordinaire
dont il s’agit, une culture ancrée dans les faits et gestes du quotidien. Le mode de vie tant
exalté ressemble plus à une chimère qu’à une réalité perceptible tant la distance entre le
90

vécu et le souvenir est grande. D’autant plus que les îlots de citadins de culture ancienne
se raréfient tout en développant des mécanismes de solidarité interne (Boutef-Nouchet,
1984 : 79). Le repli de la citadinité traditionnelle dans ses derniers retranchements résulte
des mutations socioculturelles qui affectent la société dans son ensemble. Alors même
que ces îlots semblent impénétrables, leurs normes subissent en réalité des
transformations de façon implicite.
24 Toutefois, si de la référence historique, citadine et patrimoniale émane une certaine
fierté, le malaise persiste quant à l’inefficacité des opérations de sauvegarde et
l’impuissance des pouvoirs publics. L’ambivalence du discours sur les représentations est
significative d’une certaine inquiétude à l’égard d’un lieu tout à la fois glorifié et
stigmatisé. À ce titre, la Casbah déclenche autant de discours passionnés et nostalgiques
d’un passé mythique qu’un sentiment de révolte face à un état de décrépitude avancée
même si son identité historique et culturelle du lieu est reconnue.

CONCLUSION
25 L’intérêt porté à la Casbah, en tant que patrimoine, concerne de plus en plus de monde.
Pour ainsi dire, on redécouvre les richesses d’une culture reléguée dans les méandres du
passé. La question du patrimoine soulève de plus en plus de réprobations à l’encontre de
ceux qui n’ont pas su trouver les moyens nécessaires pour le restaurer. Pour éviter que la
pauvreté et l’insécurité ne deviennent les seuls critères distinctifs de cette forme urbaine
ghettoïsée, la priorité est de sortir ce quartier d’une sorte de fatalité qui restreint les
initiatives et confine la ville dans ses dysfonctionnements. Les enjeux du patrimoine
habité ne résident-ils pas dans sa mise en perspective critique grâce au concours de
toutes les compétences dans un processus démocratique où la participation citoyenne est
essentielle.
26 Il est indéniable que la ville est ce « lieu de mémoire » indispensable à la survie de la vie
urbaine. Les sociétés produisent un savoir sur elles-mêmes auquel les individus
participent par une construction réflexive en fonction des risques, des circonstances et
des options contingentes. De ce fait, la prise en compte des usages sociaux liés aux
compétences des habitants dans l’exercice réel du « droit à la ville » contribue à concevoir
des modes d’intervention affranchis des illusions de l’urbanisme rationaliste.

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NOTES
1. Le taux d’occupation des logements (TOL) à la Casbah est le plus important du pays : on y
rencontre des familles de 8 à 10 personnes partageant l’unique pièce du logement.
2. S.L. « L’enfant et la jungle urbaine », in El Watan, du 27 mars 1997.
92

3. Ibidem.
4. Lors de la XVe session du comité du patrimoine mondial de l’Unesco à Carthage, le 13 décembre
1991, il a été décidé d’inscrire la Casbah sur la liste du patrimoine universel. Cette reconnaissance
a été confirmée à Santa Fe (USA) le 11 décembre 1992. L’Unesco avait retenu pour l’Algérie
plusieurs années auparavant la Kalaâ des Béni-Hammad, le Tassili N’ajjer, la vallée du M’Zab, El-
Djemila, Tipaza et Timgad.
5. « Les rares exemples d’aménagement global comme ceux de la Kasba des Oudaïas à Rabat ou de
la médina de Tunis, ou ponctuel comme ceux de la médina de Fès, montrent, malgré la
multiplicité, la complexité et l’interdépendance des problèmes, des possibilités de passage de
processus négatifs à des dynamiques constructives » cf. B OUMAZA N., « À propos des villes du
Maghreb. Mutations structurelles et formelles », Les Cahiers d’URBAMA n° 9, Tours, 1994, p. 51-95.
6. L’Association algérienne pour la sauvegarde et la Promotion du Patrimoine Archéologique
(AASPPA) et l’Agence Nationale d’Archéologie ont intenté un procès à la wilaya d’Alger
(préfecture) et le CPVA (Comité Populaire de la Ville d’Alger) pour exiger l’arrêt des travaux
concernant la construction d’un parking de 1 200 places et d’un conservatoire de musique,
arguant du fait que sous cette parcelle, se trouvent les vestiges d’Icosium. Par ailleurs, pour les
archéologues, les vibrations des voitures et les gaz d’échappement ont un effet néfaste sur les
monuments historiques voisins (le « Bastion 23 » et la Grande Mosquée) et sur les habitations de
la Casbah. Les travaux avaient débuté en 1987 mais le tribunal d’Alger n’a décidé leur suspension
qu’en décembre 1992 soit 5 années plus tard. Ce qu’il importe de signaler c’est surtout
l’événement, même si cela n’a rien changé à la réalité des choses. Pour la première fois en
Algérie, une affaire est jugée en faveur du patrimoine. Toutefois, les gestionnaires de la ville ne
perdront pas la face et les projets mis en cause seront réalisés.
7. Le dernier colloque sur la réhabilitation de la Casbah a réuni plusieurs spécialistes de divers
pays : « Colloque international sur la Casbah d’Alger : Identification d’une stratégie et de
mécanismes de sauvegarde d’une identité nationale et d’un patrimoine universel » – Alger : 26,
27, 28 mai 1998.
8. Voir à ce sujet un article de Sidi Boumedine (Rachid), « La citadinité, une notion impossible »
in ouvrage collectif, La citadinité en question, Fascicule de recherches n° 29 d’URBAMA, Université
de Tours, (coll. Sciences de la ville), 1996, p. 49-56.
9. Cette musique populaire est un des symboles du mode de vie à la Casbah.
10. Cette chanson de style chaâbi a précédé les émeutes de 1988 marquant le passage symbolique
vers la crise urbaine actuelle. Les paroles évoquent avec nostalgie la citadinité perdue et la
ruralisation excessive de la ville. Hormis quelques journalistes et intellectuels qui avaient perçu
dans cette chanson une atteinte aux libertés et une dévalorisation de la culture rurale, son franc
succès relève du fait que beaucoup d’Algérois et même beaucoup d’Algériens s’identifient à un
citadin déçu dont la ville est confisquée par ceux qui n’ont aucun respect pour elle. Ces dernières
années, de nombreux chanteurs ont évoqué le déclin de la citadinité tant et si bien qu’ils ont été
conviés à une cérémonie officielle au siège du Gouvernorat du Grand Alger à l’occasion du
changement de statut de la capitale en août 1997.
93

AUTEUR
NASSIMA DRIS
Sociologue, Université de Rouen Groupe de Recherche « Innovations et Sociétés » (GRIS) et
Centre Interdisciplinaire d’Études Urbaines (CIEU)
94

La nature urbaine patrimonialisée :


perception et usage. Les cas de deux
jardins marocains
Gaëlle Gillot

INTRODUCTION
1 Partout, les jardins attirent, ils plaisent, quel que soit leur statut. Publics ou privés, ils
constituent des lieux dans lesquels la végétation est mise en scène à l’aide de divers
attributs pour créer une ambiance, un paysage, une aération dans le tissu urbain, un
décor-écrin autour d’un bâtiment, ou un espace de repos, de jeux et de promenade. Ils
constituent les hauts lieux de nature urbaine. Associés par exemple à la pureté, à la
salubrité, dans les représentations sociales (notamment occidentales) depuis au moins
deux siècles, ils résistent moins bien que les bâtiments au passage du temps. Pourtant,
depuis environ vingt ans en France notamment, des historiens et des paysagistes, de
même que des amoureux des jardins cherchent à reconstituer des jardins selon leur tracé
originel et, pour les préserver, cherchent à convaincre les services du patrimoine des
administrations centrales de les classer, tout au moins de les inscrire sur la liste du
patrimoine national. Les « jardins historiques » reconstitués se sont ainsi multipliés. Ce
mouvement n’est pas propre à la France, ni même à l’Europe, on l’observe également au
Maroc.
2 La Wilaya (la préfecture) de Rabat-Salé au Maroc compte 19 monuments, sites ou zones
classés sur la liste du Patrimoine National marocain, dont deux jardins. Ces derniers sont
publics et ont été classés à des périodes très différentes : 1914 pour le jardin des Oudaïas,
et 1992 pour le Jardin d’Essais. Leur histoire n’est donc pas similaire et pourtant, investis
physiquement et symboliquement, ils abritent une part de l’identité nationale.
95

DEUX « JARDINS PARLANTS » À RABAT


3 En 1629 paraît à Londres l’ouvrage Paradisus dans lequel son auteur, John Parkinson,
présente un jardin de raretés botaniques qu’il appelle « the speaking garden », le jardin
parlant. Pour lui son jardin « racontait » une histoire. Il contenait une mémoire
particulière puisque celle-ci était composée d’éléments vivants, la végétation, qui loin
d’être figée, continuait l’histoire et parlait à ses visiteurs. Les jardins sont des
constructions, ils reflètent par conséquent un rapport de l’homme à la nature et à la ville
à un moment donné. En cela, ils sont des jardins parlant au même titre que celui de
Parkinson.
4 À Rabat, le jardin de la Casbah des Oudaïas et le Jardin d’Essais racontent l’histoire des
influences croisées de la ville. Entre la tradition arabe et la volonté française de créer des
villes modernes, l’analyse de ces deux lieux permet de lire une partie de l’identité de
Rabat.

Le Jardin « historique » de la Casbah des Oudaïas

5 La ville de Rabat tient son nom de sa citadelle du XIIe siècle. La forteresse (Riba, qui a
donné Ribât al-Fath, « camp de la victoire ») était un camp militaire et religieux. Elle était
munie d’une vaste enceinte défensive qui contenait à la fois des habitations et des
vergers, les habitations se regroupant dans la casbah.

La cour, le jardin supposé, la place d’armes

6 La première trace de jardin dans la Casbah remonte au XVIIIe siècle : la cour d’une belle
demeure située près des remparts en aurait abrité un, mais nous n’en avons aucune
preuve archéologique. La seule certitude est que, si ce jardin a jamais existé, il a été
rapidement transformé en place d’armes en raison de sa situation défensive. Les Français
y auraient campé entre 1912 et 1914. Cette cour aménagée pourrait être l’ancêtre du
jardin andalou que l’on connaît aujourd’hui.
7 Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que Rabat a été dotée de quelques jardins d’agrément
privés. On n’en connaît que deux exemples : le jardin du palais du sultan et celui du palais
d’un riche négociant (le palais de Kebîbât dont il ne reste rien aujourd’hui). Des cours
intérieures de maisons avaient été plantées de quelques arbres, mais Rabat n’a jamais été
une référence en matière de jardins au Maroc.

L’arrivée des Français au Maroc bouleverse l’histoire urbaine de Rabat

8 L’arrivée des Français au Maroc en 1911 et l’établissement du protectorat en 1912


bouleversent l’évolution de Rabat que le maréchal Lyautey1 choisit comme capitale. Il
était persuadé que « la grandeur des hommes au pouvoir se mesure à la qualité de leurs
réalisations architecturales2 », mais qu’il convenait de ne faire subir aucune altération
aux anciennes cités marocaines. Il met alors en place des administrations de planification
urbaine ainsi qu’un « service des Beaux Arts et des Monuments historiques » (novembre
1912). Une nouvelle ville est construite à côté de la médina.
96

9 Le service du patrimoine se charge alors de faire un relevé des monuments et des zones
« indigènes » à préserver. Lyautey fait d’ailleurs rénover la demeure qui entoure la cour-
place d’armes dans la Casbah afin de la transformer en musée des arts marocains 3. En
19144 une partie de la Casbah est classée par ses services dans la catégorie « patrimoine ».
Elle est donc protégée des aménagements de la ville nouvelle planifiée par Henri Prost.
10 En revanche, elle est concernée par le « système de parcs » mis au point dès 1913 par
Forestier, conservateur des Promenades de Paris. Ce dernier, qui a séjourné et travaillé à
Séville s’était fortement intéressé aux jardins arabes et compte tenir compte de la culture
« locale » dans ses créations marocaines. C’est ainsi qu’il conçoit en 1914 un jardin public
de style andalou dans la cour du musée de la Casbah, réalisé en 1919. Situé au sein d’un
ensemble de bâtiments patrimonialisés, inspiré d’une tradition architecturale et
paysagère arabo-andalouse, le jardin acquiert alors une dimension historique jamais
remise en question depuis.

Figure 1 : Plan du musée et du jardin des Oudaïas, Rabat


97

Figure 2 : Carte postale marocaine du jardin des Oudaïas, années 40

Figure 3 : Carte postale marocaine du jardin des Oudaïas, années 1950

Le Jardin d’Essais : un « jardin moderne »

11 Dès que Rabat est choisie comme capitale par Lyautey, une ville européenne et moderne
est planifiée à l’écart de la médina jugée inadaptée pour accueillir les services et le
confort qu’une ville et une vie moderne requièrent. Dans son plan directeur en 1914,
Henri Prost propose une planification maîtrisée où chaque élément de la « ville nouvelle
de Rabat », selon l’appellation officielle, est minutieusement étudié pour s’adapter au site
98

et intégrer les préoccupations hygiénistes. Le plan de la ville devait refléter l’efficacité et


la compétence de la France à gérer un pays rationnellement, de même que démontrer sa
capacité à domestiquer la nature et à l’ordonner. Considérés comme des équipements à
part entière dans la trame urbaine, prévus dans le plan d’aménagement de Prost, les
jardins de la ville nouvelle sont réalisés assez rapidement grâce à la création en 1921 du
Service administratif des plantations et promenades de Rabat sur le modèle du service du
même nom à Paris.

Domestiquer la « nature »

12 Les jardins publics sont considérés dans le plan directeur de Rabat comme des éléments
indispensables à la beauté de la ville et, sont le gage de la salubrité matérielle et morale
de la ville. N’oublions pas qu’il était admis au début du XXe qu’une ville idéale était verte5.
Leur place était donc considérée comme essentielle.
13 Forestier aménage lui-même le jardin d’Essais de 1919 à 1922. Il est situé sur l’ancien
emplacement de l’Agdal du palais royal, qui était un terrain planté de vergers. Conçu pour
adapter, à une forme moderne, les qualités et les caractéristiques du jardin traditionnel
islamique6, il est structuré en terrasses, le long de la pente du terrain, ce qui facilite
l’irrigation. Comme son nom l’indique, le jardin d’Essais était un jardin d’acclimatation.
Les allées et les contre-allées, perpendiculaires, de même que les parterres constituaient
une mise en scène d’un jardin classique à la française. Une partie du jardin n’était pas
accessible au public car elle servait de pépinière pour le reste des plantations de la ville.

Figure 4 : Le jardin d’Essais, havre de verdure dans une ville moderne planifiée et ordonnée (Photo
aérienne 1996)

14 Ainsi le jardin d’Essais remplissait plusieurs rôles. À l’échelle du quartier, il aérait le tissu
urbain, l’embellissait et contribuait à sa salubrité ; à l’échelle des habitants, il procurait
un lieu de divertissement instructif et moralement sain ; et à l’échelle de la ville, voire du
99

pays, il était pour les administrateurs du Protectorat une preuve du génie botanique et
scientifique des Français et participait ainsi à l’opération de prestige de la création de la
ville coloniale.
15 La planification suivante, celle d’Écochard (1947), n’accorde pas la même place aux jardins
publics, donnant la priorité au logement afin de résoudre une grave crise de
surpopulation. Les jardins de la période Prost sont ainsi restés les jardins principaux de la
ville actuelle de Rabat.

Figure 5 : Plan du jardin d’Essais (Ministère marocain des Affaires culturelles et du Patrimoine)

Abandon et sauvegarde

16 En 1930, les premiers bidonvilles apparaissent à Rabat et en 1936, 22 % de la population


habite dans ce type de quartiers. Entre 1912 et 1994 (82 ans), la population a été
multipliée par 310, avec une accélération de la croissance dans les années 1950. Les
problèmes d’assainissement, d’hygiène, et d’équipement font passer la réalisation de
jardins publics au statut de luxe auquel il est impossible d’accéder. Si les jardins existants
ne sont pas détruits, on ne relève aucune réalisation nouvelle importante. La priorité
reste le contrôle de la croissance de la ville, bien plus que son embellissement.
17 Au cours des années 1980, le jardin d’Essais s’est dégradé et sa symbolique scientifique
s’est perdue avec les générations. Le ministère de l’Agriculture, dont dépend son
entretien fait exécuter des travaux dans la seule partie non accessible au public. La partie
accessible au public est à cette époque plutôt délaissée par les usagers. 11 n’est pas
menacé, il n’est pas fréquenté, tout pousse donc au statut quo. Malgré tout, le jardin
survit. Situé dans un quartier plutôt excentré, moderne, relativement éloigné de la
médina et du littoral, il est absent des circuits touristiques. Ceci n’est pas le cas du jardin
des Oudaïas dont la visite est recommandée dans les guides touristiques.
100

18 Mais cette situation ne dure pas. En 1991, le Crédit Agricole projette de construire son
siège social marocain sur le jardin. Bien situé dans un quartier moderne et plutôt bien
réputé, le terrain du jardin d’Essais présente de nombreux avantages pour l’installation
d’un tel bâtiment. Face à ce projet, une association de défense du jardin d’Essais se crée.
Elle est constituée d’habitants du quartier, de professeurs d’universités, de journalistes,
d’urbanistes, d’amoureux de la mémoire de Rabat dont la préoccupation est désormais de
le faire échouer. Afin de contrer les spéculations immobilières, la solution est l’inscription
du jardin sur la liste du Patrimoine national. L’association obtient gain de cause,
notamment appuyée par des chercheurs de l’INRA7 qui montent le dossier de proposition
d’inscription du jardin d’Essais et prennent l’affaire en main. Le jardin d’Essais est inscrit
sur la liste du patrimoine national le 6 mars 1992 (arrêté du ministre des Affaires
culturelles n° 503-91).
19 En contrepartie, l’INRA s’engage à entreprendre des travaux soumis à l’inspection de
l’administration des monuments historiques en vue d’un programme scientifique de
jardin botanique. Il doit donc occuper le terrain, l’habiter. Le jardin a été sauvé en
devenant un patrimoine culturel.
20 La Wilaya de Rabat possède donc depuis 1992 deux jardins patrimonialisés, dans des
circonstances très différents. Ces deux jardins datent de la même époque (ils ont tous
deux été dessinés en 1914), mais ils ne possèdent pourtant pas une même profondeur
historique, ni une symbolique identique. Leur site d’implantation y est pour beaucoup, et
autant le jardin des Oudaïas est connu et apprécié pour sa structure « traditionnelle »,
autant le jardin d’Essais est doté d’une image de progrès scientifique et de modernité
urbaine. Ces lieux ont une symbolique signifiante pour l’identité rabati contemporaine et
leur patrimonialisation est bavarde.

RACINES IDENTITAIRES, DES JARDINS À LA


SYMBOLIQUE SIGNIFIANTE
21 La patrimonialisation du jardin des Oudaïas et celle du jardin d’Essais expriment chacune
à leur époque la relation des hommes à leur environnement urbain. En 1914 puis en 1944
lorsque les Oudaïas sont reconnus comme patrimoine par l’administration française, il
s’agit de préserver une architecture et une esthétique marocaines. Au contraire, en 1992,
l’inscription du jardin d’Essais reconnaît le lieu comme constitutif de la mémoire du
Maroc, alors qu’il a été conçu et construit par les Français. Ces deux jardins prennent
leurs racines dans des histoires d’influences croisées entre la France, l’Andalousie et le
Maroc, et donc dans des références hétérogènes. S’ils ont été patrimonialisés, c’est qu’ils
possèdent une valeur singulière dans le présent, qu’elle soit esthétique, sociale ou
politique.

Mémoire matérielle de l’histoire urbaine


Conserver une esthétique

22 L’inscription d’un jardin sur une liste du patrimoine renvoie à la question de l’esthétique,
du beau. La structure du jardin est considérée comme particulièrement belle ou
représentative d’un modèle durable bien réalisé, qu’il est nécessaire de conserver pour le
101

transmettre aux générations futures. L’inscription permet alors en quelque sorte de figer
le modèle et de l’empêcher d’évoluer, parce que ce qui existe est ce qui doit rester.
23 En 1919, lorsque Forestier réaménage le jardin des Oudaïas, il le dessine en fonction des
règles du jardin andalou qu’il a étudiées lorsqu’il a travaillé à Séville. Séduit par
l’ambiance intime et sensuelle de ces jardins, acquis au « mythe andalou » du califat de
Cordoue, la cour du musée lui offre un site idéal. Mais ce jardin andalou est récent
lorsqu’il devient un patrimoine avec le reste de la Casbah. Forestier a ici réinventé la
tradition du jardin d’islam. Il l’a réinterprétée en fonction des conditions du moment en
utilisant à la fois des références « locales » (dont on n’avait pas d’exemple à Rabat) et, un
savoir faire et un regard occidentaux. Ce jardin a cependant acquis une légitimité
historique et son origine française s’est effacée au profit de la tradition arabo-andalouse
qu’il suggérait. La patrimonialisation d’un tel site est aujourd’hui réaffirmée chaque
année à l’occasion d’un festival de jazz qui le met en valeur. Le jardin des Oudaïas fait sens
et est vécu comme une création majeure de l’art des jardins andalous à Rabat.
24 Or, l’art des jardins possède une définition ambiguë et un statut qui n’est pas clair 8. C’est
pourtant en partie en son nom que le dossier pour l’inscription du jardin d’Essais a été
monté. Les arguments esthétiques du ressort de l’art des jardins y ont été fortement mis
en valeur : un chapitre est consacré à « l’intérêt artistique et pittoresque du jardin ». On y
lit par exemple que
« Le tracé est marqué par une conception fonctionnelle et sensorielle polyvalente :
il permet de voir simultanément tous les aspects d’un lieu (lumière, ombre, couleur,
sons, odeurs, eau, végétal, minéral)9. »
25 Cette description nous rappelle que l’art est aussi et avant tout une question de
perception. Or si le jardin d’Essais comme celui des Oudaïas possèdent une légitimité à
être préservés comme patrimoines, ce n’est pas tant parce qu’ils respectent les « règles de
l’art » qu’en vertu du sentiment qu’engendre leur fréquentation, et de l’histoire qu’on
leur prête à l’échelle du tissu urbain de même qu’à l’échelle sociale. Les jardins sont des
lieux surinvestis par l’affect, et peu importe que la tradition ait été réinventée, du
moment que le jardin soit parlant du point de vue de l’identité, et invite à l’imagination et
à l’appropriation symbolique.

Préserver l’idée d’une ville planifiée

26 Dans la patrimonialisation des jardins tels que les Oudaïas, mais surtout pour le jardin
d’Essais, plus récente, se joue la mémoire de la construction d’une ville nouvelle qui était
planifiée et organisée. Rabat a bénéficié d’un schéma directeur bien avant que ce type de
documents soit obligatoire en France10. L’époque à laquelle les extensions modernes de la
ville ont été réalisées reste celle de tous les possibles, dont la réalisation de l’idéal. À cette
époque, en 1922 par exemple, le ratio entre la superficie des espaces de verdure et le
nombre d’habitants s’établissait à 17,8 m2. En 1998 le ratio atteint difficilement 2 m2. Dans
ces conditions les jardins hérités ont pris une importance toute particulière.
27 Des membres de la Direction du Patrimoine du ministère de la Culture font remarquer à
quel point le contraste est saisissant entre le souvenir de la ville jusque dans les années
cinquante et la ville telle qu’elle est aujourd’hui. Ils estiment que ce qui était construit
alors était beau et bien pensé, quand la ville d’aujourd’hui est gérée dans l’urgence. Leur
mémoire, passée au filtre de la nostalgie, compare les constructions d’hier et celles de
maintenant et remarque la pauvreté architecturale, le manque de verdure et la tristesse
102

des jardins. Ainsi par la patrimonialisation, pensent-ils, les jardins seront préservés de
toute atteinte de la ville contemporaine sur le passé. Ils demeureront des témoins du
riche passé de la ville planifiée.

L’appropriation matérielle et symbolique du passé comme


fondement de l’identité nationale
S’approprier des réalisations imposées

28 L’indépendance du Maroc en 1956, si elle ne clôt pas toute collaboration avec la France,
est l’occasion pour le pays de prendre possession des biens et des constructions hérités de
la période coloniale. Les structures urbaines modernes ont imposé une rupture dans la
structure de la ville, et dans la perception de la nature. La ville moderne avait été
construite selon un modèle à dessein presque à l’opposé de celui de la médina : les rues
larges et aérées avec des bâtiments ouverts et alignés faisaient écho aux petites ruelles
sombres et labyrinthiques de la médina. Le rapport à la nature lui-même avait été
bouleversé. Alors que jusque-là la verdure était privée, contenue entre les murs des cours
des maisons, ou sous forme de vergers ou jardins maraîchers situés autour de la ville, elle
s’inscrit désormais à l’intérieur de la ville, sous forme de jardins d’agrément ouverts à
tous. Surtout, elle est devenue une nature réservée à l’ornementation et ne donne plus ni
fruits ni légumes. Son appropriation par les habitants de Rabat est rapide et les jardins
publics sont très fréquentés, mais ils induisent une pratique différente. Des attitudes
anciennes sont transposées dans les jardins publics. La promenade au jardin devient une
habitude très fréquente pour tous les habitants de Rabat qui s’approprient ainsi les lieux
au rythme de la marche et les incluent dans leur territoire. En occupant les jardins
publics, en les fréquentant, les usagers les ont intégrés à leur représentation et à la réalité
de la ville. Leur végétation, en puisant dans la terre du pays depuis le début du XXe siècle
est devenue un élément du quotidien, profondément enraciné dans le territoire auquel
elle donne une identité qu’il faut préserver.
29 L’histoire des jardins d’Essais et des Oudaïas est liée à une période qui a introduit une
rupture avec la représentation traditionnelle de la nature et a introduit de nouvelles
formes urbaines. Mais ces ruptures sont constitutives de la ville actuelle et les accepter,
les faire siennes revient à accepter et à approprier une histoire imposée, et par
conséquent faire preuve d’une inébranlable force culturelle face à l’occupation du pays.
Ceci a fortement à voir avec la construction, voire la défense, de l’identité nationale.
103

Figure 6 : Le jardin des Oudaias est situé dans le tissu urbain dense. La délimitation de la médina avec
la ville moderne est aisée (Photo aérienne 1996)

Une signification nationale

30 L’inscription d’un lieu ou d’un espace sur la liste du patrimoine national porte une
signification locale. Les acteurs s’adressent d’abord à leurs concitoyens. Le patrimoine est
vécu comme un « héritage du père »11 à transmettre aux enfants, un bien à conserver et
donc une mémoire à protéger. Or la mémoire est constitutive de l’identité nationale. Si
l’on abuse un peu l’étymologie, on peut dire que dans patrimoine, il y a patrie. La
distinction et l’acceptation en patrimoine des deux jardins de Rabat constituent une
construction symbolique de la culture nationale et une mise en perspective des influences
qui la composent. Ainsi, peu importe que le jardin andalou des Oudaïas ait été construit
par un Français puisqu’il l’a été sur un modèle arabo-andalou que revendiquent les
Rabatis. Peut importe également que le jardin d’Essais ait été conçu entre autres pour
affirmer une puissance scientifique des Français à travers la végétation, dans la mesure
où il a été dessiné en tenant compte de la topographie et d’un système hydraulique
inventé au XIIe siècle par les Almohades à Marrakech. La généalogie des modèles est
conforme au pays, fait sens, même s’ils ont été appliqués via la France.
31 À travers les deux jardins patrimonialisés, c’est une période difficile de l’histoire
nationale que les Marocains s’approprient. Ils l’acceptent et l’intègrent grâce aux
références culturelles plus anciennes auxquelles ils la rattachent, niant de cette manière
la question de la rupture. En intégrant ces jardins dans une continuité historique ils
l’habitent et sont habités par elle puisqu’elle engendre de l’imaginaire. Par la végétation,
être vivant, le passé s’oublie au profit du présent et du futur et le patrimoine prend une
valeur contemporaine indiscutable du point de vue de l’identité nationale et locale.
32 La végétation elle-même assure une continuité dans la durée de la construction
identitaire et prend depuis les années 1980 une autre signification dans la ville.
104

Un écosystème hérité : l’argument nouveau de l’écologie

33 Avec l’inscription du jardin d’Essais sur la liste du patrimoine national s’est affirmé un
nouveau type d’arguments en faveur de la préservation des jardins : l’environnement. Un
sentiment écologique émerge doucement au Maroc au cours des années 1980 à la faveur
d’une prise de conscience de la dégradation du milieu naturel mêlée à la culpabilité
envers l’environnement. La représentation du monde comme un géosystème fermé,
terminé et interdépendant à tous les niveaux gagne les consciences non seulement des
scientifiques, mais également celle des amoureux de la nature sous toutes ses formes. La
nature en ville devient un objet de préoccupation lié à la volonté d’améliorer le cadre de
vie et toute destruction de jardin est vécue comme une pollution visuelle, une balafre
paysagère. Tout jardin menacé doit donc être protégé.
34 C’est dans ce contexte que les ingénieurs de l’INRA décidés à sauver le jardin d’Essais
utilisent largement l’argument du « patrimoine naturel » et de l’écosystème à préserver.
On peut lire ainsi dans la proposition d’inscription du jardin que
« Le jardin d’Essais a contribué à enrichir le patrimoine horticole national grâce aux
collections réunies, installées et préservées et à la multitude d’essences multipliées
et vulgarisées » (p. 2).
35 On lit plus loin que le jardin « garantit un écosystème entre la ville (artefact complexe) et
la nature non dominée » et qu’il est une « banque génétique, un conservatoire des
ressources vivantes » (p. 3 et 4). Le rapport conclut sur la nécessaire valorisation du lieu
comme « intermédiaire entre le public et la science botanique », et son rôle « pour
sensibiliser à la valeur d’une de nos richesses nationale : le matériau végétal », « partie
intégrante du patrimoine universel dont la préservation doit être la préoccupation
essentielle de chacun » (p. 4).
36 Inscrire sur la liste du patrimoine national un jardin hérité de la colonisation n’est pas
anodin du point de vue de l’identité nationale. L’argumentaire écologique permet
justement de replacer ce patrimoine dans un contexte universel qui dépasse les clivages
de l’histoire pour en quelque sorte susciter un sentiment de responsabilité nationale
davantage que d’appartenance.
37 La mise en patrimoine de ces jardins ou leur confirmation en tant que patrimoine affirme
leur rattachement au territoire marocain au préalable véhiculé par l’héritage culturel
construit à la suite de la réappropriation des modèles « artistiques ». Lieux vecteurs d’une
culture identitaire, ces jardins publics sont habités par une symbolique construite sur
l’héritage historique mais également et surtout par les représentations et les pratiques
sociales de la ville.

HABITER UN BIEN PUBLIC « NATUREL » : LA


PRATIQUE DE DEUX JARDINS PATRIMOINES
38 La pratique et la perception des jardins publics à Rabat sont variables en fonction des
générations, du sexe et des classes sociales. La différence d’entretien entre le jardin des
Oudaïas et le jardin d’Essais est très marquée et dans ces conditions, il n’est pas étonnant
que l’imaginaire lié à chacun de ces lieux soit dissemblable. Il découle en partie de la
mémoire des jardins qu’ont les usagers, qui est parfois directe (ils les ont fréquentés
105

lorsqu’ils étaient enfants) ou indirecte (leurs parents leur ont transmis une
représentation). La mémoire modèle la perception actuelle du jardin en regrets ou en
paradis approché.

Mémoire et regrets
« Avant c’était mieux »

39 Les usagers des jardins de Rabat quel que soit leur âge ne voient pas les jardins tels qu’ils
sont « vraiment ». Ils les perçoivent à travers le prisme de l’histoire et des
représentations sociales. Ainsi, le jardin des Oudaïas jouit d’une très bonne réputation à
Rabat. Bien entretenu, à l’écart des remous de la ville, à proximité du musée, il offre un
lieu de délassement à ses visiteurs. Sa situation dans la Casbah en fait un lieu historique
reconnu par tous et les usagers se projettent dans un passé lointain lié aux racines arabo-
andalouses. Selon de nombreux visiteurs, ce jardin date du XIIe ou XIIIe siècle, il est ainsi
perçu comme aussi ancien que les remparts. Mieux entretenu que la plupart des autres
jardins publics de Rabat, puisqu’il est un site touristique, cette différence fait penser à ses
visiteurs locaux qu’il est plus précieux que les autres. Cela est en partie mis sur le compte
de son passé (supposé) très ancien. Lorsqu’on les interroge, les usagers du jardin des
Oudaïas affirment que le jardin est une preuve d’un certain « âge d’or » de la culture
arabo-musulmane, désormais perdu. Naïma affirme ainsi que
« Avant on savait faire les jardins. L’architecture est très bien organisée ici, j’admire
les allées et la diversité des plantes, tous les petits détails qui font qu’on se sent au
calme dans une ambiance du passé qu’on ne peut pas retrouver aujourd’hui 12. »

Figure 7 : L’allée centrale du jardin des Oudaïas


106

Figure 8 : Une fontaine sur le mode « traditionnel » dans le jardin des Oudaïas

Figure 9 : L’allée centrale du jardin d’Essais


107

Figure 10 : Une tonnelle de lianes dans une allée périphérique du jardin d’Essais

40 Le jardin d’Essais quant à lui possède une autre représentation. Depuis longtemps
abandonné, il fait l’objet de travaux de rénovation depuis son inscription. Il semble en
perpétuel chantier et les bandes de plastique orange signalant les travaux sont peu
favorables à la rêverie. Les adultes qui l’ont connu dans les années quarante ou cinquante
regrettent l’époque antérieure à sa dégradation. Ainsi Monsieur Hamid explique que
« Aujourd’hui le jardin d’Essais n’est plus rien du tout. [...] Les derniers
aménagements qui ont été faits, comme le grand portail qu’on avait installé dans la
rue des chantiers sans consulter personne, sont venus piétiner notre passé et nos
sentiments. Pour nous qui étions des enfants dans la colonisation et juste après la
colonisation, ce jardin était un livre qui s’ouvrait. Nous y allions pour nous
promener et découvrir des espèces nouvelles, des arbres, des noms avec leurs
images vivantes. Aujourd’hui cet espace est dégradé. Nos enfants sont devenus des
bâtards car on a piétiné leur passé13. »

« Il faudrait le mettre en valeur »

41 L’évolution de la ville et les problèmes rencontrés donnent à penser aux usagers que ces
jardins sont extrêmement importants pour la mémoire culturelle, identitaire, et
environnementale de la ville. À travers leurs témoignages, on comprend que face à
l’évolution incertaine de la ville et la rareté des jardins, ils veulent préserver le passé tel
qu’il reste dans leurs mémoires ou tel que leurs parents leur ont transmis. Ils se disent
conscients de pratiquer des lieux très importants pour la mémoire de Rabat et leur
identité de Rabati, bien qu’ils ne sachent pas toujours que le lieu a été patrimonialisé
(notamment le jardin d’Essais) et cela les rend soucieux de la préservation de ces jardins
et de leur mise en valeur.
42 Ils observent cependant que ces jardins ne sont pas toujours propres et que cela n’incite
pas à respecter les plantations, le mobilier, ni la propreté du lieu. Si les poubelles ne sont
pas vidées régulièrement et que les ordures jonchent le sol, à quoi bon faire l’effort de
ramasser ses propres déchets ? C’est donc avec regret que Mohammed compare le jardin
d’Essais actuel avec celui où il a joué enfant, dans les années soixante. Il dit ne pas
108

comprendre pourquoi un tel lieu n’est pas mis en valeur, pourquoi il n’y a plus
d’étiquettes pour indiquer le nom des arbres, la mise en valeur étant pour lui la seule
manière de le préserver de la destruction du temps et des visiteurs inconscients de sa
valeur de « bout de terre autrefois arrachée à la ville14 ».

Mémoire et imaginaire : le paradis approché

43 Malgré les regrets, la perception du jardin des Oudaïas et du jardin d’Essais semble très
positive. Ils revêtent aussi à Rabat une signification particulière liée à la symbolique du
paradis et à une pratique permettant la liberté.

Un havre de paix

44 Face à une ville relativement minérale, les jardins constituent des formes de parenthèses
dans la ville. Rupture spatiale, le jardin public offre aussi une rupture temporelle dans la
vie du citadin. Grâce à ses clôtures, nettement affirmées dans le cas du jardin des Oudaïas,
plus discrètes mais également nettes pour le jardin d’Essais, les jardins s’inscrivent
comme des îlots dans la ville et permettent un instant de l’oublier. Ces jardins, considérés
comme anciens, rappellent l’époque à laquelle ils ont été aménagés et le passage du
temps. Leurs visiteurs laissent leur imagination vagabonder jusqu’aux origines mêmes du
jardin et à ses valeurs symboliques. Difficile ici de ne pas évoquer le fait que jardin et
paradis en arabe classique sont désignés par le même mot, djanna, et que dans le Coran, le
paradis est décrit sous la forme d’un jardin merveilleux où les cinq sens seront comblés.
Lieux favorables à la méditation et à la réflexion, les jardins du paradis symbolisent l’âme
de l’homme destiné à y vivre et le rapprochent du créateur.
45 Dans ces conditions à la fois matérielles et spirituelles, la mémoire historique et religieuse
amène les usagers des jardins de Rabat à y voir davantage qu’un simple espace de
végétation. Comme Marzak, beaucoup de visiteurs considèrent que
« Le jardin c’est la vie, et même plus que la vie : la belle vie, comme il y avait
autrefois ici et comme celle qu’on aura au paradis, avec les fleurs et les oiseaux,
sans bruit, sans pollution15. »
46 Le jardin fait sens pour ses usagers qui le considèrent à la fois comme lieu de mémoire,
bien commun d’une histoire culturelle, lieu écologique et spirituel, puisqu’habité par
Dieu. Ainsi, le rapport entre les usagers et les jardins est un lien presque de l’ordre
amoureux.

Un lieu de liberté amoureuse

47 L’amour et les jardins forment un binôme connu depuis l’antiquité la plus reculée. Or à
Rabat, si les jeunes filles jouissent d’une certaine liberté d’action, le soupçon du
déshonneur plane encore sur leurs conduites, notamment à l’égard du sexe masculin. Les
flirts ne sont pas très bien perçus par l’entourage familial et les jeunes couples non
officiels préfèrent se retrouver dans des lieux calmes, à l’écart d’une éventuelle rencontre
avec une personne de connaissance. Les jardins publics, et notamment le jardin des
Oudaïas car il est perçu comme très romantique, et le jardin d’Essais parce qu’il est peu
fréquenté, sont des lieux de rencontres où les jeunes filles se sentent libres de rencontrer
leur petit ami. Le jardin est un lieu du secret et de l’intimité grâce à ses buissons, ses
haies, la lumière tamisée à travers les feuillages et le silence qui y règne. Les bancs en
109

pierre ou en bois rappellent aux amoureux que des générations d’autres couples ont
débuté leur histoire dans les mêmes conditions et au même endroit. Ils se situent alors
dans une lignée d’amoureux dont ils sont les nouveaux héritiers à travers le lieu. Les
jardins d’amour dont personne ne surveille l’entrée, qui est gratuite, permettent
l’épanouissement de la liberté de rencontre, perçue pour les jeunes couples comme un
symbole de modernité des mœurs sociales. Habités par la liberté et l’amour, ces jardins se
rapprochent du paradis.
48 À travers une mémoire mythique ou historique, les usagers se sentent héritiers des
jardins anciens, peut importe que leur modèle originaire soit perdu ou réinventé. Ils
permettent une continuité de la pratique de la ville, et de ce fait font perdurer les
habitudes citadines et ses valeurs. Lieux de mémoire ils sont aussi des espaces où l’on
oublie le passé tout en vivant dans ses structures.

CONCLUSION
49 Lorsqu’on entend Monsieur Benabdallah, architecte à Casablanca, dire que « Au Maroc,
un jardin qui n’est pas approprié devient vite une décharge publique », on comprend à
quel point le jardin des Oudaïas et le jardin d’Essais ont été investis par les habitants de
Rabat. Espaces vécus, ils possèdent une signification historique, culturelle, mystique et
sociale que leur statut de patrimoine n’a fait que reconnaître officiellement ! La
mobilisation des voisins du jardin d’Essais pour sa sauvegarde, alors même qu’il était très
dégradé et peu fréquenté montre bien que sous l’argument écologique qui a
principalement servi pour son inscription, il s’agissait avant tout de sauvegarder un bien
commun hérité, et dont on jugeait nécessaire qu’il soit transmis aux nouvelles
générations. L’inscription étant une procédure plus rapide que le classement, elle a alors
été privilégiée. Loin de s’adresser à un tourisme international, cette patrimonialisation
relève de la défense et de l’affirmation de l’identité nationale. Assez largement fréquentés
en moyenne, ces jardins publics de Rabat sont habités par la mémoire de l’âge d’or arabo-
andalou, la colonisation, la modernité et la préservation de l’environnement naturel. Une
visite dans ces lieux relève par conséquent bien davantage du symbolique que du simple
bol d’air du citadin.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
« Le jardin notre double. Sagesse et déraison », Autrement, mars 1999, n° 184, 295 p.

CAILLE J., 1949, La ville de Rabat jusqu’au protectorat français. Histoire et archéologie, Publication de
l’Institut des Hautes Études Marocaines, t. XLIV, Paris, ed Vanoest, 3 vol.

CHOAY F., 1999 (1992), L’allégorie du patrimoine, Seuil, 271 p.


110

« Jardins et paysages », Critique, n° 613-614, juin-juillet 1998.

GILLOT G., 2002, Les jardins publics dans les grandes villes du monde arabe : politiques et pratiques au
Caire, à Rabat et à Damas, Thèse de doctorat de Géographie, sous la direction de J.-F. Troin et J.-C.
Depaule, Université de Tours, 505 p.

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MOSSER M., NYS Ph. (dir.), 1995, Le Jardin, art et lieu de mémoire, Vassivière-en-Limousin, Les éditions
de l’Imprimeur, 537 p.

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SIGNOLES P. et alii, 1999, L’urbain dans le monde arabe. Politiques, instruments et acteurs, CNRS éd., 373
p.

NOTES
1. Résident général de la France au Maroc de 1912 à 1916 et de 1917 à 1925.
2. MICAUD Ellen C, « Systèmes politiques et modèles urbains au Maghreb », p. 275.
3. Devenu le Musée National des Beaux-Arts.
4. BO n° 86 du 19 juin 1914, p. 454.
5. Les utopies urbaines de Claude-Nicolas Ledoux, Jean-Baptiste Godin ou Charles Fourier par
exemple qui font une confiance aveugle dans les lois de la science, mettent aussi en avant la
nécessaire présence de la nature, régénératrice et dispensatrice de bien-être, condition du
bonheur. C’est avec Howard et ses cités-jardins que l’utopie de la ville idéale, verte, prend un sens
opératoire poussé.
6. Hérités en premier lieu semble-t-il du modèle persan, les jardins de l’islam se caractérisent
(au-delà de leur diversité) par deux éléments clés : l’eau et la géométrie. L’eau se devait de
paraître abondante alors qu’elle était rare et sa présence et son écoulement reposaient sur le
recyclage et donc sur une science de l’hydraulique très au point. Le jardin s’organisait autour des
angles des canaux d’irrigation qui en déterminaient la forme très ordonnée. L’héritage persan du
plan chahar bagh (un rectangle divisé en quatre rectangles égaux par les canaux d’eau) représente
la base du jardin d’islam car il correspondait parfaitement à la mythologie coranique des quatre
fleuves.
7. Institut National de la Recherche Agronomique Marocain.
8. 8. À ce sujet, on peut par exemple se référer à HUNT J. D., L’art du jardin et son histoire, et/ou à
MOSSER M., NYS Ph. (dir.), Le Jardin, art et lieu de mémoire.
9. Proposition d’inscription du site du jardin d’Essais de la ville de Rabat, Royaume du Maroc, ministère
des Affaires Culturelles, Direction du patrimoine, non daté, non paginé.
10. Inspirée du Town Planning Act de 1909 en Grande Bretagne, la loi Cornudet de 1919 instaure en
France l’obligation faite à chaque grande ville d’établir un Plan d’extension et d’embellissement
urbain.
11. Voir la définition de « Patrimoine » dans le Dictionnaire critique de géographie de BRUNET R,
FERRAS R. et THERY H. (p. 369).
12. Entretien au jardin des Oudaïas. Naïma est journaliste et a 27 ans.
111

13. Urbaniste, aménageur retraité, M. Hamid est le créateur du « Groupement des experts
marocains en développement économique et social » (1996) – Conférence Les jardins de Rabat,
Institut français de Rabat, 17/04/1998, propos recueillis pendant la partie débat.
14. Entretien au jardin d’Essais.
15. Entretien au jardin Hassan, Rabat.

AUTEUR
GAËLLE GILLOT
Urbama, Université de Tours ATER, Université de Grenoble 2, département de géographie sociale
112

Le centre ville de Beyrouth ou un


patrimoine réinvente ?
Liliane Buccianti-Barakat

INTRODUCTION
1 La ville est un tissu vivant de lieux, de vécus, de mémoires et d’identités. Le sauvetage du
patrimoine urbain dépend pour beaucoup de la capacité de chaque société à « habiter »
ses lieux patrimoniaux et à savoir concilier tradition et modernité.
2 À Beyrouth où, comme le poète Nadia Tuéni le disait : « Elle est mille fois morte, mille fois
revécue », le patrimoine urbain et architectural a été détruit à plusieurs reprises au
courant des deux derniers siècles. Le dernier projet de reconstruction, entamé en 1994, a
procédé à un véritable massacre urbain et archéologique tout en préservant un ensemble
de maisons « ocres » caractéristiques de la période du mandat français.
3 Face à ces destructions-reconstructions, au milieu de ce désordre urbain, comment
réagissent les Libanais, paupérisés par une crise économique sans précédent dans le
pays ? De quelle manière investissent-ils le « nouveau » centre ville de Beyrouth ?

LE PATRIMOINE SOUS L’EMPIRE OTTOMAN


L’émergence d’un concept

4 Dès 1855, l’empire ottoman commence à constituer une collection publique d’antiquités
qui mènera à la promulgation des premiers règlements sur les antiquités (1884) et en
1891, sera inauguré le Musée Impérial d’Istanbul. Le terme patrimoine fut introduit sous
le mot athâr (vestiges ou ruines antiques) faisant référence à toutes les civilisations ayant
occupé les provinces de l’empire sans aucune connotation idéologique.
5 Ces décisions vont attirer une foule d’occidentaux (pélerins, savants, architectes...) venus
admirer, décrire, dessiner, fouiller le sol... souvent sans l’approbation des autorités
113

ottomanes. Les objets découverts (statuettes, bijoux, monnaies, etc.) étaient pour la
plupart revendus aux collectionneurs autochtones, aux consuls étrangers ou voyageurs.
6 La population d’abord méfiante, puis curieuse et enfin intéressée par ce nouveau gagne-
pain, va piller et saccager les sites archéologiques. Aussi, RENAN constatait-il en 1864 1 :
« Le prix mis à ces objets a excité la cupidité des habitants, et des nuées de
déplorables antiquaires ont exploité depuis vingt ans les tombeaux de Byblos. »
7 Par contre, l’élite « lettrée » de Beyrouth, en admiration devant les multiples vestiges
archéologiques, image des civilisations passées, leur accorde de l’intérêt parce qu’ils lui
permettaient de mieux comprendre ses traditions et l’histoire sans les amener, pour
autant, à saisir leur sens patrimonial de transmission et d’héritage culturel.
8 La preuve en est que dans Bayroût al-Qadimât, leur environnement quotidien constitué de
khâns2, mosquées, madrassat3 églises, souks... n’était pas du tout perçu comme un
ensemble patrimonial mais au contraire, rejeté par la bourgeoisie et la presse qui se
plaignaient de la saleté des ruelles tortueuses, de leur insécurité, des problèmes d’hygiène
et de santé publique... démontrant, une fois de plus, l’absence de distance historique et de
prise de conscience patrimoniale des Beyrouthins.

L’ère des destructions – reconstructions

9 À partir du dernier quart du XIXe siècle, le cœur historique de la ville entre dans une
phase de destructions successives qui dure aujourd’hui encore.
10 À partir de 1875, l’élite urbaine va réaliser les aménagements indispensables à la
modernisation d’une ville (transports, éclairage, alimentation et hygiène). L’empire
ottoman quant à lui, pour mieux répondre aux nouvelles logiques et mécanismes
introduits par les occidentaux, va entreprendre de profondes réformes urbaines
(Tanzimat) qui vont provoquer une mutation des modes de production et de contrôle de
l’espace urbain ainsi que du rôle de l’État. Entre 1880 et 1915, de vastes projets
d’aménagements4 vont transformer le vieux noyau historique. Ces mesures se sont
concrétisées dans trois domaines : extension des espaces publics, établissement de
services publics et voies de communication.
11 Osman Hamdi Bey5, haut fonctionnaire ottoman qui a rédigé les lois sur les antiquités,
écrit alors :
114

Figure 1 : La ville de Bayroût al-Qadimât, 1825

« Bientôt on n’en peut douter, toutes ces maisons et ces boutiques d’architecture
arabe si originales et si bien appropriées aux exigences locales, décorées avec tant
de goût et de grâce, vont disparaître pour faire place à de hautes maisons casernes,
à plusieurs étages, bien uniformes. »
12 Toutes ces destructions vont donner naissance à un paysage urbain d’une grande
complexité : néo-baroque pour la Banque ottomane, néo-gothique pour l’église
Évangélique, romano-byzantin pour l’église St-Louis des Capucins, style italianisant pour
les palais Sursock ou Daouk... À proximité desquels, on continue pourtant à construire à
l’ancienne : fontaines, khâns, souks, sérail...
13 Le mandat français (1924-1943), pour légitimer son occupation, va faire des Libanais les
descendants des Phéniciens et des Syriens des Araméens, effaçant ainsi des chronologies
historiques les périodes mameloukes, arabes et ottomanes. Les archéologues privilégient
la recherche sur l’Antiquité et les Croisades. Les Français ont ainsi créé des mythes et
détruit un patrimoine urbain, une mémoire collective vieille de plusieurs siècles afin d’y
greffer les idées urbanistiques de la France.
115

Figure 2 : Beyrouth et le quadrillage militaire du Mandat français


Source : May Davie, Beyrouth et ses faubourgs (1840-1940),
Les cahiers du CERMOC n° 15, 1996, p. 152

14 C’est ainsi qu’à partir de 1924, un projet d’urbanisme de type colonial intitulé « Beyrouth
en 5 ans » va être lancé. Le vieux noyau arabo-ottoman va disparaître au profit d’une
centralité moderne à la française : place de l’Étoile, plan radioconcentrique, grandes
artères orthogonales qui portent le nom des vainqueurs : Général Allenby, Maréchal Foch,
Weygand... Les khâns vont être transformés en salles de théâtre ou de cinéma...
Entretemps, le Service des Antiquités est créé, le Musée National de Beyrouth est
construit et des archéologues pour la plupart français classent, inventorient et
entreposent les vestiges découverts tout en faisant l’impasse sur le patrimoine arabe
récent et le riche héritage architectural et urbain ottoman.
15 À l’indépendance (1943), le dispositif juridique dressé par l’administration française
demeure et une nouvelle Direction Générale des Antiquités est constituée. La notion de
patrimoine, tant pour les autorités libanaises que pour la population, reste cependant une
notion vague et floue ; les manuels scolaires d’histoire reprennent les préjugés coloniaux
concernant les périodes arabe et ottomane, revalorisant par contre, la montagne
libanaise et les émirs du Liban, promus en Pères de la Nation. Tous les monuments d’un
passé récent (citadelles, palais, hammâms, khâns, fontaines...) sont négligés ou détruits
par le processus de modernité dans lequel s’engage le Liban dès les années 1960.
16 Devenue capitale du Moyen-Orient, Beyrouth s’étale dans le plus grand désordre, ingère
et destructure les bourgs pittoresques du littoral et de la montagne, dégrade
irrémédiablement les milieux naturels et saccage le patrimoine urbain bâti.
17 La guerre civile qui éclate en 1975, va diviser Beyrouth en deux secteurs antagonistes. Les
combattants vont très vite « squatter » le vieux noyau historique qui sera pillé puis
progressivement détruit 15 années durant. À cause des combats quotidiens qui s’y
déroulent, la population va déserter la capitale qui poursuivra donc son expansion
tentaculaire. Dès 1985, on parle désormais de la Région Métropolitaine de Beyrouth6
(RMB).
116

18 En 2003, Beyrouth, la RMB et ses périphéries constituent une conurbation côtière de 30


km de longueur7, énorme masse minéralisée, hérissée de hautes tours escaladant les
premières pentes du Mont-Liban. Chaque jour, chaque mois qui passent des anciennes
demeures, des palais disparaissent pour céder la place aux tours, aux « gated
communities », aux infrastructures routières... Mais par ailleurs, comment une
population en voie de paupérisation accélérée8 pourrait-elle être concernée par la
sauvegarde du patrimoine ?

L’enquête
19 L’enquête menée au mois de juin 2003, auprès de 500 personnes a touché trois types de
population :
• 400 étudiants inscrits à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (francophone) et à l’American
University of Beirut (anglophone)
• 10 % des bureaux, commerces, banques, ambassades installés au centre ville
• 50 clients fréquentant les restaurants.

Figure 3 : La région métropolitaine de Beyrouth

20 L’objectif de notre enquête consistait à recueillir les opinions et les impressions des
personnes qui fréquentent régulièrement le centre ville de Beyrouth. Après avoir posé les
questions relatives au statut civil, social et professionnel, l’enquête comportait trois
volets. Le premier portait sur la société d’exploitation foncière SOLIDERE, le second sur
les raisons pour lesquels ils fréquentent le centre ville, le dernier se préoccupait plus de
ce qu’ils ressentaient, des suggestions qu’ils pouvaient faire et de la représentation qu’ils
se faisaient de cet espace.
117

LA RECONSTRUCTION D’UN SYMBOLE


21 Lorsque les canons se sont tus le 13 octobre 1990, le Liban était désormais sous mandat
syrien. Les barricades, les bus de transport en commun, les conteneurs... fragiles
remparts qui composaient la ligne de démarcation et divisaient Beyrouth en deux
secteurs confessionnels distincts, furent démantelés en l’espace de 24 heures.
22 Les Libanais ont pu désormais dormir sereinement dans leurs lits, circuler librement dans
leur capitale enfin réunifiée et redécouvrir cette terra incognita qu’était devenue le Liban.

La reconstruction du Liban

23 Dès 1991, l’État libanais n’a pas chômé et s’est attelé à la reconstruction du pays, de ses
infrastructures de base, des divers secteurs de l’économie, de son administration, etc.
24 Parallèlement, les écoles, les universités, les associations ont multiplié colloques,
expositions, débats... afin de préserver ce qui pouvait être encore sauvé au Liban
cherchant à sensibiliser particulièrement la génération de la relève, aux richesses
patrimoniales de son pays et de Beyrouth.
25 La reconstruction du centre ville, creuset dans lequel se mêlaient avant 1975, les 19
communautés religieuses officiellement reconnues par l’État libanais ainsi que toutes les
classes sociales, symbole donc d’une ville réunifiée, a fait couler beaucoup d’encre.
26 L’idée de confier cette opération à une société foncière unique, tout en dépossédant les
ayants-droits de leurs biens fonds a provoqué un véritable tollé de protestations auprès
d’une population en grande majorité nostalgique d’une époque que l’on savait déjà
révolue.
27 Le projet a suscité de vastes débats articulés autour de la politique de la tabula rasa
appliquée par les concepteurs du projet, de son manque de respect à l’identité de la ville,
de la perte de l’âme du noyau ancien, de la destruction d’un patrimoine urbain et
archéologique. Or en fait, dès le départ les concepteurs s’étaient donné pour objectif le
bouleversement de l’ancienne organisation urbaine et de repartir sur des bases
totalement neuves. Dans le champs ravagé du centre historique, l’image d’une ville
nouvelle avait été projetée sous le slogan de : « Beirut, ancient city of the future ».
28 Les architectes, maîtres d’œuvres du « plus grand projet de reconstruction urbaine de la
fin du siècle », ont-ils décidé seuls de ce qui méritait d’être préservé et de ce qui devait
disparaître ? Néanmoins, les anciens souks de la ville ont été rasés aux bulldozers, les
quartiers ottomans qui les entouraient, dynamités9. Il n’en subsiste plus aujourd’hui que
quelques ilôts isolés.
29 Le romancier Elias Khoury écrira : « C’est la mémoire libanaise et l’âme de cette ville que
l’on tue. »
118

Figure 4 : Le projet SOUDERE


Source : Solidere, Rapport annuel, 2001, p. 10

Figure 5 : La zone réhabilitée


Source : Solidere, Rapport annuel, 2001, p. 10
119

30 Au-delà de cette frénésie destructrice liée à la spéculation immobilière, il y avait sous-


jacent une volonté de recommencement absolu qui tire sa légitimité du mythe du phénix
renaissant de ses cendres.

La reconstruction du centre ville de Beyrouth

31 C’est en mai 1994 que la responsabilité de reconstruire et d’aménager le centre ville, a été
confiée à la société privée SOLIDERE (SOciété Libanaise DE REconstruction). Les coûts du
projet de reconstruction du centre ville qui s’étend sur plus de 184 ha (soit environ 8 % de
la superficie totale de Beyrouth) sont estimés à près de 10 milliards de dollars.
32 Comme nous avons pu le voir plus haut, les concepteurs ont décidé de réhabiliter pour
des raisons esthétiques et historiques un vieux noyau d’immeubles construits lors du
mandat français, les lieux de culte et les bâtiments administratifs. Ils vont également
intégrer certains vestiges archéologiques découverts lors des trois saisons de fouilles
(1994-1997) et reconstruire un des souks de Beyrouth rasé aux bulldozers.

RENAISSANCE DU CENTRE VILLE ?


33 Dans les années 1990, décennie au courant de laquelle SOLIDERE « mettait de l’ordre »
dans sa campagne d’expropriation, implantait les infrastructures de base suivant des
normes internationales et rénovait le bâti urbain préservé... les visiteurs, tant Libanais
qu’étrangers, étaient frappés par un sentiment de désolation face aux ruines informes qui
subsistaient ça et là.
34 En 1999, quand la campagne de restauration fut terminée, ce qui frappait les visiteurs
c’était la beauté architecturale de ces bâtiments pourtant déjà présents dans la ville avant
la tourmente, mais auxquels les architectes avaient rajouté une foule de détails qui faisait
toute la différence. Pourtant le centre ville était encore un désert urbain : les rues
piétonnes étaient vides, les magasins inoccupés, les feux de circulation presque inutiles
vu le peu de voitures qui empruntaient cet espace.
35 Et puis soudain, à partir de l’été 2000, le secteur réhabilité a connu un développement des
plus surprenants dans un climat de crise économique générale. En l’espace de quelques
mois seulement, une cinquantaine de restaurants et de cafés-trottoirs ont envahi la rue
Maarad, la Place de l’Étoile et le quartier Foch-Allenby.
36 Aujourd’hui, lorsque les Beyrouthins utilisent le terme Centre-Ville, Downtown ou de
SOLIDERE, ils se réfèrent au vieux noyau urbain des années 1930 qui a été renové et non
pas à la totalité du périmètre exploité par la société foncière qui demeure encore
inoccupé. Cette projection spatiale est compréhensible puisque c’est dans cet espace que
se concentrent actuellement plus de 650 banques, ambassades, agences de voyages,
restaurants, boutiques de prêt-à-porter, bijouteries... mais aussi le Grand Sérail, la
municipalité de Beyrouth et autres bureaux administratifs10…

RECOMPOSITION SPATIALE ET ATTRACTIVITÉ


37 Les concepteurs se sont appuyés sur des éléments qui devaient assurer la réussite du
projet. On ne saurait reprocher aux architectes de SOLIDERE d’avoir fait dans le médiocre.
120

Ils ont réaménagé le vieux centre ville multi-fonctionnel de Beyrouth (commerces,


banques, hautes finances, place boursière, des services, etc.) en respectant les qualités
dévolues à un espace public : trottoirs, rues, places, voies piétonnes, arbres, signalétique
moderne, éclairage a giorno et spots destinés à mettre en valeur les lieux de culte et
certains détails des immeubles, rénovés... Ces éléments contribuent à donner une image
positive à cet ensemble, favorable à son fonctionnement, à son développement
économique et son attractivité.

Tableau n° 1 : le taux de fréquentation du centre-ville

38 Notre enquête a d’ailleurs montré un fort taux de fréquentation du centre ville : les
personnes touchées par l’enquête s’y rendent souvent en général ou au moins une fois par
semaine.
39 En courant de journée, les étudiants étant sur leurs campus universitaires et les adultes
sur leur lieu de travail, il est naturel que près de 80 % de notre échantillonnage pratique
en soirée le « nomadisme social » dans les uniques rues piétonnes de Beyrouth.

Tableau n° 2 : Les temps de forte fréquentation

40 Quelles sont les activités les plus attractives ?

Tableau n° 3 : Que vient-on faire au centre-ville de Beyrouth ?


121

41 Les « adeptes » du quartier SOLIDERE se rendent essentiellement, au centre ville, pour


s’installer dans un des multiples restaurants-cafés trottoirs, bon endroit pour voir et y
être vu, pour rencontrer des amis ou y faire des rencontres.

Tableau n° 4 : le degré de satisfaction

42 C’est à partir de 19 h 00 – 20 h 00 que les clients éventuels pratiquent le « cruising »,


démarche qui consiste à monter et redescendre les rues piétonnes pour repérer la (ou les)
personne(s) intéressantes afin de s’installer auprès d’elle(s).
43 Les visiteurs sont également satisfaits par le grand nombre d’activités qu’offre un si petit
espace : activités sportives (21.1 %), de loisirs (14.3 %)11.
44 Le shopping (20.5 %), quant à lui, se développe depuis que les commerçants de prêt-à-
porter, sportswear, maroquinerie et les bijoutiers appâtés par le flux croissant d’une
clientèle oisive, ont occupé les locaux restés vides pendant plusieurs années ; ils restent
ouverts tard la nuit puisque c’est en début de soirée que débarque le flux de visiteurs qui,
attirés par la beauté esthétique des vitrines ou par le nom de grandes griffes
internationales... y font occasionnellement des achats. Il est évident que le retour en
masse des riches ressortissants arabes des pays du Golfe, conséquence logique des
événements du 11 septembre 200112, y soit pour beaucoup dans le développement
commercial du centre ville.

SOLIDERE OU L’ESPACE MÉCONNU


45 Bien que le périmètre SOLIDERE joue, auprès de notre échantillonnage, un rôle important
dans le vécu et la pratique du centre ville, la connaissance ou la vision qu’ils ont de cet
espace, de la raison sociale elle-même demeure quand même très floue lorsque des
questions plus précises leur sont posées.

L’acronyme de SOLIDERE

46 À la question : que veut dire SOLIDERE ? Uniquement 8.6 % des personnes à su répondre
avec exactitude alors que 58.8 % de notre échantillonnage ne savait pas ce que signifiait
l’acronyme SOLIDERE.
47 Plusieurs réponses font référence au premier ministre M. Rafik Hariri (un des plus gros
actionnaires de SOLIDERE), identifiant ainsi la société d’exploitation foncière à l’homme
d’affaires qui a dirigé le pays de 1992 à octobre 2004. Une économie défaillante, une dette
extérieure croissante, la dégradation du pouvoir d’achat et de la santé, le spectre d’une
dévaluation future de la livre libanaise... autant de raisons pour lesquelles le Président du
Conseil est impopulaire auprès d’une grande partie de la population libanaise pour qui,
SOLIDERE n’a été qu’une vaste opération de dépossession foncière. Plusieurs personnes
122

utilisent les termes suivants pour la définir : une boîte d’escrocs, des voleurs, l’évangile selon
Hariri...

Emplacement et délimitation de SOLIDERE

48 Contrairement à l’agglomération beyrouthine, trop grande pour l’embrasser d’un seul


regard, SOLIDERE a recréé un lieu où les limites sont bien marquées sur une carte publiée
à plusieurs reprises par la société elle-même, la presse, les médias13 ou dans les opérations
commerciales organisées par cette dernière. Pourtant, près de la moitié des enquêtés l’a
localisé en dehors du centre ville.
49 Suivant une même logique, il leur était demandé de citer les noms de quartiers ou de
lieux qui correspondent, d’après eux, aux limites réelles de la société. Une fois de plus,
54 % des personnes n’ont pas su répondre.
50 Ils devaient ensuite citer 5 édifices situés dans le centre ville de Beyrouth. Ceux qui ont
connu le vieux centre-ville14 d’avant-guerre le regrettent 15 généralement et ont cité en
majorité des édifices imposants et symbolisant le Liban tels le Parlement, les églises
(cathédrale Saint-Georges des Maronites), les mosquées (al-Omari), le Grand Sérail ou la
municipalité de Beyrouth ainsi que certains vestiges archéologiques.
51 Tandis que les étudiants, occultent totalement les bâtiments administratifs alors que le
Parlement, la place de l’Étoile et son horloge monumentale sont situés au cœur de cet
ensemble où se concentrent le plus grand nombre de restaurants et dont plusieurs en
portent le nom : « Place de l’Étoile », « As-Saha », « Ristorante Parlamento », « Il
Parlamento », etc.
52 Idem, pour les lieux de culte restaurés (4 églises et 6 mosquées) pourtant bien mis en
valeur par les architectes de SOLIDERE. Étrange, puisque les personnes attablées et les
promeneurs... se plaignent souvent de la nuisance sonore occasionnée par la guerre que
se font les cloches et les muezzins16. Omission surprenante surtout lorsque l’on sait que la
génération de la relève s’identifie essentiellement à son appartenance confessionnelle.
53 Simple ignorance de la part d’une jeunesse qui n’a pas connu le Beyrouth d’avant-guerre
et ne peut reconnaître les bâtiments représentant l’État dans un espace exploité par une
société privée ?
54 Ou est-ce fuir une réalité où les termes crise économique, endettement, chômage, faillites,
fanatisation de certains événements... dressent un tableau des plus sombres de la
situation qui prévaut dans le pays ?
55 Vient-on au Centre-Ville pour oublier la médiocratie qui nous dirige ?

LE CENTRE VILLE DE BEYROUTH : SYMBOLE LOCAL


OU NATIONAL ?
56 Toute personne, en général, est consommatrice de symboles historiques et esthétiques
dans la ville. Le vieux noyau urbain de Beyrouth, fortement chargé de signes et d’images,
orchestrés par SOLIDERE, sensibilise affectivement les visiteurs parce qu’il tranche avec le
reste de la capitale qui elle, par contre, pêche par son manque de planification, par la
laideur de son bâti (43.7 % s’émerveille devant la beauté du lieu) la saleté des bennes à
ordures (19.5 % relève la propreté du centre ville) et la disparition progressive des
123

anciennes demeures au profit de tours (7.1 % est fier du style architectural des anciens
bâtiments). Ce patrimoine historique, pourtant limité et ne servant que de faire-valoir
pour la spéculation immobilière, est la valeur dominante qui ressort des réponses.

Tableau n° 5 : La représentation des symboles du centre-ville

57 L’intérêt accordé à des symboles différents, par les trois groupes de notre
échantillonnage, est révélateur de la représentation que chaque catégorie se fait du
centre ville.
58 La centralité de ce lieu a fait l’unanimité des réponses. D’après les personnes, le Centre-
Ville restauré symbolise la capitale qui est le « cœur » de la ville et Beyrouth le « cœur »
du pays. Nous pouvons y lire le désir inconscient de retrouver le Beyrouth florissant
d’autrefois, capitale du Moyen-orient et dans lequel le Centre-Ville concentrait les
activités administratives, économiques, politiques... autant d’images du bien-être social
d’alors.
59 Par la suite, les centres d’intérêts divergent. Ainsi, le centre ville symbolise le travail pour
les personnes actives (38.2 %) puis un lieu de loisirs et d’animations multiples (23.4 %).
Représentation qui les sécurise puisque ces activités attractives devraient leur assurer de
meilleures rentrées qui leur permettront d’amortir les frais occasionnés par leur
implantation au centre ville. 82.9 % des chefs d’entreprise déclarent avoir choisi
SOLIDERE pour y travailler parce que c’est le « centre » de la ville.
60 Tandis que l’espace temporel se dégage beaucoup plus chez les clients (48.9 %) et les
étudiants (23.7 %). Ils sont fiers de pouvoir pratiquer des lieux aussi prestigieux, de
retrouver Bayroût al-Qadimât (le vieux Beyrouth), d’admirer le patrimoine historique, de
visiter les ruines archéologiques... Auxquels ils rajoutent une fois de plus, la valeur
architecturale de cet ilôt réhabilité, représentatif de l’héritage urbain d’une ville
124

pluraliste. Pour 19.5 % des étudiants, ce lieu constitue la meilleure image que le Liban
peut offrir tant à ses habitants qu’aux touristes.
61 Le Centre-Ville dégage aussi dans l’imaginaire des jeunes et des visiteurs une très forte
représentation symbolique associée aux plaisirs des yeux mais aussi aux plaisirs du
ventre. Les activités tant gastronomiques que de loisirs constituent 32 % de leurs
réponses. Pour 53 % de la clientèle, c’est également un lieu où se côtoient, comme
autrefois, toutes les communautés libanaises, toutes les classes sociales, tous les âges...
62 Aujourd’hui, la société libanaise est beaucoup plus extravertie, plus occidentalisée, plus
émancipée... Elle ne recherche plus l’intimité, l’ambiance feutrée des salons de thé, des
petits restaurants... Elle recherche la foule, la cohue, la promiscuité qui fait penser aux
artères commerçantes des capitales occidentales, aux cafés-trottoirs européens ; cette
association lui permet de s’évader... Autrement dit, de fuir la réalité du pays en crise :
traverser la rue qui mène des parkings à la rue Maarad, c’est ouvrir une porte et pénétrer
dans un autre monde, une autre ambiance marquée par de nouveaux repères et de
nouveaux codes : On va au Centre-Ville comme on va en vacances.
63 Le Centre-Ville réhabilité symbolise aussi, d’après les réponses, la paix, la sécurité... car
l’engouement croissant pour ces espaces rassure 23.2 % des jeunes qui y voient la
renaissance du Liban, l’espoir de jours meilleurs (11.5 %) et d’un futur idéal qu’il reste
encore à construire ; cet endroit si différent des autres quartiers de Beyrouth, unique, même
mieux qu’avant... devrait servir de prototype, de modèle.
64 Mais est-ce là le vrai visage de SOLIDERE ? Du nouveau centre ville de Beyrouth ? Une
seconde lecture ne s’impose-t-elle pas ?

SOLIDERE OU LE REVERS DE LA MÉDAILLE


65 La multiplicité des réponses nous a permis de déceler les contradictions, les dilemmes et
le malaise dans les représentations évoquées par les personnes touchées par l’enquête à
propos de SOLIDERE.

Tableau n° 6 : Voudriez-vous autre chose à la place du nouveau-cente-ville de Beyrouth

66 Ainsi à la question : Voudriez-vous voir autre chose à la place du centre ville ? Plus des
deux tiers se sécurisent en répondant par la négative alors que les employés (53.1 %) et
les visiteurs (51 %) critiquent ouvertement le projet. Ils accusent la société d’exploitation
foncière d’avoir créé un espace destiné aux touristes, aux Arabes du Golfe tout
particulièrement. Ils se plaignent de la cherté tant des baux de location que des prix
pratiqués dans les restaurants, de la qualité du personnel engagé par la société... mais
aussi du manque d’équipements culturels (musées, bibliothèque, théâtre, cinémas...) et de
jardins publics.
125

67 Les personnes touchées par l’enquête font des suggestions destinées à améliorer la
gestion et les services offerts par SOLIDERE (cf. Tableau n° 7).
68 La clientèle est surtout gênée par l’aspect inachevé du périmètre SOLIDERE : les sites
archéologiques ne sont pas encore aménagés, plusieurs immeubles affichent des façades
lépreuses, des terrains sont en friche, le bord de mer en chantier...

Tableau n° 7 : Les suggestions pour des aménagements futurs

CONCLUSION
69 Pourtant les concepteurs du projet du Centre-Ville avaient voulu donner un sens à cet
espace mythifié par une population libanaise qui, 15 années
70 Tableau n° 6 : Voudriez-vous autre chose à la place du nouveau-centre-ville de Beyrouth
durant, s’était mentalement appropriée des lieux tels : le Grand Sérail, les souks, la Place
des Martyrs, Place de l’Étoile, les lieux de culte... SOLIDERE, fortement controversée dès sa
fondation, a cherché à conquérir l’opinion publique, en revalorisant ces lieux pour leur
redonner vie ; il a joué sur les formes pour les relier à un temps révolu, à un style
architectural, à une universalité... en fonctionnalisant chaque portion de cet espace : ici le
commerce, là l’espace public, là celui du politique, etc.
71 Mais face aux acteurs de cette recomposition patrimoniale, urbaine et sociale, bien
délimité dans l’espace géographique de la ville, les individus n’ont pas vraiment adhéré à
l’image figée dans le temps et ont rejeté le nouvel ordre politique que l’on essayait de leur
imposer. Face à la mémoire « officielle », qui a réduit le passé à une collection de
« morceaux choisis » destinés à alimenter la spéculation immobilière17, les mémoires
identitaires communautaires à travers leurs vécus, leurs savoirs, leurs compétences et
leurs valeurs... se sont réappropriées le centre ville en imposant leurs besoins et en y
créant de nouveaux repères.
72 C’est dans la relation histoire-individu que le projet a failli. En voulant créer au sein de la
ville un espace « purifié » dans lequel on se proposait d’effacer les traces de la guerre, de
reconstituer un patrimoine « politiquement correct », les concepteurs se retrouvent
finalement en train de perpétuer les effets d’éclatement et de morcellement générés par
cette dernière et la reconstruction du centre ville de Beyrouth aura été beaucoup plus un
instrument de discorde, reflet de la fragmentation de la société, qu’un thème national
fédérateur.
126

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2. Khân : caravansérail.
3. Madrassa : école coranique.
4. Nouveau Sérail, jardins publics, hôtel municipal...
5. HAMDI O., REINACH Th., 1892, Une nécropole royale à Sidon, Paris, éditions E. Lerous.
6. La Région Métropolitaine de Beyrouth (RMB) va de la localité de Naamé au sud de la capitale
jusqu’au promontoire du Nahr el-Kalb, au nord. Elle couvre une superficie de 23 000 ha et
concentre plus de 1,5 millions d’habitants.
7. La conurbation urbaine de Beyrouth va de la ville de Damour au sud, jusqu’à la ville de Jbaïl, au
nord et englobe les localités situées à près de 900-1 000 mètres d’altitude (Faitroun, Bikfaya,
Broummana, Bhamdoun...).
8. D’après le rapport de l’ESCWA en 2002,28 % de la population libanaise, toutes confessions
confondues, vivrait au-dessous du seuil de pauvreté. Le SMIC en 2003 est de 200 USD.
9. 85 % des bâtiments du centre ville a été rasé.
10. La tendance est à la location à travers des contrats de 7 à 12 ans. Il s’agit donc de contrats de
longue durée ce qui diffère des autres quartiers de la ville où l’on trouve fréquemment des
locations à court terme (3 ans). En règle générale, les locations correspondent à 7-10 % de la
valeur du local commercial. Les prix de location diffèrent d’une rue à l’autre mais la fourchette se
128

situe entre 500 et 800 dollars le m2. En ce qui concerne les prix de vente, ils se situent entre 5 000
et 6 000 dollars le m2.
11. Le périmètre de SOLIDERE est le seul lieu où la circulation est interdite aux voitures le
dimanche matin ; les rues piétonnes permettent d’y faire du VTT, skate board ou du roller, les
larges trottoirs (inexistants ou occupés par des voitures dans les autres quartiers de la capitale)
sont prisés par les adeptes du jogging. La société a également aménagé des terrains in door de
basket, de tennis et un manège.
12. Depuis les attentats à New York, les ressortissants arabes des pays du Golfe et des autres pays
du Moyen-Orient hésitent à se rendre dans leurs résidences situées aux États-Unis ou en Europe
de peur de représailles.
13. Le milliardaire libano-saoudien M. Rafik Hariri possède la chaîne télévisée privée « FUTURE »
et plusieurs organes de presse.
14. La tranche d’âge ayant plus de 35 ans représente 8.2 % de notre échantillon.
15. 30.4 % de ceux qui travaillent et 36 % de la clientèle.
16. Muezzin : appel à la prière des fidèles musulmans.
17. N’oublions que des milliers de familles ont été lésées par l’appropriation abusive des biens-
fonds du Centre-Ville par SOLIDERE et qui ont été indemnisés à vil prix.

AUTEUR
LILIANE BUCCIANTI-BARAKAT
Département de Géographie, Université Saint-Joseph de Beyrouth
129

2e partie. Stratégies d'acteurs et


enjeux politiques et sociaux
130

Introduction
Maria Gravari-Barbas

HABITER LE PATRIMOINE S’EST SOUVENT ACCEPTER


LE REGARD, LES INTERVENTIONS, LES OPPOSITIONS
DES AUTRES...
1 Le deuxième chapitre regroupe des textes qui cherchent à analyser les discours et les
positionnements des acteurs dont les actions influent sur la manière d’ » habiter » les
lieux patrimoniaux.
2 Ces acteurs sont nombreux :
• Tout d’abord les habitants qui en tant qu’individus ont leurs propres stratégies de
localisation et d’intégration, plus ou moins élaborées en fonction de leurs moyens, de leur
statut, du contexte local ;
• Ensuite les associations et collectifs d’habitants qui cherchent à défendre en particulier les
intérêts d’un groupe (social, professionnel, ethnique, communautaire, etc.) ;
• Les élus, qui placent la politique du logement au cœur des politiques urbaines pour des
questions qui peuvent cependant être très diverses (volonté de maintenir une population
dans un quartier ; volonté au contraire de la renouveler ; objectif de cohésion sociale ou
objectif de mixité par l’apport de nouvelles couches sociales dans les quartiers historiques,
etc.) ;
• Les architectes qui cherchent à promouvoir, à travers les typologies architecturales, un
mode d’habiter. Ceci concerne l’architecte concepteur mais, dans le cas des éléments
patrimonialisés, se fait souvent par « personne interposée » (architecte des monuments
historiques, architecte des bâtiments de France) bien après la conception du bâtiment. C’est
le cas des logements conçus par des architectes célèbres tels que Le Corbusier ou Auguste
Perret, dont l’œuvre est protégée au titre des M. H. et sur lesquels veillent désormais les
instances spécialisées.
131

• Les experts et techniciens du patrimoine de manière plus générale, qui soutiennent une
vision ou une approche du patrimoine non exempte d’a priori liés à la politique locale, à l’air
du temps, à des pressions diverses ;
• Les ONG qui portent sur les espaces et lieux habités ayant une valeur patrimoniale reconnue,
un regard homogénéisant et qui impulsent des standards et des approches de protection et
de gestion qui tendent à transcender les frontières régionales ou nationales.
3 Entre ces différents acteurs, il n’y a pas forcément de consensus en terme de
représentations patrimoniales. Les différents discours peuvent être superposés voire
antinomiques : entre « un discours officiel pour la ville, une vision de socialisation pour le
quartier où le patrimoine officiel est souvent inexistant et un patrimoine individualisé »,
les passerelles n’existent pas toujours (Dominique Couret, Anne Ouallet et Bezunesh Tamru). Et
même si c’est le cas, il n’y a pas toujours de consensus en termes de gestion, de
pérennisation ou de transmission du patrimoine en question.
4 La société « habite » les lieux patrimoniaux en faisant continûment des ajustements, des
transactions, des négociations. C’est le résultat de ces échanges qui « fait » société, qui
permet d’« habiter » le patrimoine et de faire émerger des projets autour de celui-ci.
5 Les écarts d’approches et de vision, les tensions, voire les conflits, peuvent ainsi nous
renseigner sur la manière dont la société habite ses lieux patrimoniaux. Plusieurs textes
mettent l’accent sur les incohérences entre représentations, pratiques et gestion des lieux
patrimoniaux habités. Florence Paulhiac pointe à ce propos la situation « paradoxale » du
Vieux Montréal où tandis que « les références au patrimoine sont toujours clairement
énoncées par les pouvoirs publics au sein des documents d’urbanisme, ceux-ci opèrent
des choix incompatibles avec la protection du patrimoine urbain ».
6 Les consensus apparents masquent des approches qui tendent à favoriser le
développement de fonctions souvent incompatibles entre elles.
7 Dans tous les cas, à travers la diversité des discours patrimoniaux des différents acteurs
en scène, on voit se profiler, au-delà de l’option de passé choisi, l’évolution souhaitée de
l’espace patrimonialisé ; celle-ci puise en effet sa légitimité dans une référence
patrimoniale sélectionnée (Sébastien Jacquot).

RECONNAÎTRE LE PATRIMOINE : PROCESSUS DE


SÉLECTION ET DIVERGENCE DE VUES ENTRE
ACTEURS
8 S’interroger sur le « patrimoine habité » présuppose de se pencher au préalable sur ce qui
fait patrimoine pour les uns et pour les autres. Les mesures de protection, de labellisation,
de mise à disposition de moyens, impliquent en effet la reconnaissance patrimoniale.
Celle-ci ne peut qu’influer sur la manière dont les patrimoines en question sont ou seront
habités.
9 Plusieurs textes posent ainsi, dans un premier temps, cette question de la reconnaissance
patrimoniale préalable, notamment dans un contexte urbain, où la superposition des
acteurs et des compétences est plus dense et complexe. Ils tendent à mettre en évidence
ou à confirmer la grande divergence de vues et d’approches entre ceux qui y habitent et
ceux qui prennent les décisions.
132

10 Dans le cas par exemple du quartier de la Ano Polis de Thessalonique, en Grèce, Kiki
Kafkoula insiste sur le grand éclectisme des éléments patrimonialisés sélectionnés par les
acteurs du patrimoine. Elle montre ainsi que les premières mesures de protection de ce
quartier riche en architecture domestique du XIXe et XXe siècles (dans un pays où les
instances de protection et de restauration sont essentiellement préoccupées par des
témoins de l’antiquité grecque ou romaine et de l’époque byzantine) n’ont concerné
qu’une infime minorité des 4 000 bâtiments du quartier. Parmi ceux-ci ne figurait aucun
témoignage de l’architecture « auto-construite » par les réfugiés qui s’y étaient
massivement installés dans la première moitié du XXe siècle, aucun témoignage des
logements sociaux construits à l’époque pour les accueillir...
11 Les acteurs à l’origine de la patrimonialisation sélectionnent en effet les éléments qui
pourront s’inscrire au « conservatoire de l’espace1 » selon des critères qui peuvent être
pertinents ou non mais qui, dans tous les cas, sont les leurs : « exit la mémoire habitante,
c’est du béton et rien d’autre » (Kiki Kafkoula). Dans le même registre, Vincent Veschambre
montre les hiatus de la mémoire urbaine et l’effacement quasi total de la mémoire des
populations qui vivaient dans les quartiers historiques d’Angers et du Mans avant le
lancement de projets de rénovation ou de réhabilitation.
12 Dans ce rapport de force entre habitants et « entrepreneurs de patrimonialisation » les
derniers peuvent cependant jouer un rôle précurseur : ainsi, Tun-Chun Hsu montre que
dans le cas de Troyes (mais ceci concerne certainement d’autres centres historiques) le
rôle des habitants dans la reconnaissance du bâti médiéval, longtemps déprécié, a été
crucial : en parallèle, voire avant l’action des acteurs locaux et des techniciens, ce sont les
investissements des habitants et leurs actions soucieuses d’une certaine image de ville qui
ont contribué efficacement à la reconnaissance de la valeur patrimoniale de l’ensemble
urbain du centre historique.

RENDRE LE PATRIMOINE HABITABLE : APPROCHES,


PROJETS, DIFFICULTÉS
13 Habiter le patrimoine implique aussi, souvent, des projets de restauration, de
reconstruction, voire de démolition sélective. La position de plusieurs acteurs
(municipalité, ministère) qui y interviennent est souvent ambiguë. Toujours dans le cas
du secteur sauvegardé de Troyes, Tun-Chun Hsu montre les divergences de vue entre
techniciens (par exemple les Architectes des Bâtiments de France) et élus ainsi que
l’inefficacité des outils utilisés. Comme l’auteur le souligne, « tout et son contraire est fait
au nom de la préservation du patrimoine » : la démolition, la reconstruction « à
l’identique », l’interprétation contemporaine des formes anciennes. Elle constate
cependant que les quartiers anciens sont condamnés à une image figée, à la reproduction
des formes urbaines idéalisées du passé, au risque de créer des « faux anciens ». Le
discours sur la ville traditionnelle qui se met en place dans les quartiers « reconquis » et
gentrifiés nécessiterait ainsi un cadre correspondant, où la modernité, la
contemporanéité, l’innovation, seraient difficiles à accepter, notamment de la part de
certains acteurs, tels que les élus.
14 Plusieurs auteurs témoignent d’ailleurs d’une déconnexion entre la restauration du bâti
et son contenu social. Dans le cas du Vieux Québec présenté par Sarah Russeil, les acteurs
en charge du patrimoine ont édité au début des années 1980 un Guide pour la conservation
133

et la mise en valeur du Vieux Québec. Celui-ci, certainement très pertinent sur le plan
architectural, a cependant été conçu sans prendre en compte des facteurs économiques et
sociologiques du quartier. La pertinence d’ailleurs des outils architecturaux et la qualité
du cadre urbain qui en résulte tendent d’ailleurs à accentuer davantage l’insuffisance des
mesures sociales.
15 Alexandre Abry montre que les politiques de restauration de la médina de Fès, patrimoine
mondial de l’UNESCO, procèdent, en terme de prise en compte de l’habitat et des
habitants, de logiques totalement différentes. Entre une logique « conservatrice » qui
attribue la dégradation des habitats aux habitants déracinés qui sont venus s’y installer et
une logique « moderniste » qui prône l’adaptation aux cultures locales, l’écart est
considérable, à la fois en terme d’approches de restauration et en terme de contenu
social.
16 Le cas de la médina de Fès montre d’ailleurs de manière exacerbée les difficultés de prise
de décision et de mise en place d’un projet de sauvegarde : entre l’élaboration de plans à
long terme et au bout du compte irréalisables, et les opérations de rénovation radicales
voire tout simplement de démolition, on réalise les difficultés de gestion efficace et
continue d’un patrimoine prestigieux mais délabré.
17 L’article de Naji Lahmini met en évidence l’importance du rôle de « l’habitant acteur »
dans le contexte du logement social en France. Il montre le paradoxe de la situation du
logement social conçu par les grands architectes du XXe siècle (et donc plus apte à être
reconnu et à être patrimonialisé) qui consiste à offrir aux habitants un cadre bâti (à la fois
intérieur et extérieur) figé, et donc à les « neutraliser ». L’auteur fait l’hypothèse que, au
bout du compte, les transformations dans le logement sont les seuls moyens de se
l’approprier, de le rendre « habitable2 ». Et que, plus le logement proposé est innovant
(voire provocateur), plus les transformations seront lourdes. Ces tentatives de
réappropriation d’une architecture imposée (qu’elles soient vues comme des formes de
destruction ou comme des formes d’enrichissement) conduisent dans certains cas à
enlever leur aspect d’origine aux logements transformés et entrent donc de fait en conflit
avec les professionnels qui veillent sur la patrimonialisation de ces espaces.
18 Les habitants peuvent donc être les véritables acteurs de la transformation des espaces
patrimonialisés. La transformation apparaît d’ailleurs consubstantielle à l’acte d’habiter,
puisque c’est à travers celle-ci que s’opère l’appropriation de l’espace habité. Qu’elles
soient faites de manière « savante », au nom de la valeur patrimoniale ou qu’elles soient
faites pour des raisons d’ordre pratique, les transformations opérées par les habitants
sont souvent source de conflit témoignant de manière lisible de divergences de vue entre
la conception des architectes et le vécu des habitants, entre « bien être » et « voir beau ».

SE CONCERTER POUR (CO) HABITER : RAPPORTS DE


FORCE ENTRE HABITANTS, ACTEURS LOCAUX ET
EXPERTISES INTERNATIONALES
19 La gestion et le développement des territoires patrimoniaux sont l’occasion de
partenariats publics, de négociations et de mises en réseau d’acteurs. Florence Paulhiac
analyse, dans le cas de Montréal, la manière dont les citoyens participent aux prises de
décision en introduisant un ensemble de questions particulièrement cruciales pour le
patrimoine et ceux qui l’habitent : « Quel lien possible entre patrimoine et citoyens ? Dans
134

quelles conditions ? Pour quel type de projet ? » L’analyse comparée de deux espaces, du
Vieux Port de Montréal (une friche industrielle) et du Vieux Montréal (un quartier
historique) met en évidence que les approches participatives possibles sur le premier ne
l’étaient pas sur le deuxième. La marge de manœuvre, les contraintes et la concertation
diffèrent considérablement entre les différents espaces, même si les acteurs en jeu sont
communs.
20 Les rapports entre acteurs se placent cependant souvent sous le signe du conflit, puisque
les nouvelles fonctions commerciales et touristiques entrent en concurrence avec la
fonction résidentielle. Plusieurs auteurs montrent les difficultés de cette cohabitation
entre fonctions, d’autant plus importantes que les discours semblent se référer à des états
antérieurs imaginaires (le « centre traditionnel », le « village dans la ville » sans les
aspects négatifs indissociables à ceux-ci – insalubrité, vétusté, etc.).
21 Dans le cas de Valparaiso, ville classée patrimoine mondial en 2003, Sébastien Jacquot
témoigne de cette tension entre différentes fonctions, se disputant leur place et leur
légitimité dans les quartiers patrimonialisés. La principale opposition est celle qui sépare
habitants et fonctions tertiaires, touristiques et de loisirs principalement ; elle est
exprimée, selon l’auteur, comme une opposition entre « espace visible et espace voyant »,
entre la ville telle qu’elle est vue par ceux qui y déambulent et la ville telle qu’elle est vue
de l’intérieur des maisons, par ceux qui y habitent. Derrière ces oppositions, on peut voir
pointer les mêmes discours qui, au nom d’une ville archétypale, cherchent à défendre la
légitimité d’une présence dans les centres patrimonialisés (plus ancienne, plus enracinée,
plus consciente) par rapport à d’autres fonctions, censées être moins légitimes.
22 Dans certaines villes, l’opposition entre résidents au quartier et autres occupants,
permanents ou temporaires, conduit à la mise en place de codes de bonne conduite, des
« chartes de civilité ». Habiter le même espace patrimonialisé, convoité par plusieurs
groupes pour des raisons différentes (qui ont certes toutes trait au caractère patrimonial
des lieux tout en l’interprétant ou en l’évaluant différemment) impliquerait donc un
« savoir vivre » spécifique...
23 Dans le cas du Vieux-Montréal, Florence Paulhiac souligne le rôle des « arènes », auxiliaires
de la mise en œuvre de l’action publique et relais vers les acteurs institutionnels. Dans
certains contextes, « habiter le patrimoine » signifie pour les habitants d’adopter un
mode d’habiter « actif », nécessitant une inscription au quartier et un investissement fort.
24 Au bout du compte, que ce soit dans un contexte urbain ou dans le contexte des Îles du
Ponant présentées par Céline Barthon, les contradictions d’un espace patrimonialisé sont
tellement fortes que leur dépassement implique une concertation et une volonté locales
affirmées, un volontarisme plus « militant » que dans un contexte plus neutre.

PATRIMONIALISATION – GENTRIFICATION : UNE


TAUTOLOGIE ?
25 Le cas du Vieux Québec, patrimoine mondial de l’Unesco, présenté par Sarah Russeil
témoigne du changement considérable de la composition sociale d’un quartier accédant à
ce prestigieux label. Populaire jusqu’aux années 1970, il est aujourd’hui majoritairement
habité par des catégories sociales aisées. Comme dit l’auteur, la patrimonialisation du
quartier a conduit à faire disparaître l’Hinderland du quartier historique... une inscription
au patrimoine mondial n’étant de toute façon pas une action pensée en termes
135

d’intégration du site visé dans la vie urbaine, que ce soit dans un souci d’habitat (cadre de
vie) ou dans une optique de fonctionnement de la trame urbaine.
26 L’analyse comparée des projets de rénovation du quartier de la Doutre à Angers et de
réhabilitation du Vieux Mans présentée par Vincent Veschambre, montre que dans les
années 1960 et 1970, période pendant laquelle la question des vieux quartiers urbains est
posée en France de manière particulièrement aiguë, rénovation et réhabilitation ont eu le
même impact : la relégation des plus pauvres et le changement de la base socio-
démographique des quartiers en question. Il montre aussi que ceci a été le résultat prévu
et attendu de la stratégie de gentrification des municipalités d’Angers et du Mans, qui ont
ciblé dès le départ des nouvelles populations solvables. On se trouve ici face à des
situations assez ambiguës : les villes souhaitent plus de mixité sociale dans ces quartiers,
elles impulsent des projets qui sont à l’origine d’un premier mouvement de gentrification.
En même temps elles souhaitent maintenir sur place des populations socialement plus
fragiles, et adoptent, dans cet objectif, des stratégies de logement social. Une
gentrification « spontanée » résultat de la réaction du marché à l’offre d’un contexte
urbain désormais revalorisé complète cependant celle initiée par les municipalités et
réduit la marge de manœuvre de celles-ci.
27 Nora Semmoud pose la question de l’évolution des politiques de protection des centres
anciens au cours des dernières décennies. Elle montre que l’affirmation de la politique
patrimoniale, plus franche au cours de la dernière décennie qu’auparavant, est aussi plus
menaçante pour la diversité du peuplement : plus la politique patrimoniale s’affirme, plus
le centre ancien retrouve une qualité et une valeur d’usage attractives pour les couches
moyennes. Elle met ainsi en évidence que la nouvelle optique patrimoniale (glissement
par exemple d’une procédure de PSMV3 vers une OPAH 4, plus pragmatique) conduit
inéluctablement au changement social des quartiers anciens et ce, quels qu’en soient les
énoncés de principe.
28 Elle souligne par ailleurs le paradoxe de ces opérations : tandis que les politiques
publiques cherchent à reconstruire dans les territoires concernés par les politiques de la
ville un « espace social » (du lien social, de la sociabilité, de l’urbanité), celui-ci reste
invisible là où il existe déjà, c’est-à-dire dans les territoires centraux subissant les
opérations de réhabilitation, et de ce fait expérimentant des changements sociaux.
29 Les phénomènes de gentrification passent par une vision européocentrée de la notion du
patrimoine, mais dans un monde globalisé, ils ne sont pas cantonnés aux villes
européennes. Analysant les politiques urbaines à Mexico, Elodie Salin témoigne de la
volonté des acteurs locaux de jongler entre, d’une part, le maintien des populations
pauvres par l’intermédiaire de démarches participatives et l’implication des habitants
aux prises de décisions, et, d’autre part, la gentrification spontanée cherchant à stimuler
le retour des populations aisées dans les centres ville. Les contextes culturels et
historiques jouent incontestablement un rôle important : dans la période douloureuse de
l’après-séisme à Mexico en 1985, la nécessité de maintenir les populations résidentes dans
le centre ville sinistré a généré des approches de réhabilitation qui apparaissent
aujourd’hui globalement plus innovantes et moins élitistes que celles mises en place dans
les vieux quartiers occidentaux. Considéré globalement comme un exemple réussi, le cas
de Mexico aurait pu servir d’exemple pour les opérations de réhabilitation du Caire après
le séisme de 1992. Il garde cependant un caractère de relative exception. L’auteur
considère que de manière générale, les processus de gentrification « autochtone » dans
les villes du Sud suivent des trajectoires différentes.
136

30 À l’échelle du logement social, Naji Lahmini s’interroge aussi sur le rapport entre
patrimonialisation et gentrification : la patrimonialisation est-elle compatible avec le
maintien dans les quartiers et habitats patrimonialisés d’une population socialement plus
vulnérable ? La réflexion de l’auteur est ici essentielle : la proposition d’une architecture
d’avant-garde aux classes populaires est porteuse d’un risque de détournement du
logement, avant même son éventuelle patrimonialisation, de sa destination sociale. Les
exemples de logements sociaux construits dans les années de l’après guerre, mais aussi à
une date beaucoup plus récente (logements Nemasus de Jean Nouvel à Nîmes) en
témoignent.
31 Les auteurs montrent la complexité de l’analyse des mouvements de gentrification, à la
fois sur le plan spatial (celle-ci ne concernant pas l’ensemble d’un secteur patrimonialisé
mais des « poches » spatialisées) et temporel (avec des « degrés » de gentrification
progressive). L’analyse de l’emprise spatiale et de l’évolution temporelle des mouvements
de gentrification apparaît d’ores et déjà comme un terrain de recherche fécond.
32 De manière plus générale, la lecture des textes rassemblés ici tend à confirmer
l’importance de l’analyse des processus et des discours sur la gentrification (y compris
ceux produits ou véhiculés par les chercheurs) en parallèle avec ceux sur la
patrimonialisation (son acceptation ou son refus). Nul doute que nous nous trouvons ici
devant des pistes intéressantes à explorer...

NOTES
1. VERRET M., (1995), Chevilles ouvrières, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, coll.
« Mouvement social ».
2. À ce sujet, voir aussi l’article de S. Denèfle (présenté en thématique 1).
3. Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur.
4. Opération programmée d’amélioration de l’Habitat.

AUTEUR
MARIA GRAVARI-BARBAS
Université d’Angers- ESTHUA CARTA UMR ESO Espaces géographiques et Sociétés
137

Valparaiso, valeurs patrimoniales et jeu


des acteurs
Sébastien Jacquot

INTRODUCTION
1 Valparaiso, port mythique de la côte sud du Pacifique, porte d’entrée de la modernisation
du Chili au XIXe siècle, a beaucoup souffert de la modification des routes maritimes suite à
l’ouverture du canal de Panama en 1904, subissant dès lors un inexorable déclin, qui se
traduit aujourd’hui par des taux de chômage et indices de pauvreté largement supérieurs
aux moyennes chiliennes. Le développement touristique basé sur la patrimonialisation
est perçu à Valparaiso comme une des principales chances de sortie de la crise, avec
l’arrivée espérée des touristes et investissements. Cependant le patrimoine pour ne pas
rester un concept incantatoire creux doit être pourvu d’une signification et d’une
visibilité. La candidature comme ville patrimoine de l’humanité s’inscrit dans cette
stratégie d’une visibilité accrue, en même temps qu’il devient nécessaire d’énoncer les
motifs patrimoniaux, les valeurs au nom desquelles s’impose la protection de Valparaiso.
2 Or ces valeurs ne sont pas déterminées directement par les formes historiques urbaines
mais elles s’inscrivent dans un champ des possibles. Un même édifice peut être considéré
comme patrimoine au nom de valeurs différentes (Riegl, 1983), parfois coexistant entre
elles, parfois l’une au détriment des autres. À partir de là peuvent s’élaborer différents
discours patrimoniaux, lesquels ont un impact sur l’aménagement et la définition de
l’habitant des espaces patrimonialisés.
3 La définition patrimoniale devient alors un enjeu entre différents groupes d’acteurs. Je
me place exclusivement du côté de l’offre patrimoniale : comment la production de
discours patrimoniaux par certains acteurs spécialisés contribue en même temps à définir
les évolutions sociales légitimes de ces espaces.
138

PATRIMONIALISATION : VALEURS ET ALTERNATIVES


4 Il s’agit là de présenter sous une forme idéaltypique les deux types de discours
patrimoniaux élaborés sur Valparaiso, appelant deux genres de valeurs patrimoniales.

Valparaiso, un discours patrimonial englobant

5 Il est difficile de dater la naissance d’un discours patrimonial à Valparaiso. En effet, on ne


peut encore parler de patrimoine dans les descriptions qui sont faites de la ville au XIXe
siècle. Il n’y a ni conscience de la fragilité des paysages urbains décrits, ni demande de
protection. Au contraire, les descriptions de Valparaiso conduites au XIXe siècle par des
voyageurs ou des notables locaux, en dépit des profondes transformations que connaît la
ville à cette période, semblent indiquer comme une immutabilité de la ville, une essence
par-delà les modifications de tel ou tel espace. Ces descriptions sont cependant
importantes car elles sont aujourd’hui en partie reprises dans un discours patrimonial,
montrant une certaine permanence dans la façon de considérer la ville. Ainsi les traits
paysagers sont chargés d’une dimension supplémentaire : la conscience de leur fragilité,
même s’ils sont perçus comme détachés du temps dans la mesure où ils ne sont pas
réductibles à une période particulière.
6 Valparaiso pour les voyageurs, européens ou nord-américains, apparaît pour la première
fois depuis l’océan, en entrant dans la baie. La topographie particulière de la ville, 44
collines (les cerros) encerclant une étroite plaine littorale, liséré longeant le rivage, est la
première image de la ville. Tornero (1872) commence ainsi son évocation de Valparaiso :
« Valparaiso presente desde la bahia un aspecto de los mas pitorescos. Las elevadas
colineas que le rodean se van literalmente tapizadas de casas, muchas de ellas de her-
mosa aparencia1 ». Dès sa première évocation Valparaiso apparaît déjà lié à un site
particulier en amphithéâtre.
7 Le thème de la relation entre la ville et son cadre naturel est primordial dans la plupart
des descriptions, le site étant souvent présenté comme facteur déterminant des paysages
urbains. Ces paysages urbains sont très particuliers et si on leur applique la grille
d’analyse de Kevin Lynch (1999), on retrouve certains éléments sources de « plaisir »
urbain.
8 Valparaiso se divise en deux grands ensembles : le plan et les cerros. Le plan est la plaine
littorale entre l’océan et les premières pentes tandis que les cerros sont les collines
encerclant la baie, regroupant 94 % de la population, mais seulement 15 % des activités.
Ces cerros sont séparés par des quebradas, les ravins, à la fois voies de pénétration vers les
hauteurs, parfois décharges à ciel ouvert, et lieu d’un habitat souvent précaire. Valparaiso
offre une bonne lisibilité paysagère : les quebradas individualisent chaque cerro, qui sont
perçus comme des quartiers (les habitants disent vivre dans tel ou tel cerro). De même le
plan est fortement séparé du reste de la ville et se divise lui-même en sous-unités (le
Barrio Puerto, l’Almendral et Playa Ancha) aisément reconnaissables. De plus, on a ce
balancement entre l’image du labyrinthe, lorsque l’on chemine au hasard dans les ruelles
et escaliers des cerros, et les points de vue desquels on embrasse la quasi-totalité de la ville
(soit depuis un bateau dans le port, soit depuis un cerro) : or pour Kevin Lynch (1999) ce
côté ambivalent (se perdre dans un dédale urbain mais avoir la possibilité d’embrasser
d’un coup d’œil l’ensemble de la ville) est source de plaisir et de lisibilité pour les urbains.
139

Figure 1 : Schéma de Valparaiso et des lignes de différenciation

Figure 2 : Photo de la baie de Valparaiso, partie est (cliché Guy Haglund et Lily Moya, 2001)
140

Figure 3 : Carte de Valparaiso, par John Mere, 1826 (in Benavides, Pizzi, Paz, Ciudades y arquitectura
portuaria, 1994)

• Barrio Puerto
• Almendral
• Cerros Alegre et Concepcion, encore vides.
9 Ces aspects paysagers sont souvent mentionnés : les différents types de regards que l’on
peut porter sur la ville sont ainsi ce qui permet de définir ce patrimoine particulier de
Valparaiso. S. Acevedo et J. L. Moraga (1992) définissent des « regards de transgression »,
décrits comme typiques de Valparaiso. Ils naissent par surprise, ne sont annoncés par
aucun élément, profitant d’une trouée du tissu urbain. L’horizon du regard est ouvert ou
semi-ouvert et permet de regarder simultanément différents plans distincts. Le regard
peut être linéaire ou avoir une plus grande amplitude : « Le regard ne se définit pas
comme une perspective mais comme différents plans d’affrontement. » Ainsi il n’est pas
mis en scène mais le jaillissement soudain de ce regard lui donne une dimension presque
impérieuse. Ce regard est défini comme tension : les différents plans requièrent des
regards à différentes échelles pour s’adapter aux variations de distance ; or il n’est pas
possible d’avoir conscience simultanément des différents plans d’où une certaine tension
du regard, loin de l’effet reposant que peut produire la contemplation de l’océan. Ainsi
l’image du kaléidoscope est souvent évoquée à propos de Valparaiso, passage à la limite
où au final tout se confond et perd ses distinctions. Ces regards de transgression sont
permis par la topographie de Valparaiso puisque l’urbanisation des cerros crée des
niveaux topographiques différents visibles à partir d’un même lieu, mais également par le
mode d’urbanisation des cerros : les édifices sont bas et permettent au regard de saisir une
plus grande étendue.
10 Ce type de regard (d’autres expériences visuelles pourraient ainsi être présentées)
conforte l’idée d’une harmonie urbaine. Certes ce regard est perçu d’abord comme
tension, mais en même temps il établit des connexions visuelles entre des lieux disjoints,
s’intégrant à une conception de la ville pensée comme harmonie entre ses parties.
11 Il s’agit là de différents exemples de ce discours où le patrimoine est présenté comme lié
aux valeurs paysagères de Valparaiso et de son intégration à son site. La reprise de ce
141

discours insiste également sur l’aspect banal de ces regards, en ce sens qu’ils peuvent être
partagés par l’ensemble des habitants, quel que soit leur lieu de résidence.
Figures 4 à 6 : Passage Templemann, modifications du paysage urbain le long d’un passage, exemple
d’un regard de transgression. (Source : photos de l’auteur)

Figure 4 : Début du passage, horizon fermé

Figure 5 : Ouverture sur le Cerro Alegre


142

Figure 6 : Mise en contact visuel de différents niveaux paysagers

Différenciation des espaces par les valeurs historiques

12 Face à ces valeurs paysagères, liées à des paysages urbains spécifiques, l’histoire des
espaces historiques peut également être mise en avant. Cette ville se différencie en effet
des villes d’Amérique Latine. Valparaiso ne fut pas fondée par les Espagnols : ce n’est donc
pas une ville au sens juridique, seulement un port, défini par Valdivia (le fondateur de
Santiago) comme « terminaison portuaire de Santiago ». Les lois de 1573 de Philippe II
relatives aux villes du Nouveau Monde ne furent ainsi pas appliquées : Valparaiso ne
compte ni place d’armes ni application d’un plan en damier aux dimensions préétablies,
le développement urbain se fait de façon plus libre. À l’Indépendance en 1811 la ville ne
compte que 3 000 habitants. C’est le XIXe siècle qui marque le développement de la ville
(122 447 habitants en 1895). Valparaiso est en effet la porte d’entrée de la modernisation
économique du Chili (Figueroa, 2000) : nœud du commerce international, place financière
dominée par les sociétés anglo-saxonnes. Des communautés d’immigrés européens se
constituent, avec leurs réseaux de sociabilité (clubs, églises anglicane et protestante,
cimetière spécifique...).
13 Cette communauté étrangère, qualifiée, employée dans les sociétés bancaires,
d’assurances, d’import-export (souvent filiales d’entreprises britanniques), vit dans des
espaces spécifiques. Après le tremblement de terre qui dévaste l’Almendral, les Cerros
Concepcion et Alegre sont les lieux de résidence de la bourgeoisie anglo-saxonne et
allemande. Plusieurs facteurs expliquent ce développement résidentiel particulier.
Malgré leur position centrale les Cerros Alegre et Concepcion sont restés longtemps à
l’écart du développement urbain, constituant d’abord une propriété d’un seul tenant, aux
mains de religieux. Elle fut ensuite vendue et divisée en différentes parcelles. Cette
143

opération commerciale explique qu’il s’agisse des seuls cerros à la voirie relativement
régulière. Cette division parcellaire tardive a permis une relative homogénéité sociale,
conforme au désir de l’entre-soi de la bourgeoisie anglo-saxonne. En effet, lieu de travail
et de résidence tendent de plus en plus à se séparer (Hall, 1999).
14 Ces cerros sont très particuliers au sein de la ville, appelés au XIXe siècle les « cerros des
anglais », reconnaissables par les maisons avec des éléments de l’architecture
néovictorienne : bow Windows, fenêtres en guillotine, agencement intérieur conforme au
mode de vie bourgeois avec salle de billard, bureau, couloir permettant l’individualisation
des chambres. À partir de la fin du XIXe siècle la bourgeoisie étrangère migre vers Viña del
Mar, station balnéaire contiguë à Valparaiso. Le port de Valparaiso est peu à peu
marginalisé par rapport aux échanges mondiaux. La population anglo-saxonne diminue
rapidement. Toutefois la teneur anglo-saxonne est encore aisément reconnaissable et elle
est même accentuée aujourd’hui par les travaux de mise en valeur patrimoniale. Ainsi un
bâtiment a été construit en 1997 dans un style néovictorien, devenant un des édifices
emblématiques de Valparaiso.
15 Les espaces du plan sont également marqués par cette forte intégration de la ville dans
l’économie mondiale dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dans le Barrio Puerto les
bâtiments des banques et compagnies d’assurance témoignent du style architectural
éclectique. Les architectes proviennent d’Europe principalement. Les bâtiments
combinent des éléments néoclassiques, néogothiques, art nouveau, manifestant dans les
paysages urbains cette intégration du port à l’économie mondiale.
16 Ainsi le patrimoine porteño peut être appréhendé de deux façons différentes. Ces deux
grands types de justifications ne sont séparés que dans l’analyse : dans les discours ils
sont souvent mêlés mais à un moment un choix implicite est toujours fait car ils n’ont pas
les mêmes conséquences en terme d’aménagement. Il s’agit donc de dégager deux types
de valeurs, pour mieux comprendre les évolutions du regard patrimonial.
17 Dans le premier cas c’est une vision quasiment détachée de l’histoire de la ville qui est
mise en avant, ne retenant que quelques évènements particuliers, comme si Valparaiso
avait des qualités consubstantielles : paysages particuliers, liés au site en amphithéâtre,
maisons d’un ou deux étages, de différentes couleurs, s’égrenant sur les pentes des cerros,
donnant à la fois une richesse visuelle et une certaine harmonie. Cette vision
patrimoniale ne s’attache pas qu’aux espaces historiques mais au contraire considère la
ville comme un tout indivisible, dont la valeur patrimoniale peut être partagée par tous
les habitants.
18 Dans le second cas le patrimoine est défini par sa valeur historique, manifestant
l’intégration du Chili au système économique mondial au XIXe siècle. La séparation entre
lieux résidentiels bourgeois et populaires, entre lieux résidentiels et lieux des affaires (le
quartier portuaire) s’inscrit dans les nouvelles formes urbaines du XIXe siècle qui
témoignent de la dimension internationale de la ville. Ces valeurs historiques ne
concernent qu’une partie de la ville, qui se voit conférer une plus-value patrimoniale. Une
forte inflation des prix immobiliers depuis 1997 témoigne de cette nouvelle
différenciation.
19 On peut schématiser cela sous la forme d’une triple opposition :
• Valeurs historiques : espaces définis et délimités, historicité de la ville, discours historique
• Valeurs typiques : ensemble de la ville, immutabilité de la ville, discours essentialiste
144

20 Il s’agit d’une opposition idéale, qui décrit deux façons d’appréhender le patrimoine de
Valparaiso. La candidature de Valparaiso comme ville patrimoine de l’humanité a dans ce
sens agi comme un révélateur de ces deux ordres de justifications.

LES DISCOURS PATRIMONIAUX ET LEURS


TRADUCTIONS
21 Il s’agit de montrer les utilisations de ces deux ordres patrimoniaux dans les mesures de
protection du patrimoine, à travers deux exemples : le dossier de candidature et les
protections mises en place par la municipalité.

La candidature de Valparaiso : justifications patrimoniales

22 En 1997 naît l’idée d’une candidature de Valparaiso comme ville patrimoine de


l’humanité.
23 Pour obtenir le classement, il faut, dans un dossier de présentation, justifier des valeurs
patrimoniales du bien classé (une typologie de l’Unesco permet une homogénéisation des
critères) et proposer un plan de gestion garantissant le maintien des caractéristiques
patrimoniales. Pour le patrimoine culturel, l’ONG Icomos (Conseil International des
Monuments et Sites) évalue le dossier de candidature, transmettant ensuite son avis à
l’Unesco qui décide du classement.
24 Pour Valparaiso, un premier dossier avait été remis à Icomos en 2000 mais l’avis a été
réservé, ce qui a rendu nécessaire l’élaboration d’un nouveau dossier, plus complet,
accepté en juin 2003 par l’Unesco. On peut donc apprécier objectivement les changements
dans les façons de considérer le patrimoine.
25 La première version du dossier de candidature hésite entre les deux argumentaires, en se
référant aux critères ii, iii et v. Ainsi Valparaiso est présenté autant comme « échange
d’influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle
déterminée, sur le développement de l’architecture ou de la technologie, des arts
monumentaux, de la planification des villes ou de la création de paysages » (ii) que
comme « exemple éminent d’établissement humain ou d’occupation du territoire
traditionnels représentatifs d’une culture (ou de cultures) » (v). Les deux aspects sont
présentés : à la fois le témoignage historique et l’aspect paysager. Ce sont ainsi autant la
diversité des influences culturelles que l’harmonie entre le site et la ville qui justifieraient
le classement de Valparaiso : dans le dossier sont mises en avant « les valeurs universelles
remarquables de la ville en amphithéâtre de Valparaiso, composées de la superposition
des conditions géographiques de la baie, d’une architecture et d’un urbanisme
particuliers, conditionnés par le paysage naturel et une intervention anthropique à
travers le développement historique de la ville qui s’attache, mêle et s’approprie les
éléments naturels et construits ». Mais le problème d’une telle présentation est qu’il n’y a
alors pas nécessairement adéquation entre l’espace classé par l’Unesco et l’espace support
des valeurs patrimoniales. En effet, les valeurs paysagères reposent sur l’ensemble de la
ville. Or l’espace classé ne concerne que le Barrio Puerto et les parties inférieures des
Cerros Alegre et Concepcion.
145

26 Dans la version actuelle acceptée par l’Unesco en juin 2003, la justification de la valeur
universelle de Valparaiso se présente différemment : le mot « naturel » n’apparaît plus et
la zone historique est présentée comme « élément urbain exceptionnel des routes
commerciales durant l’époque industrielle ». Ainsi la dimension historique est accentuée,
au détriment de l’aspect paysager, montrant en quelques années une inflexion dans la
présentation des valeurs patrimoniales de Valparaiso. Dans la tradition des récits de
voyageurs ou des descriptions littéraires de Valparaiso, l’harmonie de la ville avec son
cadre était mise en avant. La dimension historique devient à présent la justification
principale proposée puisque même les éléments qui semblaient atemporels dans les
premières descriptions (la trame urbaine particulière, les formes d’adaptation de la ville à
son milieu) sont désormais rattachés à ce modèle explicatif historique.
27 On peut interpréter cette évolution de deux façons différentes : il pourrait s’agir d’une
progressive émancipation du patrimoine par rapport aux représentations habituelles de
la ville, celles que peut partager l’ensemble des habitants, avec pour corollaire une
spécialisation de sa présentation ; ou alors la suprématie accordée aux valeurs historiques
par rapport à des valeurs à la fois plus locales et présentées sous une forme quasi
atemporelle (l’harmonie, le labyrinthe) indique une conception différente de l’évolution
urbaine.
28 Mais cela montre bien le choix effectué parmi les deux types de valeurs patrimoniales
possibles.

Nommer, délimiter, protéger : le choix des valeurs

29 Cette dichotomie se retrouve dans les choix patrimoniaux opérés.


30 Il faut tout d’abord nommer ces espaces, leur trouver un titre en quelque sorte. En
Amérique Latine on évoque généralement le centre historique, héritage colonial dans sa
trame et ses bâtiments emblématiques (Quito, Mexico par exemple). On parle alors de
« centro historico » ou de « casco historico ». Cette dénomination apparaît avec le
dédoublement des centres lié à la marginalisation du cœur historique par rapport aux
fonctions administratives et économiques modernes : on oppose alors le centre historique
au centre moderne, le centre historique fonctionnant comme lieu symbolique (J. Monnet,
1994).
31 Mais Valparaiso est une ville atypique : n’étant pas fondée, elle n’a pas de place d’armes ni
un échiquier de rues rectilignes. La croissance urbaine est plus discontinue, avec des
directions préférentielles, guidées en partie par la topographie : développement le long
du littoral et vers les quebradas. Il est quasiment impossible de délimiter clairement des
espaces historiques pour les opposer à une partie moderne et contemporaine, à part vers
les hauteurs des cerros. Par exemple l’Almendral, hors du périmètre patrimonial, détruit
par de nombreux tremblements de terre, est urbanisé depuis au moins les années 1820.
32 Un ensemble regroupant le Barrio Puerto et les Cerros Alegre et Concepcion est proposé
dans un premier temps par la Municipalité. Il est défini comme « casco historico ». Or il
regroupe des espaces très hétérogènes tant au niveau paysager que topographique, alors
que la notion de « casco historico » renvoie à un centre colonial homogène. Certains
proposent alors de parler de « barrios historicos » (quartiers historiques), l’expression
« centre historique » étant peu adaptée mais l’inconvénient de cette appellation est
qu’elle donnerait le sentiment d’une simple collection d’espaces patrimoniaux, sans
146

cohérence propre. Dans le second dossier de candidature c’est finalement l’appellation


« aire historique » qui est retenue, permettant à la fois de se démarquer des autres villes
d’Amérique Latine et de signifier que les espaces proposés présentent leur propre logique,
mais toujours sur une base historique. Ce problème de la délimitation était donc crucial
car il impliquait de clarifier la nature du patrimoine porteño.
33 Dans son dossier de candidature, Valparaiso a ainsi choisi de privilégier l’approche
historique de son patrimoine, définissant une zone patrimoniale différenciée du reste de
la ville. Mais comment ce discours spécifique sur les valeurs patrimoniales s’articule-t-il
avec la protection du patrimoine ?
34 Dès la loi de 1970 sont créées les zones typiques, définies comme les alentours de
monuments : on est là dans la classique délimitation des espaces historiques de la ville.
35 Mais les autres mesures sont plus ambiguës :
• Pour la zone Cerros Alegre et Concepcion, il n’y a pas de typologie des édifices mais
seulement la disposition suivante : « les projets [...] ne pourront détruire ou modifier
l’espace urbain déjà constitué ni interférer dans le paysage urbain qu’il s’agit justement de
conserver ». En effet, les bâtiments ne présentent d’intérêt que dans leur intégration au
cadre urbain plus général. Or ici ce qui sert de norme est le paysage urbain et non l’aspect
historique, qui n’est pas l’objet de dispositions particulières car peu connu.
• il faut respecter le principe de la « quinta fachada » (cinquième façade). Les maisons des
cerros ont en effet un toit relativement plat, qui peut ainsi s’apparenter vu d’en haut à une
façade supplémentaire, qu’il est interdit de modifier pour ne pas nuire à l’aspect général de
la ville perçue depuis des points hauts
• Le plan de préservation des paysages depuis les miradores qui définit une hauteur du bâti
dans le plan telle qu’elle ne dissimule pas la vue depuis les miradors. Aussi, à partir de
certains points des cerros (ce sont en général les points les plus bas), on trace une droite de
20° d’inclination vers la mer, donnant la hauteur maximale de construction. Cette
disposition est intéressante car malgré la rupture topographique, un lien est établi entre ces
deux types d’espace. Là encore, c’est une préoccupation paysagère qui en est à l’origine.
36 Ce sont les valeurs historiques qui ont justifié le classement de Valparaiso comme
patrimoine de l’humanité mais les mesures de protection du patrimoine semblent autant
centrées sur des aspects paysagers, qui pourraient être étendus à l’ensemble de la ville. Il
semble ainsi y avoir une relative indétermination ou hésitation autour des valeurs
patrimoniales. La prise en compte de la dimension sociale permet de mieux comprendre
cette dichotomie.

QUELS HABITANTS POUR LES ESPACES


PATRIMONIAUX ?
37 À Valparaíso coexistent ainsi un ordre patrimonial historique, concernant une partie
spécifique de la ville, et un patrimoine paysager, assimilable à l’ensemble de la ville (la
pérennité paysagère de l’ensemble peut même être vue comme condition de maintien de
ce patrimoine). Ces deux types de discours patrimonial apparaissent dans le débat
politique sur les modalités d’évolution des espaces patrimonialisés.
38 Les Cerros Alegre et Concepcion illustrent ces utilisations des discours patrimoniaux,
notamment en cas de conflits. Au niveau patrimonial, on peut distinguer les acteurs
publics, ayant pour but à court terme le classement de la ville et cherchant ainsi à profiter
147

de toutes les contributions, des associations patrimoniales parmi laquelle Ciudadenos por
Valparaiso (Citoyens pour Valparaiso) et les acteurs du développement touristique.
39 L’association Ciudadenos por Valparaiso avec des effectifs peu importants fait beaucoup
parler d’elle, déposant de nombreuses plaintes pour protester contre les transformations
faites sur les maisons des deux cerros et contraires selon eux au droit patrimonial
municipal. En particulier, ils reprochent aux propriétaires d’hôtels et de restaurants
d’élever la hauteur de leur bâti et ainsi de violer la disposition de la quinta fachada. Mais ce
qui motive leur critique n’est pas seulement la rupture de l’harmonie paysagère depuis
des espaces publics mais le fait que ces étages supplémentaires dissimulent la vue aux
voisins. À la protection de l’espace visible depuis l’espace public certains à Valparaiso
opposent la théorie de l’espace voyant, celui depuis l’habitation. Ainsi le conflit sur la
hauteur du bâti ou la couleur de la façade recouvre un conflit plus significatif.
40 Le discours patrimonial de cette association exalte certaines « valeurs sociales » de
Valparaiso pour expliquer le mode de construction des cerros : chaque porteño aurait
toujours eu le respect de son voisin, pour cette raison les édifices se succèdent sur le
versant les uns derrière les autres sans se dissimuler la vue vers la mer. L’accroissement
des hauteurs est ainsi problématique au niveau patrimonial, mais également du point de
vue des relations de voisinage. De plus en augmentant la surface bâtie elle crée
artificiellement de la valeur et entraîne une hausse spéculative des prix immobiliers qui
peut provoquer un départ des plus pauvres.
41 Le patrimoine est en effet selon eux d’abord celui des porteños (habitants de Valparaiso)
et ils ne doivent pas être sacrifiés aux intérêts touristiques. Ainsi l’association en octobre
2000 avait organisé un séminaire sur le patrimoine intitulé « une ville pour l’habitant ».
Mais le terme d’ » habitant » lui-même est fortement connoté car il désigne en fait les
habitants historiques de la ville dans l’esprit des membres de cette association. Il y a en
effet tout un discours relatif aux porteños : « il n’y a pas de riches à Valparaiso », m’avait
dit ce même interlocuteur. Cette phrase est lourde de sens : en effet, Valparaiso est une
ville avec une grande proportion de pauvres mais on assiste tout de même à un
mouvement de retour à Valparaiso de personnes appartenant à des classes sociales
élevées. Leur comportement relatif à la ville est interprété comme une menace pour les
autres habitants : achetant des édifices, ils contribuent à la hausse artificielle des prix
coupable de départs des plus pauvres. Sont-ils alors de vrais porteños ?
42 Par-delà le thème patrimonial et un problème qui pourrait sembler purement technique
(la définition de la hauteur de bâti) apparaissent des préoccupations sociales. C’est pour
cette raison que Ciudadenos était opposé au départ à la candidature à l’Unesco, craignant
que le classement n’aggrave encore davantage cette dépossession de la ville. Sur une
brochure de l’association on peut lire : « Le tourisme peut produire des dommages
supérieurs à ceux d’un tremblement de terre. »
43 Ce discours patrimonial est basé sur l’idée d’une essence de la ville (par la médiation de
ses habitants). L’opposition à la candidature Unesco peut également être interprétée
comme l’opposition à une partition de la ville, avec la création d’un îlot de
développement déconnecté du reste de la ville.
44 Inversement on retrouve le discours sur les valeurs historiques de la ville dans les
arguments justifiant la politique de différenciation des espaces sur une base patrimoniale.
45 Le passé européen de Valparaiso fonctionne comme un mythe : de nombreux ouvrages
décrivent la vie dans les Cerros Alegre et Concepcion au XIXe siècle (Muñoz, 1999).
148

L’héritage européen est valorisé : les hôtels et restaurants prestigieux se nomment le


Brighton, le Sommerscales, la Colombiana, la Villa Toscana. Ce passé européen est
également utilisé pour légitimer les transformations en cours. Par exemple un
investisseur lors d’une interview énonce : « Ce sont les étrangers qui se rendent compte
de l’énorme potentiel touristique du port. » Un article du supplément du Mercurio de
Valparaiso est intitulé : « si tu étais en Europe, ta maison est à Valparaiso ». En effet, les
transformations sociales induites par la patrimonialisation sont présentées comme un
retour à un état antérieur (l’âge d’or de Valparaiso, au XIXe siècle, où les Cerros Alegre et
Concepcion constituaient le lieu de résidence de la bourgeoisie) et de cette façon est
évacué l’aspect polémique que pourrait avoir la gentrification de certains espaces
patrimoniaux. Mais ce passé anglo-saxon agit également comme image de marque, d’où
certaines libertés prises avec la véracité historique du patrimoine : le Brighton, symbole
de cette culture anglo-saxonne mais également lieu emblématique de Valparaiso, n’a été
construit que dans les années 1990, des éléments supposés anglo-saxons sont ajoutés à
certains édifices. Il y a ainsi une certaine ambiguïté dans l’utilisation de cette référence au
passé. De même les acteurs privés des transformations patrimoniales sont souvent
d’origine européenne ou ont vécu en Europe et mettent cela en avant pour justifier de
leurs compétences, se référant à des modèles étrangers (Barcelone le plus souvent).
46 La mise en place d’une subvention patrimoniale (SRP : subvention de réhabilitation
patrimoniale) et le discours de présentation de cette mesure (la publicité faite) désignent
ces habitants souhaités. En effet, cette subvention de 5 170 euros est destinée à l’achat de
logements jusqu’à 41 000 euros dans des édifices réhabilités dans la zone de candidature.
Or il ne s’agit pas directement d’une subvention à la restauration mais plutôt pour des
propriétaires désirant réhabiliter leurs édifices à des fins commerciales de la création
d’une demande solvable. On est dans une démarche d’encouragement à la création d’un
marché immobilier pour le patrimoine porteño (de plus l’attribution de cette subvention
est conditionnée par un apport financier initial mais pas par le choix préalable d’un
logement) et donc éventuellement à l’arrivée de nouveaux habitants. Ainsi le directeur
régional du Serviu, Manuel Hernandez, dans une interview du Mercurio (11/01/2003)
évoque le profil des destinataires : des « personnes qui, mues par le désir de vivre dans la
ville, se lancent dans ce projet et nous font confiance en sollicitant cette nouvelle aide ».
Il précise (Mercurio, 18/08/2002) que cette mesure n’est pas seulement destinée à
réhabiliter des édifices mais aussi à récupérer des personnes (« no tan solo para recuperar
edificios, tambien personas »). Le but est d’attirer des personnes étrangères à Valparaiso,
mais aussi d’anciens porteños qui ont quitté la ville lorsqu’elle était en crise (parmi
lesquels des exilés de la dictature). Cette mesure est radicalement différente de celle mise
en place par Pact Arim dans un secteur pauvre de la zone de candidature, où sont étudiés
des montages financiers permettant aux locataires actuels d’accéder à la propriété. Cette
aide se met en place alors que les Cerros Concepcion et Alegre connaissent une hausse
très importante des valeurs immobilières liée à une spéculation sur la plus-value
patrimoniale. Les pouvoirs publics (en partenariat municipal et national) ont cherché des
instruments encourageant les investissements privés pour la réhabilitation du
patrimoine. Mais des aides directes aux propriétaires auraient pu être proposées. Ce SRP
est ainsi porté par une conception de l’évolution des espaces patrimonialisés basée sur
l’arrivée de nouveaux habitants disposant de ressources et sur des investissements dans
le bâti ancien à des fins commerciales. En germe se trouve donc une gentrification des
espaces patrimonialisés.
149

CONCLUSION
47 Le but de cette présentation des voies de la patrimonialisation à Valparaiso était de
montrer la malléabilité des discours sur les valeurs patrimoniales par rapport aux
transformations en cours.
48 À Valparaiso toutefois, si ces discours patrimoniaux ne peuvent être réduits à cette
dichotomie, la force de leur opposition réside en ce qu’ils signifient d’un côté l’idée d’une
ville harmonieuse, solidaire dans ses espaces, immuable en quelque sorte, de l’autre une
ville plongée dans le devenir, soumise ainsi à la différenciation de ces espaces, et orientée
par rapport à un passé révolu mais mythifié. En cela le débat sur les valeurs patrimoniales
de Valparaiso prend une dimension sociale pour les acteurs impliqués, qui y projettent
certains espoirs ou inquiétudes, concernant la gentrification ou les risques d’évolution
sociale trop différenciée de certains espaces.
49 Les discours patrimoniaux fonctionnent alors dans cet exemple comme une façon pour
les différents acteurs de signifier une évolution souhaitée de la ville tout en tentant de lui
conférer une certaine légitimité par une référence patrimoniale.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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arquitectonico.

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NOTES
1. « Valparaiso préente depuis la baie un aspect des plus pittoresques, les collines élevées qui
l’entourent sont littéralement tapissées de maisons, beaucoup ‘entre elles d’une belle
apparence. »

AUTEUR
SÉBASTIEN JACQUOT
Doctorant, Université d’Angers CARTA, UMR ESO 6590 Espaces Géographiques et Sociétés
151

Imiter le patrimoine : le développement


régulé du quartier historique d’Ano
Polis à Thessalonique
Kiki Kafkoula

INTRODUCTION
1 Ano Polis, quartier résidentiel de 58 hectares dans l’enceinte des remparts de
Thessalonique est considéré comme un des lieux les plus privilégiés de la ville. Situé à
flanc de colline, il offre au promeneur une vue panoramique sur le reste de la ville, sur le
Golfe Thermaïque et au fond sur le Mont Olympe. Entouré par les remparts byzantins, il
renferme l’essentiel de l’habitat du XIXe siècle ayant survécu au centre, ainsi que des
monuments séculaires et religieux chrétiens et musulmans.
2 Pendant l’occupation ottomane qui prenait fin en 1912, la population d’Ano Polis était
principalement turque. Le modèle d’occupation ethno-religieuse avait créé des quartiers
urbains structurés autour des églises et autres bâtiments d’utilité publique où se
déroulaient cérémonies et manifestations locales. Au cours du XIXe siècle le tissu urbain
acquerrait une forme compliquée de type pré-industriel et introverti. En 1923,
conformément au Traité de Lausanne, les Turcs quittaient la Grèce et les familles
grecques réfugiées d’Asie mineure étaient installées à leur place1. De nombreuses
parcelles de terrain étaient subdivisées pour accueillir les nouveaux venus et une
multitude de logis très simples émergeaient autour des belles demeures de l’époque
ottomane.
3 Il n’est pas courant pour les villes macédoniennes de compter tant de bâtiments privés
datant du XIXe siècle, puisque presque tous les centres urbains, même ceux de moindre
importance, ont été reconstruits après la guerre. Mais, pour commencer, le grand
incendie de 1917 qui avait ravagé le reste du centre historique avait épargné Ano Polis.
Ensuite, le quartier avait échappé au boom de la reconstruction des années soixante :
152

parce que constitué des petites parcelles originelles, il s’agissait d’un tissu urbain difficile
à exploiter pour les promoteurs.
4 Une explication sur la croissance urbaine de l’après-guerre s’impose ici. À Thessalonique
(comme ailleurs), à partir des années cinquante, toutes les parcelles urbaines, bâties ou
non, s’étaient vues attribuer le droit de construction assorti de coefficients d’occupation
du sol élevés. Les propriétaires des terrains avaient toute liberté d’exercer ce droit de
concert avec les entrepreneurs à leur profit mutuel. L’État, par le biais de ses bureaux
d’urbanisme, n’était concerné que par la surface bâtie totale qui ne devait pas excéder le
maximum permis. La première victime de la spéculation foncière qui s’en suivit fut la
partie de Thessalonique complètement redessinée après l’incendie (selon un plan brillant
conçu par une équipe de spécialistes dirigée par Ernest Hébrard) parce qu’elle renfermait
de grandes parcelles régulières.

LES SPÉCIFICITÉS DU QUARTIER ET LE BESOIN DE


PROTECTION
5 Le tissu urbain constitue le trait le plus frappant de la morphologie d’Ano Polis. C’est le
résultat d’adaptations sans fin aux contours du terrain et à la disponibilité des matériaux
et des techniques. Le modèle des anciennes parcelles à l’intérieur des îlots, déjà très
irrégulières à l’arrivée des réfugiés, subissait ultérieurement nombre de modifications.
Les parcelles, petites ou même minuscules, nées de l’urgence, produisirent des maisons
tout aussi petites – la masse – au milieu de laquelle des demeures traditionnelles bien en
vue se détachaient. De hautes palissades, une caractéristique que l’on retrouve du Proche
Orient à l’Europe méditerranéenne et peut-être au-delà, permettaient à la vie familiale de
se prolonger de la maison dans le jardin, avant d’atteindre la rue, épine dorsale de la vie
de la communauté. Tout ce réseau compliqué de monuments, routes, maisons, palissades
et jardins était tissé très dense, offrant surprises et délices à chaque détour de rue.
6 La typologie de la maison incluait le type vernaculaire des Balkans pour les Turcs, des
bâtiments éclectiques pour les membres les plus européanisés de la société, tels les Juifs
convertis à l’Islam, et les premières maisons de fortune érigées par les réfugiés grecs,
version beaucoup plus dépouillée que le modèle traditionnel. Dans l’entre-deux-guerres,
quelques maisons adoptaient un style international, ou encore un amalgame de tous les
styles précédents, filtrés et réinterprétés avec un goût très ordinaire.
7 Dans les années 75, alors que la reconstruction du centre ville voisin était déjà bien
avancée, le besoin s’est fait sentir d’une approche différente pour Ano Polis. Les
propriétaires fonciers de ce quartier étaient frustrés par le fait qu’ils ne pouvaient
exploiter leurs biens comme en ville. Les raisons en étaient le tissu urbain unique, dans
bien des cas incompatible avec le plan d’aménagement existant, les contraintes imposées
par l’Éphore des Monuments byzantins sur la hauteur des bâtiments, et la petite taille des
parcelles, très en dessous de la taille minimum permise de 100 m2. Environ 43 % des
parcelles existantes mesuraient moins de 100 m2 et 20 % seulement pouvaient tomber
dans une catégorie de taille autorisée (ministère des Travaux Publics, 1979 : 33).
Exaspérés, les propriétaires laissaient éclater leur désespoir après le séisme de juin 1978,
lequel endommageait un grand nombre de maisons, dont beaucoup furent déclarées
irréparables, et l’Association des propriétaires fonciers d’Ano Polis faisait pression pour
qu’une solution soit trouvée. À la fin de 1978, l’État mandatait une équipe d’architectes
153

dirigée par un professeur d’université dont la mission était d’établir une politique de
développement du quartier, en coopération avec des officiels du Ministère des Travaux
Publics, du Ministère de la Culture, du Bureau de planification de la Ville et de la Chambre
Technique de Grèce. L’Association des propriétaires fonciers était invitée à collaborer à
toutes les phases de l’étude, faisant d’Ano Polis le premier cas de participation du public à
la planification.

LE CONTEXTE LÉGISLATIF ET LES LIMITES À


L’INTERVENTION
8 Le cadre officiel de conservation en vigueur dans les années soixante-dix péchait par
inadéquation. À part les monuments qui tombaient dans le champ de la loi 5353/1932
« Sur les antiquités », tous les autres cas étaient couverts par la loi 1469/1950 « Sur la
conservation des bâtiments et objets d’art datant d’après 1830 et présentant un intérêt
particulier ». Cette loi concernait le classement des bâtiments individuels et c’était le seul
dispositif de protection du patrimoine architectural et historique. À l’époque il n’existait
pas de législation étendant sa protection à l’ensemble d’un village ou d’une bourgade 2. Les
bâtiments devaient appartenir à la catégorie « exceptionnel », c’est-à-dire être un
ouvrage individuel de mérite architectural ou historique, pour être classés et en faire
quelquefois profiter les bâtiments voisins. Ainsi était-il difficile pour des groupes de
bâtiments qui n’en comptaient aucun qui se distinguât d’être classés dans cette catégorie.
En pratique, la conservation concernait en premier lieu, sinon exclusivement, deux types
majeurs de patrimoine architectural du XIXe siècle : l’architecture traditionnelle (îles et
autres) et l’architecture néo-classique de caractère remarquable.
9 L’équipe d’architectes chargée d’établir des propositions pour l’avenir d’Ano Polis 3 devait
lister les bâtiments à classer, exercice extrêmement impopulaire qui les mit d’emblée en
porte-à-faux vis-à-vis des propriétaires fonciers. En effet, aucune aide n’était offerte pour
alléger la charge financière de la rénovation des maisons ; or un bâtiment classé avait le
statut de monument, ce qui impliquait des travaux de restauration très précis et de
grande qualité, donc onéreux. Pratiquement, être propriétaire d’un bâtiment classé
revenait à vivre dans une maison vétuste jusqu’à ce qu’elle finisse par s’écrouler. C’était
également, point crucial, se voir privé du droit – dont jouissaient ses voisins de porte – de
réaliser une opération financière intéressante. On s’attendait donc à une liste très courte.
10 Outre la question de la conservation, les propositions examinaient également le problème
des terrains qui n’abritaient pas de bâtiment remarquable. En vertu du Code de
construction de 19734, dans Ano Polis les propriétaires pouvaient bâtir 3 à 5 fois la surface
de leur terrain selon la largeur de la rue (soit 300 à 500 m2 sur un terrain de 100 m 2). Il
semblait juste que le nouveau cadre législatif ne les privât pas outre mesure. D’après les
directives, l’équipe chargée de l’étude devait préparer un nouveau plan et des règlements
spéciaux qui permettraient aux propriétaires de faire usage de leurs droits de propriété
« dès que possible » tout en créant en même temps les conditions de mise en valeur du
caractère traditionnel du quartier (ministère des Travaux Publics, 1979 : 23).
154

LA NOUVELLE LÉGISLATION AD HOC


11 En 1979 le décret sur Ano Polis tant attendu était voté5, établissant des règlements pour
l’expansion future du quartier. Le décret suivait précisément les recommandations de
l’équipe d’architectes qui avaient reçu l’aval des propriétaires fonciers. Le quartier fut
déclaré résidentiel et très peu d’usages commerciaux furent autorisés à s’y installer. Ano
Polis devenait ainsi le premier quartier de la ville où les usages résidentiels étaient
protégés.
12 Le tissu urbain avait déjà été affecté par une application partielle du plan d’aménagement
de 1931 qui était en fait un descendant du plan d’origine tracé par Hébrard, dont l’aspect
premier avait toutefois été modifié par divers changements et amendements. Par le biais
d’un nouveau plan (approuvé en 1980)6, on veillait à ce que l’aménagement colle de plus
près au modèle de propriété existant pour ne pas créer d’obstacle à la future
reconstruction. Les conditions étaient pourtant différentes : d’un seul coup, les
coefficients d’occupation du sol étaient réduits de moitié. Pour toutes les parcelles on
était autorisé à construire 1.5 à 2.4 fois la surface du terrain (soit 150 à 240 m2 de surface
bâtie sur un terrain de 100 m2), sous réserve qu’ils n’abritent pas de bâtiment classé. Les
coefficients d’occupation du sol les plus bas étaient pratiqués dans la partie haute, près
des remparts byzantins.
13 Pour ce qui est de l’aménagement de la voirie, il fallut procéder à quelques interventions
au cours de la reconstruction. Bien que l’étude entendît « Ne pas perturber
l’environnement naturel et bâti », les mesures concernant le réseau circulatoire suivirent
la sagesse de l’époque : une artère serait percée au cœur du quartier pour « le relier aux
parties est et ouest de la ville » et les tracés en boucle seraient élargis (quitte à éliminer si
besoin des bâtiments existants) pour faciliter le mouvement des véhicules (ministère des
Travaux Publics, 1979 : 25-26). En règle générale, certaines irrégularités devaient être
aplanies, les routes devaient ressembler à des rues de ville normales, moins tortueuses et
moins étroites. Divers vestiges du passé vernaculaire : culs-de-sac, marches ou palissades
en saillie sur la rue devaient disparaître dans le processus de la reconstruction. L’étude se
penchait sur le problème du stationnement des voitures et désignait des aires d’usage
d’utilité publique où construire deux parkings souterrains. Un bâtiment de plusieurs
étages à usage de parking était également prévu à l’une des entrées du quartier en
bordure d’un axe routier majeur entre Ano Polis et le reste de la ville.
14 Les monuments et rues de caractère exceptionnel devaient être reliés par un réseau de
voies piétonnes. Des monuments, restaurés correctement et implantés dans des espaces
ouverts et aménagés, devaient valoriser le voisinage environnant. Des zones vertes
devaient enceindre les remparts byzantins isolant pour mieux le valoriser un élément
remarquable de son glorieux passé. Certaines de ces dispositions pouvaient à n’en pas
douter être attribuées à Hébrard : le concept consistant à placer des monuments dans la
perspective de belles échappées de vue avait déjà été adopté pour la reconstruction de
Thessalonique. Des mesures tentaient aussi de répondre aux exigences actuelles de
circulation, sécurité, prévention d’incendie, etc.
15 S’agissant de la question du patrimoine architectural, sur les quelque 4 000 vieux
bâtiments répertoriés dans le quartier en 1980, le ministère de la Culture en retenait 47
aux fins de conservation. Il était estimé que l’ensemble des logements manquaient
cruellement du confort le plus élémentaire : 58,6 % du nombre total étaient très délabrés,
155

certains tombant même en ruine et 11,2 % seulement étaient viables (soit 30,2 % dans un
état intermédiaire)7. Aucun moyen terme n’était envisagé entre la réhabilitation intégrale
de quelques bâtiments et la reconstruction du reste. De même, aucune recommandation
quant à la façon de respecter les bâtiments classés n’était faite pour les nouveaux
bâtiments contigus ou voisins de ces derniers. Il fut entendu que les dispositions sur la
reconstruction s’en occuperaient.
16 Ayant dit qu’il avait été décidé de conserver 47 des 4 000 vieux bâtiments, il est peut-être
inutile d’entrer dans les détails. Ajoutons juste un mot sur le type de bâtiments qu’il avait
été convenu de conserver. Tous (ou presque) dataient du XIXe siècle et appartenaient au
type vernaculaire. Les maisons des réfugiés, qui représentaient le gros du bâti du
quartier, plus de 75 % de l’ensemble (Anastasiadis 1989 : 32), étaient pratiquement
ignorées. La signification historique de l’implantation des réfugiés, qui avait scellé
l’histoire économique et urbaine de par son échelle et les ressources qu’elle a mobilisées 8,
est indéniable. On estime de plus aujourd’hui que ces maisons constituaient des
typologies urbaines bariolées qui méritaient d’être protégées : barrières pleines ou à
claire-voie, toits de tuiles visibles ou dissimulés derrière un parapet, marches en saillie
sur la rue ou non, jardin devant ou derrière, etc. Leur exclusion fut la faillite à voir au-
delà de la catégorie « bâtiment remarquable » et à suggérer des méthodes de rénovation
plus simples que la restauration totale. Cette sélection faisait également fi de la plupart
des bâtiments éclectiques, en particulier ceux qui dataient de l’entre-deux-guerres, ainsi
que des rares maisons unifamiliales modernes qui, contrairement aux immeubles,
vivaient en bon voisinage avec les plus anciennes. En général, la majorité des maisons non
vernaculaires étaient de trop ; un mélange, jusqu’ici riche d’idiomes architecturaux,
devait être aseptisé de ses éléments non conformes.
156

Figure 1 :
En haut : Disposition de maisons anciennes dans un îlot urbain de Ano Polis
En bas : Disposition de ce même îlot dans les propositions pour le développement futur de Ano
Polis en 1979 qui constituèrent le cadre législatif de son développement
Les parties grisées représentent les jardins de derrière
157

Figure 2 :
En haut : Vue des rues d’un ancien îlot urbain
En bas : Vue des rues d’un îlot urbain conformément aux propositions pour le développement futur
de Ano Polis en 1979 (même échelle que l’ancien)

Source : Ministère des Travaux Publics, 1997

So
Source: ministère des Travaux Publics, 1997

17 Au moment de sa promulgation, la législation semblait surtout novatrice de par les


dispositions qui imposaient aux nouvelles constructions une perspective relativement
uniforme et aboutissaient à un style architectural « dominant ». Des exemples et des
plans détaillés (des vues, etc.) étaient fournis pour aider architectes et ingénieurs dans
leur tâche. Fait sans précédent à l’époque et quasiment jamais réitéré à ce jour. Parant les
nouvelles constructions d’un visage familier, la forme néo-traditionnelle des bâtiments
« protégerait l’identité historique du quartier ». La transformation d’Ano Polis se ferait
par l’application des règles mentionnées, et serait gérée par un bureau spécial dans la
section locale du ministère des Travaux Publics. Pour que la population ne fuît pas le
quartier, les propriétaires, actuels ou futurs, d’Ano Polis bénéficieraient de prêts à la
rénovation ou à la reconstruction à taux d’intérêt préférentiels.

APPLICATION ET RÉSULTATS
18 Après 1979 et pendant les 25 ans qui suivirent, l’application de la législation de
planification à Ano Polis s’est faite en deux temps, influencés tantôt par l’intervention du
secteur public, tantôt par celle du privé. Tout d’abord, les décisions du programme
touchant les améliorations majeures, comme l’aménagement des espaces publics, la
conservation des monuments et la restauration des bâtiments classés progressaient très
peu. La Municipalité ne s’engageait pas sur la réalisation d’objectifs concernant la
158

communauté locale dans son ensemble, à l’exception de travaux rudimentaires comme


l’asphaltage des routes, pratique que les vieux bâtiments laissaient habituellement
indifférente. Le résultat global était ainsi limité à la mise en place d’un cadre à l’intérieur
duquel le secteur privé pouvait opérer (Hastaoglou, Kalogirou, 1992 : 52).
19 Dans l’intervalle de la première décennie, la reconstruction s’est opérée sur une échelle
relativement petite, pour satisfaire les besoins des familles, avec l’aide de prêts de l’État
qui furent principalement utilisés pour construire des bâtiments nouveaux. Le risque
majeur pour le caractère du quartier provenait de l’imposition de coefficients
d’occupation du sol élevés (même après la réduction dont ils avaient fait l’objet), qui
perturbaient l’équilibre entre les espaces bâtis et les espaces nus. Au lieu de maisons
agencées de façon informelle à l’intérieur des îlots urbains, des maisons hautes de type
mitoyen s’alignaient en bordure des rues. La perspective des nouveaux bâtiments était
plus proche de l’image banale que du modèle local : façades en pierre lourdes, utilisation
abusive des fenêtres cintrées, recours fréquent à des éléments de construction en
matériaux modernes déguisés pour imiter le traditionnel (corbeau en ciment supposé
soutenu par des encorbellements en bois, etc.). Malgré tout, la plupart des premiers
bâtiments issus des arrêtés parvenaient à l’objectif fixé : donner aux foyers la chance de
construire une maison unifamiliale. La majorité des bâtiments accueillaient une famille
ou deux, parents et enfants ou deux familles d’une même fratrie9. Le caractère des
bâtiments et le style de vie étaient à peine altérés ; le jardin devant, quelle qu’en soit la
taille, était entretenu par ses occupants et constituait pour la famille un espace ouvert
apprécié. Les résidents d’Ano Polis récemment installés vivaient sous le charme de cette
approche nouvelle de la vie citadine.
159

Figure 3 : L’original et l’imitation


En haut : Maisons traditionnelles restaurées
En bas : Immeubles collectifs destinés à la vente construits il y a environ dix ans

20 Le changement d’échelle survenait dans les années quatre-vingt-dix. Le gouvernement


conservateur au pouvoir pendant une brève période remplaçait les prêts d’Ano Polis. Il
est généralement admis, bien que non vérifié par des recherches, que ce fut une mesure
déterminante pour la phase suivante10. À partir de 1990 et de plus en plus souvent, la
population d’Ano Polis choisissait de vendre son terrain ou d’inviter un entrepreneur à
construire un immeuble pour en partager le produit (habituellement sur la base de 50 %
chacun). Pressés par la rareté des terrains disponibles dans le centre, les entrepreneurs se
rabattaient sur Ano Polis. Le remembrement des petits terrains et l’interprétation
« ingénieuse » des arrêtés permettaient l’érection d’immeubles beaucoup plus grands,
lieux communs de la construction urbaine grecque d’après-guerre. Les entrepreneurs
restreignaient l’espace par famille à une moyenne pour avoir davantage d’appartements à
vendre, ce qui se traduisait par des densités de population et de véhicules croissantes.
Ajoutons à cela que le parc automobile grec a doublé dans les quinze dernières années
pour approcher aujourd’hui la moyenne de l’Union Européenne. Le jardin privé d’hier se
transforme en garage quand la morphologie du terrain le permet.
21 Un petit détail, qui a pourtant son importance, sur l’avancement de l’application est le
soutien administratif. Les quelques architectes qui constituent le Bureau spécial d’Ano
Polis ont eu à assumer un rôle à multiples facettes : s’assurer que la surface bâtie ne
dépassait pas la limite permise, en visitant les chantiers à divers stades de la construction,
instruire les résidents et les ingénieurs (membres de professions techniques autres
qu’architectes) des directives édictées par les administrations, aider les propriétaires
dans leurs démarches légales pour obtenir des prêts. Ils s’investissaient avec
enthousiasme pendant la première période et réussissaient à bien réprimer l’utilisation
abusive des règles. Dans les années quatre-vingt-dix, noyé sous le volume de travail, le
Bureau dont un certain nombre de membres avaient été déplacés, finissait par perdre le
contrôle de la situation. Ce fut le point de départ de l’inobservance des règlements et
160

excéder le maximum permis de la surface bâtie. L’installation de cafés et de restaurants


constituait un autre type d’abus. La Municipalité acceptait le cœur léger ces diverses
entorses à la protection des usages résidentiels. Ano Polis, victime de son caractère
encore suffisamment pittoresque comparé au reste du centre ville, devient un pôle
d’attraction nocturne des Thessaloniciens. Les rares tavernes locales des années soixante-
dix se multipliaient ; on en compte de 30 à 35 aujourd’hui concentrées dans des îlots
résidentiels, au grand dam des habitants.
22 Pendant la seconde décennie, le style architectural suivait deux voies principales. La
première, qui avait la préférence des occupants et se trouvait servie par le relâchement
coïncident des lignes directrices, est plus individualisée, explorant parfois des formes
nouvelles et authentiques. C’est la voie généralement empruntée par les maisons
individuelles issues des anciennes parcelles qui sont davantage enclines à développer un
idiome personnel respectueux de l’esprit du lieu. La seconde voie, répondant à la pression
des entrepreneurs, procède du simulacre de vernaculaire, travestissant même des
immeubles à grande hauteur qui frisent le ridicule.
23 Qu’est-il advenu des bâtiments classés ? Il était prévu à l’origine que des organismes
d’utilité publique achètent, restaurent et fassent usage de ces bâtiments classés. Ce plan
s’avérait complètement irréalisable et les bâtiments étaient abandonnés à leur triste sort :
certains, tombant en ruine, s’effondraient, d’autres brûlaient, d’autres enfin délabrés
résistent encore. Très peu de particuliers se portaient acquéreurs de ces bâtiments et
s’engageaient à les restaurer pour y vivre. La Ville en achetait deux et l’Organisme
Thessalonique capitale culturelle 1997 dix qu’il réparait péniblement en même temps que les
deux de la Mairie. Les maisons, réhabilitées avec beaucoup de goût, abritent des usages
qui servent la société locale et pas seulement : bibliothèque, salles pour l’Association des
habitants d’Ano Polis et divers organismes culturels d’autres quartiers, etc. Quelques
bâtiments classés restés entre les mains de propriétaires privés recevaient l’aide de
Thessalonique capitale culturelle 1997 qui en faisait renforcer les éléments porteurs.
24 Un phénomène de conservation involontaire résultait de l’installation de familles
réfugiées dans la zone verte créée pour valoriser les murs byzantins. À proximité ou
appuyées contre le mur, on ne trouve pas moins de 300 maisons improvisées. Érigées en
1923 comme abris temporaires dans l’espoir d’une maison en dur quelque part le moment
venu, elles n’ont pas changé depuis. Comme toute reconstruction ou même réparation
leur sont strictement interdites, ces habitations ont survécu dans leur groupement
original, sans pâtir des nouveaux bâtiments. Beaucoup sont en dessous des normes, sans
que leurs occupants ne les désertent pour autant, malgré les offres d’expropriation
généreuses de la Ville. La mise en œuvre du plan de 1980 qui prévoit la valorisation des
murs (plantation de gazon, élargissement des rues, aires de stationnement pour les
voitures et peut-être autres lieux de divertissement nocturne) en provoquerait la
démolition massive. Les habitants du quartier et divers collectifs de citoyens ont jusqu’à
présent réussi à s’opposer à cette évolution.
25 Ajoutons juste un dernier mot sur la population d’Ano Polis (qui pourrait compter 20000
âmes). Au début des années soixante-dix, les couches sociales qui vivaient dans ce
quartier appartenaient à la petite bourgeoisie (employés, boutiquiers, dirigeants de
petites entreprises, retraités) et à la classe ouvrière (Dragos 1997 : 60). Aujourd’hui le prix
du mètre carré dans un immeuble neuf n’est financièrement plus à la portée de ces
groupes sociaux. Les nouveaux venus sont des foyers appartenant aux classes moyennes
(ingénieurs, employés, avocats)11, ayant les moyens de se payer un appartement ou une
161

maison individuelle sur un petit terrain. On y trouve également quelques intellectuels et


quelques personnes qui ont choisi ce quartier par goût des atmosphères culturelles.
Quant aux anciens résidents, certains sont restés et vivent soit dans leur vieille maison,
soit dans des immeubles récents.

CONCLUSION
26 En dépit d’un effort d’approche ouverte dans la reconstruction d’Ano Polis, la pratique
vieille d’un demi-siècle de rénovation urbaine a pesé lourd sur les décisions. L’essence de
l’urbanisme en Grèce a été pertinemment décrite comme la création
« d’un système presque clos de transactions économiques en nature entre
propriétaires et promoteurs, ne permettant pas l’émergence ou l’élaboration
d’autres méthodes financières dans le processus de développement foncier »
(Tsoulouvis 1996 : 720).
27 Ce cadre ne laisse guère de place à la gestion des droits individuels dans une cause
commune, pour sustenter des milieux urbains sociables et cultivés.
28 De plus, les experts ont été ambigus dans leur évaluation de l’héritage architectural d’Ano
Polis. Le programme et la conservation étaient deux issues par définition antithétiques,
vues les conditions d’habitat examinées et jugées gravement défectueuses. Il est aussi
ouvertement admis aujourd’hui qu’une part de partialité contre l’espèce architecture
mineure jouait malgré tout un rôle important12. Par idéologie, les propositions de
planification (devenues ultérieurement décisions) ne neutralisaient pas les valeurs de
base de la planification grecque, pas plus qu’elles ne frustraient sérieusement les
aspirations des propriétaires locaux. Des droits de construire satisfaisants facilitaient la
reconstruction des maisons les plus décrépies. Dans ces conditions, les vieux bâtiments
sains se retrouvaient en fin de compte au nombre des effets collatéraux d’un processus
qui ne concernait pas que les maisons en ruine.
29 Le plan adopté était empreint d’une bonne dose de louables pensées qui ne surent
anticiper le rôle des forces du marché dans sa mise en œuvre. « Pour la survie du
quartier », des droits d’exploitation convenables devaient aider les occupants et
propriétaires locaux à s’installer ; ces droits pourtant n’étaient pas attachés aux
propriétaires, mais aux terrains eux-mêmes qui furent vendus par la suite et utilisés par
les nouveaux venus dont les besoins et motivations différaient. Bien que les architectes
aient eu en tête le modèle des voisinages traditionnels, aujourd’hui les promoteurs
spéculateurs amènent beaucoup trop souvent des formes de développement dense et peu
propice au bon voisinage. À la fin des années soixante-dix, on envisageait que les densités
brutes futures atteindraient environ 330 personnes à l’hectare. À la fin des années quatre-
vingt-dix, compte tenu des règlements existants, elles étaient de 450 à l’hectare
(Lagopoulos et al 1997 : 67).
30 Ainsi, en dépit de prétentions architecturales qui tentent de fabriquer à nouveau un cadre
urbain « traditionnel », le désintérêt à l’égard des particularités urbaines précédentes est
profondément dommageable. Comme le volume des constructions, les masses, les
hauteurs, la place et la taille des jardins, la relation à la rue et tant d’autres
caractéristiques moins typiques changent radicalement, l’impact dépasse la question de
l’esthétique, sapant la culture urbaine directement liée aux spécificités de l’espace
urbain : entre voisins si proches (sans pour autant se connaître), chacun peut observer la
chasse à la place de stationnement qui s’engage quotidiennement, au détriment de la
162

sociabilité la plus élémentaire. Le penchant habituel pour la verdure et l’intérêt pour les
espaces ouverts, publics ou privés, s’infléchissent.
31 Certes, les faiblesses de l’application ne doivent pas être attribuées en bloc au
programme. Le processus de reconstruction des villes grecques dans la seconde moitié du
XXe siècle a privé le public et les professionnels du bâtiment les moins cultivés de la
nécessaire compréhension des milieux sensibles. Cela dit, la pratique qui s’est établie
s’agissant d’Ano Polis ne les a pas davantage formés. En fin de compte, par un effort
combiné de facteurs plus ou moins spécifiques, Ano Polis a donné une fausse idée de
l’action de la planification sur les sites historiques. Pour l’esprit commun, il s’agit de faire
valoir une sorte de style que les professionnels autres que les architectes considèrent
comme une particularité avec laquelle il leur faut composer pour vivre. Toujours est-il
pourtant que ce cadre unique a au moins permis l’entrée en scène des architectes : 70 %
des nouveaux bâtiments ont été dessinés par des architectes, pourcentage beaucoup plus
élevé que pour le reste de Thessalonique. Le style architectural inventé a autant été porté
aux nues par certains critiques que totalement rejeté par d’autres. Soyons juste et
reconnaissons que les arrêtés ont réussi à discipliner quelque peu les multiples visages de
la ville en évitant le pire (Hastaoglou, Kalogirou 1992 : 54). En Grèce, défendre
l’architecture urbaine, c’est-à-dire s’occuper d’unités individuelles comme parties
constitutives d’un tout plus large, pour soutenir le caractère local d’un lieu, n’entre pas
dans les objectifs de la planification. De ce point de vue, Ano Polis, comparé à la masse
informe des immeubles du centre ville voisin, est un lieu à part.
32 Des éléments sujets au changement, le tissu urbain s’est révélé le plus durable. Ano Polis
doit son charme en partie au système de rues et ruelles, en particulier lorsque
s’enchevêtrent maisons nouvelles et anciennes, ou que les nouvelles ne sont pas trop
massives. Certes, les coins les plus fascinants restent ceux qui, plus ou moins intacts,
offrent un dédale de maisons et de ruelles impropre à la reconstruction selon un
alignement conventionnel. De même que les zones adjacentes aux murs, où les maisons de
réfugiés tiennent encore debout, dans l’attente d’une décision sur leur sort. Ce sont ces
lieux qui ont réussi à faire de l’enjeu de la conservation une chose publique, en recrutant
des défenseurs de ses valeurs culturelles et environnementales.
33 Il y a cinq ans le souci exprimé par l’Association des Habitants, des activistes de la
conservation, des membres de la communauté universitaire et autres, a conduit à un
amendement de la législation sur la construction à Ano Polis : les coefficients
d’occupation du sol ont été réduits, des voies importantes ont été rétrécies et le trafic a
été dévié. Subséquemment, une nouvelle liste de 340 autres bâtiments classés s’est
ajoutée à la première (grâce à un ministre de Macédoine-Thrace sympathique et un
officier ministériel très engagé dans la question du patrimoine culturel). De plus, la
hauteur des bâtiments autorisée dans les îlots urbains entourant des monuments
byzantins a été réduite à 2 étages seulement ou 6 mètres. Ces îlots sont au nombre de 90
sur un total de 180, on peut donc espérer que d’autres bâtiments de valeur soient sauvés.
Beaucoup reste sans nul doute à faire, mais au moins l’attitude passée face à l’architecture
mineure a été bien ébranlée et certaines incitations à la démolition ont pu être dans
quelques cas neutralisées. Le respect se substituant au mépris peut être le prélude à des
politiques de conservation plus amicales
163

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
ANASTASIADIS A. (1989), Thessaloniki. Ano Polis, coll. « Greek Traditional Architecture »,
Thessaloniki, Melissa.

DRAGOS G. (1997), « Ano Polis. Paramètres de planification et interventions après le séisme », in


Ano Polis, la Ville Haute de Thessalonique (1978-1997). La réhabilitation d’un quartier négligé,
Thessalonique Capitale Culturelle de l’Europe 1997 (en grec).

HASTAOGLOU V., KALOGIROU N. (1992), « Ano Polis à Thessalonique. Les intentions et les effets d’une
opération de planification urbaine », in DOUMANIS O., Design and Art in Greece, Athènes, n° 23, (en
grec avec résumé en anglais).

LAGOPOULOS A.-Ph., STATHACOPOULOS P., DIMITRIADIS E. (1997), « Ano Polis. Enregistrement,


désignation et contrôles des usages du sol », in Ano Polis, la Ville Haute de Thessalonique (1978-1997),
etc. op. cit. (en grec).

MAVROMATIS M. (1997), « Ano Polis 1978-1997 », in Ano Polis, la Ville Haute de Thessalonique
(1978-1997), etc. op. cit. (en grec).

Ministère des Travaux Publics (1979), Ano Polis, Thessalonique. Détails de la morphologie et du bâti.
Recommandations pour les nouvelles constructions, études spéciales. Groupe de travail chargé de Ano
Polis, Thessaloniki, sous la direction du professeur N. Moutsopoulos, Thessaloniki (en grec).

MOUTSOPOULOS N. (1997), « Ano Polis : pages extraites du passé », in Ano Polis, la Ville Haute de
Thessalonique (1978-1997), etc. op. cit. (en grec).

TSOULOUVIS E. (1996), « Urban Planning, Social Policy and New Forms of Urban Inequality and
Social Exclusion in Greek Cities », International Journal of Urban and Regional Research, Vol. 20, n° 4.

NOTES
1. La campagne d’Asie Mineure s’est achevée en 1922 par la défaite des Grecs. Conformément au
Traité de Lausanne signé en 1923, la Grèce et la Turquie devaient échanger leurs populations qui
vivaient chacune dans le pays de l’autre.
2. La première loi qui eut pour objet le classement de villages traditionnels et leur
développement fut votée à la fin de 1978. Ce classement concernait 420 villages de 41 préfectures
dont le développement devait se faire dans le respect de leur valeur historique et architecturale
(décret du 19.10.1978, Gazette du Gouvernement n° 594, 4 e partie). Cette loi ne couvrait pas les sites
qui n’étaient expressément mentionnés.
3. Pendant quatre mois jusqu’à fin mars 1979,8 architectes appartenant à l’École d’Architecture
de Thessalonique travaillèrent sous la direction de N. Moutsopoulos, Professeur de morphologie
architecturale. À différents stades de l’étude, l’équipe coopéra avec les architectes et autres
164

techniciens du Bureau de l’Habitat du ministère des Travaux Publics basé à Thessalonique,


l’Éphore des Monuments byzantins, et avec la Chambre Technique de Grèce. Un architecte et un
ingénieur civil ont également été impliqués pour le compte de l’Association des propriétaires
fonciers.
4. Décret législatif du 9 juin 1973, Gazette du Gouvernement n° 124, 1re partie, « Du Code général de
construction ».
5. Décret « Sur les conditions de construction, etc. à Ano Polis », publié dans la Gazette du
Gouvernement 313 4e partie, 31.5.1979.
6. Décret publié dans la Gazette du Gouvernement 611 4 e partie, 6.11.1980.
7. D’après un rapport publié par le ministère des Travaux Publics avant que les travaux sur le
nouveau plan ne commencent, Ano Polis comptait 4238 maisons, dont 205 à 4 étages ou plus (rez-
de-chaussée compris), ces dernières étant des immeubles plutôt récents. Sur l’ensemble, 376
avaient une armature en béton armé (Dragos 1997: 60).
8. En 1923, 1,2 million de personnes arrivaient en Grèce qui comptait 5,5 millions d’habitants à
l’époque. À Athènes et Thessalonique en particulier, cela représentait 50 % de la population.
9. Sur 335 bâtiments nouveaux construits dans la première décennie, 156 ont été érigés sur des
terrains de superficie inférieure à 70 m2, 134 l’ont été sur des terrains de superficie comprise
entre 70 et 100 m2 et 45 seulement sur des terrains supérieurs à 200 m2 (Mavromatis 1997 : 83).
10. Cet avis est partagé par les membres de l’Association des habitants d’Ano Polis avec lesquels
j’avais discuté de cette conséquence.
11. Information communiquée par des membres de l’Association des Habitants d’Ano Polis.
12. Presque 20 ans après l’étude menée à Ano Polis, le professeur Moutsopoulos continue de
répéter qu’Ano Polis ne présentait pas suffisamment d’intérêt pour être préservée, suggérant
clairement que toutes les maisons de réfugiés érigées le long des murs byzantins soient rasées
(Moutsopoulos 1997 :11,13).

RÉSUMÉS
Ano Polis (Ville Haute), quartier résidentiel dans l’enceinte des remparts de Thessalonique,
compte parmi les lieux les plus intéressants de la ville. Un tissu urbain organique persistant
autour de monuments paléochrétiens, byzantins et ottomans a permis le développement d’une
typologie riche de maisons vernaculaires, éclectiques et modernes. Dans la fin des années 1970,
alors que la Ville Basse et le reste du centre historique entraient dans une phase de
reconstruction intense, un règlement spécial était édicté pour Ano Polis qui établissait la future
évolution du quartier. Pour respecter le caractère du lieu, la fonction résidentielle était
préservée, seuls quelques locaux commerciaux étaient prévus. Pourtant le tissu urbain allait se
modifier considérablement. Les parcelles ne portant pas d’édifices classés étaient reloties. Le
nouveau style architectural qui était imposé s’inspirait très profondément de la tradition
vernaculaire. La Ville Haute se transformait dès lors selon quelques dispositions simples,
implémentées par des procédures bureaucratiques. L’exposé présente la réglementation adoptée,
s’interroge sur sa philosophie et sur ses dispositions détaillées et commente sa réalisation qui a
abouti à la formation du paysage urbain contemporain de la Ville Haute.
165

AUTEUR
KIKI KAFKOULA
Architecte, professeur à l’École d’Architecture de Thessalonique
166

Le patrimoine urbain entre sauvegarde


et pastiche : le cas de la ville de Troyes
Tun-Chun Hsu

INTRODUCTION
1 Les mesures de protection du patrimoine urbain n’ont-elles pas eu parfois pour effet
d’entraver sa sauvegarde ? Et la volonté de promouvoir le patrimoine urbain n’a-t-il pas,
paradoxalement, abouti à la fabrication d’un centre ville artificiellement historicisé ?
L’étude du cas de la ville de Troyes révèle les difficultés rencontrées pour la sauvegarde et
la réhabilitation du patrimoine urbain au cours de la période récente. Ce cas est assez
emblématique des situations auxquelles sont confrontées, de manière plus ou moins
aiguë, les autres centres anciens de beaucoup de villes françaises.

LE CARACTÈRE PATRIMONIAL URBAIN DE TROYES


2 La forme du centre ville de Troyes, définie autrefois par les remparts du XIIIe siècle,
ressemble à celle d’un « bouchon de Champagne ». Les Troyens et même les documents
administratifs, par exemple le Rapport de présentation du Plan de Sauvegarde et de Mise en
Valeur de Troyes (dorénavant noté Rapport PSMV de Troyes), au lieu d’employer « le
centre ville », utilisent familièrement « le Bouchon de Champagne » ou « le Bouchon ».
« La Tête » désigne la partie nord de celui-ci. « Le Corps » désigne la partie sud du centre
ville.

Un ensemble urbain fait de maisons à pan de bois

3 On peut constater dans la ville de Troyes la présence dominante de maisons à colombages.


Celles-ci représentent environ 90 % des immeubles du Bouchon.
167

4 C’est grâce à l’incendie catastrophique, du 24 au 26 mai 1524, qui a détruit une très
grande partie de la ville, que Troyes a pu se doter d’un ensemble urbain homogène de
maisons à pan de bois du XVIe siècle. D’après les charpentiers, la charpente de bois atteint
une sorte de perfection aux XVe et XVIe siècles avec des assemblages de pans de bois d’une
grande complexité ainsi que des sculptures et des moulures d’une excellente finesse et
d’une grande fantaisie. Ce sont des maisons de ce stade de perfection que la ville de
Troyes possède.
5 L’ensemble des architectures civiles domestiques fait le caractère unique du centre ville
de Troyes, non seulement par la quantité de maisons à pan de bois, mais aussi par la
qualité de leurs sculptures. Troyes reste, outre son art du vitrail non moins célèbre, l’une
des principales villes françaises possédant un ensemble médiéval complet de bâtiments
en bois.
6 Le tissu urbain troyen reste d’esprit médiéval : le système de la rue et de l’îlot est en
lanières ; les parcellaires sont très étroits et tout en longueur ; son rythme est assez serré
et étroit. Cela conditionne des séries de maisons à pignon sur rue. Un îlot est composé de
petites maisons imbriquées les unes dans les autres avec une complexité qui ne fait que
croître au fil du temps. La taille d’une parcelle est largement déterminée par la dimension
de la maison qui est elle-même déterminée par la longueur des poutres courantes. La
morphologie de l’îlot ainsi que, plus largement, celle de l’ensemble urbain est
conditionnée par la structure architecturale des maisons à pan de bois.
7 Le pignon surmontant la maison est souligné par les fermes d’avant-corps. Le grand
pignon auvent abrite la façade des intempéries. Les toitures donnent une allure assez
élancée aux façades. Cependant, au XIXe siècle, beaucoup de maisons troyennes ont subi
des transformations radicales au niveau de leur toiture. La ferme d’avant-corps a été
remplacée par le toit en croupe alors à la mode. Une autre raison de ces transformations a
été l’aménagement des greniers en logements locatifs pour les ouvriers de l’industrie de
la bonneterie alors en plein développement.
8 Le glorieux passé des Foires de Champagne a fait de Troyes la cinquième grande ville de la
France à l’époque de François Ier. Il a légué à Troyes le quartier Saint-Jean où avaient lieu
les marchés. Ce quartier abritant les négociants et les notables est dense de belles
demeures en pans de bois. La présence de nombreuses places est un « vestige » des
Foires : ce sont d’anciens espaces prévus pour les marchés et les étaux.
9 On trouve encore dans les noms de rues troyennes actuelles de multiples témoignages de
ce passé prospère : la rue des Greniers est celle où se trouvaient les maisons dotées de
greniers particulièrement grands servant d’entrepôts ; la place du Marché-au-Pain et la
rue du Marché-au-Noix.
10 La plupart des rues ont été rebaptisées : les rues de la Draperie, de la Ganterie, de la
Savaterie, des Chaudronniers et de la Chausseterie sont les sections qui font l’actuelle rue
Molé ; la rue du Poids-le-Roi ou rue du Poids-du-Roi, où se trouvait la balance étalon
servant de contrôle pendant les Foires, a été rebaptisée successivement rue au Lard et rue
du Marché-au-Lin avant de devenir l’actuelle rue Mignard.
11 Conséquence de l’Édit de Sully de 1607 – il avait pour objectif de parer le risque d’incendie
–, les façades des maisons à pan de bois du XVIIe et du XVIIIe siècles sont couvertes dès leur
construction par du plâtre ou des enduits à la chaux. Avec leurs moulures de bas-relief de
plâtre, ces façades donnent souvent l’illusion de façades de pierre.
168

12 La plupart des maisons construites après le grand incendie de 1524 se sont séparées de
leurs voisines par un mur mitoyen de pierre. On en trouve encore des exemples rue du
Général-Saussier et rue Émile-Zola. Ce mur mitoyen a pour objectif de limiter la
propagation des flammes.
13 Le mur mitoyen en pierre séparant deux maisons à colombages et le crépi de façade sont
des moyens destinés à prévenir la propagation de l’incendie à Troyes. C’est une
particularité architecturale et urbaine spécifique d’un ensemble urbain qui s’est
longtemps développé sous l’influence de ces constructions très facilement inflammables.
14 En définitive, la présence dominante de maisons à pan de bois, non seulement, constitue
le paysage urbain de Troyes, mais également, cristallise un savoir-faire et une culture
transmise à travers les siècles.

LES ANNÉES NOIRES DE DESTRUCTION


15 Entre 1945 et 1990, la politique de rénovation urbaine a entraîné de nombreuses
démolitions des îlots anciens de la ville de Troyes, considérés comme insalubres. Détruire
les taudis a été une politique française inscrite dans le IIIe Plan (1958-1961) et incarnée
par la loi du 7 août 1957. L’objectif du gouvernement est de détruire, en dix ans, les
450 000 taudis recensés en 1954 (Ebel, 1997). Les projets pour ces quartiers vétustes sont
des opérations de table rase : on détruit tout pour reconstruire du neuf. À l’époque, la
remise en état des logements anciens n’est défendue par personne.

La destruction de « maisons jumelles »

16 Parmi les destructions de quartiers entiers de maisons à pan de bois, nous avons retenu le
cas de la destruction de « maisons jumelles » en 1985. Il s’agit de deux maisons siamoises,
appelées « les jumelles », situées dans le quartier de la cathédrale. Ces deux maisons, qui
datent du début du XVIe siècle, sont estimées comme les deuxièmes plus anciennes
constructions à pan de bois de Troyes. Elles ne sont que deux maisons d’un quartier
populaire, et ne portent ni blason, ni niche de saint. Néanmoins, elles présentent un
intérêt historique important. « C’est le type de maison qui devait exister dans le quartier
Saint-Jean avant le gigantesque incendie de 1524 » explique Alfred Morin (Reportages, 12
juin 1994), historien troyen, qui a fait des recherches particulières retraçant l’histoire de
chaque maison dans le Bouchon de Champagne. Pourtant, ni la caution donnée par
l’historien, ni le périmètre de protection institué autour de la cathédrale, classée
monument historique depuis 1862, n’a empêché « les jumelles » d’être démolies en 1985.
169

Figure 1 : Plan du quartier Saint-Jean


B : la maison du noulanger
U : l’hôtel des Angoiselles
Source : Flânerie dans le vieux Troyes, l’Association pour la Sauvegarde du Vieux Troyes

17 À l’époque, la municipalité avait promis de démonter ces deux maisons siamoises et de les
remonter ailleurs dans l’avenir. Un journaliste, Frédéric Marais, a enquêté sur le devenir
de ces pans de bois démontés et a révélé des résultats scandaleux. Les poutres ont été
entreposées à l’air libre sur les terrains municipaux. Pourries, elles ont été par la suite
brûlées. Celles qui ont échappé aux intempéries, ont été emportées par des charpentiers,
avec l’autorisation de la municipalité. D’après les entretiens, les charpentiers qui ont été
accusés de cet acte ont confirmé qu’ils ont payé la ville pour les acheter1. Un des derniers
vestiges de maisons antérieures à l’incendie du 1524 a, de ce fait, disparu à jamais.

Un patrimoine urbain vermoulu

18 Les continuelles démolitions dans le Bouchon ont créé des terrains laissés longtemps à
l’abandon. Les Troyens appellent ces terrains vacants provenant de la destruction des
vieux quartiers, « les dents creuses ». Olivier Denert, dans son mémoire consacré à la
politique du patrimoine à Troyes, estime qu’entre 1945 à 1985, le Bouchon de Champagne
a perdu un quart de ses maisons à pan de bois (cité par d’Hulst, 1998c). Aujourd’hui, on
peut trouver au centre ville de Troyes des vastes terrains vagues, ce qui est très rare dans
les vieilles villes françaises. En 2000, on compte encore 2,8 hectares de terrains vagues
dans la Tête du Bouchon ; et 0,6 hectare dans le Corps (Rapport PSMV de Troyes, 2000 : 29).
19 L’effondrement économique de l’industrie textile, ainsi que les démolitions de ces
quartiers ont largement diminué la population du Bouchon. De 1974 à 1990, la population
du département de l’Aube est restée stable, tandis que celle du centre ville de Troyes a
continué à diminuer de 18 % (Rapport PSMV de Troyes, 2000 : 35).
170

20 Le Bouchon de Champagne compte 19 % de vacances immobilières en 1996 (Rapport PSMV


de Troyes, 2000 : 35). Un Diagnostic urbain sur le centre ancien, réalisé et publié en 1996, a
analysé la situation de vacances immobilières dans le Bouchon, le centre ville de Troyes,
et l’a attribuée trois causes :
• Le mauvais état de certains immeubles. En 1990,11 % de logements du Bouchon ne possèdent
pas de toilettes à l’intérieur, 15 % n’ont ni douche ni bain, 30 % sont dépourvus de chauffage
central.
• La cherté des loyers.
• La « vacance commerciale ». Il s’agit de logements situés au-dessus des boutiques.
Généralement, les occupations des accès à l’étage par les boutiques sont les principales
causes de ce type de vacance.

Évolution de la population dans le centre ville de Troyes

L’évolution démograhique en cohérence avec le développement de la bonnetterie et de sa


désindustrialisation.

21 Les maisons à pan de bois demandent des entretiens constants tous les trois ou quatre ans
au niveau de la toiture, de la charpente et de l’hourdage. Avec des entretiens réguliers et
appropriés, les pans de bois en chêne ayant traversé quatre siècles, peuvent être encore
en parfait état2. Quelques années d’abandon suffisent à ruiner ces bâtiments ayant
traversé des siècles. Souvent, l’effondrement de ces maisons est causé par le
pourrissement de la sablière, l’assise de toute l’ossature de bois. L’effondrement peut
également être causé par la ruine des cheminées de craie, matériau de la région qui est
tendre, fragile, hydrophile et gélif. Il est donc impératif de protéger ce type de
construction de l’eau et de veiller aux infiltrations de pluie.
22 La vacance a laissé ces bâtiments sans soin. Le centre ville de Troyes, en particulier la tête
du Bouchon, et ces maisons à pan de bois se sont dégradées de plus en plus avant que la
reconnaissance des valeurs patrimoniales ne suscite les efforts, publics et privés, de
sauvegarde de ces maisons dès 1960 et plus activement ensuite.
171

LE STATUT INCOMPLET DU « SECTEUR À


SAUVEGARDER » DE TROYES
23 En 1964, Troyes a été la cinquième ville française à créer un secteur sauvegardé. Pourtant,
c’est trente-six ans après, en 2000, que cette mesure de protection du patrimoine urbain a
été vraiment mise en place. On a vu, ironiquement, se produire les destructions les plus
radicales des vieux quartiers de Troyes pendant les années 1969 à 1985, c’est-à-dire après
la date de création de la zone de protection qui était pourtant censée les interdire.
24 De 1964 à la fin de l’année 2000, l’incertitude du périmètre de protection, qui est défini et
puis élargi à plusieurs reprises, et la longue période de précarité juridique ont, non
seulement, permis les démolitions massives des vieux quartiers dans le centre ville
historique de Troyes, mais de plus ont découragé les particuliers de s’engager dans des
travaux de restauration.
25 Nous illustrons ici la situation par l’exemple des investissements d’un agent immobilier. À
la fin des années 1960, Annie Martinet, agent immobilier de profession, a acheté un pâté
de maisons situées à l’entrée du quartier Saint-Jean. Malgré l’effondrement du massif de
la cheminée mitoyenne de ces maisons, qui a entraîné l’inclinaison considérable de
façades, les travaux de sauvetage et de restauration sont de beaux exemples de réussite.
Cette inclinaison est devenue une des curiosités touristiques de Troyes.
26 L’ABF encourage Annie Martinet à poursuivre ses opérations de réhabilitation dans le
Bouchon de Champagne. Entre 1972 et 1980, elle a acheté et restauré l’Hôtel des
Angoiselles. Cet ancien hôtel particulier, construit originellement par une famille
italienne venant faire du négoce aux Foires, est transformé en appartements de location
après la restauration architecturale.
27 Comme Annie Martinet croyait que ces maisons étaient situées dans le périmètre du
secteur sauvegardé, elle a déduit une partie des travaux lors de ses déclarations de
revenus fiscaux. En 1977, elle a eu un rappel de redressement fiscal d’un montant de 2,15
millions de francs de l’époque. Comme le secteur sauvegardé de Troyes ne possède pas de
statut juridique correct et complet, par conséquent, les particuliers qui restaurent leurs
bâtiments dans cette zone n’ont pas droit à ces avantages fiscaux. Cette triste et cruelle
situation a démotivé Annie Martinet pour le Bouchon de Champagne. Elle n’a plus mené
d’autres opérations à Troyes.

LES EFFORTS DES PARTICULIERS POUR LA


SAUVEGARDE DU CENTRE VILLE DE TROYES
28 Après quelques restaurations menées par la municipalité, comme celles de la « Maison du
boulanger » dans les années 1960 et celles de la « Cour mortier d’or » à la fin des années
1970, les particuliers commencent à participer aux efforts de réhabilitation des maisons à
pan de bois. On peut citer l’exemple de la restauration des « Maisons à trois pignons ». Cet
ensemble de maisons restaurées est choisi par le département de l’Aube pour faire la
publicité de son image de département riche en maisons à pan de bois. L’image de cet
ensemble aux trois pignons a été affichée dans les couloirs du métro parisien. Elle est
peut-être ainsi devenue l’image la plus connue du patrimoine architectural de Troyes.
172

Figure 2 : Le Bouchon de Champagne – le centre ville de Troyes. La partie entourée est le périmètre du
secteur sauvegardé de Troyes
Source : n.62. Rapport de présentation. Plan de Sauvegarde et de Mise en valeur de Troyes, juin 2000

LES OPÉRATIONS DE RESTAURATIONS GROUPÉES


29 Parmi les efforts des particuliers pour la sauvegarde du patrimoine architectural et
urbain de Troyes, une série d’opérations menée par une association patrimoniale mérite
qu’on y prête intérêt. C’est une série d’opérations nommée « Opération Rue par Rue ». Le
projet est lancé par l’Association Sauvegarde et Avenir de Troyes, une association, type Loi
1901, créée en 1963.
30 L’opération « Rue par Rue » consiste à convaincre plusieurs propriétaires de la même rue
ou d’une section de rue de se regrouper pour ravaler leurs façades et restaurer leurs
bâtiments. Cette opération groupée présente plusieurs avantages tant pour les
propriétaires que pour la ville :
31 Tout d’abord, en faisant les travaux ensemble, les propriétaires profitent d’une meilleure
subvention municipale en ce qui concerne les travaux des façades et des toitures visibles
du domaine public. Le taux de subvention est de 30 % du montant de travaux hors taxe
pour une opération individuelle alors qu’elle s’élève à 40 % en cas d’opération groupée.
32 De plus, le fait de restaurer plusieurs maisons simultanément permet aux propriétaires de
négocier un meilleur prix avec les entreprises pour les travaux et cette restauration
groupée permet en outre de réaliser un projet architectural d’un ensemble harmonieux,
d’autant que comme les maisons troyennes sont très serrées les unes contre les autres, les
travaux regroupés dans une section de rue réduisent les nuisances pour les voisins.
33 Enfin, une fois les travaux finis, l’image délabrée de la rue s’estompe d’un coup et tout le
paysage de la rue s’embellit. Ce qui donne l’impression d’une meilleure efficience des
travaux. Cette transformation spectaculaire aurait de plus comme effet d’inciter les
autres propriétaires à agir à leur tour.
173

34 La première opération de ce genre a été lancée, en 1989, rue du Paon. À l’époque, l’objectif
principal était de stopper les destructions des vieux quartiers de la Tête du Bouchon,
partie de la ville longtemps négligée par les efforts de la municipalité et des particuliers.
La rue du Paon, située en face du Corps du Bouchon à la bordure du canal, est choisie pour
démontrer aux Troyens et à la municipalité que les maisons situées dans la Tête peuvent
être restaurées, et peuvent présenter une belle image de la ville au bord du canal. Ce
premier coup d’essai a été un succès. Les autres tranches de ce type d’opérations
groupées se sont ensuite enchaînées dans les différents quartiers de Troyes.

LE FAÇADISME À TROYES
35 Dès 1968, le conseil municipal de Troyes a décidé de ne pas accorder de subventions aux
opérations architecturales qui consistent en placages de façades de pans de bois sur des
bâtiments nouvellement construits. Pourtant, ceci n’a pas découragé la propagation du
phénomène du façadisme à Troyes.
36 Les expériences montrent que le placage des façades de pans de bois sur les murs des
bâtiments neufs, souvent en béton, a une durée de vie limitée. Les pans de bois se
gondolent naturellement au fil du temps tandis que d’autres matériaux, comme les
parpaings, résistent. Ces murs de placage déformés n’échappent pas à la démolition. Et les
pans de bois ne sont plus réutilisables.
37 Pourtant, la moitié des maisons restaurées de la rue Paillot-de-Montabert, située dans le
quartier Saint-Jean et jouant le rôle de vitrine touristique de Troyes, ne sont plus de
vraies maisons à pan de bois. Elles ne possèdent que des façades en pans de bois. Il s’agit
dans la plupart des cas de façades postiches, apposées devant les parpaings. Cependant, il
s’agit aussi du remploi des anciens pans de bois provenant des quartiers démolis : par
exemple, les pans de bois de la façade du 18 de la rue proviennent de l’îlot Camusat.
38 L’encorbellement et le pignon sont imposés par l’autorité aux propriétaires afin de
récréer l’aspect d’une rue du XVIe siècle.
39 Dans plusieurs opérations menées par le PACT3 (centre d’amélioration de l’habitat), les
bâtiments ont été complètement reconstruits en dur. Les colombages de bois sont
simplement accrochés sur ces murs préconstruits côté rue et côté cours.

La maison de la rue Charbonnet

40 À travers le cas de la maison située à l’angle de la rue Charbonnet et de la rue Quinze-


vingt, on peut mieux comprendre la situation du phénomène de façadisme dans le centre
ville historique de Troyes. La maison est située juste en face de l’Hôtel Marisy et à
proximité de l’Église Sainte-Madeleine qui sont tous les deux classés Monuments
Historiques respectivement par la liste de 1862 et celle de 1840. La maison se trouve ainsi
sous la double servitude des environs des Monuments Historiques et du périmètre du
secteur sauvegardé de Troyes.
41 D’après des entretiens avec certains Troyens et les responsables de la conservation du
patrimoine, le propriétaire de cette maison envisage depuis longtemps une
reconstruction totale. L’autorité n’est pas d’accord pour une nouvelle construction, et
conseille une restauration de la maison existante. On trouve un avis concernant la
174

restauration des façades et toitures de cette maison, daté du 30 janvier 1996, de la


Commission interservices du Secteur Sauvegardé de Troyes.
42 En dépit de cet avis, envisageant toujours une reconstruction, le propriétaire retarde les
travaux de restauration. Le mauvais état de la maison s’empire pendant la saison
pluvieuse du printemps. L’effondrement de la cheminée a fini par emporter l’ensemble de
la construction. La maison s’écroule, enfin, le 18 mai 1996, quatre mois après l’avis de
restauration donné par les responsables du patrimoine.
43 Deux mois seulement après l’écroulement de la maison, le 16 juillet, le propriétaire
demande un permis de construire en proposant un projet d’un immeuble contentant deux
logements.
44 Dès la première réunion de la Commission interservices du secteur sauvegardé du 23
juillet 1996, tous les responsables de ce dossier sont unanimes sur l’intérêt d’un projet de
construction contemporaine. Or, au fur et à mesure des réunions, l’accord unanime du
principe contemporain faiblit. Les débats naissent au sein de la Commission. Les craintes
de compromettre les environs immédiats des deux monuments historiques importants de
la ville s’opposent à la volonté d’insérer les créations architecturales contemporaines
dans les vieux quartiers.
45 Lorsque le permis de construire est délivré le 30 juin 1997, un an après l’écroulement de
la maison, c’est un projet de pastiche, imitant une maison à pan de bois du XVIe siècle, qui
est accordé par la Commission. Les conseils municipaux craignent sérieusement l’impact
d’un projet contemporain voisinant les monuments historiques. Ils insistent sur un projet
imitant les façades à pan de bois afin de renforcer le caractère architectural du Bouchon
de Champagne.
46 De ce fait, l’ABF ne peut qu’exiger que les cadres de fenêtres soient en aluminium noir
pour bien manifester la date contemporaine de cette construction aux allures de faux
ancien.

UNE RÉHABILITATION URBAINE DÉSÉQUILIBRÉE


47 La priorité de réhabilitation des bâtiments anciens est toujours donnée au Corps du
Bouchon, le Quartier Haut, le quartier où avaient lieu les Foires. De 1962 à 1989, 90 % des
opérations publiques de réhabilitation se sont situées dans cette partie de la ville. Même
les efforts des particuliers sont plutôt concentrés dans le Corps : parmi les dossiers
demandant à la mairie des subventions de restauration architecturale, seulement cinq sur
vingt-quatre en 1979 et deux sur trente en 1980 concernent des maisons situées dans la
Tête du Bouchon (d’Hulst, 1998h). Jusqu’en 1997, le commerce est concentré à 90 % dans
le Corps du Bouchon (Claverie – Rospide, 1997).
48 La Tête, au niveau des transports en commun, n’est desservie que par une ligne de bus. La
destruction pure et simple des quartiers dans la Tête du Bouchon se poursuit jusque vers
1995 (Jullian, cité par Quilliard, 2000 : 10-11). Plusieurs îlots à proximité de la cathédrale
sont démolis : les îlots Michelet, Camusat, Courtine et les maisons siamoises. Dès qu’une
maison est en vente, la ville de Troyes l’achète en utilisant son droit de préemption. Les
maisons jugées ensuite défectueuses et irréparables sont démolies. Puis, la ville revend
ses réserves foncières aux promoteurs immobiliers. La première Opération Programmée
d’Amélioration de l’Habitat menée dans cette partie de la ville ne s’est mise en place qu’en
1993 et s’est achevée fin 1996.
175

49 D’après le Diagnostic, le résultat des efforts publics et privés pour la réhabilitation du


Bouchon est inquiétant. De 1989 à 1996, une forte diminution, -15 %, du commerce
quotidien, notamment alimentaire est constatée. À cela s’ajoute une forte diminution du
commerce d’équipement de la maison (-24 %). Tandis que le nombre des hôtels et des
restaurants augmente fortement (+33 %). La réhabilitation de centre ville de Troyes
n’échappe pas à l’emprise de l’évolution touristique.

LA MISE EN VALEUR DES LOGIQUES


ARCHITECTURALES TRADITIONNELLES
50 En 1998, sur un chantier de la rue Simart, on peut cependant observer un exemple de
construction des maisons à colombages qui s’efforce de réconcilier les aspects historiques
et les exigences contemporaines.
51 Le traditionnel matériau de construction à Troyes, le bois, transmet très bien les bruits.
Pour le logement, un contrôle acoustique est nécessaire. Le meilleur écran phonique
s’avère être le béton. Mais il n’est pas souhaitable de réaliser un immeuble en béton puis
de coller les pans de bois aux façades. Le problème est résolu par une technique et une
notion nouvelles. Les planchers entre deux appartements superposés sont en dalles de
béton armé de vingt centimètres d’épaisseur. Ces planchers sont posés sur l’ossature de
bois, ce qui va à l’inverse de la pratique et de la pensée courantes qui supposent
normalement de faire supporter le bois par le béton. Ici, le béton est supporté par le bois.
52 La logique architecturale des maisons à pan de bois est exactement la même que celle des
cathédrales gothiques : l’ossature est indépendante du remplissage ; l’ossature supporte
entièrement le bâtiment tandis que le remplissage ne sert que de paroi.
53 Le problème posé par le confort moderne est résolu par la logique de construction
traditionnelle. Le béton n’est utilisé que là où il est absolument nécessaire pour amoindrir
les ondes sonores. Cette réalisation a mis en valeur la particularité architecturale des
maisons à pan de bois, en même temps qu’elle est parvenue à concilier l’exigence de
confort moderne.

Renforcer l’image d’une ville par reproduire l’allure traditionnelle

54 À part les politiques menées par la municipalité et les efforts des particuliers ainsi que de
l’association patrimoniale cherchant à restaurer et réhabiliter la tradition architecturale
du centre ville, on remarque un autre effort visant à renouveler l’image traditionnelle de
la ville.
55 Dans certains projets de lotissement dans le centre ville de Troyes ou à sa proximité, le
design des nouvelles constructions reprend le gabarit des maisons à pan de bois
traditionnelles. Au lieu de construire haut et large comme les nouvelles techniques de
construction le permettent, ces nouvelles constructions adoptent la forme et les
dimensions des maisons à pan de bois, c’est-à-dire basses et étroites.
56 Ces nouvelles constructions reproduisent le rythme d’ouvertures de portes et de fenêtres
des maisons à pan de bois, par exemple avec l’entrée du bâtiment disposée latéralement,
au lieu de la concevoir au milieu. Et elles possèdent, en plus, l’encorbellement au premier
étage pour reprendre la forme traditionnelle des maisons troyennes. Tandis qu’au niveau
176

de la toiture, ces nouveaux bâtiments reproduisent la silhouette élancée du pignon. Par


contre, il nous a semblé que la grande toiture débordante est moins imitée.
57 On devine que la marge est étroite en matière de construction contemporaine. Le
patrimoine des façades à pan de bois peut sombrer dans un faux style troyen qui ne se
réduirait qu’à des signes architecturaux de plus en plus euphémisés pour tenter, à tout
prix, de faire croire à la tradition. Ou au contraire, il peut stimuler l’inventivité et la
créativité d’une nouvelle génération d’architectes qui prélèveront dans le patrimoine les
éléments qu’ils sauront librement réinterpréter pour l’adapter à la manière moderne
d’habiter.
58 LE PATRIMOINE URBAIN ENTRE SAUVEGARDE ET PASTICHES

Les paradoxes des politiques de sauvegarde

59 Le dossier de la maison rue Charbonnet est peut-être un exemple assez illustratif de


l’impuissance des mesures de sauvegarde institutionnelle du patrimoine architectural et
urbain. Malgré les avis administratifs incitant à la restauration, le propriétaire finit par
obtenir ce qu’il veut, la reconstruction de la maison, après l’effondrement causé par sa
négligence volontaire.
60 La négligence est un moyen fréquemment utilisé par les particuliers, voire les
collectivités, pour obtenir le permis de détruire dans les zones de protection
patrimoniale. Les bâtiments sont laissés à l’abandon jusqu’à ce que leur état délabré
menace la sécurité publique : la législation de la sécurité publique ordonnera la
démolition des bâtiments. Ce laisser-aller est une manière de contourner la loi, en
justifiant la destruction du bâtiment. En dehors des avis officiels de restaurer des
bâtiments vétustes, il n’y a aucun moyen d’imposer une réfection. La sauvegarde est,
finalement, laissée à la bonne volonté des propriétaires.
61 Pendant trente-six ans, Troyes est victime d’un statut juridique ambigu quant à la
sauvegarde de son patrimoine urbain. Avec le statut juridique incomplet du secteur
sauvegardé, les particuliers réhabilitant des vieilles maisons sont soumis à de lourdes
contraintes : les opérations dans la zone de protection délimitée sont soumises aux
règlements de protection et surveillés par l’ABF, comme si le secteur sauvegardé était
vraiment mis en place. Pourtant, les projets réalisés dans ce même périmètre n’ont pas
droit aux réductions fiscales prévues. Cette situation n’encourage pas la réhabilitation du
patrimoine urbain.
62 Si, pendant trente-six ans, le refus de la municipalité d’approuver un PSMV a eu pour
objectif de contester la main mise de l’État sur le centre ville de Troyes, c’est pourtant le
patrimoine urbain qui en a fait les frais.
63 Nous avons vu la succession des paradoxes qui modèlent en réalité le centre ville
historique du point de vue de la protection du patrimoine urbain. Le rôle du Ministère de
la Construction est très paradoxal. Dans les années 1960, il ordonne, d’un côté, la
destruction des quartiers insalubres de Troyes, mais de l’autre, il finance des recherches
pour la sauvegarde des vieux quartiers.
64 La position de la municipalité n’est pas moins ambiguë que celle de l’État. La Ville de
Troyes consacre une fortune à la restauration d’une maison domestique, la Maison du
boulanger, alors qu’elle rase, dans le même temps, les îlots et les quartiers des maisons à
pan de bois. Et, en définitive, malgré la décision de ne pas subventionner les travaux
177

apposant des façades à pan de bois sur de nouveaux bâtiments, plusieurs opérations
publiques continuent ce type de construction au centre ville.
65 Si cette décision semble indiquer une prise de conscience des dangers du façadisme,
l’artificialité du centre ville, les nombreuses opérations publiques réalisées révèlent, pour
le moins, une grande bienveillance à son encontre.

Le mythe du « à l’ancienne » et du « à l’identique »

66 Nous pouvons constater, dans le cas de la maison de la rue Charbonnet, que les esprits de
la société contemporaine n’osent toujours pas s’aventurer dans des projets
architecturaux contemporains pour les quartiers anciens. Ils préfèrent plutôt « des
constructions d’accompagnement ou des pastiches aucunement créatifs4 ».
67 Il est intéressant de noter que ce n’était pas l’ABF, représentant administratif de la
sauvegarde du patrimoine architectural, qui était opposé aux projets contemporains. Bien
au contraire, il était prêt à donner un avis favorable sur un des projets contemporains
présentés. Ce sont les conseillers municipaux, représentants de l’opinion publique, qui
avaient peur de l’impact d’une architecture contemporaine avoisinant les monuments
historiques.
68 Est-ce que les quartiers anciens sont ainsi condamnés à une image figée et ce au risque de
créer des « faux anciens » ? Est-il vrai que les architectures historiques s’accommodent
tellement mal des architectures contemporaines ? Et que les nouvelles constructions ne
peuvent exister dans les quartiers anciens que sous forme de pastiches ?
69 Dans la presse locale troyenne, nous avons constaté l’emploi fréquent de l’expression « à
l’identique » concernant les opérations architecturales. Dans ce cas, le mot « à
l’identique » devient, en quelque sorte, un qualitatif des travaux, une approbation de la
qualité des travaux réalisés. Pourtant, l’emploi de ce mot ne se limite pas aux opérations
de restauration architecturale au sens strict ; il est également utilisé pour les opérations
de type façadisme, comme les placages de façades à pan de bois à la surface des nouveaux
bâtiments. La documentation à notre disposition ne nous permet pas de vérifier si ces
façades dites remontées « à l’identique » étaient telles qu’elles sont aujourd’hui et si elles
étaient à l’emplacement même de l’opération.
70 L’emploi de l’expression « reconstruit à l’identique » est ambigu. Dans le domaine de
l’aménagement urbain, « reconstruire » signifie tout détruire avant de construire à
nouveau ; l’opération de reconstruction désigne l’opération de table rase dans le premier
temps et une nouvelle construction dans un deuxième temps. Tandis que « reconstituer »
ou « restituer » désigne le rétablissement des éléments architecturaux altérés ou disparus
d’après la documentation et les traces archéologiques.
71 À vrai dire, comment « reconstruire à l’identique » ? L’engouement du passé et la folie
pour le patrimoine ont conduit à un mythe du « à l’identique » ou « à l’ancienne ».

La volonté de s’identifier à travers le patrimoine urbain

72 Nous avons constaté, via les politiques publiques et les efforts des particuliers, une
volonté de créer et de renforcer une image de la ville à travers le patrimoine urbain. Cette
volonté est illustrée dans différents aspects. Moyennant le permis de travaux, la
municipalité a tendance à exiger, des projets concernant les vieilles maisons, de rendre
178

apparents les pans de bois de la façade. Tandis que les amoureux du patrimoine
rappellent dans la presse locale l’intérêt de respecter des couleurs traditionnelles locales
sur la façade. Et que certaines constructions nouvelles adoptent le gabarit traditionnel
des maisons à pan de bois.
73 Quoique cette volonté de renforcer l’image de la ville s’exprime parfois par des opérations
un peu obsédantes qui peuvent aller jusqu’à contredire l’authenticité de ce patrimoine
architectural et urbain, par exemple les façades de pan de bois de pastiche ou les faux
encorbellements, on peut voir dans ces faits la volonté de valoriser l’image de la ville ainsi
que de s’identifier à son patrimoine urbain.

Le contexte social et la volonté de sauvegarde

74 Quel est le bilan que l’on peut, à grands traits, retirer de l’analyse de la réhabilitation du
centre historique de Troyes ? En premier lieu, elle ne se fait pas nécessairement de façon
équilibrée et équitable.
75 La Tête du Bouchon, partie de la ville où vivait entassée la population ouvrière de la
bonneterie au XIXe siècle, n’a pas pu attirer les opérations de réhabilitation et a été
beaucoup détruite. Le quartier Gros – Raisin, quartier populaire des façonniers depuis des
siècles, est abandonné par les défenseurs du patrimoine et a été complètement rasé 5. Le
contexte social, l’image sociale du quartier et les opinions publiques pèsent effectivement
sur la sauvegarde et la restauration du patrimoine urbain.
76 La prise en compte du contexte social aide, également, à comprendre et à expliquer la
lenteur et la difficulté du sauvetage et de la réhabilitation du centre ville de Troyes.
Comme l’habitat est majoritairement de statut privé, il dépend d’abord de la volonté de
ses propriétaires. Jusque dans les années 1970 et peut-être même 1980, dans les
représentations de la bourgeoisie troyenne, une maison à pan de bois est synonyme de
taudis. La bourgeoisie ne trouve pas de charme aux maisons à colombages. Les
représentations sociales considèrent ainsi l’habitat : les pauvres habitent les maisons en
bois, les riches habitent des hôtels particuliers en pierre. Rares sont donc les Troyens qui
restaurent les maisons à pan de bois et y habitent. À partir des années 1990, la mode du
« retour » au centre ville, et le charme retrouvé des architectures domestiques chargées
d’histoire incitent les particuliers à investir dans ce champ immobilier, autrefois jugé peu
intéressant. Et cette fois-ci, les particuliers restaurent les maisons à colombages et y
habitent eux-mêmes.

CONCLUSION
77 Ce changement d’attitude de la bourgeoisie vis-à-vis des maisons à pan de bois n’a pas de
raison économique objective. Pour que les comportements des Troyens se modifient, les
incitations ou encouragements financiers ne suffisent pas. En fait ce changement est
indissociable de l’élargissement de la notion du patrimoine. L’extension du patrimoine,
culturel et économique, de ce qui est intéressant à sauvegarder et qui donc peut justifier
d’investissement, fait que les objets qui étaient méprisés ainsi que voués à la destruction
peuvent un jour devenir les objets à conserver et à valoriser.
78 Les investissements des particuliers dans la réhabilitation des maisons à pan de bois ne
sont pas toujours immédiatement rentables. Ils sont sans doute au contraire
179

économiquement assez aberrants. Il s’agit plutôt d’une sorte de passion. Les actions peu
rentables des particuliers sont encouragées par les dividendes immatériels de leur
investissement : la passion, le plaisir et l’aventure de la restauration et de la
réhabilitation des vieilles maisons. Jean-Michel Leniaud a analysé ce plaisir qui « réside
dans la conjonction de la possession d’un objet et de la reconnaissance de cet objet
comme signe » (Leniaud, 1992 : 6-7).
79 Nous voyons, à travers cela, la transformation de statut de ces bâtiments. Lorsque l’on est
prêt à sacrifier pour sauvegarder et mettre en valeur un objet, cet objet acquiert par cette
reconnaissance un statut de patrimoine, d’après André Chastel « le patrimoine se
reconnaît au fait que sa perte constitue un sacrifice et que sa conservation suppose des
sacrifices » (Chastel, 1994 : 101).
80 On pourrait dire que le patrimoine urbain de Troyes ne s’est véritablement forgé, non pas
tant grâce aux mesures juridiques ou incitatives qui se révèlent assez hasardeuses,
erratiques et rarement suivies d’effets rapides, qu’au travers des volontés exprimées par
ses habitants. Ce sont leurs investissements et leurs actions soucieuses d’une certaine
image de la ville qui contribuent efficacement à la reconnaissance de la valeur
patrimoniale d’un ensemble urbain de maisons à pan de bois.

Sites Internet

81 Site du Vieux Troyes. http://perso.club-internet.fr/herve_ga/t/indhist.htm


82 Humbert, J.-L.
83 site a :
84 http://crdp.ac-reims.fr/cddplO/ressources/mediatheque/dossiers/patrimoine/
patrimoine1.htm
85 site b :
86 http://crdp.ac-reims.fr/cddplO/ressources/mediatheque/dossiers/ patrimoine/III/
patrimoine.htm

BIBLIOGRAPHIE

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180

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de Droit et de science politique, Université de Reims.

NOTES
1. Entretiens informels, 20 avril 2001.
2. L’exemple de la Maison de Jennyfer, 90 rue Émile-Zola.
3. Dans les années 1940, le sigle PACT signifiait « Propagande et Action Contre les Taudis ».
Aujourd’hui il désigne « Protection, Amélioration, Conservation et Transformation de l’habitat ».
4. Archives du Secteur Sauvegardé, dossier Maison rue Charbonnet, procès verbal, sans date.
5. Le cas d’étude du quartier Gros-Raisin n’a pas pu être raconté en détail en raison de limite
pour l’article.

AUTEUR
TUN-CHUN HSU
Doctorante en muséologie, Laboratoire Culture et Communication, Université d’Avignon.
182

Innovations « radicales » et
patrimonialisation dans le logement
populaire : des exemples pour
comprendre, enjeux et problèmes de ce
« rapprochement » récent
Naji Lahmini

1 À partir du moment où le logement social est devenu une catégorie émergente du champ
patrimonial, la question de sa conservation en tant que Monument demeure entière :
cette communication tentera de s’y atteler et d’apporter des éléments de discussion au
débat, sans jamais prétendre à l’exhaustivité, ni à la résolution des problèmes soulevés.
2 Comment concilier harmonieusement l’espace où les transformations sont fréquentes et
un statut qui suppose une conservation à travers les âges, sans pervertir l’œuvre
d’origine ? C’est une question incontournable, et c’est un truisme de dire qu’elle est
compliquée. Seulement, lorsque l’on traite du logement social, elle se révèle être d’un
niveau de complexité bien supérieur. Ceci tient au paradoxe suivant : traditionnellement
l’habitat social français a témoigné d’une volonté d’intégrer les toutes dernières
innovations dans sa conception1. Or, des études montrèrent que les classes populaires
avaient plutôt tendance à rejeter l’innovation quand elle s’applique à leur espace
domestique (Léger, 1990).
3 Notre attention s’est focalisée d’une part sur les innovations architecturales, car selon les
spécialistes, elles ont eu un impact majeur sur les typologies de logement (Léger, 2000 :
47). D’autre part, ces innovations devaient être radicales, au sens où elles bousculent
profondément les modèles culturels de l’habitat français. Dans ces conditions, à moins de
s’en séparer, les transformations dans le logement deviendraient – c’est une hypothèse –
le seul moyen de se l’approprier, de le rendre « habitable ». En situation « normale », la
gestion du « conflit » entre les usages et la forme initiale du logement relève du bailleur
183

qui peut faire preuve de sévérité, laisser faire ou cas extrême, assouplir sa politique
d’attribution. Que se passerait-il si l’habitat en question était promu au statut de
Monument historique ? Quel type de lecture conviendrait-il de faire sur les éventuelles
modifications apportées par les habitants ? Comment gérer un patrimoine inhabité ?
4 L’objectif de cette communication n’est pas de répondre à ces questions, mais de les faire
ressortir pour en discuter, avec à l’appui des exemples concrets, bien étudiés et connus.
Le point de départ de la réflexion se situe dans la relation, première fois énoncée en
France par Henri Raymond, entre les usagers et l’architecture, donc pour le cas présenté
ici, dans la rencontre des classes populaires avec une architecture à caractère avant-
gardiste. Par-là, nous souhaitons démontrer qu’entre autres facteurs, c’est de la réception
architecturale par les habitants dont pourra dépendre le destin principal de ce
patrimoine moderne : son habiter.
5 Le postulat sur lequel repose notre raisonnement est le suivant : le patrimoine n’est pas
une donnée naturelle, sa reconnaissance demande du temps, ainsi avant d’être
patrimonialisé, le logement, fraîchement sorti des plans de l’architecte, est d’abord
« soumis au tribunal des usages » (D. Pinson, 1996). Les productions corbuséennes n’y font
même pas exception, si ce n’est que l’Unité d’habitation de Marseille n’a attendu que
quelques années après l’achèvement des travaux pour être classée Monument. D’ailleurs,
elle fera partie de notre corpus principal, en compagnie des logements ouvriers de Pessac.
D’autres exemples seront évoqués, mais cette fois-ci, afin d’énoncer des types de
scénarios possibles après la patrimonialisation. Dans un premier temps, il conviendra de
faire le point sur ce rapprochement entre, le logement social, le processus de
patrimonialisation, et l’innovation : autant la première relation est fort récente, autant la
seconde l’est beaucoup moins.

LE LOGEMENT SOCIAL, UNE CATÉGORIE ÉMERGENTE


DU PATRIMOINE
6 Surtout depuis la seconde moitié du XXe siècle, les limites du champ patrimonial n’ont
cessé d’être repoussées, que ce soit d’un point de vue typologique, spatial ou
chronologique. Cet élargissement a profité aux friches industrielles (Bergeron & Dorel-
Ferec, 1996), du moins certaines, habituellement toutes promises à une reconversion ;
maintenant, c’est au tour de la partie la moins compétitive du marché du logement
d’intéresser les architectes et historiens de l’art, entre autres.
7 Initialement, beaucoup s’imaginaient que seules les « cités radieuses », signées par le plus
grand architecte des Temps modernes, seraient dignes de la protection au titre de
Monument historique. Ils virent juste mais ce ne fut pas une mince affaire justement du
fait qu’elles symbolisent une expérience d’habitat populaire. Ce type de critiques persiste
encore de nos jours, mais la consécration de cet objet ordinaire s’affirme de plus en plus
comme une réalité forte et non exclusivement corbuséenne, pour preuve la distinction de
ces trois opérations dans un intervalle de temps relativement rapproché :
• La cité de la Muette à Drancy (1931-1934) le 25 mai 2001 par arrêté ministériel : une
expérimentation (surtout technique) des architectes Beaudouin et Lods.
• La « Cité du 212 » au Blanc-Mesnil en 1996 : réalisée en 1933 par Germain Dorel, elle est une
réplique du Karl-Marx-Hof, complexe autrichien de Karl Ehn.
184

• Les « Gratte-Ciel » du centre ville de Villeurbanne, édifiés en 1931 par Môrice Leroux, dont
l’intégration dans une ZPPAUP2 remonte au début des années quatre-vingt-dix (en 1993).
8 À moins d’un arrêt brutal, le phénomène devrait pouvoir se prolonger d’après un
recensement établi par les services du ministère de la Culture en 1996, dans lequel on
peut lire que « sur 8 000 grands ensembles répertoriés entre 1945 et 1975, 130 sont
actuellement en attente d’un label certifiant leur valeur3 ». En tous les cas, à travers ces
premiers exemples beaucoup d’idées se confirment à propos du patrimoine, à commencer
par l’imprévisibilité de son évolution. Comme diraient A. Querrien et P. Lassave, « les
mystères de la patrimonialisation étonnent4 » : certains espaces peuvent rester longtemps
anonymes avant d’être reconnus par les plus hautes instances nationales. Ainsi, la
reconnaissance du logement social présagerait-elle un changement dans la perception de
l’architecture du XXe siècle, fort décriée ces derniers temps 5. Effectivement, les édifices
datant du siècle passé ne représentent guère que 2,5 % du parc des immeubles protégés, à
l’intérieur desquels 40 % sont antérieurs à 1914 et 10 % postérieurs à 1945.
9 Enfin, malgré son intégration au patrimoine, le logement social reste lui aussi soumis au
filtrage inhérent à la patrimonialisation : à regarder de près l’évolution du rythme des
démolitions programmées dans les quartiers d’habitat social, les grands ensembles n’ont,
semble-t-il, pas leur place dans le « conservatoire de l’espace » (M. Verret, 1995). Entre les
ministères qui se succèdent, l’impression du « qui en démolira le plus ? » est grande. Cette
surenchère a même franchi un nouveau palier sous l’impulsion de l’actuel ministre de la
Ville, Jean-Louis Borloo puisque la moyenne annuelle exigée dans le cadre du
renouvellement du parc social obsolète, n’est plus de 12 000 mais 40 000 démolitions.
10 Au-delà de ces chiffres impressionnants, c’est le déni de patrimonialité qui s’exprime par
le geste de la démolition. Même si l’on entend souvent dire que les constructions de
l’après-guerre sont monumentales, il ne faut pas se leurrer : ce sont « [...] les dimensions
souvent imposantes de ces constructions [...] [qui] induisent aisément chez ceux qui les
côtoient une lecture en ces termes6 ». Le traitement explosif réservé aux tours et aux
barres de logements ne laisse par contre aucune ambiguïté sur leur valeur patrimoniale
actuelle : nulle (Pinçon-Chariot & Pinçon, 2003 : 322). Les programmes de réhabilitation
menés dans les années quatre-vingt ne correspondaient pas non plus à une célébration de
leur architecture, loin s’en faut. Il fallait la masquer, la corriger, rompre avec ses
spécificités qui portent en elles une partie de la stigmatisation. Si l’on suit cette analyse
faisant de la réhabilitation un premier signe de négation vis-à-vis de la forme
architecturale7, alors la démolition en est sa négation extrême puisqu’elle ne provoque
pas moins que son effacement matériel. À Grande-Synthe8 comme ailleurs, les figures
modernes des « Trente glorieuses » tombent les unes après les autres sans que
n’émergent dans le débat, des signes tangibles d’une conscience patrimoniale, en tout cas,
pas du côté des acteurs de la ville, pour qui, le grand ensemble, exit la mémoire habitante,
« c’est du béton et rien d’autre ».
11 N’est-ce pas là une illustration frappante de la relativité de l’innovation dans le
logement ? C’est une notion que nous allons maintenant aborder, car, à côté de la valeur
historique d’une cité, sa qualité architecturale et technique9 constitue sans conteste un
critère de distinction pour les spécialistes. La valeur économique, constate F. Choay 10, l’est
de moins en moins. Ce qui permet de comprendre pourquoi la patrimonialisation apparaît
souvent comme une opération de « sauvetage » contre la démolition, symbolisant la
logique économique.
185

LE LOGEMENT SOCIAL, UN LABORATOIRE DE


L’INNOVATION ARCHITECTURALE
Les grands architectes au service du logement public

12 À l’origine, l’architecte travaillait seulement pour un nombre limité de clients qui ne lui
commandaient que des édifices prestigieux comme des palais ou de grandes villas
luxueuses par exemple. Puis l’architecture s’est ouverte au logement, avec pour
principale conséquence la confrontation avec de nouveaux publics et un commanditaire
qui n’est plus un individu mais une administration (Loyer, 1999 : 219). Pris dans le
mouvement, les plus grands architectes dévoueront leur talent au logement,
principalement collectif : Le Corbusier bien sûr, mais beaucoup d’autres également,
comme E. Aillaud, J. Dubuisson, M. Lods ou encore J. Nouvel, Y. Lion et H. Ciriani pour les
plus contemporains d’entre eux. La monumentalisation, tendance inévitable, qui en
résulte, prendra une nouvelle ampleur dans les années quatre-vingt, du fait que
« les collectivités territoriales ont intégré le mythe selon lequel l’architecture et
l’urbanisme pouvaient devenir des enjeux d’importance dans la compétition des
villes au niveau national et international » (Segaud, 1995 : 13).
13 Dès lors, la question de la lisibilité des programmes de logement occupe une place
prépondérante dans les stratégies identitaires. Pour l’opinion commune, il est difficile de
se représenter le logement social autrement que par une barre lisse, grise et purement
fonctionnelle. Et pourtant, de par les innovations techniques et architecturales qui s’y
concentrent, il est en France, comme dirait H. Raymond, la « locomotive du logement tout
court11 ».

L’innovation dans la production du logement après 1945

14 Inutile de réduire les réflexions en matière d’innovation à une période donnée, elles
existent continuellement. Maintenant, force est de constater qu’il y a des moments
privilégiés pour poser la question du changement : les lendemains de guerres
dévastatrices, et dans le cadre d’une politique de renouvellement du tissu urbain. Après
1945, l’innovation dans la production du logement et du bâtiment est propulsée au rang
de priorité absolue par les pouvoirs publics : il y a eu l’épisode des grands ensembles sur
lequel nous ne reviendrons pas, puis, après 1970, sous l’égide du Plan Construction et
Architecture, différentes expériences innovantes qui ont vu « le meilleur comme le pire »
se produire (Gotman & Léger, 1983). Le Plan Construction et Architecture12 est un
organisme interministériel qui a, dès sa création en 1971, favorisé la recherche,
l’innovation et l’expérimentation dans le logement social. Les architectes privés de leur
liberté de création quelques années auparavant, ne pouvaient rêver mieux. Idem pour les
organismes HLM à la recherche d’une revalorisation de leur image ternie par le dit
« malaise des banlieues ». Les actions mises en œuvre sont multiples, mais soulignons le
rôle majeur qu’ont pu jouer les concours PAN13, les REX14 et les modèles d’innovation15
dans le renouvellement de l’architecture de l’habitation (Léger, 2000 :48).
15 Relevant de sa volonté, l’État doit s’assurer que les expériences inscrites dans le logement
social sont suivies et évaluées. La logique est inverse à la fabrication d’un logement étant
donné que l’évaluation de la conception repose sur sa réception. En outre, peut-on parler
186

de critique sociologique de l’innovation quand celle-ci n’est pas testée sur l’ensemble des
groupes sociaux ? Si depuis les années vingt, l’architecture moderne s’est cantonnée dans
l’habitat social, c’est que celui-ci offre des conditions avantageuses et cristallise certains
projets utopiques.

Les conditions favorables dans le logement social

16 Dans le privé, les maîtres d’ouvrage se montrent très réticents lorsque les architectes leur
proposent la réalisation de logements qui sortent de l’ordinaire. Les raisons sont simples
à comprendre : cela représente un risque économique majeur vu que les clients, toutes les
enquêtes le montrent, recherchent avant tout les produits les plus classiques, et une
satisfaction immédiate (Déhan, 1999). En logement social par contre, en plus des primes
de risques versées par l’État au gestionnaire, le scénario de la mévente est peu probable
puisqu’il s’agit souvent de catégories de population qui ne peuvent pas toujours
sanctionner l’offre ni en la détournant ni par une demande sélective (Ibid., 1983 :114).

Le projet social derrière la politique de l’innovation

17 L’espace domestique a de par son organisation, certains découpages, une influence dans
l’acquisition de nouvelles normes de vie. Il peut restreindre certains comportements pour
en favoriser de nouveaux. La conception du logement est donc une occasion rêvée pour
ceux qui aspirent à transformer les pratiques des gens, au premier rang desquels on
trouvera les architectes qui se sentent investis par une sorte de mission pédagogique :
penser le bon usage pour le peuple, « apprendre » aux gens à habiter, car ils ne savent pas
disait M. Lods (Chombart de Lawe, 1959 :190). Leur approche si particulière a pu se marier
avec le mouvement du logement social qui, de tout temps, a eu un côté utopique,
reconnaît P. Quercy16. L’utopie en question consiste à penser qu’en changeant le logement
des habitants, on changera leur vie. Cependant, dans le contexte des années soixante-dix
marqué par une vive critique à l’égard des grands ensembles, le Plan Construction ne
pouvait pas viser la réalisation de nouveaux « condensateurs sociaux ». Les ambitions
étaient moindres. Les architectes étaient seulement invités à « favoriser », à « faire
sortir », à « accompagner » de nouveaux modes d’habiter. (Léger, 2002 : 133).

La rencontre des habitants avec l’architecture moderne

18 Pour mieux « coller » au questionnement, il nous fallait choisir des opérations de


logements qui soient reconnues comme radicales par les habitants, à travers leurs usages,
et les spécialistes du champ considéré. Naturellement, nous avons pensé à celui, pour qui
la quête de la nouveauté, la recherche de l’innovation fut une véritable obsession (Lévy,
1988 : 75), à en effrayer parfois les autorités officielles (Jenger, 1993 : 55). Il s’agit bien
entendu de Le Corbusier qui voulait inventer une nouvelle vie sans tenir compte, ni des
usages, ni de l’opinion (Loyer, 1999 : 318). Sur l’ensemble de ses productions, l’unité
d’habitation de Marseille (1945-1952) et les logements expérimentaux de Pessac
(1924-1927) ont pour diverses raisons retenu notre attention : premièrement, outre leur
statut de patrimoine, il n’y a aucun doute sur le caractère avant-gardiste de leur
architecture. L’une est décrite par A. Kopp, comme « la seule expérience radicale en
matière de logements dans toute l’histoire de la “reconstruction en France” » (Monnier,
2002 : 62), l’autre se présente comme « l’une des réalisations les plus hardies du Maître 17
187

». Ensuite, nous étions dans les deux cas en situation de logement social : cela peut
paraître plus surprenant pour les habitations du quartier Frugès du fait qu’elles soient
d’initiative privée. Or, avant qu’il ne devienne l’affaire de l’État comme aujourd’hui, le
logement social fut d’abord sous la tutelle du patronat, un moyen efficace de fixer la main
d’œuvre directement sur les lieux de production. Enfin, ce choix couvrait à la fois le
logement collectif et le pavillonnaire ; ce sont aussi des exemples bien étudiés 18.
19 Dans la présentation suivante, notre but est seulement de vérifier l’hypothèse de départ :
dans une architecture provocatrice, les transformations risquent d’être plus lourdes que
dans un logement conventionnel.

Dans les logements de Pessac

20 La commande par Henri Frugès d’une cité ouvrière à Pessac est une aubaine pour Le
Corbusier, pressé de tester ses théories sur l’habitat social bon marché. Fidèle à son
habitude, au moment de la conception, il ignore totalement les préférences des habitants
pour l’échoppe bordelaise et la chartreuse19, provoquant sans surprise mécontentements
et critiques. Elles concernent principalement la disposition tête-bêche des pavillons par
rapport à la rue, l’absence d’espaces intermédiaires (vestibule, couloir) entre la porte et la
salle de séjour ou la cuisine selon les cas, sans oublier les dimensions réduites de cette
dernière. Et que dire du parloir, un espace dont la présence en étonnait plus d’un, ou
encore des couleurs vives sur les façades qu’ils rejettent en bloc.
21 Passé le stade des reproches, vient celui de l’action : les habitants, surtout les
propriétaires, se démènent pour « remanier » ces espaces inadaptés à leur mode de vie.
Ce fut laborieux mais au final, les transformations sont telles que les maisons auront
perdu leur aspect d’origine : l’intérieur a subit une restructuration complète le
rapprochant du dispositif « consacré » de l’échoppe. Aussi peu épargné, l’extérieur des
maisons est remodelé par la création d’un sas d’entrée face à la rue, la réduction des
fenêtres en bande jugées trop visibles, l’abandon des couleurs d’origine et la mise en place
d’une toiture.

Dans l’Unité d’habitation de Marseille

22 L’unité de Marseille offre un nouveau mode d’habitat qui regroupe logis et ses
prolongements extérieurs : loggia, équipements placés en toiture, sept « rues
intérieures » assurant la desserte des 337 appartements, en majorité traversants et à
double hauteur. La cuisine, toute équipée mais de taille réduite, est ouverte sur le salon et
la salle à manger. La disposition des duplex est assez particulière du fait de leur
emboîtement tête-bêche de part et d’autre de la rue intérieure. Principale conséquence,
les usages vont varier selon que l’on se situe dans un appartement « montant » ou
« descendant ».
188

Source: J.-M. Léger, 1990

23 Dans le type a, davantage apprécié, les chambres et la salle de bains sont en mezzanine
par rapport à la cuisine, le séjour et l’entrée. Dans le type b, en mezzanine se trouvent
l’entrée, la cuisine et la salle à manger tandis qu’en bas, sont disposés dans cet ordre, le
salon, la chambre des parents, la salle de bains, et enfin la chambre des enfants.
24 Dans peu de cas, les logements sont restés inchangés. L’appartement montant a été
découpé par le prolongement du plancher de la chambre, obturant complètement
l’espace qui, de la mezzanine au brise-soleil, offrait un volume architectural à l’usager
(Raymond, 1984/1985 : 41)20. Dans l’autre, il s’agissait d’accroître la salle à manger pour la
convertir en séjour ; l’ancien a donc pu fusionner avec la chambre des parents. Quant à la
cuisine, elle a souvent été fermée au moyen d’une porte et d’une vitre dépolie placée au-
dessus du passe-plat pour lui donner de la lumière.
25 Autrement, vue de l’extérieur, on pouvait s’apercevoir que certains habitants ont utilisé
le brise-soleil des façades de devant comme « balcon supplémentaire, comme support de
plantations montrées » (Catex et alii, 1975 : 136).
26 À présent, nous sommes en mesure de préciser un peu plus notre questionnement de
départ : les actions des habitants sont-elles arbitraires ? Sont-elles une forme de
« destruction » de l’architecture ou au contraire son « enrichissement » ? En posant ces
questions, il est – une nouvelle fois dirons-nous – impossible d’échapper au grand débat
de l’architecture prise entre sa finalité sociale et sa vocation artistique.

LE GRAND DÉBAT SUR L’ÉVALUATION DES USAGES


DU LOGEMENT
27 Dire que l’architecture c’est l’art de bâtir, est une idée couramment admise, par contre,
l’association dans un même programme de, la solidité, la beauté, et l’utilité, soit trois
critères devant définir, selon Vitruve, le travail de l’architecte, ne va pas de soi. Pour le
dire clairement,
189

« L’habitant et l’architecte sont dans des logiques opposées [...] le “bien-vivre”


structure les pratiques de l’habitant et le “voir beau” anime la démarche de
l’architecte » (Pinson, 1996 : 110).
28 Nous voyons donc deux manières d’évaluer l’innovation dans le logement quelques
années après sa livraison : du point de vue des usages sociaux, et du point de vue de
l’esthétique « savante ». Pour le moment, nous ne parlons pas de patrimonialisation, car
ce débat se pose indépendamment de ce contexte particulier.

Les acquis sociologiques sur la question des usages

29 La question des usages sociaux de l’habitat a été largement explorée depuis les années
soixante par les sciences sociales dans leur ensemble, même s’il faut reconnaître que les
sociologues sont à l’origine des principaux acquis. Les géographes, quant à eux, comme le
souligne J. E Staszak21 , sont restés en retrait des problématiques liées à l’espace
domestique. Les recherches sont donc nombreuses, mais en 1966, la publication des
résultats d’une grande enquête établie par l’Institut parisien de Sociologie Urbaine fait
date : l’Habitat pavillonnaire22 se présentait comme un « inventaire » des modèles culturels
du logement en France. Les enquêtes venues après23 permirent d’évacuer le doute de leur
influence en habitat collectif. Par rapport à la notion d’« habitus » avancée par Bourdieu,
l’expression « modèle culturel » se veut plus pragmatique, en ce sens où elle exprime
clairement le fait que l’habitant organise son logement en conformation à des modèles,
lesquels impliquent à la fois une pratique et une symbolique. Ainsi, à Pessac comme à
Marseille, nous avons assisté au lent passage d’un espace « aberrant 24 » à un espace
« normal » ou conventionnel. Mais comme le signalait aussi S. Geidel, en étudiant les
logements économiques de Casablanca au Maroc,
« le logement transformé ne correspond sans doute pas à l’idéal recherché, les
modifications sont souvent le fruit d’un compromis plus ou moins habile entre la
disposition architecturale et l’imagination des usages25 ».
30 De surcroît, il ne faut pas négliger le rôle du statut de l’habitant (locataire/propriétaire)
sur ses possibilités de personnaliser le logement. H. Raymond et N. Haumont 26 avaient par
exemple noté que les modifications s’effectuaient plus librement dans l’Unité d’habitation
de Marseille qui est une copropriété. Dans le secteur HLM, les interdictions concernant
l’usage du logement sont nombreuses, elles agissent comme une entrave certaine à son
perfectionnement et plus simplement à sa personnalisation (Kaufmann, 1983 : 52-53).
Enfin, Il n’est pas impossible que l’habitant, lui même conscient de sa situation de
locataire temporaire, se montre avare en investissements.
31 Quant au mot « culturel », il indique que ces modèles sont partagés par l’ensemble des
individus d’une culture donnée. Les logements peuvent rebuter une grande partie de la
population et non seulement une catégorie particulière puisqu’il n’y a pas, semble-t-il, de
distinctions majeures en fonction de l’âge, le sexe, le CSP, les revenus perçus ou même le
type d’habitat27. Cependant, l’existence d’un fond commun de pratiques à la nation
française n’exclut en rien les variantes entre les groupes sociaux : M. Verret 28 a travaillé
sur la culture de la classe ouvrière, D. Pinson fit de même en se penchant sur l’habitat
ouvrier situé en Basse-Loire29, là où il re-découvra l’incidence des modèles culturels dans
l’organisation de l’espace, avec toutefois quelques spécificités propres. Sans doute aussi
que certaines personnes revendiquent des pratiques domestiques singulières. Il y a par
190

exemple une clientèle de Le Corbusier, mais elle ne représente qu’une petite minorité de
gens.
32 Mettons à contribution ce bref détour théorique pour tenter de comprendre certaines
transformations identifiées précédemment. Le mécontentement des Marseillais par
rapport à une trop forte exposition visuelle et/ou sonore de la chambre conjugale, peut
trouver son sens dans le fait que selon le modèle de la sexualité, cette pièce constitue un
espace résolument privé, voire sacré. Sa fermeture est donc fortement exigée. Idem, la
cuisine, espace où le désordre et la saleté propres à la préparation des repas ne sont pas
spécialement incongrues, constitue dans le logis corbuséen un espace public : en entrant
dans la salle à manger (app. descendant) ou le séjour (app. montant), elle est visible dans
son ensemble, ce qui impliquerait l’adoption de comportements peu communs comme le
fait de garder constamment sa cuisine au propre. Ainsi la majeure partie des
modifications observées dans ces deux pièces consistait à les « privatiser » parce qu’elles
doivent l’être selon des modèles bien enracinés. Ailleurs, la salle de séjour, suivant le
modèle des relations sociales, correspond à un espace semi-public, réservé à la réception
d’amis et aux réunions familiales. En général, les habitants n’apprécient guère qu’elle se
donne directement à voir dès le seuil de la porte franchi car elle deviendrait vite « source
d’intrusions, de désordre et donc de troubles dans les relations sociales30 ». Pour y
remédier, les habitants de Pessac ont souvent ajouté un couloir.
33 En fin de compte, du strict point de vue des usages sociaux, l’espace intérieur présentait
des « contraintes architecturales » (Raymond & Haumont, 1972 :4) que les habitants ont
tenté de dépasser voire de surpasser (Pinson, 1993 : 156), en occupant d’abord l’espace
produit pour eux, en l’arrangeant à leur manière, en le détournant parfois, en bref, en
créant leur propre espace, l’espace de la pratique sociale, différent des prévisions de
l’architecte (Huet, 1981 : 81). Celui-ci se structure à partir d’une série d’oppositions
fondamentales pour l’habiter : sale/propre, montré/caché, privé/semi-public/public,
masculin/féminin, parents/enfants, devant/derrière etc. C’est donc la relative stabilité
des modèles culturels qui se vérifie en dépit de la prescription par le concepteur de
dispositifs spatiaux qui les nient outrageusement : l’habitant, quel que soit le contexte, se
montre actif, aménageur, et parfois même audacieux dans l’appropriation de son
logement. Au pire il le quitte, mais dans la plupart des cas, il ne reste pas sans rien faire,
du moins pour ce qui est de l’intérieur, reconnu comme l’« espace du chez soi ». Cette
pesanteur dans les manières d’habiter n’est pas une surprise, elle a été confirmée par
plusieurs travaux de recherche. Doit-on en conclure que la prise en compte des usages
sociaux tire l’architecture du logement vers le bas ? Le logement est-il de fait exclut du
champ de l’innovation ? Ces questions se poseraient davantage si l’ensemble des
architectes considérait ce savoir sociologique comme un acquis. Or la position d’Y. Lion 31
et ses productions récentes32 montrent que ce n’est pas toujours le cas. Il y a
vraisemblablement une autre manière d’évaluer les usages du logement.

L’approche esthétique dans l’évaluation du logement

34 Sans l’avoir explicité, en parlant de « pédagogie de l’habiter » et des réglementations de


l’usage, nous avions dores et déjà amorcé les réflexions sur l’approche esthétique du
logement. Nous les compléterons ici avec quelques autres remarques.
191

Le logement, une œuvre achevée ?

35 Nous l’avons dit, les règles sur la bonne présentation des logements interdisent de fait à
l’usager certaines pratiques jugées « inesthétiques » comme le fait de suspendre son linge
au balcon ou aux fenêtres. Encore une fois, la gestion propre au logement social et la
pensée des architectes se conjuguent bien. En effet on sait que ces derniers « ont
longtemps considéré l’œuvre architecturale comme un tout intangible et défendu aux
habitants de la modifier, d’en altérer l’aspect33 » (Raymond, 1984 : 41-43). Pour
illustration, nous proposons cette anecdote : bien que les marquages muraux se révèlent
être des actes constitutifs de l’habiter, J. Nouvel avait interdit aux habitants de poser du
papier peint sur les murs des logements qu’il conçût à Nimes. Dans le même esprit, Le
Corbusier avait minutieusement tout prévu pour que l’habitant ne vienne simplement
qu’avec sa valise et rien d’autre (allusion aux meubles notamment) pour habiter son unité
d’habitation (Pinson, 1993 :154).

Les transformations du logement, expression du mauvais goût de l’usager

36 Poussant ce raisonnement au bout, les transformations, les détournements, les abandons,


les rajouts effectués par l’habitant deviennent preuve de son mauvais goût, pis encore,
ces pratiques peuvent être qualifiées de, « sauvages », impropres et indignes. Les
déclarations stigmatisantes34 de Jean Nouvel, toujours à propos de la réception de ses
logements à Nîmes, vont dans ce sens. Pourtant beaucoup de travaux viennent contredire
cette conception qui fait de l’habitant une personne de mauvais goût : M. Segaud35 a
montré, en partant de la capacité universelle d’émettre des jugements énoncée par Kant,
que l’usager, par ses pratiques quotidiennes, fabriquait, à partir de son logement, un objet
esthétique. Il exercerait en quelque sorte un travail du négatif pour atteindre
l’esthétique, c’est-à-dire, pour lui, le Beau, le Joli. Ce n’est pas une esthétique de la pureté,
précise-t-elle, mais de l’impureté. Elle est donc différente de celle des spécialistes qui ont
du mal à accepter l’existence de sujets esthétiques. La position ambiguë de la discipline
n’y est pas pour rien. En fait, la valeur d’usage et la valeur esthétique ne sont pas
antinomiques, leurs rapports sont justes complexes. Entre les deux, le dosage est difficile ;
il n’y a pas de situation unique, mais des cas d’espèce.

ENJEUX ET SCÉNARIOS POSSIBLES APRÈS LA


PATRIMONIALISATION DU LOGEMENT
Un débat plus « ardu » vu les enjeux du patrimoine

37 Le débat se prolonge en se complexifiant dès lors que le logement transformé devient


patrimoine, et particulièrement quand vient le moment de « statuer » sur son état : quels
types de lecture faut-il avoir par rapport aux transformations ? Est-ce qu’il faut ne pas y
toucher ? Faut-il au contraire restaurer à l’identique ?
38 Une donnée nouvelle peut influencer ce débat : la touristification du patrimoine. Leur
relation est maintenant tellement évidente (Davallon, 1991 ; cité par Segaud, 1995) que
l’on pourrait presque superposer la carte des hauts lieux touristiques mondiaux avec celle
des ensembles patrimoniaux prestigieux36. Par sa mise en tourisme, le patrimoine devient
lui aussi objet d’actions esthétiques qui tendent à le muséifier. Il y a donc en plus des
192

questions inhérentes au débat, de nouvelles interrogations qui se posent aux acteurs, et


plus généralement à la société qui révèle le patrimoine : comment évaluer la réussite du
projet de patrimonialisation ? Par les usages et son appropriation ou alors par sa
fréquentation touristique devenue (un) critère de référence ? Elles interrogent toutes le
rapport que notre société doit entretenir avec le patrimoine : est-il de nature
anthropologique ou contemplative de sorte à perpétuer le mythe de la ville-décor ?

La restauration du patrimoine moderne : situer l’équilibre

39 Si « tout ensemble urbain qui bénéficie du statut de patrimoine se distingue du reste qui
l’entoure ou le côtoie » (Mercier, 1998 : 269), alors il fera l’objet d’une protection
particulièrement attentive. Sa revalorisation passera le plus souvent par une
restauration, y compris pour le logement social, à l’image de ce qu’il est advenu aux HBM
du Blanc-Mesnil toute de suite après leur inscription à l’inventaire supplémentaire des
Monuments Historiques. La restauration se distingue nettement de la réhabilitation par le
fait qu’elle vise un retour à l’état initial du bâtiment. Son intérêt est louable, mais à partir
du moment où le champ patrimonial s’ouvre aux objets de la vie quotidienne comme le
logement, faut-il nécessairement restaurer à l’identique et faire ainsi table rase des traces
de son appropriation laissées par les habitants ? Cette question, il y a de quoi se la poser
dans le cas des maisons ouvrières de Pessac. Malgré leur inadaptation originelle par
rapport aux attentes des ouvriers, elles sont inscrites dans un mouvement de
patrimonialisation dont le corollaire bien connu est la restauration37. Le Corbusier
n’aurait-il pas lui même concédé, « c’est toujours la vie qui a raison et l’architecte qui a
tort » ?
40 Il ne faut pas tout permettre aux habitants, ni tout leur restreindre : il y a un équilibre à
trouver dans la restauration du patrimoine moderne. C. Pozzi38 proposait de savoir
distinguer dans cette opération, les usages « impropres » du patrimoine et l’usage
critique pour mieux l’habiter. Effectivement, même s’il y a une perception de l’œuvre par
les habitants, comment peut-on leur demander d’adopter la conception corbuséenne de la
vie conjugale ? Certains diront que le façadisme est un compromis possible. C’est
d’ailleurs un scénario très répandu du fait que les législations et les subventions sur la
protection de l’immeuble concernent davantage l’extérieur que l’intérieur. Cette façon de
réduire l’architecture au spectacle n’est pas exclusivement propre à la restauration. C.
Flament39 a montré que même pendant la réhabilitation des grands ensembles, le
traitement visuel des façades l’avait emporté sur les investissements consentis à
l’intérieur des appartements. Elle est aussi partagée par l’architecte C. Devillers qui
explique que le respect du goût de l’habitant dans la conception de l’espace intérieur est
légitime, vu que c’est son espace de vie à lui seul et personne d’autre. Mais il ajoute, « ce
n’est plus vrai pour l’esthétique extérieur de l’édifice, qui intéresse non seulement tous
les usagers de la ville, mais aussi les générations futures40 [...] ». On touche ici à un autre
débat relativement ancien : faut-il considérer la façade et l’intérieur d’un même bâtiment
comme deux parties autonomes ? Au regard des divergences observées dans les réactions
des participants à un colloque portant sur le façadisme41, le débat n’est pas clos.
41 Toujours est-il qu’entre l’amélioration souhaitable du logement et sa restructuration, le
chemin est à la fois court et vite franchi. L’application des normes contemporaines de
sécurité y aide beaucoup. D’autre part, dissocier la façade du contenu néglige le fait
qu’habiter son logement implique aussi un rapport avec les Autres. L’extérieur n’est pas
193

regardé par l’habitant comme « extérieur » à l’habitat lui même, mais comme partie
intégrante. Bien entendu, il accordera une importance plus grande à son intérieur, mais
néglige-t-il pour autant sa façade ? Pouvoir la refaire à son goût, c’est également une
manière d’exprimer que l’on est chez soi. Les travaux de Raymond et Haumont permirent
de suggérer l’idée d’une correspondance entre le « dedans » et le « dehors » du logement.
Ils appellent « relation parfaite » quand la façade reflète bien l’intérieur, une situation
que jugent « normale » les habitants. Inversement, la relation est imparfaite quand
l’intérieur, qui leur sert toujours de référence, détrompe l’extérieur. Avec ce que nous
venons de dire précédemment, il arrive que la façade-décor surestime le confort
intérieur. De toute manière, ces remarques doivent être modulées selon que l’habitant vit
dans du logement individuel ou du collectif : dans le premier cas, l’extérieur compte
beaucoup (voir les habitants de Pessac), car chaque ménage dispose d’une façade qu’il
peut personnaliser pour approcher pourquoi pas la « relation parfaite ». En appartement,
il s’avère que les habitants ont moins l’impression d’avoir un extérieur, ne serait-ce parce
qu’il est le même pour tous (1 800 personnes à Marseille).

Des scénarios problématiques

42 Les exemples choisis jusqu’à maintenant sont ceux où les habitants tentent de
« dompter » le logement pour continuer d’y habiter. La restauration devient donc
problématique quand vient la patrimonialisation. Mais ce n’est pas toujours le cas. Un
décalage trop grand entre la réalité des usages et leur représentation savante peut
dissuader certaines populations d’y vivre trop longtemps. Le risque introduit par
l’innovation diffère selon les publics. Est-il plus grand dans le logement populaire ?

Un patrimoine dont sont exclues les classes populaires

43 On connaissait les effets de ségrégation sociale engendrés par une opération de


rénovation urbaine depuis les travaux d’H. Coing42. La sélection sociale pour habiter le
patrimoine n’est pas non plus un phénomène inconnu : « les différentes catégories
sociales n’ont pas un accès égal au patrimoine classé43 » (Pinçon-Chariot & Pinçon, 2003 :
322). Mais tendance qui est minorée alors qu’elle est un « grand classique » depuis
l’origine du projet moderne (Léger, 1990 : 139), c’est le rejet de l’architecture forte par les
classes populaires, alors qu’elle peut recevoir le goût des classes moyennes qui se
détournent plus facilement des conventions. Ce fut d’ailleurs la première leçon donnée
par l’Architecture Nouvelle que J.-M. Léger étudia dans son ouvrage déjà cité. Nous ne
reviendrons pas sur le paradoxe récurrent de proposer aux classes populaires une
architecture d’avant-garde, mais notons qu’il est porteur d’un risque majeur, celui de
détourner le logement, avant même son éventuelle patrimonialisation, de sa destination
sociale. Par exemple, le maître d’ouvrage des logements Néamausus est contraint
d’assouplir sa politique d’attribution, en ouvrant l’accès des logements à des populations
qui, en temps normal, n’y auraient pas droit. Si comme le prédisent certains observateurs,
le complexe est classé monument, sa vocation sociale aurait commencé à changer bien
avant.
194

Du patrimoine inhabité au projet de restructuration : l’exemple de Firminy

44 L’Unité d’habitation de Firminy forme aujourd’hui un patrimoine inhabité dans sa moitié


Nord. À nouveau, on a l’occasion de vérifier l’importance de la réception architecturale
dans le bon fonctionnement du patrimoine. Les raisons sont encore floues mais nul doute
que le projet du concepteur était résolument trop avant-gardiste44. Le rejet était d’autant
plus grand que les premiers candidats étaient des ouvriers d’origine campagnarde. Par
manque de population, la fermeture de cette partie du bâtiment est décidée en 1983.
L’unité étant classée, sa démolition serait évidemment un scénario catastrophe. Au
contraire, c’est vers l’accueil de nouvelles fonctions tertiaires que les représentants de la
ville et du bailleur principalement se dirigent. Ce projet, confié à H. Ciriani et approuvé
en 1995, impliquerait une transformation complète du bâtiment au moins dans sa partie
nord. Ceci n’est pas sans devoir interpeller les participants de ce colloque :
« l’attribution de surfaces habitatives au tertiaire (bureaux ou commerces), la
création d’espaces publics (activités culturelles ou autres) vont à l’encontre de la
destination d’origine et donc de l’essence même de l’édifice qui est justement une
“unité d’habitation”45 ».
45 Était-ce une fatalité ? À défaut de pouvoir trancher par un « oui » ou un « non », le
parcours de l’unité de Briey-en-Forêt permet au moins de nuancer tout déterminisme : sa
ré-appropriation par de l’habitat alors même que la situation était bien plus dramatique 46
qu’à Firminy fait effectivement réfléchir. Deuxièmement, après cette recomposition, que
restera-t-il de l’idée initiale du projet, et du fameux Modulor conçu par Le Corbusier ?

La muséification47 du logement

46 La muséification se développe souvent dans des logements inhabités, mais dans le


collectif, ce n’est pas une condition indispensable : la tendance est plutôt à l’ouverture
d’un appartement restauré dans son état d’origine pour qu’il puisse accueillir des
visiteurs. À Drancy, le phénomène prendra une ampleur plus grande puisque le maire de
la ville projette la création sur le site d’un mémorial et d’un Musée national de la
déportation juive.
47 Dans des circonstances différentes, à Lyon, dans la Cité HBM des États Unis, édifiée par
Tony Garnier, un Musée Urbain a été ouvert et bâti sur les murs des immeubles. C’est une
expérience originale et authentique puisque tout en continuant à assurer leur fonction de
loger les habitants, les bâtiments arborent sur 6 000 m2 les croquis du concepteur. Tous
ces exemples mènent à un même questionnement : peut-on mêler sur un même site, la
fonction muséale et la fonction utilitaire du logement ? Certes les habitants sont parties
prenantes dans le projet – encore que ce soit stratégique- mais la cité des États-Unis
avait-elle besoin d’un Musée pour constituer un patrimoine bien vivant ? Les
investissements matériels et symboliques, les
« pratiques de "transmission" des logements [...] suffiraient à étayer l’idée que ce
quartier avait acquis, bien avant la période où l’on allait se préoccuper de le
"revaloriser", une dimension patrimoniale aux yeux de nombre de ses occupants »
(C. Foret, 1993 : 55).
48 Même si la situation actuelle du logement social ne permet plus à l’État de satisfaire
pleinement l’inaltérable désir de nouveauté des architectes, avec la politique de
renouvellement urbain, la forme de substitution du grand ensemble demeure un enjeu de
tout premier plan, que D. Pinson situe à un niveau culturel : il est nécessaire de tirer les
195

leçons de l’architecture moderne des années soixante, et de réintroduire dans les


nouveaux logements les valeurs fondamentales de l’habiter. Car le patrimoine de demain,
se construit dès aujourd’hui.

BIBLIOGRAPHIE

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« Logement social : ghetto ou monument ? », L’Express, le 24 mai 2001, Dossier spécial.


197

NOTES
1. Se souvenir qu’au XIXe siècle déjà, le Familistère de Godin constituait en soi une mini-
révolution.
2. Zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager.
3. LELOUP M., « Les HLM ont droit de cité », in L’Express, dossier spécial « Logement social : ghetto
ou monument ? », 24 mai 2001.
4. QUERRIEN A. et LASSAVE P., 1996, Patrimoine et Modernité, Les Annales de la Recherche Urbaine, n° 72,
p2-3.
5. Ce qui faisait d’ailleurs dire à B. Vayssière que « le recollement des mots “patrimoine” et
“architecture contemporaine” est [donc] une piste très ténue en France ». Pour plus
d’informations, voir l’article : « Grands ensembles : pourquoi les démolir ? », in Études foncières, n°
103, mai-juin 2003.
6. V OYÉ L., Du modernisme au postmodernisme : le monument architectural, in Actes du colloque « Le
Corbusier, et la Modernité et Après... », p 166-167.
7. Lire l’article de M ICOUD A. et Roux J., 1996, « L’architecture en procès de réhabilitation », Les
Annales de la recherche urbaine, n° 72, p 136-143.
8. Commune située à l’ouest de Dunkerque, et que nous étudions par ailleurs dans le cadre d’une
thèse sur la démolition des grands ensembles.
9. Nous sommes conscients que l’innovation n’est pas toujours synonyme de qualité pour
l’habitant, mais la représentation des spécialistes (notamment dans les revues d’architecture) est
telle que le logement est tout de même reconnu comme œuvre d’art.
10. C HOAY F., 2002, « Cité de la Muette, Drancy : le culte patrimonial », Urbanisme, juillet-août
2002, n° 325, p 90-92.
11. R AYMOND H., 1996, « L’usage du logement. Traduire ou trahir », Les Cahiers de la recherche
architecturale, n° 37, p 19.
12. Devenu en 1999 le Plan Urbanisme Construction et Architecture
13. Programme Architecture Nouvelle devenu en 1989 Europan, suite à son élargissement à
l’Europe. L’objectif, à travers ces appels d’idée lancés par le PC, était de faire accéder les jeunes
architectes à la commande.
14. Réalisations Expérimentales dans lesquelles sont testés des dispositifs techniques et
architecturaux. Le complexe Néamausus bâti à Nîmes par J. Nouvel en est un exemple.
15. Les modèles d’innovation ont été lancés en 1972 en même temps que les REX et les PAN.
16. Q UERCY P., 2000, L’usage comme limite à l’expérimentation, in. Actes des conférences « Les
Mercredis de l’Utopie », p. 59. Pour information, il fut à ce moment directeur de l’Union
Nationale des Fédérations d’organisme HLM.
17. RAYMOND H., 1996, art. cit., p 23.
18. Pour l’Unité de Marseille, la bibliographie est longue, et pour les logements de Pessac, les
recherches de Ph. Boudon (1969), J.-C Depaule et alii (1970), B. B. Taylor (1972) et G. Monnier
(1986) sont à consulter.
19. L’échoppe bordelaise est un type implanté en bord de rue, et la chartreuse, au milieu de la
parcelle.
20. Retrouver ce texte et d’autres dans M ATHIEU-FRITZ A. et S TÉBÉ J.-M., 2002, Architecture,
urbanistique et société, (Hommage à H. Raymond), Paris, L’Harmattan.
21. S TASZAK J. F., 2001, « L’espace domestique : pour une géographie de l’intérieur », Annales de
géographie, n° 620, p 339-363.
22. RAYMOND H. et alii., 1966, L’habitat pavillonnaire, Paris, CRU.
198

23. À consulter entre autres LÉGER J.-M., 1990, Les derniers domiciles connus. Enquête sur les nouveaux
logements 1970-1990, Paris, Créaphis.
24. Voir les réactions des habitants de l’Unité de Marseille : « c’est curieux comme idée »,
« anormal », « abérrant », etc. C’est, pour reprendre le concept d’H. Raymond, la compétence des
usagers qui s’exprime par la parole.
25. G EIDEL S., « Les pratiques transformatrices dans le logement économique à Casablanca », Les
Cahiers de la recherche architecturale, 1er trimestre 1992, n° 27/28, p 172.
26. R AYMOND H. et H AUMONT N., 1972, Habitat et pratique de l’espace. Étude des relations entre
l’intérieur et l’extérieur du logement.
27. Voir sur ce sujet H AUMONT N., « Habitat et modèles culturels », in Revue française de Sociologie,
X-1968.
28. VERRET M., 1979, L’espace ouvrier, Paris, Armand Colin, coll. « U ».
29. P INSON D., 1992, « Du logement pour tous aux maisons en tous genres. Ethnographie de
l’habitat ouvrier en Basse-Loire », Les cahiers de la recherche architecturale, n° 27/28, p 151-164.
30. RAYMOND H., 1974, « Habitat, modèles culturels et architecture », in Architecture d’Aujourd’hui,
n° 174, juillet-août 1974, p. 50-53. Texte présenté par STÉBÉ et M ATHIEU-FRITZ, 2002, Architecture,
urbanistique et société, (Hommage à H. Raymond), L’Harmattan.
31. Il définit toute construction de logements comme la « ré-invention du monde » (Lion,
1987 :23 ; cité par Léger, 1990).
32. Particulièrement son concept de « Bande active » appliqué à Villejuif (Val-de-Marne).
33. MATHIEU-FRITZ et STÉBÉ, 2002, op. cit.
34. « J’espère bien que certains auront horreur de mes logements et qu’alors on leur donne la
possibilité d’aller accrocher ailleurs leurs rideaux et leurs petits trucs cucul la praline » (Nouvel,
1987 :10 ; cité par Léger, 1990).
35. SEGAUD M., 1999, « L’usager, homme de goûts », Urbanisme, n° 307, juillet-août 1999, p 70.
36. LAZZAROTTI O., 2000, « Patrimoine et tourisme : un couple de la mondialisation », Mappemonde
1/00, n° 57.
37. Sauf pour une déclarait A. Debarre ; Informations glanées dans l’ouvrage de P. D ÉHAN, 1999,
Qualité architecturale et innovation, t. 1.
38. P OZZI C, Les heurts du mouvement moderne avec la tradition de la construction et de l’habitat,
communication dans le cadre des conférences Domocos.
39. F LAMENT C, 1995, « Voir le voir. Architecture de réhabilitation, traitement visuel du social,
enjeux d’un changement de regard dans les cités », in S EGAUD M. (dir.), 1995, Espaces de vie, espaces
d’architecture.
40. Propos recueillis dans DÉHAN P., 1999, op. cit., p. 55-56.
41. Voir les actes du colloque international, Façadisme et identités urbaines, 28, 29 et 30 janvier
1999.
42. COING H., 1966, Rénovation urbaine et changement social, Paris, Les Éditions Ouvrières.
43. P INÇON-CHARLOT M. et P INÇON M., 2003, « Le patrimoine habité », in SEGAUD M. (dir.),
Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, Armand Colin, 2003, p 319-323.
44. « Si l’ensemble du projet Firminy-vert a séduit les appelous [...], jamais l’unité d’habitation
n’a véritablement été adoptée », in DUPAIN J.-Y., « La cité radieuse de Firminy renaît de ses
cendres », Études foncières, n° 80, automne 1998.
45. R EICHLIN B., 1997-1998, « Sauvegarde du moderne : questions et enjeux », extraits de Faces, n°
42/43, p. 3-5.
46. Elle est la seule des quatre unités d’habitation françaises à avoir connu l’épreuve de la
fermeture complète pour cause de vacance totale (Monnier, 2002 : 125).
47. À prendre au sens de la transformation du logement en musée.
199

AUTEUR
NAJI LAHMINI
Géographe, Université du Littoral Côte d’Opale Dunkerque, Institut des Mers du Nord (IMN)
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Habitat et intégration patrimoniale


dans la médina de Fès : quelles
politiques, quels enjeux
Alexandre Abry

NOTE DE L'AUTEUR
Ce texte fait partie d’un travail de doctorat en géographie intitulé « La question de
l’habitat dans la sauvegarde des médinas : enjeux, stratégies et méthodologie
opérationnelle dans un contexte de patrimonialisation de l’espace du centre ville
historique. Le cas de la médina de Fès », préparée au sein de CITERES-EMAM (ex-
URBAMA), Université François Rabelais de Tours sous la direction de Nadir Boumaza. Les
enquêtes de terrain nécessaire pour ce travail de doctorat ont pu être réalisées grâce à
mon intégration dans l’Action Intégrée intitulée « le patrimoine à l’heure de la
mondialisation : inventaire et mise à niveau » mis en place entre l’Université de Tours –
de CITERES-EMAM (ex-URBAMA) – et celle de Fès-Saïss.

1 La médina de Fès, fondée en 809, compte une population actuelle d’environ 160 000
habitants occupant 12 000 unités d’habitation sur une superficie de plus de 300 hectares.
Elle se compose de deux zones distinctes : la médina médiévale traditionnelle, Fès el Bali,
où logent 77 % de la population et une zone plus récente, Fès-Jdid. La vieille ville actuelle a
connu un processus de dégradation continu tout au long du XXe siècle. Plusieurs facteurs
rendent compte de ce processus. Le facteur originel réside dans l’ouverture de l’économie
marocaine au commerce européen et au système capitaliste à partir de la moitié du XIXe
siècle. D’autre part, le transfert du centre de gravité économique et politique du Maroc de
l’intérieur du pays vers des villes littorales comme Casablanca et Rabat, a eu comme
conséquence la marginalisation de Fès. Cette marginalisation s’est accentuée lors de la
création, par décision politique1, de la ville coloniale – appelée la ville « nouvelle » – à
l’écart de la vieille ville et destinée à accueillir les colons et les activités mises en place
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lors du protectorat. Le départ croissant des fassis aisés vers la ville « nouvelle » et vers les
villes côtières a eu pour conséquence un repeuplement des maisons vidées qui ont été
remplies peu à peu par des vagues de migrants ruraux, pauvres dans leur majorité et qui
s’y sont installés directement. La sur-occupation des habitations a provoqué leur
dégradation : ces mutations ont été à la base du processus de « prolétarisation » de la
population de cette médina ainsi que de la dégradation de son habitat et de son
environnement (Idrissi Janati, 2001 : 358).
2 En 1974, peu de temps après l’adoption de la Convention sur le « Patrimoine mondial
culturel et naturel » par l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la
Culture (Unesco), le Maroc fit appel à cette dernière afin de classer la médina de Fès sur la
liste des ensembles à protéger2 . Puis, à partir de 1976, toujours avec l’aide de cette
institution et du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), une aide a
été apportée pour établir le premier Schéma Directeur d’Aménagement Urbain de Fès
(SDAU) approuvé en 1980. L’élaboration de ce document a conduit à la formulation d’un
projet spécifique pour la médina de Fès en 1985. Depuis cette date, la médina de Fès a fait
l’objet de nombreuses études qui ont donné lieu à la formulation de plusieurs projets de
sauvegarde sans qu’aucun d’entre eux ne devienne opérationnel. Ce n’est qu’en 199943,
après une longue phase d’études qui a précédé le montage du projet – 1996-1999 –, que la
Banque Mondiale accepte d’octroyer un prêt au gouvernement marocain. Ce projet,
pionnier4 en la matière, a l’ambition pour les responsables de la Banque Mondiale de
devenir « une vitrine et un pilote pour tirer les leçons des liens qui peuvent exister entre
le développement économique et social et la préservation d’un patrimoine culturel 5 ».
3 Vingt ans ont passé sans que ni le projet de 1985 formulé par l’UNESCO et le PNUD, ni
celui de 1992 monté par le PNUD ne voient effectivement le jour. Ces projets, qui
appellent tous un ensemble d’actions systémiques ont été produits dans un contexte local
d’incertitude, caractérisé par une forte expansion urbaine et une forte mobilité
résidentielle tant externe qu’interne. Leurs échecs successifs traduisent les forts enjeux
qui sont présents dans le débat au sujet de la sauvegarde des centres anciens. Les
multiples enjeux – qu’ils soient économiques, sociaux, culturels ou encore symboliques –
sont tels qu’ils vont générer un contexte de patrimonialisation, entraînant une vision
particulière de l’aménagement de la vieille ville (Abry, 1999 : 62). Cette vision est
introduite sur le terrain par des politiques publiques6 d’aménagement dites « de
sauvegarde » ou de « réhabilitation » et constituées par un ensemble de normes. En
reprenant les termes de Pierre Muller et d’Yves Surel à propos de la construction des
normes, on considère que ce n’est pas un processus abstrait. La construction de normes
est au contraire « indissociable de l’action des individus ou des groupes concernés, de leur
capacité à produire des discours concurrents, de leurs modes de mobilisation. Elle dépend
aussi de la structure plus ou moins fluctuante de leurs relations et des stratégies
élaborées dans les contextes d’action » (Muller, Surel, 1998 : 79).
4 À partir du cas exemplaire que constitue l’exemple de Fès, l’objectif de ce texte est de
montrer comment les centres villes historiques sont tiraillés entre les organisations
internationales, notamment les bailleurs de fonds, qui influencent de manière parfois
décisive le développement d’un pays en définissant de manière précise le cadre et la
budgétisation d’une intervention, les relais décentralisés de l’État qui déploient des
stratégies de mise à niveau des centres anciens et enfin les résidants qui trouvent dans la
médina un moyen d’accès à la ville.
202

5 La méthodologie utilisée dans ce texte s’appuie dans un premier temps sur l’analyse des
différents projets de sauvegarde qui ont été formulés depuis le classement de la médina
de Fès comme « patrimoine mondial de l’humanité ». Cela nous permettra de cerner
l’évolution de l’analyse qui a été faite des centres historiques avec l’objectif d’établir un
bilan de ces différents documents. Cela permettra aussi de mettre en relief les
nombreuses difficultés auxquelles cet espace est confronté ainsi que les critiques
concernant ces différentes politiques (I). Dans un second temps, et à partir d’une enquête
qualitative effectuée auprès des différents acteurs institutionnels et des habitants, nous
nous interrogerons sur les enjeux qui orientent ces politiques (II). Même si la formulation
des enjeux liés aux différents projets qui ont été établis est différente en fonction des
catégories d’acteurs, l’arrivée à Fès de bailleurs de fonds internationaux permet d’unifier
certains points de vue au sujet de la sauvegarde de la médina.

QUELLES POLITIQUES POUR LE CENTRE ANCIEN ?


D’une politique qui se cherche...

6 Jusqu’à présent, bien qu’il y ait un objectif clair – la dédensification – les politiques
d’aménagement qui ont été projetées sur l’espace historique étaient tiraillées par de
nombreux groupes d’acteurs différents : l’UNESCO et le PNUD au niveau international, le
ministère de l’habitat et celui de l’intérieur au niveau national, l’ADER-Fès7 et l’AUSF8 au
niveau local, etc. Cette multiplicité d’acteurs et les quelques opérations qui ont été
réalisées, bien qu’elles aient permis le développement de la connaissance, ont contribué à
faire de la sauvegarde de la médina de Fès une question problématique qui dépasse les
seules contraintes physiques.

De nombreux problèmes à résoudre

7 En ce qui concerne l’agglomération, la question qui a présidé à la formulation du SDAU en


1980 était celle de la centralité de la médina par rapport aux autres ensembles urbains. Ce
document d’urbanisme avait comme idée maîtresse de « renforcer le rôle de la médina en
tant que centre principal de l’agglomération » (SDAU, 1980, vol. 4 : 19). De son côté, le
PNUD – tout en rappelant que la médina « maintient une centralité très importante »
(PNUD, 1992 : 4) – insiste sur le caractère systémique de toute action de sauvegarde. Pour
vérifier cette hypothèse, le projet PNUD prévoit donc une intervention sur une zone test 9,
ce qui permettrait, dans le cas d’un succès, que l’opération soit dupliquée à l’ensemble de
la médina. En outre, cette opération prévoyait une percée routière afin d’améliorer
l’accessibilité de la médina mais de nombreuses mobilisations habitantes ont conduit les
responsables du projet, en 1995, à l’abandonner (Idrissi Janati, 2000, p. 289-311).
8 À l’échelle de la médina, de nombreuses contraintes s’exercent à plusieurs niveaux : sur le
bâti, les infrastructures, le foncier, les accès, la disponibilité d’espace, les modes de
construction, etc. Dans ce contexte, la liberté d’action des investisseurs est fortement
réduite par ces contraintes, ce qui entraîne « des surcoûts, des difficultés de réalisation,
des conditions de fonctionnement marginales, ainsi qu’une incertitude constante sur les
délais et les coûts » (PNUD, 1992 : 28). L’ensemble de ces contraintes pousse le PNUD à
considérer que la caractéristique principale de la médina par rapport à une action de
réhabilitation ou de sauvegarde est « la très forte imbrication des différents éléments : la
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difficulté principale (vient du fait que) la solution des problèmes particuliers et bien
identifiés dépend des modifications de l’ensemble du système [...] (en cela) les actions
individuelles dans la médina dépendent donc de la réussite d’actions dans d’autres
domaines » (PNUD, 1992 : 32-33).

La montée en puissance institutionnelle

9 L’identification des problèmes à résoudre dans la médina et la réflexion qui s’est engagée
sur la question de la centralité de la médina est allée de pair avec la multiplication des
acteurs institutionnels sur le terrain. Des instances ont été créées pour soutenir l’action
de la municipalité de Fès-médina et de l’Inspection des Monuments Historiques,
traditionnellement en charge de la gestion urbaine et de la conservation du patrimoine.
10 L’ADER-Fès, principal acteur de la sauvegarde, a comme objectifs la déden-sification et la
réhabilitation. Ses statuts et ses missions, qui se sont avérés relativement ambigus,
comprenaient aussi bien « des objets généraux visant la sauvegarde, et des tâches très
précises d’aménageur voire d’agent immobilier » (PNUD, 1992 : 721). Principalement par
manque de moyen, cet organe a participé au développement de la connaissance de la
médina10 et à son rayonnement international mais n’a rempli que très partiellement sa
mission de dédensification et de réhabilitation. Le chevauchement de ses compétences
avec d’autres acteurs a alimenté une confusion sur son rôle et ses limites, confusion
exacerbée par des difficultés financières. En 1999, à la suite d’une grève du personnel –
qui n’a pas été payée pendant plusieurs mois –, un audit réalisé par un cabinet
indépendant révèle de nombreuses défaillances dans sa gestion. Le ministère de
l’Intérieur intervient en destituant le Directeur de l’ADER-Fès et le ministère des Finances
accorde une rallonge budgétaire sous forme d’augmentation de capital afin de faire face à
la crise financière que traverse cet organisme. Une partie du fonds servira à régler les
dettes et l’autre à relancer les divers projets non achevés par l’ADER-Fès11.
11 En 1991, l’Agence Urbaine et de Sauvegarde de la médina de Fès (AUSF) est créée et a pour
objectif de couvrir l’agglomération en documents d’urbanisme (Schéma Directeur
d’Aménagement Urbain et Plans d’Aménagement). Dès sa création, et bien que ses statuts
mentionnaient la sauvegarde de la médina de Fès comme un de ses objectifs principaux,
cette institution ne s’est pas engagée sur ce terrain à cause de l’ampleur du travail à
réaliser afin de doter l’agglomération d’un ensemble de Plans d’Aménagement (PA) mais
aussi à cause de la présence de l’ADER-Fès comme acteur omniprésent sur le terrain.
Depuis 1999, l’intérêt de cette institution pour la médina est manifeste. En 2001, elle s’est
dotée d’une cellule de « conservation du patrimoine et de sauvegarde des médinas » afin
de montrer sa volonté de participer au débat au sujet de la sauvegarde. Malgré ses
moyens limités et l’ampleur de sa tâche12, cette cellule participe activement aux prises de
décisions.
12 Sur le terrain, ces deux institutions se côtoient régulièrement, ce qui alimente un
sentiment de compétition entre elles. Ce fait est d’autant plus visible que leurs
attributions et leurs compétences se chevauchent13. De plus, plusieurs cadres14 travaillant
pour l’une de ces institutions se sont faits engagés par l’autre et vice versa ce qui alimente
encore plus la confusion sur leurs compétences et leurs responsabilités respectives.
204

Des points de vues différents

13 Malgré toutes les opérations réalisées, nombreuses sont les critiques qui mettent en relief
le manque de stratégie et de réalisme des projets de 1985 et de 1992. Ces critiques
s’expriment diversement en fonction du groupe d’acteur auquel appartient la personne
interrogée.
14 Un point de vue pessimiste se dégage chez certains acteurs institutionnels et architectes
qui voient dans la complexité et l’imbrication des problèmes présents dans la médina,
tant physiques que sociaux, l’impossibilité de développer une politique de sauvegarde qui
soit efficace. Le représentant du ministère de la Culture et des Monuments Historiques va
même jusqu’à affirmer que
« personne ne sait exactement ce qu’il faut faire dans la médina, personne n’a un
programme précis, clair et net car c’est tellement complexe, c’est trop difficile, [...]
c’est pas possible15 ».
15 Au-delà de la teneur des propos, c’est l’image du statu quo qui entoure la question de la
sauvegarde de la médina qui est mise en question, exacerbant ainsi la rivalité
traditionnelle entre conservateurs et modernistes.
16 Ce point de vue est contrebalancé par l’image positive de l’UNESCO auprès de la
population, qui se révèle très populaire. À ce propos, N. Lahbil Tagemouati note que ses
actions sont amplifiées et quelque peu déformées par l’imaginaire collectif, si bien « que
l’on peut évoquer un « mythe », ou la légende de l’UNESCO » (Lahbil Tagemouati, 2001 :
39). Même si plusieurs entretiens avec des habitants ont confirmé l’existence du « mythe
Unesco », il n’en reste pas moins que cette organisation est perçue comme le médiateur
grâce à qui la valeur de la médina s’est imposée mondialement16.
17 Pour les pouvoirs publics, cet imaginaire collectif permet d’unifier leurs points de vues au
sujet de la population de la médina. En effet, et malgré l’hétérogénéité de leurs
conceptions, « deux points communs les unissent [...]. La majorité des actions et
initiatives des habitants restent très mal connues des institutions, et cette ignorance se
double d’un refus de prise en considération de ces initiatives » (Navez-Bouchanine, 1995 :
14).
18 Le peuplement de la vieille ville, caractérisé par l’entrée de catégories pauvres issues de
l’exode rural dont la mobilité est forte, a alimenté pendant longtemps une certaine forme
de dénigrement des habitants de la part des pouvoirs publics en même temps qu’il est
devenu une cause expliquant a priori la dégradation. Néanmoins, plusieurs enquêtes
récentes contredisent ce raisonnement en montrant qu’il y a certaines formes de stabilité
résidentielle de la part de ménages qui ne sont pas issus de Fès.
19 D’un point de vue économique, N. Lahbil Tagemouati dégage plusieurs raisons qui
peuvent expliquer « le quasi échec17 » du projet Unesco de 1985 et de celui du PNUD de
1992. Tout d’abord, l’auteur montre que l’État marocain « n’est pas prêt à s’endetter
davantage », expliquant ainsi la réduction du budget qui a été estimé par les différents
projets. Ensuite, l’échec proviendrait, selon elle, du fait que « la barre a été placée trop
haut : les études ont privilégié une approche globale ; or, l’État ne peut pas intervenir sur
l’ensemble ; donc l’immobilisme se développe ». Sur le plan des représentations enfin, elle
estime que « la société marocaine n’est pas encore mûre pour résoudre les problèmes
posés par la mise à niveau de la médina » (Lahbil Tagemouati, 2001 : 145). Si toutes ces
raisons trouvent une justification économique, on peut simplement se demander si le
205

quasi-échec de ces projets n’a pas été « d’oublier » la composante sociale, c’est-à-dire les
habitants.
20 Du point de vue de la gestion urbaine, P. Signoles, G. El Kadi et R. Sidi Boumedine nous
rappellent que la situation qui a prévalu en la matière dans un certain nombre de pays en
développement était celle où « le laisser faire – on dirait aujourd’hui la tolérance – peut,
par défaut, tenir lieu et place d’une action volontaire et constituer, en soi, une manière de
gérer le système urbain18 ». À Fès, on peut constater que cette situation s’est peu à peu
développée. En effet, les projets Unesco de 1985 et PNUD de 1992, abandonnés pour
plusieurs raisons, bien qu’ils aient permis que se développe une connaissance affinée des
composantes de l’espace, ont confiné la sauvegarde dans des opérations ponctuelles de
restauration ou de réhabilitation qui étaient développées grâce à l’appui de nombreux
mécènes19. Cette situation, qui se révèle être par défaut une stratégie, a alimenté
l’impression que la sauvegarde puisait dans le seul registre « muséal ».

...À une politique de lutte contre la pauvreté

21 Après avoir promu sans réserve la politique des plans d’ajustements structurels
d’inspiration néo-libérale « la Banque Mondiale a pris conscience des dégâts sociaux
qu’elle a provoqué [...] si bien qu’en 2000, le rapport sur le développement dans le monde
de la Banque Mondiale s’intitulait : combattre la pauvreté » (Vermeren, 2001 : 91).
22 Cette institution considère que l’échec relatif de ces politiques vient du fait que l’on a
sous-estimé les phénomènes d’exode rural qui ont alimenté la pauvreté urbaine et qu’un
des leviers sur lequel il faut s’appuyer est constitué par la population. À Fès, cette vision
nouvelle issue de la réflexion sur le thème de la gouvernance et de la participation rompt
avec celle qui prédominait auparavant et qui faisait de la population le facteur principal
de la dégradation.

La Banque Mondiale et la lutte contre la pauvreté

23 D’une manière générale, la Banque Mondiale estime que la pauvreté et l’exclusion sociale
peuvent être réduites par la mise en valeur de la culture et du patrimoine culturel et c’est
à partir de deux perspectives qu’est envisagée l’intervention de cette institution.
24 D’un côté, elle considère la culture et le patrimoine culturel comme « des éléments
constitutifs des sociétés humaines auxquels il est nécessaire de se confronter pour éviter
qu’ils ne se transforment en obstacles freinant la réalisation des objectifs fixés par les
interventions de développement » (Banque Mondiale, 2001).
25 De l’autre, ces deux termes renvoient à une nouvelle opportunité économique qui peut
aussi avoir des impacts sociaux significatifs. Par exemple, ils se traduisent par
« l’amélioration des niveaux d’éducation et le renforcement de l’identité, par la
consolidation du capital social et par le renforcement de la cohésion sociale. Mais ils ont
aussi un impact sur le développement du patrimoine culturel national, sur la sauvegarde
du patrimoine pour les générations futures et enfin sur le développement du tourisme et
le maintien de l’emploi » (Banque Mondiale, 2001).
26 Ces deux perspectives permettent de se demander si le développement de la culture et du
patrimoine culturel est un facteur de réduction de la pauvreté ou si c’est plutôt une
opportunité économique.
206

Objectifs, conditions d’application et mesures d’une telle politique

27 Au niveau du projet, les objectifs formulés par la Banque Mondiale ne diffèrent pas
fondamentalement des objectifs des deux précédents20. J.-L. Sarbib, président de la région
MENA21 au sein de la Banque Mondiale, estime néanmoins que la condition d’application
d’une politique de réduction de la pauvreté sur l’espace de la médina réside dans « le
besoin fondamental de participation des populations. Il semble qu’un projet comme celui
sur lequel nous travaillons ne peut réussir que si les populations se le sont pleinement
approprié et que les gens puissent savoir à quelle porte aller frapper quand ils ont un
problème. Cela s’inscrit tout à fait dans la politique actuelle du Maroc de décentralisation
de l’autorité et de l’exercice de l’autorité d’une manière différente, avec un
gouvernement local et national qui est à l’écoute des populations, plutôt que le
fournisseur de services pour les populations. Il semble que le succès de ce projet va
dépendre essentiellement de la capacité non pas de travailler pour la population mais
avec la population22 ». Il y a donc un retournement complet de tendance par rapport aux
deux politiques précédentes puisqu’une partie du projet est constituée par l’implication
des populations dans la conduite des opérations23.
28 Si la politique de la Banque Mondiale est bien de réduire la pauvreté, on peut se
demander quelles seront les conséquences de cette réduction à l’échelle de la médina. En
effet, l’objectif de désenclavement de la médina par la « réhabilitation de l’infrastructure
et l’amélioration de l’accessibilité24 » peut être analysé comme un facteur soutenant
l’embourgeoisement de l’espace tout en confirmant le processus de dédensification
engagé plus ou moins spontanément par la population. En améliorant l’accessibilité, on
améliore l’attractivité pour des catégories sociales supérieures, ce qui a tendance à faire
augmenter les valeurs foncières des maisons, rendues plus accessibles. Comme le note N.
Lahbil Tagemouati, « l’accroissement du standing social des quartiers de la médina est à
la fois une condition et un moyen de réhabilitation de la médina » (Lahbil Tagemouati,
2001 : 151), avec néanmoins le risque de tomber dans les travers de « l’industrie
culturelle ».
29 Au final, les échecs du projet Unesco de 1985 et de celui du PNUD de 1992 peuvent être
analysés comme autant d’hésitations liées au développement de la connaissance de la
médina et à la structuration progressive du champ institutionnel. Au milieu des années
quatre-vingt-dix, l’entrée de la Banque Mondiale dans le champ du développement de la
culture et du patrimoine culturel comme moyen de réduire la pauvreté urbaine semble
avoir fait consensus puisque le projet à été approuvé en 1999. Si on pose l’hypothèse
qu’un consensus s’est formé autour du projet financé par la Banque Mondiale, on peut se
demander autour de quels enjeux il a été élaboré.

LE DÉBAT AUTOUR DE LA SAUVEGARDE


Les arguments économiques et sociaux
La médina : un atout pour l’économie locale

30 L’enjeu économique est très présent pour les habitants de la médina puisque cet espace
reste un lieu de travail par excellence, qui offre près de la moitié des emplois totaux de
l’agglomération, même si le secteur informel, faiblement rémunéré, prédomine (Fejjal,
207

1994). De tous ces secteurs, l’artisanat est celui qui offre le plus de possibilités
d’apprentissage pour les jeunes ainsi que des possibilités de promotion sociale pour les
migrants venant du milieu rural. En ce sens, l’enjeu social est formulé par le projet PNUD
de 1992 en des termes « d’apprentissage » et de « promotion sociale »25. Il s’agit donc de
confirmer l’importance de l’artisanat et du commerce dans la médina. Cette idée est
alimentée par le fait que la population, non seulement de la médina mais de l’ensemble de
la ville, « s’y ravitaille régulièrement et que beaucoup d’industries modernes basées dans
les zones industrielles extra-muros sous-traitent en médina une part de leurs activités, à
des artisans ou à de petits entrepreneurs » (PNUD, 1992 : 4).
31 Mais le poids économique de la médina est considéré d’une manière diamétralement
différente dans le projet approuvé par la Banque Mondiale en 1999, puisqu’associé au
développement de la culture, il permet à ce bailleur de fonds de pouvoir rentabiliser son
investissement. Comme l’affirmait J.-L. Sarbib en 2002,
« nous essayons aujourd’hui de regarder à travers le prisme culturel toutes les
opérations que finance notre institution [...] et quand on a cette richesse, comme au
Maroc, c’est un peu comme si on avait du pétrole ou du gaz naturel ».
32 Les études effectuées par l’ADER-Fès, appuyée par des experts de l’Université américaine
de Harvard, ont cherché à concevoir « la conservation comme un investissement dont on
peut calculer le taux de rendement interne, tant financier qu’économique et social 26 »,
estime M. Hajjami, directeur de l’ADER-Fès de 1989 à 1999. Selon toutes les estimations
réalisées, « ce taux se situerait entre 14et 17 % [...] d’ailleurs, les habitants de la vieille
ville consacrent plus de 2 % de la valeur du foncier à la restauration de leur demeure.
Pourquoi alors ne pas canaliser ces efforts et les intégrer dans l’ensemble de notre
travail ?27 ».
33 L’idée, pour la Banque Mondiale, est moins de faire de l’apprentissage ou de la promotion
sociale que de s’appuyer sur un taux de rendement qui pourrait être produit par les
habitants.
34 L’idée selon laquelle la sauvegarde de la médina doit s’appuyer sur l’économie locale est
partagée par l’ensemble des projets de sauvegarde, même si elle a été diversement
formulée. Néanmoins, s’appuyer sur les dynamiques développées par les habitants tout en
considérant la conservation comme un investissement rentable permettant la lutte
contre la pauvreté est une nouveauté dans le projet de sauvegarde.

Pauvreté et intégration sociale

35 Même si la médina correspond à un espace artisanal et commercial important qui offre de


nombreuses possibilités de travail, elle reste un espace dans lequel la pauvreté est élevée.
Une étude faite en 1996 lors de l’élaboration du projet financé par la Banque Mondiale
montre que la médina « est un lieu où la pauvreté atteint des proportions bien
supérieures à celle du milieu urbain marocain. [... ] De fait la médina tend à ressembler à
un quartier plus homogène socialement. Cette transformation est le résultat d’une loi
urbanistique selon laquelle les pauvres chassent les solvables » (Banque Mondiale, 1996 :
93).
36 L’enjeu social se transforme en un enjeu de peuplement qui est porté différemment par
l’ensemble des acteurs.
37 Pour les populations habitantes, globalement pauvres, la médina permet de trouver un
emploi, un toit, des services publics et une source d’approvisionnement peu chère. Lié à la
208

forte présence de l’artisanat dont la demande de main d’œuvre à bon marché est
importante, le peuplement de la médina permet à ce secteur de tirer des revenus
importants28. La médina correspond aussi à un refuge pour des populations captives,
même si cette tendance est à nuancer. En effet, durant les années soixante et soixante-
dix, la faiblesse de l’offre de logement en location a incité des ménages issus de l’exode
rural à s’installer directement dans l’intra muros. Mais cette tendance s’est inversée dans
le courant des années quatre-vingt. En effet, de nombreuses zones périphériques souvent
proches de la médina et composées d’habitats clandestins « en dur » se sont créées, de
sorte que l’entrée des migrants ruraux ne se fait plus principalement par la médina.
D’autre part, de nombreux ménages, lorsque leurs revenus le permettent ou bien parce
que leur logement est trop dégradé et menace de tomber en ruines, cherchent une
solution alternative, dans un autre quartier de la médina ou bien dans sa proche
périphérie29.
38 Pour les pouvoirs publics, l’enjeu social de la sauvegarde se cristallise sur la question du
peuplement et des logements. N. Boumaza rappelle à ce sujet que les logements « ne
constituent pas une priorité dans les plans de sauvegarde si on tient compte des fonctions
symboliques et politiques de la capitale religieuse et culturelle [...] (et ce) pour deux
raisons principales. (Tout d’abord) une dynamique de promotion par le logement
remettrait en cause le statut social des habitants, ce qui pourrait renverser les
représentations dominantes, composées d’une valorisation des symboles de la médina
associées à la dévalorisation du tissu et de la population qui l’occupe. [...] (D’autre part)
parce que le système de production du bâti est fondé sur la spéculation foncière et
immobilière, duquel s’écarte l’habitat ancien » (Boumaza, 1999 : 212).
39 Pour la Banque Mondiale, l’enjeu réside dans « la capacité de travailler, non pas pour la
population mais avec la population, de sorte qu’il y ait une véritable appropriation de ce
projet qui est le seul garant de sa pérennisation30 ».
40 Pour cet acteur, l’enjeu social est essentiellement constitué par la participation de la
population. En effet, il s’agit de s’appuyer sur les dynamiques habitantes en matière
d’investissement sur le logement31.

L’argument culturel
Les dangers du développement culturel

41 Le PNUD estimait en 1992 que l’enjeu culturel de la sauvegarde de la médina « n’est plus à
souligner », parce que « la sollicitude dont la médina fait l’objet, de la part de la
population marocaine et de la communauté internationale, mais aussi du mouvement de
dons que la sauvegarde de ses monuments suscite, attestent de cet enjeu » (PNUD, 1992 :
31).
42 Certes, la « sollicitude » est importante, mais l’enjeu culturel est aussi très important
puisque, lié au tourisme, il devient une ressource. En effet, c’est en partie grâce au
tourisme – et principalement culturel – que le Maroc vise à faire rentrer des devises 32 . En
ce sens, les interventions dans le domaine culturel permettent de faire « le lien entre le
centre ancien et l’économie mondiale et sont une façon de donner la médina à
consommer aux touristes » (Boumaza, 2001). Mais les interventions doivent être
réfléchies, sans quoi le patrimoine risque de tomber dans les travers de « l’industrie
culturelle33 ». Cette dernière standardise et banalise le patrimoine par la mise au point
209

« de procédés d’emballage permettant de livrer les centres et les quartiers anciens prêts à
la consommation culturelle [...] États et municipalités y recourent en fonction de leurs
choix et du produit à lancer et selon l’importance des revenus escomptés » (Choay, 1992 :
168).

Quelles interventions sur le bâti ?

43 Globalement, deux logiques s’affrontent. La logique que l’on pourrait qualifier de


conservatrice explique la dégradation de l’habitat par des habitants déracinés qui ne sont
pas citadins. Cette logique prône des interventions
« conditionnées par la non-introduction d’un fonctionnement incompatible avec la
morphologie et l’échelle (de la médina) [...] et par le retour aux conditions aussi
proches que possible de l’ordre ancien » (Idrissi Janati, 2001 : 359).
44 Les restaurations ponctuelles à l’identique de certains palais et belles demeures de Fès,
même si leur objet était la plupart du temps de retrouver les techniques traditionnelles
du décor en bois et en plâtre – peint et sculpté, correspondaient à des opérations très
onéreuses. Elles se voulaient pilotes et affichées34 et elles ont, dans la plupart des cas,
contribué à alimenter les représentations selon lesquelles le projet de sauvegarde devait
transformer la médina en un musée35. Cette vision a été soutenue par une partie des
architectes et par certains acteurs institutionnels.
45 Une seconde logique, que l’on pourrait qualifier de moderniste est fondée, quant à elle,
« sur l’accompagnement des ruptures de la tradition par la « modernisation » et
l’adaptation de la modernité aux cultures locales » (Boumaza, 1994 : 45). Elle se trouve
justifiée par le fait que, comme le souligne le responsable de la division des études de
l’AUSF « l’essentiel c’est que l’on sauvegarde la structure, que l’on sauvegarde l’aspect.
D’ailleurs, il ne faut pas être contradictoire avec soi-même, parce que même si on
réhabilite l’habitat avec des matériaux traditionnels et qu’on introduit des installations et
des équipements modernes, alors là, déjà, il y a une contradiction36 ». Cette logique prône
l’entrée dans le centre historique des techniques de constructions contemporaines et
l’adaptation des logements aux conditions de vie actuelles, caractérisées par la
décohabitation et l’individuation du logement. D’autre part, et pour combler les
défaillances des entreprises, un architecte explique que
si on donne aux habitants le ciment, les carreaux et tout ce qu’il faut pour mettre à
niveau leur logement, ils peuvent le faire eux-mêmes. Il y a déjà des gens qui font
comme ça pour certains locataires dont ils sont sûrs37 ».

CONCLUSION : QUELLE INTÉGRATION POSSIBLE


POUR LE LOGEMENT DANS LA MÉDINA DE FÈS ?
46 L’opposition que l’on trouve entre conservatisme et modernisme au sujet de la
sauvegarde de la médina de Fès traverse l’État, qui oscille entre « d’une part, les
opérations de rénovation voire tout simplement de démolition et, d’autre part,
l’élaboration de plans à long terme irréalisables » (Boumaza, 1994 : 45). Elle se retrouve
dans le débat au sujet de la sauvegarde de la médina et elle alimente la réflexion
concernant le rapport entre tradition et modernité. Federico Mayor, directeur général de
l’Unesco en 1992 estimait que « la campagne de Fès constitue l’exemple d’un des défis
majeurs que l’humanité doit relever pour préserver et enrichir son héritage culturel
devant les contraintes que lui impose la modernité ». Dans le même ordre d’idée, J.-L.
210

Sarbib, président de la région MENA au sein de la Banque Mondiale, expliquait en mai


2002, à propos de Fès que « la conscience de son histoire est importante et permet
d’aborder la mondialisation avec beaucoup plus de sérénité. D’ailleurs, pour être un bon
citoyen du village global il faut être tout à fait à l’aise dans le village d’où l’on vient. Par
conséquent, il faut assumer pleinement sa culture, ses traditions et son histoire pour
pouvoir aller confiant participer à la création d’un monde de globalisation38 ». En
filigrane, ce débat tend à montrer que le succès d’une réhabilitation dépend
essentiellement de la capacité d’une société à maîtriser l’articulation entre le passé et le
futur, pour s’insérer dans le marché mondial.
47 L’élaboration d’un projet de sauvegarde opérationnel a été rendue difficile pour plusieurs
raisons. D’une part, l’imbrication des problèmes à résoudre sur un terrain complexe, tant
physiquement que socialement, a nécessité une phase d’étude importante. D’autre part, le
champ institutionnel local s’est structuré progressivement, selon que le secteur de
l’habitat passait du ministère de l’Intérieur à celui de l’Aménagement du Territoire et de
l’Habitat. La lente élaboration d’un projet n’a fait qu’accentuer les problèmes déjà
présents. Dans les années quatre-vingt-dix, la Banque Mondiale a développé une stratégie
de lutte contre la pauvreté, avec comme objectif de rentabiliser son investissement. Cette
stratégie prend en considération la dimension humaine et sociale, non pas dans des
termes d’assistance ou d’accompagnement mais plutôt sur la base de la participation des
habitants, presque contractualisée. Le registre de la participation, qui se rattache à celui
de la citoyenneté, s’insère dans le cadre conceptuel de la gouvernance, développé par les
bailleurs de fonds internationaux depuis une dizaine d’années. Cette intervention, axée
sur l’amélioration de l’accessibilité et la mise à niveau par l’appui sur les dynamiques
habitantes, a pour conséquence indirecte le départ des ménages qui ne pourront pas
supporter l’augmentation des valeurs foncières. Mais le changement de peuplement, s’il
n’est pas maîtrisé par un suivi efficace, risque de dénaturer l’espace du centre ville,
notamment au niveau de ces ambiances urbaines. Il faut donc considérer qu’il y a un lien
fort entre le peuplement de la médina et les activités qui s’y sont développées et que la
modification de ce lien risque de dénaturer l’espace.

BIBLIOGRAPHIE

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VERMEREN P., 2001, Le Maroc en transition, éd. La découverte, 250 p.

NOTES
1. Dès l’installation du protectorat, en 1912, le maréchal Lyautey imposa une nouvelle politique
urbaine basée sur la bipolarisation spatiale, « stratégie qui se résume en deux mots : deux
populations, deux villes », (Barrou, 2001 : 98).
2. D’après la Convention de 1972, peuvent être considérés comme « patrimoine culturel » des
monuments, des ensembles et des sites. La médina de Fès est classée dans la catégorie des
« ensembles », entendus comme des « groupes de constructions isolées ou réunies qui, en raison
212

de leur architecture, de leur unité, ou de leur intégration dans le paysage, ont une valeur
universelle exceptionnelle du point de vue de l’histoire, de l’art ou de la science » (Choay, 1992 :
154).
3. Trois projets de sauvegarde de la médina de Fès ont été définis entre le royaume du Maroc et
différentes organisations internationales. Le premier, en 1985, étiqueté Unesco et PNUD et établi
lors des travaux du SDAU, prévoyait une enveloppe globale de 541 millions de dollars, a été
abandonné ; le second, réalisé grâce à l’aide du PNUD en 1992, prévoit 64 millions de dollars mais
est finalement rejeté. Le troisième, en collaboration avec la Banque Mondiale, est en cours
d’exécution, pour un montant de 29 millions de dollars (Lahbil Tagemouati, 2001 : 127).
4. Ce projet est pionnier puisque c’est la première fois que la Banque Mondiale octroie un prêt à
une municipalité : la moitié des 29 millions de dollars est allouée au gouvernement marocain et
l’autre moitié à la municipalité de Fès-Médina.
5. Communication de J.-L. Sarbib le 31 mai 2002 lors de la conférence des bailleurs de fonds qui
s’est tenue à Fès entre le 31 mai et le 2 juin.
6. De nombreuses définitions des politiques publiques existent ; nous retenons ici celle du
courant d’analyse comparée en sociologie politique qui considère les politiques publiques comme
« un champ d’analyse qui est celui de ce que les autorités publiques font ou ne font pas, des
raisons pour lesquelles elles le font ou ne le font pas et pourquoi elle suivent telle ou telle voie
d’action ou d’inaction » (cité par J.-P. Durand et R Weil, 1999,527 p., in HeidenheimerA, Helco H.,
Adams C, 1978).
7. L’ADER-Fès (Agence de Dédensification et de Réhabilitation de la médina de Fès) a été créée en
1989 par remplacement de l’ancienne Délégation de Sauvegarde de la Ville de Fès (DSVF), qui
avait elle-même été créée à la suite des travaux préparatoires du premier SDAU, en 1980. Elle a le
statut d’une société anonyme dotée d’un capital de 5 millions de Dirhams. Elle est administrée
par un conseil dont le ministre de l’Intérieur est le président.
8. L’AUSF (Agence Urbaine et de Sauvegarde de la médina de Fès) a été créée en 1991 afin
d’établir la couverture de l’agglomération en textes réglementaires, notamment par des Plans
d’Aménagement (PA).
9. Cette zone, Aïn Azliten, située au nord-est de la médina de Fès, correspond à environ 20 % de la
superficie totale de la médina de Fès. Elle présente l’intérêt de recouvrir « tous les types
d’interventions susceptibles d’être menés en médina » (PNUD, 1992,24).
10. Peu après sa création, l’ADER-Fès s’est lancée dans la mise au point d’un Système
d’Information Géographique (SIG) recensant l’ensemble des caractéristiques de la médina.
Finalisé en 1992, ce SIG n’a pas fait l’objet d’une actualisation régulière si bien qu’en 2002 une
grande partie des données sont inutilisables.
11. Hebdomadaire marocain L’Économiste du 13 novembre 1999.
12. En 2003, cette cellule de l’AUSF comprenait deux personnes : un cadre – architecte de
formation – et un géographe nouvellement recruté. Elle avait la charge non seulement de la
médina de Fès mais aussi de toutes les médinas de la région administrative du Centre-Nord, soit
une demi-douzaine de centres villes historiques.
13. Cette compétition a été visible lors de l’élaboration du Plan d’Aménagement (PA) de la
médina. Ne trouvant pas le moyen de collaborer, l’ADER-Fès a été chargée de l’étude du PA intra-
muros tandis que l’AUSF s’occupait des abords de la médina.
14. C’est le cas par exemple d’un architecte de l’AUSF qui a été recruté par l’ADER-Fès dans la
Division des Études et de la Planification à la suite du changement de direction.
15. Entretien, 11 novembre 2002.
16. De nombreux habitants ont tenu des propos optimistes quand à l’action de l’UNESCO dans la
médina de Fès. Même si certains d’entre eux attribuent à tort certaines actions dans la médina,
tous sont d’accord pour dire que c’est une bonne chose pour le Maroc que l’on parle de leur ville
au niveau international.
213

17. À propos de la sauvegarde de Fès, N. Boumaza caractérise « le bilan de l’action publique, en


1995, suffisamment médiocre pour que l’on puisse le qualifier de semi-échec » (Boumaza, 1999 :
208).
18. SIGNOLES, EL KADI, SIDI BOUMEDINE, 1999 : 1 .
19. C’est le cas de la médersa (école coranique) Meshabiya financée par Hassan II, mais aussi du
fondouk – caravensérail – Nejjarine par la Fondation Karim Lamrini, la médersa Bouanania par la
Fondation Benjelloun Meziane, la rénovation du musée de l’astrolabe par la Reine du Danemark,
la restauration et l’entretien des fontaines traditionnelles par l’Office National de l’Eau Potable
(ONEP), le Fonds Arabe de Développement Economique et Social (FADES), la Banque Populaire et
la Commune Urbaine de Fès-Médina, la réhabilitation des réseaux d’eau traditionnels de la place
Bab Makina par le FADES avec l’appui de l’Association Fès-Saïss, la restauration de Dar Adiyel par
le gouvernement italien, l’illumination des remparts et des minarets par M. Abed Yaacoubi
Soussane etc.
20. En effet, l’objectif du projet financé par la Banque Mondiale – comme les autres projets
précédents – est d’améliorer l’accessibilité, ce qui devrait permettre, indirectement, de
dédensifier la médina.
21. La Banque Mondiale est divisée en plusieurs ensembles régionaux ; le Maroc s’insère dans la
région MENA (Moyen-orient et Afrique du Nord).
22. Id. J.-L. Sarbib, Fès, mai 2002.
23. Le projet est divisé en cinq composantes. Trois des cinq composantes touchent la population :
la réhabilitation du patrimoine bâti, l’amélioration de l’environnement urbain et le
développement communautaire. Les deux autres concernent la réhabilitation de l’infrastructure
viaire et le renforcement institutionnel.
24. Cette composante dans le projet financé par la Banque Mondiale est la plus importante de
part son coût (145 millions de Dirhams, soit un peu plus de 50 % du coût total). Elle consiste à
créer un réseau de voirie d’urgence, à améliorer les accès véhiculaires existants, à créer des
équipements dans les aires d’accès, à augmenter le nombre de parkings et enfin à améliorer la
circulation (Royaume du Maroc, Banque Mondiale, 1998 : 3)
25. PNUD, 1992, « Sauvegarde de la médina de Fès », p. 30.
26. Hebdomadaire L’économiste du 2 juin 1999, « La Banque Mondiale érige la sauvegarde de la
Médina en projet pilote ».
27. Ibidem.
28. L’étude « Profils des revenus et pauvreté dans la médina de Fès » réalisée en 1996 par l’ADER-
Fès en collaboration avec l’Université de Harvard montre que la médina correspond à un bassin
d’emploi « puisqu’entre deux tiers et trois quarts des chefs de ménages y travaillent » (Banque
Mondiale, 1996 : 93).
29. La médina s’insère dans un ensemble urbain plus large qui regroupe « l’essentiel des
populations à faible revenu, l’essentiel des emplois informels et du petit artisanat, et qui est
caractérisé par un habitat modeste et dense » (PNUD, 1992 : 4).
30. Id. J.-L. Sarbib, Fès, mai 2002.
31. Une des cinq composantes du projet, le « développement communautaire » qui prévoit une
enveloppe égale à 17 % du budget s’appuie sur des opérations qui peuvent être réalisées
directement par les habitants. C’est le cas par exemple de l’évacuation des ruines et des stocks de
déchets solides.
32. Lors des Assises du tourisme à Marrakech en janvier 2001, « le souverain a souhaité « faire du
tourisme une locomotive du développement ». Il s’agit, selon lui, de développer de manière
considérable ce secteur d’ici 2010, en portant à 20 % la part du tourisme dans le PIB (il représente
8 % aujourd’hui) et d’atteindre 10 millions d’entrées annuelles de touristes » (Vermeren, 2001 :
188).
33. Cf. CHOAY F., L’allégorie du patrimoine, 1996, p. 152-179.
214

34. La majorité des opérations financées par des mécènes ont fait l’objet d’une communication
importante : les chantiers étaient repérés grâce de nombreux panneaux explicatifs.
35. C’est le cas par exemple de la restauration de Dar Adiyel, à l’origine destiné à se transformer
en une maison des jeunes et de la culture et qui a dû attendre plusieurs années avant d’avoir une
fonction. Cette maison devrait accueillir très bientôt un musée et un conservatoire des
instruments de musique traditionnelle.
36. Entretien avec M. Benbassou le 15 novembre 2002.
37. Entretien avec M. Slitini Serghin, architecte, le 6 mai 2002.
38. Id. J.-L. Sarbib, Fès, mai 2002.

AUTEUR
ALEXANDRE ABRY
Géographe, CITERES-EMAM (ex-URBAMA),
Université François Rabelais de Tours
215

Effacement et réappropriation de
l’habitat populaire dans les centres
anciens patrimonialisés : les exemples
du Vieux-Mans et de la Doutre à Angers
Vincent Veschambre

1 Comme l’avait mis en évidence Jean-Paul Lévy, les centres villes connaissent des cycles de
valorisation/dévalorisation liés notamment au vieillissement et à la dégradation du parc
immobilier (Levy, 1987). Alors que nous sommes plutôt dans une phase de revalorisation
foncière et de gentrification1 de ces espaces centraux à l’échelle mondiale (Bidou-
Zachariasen (dir.), 2003), il ne faut pas oublier que les centres ont été il y a quelques
décennies (et le sont encore pour tout ou partie selon les aires culturelles) des foyers de
concentration des classes populaires2, ouvriers, petits artisans et commerçants, précaires
et sans emploi, dans un habitat dégradé et dévalorisé. Comme l’a montré Jacques Lucan
(Lucan, 1992) à propos de Paris, la thématique des « îlots insalubres » a servi de fil
conducteur aux politiques urbaines françaises durant une bonne partie du XXe siècle,
justifiant les rénovations et la relégation des catégories populaires en banlieue (Lévy-
Vroëlant, 1999). Depuis une trentaine d’années, c’est le processus de patrimonialisation
qui est moteur dans la revalorisation symbolique et foncière de ces quartiers centraux et
donc dans leur changement social.
2 Nous souhaitons revenir sur ces processus de transformation sociale à travers l’analyse
comparative de deux quartiers de centre ville, dans deux agglomérations de taille
moyenne3 de l’Ouest de la France : Angers et Le Mans. Nous avons choisi plus précisément
deux quartiers historiques qui sont aujourd’hui très prisés, après avoir longtemps
fonctionné comme espaces de concentration des plus pauvres : La Doutre à Angers et le
Vieux- Mans4. Nous essaierons de bien préciser la manière dont les décideurs ont utilisé
les héritages urbains en tant que « structures sociales », soit pour les dévaloriser et les
démolir, soit pour les reconnaître et les patrimonialiser. Au bout du compte, il s’agit de
216

repérer s’il y a eu de véritables « stratégies de gentrification » (Smith, 2003) à travers


l’intervention sur les héritages bâtis de ces deux quartiers historiques.
3 Les exemples choisis sont à la fois comparables, compte tenu de leur revalorisation
concomitante, et contrastés du point de vue de l’importance respective des rénovations et
réhabilitations : alors que la rénovation a profondément transformé le quartier de La
Doutre, le Vieux-Mans a été dans son ensemble sauvegardé, et est devenu emblématique
de ces quartiers centraux patrimonialisés. Nous pourrons donc repérer si ces différentes
formes d’intervention sur le bâti ont induit des évolutions sociales différenciées.
4 Ce processus de gentrification des quartiers centraux apparaît contradictoire avec la
notion même de patrimoine qui en est le support. Comment parler en effet d’héritage de
tous si l’appropriation foncière et symbolique en est réservée à une élite sociale ? Nous
ferons le point de la présence de catégories sociales populaires dans ces centres, qui
conditionne le principe même de mixité sociale auquel se réfèrent bien souvent les
responsables politiques. Et dans le même temps, nous envisagerons les enjeux de
mémoire de ces populations qui ont dû quitter le centre ville, et nous poserons la
question des traces sur lesquelles cette mémoire peut se construire.

ANGERS ET LE MANS AU MILIEU DU XXE SIÈCLE : DES


QUARTIERS CENTRAUX PARTIELLEMENT TAUDIFIÉS
5 Au Mans, comme à Angers, certains secteurs du centre ville se caractérisent au sortir de
la seconde guerre mondiale, par la taudification et par la concentration, dans un contexte
de pénurie de logements, des catégories les plus pauvres. Ces quartiers insalubres sont
identifiés par les autorités locales depuis les années 1930, dans le cadre d’un plan
d’aménagement de 1934 à Angers et d’une enquête sur les taudis de 1936 au Mans.

La Doutre à Angers : un espace de relégation

6 Au milieu du XXe siècle, Angers est une ville marquée par la vétusté de son tissu urbains5,
conséquence de décennies d’immobilisme économique et politique (Jeanneau, 1993). La
pauvreté se concentre dans les quartiers centraux où l’on compte 40 % de logements
surpeuplés et 75 % de locataires (au lieu de 17 % et 66 % dans le reste de la commune) au
milieu des années 1960 (Branchereau, Cayla, 1980). Un quartier est plus particulièrement
marqué par cette concentration et par là même stigmatisé : il s’agit de la Doutre, qui est
considérée comme « la partie la plus déshéritée d’Angers » (Jeanneau, 1993, p. 45). Nous
retrouvons là une très ancienne géographie sociale de la ville d’Angers où s’opposent
« hauts quartiers » aristocratiques et bourgeois de la ville close, situés entre le château et
l’ancien hôtel de ville, et « bas quartiers » portuaires inondables, notamment ce quartier
d’outre-Maine, anciennement marqué par l’implantation d’institutions religieuses
caritatives6 et par la présence d’activités génératrices de nuisances (fig. 1).
7 Quartier populaire par excellence, dont la vie sociale, faite de difficultés et de solidarités,
a été décrite par Maurice Poperen (Poperen, 1979), la Doutre constitue depuis longtemps
un « monde à part », à l’image de marque très négative. Un recensement de 1769 montre
que la paroisse de La Trinité, qui couvre l’ensemble du quartier, est à la fois la plus
peuplée et la plus déshéritée de la ville (Biguet, Letellier, 1987). Il faut cependant
distinguer deux sous-ensembles à l’intérieur ce quartier. C’est dans le secteur Saint-
217

Nicolas, bas quartier anciennement occupé par les artisans et les ouvriers, que la
population est la plus défavorisée et a la plus mauvaise réputation. Au tout début des
années 1960, le profil social en est éloquent, avec un tiers d’actifs irréguliers (dont
retraités, saisonniers, chiffonniers) et plus de la moitié de manœuvres7. Dans ce « parc
social de fait » le bâti est extrêmement dense et dégradé, avec les trois quarts des
logements dont le plancher est en mauvais état, le cinquième qui sont totalement
dépourvus d’ensoleillement et les quatre cinquièmes qui ne sont pas dotés de WC
intérieurs.
8 La partie haute de la Doutre a quant à elle été occupée durant le Moyen Age et la
Renaissance par une frange de l’aristocratie et de la bourgeoisie angevine : la présence
d’hôtels particuliers des XVe, XVIe et XVIIe siècles témoigne encore aujourd’hui de cette
« splendeur passée ». Mais abandonnée à partir du XVIIe siècle par l’élite sociale, la Doutre
dans son ensemble a fonctionné depuis comme espace de relégation des pauvres.

Figure 1 : Les mutations de La Doutre

9 Le pont qui relie les deux rives de la Maine a longtemps représenté une barrière
symbolique.

Le Vieux-Mans, le quartier populaire de la ville

10 Si Angers fait partie des villes les plus sinistrées en matière de logement au milieu du XXe
siècle, Le Mans n’apparaît guère mieux lotie. Une étude présentée en avril 19368 indique
une surmortalité de 4 points supérieure à la moyenne des autres villes françaises, qui est
expliquée notamment par les conditions d’hygiène dans le Vieux-Mans, où la tuberculose
est endémique, dans un contexte de forte densité : le quartier compte à l’époque environ
4500 habitants, soit 500 habitants à l’hectare9. Les enquêtes qui se sont succédées depuis,
218

ont mis en évidence des conditions de logement désastreuses : en 1960, on ne recense


qu’un quart d’immeubles « solides », pour la moitié de « médiocres » et un dernier quart
de « vétustes » ; un quart des logements ne sont pas raccordés à l’eau courante et 80 % ne
disposent que de WC collectifs. La nécessité de lutter contre l’insalubrité et la misère de
ce quartier s’est alors imposée comme une priorité politique.

Figure 2 : Le secteur sauvegardé du Vieux-Mans

11 Mais la ville intra-muros n’a pas toujours été caractérisée par la pauvreté de ses habitants.
Témoins archéologiques et architecturaux nous rappellent que le centre du pouvoir de la
cité romaine (thermes), puis médiévale (cathédrale, Palais comtal, Palais royal) était
localisé dans cette partie de la ville, entourée depuis la fin du IIIe siècle par des remparts
(fig. 2). Les nombreuses maisons et les hôtels des XVe, XVIe et XVIIe siècles, qui constituent
aujourd’hui l’essentiel du patrimoine protégé de la ville, indiquent que les plus riches ont
continué à se concentrer dans la ville intra-muros après le Moyen Âge. Quelques hôtels
particuliers ont encore été construits au XVIIIe siècle, mais c’est à partir de cette époque
que les bourgeois et les magistrats ont commencé à s’installer en dehors de la cité. Après
la Révolution, la cité devint le refuge de la prostitution (Dumay, Poitevin, 1991), ce qui
témoigne d’un profond changement social. Cette spécialisation, associée à une réputation
de « coupe gorge » est entérinée et renforcée par un arrêté du 23 décembre 1878, qui
cantonne les maisons closes à la partie basse de la vieille ville. À partir de là,
appauvrissement de la population et dégradation du bâti vont de pair.
12 Le quartier fonctionne comme foyer de concentration des plus pauvres durant toute la
première moitié du XXe siècle. Dans un témoignage, une ancienne habitante du Vieux-
Mans résume de manière parlante la composition sociale de l’entre-deux-guerres en trois
classes : « les épiciers, les ouvriers et les miséreux10 ». La population s’appauvrit encore
après la seconde guerre mondiale, dans un contexte de grave pénurie de logements.
219

13 C’est donc après un long abandon par les pouvoirs publics que les municipalités angevine
et mancelle décident d’intervenir au tout début des années 1960.

RÉNOVATIONS ET RÉHABILITATIONS : UN MÊME


CHANGEMENT SOCIAL
14 C’est au même moment, au tournant des années 1950 et 1960, que les municipalités du
Mans et d’Angers se lancent dans des opérations de rénovation dans ces quartiers, afin
d’éliminer les taudis et de reconstruire du logement. La tentation de la « table rase » est
alors forte mais la présence d’édifices protégés et la vigilance du ministère des Affaires
culturelles, limitent l’ampleur des démolitions.

Doutre et Vieux-Mans : une forte proportion des édifices protégés de la commune

Source: MH, 2003

15 Par ailleurs, des associations se sont créées depuis la fin de la guerre et se donnent pour
objectif de veiller à la « sauvegarde » et à « la renaissance » de leur quartier : ce dernier
terme apparaît à quelques années d’intervalle dans le titre de deux associations mancelle
et angevine11.
16 Mais alors que le Vieux-Mans est protégé en grande partie à partir de 1966 par un secteur
sauvegardé, une partie de la Doutre est démolie dans les années 1960.

La Doutre à Angers : priorité à la rénovation

17 Dans les années 1960, les responsables politiques mettent en pratique la politique de
démolition des quartiers insalubres, qui était envisagée dès l’entre-deux-guerres. Avec le
faubourg Saint-Michel, Saint-Nicolas dans la Doutre figure parmi les premiers objectifs.

Une rénovation sans état d’âme

18 Une société d’économie mixte est créée dès le 3 juin 1961. Le plan masse élaboré prévoit
la démolition des 3/4 du quartier (fig. 1), avec construction de deux centres commerciaux
et de logements en barres, « tout pastiche d’une architecture archaïque (étant) interdit 12
». Les documents d’époque révèlent la vision moderniste des responsables angevins :
l’expression « d’opération bulldozer » revient à plusieurs reprises dans les archives de la
SEM. Il faut de nombreuses interventions du ministère des affaires culturelles pour que
les héritages architecturaux soient pris en considération : le ministère s’appuie
notamment sur un arrêté de classement à l’inventaire des sites qui est pris le 29 janvier
1963, pour la partie centrale de la Doutre, autour de la Place de la Laiterie, caractérisée
par un alignement de maisons à pans de bois. Un projet de secteur sauvegardé est
220

également évoqué du côté des monuments historiques et réclamé par l’association


Renaissance de la Doutre. Mais la municipalité, qui souhaite garder les mains libres,
refuse d’inscrire Angers parmi les villes candidates.
19 À côté du périmètre de rénovation, qui couvre pour sa première phase 7 hectares, la
municipalité est cependant contrainte de fixer un périmètre de réhabilitation. Mais alors
que la reconstruction démarre en 1968, il faut attendre le milieu des années 1970 pour
que s’amorce véritablement la réhabilitation. Un tel décalage est révélateur des
conceptions urbanistiques de l’époque. La longueur du processus dans son ensemble est
telle que les autres rénovations envisagées n’apparaissent plus dans l’air du temps dans
les années 1970 : seul le quartier Saint-Nicolas, avec son image très répulsive et ses
populations très pauvres aura été complètement effacé. Le programme achevé en 1976 a
entraîné la démolition de 740 logements anciens remplacés par 640 logements neufs (fig.
3).

Fig. 3 : la construction des résidences Saint-Nicolas (mai 1970),


© Ville d’Angers, Photo HEURTIER, agence photographique

20 Les objectifs initiaux de la rénovation étaient clairement de changer la population du


quartier. Lors du conseil d’administration de la SEM d’avril 1963, on parle « de la qualité
des futurs propriétaires et occupants des immeubles reconstitués dans le cadre de la
population nouvelle du quartier13 ». Les populations délogées par ces rénovations ont été
dirigées vers les cités d’urgence construites pour l’occasion, principalement celle de
Verneau. Située aux marges nord-ouest de la ville, cette cité concentre encore
aujourd’hui les populations les plus en difficulté.

Une réhabilitation récente et une gentrification rapide

21 C’est à l’intérieur du site classé qu’ont lieu les premières réhabilitations, à partir de 1975.
Mais il faut attendre l’opération programmée d’amélioration de l’habitat des années 1980,
221

qui concerne la moitié du quartier, pour que l’impulsion soit vraiment donnée (fig. 1).
Cette campagne a créé une véritable dynamique de revalorisation symbolique et
immobilière. Au cours des années 1990, la ville a mené des restaurations prestigieuses sur
les principaux monuments historiques du quartier, notamment l’ensemble hospitalier
Saint-Jean (XIIe siècle) : cela a contribué à valoriser encore un peu plus l’image de la
Doutre, qui figure désormais sur les parcours touristiques et fait partie intégrante du
centre-ville14. En une quinzaine d’années, les prix de location ou d’achat ont couramment
quadruplé (Dubois, 1999) pour atteindre voire dépasser les prix de l’hypercentre. Trois
types d’acheteurs se présentent aujourd’hui pour investir ce quartier à la mode : des
professions libérales, des cadres du privé et des retraités aisés.
22 Inversement, nous pouvons parler d’une véritable disparition des catégories populaires :
entre 1975 et 1990, le pourcentage d’ouvriers dans la Doutre est passé de 34 à 7 %.
Maurice Poperen, l’enfant du quartier, a bien décrit cette transformation sociale :
« Le quartier a été profondément remodelé, rénové, aseptisé ! Il offre, désormais, un
visage jeune, qu’habite une population également jeune, d’une texture sociologique
très différente, et dont le niveau de vie plus élevé (ce dont on ne peut que se
réjouir) ne saurait être comparé à celui de ses anciens occupants. Mais dans
l’aventure, la Doutre a perdu son âme ! On y habite... On n’y vit plus... de cette
existence communautaire, faite de familiarité, de bonhomie, de serviabilité
spontanée et aux heures difficiles pour certains d’entraide désintéressée »
(Poperen, 1979, p. 19).

Le Vieux-Mans : une patrimonialisation « exemplaire »

23 Dans le Vieux-Mans, la présence d’un héritage prestigieux a limité l’impact des


rénovations.

Le Vieux-Mans un héritage « incontournable »

24 La tentation de raser le Vieux-Mans a sans doute été présente dans certains esprits, dans
le contexte de la Reconstruction15. Mais le grand nombre d’édifices protégés, qui a encore
augmenté au sortir de la guerre, rend l’opération très improbable. Et l’existence de
l’association « les amis du Vieux- Mans », fondée en 1945, témoigne de la vigilance
précoce de certains habitants. Au début des années 1950, lorsque la municipalité se décide
à intervenir, le maire prend acte de la nécessité de « faire avec » cet héritage :
« Il serait trop coûteux pour nous de faire place nette pour reconstruire ensuite.
Enfin, un attachement sentimental à nos vieilles pierres et le prodigieux intérêt des
curiosités architecturales du Vieux-Mans nous interdisent ce geste iconoclaste »
(cité par Porcheron, 1990).
25 Les murailles gallo-romaines, qui sont les plus importantes que l’on ait conservées 16, sont
mises en avant pour justifier la valeur du quartier. Une fois établie cette nécessité de
conservation, les conflits vont porter sur l’ampleur des restaurations et des démolitions.
26 Dans l’étude de 1936, trois zones sont définies. La première qui s’étend entre l’enceinte
gallo-romaine et la Sarthe et qui est promise à la démolition. Comme dans le cas du quai
de Ligny au pied du château d’Angers, on argumente sur la disparition des taudis et la
mise en valeur des murailles. La deuxième zone, qui correspond au faubourg Saint-Benoît,
est jugée stratégique, en termes de construction de logements et de desserte automobile :
elle doit faire l’objet d’une importante rénovation, quelques maisons seulement devant
222

être épargnées. Seule la troisième zone, intra muros, est jugée digne d’intérêt, moyennant
le curetage des îlots et la démolition des maisons les plus dégradées 17.
27 Le plan masse de 1961, rectifié en 1963, reprend dans ses grandes lignes le projet de 1936.
Un périmètre de rénovation est établi, correspondant aux deux premières zones définies.
Sur une surface de 4,5 hectares, il est prévu de construire des immeubles de 4 étages en
forme de barres, des parkings et une pénétrante reliée à la future voie rapide prévue au
pied des remparts.
28 C’est alors qu’intervient la procédure du secteur sauvegardé. Dès la création du dispositif
par A. Malraux en 1962, le Vieux-Mans fait partie des objectifs du ministère. Avant même
l’officialisation du secteur sauvegardé en 1966, le préfet intervient pour geler les
démolitions autour de l’église Saint-Benoît. Le découpage retenu (fig. 2) n’englobe
finalement pas cette zone qui est pourtant la plus menacée. Il faudra attendre 1971 pour
que la « ville basse » soit intégrée au secteur sauvegardé, comme le demandaient les
défenseurs du Vieux-Mans : ce sont 17 hectares qui sont alors protégés. Au fil des ans, la
rénovation du faubourg est devenue beaucoup plus modeste que prévu, sous la pression
notamment des habitants et des associations patrimoniales.

« Étude de marché » et processus de gentrification du Vieux-Mans

29 C’est la municipalité qui a lancé la transformation urbaine et sociale du Vieux-Mans, dans


une logique initiale de rénovation. Les démolitions de taudis engagées au début des
années 1950 ont entraîné le relogement de la plupart des habitants concernés, dans la cité
d’urgence de La Bruyère18. Comme à Angers, les premières constructions de logements
sociaux ne sont pas destinées à reloger les habitants sur place : elles s’adressent d’emblée
à des catégories sociales solvables.
30 C’est à partir du milieu des années 1960, au moment où l’État lance le signal de la
sauvegarde du quartier, qu’interviennent les premières initiatives privées de restauration
d’hôtels, de logis médiévaux et renaissance. Parmi ces « pionniers » qui contribuent bien
souvent à l’animation de l’association « Renaissance du Vieux-Mans », on trouve un
notaire, une avocate, un professeur à l’École des beaux Arts, un artiste peintre, des
psychologues... (Porcheron, 1991) : en résumé, ces professions intellectuelles supérieures
qui ont manifesté le plus précocement leur goût pour patrimoine.
31 Dix ans après avoir délimité un périmètre de rénovation, la ville change de registre
d’intervention et s’engage, à travers une société d’économie mixte (SEM) dans la
restauration d’un premier îlot opérationnel, avec une aide exceptionnelle de l’État (1971).
Cet engagement repose en partie sur une enquête de la fin des années 1960, qui a révélé
« l’existence d’une clientèle solvable potentielle, disposée à venir habiter le quartier si
des immeubles y étaient reconstruits ou restaurés19 ». D’emblée, ce sont donc les classes
supérieures qui sont prioritairement visées, dans une logique de rentabilisation des
investissements : la même enquête conclut plus précisément que « si le Vieux-Mans
faisait l’objet de restaurations réussies, la moitié de la clientèle potentielle des quartiers
centraux, pourrait y rechercher un logement » et que « plus le revenu est élevé, plus le
désir de logement dans le Vieux-Mans rénové est grand20 ». Ces indications sont encore
confortées par le sondage lancé en 1976 par la jeune chambre économique, concernant
l’image et les pratiques du quartier.
223

Enquête de la jeune chambre économique (1976)


Sur 100 personnes qui aimeraient habiter le Vieux-Mans :
– 8 artisans et commerçants
– 38 cadres
– 16 épouses de cadres et prof. libérales
– 26 employés et ouvriers
– 6 retraités
(Source : Maine Libre, 4 mai 1976)

32 L’enquête se conclut ainsi :


« Il y a donc un danger évident qui se profile. Celui de voir à terme le Vieux-Mans
fréquenté uniquement par une catégorie de population « aisée », celle-là même
d’ailleurs qui souhaite l’habiter, alors que le quartier fait partie du patrimoine de la
Ville, donc appartient à toute la population qui devrait pouvoir s’y retrouver dans
le cadre de sa vie quotidienne21. »
33 On ne peut formuler plus clairement la contradiction entre la notion de patrimoine, qui
commence alors à s’imposer comme héritage de toute une société, et le processus
d’appropriation de ce patrimoine, et notamment des quartiers anciens, par les classes
dominantes.
34 L’impulsion décisive lancée par la mairie a eu un impact sur la revalorisation du foncier et
sur la prise de conscience de la « valeur » de leur bien par un certain nombre de
propriétaires. Devenu un cadre festif et un décor de cinéma22, le Vieux-Mans n’a cessé de
se revaloriser depuis, du point de vue symbolique et immobilier (fig. 4).
35 Comme a pu le constater l’actuel président de l’association Commune libre du Vieux-
Mans, qui a fait lui-même partie des « pionniers23 », de nombreux propriétaires ayant
restauré leur bien ont depuis revendu à un bon prix à de nouveaux arrivants, au profil
social encore plus élevé, de type professions libérales24. La majorité des adhérents de
l’association n’habite d’ailleurs plus le quartier.
224

Fig. 4 : Maisons à pans de bois et cathédrale : le Vieux-Mans touristique


Page de garde d’une brochure touristique, 2001, Ville du Mans

36 À travers ces deux exemples, nous repérons qu’à des dosages différents, rénovation et
réhabilitation ont eu le même impact en matière de relégation des plus pauvres et de
changement social. La stratégie de gentrification des municipalités est avérée dans les
deux cas : il n’est jamais question de reloger sur place les habitants des taudis, qui
perdent ainsi les bénéfices de la centralité, mais de rechercher de nouvelles populations,
en construisant des logements pour les ménages solvables, puis en impulsant la
revalorisation symbolique et immobilière à travers des opérations de réhabilitation. Une
réhabilitation intervenue dès les années 1970 au Mans, où l’on a bien senti la demande de
patrimoine des élites, durant les années 1980 à Angers, où la prise de conscience du
potentiel patrimonial a été plus tardive.

CENTRES VILLES PATRIMONIALISÉS : PRÉSENCE ET


MÉMOIRE DE L’HABITAT POPULAIRE
37 Que reste-t-il aujourd’hui de ces milieux populaires qui ont longtemps habité ces
quartiers centraux ? La question se pose de la présence des catégories les plus modestes
dans un parc de logement rénové ou réhabilité. C’est aussi la mémoire de ces populations
et de leur contribution à la vie urbaine qui est en jeu.

Quelle place pour l’habitat social dans un quartier historique ?

38 Le logement social n’est pas absent de ces quartiers historiques gentrifiés, représentant
environ un cinquième du parc dans les deux cas. Ce chiffre correspond au seuil de la loi
SRU, mais s’avère inférieur à la moyenne communale des deux villes, qui est de 30 %.
225

39 Même si la restauration du Vieux-Mans a provoqué un profond changement d’image et de


population, il faut noter que la question de l’habitat social était présente au début de la
réflexion sur la « sauvegarde » du quartier et qu’elle n’a ensuite jamais totalement
disparu. C’est ainsi que la visite officielle qui devait lancer l’engagement des autorités
locales dans la sauvegarde de la vieille ville (3 janvier 1951) a été organisée par le
Président de l’office HLM municipal. L’une des premières interventions de la ville a
d’ailleurs été la construction d’une cinquantaine de logements de type HLM dans la partie
basse de la vieille ville, la plus taudifiée, dans laquelle avaient été cantonnées les maisons
closes à la fin du XIXe siècle. D’autres rénovations ont suivi dans la Grande Rue, avant que
les restaurations ne finissent par devenir prépondérantes dans les interventions de
l’Office.
40 Mais cette présence durable de l’Office dans un type de quartier qui n’était pas associé à
l’idée d’habitat social, n’allait pas forcément de soi, comme en témoigne un courrier
justificatif de l’architecte en chef de la ville, daté de juin 1964, à destination du conseil
d’administration :
« L’ensemble (acquis par l’Office) présente un patrimoine important dont la
sauvegarde s’impose en raison de l’intérêt général et en particulier du cadre de la
vieille ville. Il offre des possibilités de logement extrêmement intéressantes pour
des familles ou personnes isolées qui perdraient leurs emplois si elles devaient
s’éloigner du centre. Les exemples déjà réalisés prouvent l’intérêt social
indiscutable de ces opérations. »
41 Depuis le changement de majorité en 1977, la municipalité de gauche met en avant ses
acquisitions et restaurations d’immeubles anciens destinées au logement social (fig. 2).
Mais un rapport de 1978 souligne les difficultés de la SEM à poser la question de
l’insertion du logement social dans un quartier historique en cours de revalorisation, avec
tout ce que cela suppose de transformations économiques et sociale25.
42 Dans leur ensemble, les politiques municipales menées dans le Vieux- Mans ont donc
cherché à concilier sauvegarde du patrimoine et présence du logement social, ce qui a
permis au bout du compte de maintenir une certaine diversité de populations. Mais les
catégories les plus pauvres ne sont pratiquement plus représentées et la tonalité
populaire du quartier a bel et bien disparu.
43 Dans la Doutre, le logement social est également présent dès le début de l’intervention
municipale : une partie de l’opération Saint-Nicolas y a été consacrée. Mais l’implantation
de ces immeubles HLM signale une logique ségrégative assez claire : ils sont localisés à la
périphérie du quartier (fig. 1). Plus on se rapproche du centre de la Doutre, plus le statut
du logement construit, puis restauré, s’élève. À la différence de ce qui s’est passé au Mans,
ce logement social, même dans les opérations ultérieures, est essentiellement produit
dans le cadre de rénovations. Ce qui pose la question de son insertion dans un quartier
dont on a globalement préservé le caractère ancien.

Quelle mémoire des catégories populaires ?

44 Comme le constate Christine Chivalon à propos de l’esclavage, le travail de mémoire pour


qu’il soit efficace, doit s’appuyer sur des traces matérielles (Chivalon, 2000). Or c’est le
propre des catégories sociales dominées de laisser peu de traces (Verret, 1995) et de voir
ces quelques traces effacées ou appropriées par d’autres.
226

Les traces de l’habitat populaire

45 On peut tout d’abord se demander si l’habitat populaire hérité des périodes médiévale et
renaissance notamment, figure aujourd’hui parmi le patrimoine reconnu. Au Vieux-Mans
comme dans la Doutre, ce sont en priorité les îlots denses, dégradés et « mal famés » de la
ville basse, qui ont disparu les premiers dans les opérations de rénovation. L’instauration
du site classé dans la Doutre a permis de conserver la Place de la Laiterie, un ensemble de
maisons à pans de bois, qualifié de « petit patrimoine » par les chercheurs de l’Inventaire,
qui en soulignent le caractère populaire, en comparaison avec celles du centre ville.
46 Le patrimoine du Vieux-Mans, même s’il a été longtemps investi par les plus démunis,
reste globalement représentatif d’un centre ville qui a été construit pour les élites
sociales. Les éléments les plus modestes, liés à la densification du tissu urbain, ont
généralement disparu. Il est aujourd’hui bien difficile de trouver trace de ces catégories
populaires qui ont habité le quartier jusque dans les années 1970. C’est ainsi que Guy
Porcheron déplore la démolition d’un édifice significatif :
« Le 1er octobre 1966, le restaurant Saint-Benoît (...) ferma ses portes devant être
démoli. Ce qui n’avait pas d’importance car son décor à pans de bois était factice.
Mais il gardait le souvenir d’Henri Champion, qui servait autrefois à la population
laborieuse ou indigente du quartier, des bols de bouillon à des prix dérisoires »
(Porcheron, 1991, p. 15).

Embourgeoisement et marquage de l’espace

47 Qu’il ait été produit ou investi par les catégories populaires, le patrimoine bâti des
quartiers anciens est actuellement fortement approprié par les classes dominantes. C’est
ainsi que la Place de la Laiterie est aujourd’hui le secteur le plus recherché et le plus cher
de la Doutre (Dubois, 1999). Ancien lieu d’enfermement des prostituées, l’hôtel des
Pénitentes est devenu un lieu de réception de la mairie, réservé en dehors des journées du
patrimoine à l’accueil des hôtes de marques. Il y a une véritable neutralisation de ces
édifices qui sont pourtant caractéristiques d’un passé de quartier populaire. Une ancienne
habitante du Vieux-Mans traduit fort bien ce sentiment de dépossession lorsqu’elle
déclare : « Ce qu’ils ont fait, c’est beau, même si ça ne ressemble plus à ce que l’on a connu
26

48 Comme le souligne le couple Pinçon, « les hautes classes impriment profondément leur
marque dans les commerces et les services de leurs zones de résidence » (Pinçon, Pinçon-
Chariot, 1989, p. 112). Dans les deux quartiers étudiés, les commerces alimentaires ont
régressé en nombre (de moitié entre 1970 et 1999 dans la Doutre) voire ont disparu
(Vieux-Mans). Les bars, fortement associés à ces anciens quartiers populaires de centre
ville, sont également moins nombreux et ont changé de standing et de clientèle. Ce sont à
l’inverse les restaurants qui se sont multipliés : ils représentent la moitié des commerces
dans le Vieux-Mans. On a vu également apparaître les boutiques spécialisées, galeries,
cabinets d’architectes, qui traduisent l’élévation du niveau de vie.
49 Les équipements publics correspondent également à l’image que l’on se fait désormais des
centres anciens avec la création de musées et de centres culturels. Le Vieux-Mans a vu
s’implanter un cinéma d’art et d’essai et une École nationale de musique de danse et d’art
dramatique. À Angers, ce sont notamment le nouveau théâtre et l’abbatiale du Ronceray,
utilisée comme lieu d’exposition, qui rayonnent sur l’ensemble de la ville.
227

50 Les fêtes elles-mêmes, qui ont contribué à la revalorisation de ces quartiers anciens, ont
changé de tonalité sociale. Le Vieux-Mans avait sa cavalcade et son bal populaire le 26
juillet. À partir du début des années 1970, ce sont les animations et les fêtes à caractère
historique et artistique qui se sont imposées, à l’initiative des associations et de la mairie,
avec les Cénomanies, lancées en 1986, comme temps fort27. Plus récemment, la Doutre a
connu également ses reconstitutions historiques et ses foires à la brocante, dans le cadre
notamment du festival des quais.

Une revendication mémorielle : les initiatives d’ATD quart-monde

51 Mouvement de solidarité avec les plus démunis, ATD28 quart-monde commémore chaque
année le 17 octobre, déclaré « journée mondiale du refus de la misère » par l’ONU depuis
1992. Cette commémoration suppose le choix de lieux de rassemblement qui ne sont pas
neutres.

Fig. 5 : Sur le parcours de la commémoration du 17 octobre : rue Saint-Nicolas dans la Doutre. Photo :
V. Veschambre, 17octobre 2002.

52 Constatant que les visites guidées et les brochures touristiques occultaient totalement les
populations et les conditions de vie qui caractérisaient le quartier avant sa restauration,
les militants d’ATD de la Sarthe ont organisé en 1996 une commémoration du 17 octobre
qui partait du Vieux-Mans, pour rejoindre la place de la République, en traversant tout le
centre ville. Des témoignages d’anciens habitants ont été lus en cette occasion. Cette
démarche n’a pas été rééditée depuis et n’a pas laissé de traces.
53 En revanche, du côté d’Angers, l’objectif affiché depuis 2001 est de construire
durablement la mémoire de la pauvreté dans les quartiers anciennement taudifiés du
centre ville. Le 17 octobre 2001 s’est déroulé à l’emplacement de l’ancien quai de Ligny.
Mais les militants d’ATD ont dû constater que ce quartier entièrement disparu ne parlait
plus ; ils se sont alors tournés vers la Doutre, où subsistent quelques traces, maisons ou
228

ateliers (Veschambre, 2002). Un tel choix a dans un premier temps embarrassé la mairie
qui s’inquiétait de voir ressurgir une « mémoire honteuse » dans ce quartier gentrifié. Le
mouvement ATD a dû bâtir un argumentaire, en relation avec des universitaires, afin
d’obtenir l’accord de la mairie pour l’édition 2002 de sa manifestation. Celle-ci a pris la
forme d’un itinéraire (fig. 5), visant à réinvestir symboliquement le quartier et à
« informer le regard sur la ville » (Chivalon, 2000). Une plaque vient même d’être
apposée, à proximité immédiate du quartier de la Doutre, sur la maison où vécut durant
toute sa jeunesse le fondateur du mouvement, le père Joseph Wresinski, dans des
conditions de grande pauvreté.

CONCLUSION
« Curetage, îlots insalubres, mise en valeur, réhabilitation, patrimoine, les grands
mots de l’urbanisme étaient lancés. Avec eux, la population ouvrière perdait son
droit à la ville. (...) Le ghetto de la misère n’allait pas tarder à devenir un quartier
chic quand histoire et architecture anciennes attireraient les classes aisées et la cité
un quartier fantasmé où l’on évoluerait dans le beau et le symbolique. » (Dumay,
Poitevin, 1991, p. 159)
54 Ces réflexions concernant le Vieux-Mans, rebaptisé significativement « Cité Plantagenêt »
depuis décembre 2003, sont transposables à la Doutre et plus généralement à l’ensemble
des quartiers centraux des villes occidentales. Elles nous rappellent à juste titre, comme
nous l’avons reconstitué à travers nos exemples, que derrière le vocabulaire technique et
froid de « rénovation » et de « réhabilitation », s’est mise en place une véritable stratégie
d’éloignement et d’invisibilisation des couches populaires urbaines et inversement,
d’attraction des élites sociales. Les termes d’« expropriation » versus « appropriation »
décrivent plus justement les processus auxquels nous avons assisté dans les centres
anciens. Et ce ne sont pas les programmes de logements sociaux prévus dans ces
opérations d’urbanisme qui ont remis en question ce processus, ni même assuré une
véritable mixité sociale.
55 Cependant, rénovation ou réhabilitation n’ont pas eu tout à fait les mêmes conséquences.
Alors que la rénovation a effacé, comme à Angers, toute trace des quartiers taudifiés,
ainsi que des populations qui y ont vécu, la réhabilitation laisse place à la construction
patrimoniale et mémorielle. Même si elle se fait jour à travers les exemples abordés, cette
construction de la mémoire populaire est largement occultée par l’appropriation
concrète et symbolique de ce patrimoine urbain, de la part des classes moyennes et
supérieures. La patrimonialisation est devenue le support de nouvelles formes
d’appropriation de l’espace et par là même, de légitimation des groupes sociaux (Candau,
1998).
56 Cette stratégie de gentrification, conçue comme « stratégie urbaine globale » (Smith,
2003), fonctionne aujourd’hui dans des espaces péricentraux, sous les appellations
euphémistiques de « régénération » ou de « renouvellement » urbain.

BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages généraux :

57 CANDAU J., 1998, Mémoire et identité, Paris, PUF.


229

58 CHIVALON C, 2000, « Informer le regard sur la ville : Bristol et la mémoire de l’esclavage »,


Les annales de la recherche urbaine, n° 85, p. 100-110.
59 LEVY J.-P, 1987, Centres villes en mutation, Paris, CNRS.
60 LEVY-VROELANT C, (1999), « Le diagnostic d’insalubrité et ses conséquences sur la ville,
Paris 1984-1960 », Population, INED.
61 LUCAN J. (dir.), 1992, Eau et gaz à tous les étages : Paris, 100 ans de logement, Paris, Picard.
62 PINÇON M., PINÇON-CHARLOT M., 1989, Dans les beaux quartiers, Paris, Seuil.
63 SMITH N., 2003, « La gentrification généralisée : d’une anomalie locale à la "régénération
urbaine" comme stratégie urbaine globale », in BIDOU-ZACHARIASEN (dir)., Retours en ville,
Paris, Descartes et Cie.
64 VERRET M., 1995, Chevilles ouvrières, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, coll.
« Mouvement social ».

Sur Angers et la Doutre :

BIBLIOGRAPHIE
BIGUET O., LETELLIER D., 1987, Angers : la Doutre, coll. « Images du patrimoine », Nantes, DRAC.

BRANCHEREAU J.-P, CAYLA P., 1980, Découvrir Angers, Angers, CDDP.

DUBOIS S., 1999, L’évolution de la Doutre, un quartier de la ville d’Angers de 1970 à aujourd’hui, mémoire
de maîtrise, Université d’Angers.

JEANNEAU J., 1993, Les villes de l’Anjou au milieu du XXe siècle, Nantes, Ouest édition.

POPEREN M., 1987, La Doutre à l’orée du siècle : souvenirs d’enfance, Angers, Imprimerie angevine.

VESCHAMBRE V., 2002, « Une mémoire urbaine socialement sélective, réflexions à travers
l’exemple d’Angers », Les Annales de la recherche urbaine, n° 92, p. 65-74.

Effacement et réappropriation de l’habitat populaire...

Sur le Vieux-Mans :

BERTRAND J.-R., CHEVALIER J., DODIER R., GASNIER A., 2000, Le Mans : peut-on changer la ville ?, Paris,
Anthropos.

DUMAY M., POITEVIN E., 1991, Le livre du Vieux-Mans, Le Mans, éditions Cénomanes, 189 p.

GUILLEUX J, 1999, Une politique locale du patrimoine : le secteur sauvegardé, L’Échotier, n° 39,
mars, p. 8-9.

LEVY A. (dir.), 1987, Le Mans, métamorphose d’une ville, Le Mans, éditions Bordessoules.

PORCHERON G., 1990-1994, « Les transformations du Vieux-Mans », La vie mancelle.


230

NOTES
1. Nous avons choisi la version francisée de gentryfication, plutôt que le terme
« d’embourgeoisement », afin de nous inscrire dans une série d’analyses qui, depuis le début des
années 1960, décrivent une transformation à la fois matérielle, sociale et symbolique des centres
villes, dans une logique d’appropriation par les classes moyennes et supérieures de quartiers
anciennement populaires. À travers ce terme de gentrification, il s’agit bien de caractériser un
processus d’embourgeoisement et non d’euphémiser les polarisations sociales en cours.
2. Même si les « catégories populaires » incluent « les pauvres », elles ne s’y limitent pas. Ce
terme renvoie à des pratiques culturelles, à des modes d’habiter, mais aussi à une position
sociale, celle de dominés. Nous aurons l’occasion de donner du contenu à cette expression à
travers nos exemples.
3. Avec un peu plus de 200 000 habitants.
4. Dans une logique comparative, il aurait fallu en toute rigueur comparer le Vieux-Mans au
quartier que l’on nomme la Cité à Angers. Mais ce quartier situé entre le château et la cathédrale
n’a jamais été vraiment abandonné par l’élite sociale angevine, et n’a donc pas connu ce
processus de dévalorisation/revalorisation qui nous intéresse ici.
5. Angers est l’une des cinq villes les plus vétustés de France, selon les enquêtes des années 1960
(Branchereau, Cayla, 1980).
6. Telles que l’hôpital Saint-Jean ou la chapelle des lépreux Saint-Lazare ( XIIe).
7. Archives DDE, enquête réalisée entre 1957 et 1960 sur 2000 personnes (citée par Cayla,
Branchereau, 1980).
8. Dans le cadre de la « commission extra-municipale du logement sain ».
9. Contre 60 en moyenne dans le reste de l’agglomération, (Guilleux, 1999). Au recensement de
1999, on ne compte plus que 1300 habitants dans le Vieux-Mans.
10. Le Maine, 19 décembre 2000.
11. La Renaissance du Vieux-Mans en 1961 et la Renaissance de la Doutre en 1964.
12. Rapport justificatif et programmes. Ville d’Angers, janvier 1966, archives municipales, 1459
W10.
13. CA de la SEM, 23 avril 1963, archives municipales, 1459 W 9.
14. Comme en témoignent les plans de ville et le découpage INSEE.
15. Un courrier d’un commerçant au ministre de la Reconstruction daté du 15 mai 1963 est
révélateur de l’état d’esprit de certains habitants : « depuis déjà de longs mois, le « Vieux-Mans »
(qui après démolition doit être reconstruit) se dépeuple par suite d’expulsions obligatoires »
(archives municipales, 98 W 4).
16. Par leur longueur, ce sont les troisième plus importantes du monde romanisé, après les deux
capitales Rome et Constantinople.
17. L’étude reconnaît que le quartier constitue pour partie « un véritable site historique, (qui)
doit être conservé comme tel et aménagé ». On envisage cependant la démolition de 20 % du bâti.
(Porcheron, 1990).
18. Notons la similitude des espaces de relégation : la cité Verneau à Angers jouxte une caserne et
celle de la Bruyère est implantée sur un ancien camp militaire.
19. La restauration-rénovation du Vieux-Mans, Ouest France 14/09/1971.
20. Cité dans l’article « 4 millions accordés par l’État pour la restauration du « secteur
opérationnel » du Vieux Mans », Ouest France, 22/12/1971.
21. Conclusions de l’enquête de la jeune chambre économique du Mans, citées par le Maine Libre,
4 mai 1976.
231

22. Citons Le beau mariage d’E. Rohmer ou le Cyrano de Bergerac de J.-R Rappeneau, parmi bien
d’autres films.
23. Entretien avec Gérard Legout, « maire » de la Commune libre du Vieux-Mans, 18/11/02.
24. Le fait que le maire actuel, M. Boulard (PS) habite le Vieux-Mans est tout à fait symbolique de
ce profond changement d’image et de population depuis une trentaine d’années. L’ancien maire,
M. Jarry, qui était issu du Parti communiste, qualifiait quant à lui le Vieux-Mans de « ghetto
doré » à la fin de son mandat.
25. P. Lefort, 1978, Rapport à la SEM, archives municipales, 453 W 9.
26. Le Maine, 19 décembre 2000.
27. À propos du lancement des Cénomanies, un article de Ouest-France indique qu’il s’agissait de
« redonner ses lettres de noblesse au Vieux-Mans » (12/05/2000). Aujourd’hui, ce sont les
« Nocturnes aux bougies », le « Marché aux fleurs » et le « Mans au bout du pinceau » qui
constituent les principales animations dans le quartier.
28. Aide à toutes détresses.

AUTEUR
VINCENT VESCHAMBRE
Géographe, Maître de conférences à l’Université d’Angers CARTA/UMR 6590 Espaces
géographiques et Sociétés
232

Valorisation patrimoniale et
changement social : un pléonasme ?
Nora Semmoud

INTRODUCTION
1 L’évolution de la politique patrimoniale, autant que les autres actions publiques urbaines,
n’échappe pas aux tendances actuelles des pratiques urbanistiques et s’inscrit ainsi dans
les démarches que l’on nomme tour à tour, projet urbain ou renouvellement urbain1. Quel
qu’en soit le sens, cette démarche est conçue comme une alternative à l’urbanisme
fonctionnaliste. La genèse même de la politique patrimoniale correspond à une
opposition au mouvement moderne et à la société qui l’a généré, ainsi que le souligne
Françoise Choay :
« La consécration du monument historique est, en outre, fondée sur un ensemble de
pratiques dont l’institutionnalisation a été catalysée par la puissance des forces
destructives, non plus délibérées et idéologiques, mais inhérentes à la logique de
l’ère industrielle, qui menace désormais les monuments historiques » (1999, p. 107).
2 Notre réflexion s’intéresse particulièrement à l’impact de la politique patrimoniale sur le
tissu social des centres anciens. Intérêt suscité par les questions que pose l’évolution de
cette politique. Elle s’est progressivement écartée d’une pratique exclusive de protection
ponctuelle des édifices dont l’intérêt architectural était manifeste, pour englober
l’ensemble du centre ancien, notamment les espaces résidentiels. Avec de nombreux
hiatus, cette dynamique fait émerger la question de territoire, des rapports entre
morphologie sociale et espaces patrimoniaux et de leur devenir. La première hypothèse
de ce travail considère que les atermoiements du processus de modernisation de cette
politique ont produit, quasiment à l’insu des acteurs institutionnels, une sorte de
paradoxe en matière d’investissement social des centres anciens. Ainsi, des micro-
territoires se gentrifient2, pendant que d’autres continuent à abriter des catégories
sociales plus modestes. Cette diversité sociale s’accompagne d’une variété, plus ou moins
grande selon les villes, d’activités économiques qui vont du tourisme à l’artisanat en
233

passant par la restauration et le commerce. Cependant, si les hésitations de la politique


patrimoniale de ces dernières années n’ont pas totalement bouleversé les équilibres
sociaux des centres anciens, son affirmation actuelle apparaît, quant à elle, plus
menaçante sur la diversité du peuplement.
3 Dans cette optique, la seconde hypothèse estime que plus la politique patrimoniale prend
en compte dans sa démarche de préservation et de qualification, la relation entre l’intérêt
architectural des édifices et leur environnement urbain, plus le centre ancien retrouve
une qualité et une valeur d’usage attractives des couches moyennes3 et des opérateurs
économiques et, du même coup, enclenche, de façon plus franche, l’éviction des habitants
dont les revenus s’avéreront insuffisants à leur maintien. Autrement dit, la nouvelle
optique patrimoniale, quels qu’en soient les énoncés de principe, conduit
inéluctablement, à plus ou moins brève échéance, au changement social des centres
anciens.
4 Depuis les premiers PSMV4 jusqu’à la panoplie de procédures des années quatre-vingt-dix,
les résultats en matière de protection des centres anciens apparaissent pour le moins
mitigés. Si des édifices, dont l’intérêt patrimonial était manifeste, ont pu être sauvés de la
démolition et restaurés, en revanche de nombreux centres anciens, particulièrement
ceux des villes petites ou moyennes en difficulté économique, présentent encore
d’importants secteurs résidentiels dégradés, y compris ceux qui ont déjà bénéficié de
restauration immobilière. Ainsi, cette politique qui s’est construite en opposition à toute
destruction de patrimoine et pour sa sauvegarde à tout prix s’est avérée rapidement
limitée dans sa capacité à valoriser les centres anciens dans leur ensemble et à leur
restituer une valeur d’usage. Au cours des années quatre-vingt-dix, les révisions des
PSMV et la mise en place de procédures moins contraignantes, initiées localement,
comme les ZPPAUP5, et les ОРАН6, inscrivent la nouvelle politique dans une démarche
résolument pragmatique. La logique de musée est alors sévèrement critiquée pour laisser
place à une vision plus globale (A. Bourdin, 1984, F. Choay, 1992) du patrimoine qui
s’appuie sur la pertinence du rapport typologie-morphologie urbaine et de sa valeur
d’usage. Dès lors, le processus de qualification des centres anciens par la réhabilitation de
l’espace résidentiel, sa mise aux normes d’habitabilité contemporaine et la création et la
valorisation d’espaces publics, redonne effectivement une valeur d’usage au parc
immobilier qui du coup est replacé dans le marché et ses appétences. Les promoteurs
immobiliers se saisissent alors de la demande sociale d’habiter des couches moyennes en
leur proposant le théâtre urbain du « village » amputé des significations sociales
auxquelles il renvoie. Or si la mixité sociale s’avère récurrente dans le discours
institutionnel, elle n’en reste pas moins incantatoire. Force est de constater que ces
opérations n’intègrent pas ou très peu de mesures qui enclenchent les mécanismes
nécessaires à maintenir les catégories sociales modestes dans les centres anciens. Aucune
action n’est mise en œuvre pour agir effectivement et durablement sur la stabilité des
loyers et pour permettre aux petits propriétaires âgés et fragiles socialement de garder
leur patrimoine et de rester insérés dans un réseau de voisinage quasi communautaire.
5 La troisième hypothèse, fondatrice de ce travail, concerne la persistance du champ
aveugle (H. Lefebvre, 2000), du non voir des acteurs institutionnels, à savoir le tissu social,
ses ressources et ses contre-projets. La participation, par exemple, nécessaire dans le
projet urbain « patrimoine », met en scène des associations très actives investies
essentiellement par des couches moyennes, qui par ailleurs ont largement contribué à
l’émergence de cette nouvelle politique patrimoniale. Ces associations qui se veulent
234

représenter les habitants portent, quant à elles, haut et fort la question de la mixité
sociale, même si celle-ci signifie plutôt partage de l’espace public. La permanence du
thème de la mixité sociale chez une fraction des couches moyennes7 correspond à une
quête mythique du « village » et des sociabilités auxquelles il renvoie. Le spectacle des
sociabilités des couches populaires anciennement installées dans le quartier, suffit à
donner corps à ces représentations. Proximité socio-spatiale, partage de l’espace public,
convivialité, et contrat social (E. Goffman, 1992), sont précisément les représentations.
Correspondant à la métaphore du village et les facteurs d’attraction de couches
moyennes, en quête d’urbanité, et d’apprentissages sociaux. Cependant, cette demande
sociale des couches moyennes fait partie du non voir (H Lefebvre, 2000) des acteurs
institutionnels qui, malgré leurs énoncés de principe, opèrent une transformation
d’image des centres anciens synchrone du changement social. En définitive, la démarche
patrimoniale, amputée ainsi du patrimoine social, reste de portée limitée. Une approche
contemporaine du patrimoine se doit de synchroniser les réflexions et l’action sur d’un
côté, la conservation de la typo-morphologie, la réinterprétation et l’évolution des usages
et de l’autre, sur l’urbanité, les sociabilités et les mécanismes socio-économiques (M.
Roncayolo, 1999).
6 La démonstration s’appuie sur les exemples des centres anciens8 de Montferrand 9, à
Clermont-Ferrand du Crêt de Roc10 à Saint-Étienne et d’Issoire au Puy de Dôme. Pour
étayer nos propos, nous tenterons des mises en parallèles avec le Vieux Lyon et le centre
ancien de Gênes, toutes proportions gardées, par ailleurs. Les contextes respectifs de nos
trois cas d’étude sont certes différents mais similaires sur les images portées par les
acteurs institutionnels qui visent l’attraction résidentielle des couches moyennes.
Analyser ces phénomènes, suppose de s’affranchir du discours officiel pour considérer
l’impact du projet urbain patrimonial, à la fois sur le système d’acteurs et sur l’espace
social et de restituer ainsi le véritable sens des stratégies urbaines mises en œuvre dans
les territoires étudiés. Toutefois, les griefs que nous exposons à propos de la politique
patrimoniale portent davantage sur le dogmatisme qui touche l’habitat du centre ancien,
tandis que la conservation/restauration des monuments et des édifices prestigieux est
loin d’être en cause.

EFFETS MITIGÉS SUR LE PATRIMOINE MAIS


INVESTISSEMENT SOCIAL DIVERSIFIÉ
7 Si la politique patrimoniale a permis de sauver un grand nombre d’édifices monumentaux
de la furie destructrice de l’ère industrielle, elle ne présente pas moins, malgré son
ancienneté et son évolution11, des résultats mitigés quant aux actions en direction des
centres anciens en tant qu’ensemble urbain. Elle a certes permis la conservation et la
restauration des édifices dont l’intérêt monumental, historique et architectural était
manifeste et, sinon le sauvetage de leur environnement bâti immédiat, du moins son
« stand-by ». La dégradation du bâti résidentiel est bien souvent proportionnelle à leur
plus ou moins grande proximité avec des édifices inscrits ou classés. Le dépeuplement et
la paupérisation des centres anciens sont certes causés par la conjugaison de plusieurs
facteurs, mais on peut se demander si les PMSV n’ont pas précipité ce processus, comme à
Montferrand12 qui a vu la décrue de sa population1 13 s’accélérer dès 1968. L’opération de
restauration immobilière, dont le bilan en 1984 était loin d’être concluant14, a procédé au
desserrement de la population, en déplaçant les habitants15 les plus modestes sans pour
235

autant réussir à maintenir les résidants aisés, exigeants en matière de conditions


d’habitabilité. L’opération s’est limitée à mettre aux normes de confort de nombreux
logements, à en rénover l’intérieur et à ravaler les façades, tandis que son action sur
l’espace public a été quasiment insignifiante16. Si l’opération de restauration immobilière
et les OPAH successives ont permis l’attractivité de couches moyennes, notamment à la
résidence « Les Remparts », elles ont, par ailleurs, laissé de nombreux micro-secteurs 17
aux prises avec la dégradation et l’inconfort, voire avec la vétusté.
8 La Loi Malraux, une étape décisive de la politique patrimoniale, est apparue peu après les
1res expériences de rénovation urbaine initiées selon la logique de la « table rase », chère à
l’urbanisme fonctionnaliste. Mais cette politique, construite dans l’opposition à toute
destruction ou défiguration du patrimoine bâti, s’avéra rapidement limitée quant à sa
capacité à valoriser les ensembles résidentiels anciens et à leur restituer une valeur
d’usage. L’orthodoxie de la conservation à tout prix, conjuguée au dogmatisme de
certains ABF18 a empêché d’importants secteurs du parc immobilier ancien d’évoluer et de
s’adapter aux nouvelles exigences d’habitabilité. Le volume du parc immobilier antérieur
à 1915, disparu au cours des 30 dernières années, est estimé19 à près de 20 % pour
l’ensemble des centres anciens français. Françoise Choay ironise à sujet en affirmant :
« Nous ignorions qu’en l’espace de quelques décennies l’espèce humaine
parviendrait, par sa pratique conservatoire même, à accomplir les destructions qui
auraient autrefois demandé des siècles. » (1999, p. 175)
9 On assiste alors à des processus paradoxaux, comme la stérilisation d’une partie du parc
immobilier ancien qui se paupérise, pendant que l’autre subit le gavage économique et la
gentrification. L’affirmation de ces mutations a fini par faire osciller les centres anciens
entre des vocations qui, poussées à leur paroxysme, deviennent conflictuelles. Entre le
musée touristique et le réseau commercial et de services, c’est la fonction résidentielle
qui se trouve sacrifiée. Michel de Certeau et Luce Giard montrent combien le
fonctionnement propre d’une logique de muséification soustrait aux habitants ce qu’il
met en scène pour l’observateur.
« Il [musée] relève d’une opération théâtrale, pédagogique et/ou scientifique qui
retire à leur utilisation quotidienne (d’hier et d’aujourd’hui) les objets qu’il offre à
la curiosité, à l’information ou à l’analyse. Il les fait passer d’un système de
pratiques (et d’un réseau de pratiquants) à un autre » (1994, p. 196).
10 Malgré le fait que les 1res générations de PSMV marquent le passage d’une réflexion
centrée exclusivement sur les édifices les plus prestigieux, à celle qui vise la
restructuration du tissu, elles n’en sont pas moins restées partielles sur l’approche de la
morphologie urbaine en tant que patrimoine. En effet, les caractéristiques de la
morphologie urbaine, notamment la trame originelle et sa capacité à mettre en scène les
édifices, à organiser leur repérage, à signifier les hiérarchies et à en traduire la
cohérence, faisaient l’objet, sinon d’une totale omission, du moins d’actions limitées. Dans
ce cas, la trame urbaine est souvent maintenue et préservée dans son état actuel, alors
qu’elle a fait l’objet au fil du temps de transformations liées aux conditions d’usage. Des
mutations qui ont été, somme toute, accompagnées et accentuées par la spéculation.
« Seules la densification et la paupérisation progressive ont, parfois à une époque
très récente, transformé ces conditions par l’occupation des espaces libres, la
surélévation des édifices et l’augmentation par tous les moyens de la densité du
bâti, qu’elle soit due au fractionnement de la propriété ou, au contraire, à son
transfert à des sociétés de spéculation avides d’utiliser l’espace des quartiers
centraux » (G. Giovannini20, 1998, p. 292).
236

11 Les travaux des Italiens sur la morphologie urbaine21 ne sont, sans doute, pas étrangers à
l’audace de leur politique en direction des centres anciens. Très tôt, les Italiens ont
pratiqué l’éclaircissage, une démarche qui consiste à valoriser la morphologie urbaine des
centres anciens et ainsi, à redonner vie aux places, aux rues, aux traboules, aux squares,
de même qu’aux cours et jardins intérieurs. Il s’agit en fait de débarrasser le tissu ancien
des rajouts qui ont particulièrement étouffé l’habitat.
« Un type d’intervention légère sur le tissu urbain ancien qui permet de débarrasser
celui-ci de constructions superfétatoires ou gênantes afin de lui assurer un meilleur
fonctionnement social et de mieux mettre en valeur ses qualités esthétiques » (G.
Giovannini, 1998, glossaire).
12 Cependant, l’évolution récente de la politique patrimoniale, à travers les ZPPAUP et la
dernière génération d’OPAH22, a certes pris en compte la morphologie des centres anciens
mais hélas, uniquement dans sa dimension physique. Comme nous le verrons plus loin,
leur morphologie sociale, quand elle est traitée selon une logique d’éviction de plus en
plus affirmée, des catégories sociales modestes au bénéfice des couches moyennes. Il y a
effectivement gentrification d’une grande partie du parc immobilier des centres anciens,
en même temps d’ailleurs que leur investissement économique par divers opérateurs
dans l’immobilier, le tourisme, le commerce et les services. Ce phénomène est d’autant
plus visible que le centre ancien est important en taille et en patrimoine comme au Vieux
Lyon23.
« Le phénomène d’embourgeoisement de Saint-Georges, qui était déjà partiellement
visible au tournant des années quatre-vingt et plus nettement encore au lendemain
de l’opération de réhabilitation, s’est renforcé au cours des dernières années » (J.Y.
Authier, 1995, p. 1).
13 Pour autant, cette gentrification n’a pas totalement exclu les micro-territoires populaires.
Malgré leurs écarts avec les processus lyonnais, les centres anciens étudiés ont également
acquis une population nouvelle composée de cadres, de cadres moyens, de couches
intermédiaires, d’employés, etc. La gentrification peut correspondre à plusieurs des
modes d’occupation décrits par Alain Bourdin (1984, p. 167). Elle est culturelle lorsque les
habitants s’inventent une identité en utilisant les emblèmes et les objets typiques ou,
encore ostentatoire quand les relations sociales, théâtralisées usent des éléments de
décor. Toutefois, ces modes d’occupation, ne sont pas exclusifs de l’occupation
communautaire (A. Bourdin, 1984, p. 166) et du réinvestissement social du quartier fondé
sur les représentations du village, en tant que lieu de convivialité et de sociabilité. Le
spectacle des sociabilités chez les anciens du quartier suffit à donner aux gentries le
sentiment sécurisant d’un contrat social (E. Goffman, 1994) tacite où le capital social (M.
Pinçon et M. Pinçon-Chariot, 2000) peut-être mobilisable à tout moment.
« De part et d’autre s’affirme une valeur supérieure, particulièrement proche de
l’image du village et l’occupation culturelle : le patrimoine. L’historicité, le travail
artisanal, voire la convivialité servent de médiations dans cette quête de sécurité et
de sens » (A Bourdin, 1984, p. 204).
14 Ainsi, à l’instar de nombreux quartiers anciens, Montferrand et le Crêt de Roc abritent
aujourd’hui une population d’artistes et d’architectes qui conjuguent ces modes
d’occupation aux espaces de travail offerts par les anciens ateliers et aux coûts
immobiliers encore bas. Inévitablement, ces processus, souvent non accompagnés d’une
volonté publique de maintien du peuplement, aboutissent au changement social des
quartiers anciens. Dès lors, ces lieux, selon leur taille, subissent de fortes pressions de la
part de promoteurs et de groupes commerciaux qui cherchent à capter la population
237

d’une aire de chalandise dépassant largement celle de l’agglomération24.


L’assujettissement des centres anciens aux activités tertiaires, telles que le tourisme, les
lieux d’artistes et d’artisans, la restauration, les commerces et les bureaux, finit par être
en conflit avec la fonction résidentielle qui peut s’en trouver menacer. On assiste alors à
la transformation du parc de logements, dont une partie continue à être délaissée et
abandonnée et l’autre saucissonnée pour faire de petits logements pour les étudiants 25. Le
rétrécissement des résidants potentiels conduit, sinon au changement de vocation, du
moins à l’augmentation de la vacance26. Ainsi, les conditions actuelles de l’appropriation
économique rendent cette dernière, sinon antagonique avec la fonction résidentielle, du
moins conflictuelle. À ce propos, Françoise Choay souligne à juste titre, les dérives et les
effets pervers des politiques patrimoniales :
« Le conditionnement subi par le patrimoine urbain historique en vue de sa
consommation culturelle, de même que son investissement par le marché
immobilier de prestige, tendent à en exclure les populations locales ou non
privilégiées et, avec elles, leurs activités traditionnelles et modestement
quotidiennes. Un marché international des centres et quartiers anciens s’est créé.
Pour prendre un exemple prestigieux, comment la Tchécoslovaquie va-t-elle
pouvoir résister à la demande des flux touristiques qui envahissent Prague ?
Comment va-t-elle éviter de vendre une partie de la ville capitale aux pays et aux
entreprises qui, seuls aujourd’hui semblent pouvoir lui permettre de restaurer ce
patrimoine aux infrastructures dégradées, et d’en tirer profit, avec tous les risques
de détérioration secondaire et de frustrations des pragois que comporte
l’opération ? » (1999, p. 170)
15 Les cas étudiés sont représentatifs de la situation des centres anciens des villes petites et
moyennes, généralement en difficulté économique, où la gentrification est moins
manifeste tout en restant un objectif explicite de l’action publique locale. Leur
peuplement se distingue par des catégories sociales à faibles revenus qui ont fini tant bien
que mal, par s’approprier les quartiers anciens dégradés, notamment les petits
propriétaires occupants, âgées et fragiles socialement et les ménages qui bénéficient
d’une offre locative inférieure à celle des HLM27. Outre que les sociabilités, construites au
fil du temps, accommodent ces habitants à l’inconfort de leur logement, elles permettent
aux nouveaux venus de s’intégrer facilement à cette communauté de voisinage.

CONTEXTE DE CRISE, REPRÉSENTATIONS ET


PATRIMOINE
16 L’assertion d’Émile Durkheim, selon laquelle les représentations se nourrissent de
l’environnement social, conduit à envisager pour Clermont- Ferrand, Saint-Étienne et
davantage pour Issoire, le contexte de crise de ces dernières années comme la matrice
féconde de l’imagerie de la technostructure. À l’instar des communes du Puy-de-Dôme,
Issoire a connu une forte augmentation de sa population pendant les trente glorieuses,
ensuite une baisse importante avec le déclin économique dont le dernier épisode
dramatique est la fermeture de l’entreprise Ducellier au cours des années quatre-vingt.
Les nombreux licenciements, à ce moment-là, ont fait de la région issoirienne et celle de
son bassin minier, la zone du plus fort taux de chômage d’Auvergne. Le nouveau tissu de
PME et de PMI a permis de diversifier l’économie issorienne, jusqu’alors totalement
dépendante des grands groupes industriels (Péchiney, Ducellier, Valéo). Issoire se
maintient dans la catégorie des villes industrialisées28 (J.-C. Édouard, 2001, p. 137) avec le
238

statut de banlieue clermontoise puisqu’elle est située à peine à vingt minutes de la


métropole auvergnate. La crise de l’industrie, vécue comme un traumatisme social aussi
bien à Issoire, Clermont-Ferrand et Saint-Étienne a incontestablement nourri pour
longtemps les représentations des acteurs de ces territoires. Évidemment, l’intérêt de
leur étude se trouve dans leur visée pratique d’organisation, de maîtrise de
l’environnement (matériel, social, idéel) et d’orientation des conduites et
communications (D. Jodelet, Paris, 1993). Dans les cas de figure étudiés, si ces
représentations ont parfois retardé le projet, elles n’en ont pas moins fondé la logique.
17 L’espace territorialisé, perçu à travers le prisme valorisation/dévalorisation, est alors
hiérarchisé et surtout identifié à travers nombre de représentations qui, si elles ne sont
pas forcément péjoratives ou négatives, elles marquent l’espace et les mentalités des
hommes qui y vivent, avec une évolution plutôt lente. (F. Chignier-Riboulon, N.
Semmoud, 2002). À Clermont-Ferrand et à Saint-Étienne, elles se conjuguent à la crainte
obsessionnelle du dépeuplement et du vieillissement de la population, tandis qu’à Issoire,
elles renvoient à l’image du mouroir. Le répertoire sémantique du discours institutionnel
contient une kyrielle de termes dont la connotation est négative et dévalorisante :
dépeuplement, désertification, vieillissement, dévitalisation, paupérisation, vacance,
abandon, vétusté, répulsion, etc. Le discours institutionnel fonde sa démonstration sur la
statistique et légitime du même coup ses représentations. Pourtant, la statistique peut
permettre d’autres interprétations et signifier une réalité différente. Par exemple, la
dévitalisation des centres anciens traduite par les taux de vacance (près de 19 %29 à
Issoire, 11 % à Montferrand et 18 % au Crêt de Roc), est souvent considérée comme un
facteur répulsif alors qu’il s’agit là d’une tendance vitale des centres anciens au
desserrement30.
18 Les politiques urbaines de ces différentes villes, pétries des représentations dominantes
sur la dévalorisation/répulsion du centre ancien, vont développer des projets dont l’enjeu
central sera l’attractivité de nouvelles catégories sociales, notamment par la qualité de
vie proposée. À qui donc s’adresse ce « chant des sirènes » (N. Semmoud, Clermont-
Ferrand, 2002, p. 212), à quelles catégories sociales ? Cette question est d’autant plus
pertinente que les centres anciens des villes étudiées restent répulsifs aux couches
moyennes, des catégories sociales, perçues comme inscrites dans le travail et l’ascension
sociale, solvables, imposables et consommatrices. Une catégorie sociale que se disputent
toutes les villes à travers la surenchère de la qualité de vie. Ainsi, les thèmes de la qualité
du paysage et du cadre de vie, de la valorisation des espaces publics, des espaces verts, et
du patrimoine, etc. profilés pour les couches moyennes sont aujourd’hui développés dans
le marketing urbain jusqu’à la caricature. Dans nos cas de figure, le patrimoine est en
outre considéré comme un atout du développement local, notamment par son attrait
touristique potentiel. Le patrimoine est considéré ici plutôt comme une rente. Une vision
réductrice qui conduit à un processus de valorisation/isolation des édifices remarquables,
comme l’église romane Saint-Austremoine31 et le centre culturel Pomel à Issoire, tandis
que le reste du tissu ancien est quasi abandonné.
19 À Issoire l’OPAH mise en place pour requalifier le centre, rajeunir sa population et le
rendre attractif se focalise actuellement sur les îlots de la Ferronnerie et du Parguet. Le
projet envisage la démolition quasi totale de ces îlots32, la réalisation de 40 logements
sociaux dont une trentaine à la Ferronnerie doit être incessamment livrée, la création et
l’aménagement d’espaces publics et la couverture du bief, collecteur des eaux usées, par
un faux ruisseau. Le discours officiel affirmait haut et fort que la population serait
239

maintenue sur place, pourtant la déclaration d’utilité publique mise en place va


progressivement conduire les habitants à vendre et à déménager. La logique de « table
rase » et de déplacement de la population de cette OPAH ressemble aux opérations de
rénovation, tant décriées33, des années soixante.

L’ÉVOLUTION DE LA POLITIQUE PATRIMONIALE


ANNONCE T-ELLE UNE EXCLUSION SOCIALE PLUS
AFFIRMÉE ?
20 L’opération issoirienne, le nouveau PSMV34 de Montferrand et le programme de la
ZPPAUP du Crêt de Roc interrogent inévitablement sur leur logique sociale et son impact
sur le tissu social. À Montferrand, par exemple, il est important de relever que les
immigrés et principalement les Maghrébins ont repris des petits commerces, des
épiceries, et d’autres magasins comme une boulangerie ottomane. Les Portugais ont
également participé à cette relance des petites boutiques. Le marché du vendredi matin,
sauvé par les Maghrébins d’Herbette, apporte le dynamisme vital au maintien du
commerce. Pour autant, on peut se demander, quels sont les groupes sociaux ou
ethniques qui seront touchés par les injonctions de renouvellement de la population,
évoqué explicitement par le projet.
21 L’armada complexe des procédures et des montages des opérations de revitalisation des
centres anciens finit tout de même par aboutir à des résultats probants en matière de
qualification des espaces. En effet, même si on peut déplorer une trop grande foi dans les
procédures, la combinaison des ZPPAUP ou des PSMV, des PRI et des OPAH permet des
opérations plus incisives. De la même façon, le partenariat, de plus en plus large, partage
les risques et diminue les frilosités des acteurs. Le recours aux établissements publics
fonciers décharge considérablement la municipalité du portage foncier, plutôt lourd de
ces opérations. Par ailleurs, la volonté de renouvellement de la population
montferronaise et les objectifs stéphanois, certes plus nuancés, de diversité sociale ou
d’encouragement des parcours résidentiels dans les centres anciens, laissent craindre la
remise en cause des équilibres sociaux qui se sont construits tant bien que mal dans ces
quartiers. Force est de constater que plus la politique patrimoniale gagne en efficacité et
s’éloigne ainsi des atermoiements qui l’avaient caractérisée par le passé, plus elle
organise l’éviction des habitants pauvres au bénéfice d’une gentrification plus affirmée.
22 Le cas d’Issoire est particulièrement significatif de l’effet social désastreux de cette
dynamique. Le centre ancien d’Issoire a été le territoire d’accueil d’immigrations
européennes35, notamment polonaise, espagnole et italienne. Cette population,
aujourd’hui âgée est essentiellement composée de propriétaires occupants très attachés à
leur quartier. Les habitants de la Ferronnerie et du Parguet, quartiers concernés par
l’ОРАН, parlent d’un espace vécu, d’un espace concret et d’un espace social qu’ils ont
architecturé avec des significations et des symboles. Le Parguet et la Ferronnerie sont
avant tout, pour cette population immigrée le lieu où s’est effectuée sa socialisation. C’est
le lieu où les échanges sociaux et les confrontations multiples ont placé les individus au
cœur de l’apprentissage de nouvelles sociabilités dont la manifestation se trouve dans les
réajustements, plus ou moins lents mais constants, des modèles sociaux culturels à la
nouvelle réalité urbaine et sociale (G. Verpraet, 1994). Ainsi, de fait l’espace se confond
avec leur histoire de vie, leurs épreuves, leurs moments de joie, leurs réseaux de
240

sociabilités, etc. Dans ce monde essentiellement ouvrier car la plupart des habitants ont
travaillé chez Ducellier, le réseau de sociabilités renvoie également à une importante
tradition de solidarité. La Ferronnerie et le Parguet, lieux chargés et configurés par les
histoires de vie des habitants, lieux de mémoire et d’accrochage de significations
diverses, d’émotions et de symboles, suscitent un fort sentiment d’appartenance et
d’attachement. Si à leur arrivée dans le quartier, les habitants subissaient l’espace, ils ont,
tant bien que mal, fini par se l’approprier. Ils ont ainsi « transformé » l’espace par leur
vécu et leur imagination et réussi à construire finalement un système plus ou moins
cohérent de symboles et signes non verbaux (H. Lefebvre, 2000, p. 49). L’ironie du sort des
politiques urbaines reste que c’est précisément cet espace social, invisible aux acteurs
institutionnels, qu’elles cherchent désespérément à reconstruire dans les territoires
concernés par la Politique de la Ville36. Dans le cas d’Issoire, l’espace conçu, celui des
acteurs institutionnels, nie l’espace social jusqu’à le détruire sans aucune certitude sur ce
qui va se substituer à cette réalité sociale. Initiée par la Municipalité, l’ОРАН d’Issoire,
sera caractérisée par un double processus d’exclusion : le déracinement des habitants et
leur précarisation sociale.
23 La plupart des résidants, généralement des personnes âgées ont été contraints de
déménager vers d’autres quartiers, le plus souvent périphériques. Cet arrachement, au
lieu/théâtre de leur vie et parfois celle de leurs parents, est vécu comme un traumatisme
déstructurant. L’étude H. Coing (Paris, 1967) réalisée à l’occasion de la rénovation37 d’un
îlot du 13e arrondissement à Paris, démontre comme aucune autre, les liens entretenus
par les structures spatiales avec l’ensemble des structures symboliques, mentales et
comportementales des communautés résidentes. Comme à Paris, ces structures qui
architecturent l’espace social invisible aux acteurs institutionnels, ont été balayées à
Issoire. Les résidants ont ainsi perdu leurs repères, leurs sociabilités et, sont astreints
aujourd’hui à l’isolement, une situation qu’ils n’ont quasiment jamais connue. Le discours
sur leur vécu actuel traduit une profonde déprime mêlée de sentiments d’injustice,
d’abandon et d’exclusion sociale. Le déracinement de cette population, pour paraphraser
Pierre Bourdieu38 a totalement déstructuré leur être. Le déménagement des petits
propriétaires occupants s’accompagne inévitablement de leur passage au statut de
locataires à faibles ressources car l’indemnisation était loin de permettre l’acquisition
d’une autre maison, aussi modeste soit-elle. Le statut de possédant, outre sa valeur
symbolique dans l’image de soi, était pour la plupart des habitants, une sorte de rempart
contre la pauvreté et l’exclusion. Les petits propriétaires considéraient que si leur niveau
de vie était très faible et les fins de mois difficiles, ils avaient au moins un toit et ne
pouvaient en aucun cas craindre de se retrouver à la rue. Aujourd’hui, beaucoup d’entre
eux sont préoccupés par le loyer qui grève considérablement leur faible budget et rétrécie
considérablement leurs possibilités de consommation.

CAPITAL SOCIAL ET CONTRE-PROJET PATRIMONIAL


24 Les initiatives des habitants issues de leur vécu révèlent des pistes, sinon pertinentes, du
moins adaptées à la fois, à leur maintien dans ces quartiers anciens et à l’attraction
d’autres catégories. Ils mettent en place des contre-projets révélateurs de la vie sociale de
ces lieux et des ressources qu’elle suppose. Si les contre-projets qui se dessinent se
rapprochent de l’éclaircissage prôné par les acteurs institutionnels, ils n’en demeurent pas
moins décalés par la diversité de peuplement qu’ils proposent. L’exemple génois 39, relaté
241

par Mariolina Besio, montre comment, face à l’échec des modèles traditionnels de la
planification institutionnelle, les habitants ont conçu leur propre plan de requalification.
Ils deviennent ainsi les protagonistes du processus de requalification dont l’un des
aspects le plus significatif sera la synergie qu’il a permise entre les résidents, des acteurs
multiples et les institutions. Les effets novateurs de cette démarche ne se résument pas
seulement à une véritable enquête sociale40 et à la mobilisation de l’opinion publique, ils
portent sur ce qui a toujours constitué le champ aveugle de la technostructure : l’espace
social et les ressources qu’il représente dans une action de qualification. Le plan précise
dans son énoncé de principe :
« Les ressources utilisables pour la réalisation d’un projet urbanistique ne se
limitent pas aux données macro-économiques, aux valeurs historiques et
culturelles et celles relatives à l’environnement et aux programmes institutionnels.
Les habitants constituent des ressources d’humanité, de volonté, de micro-
économie familiale et de comportement concrets sur lesquels on peut compter »
(M. Besio, p. 30).
25 Forts de l’apprentissage d’une première expérience d’auto réhabilitation spontanée sans
l’aide des institutions, les habitants préparent un programme41 qu’ils soumettent, cette
fois, à la municipalité en vue d’obtenir des financements. Les administrations publiques
sont finalement obligées d’intervenir pour les aspects relevant de leur compétence : l’État
pour l’ensemble monumental associé à l’église, la municipalité pour les rues et les
réseaux. Dans ce cas de figure, le projet se présente comme l’objectif largement partagé
de la communauté locale et prend place dans un renouveau civil et social. Il éveille les
potentialités internes, qu’elles soient économiques, artistiques, culturelles ou sociales et
les oriente vers un processus de requalification social du milieu : les bâtiments, les
conditions sociales et le développement économique.
26 À Issoire, un face à face conflictuel des habitants avec les acteurs institutionnels et la
connaissance inégalable de leur quartier, qui aurait par ailleurs permis un diagnostic sans
doute plus précis, ont conduit à la définition d’un contre-projet. La logique de ce contre-
projet est évidemment de maintenir la population, de réhabiliter le bâti occupé, de
démolir les réduits et les bâtisses qui tombent en ruine, de créer de nouveaux espaces
publics pour valoriser le quartier et enfin de réaliser du logement social. Au-delà de
l’adéquation de ce contre-projet avec les attentes des habitants, ce qui n’est pas des
moindres, l’analyse de son contenu selon les critères de l’expertise urbaine, si tant est
qu’elle puisse être neutre, présente plus de pertinence et de cohérence que le projet
institutionnel. Il permet l’embellissement du quartier, préserve les caractères urbains du
patrimoine ancien ainsi que des battisses témoins mais avec l’objectif de préserver le
patrimoine social.

BIBLIOGRAPHIE
242

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VERPRAET G., 1994, La socialisation urbaine, transitions sociales et transactions culturelles dans la cité
périphérique, L’Harmattan, coll. « Villes et entreprises », Paris, p. 255.
243

NOTES
1. De la même façon que le projet urbain, ce terme, a priori, polysémique, semble signifier chez les
architectes et les urbanistes un renouveau de leurs pratiques.
2. La gentrification est entendue ici, dans le sens des sociologues anlo-saxons : accroissement des
couches supérieures et moyennes de salariés au détriment des catégories les plus modestes (M.
Pinçon et M. Pinçon-Chariot, p. 41).
3. La définition des couches moyennes dans le Dictionnaire de l’essentiel en sociologie nous semble
suffisante pour la démonstration. Élaboré par Jean-françois Couet et Anne Davie, 2002, éd. Liris,
Paris, p. 175.
4. Périmètre de Sauvegarde et de Mise en Valeur de la Loi Malraux.
5. ZPPAUP (Zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager) : introduite en
1983, la loi intègre la notion de protection du paysage en 1993.
6. Opération programmée d’amélioration de l’habitat.
7. D’autres, sont plutôt dans une logique de distinction et d’entre soi.
8. Les données sur lesquelles s’appuie l’analyse sont issues pour Montferrand, d’une maîtrise de
géographie en cours, sous ma direction ; pour Issoire, d’un article de mon cru, intitulé « Face à
face entre habitants et acteurs institutionnels. Le centre ancien d’Issoire » et enfin, pour le Crêt
de Roc, d’enquêtes de 1re main effectuées pour la Municipalité.
9. Montferrand, centre médiéval datant du XIIe siècle, a fait l’objet d’un 1 er PSMV en 1964 et d’un
2e en 1998. L’évolution du contenu entre ces deux PSMV illustre parfaitement la nouvelle optique
patrimoniale.
10. Comme le quartier des canuts à Lyon au XIXe siècle, le Crêt de Roc était le quartier des
passementiers stéphanois. L’inscription de ce quartier du centre dans la procédure GPV en 2000 a
aiguisé l’intérêt porté au patrimoine architectural et urbain de la passementerie.
11. Sur la dimension historique de cette politique, l’ouvrage de Françoise CHOAY, L’allégorie du
patrimoine, est incontournable.
12. Montferrand (24,3 ha), second site médiéval clermontois, classé PSMV le 27 août 1964, fait
l’objet, de 1967 à 1977, sur 7 îlots opérationnels, soit 283 logements et 43 commerces.
13. 1968 : -4,80 % ; 1975 : -11,20 % ; 1982 : -14,50 % ; 1990 : -3,90 % ; 1999 : -3,6 %. INSEE, 1999.
14. Estimé par le maître d’ouvrage à 90 % des objectifs.
15. Six immeubles ont été acquis par DUP.
16. Les seuls aménagements significatifs ont concerné un espace public de 400 m 2 rue du Docteur
Palme et les rues Rodade et Kleber qui ont été pavées et équipées de lampadaires stylés.
17. Notamment celui de la Vacherie.
18. Architectes des Bâtiments de France.
19. Alexandre MELISSINOS, Enquête sur 110 centres anciens français, 1997.
20. Le père de la démarche italienne de l’éclaircissage (diradamento). Il s’agit d’une métaphore,
empruntée au vocabulaire forestier et agricole.
21. Muratori, Rossi, Aymonino.
22. Elles se démarquent du saupoudrage des précédentes pour se donner plus de visibilité en
concentrant l’action sur des îlots de taille significative et des lieux majeurs.
23. RVL (Renaissance du Vieux Lyon) créée en 1946 a pesé sur la reconnaissance internationale
du site ; PSMV en 1964 ; ZPPAUP en 1994 et inscription au patrimoine de l’Unesco en 1998.
24. À Avignon, par exemple, 30 ha d’aire commerciale sur 179 ha du centre ancien, n’attirent pas
seulement les 180 000 habitants de l’agglomération, mais la population de l’aire de chalandise,
estimée à 400 000 personnes.
244

25. Cette catégorie de résidents « transitionnels » est généralement la seule a toléré les nuisances
occasionnées par l’activité touristique.
26. À Bourges, par exemple, dès que le délai de location exigé pour bénéficier de la défiscalisation
est atteint, beaucoup d’immeubles restaurés ont été utilisés comme stockage pour les
commerces, quand ils ne sont pas tout simplement vacants.
27. L’introduction du logement social, qui est passé de 7 à 10 % entre 82 et 90, par micro
rénovation, participe aussi de ce peuplement. Il constitue 1,2 % du logement réhabilité dans les
centres anciens en France.
28. Issoire se situe dans la tranche de villes qui comptent entre 35 % et 50 % d’emplois dans le
secondaire (J.-C. Édouard, p. 129).
29. Selon la Mairie d’Issoire : la population du centre ville compte en 2002 1 723 personnes, soit
12 % des issoiriens. Selon le RGP 99 (INSEE), le Crêt de Roc compte 5 873 habitants et Montferrand
3464 résidents.
30. Les exigences d’habitabilité actuelles, en mettant en cause la faible taille des logements et la
densité du bâti, préfigurent un peuplement moins important des centres anciens.
31. Monument historique classé. Il est surprenant de constater que les îlots du Parguet et de la
Ferronnerie, destinés à la démolition, sont dans un rayon de moins de 300 m de ce monument
classé.
32. Ferronnerie : 9 bâtisses (correspondant à des parcelles sur un ensemble de 12 parcelles) ont
été démolies. 2 maisons ont été réhabilitées. Parguet : 25 bâtisses sur 19 parcelles doivent être
démolies, 4 bâtisses seulement seront épargnées pour être réhabilitées.
33. H. Coing et F. Godard.
34. Approuvé en 1998.
35. Années trente et quarante.
36. Le lien social, le développement des sociabilités, la solidarité, etc. sont les thèmes récurrents
des contrats-villes.
37. Destruction – reconstruction.
38. P. Bourdieu montre comment les déplacements massifs de populations paysannes pendant la
guerre d’Algérie ont totalement déstructuré ces communautés.
39. Au moyen âge, le centre historique de Gênes avait déjà atteint à peu près sa superficie
actuelle, environ 113 ha.
40. « En 1989 des groupes d’habitants commencent à sensibiliser l’opinion publique aux
problèmes de la vieille ville. Ils s’organisent pour recenser, au moyen de questionnaire et
d’enquêtes, les lieux où le malaise social est particulièrement fort : trafic de la drogue,
concentration des immigrés clandestins, situation intolérables du point de vue hygiénique,
bâtiments et équipements délabrés... » (Mariolina Besio, p. 31).
41. Le programme concerne 18 édifices, y compris l’église, le cloître, le clocher et l’aménagement
des espaces publics. Elle touche environ 150 familles et à peu près six cents personnes.

AUTEUR
NORA SEMMOUD
Architecte-Urbaniste, Maître de conférence Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand
Chercheur au CERAMAC
245

La réhabilitation des centres anciens


dans les grandes villes du sud : entre
maintien des populations pauvres et
tentative de gentrification ?
Élodie Salin

1 Le patrimoine n’est pas nécessairement une notion allant de soi, ni une notion
intériorisée par les populations résidant dans les centres historiques de villes
prestigieuses, surtout quand celles-ci, à l’image du Caire ou de Mexico (dont les centres
anciens ont été classés sur la liste du Patrimoine Mondial en 1979 et 1987) appartiennent
à la sphère des pays en développement.
2 Encore essentiellement pauvres et mixant les fonctions résidentielles et commerciales, les
centres anciens des grandes villes du Sud restent des espaces populaires bien que
convoités et riches en merveilles architecturales.
3 Les stratégies de reconquête des centres anciens dans les villes du Sud ont intégré la
nécessité de préserver les monuments, les tissus anciens mais également les structures
sociales qui leur sont attachées. La prise en considération de l’architecture vernaculaire
comme patrimoine ainsi que l’attention de plus en plus marquée pour le patrimoine
immatériel sont des orientations récentes qui visent à donner une importance renforcée
aux fonctions résidentielles, aux cadres de vie, aux pratiques quotidiennes, loin de
l’image sclérosée de la ville musée.
4 C’est dans ce contexte et afin de préserver « l’âme des lieux », que le maintien des
populations résidentes et pauvres est alors devenu un enjeu essentiel (tout du moins au
niveau des discours) des politiques de reconquête des centres anciens des villes du Sud.
Néanmoins entre ces intentions généreuses qui s’intègrent dans des programmes
politiques souvent à forte dominante sociale et la réalité, il existe de forts contrastes. La
réhabilitation d’édifices patrimoniaux avec le maintien des populations pauvres est un
pari difficile qui nécessite une forte implication financière de la part des pouvoirs publics.
246

Elle entre également dans une mouvance internationale prônant la démarche


participative et l’implication des habitants aux prises de décisions.
5 Toujours dans l’optique de préserver les fonctions résidentielles de la ville historique
pour ne pas en faire uniquement une ville patrimoniale et touristique, d’autres politiques
sont expérimentées. Elles se calquent sur le modèle de gentrification spontané des
centres anciens des villes européennes et tentent, par des politiques incitatives, de
stimuler ce processus afin d’inciter un retour des populations aisées dans ces quartiers
encore populaires.
6 L’articulation entre ces deux politiques est-elle possible ? Elle aboutirait à un idéal de
mixité sociale qui apparaîtrait comme bien utopique aux regards des évolutions actuelles
des villes patrimoniales.

RÉHABILITATION ET MAINTIEN DES POPULATIONS


PAUVRES
7 La nécessité de maintenir les populations résidentes dans les édifices patrimoniaux est
aujourd’hui devenue un enjeu et une réalité présents aussi bien au niveau international
que dans les politiques locales des grandes villes. À Mexico, cette expérience est déjà
ancienne. Elle s’est mise en place de la manière la plus brutale et dramatique qu’il soit
puisqu’il s’agissait d’agir aux lendemains du séisme de 1985 afin de reloger les sinistrés.

L’expérience mexicaine

8 Une nouvelle idéologie de la réhabilitation se met alors en place par l’intermédiaire de


programmes beaucoup plus vastes de rénovation et de reconstruction post-séisme
(Programme RHP : Renovación Habitacional Popular1). Elle s’oppose aux courants élitistes
qui avaient tendance à hiérarchiser le patrimoine et à souhaiter une réutilisation
culturelle « noble et digne » pour les monuments restaurés. Ce nouveau courant prône la
reconnaissance de la réalité sociale des centres historiques et une conservation du
patrimoine à travers une amélioration des conditions de vie des populations résidentes.
9 À Mexico, durant les années qui suivirent le séisme de 1985, les actions furent menées à
bien en concertation avec les populations, et nécessairement en accord avec elles – chose
complètement nouvelle pour les spécialistes du patrimoine. Ceci ne fut possible que grâce
à l’expropriation des monuments historiques concernés, détenus par des propriétaires
souvent absentéistes. Du jour au lendemain les locataires, qui étaient en situation illégale
et précaire, obtiennent l’assurance de devenir propriétaires. Les exigences de ces
habitants sinistrés, entrés dans leur droit, ont alors été quelque peu surprenantes pour
les restaurateurs.
10 L’opinion de la majorité des habitants était que « vivre dans les monuments historiques
représentait la malpropreté, la dégradation, la misère et la marginalité, l’image d’un
habitat peu digne en comparaison du moderne et du fonctionnel ». (P. Paz Arellano, 1988 :
39). Ceux-là ont réclamé la démolition des monuments et la reconstruction de logements
neufs. Et même si parmi ce groupe, existaient également des personnes pour qui « les
vecindades2 étaient perçues avec beaucoup d’affection et qui considéraient qu’elles ne
devaient pas être démolies et luttaient pour leur sauvegarde » (Ibid.), la situation n’a pas
été aisée à gérer. Les professionnels du patrimoine se sont alors trouvés face à un
247

dilemme : « pour qui conserver les monuments historiques si les habitants eux mêmes
réclament leur démolition ? »
11 Le processus a été long à se mettre en place et n’a véritablement concerné qu’une
cinquantaine de monuments classés de type vecindades dans le centre historique de
Mexico (carte 1). La localisation de ces monuments aux fonctions résidentielles privilégie
les pourtours du centre historique et plus particulièrement les parties sud.
12 La mise en place du processus supposait au préalable un travail sur les mentalités des
populations résidentes : leur faire comprendre que le patrimoine ne se résume pas aux
monuments les plus symboliques et les plus visibles, leur montrer que les vecindades font
partie de ce patrimoine (pourquoi, comment, qu’ont-elles d’historique ?) même si
personne jusqu’à présent ne s’en était préoccupé, les convaincre que les politiques de
restauration avaient changé d’orientation et se préoccupaient maintenant des conditions
de vie de cette population.
13 Les restaurateurs ont eux aussi dû s’adapter aux nouvelles contraintes d’une
réhabilitation de l’habitat. Les problèmes ont été nombreux à résoudre : la distribution
des pièces entre les familles était très inégalitaire avant le séisme (une famille pouvait
avoir 250 m2, une autre 27 m2) et la réhabilitation supposait l’octroi de 40 m2 à chacune
d’entre elles. Les problèmes de densité ont du être gérés par le départ de certaines
familles dans d’autres logements et ces tâches délicates ont été menées à bien par les
professionnels de RHP et les associations d’habitants.
14 Sans le séisme et les mesures d’expropriation prises par le gouvernement, ces vecindades
n’auraient sans doute jamais attiré l’attention des autorités. Le séisme de Mexico a permis
une prise de conscience officielle de l’importance de l’architecture commune et
résidentielle, symbolisée par les vecindades. La catastrophe des séismes de 1985 et les
vastes programmes de réhabilitation de l’habitat qui ont suivis ont été les déclencheurs
de la mise en place d’un processus de réhabilitation de l’habitat dans les monuments
historiques jusqu’alors jamais expérimenté.
248

Les monuments historiques réhabilités pour des fonctions résidentielles lors du programme de
rénovation post-séisme

15 L’exemple des réhabilitations RHP dans les monuments historiques a voulu être
reproduit, dans les années suivantes et jusqu’à aujourd’hui, à Mexico mais aussi dans
d’autres villes latino-américaines, sans rencontrer néanmoins ni le même succès ni la
même ampleur. Les raisons des blocages et même de ces échecs sont d’ordre foncier,
financier et politique comme l’illustrent les exemples suivants au Caire et de nouveau à
Mexico, dans un contexte différent.

Pour une réhabilitation sociale dans les villes du Sud

16 Le modèle de réhabilitation tel que nous venons de le présenter n’a que peu été transposé
dans d’autres espaces. Les villes arabes, et plus particulièrement Le Caire, ne connaissent
pas de telles politiques afin de restaurer le patrimoine vernaculaire habité par des
populations démunies.
17 L’idéologie de la restauration élitiste et culturaliste, dont parlent les spécialistes du
patrimoine mexicains ayant œuvré pour le programme RHP, est encore la plus prégnante
dans l’espace cairote. Le modèle mexicain mis en place à la suite des séismes de 1985 est
pourtant un exemple qui aurait pu être appliqué dans d’autres lieux, d’autres villes et
d’autres centres historiques. Par exemple, les mesures prises à la suite du séisme du Caire
en 1992 auraient largement pu s’inspirer de celles de Mexico, bien que les espaces et les
cultures, les traditions d’associations de citadins et les rapports aux pouvoirs centraux
soient opposés sur bien des points. Seuls les pays d’Amérique latine paraissent avoir eu
connaissance des réussites des mesures de reconstruction entreprises à la suite des
tremblements de terre de Mexico. C’est également dans ces villes latino-américaines
249

qu’œuvre une association française qui a fait ses preuves dans la réhabilitation sociale, le
PACT ARIM 93.
18 Les PACT ARIM3 sont des associations françaises à but non lucratif, (148 associations en
France) créées au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale et intervenant dans le
domaine de l’habitat. Les objectifs des PACT ARIM sont l’amélioration du parc immobilier
ancien, l’action en faveur des populations défavorisées et le maintien de ces populations
dans les logements réhabilités. L’objectif est également de collaborer, dans le cadre d’une
politique sociale de l’habitat, avec les collectivités territoriales. Les associations se sont
engagées, à partir de 1987, dans des projets de coopération à l’étranger. Cette coopération
s’est concrétisée par la création en 1993 du PACT ARIM international. Les associations
locales se sont elles aussi impliquées dans des partenariats et des échanges d’expériences.
Le PACT ARIM 93 (Seine-Saint-Denis) a été l’un des premiers PACT ARIM à diversifier ses
actions en instaurant des partenariats avec des villes des pays en développement classées
Patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco. La première action du PACT ARIM 93 a
été réalisée à Quito et s’est révélée être un succès, moteur d’autres demandes dans
plusieurs villes d’Amérique latine. La municipalité du District Fédéral de Mexico a fait
appel à eux en 1998 pour une première prise de contact et une première étude de
faisabilité du projet dans le centre historique de Mexico.
250

Figures 1 et 2 : Plans et gravures du rez-de-chaussée d’une vecindad, rue Republica de Colombia n°


50, avant et après la réhabilitation (en 1988), Mexico. (Source : P. Paz Arellano coord., 1988)

19 Les mécanismes de la réhabilitation sociale expérimentés en Seine Saint- Denis sont des
mécanismes bien rodés qui peuvent s’appliquer dans d’autres villes telles que Mexico. La
première démarche du PACT ARIM consiste à faire une étude approfondie de la
composition socio-économique des zones choisies (étude sur la zone historique puis étude
plus fine à l’échelle de l’immeuble et de la rue). Le taux d’effort financier des populations
est évalué, à l’inverse des procédés habituels des promoteurs immobiliers. Les coûts de la
réhabilitation et les possibilités de paiements des résidents (qui de locataires deviennent
propriétaires par un emprunt sur plusieurs années) sont alors définis. Ce processus
demande des financements extérieurs, sous forme d’aides internationales et de prêts
bancaires (Banco, Americano de Desarrollo, Union Européenne, BID [Banque
Interaméricaine de Développement]...). L’implication des populations résidentes dans le
processus de réhabilitation est la base même de l’action du PACT ARIM 93. Les personnes
sont relogées sur place, après avoir été déplacées le temps de l’accomplissement des
travaux. Un montage financier complexe est alors mis en place par les acteurs (PACT
ARIM, institutions locales, municipalités, banques...) et adapté à chaque famille désirant
participer au processus de réhabilitation.
20 Le choix des villes classées Patrimoine mondial de l’Humanité par le PACT ARIM 93, plus
spécialisé dans les banlieues françaises, s’explique par la plus grande facilité pour trouver
des financements internationaux par le biais de l’argument patrimonial. La nécessité de
réhabiliter les centres historiques des villes des pays en développement ne venant pas
contredire cette démarche. L’objectif du PACT ARIM 93 est en outre de monter une
association similaire et progressivement autonome dans les villes sélectionnées.
21 La perspective d’une telle collaboration à Mexico avait tout pour séduire la municipalité
de gauche de C. Cardenas. Le Fideicomiso, avec à sa tête un Français, René Coulomb,
n’était pas non plus étranger à ce choix. Pourtant, les tractations et les premières prises
de contact entre le PACT ARIM 93 et la municipalité du DF ont été un échec.
251

22 Le besoin de lisibilité politique d’une telle action sociale, dans un espace symbolique et
convoité, était une priorité pour la municipalité de gauche récemment élue. Les résultats
devaient être visibles sur un court terme, en vue des élections présidentielles de 2000
(deux ans plus tard). La nécessité d’un programme « médiatique » aurait entraîné des
contraintes, dans le temps et dans les méthodes, qui n’ont pas été acceptées par le
directeur du PACT ARIM 93. D’autres arguments ont par ailleurs été avancés, comme celui
d’une trop faible implication financière du DF qui n’aurait pas permis de constituer un
patrimoine immobilier propre au Fideicomiso et nécessaire pour avoir une pleine
maîtrise foncière du projet. Des contraintes politiques et financières (comme par exemple
l’impossibilité d’un prêt international direct de la BID au DF par décision présidentielle/
opposition des partis politiques), tout comme des problèmes relationnels (corporatisme,
volonté de tout contrôler de la part du Fideicomiso) ont fait échouer cette nouvelle
tentative d’aborder la reconquête du centre historique de Mexico par le volet social.
23 Ceci n’est qu’un exemple qui nous montre que la participation populaire au processus de
réhabilitation du centre historique de Mexico est une affaire avant tout politique et
médiatique.
24 Cette conclusion peut néanmoins être vérifiée dans d’autres villes latino-américaines. Par
contre, dans l’exemple de la ville du Caire nous ne retrouvons pas les mêmes enjeux.
L’opposition entre les deux villes vient du fait que, dans la vieille ville du Caire, aucun
programme de réhabilitation de l’habitat n’a jamais été réellement mis en place.
25 Face à l’échec relatif de ces mesures de réhabilitation sociale et toujours dans le but
d’engager un processus vertueux de reconquête des centres anciens, d’autres politiques
sont mises en œuvre dans les villes du Sud. Elles visent également à maintenir la fonction
résidentielle dans les centres historiques mais tendent à appréhender le processus « par
le haut ». L’objectif est d’inciter les populations moyennes ou aisées à réinvestir les lieux
anciennement délaissés, entraînant ainsi un processus de rénovation du bâti. Ce
processus entraîne à terme un renouvellement social et de multiples bouleversements
dans les zones historiques. Néanmoins la question est alors de savoir si les processus de
gentrification sont transposables dans le contexte des villes en développement.

MAINTIEN DE LA FONCTION RÉSIDENTIELLE ET


RENOUVELLEMENT SOCIAL : LA GENTRIFICATION
Processus de gentrification

26 Les phénomènes de gentrification des quartiers anciens sont des phénomènes


parfaitement identifiés dans les villes patrimoniales occidentales. Le cas de Paris avec le
Marais ou celui de Londres et de ses quartiers victoriens de Camden Town, de
Hammersmith ou de Nothing Hill sont des exemples célèbres et connus du monde entier.
La gentrification des quartiers anciens, c’est-à-dire une reconquête urbaine par
renouvellement des populations et valorisation foncière, suppose plusieurs étapes
successives :
• L’arrivée de « pionniers » qui découvrent un quartier à fort potentiel et investissent dans
des édifices en mauvais état en vue de les rénover. Les prix du marché immobilier sont bas.
• L’éviction des anciens locataires éventuels et l’occupation des lieux par les nouveaux
propriétaires-restaurateurs de niveau socio-économique plus élevé.
252

• L’aide éventuelle de l’État, la mise en place de politiques urbaines, renforcent le processus


de reconquête des quartiers anciens.
• Le phénomène prend de l’ampleur et les restaurations se multiplient. L’environnement
socio-économique se modifie, l’image urbaine également. Les prix du foncier s’élèvent alors
de façon vertigineuse.
• La transformation du quartier s’accomplit alors par un renouvellement des services et par
une homogénéisation des habitants appartenant à une même classe sociale.
27 Les situations restent néanmoins particulières à chaque ville. À Paris, les mesures
étatiques d’ampleur sous l’ère Malraux ont permis la métamorphose du quartier du
Marais plus sûrement que l’initiative de quelques individus. Le processus est pourtant
identique à celui décrit précédemment dans le cas d’autres quartiers parisiens comme
Bastille ou République, ces dernières décennies. La présence d’édifices anciens, de
monuments, d’un cadre bâti original jouent de façon positive dans le phénomène de
gentrification. Cette attraction des quartiers anciens est également renforcée par la
position généralement centrale des zones anciennement délaissées par la bourgeoisie et
l’élite urbaine. Tous les quartiers centraux dévalorisés des villes occidentales ne suivent
pourtant pas cette évolution et la perception du quartier, sa dimension subjective sont
essentielles pour comprendre les raisons de l’échec ou au contraire du succès des
processus entamés. Les centres historiques des villes des pays en développement, comme
ceux du Caire et de Mexico, sont-ils potentiellement gentrifiables et peut-on plaquer les
schémas d’évolution urbaine présents dans les villes occidentales à ces métropoles en
développement ?

La tentation de la gentrification ?

28 Les phénomènes de gentrification passent par une vision européocentrée de la notion de


patrimoine. La ville ancienne doit être perçue comme esthétique, authentique, et
potentiellement agréable à vivre. La notion de prestige, liée de très près à celle de
patrimoine, est un des facteurs motivant pour les investisseurs privés et les futurs
propriétaires qui décident de réinvestir un quartier en partie délaissé et dégradé.
L’impulsion du processus de gentrification vient donc toujours d’une population
extérieure à la zone. Cette population, caractérisée par ses moyens financiers et par un
certain niveau d’éducation, choisit délibérément un espace, non pas uniquement dans
une perspective spéculative, mais aussi par choix de vie. Le processus de gentrification,
dans les premiers temps, est un pari sur l’avenir et implique un changement de résidence
et un engagement des populations renouvelées dans la vie d’un quartier et dans le respect
de son architecture et de son cadre bâti.
29 Les conditions nécessaires à la mise en place d’un processus de gentrification sont donc
nombreuses et sous-entendent également l’existence dans la société citadine d’une
population potentiellement intéressée à risquer le changement résidentiel et amorcer le
processus. L’étude des perceptions des quartiers anciens donne plusieurs clés pour
analyser la situation actuelle dans le centre historique de Mexico et dans la vieille ville du
Caire. La complexité des représentations des quartiers anciens des deux villes participe de
près aux motivations et aux réticences des populations aisées dans leur choix de
résidence. La situation est néanmoins véritablement différente dans le cas du Caire et
dans celui de Mexico. Alors qu’il est possible de déceler une volonté politique et même
253

une amorce de gentrification dans le cas du centre historique de Mexico, nous sommes
dans un cas de figure véritablement éloigné de cette perspective au Caire.
30 Si, dans le contexte de la gentrification, les perceptions des populations résidentes nous
importent peu, il est nécessaire de prendre en compte les caractéristiques de l’image des
quartiers anciens à l’échelle de la métropole. Perçus comme touristiques et historiques,
les quartiers de la vieille ville du Caire n’en restent pas moins et avant tout populaires
pour la majorité de la population cairote. La charge symbolique des monuments et la
sacralité des lieux ne suffisent pas à faire des quartiers de la vieille ville un espace
attractif pour les populations aisées. Nul cairote de condition économique élevée ne
souhaite habiter dans la vieille ville, non plus que dans un palais ou une demeure
d’architecture traditionnelle parfaitement restaurée.
31 Le parallèle avec les médinas maghrébines est ici parfaitement valide pour expliquer
l’absence de processus de gentrification et le culte de la modernité, synonyme de rejet de
l’ancien et du traditionnel chez les populations riches. Habiter la vieille ville, la médina,
est dévalorisé et négatif. Cette caractéristique explique que les monuments de la vieille
ville du Caire ne soient pas restaurés à des fins résidentielles. La volonté de favoriser
politiquement ce processus n’existe pas non plus et serait sans doute vouée à l’échec dans
le contexte cairote. La greffe des processus de gentrification n’est donc pas d’actualité au
Caire, ce qui n’empêche pas certaines zones commerciales de connaître une forte
spéculation foncière. Le taux de renouvellement du bâti dans les quartiers centraux de la
vieille ville est essentiel à la compréhension des mutations de l’espace. Des immeubles
neufs se construisent et nécessitent l’apport de fonds de la part des propriétaires.
L’optique n’est néanmoins pas directement liée à la valeur du patrimoine mais plutôt à la
centralité et l’attractivité des espaces commerciaux.
32 La situation mexicaine est fort différente de la situation cairote et les processus de
gentrification, bien que non aboutis, sont amorcés à plusieurs niveaux. La volonté
politique d’impulser le processus de gentrification dans l’espace privilégié du corridor
financier4 s’est manifestée à travers le programme « Vivir en el centro » lancé par la
Fideicomiso5 en 1995 dont l’objectif était de mettre en place un programme de création de
logements pour classe moyenne dans le centre historique de Mexico. Cette enquête a
donné lieu à une clarification des avantages et des inconvénients, pour les populations
visées, d’une résidence dans le centre historique de Mexico. L’enquête portait sur 280
personnes sélectionnées en fonction de leur profil socio-économique. Le programme,
malgré son échec, nous renseigne sur les avantages et les inconvénients d’un habitat
« gentrifié » dans la zone historique. En premier lieu, 9 % des personnes sélectionnées 6
seulement mettent le centre historique en tête des zones qu’ils choisiraient pour vivre.
Les raisons de l’intérêt ou au contraire du rejet d’un logement dans le centre historique
peuvent être résumées par les graphiques suivants, (fig. 3 et 4).
33 Le placement (augmentation du patrimoine foncier) dans le cadre d’un programme de
réhabilitation de la zone et la qualité des services, l’environnement urbain ainsi qu’une
réduction des transports sont les arguments qui arrivent en tête. Pourtant cette première
série de réponses est vite contrebalancée par la mauvaise image du centre historique et
l’environnement doit être modifié pour la plupart des personnes interrogées :
amélioration du trafic, plus d’espaces verts, plus d’espaces de stationnement, réduction
de l’insécurité...
254

34 L’intérêt historique de la zone n’est pas mis en valeur dans les réponses proposées par le
Fideicomiso, alors que l’image patrimoniale de plus en plus positive du corridor financiero
est reconnue et semble être l’attrait majeur de cet ensemble urbain.

Figure 3 : Raisons de l’intérêt pour vivre dans le centre historique (source programme – Vivir en el
centra » FCHCM, SG, 1995)

35 La sélection des personnes interrogées n’a été réalisée que par comparaison avec les
profils des personnes ayant reconquis les centres anciens dans d’autres villes, souvent
européennes. Il est vrai que la population susceptible d’être intéressée par un
changement de résidence dans le centre doit être identifiée, ce qui se révèle être des plus
délicats dans le cas où le processus n’est pas encore véritablement entamé. L’initiative
privée est bizarrement peu mise à contribution dans le programme du Fideicomiso
puisque l’offre de logements aurait été une offre locative. Pourtant, nous avons vu que les
pionniers de la reconquête résidentielle des centres anciens sont souvent les
propriétaires eux-mêmes qui achètent, investissent dans leur propre patrimoine et
décident de changer de lieu de résidence.
36 Les personnes les plus intéressées par un logement en location décent, parfois dans des
monuments historiques réhabilités, sont à l’heure actuelle les résidents actuels du centre
historique. Cette caractéristique explique vraisemblablement l’échec du programme.
Outre la mauvaise image urbaine qui reste prégnante dans les systèmes de
représentations complexes du centre historique, l’absence pour l’instant d’un marché
locatif résidentiel pour classes moyennes et aisées n’incite pas les entreprises à investir
dans la réhabilitation coûteuse des édifices du centre.
37 À partir de cette volonté politique de gentrification du centre historique de Mexico, il est
possible de se poser différentes questions : la première étape de la gentrification passe-t-
elle obligatoirement par un changement d’image du centre ?
255

Figure 4 : Arguments avancés contre un logement dans le centre historique (source programme « Vivir
en el centro – FCHCM, SG, 1995)

38 Qui sont les populations susceptibles de réinvestir le centre historique : sont-elles


demandeuses d’un logement en location ou doivent-elles avoir les moyens de devenir
propriétaires et de parier sur une reconquête progressive du quartier ?
39 Quel rôle doivent jouer les pouvoirs publics pour favoriser ce processus et cette évolution
est-elle souhaitable ?
40 Comment une municipalité peut-elle privilégier, par des programmes coûteux, les classes
moyennes et aisées en laissant de côté la problématique du logement des résidents
actuels aux revenus moins élevés ? Le dilemme de l’orientation à donner est d’autant plus
grand que la démarche participative des habitants des quartiers est présentée comme une
évolution logique et démocratique des processus de reconquête du centre. Entre la
volonté de gentrification à l’européenne et l’amélioration des conditions d’hébergement
des populations pauvres du centre historique, la ville de Mexico s’engage-t-elle vers une
solution intermédiaire ?

CONCLUSION
41 Les politiques d’encouragement à la gentrification des centres historiques sont en grande
partie des échecs dans les villes du Sud (mis à part les cas exceptionnels des médinas
maghrébines qui connaissent un processus récent d’embourgeoisement et de
réinvestissement des riads animé par des étrangers). Ces échecs peuvent en partie
s’expliquer dans le rapport des populations à la modernité qui, n’ayant pas vécu « la
longue maturation du processus de patrimonialisation » des pays d’Europe occidentale,
ne sont pas saturées de modernité au point d’assister à une « manifestation intrinsèque
de retour à la tradition » (S. Yerasimos, 2003). Les politiques incitatives qui encouragent
256

le retour des classes aisées dans les centres anciens d’Amérique latine doivent agir sur
l’image des lieux. La ville ancienne doit être perçue comme esthétique, authentique et
potentiellement agréable à vivre. La notion de prestige, liée de très près à celle de
patrimoine, est un des facteurs motivants pour les investisseurs privés et futurs
propriétaires qui décident de réinvestir dans un quartier en partie délaissé et dégradé.
L’ambivalence des images, à la fois positives et négatives, des centres historiques par
essence polymorphes et perpétuellement réinvestis par de nouvelles valeurs, reste donc
un frein à ce processus de gentrification.
42 Les politiques et actions qui encouragent quant à elles le maintien des populations
résidentes dans les édifices patrimoniaux sont louables mais encore assez peu mises en
pratique. Cette option sociale de la réhabilitation des centres anciens ne remet pas en
cause les modèles plus libéraux de reconquête urbaine. Elle n’est donc pas de fait une
priorité dans les politiques actuelles et les actions menées avec les habitants dans une
démarche participative restent encore relativement isolées.
43 Dans la ville historique, sans cesse réinterprétée, la place des citadins, actuels résidents
ou nouveaux arrivants, est une des clés pour comprendre les enjeux liés à un espace
symbolique de plus en plus convoité. Entre développement rentable concrétisé au niveau
résidentiel par l’amorce d’un processus de gentrification et politiques sociales, le défi
majeur des politiques patrimoniales dans les centres historiques des villes du Sud réside
dans l’articulation de ces deux enjeux apparemment difficilement conciliables.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
BID (Banco Interamericano de Desarrollo), avril 1998, Marco de referencia para operaciones
crediticias del BID destinadas a la conservación del patrimonio urbano, Borrador de Discusión,
Departamento de Programas Sociales y Desarrollo Sostenible, División de Desarrollo Social.
Washington DC, non publié.

MELÉ P, 1998, Patrimoine et action publique au centre des villes mexicaines, CREDAL, PUS, Ed. IHEAL,
Paris, 324 p.

PAZ ARELLANO P. (coord.), 1988, La rehabilitación de la vivienda, una alternativa para la conservación de
los centros históricos, INAH.

Programa « Vivir en el Centro », janvier 1997, Fideicomiso del CHCM, Estudio financiero para
promover la inversión inmobiliaria en las plantas altas de los edificios del centro histórico de la ciudad de
Mexico, Gerardo Boué Iturriaga, Consultor, Externo, sans pagination.

Programa « Vivir en el Centro », septembre 1995, Fideicomiso CHCM, Estudios de demanda potencial
por vivienda en inmuebles localizados en la « zona bancaria » del centro histórico, Sistemas
Geoinformativos SA de CV, document de travail, Mexico, sans pagination.
257

RHP, 1988, Memoria de la reconstrucción, Mexico, RHP, 183 p.

SIRCHAL : http://www.archi.fr/SIRCHAL

SALIN E., 2002, Les centres historiques du Caire et de Mexico : représentation de l’espace, mutations
urbaines et protection du patrimoine, Thèse de doctorat de géographie, Université de Paris-X
Nanterre, 624 p.

TOMAS F., 1987, « Las estrategias socio-espaciales en los barrios céntricos de Mexico : los decretos
de expropiación de octubre 1885 », Trace, Mexico, IFAL, CEMCA, n° 11, p. 7-19.

YERASIMOS S., 2003, « Centres historiques et développement durable : la deuxième mort du


patrimoine ? », Séminaire de recherche La ville sur la ville. Intégration de l’existant et ville
contemporaine, 20-22 mars 2003 à Fès, Maroc.

NOTES
1. Programme RHP : Renovación Habitacional Popular permet la rénovation de 4000 logements dont
l’expropriation de 103 monuments dans le périmètre du centre historique et de 1219 terrains afin
d’y reconstruire les logements de RHP (P. Paz Arellano, 1988).
2. Habitat traditionnel populaire du centre historique de Mexico, organisé autour d’une cour (cf.
schémas).
3. Dans les années 1940, le sigle PACT signifiait « Propagande et Action Contre les Taudis ».
Aujourd’hui il désigne « Protection, Amélioration, Conservation et Transformation de l’habitat ».
ARIM signifie « Associations de Restauration Immobilières », elles sont créées en 1967 pour
appuyer l’action des PACT et mieux répondre aux besoins des collectivités publiques en matière
de politique locale de l’habitat.
4. Le corridor financier est un espace privilégié par les politiques de reconquête urbaine et
correspondant à l’ouest du centre historique de Mexico. Là se trouvent les banques, les magasins
à la mode et les lieux de loisirs. Il s’oppose à la partie est du centre historique restée beaucoup
plus populaire et résidentielle.
5. Fideicomiso : Organisme privé, juridiquement dépendant de l’administration publique. Le
Fideicomiso du centre historique de Mexico avait une fonction d’assesseur et de gestion de
projet. Ses objectifs étaient de promouvoir, gérer et coordonner au niveau des acteurs privés et
publics les actions de réhabilitation du centre historique. Créé en 1990, il a été dissout en 2001.
6. Les personnes ont été sélectionnées en fonction de la proximité de leur travail – dans la zone
historique – (ce sont alors des fonctionnaires, commerçants, employés de banques, professions
indépendantes) et en fonction de leur statut social (classe moyenne) et de leur âge (jeunes
couples et personnes âgées). Les artistes ont également constitué une cible pour les enquêteurs.

AUTEUR
ÉLODIE SALIN
Docteur en géographie, université Paris X-Nanterre
258

Habiter les vieux quartiers d’Addis-


Abeba : un patrimoine en risque ?
Éléments pour la compréhension des
enjeux et acteurs
Dominique Couret, Anne Ouallet et Bezunesh Tamru

INTRODUCTION
1 Prendre le patrimoine comme élément d’observation des dynamiques de la ville permet
d’analyser les transformations urbaines et de repérer les enjeux qui s’y font jour. Le
patrimoine comme la ville est en construction, tout particulièrement en Afrique où les
évolutions sont très rapides et les sélections patrimoniales officielles, tout en étant
émergentes, masquent la polysémie intrinsèque à cette notion. À Addis-Abeba, ville de
plus de trois millions d’habitants et capitale de l’Éthiopie, le patrimoine commence à
apparaître comme un des points de réflexion des politiques urbaines et sert à ce titre
d’élément de justification des choix politiques d’aménagement. Il se manifeste aussi
comme appui pour servir des revendications d’acteurs moins officiels qui ambitionnent
une certaine place dans la ville et semble bien approprié dans les discours des habitants
ordinaires.
2 Le patrimoine, pour être transmis, cristallise des aspirations variées et participe à
l’élaboration de l’image de la ville ; il opère aussi comme élément de référence à un type
de développement urbain souhaité permettant l’expression des identités et des intérêts
de différents acteurs. Il peut alors pousser à l’expression des conflits à propos de
l’aménagement et de la gestion urbaine. Il se révèle être un produit des sociétés, que ce
soit par l’intermédiaire des choix politiques ou par des valeurs et pratiques sociales de
patrimonialisation plus informelles. Il interroge alors l’identité des sociétés et valorise
leurs représentations.
259

3 Le patrimoine est un élément de construction sociale en tant que point de repère identifié
par les sociétés et d’élément autour duquel se positionnent et se mettent en relation les
différents acteurs de la ville. Il apparaît aussi comme un élément d’accroche spatiale et
est à ce titre un facteur d’organisation. À Addis-Abeba, le patrimoine urbain bâti est
habité. Il est lieu de résidence ou local d’activités. La pénurie de logements est telle qu’il
n’y a guère de bâtiments vides. Le patrimoine non bâti est investi de différentes manières
et participe aussi à l’expression de valeurs sociales jugées importantes à pérenniser.
Préciser les diverses formes de patrimonialisation est un préalable à l’explicitation de
leurs expressions dans l’espace addissien. Différents types de patrimoine urbain peuvent
être distingués ; ils sont tous porteurs d’enjeux particuliers. Au-delà du patrimoine, il
semble que ce soit bien un modèle de société urbaine et de fonctionnement urbain qui
soit valorisé.

À LA RECHERCHE DU PATRIMOINE ADDISSIEN


4 Le patrimoine est révélé à la fois à travers l’émergence des politiques patrimoniales et
l’expression des pratiques et démonstrations des citadins.

Émergence des politiques patrimoniales

5 À Addis-Abeba, la prise de conscience des politiques sur le sujet du patrimoine date de


juillet 1985. À cette date, un premier inventaire officiel a été réalisé conjointement par le
Département de la Recherche du Patrimoine Culturel et de sa Préservation du ministère
de la Culture et des Sports et l’AAMPO (Addis-Abeba Master Plan Office). À cette occasion
ont été sélectionnés 133 bâtiments : palais, maisons d’anciens dignitaires, hôpitaux, écoles
et églises considérés comme porteurs de l’histoire de la fondation urbaine. La première
sélection a donc été réalisée sur des critères d’ancienneté et à partir de points repères de
la création de la ville. Y ont été rapidement ajoutés 44 églises, 30 bâtiments qui ont été
jugés devoir être préservés au nom de leur importance historique et artistique, ainsi que
11 statues et autres monuments participant à l’agrément des squares publics et parcs où
ont lieu des cérémonies. En l’absence de système de protection, la plupart de ces
constructions sont actuellement dans une situation déplorable et en danger immédiat de
destruction ou de fortes dégradations. Leur valeur artistique a commencé à être
fortement entamée à cause de cette complète négligence et absence totale de
maintenance dans laquelle elles sont laissées. La prise de conscience de la valeur
patrimoniale a cependant amené les politiques à proclamer la volonté de fournir une
protection légale pour ces monuments considérés comme ayant une valeur historique. La
responsabilité en incombe directement au gouvernement central puisque la plupart des
bâtiments avaient été nationalisés en 1975 à l’époque du DERG et le sont restés jusqu’à
présent. Dans la majorité des cas, la clé du problème est maintenant de trouver à leur
accorder des fonctions publiques (restaurant, hôtel, club, activités culturelles ou
politiques) et d’en octroyer, aussi souvent que possible, la protection à une organisation
ayant les moyens d’en entreprendre la rénovation ou en tout cas de les maintenir dans un
état acceptable (Addis-Ababa City Administration, 1997).
6 Cette liste de 1985 a été établie rapidement et simultanément déclarée non exhaustive
puisque l’ambition affirmée était de pouvoir y incorporer d’autres structures de valeur
260

marquant les différentes stratifications urbaines depuis la fondation de la ville jusqu’à


présent.
7 Prolongeant ce premier pas, une équipe de recherche et de conservation du patrimoine
culturel a été mise sur pied en 1995. Elle a permis un début de classification et de
catégorisation des détériorations au niveau communal (Addis-Ababa City Administration,
1997). Comme la commune d’Addis-Abeba correspond aussi à une région administrative
(la région 14, carte 1), s’y sont ajoutées les décisions de l’échelle régionale. Presque
conjointement était développée une stratégie de conservation à cette dernière échelle
avec la représentation régionale d’institutions gouvernementales et une organisation du
secteur privé (la chambre de commerce d’Addis-Abeba). Cette inscription régionale date
d’avril 1996. On a donc maintenant au niveau de la ville superposition des trois échelles
de gestion territoriale : municipale, régionale et fédérale.
8 Les dernières étapes de ces politiques se placent résolument dans la lignée des
recommandations autour du développement durable dont une des dimensions
stratégiques affirmée est bien la conservation du patrimoine culturel et naturel (Addis-
Ababa City Administration, 1999). La dimension environnementale éthiopienne intègre le
versant naturel tel que le suggère l’UICN et une dimension culturelle au sein de laquelle
se réalisent l’évaluation des ressources culturelles, des réflexions sur le statut de ces
ressources et sur la manière de les conserver ou de les protéger.
9 Les débats qui ont eu lieu à Addis-Abeba pendant la révision du schéma directeur de 1986
ont débouché sur la proposition d’un programme d’actions planifiées pour inventorier
dans un premier temps les différents éléments du patrimoine (culturel et naturel), puis,
sur des actions pour restaurer les bâtiments historiques sélectionnés. Simultanément a
été évoquée la constitution de musées spécialisés. Des groupes de discussion ont été
prévus pour fonctionner comme un laboratoire afin de prévoir la conservation et la
documentation à moyen terme. Parallèlement, dans les formulations officielles de la
municipalité d’Addis-Abeba, on peut noter l’affirmation de la prise en compte de la
dimension du bien être social (Addis-Ababa City Administration, 1999). Or force est de
constater que l’incorporation de cette dimension amène non seulement à intégrer la
réalité d’habiter ce type de patrimoine (dans ses dimensions économiques et sociales
notamment), mais pousse aussi à sortir de la seule sélection du patrimoine bâti ou
monumental. Il faudrait y incorporer des éléments du patrimoine plus difficiles à saisir
car plus difficilement repérables et qui sont de l’ordre du patrimoine intangible.
261

Carte n° 1 : Addis-Abeba, Région-Capitale nationale

Difficulté de reconnaissance pour le patrimoine immatériel

10 Certaines formes d’expressions spatiales et/ou sociales sont porteuses d’un sens qui
tourne autour de la démonstration de valeurs et de leur transmission. On peut alors dire
qu’elles apparaissent comme des mobilisations patrimoniales. C’est le cas de certaines
formes de manifestations religieuses qui se déploient à des moments précis dans l’espace
urbain. C’est aussi la référence à une mixité sociale et fonctionnelle, type particulier
d’organisation géographique qui a accompagné le développement urbain d’Addis-Abeba
et qui est un des modes d’organisation urbaine défendu par certains acteurs comme
modèle urbain lié à l’identité de la ville et de ses habitants.
11 Les temps forts des démonstrations religieuses correspondent aux grandes fêtes
orthodoxes et musulmanes. À ce moment, certains itinéraires, espaces et lieux sont
investis par la foule. S’y mêlent ceux qui sont venus pour exprimer leur foi, mais aussi
ceux qui profitent de ces rassemblements pour proposer différents services notamment
autour de petites activités commerciales. Ce sont en fait, au-delà des manifestations de
ferveur religieuse, de grands moments d’appropriation de l’espace urbain sur certains
parcours et endroits symboliques de la ville et des moments privilégiés de communion
sociale qui parfois peuvent se transformer en affrontement lors de tensions.
Effectivement, ces manifestations se déroulent parfois dans un climat de contestation.
Elles sont alors fortement encadrées par le pouvoir en place et prennent à cet instant un
sens supplémentaire qui est celui de la revendication (contestation de la légitimité de l’
abouna1 en place au printemps 2003 par exemple). Les types de patrimoine culturel définis
à l’occasion des fêtes sont non seulement des édifices religieux tels que les églises et
mosquées, mais aussi des lieux et espaces symboliques qui servent à l’accomplissement de
rituels : points d’eau pour le repos et l’aspersion des tables saintes lors de l’épiphanie,
grand feu à Masquai Square pour célébrer le souvenir de la découverte de la Sainte Croix.
C’est aussi la sélection d’espaces assez vastes pour recevoir une foule conséquente qui
262

peut se rassembler pour entendre les discours de ses représentants : Yabouna prêche à
Janmeda ou à Masquai Square vers où affluent les croyants orthodoxes et le Grand Imam
s’exprime au stade principal de la ville, lieu de rassemblement des musulmans.
12 L’attachement à la mixité sociospatiale, exprimée à la fois par des politiques et une partie
de la société à travers certaines revendications peut être interprété comme un
attachement qui est de l’ordre patrimonial, dans le sens où il renvoie à l’affirmation d’une
identité et à une valeur urbaine spécifiques que l’on trouve dans certains espaces de la
ville et qu’il est jugé important, au moins par certains, de transmettre. Effectivement, le
mode d’organisation originel de la ville s’est construit de manière tout à fait particulière
autour de säffärs qui étaient des campements militaires (Bahru Zewde, 1987). La ville
d’Addis-Abeba, fondée par Menelik en 1886, était conçue au départ comme une garnison,
point de lancement d’expéditions militaires vers le sud de l’Éthiopie. L’empereur avait
donc distribué à ses généraux des terres autour de son palais (le Guebi). Chacun d’entre
eux y avait édifié sa propre résidence, le plus souvent une superbe maison de maître dont
certaines sont encore repérables dans le tissu urbain actuel. Autour d’elles, s’était
développé un fouillis de cases correspondant au logement des troupes, des artisans, des
serviteurs et des esclaves qui suivaient la cour. Cela a donné à Addis-Abeba sa
polynucléarité de base et une étonnante mixité sociale, repérable aussi dans le tissu
urbain, au niveau de chaque sàffàr. La mixité urbaine a également pris d’autres formes
dans des espaces urbains nés plus tard lors de l’occupation italienne (1936-1940), par
exemple dans les quartiers du Mercato, de Casa Inces ou de Piazza (carte 2). Le Mercato,
conçu par les Italiens pour être le quartier indigène, a finalement forgé son identité sur
une mixité sociale et fonctionnelle lui donnant une forte identité. Le patrimoine s’y
élabore par l’affirmation d’un territoire construit autour d’une ambiance fortement liée à
la composition originale entre activités et habitat et au mélange extraordinaire de
populations qui s’y effectue. Cette originalité a été clairement énoncée comme identitaire
par certains acteurs au travers de discussions lors des orientations d’aménagement
urbain et du positionnement de promoteurs immobiliers dans un quartier fortement
convoité, notamment pour sa centralité.

Carte n° 2 : Localisation des différents lieux et quartiers cités


263

AU RISQUE ET AU BONHEUR DU PATRIMOINE HABITÉ


13 Le patrimoine addissien est habité, qu’il corresponde à du patrimoine bâti dans la forme
classique de sélection autour d’un édifice ou qu’il soit élargi aux espaces environnants et
à d’autres signes ou objets tels qu’un type d’organisation, des lieux ou itinéraires en
référence à un patrimoine mental. Il sert de support pour le logement ou/et des activités,
dans une situation qui est souvent celle de surdensités ; il l’est ensuite par des
démonstrations sociales de façon plus ponctuelle dans son expression visible et par
« l’esprit des lieux » à d’autres moments de l’année. Il donne sens à l’espace urbain par
des repères de mémoire et des signes référant aux valeurs des constructions sociales.

Un patrimoine au risque de la surdensification

14 La pensée sur le patrimoine s’inscrit dans un contexte de croissance démographique de la


capitale de l’ordre de 3 % par an2 et d’une pénurie aiguë de logements (déficit évalué à
250 000 logements par le nouveau maire). Créer de l’habitat est d’ailleurs énoncé comme
un enjeu majeur par la nouvelle équipe municipale mise en place au cours de l’année
2003. Elle l’est aussi dans un contexte d’extrême difficulté d’accès à la richesse, aux
richesses créées par l’espace urbain (40 % de chômage). 60 % de la population urbaine
gagne moins de 400 birrs3 par mois. Ainsi, c’est un processus de saturation et de
suroccupation de la plupart des logements existants qui est en cours. Il en résulte une
taudification de l’espace central où sont situés les espaces de plus forte concentration
patrimoniale et aussi de plus fortes densités d’occupation. Les densités du Mercato
varient de 540 à 900 h/ha pour un bâti principalement d’un seul niveau ; celles de Casa
Inces sont de l’ordre de 250 h/ha et celles de Piazza oscillent selon les îlots entre 80 et 540
h/ha. Beaucoup des bâtiments classés sont en très mauvais état. Il est estimé que 65 % des
bâtiments existants n’ont bénéficié d’aucune mesure de conservation depuis un quart de
siècle (Abebe Zeluel, 2001). Les nationalisations de 1975 n’ont pas permis un entretien
correct de toute une partie des logements, notamment ceux qui sont alors passés sous le
contrôle des qäbälés, associations locales constituant le maillage administratif de base mis
en place par le DERG et permettant de garantir de très faibles loyers à toute une partie de
la population. 37 % des logements actuels d’Addis Abeba sont gérés par ces qàbàlés. Il
s’agit de locations dont les loyers sont dans une fourchette entre 1 et 100 birrs. Avantage
certain pour ceux qui profitent de ces locations à faible coût, désavantage pour l’État qui
n’en tire aucun bénéfice et ne peut guère prévoir, dans la situation actuelle de pauvreté,
d’engager les dépenses d’entretien pour son parc de logement. Les locataires ayant eux
mêmes de très faibles capacités financières n’investissent pas davantage. Cela se traduit
par une dégradation accélérée, particulièrement de l’habitat ancien. La difficulté
d’entretien et de réhabilitation est alors évidente. Penser la sauvegarde du patrimoine
doit, plus que jamais, intégrer à la réflexion la question de l’aide aux financements pour
une population qui s’avère en grande partie non solvable4 et ne répondra pas aux
sollicitations si les projets entraînent des dépenses accrues. Le phénomène est d’ampleur
puisque, selon les chiffres fournis par la Banque mondiale, 65 % des habitants d’Addis-
Abeba vivraient sous le seuil de pauvreté.
264

Photo 1 : Maison de M. Minas Karbegian à Piazza Cliché Anne Ouallet, 2002

15 La mise en patrimoine devra-t-elle s’accommoder d’évictions, d’exclusions ? La


réhabilitation patrimoniale de maisons de maître par exemple, actuellement suroccupées
devra-t-elle signifier l’expulsion du centre des populations non solvables ? Il n’est pas
rare de voir plusieurs familles occuper ces anciennes résidences de dignitaires dans des
conditions d’entassement, d’hygiène et de sécurité très difficiles. La maison de M. Minas
Karbegian (photo 1), construite à la Piazza sur quatre étages et demi nous montre un
exemple de ces densités d’occupation par mélange des fonctions et surdensité de
résidents. Elle a été construite sous Ménélik II par un ingénieur grec, en pierre pour les
deux premiers étages et en bois et briques pour le reste. Elle était déjà signalée comme
étant dans un état très dégradé à la fin des années 1980 (Tarja Laine, 1989). Elle abrite
actuellement onze familles sur les deux derniers étages et accueille un tejbet (bar) et une
salle de sport au rez-de-chaussée (Hallier G., 2003). À Casa Inces, la résidence de Buzenesh
H. Michael5 (photo 2) est actuellement occupée par une école avec toutes les dégradations
et dangers que cela suppose. Le bâtiment, de facture architecturale remarquable est édifié
en bois, tcheqa6 et ciment de plâtre et se trouve actuellement dans un très mauvais état.
Certains bâtiments datant de l’occupation italienne ont, eux, plutôt été réinvestis par des
ministères et sont dans ce cas en bien meilleur état : ministère du Travail et des Affaires
sociales, ministère de l’Agriculture.
265

Photo 2 : Résidence de Buzenesh H. Michael. Cliché ORAAMP, 2002

16 Au Mercato, les quelques bâtiments de composition architecturale intéressante (photo 3)


disparaissent littéralement sous l’assaut des activités informelles et par l’appropriation
de l’étage par des familles. Ici, cette effervescence qui caractérise l’occupation de l’espace
fait d’ailleurs partie de l’ambiance spécifique de ce quartier, au nom quasi mythique non
seulement à Addis-Abeba mais aussi pour l’Éthiopie entière. Mais est-ce ainsi que les
habitants des résidences classées et surtout des quartiers centraux d’Addis-Abeba
expriment leur discours patrimonial7 ?

Habiter les quartiers denses : un patrimoine en risque

17 Une enquête auprès d’un échantillon d’habitants des quartiers Mercato et Piazza a été
menée en 2002. Dans cette enquête, les questions sont organisées en échelle spatiale et
concernent les niveaux de la ville, du quartier et du logement. Aux questions de
l’identification des lieux pouvant prétendre au statut de patrimoine dans la ville, les
réponses ont été assez classiques en désignant les lieux classés et médiatisés. Ainsi sont
généralement cités des édifices religieux, puis des palais et des monuments.
266

Photo 3 : Façade montrant des arcades italiennes au Mercato. Cliché Dominique Couret, 2002

18 Le patrimoine au niveau du quartier n’est pas identifié. Ceci témoigne d’une


appropriation mentale des espaces qui le plus souvent ne s’éloigne pas des lieux de
sociabilité. Il est ainsi intéressant de noter qu’un habitant du secteur de la Piazza
n’identifie pas les demeures anciennes, l’église Saint-Georges ou la statue équestre de
Ménélik II comme faisant partie du patrimoine bâti de son quartier mais comme
appartenant à la ville. Une deuxième lecture fait aussi ressortir, malgré le discours
ambiant du manque de sensibilisation des citadins, combien le discours officiel sur la
notion du patrimoine est en fait acquis. Les questions indirectes concernant le patrimoine
au niveau du logement recueillent des réponses plus personnalisées, les citadins
considèrent que le patrimoine devient à cette échelle un bien plus individualisé et
accordent à la propriété d’un logement ce statut. Ils sont ainsi nombreux à définir le
patrimoine dans son sens de transmissibilité. C’est cette question de la rupture de la
chaîne de transmission évoquée dans les parties du questionnaire non dévolues au
patrimoine qui est porteuse d’un discours plus endogène pour les citadins.
19 En effet, une majorité des enquêtes habitent dans les quartiers denses de Mercato et
Piazza, ils ont donc un discours ambivalent quant à leur attachement à leur lieu
d’habitation. Il s’agit souvent de logements construits en matériaux de qualité médiocre,
mal entretenus, très mal équipés et gérés par les qàbàlés. Les logements sont souvent
étroits et abritent des familles nombreuses voire plusieurs familles. Leur rareté et la forte
hausse du prix des loyers dans le secteur privé fait que beaucoup choisissent d’y
demeurer en effectuant un rapport qualité/prix qui rend ces logements malgré tout plus
attractifs. Un dernier point est leur localisation très centrale permettant à une population
vivant de petits métiers d’habiter à proximité des lieux potentiels d’emplois.
267

Tableau 1 : Quelques choix patrimoniaux des habitants de Mercato et de Piazza ( %)

20 Le tableau fait ressortir deux tendances qui semblent à première vue contradictoires. La
plupart des réponses montre ainsi qu’il est plus confortable de vivre en périphérie que
dans le centre ville où sont localisés les secteurs de Piazza et de Mercato, 74 % des
enquêtés s’accordent sur ce point. Mais lorsqu’il s’agit de leur résidence, les réponses sont
plus nuancées ; s’il existe encore une majorité pour souhaiter vivre ailleurs, on note un
tassement qui va de 72 % à 56 % pour Piazza et de 72 % à 64 % pour Mercato. Les dernières
données du tableau soulignent combien le discours officiel est bien assimilé car malgré
une tendance à vouloir s’installer en périphérie dans un pavillonnaire forcément
moderne, les citadins affirment préférer les constructions historiques.
21 Une lecture plus attentive permet de déceler alors un premier discours affiché et proche
de l’officiel et un second plus allusif et qui s’attache à ce qui est important pour les
citadins. C’est donc à ce discours de ce « qui est important » qu’il faudra s’adresser pour
déceler une appréhension patrimoniale propre. Ceci est déclaré dans les discours sur la
définition du patrimoine que les réponses désignent comme étant un bien, non pas
commun, mais bien individuel et transmissible. Il est donc intéressant de noter la part des
réponses faites entre le patrimoine urbain bien commun et officiellement désigné et
« l’important » défini assez spontanément comme un patrimoine individuel et
transmissible. Le logement vient ainsi en tête de ce que doit être le patrimoine individuel.
Cette émergence du logement au statut de patrimoine nous indique a fortiori que ce qui
importe n’est pas tant la localisation mais bien la propriété ou plus précisément la
sécurité dans la pérennité de l’endroit où l’on peut être. Aller en périphérie est donc tout
à la fois synonyme d’un lieu de résidence plus moderne et plus confortable, et symbole de
l’accès à la propriété du patrimoine individuel mais beaucoup trop cher pour la plupart.
Ainsi, autour de 40 % des enquêtes préfèrent demeurer dans leur résidence actuelle,
malgré la contradiction d’un manque de confort évident, plutôt que de rêver à un
patrimoine inaccessible : le pavillon en périphérie. Ces 40 % de projets individuels se
juxtaposent donc pour faire émerger un discours commun soutenu par la crainte maintes
fois évoquée dans les réponses des déplacements qui pourraient frapper les quartiers
denses du centre. Ainsi aux questions de savoir si les enquêtés connaissent des projets
concernant leur quartier, une majorité de réponses soulignent leur déplacement
268

éventuel. Les expressions sont souvent formulées de façon prudente, « c’est bien si on est
mieux logé ailleurs, ici au fond ce n’est pas bien confortable », mais en même temps un
grand nombre de solutions d’améliorations sur place sont énumérées montrant à
l’évidence une crainte profonde de la perte du patrimoine commun d’habiter ce quartier.
En définitif, il est intéressant de voir comment on peut scinder le patrimoine entre
conception individuelle et commune, le premier est plus riche en enseignements car il
sort des sentiers battus du discours officiel. La juxtaposition de ces désignations
individuelles dessine alors un patrimoine commun qui est la nécessité d’habiter un lieu
économiquement, spatialement et socialement accessible.
22 Dans une ville où le logement est rare et cher, son élection au statut de patrimoine n’a
rien de très surprenant. Il est par contre plus étonnant de voir combien les choix des
citadins sont raisonnés selon les échelles d’appellation du patrimoine. Un discours officiel
pour la ville, une vision de socialisation pour le quartier où ce patrimoine officiel est
souvent inexistant, et un patrimoine individualisé riche en enseignement lorsque lu à la
lueur du risque plus ou moins avéré de sa perte.

Appropriation des lieux : un patrimoine mental

23 Ainsi, le patrimoine est constitué de bien d’autres choses que la seule qualité
architecturale, historique ou esthétique. Il n’a de sens que resitué dans ses contextes
spatial et social et peut concerner des ensembles géographiques plus ou moins vastes, eux
aussi pleinement habités. Il est le plus souvent approprié par des acteurs de la ville et
peut se confondre avec une ambiance, une atmosphère particulière et parfois
temporellement très rythmée. D semble nécessaire de le présenter dans toutes les
dimensions de ses utilisations.
24 Le patrimoine est, au-delà du lieu, un ensemble de fonctions. Les usagers du Mercato
(habitants, actifs, clients) sont conscients de la spécificité du quartier : quartier
ambivalent, à la fois dangereux et salvateur, espace de grande pauvreté et de richesses,
multifonctionnel et permettant le brassage de populations d’origines sociales très
différentes, porte ouverte vers les autres régions d’Éthiopie, lieu de débarquement des
gens et des marchandises en provenance de tout le pays. Un certain nombre d’entre ces
usagers s’est mobilisé pour préserver l’image du quartier, tout en le valorisant par une
série d’actions ponctuelles. Des initiatives citoyennes ont été prises : sécurité renforcée
par des associations de commerçants (plus d’une vingtaine), balayage, embellissement par
la création de jardins et la plantation d’arbres (Couret D., Tamru B., 2002). Ils sont
finalement devenus des partenaires obligés de discussion dans les négociations avec les
autorités et les promoteurs. C’est ici toute l’ambiance et les symboles d’un quartier qui
sont défendus. On retrouve également à travers la ville d’autres espaces de forte identité,
mais qui s’animent à des rythmes imposés par les calendriers religieux ou politiques. Les
fêtes sont les moments forts de la démonstration de ce patrimoine.
25 Lors de ce type d’événements, c’est le déploiement d’une sorte de microcosme social qui
prend possession de l’espace public, bloquant toute circulation habituelle. La rue et les
espaces symboliques sont envahis par une foule débordante : familles, croyants, riches et
pauvres, donateurs et mendiants, vendeurs, acheteurs et voleurs... Expressions de la foi,
activités professionnelles, actes de redistribution des richesses, échanges sociaux s’y
entremêlent. Ces mouvements donnent une mémoire et une valeur certaines à ces
espaces de célébration qui prennent alors un caractère incontournable et intègrent à ce
269

moment une dimension patrimoniale forte. L’environnement naturel et le bien être social
se rejoignent lors de l’expression de certaines de ces manifestations sociales. La présence
de terrains vides et ouverts, ainsi que la proximité d’étendues d’eau ou de sources sont,
comme nous l’avons déjà signalé, considérés comme un avantage pour la célébration de la
fête de l’épiphanie (Timket) lors de laquelle les tabots (tables saintes) vont passer une nuit
auprès de l’eau. Si la place de Janmeda, par les vastes espaces qu’elle offre est considérée
comme un espace privilégié des rassemblements de la cérémonie de Timket (photo 4),
cela n’empêche pas d’autres espaces de la ville d’être également investis par la foule.
26 L’importance des espaces de célébration dans la définition du patrimoine est
emblématique de la quête de reconnaissance qui anime les habitants non seulement dans
l’espace urbain mais aussi dans la dimension sociale. Les valorisations proposées par les
différents acteurs de la ville d’Addis-Abeba, à travers leurs diverses expressions
participent aux dynamiques urbaines et sont autant de suggestions à prendre en compte
dans le cadre d’une gestion urbaine qui fait place aux citoyens.

Photo 4 : Célébration de Timket avec sortie des tables saintes à Janmeda Cliché Anne Ouallet, 2003

DIVERSITÉ ET ACCESSIBILITÉ AUX RICHESSES


URBAINES : LES ENJEUX DU PATRIMOINE
27 Si la spécificité de chaque espace (quartier, itinéraire) permet de mettre en valeur des
patrimoines différents, la prise en compte ou non des dimensions patrimoniales, au-delà
des identités locales, renvoie au modèle de ville qui est choisi.

Conserver la diversité

28 Les patrimoines addissiens sont diversement habités. Le quartier de la Piazza, l’ancien


noyau de la ville, est le seul à présenter une grande concentration de bâtis à qualité
architecturale et historique et les différents éléments de la trilogie liée à l’origine de la
270

ville : lieu de pouvoir, lieu d’échanges, lieu consacré à la religion. Ces éléments ont changé
mais symboliquement peuvent être le ciment de l’image d’un quartier qui est un des
centres d’Addis-Abeba. À la Piazza, le lieu de pouvoir est représenté par le monument de
la municipalité, le commerce par toutes les activités qui se développent notamment le
long de la « Golden Street » et la religion par l’église Saint-Georges qui est une des plus
vieilles d’Addis-Abeba. Le quartier garde aussi de superbes édifices de l’époque Ménélik II
et un patrimoine architectural datant de l’occupation italienne. Il porte symboliquement
une grande partie de l’urbanité d’Addis-Abeba à travers ses racines et ses fonctions.
29 Le Mercato et Casa Inces sont postérieurs et tous les deux issus de l’aménagement
d’Addis-Abeba sous l’occupation italienne, mais ont chacun pris une identité particulière.
30 Casa Inces a été conçu à l’époque italienne pour servir de lieu de résidence à la classe
aisée des colons. Plusieurs groupes d’immeubles italiens spacieux y ont été ainsi érigés.
Ces édifices ont souvent été récupérés à la libération d’Addis-Abeba en 1941 par les
ministères. De par sa réputation de centre tertiaire haut de gamme (ministères et
représentations internationales) et sa trame spacieuse, Casa Inces est devenu un quartier
actif de résidence, de services, d’organisations internationales, d’hôtels luxueux et de
détentes nocturnes. Les aménageurs de la ville souhaitent donc le transformer en un
Center Business District, fleuron du projet de centre ville moderne de la capitale. En face,
le devenir de ses petites constructions italiennes et l’avenir de ses activités modestes
pèsent peu. L’épisode récent de la construction du Sheraton l’avait parfaitement montré.
À cette occasion, les déplacés pauvres ont bénéficié de nouveaux logements, mais en
terme d’amélioration de la qualité de vie, ces relogements se sont révélés peu efficaces
(Abebe Zeluel, 2001).
31 Cependant, la question patrimoniale semble moins conflictuelle à Casa Inces qu’au
Mercato car les enjeux sociaux y sont moins graves, les populations menacées d’éviction
moins nombreuses.
32 Le Mercato est, lui, d’un profil différent. Créé au début de l’occupation italienne pour la
population indigène avec une trame spatiale très serrée, il est finalement devenu un
espace de mixité fonctionnelle, sociale et religieuse tout à fait particulière, cœur battant
populaire d’Addis-Abeba (photo 5). Il est actuellement un espace de convoitise exacerbé
et l’émergence de cet espace en tant que patrimoine est fortement liée à la montée de
divergences d’intérêts entre les différents groupes sociaux. Les conflits y sont suscités par
les projets de rénovation du quartier. Le projet de l’investisseur malaisien (Orlando and
Alfa) affirme participer d’une nouvelle approche avec intégration des anciennes
fonctions, résidentielles notamment, dans les nouvelles aires à développer. Dans cette
optique de renouvellement urbain intégré, le relogement serait proposé sur place. Mais, il
convient de rester prudent ne serait-ce que suite à l’expérience « Sheraton ».
271

Photo 5 : Mercato, cœur battant populaire d’Addis-Abeba


Cliché Dominique Couret, 2002

Accéder aux richesses urbaines

33 Le patrimoine, en tant que construit social, sert en fait au positionnement des acteurs de
la ville dans la compétition urbaine. En inscrivant leurs marques identitaires, les
habitants ou utilisateurs se placent sur la scène urbaine et inscrivent leur capacité, voire
leur nécessité à utiliser l’espace et les potentielles richesses qu’il porte ou crée. Les
sélections et expressions patrimoniales sont à la fois emblématiques et révélatrices de
choix d’utilisation de l’espace et, en ce sens, le patrimoine est révélateur d’enjeux liés aux
dynamiques urbaines. Rarement bien commun reconnu de tous, le patrimoine dans la
sélection qui en est faite est souvent porteur de discussions, de désaccords, voire de
conflits. Les lieux ou espaces convoités de la ville, sont ceux où il s’affirme le plus
clairement, soit à travers les inscriptions officielles sur des listes inventaires et dans les
Local Development Plan (LDP), soit par des manifestations particulières : prise de parole
publique, investissements d’espaces, nettoyage, embellissements.
34 Pour Addis-Abeba, au niveau officiel, les projets d’aménagement sont conçus comme
devant être des projets prioritaires de développement local. Les LDP (ORAAMP, 2002) ont
été mis en place en 1999-2000, notamment autour des projets pilotes du Mercato et de la
Piazza. Ils ont été portés par des groupes de réflexion, force de proposition impliquant
des acteurs aussi divers que les représentants de la Municipalité (Culture and Information
Bureau, Works and Urban development Bureau), du Gouvernement fédéral et de ses
représentations régionales (Trade, Industry and Tourism Bureau), des représentants
d’associations (Heritage Trust, plus récemment associations de quartier et associations
professionnelles). Les acteurs institutionnels ont intégré le patrimoine comme une des
dimensions de leur réflexion. Le projet de développement local, sur la Piazza et sur Casa
Inces par exemple, a essayé de sensibiliser à la question du patrimoine et affirme vouloir
y impliquer les investisseurs (ORAAMP, 2002). Mais l’engouement reste très modéré dans
un contexte qui est pour l’instant celui du tâtonnement et à un moment où les gros
investisseurs immobiliers d’Addis-Abeba restent peu sensibles à la question patrimoniale
qui gêne plutôt leurs projets.
272

CONCLUSION
35 Le patrimoine est toujours en création, en renouvellement. Conçu comme évolutif et
constitutif de la création urbaine, il est nécessairement un patrimoine métissé car
construit à partir de différentes utilisations urbaines. Addis-Abeba nous montre par
exemple comment le Mercato, imaginé par une puissance extérieure comme « l’espace
indigène », s’est inventé une propre identité autour de nouvelles mixités qui sont celles
de la mixité sociale, des fonctions et de la bipolarité religieuse. La prise en compte du
contexte patrimonial doit aider à la promotion d’une image de ville qui corresponde aux
nécessités locales à travers le respect des demandes sociales, des activités et des
expressions des sociétés urbaines. C’est non seulement le type de bâti, de construction et
l’agencement de l’espace intra domestique qui sont concernés par la question
patrimoniale, mais aussi l’articulation, l’agencement et la composition d’espaces entre
eux. Interroger les divers discours de l’officiel à celui de l’habitant ordinaire permet de
déceler des appréhensions et des expressions patrimoniales sur ce qui est important à
conserver et à transmettre. Le risque de perdre « cet important » est alors une mise en
lumière d’un discours patrimonial autrement trop évanescent pour être clairement cerné.
L’affichage du « patrimoine individuel » n’est donc point, comme le montrent les discours
des habitants des quartiers d’Addis-Abeba, un manque de sensibilisation au patrimoine
officiel mais une mise en lumière des échelles de valeur socio-spatiales.
36 Le tout est le résultat de dynamiques sociales. L’évolution des activités, des besoins, des
intérêts et du poids des acteurs sur la scène urbaine replace la question patrimoniale au
cœur d’enjeux qui finalement ont pour nom à Addis-Abeba l’accès au logement, l’accès au
travail et l’accès à la centralité.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
ABEBE Z., 2001, Urban Renewal in Addis-Ababa, A Case of Sheraton Addis and Kasanchis Projects, Urban
Mangement Masters Program, ECSC, Addis- Ababa, Ethiopia.

Addis Ababa City Administration, 1990, Historic Buildings of Addis-Ababa, preservation in town
planning, Addis-Ababa.

Addis-Ababa City Administration, Regional Conservation Strategy Secretariat, Environmental


Protection Bureau, 1997, Addis-Ababa City Government regional Conservation Strategy : the resource
base, its utilisation and identification of major issues and constraints, vol. 1.

Addis Ababa City Administration, Environmental Protection Bureau, The conservation strategy of
Ethiopia project, 1999, Proceedings of the Conference on the Addis Ababa City Administration
Conservation Strategy.
273

ASMERET G. H., 2002, The perception of Addis Ababa people about the urban heritages of the City, Addis
Ababa University Department of Sociology and Social Administration.

BAHRU Z., 1987, « Early Safars of Addis-Ababa : Patterns of Evolution », in Proceedings of the
international Symposium on the Centenary of Addis-Ababa, 24 et 25 novembre 1986, ed. Ahmed
Zekaria, Bahru Zewde, Taddese Beyene, Addis-Ababa.

TAMRU B., COURET D., 2002, « Addis-Abeba 2001, des images, des jeunes et des jardins », in
Autrepart, n° 24, p. 89-105.

HALLIER G., 2003, Lieux et objets enjeux du patrimoine dans le quartier de la Piazza, Addis-Abeba,
mémoire de maîtrise, Université de Rennes 2.

ORAAMP (Office for the Revision of Addis Abeba Master Plan), 2002, The Merkato Local Development
Plan.

ORAAMP, 2002, Piassa Local Development Plan.

ORAAMP, 2002, Casa Inches Local Development Plan.

TAMRU, 1999, Rapport de mission à Addis-Abeba.

TARJA Laine, 1989, Historical Buildings of Addis-Ababa, fiches descriptives et photos, document non
publié.

NOTES
1. Patriarche de l’Église orthodoxe éthiopienne.
2. Sur la période 1995-2000, diverses projections ont été réalisées. Le scénario avec une forte
croissance donne 3,1 % par an. Le scénario d’une plus faible croissance avance les taux de 2,9 %
par an.
3. 1 birr = 0,12 euro.
4. Le seuil de solvabilité est un revenu de 400 birrs par mois.
5. Fiche 15.3 Tarja Laine.
6. Torchis.
7. Par la suite nous présenterons les résultats partiels d’une enquête auprès d’un échantillon
d’habitants de Mercato et de Piazza, l’ancien Arada ou noyau de la capitale, pour tenter d’en
cerner les contours.

AUTEURS
DOMINIQUE COURET
IRD-UR029 Environnement Urbain

ANNE OUALLET
IRD-UR029 Environnement Urbain et UMR-CNRS 6590, RESO, Université Rennes2,
274

BEZUNESH TAMRU
IRD-UR029 Environnement Urbain et Université Lyon2
275

Espace public/Espace patrimonial : le


rôle des citoyens dans la gestion du
patrimoine local
Le cas de l’aménagement du Vieux-Montréal et du Vieux-Port de
Montréal

Florence Paulhiac

1 À partir des années 1970, le patrimoine est devenu le point d’ancrage de politiques de
développement urbain stratégique. La gestion et le développement de territoires
patrimoniaux sont l’occasion de partenariats publics, de négociations et de mise en
réseaux d’acteurs divers au niveau municipal. Les modus operandi créés pour planifier
l’aménagement des quartiers patrimoniaux intègrent cependant à des degrés très
variables la participation des citoyens aux prises de décision. Or cette participation des
citoyens à la gestion d’ensembles patrimoniaux peut se justifier, au moins du point de vue
théorique, par la nature du patrimoine urbain. En effet, ce patrimoine est généralement
présenté comme un bien culturel majeur pour la communauté locale, une richesse
historique dont la mise en valeur mais aussi la transmission aux générations futures sont
des impératifs d’intérêt général. Ces qualités font des biens patrimoniaux des biens
collectifs dont on peut supposer que la gestion relève autant des savants du patrimoine
que des politiques et des populations locales.
2 À travers l’étude de la reconversion du Vieux-Port de Montréal et de la mise en valeur du
Vieux-Montréal, nous présentons deux expériences de participation des citoyens aux
politiques urbaines patrimoniales. L’objectif général de cet exposé est de décrire la
formation et le fonctionnement d’espaces publics de participation, sous la forme d’arènes,
dont l’existence témoigne d’une réelle volonté de mettre en place des processus
décisionnels innovants. L’objectif plus spécifique de notre analyse est de dresser les bilans
de ces expériences et d’évaluer les conditions dans lesquelles la participation des citoyens
est un facteur d’émergence de politiques patrimoniales opérationnelles. À ce titre, le cas
de la reconversion du Vieux-Port est un exemple réussi de planification participative et
négociée de laquelle émerge la mise en valeur d’un patrimoine industriel nouveau, défini
276

en grande partie et largement approprié par les habitants et les usagers du site. Dans le
cas de la réhabilitation du Vieux-Montréal en revanche, cette participation n’a pas eu de
réel effet sur les décisions politiques et les stratégies d’aménagement. Ce quartier
patrimonial majeur est désormais dédié au tourisme et supporte d’importants conflits
d’usage, nuisibles à terme au patrimoine local. Ces deux expériences soulèvent trois
questions : quel lien possible entre patrimoine et citoyens ? Dans quelles conditions ?
Pour quel type de projet ?
3 Nous exposerons dans un premier temps le contexte politique dans lequel ces deux
expériences d’aménagement prennent place, en mettant en exergue l’évolution des
référentiels des politiques urbaines et de l’organisation du pouvoir local à Montréal entre
les années 1960 et 1994. Nous analyserons ensuite le processus d’élaboration des
politiques urbaines menées sur les secteurs du Vieux-Port et du Vieux-Montréal afin de
souligner les conditions et l’opérationnalité des processus de planification patrimoniale
négociée et participative.

Photo n° 1 : Plan de situation du Vieux-Port et du Vieux-Montréal Source : Ville de Montréal


277

Photo 2 : Vue aérienne du VieuxPort (F. Pauliac)

ÉVOLUTIONS DE L’ACTION COLLECTIVE DEPUIS


QUARANTE ANS : PATRIMOINE ET PARTICIPATION AU
CŒUR DES POLITIQUES URBAINES QUÉBÉCOISES
4 Cette mise en contexte préliminaire insiste sur deux points importants de l’évolution des
politiques urbaines québécoises entre les années 1960 et le milieu des années 1990.
5 Le premier point concerne l’émergence d’un nouveau référentiel, le référentiel
patrimonial, alimentant les politiques urbaines et orientant durablement leur contenu et
leurs modalités de réalisation. Le second point insiste sur une évolution parallèle
affectant cette fois les modalités de prise de décision publique, en soulignant l’émergence
de lieux publics de participation des citoyens aux décisions publiques d’aménagement que
nous désignons par les termes d’arènes publiques de participation. Ces deux évolutions
ont transformé profondément les modes de faire en urbanisme au niveau local. Le
patrimoine est devenu incontournable dans les politiques et les stratégies de
développement de la métropole montréalaise, tandis que les modalités de planification
urbaine intégraient désormais la participation des citoyens. Ainsi, entre les années 1960
et 1990, le réaménagement du pouvoir local et la diffusion de références patrimoniales
resserrent le lien entre citoyens et patrimoine local.
278

Le patrimoine atout et outil du développement local : un nouveau


référentiel de l’action collective

6 Les paradigmes alimentant les politiques urbaines ont fortement évolué dans l’ensemble
des pays développés à partir des années 1970 (Paulhiac, 2002). En effet, le passage de la
modernité à la post-modernité s’appuie sur des changements idéologiques profonds dans
le domaine de l’aménagement (Genestier, 2002 ; SOJA, 1993 et 1994). Les références au
patrimoine urbain sont de plus en plus prégnantes dans les stratégies de développement
urbain, au point qu’une ère nouvelle de « réappropriation » semble s’ouvrir, faisant suite
à l’urbanisme de « rattrapage » des années 1960-1970, moderniste et fonctionnaliste,
destructeur des valeurs et des cadres de vie urbains traditionnels (Marsan, 1991). Cette
évolution se traduit dans le contenu des politiques urbaines par la diffusion de valeurs, de
partis d’aménagement et de normes construits autour du patrimoine urbain présent sur
le territoire. Cet ensemble de références forme un référentiel guidant à long terme
l’action collective locale (Paulhiac, 2002). Les années de réappropriation mettent
désormais l’accent sur la reconversion et la mise en valeur des éléments urbains hérités
et la prise en compte du cadre de vie existant. Dans cette perspective, le patrimoine est
perçu comme une ressource incontournable pour l’aménagement et l’action publique. La
reconnaissance de territoires historiques et de biens culturels diversifiés fonde un nouvel
urbanisme, l’urbanisme patrimonial.

Photo 3 : La place Royale dans le Vieux-Montréal. Photo F. Paulhiac

7 Dans ce contexte, le patrimoine devient également une ressource stratégique à l’échelle


métropolitaine. Depuis deux décennies, les plus grandes villes sont entrées dans des
logiques de concurrence économique dans lesquelles les politiques urbaines ont pour rôle
de valoriser les atouts liés au cadre de vie, à la qualité de l’environnement bâti et à
l’image des métropoles. Le marketing urbain est alors un élément central des stratégies
dites d’internationalisation des métropoles. L’identité locale, le patrimoine et le cadre de
vie deviennent des atouts territoriaux à valoriser pour attirer les acteurs économiques
(sièges sociaux d’entreprises, d’organismes et d’institutions internationales etc.). Mais à
279

Montréal, la stratégie s’étend à d’autres secteurs. En effet, une partie de son


développement repose sur le concept de ville festive au sein duquel le patrimoine est un
point majeur d’ancrage de l’action publique (Lefebvre, 2003). Il s’agit de promouvoir le
développement des activités culturelles et récréo-touristiques de qualité sur l’ensemble
du territoire et tout au long de l’année, tout en assurant la requalification spatiale du
territoire. Cette « carte » culturelle est perçue à la fois comme un axe de développement
économique particulier et une voie d’aménagement innovante. La réhabilitation
d’espaces centraux, l’implantation de nouveaux équipements culturels suscitent de
nouvelles appropriations, assurant ainsi la requalification de certains lieux.
8 Parallèlement à ce changement des valeurs et des normes alimentant l’action collective,
une seconde évolution affecte les politiques urbaines, l’introduction de pratiques de
participation des citoyens au processus décisionnel local.

Photo 4 : Des traces patrimoniales d’un silo à grains. Photo F. Paulhiac

Les arènes publiques : l’émergence de nouveaux espaces de


participation des citoyens

9 La participation des citoyens aux décisions publiques est un thème incontournable de la


vie politique locale montréalaise contemporaine (HAMEL, 1991). En termes de culture
politique et civique, la participation de la population s’est véritablement enracinée au
Québec dans les années 1980 et s’est développée à travers des dispositifs institutionnels
complexes, au niveau local mais aussi provincial et fédéral. À Montréal, une réforme
d’ampleur à partir des années 1988 introduit de façon quasiment systématique la
participation des citoyens à l’élaboration des politiques locales. Notons cependant que la
participation des citoyens est largement associée aux politiques urbaines. Un lien
explicite entre planification urbaine, participation des citoyens et patrimoine s’instaure
en effet au tournant des années 1990.
280

Le réaménagement du pouvoir local à Montréal (1988-1994)

10 En 1988, une Politique-Cadre municipale sur la consultation publique réorganise en


profondeur le système décisionnel local montréalais et institutionnalise des pratiques
nouvelles de participation des citoyens aux décisions municipales. L’ampleur des mesures
souligne une volonté réelle d’ouvrir une ère nouvelle dans la vie civique locale, celle de la
décentralisation du pouvoir en direction de la société civile. Le système mis en place
assure à la société civile une position privilégiée d’interlocutrice de l’administration
municipale, des élus et des services municipaux, en devenant partie prenante au
processus décisionnel. Ce système repose sur la constitution d’espaces permanents et de
moments très précis de participation directe des citoyens au processus décisionnel
municipal (Paulhiac, 1997). Ces « espaces publics » d’échanges sont des arènes où
s’opèrent des processus décisionnels partagés et négociés entre le pouvoir municipal et la
société civile. Ces arènes sont régies par des règles extrêmement précises et sont inscrites
dans le paysage institutionnel local de façon très explicite. Ces qualités doivent permettre
aux arènes d’être, d’une part, facilement identifiables et accessibles pour tout citoyen et,
d’autre part, de mettre en place de véritables processus décisionnels partagés et négociés.
Une des expériences les plus significatives de ce réaménagement du pouvoir local est la
production du premier plan d’urbanisme de Montréal entre 1987 et 1992.

Le plan d’urbanisme un exemple de planification négociée

11 À la fin des années 1980, une réflexion s’amorce à la Ville de Montréal sur les échelles
pertinentes de planification urbaine et d’aménagement pour le territoire municipal.
Jusqu’alors, les pratiques d’aménagement avaient privilégié la planification et les
interventions à l’échelle de l’espace métropolitain et régional (ex. : le Plan Horizon 2000
de 1967). L’urbanisme « sous tutelle » rend, en effet, Montréal particulièrement
dépendante des décisions prises à Québec par le gouvernement provincial (Baudet, 2000).
La production du Plan d’Urbanisme de Montréal rompt avec ces méthodes en proposant,
pour le territoire municipal, des options stratégiques de développement, élaborées
localement. L’élaboration a duré de 1987 à 1992, sous la mandature du maire Jean Doré. Le
plan définitif est adopté le 21 décembre 1992. Deux particularités méthodologiques sont à
souligner concernant l’élaboration du plan.
12 La première caractéristique réside dans le processus même de production et les étapes de
réalisation du document. Une première phase a consisté à élaborer la planification du
centre ville, à savoir de l’arrondissement Ville- Marie, du printemps 1987 à la fin 1989,
puis d’étendre les méthodes de planification, testées sur ce secteur, à l’ensemble du
territoire de la municipalité de Montréal. La seconde caractéristique est l’élaboration
d’une planification reposant sur la participation massive des citoyens (Paulhiac, 1997).
L’organisation pouvoir local est donc marquée par une série d’innovations
institutionnelles et le contenu des politiques urbaines évolue également en profondeur au
tournant des années 1980-1990. Cependant, à travers les deux expériences concrètes
d’aménagement que nous allons présenter ci-dessous, nous interrogerons
l’opérationnalité et la pérennité de ces mécanismes participatifs, du point de vue de
l’enjeu de renouvellement urbain et de la mise en valeur du patrimoine urbain.
281

LA RECONVERSION DU VIEUX-PORT DE MONTRÉAL :


L’ARÈNE PUBLIQUE COMME LIEU D’ÉMERGENCE
D’UNE TRAME PATRIMONIALE
13 L’aménagement du Vieux-Port de Montréal est un projet de reconversion de waterfront.
C’est une forme particulière de renouvellement urbain visant la transformation et la
réanimation de sites anciennement industrialo-portuaires en cœur de ville. Cette
opération est généralement présentée comme l’exemple le plus significatif d’un nouvel
urbanisme patrimonial et paysager à Montréal qui se met en œuvre à partir des années
1980 (Gariepy, 1989 ; Marsan, 1991). Cet exemple est cependant bien particulier dans
l’histoire urbaine des villes nord-américaines (Chaline, 1994 ; Vermeersch, 1998). Tout
d’abord, notons que le processus de planification a duré longtemps, 20 ans, entre les
années 1974 et 1995, s’accompagnant d’une succession de recherches et d’études sur les
opportunités et les options d’aménagement. Dans ce processus, la consultation publique a
joué un rôle primordial ce qui est rare dans les reconversions portuaires nord
américaines. À deux reprises le gouvernement fédéral a souhaité consulter la population
locale sur les options d’aménagement souhaitables pour soutenir la reconversion du
Vieux-Port (1978 et 1985). Si la consultation de 1978 n’a pas eu de suite concrète, celle de
1985 est à l’origine du plan définitif d’aménagement du Vieux-Port. Enfin, dernière
particularité, le parti d’aménagement retenu et réalisé est celui d’un vaste parc urbain et
d’un espace public récréo-touristique, une spécificité au regard des options de
développement urbain plus commercial et dense des autres villes portuaires du
continent. Cette planification est donc sous-tendue par un lien fort entre la participation
des citoyens et la définition d’un espace patrimonial. Dans ce cas, la planification
négociée a permis la définition d’un parti d’aménagement patrimonial sur lequel repose
le renouvellement territorial de ce secteur. Examinons le processus de construction du
projet.

Les protagonistes entre tension et négociation

14 L’analyse du jeu des acteurs et de la construction du pouvoir local à l’occasion de ce


dossier est essentielle car elle met en lumière la coexistence de deux systèmes d’acteurs
concurrents durant les deux décennies de planification de la reconversion. Ces deux
systèmes se présentent sous la forme d’arènes de négociations et de tensions. La
reconversion du Vieux-Port de Montréal est tout d’abord un dossier « hautement
public ». Le site appartient au gouvernement fédéral mais concerne indirectement les
compétences des paliers provinciaux et municipaux ce qui entraîne durant plus d’une
décennie de vives tensions entre ces trois acteurs publics. Pour sortir de ces tensions, le
fédéral opte délibérément – et parallèlement aux relations qu’il entretient avec les deux
autres paliers gouvernementaux – pour un processus décisionnel participatif dans lequel
les citoyens interviennent pour élaborer le contenu du plan d’aménagement définitif
(Paulhiac, 2002). La seconde arène qu’il instaure à cette occasion permet effectivement la
définition d’un projet animé par des références constantes au patrimoine industriel et
portuaire du secteur.
282

L’arène publique fermée : lieu de tensions et de concurrence

15 La première arène est donc constituée des trois acteurs publics impliqués dans ce dossier :
le gouvernement fédéral (propriétaire du terrain) ; le gouvernement provincial (pour ses
compétences en matière de protection des biens culturels sur le territoire montréalais) et
le gouvernement municipal (responsable de la cohérence du développement urbain de
son territoire). Entre 1977 et 1988, ces trois paliers s’affrontent sur : la maîtrise d’ouvrage
(qui décide et qui fait ?) ; les modalités de décisions des options de reconversion
(comment décider du contenu ?) et les modalités de financement (qui paie ?). À aucun
moment ces acteurs concurrents ne trouveront de terrain d’entente. L’arène peut être
alors définie comme une arène publique fermée, conflictuelle et concurrentielle. Pour
sortir de ces tensions, le gouvernement fédéral met en place une seconde arène qui lui
permet de « contourner » les deux autres acteurs publics.

L’arène publique « participative » : lieu de production d’une planification négociée

16 La seconde arène est constituée de trois pôles : le gouvernement fédéral ; les experts
(architectes et urbanistes) et la société civile montréalaise. Au contraire de la première,
cette arène est une arène publique « participative », c’est-à-dire ouverte aux citoyens.
C’est également un lieu de négociations et de tensions mais duquel découle, à terme, un
projet d’aménagement opérationnel. Le gouvernement fédéral mandate des experts pour
produire des scénarios et alimenter des exercices de consultation publique desquels est
tiré, en 1988, le plan définitif d’aménagement du Vieux-Port. Les deux consultations
publiques organisées autour des orientations d’aménagement sont primordiales à deux
titres. Dans le processus de planification, elles agissent comme des révélateurs de la
demande sociale, d’une part, et des tribunes d’expression d’options d’aménagement de
type culturaliste ou patrimonial, d’autre part. Les souhaits exprimés par la population
montréalaise forment un corpus de références relativement cohérent autour des notions
d’espaces publics, de parc urbain et de valeurs patrimoniales. En effet, en l’espace de 20
ans, pas moins d’une dizaine de projets, d’études et de rapports, émanant de cabinets
privés, de consultation publique ou d’organismes publics, ont proposé des orientations
d’aménagement pour opérer la reconversion du Vieux-Port. Deux types de stratégies s’en
dégagent : l’une progressiste, orientée vers la densification du site et l’autre culturaliste,
orientée vers la mise en valeur de l’ancien port (Marsan, 1991 ; Paulhiac, 2002). L’option
progressiste est celle de la rentabilisation économique des territoires. Les projets
afférents proposent des aménagements d’occupation du sol de type privé, intensif et
multifonctionnel. À l’opposé, l’option culturaliste est celle de l’appropriation collective
des territoires. Les projets reposent alors sur une conception publique de l’espace et des
aménagements de types équipements publics. Les projets culturalistes se sont exprimés
lors des exercices de consultation publique durant lesquels des habitants ou des groupes
participant expriment spontanément des options de ce type.

La société civile : un recours

17 Pour le gouvernement fédéral, cette seconde arène est une échappatoire. La consultation
publique n’est pas en soi un processus décisionnel, c’est tout au plus une aide à la décision
dans un système politique qui demeure celui d’une démocratie représentative. Le système
283

participatif à cette période n’est pas un exercice de démocratie directe, un substitut à


l’exercice discrétionnaire du pouvoir fédéral.
18 Cependant, la consultation publique permet une définition plus « éclairée » des options
préférables d’aménagement. C’est un avantage substantiel. En effet, elle donne du sens à
un projet, de la substance. Cependant, le gouvernement fédéral y voit également un
avantage politique. En consultant directement la population montréalaise, le
gouvernement « contourne » la Ville de Montréal et le gouvernement provincial. Il
légitime directement son intervention sur ce territoire, par le biais d’une vox populi qu’il
devient difficile d’ignorer une fois exprimée. Cette stratégie du contournement est
délicate à mener pour le gouvernement fédéral dans la mesure où le contrat implicite de
la démarche suppose alors le respect des choix ou des opinions exprimées lors de la
consultation publique. Or Ottawa aura la fâcheuse tendance, après la première
consultation publique de 1978, à « oublier » les recommandations exprimées. Dans ce cas-
là les avantages attendus de la consultation publique disparaissent. La seconde
consultation publique de 1985 fonctionnera beaucoup mieux à tous les points de vue. Le
nombre de participants est bien plus élevé tout comme les moyens mobilisés. De plus, la
stratégie de contournement est pleinement à l’œuvre et les implications de la
consultation publique dans l’élaboration d’un plan directeur sur le réaménagement du
Vieux-Port nettement plus visibles.

La consultation publique de 1978 : un coup d’essai

19 Le gouvernement fédéral souhaite en 1977 tenir une consultation publique sur la vocation
et les aménagements à mener sur le Vieux-Port. Cette technique « décisionnelle » est une
nouveauté dans les processus de planification des fronts d’eau en Amérique du Nord. Pour
mener cette consultation, le gouvernement crée un organisme représentant les groupes
et individus susceptibles d’être intéressés par cet enjeu de reconversion ou concernés par
le territoire du Vieux-Port, l’Association Vieux-Port. Cette association doit mobiliser le
« milieu » montréalais pour qu’il s’exprime sur des recommandations formulées au
préalable par un groupe d’architectes privés. Un rapport final présente les
recommandations issues des débats : le site est envisagé comme un lieu à vocation
publique ; l’espace est vu comme un espace public de type parc urbain ; la vocation
initiale du site, à savoir l’activité liée au fleuve, doit être maintenue. Cependant, il n’y
aura pas de suite concrète à cette première consultation publique. En revanche, la
seconde consultation (en 1985) a eu un impact réel sur les choix opérés par le
gouvernement fédéral pour élaborer le projet final (Paulhiac, 1997).

La consultation publique de 1985 : le dénouement

20 La procédure a duré de juin 1985 à janvier 1986. Le pari est le suivant : faire produire par
les Montréalais les orientations et les éléments de programmation du site du Vieux-Port.
Ce processus de production suppose par conséquent une bonne information préalable des
citoyens et des outils de communication et de vulgarisation performants mais également
une mobilisation constante de l’ensemble des acteurs impliqués. La consultation publique
se déroule en trois étapes. Tout d’abord, des audiences publiques permettent d’entendre
les personnes et les groupes qui le souhaitaient et de récupérer leur mémoire (rapport
présentant leurs souhaits). Ces audiences donnent lieu à un rapport du comité, diffusé
aux participants, de nouveau conviés à la deuxième étape de la consultation publique.
284

Une deuxième série d’audiences publiques permet de discuter du rapport et des


propositions d’aménagement qui y sont exposées. À la suite de ces deux étapes, une série
de recommandations est faite au Conseil d’administration de la Société du Vieux-Port par
le comité consultatif.
21 Les stratégies de densification et de développement immobilier sont rejetées. Les
participants souhaitent que soient privilégiées l’accessibilité et « l’ouverture » du site. Les
propositions portent également sur l’installation d’équipements culturels et récréatifs. La
vocation publique des lieux est donc bien réaffirmée (Marsan, 1991). En 1986, le
gouvernement fédéral entérine le rapport du comité consultatif. En 1987, un Plan
Budgétaire d’Aménagement est déposé et un Plan Directeur final d’aménagement est
proposé. Ce dernier repose sur trois éléments : le site est un lieu d’histoire et
d’appartenance ; le Vieux-Port doit conserver des éléments de sa vocation originelle ; le
Vieux-Port enfin devient un espace public (Dufresne, 2002).

La trame patrimoniale comme principe directeur du renouvellement


urbain

22 L’ensemble des partis d’aménagement retenus est sous-tendu par une stratégie
patrimoniale reposant sur quatre principes. Premièrement, les interventions sont sous-
tendues par des principes de conservation et mise en valeur des ressources reconnus par
l’UNESCO. Deuxièmement, le site est par essence un site archéologique majeur. Il convient
par conséquent de préserver les traces archéologiques industrielles et urbaines qui s’y
trouvent. Troisièmement, le paysage industriel et maritime en activité est également très
présent dans le Vieux-Port. Des activités sont maintenues sur le site pour prolonger les
usages et conserver une fonction concrète au port (amarrage des cargos en hiver ;
activités des remorqueurs, gare maritime et transport). La conservation ne doit donc pas
être synonyme de nostalgie. Ces activités portuaires doivent également coexister avec des
activités portuaires, des activités maritimes nouvelles liées au tourisme et aux loisirs de
plaisance (croisières, excursions, sports nautiques etc.). Quatrièmement, des anciens
bâtiments et des espaces du port en activité sont également recyclés en équipements et
lieux récréo-touristiques et culturels (hangars, quais, tour de manutention
essentiellement). La vocation publique du site est ainsi confirmée par l’implantation de
nouveaux usages dans différents lieux. Le projet final conserve également des éléments,
soit partiels soit intacts, des infrastructures de l’ancien port. Le projet est alors fortement
contextualisé. Cet ensemble d’éléments patrimoniaux forme ce que nous appelons une
trame patrimoniale qui organise et justifie le projet.
23 Ce nouveau concept de trame patrimoniale rend compte de nouvelles formes de
patrimoine et façons de conserver et mettre en valeur à des fins de renouvellement
urbain. La trame patrimoniale est constituée d’un récit tout d’abord. Ce récit est
historique et patrimonial. Il retrace l’histoire de l’économie d’une époque passée ou
révolue (celle du port de Montréal en activité), en montrant l’héritage conservé de cette
époque. Mais ce récit n’est pas uniquement culturel et narratif. Il est également un récit
intégrateur car il donne un sens au projet. Ce sens est celui de la continuité historique,
d’une part, et de la cohérence du geste, d’autre part. La trame patrimoniale est aussi une
ossature physique de l’aménagement. Elle organise et sous-tend les aménagements
réalisés sur le site du Vieux-Port. Cette ossature permet d’organiser les aménagements et
de guider l’action. L’ossature est aussi un ensemble de points de repères, dispersés et
285

ponctuels, permettant de lire le site et de s’approprier ces lieux. Cette trame patrimoniale
étaye un projet patrimonial innovant, s’intégrant parfaitement à l’environnement urbain
qui permet un renouvellement des usages d’un lieu.
24 Ce projet a démontré la pertinence d’une planification négociée à travers laquelle émerge
un véritable référentiel patrimonial. Une forme innovante d’espace public a permis la
construction d’un nouvel espace patrimonial et l’achèvement du renouvellement urbain
dans un secteur primordial de la ville. Mais cette expérience est-elle unique ? Le cas du
Vieux-Montréal interroge la pérennité et les conditions de reproduction ce type de
planification.

LES AVATARS DE LA PARTICIPATION DANS LA


RÉHABILITATION DU VIEUX-MONTRÉAL
25 Cette étude de cas se situe à une autre échelle : elle ne concerne pas une reconversion de
friche industrielle mais la réhabilitation d’un quartier historique classé (l’arrondissement
historique) ; elle ne concerne pas un territoire fédéral mais le territoire municipal de
Montréal. Après deux décennies de protection publique gérée en partenariat avec le
gouvernement provincial (1963-1988), la Ville de Montréal souhaite à la fin des années
1980 mettre en œuvre une planification urbaine adaptée aux exigences du quartier
historique et patrimonial du Vieux-Montréal. Cette volonté s’inscrit dans le contexte de
renouveau de la planification que nous avons évoqué dans la première partie. Notre
propos démontre ici la difficulté de lier participation des citoyens et construction d’une
politique urbaine patrimoniale.

Le recul de la démocratie participative (1994-2000)

26 Le bilan de la participation des citoyens aux décisions publiques mises en œuvre sur la
période 1988-1994 est relativement contrasté. Les aspects positifs de la politique de
décentralisation du pouvoir et de participation de 1988 sont cependant indiscutables sur
certains points. Les réformes sont d’une ampleur sans précédent et les pratiques sont
innovantes. Les consultations publiques se multiplient entre 1988 et 1994 sur des sujets
touchant directement le cadre de vie de citoyens montréalais en couvrant les principaux
enjeux d’aménagement et d’urbanisme de l’époque. En revanche de nombreux
dysfonctionnements sont relevés. Ces nouvelles modalités de travail de l’administration
et des élus n’offrent pas les conditions optimales d’une participation et d’une
planification véritablement alternative et efficace. Les dysfonctionnements
technocratiques et bureaucratiques se multiplient. Le dispositif mis en place à partir de
1986 tentait de répondre à deux logiques, l’une interne et l’autre externe aux institutions.
La logique externe, ou descendante, visait à garantir le droit à l’information des citoyens
ainsi que la possibilité pour ceux-ci de s’exprimer sur les projets susceptibles d’affecter
leurs conditions de vie. La logique interne, ascendante cette fois-ci, visait à éclairer les
choix politiques et à favoriser une prise de décision plus éclairée de la part des élus
locaux. Les arènes permettant la mise en œuvre de ces logiques devaient mettre en
relation trois pôles : les élus, les services municipaux et les citoyens. Les dispositifs ont
concouru de façon très inégale à la participation effective des citoyens et à l’intégration
de cette participation aux processus décisionnels. Le changement de municipalité et
d’équipe politique en 1994 signera le recul puis la disparition des pratiques et des
286

structures de participation pour plusieurs années. C’est dans ce contexte que la


planification sur le Vieux-Montréal débute (Paulhiac, 1997).

Le Plan particulier d’urbanisme du Vieux-Montréal : l’échec de la


planification négociée

27 Parmi les objectifs d’aménagement proposés par le Plan d’Urbanisme de 1992, figure celui
de la protection et la mise en valeur du patrimoine bâti. Mais pour le secteur spécifique
du Vieux-Montréal, le Plan d’Urbanisme prévoit la réalisation d’un Plan Particulier
d’Urbanisme (PPU) adapté aux spécificités du quartier historique. Ce plan doit permettre
d’atteindre deux objectifs : développer la ville historique et aller plus avant dans sa mise
en valeur. Le Plan d’Urbanisme propose de poursuivre la consolidation du quartier dans
une « optique de protection et de mise en valeur du patrimoine bâti ». L’isolement du
Vieux-Montréal doit être rompu et les continuités entre les diverses marges du quartier,
le quartier lui-même et le reste de la ville doivent être restaurées. Il s’agit de mettre sur
pied une stratégie permettant de « renforcer la vocation du Vieux-Montréal comme lieu
de résidence, de travail, de divertissement et de tourisme » (Ville de Montréal, 1992).
28 Cependant, quand le service de l’urbanisme envisage de produire cette planification, les
pratiques de participation des citoyens régressent déjà. L’occasion d’une planification
négociée échappe alors aux citoyens et à l’administration municipale. Voyons l’historique
de cette planification. Un Forum sur l’avenir touristique dans le Vieux-Montréal est
organisé en 1993 par la Ville de Montréal et l’Université du Québec à Montréal. C’est le
premier exercice de réflexion collective organisé sur le Vieux-Montréal. Il s’agit
d’aborder « l’avenir touristique » du quartier et la qualité de vie, c’est-à-dire la
compatibilité entre le développement d’activités touristiques et le développement
résidentiel. Ces premiers éléments de réflexion donnent lieu à la création d’une Table de
Concertation du Vieux-Montréal en 1993, création orchestrée par la Ville. La
participation de la société civile se fait alors par l’intermédiaire de représentants
d’associations du quartier, souvent créées pour l’occasion. La Ville définit la Table de
concertation comme lieu d’échanges, de communication et de négociation pour débattre
de l’avenir du Vieux- Montréal. Un comité de coordination est créé pour établir un lien
entre cette Table et l’administration municipale sur les enjeux d’aménagement les plus
importants du Vieux-Montréal.
29 La Ville souhaite donc poursuivre de façon concertée l’élaboration d’un plan d’urbanisme
sur ce secteur (Paulhiac, 1997). Le Service de l’urbanisme est chargé officiellement fin
1995 de mettre en œuvre le processus de planification de ce territoire. Comme pour le
plan d’urbanisme, l’élaboration de cette planification est envisagée comme un processus
devant privilégier la participation des citoyens. Une succession de rencontres avec la
Table de Concertation, initiées par la Ville, donnera lieu à la publication d’un document
d’orientations préliminaires fin 1995, intitulé « Les orientations pour le Vieux-Montréal,
1995-2005 », réalisé par le Service de l’urbanisme. À l’origine, la Ville aurait souhaité
qu’une telle réflexion et qu’un tel document émanent directement de la Table de
Concertation. Mais celle-ci n’en est pas capable faute de moyens et de connaissances. C’est
le Service de l’urbanisme qui retrace finalement les enjeux de développement du quartier
et les stratégies possibles sur le secteur. Une concertation de deux jours seulement, en
1996, devait permettre de discuter de ces orientations avec des groupes et des
associations concernés par le développement du Vieux- Montréal, pour aboutir à la
287

définition des orientations du plan particulier d’urbanisme. Cette concertation s’est


avérée être très minimale, sur invitation d’un public très restreint dont la
représentativité était plutôt faible. Le Service de l’urbanisme a produit finalement un
document de planification en 1998, intitulé Plan d’action pour le Vieux-Montréal. Ce
document s’est réalisé « à l’interne », non de façon négociée et participative (Paulhiac,
1997).
30 Au terme de quarante ans d’interventions publiques sur le Vieux- Montréal, un paradoxe
apparaît : les références au patrimoine sont toujours clairement énoncées par les
pouvoirs publics au sein des documents d’urbanisme, mais ceux-ci opèrent également des
choix incompatibles avec la protection de ce patrimoine urbain. Ils tendent à favoriser le
développement de fonctions souvent incompatibles au sein du Vieux-Montréal. Deux
facteurs contribuent à ce déplacement des valeurs. Tout d’abord, les modalités
d’élaboration de la planification tendent soi-disant à favoriser la participation des
citoyens et des groupes de pression mais elles n’aboutissent généralement pas à des
décisions « négociées » et « participatives ». Ce sont les services municipaux qui rédigent
l’option d’aménagement souhaitable à partir de décisions politiques du maire et de son
équipe. Ensuite, le gouvernement québécois possède un leadership finalement limité en
matière de protection du patrimoine même sur ce secteur protégé. La responsabilité de la
planification revient à la municipalité dont la stratégie tend à favoriser irrémédiablement
une vocation « marchande » et touristique du Vieux- Montréal.

CONCLUSION
31 Sur la période étudiée, le lien entre participation des citoyens et construction du
patrimoine urbain est variable et dépend en grande partie des conditions politiques du
moment. L’action publique peut intégrer la participation aux processus décisionnels.
Quand tel est le cas, il peut exister un lien positif entre participation (espace public) et
construction du patrimoine (territoire), s’il existe un leadership politique favorable à ce
lien et une « institutionnalisation » de la participation. L’arène de négociation pour
fonctionner doit être visible, permettre un échange équitable entre les acteurs et être
intégrée au système décisionnel local. À ce titre, la relance récente de la consultation
publique à Montréal, depuis 2002, illustre ce propos.
32 En effet, les transformations institutionnelles et territoriales récentes de la Ville de
Montréal ont remis à l’ordre du jour la question de la participation des citoyens aux
décisions publiques. Après la fusion des municipalités et la constitution de la Grande Ville
de Montréal, les pouvoirs publics organisent désormais des consultations publiques sur
les projets d’urbanisme les plus importants à l’échelle métropolitaine mais aussi sur les
modifications du plan d’urbanisme ou du règlement d’utilisation des sols. Dans les
conditions actuelles de la fusion, ces procédures de participation des citoyens sont une
forme de décentralisation des pouvoirs et de rationalisation de l’action collective qui
permet notamment d’éviter les conflits avec la société civile. De tels conflits ont eu
tendance à resurgir à la fin des années 1990 quand la participation des citoyens avait été
reléguée au second plan. Cette volonté politique joue un rôle primordial pour assurer la
visibilité, la pérennité et l’efficacité de la participation des citoyens. Reste à évaluer d’ici
quelques mois la portée réelle de ces exercices de consultation publique.
288

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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AUTEUR
FLORENCE PAULHIAC
Chargée de Recherche, École Polytechnique Fédérale de Lausanne
290

Logiques d’acteurs et processus


d’inscription à l’Unesco
Quelle prise en compte des enjeux sociaux dans la gestion du label
Unesco à Québec ?

Sarah Russeil

« Le Vieux Québec figure maintenant sur la prestigieuse Liste du patrimoine


mondial adoptée par l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et
la culture (Unesco)1. »
1 La reconnaissance internationale représente une étape supplémentaire dans l’histoire des
politiques de patrimonialisation à Québec, marquées par les démolitions, les
reconstitutions et les batailles d’écoles : la Place Royale dans les années 1970 en est
certainement le meilleur exemple (Faure, 1995).
2 Les nombreux travaux menés sur les processus de patrimonialisation des villes (Choay,
1992 ; Leniaud, 1992 ; Grange, Poulot, 1997 ; Nora, 1997 ; Lamy, 1998) font état du double
défi auquel sont aujourd’hui confrontés les acteurs urbains. Comme le rappelle A. Riegl,
« ce n’est pas la destination originelle qui confère à ces œuvres la signification de
monuments, c’est nous, sujets modernes, qui lui attribuons » (Riegl, 1984 : 43). Le
patrimoine urbain est un construit socio-politique, résultat, notamment, de l’élaboration
d’un discours sur ce patrimoine. Mais il est également partie intégrante de la trame
urbaine. Il est, à ce titre, soumis à des transformations qu’elles soient naturelles
(conditions climatiques, etc.) ou qu’elles résultent de l’activité humaine (destructions,
modifications des fonctions assignées à un bâtiment, etc.).
3 Comment maintenir dans un état donné des biens ou des sites que des experts auront
jugés patrimoniaux, sans les figer dans leurs fonctions initiales ? Cette question s’impose
avec force aujourd’hui dans nos sociétés : le patrimoine est un enjeu pour les pouvoirs
publics (Lamy, 1996 : 11 ; Herault, 1996 : 440). « Gouverner » le patrimoine urbain suppose
de réussir à concilier des démarches qui peuvent se révéler antinomiques (Grange, Poulot,
1997 : 11 ; Balle, 1997 : 223) : conservation du patrimoine et développement des villes,
gestion des flux touristiques et préservation ou amélioration des cadres dévie. Les
politiques de patrimonialisation2 ne sont pas sans conséquence sur la structure urbaine,
291

ni sur le fonctionnement de la ville. Elles peuvent s’accompagner de processus de


gentrification, d’augmentation des prix du foncier, d’afflux touristiques, etc. 3.
4 Si une inscription sur la liste du patrimoine mondial concerne très directement le
patrimoine et participe des logiques de patrimonialisation, elle constitue également « un
label » (Geronimi, 1996 : 49), notamment pour les pouvoirs publics. Les effets et les usages
d’une telle inscription participent directement de phénomènes de métropolisation (Saez,
Leresche, Bassand, 1997), de globalisation (Sassen, 1996 ; Jouve, 2000),
d’internationalisation des villes (Soldatos, 1991 ; Bonneville, 1994 ; Hobbs, 1994) et de
compétitions interurbaines en même temps qu’ils sont liés aux politiques de l’habitat et
du cadre de vie. L’inscription sur la liste du patrimoine mondial se révèle être un
excellent laboratoire d’observation des modes de régulation qui président à l’élaboration
de politiques de patrimonialisation, en particulier pour questionner la prise en compte
des enjeux sociaux et d’habitat dans l’élaboration de telles politiques.
5 Nous nous intéressons ici aux acteurs des politiques de patrimonialisation et plus
particulièrement à ceux d’une inscription au patrimoine mondial. Nous nous inscrivons
dans une perspective de sociologie politique de l’action publique pour comprendre
quelles sont les expertises mobilisées lors d’une inscription sur la liste du patrimoine
mondial et ainsi décrire les éléments caractéristiques du « référentiel d’action » (Muller,
1998 : 42) associé à la patrimonialisation. Nous souhaitons montrer qu’une inscription au
patrimoine mondial est un processus de patrimonialisation, piloté par les pouvoirs
publics, qui répond avant tout à des critères d’architecture, d’histoire, d’esthétisme et
d’art. Elle n’est donc pas nécessairement liée aux politiques de l’habitat, du logement ou
d’aménagement urbain.
6 L’exemple de Québec est particulièrement intéressant en raison de l’émergence récente et
rapide de la problématique du patrimoine au Canada. Les lois relatives à l’urbanisme et au
patrimoine sont apparues à Québec dans les années 19204. Les acteurs politico-
administratifs de la ville cherchent depuis les années 1980 à protéger le patrimoine du
Vieux Québec, témoignage de la « seule ville française en Amérique du Nord5 ». Ils sont
également les promoteurs de stratégies de marketing urbain (attirer investisseurs et
résidents ; favoriser le rôle de capitale provinciale pour la ville)6.
7 Les caractéristiques de la procédure d’inscription sur la liste du patrimoine mondial et les
pratiques locales de gestion du patrimoine historique urbain participent d’une même
approche culturelle de l’objet patrimoine. La logique sectorielle ainsi favorisée par les
organisations internationales facilite le montage des dossiers de candidature sans prise
en compte des enjeux sociaux. Par la suite, la gestion du label Unesco et ses conséquences
socio-économiques engendrent des luttes entre institutions au plan local. La logique
sectorielle culturelle demeure essentielle dans les pratiques de gestion du bâti du Vieux
Québec, contribuant ainsi à marginaliser ce quartier par rapport au reste de la ville.

L’INSCRIPTION AU PATRIMOINE MONDIAL :


L’EXPERTISE CULTURELLE S’IMPOSE À L’URBAIN
8 La Convention relative à la protection du patrimoine culturel et naturel, adoptée à Paris
le 16 novembre 1972, prévoit la protection des biens de valeur universelle exceptionnelle.
Les critères et les justificatifs relatifs à l’identification de ces biens imposent des
considérations culturelles, c’est-à-dire architecturales, esthétiques et artistiques. Ils
292

contribuent à la définition d’un référentiel d’action à partir duquel les acteurs élaborent
des politiques de patrimonialisation.

Le patrimoine urbain défini à travers le prisme de critères


internationaux

9 L’inscription de biens ou de sites sur la liste du patrimoine mondial résulte de


l’appréciation de « la valeur intrinsèque d’un bien en toute indépendance » (Audrerie,
Souchier, Vilar, 1998 : 36) à partir des six critères spécificiés dans la Convention de 1972
en plus du critère d’authenticité. Ce sont les représentants du Centre du patrimoine
mondial à partir des critères de la Convention, et uniquement à partir de ces critères, qui
décident de l’inscription. Deux d’entre eux sont généralement mobilisés pour les sites
historiques urbains, c’est notamment le cas à Lyon et à Québec :
« (ii) soit témoigner d’un échange d’influences considérable pendant une période
donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de
l’architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des
villes ou de la création de paysages » et « (iv) soit offrir un exemple éminent d’un
type de construction ou d’ensemble architectural ou technologique ou de paysage
illustrant une ou des période(s) significative(s) de l’histoire humaine 7 ».
10 Le lexique ici utilisé renvoie à des caractéristiques esthétiques, historiques et
architecturales du patrimoine.
11 Il est essentiel que, lors d’une demande d’inscription, l’État-nation8 manifeste clairement
son intention de protéger le site (Audrerie, Souchier, Vilar, 1998 : 36). Des programmes de
conservation déjà réalisés, ainsi qu’une
« protection juridique et/ou contractuelle et/ou protection traditionnelle
adéquates et de mécanismes de gestion afin d’assurer la conservation des biens ou
des paysages culturels inscrits9 »
12 doivent être précisément exposés. L’Unesco, dans son formulaire pour la demande
d’inscription, exige notamment une description du site ainsi que des précisions sur les
« politiques et programmes relatifs à la mise en valeur et à la promotion du bien »,
les « mesures de protection et moyens mis en œuvre », les « sources et niveaux de
financement10 ».
13 Les argumentaires exigés dans les dossiers d’inscription sur la liste du patrimoine
mondial sont ensuite examinés par des experts. Ceux-ci sont, pour les sites urbains,
systématiquement des architectes, c’est-à-dire des professionnels dont les compétences
relèvent du secteur d’intervention publique de la culture (Audrerie, Souchier, Vilar, 1998 :
52).
14 Les considérations culturelles dominent l’ensemble du processus mené auprès du Centre
du patrimoine mondial. Les sites présentés à l’inscription semblent être jugés sans tenir
compte de leurs fonctions urbaines actuelles. Les exigences des organisations
internationales ne favorisent pas la prise en compte politique des enjeux contradictoires
qui sont pourtant des sources de conflits importants à l’échelle locale (Grange, Poulot,
1997 : 15).
15 L’exclusivité de la vision artistique, historique et architecturale des sites labellisés
patrimoine mondial conditionne l’approche plus générale que peut avoir le personnel
politico-administratif local du patrimoine urbain11. Les représentants des pouvoirs locaux
doivent, pour espérer l’inscription d’un site, construire un discours en cohérence avec les
293

critères mentionnés ci-dessus. Si les organismes internationaux Unesco ou Icomos


(Conseil international des monuments et des sites)12 ne peuvent imposer aucune
obligation de traitement du patrimoine d’un site13, leurs critères participent à la
définition du référentiel guidant les actions urbaines dans le domaine du patrimoine. Ceci
explique qu’une inscription sur la liste du patrimoine mondial soit souvent considérée
comme une « récompense » suite à des efforts effectués ou encore comme un prestige
pour les autorités locales14.
16 Les critères définis par les organismes internationaux s’imposent aux acteurs urbains
pour la définition de ce qui est ou non patrimonial. Le personnel politique des échelons
gouvernementaux compétents est certes amené à décider de l’orientation donnée au
discours sur le patrimoine urbain, cependant la candidature auprès du Centre du
patrimoine mondial est très fortement marquée de l’expertise technique des
professionnels du patrimoine. L’analyse des politiques portant sur le patrimoine urbain
québécois du début des années 1980 montre l’importance de cette approche technique et
culturelle.

Le patrimoine québécois entre débats politiques et querelles


d’experts

17 Le patrimoine est régi, au Québec, par l’État provincial à travers cinq grandes lois 15. La Loi
des monuments historiques de 1964 décrète le statut d’Arrondissement historique pour le
Vieux Québec. Elle définit de manière juridique les conditions et les modalités des actions
menées sur le bâti de ce quartier.
18 La décennie 1970 est une étape charnière dans la gestion du patrimoine urbain du Vieux
Québec. Les projets sont nombreux, parfois colossaux et engendrent des querelles entre
professionnels de l’architecture16. Les volontés de « francisation » et de reconstitution du
patrimoine français (Linteau, 1989 : tome 11), enjeux politiques importants à l’époque
entre Ottawa et Québec, ont favorisé l’élaboration d’un discours sur le patrimoine
québécois. Ce discours érige Québec en tant que berceau de la civilisation française en
Amérique (Faure, 1995 : 301). Il résulte de choix politiques importants et
complémentaires des grandes opérations sur le bâti du Vieux Québec. Gouvernement
municipal et gouvernement provincial sont favorables à une telle perspective historique
et ont œuvré dans ce sens. Des opérations d’urbanisme et une évolution des fonctions ont
rejeté hors les murs les 2/3 de la population résidante et « ont constamment détruit des
éléments majeurs d’un riche patrimoine qui constitue pourtant l’attrait de la ville et fait
vivre sa fonction touristique » (Hulbert, 1994 : 16)17, ce que confirme l’un des
fonctionnaires municipaux que nous avons rencontrés : « C’est vrai que le quartier, qui
était plutôt populaire jusqu’aux années 1970, est aujourd’hui habité majoritairement par
des catégories sociales aisées18. » Les débats politiques, les querelles d’écoles ainsi que les
critiques portant sur ces projets favorisent, à la fin des années 1970, des actions
conjointes entre les sphères politico-administratives provinciale et municipale.
19 Une entente se met, en effet alors, en place entre le gouvernement provincial et la
municipalité de Québec pour assurer conjointement l’aménagement urbain du Vieux
Québec en accord avec le discours politique déjà établi et partagé par les deux niveaux de
gouvernement. La municipalité peut intervenir pour la première fois directement dans la
gestion du patrimoine urbain. Cette intervention est d’ores et déjà limitée à
l’Arrondissement historique de Québec. La Division du Vieux Québec19 vise à constituer un
294

lieu de connaissances, de ressources et de moyens d’action à l’échelle municipale 20. La


gestion du Vieux Québec fait l’objet d’un traitement particulier, ce que nous confirme l’un
des membres de la Division du Vieux Québec :
« Des professionnels du patrimoine et des professionnels de l’urbanisme des
échelons municipal et provincial travaillent de concert pour apporter des solutions
aux problèmes soulevés dans une perspective culturelle et sur le secteur du Vieux
Québec uniquement21. »
20 Il s’agit donc d’une approche sectorielle du patrimoine.
21 L’un des premiers travaux de la Division du Vieux Québec est la réalisation, en 1982, d’un
Guide pour la conservation et la mise en valeur du Vieux Québec. Selon l’un des membres de
l’organisme, il s’agit d’impulser des « stratégies de protection du patrimoine dans un pays
où la conservation patrimoniale n’existe quasiment pas22 ». Le guide est une incitation à
l’entretien de l’authenticité et de la richesse du patrimoine du quartier23. Les membres de
la Division du Vieux Québec ont mené un travail de sensibilisation (au patrimoine, aux
techniques traditionnelles d’architecture, de construction, etc.) auprès des propriétaires
de l’arrondissement historique de Québec. La lecture des guides indique qu’ils relèvent
d’approches extrêmement techniques du patrimoine à l’image de ce que préconisent la
Convention du patrimoine mondial et les textes internationaux qui l’accompagnent 24. Les
professionnels mobilisés s’attachent à protéger le cadre bâti conformément au discours
politique sur le patrimoine québécois, s’intéressant moins à la structure sociale que
représente ce tissu urbain. Ces professionnels nous ont d’ailleurs confié avoir travaillé
seuls sur ces thématiques sans tenir compte de facteurs économiques, sociologiques ou
sociaux25.
22 Leurs actions contribuent cependant à modifier la trame urbaine ainsi que le cadre de vie.
Ils ont obtenu un décret fixant un nombre maximal de restaurants, d’hôtels, de bars et de
boîtes de nuit dans ce quartier. Son objectif est
« clairement de lutter contre les dérives que connaissait le quartier, vous savez, les
rassemblements de jeunes pas très fréquentables qui de plus détournent l’usage des
bâtiments et l’image du quartier... et cette image nous souhaitions la redorer 26 ».
23 Ainsi les enjeux sociaux ne sont-ils pas entièrement absents des stratégies liées aux
politiques menées à la fin des années 1970. Les transformations attendues de la structure
sociale doivent permettre de conforter le discours établi sur le patrimoine historique 27. La
procédure d’inscription sur la liste du patrimoine mondial se déroule dans un tel
contexte : la priorité est donnée, par les acteurs politico-administratifs, aux éléments
culturels et touristiques du quartier.

Le montage des dossiers d’inscription : l’institutionnalisation du


discours politique sur le patrimoine historique

24 Les trois niveaux de gouvernement (fédéral, provincial et municipal) travaillent


rapidement ensemble pour obtenir l’inscription de l’Arrondissement historique de
Québec sur la liste du patrimoine mondial. L’idée d’une candidature auprès du Centre du
patrimoine mondial à Québec vient de Jacques Dalibard, architecte spécialiste en
restauration, alors président de Icomos Canada28. Il réussit à mobiliser chacun des trois
échelons gouvernementaux autour de cet objectif. Leurs motivations sont cependant
différentes : le gouvernement fédéral n’a, jusqu’alors, pu faire inscrire que des sites
naturels, les gouvernements provincial et municipal en attendent la consolidation du
295

discours qu’ils portent sur ce patrimoine historique, ainsi que la validation des actions
menées. En outre, la candidature fait écho à l’un des objectifs forts des décennies 1970 et
1980, à savoir « faire de l’agglomération un pôle industriel et touristique en plus d’être un
pôle tertiaire » (Hulbert, 1994 : 314). Les dossiers sont préparés au cours de l’année 1983,
conjointement, sous la responsabilité du gouvernement fédéral, par le ministère des
Affaires Culturelles de Québec et par la municipalité québécoise, pilotés effectivement par
le service d’urbanisme de la ville29. Ils connaissent les critères de la Convention du
patrimoine mondial, de même que les rouages des institutions internationales Unesco et
Icomos. Les professionnels du patrimoine exclusivement prennent en charge les dossiers
de candidature auprès de l’Unesco, soutenus politiquement par les représentants
politiques des trois échelons gouvernementaux. Nous constatons alors les
interdépendances entre divers acteurs à des échelles multiples. Une « coopération
conflictuelle » se met en place, ce que J.-P. Leresche appelle la gouvernance multi-niveaux
(Leresche, 2001 : 47).
25 Les dossiers relatifs à l’Arrondissement historique de Québec ne mentionnent ni les
déplacements de population qui ont déjà eu lieu, ni les modifications récentes de la
structure sociale du quartier, ni les liens fonctionnels qui existent entre le Vieux Québec
et le reste de la ville. On présente l’arrondissement historique de Québec comme une
entité se suffisant à elle-même.
26 Une inscription sur la liste du patrimoine mondial est une action menée de manière
disjointe des autres politiques urbaines30. Elle correspond avant tout à la fabrique d’un
discours sur le patrimoine urbain à partir d’une lecture exclusivement culturelle de ce
patrimoine. Cette action ne modifie pas le patrimoine lui-même, mais elle fait suite à des
politiques de patrimonialisation qui ont créé les éléments essentiels du discours.
27 L’État et les pouvoirs publics ont un rôle prépondérant dans l’élaboration et la mise en
œuvre de ce processus dont le cadre d’action est en grande partie déterminé par les
organisations internationales. Dans les travaux portant sur la « gouvernance » (Le Gales,
1995 ; 2003 ; Jouve Lefevre, 1999 ; Jouve, 2003 ; Leresche ; 2001) de même que ceux portant
sur « l’action collective institutionnalisée » (Duran, Thoenig, 1997), la plupart des auteurs
s’accordent pour affirmer l’affaiblissement du rôle de l’État dans la gestion publique
territoriale.
« L’État reste un acteur important mais il s’est banalisé, il est devenu un acteur
parmi d’autres, ou plutôt différents segments de l’État sont devenus des acteurs
parmi d’autres dans les processus d’élaboration et de mise en place des politiques »
(Le Gales, 1995 : 59).
28 L’action menée auprès des organisations supranationales semble en partie échapper à ces
constats. Le gouvernement fédéral est déterminant dans le processus : il favorise la
collaboration entre les trois échelons gouvernementaux dans le processus de candidature
auprès de l’Unesco. Le rôle des pouvoirs publics, en particulier des gouvernements
provincial et municipal est fondamental dans la définition et la constitution du
patrimoine historique québécois : les pouvoirs publics détiennent le pilotage de l’action
publique dans ce secteur (Duran, Thoenig, 1997 : 598).
29 Les effets et les usages, notamment sociaux, d’une inscription au patrimoine mondial sont
nombreux et relèvent de multiples domaines d’intervention publique tels que
l’urbanisme, l’habitat, la culture, le tourisme ou encore le marketing urbain. La gestion du
label Unesco n’est alors plus une action qui relève uniquement du secteur de la culture.
296

Elle reflète également les difficultés des pouvoirs publics à respecter les conventions
inhérentes à l’inscription au patrimoine mondial.

PATRIMOINE URBAIN ET LABEL INTERNATIONAL :


L’EXCLUSION D’UN SITE
30 Le traitement du patrimoine urbain à partir de considérations quasi exclusivement
culturelles n’empêche pas les retombées socio-économiques du label. Les acteurs qui ont
maîtrisé le processus d’inscription au patrimoine mondial appartiennent majoritairement
à la sphère culturelle. Ils réussissent, à Québec, à conserver le pilotage de l’essentiel des
politiques relatives au label Unesco contribuant ainsi à créer une différenciation dans le
traitement du patrimoine et de l’aménagement urbains de l’ensemble de la ville.

La permanence des pratiques de gestion du patrimoine historique

31 La personne responsable des activités liées à l’inscription sur la liste du patrimoine


mondial de l’Arrondissement historique de Québec travaille dans le service Culture de
l’administration municipale québécoise. L’approche culturelle, prédominante lors de
l’élaboration des dossiers de candidature, demeure essentielle dans la gestion du label
Unesco. Nos interlocuteurs québécois nous ont assuré que les effets et les usages de ce
label se limitaient au secteur de la culture et qu’ainsi « il était normal que seuls ces
services y attachent de l’importance31 ». De plus, le label Unesco devient l’affaire de la
ville et les pratiques de gouvernance multi-niveaux observées ci-dessus sont
abandonnées.
32 Les services municipaux ont subi quelques modifications mineures suite au changement
de municipalité de 1989. La Division du Vieux Québec a été intégrée dans un service plus
large : le service architecture, design et patrimoine32. La présence de l’Arrondissement
historique de Québec sur la liste du patrimoine mondial n’a donc pas entraîné de
modifications significatives dans les politiques de patrimonialisation du quartier. L’un des
représentants du service Architecture, design et patrimoine nous confiait que
« les méthodes de travail n’ont pas vraiment changé depuis que je suis ici et j’y suis
depuis le début des années 1980. Nous rénovons et je pense que nous allons
poursuivre encore longtemps33 ».
33 Les actions relatives au patrimoine du Vieux Québec diffèrent toujours des référentiels
qui encadrent les politiques urbaines mises en œuvre dans le reste de la ville. L’entente
établie au début des années 1980 entre le Ministère des Affaires culturelles et la ville
existe toujours, mais ne porte que sur les politiques menées dans le Vieux Québec 34. La
conservation du patrimoine sur l’ensemble du territoire municipal (excepté le Vieux
Québec) est, quant à elle, assurée par les services du Ministère de la Culture et des
communications.
34 Les guides sur la conservation du patrimoine, édités au début des années 1980, ont été
renouvelés. Ils viennent renforcer le référentiel constitué au cours des années 1970 et
1980 autour des politiques de patrimonialisation35. Si les acteurs qui portent ces
politiques se disent « conscients des problèmes quotidiens que rencontrent tant les
habitants que les usagers de ces quartiers36 », les politiques menées restent sectorielles et
ne permettent pas aisément de travailler de manière transversale. Le patrimoine et les
297

processus de patrimonialisation s’imposent aux acteurs des politiques sociales et des


politiques de l’habitat, en particulier à travers les revendications associatives 37. Nous
rejoignons ici Yvon Lamy pour qui « la ville est ainsi progressivement incluse dans l’enjeu
patrimonial » (Lamy, 1996 : 16).
35 Par ailleurs, cette transversalité est rendue d’autant plus difficile que le quartier du Vieux
Québec comporte quelques propriétés privées, des biens municipaux, des biens
provinciaux, ainsi que des biens fédéraux38. Ces derniers ne sont pas soumis à la
juridiction provinciale, moins encore aux règlements d’urbanisme municipaux. Dès lors, il
devient plus complexe d’ajuster les différentes volontés et de concilier préservation du
patrimoine et développement d’un cadre de vie adapté aux exigences de nos sociétés
contemporaines. La gestion du label Unesco concerne ainsi les trois niveaux de
gouvernement alors que les politiques sociales et les politiques de l’habitat relèvent du
gouvernement provincial. Les processus de gouvernance multi-niveaux rencontrent ici
une de leurs limites. L’organisme fédéral en charge du patrimoine pour le gouvernement
canadien est maître de son territoire et « administre son patrimoine selon les préceptes
des chartes et conventions internationales39 ». Il n’est pas directement soumis aux
pressions locales, qu’elles proviennent des citoyens ou des promoteurs. Les représentants
de l’instance fédérale à Québec contribuent à ce qu’un traitement spécifique, axé sur la
conservation du patrimoine et éventuellement sur sa mise en valeur, soit administré au
Vieux Québec. La gestion du label Unesco tend à renforcer la fonction touristique de
l’Arrondissement historique de Québec et à marginaliser le patrimoine des autres
quartiers.

« Luttes d’institutions40 » locales et action citoyenne : la protection


du Vieux-Québec

36 L’inscription sur la liste du patrimoine mondial en décembre 1985 renforce les difficultés
déjà engendrées par les différentes politiques d’urbanisme et les grands projets de
reconstruction des années 1970 (Lebel, Roy, 2000 : 72). Les effets du label Unesco sont
avant tout économiques : si Québec connaissait déjà une activité touristique importante,
la ville doit faire face à partir de 1985 au tourisme de masse (Geronimi, 1996 : 50 ; de Blois
Martin, 1997 : 87). Puisque c’était l’un des objectifs des municipalités successives de
Québec depuis les années 1950 (Hulbert, 1994 : 16), les acteurs politico-administratifs se
saisissent de l’opportunité. Le développement d’infrastructures d’accueil est cependant
bridé par le décret relatif au nombre d’hôtels, de bars et de restaurants du Vieux Québec.
Le label Unesco est alors saisi par des acteurs appartenant à des espaces sociaux
différents pour valider leurs stratégies, contribuant ainsi à renforcer les tensions et
conflits urbains dont nous avons parlé précédemment.
37 Les professionnels du patrimoine sont confrontés à deux types d’acteurs dont les
exigences sont divergentes et dont les volontés sont susceptibles de contraindre les
activités de restauration et de protection. Ils sont face aux professionnels du tourisme et
aux promoteurs immobiliers qui voient dans l’inscription au patrimoine mondial une
opportunité de développement important du secteur du tourisme (second secteur
économique pour la ville de Québec)41. Ces promoteurs et professionnels du patrimoine
rencontrent un écho positif au sein du personnel politique : leurs démarches vont dans le
sens d’un développement de la ville, de la construction d’une « Genève des Amériques 42 »
et enfin du rayonnement international auquel aspire la Capitale nationale du Québec
298

(Plourde, 1993 : 20). L’inscription sur la liste du patrimoine mondial devient alors un outil
mobilisable par les institutions locales dans les stratégies liées à la globalisation. Les
professionnels du patrimoine sont également confrontés aux comités de citoyens, aux
groupements associatifs et aux habitants (électeurs potentiels) qui ne se satisfont pas
d’un quartier si peu résidentiel et aspirent à davantage de mixité43. Les luttes entre
institutions locales ont favorisé la permanence des pratiques de gestion du patrimoine
historique à partir d’une conception culturelle, elles ne sont cependant pas sans
conséquence sur la structure urbaine à l’échelle de la ville.
38 Malgré les pressions des lobbies hôteliers et des agents de développement économique,
les professionnels du patrimoine, notamment au sein de la division du Vieux Québec,
soutenus par les riverains organisés en association (CCVQ), réussissent à maintenir le
décret limitant les commerces de nuit dans le Vieux Québec. Dès lors, restaurants, bars, et
autres activités sont installés le long de la Grande Allée, « sur la Colline parlementaire –
où s’affirment la marche vers le progrès de la nation québécoise et sa confiance dans
l’avenir » (Roy, Lebel, 2000 : 104), rue jouxtant l’Arrondissement historique et donc rue
non soumise à la juridiction du Vieux Québec. Il se crée ainsi une sorte de second pôle
d’accueil de touristes. Celui-ci demeure cependant très proche du Vieux Québec et ne
favorise pas l’attrait des visiteurs pour d’autres quartiers de la ville. Ainsi ce déplacement
d’infrastructures d’accueil contribue à faire perdurer les difficultés de stationnement, de
bruit et de fréquentation dans l’arrondissement historique en même tant qu’il engendre
des modifications de la structure sociale des quartiers jouxtant le Vieux Québec,
désormais davantage touché par le tourisme44, éloignant ainsi un peu plus les zones
résidentielles vers la périphérie. Le phénomène est d’autant plus important que, depuis
2000, les fusions intercommunales ont agrandi le territoire municipal et renforcé les
disparités de cadre de vie entre quartiers. Le double objectif de Québec dont parle
François Hulbert se révèle aujourd’hui plus criant encore : « repeupler ses quartiers
centraux (« bâtir en ville ») tout en construisant sa propre banlieue (« bâtir
Lebourgneuf ») » (Hulbert, 1994 : 16). Dans ce contexte, l’arrondissement historique de
Québec fait de plus en plus office de vitrine pour les touristes ; les politiques successives
de patrimonialisation ayant contribué à « muséifier » le quartier. Ce dernier n’est plus
intégré dans les autres politiques sectorielles. Procédant par analogie avec les travaux de
Saskia Sassen (Sassen, 1991 : 201), ne pourrait-on pas dire qu’une inscription au
patrimoine mondial, et de manière plus générale, la patrimonialisation conduit
finalement à faire disparaître l’Hinterlanddu quartier historique ?
39 Chacune des catégories d’acteurs se réfère au label Unesco pour défendre ses stratégies et
atteindre ses objectifs, y compris dans des quartiers qui ne sont pas inscrits sur la liste du
patrimoine mondial. La gestion du label Unesco devient un enjeu dans plusieurs espaces
sociaux entraînant des tensions, voire des conflits au niveau local. Les institutions
internationales sont alors mobilisées en tant qu’arbitre même si elles ne peuvent
intervenir de manière directe dans les débats locaux.

Le traitement différencié du patrimoine « hors les murs »

40 Si l’inscription au patrimoine mondial n’a pas modifié de manière importante les


pratiques urbaines de l’Arrondissement historique, les modes d’intervention en matière
de restauration dans des quartiers voisins apparaissent plus soucieux du cadre de vie.
L’ambitieux projet de l’administration municipale en 1990, l’aménagement de la « capitale
299

nationale », se traduit par différentes actions menées par la Commission de la Capitale


nationale45. Il s’agit avant tout de résorber les excès de l’urbanisme fonctionnaliste
(Noppen, Morisset, 1998 :128), qui n’avait identifié au cœur de la cité administrative que
des besoins de transport et de circulation. À partir de 1993, des travaux sont menés pour
retisser la trame urbaine entre le Vieux Québec, le faubourg Saint Jean et la cité
parlementaire. Le quartier Saint Roch, l’un des enjeux importants de la campagne
municipale de 198946, fait également l’objet de travaux de réhabilitation : « Il s’agit de
redonner vie à un quartier tombé en désuétude47. » Ce quartier, proche du Vieux Québec
géographiquement, ancien centre ville commercial de Québec (Noppen, Morisset, 1998 :
128) a subi « une évolution relativement similaire à celle du Vieux Québec jusqu’au début
des années 197048 ». Le quartier Saint Roch est aujourd’hui un quartier à vocation avant
tout résidentielle. Il n’est pas soumis à la même pression que celle que peut connaître le
Vieux Québec (afflux touristique et enjeux économiques très importants). On peut
expliquer ce fait, premièrement, par les références au patrimoine, la nécessité de
conserver un patrimoine dit exceptionnel qui ne sont pas aussi prégnantes dans le
quartier Saint Roch que dans le Vieux Québec49. Les juridictions tant en termes
d’urbanisme que de protection du patrimoine ne sont pas si contraignantes que dans
l’arrondissement historique, laissant peut-être davantage de liberté aux acteurs du
renouvellement urbain. Les considérations architecturales, artistiques et esthétiques
n’ont pas été les plus déterminantes dans les projets de requalification du quartier Saint
Roch50. Deuxièmement, les acteurs québécois en charge de ces projets ont pu tirer les
conséquences, d’une part, des erreurs commises au cours de la décennie 1970, notamment
autour de la Place Royale et, d’autre part, des transformations de la structure sociale du
Vieux Québec suite aux multiples actions d’une patrimonialisation menée à outrance.
Enfin, l’inscription sur la liste du patrimoine mondial a favorisé une certaine
conscientisation de la population aux richesses de son patrimoine ainsi qu’à la qualité de
cadre de vie qu’elle souhaitait. Le contrôle citoyen51 sur les projets d’urbanisme s’avère
ainsi de plus en plus rigoureux et partant de plus en plus contraignant pour les politiques.

CONCLUSION
41 La reconnaissance des institutions internationales relève d’expertises culturelles :
architecture, histoire de l’architecture, esthétisme, art, histoire, etc. Une inscription au
patrimoine mondial est une action qui n’est pas pensée en termes d’intégration du site
visé dans la vie urbaine, que ce soit dans un souci d’habitat (cadre de vie), ou dans une
optique de fonctionnement de la trame urbaine (vis-à-vis des autres quartiers). En
revanche, les effets et les usages du label Unesco accentuent le rôle touristique des sites
reconnus patrimoine mondial, entraînant ainsi une augmentation de la pression qui s’y
exerce : tension accrue entre la nécessité de protéger, la volonté de mettre en valeur et le
besoin d’y habiter. Dans un contexte de sectorialisation des politiques et de séparation
des compétences, une inscription au patrimoine mondial tend à favoriser un traitement
différencié du site labellisé « patrimoine mondial ». L’État, acteur décisif du processus
d’inscription au patrimoine mondial, connaît quelques difficultés dans la gestion du label.
Cependant les conséquences de la reconnaissance Unesco apparaissent, à Québec, assez
bien maîtrisées, notamment grâce à la mobilisation de certaines catégories
socioprofessionnelles particulièrement sensibles à l’image de la ville et au marketing
urbain.
300

42 Loin de faciliter la prise en compte des enjeux sociaux et humains inhérents à toute
politique de patrimonialisation, la reconnaissance internationale semble plaider pour
l’ajustement de politiques à partir de critères économico-touristiques qui sont
indissociables de la globalisation.

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NOTES
1. Communiqué de la Ville de Québec, le 3 décembre 1985.
2. Par politiques de patrimonialisation, nous entendons les actions menées par les pouvoirs
publics visant la conservation et la mise en valeur de biens et sites dits « patrimoine culturel » au
sens de la Charte de Venise de 1964. Pour des informations sur cette charte, on se reportera à
302

Icomos Canada, La conservation du patrimoine. Recueil des chartes et autres guides, Québec, Icomos
Canada, ministère des Affaires culturelles, 1990. Il s’agit d’une charte de conservation du
patrimoine monumental, paysager, vernaculaire, etc.
3. De nombreuses études, notamment en sociologie urbaine et en géographie, font état de telles
conséquences. Le lecteur pourra se reporter à GERMAIN A. (1988), « La définition du patrimoine
comme produit social : évolution des enjeux et fonctions urbaines nouvelles », Communication,
Colloque Jacques Cartier ; GERMAIN A. (1991), « Le patrimoine urbain : une affaire de classes
moyennes ? », Communication, Entretien Jacques Cartier, Lyon ; P OULOT D. (1998), Patrimoine et
modernité, Paris, L’Harmattan ; VESCHAMBRE V. (2002), « Une mémoire urbaine socialement
sélective. Réflexions à partir de l’exemple d’Angers », Annales de la Recherche Urbaine, n° 92, p.
65-73.
4. La juridiction provinciale est complétée, à la Ville de Québec, par les compétences d’un
organisme travaillant spécifiquement sur le territoire du Vieux Québec : la division du Vieux
Québec.
5. Dossiers d’inscription de l’arrondissement historique du Vieux Québec, 1983.
6. Cette communication est issue du travail de terrain de Québec pour la préparation d’un
doctorat de Science Politique de l’Université Lumière Lyon 2, sous la direction de Gilles Pollet. Le
titre provisoire de la thèse est « Enjeux patrimoniaux et territoires urbains : qui gouverne
l’action publique urbaine ? Analyse comparée des inscriptions au patrimoine mondial des villes
de Lyon et Québec ». Le matériel empirique sur lequel nous nous appuyons se compose d’environ
vingt entretiens réalisés entre janvier et mars 2003 auprès d’acteurs étatiques, de représentants
des organismes internationaux concernés et d’acteurs locaux. Nous nous sommes également
attachée à lire et analyser les documents officiels des institutions internationales, nationales et
locales, les articles de journaux et les revues de presses. Cette recherche a bénéficié d’une aide
financière de Centre Jacques Cartier.
7. Sources : Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial, Comité
intergouvernemental pour la protection du patrimoine mondial, Unesco, Centre du patrimoine
mondial, février 1995.
8. Le seul interlocuteur responsable d’un bien ou d’un site proposé à l’inscription et reconnu par
l’Unesco est l’État partie.
9. Sources : Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial. Comité
intergouvernemental pour la protection du patrimoine mondial, Unesco, Centre du patrimoine
mondial, février 1995.
10. Formulaire d’inscription remis par l’Unesco aux représentants des États-parties intéressés.
11. Cf. L’étude des textes internationaux réalisée par I. F AURE (1995), La conservation et la
restauration du patrimoine bâti au Québec. Étude des fondements culturels et idéologiques à travers
l’exemple du Projet de Place Royale, Doctorat d’urbanisme et d’aménagement, Paris VIII. Les deux
comités que comprend Icomos Canada (comité francophone et comité anglophone) ont
également établi des chartes en référence aux textes internationaux (cf. la Charte de
Deschambault adoptée en 1982 par le comité francophone de Icomos Canada).
12. Fondé en 1965, il a pour mission de promouvoir la doctrine et les techniques de la
conservation. L’Icomos fournit au Comité du patrimoine mondial (Unesco) les évaluations des
sites culturels proposés pour inscription sur la liste du patrimoine mondial. (Source :
www.icomos.org).
13. L’inscription sur la liste du patrimoine mondial ne s’accompagne ni de financements ni de
subventions systématiques. (Source : www.icomos.org).
14. « Pour le maire de Québec, Monsieur Jean Pelletier, il s’agit d’un geste de reconnaissance qui
vient appuyer les efforts de conservation, de restauration et de mise en valeur qui ont été
consacrés au centre ville historique de Québec depuis de nombreuses années » (Communiqué de
303

la ville de Québec, le 3 décembre 1985). C’est également un élément que nous ont mentionné
plusieurs des interviewés.
15. Loi des Monuments historiques (1922) : loi relative à la conservation des monuments et des
objets d’art ayant un intérêt historique. Il s’agit de protéger par l’attribution d’un statut
juridique des monuments ou des objets dont la valeur historique ou artistique est d’intérêt
national ; Loi sur les lieux et monuments historiques (1953) ; Loi décrétant l’Arrondissement
historique de la ville de Québec (1964) ; Loi sur les biens culturels (1972) ; Loi sur les sociétés de
développement des industries culturelles (1980).
16. On se reportera notamment aux travaux de Luc Noppen et d’Isabelle Faure sur la Place
Royale, théâtre de grandes transformations et d’Alain Roy et Jean-Marie Lebel pour une histoire
de l’aménagement de cette partie de la ville.
17. La plupart des habitations sont réhabilitées et transformées en centres d’accueil pour
touristes ou en commerces. Le gouvernement provincial rachète la plupart des bâtisses de
l’arrondissement, en particulier autour de la Place Royale (Noppen, 1998 :132).
18. Entretien du 26.03.2003 auprès d’un ancien membre (architecte) de la Division du Vieux
Québec.
19. Elle est créée au sein du service d’urbanisme de la municipalité québécoise et comprend deux
architectes, dont l’un est architecte spécialiste en restauration, et un historien. Elle bénéficie de
financements conjoints de la ville et du ministère des Affaires Culturelles, ainsi que des
compétences professionnelles de ce dernier.
20. L’entente ainsi établie comporte trois volets : l’acquisition et la diffusion des connaissances à
travers des expositions, des documents et des publications ; la restauration des propriétés
publiques et, enfin, la restauration des propriétés privées. (Sources : circulaire entérinant
l’Entente Ministère des Affaires Culturelles, Ville de Québec, 1979).
21. Entretien du 10.02.03 auprès de l’un des membres de la Division du Vieux Québec.
22. Entretien du 10.02.03 auprès de l’un des membres de la Division du Vieux Québec.
23. Les conseils prodigués dans ce guide s’accompagnent d’aides financières proposées aux
propriétaires qui choisiront de recourir à des méthodes, des techniques et des matériaux
traditionnels afin de compenser les coûts nettement plus élevés.
24. Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, Unesco, novembre
1972 ; Charte internationale pour la sauvegarde des villes historiques, adoptée à Washington, Icomos,
1987 ; Orientation devant guider la mise en œuvre de la convention du patrimoine mondial, Unesco,
Comité intergouvernemental pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel,
Centre du patrimoine mondial, mars 1999 ; Convention concernant la protection mondiale, Format pour
la soumission de rapports périodiques sur l’application de la Convention du patrimoine mondial, Unesco
1999.
25. Entretiens menés auprès de personnes travaillant ou ayant travaillé au service d’urbanisme
de la Ville de Québec ou du ministère de la Culture et des Communications les 10.02.03, 13.02.03,
21.02.03 et 19.02.03.
26. Entretien du 13.02.03 auprès de l’un des architectes du Service Architecture, design et
patrimoine de la Ville de Québec.
27. Cf. J.-C. Chamboredon et A. Mejean qui, parlant de la transformation, en Provence au début
du XXe siècle, de petites bourgades en centres touristiques concluent : « déclassées par suite de la
concentration urbaine, de la crise agricole, de la centralisation des réseaux commerciaux, de la
concentration ou de la restructuration industrielle, elles se trouvent disponibles pour une
spécialisation touristique. Processus objectifs de transformation des fonctions et processus
symbolique de transformation de l’image sont associés. » C HAMBOREDON J.-C. et M EJEAN A., 1985,
« Style de voyage, modes de perception du paysage, stéréotypes régionaux dans les récits de
voyage et les guides touristiques : l’exemple de la Provence méditerranéenne (fin XIIIe – début XXe
). Essai de sociologie de la perception touristique », Territoires, n° 2, ENS, 105 p, p. 39.
304

28. Il s’agit de l’organisation du Canada rattachée à l’Icomos international.


29. Quatre architectes, deux historiens et un archéologue sont réunis pour préparer la
candidature, la plupart sont également membre de Icomos Canada. Ont ainsi participé à
l’élaboration de ces dossiers pour la Ville de Québec, le service de l’urbanisme représenté par le
directeur du service, le chef de la division du Vieux Québec, un historien d’art ; pour Parcs
Canada (Organisme fédéral, dépendant du ministère de l’Environnement, en charge du
patrimoine au Canada), le directeur-adjoint, le chef de la section histoire-archéologie, un
historien et le coordonnateur des projets spéciaux ; pour la Direction de l’aide à la mise en valeur
du ministère des Affaires Culturelles, un archéologue et pour la Fondation Canadienne pour la
protection du patrimoine, un architecte.
30. Les entretiens menés à Québec mettent en évidence que la population, de même que la
plupart des institutions autres que celles citées ci-dessus, ne sont pas informées des préparatifs.
31. Entretien du 13.02.03 auprès de l’un des architectes du Service Architecture, design et
patrimoine de la Ville de Québec.
32. Les tâches assignées à la Division du Vieux Québec demeurent du ressort des mêmes
professionnels et les règles et les références architecturales qui président à l’élaboration des
activités pour le secteur du Vieux Québec restent inchangées (entretien du 13.02.03. auprès de
l’un des architectes du Service Architecture, design et patrimoine de la Ville de Québec).
33. Entretien du 13.02.03 auprès de l’un des architectes du Service Architecture, design et
patrimoine de la Ville de Québec.
34. Entente MAC-Ville établie entre le ministère des Affaires Culturelles et la Ville de Québec au
cours de l’année 1979.
35. Conformément à la législation, la Commission des biens culturels (organisme dépendant du
ministère de la Culture et des communications) et la Commission d’urbanisme et de conservation
(qui dépend de la municipalité) assurent le bon respect des règles ainsi édictées.
36. Entretien du 10.02.03 auprès de l’un des membres de la Division du Vieux Québec.
37. Le Comité des citoyens des Vieux Québec (CCVQ), créé au milieu des années 1970 est
particulièrement actif auprès des instances municipales. Ils ont notamment réalisé deux études
sur le tissu social du Vieux Québec (en 1990 et en 2000). Cf. M. G ERONIMI, « Sentiment patrimonial et
préservation d’une ville du patrimoine mondial : les résidents du Vieux-Québec entre patrimoine et
tourisme... », Communication Université européenne d’été 2003, Saumur, 13-16 octobre 2003.
38. Source : Dossier de candidature de l’Arrondissement historique de Québec auprès du Centre du
patrimoine mondial Unesco, p. 2.
39. Entretien du 13.03.03. auprès de l’un des architectes du Service Architecture, design et
patrimoine de la Ville de Québec.
40. G AXIE D. (dir.), Luttes d’institutions, enjeux et contradictions de l’administration territoriale, Paris,
L’Harmattan, Logiques juridiques, 1997, 2 % p.
41. Par exemple, pour l’Office de tourisme et des Congrès de la Communauté urbaine de Québec,
le Vieux-Québec et la reconnaissance internationale constituent « un produit d’appel » (cf. OVC-
CUQ, Plan développement – marketing de la région touristique de Québec 1998-2002 (mise à jour 1999),
Québec, p. 15).
42. Expression utilisée par le député et ministre Gil Rémillard au début des années 1980 et reprise
par de nombreuses autorités québécoises depuis.
43. Entretien du 22.02.03 auprès d’un membre du Comité de citoyens du Vieux Québec.
44. Les agents de la municipalité québécoise notent ainsi que : « La fin des années 1980 et la
décennie 1990 ont vu évoluer les types de commerces présents dans le site Unesco. Les
quincailleries et autres commerces de proximité ont fait place aux boutiques de souvenirs et aux
grandes enseignes internationales afin de satisfaire les touristes ». Entretiens du 26.03.2003 et du
10.02.2003.
305

45. Organisme créé par le gouvernement du Québec pour mettre en valeur la Capitale Nationale.
RACINE N. (2003) « L’insertion internationale soumise à la cohésion régionale : le cas de la Ville de
Québec », Cahiers de géographie du Québec, numéro thématique « Développement régional et cohésion
sociale – 47 (131) : 293-309.
46. Les nombreux articles dans le quotidien local Le Soleil en témoignent.
47. Entretien du 21.02.03. auprès d’un architecte membre de la Division du Vieux Québec.
48. Idem.
49. Les revendications citoyennes n’ont pas atteint les mêmes proportions que celles concernant
les projets du Vieux Québec de la décennie 1970.
50. Entretien du 26.03.2003 auprès d’un architecte de la Ville de Québec : « L’objectif prioritaire
de la réhabilitation du quartier Saint Roch était de le rendre salubre et agréable à vivre. »
51. Nos premiers travaux de terrain indiquent que certaines catégories socioprofessionnelles
sont plus enclines à se mobiliser : les cadres et les professionnels de l’architecture, de l’histoire
ou de l’histoire de l’art, en particulier à travers la fondation privée : Conseil des Monuments et
Sites du Québec.

AUTEUR
SARAH RUSSEIL
Doctorante en Science Politique à l’Université Lumière Lyon 2
306

Habiter le patrimoine ou comment gérer


les contradictions de la
patrimonialisation de l’espace à l’échelle
locale
Exemples insulaires de l’atlantique français

Céline Barthon

1 Habiter le patrimoine ne se résume plus aujourd’hui à la seule problématique de


réhabilitation/restauration des monuments historiques ou des centres anciens. En effet,
si classer, inscrire un monument ou un secteur à l’Inventaire ne sont pas des actes
neutres, mettre en réserve des espaces naturels et les intégrer dans des périmètres de
conservation de la biodiversité indique également une reconnaissance patrimoniale qui
transforme ces lieux et ces espaces en « biens communs de l’humanité » qu’il convient de
protéger, de mettre hors de la portée du temps, afin de les transmettre aux générations
futures.
2 C’est ainsi qu’en fonction des représentations de la société auxquelles il se réfère, le
champ du patrimoine évolue dans son appréhension culturelle (du monument historique,
aux paysages, à l’environnement) et spatiale (du site ponctuel au périmètre pouvant
s’étendre sur plusieurs kilomètres). De la sorte, on assiste à une véritable
patrimonialisation de l’espace qui se traduit concrètement par l’extension et la
multiplication des périmètres de protection, et par l’imposition de nouveaux territoires
réglementaires dont les impacts directs et indirects en termes d’usages ne sont pas
neutres.
3 C’est ce processus que nous proposons d’analyser en s’interrogeant :
• sur ces nouvelles formes de territoires, construites à partir d’un ou plusieurs éléments
patrimoniaux et dont les premiers critères de délimitation se réfèrent aux périmètres et
emprises réglementaires de protection,
307

• sur les effets induits de ce premier niveau de marquage par et pour le patrimoine, qui
conduit à requalifier et à réinterpréter l’espace en y réglementant les usages, quitte à en
exclure certaines activités et par conséquent certains groupes et fonctions sociales,
• sur les réponses apportées par les différents acteurs locaux pour dépasser ces contradictions
et intégrer ces « biais » dans leurs politiques d’aménagement et de développement local.
Habiter le patrimoine devient alors un véritable enjeu de société lorsqu’il s’agit de concilier
protections réglementaires – généralement mal vécues -, transmission d’un héritage –
parfois ré-interprété – et usages contemporains – souvent décalés.
4 Ces trois thèmes seront abordés à partir d’exemples insulaires atlantiques français 1 où, à
une forte reconnaissance patrimoniale se conjuguent une pression foncière initiale, une
attraction touristique indéniable et des recompositions sociospatiales en cours. S’il paraît
difficile de dissocier ces dynamiques dans la compréhension des effets de la
patrimonialisation de leurs espaces, il semble que cette nouvelle forme de
territorialisation à la fois juridique, sociale et culturelle accroît les pressions et les
conflits. Elle met cependant les collectivités au « défi » de trouver un nouveau sens à leurs
territoires tout en recherchant des solutions aux phénomènes d’exclusion induits. C’est
dans cette optique que seront développées dans la dernière partie de cet article les
thématiques de l’habitat et du maintien des activités primaires, particulièrement
sensibles dans les îles.

LA PATRIMONIALISATION DES ÎLES ATLANTIQUES :


CONTEXTE ET ENJEUX
5 Il ne s’agit pas dans cette première partie de retracer l’histoire des îles du Ponant 2, mais
de replacer leur mise en patrimoine dans le contexte des années 1970 où celle-ci prend
forme et surtout s’accélère, afin de mieux comprendre les logiques qui sous tendent ce
processus.
6 À cette période, les îles sont pour la majorité d’entre elles concernées par une longue
phase de déclin démographique débutée, selon les cas, entre la fin du XIXe et le début du
XXe siècle. En une génération, l’ensemble des seize îles étudiées aurait perdu plus de la
moitié de sa population. Seules les îles vendéo-charentaises aux surfaces les plus grandes
commencent à sortir de cette dynamique démographique négative et connaissent une
augmentation de leurs effectifs, sans masquer cependant le vieillissement général de la
population insulaire du Ponant. Parallèlement à ce déclin, c’est bien sûr toute
l’organisation spatiale et les structures sociales à l’origine des héritages insulaires qui
s’effritent. Qu’elles soient qualifiées d’îles à marin ou d’îles agricoles, toutes sont
concernées par une déprise plus ou moins rapide de leur territoire. La mise en valeur
optimale des terroirs liée à l’isolement et aux fortes densités originelles de population
devient inutile et si les paysages se maintiennent, leurs fonctions sociale et économique
au sein de l’écoumène insulaire se réduisent. Pour les autorités françaises de l’époque, les
îles font alors partie des espaces périphériques qu’il convient certes de moderniser -
notamment en terme de liaisons maritimes ou routières, internes et externes3 – mais
surtout de préserver en raison de leurs particularités héritées.
7 Cette dernière représentation n’est d’ailleurs pas étrangère à la dynamique touristique et
résidentielle qui s’étend à la quasi-totalité des îles au lendemain de la seconde guerre
mondiale. Aux premiers visiteurs, scientifiques, peintres, écrivains, hommes d’affaires
308

venus dans les îles dès le XIXe siècle se succèdent des populations aux origines sociales
diverses, avides elles aussi de découvrir « l’île déserte » ou en tout cas « l’île sauvage »,
peu ou pas encore touchée par le progrès. Aussi succinct que puisse paraître ce constat,
c’est bel et bien cet imaginaire relatif aux îles qui est à l’origine de leur mise en
tourisme... et de leur mise en patrimoine. À ce titre, A. Corbin rappelle dans un chapitre
consacré à « l’homme et la préservation du paysage » le rôle décisif du Touring Club de
France dans la préparation de la loi de 1906 sur la protection des sites et des monuments
naturels de caractère artistique et l’on ne sera pas étonné d’apprendre que l’extension de
cette loi aux sites pittoresques trouvera sa première application à l’île de Bréhat (Corbin,
2001).
8 Ainsi, parallèlement à cette nouvelle ouverture sur l’extérieur qui provoque des
transformations dont les effets se manifestent à tous les niveaux de leur organisation
interne, les îles vont devenir des territoires « sous haute protection », afin de préserver
leurs caractéristiques héritées des risques liés conjointement à la déprise démographique
et à la croissance du tourisme. Par conséquent, les enjeux de la patrimonialisation sont
multiples puisqu’il s’agit autant de protéger les édifices et les paysages remarquables en
tant que marqueur d’identité, que de conserver les écosystèmes insulaires garants de leur
biodiversité, sans pour autant les figer, ce qui à terme porterait atteinte à leur
développement. À ce niveau de l’analyse, il apparaît donc clairement que l’objet
patrimonial en tant qu’outil de protection, devient une stratégie qui relève d’une certaine
représentation de l’espace, représentation qui induit directement et indirectement le
développement futur de ces territoires. Sachant que l’invention et le développement du
tourisme dans les îles s’effectuent en pleine période de déclin, c’est sur cet imaginaire de
déprise, d’isolement, de monde à part et « pittoresque » pour reprendre un des critères de
la loi sur la protection des sites et des monuments naturels, que la mise en patrimoine va
prendre forme dès le début du XXe siècle.

L’AMPLEUR DU PROCESSUS ET SES EFFETS INDUITS


9 L’inventaire des patrimoines insulaires4, de leurs degrés de protection ainsi que des
diverses associations ou configurations patrimoniales présentes en fonction des îles
permet de mesurer l’ampleur du processus à l’œuvre. Nous avons ainsi différencié le
patrimoine bâti historique (édifices classés, inscrits partiellement ou totalement à
l’Inventaire des Monuments Historiques) du patrimoine naturel et culturel, identifié à
partir de la présence :
• de sites classés ou inscrits à l’Inventaire -qu’ils soient naturels ou construits,
• de zones naturelles d’intérêts écologique floristique et faunistique (ZNIEFF) impliquant une
reconnaissance de la richesse écologique d’un espace naturel,
• de protections foncières, principalement celles du Conservatoire du Littoral et des Espaces
Lacustres (CELRL) et des départements au titre des espaces naturels sensibles,
• de réserves naturelles et de biosphères,
• de Zones Importantes pour la Conservation des Oiseaux (ZICO),
• d’un Parc naturel régional.
10 Concernant le patrimoine bâti historique, près de 1460 notices issues des inventaires
topographiques réalisés dans les îles dès la fin des années 1970 ont été recensées, dont
près des trois-quarts localisés sur Ré et Oléron. Pourtant, comme le souligne Yves-Jean
Rioux – Conservateur de l’Inventaire général du Poitou-Charentes – au sujet de Ré,
309

l’architecture de cette île ne se différencie pas fondamentalement de celle de la partie


continentale de l’Aunis, même si on y distingue quelques traits originaux liés à
l’insularité. Elle ne comporte que très peu d’édifices majeurs de grand intérêt en raison
des guerres de religions ; l’architecture privée y est d’une étonnante pauvreté en raison
de l’absentéisme des seigneurs. Seule l’architecture militaire constitue un élément digne
d’intérêt selon ce dernier,
« non pas qu’elle soit d’une originalité exceptionnelle mais parce que la quantité et
la taille des ouvrages conservés liés à la position stratégique de l’île offre un
panorama très complet de cet art, du XVIIe au XXe siècle » (ministère de la Culture et
de la Communication, 1979).
11 Ce constat pourrait être renouvelé pour la totalité des îles, d’où le faible taux
d’inscription ou de classement des édifices notifiés aux Monuments Historiques (10 %).
12 Parmi ceux-ci on retrouve par ordre d’importance, le patrimoine militaire (1/3) situé
essentiellement sur les îles charentaises (Aix, Ré et Oléron) et sur Belle-Île, le patrimoine
religieux (1/5) présent dans l’ensemble des îles étudiées et le patrimoine mégalithique
(1/5) principalement situé dans les îles bretonnes (Yeu compris). La répartition de ce
patrimoine historique insulaire semble privilégier les plus grandes d’entre elles
(superficie supérieure à 8 000 ha), principalement Belle-île et les îles charentaises en
raison de leur position stratégique pour la défense des côtes, mais également pour leurs
productions agricole et salicole qui alimentent jusqu’au XVIIIe siècle un commerce
florissant (cf. graphique n° 1). À noter cependant que le critère de la taille n’est pas
déterminant dans la densité de patrimoine répertorié : l’île d’Aix qui représente moins
d’un centième de la surface d’Oléron, renferme quasiment autant d’édifices classés ou
inscrits sur son territoire.
13 La reconnaissance patrimoniale des richesses naturelle et culturelle des îles est beaucoup
plus marquée. Selon Brigand (2002), l’intérêt des îles sur le plan environnemental et
paysager en fait aujourd’hui des « hauts lieux » du patrimoine naturel. Effectivement, sur
les seize îles étudiées,
• la totalité possède des sites inscrits et classés au titre de la loi de 1930 relative à la protection
des monuments naturels et des sites. Si les franges littorales et les estrans insulaires des
façades sauvages ont très tôt fait l’objet de classements, l’intérieur rural des îles beaucoup
moins prisé reste souvent indemne de protection5. En effet, outre les îles de Bréhat, Molène,
Sein, Hoëdic, Houat et d’Aix, où les faibles superficies et l’étroitesse du territoire impliquent
le classement de la quasi totalité de l’espace non urbanisé, seule l’île de Ré s’individualise
avec plus des trois quarts de son territoire classé,
• quatorze présentent sur leurs territoires des ZNIEFF dont la délimitation est fondée sur la
définition d’espaces naturels exceptionnels ou représentatifs des milieux insulaires,
• douze sont concernées par la politique de préemption et d’acquisition d’espaces naturels du
CELRL et des départements,
• sept renferment des ZICO et se retrouvent ainsi directement concernées par les directives
Oiseau et plus largement Habitat qui composent le réseau européen Natura 2000.
310

Graphique 1 : Catégories de patrimoines protégés en fonction des îles

14 Enfin, quatre présentent des réserves naturelles plus ou moins étendues sur leur
territoire et deux (Ouessant, Molène) sont intégrées à la réserve de biosphère de mer
d’Iroise, elle-même insérée dans le projet de parc national marin dont la limite maritime
sud s’étend jusqu’à l’île de Sein.
15 Les résultats de cette analyse révèlent ainsi l’ampleur de la reconnaissance et la diversité
des patrimoines insulaires, si bien qu’aujourd’hui, la problématique d’habiter le
patrimoine dans les îles tend à se confondre avec celle beaucoup plus large, d’habiter et
de vivre l’île. En effet, toutes ces mesures de protection impliquent des réglementations
qui, lorsqu’elles se juxtaposent ou se superposent dans l’espace, ne sont pas sans effets
induits sur les usages, les activités et plus globalement sur la vie quotidienne et sur
l’avenir les îles. Ainsi, les effets de la patrimonialisation ne sont pas neutres et comme le
souligne M. Gravari-Barbas dans l’introduction de l’ouvrage « si le patrimoine est à la fois
un cadre et une structure sociale, l’importance du premier ne doit pas masquer la fragilité
du second. »
16 La mise en patrimoine des îles agit tout d’abord comme un révélateur, voire même
comme un accélérateur des dynamiques déjà repérées. En réglementant les usages et par
conséquent les possibilités de mise en valeur, elle accroît les pressions foncières et
urbaines sur des espaces déjà confrontés à ce problème en raison de leur insularité. Si les
îles les plus septentrionales semblent moins concernées, celles du Morbihan et surtout
celles de Vendée et de Charente-Maritime sont de plus en plus contraintes dans leur
développement par l’impossibilité d’étendre leurs zones constructibles. Le décalage entre
l’offre en terrain (réduite) et la demande (forte en raison du marché des résidences
secondaires) conduit à produire un effet de rareté qui ne fait que surenchérir les prix du
foncier et du bâti déjà très élevés. Cet effet de rareté alimente par ailleurs la dynamique
de mise en patrimoine puisque comme le souligne Kancel (1990) :
« Ce qu’il s’agit désormais de protéger, ce n’est plus seulement l’émotion pure,
esthétique ou culturelle, c’est également ce qui a pris de la valeur de rareté à savoir
la virginité, le silence, la respiration des espaces et des paysages. »
311

17 II n’est donc pas étonnant d’observer dans les îles le même processus d’éviction des
catégories de populations les moins favorisées au même titre que dans les centres urbains
réhabilités, ce processus allant même jusqu’à toucher les ménages ne disposant pas de
biens foncier ou immobilier et n’arrivant pas à trouver de locations à l’année. Pendant
longtemps absents dans les îles, des programmes de logement sociaux sont actuellement
menés dans les plus grandes d’entre elles afin de remédier à cette situation qui, poussée à
l’extrême, pourrait les transformer en espaces de villégiature pour catégories aisées. Sans
aller jusque-là, il apparaît clairement aujourd’hui, que le manque de logement à l’année
peut devenir un frein au développement insulaire, qu’il soit démographique ou
économique.
18 Par ailleurs, nous pouvons affirmer qu’il existe une relation étroite entre la
patrimonialisation des îles et leur fermeture de l’intérieur. En effet, l’isolement à l’origine
de leurs particularités étant de plus en plus relatif, la mise en patrimoine des îles agit
comme un relais en favorisant le maintien de leurs caractéristiques héritées. La
préservation des marqueurs paysagers assure en quelque sorte la conservation d’une
certaine image de l’insularité chère aux anciens mais surtout aux touristes et aux néo-
insulaires, attirés par cet environnement préservé. La patrimonialisation témoigne donc
de nouvelles formes d’appropriation de l’espace qui induisent inéluctablement les
orientations de développement et l’avenir des îles.

QUELLES RÉPONSES APPORTER À L’ÉCHELLE


LOCALE À CETTE TERRITORIAUSATION PAR LE
PATRIMOINE ? L’EXEMPLE DE L’ÎLE DE RÉ
19 D’ores et déjà, précisions que toutes les îles ne sont pas concernées avec la même
intensité par ce phénomène. Alors que l’île de Batz ne présente qu’un faible niveau de
protection foncière que l’on peut associer au maintien d’une agriculture maraîchère
spécialisée, les îles de mer d’Iroise s’intègrent dans des dispositifs beaucoup plus vastes
dont l’application spatiale dépasse largement leurs limites territoriales. Nous pensons
bien sûr au futur Parc National marin qui inclut ces îles en zone centrale dans un
périmètre d’intérêt majeur. Quant aux îles reliées au continent, force est de constater que
leur mise en patrimoine – antérieure ou postérieure – à la construction des ponts, est – ou
a été – un moyen de régulation des pressions provoquées par ces équipements.
20 Pourtant, si la patrimonialisation des îles permet de protéger leur territoire, elle
n’apporte pas vraiment de réponses concrètes aux problèmes de gestion posés au
quotidien. La diversité des réglementations et leur caractère contraignant conduisent à la
résolution de véritable casse-tête pour les élus insulaires lorsqu’il s’agit de gérer leur
commune et d’en définir l’avenir à moyen terme. À ce titre, l’exemple de l’île de Ré est
particulièrement évocateur des tensions en présence. Considérée comme « un laboratoire
exemplaire de l’administration française en matière d’aménagement » selon la DIREN
(1995), Ré figure effectivement parmi les îles les plus réglementées et se retrouve
aujourd’hui totalement quadrillée par la quasi-totalité des protections réglementaires
existantes. La marge de manœuvre des élus de cette île est donc étroite, et si le nouveau
Schéma Directeur rendu exécutoire en 2000 mentionne en introduction qu’il n’y a pas
d’espaces mieux protégés que ceux qui sont utilisés c’est-à-dire entretenus, encore faut-il
312

définir les usages et les fonctions à privilégier pour ces espaces, tout en réunissant les
conditions nécessaires à la protection active des milieux.
21 C’est dans cet objectif que deux opérations prioritaires ont été mises en place avec, au
nord de l’île, la reconquête des marais salants dans les zones humides du Fiers d’Ars et de
la fosse de Loix lancée dès 1995, et plus récemment, au sud de l’île, la remise en culture
des zones sableuses en friche, avec irrigation.
22 Le programme de réhabilitation des marais salants piloté par la Communauté de
Communes s’inscrit résolument dans une démarche de gestion environnementale
puisqu’il est destiné comme le souligne la Chambre d’Agriculture chargée du dossier
« à encourager les activités économiques capables de préserver la biodivérsité des
marais par un mode d’exploitation entièrement compatible avec les exigences de
protection de la zone particulièrement riche et sensible » (Chambre d’Agriculture
de Charente Maritime, 1995).
23 Quant à la reconquête des friches par l’agriculture, elle se fonde sur la nécessaire
préservation des perspectives paysagères traditionnelles de l’île, en relation avec le
classement du site. Bien sûr, ces projets furent accueillis avec enthousiasme, ponctué de
certaines réserves en raison des difficultés d’acquisition, de reprise ou de location des
terrains soumis à de nombreuses contraintes environnementales, auxquels il faut ajouter
des problèmes de transmission de patrimoines6 et de savoir-faire. Par ailleurs, les craintes
pour les repreneurs de devenir des « jardiniers du paysage » se sont fait sentir (Réault-
Mille, 2003). Aussi ces programmes ont-ils dû mettre en œuvre toute une démarche
d’information, de formation, d’accueil et d’aides structurelles aux exploitants.
24 Parallèlement, la question du logement fut aussi posée au regard de la difficulté de
trouver un hébergement à l’année dans une île où le parc locatif est très inférieur aux
besoins et où le prix du foncier s’emballe. Toutes les communes se sont alors lancées dans
des programmes de logements sociaux, se retrouvant de la sorte elles aussi confrontées
aux contraintes des prix du marché en raison de l’absence de constitution de réserves
foncières (Boucard, 2002). Aujourd’hui, l’offre en logement reste insuffisante et tous
s’accordent à dire que la dynamique de reprise des marais et des terres sera à terme
limitée par ce facteur.
25 Le problème de la construction de nouveaux bâtiments agricoles permettant de stocker le
matériel encombrant ne trouvant plus sa place dans l’habitat traditionnel fut également
crucial, avec les enjeux suivants :
• où construire ces structures imposantes dans une île sans relief et où la quasi-totalité de
l’espace non urbanisé est classée au titre des sites, perspectives et paysages ?
• comment assurer leur financement ? Et à ce sujet, il est apparu très vite que les agriculteurs
ou leurs groupements ne pourraient financer eux-mêmes ces bâtiments devant respecter les
caractéristiques architecturales de l’île,
• comment donc faire comprendre aux exploitants que si la collectivité s’engage dans le
financement de ces équipements, ils ne pourront qu’en être locataire et en aucun cas
propriétaire, ce qui dans l’île est en totale contradiction avec les usages.
26 Cet exemple, banal sur un autre espace, met en évidence toutes les difficultés de gestion
d’un territoire patrimonialisé, où la dimension esthétique prend l’ascendance sur la
dimension économique primaire, et où la transmission du patrimoine productif entre
générations n’est plus assurée. Il témoigne d’une interprétation du patrimoine fondée sur
une nouvelle représentation culturelle de l’espace insulaire privilégiant les valeurs
313

écologiques et paysagères, valeurs aujourd’hui hautement spéculatives puisqu’assimilées


à des ressources lorsqu’elles sont associées à la fonction touristique de l’île.

CONCLUSION
27 Finalement, si ces exemples paraissent limités au regard du développement de l’ensemble
insulaire du Ponant, ils tendent à démontrer que sans concertation et sans volonté locale
de dépasser les contradictions de la patrimonialisation, ce processus ne peut aboutir qu’à
la constitution d’île-musée ou d’île-conservatoire. Tout l’enjeu réside alors dans la
réappropriation locale du patrimoine généralement défini de manière verticale, sans
véritablement prendre en considération les représentations des populations insulaires et
les diverses significations que celles-ci lui affectent. Savoir articuler les mesures de
protection édictées à l’échelle nationale et européenne dans une double optique de
préservation et de valorisation locale, telle est la démarche actuellement poursuivie dans
la majorité des îles du Ponant. La gestion active des territoires mis en patrimoine ne peut
donc être effective sans moyens et surtout sans mesures sociales d’accompagnement. Si le
prélèvement d’une écotaxe pendant la saison estivale sur les passages maritimes et le
pont de l’île de Ré permet de financer une partie des dépenses relatives à la gestion des
espaces naturels insulaires, cette taxe ne peut venir qu’appuyer des politiques plus
globales touchant toutes les facettes de la vie quotidienne, que ce soit en terme d’habitat
et de maintien des activités et des populations locales.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
BARTHON C, 2000, Géographie, culture et patrimoine : essai sur l’identité insulaire à partir des exemples
des îles de Ré et d’Oléron, Thèse de Doctorat, IGARUN, Nantes, 383 p.

BOUCARD J., 2002, « La difficile gestion d’une île au quotidien », in B RIGAND L, Les îles du Ponant,
histoire et géographie des îles et archipels de la Manche et de l’Atlantique, Éditions Palantines, Quimper,
p. 150-151.

BRIGAND L., 2002, Les îles du Ponant, histoire et géographie des îles et archipels de la Manche et de
l’Atlantique, Éditions Palantines, Quimper, 479 p.

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Ré, étude commandée par la Communauté de communes de l’île de Ré, 104 p.

COMMUNAUTÉ DE COMMUNES DE L’ÎLE DE RÉ , 2000, île de Ré, Schéma Directeur 1999, 127 p + annexes.

CORBIN A., 2001, L’homme dans le paysage, édition Textuel, 190 p.

DIREN POITOU-CHARENTES, 1995, île de Ré, rapport à la Commission Départementale des Sites, Perspectives
et Paysages de la Charente-Maritime du 4 mai 1993, mis à jours en juin 1995,16 p.
314

ÉCOLE NATIONALE DU PATRIMOINE, 1994, Patrimoine culturel, patrimoine naturel, Paris, la


Documentation Française, 311 p.

GUILLEMET D., 2000, Les îles de l’Ouest, de Bréhat à Oléron, du Moyen Âge à la Révolution, Geste Edition,
Prahecq, 355 p.

GUILLEMET D., 1998, « Les représentations de l’espace à Belle-Île-en-Mer, de la côte-spectacle à


l’occultation des espaces ruraux et des représentations paysannes ( XVIIe-XXe siècles) », in LE
BOUEDEC G. et CHAPPE F. (dir), Représentations et images du littoral, Presses Universitaires de Rennes,
Rennes, p. 25-45.

MINISTÈRE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION (1979), Inventaire des monuments et richesses de


France : Inventaire topographique de l’île de Ré, Paris, 693 p.

PERON F, 1990, Essai de géographie humaine sur le milieu insulaire. L’exemple de Ouessant et des petites
îles de l’ouest français, Département de géographie, Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, 493
p.

RÉAULT-MILLE S., 2003, Les marais charentais, géohistoire des paysages du sel, Presses Universitaires de
Rennes, coll. « Espace et territoires », Rennes, 270 p.

NOTES
1. Sont privilégiées dans cet article les seize îles du Ponant qui témoignent d’une population
permanente puisqu’il s’agit de se pencher sur les changements sociaux liés à ce processus (du
nord au sud : îles de Bréhat, Batz, Molène, Ouessant, Sein, Groix, Hoëdic, Houat, Belle-île, île aux
Moines, île d’Arz, Noirmoutier, Yeu, Ré, Aix et Oléron). Certaines, plus touchées que d’autres
feront l’objet de développements particuliers.
2. Cf. Bibliographie : BRIGAND L. (2002), GUILLEMET D. (2000), PÉRON F. (1990).
3. À noter que dès 1968, Oléron est reliée au continent par un pont. En 1971, ce sera le tour de
Noirmoutier et en 1988, celui de l’île de Ré, 14 ans après la déclaration d’utilité publique de
l’ouvrage.
4. Sources : Ministère de la Culture et de la Communication, Direction de l’Architecture et du
Patrimoine, base de données « Mérimée » – Laboratoire Géosystème de Brest, base de données
insulaires – Directions Régionales à l’Environnement Poitou-Charentes, Pays de la Loire et
Bretagne – Conservatoire du Littoral et des Rivages Lacustres (1995), Atlas des espaces naturels
protégés.
5. On ne peut s’empêcher de faire le parallèle entre cette logique de classement et les
représentations de l’espace insulaire du XVIIe au XXe siècles, qui privilégient la côte-spectacle et
occultent les espaces ruraux et les représentations paysannes (Guillemets, 1998).
6. Patrimoine est ici employé au sens productif du terme.
315

AUTEUR
CÉLINE BARTHON
Maître de conférences, Université d’Angers, ESTHUA CARTA/UMR 6590 Espace Géographique et
Sociétés
316

3e partie. Habiter c'est aussi recevoir.


le rapport à l'altérité
317

Introduction
Philippe Violier

1 Dans une première lecture, cette proposition « Habiter c’est aussi recevoir » paraît
simple. Les habitants reçoivent. Elle fige les rôles dans une répartition stricte. D’un côté
les habitants immobiles dans une attente perpétuelle et rivé à un patrimoine immuable et
reconnu se parent des vertus de l’accueillant pour ouvrir leurs portes. De l’autre, les
populations mobiles, réputées dépourvues des vertus et qualités de l’habiter, sont invitées
à pénétrer en ces lieux sacralisés pour être reçues et pour recevoir une initiation à
l’identité locale, laquelle n’est guère moins immuable que son patrimoine. D’emblée la
proposition souligne l’échange à sens unique de l’habitant vers le nomade et la
confrontation de ce dernier à l’altérité par sa mobilité. De ce détour chez l’autre, le
visiteur revient transformé et différent à tel point que la société d’origine ne reconnaît
plus nécessairement les siens, ce qui est particulièrement vrai dans le cas des migrations,
mais qui ne doit pas être écarté dans le cas du tourisme. Cette induction pose de fait une
asymétrie entre celui qui est reçu, et qui recueille en contrepartie une initiation à l’autre,
et celui qui reçoit, acteur central de la rencontre.

DES ÉTRANGERS FRÉQUEMMENT À L’ORIGINE DU


PROCESSUS DE PATRIMONIALISATION
2 Mais cette thématique se révèle plus riche qu’il n’y paraît et soulève de nombreuses
questions. On peut discuter cette induction sur trois points pour l’enrichir et proposer
une lecture transversale des communications exposées lors de ce colloque. Tout d’abord,
l’expression « Habiter c’est aussi recevoir » donne à penser que les habitants sont les
seuls acteurs à l’origine du processus de patrimonialisation. La définition même du
patrimoine comme héritage reçu des pères le souligne assez. En fait, de nombreux
auteurs, dans ces communications et ailleurs, soulignent que les étrangers sont
fréquemment à l’origine du processus de patrimonialisation en s’emparant de lieux
délaissés.
318

3 Qu’importe finalement que telle ou telle catastrophe ou séisme ait pris part à l’abandon
du lieu, comme en Grèce, dans la communication proposée par V. Trova et A. Noussia, le
fait est qu’il est vide, ou pour le moins délaissé, lorsque les touristes ou les émigrés
arrivent. On connaît à travers le Monde de nombreux lieux dangereusement localisés sur
une faille active, ou situés dans le voisinage immédiat de volcans encore actifs, détruits ou
menacés sérieusement à de nombreuses reprises, et qui ont été inlassablement
reconstruits et densément occupés. L’événement sismique ou éruptif vient donc accélérer
une évolution vers le déclin mais ne la suscite pas. La catastrophe naturelle ne rend que
très partiellement compte de l’état d’abandon des sites. L’émigration ou le tourisme
s’approprient bien des lieux que les habitants considèrent comme secondaires. Ce qui fait
des habitants, si le patrimoine est ce dont on hérite, des ingrats qui ne reconnaissent pas
d’emblée leur héritage, et qui ont besoin d’une révélation qui se construit à travers
l’appropriation par l’autre. Une partie des objets est donc patrimonialisée par d’autres
que les habitants par les émigrants ou les touristes.

Vide ou plein

4 On peut certes discuter la notion de vide. Il y a au sein même des habitants des
populations marginalisées promises au vide, lequel est donc tout relatif. Mais lorsqu’une
société abandonne à ses laissés pour compte les recoins de son territoire, on peut à tout le
moins parler de marges spatiales ou d’espace délaissé. Anne-Claire Kurzac constate ainsi
que les médinas constituent un espace urbain marginalisé, et plutôt très plein et
surpeuplé, lorsque quelques étrangers s’engagent dans la réhabilitation de bâtiments
pour les transformer en riads. Mais avant le patrimoine, il n’y a pas que le néant. Le
regard de l’autre ne se limite pas à conférer de la valeur, il peut aussi travestir et
détourner, donner un autre sens à un objet. Du coup, la patrimonialisation suit deux
processus. Dans un cas, c’est un cheminement passant par l’abandon puis la reconquête
par les autres, en l’occurrence les touristes et les émigrés, dans les communications
présentées. Dans un autre cas, il n’y a pas abandon mais l’objet est consacré par les
habitants à un usage tandis que d’autres, qui sont des passants dans les communications
rassemblées sous cette thématique, lui attribuent une valeur différente. Par exemple
lorsque des habitants interviennent sur leurs habitations, ils ne les voient pas comme un
patrimoine mais comme un objet utilitaire qu’il importe de faire évoluer pour le rendre
plus habitable, ce qui peut contrarier les projets des experts et du gouvernement. Le
regard de l’étranger confère donc de la valeur à un objet délaissé. Cette appropriation par
des étrangers suscite, parfois, en retour une relecture par les habitants et une volonté de
réappropriation. L’habitant s’engage dans un processus de reconquête en raison du
double risque encouru. Il y a à l’évidence dépossession qui se traduit, par exemple, par
une inflation des prix qui élimine de fait une grande partie des habitants permanents, et
il y a production d’un discours dans lequel l’indigène ne se reconnaît pas nécessairement.
De là certains habitants s’érigent en défenseur du vrai et de l’authentique et édictent des
règles du bien se conduire. Cette attitude traduit la prise de conscience par les habitants
de la valeur patrimoniale de leur bien. L’appropriation peut n’être que symbolique, par le
regard, la photographie, la carte postale... Elle n’en produit pas moins des effets.
319

Les jeux d’acteurs

5 S’agissant des autres acteurs, les États, les organisations internationales, ONG ou
Institutions, les situations varient considérablement et les communications n’expriment
pas toujours les modalités précises de leurs interventions. Précèdent-ils les nomades pour
engager ou, au contraire, interviennent-ils a posteriori pour des motifs variables allant de
la mise en ordre à la capitalisation dans un projet de développement ? Dans le Shanxi, B.
Fayolle Lussac nous montre bien que si la patrimonialisation des objets architecturaux
nécessite le regard extérieur, en l’occurrence celui de l’Unesco, c’est que la conception
même est étrangère à la culture chinoise, pour laquelle l’essentiel c’est l’immatériel. Là
aussi, la prise de conscience s’appuie sur des stratégies économiques qui ne
s’embarrassent ni des habitants ni de la réalité architecturale. Les mêmes observations
sont faites par A.-M Frérot à propos des ksour de Mauritanie. La patrimonialisation
constitue une des variantes de la mondialisation. Mais cette apparente myopie des
habitants, ne frappe pas que l’habitant des sociétés non européennes. À la Chaise-Dieu,
également, situation abordée par S. Loudiyi, il a fallu l’intervention d’étrangers pour
réévaluer l’abbaye. De plus, la notion d’habitant apparaît là aussi brouillée. Ceux de la
ville d’à côté sont déjà des étrangers, sans compter que parmi ceux qui revendiquent le
titre d’habitant il doit bien y avoir quelques néo-ruraux. On rencontre donc différentes
constructions systémiques entre les acteurs, mais il semble néanmoins que les entreprises
et les pouvoirs amplifient plus souvent qu’ils n’initient une évolution. Tant et si bien que
la rencontre fondamentale se produit entre le passant et le sédentaire. Il arrive même que
l’habitant soit peu investi, au moins dans un premier temps. Voire même, on lui reproche
sa passivité. En tout cas, l’empressement des autorités à stimuler les habitants afin qu’ils
participent à la fête touristique, traduit bien en négatif l’impatience des maîtres de
cérémonie.

Si l’appropriation par les étrangers donne la valeur aux lieux, qui


habite les lieux et que signifie habiter ?

6 Ensuite, si la patrimonialisation passe par une appropriation des lieux par des étrangers
cela pose la question de qui habite les lieux et de ce que signifie habiter. Si l’évidence
désigne le sédentaire comme réponse, c’est aussi ce que suggère la formule « habiter c’est
recevoir » plusieurs communications nous invitent à la dépasser. D’une part, le
désintérêt, la réprobation ou le dédain tantôt exprimé par les autres rapprochent en effet
des catégories de personnes reçues, dont deux seulement sont abordées, et inégalement,
dans les communications : les touristes et les émigrants. Il y aurait d’ailleurs à
approfondir l’identité de touriste dont on affuble n’importe quel passant. On sait le
discrédit qui pèse sur cette appellation mal contrôlée : le touriste c’est l’autre, et qualifier
ainsi c’est discréditer par avance. La rivalité ancestrale entre les sédentaires et les
nomades joue là encore pour contester à ceux-ci le droit d’aller et de venir. Cette posture
disqualifie de fait l’occupant temporaire et élude la question fondamentale du regard de
l’autre qui transforme celui de l’habitant. Si cette sourde opposition fonctionne, n’est-ce
pas parce que le temps ne fait rien à l’affaire, ou au moins que la durée d’induration n’est
qu’un aspect du problème sur lequel on focalise l’attention, alors que d’autres choses se
passent. En quelque sorte, l’habitant reçoit doublement : il accueille des hôtes et en retire
un nouveau regard sur lui-même et sa culture qui de facto acquièrent une nouvelle
320

valeur. Toutes les communications présentées sous cette thématique soulignent que
l’intérêt pour le patrimoine a été initié par des acteurs exogènes et pour des mobiles qui
dépassent la stricte question de la conservation des objets patrimoniaux.
7 Les États, les organisations internationales comme l’Unesco, la Banque Mondiale ou les
ONG, les touristes... se penchent sur les destinées des habitants pour leur suggérer
d’interrompre l’usure du temps, la désaffection et le déclin du patrimoine. Dès lors, on
peut poser qu’habiter les lieux ne se limite à la sédentarité mais inclut toutes les formes
de relations que les acteurs tissent entre eux-mêmes et des lieux, et par lesquelles ils
pèsent sur le devenir de ces lieux. Pour la clarté de nos propos, il conviendrait donc de ne
pas opposer l’habitant et le visiteur de manière si tranchée que l’on retire toute légitimité
au second, et surtout tout effet réel sur les lieux. La légitimité de l’habitant est sur ce
point discutable. Après tout, pour paraphraser Renan, avant le sédentaire il y avait
l’orang-outan. D’ailleurs la communication d’Anne-Marie Frérot le souligne indirectement :
puisque les populations nomades ne se comportent pas différemment vis-à-vis de leurs
lieux ancestraux que les sédentaires, ils les abandonnent dès lors qu’ils n’ont plus rien à y
faire, ne peut-on en déduire que la sédentarité est toujours provisoire, ce qui la relativise
grandement. Le recours à la distinction entre habitant permanent et habitant temporaire
permet de séparer, car les faits induisent une différence dans les rapports au lieu, et
d’unir à la fois : les deux agissent sur les lieux.
8 Enfin, entre les habitants permanents, les habitants temporaires et les innombrables
acteurs qui tentent de développer, de réguler, d’encadrer ou de contrôler la rencontre,
depuis les États, les entreprises et jusqu’aux associations et institutions internationales,
les objets, de toutes les convoitises, ne sont pas mis sur le même plan par les auteurs des
communications. Si « Habiter c’est aussi recevoir » visiblement cela ne se décline pas de la
même manière suivant les objets en question : on n’habite pas n’importe où. La
proposition peut être déclinée de plusieurs manières. Première déclinaison possible : être
à côté ou dedans. Dans un premier temps, une partie des habitants temporaires du moins,
et les touristes sont singulièrement coutumiers du fait, s’installent à côté de l’objet de
leur désir. La position en marge, comme notamment l’installation dans un hôtel
standardisé, souligne que la distance culturelle nécessite un appareil de domestication de
l’altérité. La recherche de la différence est à la fois le ressort et le frein du tourisme.
9 On relève l’absence d’intégration, le caractère disgracieux ou standardisé, voire tout cela
ensemble. Sans doute toutes ces critiques sont fondées, mais partiellement seulement,
car, au-delà des adaptations possibles, dans une confrontation difficile à l’altérité, ces
objets constituent des médiations indispensables à la plupart des touristes. Mais ailleurs,
une autre partie se joue dans laquelle les pratiques touristiques recherchent au contraire
la proximité avec l’habitant permanent. Cependant il ne s’agit pas pour autant de
promiscuité.

L’INTRUSION PREND FORMES... ET DÉFORME ?


10 L’habitant temporaire prend ses aises, exige piscine et air conditionné, là où la fraîcheur
ne reposait que sur le jardin intérieur et le nomadisme du dispositif d’habitat quotidien.
La fonctionnalité des pièces variant suivant les saisons. Évidemment on ne peut rien
refuser à l’hôte lorsque la rencontre ne repose pas que sur la sociabilité, et lorsqu’on en
attend un bénéfice. L’intrusion dérange aussi l’habitant qui ne désire pas tant que cela
cette proximité. Ce qui montre encore que le tourisme ne convient jamais, critiqué
321

lorsqu’il s’installe en marge, contesté lorsqu’il s’immisce : il ne tient pas sa place (mais
quelle place ? La question n’est pas simple comme nous l’avons vu ci-dessus). Du coup, on
édicte des règles, et l’objet autrefois délaissé est sanctuarisé par la magie du processus de
patrimonialisation au nom d’une volonté de protéger les habitants ou l’intégrité de
l’objet. Mais qu’en pensent les habitants ? Qu’est-ce que l’intégrité ? Lorsque les habitants
temporaires « respectent », selon le mot consacré, les techniques et les matériaux, ils n’en
demeurent pas moins des étrangers, au regard des habitants, comme ces émigrants
albanais installés en Grèce (communication de V. Trova et A. Noussia).

Selon notre bon vouloir

11 Seconde déclinaison possible, être reçu chez l’habitant se conjugue selon une palette
étendue dont nous rend compte Marie S. Bock-Digne à propos de Zanzibar. Depuis la
chambre chez l’habitant, qui est la forme la plus ancienne de l’hospitalité, jusqu’aux
hôtels sophistiqués aménagés dans les demeures les plus vastes ou à la suite de
l’agrégation de plusieurs reliées ensemble. Si la lecture suggère un ordre du plus proche
de l’habitant au plus impersonnel, celui suivi par l’auteure, une autre approche,
exactement inverse souligne toute la difficulté que peut éprouver le touriste à côtoyer de
près l’habitant permanent (ou l’inverse). On soupçonne les innombrables apprentissages
nécessaires à la survie dans ces conditions extrêmes. Lorsque le différentiel social et
culturel est moins marqué, la rencontre paraît moins problématique. Dans les châteaux
de la France de l’Ouest, lorsque l’habitant reçoit, il se met en scène pour satisfaire les
attentes de ses hôtes (J.-R. Morice). Chacun endosse les rôles de la réception aristocratique
mais habilement rendu discret par les uns, oublié par les autres, le positionnement
commercial n’en est pas moins réel. De même, la cohabitation entre les habitants
permanents et les touristes ne semble pas poser problème dans le Vieux-Québec, selon
Martine Géronimi.

Y a-t-il des patrimoines plus égaux que d’autres ?

12 Troisième déclinaison possible, tous les patrimoines ne sont pas égaux. Certains sont
vivants d’autre pas. Les jardins constitueraient une catégorie à part au sein du
patrimoine, caractérisés par leur plus grande vulnérabilité à la surfréquentation. Si
l’évidence nous enseigne que les jardins sont constitués de végétaux et donc vivent, alors
que les bâtiments sont figés. Il n’en demeure pas moins que ces derniers n’échappent pas
à l’usure du temps et qu’après tout on peut inverser la proposition : si les jardins sont
vivants, on peut donc les régénérer, voire même cela constitue une ardente obligation
faute de quoi le jardin à la française tend à devenir une jungle. Autre chose est de discuter
le parti pris du modèle en fonction duquel on recrée le jardin, mais là aussi la
problématique est générale au patrimoine. L’usure est une contrainte à laquelle on voit
mal comment soustraire le patrimoine, la vraie question est plutôt de réhabiliter ; la
stricte imitation du modèle ancien, lorsqu’il existe de manière évidente, n’étant pas la
seule solution. Dans les jardins aussi les initiatives se multiplient et les acteurs sont
nombreux à se pencher sur leur sort. Il n’est pas sûr qu’on échappe ici, comme ailleurs
dans le patrimoine, à la dichotomie qui oppose les jardins considérés comme
extraordinaires et où se pose la question de l’affluence et des moyens de la réguler, aux
autres plus confidentiels, qui subissent plutôt un manque de fréquentation. La fragilité du
patrimoine doit être abordée également au sujet de l’habitat vernaculaire. Pour la
322

construction de leurs habitations, les habitants recouraient dans certains à des matériaux
végétaux. Las de toujours recommencer, ils trouvent aujourd’hui dans des matériaux
moins nobles des solutions à leurs problèmes. On peut y voir de la fragilité et du risque.
On peut aussi observer que nous les sociétés occidentales ont suivi la même évolution,
détruisant autrefois ce qu’elles vénèrent aujourd’hui : la patrimonialisation se conjugue
mal avec la banalité. La rareté ne contribue-t-elle pas à la production de la valeur ? La
patrimonialisation, en tant que processus ne nécessite-t-elle pas une phase préalable de
destruction ou d’abandon, ce qui revient au même, puisqu’abandonné le patrimoine subit
l’usure du temps.

AUTEUR
PHILIPPE VIOLIER
Géographe, Université d’Angers, ESTHUA CARTA, UMR ESO Espaces Géographiques et Sociétés
323

Paysages de migration : l’immigration,


menace ou contribution à la
conservation du patrimoine culturel ?
Vasso Trova et Antonia Noussia

1 L’émigration n’est pas un phénomène inconnu en Grèce. Si l’on considère les seules
cinquante dernières années, on constate que ce pays a été le théâtre de mouvements de
populations en quête de meilleures conditions de vie, qui se sont déplacées de lieu en lieu
en fonction des mutations économiques, politiques et sociales. Jusqu’en 1980, les courants
migratoires se sont faits principalement dans le sens du départ. Les dures conditions
économiques consécutives aux grandes catastrophes de la Seconde Guerre mondiale
(1941-1944), les désastres provoqués par la guerre civile (1944-1949) dans l’économie et le
tissu social, notamment en milieu rural, ainsi que l’expulsion des vaincus qui a suivi, ont
conduit à l’exode rural et à l’émigration vers les grands centres urbains de la Grèce ou à
l’étranger, notamment en Australie et en Amérique.
2 L’exode rural s’est poursuivi et achevé durant les années soixante, avec l’ampleur d’un
phénomène national. La foule qui afflua dans les grands centres urbains vint nourrir une
véritable explosion démographique et urbanistique, en particulier à Athènes et à
Thessalonique. L’exode rural et l’émigration à l’étranger (Allemagne, Belgique)
constituent donc des caractéristiques de l’espace grec des années soixante. Dans un sens,
ces mouvements ont vidé les lieux d’exode, du point de vue humain aussi bien que du
point de vue de l’espace. Ils ont construit des lieux d’émigration, des lieux d’attente qui,
personne ne s’en préoccupant, se transformèrent au fil des ans en champs de ruines (fig.
1).
324

Figure 1 : Dans le village de Ano Vathy, bâtiments abandonnés


Source : Photo des auteurs

3 Or, pendant les années 1990, ce phénomène de l’exode rural a connu un renversement qui
se poursuit pratiquement jusqu’à aujourd’hui. Pour la première fois, la Grèce est alors
devenue la destination d’immigrés : les changements radicaux survenus dans les
structures politiques des pays d’Europe de l’Est provoquèrent des vagues d’émigration
non seulement en direction des pays industrialisés d’Europe du Nord et Centrale, mais
aussi vers le sud, plus pauvre. La Grèce, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, dont les
économies bâties sur le tourisme et l’agriculture requièrent une abondante main d’œuvre
saisonnière, commencèrent à recevoir des émigrés (Glytsos 1995 ; King 2000).
4 En Grèce, les immigrés viennent principalement des pays d’Europe de l’Est, de l’ex-
Yougoslavie, d’Albanie, des pays de l’ex-URSS et de l’Asie du sud-est, du Pakistan et des
Philippines. Les chiffres précis ne sont pas connus : un grand nombre de ces immigrés se
trouve clandestinement dans le pays et n’est donc pas enregistré. Selon l’ESYE (Service
National de la Statistique de la Grèce), 152 834 permis de travail ont été délivrés en 1995 à
des étrangers. En 1997, le ministère des Affaires Étrangères a évalué à 600 000 le nombre
des immigrés clandestins dans le pays. Aujourd’hui, on estime que le nombre des
immigrés vivant en Grèce varie entre 800 000 et 1 000 000, dont la moitié environ à
Athènes (Georgoulas 2001).
5 Dans leur grande majorité, ces immigrés sont des Albanais qui ont franchi la frontière
commune après l’effondrement du régime Chotza, en 1990. Le nombre considérable
d’hommes épuisés qui afflua tout à coup en Grèce rendit difficile leur intégration normale
au monde du travail et au monde social. Il contribua à créer, dans de larges pans de la
population, un climat hostile. Ce climat, cultivé par les mass media, conduisit à des
expulsions en masse : 1 700 000 ont été enregistrées de 1991 à 1999 (Kourtovik 2001). Le
rôle des mass media a été particulièrement important dans l’instauration et la
325

pérennisation d’une image négative des immigrés albanais et dans la manière dont ils
étaient associés à la dégradation sociale et spatiale de l’espace public. Aujourd’hui encore,
alors même qu’une série d’études a mis en valeur la contribution des immigrés au
développement de l’économie de la Grèce, un tel point de vue perdure : les immigrés sont
en général considérés comme une menace sociale, spatiale et économique et on leur
impute tout simplement la dégradation du pays.

ESPACES ET LIEUX DE L’IMMIGRATION


6 L’influence des immigrés sur l’économie a fait l’objet d’enquêtes menées par divers
chercheurs et leur contribution à son développement a été démontrée (Vaiou et
Hadjimichalis 1997 ; Lianos et al. 1996 ; Lambrianidis et Limberaki 2001). En revanche, leur
rapport à l’espace n’a été que très peu étudié. Si l’on admet toutefois que l’espace ne
constitue pas simplement l’enveloppe dans laquelle se déroulent les événements mais en
constitue une condition et que les versions spatiales et sociales d’un même phénomène
sont inséparables (Massey 1984), l’enquête sur le rapport entre l’espace et l’immigration
acquiert une importance particulière.
7 Ce qui a été enregistré jusqu’à maintenant dans ce domaine concerne l’immédiatement
visible, le rapport des immigrés avec l’espace en tant que présence physique. Ils utilisent
en effet l’espace public comme lieu de travail, de rencontre avec leurs compatriotes. Ils
évitent les lieux où il faut consommer et dépenser de l’argent. Ils fréquentent les
alentours des cabines téléphoniques où ils communiquent avec leurs familles. Une
récente enquête à Thessalonique montre que les habitants de cette ville reconnaissent ces
conduites des immigrés dans l’espace public et les perçoivent comme une menace (Pavlou
2001). Ils leur attribuent aussi très fréquemment la dégradation de l’espace public.

DÉVELOPPEMENT TOURISTIQUE, ESPACE ET


PATRIMOINE
8 Le tourisme a découvert la Grèce dans la fin des années soixante. Depuis, elle demeure
l’une des destinations touristiques les plus fréquentées de la Méditerranée, avec environ
12 millions de touristes en 2002. En toute logique, certaines régions d’une exceptionnelle
beauté comme Santorin (fig. 2), son paysage volcanique et ses villages suspendus à la
roche sont devenues des destinations connaissant un tel développement touristique
qu’aujourd’hui, elles en vivent presque exclusivement. À un degré différent mais
important aussi, le développement touristique a influencé d’autres régions de la Grèce
(Pélion, îles de l’Égée) qui allient au charme de la topographie naturelle un paysage bâti
selon une tradition architecturale particulière.
326

Figure 2 : Santorin, le village de Oia


Source : Photo des auteurs

9 Dans ces régions, les besoins en main d’œuvre saisonnière et en relations de travail
souples sont un fait. Lors de la saison touristique, la demande en personnel peu spécialisé
(serveurs, femmes de chambres, nettoyage, etc.) augmente. Le reste du temps, elle se
déplace vers le secteur du bâtiment (construction, réparation de l’habitat, etc.). Le
tourisme joue donc par excellence le rôle d’un mécanisme d’invitation à l’égard des
immigrés et il a absorbé une grande partie du courant d’immigration de la dernière
décennie.
10 Mais l’on sait bien que le développement touristique fonctionne par nature comme un
piège. D’un côté, le pays est un objet de consommation et doit sauvegarder ces éléments
qui, précisément le rendent désirable. De l’autre, pour « être consommé », il doit posséder
une infrastructure (hôtels, résidences secondaires, rues, aéroports, ports, réseaux
d’évacuation des eaux) et des services (ravitaillement, etc.) qui, en règle générale, le
détruisent.
11 En même temps, le tourisme augmente (souvent de façon drastique) le revenu d’une
population locale qui désormais revendique d’autres modèles d’habitat que ceux qui
étaient jusqu’alors les siens et possède l’aisance financière suffisante pour les acquérir.
C’est ainsi, par exemple, que l’on construit à la périphérie des villages traditionnels de
nouvelles demeures assurant aux habitants originaires de ces régions un espace de vie
ample, ce qui ne manque pas d’altérer le paysage naturel et architectural, d’altérer
précisément la source de leur enrichissement.
12 Les trente dernières années, la protection de l’environnement traditionnel a été
considérée comme une priorité par les ministères de l’Environnement et de la Culture.
Des décrets particuliers ont été pris pour chaque région dans le but de sauvegarder le
caractère de l’habitat traditionnel et, parfois, celui de l’environnement constitué par le
327

paysage naturel. En même temps, on s’est efforcé de concilier ce but avec la nécessité de
construire de nouveaux bâtiments en instaurant l’obligation d’utiliser des techniques et
des matériaux précis. Ainsi l’île de Santorin est-elle protégée depuis 1975, la région d’Ano
Vathy à Samos depuis 1978 et les villages du Pélion depuis 1980.

ANO VATHY, MESSARIA ET ZAGORA : LES DESTINÉES


DE 3 VILLAGES MARQUÉS PAR L’EXODE RURAL ET
L’ÉMIGRATION
13 Ce cadre étant posé, nous avons choisi trois communes (fig. 3) dans différentes régions de
la Grèce pour enquêter sur le rapport entre immigration et espace construit : Ano Vathy à
Samos, Messaria à Santorin et Zagora au Pélion. Il s’agit de sites classés dans la catégorie
des sites traditionnels situés dans des régions d’une beauté naturelle exceptionnelle. Ces
sites constituent des pôles d’attraction pour le développement touristique qui, toutefois,
y présente des différences en intensité et en complexité.

Figure 3 : Situation des trois villages de l’enquête (Zagora, Messaria et Ano Vathy)

14 Santorin s’appuie presque exclusivement sur le tourisme, tandis que Zagora et Ano Vathy
combinent la production agricole avec les activités touristiques et les services.
15 Messaria est l’un des treize villages de Santorin et compte actuellement 1 480 habitants.
Les bâtiments y sont soit de forme traditionnelle, creusés dans la roche volcanique et
voûtés en forme de nef, soit des villas du XIXe siècle. Le séisme de 1956 avait laissé la
plupart des bâtiments en ruine et l’émigration d’une grande partie de la population avait
alors, croyait-on, stoppé tout espoir de les voir restaurer.
16 Cependant, depuis 1970, le développement touristique a amené la restauration et la
réutilisation de ces bâtiments traditionnels voûtés, les transformant en gîtes touristiques.
328

La prospérité économique des habitants n’a cependant pas conduit à restaurer les
demeures du XIXe siècle et à les habiter à nouveau. Au contraire, tous ont construit de
nouvelles maisons, plus grandes, à la périphérie des villages (fig. 4).

Figure 4 : Santorin, maisons contemporaines en dehors du village traditionnel


Source : Photo des auteurs

17 À Messaria, la transformation des bâtiments du noyau traditionnel creusés dans la roche


en gîtes touristiques n’a pas connu de succès : le village se trouve loin de la mer, il ne
possède pas la vue extraordinaire sur la Caldera que l’on trouve ailleurs et les rénovations
entreprises y étaient de qualité médiocre. C’est ainsi qu’une grande partie du village
demeura abandonnée ou en ruine (Noussia 2003).
18 Zagora constitue l’un des 64 villages du Pélion et compte 2 000 habitants. C’est un village
dispersé en trois hameaux sans noyau dense. Aux XVIIIe et XIXe siècles, c’était un centre
commercial. Des maisons de maître (figure 5) en pierre, dans de grands parcs, témoignent
de son importance, inscrite ainsi dans l’espace construit. Cependant, au XXe siècle,
l’économie de ce bourg a connu le déclin. Le coup de grâce a été donné par le séisme de
1955, qui a détruit une grande partie de la richesse architecturale et a conduit notamment
les jeunes à rechercher ailleurs de meilleures conditions de vie. Ceux qui sont restés n’ont
pas restauré les anciens bâtiments. Ils en ont construit de nouveaux, dans le
prolongement des anciens (fig. 6). La superficie en général importante des lots de terre et
le caractère dispersé du village leur ont permis de continuer à habiter aux confins de la
commune au lieu de se déplacer vers la périphérie, comme dans le cas de Messaria.
329

Ci-contre.
Figure 5 : Village de Zagora, maison de maître. Cliché des auteurs

Ci-dessous.
Figure 6 :Zagora, maisons modernes juxtaposées à des bâtiments traditionnels.
Cliché des auteurs

19 Depuis une vingtaine d’années, les villages du Pélion connaissent une véritable
renaissance grâce au tourisme et à la production agricole. L’impressionnant paysage de
montagne allié à l’architecture traditionnelle et à la proximité des deux grands centres
330

urbains de la Grèce (Athènes et Thessalonique) en ont fait un pôle d’attraction pour les
Grecs et les étrangers aisés qui s’y font construire des résidences secondaires. Certains de
ces villages (Makrynitsa, Portaria, Chania) sont devenus des destinations touristiques
hivernales bien connues. Mais, comme pour Zagora, leur revenu est fondé aussi sur la
production agricole (pommes) et celle de produits du terroir (tsipouro ou eau-de-vie, glyko
koutaliou ou fruits en épais sirop).
20 À Samos (fig. 3), l’une des rares îles de l’Égée à avoir été le théâtre de la guerre lors de la
guerre civile en 1944-1949, l’impasse politique et les expulsions continuelles des vaincus
ont nourri un courant d’émigration dirigé surtout vers l’Australie. Les trente dernières
années, le développement touristique a remplacé à un degré important l’économie
agricole de l’île et a amené la prospérité économique.
21 Ano Vathy (fig. 7) constitue l’un de ces villages qui ont le plus souffert aussi bien de
l’émigration que d’un mouvement particulier en direction du chef-lieu du département
dont il a le « privilège » d’être voisin. Depuis de nombreuses années, la possibilité de se
construire une maison en ville et de quitter ainsi le « village » est considérée, dans le
cadre de la vie de l’île, comme une marque d’aisance financière et d’ascension sociale. Il
est intéressant de noter que l’animation touristique de Samos ne semble pas avoir
influencé la richesse architecturale du village. Très peu d’habitations ont été rénovées
pour devenir des gîtes touristiques et les bâtiments fermés ou en ruines avec des
panneaux « À vendre » constituent un élément redondant de chaque rue. Petit à petit, le
chef-lieu s’est étendu et a presque rejoint Ano Vathy. Le village traditionnel s’est
transformé en quartier dégradé de la ville, habité par les gens âgés et les immigrés.

Figure 7 : Le village de Ano Vathy, Samos


Source : photo des auteurs
331

DU VIDE DE L’ÉMIGRATION AU RÉINVESTISSEMENT


PAR L’IMMIGRATION
22 L’accroissement du niveau de vie grâce au tourisme se combine à une demande toujours
plus importante en main d’œuvre pour les travaux saisonniers ou lourds. Les trois régions
ici examinées constituent un pôle d’attraction pour les immigrés depuis 1990. En 2001,
selon les registres de la police de Santorin, sur une population totale de 12 440 habitants
(recensement de 2001), il y avait 1 337 immigrés en règle et on estimait environ à 1 500 les
clandestins, en majorité des Albanais (80 %), mais également des Polonais, des Ukrainiens
et des Moldaves.
23 À Zagora durant la même période, sur les 2 500 habitants environ que comptait la
population, il y avait 139 étrangers légalement installés dans la commune, dont 108
Albanais (77,7 %), 10 provenant de pays de la CEE et 21 Ukrainiens, Bulgares, etc. À
certains moments précis de l’année, comme celui de la récolte des pommes, plus de 1 000
personnes arrivent d’autres lieux pour passer un mois au village et y offrir une main
d’œuvre saisonnière.

RÉÉCRIRE LA TRADITION
24 Comme nous l’avons dit plus haut, la législation pour la sauvegarde de l’environnement
traditionnel prévoit dans les villages l’utilisation de formes et de matériaux traditionnels
lorsqu’il s’agit de réparer ou de rénover les bâtiments existants et aussi d’en construire de
nouveaux. Pourtant, leur coût et les ouvriers spécialisés qu’ils exigent, l’attraction
exercée par les nouveaux matériaux qui semblent résister au temps et aux dégradations
(comme l’aluminium) et la dévalorisation de l’architecture traditionnelle par les
autochtones a conduit dans bien des cas à ignorer, dans les faits, la loi. À Zagora, le
dallage en pierre de certaines voies a été remplacé par de l’asphalte, les lauses si
caractéristiques des toits par des tuiles (fig. 8), à Ano Vathy, des bâtiments en pierre avec
une charpente en bois ont été remplacés par du béton armé et de l’aluminium.
332

Fig. 8 : Zagora, les contradictions des mesures de protection du patrimoine


Cliché des auteurs

25 Le problème de l’écart entre la législation et la réalité a été signalé dès 1990. En 1991,
l’étude pour le développement du Pélion oriental note en effet que les communes de cette
région doivent prendre des mesures pour la sauvegarde des caractéristiques
architecturales des villages, en particulier celle des voies dallées de pierre et des places.
Constatant l’absence d’ouvriers spécialisés, cette étude propose que, pour permettre la
survie des traditions locales, les communes assurent une formation aux techniques
traditionnelles de la construction. Sinon, prévoit-elle, la dégradation de l’espace se
poursuivra sans faiblir.
26 La solution au problème a, semble-t-il, été apportée par l’immigration. Les immigrés, le
plus souvent des Albanais, utilisaient des techniques semblables de construction
traditionnelle dans leur pays, ou encore étaient disposés à les apprendre. En 2001, la
moitié des 108 Albanais habitant à Zagora travaillaient dans le bâtiment où ils utilisaient
des techniques tantôt traditionnelles, tantôt contemporaines. Combiné au coût peu élevé
de la main d’œuvre, ce savoir-faire a rendu les techniques traditionnelles financièrement
compétitives (figure 9). Ainsi la réhabilitation des bâtiments traditionnels devenait-elle
abordable. Ces dernières années, de plus en plus de voies dallées de pierre ont été
sauvegardées, réparées ou nouvellement construites dans tous les villages du Pélion.
333

Figure 9 : Zagora, ouvriers Albanais utilisant des techniques traditionnelles


Cliché des auteurs

RÉINVESTISSEMENT DU PATRIMOINE ET DES LIEUX


HISTORIQUES ET TOURISTIQUES PAR LES IMMIGRÉS
27 Le séjour des immigrés dans une région crée à son tour une demande dans le domaine de
l’habitat. Le plus souvent, les immigrés, en particulier les Albanais, arrivent en Grèce
seuls. Au début, ils se déplacent pour chercher du travail et logent dans des abris de
fortune fournis par l’employeur (usines, entrepôts, bâtiments agricoles). Lorsqu’ils
acquièrent un emploi stable, ils louent un gîte pour y faire venir d’Albanie leur famille.
D’habitude, ils louent dans des bâtiments à loyer bas et sans qualité. Des bâtiments, qui,
du fait de leur localisation, ne peuvent pas être exploités dans un but touristique (comme
Messaria) ou qui sont restés très longtemps vides (comme à Ano Vathy ou à Zagora). Au fil
du temps, leur revenu s’améliore, ils s’intègrent à la vie quotidienne du pays (école,
langue, comportement) et ils emménagent dans des maisons de meilleure qualité qui ne
diffèrent que peu de celles des habitants locaux. Cette demande pousse les propriétaires à
faire réparer, sans avoir à intervenir de façon drastique dans la construction, les habitats
traditionnels qui jusqu’alors tombaient en ruine.
334

Fig. 10 : Santorin, le réinvestissement des bâtiments abandonnés par les immigrés


Cliché des auteurs

CONCLUSION
28 La problématique centrale de cette étude est le lien entre l’immigration et l’espace dans le
cadre plus large des rapports immigration-tourisme-héritage traditionnel. Cet héritage
traditionnel attire des vagues de touristes qui, à leur tour, créent un courant
d’immigration puisqu’elles provoquent une demande en main d’œuvre à laquelle les
habitants locaux ne peuvent répondre.
29 L’enquête menée dans trois villages traditionnels de la Grèce montre qu’à son tour,
l’immigration contribue indirectement mais de façon stable à la conservation du
patrimoine culturel de deux manières.
30 La première concerne un savoir-faire rare et précis, l’usage des techniques traditionnelles
nécessaires à la réhabilitation des habitats traditionnels. Ce savoir-faire combiné à la
souplesse du travail des immigrés et à son coût peu élevé a contribué à faire accepter et
adopter par les autochtones des modes de construction qui ne contredisent pas les
caractéristiques architecturales des habitats traditionnels.
31 La seconde concerne le fait que les bâtiments vides des villages traditionnels sont à
nouveau habités (figure 10). L’émigration des années cinquante et 60 avait créé en Grèce
des paysages du vide ; l’immigration des années quatre-vingt-dix repeuple ces paysages.
Même les réparations élémentaires, faites par les propriétaires ou les locataires, créent
des conditions d’entretien de la construction et permettent d’espérer qu’à un moment
donné, la conscience de leur valeur deviendra évidente et admise par tous.
335

BIBLIOGRAPHIE

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champs, Athènes, Exadas, (en grec).

AUTEURS
VASSO TROVA
Professeur, Département d’Architecture de l’Université de Thessalie

ANTONIA NOUSSIA
Senior Lecturer, Department of Urban Studies South Bank University, Londres
336

L’impact du label « patrimoine


mondial » dans les stratégies de
développement local fondées sur le
tourisme culturel
Le cas des grandes résidences du Shanxi (Chine)

Bruno Fayolle Lussac

NOTE DE L'AUTEUR
Mes remerciements vont à Françoise Ged qui m’a entraîné dans cette mission d’expertise
et à Emmanuel Amougou qui a bien voulu relire ce texte.

1 La culture est devenue l’un des secteurs économiques importants en Chine depuis les
années quatre-vingt-dix et considérée comme un capital, un secteur de l’économie, à
partir de 1996 (Jing, 2001). Cette orientation se traduit dans la réalité par l’effondrement
de la distinction de ce qui relève du domaine culturel et de ce qui relève de l’activité
économique, avec la complicité de l’État, du marché et des médias. La mise en valeur du
patrimoine architectural et urbain s’inscrit à l’évidence dans ce processus de
marchandisation, décrit par Marcel Hénaff (2002a, b), dans un contexte de plus en plus
marqué par la concurrence. Dans cette stratégie d’appropriation du patrimoine par les
différents groupes d’acteurs institutionnels pour des enjeux de développement
économique, la population semble, dans un certain nombre de cas, rester à l’écart, voire
dépossédée de l’héritage et des retombées de sa mise en valeur, surtout lorsque celle-ci
implique des investissements lourds. Dans ce contexte, l’obtention du label du patrimoine
mondial est devenue en Chine un enjeu important, en raison de son impact sur le
développement du tourisme : un enjeu de concurrence entre les régions et même à
l’échelle intrarégionale. C’est le cas du conflit provoqué par le projet d’inscription de 5
337

grandes résidences de banquiers de la province du Shanxi, entre la Province et des


gouvernements locaux.
2 Partant d’une réflexion sur la notion de patrimoine en Chine et sur cet effet de notoriété
du label décerné par l’Unesco, ce cas de restauration et de mise en valeur d’une de ces
résidences, la résidence Chang, resituée dans le contexte régional, doit permettre de
comprendre les enjeux et les stratégies des acteurs en présence, révélés à l’occasion de ce
conflit et laissant à l’écart la population locale. Cette étude de cas nous a paru
emblématique d’un type assez fréquent de situations, repérables sur l’ensemble du
territoire. Son exemplarité, au regard d’un thème portant sur l’impact socio-économique
du patrimoine mondial, provient de la référence explicite à ce label, comme élément
fondateur du projet local et du conflit. L’intervention d’un groupe d’experts franco-
chinois en novembre 20011, en charge du programme d’étude en cours, piloté par
l’Unesco, de la mise en valeur de 6 petites villes d’eau du Jiangnan, était censée fournir
une caution scientifique aux promoteurs du projet.
3 Sur le plan méthodologique, si les observations de terrain n’ont pu être effectuées qu’en
un temps très court, la période choisie (celle de l’ouverture d’un site restauré), s’est
révélée propice pour aborder la question de l’impact d’une notion importée, celle de la
restauration du patrimoine architectural, sur des stratégies et des pratiques de mise en
valeur de l’espace local sans aucun doute à des fins économiques. Celles-ci n’excluent pas
l’existence d’enjeux d’ordre culturel (la reconnaissance d’une culture régionale) et
d’ordre politique, manifesté par un conflit de pouvoir entre deux niveaux de
l’organisation administrative : le district et la province. Cela laisse ouvertes enfin, des
pistes d’analyses, à partir des données, maintenant datées et qu’il faudrait actualiser,
pour tirer parti des évolutions en cours, concernant notamment la réception de ce
nouveau site muséal par le public.

LE PATRIMOINE EN CHINE : NOTION IMPORTÉE,


NOTION RÉAPPROPRIÉE
4 La notion occidentale de patrimoine, importée dès le début du XXe siècle, s’est imposée à
un univers culturel chinois qui se l’est réappropriée, à partir d’une conception
traditionnelle qui n’intégrait pas l’architecture, en tant qu’objet matériel dans une vision
du temps long, comme Simon Leys l’a montré (Leys, 1991)2. L’esprit, par l’invitation faite à
l’imagination, se tourne vers l’essentiel, immatériel, qu’est le vide, élément vital au-delà
de la chose matérielle : celle-ci n’est qu’un support qui se dissout dans l’énergie d’un
esprit universel (Cheng, 1997). Si l’on se place du point de vue d’une autre donnée
fondamentale qui structure la pensée traditionnelle, celle de la prédominance des rites
sur le langage et l’écrit, comme vient de le rappeler Jean- François Billeter (2003),
l’architecture et notamment l’architecture officielle semble être davantage du côté de la
forme utile dont la finalité est de permettre le déroulement correct des rites dans l’espace
et non pas d’être regardé pour elle-même comme une œuvre d’art autonome. De ce point
de vue, l’architecture ne semble pas dans la culture traditionnelle constituer cet ensemble
de lieux de mémoire, ce « palais de mémoire », propre à la tradition occidentale antique
et médiévale, que Matteo Ricci tenta d’apprendre aux chinois au XVIe siècle (Spence,
1986).
338

5 La notion de sauvegarde matérielle de l’architecture et de la forme urbaine en Chine,


importée de l’occident va, à partir de l’élaboration d’une doctrine chinoise du monument
historique dans l’entre-deux-guerres, constituer le socle d’une réglementation de la
protection du patrimoine bâti dès les années cinquante, des villes et quartiers anciens au
début des années quatre-vingt. Les politiques du patrimoine vont tenter dans ce sens, de
se réapproprier les références « obligées » que constituent les grands textes
internationaux depuis la Charte de Venise (1964-1966), la Convention du patrimoine
mondial de l’Unesco (1972), la Déclaration d’Amsterdam (1975) du Conseil de l’Europe et
diverses réglementations étrangères (anglaise, française, japonaise, russe) 3. Ces textes,
juxtaposés, offrent une série d’arguments de légitimation formelle et théorique, parfois
en contradiction avec les pratiques réelles. On joue ainsi sur deux registres réputés non
contradictoires, mais plutôt autonomes : celui de l’énoncé correct de l’argumentaire, celui
de la réalité du moment, suggérant une réponse appropriée, stratégique, au regard des
forces et des contraintes en présence.
6 L’évolution des politiques de protection du patrimoine relève, de 1949 au début des
années soixante, d’une conception idéologique, tentant de rallier le peuple au nouveau
pouvoir en diffusant l’idée d’un patrimoine fabriqué par le peuple et donc peu tournée
vers le tourisme : les premières 180 unités du patrimoine, classées au niveau national en
1961 « sont d’un usage précieux pour enseigner le patriotisme, les traditions
révolutionnaires et présenter les richesses culturelles de la vie du peuple ». Pendant la
révolution culturelle, cette politique fut remise en question, légitimant notamment la
destruction ou l’abandon d’un assez grand nombre de sites. Les nouvelles politiques, à
partir de 1977, s’efforcent de renouer des liens entre la culture du peuple chinois et le
patrimoine, en s’inscrivant en continuité avec la période d’avant la Révolution Culturelle,
mais la montée du tourisme dès la fin des années soixante-dix va faire basculer la notion
de « patrimoine-culture » vers celle d’un « patrimoine-ressource ».

Un « patrimoine-ressource »

7 Cette notion de patrimoine-ressource apparaît en Chine comme un signe de plus de la


prédominance de l’économique, comme dans le reste du monde et ce, dans un processus
de soumission progressive de la réalité sociale dans son ensemble à la raison marchande
depuis le XIXe siècle. Une notion qui s’impose actuellement sans partage dans les faits,
dans la mesure où ce processus concerne « non plus seulement les besoins fondamentaux
de la subsistance, mais virtuellement tous les besoins et tous les désirs... induisant la
recombinaison de la vie pour être soumise à la logique du marché » (Billeter, 2000 : 35-36).
L’intérêt récent pour une mise en valeur du patrimoine architectural et urbain s’inscrit à
l’évidence, en Chine, dans ce processus de marchandisation sans limites de l’héritage,
pour laquelle « tout peut se vendre, y compris l’invendable » selon Marcel Henaff (Henaff,
2002a, b). Dans un contexte général de plus en plus marqué par la concurrence entre les
régions et même aux échelles locales (Sanjuan, 2000 : 131) un tel processus peut conduire,
parfois comme au Yunnan, à l’invention pure et simple d’un patrimoine-fiction,
légitimant la transformation de la toponymie locale, du paysage et du bâti, pour
correspondre à l’image d’un Himalaya utopique, en vue de créer un produit de marque
touristique attractif (Mc Gregor, 2002 : 3)4.
8 Ce processus d’accaparement du patrimoine par l’économie de marché est repérable en
effet dès la fin des années soixante-dix (Fresnais, 2001) : le tourisme représentait déjà à
339

l’époque un secteur rentable, pourvoyeur de devises étrangères en forte progression


entre 1978 et 1986 (Richter, 1989 : p. 23-25,29-30). Dès 1977, on réhabilite officiellement
l’intérêt envers le patrimoine, et principalement les sites antiques de l’histoire et de la
culture chinoises, légitimant par là le redémarrage d’une politique à grande échelle de
muséographie et la reformulation du cadre juridique de la protection du patrimoine (loi
de 1982). Le redéploiement, au début des années quatre-vingt, de la politique du tourisme,
déjà amorcée dans les années cinquante, se tourne délibérément vers l’étranger, porteur
de devises. Ce qui implique une ouverture progressive des villes et une diversification des
sites touristiques, mais créant, dès cette époque, des problèmes de financement à tous les
échelons de l’organisation administrative du territoire. En 1992, dans le cadre du 8e plan
quinquennal, le Président de la République déclare, la veille du nouvel an, l’ouverture de
l’année du tourisme (Tan, 1992). Cette officialisation de la valeur économique du
patrimoine rend légitime cette notion de patrimoine-ressource, relevant d’une
conception utilitariste de la protection, selon laquelle tout monument ou site protégé doit
trouver une fonction, un usage économiquement, financièrement rentable. Les
informations de la presse la plus récente rendent compte, par exemple, de ce double
discours sur le patrimoine, objet de culture et enjeu économique parfois majeur5.
9 À partir de 1996, l’apparition de l’idée et du terme de marché culturel fait suite aux
débats des années 1993-1995 sur les notions de culture populaire, de culture des loisirs et
d’économie culturelle. Ces débats précèdent de peu l’accès de la population au marché
intérieur du tourisme culturel, rendu matériellement possible par l’application d’une
politique progressive des congés payés inaugurée en 19956. En 1997, le Bureau national du
tourisme inaugurant l’année du tourisme, officialise la notion de tourisme culturel. Cette
orientation se traduira dans la réalité par l’effondrement de la distinction de ce qui relève
du domaine culturel et de ce qui relève de l’activité économique, avec la complicité de
l’État, du marché et des médias (JING, 2001 : 71-78). En 1999, le tourisme culturel intérieur
constitue déjà un secteur économique en expansion, mais celle-ci reste fragile en raison
des conditions de travail et de rémunération d’une grande partie de la population, mais
aussi des effets négatifs sur le tourisme engendrés par des crises d’origines diverses à
l’échelle internationale7.
10 On estimait officiellement que le pays avait accueilli en 1996 plus de 51 millions de
touristes étrangers (plus de 44 millions de Chinois de l’extérieur y compris de Taiwannais
et environ 6,7 millions d’étrangers) et 87 millions en 2001 (dont 76 millions de Chinois de
l’extérieur). L’apport financier des entrées en 1996 s’élève à environ 30 milliards de
dollars et à 59,9 milliards en 2001. Mais le plus significatif, cependant, semble être le
développement du tourisme intérieur pour ces mêmes années : 635 millions de visites
dénombrées en 1996 et 784 millions en 2001, mais correspondant à l’évidence à une plus
faible population8. La promotion du patrimoine à l’échelle internationale s’appuie
désormais sur des labels garantissant l’intérêt et l’originalité des sites. L’inscription sur la
liste du patrimoine mondial, constitue un atout de premier ordre, recherché et promu à
la fois par les agences de tourisme et les pays concernés, dans cette logique de
labellisation.

LE LABEL DU PATRIMOINE MONDIAL COMME ENJEU


11 Cette notion de protection du patrimoine mondial culturel et naturel de l’humanité a été
créée en 1972 en vue de sauvegarder des biens culturels et naturels de valeur
340

exceptionnelle et universelle, pour l’ensemble des cultures du monde et menacés par la


rapidité et les modalités du développement. La multiplication du nombre de sites, au
rythme moyen de 35 sites par an depuis une dizaine d’années, aboutit à banaliser cette
procédure, entraînant des difficultés de financement des opérations de restauration et de
maintenance. Le critère originel, fondé sur la valeur exceptionnelle et universelle des
sites, tend maintenant vers des valeurs d’exemplarité typologique, suivant l’évolution des
sensibilités contemporaines, comme c’est le cas pour les quartiers anciens et les villes
(petites et moyennes) attestant d’une culture originale. Le caractère exceptionnel semble
se diluer dans la volonté de recherche d’une stratégie de répartition géographique
« équilibrée », récemment affirmée9. Cette tendance s’inscrit dans la logique de la charte
de Nairobi (1976) qui reconnaissait la diversité et l’équivalence des cultures du monde :
un thème repris l’année suivante dans la charte du Machu Picchu promulguée par une
assemblée internationale d’architectes à Lima10. L’enjeu économique du label est du reste
clairement énoncé dans les principes d’instruction des dossiers (Fayolle Lussac, 2004).
12 Depuis son adhésion à la Convention du patrimoine mondial en 1985 et le classement des
premiers sites en 1987, la Chine a investi dans ce créneau, en raison de l’impact du label
sur le plan idéologique (équivalence des cultures), économique et financier. Le pays peut
en 2003 se prévaloir de 29 sites classés, en 3e position de ce fait derrière l’Italie et
l’Espagne (36 sites), devançant la France et l’Allemagne (27 sites). L’argument d’une
culture et d’un patrimoine (Wenwu), à l’égal des grandes cultures du monde, s’est trouvé
ainsi validé et placé sur le plan national en première ligne des stratégies concurrentes des
politiques régionales de développement du tourisme.
13 Dans le champ urbain et de l’habitat, la protection et la mise en valeur d’un site inscrit
heurtent de plein fouet les pratiques ordinaires de destruction/reconstruction des villes
anciennes et quartiers historiques protégés en principe par la loi11, comme dans le cas
bien connu et « exemplaire », de ce point de vue, de la capitale. Une pratique qui fait des
habitants des otages, mais surtout les héritiers exclus du patrimoine qu’ils ont malgré
tout transmis jusqu’à ce jour12. Cette attitude est rendue en principe impossible dans le
cas des sites inscrits au patrimoine mondial : l’inscription implique la restauration et la
mise en valeur du site, selon des critères définis par l’Unesco pour chaque site. Ce statut
en Chine a déclenché un processus de muséification des deux villes inscrites en 1997 :
Pingyao (Shanxi) et Lijiang (Yunnan), privilégiant, comme on le verra plus loin, le
caractère matériel du patrimoine. Enfin, la surconsommation touristique constitue ici,
comme ailleurs, un danger réel peu maîtrisable et radicalement hors d’échelle dans ce cas
et vraisemblablement dévastatrice dans le cas des villages de Xidi et Hongcun (Anhui)
inscrits en 200013.

UN CONTEXTE ET UNE ÉCHELLE


INCONTOURNABLES : LA PROVINCE DU SHANXI
14 Le Shanxi présente dans sa partie septentrionale une unité géographique très marquée,
celle d’un grand plateau montagneux d’altitude moyenne supérieure à 1 000 m, encadré
par des chaînes de montagnes au nord-est et au nord-ouest. La frontière est formée à
l’ouest et au sud par le cours du Fleuve Jaune (d’où l’autre nom donné à la province :
Hedong : « à l’est du fleuve jaune »), au nord-ouest par le tracé de la grande muraille et à
l’est par des chaînes de montagnes. Au centre, une série de dépressions de loess s’étagent
341

du nord au sud. Celles de Linfen et de Yucheng, au sud de la capitale provinciale, Taiyuan,


sont traversées par la rivière Fen qui se jette dans le Fleuve jaune en aval des chutes à
Hukou. Ces conditions géographiques ont joué un rôle important dans l’histoire et
l’isolement relatif de la province jusqu’en 1949.
15 Présenté comme un des foyers de la civilisation chinoise, situé aux marches de l’empire
depuis les Han, le Shanxi constituera jusqu’à la conquête de l’empire par les Mongols en
1271, un enjeu politique et un bastion au contact des peuples du nord. On trouve dès les
périodes anciennes cette double polarité d’une région nord autour de Datong et d’une
grande région centre et sud autour de Taiyuan et le long de la vallée de la Fen. Le
bouddhisme sera, par exemple, officialisé par une dynastie d’origine non chinoise, les
Tobas dans la région de Datong (Wei du nord, 386-535), d’où l’importance culturelle
encore de nos jours de l’ensemble des sites culturels du Wutaishan (au nord-ouest) et des
grottes sculptées de Yungang à Datong. À l’époque des royaumes combattants, la dynastie
des Jin domine depuis au IIIe siècle la région autour de Jinyang (près deTaiyuan)14.
16 La grande voie de passage commerciale nord-sud à partir du Shanxi central, vers Taiyuan
et la vallée de la Fen, rencontrait au sud de la province la route de la soie d’Asie centrale
vers les provinces de l’est et du sud. Cette grande voie constitua une opportunité
commerciale remarquable, sous les Ming (1368-1644), mais surtout sous les Qing
(1644-1911) pour les banquiers locaux, installés le long de cet itinéraire, notamment dans
la ville de Pingyao15, emprunté par les marchands, demandeurs de crédit. Étendant leur
influence sur le territoire chinois au XIXe siècle, grâce à des innovations techniques sur le
plan financier (instruments de crédit négociables, systèmes de transferts de fonds...), les
banques du Shanxi ouvrent des succursales en Mongolie, en Russie, en Afghanistan, en
Corée. Puis à la fin du siècle, profitant de l’influence des réseaux des missionnaires qui
font du Shanxi central un des centres de leur activité, entrent en contact avec de grandes
places financières occidentales.
342

Figure 1 : En haut, à gauche : Localisation de la province du Shanxi en Chine – Province du Shanxi :


découpage administratif

17 Au XXe siècle, après une première industrialisation de la province, due à l’initiative d’un
seigneur de la guerre, Yan Xishan, la province a été choisie dans les années cinquante
comme un des sites stratégiques de l’industrialisation de l’intérieur, principalement en
raison de l’importance de ses gisements de charbon. Mais depuis les années quatre-vingt,
cette région a l’un des plus faibles taux de développement des régions du nord de la Chine
intérieure, notamment du fait de son isolement par rapport aux provinces littorales, d’où
l’importance du programme de désenclavement de la région dans les années quatre-
vingt-dix prévoyant la réalisation de grandes infrastructures routières. Le premier
tronçon de la route express à 4 voies de Taiyuan vers le Hebei, ouvert en 1996 est achevé,
mettant Pékin à six heures de route de Taiyuan et en 2002, la nouvelle autoroute nord-sud
de Datong à Taiyuan en direction de Yuncheng permet d’accéder facilement aux grandes
résidences de la vallée de la Fen16.
18 Le développement du tourisme devient dès lors un enjeu pour l’ensemble d’une province,
comportant 4 sous régions historiquement et culturellement fortes : le sud-Shanxi
(Hedong), le sud-est (Shangdang), le Shanxi central (Jinzhong : Taiyuan et la vallée de la
Fen), et, au nord du Shanxi, le Yanbei autour de Datong. Nous nous trouvons ici devant
des entités locales historiquement fondées, reposant sur une forte culture identitaire des
villages, structurant, par le biais des sous régions, des revendications visant à faire
reconnaître ces identités culturelles locales, par le gouvernement provincial. Celui-ci,
dans les années quatre-vingt-dix, s’est donc efforcé d’élaborer une politique dépassant les
éventuels conflits de concurrence entre les différentes sous-régions. Le Shanxi est ici
présenté comme une entité reposant sur de grands thèmes culturels, supposés attractifs
en direction notamment des touristes étrangers17, tout en essayant de maintenir un
343

équilibre entre les traditions culturelles des sous régions. La province est par ailleurs
l’une des plus riches en sites archéologiques et historiques classés au niveau national 18.
19 C’est dans ce contexte qu’est né ce conflit en 2001, entre l’échelon local et provincial,
suite à la décision prise au niveau de gouvernements locaux des districts de la
municipalité de Jinzhong, au sud de Taiyuan, de saisir à l’occasion de l’ouverture de la
nouvelle autoroute, pour lancer un programme de mise en valeur touristique de la vallée
de la Fen, en profitant également de la publicité faite autour de la ville de Pingyao,
inscrite au patrimoine mondial en 1997. D’où l’idée de créer un circuit des 5 grandes
résidences de banquiers du Shanxi échelonnées, le long de la vallée de la Fen, en amont et
en aval de Pingyao, en s’inspirant du programme d’étude en cours pour le compte de
l’Unesco, de 6 petites villes d’eau du Jiangnan, en vue d’une inscription groupée.

LE PROGRAMME D’INSCRIPTION COMMUNE DES SIX


VILLES D’EAU DU JIANGNAN COMME RÉFÉRENT
20 Ce programme de coopération franco-chinois a été lancé en 1998 à l’occasion de la
conférence de Suzhou19, puis a été associé à l’étude effectuée sous le contrôle de l’Unesco
en vue d’une inscription groupée de ces petites villes et villages du bassin du bas Yangtse,
situées à environ 100 km de Shanghai : Luzhi, Tongli, Zhouzhuang (Jiangsu), et Nanxùn,
Wuzhen, Xitang (Zhejiang). La proximité de la métropole a permis le développement
rapide ces dernières années, du tourisme culturel local (dès les années quatre-vingt à
Zhouzhuang) et maintenant international. Ces six villes font partie d’un réseau dense de
petites agglomérations historiques, en général implantées à quelques km des rives du lac
Tai, proche de Suzhou, dont quatre jardins classiques ont été inscrits au patrimoine
mondial en 1997 dans une région économique des plus importantes sur le plan agricole,
artisanal (coton et soie) et commercial sur le plan intérieur et dès le XVIIe siècle, sur le
plan international. Dans cette région, caractérisée par un réseau très dense de rivières et
de canaux, la plupart des centres anciens de ces petites villes-marchés et de ces villages,
très souvent exclusivement accessibles par voies d’eau jusqu’à une période récente, ont
été oubliés du fait de leur isolement.
21 Les paysages, l’urbanisme et l’architecture de ces villes conçues à partir des voies d’eau
leur confèrent un caractère pittoresque et un cachet très particulier, du fait de leur
histoire économique et culturelle propre. La mémoire locale toujours vivante s’est
réappropriée son passé et notamment le souvenir des grands personnages (notamment
des lettrés) qui y ont résidé et dont, parfois les demeures principales et secondaires
raffinées dont la composition s’ordonnant autour d’un jardin (un de ces jardins
renommés du Jiangnan comme à Tongli et à Xitang), ont été conservées et restaurées. Le
stock patrimonial urbain, architectural et urbain, souvent de qualité, se révèle donc un
atout majeur pour des politiques locales de développement fondées sur le tourisme
culturel, en raison de la proximité de l’agglomération de Shanghai.
22 Dans un premier temps, un projet expérimental a porté sur la protection et la mise en
valeur de la ville de Tongli. L’objectif était de définir une politique locale concertée de
mise en valeur du patrimoine urbain architectural et paysager avec des moyens adaptés
et à l’échelle des sites, prévoyant non seulement des opérations de restauration et de
réhabilitation, notamment des espaces publics, mais également des projets de
constructions neuves respectant l’esprit et les contraintes du lieu. Ce programme a été
344

intégré dans un projet d’étude de faisabilité par l’Unesco, dans l’optique d’un
développement durable fondé sur la sauvegarde et la mise en valeur du patrimoine et une
politique locale concertée d’organisation du tourisme culturel.
23 Cette coopération inédite de municipalités relevant de deux provinces a pour enjeu de
faire admettre qu’à cette échelle et en raison des fragilités structurelles de chaque
localité, c’est la prise en compte de la valeur d’ensemble, mais aussi des singularités
locales qu’elle implique, qui crée une dimension exceptionnelle de la thématique
patrimoniale. On supprime ici, en principe, les risques mortifères d’une concurrence
locale, en partageant les risques et profits d’une activité économique liée au tourisme.
Cependant, il existe un risque à terme inhérent au succès espéré de l’entreprise : celui
d’un afflux touristique difficilement maîtrisable en raison de la médiatisation déjà
amorcée de cette mise valeur20. L’un des atouts majeurs de ce programme, repose sur
l’implication dans la participation de la population locale qui devrait tirer profit de ce
projet à la fois sur les plans culturel et économique.

L’ÉCHEC D’UNE NÉGOCIATION FORCÉE


24 À l’inverse, dans le cas du Shanxi, la stratégie locale repose sur une tentative de passage
en force au niveau provincial pour proposer une demande d’inscription groupée au
patrimoine mondial des 5 résidences – Chang (district de Yuci), Cao (district de Taigu), Qu
et Qiao (district de Qixian)21 et plus au sud, la résidence Wang (district de Lingshi) – déjà
classés au niveau provincial ou en cours de classement (Résidence Chang), se fondant sur
l’effet de notoriété induit par l’impact de l’inscription de Pingyao au patrimoine mondial
en 199722. L’inscription des grottes de Yungang à Datong en 2001 est venue renforcer à
l’échelle de la province la concurrence en matière de développement de l’économie
touristique entre Datong et Taiyuan. On retrouve ici, la longue continuité des rivalités
entre le Wanbei et les trois sous-régions du sud autour de Taiyuan, dénommées parfois les
Sanjin (les 3 régions de Jin), d’autant que le nord se trouve avantagé sur le plan
touristique par la présence de sites prestigieux très fréquentés (grottes de Yungang, mont
Wutai...).
25 Le montage du programme de mise en valeur des résidences s’inscrit, à l’échelle du sud-
Shanxi, dans une opération d’aménagement du territoire conçue à l’occasion de la
construction de l’autoroute (2 fois 4 voies) de Datong à Yuncheng, connectée à celle de
Pékin-Taiyuan. L’idée était de créer une zone de développement touristique aux abords
des échangeurs en favorisant notamment l’exploitation des sites en co-visibilité ou
aisément accessibles : les grandes résidences étant censées jouer le rôle de produit
d’appel. Dans les rapports de force économiques, l’accord de principe du Bureau
provincial des transports, notamment intéressé par la rentabilité du foncier des emprises
de la voie rapide, pour assurer la coordination de ce programme, a constitué un atout de
taille, étant de loin l’acteur le plus puissant sur le plan financier dans ce montage
opérationnel. Le Bureau provincial de la culture s’est associé à cette démarche mais de
façon, semble-t-il, plus distanciée. L’idée est donc de faire avaliser ce programme par le
gouvernement provincial, pour le faire remonter au niveau national, en présentant un
dossier groupé de demande d’inscription au patrimoine mondial des 5 résidences du
Shanxi. Le recours à la province s’avère en outre nécessaire sur le plan économique en
raison du montant des investissements nécessaires pour cette opération qui prévoit,
outre les opérations de restauration et de mise en valeur des sites (de 30 à 40 millions de
345

yuan pour les résidences Wang et Chang), la réalisation d’équipements hôteliers.


Anticipant les phases d’instruction d’un tel dossier, le district de Yuci a, d’autre part,
entrepris sans attendre et achevé pour l’essentiel la restauration de la résidence des
Chang, mais sans connaissance précise des contraintes et des règles à suivre dans ce type
de procédure. C’est à ce stade, donc en aval de la phase de restauration, qu’il a été fait
appel à un groupe d’experts franco-chinois, en vue de faire valider la démarche de
restauration, du point de vue scientifique et technique. Cependant, cette stratégie ne
s’inscrit pas dans les priorités définies à l’échelle nationale, prévoyant à partir de 2000 la
protection des sites antérieurs ou contemporains des Ming (1368-1644), en raison du
grand nombre de sites anciens de valeur non encore protégés. Le thème des résidences a
pourtant été retenu par l’État chinois en 1994 pour le Shanxi dans la liste officielle de
sites susceptible d’être inscrits au patrimoine mondial : cela concerne les maisons à cour
du village de Dingcun (district de Xiangfen au sud, dans la vallée de la Fen), déjà classées
en 1988 au niveau national23. Enfin, ce thème de la protection des villes et quartiers
historiques correspond à une orientation nouvelle de l’Unesco, comme le montre
l’inscription des villes de Pingyao et Linjiang (Yunnan) et des jardins de Suzhou en 1997,
des villages anciens de Xidi et Hongcun (Anhui) en 2000. Cette orientation qui vise à
prendre en compte la globalité des sites habités, intégrant la culture locale, a pu
constituer un argument légitime pour fonder une telle démarche.
26 Ce projet a déclenché un conflit avec le gouvernement de la province, portant sur les sites
prioritaires à protéger et à mettre en valeur à ce niveau, et a donc été rejeté en bloc fin
novembre 2001 à l’issue de la première mission d’expertise à laquelle participaient des
représentants de la province de la municipalité des districts et le groupe d’experts
consultés. Mais l’un des éléments du conflit révélé par la presse en juin 2002 et sans doute
le plus déterminant à l’échelle de la Province, est le projet d’inscription du grand temple
du Jinci à environ 20 km au sud de Taiuyan. L’étude de faisabilité de ce projet a été
réalisée, dès septembre 2001, par un groupe de spécialistes des différents ministères et
d’universitaires, appartenant notamment à l’université Tsingua, mais aussi de
journalistes étrangers chargés d’appuyer la démarche. Le projet de restauration du
temple a été décidé au niveau provincial en mars 2002 et la liste proposée par la Chine
retient 4 sites pour le Shanxi : le Temple du Jinci, la pagode en bois de la région de Ying et
surtout le village de Dingcun. Dans cette course de vitesse, la province l’a emporté, sans
doute en raison de la qualité du site choisi, mais surtout par sa connaissance des règles du
jeu donc de la procédure officielle selon laquelle, dans ce cas, la décision d’inscription sur
la liste d’attente ne peut être décidée que par le haut et non par le bas !
27 Cet exemple de conflit de pouvoir entre le gouvernement provincial et une municipalité,
confirme sur ce point, l’analyse de David Goodmann (cf. note 30 ci-dessus), concernant
l’existence d’individualités locales fortes, tentant ici de faire reconnaître par le
gouvernement provincial un patrimoine de grande qualité et original, par un passage en
force dans ce contexte de concurrence intrarégionale. Dans un tel jeu d’acteurs
institutionnels autour du patrimoine-ressource, ce mode de fonctionnement étanche,
assez classique, des réseaux à l’intérieur du système administratif chinois à tous les
niveaux met, à leur insu, les experts étrangers en situation de concurrence. Ce qui peut
constituer en outre une méthode efficace d’évaluation de leur pertinence.
346

RESTAURER-RECOMPOSER LA RÉSIDENCE CHANG


28 Le projet de restauration de cette résidence a constitué l’un des enjeux de cette stratégie
fondée sur des rapports de force. Il s’agissait de démontrer, à partir d’un chantier de
grande envergure, la qualité et l’originalité du patrimoine ainsi remis en valeur, en
espérant se situer au niveau des prestations requises par les cahiers des charges imposés
aux édifices en voie d’inscription au patrimoine mondial, en se fondant sur les avis
d’experts n’intervenant qu’en aval. Ceux-ci se trouvent ainsi devant le fait accompli d’une
démarche qui finalement a pris délibérément à contre-pied le processus scientifique et
technique habituel.
29 Or on se trouve devant un type d’édifice original, souvent peu connu à l’étranger,
caractérisé au moins par son échelle monumentale, la richesse de son architecture et de
sa décoration, mais aussi du fait de la situation sociale de ses occupants. La posture
sociale de l’occupant a trouvé dans la forme architecturale une transcription d’une force
remarquable et apparemment efficace de son statut et de ses modes de vie, attestant du
très haut niveau de culture dans cette province des marchands banquiers de stature
internationale sous les Qing, reposant sur des associations familiales (guildes). Celles-ci
ont joué un rôle important de médiation sur le plan social, notamment en ce qui concerne
la prise en charge des temples des ancêtres, du système scolaire menant aux examens, de
soutien moral et financier envers les membres en difficulté. Elles ont également pris en
charge une partie de l’aménagement et de la gestion des agglomérations, dont les travaux
d’édilité. Elles ont joué de ce fait un rôle important dans la gestion des politiques et la
structuration des identités locales24.
30 On se trouvait donc en présence de grande résidences fortifiées, richement décorées,
déclinant le thème de la maison à cour selon un ordonnancement de l’espace se référent
au modèle de la cité impériale, pouvant héberger plusieurs centaines de personnes liées à
un culte ancestral commun. Cette société complexe très hiérarchisée et structurée par des
règles communes s’est transcrite non seulement sur le plan spatial au niveau de la
distribution, des échelles et de la qualité architecturale des ensembles à cour, mais aussi
dans la qualité et la symbolique des arts décoratifs (pierres et bois sculptés, peintures,
mobiliers...).
31 Ces résidences implantées selon les règles traditionnelles (Knapp, 1992 : 129-137) sont
organisées selon un système de voirie en croix, ou de part et d’autre d’une grande voie
est-ouest, les quartiers hiérarchiquement les plus importants en position haute au nord
(occupés par les aînés) et comportent un temple des ancêtres, soit intégré, soit isolé, soit
encore à l’extérieur de la résidence. Le jardin semble être cantonné dans un secteur
proche des quartiers dominants à l’intérieur des remparts, mais il existait des parcs au-
delà. On est là en face d’une typologie qui contraste singulièrement avec les grandes
résidences du Jiangnan et plus généralement des régions du bassin du Yangtse qui
traduisent plus librement la personnalité de leur propriétaire, construisant leur résidence
à partir et autour du lac intérieur et du jardin25.
347

Figure 2 : Plan du village de la résidence Chang. Zone grise (rayures à diagonales) : partie restaurée.
Cercles blancs : implantations industrielles
Source : panneau affiché sur un mur du village (photo de l’auteur)

32 La résidence du village de Che Wang (à une trentaine de km au sud-est de Taiyuan) a été


bâtie à l’époque du changement de dynastie entre les Ming et les Qing (milieu XVIIe siècle)
par deux frères Chang Wanda et Chang Wanji, alors à l’apogée de leur richesse.
L’ensemble comprenait deux résidences mitoyennes, chacune de part et d’autre d’une
grande rue de direction est-ouest de 620 m de long, couvrant une surface de 60 hectares
clos de murs percés de huit portes fortifiées. L’ensemble comprenait plus de 100 cours
entourées de bâtiments dont plus de 50 à étages et 7 grands jardins26. Le village actuel
occupe la totalité du site historique ancien. Les bâtiments de la partie restaurée, au nord
du village étaient occupés auparavant par des usines et une maison de retraite. Le
nouveau plan d’aménagement, affiché sur un mur du village (fig. 2), distingue 3 grandes
zones : au nord, le nouveau parc arboré, au centre, la partie restaurée, au sud, le village
restant mentionné comme étant protégé, correspondant aux parties non restaurées de
l’ancienne résidence. Des sites industriels sont mentionnés dans le village, mais aussi en
limite du parc et de la partie restaurée.
33 L’échelle monumentale d’un tel édifice, l’état souvent précaire d’une grande partie des
bâtiments abandonnés ou habités et transformés par la population locale, comme le coût
exorbitant d’une telle opération, rendaient impossibles une restauration et une mise en
valeur de la totalité, d’où le choix délibéré d’un programme portant sur une partie,
considérée comme la plus signifiante et la plus valorisante de l’histoire et de
l’architecture du lieu, maîtrisable en matière de projet de musée. Si la restauration et la
mise en valeur des autres résidences semblent avoir été effectuées selon des principes
plus ou moins rigoureux, celle de la résidence Chang est représentative, à nos yeux, d’une
conception équivoque de « restauration/réinvention » que l’on rencontre trop
fréquemment depuis les années quatre-vingt sur le terrain (Fresnais, 2001 : 314-319). Le
348

projet consistait à recréer, à faire resurgir du passé cette résidence ancienne, telle qu’elle
aurait pu exister. La partie muséale actuelle (4 hectares) a été réalisée en 17 mois environ
et correspond à la partie nord d’une des deux résidences, soit environ 20 % de l’ensemble,
pour un coût global (y compris la création d’un parc) estimé à 40 millions de yuan.
34 Les travaux réalisés, selon un principe affiché d’authenticité, correspondent d’avantage à
un bricolage inspiré et savant, rendu vraisemblable par une recomposition cohérente du
plan-masse. En effet, l’opération a consisté à effectuer des travaux de restauration
proprement dite prenant le style Qing comme modèle et des travaux d’addition, en se
fondant sur la mémoire orale des anciens, interrogés par le maître d’œuvre, se présentant
comme historien local. Les parties ainsi « restituées » ont été réalisées avec des matériaux
anciens, voire entièrement constituées de parties de bâtiments existants, démontés et
reconstruits sur place. Mais d’après des spécialistes régionaux27, on accède, par exemple,
à la partie nord restaurée par la grande voie axiale originelle est-ouest de 320 m de long,
mais accessible à partir d’une porte monumentale surmontée d’une tour, inventée pour
désigner l’entrée du site muséal depuis la route d’accès à l’est du site. Le temple des
ancêtres qui occupe maintenant un des ensembles à cour est implanté au niveau du sol,
alors que 2 temples existaient auparavant, situés sur une terrasse d’environ 6 m de haut.
Un parc de 80 000 m2 a été créé sur l’emplacement d’un ancien potager par une agence de
paysagistes de Pékin, appartenant à un institut du projet de jardins anciens, comportant
notamment une pagode dominant le site et une plantation d’abricotiers qui doit rappeler
la qualité de cette production sous le règne de l’empereur Qian Long (1736-1795). Or, cette
résidence ne comportait pas de jardin d’agrément, mais un grand parc était situé à 5 km
de là. D’autre part, la création d’une pagode dans ce nouveau cadre ne correspondrait pas
à la tradition philosophique à laquelle se référaient les frères Chang...

Figure 3 : Vue depuis l’ouest de la grande porte d’entrée du site (photo de l’auteur)
349

Figure 4 : Cour du temple des ancêtres et pavillon central au fond (photo de l’auteur)

35 Cependant, la restauration achevée, l’ensemble produit sur le visiteur étranger non


averti, un effet de vraisemblance et d’authenticité, tout à fait saisissant. La démarche
locale était sans aucun doute peu experte sur le plan scientifique, mais a utilisé les
ressources humaines de qualité dont elle disposait et notamment des corps de métier
attestant d’un haut niveau de savoir-faire dans l’usage des techniques traditionnelles. Le
bricolage qui en résulte se trouve légitimé par la qualité de la mise en scène et de sa
réalisation. La partie restaurée constitue un ensemble qui ne manque pas d’attraits pour
les visiteurs déjà nombreux dès son ouverture en octobre 2001 (20 000 en 2 mois).
36 L’argument touristique, fondé sur la haute valeur culturelle de la résidence Chang,
décline 3 thèmes censés caractériser l’originalité du site. L’architecture, présentée comme
un exemple de style Qing, insiste sur la qualité des arts décoratifs et de la culture
traditionnelle et sur le caractère monumental du site et de certains édifices : le plus grand
temple des ancêtres, la plus grande bibliothèque privée chinoise (abritant une collection
de tablettes de la calligraphie familiale, dont plusieurs de la main d’empereurs). Le
Jingyuan devient le plus grand jardin privé de Chine (80 000 m2), dessiné selon le principe
de l’école du Nord, mais combiné avec la délicatesse des jardins du sud de Hangzhou et de
Suzhou. À l’héritage confucéen du « numéro un des lettrés marchands de la dynastie
Qing » correspondent enfin l’élégance culturelle et la sincérité de l’architecture qui font
du site restauré « un musée du confucianisme ».
37 Mais ce programme de développement local, fondé sur le tourisme culturel, a laissé
délibérément dépérir plus des trois-quarts du site historique et apparemment sans plan
d’ensemble ni projet d’amélioration des conditions d’habitat sur l’ensemble du village
existant, pourtant mentionné comme étant protégé. Le village actuel qui s’étend au sud et
à l’ouest du complexe touristique est rendu invisible depuis la route touristique par la
construction récente d’un mur d’enceinte. On peut toutefois accéder par une modeste
porte, à l’extrémité ouest de la grande rue intérieure du site muséal, à la partie laissée en
350

l’état de l’ancienne voie principale de la résidence. Une visite rapide dans le tissu du
village permet d’apercevoir l’intérêt du patrimoine bâti existant, mais aussi les effets d’un
« vandalisme restaurateur28 », par arrachages d’éléments d’architecture décorée et de
matériaux.

Figure 5 : Vue sur le parc (photo de l’auteur)

Figure 6 : Vue de la grande rue du village, en direction du sud (photo de l’auteur)


351

MARCHANDISATION DU PATRIMOINE ET
DESAPPROPRIATION LOCALE ?
38 Au cours des réunions avec les responsables et les experts locaux, d’autres solutions ont
été envisagées, autour de l’idée d’un circuit des grandes résidences des banquiers du
Shanxi, reposant sur l’élaboration d’un projet global de protection et de mise en valeur,
intégrant notamment la population locale qui semble pour l’instant mise à l’écart. Celle-ci
semble en fait avoir déjà pris pied sur le site. Ainsi, les façades bordant au sud la grande
rue du site, forment un mur continu, percé cependant de quelques ouvertures donnant
sur des espaces encore abandonnés en 2001, mais prévus pour implanter des équipements
touristiques et commerciaux et des étals se sont installés dans la grande rue, aux abords
de la porte. Il est vraisemblable que des commerces vont s’implanter sur le parvis
extérieur. Ce processus correspond, il est vrai, à une longue tradition du grignotage de
l’espace public par le commerce qui n’a cessé dans l’histoire de villes chinoises de
s’affranchir des limites qui lui étaient imposées (Clément et Piechenart, 1984). Le risque
évident de cette pratique est d’aboutir à court terme, comme nous avons pu le vérifier
dans d’autres cas, à cannibaliser le site muséal, à le désacraliser. N’est-ce pas sans doute
par ce biais qu’une partie de la population locale se réappropriera le site ?
39 D’un autre côté, un tel procédé de mise à l’écart délibérée de la population locale
correspond à des pratiques ordinaires bien connues : à Pingyao comme à Lijiang, on a
prévu de vider le site inscrit au patrimoine mondial de sa population « pour restaurer le
caractère originel de la ville ancienne29 ». S’il faut toutefois se garder d’un jugement
superficiel, en raison des conditions d’habitat dans les villes anciennes, le caractère
violent sur le plan social de la procédure se situe, dans ces cas précis, aux antipodes des
intentions énoncées par l’Unesco, concernant l’intéressement des populations locales aux
projets de mise en valeur du patrimoine, dans l’optique du développement durable,
définies notamment par la Conférence de Nara30.
40 Ce processus de nettoyage par le vide par le déplacement autoritaire d’une population,
réputée inapte à répondre aux exigences inédites de la patrimonialisation du site
officialise la sacralisation de l’architecture et risque fort d’aboutir en partie à une
« gentryfication » des sites. Une étude sur les nouveaux résidents de Pingyao et de Lijiang
pourrait de ce point de vue ne pas manquer d’intérêt.
41 D’autre part, ce double statut contemporain de monument et de bien commercialisable
n’est pas incohérent au regard de la culture chinoise traditionnelle, comme nous l’avons
dit plus haut. Si l’architecture est d’abord un moyen31, elle a pris ici de la valeur par le
biais de sa patrimonialisation officielle, d’abord de la valeur marchande, mais aussi de la
valeur en tant qu’objet culturel. En effet, au travers de cette marchandisation du
patrimoine, dans un pays qui vient d’accéder à la société des loisirs et dans ce contexte
actuel du développement des médias de masse et de l’industrie culturelle et des loisirs en
Chine, il existe sans aucun doute un processus de réappropriation culturelle du
patrimoine. L’enjeu en est d’abord celui de la (re) création d’une pédagogie commune
participant de la formation du lien social, échappant à la marchandisation. La qualité ici
du travail de restauration et d’invention, la pratique des sites du patrimoine et des
musées offrent dans ce sens l’occasion d’une appropriation silencieuse individualisée,
mais partagée de la culture héritée, des racines. Ce processus est déjà repérable, on l’a vu,
352

au travers de la médiatisation des réactions, assez souvent violentes, des habitants de


quartiers menacés de destruction et il semble exister, à l’écart, dans le monde rural, un
travail de recouvrement de la mémoire locale (Jun, 1996), difficile à estimer à l’échelle du
pays, mais qui vérifie la remarque de Marcel Hénaff, constatant
« qu’au moins obscurément, quelque chose résiste » et « qu’aucune équation
marchande ne pourra jamais dire la valeur ni exprimer le prix... des biens de la
mémoire commune » (Hénaff, 2002a : 35-36).

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353

TAN M., 1992, « Quelles sont les perspectives du tourisme en Chine ? », La Chine au présent, juin, p.
67-70.

NOTES
1. Pour le Shanxi, l’équipe chinoise était composée de Li Dexiang, Vice-directeur de l’École
d’architecture de l’université Tsingua à Pékin, Zhou Huan et Zhou Rong, architectes et
professseurs-assistants, et, Ruan Yi San, Professeur à l’université Tongji de Shanghai, Directeur
du Centre national de recherche des villes historiques, en tant qu’expert du patrimoine chinois et
responsable du programme du Jiangnan.
Équipe française : mission effectuée dans le cadre de l’Observatoire de l’architecture de la Chine
contemporaine, par Françoise Ged, responsable de l’Observatoire ayant participé ainsi que
l’auteur au programme du Jiangnan et Paul Trouilloud, architecte-urbaniste de l’État, architecte
des bâtiments de France, chef de service du SDA d’Eure-et-Loir.
2. L EYS Simon, L’humeur l’honneur l’horreur Essais sur la culture et la politique chinoise, Paris, Robert
Laffont, 1991, souvent repris dans les travaux plus récents sur ce thème. Le sujet avait déjà été
abordé par l’auteur dans Ombres chinoises, Paris, Union Générale d’Éditions (coll. « 10/18 »). 1974
et dans un article de l’édition de 1989 des Guides Bleus : « Les Chinois et leur passé », p. 73-144.
(éd. Originale : revue Commentaires, 1987, volume 10, n° 39).
3. Voir par exemple les ouvrages de vulgarisation à l’usage des professionnels chinois de Li
Xiongfei, Urban Planning and Protection of Ancient Architecture, Chengshi guihua yu gujianzhu baohu,
(titre en russe également), TIANJIN Tianjin Kexue Chubanshe, 1989, id. et alii, Protection of Ancient
Architecture and Urban Characteristic, Tianjin, 1991.
4. Le district de Zhongdian a été rebaptisé sous le nom mythique de « Shangri-la », avec le
consentement de l’État, se fondant sur la nouvelle de l’écrivain James Hilton (1933) : l’enjeu
affiché est ici directement commercial.
5. Voir par exemple les compte-rendus de presse concernant le patrimoine sur China Internet
Information Center (http://service,china, org. cn/).
6. L’instauration de congés payés remonte au début des années quatre-vingt-dix (7 à 15 jours/an
en fonction de l’ancienneté), celle de la semaine de 44 heures en début 1994 et 2 jours mensuels
supplémentaires par mois. Le 1er mai 1995, la semaine de travail est ramenée à 40 heures, d’où la
notion du double jour de loisirs (shungxiu ri). Depuis 1999, les salariés bénéficient de 3 semaines
de congés réparties autour des trois jours fériés nationaux (fête nationale du 1er octobre, 1 er mai,
1er jour du nouvel an lunaire). Voir aussi GANG XU, Tourism and Local Economic Development in China
Case Studies of Guilin, Suzhou and Beidahe, Richmond, Curzon, 1999.
7. Voir par exemple M ENG Jing, « Partir en vacances ou mieux se nourrir ? », Le Courrier
international, n° 610, 2002, p. 44 ; « Tourism seeking new ways to tap the market », China Daily, 9
avril 1998, sur les effets de la crise financière en Asie du sud-est.
8. En raison notamment de l’impossibilité d’évaluer les entrées multiples sur des sites par la
même personne. Voir FRESNAIS, 2001 :146-160 ; BOBIN F., « Les Chinois aux bains », Le Monde,
dimanche 11-lundi 12 août 2002.
9. La lettre du patrimoine mondial, n° 35, 2002, p. 1. Il s’agit de « renforcer la crédibilité de la liste du
patrimoine mondial en tant que témoignage représentatif, géographiquement équilibré, des
biens culturels et naturels de valeur universelle exceptionnelle » (Déclaration de Budapest, 28
juin 2002).
10. Recommandation concernant la sauvegarde des ensembles historiques ou traditionnels et leur rôle dans
la vie contemporaine, Conférence de l’Unesco, Nairobi, 26 novembre 1976 ; « La carta del Machu
Picchu », L’architettura cronache e storia, février 1978, n° 10, p. 546-563.
354

11. Conférence internationale des maires de villes historiques chinoises et de l’Union européenne Suzhou,
7-9 avril 1998, Paris, Unesco, 1998 conclusions, p. 121-141, « Déclaration de Suzhou », p. 148.
12. Voir par exemple en 2002 les informations sur la destruction des vieux quartiers de Pékin : Le
Monde (5 février, 17 juillet par Frédéric Bobin ; 19 octobre par Frédéric Edelmann), Libération (19
juillet par Pierre Haski). Le Courrier international (n° 50 du 19 au 25 septembre) d’après un article
d’un journal chinois de Canton : « Du passé la Chine fait table rase. Gens de Pékin face aux
bulldozers », Nanfang Zhoumo (s.d.). Time Asia, (4 novembre) : « Made in China : Ruble rousers The
destruction of cultural treasures seems to be reaching a national frenzy » l’auteur y associe le
vandalisme des restaurations, notamment du temple de Confucius à Qufu, inscrit au patrimoine
mondial.
13. Voir par exemple le cas de Lijiang « In a Yunnan village, Disney land and Shangri-La »,
International Herald Ttribune, 28 décembre 2001.
14. Taiyuan devient la capitale des Qi du nord (550-577). Datong est l’une des capitales de la
dynastie mongole des Liao (kitans, 916-1125).
15. Pingyao, chef lieu de district à 80 km au sud de Taiyuan, centre bancaire et commercial
important pour les banquiers du Shanxi sous les Ming et les Qing.
16. Sur ces différents aspects, C ARROUE Laurent, « Chine : De l’ouverture aux déséquilibres
territoriaux », Alternatives économiques, n° 187, décembre 2000, p. 30-31 ; G OODMANN David S. G.,
« King coal and secretary HU Shanxi’s third modernisation », H ENDRISCHKE Hans and C HONGYI
Feng, The Political Economy of China’s Provinces, London, Routledge, 1999, p. 211-247 ; B RESUN Shaun
« Shanxi : China’s powerhouse », GOODMANN David S. G. (éd.), China’s Regional Development,
Londres, Routledge, 1989, p. 135-152.
17. Le chiffre d’affaires du tourisme s’élèverait en 2001 à 1,2 milliard de dollars (5,6 % du GDP de
la province) en progression de 23 % sur un an et accueillant 200 000 touristes étrangers (+ 22 % en
un an) : « Taiyuan Record income from tourism », « Illuminating China’s provinces,
municipalities and autonomous regions », China Daily, 7 janvier 2002.
18. 56 sites classés au niveau national en 1996, en tête du classement par province, avec le Hebei
et le Shaanxi, FRESNAIS, 2001,186.
19. Conférence internationale des maires de villes historiques chinoises et de l’Union européenne Suzhou,
7-9 avril 1998, Unesco, Paris, 1998. Ce Programme de coopération franco-chinois correspond à
des travaux menés de 1998 à 2002 par l’Observatoire de l’architecture de la Chine contemporaine
du ministère de la Culture et de la Communication (Françoise Ged, Alain Marinos, Jean-Pierre
Goulette et l’auteur) et le Centre national de recherches sur les Villes historiques chinoises,
Université Tongji (Shanghai) et avec le soutien de l’Unesco.
20. À titre indicatif et selon des sources locales : à Tongli (30/40 000 habitants en 1999) : de
200 000 touristes en 1997 à 600 000 touristes en 1999 ; à Nanxun (110/120 000 habitants en 1999) :
500 000 en 1999.
21. La résidence Qiao devient à la mode à la suite du tournage du film « Épouses et concubines »
(Raise the Red Lantern) : GAUTHIER Ursula, « Ô dragons, ô châteaux. Splendeur des grandes
demeures familiales du Shanxi », Le Nouvel Observateur, 11 juillet 2001.
22. Dès 1997, les campagnes de promotion du tourisme par l’agence provinciale du CITS
fondaient leur argumentaire sur la promotion de Pingyao : « The centre piece for their campaign
is the Pingyao City Wall, which has been designated a World Cultural Héritage site by Unesco »,
Travet China, 15 avril, 1998. Exemples de promotion du site en France : B ODELEC C, « Pingyao,
capitale des banquiers », Les dix merveilles de la Chine, Historia thématique, n° 85, septembre-octobre
2003, p. 73-77.
23. Tentative List of Chinese Cultural Properties for Inclusion on the World Heritage List, Bureau d’État
des reliques culturelles, Commission nationale chinoise pour l’Unesco, août 1994 (doct. interne :
liste de 29 sites).
355

24. Voir par exemple : HSIEN Chin Hu, The Common Descent Group in China and its Functions, New
York, Ralph Linton, 1948 (réédition, Taipei, s.d.) ; F EUERWERKER Albert, « State and society in
eighteenth-century China : The Ch’ing empire in its glory », Michigan Papers in Chinese Studies, n°
27, 1976 : surtout p. 94-115 ; GERNET Jacques, A History of Chinese Civilization, Cambridge, Cambridge
University Press, 1987, p. 429-486. GOSSAERT Vincent, Dans les temples de la Chine Histoire des cultes,
vie des communautés, Paris, Albin Michel, 2000, p. 105-122.
25. DARDESS John W., « A Ming landscape : Settlement, land use, labor, and estheticism in T’ai-ho
County, Kiangsi », Harvard Journal of Asiatic Studies, n° 2,1989, p. 295-364, (p. 313-315).
26. Les données chiffrées sont mentionnées pour donner un ordre de grandeur de ce type de site.
Elles correspondent à des informations extraites de sources locales non vérifiées.
27. Informations communiquées par M. Wang, chercheur travaillant sur l’histoire des marchands
du Shanxi, lors d’une réunion avec les responsables locaux et des représentants de bureaux
provinciaux.
28. De MONTALEMBERT, « Du vandalisme en France lettre à M. Victor Hugo », Œuvres, tome 6, Paris,
1861, p. 11-74. L’auteur y associe (p. 18) le vandalisme constructeur.
29. « To restore the original look of the ancient city, the local government decided to relocate
residents in the downtown area to new communities outside last year », in « Pingyao city to be
protected with loans », Xinhua News Agency, 4 janvier 2002. À Lijiang, il est en outre envisagé de
reloger cette population dans la ville nouvelle, édifiée « dans le même style architectural que
celui de la ville ancienne de Lijiang » : « SW China provinces steps up efforts to protecte world
heritage site », Xinhua News Agency Daily, 18 juillet 2003 (Erreur ! Référence de lien hypertexte non
valide. China, org. cn)
30. Nara Conference on Authenticity in Relation to the World Heritage Conservation (1994), Tokyo, 1995.
Voir aussi le séminaire de Nara (1999).
31. « Le pont en tant qu’objet est sans grande importance », selon F. W. Mote, cité par Simon Leys
(cf. note 9 ci-dessus, p. 48).

AUTEUR
BRUNO FAYOLLE LUSSAC
Maître-assistant en Histoire et culture architecturales
Équipe de recherche Production de la ville et patrimoine (PVP)
École d’architecture et de paysage de Bordeaux
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Ksour sahariens. Une société de


l’éphémère réinvestit son patrimoine
Anne-Marie Frérot

1 Le patrimoine existe s’il est intégré dans la société actuelle, mais esclaves de notre
expérience et de notre culture, nous ne pouvons prétendre connaître les biens
patrimoniaux.
2 Ceci étant posé en préalable, je tente de répondre à la problématique de l’Université
européenne d’été « Habiter le Patrimoine, sens, vécu, imaginaire » à travers l’étude d’un
site saharien du patrimoine mondial : les Ksour anciens de Ouadane, Chinguetti, Tichit et
Oualata en Mauritanie (fig. 1). Je m’intéresse notamment aux rapports étroits entre les
hommes et les lieux, aux différents sens qui s’articulent autour de la notion d’habiter, aux
regards croisés entre la dynamique de patrimonialisation des lieux et leur mise en
tourisme.
3 Pour certains, le déclin des ksour, voire même leur agonie, est inéluctable ; pour d’autres
de nouvelles dynamiques se mettent en place, signes d’une réappropriation patrimoniale.
Certes, les sécheresses et chaleurs excessives, la violence des vents, la rareté de l’eau et de
la végétation, les sols à nu... constituent des facteurs-limites à la mise en valeur de ces
milieux difficiles. Pourtant de multiples ressources existent : un riche patrimoine
culturel, matériel et immatériel, l’ensoleillement, des paysages grandioses. Mais est-ce
seulement à destination des étrangers ? Après avoir déserté ces « périphéries » (Frérot,
1997), vu les conditions économiques, politiques et d’environnement, le classement au
patrimoine mondial de l’humanité, la mise en tourisme, la création de Plans de
Développement Urbain redonnent vie à ces villes anciennes qui acquièrent de nouvelles
fonctions restituant du sens à l’acte d’habiter. Le regain d’intérêt, même à visée
économique et pragmatique, pour la réhabilitation et la sauvegarde de ce qui est
désormais considéré comme « patrimoine » semble traduire la volonté de réinvestir les
lieux patrimoniaux en conciliant tradition et modernité. Qu’en est-il exactement ? Y a-t-il
réappropriation ? Si oui, quelles en sont les modalités ? De quelle manière ce patrimoine
devient-il une notion partagée ? Quels sont les différents sens qui s’articulent autour de la
notion d’habiter pour une société de l’éphémère ?
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Figure 1 : Les Ksour en Mauritanie : Ouadane, Chinguetti, Tichit et Oualata, quatre « villes
anciennes » inscrites au patrimoine mondial

GENÈSE ET SPÉCIFICITÉS DU PATRIMOINE


Le modèle du ksar saharien

4 Le Sahara n’est, en réalité, jamais une barrière infranchissable et, pendant plus de deux
mille ans, le commerce y est plus ou moins florissant. Espace-relais méridien, c’est un
sahel (rivage) sud ou nord. Les cités y surgissent, subsistent ou disparaissent ; d’autres les
remplacent. Bâties avec les matériaux locaux sur le modèle du ksar (pl. ksour, village
saharien souvent fortifié et/ou aggloméré à fonction caravanière), ces villes créent une
unité pré- et saharienne : ksour de Libye – ex. Ghadamès –, ksour du Tafilalet, du Draa, du
pays d’Errachidia – ex. Goulmima, Tinejdad – au Maroc ; ksour de l’Atlas saharien algérien
– Monts des Ksour, Touat, Tidikelt, M’Zab – et du Sud tunisien (variante de greniers
fortifiés). Les cités soudaniennes, de la rive sud du Sahara, sont apparentées à ce type
architectural (Tombouctou, Djenné, cités de l’Aïr, du Ténéré, du Kanem Bornou). Elles
constituent un riche et divers patrimoine architectural attractif et certaines, dont les
quatre villes anciennes de Mauritanie, sont inscrites sur la liste du patrimoine mondial de
l’humanité1.
5 Ce sont avant tout des témoins des échanges méridiens d’autrefois. Leur histoire
commence réellement lorsque le Sahara se ferme à la vie facile, lorsque l’on ne tente plus
sa traversée sans maîtriser l’espace, contrôler les points d’eau, les pâturages, les salines et
les oasis. La route caravanière de l’Ouest saharien s’ouvre il y a mille ans entre l’Atlas
maghrébin et le « Pays des Noirs » (Soudan, aujourd’hui Mali) ; elle traverse l’actuelle
Mauritanie. Les voyageurs arabes, Al-Ya qûbi, Al-Fazarî, Al-Bakrî... attestent de l’activité
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de cette voie « sillonnée de marchands ». L’essor des échanges correspond au


développement des émirats fatimide, omeyyade, puis almoravide (Égypte, Maghreb,
Espagne) sur la rive nord et coïncide avec l’apogée du Ghana qui contrôle au sud les mines
d’or.
6 Spécialisés dans l’élevage camelin, les nomades sahariens sont d’abord convoyeurs,
guides et protecteurs des marchands. Peu à peu, leur position se renforce, en particulier
par leur mainmise sur les salines (Idjil, Awlil, Teghaza, Taoudenni). Après l’or, les esclaves
noirs achetés ou razziés sont « le produit » le plus apprécié au nord ; au sud, c’est le sel
« en échange duquel les rois donnent plus d’or que pour toute autre marchandise ». C’est
ainsi que les oasis deviennent de véritables cités, relais du commerce transsaharien, lieux
de production et d’ancrage territorial, points de rupture de charge, « ports » sahariens
vers lesquels convergent toutes les autres activités.
7 Vraies villes, fortifiées ou non, avec mosquée, rues, quartiers, l’architecture y est
massive ; les habitations sont densément blotties autour des mosquées aux minarets
carrés tout aussi sobres et austères que les maisons, même si les pierres y sont mieux
ajustées. Aucune recherche architecturale, aucune fantaisie n’a présidé à la construction
de ces ksour qui exhalent le dépouillement et l’ascétisme de l’islam saharien. L’utilisation
des seuls matériaux disponibles sur place (la pierre – grès primaires blancs, gris, verts ou
rouges –, l’argile des bas-fonds ou carrières utilisé comme torchis, pisé ou banco)
concourt à une continuité visuelle : profondément ancrées dans le sol dont elles
émergent, les villes se confondent avec leur environnement ; l’intervention humaine y
demeure minimaliste ; la symbiose est totale.
8 À Oualata, les maisons à étage de style soudanien, articulées autour de cours intérieures
dissimulées derrière des chicanes, sont en pierre sèche, entièrement enrobées d’un crépi
épais d’argile rouge ou ocre que les femmes décorent d’arabesques peintes au doigt
autour des portes intérieures (fig. 2) – ou de façade – somptueuses ornées de clous et de
heurtoirs ouvragés. Ces motifs participent au renom de la ville, mais seuls les initiés
connaissent leur langage secret (Frérot-Tolba, Siebert, 1999). La patrimonialisation des
quatre ksour anciens est justifiée en quelques lignes par l’Unesco : « Préserver un tissu
élaboré entre le XIIe et le XVIe siècles avec maisons à patio se serrant en ruelles étroites
autour d’une mosquée à minaret carré. Ils témoignent d’un mode de vie traditionnel,
centré sur la culture nomade, des populations du Sahara occidental » (whc. unesco. org/
sites).
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Figure 2 : École coranique à Oualata. Murs décorés d’arabesques peintes au doigt par les femmes

Le modèle de la bibliothèque saharienne et le pouvoir des tolba

9 À partir de la conversion à l’islam des souverains du Tekrour il y a environ mille ans


suivie de celle des chefs Sanhaja, le Sahara de l’ouest devient et demeure pendant des
siècles un axe de circulation non seulement de marchandises diverses, mais de
connaissances et d’idées véhiculées par les livres, les lettres, les opuscules ; le commerce
n’est que l’aspect saillant d’un transfert de valeurs, en particulier musulmanes, qui
enrichissent le patrimoine de références mystiques et terminologiques. Malgré les
périodes d’instabilité et de régression commerciale, malgré le mouvement migratoire
hillalien, le soulèvement peul animiste de Koli Tengella dans la vallée du fleuve Sénégal,
même après la suprématie, en apparence du moins, des Hassan guerriers au XVIIIe siècle,
« la route de l’Ouest » garde son rôle dans la diffusion profonde et durable de l’islam : les
chefs religieux y maintiennent leur prestige dans la mesure où ils assurent la
transmission d’ouvrages soigneusement calligraphiés dans les villes caravanières et
inlassablement recopiés lors des haltes par des chameliers lettrés. Ainsi, cet itinéraire
saharien devient une « route des manuscrits » (Frérot-Tolba, Siebert, 1999). Les quatre
villes anciennes de Mauritanie font donc partie du territoire de l’islam, fait qui sera
renforcé par les mouvements confrériques soufis qui s’épanouissent à l’époque moderne
et contemporaine2. Chinguetti est même considérée comme l’une des sept villes saintes :
son image est assimilée à la dowle (État musulman) au point que tous les pèlerins s’y
rassemblent pour former une grande caravane vers La Mecque rejoignant Fès, le Tafilalet
ou le Touat où ont lieu d’autres rassemblements, puis se joignent, soit à ceux qui font le
saint voyage par mer, soit à la grande caravane qui gagne l’Égypte par le Sahara (Frérot,
1993). Cette importance religieuse est attestée par la tradition orale et par les ouvrages 3
de ces « bibliothèques du désert » aujourd’hui largement médiatisées4. Certes, Chinguetti
est mise en exergue comme pôle religieux actif, mais ces spécificités se retrouvent dans
les trois autres villes où les enseignants (tolba) et leurs mehadr (sing. mahadra, école) sont
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également réputés : professeurs de théologie, rhétorique, histoire, grammaire, poésie,


mathématiques, astronomie..., ils s’entourent d’élèves jeunes ou plus âgés, souvent venus
de loin (fig. 2). Ils sont aussi éditeurs : les scribes recopient inlassablement des ouvrages
rapportés du pèlerinage (achetés au Caire, à Damas, Fès, Tlemcen...) ; ces copies, ajoutées
aux écrits locaux, sont dispersés sur l’ensemble du territoire mauritanien. Seules
certaines familles ont constitué des bibliothèques, mais en réalité, même dans les villes
anciennes, on ne retrouve rien qui ressemblât aux grandes bibliothèques de Fès ou
Tombouctou conformes à la tradition islamique. En effet, les cités caravanières ne sont
que des points d’un territoire en mouvement ; la plupart des tribus savantes sont elles-
mêmes en très grande partie nomades5 ; les livres sont transportés dans des coffres, à dos
de chameau ; dans les cités caravanières, les luttes intestines entre tribus rivales ou au
sein d’une même tribu conduisent à l’instabilité de la population (ex. lorsque la tribu des
Idawali éclate à Chinguetti et que ceux-ci se dispersent, chacun emporte son patrimoine
de livres).

Pratiques et perceptions : une identité bédouine

10 La tradition des villes attestée par les écrits locaux l’est en particulier dans les chroniques
transmises de génération en génération, récitées à partir de la plus ancienne année
connue et riches en enseignements sur les conflits tribaux, les hauts faits, les ancêtres
célèbres, l’environnement et les aléas (sécheresses, pluies, bonnes ou mauvaises récoltes,
état des pâturages, disettes, maladies...). L’année de référence est lunaire et reçoit le nom
de l’événement le plus marquant (Frérot, 1993 et 1999) qui diffère selon les villes et les
tribus d’une même ville. Ce corpus livre l’histoire des villes et retrace les usages,
pratiques et représentations de leurs habitants très intimement liées à celle du désert. Les
citadins-nomades, ou « gens des murs » (Ehl dechrà) comme ils se désignent, ont une
territorialité mouvante en référence à un ensemble de lieux et d’itinéraires répondant à
des nécessités matérielles et immatérielles (élevage extensif, agriculture de bas-fonds,
commerce, enseignement religieux, médecine des corps, des âmes et des bêtes). Le
territoire est le témoin, l’assise et l’objet d’influences temporelles auxquelles il est plus ou
moins réceptif, mais l’écriture du palimpseste n’est pas effacée dans la mémoire
collective. Même aujourd’hui, alors que le territoire mauritanien s’inscrit pour des
raisons historiques dans des frontières coloniales héritées, il n’y a pas de véritable
rupture dans les représentations ; la société des ksour se prolonge à travers le temps par
des lieux à valeur immortelle, des hauts lieux de référence commune, lieux de mémoire
essentiels comme horizon collectif et individuel de (re)connaissance. Les habitants
entretiennent avec leur ville une relation allant de la revendication tribale à la simple
affectivité et débouchant sur la notion de Ehl, « les gens de (Oualata, Tichit, etc.) » où
interviennent des rapports de clientèle fondés sur l’inégalité politique, sociale et foncière,
d’alliance ou de parenté. L’identité véhiculée est celle des beidanes (« les blancs ») ainsi
que se désignent les Maures, celle des « gens du Trâb el-Hajra », « pays de la pierre »,
ensemble de plateaux gréseux aux rebords majestueux appelés dhar (dos) considéré
comme le cœur de la Mauritanie. Identité maure et au-delà mauritanienne des bilâd
shinqît (« les pays de Chinguetti ») auxquels tout Mauritanien accorde un statut de « mère
de la Mauritanie » : le toponyme Chinguetti (Sin Nguégé ou le puits aux chevaux) serait
d’origine soninké ou bambara ; de même, à Ouadane, les représentations de cases entre
des mains, symbole fréquent en pays soninké, atteste du métissage culturel.
361

Dépossession

11 Lorsque les Français découvrent les ksour de Mauritanie, leur activité est déjà ralentie et la
colonisation renforce ce mouvement (réorientation des circuits d’échange au profit de la
voie maritime, concurrence de produits de remplacement comme le sel marin, réquisition
d’animaux et produits, taxes, contrôle des caravanes, etc.). À cette infortune historique
s’ajoutent la sécheresse, le tarissement des points d’eau et la famine. Les populations sont
de plus en plus attirées par les villes « modernes » où elles trouvent un emploi, un salaire
régulier, des écoles pour leurs enfants, des dispensaires et hôpitaux pour leurs malades. À
l’indépendance, le mouvement de retournement de l’espace s’accélère. Nouakchott la
capitale politique, Nouadhibou la capitale économique, Zouérate et Akjoujt les villes
minières, Néma ou Tidjikja les capitales régionales..., mirages de bien-être, concurrencent
les villes anciennes qui se dépeuplent6, s’ensablent et s’écroulent.

Tableau 1 : Évolution de la population des quatre villes anciennes de Mauritanie 7

Enquête et recensement Unesco/FNSVA mars 1995 pour Tichit


Source: MAED, ONS, Recensements de la population et de l'habitat 1977, 1988 et 2000.

12 La capitale (Nouakchott) et le littoral atlantique sont désormais les entités spatiales


dynamiques ; les ksour, intégrés dans un schéma d’aménagement du territoire et de
développement programmés par « le centre », perdent leur identité. Leur statut de ville8
n’est même plus reconnu. D’un espace concentrique irradiant, l’espace vécu des « gens
des villes » devient un univers clos aspiré par un centre qui concentre les forces vives de
la nation (capitaux, investissements, aide internationale, élites, pouvoirs de décision, etc.)
et des relais administratifs de décisions plaquées. La nostalgie, thème essentiel de la
pensée islamique, s’installe dans une société dépossédée à l’instar de celle de l’amoureux,
et par extension, Al bukâ’alal atlâl, (pleurer les vestiges des demeures désertées, pleurer la
splendeur d’antan...). Inscrits dans un temps et un espace communs, attachés à leurs
origines, « récitant leurs généalogies » selon le précepte du Coran, les Mauritaniens sont
devenus sensibles à leur héritage, mémoire vivante collective.
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LA CONSTRUCTION PATRIMONIALE
Ordre juridique et institutionnel

13 Dans les années 1970, la Mauritanie, jeune État en quête de légitimité, revendique son
identité et se soucie de protéger son patrimoine culturel et historique dont les villes
anciennes. L’essentiel de cette protection se fonde sur la loi 72160 du 31 juillet 1972 (J.O.
du 3 août 72) et le décret 74423 du 31 décembre 1974 créant l’Institut Mauritanien de la
Recherche Scientifique (IMRS). À la même période, une imprimerie nationale voit le jour.
L’IMRS se spécialise dans les fouilles archéologiques (Aoudaghost, Koumbi Saleh, Oualata,
Tichit, Azugui) et la collecte des manuscrits9.
14 La protection juridique de la loi de 1972 est ambitieuse puisqu’elle concerne tout objet
mobilier ou immobilier, tout site (espace bâti ou non et sous-sol y afférent), tout moment
de l’histoire nationale, inclut un régime de protection des fouilles et un dispositif pénal
relatif à tout objet protégé garantissant sa découverte, son classement, son expropriation
et sa non exportation. Néanmoins, depuis trente ans, son application est loin d’être
effective10.
15 Parallèlement à la mise en place de cette politique culturelle nationale, des actions de
sensibilisation et de mobilisation sont menées pour associer les populations locales à
l’œuvre de réhabilitation ; des « comités de sauvegarde » sont créés dans chacune des
quatre villes. En 1978, décision est prise d’entreprendre des études techniques « pour la
protection, la préservation, la restauration et la mise en valeur des villes, et de définir les
modalités d’une campagne internationale ».
16 Cette campagne est lancée en 1981 sous l’égide de l’Unesco et se concrétise par la
réalisation d’une exposition à Paris en 1988 ; le but est de créer un mouvement d’opinion
en faveur des « Villes anciennes de Mauritanie » pour une inscription sur la liste du
patrimoine mondial. Le dossier aboutit en 1996. Entre temps, l’État mauritanien, toujours
soutenu par l’Unesco, relance le programme de sauvegarde : en 1993, par le décret 93 051
du 6 avril 1993 portant création d’un établissement public à caractère administratif
dénommé Fondation Nationale pour la Sauvegarde des Villes Anciennes (FNSVA), placée
sous tutelle du Secrétariat Général du gouvernement ; en 1995, par le dépôt d’un dossier
de demande d’inscription. La contrepartie à l’aide financière apportée par cette
inscription est la définition d’un périmètre de protection dans les villes, le renforcement
de la protection juridique, la création d’un organe gouvernemental chargé de faire
appliquer et respecter la loi. L’action de la FNSVA associe au plan local les délégations
régionales des services concernés, les municipalités (1986), l’Association culturelle de
Ouadane (1984), l’Association pour la sauvegarde et le développement de Chinguetti
(1990), l’Association culturelle et sociale pour la promotion de Tichit, l’Association
d’entraide et de secours de Oualata (1990). L’optique est différente de celle des décennies
soixante-dix et quatre-vingt. En effet, il ne s’agit plus seulement de sauvegarde mais
« d’actions multisectorielles générant le développement économique et social local » (les
villes et leur région) dans le « respect d’un juste équilibre entre les innovations et le
respect des traditions ». La FNSVA doit mener une politique de sensibilisation pour le
respect du patrimoine, pour la promotion des ressources locales (matériaux, savoir-faire,
artisanat...) ; elle doit coordonner les actions de développement avec les services de santé,
d’éducation, de promotion féminine et du tourisme. L’ensemble des actions doit s’inscrire
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dans une planification à moyen et long terme concrétisée par l’élaboration de PDU (Plans
de Développement Urbain actuellement en cours d’élaboration).
17 Dernier élément de la construction patrimoniale : à la fin des années 1990, la Banque
mondiale n’ayant pas bonne presse décide de s’intéresser à la culture. Elle finance en
Mauritanie un colloque international (1999) ayant pour objectifs « un inventaire global du
patrimoine (mahadras, bibliothèques, poésie, musique, archéologie, architecture,
traditions populaires, artisanat...), un inventaire des actions déjà menées ou en cours par
le gouvernement en vue de promouvoir le patrimoine, une étude des conditions
institutionnelles et financières pouvant garantir la pérennité des initiatives, l’élaboration
de bases de concertation avec les bailleurs de fonds ». Ce colloque débouche sur un
« Projet de Sauvegarde et Valorisation du Patrimoine Culturel Mauritanien » financé pour
trois ans par la Banque au sein duquel travaillent actuellement des consultants pour
l’élaboration des PDU des ksour.
18 Selon l’Unesco, « la campagne internationale de sauvegarde a été particulière en
Mauritanie en ce sens qu’il s’agit de sauvegarde et développement ; l’esprit étant de
préserver le tissu historique de ces quatre villes comme témoignage du passé pour
qu’elles puissent disposer d’un héritage et d’une identité qui seront indispensables pour
fonder l’avenir. Il s’agit de sauver ces villes de la pauvreté, de les protéger autant comme
patrimoine culturel que contre l’ensablement et l’oubli. Nous avons tenté d’agir sur les
facteurs qui poussent les populations à l’exode... Qu’est-ce qu’une ville sans ses habitants,
son environnement ? » (Mounira Bacar, 1999). Cette politique actuelle de développement
intégré (ex. les PDU) remet en cause les modèles antérieurs conduisant à privilégier le
rôle de l’État en tant que vecteur des processus de « modernisation », le corollaire en
étant que cette « modernisation » passe par l’élimination de la tradition et par un
processus capable de « stimuler un esprit positif et rationnel » conduisant les populations
à un comportement de type « universaliste ». Une ère nouvelle s’amorce reconnaissant
aux sociétés locales des facultés de réinterprétation et d’adaptation. Il s’agit enfin (peut-
être ?) de rendre aux populations leurs lieux et de concilier « tradition et modernité », ce
qui pose la question des valeurs patrimoniales.

Valeurs patrimoniales

19 Plusieurs constats :
• Il n’y a pas de conscience patrimoniale a priori. De nombreux chercheurs, étrangers ou
nationaux, ont souligné ce fait lors du colloque de 1999 : « Un constat s’impose, c’est le peu
d’engouement populaire pour les choses ayant un intérêt historique lointain (objets
mobiliers et immeubles) faute pour le commun des mortels d’en saisir la signification
profonde au-delà de leur expression physique... Seules les villes anciennes ou symboles
d’une période qui marque encore l’imaginaire collectif peuvent intéresser l’opinion
publique » (Dahi et Sidi Abdoullah, 1999) ; « L’inconscience culturelle est caractérisée par le
fait que les pouvoirs publics, dans leur programme, font figurer un alléchant volet culturel
sans intention ni volonté réelle d’application » (pas d’organisation des professionnels du
secteur, pas de formation). Ajoutons à cela « l’inconscience des populations qui n’hésitent
pas à piller les sites... ou l’intervention des élites et notables avec des intentions purement
mercantiles » (Fall Diagne, 1999).
• Au début des années 1990, les ksour survivent, mais continuent à se dégrader ; les efforts et
l’énergie déployés pour attirer l’attention sur les dangers encourus restent sans effets ; de
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nombreux habitants m’ont dit qu’ » ils sont las des experts qui passent et ne proposent
jamais rien de concret ». Face à la fragilité écologique accrue et surtout à l’absence de
ressources, l’exode se poursuit malgré quelques tentatives de développement local. Il est
vrai qu’à l’époque, la Mauritanie adopte pour ces quatre ksour une « stratégie de défense »
en oubliant de leur redonner un statut de villes (cf. supra).
• L’intérêt extérieur pour les questions patrimoniales est un facteur incitatif et
compensateur ; il déclenche les choix et la sélection initiale des quatre ksour, leur élévation
au niveau de symboles, leur consécration et mise en exposition.
• Les initiatives des élites locales héritières de la tradition complètent ou concurrencent les
interventions de l’État. Ces groupes sont légitimés par un capital culturel (formation,
compétences...), économique (argent, patrimoine...), social (famille, tribu, parenté, alliances,
socialisation dans la coutume, ancrage local...) et un capital symbolique (prestige, influence,
autorité, chefferie confrérique...). Le cadre des villes caravanières est particulièrement
favorable à l’existence d’élites alliées sur le plan économique, foncier, religieux et politique :
les tribus fondatrices maraboutiques et caravanières (zouaïa : Kounta, Laghlâl, Id-aou-Ali,
Chorfa, Ideylba, Mahjîb, Id-aou-El Hadj...) associent un important rayonnement culturel et
religieux (cf. infra) à une emprise économique d’envergure (propriétaires de palmeraies, de
troupeaux, de bas-fonds, de mobilier et immobilier). -Les données historiques,
géographiques et anthropologiques expliquent sans doute le fort sentiment d’appartenance
aux ksour, mais celui-ci est, sans conteste, renforcé par les ambitions politiques et
financières actuelles. Le pouvoir a intérêt à ce que les villes anciennes deviennent des
symboles de l’unité nationale ; les élites locales y trouvent le moyen de se promouvoir au
niveau central (Frérot, 1998).
20 Ces constats doivent être nuancés :
• Le cas mauritanien n’a rien d’exceptionnel dans sa construction patrimoniale, même si celle-
ci est impulsée de l’extérieur.
• « Si la notion de patrimoine apparaît dans les sociétés de la modernité, c’est parce que cette
transmission et la mémoire qu’elle suppose du passé opèrent à travers une série de ruptures
susceptibles, à la limite, de les remettre en question » (Bonté, 1999 : 83). Or, en fin de
compte, les ruptures ne sont pas encore entamées dans la société mauritanienne avant les
années quatre-vingt-dix : les liens familiaux restent solides, les comportements et valeurs
étrangers n’ont pas gommé le nomadisme, la tribu, l’islam profondément ancrés dans les
représentations (Frérot, 1993). Le patrimoine mauritanien existe par les représentations
communes de l’inscription dans le temps et l’espace.

Les mots pour le dire

21 En hassanyya (dialecte arabe de Mauritanie), le terme employé pour patrimoine est le


terme arabe tourath (radical irth, waratha, hériter). Les Mauritaniens retiennent donc le
sens d’héritage (cf. anglais) et de transmission de génération en génération de biens
matériels et immatériels ne venant pas uniquement du père (sens latin de patrimoine, de
patrimonium –pater –) même si la filiation par le père prédomine. La représentation peut
être complétée par l’expression Mi fat mat, « ce qui est passé est mort » issue de la
révolution intellectuelle et mystique que connaît l’islam au XIXe face à l’immobilisme du
très fort attachement aux ancêtres. L’initié dit « je suis » et non plus « je suis le fils d’un
tel » ; il ne se glorifie pas de son nom car les ancêtres sont inégalables ; il vit tourné vers
l’avenir. L’aspect positif est de se détacher des biens matériels, de son « patrimoine » ;
l’aspect négatif est l’abandon de ses racines et la non transmission de la lignée. Pour les
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Mauritaniens, tourath est la synthèse de ces deux aspects avec réappropriation moderne
du terme héritage : le passé est recréé avec une importance nouvelle dans une société de
l’éphémère préoccupée par le présent, l’immédiat et la survie où seul le spirituel compte.
Auparavant si des lieux ne sont pas habités ou désertés, c’est qu’ils ne sont pas ou plus
habitables11 (ce que nous qualifions de fatalisme) ; les sauver comme témoins du passé est
une conception récente qui suppose la projection dans le passé par peur du présent et de
l’avenir. On comprend dès lors que la patrimonialisation des villes anciennes ne pouvait
pas fonctionner tant que la société locale n’avait pas intégré dans son présent et son
avenir la nécessité d’occuper, de se réapproprier les espaces en leur accordant de
nouvelles fonctions.

RÉVEILLER LES LIEUX


22 Patrimonialiser un site ne suffit donc pas à le faire vivre et ne permet pas aux habitants
d’en vivre. Certes, depuis peu, il faut payer pour visiter les bibliothèques, les petits
musées ou certaines maisons restaurées. Certes les habitants aménagent des boutiques
dans les vestibules où ils exposent des objets artisanaux vendus à prix élevés, etc., mais ce
n’est pas parce que les sites sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité
(sûrement pas d’ailleurs car cela se fait aux dépens des normes que tente d’imposer
l’Unesco) ; c’est simplement parce la même année que celle de l’inscription (1996) se
produit la mise en tourisme des sites chargés de signification et enjeux de pratiques
valorisées par le regard des « Autres ».

Informer, séduire et mettre en scène

23 Ce patrimoine est valorisé par son environnement : le désert, objet de représentations


magiques, exotiques, mystiques... pour des sociétés européennes engluées dans
l’accumulation, la consommation, le matérialisme, le gaspillage, etc. Il faut partir, quitter
trop de stress, trop de technologie... et se retirer, se retrouver face à soi-même. Quel
meilleur endroit que le désert ? Les voyagistes jouent à fond la carte du retour à la nature,
de l’authentique, de la nostalgie des origines, de « l’appel émouvant des terres ocres du
désert ». Ils vendent les villes en tant que paysage « grandiose », « infini », « majestueux »
surtout sableux :
« Chinguetti, ville sainte à la lisière de l’erg Ouarane... Après la sieste vous partez
visiter la ville, une bibliothèque recélant quelques manuscrits ou... les premières
dunes de l’immense erg » (Catalogue Point-Afrique, 2003-2004).
24 J’ai moi-même mis en scène ces quatre « Villes de sables » dans un texte lyrique illustrant
les magnifiques images du photographe Serge Siebert :
« Chinguetti, Ouadane, Oualata, Tichit, noms magiques évocateurs d’un glorieux
passé saharien, patrimoine mondial de l’humanité, quels sont vos secrets
jalousement gardés par les sables ? La vie entre vos murs plus ou moins ruinés,
abandonnés n’est jamais qu’un frémissement discret, une fragile parenthèse entre
deux dunes, deux tempêtes de sable... Chinguetti tu es toute de grès pâle, à patine
beige... Noyée de soleil tu as des tons de cuivre rose, de vieille poterie recuite
s’harmonisant à s’y fondre avec les sables d’Ouaran où tu t’adosses. Ouadane et
Oualata, vous êtes taillées à même la montagne qui vous porte accrochées à son
flanc, et parmi tous ces éboulements de roches... couleur de bronze, d’ardoise ou de
cuivre, on ne sait ce qui appartient à la nature et ce qui appartient aux hommes.
Oualata à toi seule tu résumes toute la personnalité de tes sœurs avec tes
366

banquettes où se rencontrent les passants à l’ombre de tes hautes façades. Tichit,


tes pierres plates, blanches, grises, bleues ou rouges, assemblées avec soin,
dessinent des mosaïques en chevrons simulant de longues palmes... » (extrait de
Frérot-Tolba, Siebert, 1999 : 11).

Mise en tourisme : une nouvelle dynamique ?

25 Le tourisme est un phénomène récent dans les ksour et en général en Mauritanie. Par
exemple, en 1970, ces villes n’ont aucune structure d’hébergement ; il est prévu deux
hôtels de trente chambres à Chinguetti avec une annexe à Ouadane. Dans les années 1980,
quelques gîtes d’étape très sommaires voient le jour. Or, aujourd’hui, il existe à Chinguetti
plus d’une quinzaine d’auberges et hôtels. La Mauritanie a bénéficié de la conjoncture
internationale (fermeture du Sahara algérien, nigérien, tchadien, etc.).

Tableau 2 : Évolution du nombre de touristes arrivés à Atar depuis 1996

Source : Point-Afrique

26 Toutefois ce tourisme reste confidentiel : on compte au plus 20 000 touristes tous types
confondus.
27 Les acteurs du tourisme sont publics et privés, internationaux, nationaux, régionaux et
locaux.
28 Il s’agit, pour la mise en place d’un charter entre la France et Atar, de la SOMASERT 12
(filiale de la SNIM) en partenariat avec la coopérative Point-Afrique créée en 1996 dont la
première des actions est le « désenclavement par la création de liaisons aériennes
économiques générant des flux nouveaux et ceci essentiellement dans le domaine
touristique » ; la coopérative est propriétaire de Point-Afrique Voyages et partenaire de
tours opérateurs. La détermination des produits touristiques offerts a pour principale
consigne d’imaginer ceux qui ont le plus de retombées sur les populations et la plus forte
connotation désert pour « enraciner le label ». Les nouvelles fonctions de l’espace sont
donc celles des logiques de l’activité touristique, mais saisonnière (nouveaux métiers –
367

chauffeurs, cuisiniers, aubergistes... avec pluriactivité ex. chameliers, éleveurs, guides).


Dans un discours adapté à l’imaginaire des touristes, les guides transmettent la tradition
et la culture locales, mais « force est de constater que l’homme occidental est plus une
valeur marchande qu’autre chose » (Roullier, 2000).
29 Les touristes en Mauritanie sont encore des voyageurs, ceux qui font du voyage un
enrichissement personnel et une rencontre avec autrui. Mais les touristes ne font que
passer à Chinguetti et Ouadane, étapes incontournables des circuits proposés par les
différents voyagistes, et se rendent peu à Tichit et Oualata trop éloignées et isolées. Cela
devrait changer : « Destination Néma. L’autre rivage de cette immense étendue... au sud-
est, près de la frontière du Mali, là où vivent les nomades les plus isolés et où un sérieux
coup de frein à la désertification humaine va pouvoir commencer... De plus à 80 km de
l’aéroport... Oualata (traduction : Rivages de l’éternité). Cette ville ancienne, dernière
étape de la route des caravanes, au passé prestigieux, ne disparaîtra pas définitivement...
Tichit n’est pas loin non plus... Ces villes anciennes et majestueuses, jadis, sombrent peu à
peu dans l’oubli et souffrent de l’exode des populations vers la capitale. Ainsi un
programme spécial avec des circuits de Néma vers Atar en passant par les
incontournables Tichit et Oualata, mais également vers Tombouctou et Gao sont en cours
d’élaboration. » (Point-Afrique, catalogue 2003-2004 : 5). L’activité est très distributive de
revenus et « rend vie aux villes anciennes... servant ainsi de soutien économique et
humain à leur sauvetage qui n’est plus une opération isolée » (Ould Heyine, 1999). N’est-
ce qu’une évolution temporaire ? Le développement est-il durable ? Le nombre de
voyageurs a diminué en 2002-2003 du fait de la concurrence (d’autres espaces, d’autres
voyagistes...). Le tourisme de toute façon reste diffus.
30 À ce tourisme s’ajoute la politique actuelle de l’État, très volontaire en matière de
décentralisation et déconcentration. Permettra-t-elle un nouveau retournement de
l’espace mauritanien ? Il est trop tôt pour se prononcer, mais j’observe actuellement une
spéculation foncière, un engouement pour la restauration, l’achat de maisons en ruines
dans les quartiers anciens « classés »13. Les infrastructures se développent (électricité,
téléphone, adduction d’eau, g Les lieux se réveillent. Ce ne serait pourtant vraiment pas
l’effet de la patrimonialisation.

BIBLIOGRAPHIE
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Nouakchott (29, 30 novembre et 1er décembre 1999), publication en français et en arabe, 373 p.

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Colloque international, Nouakchott 29, 30 novembre et 1er décembre 1999, p. 83-88.

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patrimoine », in Le patrimoine culturel mauritanien, Actes du Colloque international, Nouakchott
29, 30 novembre et 1er décembre 1999, p. 272-274.
368

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cultures, un atout majeur », in Le patrimoine culturel mauritanien, Actes du Colloque international,
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FREROT A.-M., 1993, Perception de l’espace en Mauritanie, Thèse de doctorat d’État, Université de
Provence.

FREROT A.-M., 1991, Découverte de l’espace mauritanien, CCF Nouakchott, ministère de la


Coopération, 150 p.

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patrimoine culturel et historique », in Le patrimoine culturel mauritanien, Actes du Colloque
international, Nouakchott 29, 30 novembre et 1er décembre 1999, p. 295-301.

OULD HEYINE M. S., 1999, « Patrimoine culturel et développement économique » in Le patrimoine


culturel mauritanien, Actes du Colloque international, Nouakchott 29, 30 novembre et 1er
décembre 1999, p. 68-75.

ROULLIER L., 2000, Tourisme saharien : regards croisés. L’exemple de la Mauritanie, Mémoire de Maîtrise
de Géographie de l’Université de Tours, FREROT A.-M. (dir.), 165 p.

NOTES
1. Ont été classés cinq ksour fortifiés de la vallée du M’Zab en 1982 ; la vieille ville de Ghadamès
en 1986 ; le Ksar d’Ait Ben-Haddou (Maroc) en 1987 ; Djenné et Tombouctou en 1988 ; les ksour
anciens de Mauritanie en 1996.
2. Voir à ce sujet O ULD TOLBA , « Les confréries religieuses en Mauritanie : du spirituel au
temporel », FIG Saint Dié 2002, Géographie et religion.
3. Ouvrages inédits d’auteurs connus dans le monde arabo-musulman ou productions locales
contribuant à la pensée, au savoir ou à la littérature universels, documents d’archives qui
éclairent l’histoire régionale (récits de voyage, chroniques, correspondances, manuels
techniques...), recueil de hadiths, nawazils et fatwa...
4. Ex. opération « Bibliothèques du désert » soutenue par la fondation Rhône Poulenc et l’Unesco
ayant donné lieu à l’exposition d’avril 1999 au forum de la FNAC Étoile à Paris. Cf. aussi
reportages télévisés en parallèle au rallye Paris-Dakar.
5. Tout un chacun peut être tour à tour citadin, commerçant caravanier, berger transhumant,
cultivateur sédentaire. Les référents pâturage, puits, palmier, chameau, bovins, maison se
confondent intimement dans une représentation spatiale tellurique. En témoigne par exemple
l’importance du référentiel élevage dans les toponymes de quartiers (« la corde à bœufs »,
« l’entrave de chameaux », etc.). De génération en génération se transmet la tradition nomade,
même à ceux qui n’ont jamais quitté le ksar (Frérot, 1993).
6. Même si ces localités n’ont jamais été très peuplées (4 000 à 5 000 h au plus) vu leur rôle de
point d’attache temporaire et de magasins pour des groupes nomades, il est indéniable qu’elles se
sont dépeuplées au cours de la seconde moitié du vingtième siècle (tableau 1). On imagine
aisément les conséquences, néfastes pour tous les secteurs d’activité et les savoir-faire anciens,
de l’affaiblissement démographique : exode, taux d’occupation de l’habitat urbain estimé à 60 %
369

par l’Unesco en 1995, dégradation des noyaux anciens soit naturellement soit par prélèvement de
matériaux de construction pour un habitat périphérique...
7. Ce tableau doit être lu avec toutes les réserves nécessaires quand il s’agit de chiffres africains
et de surcroît concernant des recensements de populations sahariennes très mobiles. Toutefois,
la tendance au repeuplement est nette et observable sur le terrain.
8. Au moins cinq mille habitants pour une unité urbaine en Mauritanie.
9. Les missions de l’IMRS sont de repérer l’ensemble des sites à fouiller, établir une carte
archéologique nationale, répertorier, étudier et restaurer les manuscrits, organiser des
bibliothèques, écrire l’histoire du pays avec comme support les traditions orales et les sources
écrites, réaliser des études sociologiques et organiser des manifestations culturelles. Depuis sa
création son parcours est plus ou moins chaotique du fait du contrôle par l’État, notamment par
le biais du Ministère de la Culture et de l’Orientation Islamique, des résultats des chercheurs.
10. Pour un commentaire de la loi, voir Mohamed Lemine Ould Dahi et Brahim Ould Sidi
Abdoullah, 1999.
11. En témoignent les nombreux ksour abandonnés (ex. autour de Ouadane), la surélévation des
maisons par la construction de nouveaux étages lorsqu’il y a ensablement (ex. Chinguetti), la
mobilité du ksar (ex. Oualata).
12. Voir à ce sujet Ould Heyine, « Patrimoine culturel et développement économique », 1999.
13. Jusqu’à 6 € le m2 de dunes constructible à Chinguetti ; de 10 à 12 € le m 2 de ruines. Le SMIG en
Mauritanie est de 33 € !

AUTEUR
ANNE-MARIE FRÉROT
Géographe, professeur à l’Université François Rabelais de Tours UMR 8064 Espace et Culture
Université Paris – Sorbonne
370

Habiter et recevoir : la
patrimonialisation d’anciennes maisons
omanaises à Zanzibar
Marie S. Bock Digne

INTRODUCTION
1 La ville de pierre (Stone Town), située sur l’île d’Unguja dans l’archipel de Zanzibar
(République Unie de Tanzanie), au large de la côte est africaine, est inscrite au patrimoine
mondial depuis 2000. Cette inscription s’est effectuée sur des critères à la fois culturels,
historiques, mais aussi symboliques. En effet, dès ses origines, la ville constitue un site
d’accueil favorable pour les marchands arabes de la mer Rouge et du golfe Persique entre
le VIIe et le XIe siècles. Des Arabes, des Persans et des Chiraziens s’installent le long de la
côte, apprenant la langue locale, épousant des femmes bantoues et les convertissant à
l’Islam. C’est de cette fusion de coutumes, de religion et de langages de peuples différents
que naît la culture swahilie1. La véritable raison d’être du succès de cette civilisation de la
côte orientale de l’Afrique, s’étendant de Mogadiscio au nord jusqu’à Madagascar et
Sofala au sud et incluant les îles des Comores, est mercantile : importations de biens
venus de contrées diverses de l’océan Indien contre exportations de produits de
l’intérieur des terres et réexportations vers les marchés arabes (Aden, Mascate...) ou à
l’extérieur (Inde, îles de l’océan Indien), donnant naissance à la fameuse civilisation du
boutre. Trente-sept villes ont été construites le long de cette côte et sur les îles qui sont
toujours restées indépendantes comme de véritables cités-États et dont une des plus
importantes était Zanzibar, jusqu’à l’arrivée des Portugais. Au cours du XVIIIe siècle, la
ville de Zanzibar passe progressivement de l’état de comptoir de traite à celui de tête de
pont commerciale de l’Afrique orientale, certes très active, mais connectée
principalement avec les aires périphériques proches et intégrées2 (fig. 1). Mais, ce n’est
qu’à partir des années 1830 que la ville va connaître une croissance rapide, liée d’une
part, à une période de forte croissance commerciale, au moment où, notamment, les
371

Français décident d’étendre la traite à Zanzibar, et d’autre part, à la mise en place d’une
économie de plantation impliquant une gestion urbaine suivie. Jusqu’en 1830, Zanzibar
reste essentiellement un intermédiaire commercial entre le continent africain et les
puissances coloniales européennes installées dans les îles des Mascareignes.
2 Ce bref rappel historique permet d’introduire le thème de cette communication portant
principalement sur les différentes formes de mise en valeur de cet habitat, en général et
leurs fonctions de réception, en particulier. La première partie sera donc consacrée à
l’analyse de la place et du rôle de la maison omanaise jusqu’en 1964 ; la seconde
présentera une réflexion sur les notions d’habitat, « habiter », « patrimoine »,
conservation et restauration dans le cadre de cet exemple ; enfin la dernière partie
présentera, à partir d’exemples précis, les formes de mise en valeur de cet habitat dans le
cadre de leur transformation et de leur appropriation patrimoniale.

LA RÉSIDENCE OMANAISE : PLACE ET RÔLE DANS LA


COMPOSITION URBAINE DE SES ORIGINES À NOS
JOURS
Stone Town : ville swahilie au style arabo-musulman prépondérant

3 Il est indispensable de replacer la maison omanaise dans un contexte de composition


urbaine propre à la vieille ville de pierre de Zanzibar. En effet, la première étape décisive
dans le processus d’évolution spatiale de la ville se produit vers 1840, lorsque le sultan
omanais Seyyid Said décide de s’installer en résidence principale à Zanzibar, la classe des
propriétaires terriens devenant politiquement dominante. Si la ville garde un aspect
traditionnel, les édifices en pierre commencent à apparaître au milieu du XIXe siècle, sur
une superficie d’à peine 200 hectares à l’époque. C’est cette partie de la ville qui constitue
aujourd’hui le vieux centre ou quartier historique abritant les anciennes demeures
swahilies et indiennes, construites en calcaire corallien, même si actuellement le béton
tend de plus en plus à remplacer ce matériau naturel mais difficile à entretenir et
coûteux.
372

Figure 1 : Zanzibar : une situation de tête de pont commerciale


Source Bock Digne, M. S., 2003, p. 57

4 À la fin du XIXe siècle, les divisions administratives de Shangani et Baghani, caractérisées


par une majorité de constructions en pierre de corail, blanchies à la chaux, avec terrasses,
et comportant un seul niveau à l’intérieur de la ville et deux ou trois avec cour intérieure
en bord de mer, reçoivent le nom de « quartier aristocratique » par les Européens3.
Abritant une majorité d’Omanais, elles regroupaient également des Européens et des
Américains qui avaient acheté ou reçu en don, des mains du sultan, des terres et des
maisons. En effet, dès 1830, à Zanzibar, les bâtiments en pierre sont construits en grand
nombre alors qu’auparavant, on trouvait principalement des maisons en terre et en
torchis, recouvertes de toits en feuilles de palmier et qu’il n’existait que très peu
d’édifices publics à part le « Vieux Fort » et quelques petites mosquées situées derrière ce
dernier. Avec l’installation permanente des sultans omanais à Zanzibar, les édifices en
pierre surgissent rapidement dans la ville et les quartiers de Sokomuhogo, Forodhani,
Kajificheni et Kiponda, au milieu du XIXe siècle, sont caractéristiques de cette évolution
urbano-architecturale (fig. 2).
373

Figure 2 : Évolution de la composition urbaine de la ville de Zanzibar


Source : Bock Digne, M. S., 2003, p. 112

5 Après 1850, le nombre de bâtiments en pierre augmente rapidement et envahisse les


mitaa de la vieille ville de Zanzibar, au nord à Malindi, au sud dans la partie basse de
Sokomuhogo et à l’est à Mkunazini, transformant ainsi totalement l’apparence de
certains quartiers. Les liens assidus entretenus avec les marchés occidentaux et
l’installation des colons anglais vont engendrer la création de structures spécialisées et de
bâtiments publics. Cette progression rapide de l’urbanisation explique que, durant le
premier quart du XXe siècle, la construction de Stone Town soit pratiquement achevée
dans le cadre de ses limites actuelles qui sont fixées par l’extension de l’aire portuaire au
nord, l’expansion de Shangani et la création du quartier résidentiel européen de Vuga au
sud. Il s’agit donc d’une mise en place rapide de cette structure urbaine, environ 150 ans
de convergence de cultures et de religions, produisant un héritage architectural riche et
diversifié. En effet, différents groupes venus des régions indianocéaniques ont apporté
avec eux leurs habitudes de construction et leur identité culturelle. Dans certains cas, la
diversité des apports est particulièrement visible dans la ville ; dans d’autres, le mélange
a réussi à produire une véritable tradition de construction parfois hybride. Même s’il est
possible pour le passant de reconnaître les différents styles et formes de bâtiments en
fonction de leurs origines africaine, arabe, indienne ou européenne, la synthèse de ces
différentes cultures donne à Zanzibar un paysage urbain unique.
6 Stone Town est donc marquée par une architecture résidentielle d’influence fortement
arabe qui est le résultat d’au moins trois siècles de peuplement revêtant un caractère
urbain affirmé, surtout à partir du milieu du XIXe siècle.
374

La maison omanaise : lieu de vie privée entre austérité et hospitalité

7 La maison et plus largement l’habitat de l’homme correspond sans conteste à l’élément


essentiel de son territoire. La maison est donc en étroite relation avec la rue qui la borde,
mais aussi avec le quartier et la ville où elle est construite, le jardin, la porte ou la cour
constituant l’interface entre l’espace public et l’espace privé. L’étude de la maison en tant
qu’espace privé permet d’énoncer deux principes s’appliquant à tous les types d’habitat et
toutes catégories sociales confondues. Le premier est celui de la division de l’espace
habitable suivant son accessibilité aux visiteurs étrangers, c’est-à-dire ceux qui
n’appartiennent pas au noyau restreint de la cellule familiale. Le second principe est celui
d’une certaine spécialisation des espaces de vie. La maison omanaise ne déroge pas à ces
principes théoriques.
8 Considérée comme un des styles architecturaux les plus pertinents de l’aire swahilie, la
maison arabo-omanaise, d’apparence extérieure modeste, voir austère, à la façade
blanche à l’origine et aux petites fenêtres grillagées dans les murs, présente un plan carré
(photo 1). Le seul élément extérieur ostentatoire est la magnifique porte sculptée,
véritable témoin du statut social de la famille propriétaire des lieux (photo 2). Cependant,
dans les anciens palais du sultan et de sa famille proche, ainsi que dans certaines
résidences, qu’elles soient occupées de nos jours par des familles d’origine omanaise, ou
bien qu’elles abritent des hôtels, la décoration extérieure comme intérieure peut, dans
certains cas, être très raffinée. Parallèlement aux différents aspects extérieurs de ces
résidences, il existe une tradition d’hospitalité générant la présence indispensable, à
l’intérieur et en avant de la maison, d’une aire semi-publique afin de recevoir les
visiteurs. Cette aire de réception formelle de la maison omanaise est située au rez-de-
chaussée alors que les espaces privés de la famille sont regroupés à l’étage. Ce phénomène
explique qu’il existe encore à l’heure actuelle dans les grandes familles de Stone Town, au
plan sociospatial, tout un rite de passage entre l’extérieur et l’intérieur selon une sorte de
hiérarchie en fonction du degré d’intimité du visiteur. Le premier niveau de cette
hiérarchisation est représenté par les bancs de pierre ou baraza construits devant la
façade, de chaque côté de la porte sculptée, et qui constituent un lieu informel de
sociabilité, rattaché à la fois à la rue et à la maison. Une fois passée la porte d’entrée
donnant sur la rue, le visiteur se retrouve dans un hall de réception abritant à nouveau
des bancs en pierre le long des murs ; ce hall portant le nom de seble en arabe, localement
sebule, s’ouvre sur une galerie ou bien une autre pièce de réception, plus importante et
plus formelle, nommée majlis. Dans le majlis, des niches creusées dans le corail tout le long
des murs portent des porcelaines décoratives ou des objets en cuivre. Sebule et majlis sont
utilisés par les hommes de la maison afin de recevoir leurs invités pour une tasse de café
et s’entretenir avec eux (fig. 3). Par ailleurs, à Stone Town, les maisons zanzibaries
regroupées en mitaa sont occupées par les membres d’une même famille, tradition
révélant le désir des musulmans de maintenir le caractère privé de la vie féminine. Même
s’il est courant aujourd’hui de voir les femmes circuler dans les rues de la vieille ville de
pierre, la séparation des activités propres à chaque sexe reste encore très marquée. Un
grand nombre de ces maisons sont d’ailleurs encore reliées entre elles par des galeries
couvertes ou des passerelles portant le nom de vikio. Elles permettaient aux femmes,
surtout au XIXe siècle et au début du XXe, de pouvoir circuler d’une maison à une autre
sans avoir à sortir dans la rue4.
375

Photo 1 : Maison arabo-omanaise de Stone Town


Photo Marie S. Bock Digne, 2001

9 L’interface entre l’espace semi-public de réception et les espaces privés, est constituée
par une autre porte en bois sculpté ou bien par un porche. Au-delà des pièces de
réceptions réservées aux hommes, la demeure abrite une cour intérieure ou atrium
caractéristique de toutes les maisons arabo-musulmanes. Ces cours sont de dimension et
de forme variables en fonction de la taille de la maison et du statut social de la famille,
permettant la circulation de l’air et servant de puits de lumière ; à l’origine, elles étaient
toutes à ciel ouvert, mais certaines ont été fermées pour augmenter la superficie d’espace
couvert dans la maison. Entourées de galeries où les occupants de la maison passent la
majeure partie du temps, ces cours sont incontestablement un des éléments les plus
marquants de l’architecture musulmane. Assurant une certaine privacité aux femmes et
tenant le rôle de lieux de vie centraux, elles constituent le point de convergence de
l’espace fermé, tourné vers l’intérieur.
376

Photo 2 : Porte sculptée (Stone Town)


Photo Marie S. Bock Digne, 2001

« Dans cette galerie, le regard plongeait sur une cour où s’agitait dans une
animation bruyante une foule tapageuse et bariolée. [...] Dans un coin de la cour, le
bétail était abattu et aussitôt écorché et nettoyé. [...] Chaque maison doit pourvoir
elle-même à ses approvisionnements de boucherie. Un peu plus loin, à l’écart, se
tenaient aussi les nègres occupés à se raser la tête, nette et luisante. [...] À quelque
distance, une douzaine de bonnes d’enfants se tenaient au soleil... » (Ruete, E., 1991
(1905), p. 52)
10 Un escalier de pierre conduit généralement de la cour principale à l’étage où une véranda
donnant accès aux pièces est supportée par des colonnes et des arches. La décoration des
pièces contraste fortement avec la grande sobriété extérieure de l’architecture. En effet,
les familles les plus aisées ont toujours pris soin d’embellir l’intérieur de leurs demeures
avec des éléments décoratifs locaux ou importés. Au XIXe siècle, la majorité des espaces
sont utilisés comme des lieux de vie dans la journée et comme chambres durant la nuit.
Les galeries attenantes sont également des lieux propices à l’exposition de bibelots, de
tapis et de vases ; il en va de même pour les salons.
377

Figure 3 : Plan d’une maison arabo-omanaise de Stone Town


Source : Bock Digne, M. S., 2003, p. 312

11 Emily Ruete, alias princesse Salmé bint Saïd dans ses « Mémoires d’une princesse arabe »,
donne des descriptions détaillées sur la vie quotidienne et intime de sa famille et de
l’intérieur des différents palais occupés au milieu du XIXe siècle.
« Nous n’avions besoin que d’une seule chambre. L’extrême propreté des Arabes de
distinction, l’ordre qui règne dans leurs appartements rend superflue la chambre
spécialement réservée comme chambre à coucher. Les lieux de vie des palais
zanzibaris servaient alors à la fois de pièces de jour et de nuit. Chez les personnes
aisées et d’un rang élevé, les chambres étaient garnies de tapis de Perse ou des
nattes les plus fines. Les murs épais et blanchis à la chaux, étaient creusés du bas en
haut de somptueuses niches dont les tablettes, formant étagères, supportaient les
plus jolis et les plus précieux bibelots : cristaux de prix, poteries élégantes, fines
porcelaines artistement décorées [...]. Dans un coin de la chambre s’élève le grand
lit de bois de rose dont les admirables sculptures sont dues à l’art indien. Une
mousseline ou un voile blanc l’enveloppe tout entier. Les lits arabes sont très élevés
sur pieds, en sorte que pour y atteindre, on doit monter sur une chaise ou se servir
de la main d’une femme de chambre comme échelon naturel. L’espace libre au-
dessous du lit est souvent utilisé pour coucher soit la nourrice d’un enfant, soit une
garde-malade. Les tables sont rares et ne se trouvent que chez les personnes de
condition élevée ; mais il y a en revanche beaucoup de sièges de toutes sortes et de
toutes couleurs. Nous avons aussi des armoires, des commodes et une sorte de
bahut à deux ou trois tiroirs. » (Ruete E., 1991 (1905), p. 43-44)

HABITER LE PATRIMOINE : UN ESSAI DE DÉFINITION


CONCEPTUELLE
12 La notion de patrimoine culturel a toujours traditionnellement englobé monuments et
sites en tenant principalement compte de leurs valeurs esthétiques et historiques. De nos
378

jours, grâce notamment aux efforts soutenus du Comité du patrimoine mondial mais aussi
d’autres organismes de préservation publics et/ou privés, une nouvelle tendance a vu le
jour : bâtiments et monuments sont aussi considérés, préservés et mis en avant pour leurs
valeurs symboliques, sociales, culturelles et économiques.

Patrimoine urbain, patrimoine habité

13 Le patrimoine urbain ne concerne plus seulement les pays occidentaux en général et


européens en particulier. En effet, un certain élan dynamique, encouragé par les actions
menées par l’Unesco sur le patrimoine mondial, engendre une redécouverte des identités
de la part des peuples des pays en développement. Le patrimoine urbain n’est plus
considéré seulement comme l’agrégation d’un ensemble de bâtiments publics ou privés
de type monumental et rattaché à une époque historique glorieuse. Il correspond au tissu
urbain dans son intégralité, c’est-à-dire, au bâti et non bâti, aux lieux de vie privés et
publics qui font le quotidien des populations qui y vivent. Par ailleurs, il est également
appliqué à des phases historiques plus récentes qu’auparavant comme la période
coloniale et le XIXe siècle qui sont des espaces-temps particulièrement riches, sans oublier
bien sûr les nouvelles architectures souvent composées du XXe siècle. Enfin, la
préservation du patrimoine urbain est reconnue comme un élément majeur de
développement pouvant s’inscrire dans la durabilité puisque dans de nombreux cas, il
permet la création d’emplois, le développement du tourisme et donc le développement
économique en général. L’intérêt est donc de le préserver sans modifier les modes de vie
traditionnels des populations et sans transformer les villes abritant certaines richesses
architecturales en villes-musées. C’est dans cette logique que s’inscrivent les efforts de
réhabilitation du vieux centre dans la ville de Zanzibar.
14 Après la révolution de 1964 et les années de « fermeture » du pays, un changement de
politique gouvernementale est intervenu en Tanzanie, depuis le milieu des années 1980.
En effet, une politique de restauration mais aussi de conservation et de développement a
été le fer de lance de la mise en tourisme de l’île. La conservation, au sens large peut être
considérée comme une réanimation de ce qui est ancien dans un contexte de
changement, parfois assez radical. Cela veut dire que, nécessairement, on choisit
d’introduire de nouvelles fonctions à l’intérieur des structures des bâtiments existants ;
ces fonctions seront obligatoirement différentes de celles qui existaient à l’origine mais
elles doivent, dans tous les cas, être compatible avec l’ossature originelle des édifices
conservés. Idéalement et plus spécialement dans le cas des bâtiments remarquables, la
réutilisation ne doit pas altérer les particularités historiques. Les qualités de la structure
originelle doivent être mises en valeur pour en préserver les singularités et les rendre
plus accessibles à un large public. Mais les nouvelles utilisations doivent également
pourvoir aux revenus nécessaires pour l’entretien régulier du bâtiment ce qui s’avère
parfois difficile quand on tient à préserver et mettre en valeur l’esthétique et les qualités
extérieures, l’image projetée au passant, en quelque sorte.

« Habiter » et habitat : de l’appropriation spatiale à l’organisation


pratique

15 Analyser « l’habiter » revient à se projeter dans la spatialité, concept recouvrant


l’ensemble des manifestations des relations des populations à l’espace (Cadène, Ph., 2003,
379

p. 440-442). La notion d’habiter implique donc l’analyse des populations dans l’espace et
leur appropriation de cet espace. Il va sans dire que l’idée en elle-même recouvre des
significations plurielles relevant du cognitif, de l’affectif mais aussi de l’esthétique. Dans
le cadre de cette étude, il paraît important de souligner, d’une part, qu’habiter signifie
l’ouverture d’une relation entre l’habité et l’habitant générant une modification plus ou
moins profonde de l’espace au cours du temps et, d’autre part, que le citoyen du pays est
un habitant par excellence mais que le touriste habite aussi, à sa manière et
temporairement l’espace qu’il visite et découvre.
16 En étudiant l’habitat nous nous plaçons à une échelle différente, celle d’un espace
construit, amélioré, reconstruit qui, même lorsque certaines structures ou ossatures sont
conservées, n’est jamais inerte et qui procède d’un agencement spatial permanent. Ici,
l’approche classique (type d’habitat, relations entre les espaces de l’habitat...) a été
nécessairement prise en compte mais les dimensions spatiale et sociale de cet habitat sont
également analysées comme des éléments particulièrement importants. Cette perception
permet d’intégrer les pratiques quotidiennes et l’interaction existant entre l’unité
spatiale de base que représente le logement qui peut devenir de façon temporaire ou
permanente un espace d’accueil et les espaces publics extérieurs.
17 Par ailleurs, l’architecture constituant une clé de lecture des paysages urbains et de la
société qui les anime, la perception des paysages urbains permet aussi la lecture des
différentes aires urbanisées, des quartiers qui, à l’origine, sont caractérisés par des liens
familiaux et religieux dans les villes arabo-musulmanes. Cependant, il est important de
souligner qu’au sein de certains de ces quartiers des formes d’emprises et de
constructions diversifiées se juxtaposent parfois, n’altérant pas ou peu l’aspect homogène
d’ensemble dans le cas de Stone Town. Quoi qu’il en soit, le paysage urbain est porteur, à
un moment déterminé, de l’adaptation d’une société ou d’une fraction de celle-ci à un
espace donné et les modifications qui en découlent sont en grande partie visibles à
travers la mise en valeur architecturale de ce territoire particulier. Chaque groupe
d’individus, en dehors de la nécessité élémentaire de s’abriter, émet, à travers la maison
individuelle, un ensemble de signes révélateurs de l’espace de vie quotidien et de l’espace
vécu. Tout type de construction offre une image accomplie du pouvoir, de la puissance, de
la ségrégation... et représente la forme la plus visible et la plus achevée de l’appropriation
de l’espace.

Habiter le patrimoine à Zanzibar : vers une fonction résidentielle


élargie et transformée

18 L’archipel de Zanzibar, comme la majorité des îles de l’ouest et du sud-ouest de l’océan


Indien, a été soumis à une série d’impacts migratoires de provenances diverses sur une
période longue (dix siècles pour l’ensemble de l’aire swahilie) : présences arabe, africaine,
européenne et indienne. Les apports architecturaux des diverses populations sont entrés
en interaction réciproque mais aussi parfois avec une architecture vernaculaire locale.
L’étude de l’évolution architecturale à travers de nombreux documents iconographiques
et des témoins encore visibles actuellement (Bock-Digne, M.S., 2003, p. 164-165) permet,
d’une part, de distinguer différents types de bâtiments suivant leur fonction, leur taille et
leur style architectural, et d’autre part, de confirmer des tendances et des influences
selon les différents ensembles considérés, principalement swahilis et européens,
notamment en ce qui concerne l’architecture résidentielle. En effet, dans la majorité de
380

ces cas, les modèles de bâtiments importés sont des lieux de paraître reflétant l’image que
chacun veut se donner au plan social. La maison apparaît souvent, dans un premier
temps, comme une sorte de « vitrine sociale » ; puis, dans une seconde phase, elle exerce
progressivement une influence qui se diffuse à travers les groupes sociaux comme un
modèle. Des nuances sont d’ailleurs à souligner en matière de décoration extérieure :
parfois, un seul élément de la maison est pris comme réfèrent, par exemple le toit, la
terrasse, les balcons, la porte... Ce processus entraîne progressivement le développement
de séries d’objets architectoniques. Mais le problème majeur de ces réinterprétations
réside parfois dans le manque de cohésion ou d’adéquation entre certains éléments et les
différents types de bâtiments publics ou privés. Ces réflexions sont relativement
influencées par la vision occidentale de la notion de patrimoine qui est ancienne et
symboliquement très chargée. Mais depuis les années 1970, le mot a pris un sens
différent. En effet, en 1972, l’Unesco rédige une convention permettant de donner aux
sites, naturels et culturels une valeur universelle avec l’apparition de la notion de
patrimoine mondial (World Cultural and Natural Héritage). Cette définition n’est pas sans
ambiguïté puisqu’elle laisse libre cours à diverses prises de position idéologiques : qu’est-
ce qui est exceptionnel en termes de patrimoine, pour qui, etc. ? et elle reste liée à deux
notions qui sont la monumentalité héritée du XIXe siècle européen et l’esthétisme qui sont
loin d’être applicables à toutes les civilisations en dépit d’un élargissement constant du
champ d’application avec par exemple la notion de « paysage culturel ». Cette dernière
approche s’accorde parfaitement, à notre avis, avec l’idéologie du développement durable
qui a émergé durant les vingt dernières années du XXe siècle. La mise en patrimoine de
certains bâtiments de Stone Town, autrefois résidentiels, peut être un des processus les
mieux adaptés en matière de conservation de l’environnement urbain et de la durabilité.

PATRIMONIALISATION DE LA MAISON OMANAISE :


FORMES DE MISE EN VALEUR
Une patrimonialisation dans le cadre d’un développement durable

19 À Stone Town, un grand nombre de maisons ont été vendues à des particuliers sous
certaines conditions de restauration et l’Aga Khan Trust for Culture (AKTC)5 s’est pour la
première fois impliqué à Zanzibar en 1988 à l’occasion d’un séminaire se déroulant sur
l’île, événement qui révéla l’intérêt de la Fondation pour la réhabilitation de Stone Town.
Si la première restauration de bâtiment a concerné le Vieux Dispensaire, très rapidement,
cette initiative a encouragé, non seulement des investissements dans le domaine
touristique afin de renouveler l’intérêt du périmètre historique de la « ville de pierre »,
mais aussi des actions de reconstitution de lieux de vie dans le cadre d’un développement
durable. Les plans de restauration de Stone Town proposés et mis en œuvre par la
Fondation Aga Khan soulignent le souci de l’intégration environnementale et culturelle.
Cependant, les besoins d’actions spécifiques de préservation des structures
traditionnelles de la vieille ville de pierre sont apparus dès le début des années 1970, les
maisons historiques et les monuments du vieux centre montrant de plus en plus de signes
de détérioration. Une action de préservation commence effectivement sur la demande du
gouvernement au United Nations Centre for Human Settlements (UNCHS/Habitat). Ce dernier
entreprend une étude de l’aire historique et propose un certain nombre de
recommandations afin de stopper cette détérioration. Cette étude est complétée en 1984
381

par un rapport beaucoup plus détaillé présenté sous le nom de Strategy for Integrated
Development qui aboutit dans un premier temps à la création de la Stone Town Conservation
and Development Authority (STCDA)6, chargée de la coordination de toutes les activités de
planification et de construction.
20 À partir de 1992, la Fondation de l’Aga Khan propose d’assister la STCDA afin de mettre en
œuvre un plan de restauration pour une conservation appropriée de la ville. Ce plan doit
non seulement mettre en valeur l’héritage architectural à préserver, mais également
poser les fondements d’un nouveau développement tant au niveau de l’îlot qu’au niveau
de l’ensemble du paysage urbain. En effet, la ville de Zanzibar, loin de n’être qu’une
collection de bâtiments restaurés, se veut avant tout un lieu de vie où les relations
humaines se sont développées depuis des siècles et continuent de perdurer selon des
traditions fortement ancrées, coutumes sociales et vie économique jouant un rôle
important dans l’ordre architectural urbain. Des zones d’actions prioritaires ont donc été
dégagées telles, le front de mer, l’entrée du port, le marché central et la nouvelle zone
commerciale de Malindi.
21 À travers ce plan, les autorités locales veulent également prouver qu’elles sont capables
de maintenir un équilibre entre les nouvelles pressions du développement urbain et les
objectifs à long terme des projets de restauration. Elles doivent donc être capables
d’identifier et d’appliquer la meilleure utilisation possible pour le futur, ce qui représente
le fondement de l’aménagement urbain. Dans ce but, elles utilisent au maximum les
multiples ressources locales et elles s’efforcent de mettre en place un développement à
grande échelle avec l’aide bilatérale de différents organismes internationaux s’intégrant
parfaitement dans les objectifs fixés par le plan de préservation. Elles sont appuyées dans
cette tâche par le Programme de soutien des villes historiques (Historic Cities Support
Programme) de la Fondation, en coopération avec l’Unesco et d’autres organisations
internationales qui apportent leur aide et leur soutien financier au STCDA, devenu le
bureau permanent de la planification à travers le Centre culturel de Stone Town ; ce
dernier travaille principalement sur la spécialisation des professionnels et la formation
approfondie des artisans. Il est également important de souligner l’encouragement et le
support des autorités zanzibaries. Parallèlement, le re-développement du tourisme passe
également par des actions de rénovation et de conservation de patrimoine privé abritant
des pensions de famille et des hôtels de toutes catégories dans un cadre qui se veut
traditionnel.

L’ouverture touristique d’anciens lieux de vie zanzibaris7

22 Il existe deux manières de recevoir au sein du patrimoine résidentiel de Stone Town. La


première et la moins connue des gens de passage est l’accueil dans les maisons des
familles zanzibaries ; la seconde, plus commune, correspond aux hôtels.
23 La première forme du « recevoir » peut s’effectuer lors d’une simple visite de courtoisie
ou bien se manifester dans le cadre d’un hébergement qui implique alors une immersion
dans un milieu identitaire et social souvent très différent de celui du pays d’origine du
voyageur. En effet, la vie familiale à Zanzibar a été pendant très longtemps très
hiérarchisée et organisée autour de la cour qui était et demeure encore le lieu central de
la maison à partir duquel s’affirmait l’unité spatiale de l’habitat à travers le rôle et la
présence quotidienne de la femme, à la différence des pièces-logements qui constituent
encore souvent des lieux de différenciation entre hommes et femmes, même si cette
382

habitude a tendance à s’estomper. Cependant, l’univers clos de la maison arabo-


musulmane peut abriter des logements pour les invités. Ces derniers se doivent de
respecter certaines lignes de conduite assurant un séjour agréable non seulement pour
eux mais aussi pour ceux qui les accueillent. En effet, un certain formalisme et la politesse
doivent être respectés envers les personnes ayant différents statuts sociaux, en fonction
de l’âge et des degrés de familiarité. La société swahilie fonctionne sur des valeurs
culturelles telles que le respect, une grande générosité d’esprit, la tolérance et la bonne
humeur. Si la structure de l’habitation évolue de nos jours, on retrouve toujours, qu’elle
soit de taille modeste ou vaste, une séparation marquée entre les pièces ayant un
caractère de sociabilité en avant de la maison et les plus privées vers l’intérieur. Les
activités sociales se déroulent le plus souvent soit sur les baraza, soit dans le salon ou
encore dans la cuisine, lieu de bavardage par excellence des femmes. Cependant, en dépit
de son attachement à la religion musulmane, la société swahilie ne pratique pas de
ségrégation sexuelle stricte et la tolérance sur ce plan varie d’une famille à l’autre. Les
femmes et les hommes sont en contact toute la journée tout en respectant une sorte de
« code » de réserve. En effet, la femme zanzibarie entre de plus en plus dans le monde du
travail et elle est donc amenée à côtoyer quotidiennement des hommes en dehors de son
père et de ses frères.
24 La seconde forme d’hébergement et de réception est celle qui caractérise les hôtels. Grâce
à la réouverture de l’île sur le reste du monde et au regain d’intérêt des touristes, nombre
de demeures ont été restaurées et transformées en pensions ou en hôtels. Il existe une
assez forte hiérarchisation dans la fonction de réception hôtelière qui se manifeste par la
taille de l’établissement, la qualité des prestations proposées et le prix, l’accueil étant
parfois plus convivial dans les unités touristiques modestes. Certains petits hôtels ou guest
houses relativement bon marché fournissent des exemples de la tradition hospitalière de
Zanzibar. Un grand nombre de ces établissements sont tenus par des familles zanzibaries
qui ont choisi de transformer et d’améliorer leur habitat afin d’accueillir des gens de
passage et qui proposent un service approprié comme c’est le cas de l’Haven Guest House
située dans le quartier résidentiel de Vuga, offrant eau chaude à volonté, moustiquaires,
ventilateurs, petits déjeuners ou encore du Kokoni Hotel, au cœur de la vieille ville de
pierre, à proximité du centre d’information touristique proposant un service de voiturage
gratuit. La majorité de ces hôtels familiaux sont situés dans des jardins ou possèdent des
cours centrales intérieures réaménagées en espaces de détente et décorées de végétation
luxuriante ; en outre, elles offrent presque toutes la possibilité d’accéder au toit-terrasse,
parfois aménagé, bénéficiant d’une très belle vue sur l’ensemble de la ville. Ces pensions
de famille, guest houses ou petits hôtels proposent des prix se situant dans une fourchette
de 10 à 20 euros la nuit petit déjeuner compris et ne sont plus uniquement, à l’heure
actuelle, l’apanage des routards.
25 La seconde catégorie d’hébergement se différencie principalement, au plan architectural,
par l’aspect extérieur ayant été l’objet, en général, de travaux de restauration extérieure
plus importants et par une décoration intérieure plus raffinée même si le nombre de
chambres reste peu élevé. Deux exemples sont particulièrement représentatifs de cette
catégorie : le Beit-al-Amaan dans le quartier de Vuga, près du palais présidentiel, à
l’extérieur des jardins Victoria est un grand appartement où les chambres, disposées
autour d’un immense salon donnant sur un parc, peuvent être louées, soit
individuellement, soit par un groupe d’environ douze personnes. Ce lieu est beaucoup
plus qu’un simple hôtel en raison de son ameublement soigné et authentique ce qui
383

explique également une fourchette de prix différente (chambres entre 50 et 100 euros et
ensemble de l’appartement entre 260 et 320 euros selon les saisons). Aménagé et décoré
par une Zanzibarie, cet espace de vie répond à la demande et au choix d’une clientèle à la
recherche d’authenticité et d’une façon particulière d’habiter le patrimoine. La Shangani
House fonctionne de manière identique. Ancienne propriété d’un grand commerçant et
située à 200 mètres du front de mer, elle a été totalement restaurée en 1994 selon la
méthode traditionnelle par les actuels propriétaires, membres de la famille royale Al
Busaid. Elle n’abrite que quatre chambres décorées de façon très exotique et une Tea
House sur le toit, protégée par une structure en bois. La demeure fut construite autour
d’une cage d’escalier en acajou entourée par des vitres colorées laissant pénétrer la
lumière, le rez-de-chaussée datant probablement de la fin du XVIIIe siècle ou du début du
XIXe ; les étages supérieurs furent ajoutés dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Ci-contre. Photo 3 : Dhow Palace : couloir donnant sur les chambres


Photo Marie S. Bock Digne, 2001
384

Ci-dessous. Photo 4 : Salon du Dhow Palace


Photo Marie S. Bock Digne, 2001

26 La troisième catégorie correspond à des hôtels situés au cœur de Stone Town dans des
lieux « stratégiques » tels le grand marché, les rues-bazars, le quartier de Shangani, et
dont les prestations sont très bonnes (restaurant, bar), voire luxueuses, en particulier au
niveau de la décoration des chambres. Contrairement à certains hébergements de la
seconde catégorie, tous possèdent des chambres avec salle de bains privée, ventilateurs
ou climatiseurs, un très beau mobilier, d’époque dans les plus belles suites... Le Dhow
Palace (photos 3 et 4) et le Chavda, appartiennent à cette catégorie.
27 Enfin, trois hôtels jouissent d’une excellente réputation dans la vieille ville de pierre : l’
Emerson and Green, le Tembo House Hotel et le Zanzibar Serena Inn. Le premier est localisé
dans une ancienne maison arabo-omanaise nommée Hurumzi House, passée dans les
mains de nombreux propriétaires dont Emerson D. Skeens et Thomas Green qui ont réussi
à convaincre les autorités locales de leur octroyer un bail à long terme afin de restaurer le
bâtiment sous la forme d’un hôtel. Emerson Skeens souligne que les travaux ont été
commencés en 1994, fondés sur l’utilisation des compétences des artisans zanzibaris.
L’hôtel abrite dix chambres personnalisées dont certaines sont plus spacieuses que
d’autres, mais toutes décorées avec raffinement, offrant des bains arabes en pierre et un
restaurant en terrasse sur le toit. Le Tembo House Hotel, un des premiers à ouvrir ses portes
à la fin des années 1980, est installé à Shangani dans un ancien édifice datant du XIXe
siècle : occupé par le Consulat américain en 1834, il occupa, en 1884, les bureaux de
compagnies de commerce réputées Cowasjee Dinshaw and Partners. Deux ailes constituent
l’établissement : la partie originelle, entièrement restaurée, de loin la plus caractéristique
de la décoration swahilie et la plus authentique et la nouvelle où les chambres sont plus
spacieuses, plus modernes et plus confortables. Donnant directement sur la mer, une
terrasse-restaurant et un bar sont un atout majeur de cet hôtel convivial du quartier
Shangani (photo 5).
28 Le dernier des trois établissements choisi dans cette dernière catégorie se différencie par
son appartenance à une chaîne hôtelière : Serena Hotel (safari lodges, hotels, resorts)
385

dont les établissements sont situés principalement dans des pays représentatifs
(Tanzanie, Kenya, Pakistan...), pour la clientèle, de destinations « exotiques et
mythiques ». Le Zanzibar Serena Inn, comme le Tembo, est situé sur le front de mer et les
deux hôtels ont été fidèlement restaurés. Les différents salons sont décorés de meubles en
bois sculptés, d’objets de porcelaine fine provenant d’Europe ou de Chine, de tapis
persans, d’artisanat swahili... (photo 6). Mais le Serena offre une spécificité que l’on ne
retrouve dans aucun autre hôtel de Zanzibar puisqu’il appartient à un groupe engagé sur
la voie d’une politique écotouristique qui s’intensifie ce qui explique ses intérêts pour la
population locale à travers des efforts d’intégration des identités culturelles, d’habitat
durable et de développement. Le groupe, également engagé dans des essais de
préservation des énergies, de recyclage des déchets et de qualité de l’air, tente
d’harmoniser ses établissements avec l’environnement local et en utilisant les savoir-faire
des pays.

Ci-contre. Photo 5 : Tembo House Hotel : terrasse donnant sur le front de mer
Photo Marie S. Bock Digne, 2001
386

Ci-dessous. Photo 6.Zanzibar Serena Inn : chambre


Photo Marie S. Bock Digne, 2001

CONCLUSION
29 En 1964, date de l’indépendance et du rattachement au Tanganyika, l’archipel de Zanzibar
s’est replié sur lui-même, se trouvant ainsi à l’écart des nouveaux grands courants
internationaux. L’habitat swahili urbain a été délaissé, la tôle ondulée a pris le pas sur les
terrasses et la ville de Zanzibar a provisoirement gommé ses souvenirs à travers
l’instauration d’un régime socialiste. Au cours des années 1980, le mouvement s’est
inversé et depuis, la vieille ville de pierre s’efforce de retrouver sa mémoire, encouragée
par l’afflux de touristes, en quête d’aventure et d’exotisme, venus voir cette ville
« mythique », fruit de l’expérience du mélange arabo-africain ou culture swahilie qui, en
dépit de la révolution n’a pas disparu et a peut-être même resurgi de manière encore plus
prégnante à travers ces restaurations de maisons arabo-omanaises. Il convient donc de
multiplier les aides internationales et d’encourager les initiatives privées afin de
conserver cet aspect si particulier de Stone Town où se mêlent les interactions entre
l’architecture, l’espace et la société et celles entre patrimoine et tourisme.

BIBLIOGRAPHIE
387

BIBLIOGRAPHIE
BOCK-DIGNE M. S., 2002, « Zanzibar : patrimoine et culture urbaine swahilis », Actes des IXe journées
de géographie tropicale, La Rochelle, septembre 2001, à paraître.

BOCK-DIGNE M. S., 2003, Paysages urbains et lieux de vie : étude diachronique des villes maritimes
insulaires du sud-ouest et de l’ouest de l’océan Indien, Paris, L’Harmattan, 400 p.

CADENE Ph., 2003, « Habiter », Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, p.
440-442.

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SHERIFF A., 1995, The history and conservation of Zanzibar Stone Town, Londres, East African Studies,
151 p.

SHERIFF A., JAFFERJI J., 1998, Zanzibar Stone Town : an architectural exploration, Zanzibar, The Gallery
Publications, 96 p.

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Karthala/IFRA, p. 189-200.

The Aga Khan Trust for Culture, 1996. Zanzibar, a plan for the Historic Stone Town, Zanzibar, The
Gallery Publications, 212 p.

NOTES
1. Le mot swahili vient du mot arabe sahil, signifiant côte.
2. La domination géographique que Zanzibar exerce sur cette partie de la côte swahilie est
renforcée au plan politique par la création du « Monopole Mrima » qui exclut les commerçants
étrangers. Ce territoire est alors déclaré réserve économique de Zanzibar, destinée aux
commerçants locaux et permettant aux marchands de l’île d’en retirer un bon profit ; les
périphéries plus lointaines utilisent les facilités de ce comptoir pour le commerce de l’Inde vers
Kilwa et la côte septentrionale du Kenya. Les autres secteurs côtiers ne sont reliés que de façon
saisonnière.
3. GUILLAIN C, 1856. Voyage à la côte orientale d’Afrique exécuté par le Brick Le Ducouedic, tome 1, Paris,
p. 137.
4. Entretiens avec Javed Jafferji à Zanzibar en février-mars 2001.
5. L’objectif essentiel de l’AKTC est l’amélioration des espaces bâtis au sein des sociétés où les
populations musulmanes sont particulièrement présentes : restauration et utilisation créative de
bâtiments historiques et d’espaces publics en facilitant le développement social, économique et
culturel, soutien pédagogique en matière de conservation architecturale et de planification,
échange d’idées au niveau international pour la compréhension des interrelations entre culture
et environnements construits dans les civilisations et sociétés musulmanes.
6. Il s’agit de l’Agence pour la restauration et le développement de Stone Town, créée en 1985.
7. Cette partie est le résultat de travaux de terrain de l’auteur effectués lors d’une mission en
février 2001 dont les notes ont été actualisées en 2003.
388

AUTEUR
MARIE S. BOCK DIGNE
Maître de conférences, Université de La Rochelle
389

Sentiment patrimonial et préservation


d’une ville du patrimoine mondial : les
résidents du Vieux-Québec entre
patrimoine et tourisme...
Martine Géronimi

1 Le Vieux-Québec, comme de nombreuses villes historiques restaurées, est devenu un


centre ancien qui se dépeuple au profit d’une économie du loisir, de la consommation, du
décor urbain à titre de spectacle. À Québec, les festivals, Médiévales et autres fêtes font
partie de l’arsenal ludique que la ville met à la disposition, bien sûr de ses citoyens, mais
surtout des touristes de la planète. En effet, le label de ville du patrimoine mondial a
conféré un prestige supplémentaire au Vieux-Québec qui, depuis 1985, a vu sa clientèle
internationale augmenter.
2 À une appropriation superficielle et temporaire des lieux par les touristes, se mêle une
autre occupation des centres anciens, celle des résidents. La consommation par
contemplation et ritualisation se conjoint à la reconnaissance et au vécu des habitants de
ces lieux sacralisés.
3 Habiter le patrimoine en ce début du XXIe siècle est le point central de cette
communication qui s’appuie sur les résultats de deux grandes enquêtes initiées par le
Comité des Citoyens du Vieux-Québec. L’atout premier de ces recherches est qu’elles
constituent une vision assez claire de l’intérêt des Citoyens pour leur lieu de vie. Ces
enquêtes, ayant été menées à dix ans d’écart (1990-2000), donnent une image vivante à la
problématique triple patrimoine/résidents/tourisme. Le recul apporté par ces recherches
se conjugue à notre propre expérience du Vieux-Québec, à titre de Géographe, mais aussi
comme résidente durant la période des 2 questionnaires.
4 Il s’agit pour nous de présenter dans un premier volet le Vieux-Québec tel qu’il apparaît
aujourd’hui et de répondre à la question prioritaire :
• Qui sont les citoyens qui résident dans le Vieux-Québec ?
390

• Dans un deuxième volet, nous synthétiserons les résultats des différentes enquêtes et
essaierons de répondre au questionnement suivant :
• Que viennent-ils chercher dans un lieu patrimonial ? Comment leurs attentes ont-elles ou
non évolué ? Comment perçoivent-ils le contact avec les touristes ? Cette vision s’est-elle
modifiée au cours du temps ?
5 Nous conclurons cette communication par une approche en images mettant en évidence
comment les mythes créés par les Faiseurs d’Images du XIXe siècle, ces premiers visiteurs
de la ville et écrivains de guide, ont été repris dans une réappropriation de la ville par les
Résidents même. Les politiques d’interventions architecturales, en l’occurrence
restauration et reconstitution, amplifient la poétique du centre ancien par des
représentations identitaires alimentant l’imaginaire des résidents et leur sentiment
patrimonial. Nous évoquerons ainsi la restauration de Place Royale.
6 La cartographie du Vieux-Québec met en évidence les propriétés géographiques du site
scindé en deux par une démarcation sensible dans le paysage, la présence d’une Haute-
ville et d’une Basse-ville. La dichotomie topographique haute ville/basse ville est un
aspect typique du Vieux-Québec.

Figure 1 : Vue du Château Frontenac et de la Basse-ville


(Photo Michel Delisle 2003)

PORTRAIT SOCIOGÉOGRAPHIQUE DU VIEUX-QUÉBEC


7 Cette géographie physique unique nous semble devoir être prise en compte dans la
présentation sociologique de la ville. Dans son rapport de juillet 1991, Pierre Maranda
anthropologue, rapporteur de la première enquête, adhérait à l’idée que cette distinction
topographique se voyait corroborée par des facteurs démographiques. En revanche il
écrivait :
391

Si donc les facteurs de type infrastructuraux accusent la dichotomie entre le


« haut » et le « bas » du Vieux-Québec, la vie de société, la vie des citoyens, quand à
elle, la radie et suggère que le Vieux-Québec forme une communauté homogène,
une véritable concitoyenneté (Maranda, 1991 : 23).
8 En 2002, Michel Simard, urbaniste, rapporteur de la seconde enquête insistait sur la
société distincte formée par les résidents du Vieux-Québec face aux autres habitants de
l’agglomération québécoise dans son ensemble. Mais il soulignait également les nuances
démographiques et sociologiques associées à la dichotomie haute ville/basse ville.
9 Ces résultats viennent affermir nos travaux de thèse confortés par l’utilisation des SIG
(systèmes d’information géographiques) en 2001.

Cartographie du Vieux Québec en 2004, Éric Mottet UQAM

10 Le profil que l’on peut tracer de la population du Vieux-Québec tend, à première vue, vers
un bilan favorable. Le Vieux-Québec se repeuple. Le fantôme de la muséification du
paysage s’éloigne. Pourtant, si le secteur de la Basse-ville, grâce à un effort constant de la
ville depuis 1994, a su reconquérir des résidents, la Haute-ville évoque un problème
majeur indiqué par la chute constante de sa population. Malgré 439 unités de logements
supplémentaires dans l’ensemble du Vieux-Québec1, y compris le secteur Cap-Blanc, la
population totale n’a cru que de 117 personnes passant de 5180 en 1991 à 5297 en 1996.
11 Lorsqu’on détaille la répartition des résidents par aire géographique, il apparaît que, si la
population cumulée du Vieux-Québec, excluant Cap-Blanc, a connu un regain confirmé
depuis 1991, la Haute-ville, en revanche, ne cesse de se dépeupler. Les dernières
statistiques de la Communauté Urbaine de Québec, issues de l’Institut de la Statistique de
Québec, faisaient état de 2 945 personnes. Or en 1961 alors que le Vieux-Québec comptait
10 252 personnes, la Haute-ville était peuplée de 6 500 personnes. Quarante ans plus tard,
le Vieux-Québec Haute-ville a perdu plus de la moitié de ses résidents. De même Cap-
Blanc perd progressivement de ses résidents. On y dénombre 690 personnes en 1996, soit
une diminution de 18 % de sa population en quinze ans.
392

12 En réalité, l’aspect positif de la courbe vient uniquement de l’essor du Vieux-Québec dans


son secteur Basse-ville, stimulé par la politique vigoureuse de création de logements.
Depuis 1994, ce sont plus de 248 logements qui seraient venus s’ajouter au parc
immobilier de la Basse-ville, principalement non loin du port et du musée de la
Civilisation, 98 logements (Les Quartiers de l’Académie au 125, Dalhousie), au Cap Blanc, 20
logements, place Royale 14, et sur la rue Saint-Paul, 34 logements. Il faut dire que
l’ensemble des 248 unités d’habitation nouvelles représenterait 24,5 % de la masse des
logements dans le secteur. De 631 personnes qui résidaient en Basse-ville en 1981, la
Mairie peut s’honorer d’avoir redressé la situation en faisant passer les effectifs à 1422
résidents2.
13 Comme le faisait remarquer Jacques Lamarche dans Murs Murs, on peut se poser la
question de la masse critique d’habitants nécessaires dans un milieu urbain vivant
(Lamarche, 1998 : 5).
Le Vieux-Québec y parviendra-t-il ou bien, condamné à s’en approcher seulement,
finira-t-il par péricliter de nouveau ? Même dans la basse ville ? [...] Investir dans le
bâti suffit-il ? Ne faut-il pas également investir dans le milieu de vie ? Ne peut-on
faire plus et mieux avec les gens, pour les gens, de manière à les amener et à les
garder dans le Vieux-Québec ?
14 De l’analyse cartographique issue de l’utilisation des SIG on dégage des conclusions plus
fiables :
• D’un point de vue général, le Vieux-Québec est un non-lieu familial. Les couples mariés y
sont peu nombreux, les personnes âgées de plus de 65 ans sont rares. On a affaire à une
population de locataires jeunes et célibataires, parfois en couple ou monoparentaux.
• Pour l’ensemble de la population de l’agglomération québécoise, la proportion de femmes
est de 51,8 % contre 48,2 % pour celle des hommes3. La proportion estimée haute ville/basse
ville est de 52,5 % d’hommes pour 47,5 % de femmes 4. Cette supériorité masculine apparaît
clairement en Haute-ville et à Cap-Blanc. Bien que moins nombreuses, les femmes sont
présentes également en Haute-ville et particulièrement du côté de Cap-Blanc. En fait, il
apparaît que Cap-Blanc, avec ses 690 résidents, héberge une grande proportion de familles
constituées de couples mariés avec enfants.
• En revanche, la Haute-ville conserve un aspect lié au célibat ou aux couples non mariés, en
particulier dans la zone jouxtant le Séminaire et les petites rues avoisinantes, comme la rue
Couillard et Sainte-Famille.
• Une analyse plus fine, faisant intervenir la distinction entre propriétaire résident et
locataire, accuse le visage de la Basse-ville composée de familles de propriétaires résidents,
tandis que la Haute-ville présente un aspect hétérogène où se mêlent propriétaires et
locataires. On identifie toutefois une proportion plus nette de locataires et, tout
particulièrement, dans la zone déjà identifiée comme étant celle comprenant le plus de
femmes, le plus de couples mariés et le plus de familles. La valeur moyenne des logements
montre que cette zone possède une valeur immobilière moins grande se situant entre 71 000
$Can et 91 000 $Can. L’ensemble de la Haute-ville ainsi que celle de la Basse-ville étant située
dans la zone fort élevée de 127 000 $Can à 202 000 $Can. Une fois encore, Cap-Blanc se
démarque et démontre la valeur foncière la plus basse, dans la tranche de 44 000 à 65 000
$Can.
15 Nous voyons ainsi apparaître un profil socio-économique :
• 1. Des familles de la classe moyenne sont propriétaires de leurs logements à Cap-Blanc.
393

2. Des résidents propriétaires plus aisés et plus âgés, célibataires ou en couple sans enfant,
occupent la Basse-ville autour de Place Royale et dans le Vieux-Port.
3. Des familles moins riches louent des résidences dans le secteur Haute-ville typique déjà
observé.
4. Une majorité de personnes seules, à prédominance masculine, occupent sur le plateau
dans la section délimitée par l’hôtel-Dieu, la rue Saint-Jean, la Côte de la Fabrique, une
portion de la rue Saint-Louis et le pourtour du Château Frontenac, une zone mixte de
résidences locatives ou privatives.
5. Une dernière zone plus hétérogène rassemble des locataires, hommes et femmes seuls,
de la citadelle à la rue d’Auteuil.

16 La répartition des revenus des ménages confirme la dichotomie entre Basse- ville et
Haute-ville, puisque le revenu médian estimé en Haute-ville est de 18 050 $Can alors que
celui de la Basse-ville est de 41 843 $Can. La forte proportion d’étudiants explique ces
faibles revenus et des loyers assez bas. La moyenne des loyers bruts de l’agglomération
est de 506 $Can, elle atteint 622 $Can en Basse-ville pour descendre à 461 $Can en Haute-
ville. Le taux de chômage est plus important en Haute-ville qu’en Basse-ville avec un
score constant, en 1996 comme en 1990, de 14,6 % en Haute-ville. Les statistiques donnent
seulement 4 % en Basse-ville, secteur Place Royale. La moyenne de l’agglomération était
de 10,4 % en 1996.
17 Ainsi, les bas revenus de la Haute-ville se lisent au travers de la situation de chômage
chronique et de la condition globale de locataires. En effet, 83,9 % des logements privés
sont occupés par des locataires, alors que le ratio en Basse-ville est estimé à 49 % de
propriétaires.
18 Michel Simard notait l’originalité de la population du Vieux-Québec en ces termes :
Le Vieux-Québec apparaît comme un quartier à majorité masculine, habité par des
adultes de 20 à 39 ans, plus anglophone, plus mobile, plus scolarisé, travaillant
davantage dans l’administration publique et les services professionnels, comptant
davantage de travailleurs indépendants et de locataires. La population du Vieux-
Québec est donc nettement différente du profil général dans la région (Simard
2002 : 4).
19 Cette société distincte décrite par Simard appelle à quelques commentaires. D’une part la
forte minorité anglophone doit être sérieusement prise en compte. En effet, les
Anglophones ne représentent plus que 0,3 % de la population de la grande ville de Québec
qui compte 671 889 personnes. Or dans le Vieux-Québec ils forment 6,2 % des résidents.
On peut rappeler qu’au Québec en général 9 % de la population est anglophone et 8 %
allophone habitant principalement la grande région de Montréal. On sait qu’avant la
Révolution tranquille, la population anglophone du Québec en 1956 représentait 17 % de
la population totale soit pratiquement la ville de Québec (691 438 personnes). Cependant
il semble difficile de trouver des statistiques exactes de la présence anglophone dans le
Vieux Québec pour la même date alors que le Vieux Québec comptait 10 252 personnes.
On peut simplement supposer que malgré la fuite d’une partie importante des
anglophones hors de la Province de Québec. Un fort sentiment d’attachement relie encore
le Vieux-Québec à la population anglophone. Ce sentiment identitaire et d’appartenance à
ce lieu n’est pas réellement pris en compte dans les enquêtes. On ne fait que souligner
statistiquement la présence anglophone mais on n’en fait aucunement état comme une
catégorie à part au sein des résidents.
394

Figure 2 : Promenade touristique en calèche, Hôtel de Ville en Haute-ville


(photo Michel Delisle 2003)

20 D’autre part la proportion prédominante de population masculine nous donne à penser


que le Vieux-Québec a de plus en plus de grandes similitudes avec le Vieux Carré dans
lequel la population gaie tend à devenir majoritaire. Il serait intéressant de constater si
cette intuition forte représente une tendance réelle car cette population cultivée
s’intéresse grandement à la restauration des villes historiques en Amérique du Nord. Ils
font partie d’une communauté ayant à cœur la gentrification et la restauration des lieux
historiques. Ils procèdent d’un puissant sentiment patrimonial et luttent pour la
reconnaissance des lieux afin de les sauver de la destruction.
21 Enfin un élément inquiétant révèle une difficulté à repeupler le Vieux-Québec : c’est la
quasi absence d’enfants dans le centre ancien. Les jeunes de 0 à 19 ans qui sont 24,5 %
dans la région ne représentent que 8 % dans le Vieux-Québec et seulement 4,6 % dans la
Basse-ville. Là aussi les centres anciens prennent une coloration d’espace non vivant ce
qui amène à une certaine muséification du quartier voire une ghettoïsation de l’espace.
22 Ce sont donc ces lieux où réside une population d’adultes, de préférence des célibataires,
qui sont soumis à l’afflux temporaire de touristes de plus en plus nombreux, depuis
l’avènement du tourisme de masse. Cette cohabitation de résidents et d’étrangers attirés
par la réputation des lieux historiques soulève bien des interrogations quant aux impacts
sur le paysage social et patrimonial.
395

Figure 3 : Les murs de la ville, Porte Saint-Jean en Haute-ville


(photo Michel Delisle 2003)

LES MOTIVATIONS ET RÉSERVES DES RÉSIDENTS DU


VIEUX-QUÉBEC
23 Abordons maintenant les réponses aux questions soulevées par la présence de résidents
demeurant dans un lieu de forte centralité patrimoniale soumis au tourisme.
24 En fait, il faut se demander ce qu’on appelle « image de la ville patrimoniale » ? Le
Géographe Michel Lussault rappelle qu’il n’y a pas au sens strict une image, mais une
structure complexe de représentations textuelles ou iconiques de la ville patrimoniale
(Lussault, 1993 : 351). Nous adhérons totalement à cette idée.
25 L’image du Vieux-Québec dépend de celui qui le considère. Pour l’office du tourisme et
des Congrès de la Communauté Urbaine de Québec, ce n’est qu’un « produit d’appel »
(OTCCUQ, 1999 : 15). Cette appréciation va dans le sens, déjà souligné par le président de
l’Union des commerçants, à savoir un vaste centre commercial à ciel ouvert.
26 Pour les résidents du Vieux-Québec, c’est avant tout un milieu de vie dont ils sont fiers et
qu’ils ont choisi :
« Nous sommes les vivants du Vieux-Québec qui avons opté consciemment,
librement et volontairement d’y habiter. Pourquoi ? Parce qu’on aime, voilà tout. Et
parce qu’on aime, on veut tout à la fois investir, défendre, organiser, promouvoir,
embellir et montrer » (Germain L. 1991, Murs-Murs).
27 Louis Germain était le rédacteur de la revue des Citoyens du Vieux-Québec à l’époque de
la première enquête. Cet acte de foi nous en dit long sur l’affectivité inscrite dans les lieux
derrière une image vénérée. Pierre Maranda, dans son étude, soulignait les deux
principaux attraits de la vie dans le Vieux-Québec à savoir le cachet historique et la
396

beauté du site. Ces deux attraits se lisent dans la plupart des slogans publicitaires vantant
la ville.
28 Les deux questionnaires compilent les réponses de deux enquêtes distantes de dix ans. Il
faut préciser que les résultats à la première enquête (réalisée en novembre 1990) sont
issus d’un échantillonnage de répondants exceptionnels puisque le taux de réponse avait
atteint 31,2 % soit 712 exemplaires remplis sur 2 275 enquêtes distribuées dans chaque
foyer. Dans le deuxième cas, seuls 351 questionnaires ont pu être compilés sur les 3 800
enquêtes distribuées. Il s’avère que le taux de participation n’atteint pas les 10 %. Dans ce
second cas, l’auteur du rapport reconnaît d’emblée que les réponses trop faibles des
habitants de Cap Blanc rendent les résultats non significatifs pour ce secteur du Vieux-
Québec qui nous le rappelons est excentré et formé de familles de la classe moyenne,
propriétaires de leurs logements. Ce secteur représente moins de 15 % des résidents et
connaît une forte décroissance démographique.
29 De là à en conclure que le sentiment patrimonial des résidents de Cap Blanc est moins
aiguisé ne paraît pas absent de logique. On peut expliquer le résultat de 1991 par la
conscientisation des résidents au moment de l’administration du questionnaire réalisé
dans le cadre du Colloque des Villes du Patrimoine Mondial.

Figure 4 : Plus ancien monument de Québec, Notre-Dame des Victoires sur la Place Royale (Photo
Martine Geronimi 2003)

30 Les résultats comparés des deux rapports, au-delà des limites et biais inhérents à des
enquêtes administrées par courrier et formulant les questions différemment, nous
renseignent de manière précise. Si en 1990 les touristes étaient appréciés dans le Vieux-
Québec, (7 % seulement des répondants les voyaient comme un inconvénient), dix ans
plus tard ils représentent une contrainte. Ainsi 43 % des répondants se plaignent du bruit
et 36 % identifient les touristes comme une source de gêne. Pour 46,3 % des répondants
ces touristes contraignent assez ou fortement la vie de quartier. Le principal ‐
397

inconvénient identifié est relié aux nuisances automobiles et des autobus. Le problème de
stationnement est aussi grandissant. La surconsommation touristique est perceptible
dans les réponses.
31 Toutefois les résidents du Vieux-Québec conservent vis-à-vis de leur environnement
urbain un très fort attachement qui repose sur l’appréciation générale du cadre bâti
incluant l’architecture patrimoniale à 94,4 %, le logement, les places publiques et
l’entretien du quartier par la ville. Le deuxième pôle de satisfaction repose sur des
services publics de qualité tant pour l’animation culturelle que pour la sécurité et les
services de santé et éducatifs.
32 Les réponses font état d’une fierté d’habiter un lieu patrimonial reconnu mondialement,
fierté qui provoque chez les répondants une responsabilisation face à la préservation de
ce lieu. La beauté du site comme le cachet historique reviennent comme les principaux
attraits pour résider dans le vieux centre en 1990 comme en 2000.

Figure 5 : vue de la Rue du Petit-Champlain, principale rue touristique en Basse-ville (photo Michel
Delisle 2003)

33 L’ambiance et la vie de quartier semblent s’affirmer positivement en dix ans. Il nous faut
rappeler que ces résultats sont vrais tant qu’on fait abstraction de Cap Blanc. Ceci met un
bémol aux déclarations de concitoyenneté et de consensualisme au sein du Vieux-Québec
rappelées par les auteurs des rapports.
34 Une des différences principales à noter semble tourner autour de l’indice de satisfaction
plus élevé envers la Ville de Québec et les différents organismes tels le Ministère de la
Culture et La Commission de la Capitale Nationale. Ces pouvoirs publics, il faut le dire,
traitent avec soin et considération ce bijou patrimonial qui ne doit pas, à leurs yeux,
perdre les qualités d’authenticité et de lieux de vie.
35 Il semble clair que les résidents du Vieux Québec continuent dix ans plus tard à vivre à
l’intérieur des limites du quartier. Dans plus de 70 % des cas ils fréquentent des amis dans
398

leur quartier et se promènent fréquemment dans les rues du Vieux-Québec (88,7 % des
enquêtés en 2000 contre 77,3 % en 1990). Enfin les nombreux restaurants de la vieille ville
ne tournent pas uniquement avec les touristes mais aussi grâce aux résidents qui les
utilisent régulièrement à 89,2 %. Le fait d’une population célibataire sans enfant
majoritaire entraîne certainement l’exceptionnelle fréquentation des restaurants du lieu.
36 Un grand changement serait dans l’intensification massive de la réception de visiteurs de
l’extérieur parmi les résidents. Si en 1990, 44,6 % des résidents accueillaient des invités de
l’extérieur, le taux est passé à 69,9 % en 2000. Cet indice semble indiquer que les résidents
sont fiers de recevoir et que les visiteurs trouvent le lieu attrayant.
37 La longévité de résidence des répondants est à prendre en considération. En 1990 la durée
moyenne de résidence se situait à 8 ans, elle est descendue à 6,2 ans dix ans plus tard.
Cependant 25,5 % des répondants habitent le Vieux-Québec depuis au moins dix ans et
5,6 % occupent les lieux depuis 1980 et plus. Il faut voir qu’une proportion importante de
25,7 % de répondants est revenue habiter le Vieux-Québec après l’avoir quitté une
première fois.
38 Ainsi le bilan des enquêtes prouve un véritable attachement d’une partie des résidants du
Vieux-Québec à leur lieu de vie. Nous allons chercher à lire dans leur imaginaire collectif
et développer quelques pistes d’explication menant à ce sentiment d’appartenance à ce
lieu francophone d’Amérique du Nord.

CONCLUSION : POÉTIQUE DES LIEUX


39 Québec, en tant que ville du Patrimoine mondial, est vendue à ce titre aux touristes
étrangers. Il existe d’après nous une sorte de confluence de pensées entre les touristes et
les résidents, l’impression de partager un héritage exceptionnel, d’en savourer le charme
et d’en contempler la beauté.
40 En Amérique du Nord, les centres anciens ont un passé composé de couches moins
épaisses que celles des villes d’Europe, mais d’autant plus riches, qu’ils sont valorisés par
et pour leur rareté. Cette manifestation d’un manque entraîne une attention plus
soutenue sur les quelques lieux, les plus anciens, tels que le Vieux-Québec. La centralité
évoque également les notions de convivialité, de densité et d’identité.
399

Figure 6 : Fresque des Québécois (photo Michel Delisle 2003)

41 Dans le Vieux-Québec, les touristes apprécient cette qualité de vie urbaine bien souvent
inexistante, ailleurs, en Amérique du Nord. Ils peuvent se promener et apprécier sans se
presser l’architecture locale. Le centre ancien de Québec est le lieu d’expérimentation
d’une forme de relation directe de l’homme américain à un environnement construit
différent. Le dépaysement est assuré sans risque dans un lieu de centralité forte qui émet
les images d’une Europe en Amérique, celle d’une ambiance française.
42 Mais le centre appelle aussi les notions de pouvoir et d’esthétique conjointes à la place
publique. Les agoras, forums, places, esplanades et parcs marquent cet espace. Ces lieux
vides mettent en valeur des monuments. Comme le dit Debray, « Le monumental, c’est
une masse mise en valeur par du vide » (Debray, 1998). La centralité passe par le prestige
et la monumentanté associés aux pouvoirs.
43 Le Vieux-Québec est perçu comme un haut lieu, un lieu d’exemplarité. On le veut lieu de
repères dans la mémoire de l’humanité. Le Vieux-Québec, par son esthétique léchée,
entretient ses mythes, apparus au siècle passé, de ville romantique et de ville médiévale.
Les touristes internationaux, selon leurs origines, y viennent chercher l’Amérique en
français, la France en Amérique ou plus largement une ville européenne en Amérique ou
bien la spécificité culturelle québécoise.
400

Figure 7 : Place Royale en Basse-ville (photo Martine Geronimi 2003)

44 L’action menée par les entreprises publiques met l’accent sur l’histoire de la civilisation
française en Amérique, sur les traces laissées par les hommes « qui ont fondé Ludovica »,
bien que Ludovica n’ait jamais existé. Le circuit au cœur de l’histoire se continue sur la
Place Royale. La Maison Chevalier est offerte en prime dans le forfait offert aux touristes
qui viennent découvrir trois sites, celui de la Place Royale, celui de la Batterie royale et
celui tout nouveau du parc la Cetière, site de la Fresque des Québécois.
45 Le Musée de la Civilisation, quant à lui se vend comme n’étant pas un musée 5 :
C’est le début d’une aventure... c’est un lieu convivial et dynamique, accessible à
tous : c’est un espace d’apprentissage qui allie participation et interaction ; C’est le
reflet de la culture québécoise et des sociétés d’ailleurs : c’est la plus belle façon d’y
découvrir la vie ; C’est un endroit qui vous fera vivre à chaque visite, l’aventure
humaine.
46 Cette mise en exposition muséale se veut le reflet des valeurs démocratiques québécoises.
On est loin de la culture élitiste, pompeuse et réservée. Le mot d’ordre est la découverte.
47 Cette identité française en Amérique du Nord est vécue avec fierté par les résidents du
Vieux Québec et il faut voir que la Basse-ville dans son secteur Place royale a reçu un
traitement exceptionnel pour la contraindre à représenter l’identité urbaine québécoise
après une importante opération de restauration/reconstitution dans les années quatre-
vingt. Les gentrifieurs qui se sont installés dans la Basse-ville depuis la fin de l’opération
de restauration/reconstitution sont les porteurs d’une identité recomposée dans
l’architecture savamment et esthétiquement recréée.
48 Cette Basse-ville est une création récente dans l’imaginaire du voyageur, toutefois son
traitement en a fait un monument à la fois forme, message et trace, tels que défini par
Régis Debray6. La Place Royale porte un message identitaire lancé aux Québécois et par les
Québécois à la planète touristique. Ce message souligne les origines de fondation de
Québec en 1608. La place Royale est un monument forme par son style de maisons du XVIIe
siècle et un monument trace, vestige de la francophonie en Amérique du Nord. Un
401

quartier patrimonialisé reconnu par le sceau de l’authenticité Unesco, devient le point de


mire de l’attention des touristes et des résidents. Si le passé des deux peuples fondateurs
est une constante en Haute-ville par son architecture et ses lieux de culte, le traitement
récent de la Basse-ville et de la Place Royale renvoie à une nostalgie des origines servant
les intérêts du présent. Les résidents anglophones comme francophones ont en commun
de se considérer comme les gardiens des lieux.
49 Ainsi on peut tenter une définition du sentiment patrimonial chez les résidents du Vieux-
Québec :
50 Sensibles à un héritage commun qu’ils doivent protéger, les résidents ont pris conscience
que ce lieu de mémoire est digne d’intérêt pour la planète entière. Il requiert un
investissement de la part du public québécois pour ce quartier reconnu joyau culturel. Le
culte du lieu de fondation d’une culture est d’autant plus important que les résidents
sentent une menace, celle d’une perte probable. Exacerbé par un sentiment
d’appartenance nationale, le Vieux-Québec est devenu la pierre maîtresse de
l’attachement instinctif aux quartiers témoins d’un passé commun. La ferveur envers ce
symbole identitaire repose sur la nostalgie des origines.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
CVQ lien sur la page du Comité des citoyens du Vieux-Québec.

http://membres.lycos.fr/citoyenvieuxqueb/Memoire/m_culture_02.htm

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DEBRAY R., 1998, « Trace, forme ou message ? », Cahiers de Médiologie 7, numéro spécial « La
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Université Laval, département de géographie, mémoire de maîtrise.

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Orléans », Québec, Département de Géographie, Thèse de doctorat.

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LAMARCHE J. et SIMARD M., 2002, Vivre dans le Vieux-Québec, rapport de recherche, CCVQ.
402

LUSSAULT M., 1997, « Des récits et des lieux : le registre identitaire dans l’action urbaine », Annales
de géographie, 597, p. 522-530.

LUSSAULT M., 1993, Tours : images de la ville et politique urbaine. Tours : Maison des sciences de la
ville, Université François Rabelais.

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patrimoine mondial ?, Rapport de Recherche, Département d’Anthropologie, Université Laval.

OTCCUQ, Plan de développement-marketing de la région touristique de Québec 1998-2002, Mise à jour


1999, Québec.

NOTES
1. Source non publiée, lettre du conseiller André Marié du 13-07-1997, gracieusement fourni par
le
CCVQ.
2. Tous nos chiffres sont tirés des publications officielles de la ville de Québec issus des secteurs
de dénombrements des recensements de Statistique Canada ou de l’Institut de la Statistique du
Québec. Les dénombrements de logements proviennent des comptes d’André Marié.
3. Données du Bureau de la statistique du Québec 1996.
4. Ratio effectué à partir de 3555 résidents du Vieux-Québec.
5. Musée de la Civilisation, Ceci n’est pas un musée. Programme hiver 1999-printemps 2000, Québec,
Musée de la Civilisation.
6. DEBRAY Régis, Les Cahiers de Médiologie, n° 7, 1999.

AUTEUR
MARTINE GÉRONIMI
Géographe, Professeur associée à l’UQAM (Université du Québec à Montréal)
403

Ces Riads qui vendent du rêve.


Patrimonialisation et ségrégation en
médina
Anne-Claire Kurzac

1 La médina, étymologiquement la ville (de Médine), devenue la ville arabe par opposition à
la ville européenne, est un cadre et une structure sociale. Le cadre urbain est marqué
d’une empreinte religieuse structurante (le paysage visuel et sonore des mosquées) ; sa
trame urbaine est un enchevêtrement de ruelles hiérarchisées et fonctionnelles à
vocation commerciale, artisanale ou résidentielle. La structure sociale est caractérisée
traditionnellement par la répartition sexuelle de l’espace médinal (les espaces publics, la
rue aux hommes ; les maisons, cours intérieures et terrasses aux femmes), par un espace
domestique introverti, par une mixité sociale au sein des derb1, non visible sur les façades
extérieures des maisons sobrement décorées2.
2 Depuis un siècle, les médinas marocaines ont subi des transformations profondes de leur
structure et de leur composition sociale par le départ simultané des élites et l’arrivée
d’une population importante issue de l’exode rural. Les tissus anciens serrés et de faibles
superficies se sont paupérisés et densifiés de manière inquiétante, fragilisant par
conséquent le bâti et portant atteinte au patrimoine architectural de ces villes
moyenâgeuses (foundouk3, riad et dar suroccupés, vergers et jardins intérieurs détruits
au profit de nouvelles constructions). Depuis une petite décennie, un processus de
requalification de ces tissus anciens est perceptible. Il permet leur revalorisation au sein
des agglomérations marocaines mais aussi dans l’image que se font les Marocains et les
étrangers de ces villes anciennes.
3 À travers cet exposé, nous verrons, en quoi au Maroc, l’image et la perception des
médinas s’en trouvent modifiées, quels sont les acteurs de ces changements et les
conséquences géographiques qu’elles impliquent pour le cadre bâti et la structure sociale
qui lui est liée.
• Comprendre comment ces espaces marginalisés deviennent des espaces convoités,
404

• Préciser le rôle des acteurs privés,


• Établir, enfin, les conséquences de cette revalorisation des médinas, nous permettront de
comprendre quelle médina marocaine se dessine aujourd’hui dans le but de mieux prévoir sa
gestion, de protéger son espace résidentiel et d’en cerner sa dimension patrimoniale.

LES MÉDINAS MAROCAINES, DES ESPACES URBAINS


MARGINALISÉS...
4 La médina est un espace culturel fort dans le sens où elle est un réfèrent pour ses
habitants : les caractéristiques évoquées plus haut de l’espace médinal confèrent au lieu
une identité bien marquée. La médina est, pour ses habitants, une façon de vivre, un
rythme, une ambiance. Comme toute ville, elle est un lieu de production de valeurs
symboliques et culturelles (Lahbil Tagemouati, 2001). La religiosité des lieux, la proximité
entre voisins, l’intimité préservée par des maisons repliées sur elles-mêmes, le
bouillonnement des artères commerciales et artisanales font de cet espace habité un
espace identitaire.
5 Le protectorat a renforcé l’identité et l’image de la médina en la figeant dans son aspect
premier. Le général Lyautey, en créant des villes européennes juxtaposées aux villes
arabes, a volontairement séparé les populations et les modèles urbains, les premières
étant synonymes de modernité, les secondes étant folklorisées. Les services et les
instances publiques sont déplacés vers la ville nouvelle rejoignant les commerces
modernes, la médina se trouve ainsi marginalisée dans la ville coloniale : le centre est
déplacé. Le phénomène est accentué par le départ des élites marocaines de l’espace de vie
traditionnel pour la ville moderne et pour ses maisons ouvertes sur l’extérieur et
entourées de jardins. La médina se marginalise sur le plan social également, victime des
nouveaux critères de confort et du mimétisme induit par l’Occident. La médina, pendant
le protectorat, est préservée et aussi protégée par un recensement des bâtiments à
caractère patrimonial ; du même coup elle est rendue obsolète, comme isolée dans la ville.
6 Cet espace urbain, délaissé par les élites et marginalisé par la politique du protectorat,
devient avec le flux des populations nouvellement citadines toujours grandissant, une
poche de pauvreté dans la ville ; ceci avant que les zones de pauvreté ne s’étendent aux
périphéries. La médina ne remplit plus son rôle historique qui consistait en l’intégration
des populations rurales dans la ville par l’apprentissage de la citadinité. C’est ce qu’on a
appelé la foundoukisation des médinas4 : suroccupation des bâtiments, dégradation des
espaces de vie, mauvais entretien des espaces publics, abandon puis occupation illégale
des grandes demeures. Les médinas se dégradent, particulièrement celle de Fès, et avec
elles se transforme l’idée qu’on s’en fait. Dans l’imaginaire des Marocains et surtout des
élites, la ville ancienne devient l’espace du pauvre, de la saleté, de l’étouffement. On a pu
alors constater une dévalorisation sociale, une dénaturation et une disparition
progressivement des centres historiques (M. Tita, 2000). La dépréciation des tissus
anciens renforce l’homogénéité sociale de ces quartiers par le départ de la classe
moyenne et par la dégradation du bâti, et ce jusqu’au début des années 1990.
405

...AUX ESPACES RÊVES ET CONVOITÉS


7 Depuis une décennie, le paysage en médina évolue vite, surtout à Marrakech, Essaouira,
Rabat et Asilah ; les médinas de Fès et de Tanger restent encore très affectées par la
dégradation du bâti, le sous-équipement et les conditions de vie difficiles. Localement
cependant, les médinas de ces villes se modernisent : réseaux d’adduction d’eau et
d’égouts récents, éclairage public étendu, façades rénovées, espaces commerciaux plus
soignés mais aussi des maisons et des monuments anciens restaurés... Ces signes de
transformation permettent de donner une nouvelle lecture des médinas marocaines, en
pleine mutation, par l’initiative conjointe d’acteurs privés (mécènes, promoteurs,
investisseurs, simples acheteurs) et de plus en plus d’acteurs publics et d’organismes
internationaux (l’État, les collectivités locales, l’Unesco, la Banque Mondiale).
8 Le classement au Patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco des médinas de Fès,
Marrakech et plus récemment Essaouira a permis, dans un premier temps, de valoriser
ces tissus anciens : la médina devient un territoire précieux, elle devient patrimoine. Au-
delà d’une reconnaissance de l’architecture et du paysage urbain de la ville arabe par les
occidentaux, les médinas ont une valeur patrimoniale qui se marchande par le biais de
l’immobilier, du tourisme mais aussi des fonds nombreux venus des organismes
internationaux pour les sauvegarder. Dans un deuxième temps, elles deviennent, sous les
feux des projecteurs, « restaurables ». Dans un pays en développement dont les priorités
budgétaires sont ailleurs (éducation, santé, emploi, construction de logements sociaux),
envisager la médina comme un patrimoine devient une solution.
9 La conscience d’habiter ou de posséder un morceau du patrimoine est amplifiée par la
réussite des restaurations des riads et des dars par les nouveaux investisseurs, en
majorité étrangers. Actuellement, des quartiers entiers de la médina de Marrakech
(Ksour, Mouassine), d’Essaouira et d’Asilah (les remparts) ou de Rabat (la partie basse des
Oudayas) sont réhabilités par de nouveaux occupants, aux revenus plus élevés. Ces
quartiers, dont la localisation répond à des logiques géographiques précises 5, sont
convoités par de nombreux acheteurs pour la plupart étrangers. La mode des riads, dont
la promotion a été très bien orchestrée par des revues européennes de décoration, de
voyage et l’émission Capital6 a permis une reconquête des médinas. L’initiative première
en revient aux Français, aux Allemands, aux Anglais et plus récemment aux Marocains
natifs de ces tissus anciens. Si nous prenons l’exemple de la médina de Marrakech, il est
vrai spécialement touchée par le phénomène de requalification dont nous parlons, plus
de 500 étrangers y sont propriétaires en 2000 (Escher, 2000), et certains derbs du quartier
de la fontaine Mouassine, proche de la fameuse place Jemaâ El Fna, sont occupés pour
plus d’un tiers par des étrangers.
10 Ce qui nous intéresse particulièrement dans ce phénomène plus global de requalification
urbaine, c’est la revalorisation qui permet aujourd’hui aux médinas marocaines d’être des
espaces convoités donc transformés car ils sont de nouveau perçus et imaginés
positivement.
11 La réhabilitation des médinas et la conscience de leur valeur patrimoniale par les
étrangers sont les fruits de la conjonction de plusieurs facteurs :
• la proximité géographique et temporelle entre le Maroc et l’Europe 7,
• le tourisme comme vecteur d’information,
406

• une sensibilisation au patrimoine ancienne en Europe,


• la valeur peu élevée pour les étrangers des demeures anciennes en médina,
• un accès à la propriété accordée aux étrangers dans le cas du Maroc
• et surtout, une culture orientaliste prégnante pour les nationalités concernées.

Étrangers propriétaires d’immobilier dans la médina de Marrakech (par quartiers)


Tiré de Escher, A. (2000)

12 Les étrangers, en possédant une maison, accèdent à un art de vivre oriental imaginé, rêvé,
recréé et vécu qui se décline selon de multiples pratiques de l’espace intérieur et public
de la médina : un hammam dans la maison, beldi8 si possible, un artisanat marocain
omniprésent, une cuisinière9 à domicile pour déguster les tajines, couscous et pâtisseries
orientales, des déambulations dans le labyrinthe des rues étroites et fraîches et dans les
souks aux senteurs et couleurs saisissantes. Cette perception néo-orientale de la ville
arabe, très loin des réalités de la pratique quotidienne de cet espace par la majorité de ses
habitants, est cependant un élément factoriel des dynamiques urbaines actuelles,
perceptibles dans les plus belles médinas marocaines.

LES NOUVELLES DYNAMIQUES URBAINES,


PATRIMONIALISATION ET SÉGRÉGATION EN MÉDINA
13 Les nouvelles façons d’appréhender l’espace médinal comme lieu de promenade, de
détente ou de résidence, par les étrangers et de plus en plus par les citadins marocains
sont les moteurs de dynamiques urbaines polymorphes : nouvelles pratiques de la
médina, nouvelles pratiques en médina, populations localement renouvelées,
appropriations différentes du territoire, fonctions récentes ou rénovées (artisanat,
logement) et dynamisation des sites historiques pour ne citer que les changements les
plus visibles dans le paysage. Bien que récentes, elles offrent à ces tissus anciens la
407

possibilité de sortir du processus de dégradation, tout en les maintenant habités et


vivants. Ce patrimoine fragilisé doit cependant faire l’objet d’une politique volontariste
de la part des autorités compétentes (wilaya10, département des monuments historiques,
associations de protection et de sauvegarde du patrimoine) pour encadrer les différents
acteurs sur le terrain.
14 La requalification timide qui s’opère dans les médinas marocaines déjà citées permet, dès
à présent, de discerner deux tendances corrélatives à ces dynamiques urbaines :
• La patrimonialisation de ces tissus anciens passant par une reconnaissance de la société de
leur valeur et de leurs caractères singuliers.
• Un processus de ségrégation socio-résidentielle.
15 La revalorisation des médinas est lisible dans le marché porteur de l’immobilier et dans la
prolifération des petits chantiers de restauration. Elle a permis, en premier lieu, de
reconsidérer ces espaces anciens aux yeux de tous et surtout aux yeux des Marocains et
de confirmer, par la suite, pour les plus avertis, leur valeur patrimoniale. La médina est
reconnue, non seulement comme patrimoine architectural, mais aussi comme patrimoine
immatériel et humain, justifié également par le classement de la place Jamaâ El Fna de
Marrakech au Patrimoine Mondial Oral de l’Humanité. La patrimonialisation encourage la
réhabilitation. Au Maroc, la restauration et la conservation du bâti ancien sont encore
difficiles à mettre en œuvre par les organismes publics : manque de moyens, manque
d’efficacité parfois, concurrence entre différents organismes (l’ADER et l’Agence Urbaine
pour le cas de la ville de Fès), et la quantité gigantesque des travaux à engager sur les
sites historiques destinés au public comme chez les particuliers.
16 La préservation de ce patrimoine progresse par le biais du tourisme résidentiel, la mode
des riads et l’œuvre ponctuelle de mécènes11. Les acteurs les plus dynamiques de ces
transformations sont des acteurs privés et leur démarche s’inscrit rarement dans une
politique plus générale de conservation. Il est essentiel de souligner que les acteurs
premiers de la restauration et de la sauvegarde en médina sont des étrangers, depuis
trente ans pour les précurseurs et parmi eux, les créateurs Y. Saint-Laurent et Serge
Lutens. Ce sont eux qui, à de rares exceptions près12, se sont intéressés les premiers au
patrimoine du domaine privé en médina (riad et dar). Leur démarche a lancé la
revalorisation matérielle mais aussi immatérielle des médinas par la perception positive
qu’ils en ont.
17 Les étrangers qui avaient disqualifié les médinas à l’époque du protectorat en sont
actuellement devenus leurs plus fervents admirateurs, défenseurs et restaurateurs. Ils
sont acteurs de ce long processus de patrimonialisation, eux qui ont déjà une longue
expérience de la culture urbaine et de la valeur du patrimoine... et les moyens d’y
parvenir.
18 Rapidement, le concentré de patrimoine que représente la médina est devenu une valeur
marchande de grande importance dans un cadre géographique où les réglementations
font alors défaut. En effet, la prise de conscience de ce patrimoine est avant tout d’ordre
monétaire ; le marché des riads devient un business finement orchestré (Internet,
publicité, visites en groupes, agences immobilières, bouche à oreille). Les personnes qui
ont acheté en médina depuis une dizaine d’années sont des investisseurs renseignés ou
novices mais opportunistes. Ils ont profité des bas prix de départ pour réaliser de
confortables plus-values en surfant sur un marché spéculatif. Pour mesurer la hausse de
la valeur immobilière des riads, prenons l’exemple du Riad Moucharabieh à Marrakech.
408

Datant de 1930, ce palais a été rénové par un Français, Didier Vicaire. En 1997, il l’achète
non-restauré 800 000 dirhams, les travaux sont équivalents au prix de l’achat du palais
(L’Économiste, 26/10/2001). Aujourd’hui ce même riad non-restauré vaudrait sur le marché
2 millions de dirhams. Les prix ont été multipliés par deux ou trois selon les critères
d’ancienneté du bien immobilier, sa rareté et sa localisation dans la médina.

Propriété foncière étrangère à Marrakech et infrastructure touristique dans le quartier Ksour. Tiré de
Escher, A. (2000)

19 Ces nouveaux venus en médina, aux revenus plus élevés, ont transformé l’espace bâti de
certains quartiers. Leur arrivée a aussi transformé la composition sociale de certains
derbs : ceux au nord du quartier Ksour sont occupés pour plus d’un tiers par des
étrangers. Des quartiers cosmopolites et, de nouveau, très inégaux en richesse se
constituent. Ainsi, dans ce quartier Ksour, très prisé et proche de la place Jemaâ El Fna,
une trentaine d’étrangers étaient installés en 2000. Au-delà d’une certaine mixité sociale
retrouvée en médina, il s’agit de souligner que cette mixité est transitoire, et qu’elle
cache, en fait, la mise en place d’une réelle ségrégation spatiale dont la question du
devenir doit être soulevée. En effet, nous pouvons d’ores et déjà signaler de nombreux
départs parmi les habitants aux revenus faibles, propriétaires ou locataires de ces
quartiers.
409

20 La hausse des loyers, l’élévation du niveau de vie, les problèmes d’héritage et surtout la
vente des maisons pour réaliser de fortes plus-values sont à l’origine de ces départs pour
les périphéries des grandes agglomérations. Les populations concernées sont également
attirées par la modernité et le confort des appartements récents. La requalification
sociale induite par la réhabilitation de ces quartiers anciens renforce la ségrégation socio-
spatiale et résidentielle dans les quartiers périphériques des médinas et ceux proches des
sites patrimoniaux. Elle encourage l’existence d’une médina à deux vitesses. Les tensions
consécutives à cette recomposition socio-résidentielle sont déjà perceptibles dans
certains quartiers : procès de voisinage sur les modalités de réhabilitation, fêtes
nocturnes de la Jet-Set parisienne, radicalisation des modes de vie et baisse de la
tolérance, méconnaissance chez certains du style de vie qu’implique l’entité culturelle de
la médina (un espace de l’intime clos mais une proximité dans le derb entre voisins, un
milieu aux fortes traditions).
21 La création d’une médina archipellisée ne mettraient-elles pas les collectivités locales
dans une position difficile en cas de problèmes de cohabitation et de confrontation
d’intérêts ?
22 Ne faudrait-il pas également se pencher sur les conséquences de cette requalification sur
l’espace de vie des médinas ? Ne pourrait-elle pas mettre en péril les fondements même
de ces espaces humains et sociaux si particuliers ? Si le retour d’une bourgeoisie en
médina peut être un espoir comme elle l’a été pour les centres anciens européens, cette
bourgeoisie n’est pas, pour le moment, locale mais d’origine étrangère. L’enjeu serait de
restaurer un équilibre et une certaine mixité sociale entre les populations de niveaux
socioculturels différents dans un espace contraignant, ayant perdu les repères culturels
de la structure sociale qui les avaient produits (Wilbaux Q., 2002, p. 353).

CONCLUSION
23 Il s’agissait avant tout de donner, à travers cet article, une lecture renouvelée de la
médina en tant qu’espace structurel, social et culturel de la ville marocaine
410

contemporaine, de cerner les nouvelles dynamiques et leurs acteurs et de les envisager


sous l’angle patrimonial.
24 Les médinas marocaines, plus que les autres médinas du monde arabe (hormis celle de
Tunis), répondent à de nouvelles logiques de développement : elles ne sont plus des tissus
figés dans la pauvreté, elles vivent grâce à leur pouvoir d’adaptation aux réalités
contemporaines. Les tissus anciens sont réhabilités par le jeu des acteurs privés qui y
voient un modèle architectural et urbain à revaloriser. Ils retrouvent ainsi une centralité
perdue par l’image de la ville arabe qu’ils renvoient, leur identité, et une dimension
patrimoniale depuis peu révélée. Comme l’a souligné J-F Troin, les mouvements de
population (centripède et centrifuge) sont la preuve de l’enjeu stratégique que
représentent les quartiers de la vieille ville actuellement au Maroc (Troin, 2002). Ils
posent aussi la question du devenir de ces médinas quant à leur composition sociale. Leur
identité tient à un système social fragilisé par l’exode rural mais toujours structurant,
dont les familles de petits commerçants et d’artisans sont les piliers. L’arrivée d’une
population étrangère plus riche et le départ des populations travaillant en médina
changent certains quartiers. Ils accentuent la perte des liens sociaux anciens et des
pratiques traditionnelles pour en réinventer d’autres. Il s’agit pourtant, comme l’explique
S. Belkeziz dans son étude sur Marrakech, de sauvegarder l’ensemble historique dans sa
globalité comme un tout cohérent dont l’équilibre et le caractère spécifique dépendent de
la synthèse des éléments qui la composent et comprennent les activités humaines, autant
que les bâtiments, la structure spatiale et les zones d’environnement (S. Belkeziz, H.
Abdelkrim, 2001).
25 Ces mouvements de populations poussent, enfin, non seulement à réfléchir à la gestion de
cette requalification par les populations concernées de cultures et de niveaux de vie
différents mais aussi à réfléchir à la réaction des pouvoirs politiques face à cette nouvelle
logique urbaine. Ne pourrait-on pas y trouver une solution à la promotion de ce
patrimoine urbain et humain ? Il s’agit surtout, comme l’explique J. Adam d’entretenir un
rapport vivant à ce qui existe, un rapport équilibré entre les mesures de conservation et
de renouvellement, laissant de la place au futur sans pour autant oublier le passé (Adam
J., 2000).

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412

NOTES
1. Le derb est une impasse résidentielle semi-privée. Le riche propriétaire était souvent au fond
du derb, où une porte non distincte des autres ouvrait sur un riad, une demeure importante
ouverte sur un jardin intérieur. Le riad se différencie de la maison la plus répandue en médina, le
dar, par sa superficie et la présence du jardin intérieur souvent composé d’un verger qui
remplace la simple cour intérieure (woust-ed-daf).
2. On peut remarquer une application des hadith dans l’espace urbain traditionnel par
l’homogénéité des façades des maisons pour éviter les signes de richesse extérieurs.
3. Hôtel de commerce avec entrepôt construit sur deux étages.
4. Foundoukisation : terme géographique définissant une densification extrême du bâti dans les
villes anciennes arabes au point de recenser une famille par pièce dans les foundouks, on parle
aussi d’oukalisation (Chaline C, 1996).
5. Facilité d’accès, sécurité des lieux, ancienneté du quartier, beauté du quartier.
6. Revue de la compagnie aérienne Lufthansa, Coté Sud, l’émission Capital sur la chaîne française
M6 d’août 1998.
7. Un bout d’Afrique et une porte de l’Orient accessible rapidement : Paris-Marrakech en avion
prend 3 heures.
8. Beldi signifie authentique, rustique (ici, un hammam fonctionnant au bois).
9. Cet art de vivre passe aussi par l’emploi d’un personnel marocain, pour eux indispensable
(cuisinière, femme de ménage, gardien).
10. La wilaya équivaut à la préfecture. Une loi est également à l’étude pour gérer au mieux le
phénomène des riads et surtout le secteur des maisons d’hôtes localisées souvent dans des riads
ou assimilés.
11. Au cœur de la médina de Marrakech, l’ensemble de la mosquée Ben Youssef restauré par
l’entrepreneur Omar Benjelloun est un exemple du souci naissant de préserver le patrimoine
parmi les élites marocaines.
12. Abdellatif Ait Ben Abdallah est le directeur de Marrakech-riad, une agence de location et de
vente de riads et de dars. Il est aussi le fondateur du café littéraire ‘Dar Chérifa’, installé dans un
palais du XVIe siècle, au fond d’un derb du quartier Mouassine. Cet entrepreneur a grandi en
médina et s’inscrit dans la même démarche de conservation et de mise en valeur du patrimoine
de Marrakech. Elle date d’une petite dizaine d’années.

NOTES DE FIN
1. Marrakech, Essaouira, Rabat, Fès, Asilah, Tanger, Azemmour.

AUTEUR
ANNE-CLAIRE KURZAC
Géographe, Université Paris IV-Sorbonne
413

Tourisme et patrimoine : dynamique de


conflit et de cohésion
Cas de La Chaise-Dieu

Salma Loudiyi

1 L’article qui suit est la somme des premiers éléments d’une étude de terrain en cours. Il
s’agit de questionner le mouvement de patrimonialisation en milieu rural en le reliant à
la dynamique touristique. Nous partons du fait de l’existence de deux dynamiques
indissociables qui se nourrissent l’une de l’autre, issues d’une même logique dont on peut
penser « qu’elle participe aussi à la construction des lieux et des territoires » (Lazarotti,
2003, 102). Elles entraîneraient l’intervention de plusieurs groupes sociaux définis autour
d’un projet commun. Tourisme et patrimoine, une dynamique de conflit et de cohésion ou
comment la patrimonialisation interpelle la territorialisation et par conséquent le jeu des
acteurs qui y interviennent. Le champ que l’on prend comme terrain d’expérience est
celui du territoire de La Chaise-Dieu, son édifice religieux, une abbaye bénédictine, et le
principal outil de sa valorisation, le festival de musique baroque qui s’y déroule durant la
dernière quinzaine d’août.
2 Sans trop entrer dans le jeu des définitions, il faut rappeler que le patrimoine est ce qui
est transmis par les pères à travers les générations à un groupe défini. Cette définition
s’est progressivement étendue : le patrimoine, c’est aussi l’héritage d’un groupe, d’une
collectivité (Chiva, 1994, 5). Le patrimoine d’un groupe social est un ensemble de biens
que celui-ci se fabrique (reconnaît, auquel il donne sens et valorise) pour son propre
usage. On retiendra aussi que le patrimoine est dépendant d’un projet patrimonial
(Guérin, 2001, 43). Les éléments patrimoniaux contribuent à marquer l’espace social, à lui
donner sens, à générer ou à conforter des pratiques collectives et par conséquent à
fabriquer des territoires. La patrimonialisation est alors le processus par lequel on
transforme l’héritage reçu en projet économique. Elle détermine de facto de nouvelles
formes de dialogue entre acteurs et institutions. Elle permet de penser et tenir ensemble
des territoires et des groupes sociaux qui restent souvent hétérogènes et revendiquent
leurs particularités. On peut ainsi dire que la patrimonialisation se décline selon son
objet, le territoire investi et la qualité de ses acteurs. Elle peut, par ailleurs, être une
414

démonstration de la capacité de la population à évoluer, à créer une identité et une


personnalité à son territoire. C’est l’occasion d’observer de nouvelles dynamiques sociales, de
nouvelles recompositions territoriales.
3 Dans le présent travail, il s’agit d’apporter quelques éléments autour des acteurs sociaux
de La Chaise-Dieu, qui entrent en opposition et dont les intérêts divergent dans le
processus de patrimonialisation et de mise en tourisme de ce territoire, en partant du fait
que ces derniers sont liés à des enjeux de pouvoirs.

LE TERRITOIRE DE LA CHAISE-DIEU
4 Le plateau de La Chaise-Dieu est une entité géographique qui se localise à l’extrême sud
du massif du Livradois. Ses limites coïncident approximativement avec les limites
cantonales, et par conséquent, avec un espace institutionnel (renforcé par l’existence
d’une communauté de communes qui « respecte » ces limites). D’une altitude de plus de
1 000 m, c’est un plateau très boisé, où l’agriculture et la forêt restent les activités
dominantes alors que le tourisme cherche à s’imposer de plus en plus, au sein de
l’économie locale.
5 Le bourg célèbre par son abbaye est fréquenté pour sa station climatique (sources de la
Soucheyre aujourd’hui fermées) dès le début du XXe. Le premier syndicat d’initiative est
créé par le maire de la commune en 1920 et fonctionnera grâce à des bénévoles jusque
dans les années quatre-vingt-dix. Ayant hérité d’une longue pratique de passage
(pèlerinage), le bourg de La Chaise-Dieu a gardé une tradition hôtelière. Le tourisme
culturel à La Chaise-Dieu ne débuterait, à l’image des autres territoires, qu’après les
années soixante-dix où le patrimoine est « réinventé et redécouvert touristiquement »
(Mussot, 1998, 29). Actuellement, les capacités d’accueil touristiques cantonales
atteignent 1250 lits1 soit près de 57 % de la population locale. Les résidences secondaires,
au nombre de 881, représentent 43 % du total des logements (Il y a 9 résidences
secondaires pour 10 principales). Elles ont augmenté de plus du quart depuis 1990
(essentiellement dans le bourg-centre ; + 75 %). Les capacités d’accueil touristiques sont
pour 78 % non-marchandes.
6 Le patrimoine de La Chaise-Dieu se structure autour d’un « noyau dur », l’abbaye
bénédictine (fig. 1). Elle donne son nom au bourg, à la commune, au canton au plateau.
Ses origines remontent à la casa dei (maison de Dieu, Chaise-Dieu) que fonda Robert de
Turlande sur « un plateau austère, au climat rude, très boisé, propice au recueillement et
à la pénitence ». Le nom « casadéen » que portent les habitants se réfère à l’édifice
originel (Casa Dei). Cet ensemble architectural est reconnu en tant que monument
historique dès 1862 par le classement de son cloître. L’attachement identitaire de la
société casadéenne à son abbaye est réel. Ils sont « fiers » de leur patrimoine. Pour ne
donner que quelques éléments, cet attachement se précise par « un cachet de poste »
représentant l’abbaye et la fréquence narrative d’un fait datant de la seconde guerre
durant laquelle les tapisseries renaissance furent cachées par les paysans et restituées à la
fin des années de trouble. Cependant cet attachement ne se traduit pas précisément par
des visites fréquentes à l’abbaye (hors activités cultuelles).
415

Figure 1 : Abbaye bénédictine de la Chaise-Dieu

7 Il faut souligner néanmoins que ce patrimoine appartient à la catégorie des « abbayes-


paroisses », propriété de la commune (régie par la loi 1905) et qu’il reçoit depuis 1984 des
moines affectataires (Communauté St-Jean, sept moines) appelés à cette date par l’évêché
du Puy-en-Velay. Lieu de culte qui se prête à la visite (payante pour le chœur2, encadrée
par les moines qui reçoivent un pourcentage financier) et accueille durant deux semaines
un festival international de musique. La culture religieuse est toujours vivace au sein du
territoire, à l’image de l’ensemble du Velay. Il « s’est formée une des contrées les plus
résolument catholiques de toute la France » (Fel, 1983, 119 :120) et cet héritage est
toujours perceptible.
8 Le canton de La Chaise-Dieu réunit 2196 habitants dont 35 % vivent dans le bourg de La
Chaise-Dieu. La répartition par âge de la population montre un vieillissement prononcé
puisque 38 % de la population est âgée de plus de 60 ans. C’est le résultat d’un long
mouvement de dépopulation qui touche l’ensemble du massif du Livradois, qui va
s’accentuer avec l’ouverture de la ligne ferroviaire PLM durant le premier tiers du XXe
siècle, mais qui se ralentit aujourd’hui sans pour autant s’inverser. Sur le canton, on
observe toutefois, des soldes migratoires positifs, quoique faibles, depuis 1982 (+ 0,11 %
entre 1982 et 1990, + 0,25 % entre 1990 et 1999) alors que le solde naturel est toujours
déficitaire. L’ensemble des installations permanentes dans le canton est pour un quart
composé de personnes âgées de plus de 55 ans, ce qui laisse penser aux « retours au pays »
à la retraite, voire à une transformation des résidences secondaires en résidences
permanentes ainsi qu’à un plus large mouvement d’installation de « néo-ruraux ».
9 L’ensemble architectural à caractère religieux de La Chaise-Dieu est l’objet d’une
valorisation et d’une mise en tourisme que l’on propose d’analyser. Objet d’une
territorialisation où des enjeux politiques et sociaux sont à l’œuvre, cette mise en valeur
ou patrimonialisation n’échappe pas à la dimension conflictuelle entre différents groupes
sociaux fort hétérogènes. Celle-ci se décline sous le mode dit « latent ». Le conflit reste
plutôt de l’ordre de la désapprobation.
10 Si l’on veut caractériser le mouvement de cette patrimonialisation, au sens d’un projet
qui s’élabore et s’invente autour du patrimoine, on peut dire qu’il ne débute réellement
qu’à partir de 1966. En ce sens, il s’effectue selon nos observations et notre enquête en
416

deux phases durant lesquelles plusieurs groupes sociaux, selon la période, vont
intervenir, construire un projet commun et s’affronter à travers leurs représentations
pour ensuite essayer d’arriver à un certain consensus que l’on peut observer depuis peu de
temps.

LES PHASES DE LA PATRIMONIALISATION


1966-1976 : Un coup de cœur ou la période Cziffra

11 La mise en valeur commence par la rencontre d’un « touriste » avec le patrimoine en


question. Le souci de la sauvegarde et de fait, l’appel à la mémoire de la valeur
symbolique s’effectue à travers le regard d’un « étranger » au sens littéral du terme,
encore utilisé de nos jours dans la bourgade casadéenne ; l’autre qui n’est pas d’ici, un
« non-casadéen », l’autre se définissant comme l’étranger au lieu. Selon la version narrée,
l’événement qui va donc faire scansion dans le temps, serait le passage fortuit de Gyorgy
Cziffra, fils du célèbre pianiste Georges Cziffra, qui va convaincre son père de « venir
jouer dans un lieu exceptionnel ». Cziffra père, conquis par un buffet d’orgue en ruine
(datant du XVIIe), marquerait alors la nécessité de le ressusciter. La réhabilitation de ce
bien commun va s’effectuer à travers l’organisation d’une manifestation locale qui va
bénéficier rapidement d’une grande renommée grâce à son « inventeur » (notamment par
la fréquentation de personnages publics célèbres3). En fait, la réalité telle qu’elle est
reconstituée à travers le témoignage des personnes ayant vécu l’événement de près
(Besançon, 2000, 101 : 117) s’écarte du discours narratif livré sur le terrain. L’histoire de
cette mise en patrimoine prend des relents de fable voire de légende, fruit d’un
imaginaire collectif.
12 Ce que l’on retient est que cette manifestation va être intégrée à la vie locale avec une
forte charge symbolique. L’animation du patrimoine s’oriente d’abord dans le sens de sa
conservation ; les cachets du pianiste sont un apport financier pour rénover le
patrimoine. La manifestation est organisée pour et par la population locale qui, selon
certains témoignages, va prendre en charge l’organisation matérielle (déménager les
pianos, les chaises, etc.) pour le bon déroulement des récitals. Les cachets du pianiste,
ajoutés à un apport financier de la commune et des Monuments Historiques vont servir à
réparer (en réalité recréer4) un buffet d’orgue qui puisse résonner dans l’abbatiale après
des années de silence. Ce sont des week-ends « longs » qui s’organisent autour d’un
patrimoine local. Vers la fin de cette période, c’est-à-dire vers 1975, on note que la
population locale va procéder au « nettoyage de l’abbatiale » selon une tradition ancienne
propre (semble-t-il) au Livradois, celle de l’entretien sous le mode solidaire des édifices
religieux (fourniture gratuite de matières premières, travaux bénévoles, temps...). En
1976, on inaugure les orgues. Cependant, le désengagement progressif de l’ » initiateur 5 »
de cet événement, va marquer la fin d’une période. C’est le terme d’une manifestation
axée sur la cohésion d’un groupe (la collectivité territoriale propriétaire de l’édifice, les
Monuments Historiques) et la fin d’une modalité de mise en valeur de ce patrimoine.
13 Durant cette période, la mise en tourisme du territoire de La Chaise-Dieu et plus
particulièrement celui du bourg démarre doucement. La manifestation autour de l’abbaye
va progressivement occuper un week-end puis deux en 19766, ce qui ne semble pas très
important. À titre d’exemple, entre 1967 et 19797, pour un nombre égal d’hôtels (au
nombre de 8), la capacité hôtelière du bourg augmente faiblement (99 lits puis 120 lits)
417

mais s’améliore (la part des hôtels classés augmente ; 5 au lieu de 2). De même, il n’est pas
encore temps de mesurer cette mise en patrimoine sur la croissance des résidences
secondaires ; leur nombre reste relativement stable jusqu’en 1975.
14 On pourrait caractériser cette période par la construction d’un projet commun (du point de
vue de la conservation par sa commercialisation) autour d’un patrimoine – au moins sur
le registre imaginaire, où la population locale, par son implication, affirme une identité et
reconquiert un bien. Elle le réinvente au sens où elle le refait vivre sous une autre
modalité. On peut dire que la cohésion autour d’une mise en valeur du patrimoine
s’effectue selon un procédé de « révélation » (le projet prend corps) qui donne sens à une
communauté et qui l’entraîne dans une première dynamique. Cette communauté, ce qui
semble révélateur, va même renouer avec d’anciennes traditions de conservation du
patrimoine religieux. L’essoufflement de ce mouvement s’explique par la « défection » de
la figure charismatique. Enfin, peut-on noter que cette patrimonialisation est initiée par la
figure de l’« Autre-Etranger », mais qui charge de sens son action.
15 De même, la mise en narration de cet épisode est symptomatique dans la mesure où elle
prend actuellement, la forme d’une « fable » voire d’une « légende » (s’écartant de la
réalité stricte). D’un épisode marqué par le « don » d’un homme pour une communauté,
on va évoluer vers une autre phase où les choses se bousculent par une autre forme de
patrimonialisation, cette fois-ci plus franchement institutionnelle et qui va doucement
évoluer vers un grand projet économique. On ajoutera que les pouvoirs publics ont,
depuis le début, accompagné cette manifestation8. Le rapport de possession/dépossession
se rapporte à l’introduction d’un nouveau groupe (comité d’organisation qui diffère par
ses modalités d’action) par lequel les précédents acteurs sont « écartés », exclus ou « auto
exclus ».

À partir de 1977 : Le projet économique et culturel

16 À partir de cette date, le patrimoine de La Chaise-Dieu va être l’objet d’un jeu d’acteurs
plus important. Petit à petit, les acteurs se diversifient. D’abord, le préfet de la Haute-
Loire décide de prendre en charge la continuité de cette manifestation et va désigner un
inspecteur d’Académie du Puy-en-Velay pour la direction et la gestion du festival. Le
départ de Cziffra serait à l’origine de la défection de nombreux bénévoles. Selon certains
témoignages9, « il [le nouveau directeur] va réussir à garder des anciens ». Mais ce serait
le point de bascule où la population locale va petit à petit entrer dans un rapport de
dépossession vis-à-vis de son patrimoine. En effet, l’arrivée d’un nouveau groupe épaulé
par les collectivités publiques départementales puis régionales est « mal vécu » ; « ils (les
casadéens) se sentaient exclus »10.
17 Parmi les partenaires de cette mise en valeur, se trouve la commune propriétaire du site,
le conseil général de la Haute-Loire, une association culturelle (1979) le conseil régional
(1982), des moines affectataires (1984), des mécènes (1985). L’intervention progressive de
cet ensemble d’acteurs va assurer la continuité d’une manifestation autour du patrimoine
grâce aux moyens importants qu’il peut mobiliser (financements, subventions,
organisation...) pour construire un véritable projet économique et culturel. Le pari est
important d’autant plus que le canton est à dominante rurale et connaît de grandes
difficultés socio-économiques. Le plateau de La Chaise-Dieu est pauvre et son renouveau
économique va passer par la patrimonialisation et la tentative de sa mise en tourisme.
Nous sommes en pleine décentralisation et « aménagement du territoire » qui consiste à
418

recréer de nouvelles activités en milieu rural pour y retenir la population. Seulement,


dans cette préoccupation sous-jacente, il est question aussi de mettre l’accent sur ce qui
semble fonder la pérennité de la collectivité en renfonçant la singularité d’un patrimoine
et de fait l’inscrire dans un usage et une fonction qui feront rupture avec le passé (on peut
même interpréter cela comme une manière de retrouver l’aura de La Chaise-Dieu11).
18 En effet, la « prise en main » par la préfecture va de pair avec un projet économique plus
important, dépassant la simple manifestation précédente, mais qui le récupérera
néanmoins12. Une fois encore, cette nouvelle organisation s’élabore autour d’une autre
figure charismatique. L’abbaye accueillira une manifestation plus étendue sur le temps (8
concerts au lieu d’un, 9 jours au lieu de 2) et se spécialisant petit à petit dans le registre
baroque et sacré (en cela le festival de La Chaise-Dieu est considéré comme avant-gardiste
à cette époque)13. Cela va de pair avec la création d’une image et une réinterprétation des
lieux, une redéfinition de leurs fonctions, qui s’imposent petit à petit. Dans un édifice
religieux austère, propre à la pénitence, on recherche petit à petit, les infimes éléments
architecturaux ou mobiliers qui redécouvrent « un passé musical » à l’abbaye, en
reconstruisant une image plus accueillante, plus chaleureuse. L’acoustique
« exceptionnelle » de l’abbaye est mise en avant, l’ » authenticité » aidant à renouveler
l’identité du lieu et du territoire. Mais comme tout projet de construction d’une image,
celui-ci impose choix et exclusions. L’axe mis sur la valorisation patrimoniale à travers
une musique « savante » est accusé d’élitisme. La population locale ne se reconnaît
résolument pas dans cette patrimonialisation. Et l’on entrevoit déjà la différenciation
entre un regard urbain (essentiellement) porté par une forte volonté politique, une
association culturelle dont les membres sont essentiellement d’origine ponote (ou du
moins extérieure au territoire), puis un autre plus réservé, plus effacé14. Petit à petit, ce
sont l’abbaye et le festival qui se veulent patrimoines locaux. Cette nouvelle construction
va mobiliser de nouveaux groupes sociaux au sein desquels les habitants seront toujours
minoritaires. Le conflit qui sous-tend cette patrimonialisation n’est ni simple ni univoque.
Par leur multiplication, les divers groupes d’acteurs intervenants découvrent leurs
divergences par rapport à l’usage de ce patrimoine et à sa « nouvelle identité ». D’une
part, une organisation essentiellement basée sur un réseau familial ou amical avec une
vision spécifique des modalités d’usage, d’autre part des religieux dont les
représentations du sacré et de la mise en valeur du site se télescopent et créent quelques
conflits. Sans évoquer l’accueil et l’implication minimale de la population dans ces mises
en valeur (patrimoine et tourisme).

Les religieux

19 À la demande de l’évêque du Puy-en-Velay, la communauté des frères de Saint Jean


occupe le lieu depuis 198415. Le but de l’évêché était de « renouer avec la présence d’une
communauté monastique » rompue depuis la Révolution Française. Leur premier rôle est
d’assurer une charge curiale sur l’ensemble du canton. Ils privilégient la prière
silencieuse à celle liturgique. Depuis 1984, ils officient chaque jour dans l’église abbatiale
(en été) ou dans leur chapelle (hiver). Ils assurent également des visites guidées de
l’abbatiale « de manière à ce que les visiteurs puissent avoir accès plus facilement au sens
de l’héritage spirituel de St Robert et au message des tapisseries16 ». La communauté
composée de sept frères offre par ailleurs un programme d’activités (conférences
théologiques et spirituelles). La mise en tourism de l’Abbaye serait une ressource
financière importante pour la communauté17 et depuis le développement de plus en plus
419

important du festival, la fermeture du site aux visites, durant 15 jours (répétitions,


installations...) grèverait les revenus des frères de près du tiers entre 1991 et 1996, les
visites payantes vont baisser de près de 60 000 à 47 253 entrées (ONT, 1997). De même, si
l’aspect économique n’est que peu évoqué, les représentants de l’évêché ont un « droit de
veto » sur le répertoire du festival (accent mis sur la nécessité d’un répertoire sacré), ils
se veulent les « gardiens » de l’usage des lieux durant cette manifestation. La pratique des
offices prime sur les visites guidées, et celles-ci font l’objet de réservations, d’horaires
stricts hors de la période estivale. Une mise en tourisme plus large, en dehors du festival
et des visites guidées serait très difficile à mettre en place sans l’accord d’affectataires,
légèrement prosélytes, dont la règle de vie est le « retrait et le recueillement ». Ainsi,
« Patrimonialiser c’est qualifier des espaces d’une manière pas toujours compatible avec
les fonctions que ceux-ci assuraient dans le passé ou qu’ils en assurent encore » (Gravari-
Barbas, 2002, 90).

Le festival

20 Comme nous l’avons précédemment évoqué, l’organisation du festival et sa gestion ont


été initiées par les collectivités territoriales au sein desquelles le département tient un
grand rôle18. La structure organisationnelle du festival, très bien décrite par J. Besançon,
montre un réseau basé sur l’interconnaissance (réseau familial et amical). Elle est souvent
décrite sous le mode clanique ; les bénévoles, base humaine sur laquelle fonctionne le
festival, sont à titre d’exemple, majoritairement d’origine extérieure (le Puy-en-Velay
souvent). C’est une réalité qui diffère peu, en définitive, des autres festivals de l’hexagone.
En réalité, si le festival a été décrit comme « parachuté » (CEMAGREF, 1990,), il est
toujours décrit par une double négation « ni pour ni par nous ». Si l’on juge globalement
positives les retombées, le reste demeure « opaque », peu maîtrisable. Exclusion ou auto-
exclusion, il serait hasardeux d’en juger sans échapper à la subjectivité. Il s’agit d’un
effacement devant une mise en patrimoine qui s’est construit en grande partie « en
dehors de la commune » avec le consentement de cette dernière. De même, le projet de
mise en valeur du patrimoine s’appuie sur un registre étranger à l’identité locale
(musique) et il y a lieu de mettre en avant un problème d’identification avec le projet.
21 Au-delà de ces éléments, la mise en tourisme et sa « maîtrise » s’avèrent plus délicates au
niveau de l’interface acteurs touristiques – population locale.

Les acteurs du tourisme

22 La majorité des structures d’accueil touristique ainsi que les commerces (produits
régionaux aussi bien que boutiques de touristes) sont tenues par des « faux-casadéens »
terme générique qualifiant les acteurs du tourisme non originaires du plateau (terme par
ailleurs appliqué aux résidents secondaires sans lien familial). Entre les années quatre-
vingt et quatre-vingt-dix, une étude du CEMAGREF constate un renouvellement
important des commerces et des services à La Chaise-Dieu, où une dizaine d’affaires ont
été reprises et autant ont été créées. « À la recherche d’une installation, ils sont arrivés là
par hasard, attirés par les bas prix des affaires à reprendre » (CEMAGREF, 1990, 47). C’est
l’exemple d’un artisan verrier installé depuis les années quatre-vingt-dix, d’abord à titre
de saisonnier parce qu’il « avait vu qu’il y avait du monde, » puis à titre de permanent
quand il arrive à asseoir sa structure (notamment grâce à la clientèle « chic » du festival).
Toutefois les auteurs de l’étude ajoutent qu’il s’agit d’une première « installation
420

tremplin » avant de se réinstaller dans une autre région. Est-ce dire la fragilité ou les
difficultés d’une mise en tourisme réelle qui réussit à fixer la population sur place ?
23 La principale pierre d’achoppement du rapport entre locaux originaires et acteurs du
tourisme s’articule encore une fois au rapport de dépossession et de contrôle d’une
manne économique. Dans un pays touché par l’exode, où « les parents ont toujours
encouragé leurs enfants à partir à la ville » pour avoir une meilleure situation sociale, où
« ceux qui restaient était ceux qui ne réussissaient pas », l’arrivée de nouveaux venus qui
activent et contribuent à la mise en tourisme du territoire est mal vécue. Ils leur prouvent
qu’il est possible de vivre et travailler au pays. La faible implication locale dans le
tourisme à La Chaise-Dieu peut aussi relever de plusieurs éléments généraux étudiés par
les géographes et les sociologues du milieu rural ; au sein d’une société villageoise ayant
vécu très longtemps sous le mode autarcique, la mise en relation avec le touriste si elle
est ancienne, n’en révèle pas moins l’installation d’une vraie culture touristique. Le
tourisme a, semble-t-il toujours été considéré comme une « activité pas comme les
autres », « pas un vrai emploi », notamment chez les agriculteurs pour qui la
diversification s’oriente davantage vers la forêt et la cueillette. C’est par un
renouvellement social, que la mise en tourisme de La Chaise-Dieu (installation de jeunes
agriculteurs, de néo-ruraux) s’effectue. Comme partout ailleurs dans ces montagnes
d’Auvergne (Loudiyi, 2003), l’initiative touristique est souvent d’origine exogène ou le fait
de personnes ayant fait un détour hors de leur territoire. Le facteur de mentalité19 de pays
est certainement à examiner de plus près (Fel, 1983, 64 : 66).
24 L’activité touristique de La Chaise-Dieu est très saisonnière et sur l’ensemble des
structures d’accueil touristique, commerces (restaurants, boutiques) ou galeries d’art,
très peu sont ouvertes toute l’année (un seul hôtel après une bataille avec la
municipalité). Si l’on peut comprendre cette atonie sur un plateau, au climat rude, peu
fréquenté hors saison estivale, cela représente un certain conflit et dénigrement de la
part de la population locale.
25 Autre élément d’importance, l’office du tourisme reste très dépendant de la tenue du
festival. Assurant la vente des billets contre une ristourne, le montant perçu est la seule
ressource qui permet d’employer des permanents et des saisonniers.
26 À travers cette interface, on peut saisir un autre ressort de la patrimonialisation et de la
mise en tourisme, qui est précisément la question de l’appropriation de l’espace. C’est un
enjeu de pouvoir. Les intérêts des uns contrastent avec celui des autres. Les motivations
des différents groupes sociaux peuvent être antithétiques, le vécu aussi.
27 On peut ainsi présenter le jeu des acteurs sociaux autour du patrimoine de La Chaise-Dieu
à travers un premier schéma :
421

Figure 2 : Les acteurs du patrimoine : Diversité des rôles et complexité des relations

28 Depuis 2001, s’est créé à l’initiative de la mairie, un Réseau Européen des Sites Casadéens
(RESC) soutenu par la DATAR (convention interrégionale de Massif), le ministère des
affaires Étrangères, celui de la Culture et de la Communication, le conseil régional
d’Auvergne, les Conseils Généraux de plusieurs départements20 et le parc régional du
Livradois-Forez. L’association regroupe les communes liées à un site casadéen (ancienne
aire d’influence de l’Abbaye au Moyen âge), les associations qui mettent en valeur ou
animent des sites de cette typologie et « toutes les personnes désirant prendre part aux
activités du Réseau ». L’ambition de cette démarche serait selon notre interprétation, un
rayonnement culturel sur la base d’un réseau européen où La Chaise-Dieu serait un
centre. Pour l’instant, l’association essaye de se consolider ; le bourg est désormais jumelé
avec Frassino. Dans cette même dynamique, La Chaise-Dieu aspire à devenir « Grand Site
d’Auvergne », label en cours de création par la Région. Il est fort intéressant de constater
que le tissu associatif est toujours d’initiative publique et n’est pas issu de la société civile.
À travers son patrimoine, La Chaise-Dieu aspire à une certaine centralité et un
rayonnement conséquent.
29 Cependant, durant l’édition 2003, on va assister à une tentative de « consensus » sans
précédent autour de la question du patrimoine renouant dans une certaine mesure, avec
un passé solidaire. Deux éléments peuvent être isolés pour expliquer ce fait nouveau.
D’abord, la nomination d’un nouveau directeur de festival, plus « consensuel » et apte à
renouer le dialogue avec les différents groupes sociaux. Ensuite, un événement fortuit ; le
mouvement contestataire des intermittents du spectacle va ouvrir un nouveau champ
pour rassembler ces groupes autour de la mise en valeur de son patrimoine. Devant la
menace de l’annulation du festival et sous la pression de l’urgence sociale, « la population
locale » a manifesté publiquement (officiellement, un rassemblement de 500 personnes)
son désir de la tenue des concerts prévus. Une campagne d’affichage a été par ailleurs
422

menée dans le bourg (fig. 3). Il est curieux de constater que le discours ambiant a été
marqué par l’extrémisme ; la menace était l’étranger, principale figure de l’altérité. En
tout état de cause, il eut une mobilisation plus importante que par le passé, allant jusqu’à
procéder au « filtrage » des entrées sur le périmètre de l’Abbaye. On questionne encore la
qualité de cette implication. Si le discours de la municipalité, du comité d’organisation et
de l’office de tourisme, parle d’une implication casadéenne, celle-ci concerne en réalité
un territoire beaucoup plus large. Des éléments indiquent un renfort des habitants du
plateau de La Chaise-Dieu, celui de Craponne (à l’Est) et de l’agglomération vellave. D’un
autre côté, on récuse la véracité des faits. En tout cas, l’actualité nationale a permis
l’expression d’un certain conflit social lors de la réunion préparatoire pour cette
manifestation (population locale/commerçants/festival). À travers cet événement, on
constate néanmoins que le festival est devenu un patrimoine au-delà du bâtiment qui
l’accueille, une fois qu’il est menacé d’interruption21.
30 Désormais, on peut entendre de la part des acteurs du festival (l’organisation), la
nécessité d’un « ancrage territorial22 » de la manifestation. On veut impliquer les
habitants de La Chaise-Dieu par l’intermédiaire des mécènes qui offrent des stages
gratuits pour les enfants du plateau, qui en contrepartie vont distribuer et vendre le
catalogue du festival. Ce serait une « douce infiltration » des foyers casadéens. De même,
selon les représentations, les places non vendues sont offertes aux habitants du canton.
Mais quel est le poids du réflexe d’effacement ? Il est encore tôt pour en juger.

Figure 3 : Vivre au pays avec notre Festival...

PATRIMONIALISATION, MISE EN TOURISME COMME


ENJEUX POLITIQUES
31 À La Chaise-Dieu, le vrai enjeu de cette patrimonialisation pour les collectivités
territoriales est assurément le maintien de la population sur place et la structuration du
423

tissu économique. Bref selon le terme consacré, le développement local dans les espaces à
dominante rurale. Au sein de ce processus, la mise en tourisme de la cité casadéenne et du
plateau est au cœur d’un projet économique ambitieux. Depuis la « période Cziffra » et
grâce à la notoriété d’un festival qui ne se dément pas au fil des ans, plusieurs parties de
l’abbaye ont été rénovées et classées (facilités pour obtenir des subventions). Si
d’importants projets de réhabilitation sont encore à l’état d’étude (financements
importants et longs du fait de la faible exploitation des ressources de l’abbatiale 23), la
valorisation de l’ensemble est toujours à l’œuvre notamment à travers les nécessités
d’aménagement pour l’accueil des concerts. À l’exemple d’une certaine manière de
mettre en valeur un patrimoine, et dans le mouvement des « reconstitutions historiques »
(CHOAY, 1992, 165 : 166), les ruines d’un ancien cloître de l’abbaye (anciennement cour de
l’école communale) ont été reconstruites, « restituées à l’identique » et entourent
désormais un charmant jardin de rosiers. « il faut bien arranger les affaires » nous dit une
habitante de La Chaise-Dieu... consciente que le maintien d’un patrimoine et
l’embellissement du bourg sont une manne importante pour le tourisme.
32 Au-delà de l’inventaire de la mise en patrimoine confortée par la mise en tourisme d’un
territoire, les transformations sociales qui accompagnent cette dynamique doivent être
mises en exergue. Il y a toujours une baisse de la population sur la dernière période
intercensitaire (90-99) mais les soldes migratoires sont positifs. La population vieillit (de
30 % à 37,5 %). La part des actifs ayant un emploi augmente entre les deux dates. On
assiste par ailleurs à la baisse de la proportion des agriculteurs en corollaire avec une
augmentation de la part des artisans et commerçants, des cadres et des professions
intermédiaires. On ne peut dissocier le mouvement de patrimonialisation d’une
recomposition sociale du territoire. Le plateau de La Chaise-Dieu assisterait à
l’installation de néo-ruraux cherchant de plus en plus à travailler au sein du territoire. Le
même constat s’applique à l’explosion du phénomène de la résidence secondaire. Et c’est
là que résident les principales conséquences de cette patrimonialisation et mise en
tourisme. Chaque élément entraînant l’autre. On peut alors se poser la question du rôle de
ces nouveaux habitants et de leurs approches vis-à-vis du patrimoine.
33 La patrimonialisation et la mise en tourisme ont pour ressort la construction de l’image
d’un territoire. L’enjeu essentiel est un enjeu d’abord politique, un enjeu de pouvoir. Une
autre question peut ressurgir alors ; qu’en est-il des modes de valorisation d’un territoire et de
son patrimoine, lorsque ceux-ci s’écartent de l’histoire locale.
34 À La Chaise-Dieu, il s’agit de mettre en place un nouveau cadre de vie et d’attirer une
nouvelle population qui crée de nouveaux usages et renouvelle la fonction territoriale.
Dans le cadre d’une nouvelle recomposition sociale et de la transformation des rapports
ville/campagne, peut-on imaginer un autre mode de faire le patrimoine, un « faire
ensemble » où l’ensemble de la population locale (originaire ou non) ferait partie d’un
projet global. Cela supposerait un nouveau partage des pouvoirs, un apaisement du
conflit autour du patrimoine et de ses usages possibles, l’acceptation d’un nouveau mode
de vie en milieu rural, bref de nouvelles représentations, l’acquisition d’une identité sous
un mode plus apaisé. Si la mise en patrimoine de La Chaise-Dieu est intervenue dans le
cadre d’une urgence au sein d’un territoire dévitalisé, la mise en tourisme s’effectue alors
à travers un renouvellement d’un groupe social non-originaire qui accentue le sentiment
de dépossession, le réveil se réalise à travers la menace d’un Autre recréant un certain
« lien social ». L’Autre qui charge symboliquement son action, l’Autre qui dépossède et
enfin l’Autre qui menace et qui permet une prise de conscience, l’affirmation d’une
424

identité et peut-être le début d’un modus vivendi autour du patrimoine et sa


pérennisation.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
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territoriale : vers une gouvernance patrimoniale », Lettre d’ESO, n° 18, décembre.

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Mission du Patrimoine ethnologique, Cahier 6, Éd. De la MSH, Coll. « Ethnologie de la France »,
Paris, 191 p.

NOTES
1. INSEE, les chiffres de l’intercommunalité. Hors résidences secondaires.
2. Partie où se trouvent la fresque de la Danse macabre, les tapisseries renaissance, les stalles
pour n’en citer que les principaux éléments.
3. Le nom de Jaqueline Picasso revient souvent dans le discours. Une salle de concert est
désormais baptisée salle PICASSO.
425

4. L’orgue est vide depuis la révolution.


5. D’abord progressive à cause de dissensions sur la programmation musicale, puis pour des
raisons personnelles (mort tragique de Gyorgy Cziffra).
6. Données de la fédération des syndicats d’initiative d’Auvergne, 1967.
7. Données Inventaire communal, 1979.
8. En 1967, la manifestation obtient les premières subventions du Conseil Général et de la
commune. En 1969, elle est placée sous le Haut patronage du Ministre chargé des Affaires
Culturelles. En 1973, elle est prise en charge par la préfecture. En 1974, elle reçoit les premières
subventions de la Direction de la Musique, de l’Art Lyrique et de la Danse. (Besançon, 2000,
Annexes).
9. Entretien avec l’attaché de presse du festival pour cette période, de la présidente de l’office de
tourisme, membre par ailleurs de l’association culturelle de la Chaise-Dieu.
10. Entretien réalisé auprès de la première attachée de presse bénévole d’origine ponote du
festival.
11. Au Moyen Âge, l’Abbaye de la Chaise-Dieu était la seconde après Cluny par son rayonnement
religieux. Elle accueillera plus tard des personnages historiques (cardinal de Rohan et Richelieu).
12. En effet, le discours dominant est celui d’un festival créé par Cziffra même si les registres
musicaux changent avec une nouvelle réorganisation et une nouvelle composition des
intervenants-acteurs.
13. Le premier festival date de 1979 (Festival de la musique française). En 1986, il se nommera
désormais « le festival de la Chaise-Dieu ». En 2002, il s’appellera « le festival de Chaise-Dieu et du
Puy-en-Velay ».
14. En effet, selon nos entretiens revient souvent l’idée qu’il faut être « mélomane » pour
fréquenter le festival.
15. En 1966, Cziffra reçoit l’accord du curé de la paroisse pour la réfection des orgues. Il est alors
considéré comme « un envoyé divin » (Besançon).
16. Entretien avec le Père abbé de la Chaise-Dieu.
17. On ne peut évaluer le pourcentage que perçoivent les moines sur les visites. Cette
information reste confidentielle.
18. L’enjeu politique est ici à examiner avec soin. Le budget de la commune est trop faible pour
pouvoir mobiliser des fonds importants. De fait les initiatives et les axes de mise en valeur du
patrimoine relèvent davantage d’un échelon politique plus élevé.
19. Argument largement évoqué auprès des « non-originaires », il mériterait une orientation de
cette étude.
20. Puy-de-Dôme, Haute-loire, Cantal, Charente-Maritime.
21. L’interruption du festival aurait par ailleurs gréver la principale source de l’office de
tourisme. La ristourne sur la vente des billets permet d’employer 4 permanents depuis 2000.
22. Si c’est le discours officiel de la direction, il n’en reste pas moins que depuis 2002, le festival
se délocalise pour une petite partie vers Le Puy-en-Velay. Il se nomme depuis « Festival de la
Chaise-Dieu et du Puy-en-Velay ».
23. Un projet pour chauffer l’église est très difficile à mettre en place, projet coûteux et
nécessitant l’intervention des monuments Historiques puisque le sol contient encore des
tombeaux. À chaque déplacement de dalles, on trouve des gisants.
426

AUTEUR
SALMA LOUDIYI
Géographe Unité de recherches POP’TER ENGREF - Clermont-Ferrand
427

Le phénomène en France des châteaux


prives recevant des hôtes : une
innovation issue du Val de Loire
Jean-René Morice

1 L’ouverture au public a marqué un tournant dans l’histoire du château. Aujourd’hui, les


initiatives ne manquent pas : le château à visiter, lieu d’exposition, de concert ou encore
loué pour des réceptions. Un mode d’accueil original s’est largement développé depuis
quelques années : la pratique de la chambre d’hôtes au château. C’est un hébergement
marchand qui propose en demeure privée à tout touriste de passage, le couchage et
éventuellement la restauration. Rares sont cependant les châteaux susceptibles
d’accueillir d’emblée la clientèle dans les meilleures conditions possibles. Aussi faut-il
équiper pour bien recevoir tout en maintenant le caractère d’antan des lieux.
2 Le château a toujours été quelle que soit sa fonction – militaire, politique, agrément – un
lieu de résidence. Plus encore, le château a de tout temps joué un rôle d’accueil auprès des
dignitaires en déplacement. Quel château n’a pas une chambre portant le nom d’un
ancien suzerain ou autre personnalité historique qui y aurait séjourné le temps d’une
soirée ? De cette tradition d’héberger, le château garde en souvenir la coutume que ces
voyageurs, alors hôtes, soient reçus comme des amis. Aussi, proposer aujourd’hui de loger
des touristes à l’intérieur de châteaux ne semble pas complètement dénué de fondement
avec le passé.
3 Le développement d’une offre commerciale d’hébergement au château en France se serait
généralisé dans les années 1950 à travers l’hôtellerie. Pour ce qui est de la pratique de
l’accueil d’hôtes payants au château, elle semble s’être organisée plus tardivement. Il faut
en effet attendre véritablement 1980 pour que la notion de château privé recevant des
hôtes s’affirme concrètement en France (Morice, 2001 : 250), avec la création de
l’association « Château Accueil ». Est alors revendiquée la garantie d’une atmosphère
familiale, en contraste du confort standardisé de l’hôtel. Si l’initiative est bien de
dimension nationale, la concentration des propriétés s’inscrit toutefois majoritairement
le long de la Loire, donnant au départ à l’activité un caractère très Val de Loire.
428

L’ACCUEIL D’HÔTES AU CHÂTEAU


Un hébergement touristique marchand

4 Il est important de souligner que l’activité de chambre d’hôte se déroule dans des
châteaux privés, c’est-à-dire des demeures dont la fonction principale est d’être à usage
privé et qui entendent le rester, a contrario de la formule château-hôtel. Les propriétaires
habitent leur demeure et accueillent eux-mêmes leurs hôtes. Tout est fait pour que les
invités d’un soir soient à leur aise et reçu dès leur arrivée comme des intimes. Cette forme
de location se distingue de la chambre d’hôte classique par la qualité du décor proposé
mais aussi par une capacité d’accueil souvent plus importante, des tarifs plus élevés et du
château-hôtel par le critère législatif. Classée comme meublé de tourisme, la chambre au
château assure à la nuitée le couchage et le service du petit-déjeuner. La table d’hôte peut
être un complément facultatif. Aménagé de manière haut de gamme, chaque chambre ou
appartement dispose impérativement et en accès direct d’une salle de bains et de
toilettes. C’est toute une demeure qui est offerte aux hôtes : du hall d’entrée à la salle à
manger, de la bibliothèque à la salle de billard, du salon à la chambre.
5 Si le souci est bien d’abriter l’hôte de passage dans les meilleures conditions possibles,
voire comme un ami, la pure philanthropie n’est pas ici de mise puisqu’il s’agit de
recevoir des hôtes à titre onéreux. Toutefois, l’idée doit coûte que coûte s’effacer derrière
la qualité d’une convivialité et d’une hospitalité irréprochable. Nombre de propriétaires
exercent l’accueil chez l’habitant de manière informelle et non en qualité de travailleur
indépendant. La législation admet en effet l’existence de loueurs non professionnels, dès
lors que leur chiffre d’affaires demeure en deçà d’un certain seuil1. Les recettes réalisées
sont déclarées accessoires et n’imposent pas au propriétaire une inscription au Registre
du Commerce et des Sociétés supposant ensuite l’assujettissement à la taxe
professionnelle. Seuls sont véritablement exonérés d’imposition les propriétaires dont les
recettes annuelles sont inférieures à 800 euros, soit à notre connaissance peu de
châteaux.

Une demeure aux décors anciens

6 L’esthétique de chaque maison constitue le fondement même de l’offre d’hébergement au


château. Le château est d’autant plus attractif qu’il présente une forte ancienneté, surtout
si cela l’amène à être partiellement ou totalement classé, preuve suprême de son
indiscutable valeur patrimoniale. La présence sur place d’éléments remarquables et
emblématiques conforte l’envie d’y être hébergé : présence de mobilier d’époque, de
pièces d’apparat, de portraits monumentaux aux murs, de boiseries et cheminées
remarquables. Plus que de simples biens matériels, la qualité de l’ameublement contribue
pleinement au rayonnement de la maison. Tout doit concourir à donner une atmosphère
de « château ». Le souci du maître des lieux est bien de proposer un cadre patiné par le
temps. Tout est construit comme un scénario : le décor existe, il s’agit de le mettre en
scène. Aussi, le propriétaire continue-t-il de vivre de son domaine, non plus des terres et
de l’agriculture, mais du monument et de son histoire. Pour l’hôte de passage faisant le
choix d’une chambre au château, la notion de séjour en demeure de caractère est
429

importante tout comme l’attente de partager le plus intimement possible la vie d’une
maison de famille.
7 Le fait de conserver et d’entretenir le patrimoine est une préoccupation commune à tous
les propriétaires. Le bon état de l’ensemble garantit au château une bonne image de
marque et surtout l’arrêt de visiteurs confiants d’y trouver un accueil des plus sérieux.
Afin de proposer à la clientèle des ensembles architecturaux les plus authentiques
possibles, les propriétaires n’hésitent pas à supprimer les éléments disgracieux initiés par
les générations passées et qui, par leur accumulation, dénaturaient bien souvent le site :
du hangar métallique au crépi ciment inadapté. L’engagement vers un accueil d’hôtes est
donc l’occasion pour les propriétaires de se contraindre à se lancer dans un programme
d’embellissement du château. À l’instar de toute structure d’accueil recevant du public, le
château doit répondre aux attentes de la clientèle, celle-ci étant très exigeante quant au
confort attendu. Bon nombre de châteaux étaient entrés dans la deuxième partie du XXe
siècle sans chauffage ni salle de bains. Cette ouverture au tourisme incite donc à
l’équipement. Cela représente pour le château la certitude d’un minimum d’ajustements,
gage à terme de sa pérennité et de son intégration dans la société contemporaine, en tant
qu’habitat alors adapté aux besoins d’aujourd’hui. À l’aide de plans et d’illustrations, les
propriétaires, fiers de leurs réalisations, n’hésitent pas à présenter aux hôtes ce qu’était
autrefois le château et surtout ce qu’il est devenu : une maison pleine de caractère au
confort moderne.
8 Bien au-delà du simple fait d’offrir aux hôtes l’accès à un site d’exception, l’ambition est
de proposer une halte calme et reposante. Non seulement le propriétaire accueille, mais
plus encore il fait partager l’exclusivité d’une maison. Le château est alors animé,
fréquenté et convoité tel qu’il l’était auparavant. Une des caractéristiques de cette
formule d’accueil fait qu’elle attire toute une clientèle étrangère, européenne et outre
atlantique, intéressée par l’histoire et la culture. L’objectif est bien de redonner vie à une
maison qui a perdu pour beaucoup le faste qui lui allait. Est alors attribuée au château, au
travers d’une tradition réinventée, l’image d’un hébergement de qualité à forte valeur
culturelle et émotionnelle. Tout est fait pour que l’hôte d’un soir vive un moment unique
en rupture avec son quotidien. Une autre manière en quelque sorte de visiter et de
pratiquer le patrimoine.
430

Figure 1 : Vues intérieures du château des Briottières (Champigné, Maine-et-Loire)


Grand Salon
Chambre de l'étang
Chambre rose
Salle de bain de la chambre rose
431

L’INVENTION DU SÉJOUR EN CHÂTEAU


Une pratique au départ informelle

9 L’hôtel aurait pour ancêtre le relais de poste permettant lors des déplacements le repos et
la restauration des voyageurs et de leurs montures. De confort souvent modeste, ce point
d’accueil se situait le long d’un axe fréquenté, généralement à proximité d’une
agglomération et était adapté à un hébergement de très courte durée. Pour ce qui est de
l’établissement hôtelier offrant un certain confort, tel qu’il est conçu de nos jours, il
prend forme dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle (BOYER, 1996 : 32). Plutôt réservé
aux classes aisées, il se généralise au XIXe siècle. L’essor des stations thermales et
balnéaires a joué un rôle essentiel. La construction de palaces à l’architecture
majestueuse, parfois proche du château, marque le début de l’hébergement marchand en
demeure de prestige. La multiplication des voyages au XXe siècle, principalement après la
seconde guerre mondiale, confirme ensuite l’expansion des métiers de l’hébergement et
contribue à une diversification des formes de séjour.
10 Par tradition, le château a été de tout temps un espace d’accueil pour l’ami de passage ou
la famille en quête d’un retour aux sources. Cela restait néanmoins dans un cercle très
privilégié et n’impliquait pas de transaction. À partir du XVIIIe siècle, le château confirme
cette vocation et devient, à l’occasion d’événements particuliers ou lors de la belle saison,
un lieu privilégié pour les rendez-vous familiaux, un point de rencontre et de
retrouvailles pour les amis dispersés, mais également un endroit où se jouent les relations
mondaines, où chacun se doit d’être invité. De cette période, résulte du château, en tant
que résidence temporaire, l’origine du concept moderne de la résidence secondaire,
faisant de l’espace rural un espace d’agrément réservé à une élite qui reçoit. Aristocrates
et grands bourgeois prennent avec le château leurs quartiers d’été. La notion de maison
de vacances prend effet (Boyer, 2000 : 137-138). Ce besoin de résidence champêtre génère
alors en France un premier marché de la location rurale :
« Une différence existe entre la bourgeoisie de province et celle de Paris ou des
grandes métropoles. La première séjourne à la campagne dans ses propriétés. La
seconde a peu de domaines, elle ne pourrait en surveiller l’exploitation. Elle loue
donc, pour les vacances, des maisons à la campagne... » (Rauch, in Corbin, 1995 : 95).
11 C’est ainsi qu’en 1898, s’organise une société de location spécialisée dans la maison
rustique (CNRTER, 1998 : 1). Il faudra par la suite attendre la création de Gîtes de France,
en 1955, pour que la proposition de meublés saisonniers en espace rural soit effective et
généralisée.

La naissance d’un concept

12 La tradition de l’accueil d’hôtes payants s’est généralisée et professionnalisée au début du


XXe siècle dans les pays du nord de l’Europe et tout particulièrement en Grande-Bretagne
(CNRTER, 1998 : 1). Ce fut un moyen original pour les propriétaires de maisons anciennes
et confortables de tirer des revenus d’appoint, tout en donnant la possibilité à un large
public de passer des vacances selon des prix de séjour adaptés à leur pouvoir d’achat.
Rapidement, cette pratique de combiner une hospitalité en demeure de charme et un
accueil très familial, est devenue une spécificité toute britannique. Pratique ancestrale en
432

Grande-Bretagne, la réutilisation de monuments anciens en lieux d’hébergement a de


tout temps existé. Cela concerne notamment la fondation du « National Trust » créé en
1895 et spécialisé dans la sauvegarde et l’animation des lieux historiques et naturels
privés menacés. Très vite, les mises en valeur proposées font preuve d’imagination et
complètent l’activité d’ouverture des sites. Sont implantées entre autres dans les annexes
et les cottages, des structures d’hébergements destinées à accueillir les touristes de
passage. Organisme plus récent, le « Landmark Trust » fondé en 1965 se propose
également d’offrir, complètement ou partiellement à la location, des endroits uniques et
originaux en vue de les faire revivre, du château aux tours crénelées au palais en forme
d’ananas. Très rapidement se développent en Grande-Bretagne, maints réseaux associés à
la location de meublés en maisons de style et historiques, à l’exemple aujourd’hui de
« Wolsey Lodges2 ». Dans le domaine de l’hébergement de caractère, de conception cette
fois très hôtelière, les Espagnols firent également acte de singularité, avec le
développement dans les années 1920 d’une chaîne publique d’hôtels aménagés dans des
bâtiments historiques, le fameux réseau national des « Paradores ». L’idée était de créer
une série d’établissements hôteliers d’État dans des lieux de prestige, du couvent au
château, où l’initiative privée trouvait peu rentable de s’y installer. Actuellement, le
réseau comprend près de 90 établissements et communique sous l’intitulé « Vos châteaux
en Espagne ».
13 En France, l’histoire de l’hébergement au château a pour réel commencement l’année
1954, avec la création des « Relais de Campagne ». Si la démarche représente une
première étape, les demeures toutes de caractère ne sont pas toutefois majoritairement
des châteaux. Il faut attendre 1962 pour que la notion de château soit réellement mise en
avant avec le lancement d’une chaîne qui se veut à l’esprit différent, les « Châteaux-
Hôtels ». Le début des années 1970 met en avant de nouvelles organisations spécialisées
dans l’hôtellerie de caractère : les « Hôtels Particuliers » en 1969 et les « Grandes Étapes
Françaises » en 1972. À partir de 1975, tout s’accélère. Entre temps, en 1972, est créée en
complément des « Relais de Campagne » un réseau exclusivement gastronomique, les
« Relais Gourmands ». Très vite, cette multiplication d’enseignes incite les responsables
de chaînes à se regrouper. La fusion des « Relais de Campagne », des « Châteaux-Hôtels »
et des « Relais Gourmands » se traduit alors par l’apparition du label « Relais &
Châteaux », sans pour autant être toujours des châteaux. En 1975, une autre chaîne
volontaire va conforter le château dans son orientation hôtelière : « Châteaux Hôtels
Indépendants et Hostelleries d’atmosphère », rebaptisée en 1993 « Châteaux et Hôtels
Indépendants », puis en 1999 « Châteaux et Hôtels de France ». Cette nouvelle
organisation se veut plus abordable contrairement à « Relais et Châteaux » qui aux goûts
de certains hôteliers s’orientait alors trop vers le luxe. Avec moins de participants, la
chaîne « Châteaux et Demeures de Tradition et Grandes Étapes des Vignobles » est
apparue un an auparavant en 1974. La chaîne est également née de la contestation de
certains membres de « Châteaux-Hôtels » d’être intégrés ou non à « Relais et Châteaux ».

LA CHAMBRE AU CHÂTEAU COMME INNOVATION


La concrétisation d’une offre

14 Il apparaît clairement que, jusqu’au début des années 1980, l’activité d’hébergement au
château en France existe principalement par l’hôtellerie. Si des châteaux pratiquent un
433

accueil de type chambre d’hôte ou gîte rural, cela demeure beaucoup plus confidentiel et
dilué dans une offre d’hébergement rural à la ferme. C’est en 1955, sous le patronage du
ministère de l’Agriculture et du Secrétariat d’État au Tourisme, que naît la Fédération
Nationale des Gîtes de France, sous la forme au départ d’une simple liste d’environ 200
gîtes en 1956, qui à partir de 1957 s’est transformée en un véritable annuaire de plus de
600 gîtes. Il faut attendre ensuite l’édition de 1968 pour que la notion d’hébergement de
caractère soit réellement prise en compte. La particularité de « Gîtes de France » n’est pas
de développer l’hébergement au château, mais plus largement les meublés de tourisme en
campagne. Si au départ le label se cantonne uniquement au concept de gîte, à partir de
1970, la chambre d’hôte fait son apparition avec depuis 1991 une offre spécifique :
« Chambres d’hôtes prestiges et gîtes de charme » qui met en avant des hébergements
régionaux remarquables, du fait de leur architecture, de leur aménagement et de leur
environnement. Beaucoup de ces demeures anciennes et confortables sont des châteaux
et manoirs.
15 Il a fallu attendre 1980 pour que la notion de châteaux privés recevant des hôtes s’affirme
concrètement en France, avec la création de l’association « Château Accueil ». En point de
départ, se place toutefois une première expérience : « Château Contact ». L’initiative
engagée dès 1976 par Violaine Livry-Level du château d’Audrieu (Calvados) invitait de
manière informelle une dizaine de propriétaires de belles demeures à intégrer un service
de réservation spécialisé dans la vente de séjour en château. Un contrat d’engagement à
la location liait ensuite les propriétés à l’agence. Aucune animation spécifique n’était
réellement proposée aux contractants à l’exception de la promesse d’une
commercialisation de leurs propriétés. La mise en place, peu de temps après, de
l’association « Château Accueil » marque véritablement le début d’une réelle
reconnaissance de l’activité. Plus qu’une simple offre touristique, c’est alors tout un
réseau de propriétaires qui œuvrent conjointement et de manière associative, sous
l’impulsion d’un Conseil d’Administration, à l’identification d’une nouvelle forme
d’accueil touristique en France. La démarche offrait aux propriétaires non seulement
l’assurance d’une promotion de leurs propriétés mais également la garantie d’un
accompagnement dans leur réflexion d’aménagement. Au-delà de cette activité de
soutien, l’association s’est par ailleurs positionnée sur le sujet de la chambre au château
comme le principal interlocuteur auprès des pouvoirs publics et des opérateurs
touristiques.
434

Figure 2 : Répartition en France du réseau Château Accueil en 1987

16 Filiale dès sa création de la « Demeure Historique », « Château Accueil » en tant


qu’organisation nationale régie par une charte de qualité définissant les conditions
générales d’adhésion reçut rapidement l’appui de l’ensemble des associations de
protection du patrimoine à l’instar des « Vieilles Maisons Françaises » et des « Amis du
Patrimoine ». Partant du constat que les actions culturelles jusqu’ici jointes à l’activité de
visite se révélaient souvent insuffisantes pour assurer l’entretien efficace des demeures et
de leurs parcs, « Château Accueil » se proposait alors d’organiser et de généraliser une
formule plus originale et plus rémunératrice, la réception d’hôtes payants : faire
découvrir et partager à des voyageurs étrangers le goût des maisons de famille et de
revaloriser ainsi la tradition d’accueil de ces dernières. Le séjour en château privé se
distingue alors de l’hôtellerie par son côté plus personnalisé où les hôtes d’un soir sont
reçus par le propriétaire lui-même.
17 Dès 1982, l’association « Château Accueil » édite un guide qui regroupe une quinzaine de
propriétés pour l’essentiel rattachées aux territoires qui bordent la Loire. Cinq ans plus
tard, près de 45 demeures sont rassemblées avec une concentration de l’offre toujours
très présente le long de la Loire (fig. 2 et 3). Axe touristique et culturel majeur en France,
la Loire et ses affluents, de renommée internationale, ont sans conteste favorisé la
diffusion du séjour d’hôtes en château privé. La part considérable de châteaux dans le Val
de Loire comme potentiel de développement n’est pas la seule explication. L’activité a
plutôt bénéficié dans cette partie de la France d’une image patrimoniale très forte et de
flux touristiques déjà bien existants. Successivement présidé jusqu’en 1997 par des
personnalités issues du Val de Loire, Chantai de Bonneval du château de Thaumiers (Cher)
en tant que fondatrice, Marquis de Chénerilles du château du Gerfaut (Azay-le-Rideau,
Indre-et-Loire) puis Paul Benoist du château du Plessis (La Jaille-Yvon, Maine-et-Loire), le
réseau connut à partir de cette date pour raison financière la mise en sommeil de ses
435

activités. Depuis 2003, le souhait de réorganiser une offre au travers d’une nouvelle
publication a été engagé avec l’assistance de la chaîne « Châteaux et hôtels de France »
dirigée par Alain Ducasse.

Figure 3 : Part des propriétés du réseau Château Accueil situées dans la Vallée de la Loire depuis 1982

La généralisation de réseaux spécialisés

18 Afin de guider au mieux les touristes dans leur choix d’hébergement, un certain nombre
de catalogues consacrés à la chambre au château s’est développé. Pour le consommateur,
cette information indique clairement les caractéristiques et qualités du logement
envisagé. Pour le professionnel, c’est un moyen de se faire connaître. Sans se cantonner
au simple descriptif de la prestation, c’est l’atmosphère de la maison qui est avant tout
présentée. Pour chaque lieu, l’histoire est racontée, le décor évoqué, le confort jaugé, le
tout censé assurer une halte sans mauvaise surprise. À la fois pour profiter d’une
notoriété et si possible d’outils commerciaux, la quasi totalité des propriétaires de
châteaux proposant un accueil d’hôtes est ainsi affiliée à une marque plus ou moins
reconnue. Si les appellations diffèrent, l’esprit demeure le même. L’existence de ces
supports fait que l’activité n’est plus seulement une innovation mais se voit
simultanément généralisée et pratiquée. Partant de l’expérience de l’association
« Château Accueil », nombre d’initiatives aussi bien privées que publiques s’organisèrent
et virent rapidement le jour. Les exemples ne manquent pas (fig. 4). Peuvent être citées
comme opérations menées et spécialisées dans l’accueil d’hôtes au château, celles en 1984
de « Châteaux en Vacances » initiée par Christian Dromard, de « La vie de château en
France » du journaliste Philippe Couderc, celles en 1988 de « Étapes François Cœur » du
nom de son auteur, de « Nobles demeures et gens de tradition » du Comte de Kersauzon,
celles en 1989 de « Châteaux d’en France » d’Hervé Le Houelleur, de « Karen Brown’s
French Country Bed and Breakfast » du nom de son auteur, celles en 1990 de « La vie de
Château » de Béraud de Vogüé, de « Bienvenue au Château » constituée par les Comités
Régionaux du Tourisme de la France de l’Ouest -Bretagne, Normandie, Pays de la Loire,
Centre, Poitou-Charentes -, celles en 1991 de « Gentilhommières de France » de Pierre-
Etienne Vincent, de « Maisons d’hôtes de charme en France » des éditions Rivages, de
« Chambres d’hôtes prestiges et gîtes de charme » du réseau Gîtes de France, celles en
1994 de « Alastair Sawday’s French Bed & Breakfast » du nom de son auteur. Depuis
quelques années, se développent de nouvelles formes de réseaux promues uniquement
par Internet, avec la création en 1996 de « Tout sur les châteaux » et en 1999 de « Château
& Country ».
436

19 Beaucoup de réseaux ont depuis disparu ou ont connu à l’instar de « Château Accueil »
des problèmes de fonctionnement avec aujourd’hui un nombre de propriétés moins
important que par le passé (fig. 3). Pour les autres réseaux, s’ils intègrent une grande part
d’hébergement en château, ils se sont davantage positionnés sur la notion plus large de
l’accueil en demeure de charme : du château à la fermette habilement redécorée. Seul le
réseau interrégional « Bienvenue au Château », constitué depuis peu en association avec
l’appui des Comités Régionaux du Tourisme de la France de l’Ouest, semble présenter un
développement dynamique et continu et une sélection composée exclusivement de
châteaux. Depuis 1990, le nombre de propriétés contenu dans le guide a été multiplié par
3. Un certain ralentissement peut être toutefois observé avec aujourd’hui une certaine
stagnation de l’offre. Cela s’explique entre autres par une sélection plus stricte des
propriétés et du principe de l’association de ne retenir à présent que des lieux
d’exception. Il ne faut pas négliger non plus que chaque année un certain nombre
d’adhérents quitte l’association. Plusieurs cas de figures peuvent être observés. Le
manque de rentabilité pousse certains propriétaires, découragés par la tâche, à céder le
bien dans lequel ils avaient investi. D’autres, plus âgés, exerçant l’activité depuis
longtemps, désirent passer la main, sans pour autant qu’un seul des héritiers ne soit
véritablement intéressé. Autre situation, certains châteaux avec le temps ne
correspondent plus aux critères de la charte et sont donc amenés à quitter le réseau si
aucun aménagement n’est réalisé. C’est sans compter sur les établissements qui, au fil du
temps, se professionnalisent et qui, pour être en règle avec la législation, passent à
l’hôtellerie, quittant de ce fait le réseau pour en choisir un autre plus adapté au nouveau
concept de leur produit.

Fig. 4 : Évolution chronologique des réseaux spécialisés dans l’accueil d’hôtes au château en France
437

Fig. 5 : Évolution du réseau Bienvenue au Château depuis 1990

CONCLUSION
20 Une offre touristique existe à partir du moment où elle est repérable. L’affirmation de
l’hébergement touristique au château a donc connu un passage obligé : l’instauration
progressive d’une image cohérente du sujet. Il est en effet nécessaire que le public sache à
quoi cela correspond précisément. Cette reconnaissance sous entend la création de
réseaux, clairement identifiés, et l’édition de brochures, utiles à la promotion du concept.
Partant de cette logique, les prémices d’une offre concrète d’hébergement au château en
France se développent dans les années 1950 dans un premier temps à travers l’hôtellerie.
Et s’il existait déjà auparavant des hôtels ou encore des pensions de familles en château,
cela demeurait anecdotique et concernait quelques sites isolés, dans des régions
hautement touristiques ou de villégiature.
21 Pour ce qui est des châteaux privés recevant des hôtes, la pratique est plus tardive, les
années 1980. La constitution de l’association « Château Accueil » représente
indéniablement une première étape. Très vite une particularité caractérise l’innovation :
l’essentiel des propriétés qui constitue l’offre de départ est issu du Val de Loire. La
multiplication d’organisations spécialisées sur le sujet confirme ensuite la démarche et
participe à l’ouverture d’un habitat longtemps resté très privé. Encore aujourd’hui,
nombre de réseaux continuent d’assurer la promotion du concept en France, à l’exemple
de « Château Accueil » et de « Bienvenue au Château ». Les rares châteaux, qui au début
des années 1970 proposaient le gîte et le couvert à l’hôte de passage, ne se distinguaient
pas vraiment de l’hébergement touristique à la ferme, voire même s’y confondaient, ou
demeuraient alors très confidentiels. Il faut véritablement attendre le milieu des années
1990 pour que la chambre au château se généralise et intéresse une clientèle toujours plus
nombreuse et variée.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
BOYER M., 1996, L’invention du tourisme, Paris, Gallimard, 160 p.

BOYER M., 2000, Histoire de l’invention du tourisme, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 333 p.

Centre National de Ressources du Tourisme en Espace Rural, 1998, L’hébergement locatif en milieu
rural, Dossier de synthèse, n° 26, Clermont-Ferrand, CNRTER, juillet 1998, 73 p.
438

CORBIN A. (dir.) 1995, L’avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Aubier, 471 p.

MORICE J.-R., Les châteaux ruraux et l’hébergement touristique dans la France de l’Ouest, 2001, Thèse de
doctorat de géographie, Études Supérieures de Tourisme et d’Hôtellerie de l’Université d’Angers
(ESTHUA), 591 p.

NOTES
1. Sont considérés loueurs professionnels les personnes qui sont inscrites au Registre du
Commerce et des Sociétés au titre de l’activité de location meublée, et qui réalisent un chiffre
d’affaires dépassant le seuil de 23 000 euros par an et par foyer fiscal, ou lorsque les revenus qui
en résultent représentent plus de 50 % de leurs revenus.
2. Le nom de l’enseigne rappelle l’histoire au XVIe siècle du cardinal Wolsey, bon vivant renommé
et chancelier du roi, qui, lors de ses déplacements, attendait toujours d’être reçu de belle manière
dans chacune des grandes demeures du royaume.

AUTEUR
JEAN-RENÉ MORICE
Maître de conférences, Université d’Angers ESTHUA, CARTA, UMR 6590 ESO
439

4e partie. Habiter un lieu de


production et de travail
440

Introduction
Vincent Veschambre

1 Plus que tous les autres héritages architecturaux, les anciennes unités de production
semblent vouées à la démolition. Placés sous le signe de la fonctionnalité, constitués bien
souvent de vastes édifices lourds à réinvestir, associés à des activités qui étaient
généralement pénibles et génératrices de nuisances, ces héritages sont difficiles à habiter,
tant du point de vue matériel que symbolique. Voilà donc un domaine dans lequel il
apparaît, de manière particulièrement pédagogique, que le patrimoine ne va pas de soi 1,
mais se construit, en fonction d’intérêts politiques, économiques et sociaux.

PATRIMONIALISATION OU TABLE RASE ? DES


ENJEUX ÉCONOMIQUES ET SYMBOLIQUES À FAIRE
VALOIR
2 Les différents exemples présentés dans le cadre l’atelier patrimoine industriel nous
rappellent en premier lieu que pour qu’une construction soit patrimonialisée, il faut tout
d’abord qu’elle ait perdu sa fonction, qu’elle soit désaffectée : la patrimonialisation, c’est
finalement la réutilisation, ou le recyclage d’espaces, de lieux, d’héritages architecturaux
qui ont perdu leur fonction. A contrario, François Duchêne constate que les cités ouvrières
qu’il étudie ne sont pas encore entrées dans le processus de patrimonialisation, car elles
ont toujours la même fonction, à savoir le logement de familles populaires.
3 Compte tenu de la désindustrialisation massive qu’ont connue les sociétés occidentales
durant ces dernières décennies, le potentiel de patrimonialisation est souvent
considérable, notamment dans le contexte urbain. Mais pour que le recyclage passe par
une revalorisation, un réinvestissement, une réhabilitation de ces héritages, et non pas
par une simple « table rase » sur laquelle reconstruire, il faut que la réutilisation
représente un enjeu à la fois économique et symbolique. Et dans le cas des héritages
industriels, les conditions d’émergence d’une logique patrimoniale sont finalement assez
rarement réunies.
441

4 Vilma Hastaoglou-Martinidis parle d’une « heureuse coïncidence » à propos de la


conservation et de la mise en valeur de nombreux édifices industriels, dans la ville
grecque de Volos. Les autorités locales ont compris l’intérêt de réutiliser un stock de
vastes bâtiments bien placés, dans un contexte de pénurie de constructions anciennes,
due aux tremblements de terre de 1955 et 1957. Dans le même temps, les responsables
politiques ont choisi de conforter une image de ville industrielle qui fait consensus, en
l’absence de toute autre forme d’héritage architectural susceptible de servir de repère
identitaire.
5 À l’échelle de régions comme le Nord-Pas-de-Calais décrit par Hélène Melin ou la Lorraine
abordée par Edith Fagnoni, le contexte est comparable à celui de Volos, dans le sens où
pour un certain nombre d’acteurs, il y a un enjeu symbolique fort à conserver des
emprises minières et industrielles qui ont structuré la société et marqué les paysages.
Dans le sens également où la crise économique nécessite l’invention de nouvelles
ressources et la promotion d’une image revalorisée, auxquelles ces héritages peuvent
contribuer, moyennant un certain nombre d’aménagements.
6 L’exemple d’Angers, que je me permets d’introduire ici en guise de contrepoint, montre
combien la prise de conscience d’un enjeu mémoriel est indispensable à la préservation
de ces héritages. Dans une ville qui a hérité de nombreux édifices médiévaux et
renaissance, où l’industrialisation a été tardive et mal perçue par les élites, la politique
patrimoniale est en effet caractérisée par l’effacement systématique des héritages
industriels. S’il faut que l’héritage industriel présente un certain intérêt foncier pour être
conservé, comme ce fut le cas à Volos, le terrain angevin nous montre également que
lorsque la pression foncière est trop forte, comme dans les secteurs centraux et
péricentraux de la ville, c’est la démolition qui s’impose2.
7 Il n’y a donc patrimoine et notamment patrimoine industriel, que lorsque l’héritage en
question est reconnu comme une ressource.

LA CONSTRUCTION DE LA RESSOURCE PATRIMOINE


INDUSTRIEL
8 Hélène Melin nous montre que la construction de la ressource est initiée par des
« pionniers », associatifs, syndicalistes, patrons, élus, artistes. Ces « pionniers » pour
avoir une efficacité doivent bénéficier d’une certaine légitimité. Au Grand-Hornu, site
minier wallon évoqué par Virginie Gannac-Banabé, c’est un architecte qui a pu éviter la
démolition, par le rachat du site. En Lorraine, les associations ont joué un rôle éminent
pour la prise de conscience patrimoniale, avant d’être relayées par les élus locaux. À
Volos, l’Université a joué un rôle décisif en réinvestissant quatre centres manufacturiers.
Inversement, le manque de reconnaissance des cités minières lyonnaises étudiées par
François Duchêne, sur lesquelles les habitants commencent pourtant à tenir un discours
patrimonial, montre l’impératif d’une certaine légitimité sociale. Par ailleurs, les
exemples analysés nous montrent que le discours initial de légitimation repose d’abord
sur la mémoire des sites, des matériels, des techniques plutôt que sur leur mémoire
sociale.
9 À partir de cette reconnaissance première, s’enchaînent des formes d’appropriation
successives, des formes de récupération de la ressource ainsi constituée. Hélène Melin nous
montre le changement d’échelle des élus, tout d’abord élus communaux, puis régionaux,
442

qui portent aujourd’hui la revendication d’un label patrimoine mondial de l’Unesco.


Virginie Gannac-Banabé nous montre d’ailleurs toute l’efficacité de ce label en matière de
construction de la ressource, à propos de l’ancienne usine sidérurgique de Volklinger
Hütte en Sarre. A contrario, le Centre de culture minière de la Petite-Rosselle, à quelques
kilomètres de là, du côté français, peine à s’imposer, faute d’une reconnaissance
suffisante et de moyens appropriés. Dans le Nord-Pas-de-Calais, c’est la puissance
publique, à travers les élus, qui a été pionnière dans la promotion de la ressource
patrimoniale ; les entrepreneurs privés se sont intéressés à leur tour au patrimoine
industriel, à partir du moment où la ressource a été avérée, notamment en terme d’image.
De même à Volos, les entrepreneurs sont apparus au bout de la chaîne des acteurs de la
patrimonialisation, une fois que l’investissement patrimonial s’est avéré moins risqué.
10 Au bout de ce processus de construction de la ressource, la logique marchande semble
l’emporter, le patrimoine industriel pouvant alors constituer un support privilégié de
marketing. Steven Bobe nous présente les stratégies des chefs d’entreprise pour intégrer
leur patrimoine dans leur développement économique, au sein des parcs naturels
régionaux de Bretagne et de Basse-Normandie.

LE PATRIMOINE INDUSTRIEL : UNE RESSOURCE QUI


SUSCITE DES FORMES D’APPROPRIATIONS
CONTRADICTOIRES
11 Qui dit ressource, dit bien entendu compétition pour se l’approprier, la problématique de
l’appropriation, bien présente dans ce colloque, étant d’ailleurs étroitement liée à celle de
l’habiter : « l’appropriation de l’habitat n’est pas un sous-produit mais l’aventure même
de l’habiter3 ». Les exemples développés ici nous permettent de repérer qui s’approprie la
ressource et de préciser les modes d’appropriation du patrimoine industriel.
12 Comme l’écrit Virginie Gannac-Barnabé, « le mot productivité n’est désormais plus prononcé
pour justifier l’existence de ces constructions : ce sont les mots création, échange et mémoire
qui l’ont remplacé ». À travers les exemples présentés, les deux registres de la mémoire et
de la création semblent déterminer deux grands modes d’appropriation des héritages
industriels.

Patrimoine et identité : entre mémoire ouvrière et rhétorique du bien


commun

13 Le premier mode d’appropriation se réfère à la mémoire sociale, avec une référence non
seulement au bâti, mais également aux techniques, aux savoir-faire, à la culture ouvrière,
c’est-à-dire aux formes matérielles (machines) et immatérielles de patrimoine. C’est ainsi
que François Duchêne a recueilli des discours favorables à la conservation des cités
ouvrières mais qui ne portent pas tant sur l’architecture ou l’urbanisme que sur
l’organisation sociale et la mémoire ouvrière.
14 Il y a plusieurs façons de se référer à la mémoire sociale, dans une approche patrimoniale
des héritages industriels. Bien souvent, c’est le discours du « bien commun », du « faire
ensemble », de la « cohésion sociale » qui l’emporte, dans une référence étroite à la
notion de « territoire ». Nous retrouvons là cette rhétorique holiste4 qui est
caractéristique de ces « entrepreneurs de localisation » décrits par Antoine Bourdin,
443

« ceux qui ont intérêt à ce que des individus, des groupes ou des entreprises s’attachent à
un lieu ou lui demeurent attachés5 ». Cette rhétorique est perceptible à travers les
discours analysés à Volos ou dans le Bassin minier : il s’agit d’utiliser le patrimoine
comme vecteur de mobilisation collective, entre « réparation symbolique » suite à une
douloureuse désindustrialisation et « réinvention des territoires » (Hélène Mélin).
15 Mais il ne faut pas oublier que la mémoire est un enjeu, et qu’elle peut être l’objet de
conflits. Dans le Nord-Pas-de-Calais, les projets muséographiques n’ont pas la même
tonalité et ne donnent pas la même image des rapports sociaux selon qu’ils émanent du
patronat ou des anciens mineurs. La mémoire ouvrière, en tant que mémoire de
populations dominées (tout en étant productrices de culture), peut faire l’objet d’une
revendication et d’une affirmation spécifiques.

Invention de nouveaux lieux et création artistique

16 L’autre mode d’appropriation des héritages industriels s’appuie sur de nouveaux usages
culturels et artistiques, comme le souligne François Duchêne. Il porte essentiellement sur
l’enveloppe architecturale et vise à réinvestir les lieux, à les recycler, en les vidant bien
souvent de leurs machines et de leur substance. Il y a là sans doute l’une des particularités
du patrimoine industriel : sans le contenu mobilier, à savoir les machines, la lecture du
fonctionnement passé de ces édifices devient pratiquement impossible et le sens originel
des lieux tend à disparaître. C’est ainsi que les principales traces techniques ont disparu à
Arc-et-Senans et au Grand-Hornu, ce qui rend bien difficile l’évocation de la mémoire
ouvrière.
17 Cette disparition du contenu industriel laisse une plus grande marge de manœuvre pour
réinvestir ces espaces généralement vastes. Nous retrouvons la problématique de la friche
industrielle, qui « se prête dans l’absolu à toutes les aventures », comme nous le rappelle
Virginie Gannac-Banabé citant Jean Hurstel. La démarche esthétique, dans des lieux qui
peuvent séduire par leur étrangeté, par leur caractère spectaculaire, peut s’affirmer
indépendamment de toute référence au passé industriel, voire même au détriment de
toute évocation mémorielle.
18 C’est le cas lorsque l’indifférence, voire la volonté d’effacer les mauvais souvenirs
l’emportent et que le recyclage artistique a valeur de transfiguration. La mémoire
industrielle, avec la dureté de ses conditions de travail, la violence de ses rapports
sociaux, fait partie de ces mémoires douloureuses ou pour le moins ambivalentes, qui
suscitent souvent le désir de l’oubli, de l’occultation. Avec pour résultat l’effacement de la
mémoire ouvrière, qui a déjà tant de mal à s’inscrire dans la durée6.
19 C’est également le cas lorsque la logique du marketing l’emporte et que le patrimoine
industriel est assimilé à un lieu de consommation de produits artistiques, comme c’est le
cas à Volklinger Hütte. Nous arrivons là au terme d’un processus de recyclage conforme à
la logique économique néo-libérale de rentabilité et de concurrence entre différentes
offres culturelles.
20 Mais ces deux modes d’appropriation peuvent également se rejoindre : certains lieux
investis fonctionnent à la fois comme lieux d’évocation de la mémoire ouvrière et comme
lieux de création. De ce point de vue, le Grand-Hornu, avec ses expositions consacrées à la
fois au design et à culture ouvrière et surtout Bully-les-Mines dans le Nord-Pas-de-Calais,
avec sa scène nationale Culture commune, apparaissent tout à fait exemplaires.
444

21 Ces exemples d’héritages industriels réinvestis apparaissent révélateurs des


transformations économiques et sociales de ces dernières décennies et de certains enjeux
sociaux actuels.
22 Ils évoquent le passage d’une économie matérielle, basée sur le travail industriel, à une
économie beaucoup plus abstraite dans laquelle la culture joue un rôle central. Ils
évoquent également les enjeux économiques du recyclage, qui sont très puissants dans le
cadre de ce que l’on a appelé « renouvellement urbain » : par leurs localisations
péricentrales et leur grande taille, les emprises industrielles désaffectées font l’objet de
convoitises, ce qui se traduit bien souvent par des démolitions, mais aussi par des formes
de revalorisations. Ces espaces sont alors réappropriés par de nouvelles populations,
parmi lesquelles les artistes jouent un rôle important. Ces exemples nous révèlent
également toute la complexité des enjeux de mémoire autour de ces héritages
industriels : la tentation est forte de neutraliser la mémoire, ou de ne l’envisager que sous
forme de revalorisation symbolique, étant donné que ce qui peut ressurgir, c’est la
violence des rapports sociaux mais aussi du processus de désindustrialisation lui-même,
synonyme dans une large mesure de fin de la classe ouvrière.

NOTES
1. LENIAUD J.-M., 1992, L’utopie française, essai sur le patrimoine, Paris, Mengès, 180 p.
2. V ESCHAMBRE V., 2002, « Une mémoire urbaine socialement sélective : réflexions à partir
dl’exemple d’Angers », Annales de la recherche urbaine, n° 92, p. 65-73.
3. SEGAUD M., BRUN J., DRIANT J.-C, 2002, Dictionnaire de l’habitat et du logement, Armand Colin, Paris,
480 p, p. 29.
4. RIPOLL F., VESCHAMBRE V., 2002, « Face à l’hégémonie du territoire : éléments pour une réflexion
critique », 2002, in JEAN Y., CALENGE Ch., Lire les territoires, Collection « Perspectives, villes et
territoires », n° 3, 300 p., p. 261-288.
5. B OURDIN A., 1992, « Patrimoine et demande sociale », in NEYRET R. (dir.), Le patrimoine, atout du
développement, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 156 p., p. 21-25, p. 23.
6. V ERRET M., 1995, Chevilles ouvrières, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, coll.
Mouvement social, Paris, 254 p.

AUTEUR
VINCENT VESCHAMBRE
Géographe, Maître de conférences à l’Université d’Angers CARTA, UMR ESO Espaces
Géographiques et Société
445

Les anciennes cites ouvrières, entre


patrimonialisation et normalisation
François Duchêne

1 Parmi les lieux faisant l’objet, à un titre ou à un autre, d’un processus de


patrimonialisation, on peut noter le peu d’attention portée au patrimoine d’origine
industrielle. Et si, parmi ce dernier, certains lieux emblématiques de production ont été
partiellement conservés et réaffectés à d’autres usages, culturels pour l’essentiel, fort peu
de logements construits par les industriels font l’objet de mesures de protections ou de
conservations, au vu de la considérable production urbaine d’essence hygiéniste et
paternaliste de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. On peut donc se demander
comment et de quelle manière se pose dans ces lieux la question patrimoniale, si l’on
admet que le patrimoine urbain « tend à englober [...] tous les tissus urbains fortement
structurés » (Merlin, Choay, 1996 : 557).
2 Pour autant, un lieu, même structurellement identifiable et porteur d’une histoire riche,
ne s’impose pas intrinsèquement comme un patrimoine. Comme le rappelle A. Riegl, « ce
n’est pas la destination originelle qui confère à ces œuvres la signification de monuments,
c’est nous, sujets modernes, qui la leur attribuons » (Riegl, 1984 (1903) : 43). En effet, la
patrimonialisation est bien un processus socio-spatial, non exempt de choix idéologiques.
Yvon Lamy indique que le virage des années soixante-dix en matière de politique
patrimoniale, consistant à effectuer « un minimum de travaux sur un maximum d’édifices
protégés », consistait « à intégrer le monument de classe dans le patrimoine de tous »
(Lamy, 1993, p. 69). Complétant en quelque sorte le propos, Vincent Veschambre rappelle
que le « discours globalisant du « bien commun » [...] tend à occulter les capacités
inégales des différents groupes sociaux à laisser une trace et à s’approprier les espaces les
plus prestigieux », et, plus précisément, que « le monument incite d’abord à se souvenir
des puissants » (Veschambre, 2002 : 65). Appliqués aux espaces industriels, les choix de
conserver ou d’oublier des lieux dédiés à la production, ou à la reproduction de la force de
travail, ne sont pas neutres. Sans doute ces productions urbaines sont-elles encore
empreintes des antagonismes sociaux, politiques ou environnementaux nés de l’industrie 1
. De par les modes de production donnant une place prédominante aux hommes et de par
446

les idéologies qu’elle a générée, l’industrie des XIXe et XXe siècles aurait aujourd’hui
encore quelque chose de subversif pour les classes dominantes, au point qu’on voudrait la
banaliser lorsqu’elle vit encore ou en effacer les traces lorsque qu’elle s’est éteinte.
3 En ce sens, on peut comprendre que des personnes qui ont vécu les temps forts de
l’industrialisation souhaitent transmettre cette mémoire et la faire reconnaître aux yeux
de tous. Vouloir conserver au titre du patrimoine ouvrier les cités ouvrières, productions
reconnues comme paternalistes et dont les murs peuvent être la représentation d’un
espace patronal avant d’être celle d’une sociabilité ouvrière, n’est pas forcément
antinomique si l’on considère que « l’usage prescrit par les formes construites n’engendre
pas forcément les conduites attendues » (Söderstrom, 1997 : 178), autrement dit que ces
cités sont aussi ce que leurs habitants en ont fait en se les appropriant. En l’absence d’un
mouvement voire d’une politique nationale de classification patrimoniale des cités
ouvrières, les intentions patrimonialisantes, lorsqu’elles émergent, renvoient à des
enjeux locaux autant qu’à des transformations structurelles de l’espace et du monde
ouvriers. Ce sont les conditions de cette émergence que nous souhaitons observer ici, à
travers deux exemples par bien des côtés similaires pris dans l’agglomération lyonnaise.
Notre propos ne portera pas sur la nature patrimoniale ou non de ces cités, mais
davantage sur les conditions dans lesquelles une partie de leurs habitants tend plus ou
moins formellement à les constituer en patrimoine historique.
4 Nous nous appuyons sur des enquêtes menées dans deux contextes différents2. Construite
à partir de 1923, la Cité Berliet, située à Saint-Priest dans l’Est lyonnais, était encore la
propriété du groupe Renault Trucks3 lors de notre enquête. L’entreprise avait pris la
décision de vendre la cité attenante à son usine dès 1996. Depuis, les 356 logements qui la
composent, répartis entre des maisonnettes et trois immeubles collectifs, ont été cédés à
un intermédiaire qui se charge actuellement de les revendre aux occupants qui désirent
les acquérir4. Mais jusqu’à cette seconde vente, tous les ménages de la cité ont encore un
lien direct avec l’usine voisine, ce qui n’est plus le cas dans l’autre cité étudiée. Construite
par la SNCF dans les années trente à proximité de ses deux gros ateliers d’entretiens
d’Oullins et de La Mulatière, dans le sud-ouest lyonnais, la Cité Jacquard est composée de
vingt-quatre petits immeubles collectifs abritant 169 logements. Dans le courant des
années 1970, la SNCF, qui projetait déjà de fermer son atelier « voitures » d’Oullins, a
transféré la gestion de sa cité à la Société des HLM du Sud-Est, au capital de laquelle elle
participe majoritairement. À l’occasion d’une réhabilitation effectuée à la fin des années
1970, la cité s’est progressivement ouverte à de nouveaux locataires totalement
extérieurs à la SNCF et à son histoire. Or, malgré la différence de contexte des situations
étudiées, nous avons constaté à l’écoute des habitants qu’une certaine mémoire ouvrière
était fréquemment mobilisée par les plus anciens, ceux qui avaient connu « le temps de la
gestion de l’usine ». Et que, devant les difficultés à transmettre aujourd’hui cette
mémoire, nombreux étaient ceux qui tenaient un discours de type patrimonial pour
évoquer leur lieu de vie.

DES CITÉS DÉCRITES COMME DES ISOLATS URBAINS


5 Les contextes urbains des deux cités sont sensiblement différents l’un de l’autre. La Cité
Berliet est une enclave habitée au milieu d’un tissu industriel, bordée par le site de
production de poids lourds, une gare de triage et un important axe routier qui rejoint
Lyon au centre de Saint-Priest. À l’inverse, la Cité Jacquard, d’où l’on ne voit pas le site
447

SNCF aujourd’hui en friche, est intégrée dans un tissu majoritairement pavillonnaire, à


proximité du centre ville et de l’artère commerciale d’Oullins. Pour autant, il s’agit
« d’espaces cohérents produits par le travail » (Duchêne, Morel Journel, 2000 : 156), et les
propos récoltés auprès d’habitants de ces deux cités donnent à voir des sortes d’isolats
urbains et sociaux, fréquemment qualifiés par ceux mêmes qui y habitent de « lieux à
part ».
6 Les habitants rencontrés utilisent peu le terme de « cité » pour définir leur lieu de vie.
Mais, par exemple, ils qualifient facilement la Cité Jacquard de « territoire », avec ce que
la notion comporte d’autonome et de fini. Une des manifestations de cette représentation
se retrouve, entre autres, à travers l’expression plusieurs fois entendue de « quartier-
village » qui n’est pas sans rappeler le village dans la ville, termes utilisés pour qualifier des
quartiers ouvriers de la banlieue londonienne liés à une même entreprise5. Le cœur de
cette cité arborée, où trônent un cèdre centenaire et une ancienne maison de maître
reconvertie pour les œuvres sociales de la SNCF, est reconnu comme son lieu le plus
symbolique. C’est avant tout celui de pratiques collectives, où, dans la journée, les enfants
jouent sous les yeux de leurs mères ou de leurs nourrices6, et où le soir, on promène les
chiens. Et si les limites de la cité ne sont pas les mêmes pour tous, excluant tantôt les
bâtiments réservés autrefois aux ouvriers célibataires, tantôt ceux réservés autrefois aux
cadres en capacité d’employer du personnel de maison, jamais elles n’incluent des
bâtiments autres que ceux construits par la SNCF.
7 Dans la Cité Berliet, si la question des limites ne se pose pas tant celles-ci s’imposent, on
note une certaine difficulté à qualifier ce quartier et à en définir clairement son statut. Le
terme de « cité ouvrière » est rarement utilisé, ou bien alors il est relégué pour qualifier
le passé. Les plus anciens préfèrent parler de Cité Berliet, sa dénomination « officielle »,
du moins celle qui figure sur les panneaux indicateurs, en référence à la cité de Marius
Berliet, son fondateur. La notion de village est plus souvent présente, même si ce sont
plutôt ses caractéristiques que le terme lui-même qui sont mises en avant : une situation
hors de la ville, des relations de voisinage autrefois très développées, beaucoup de
verdure et de tranquillité. Le terme de quartier est rarement employé spontanément, car
il fait référence à l’appartenance à une entité plus grande. Or beaucoup d’habitants n’ont
pas nécessairement l’impression d’habiter « un quartier de Saint-Priest », mais bien un
lieu plus autonome.
8 Les hésitations relevées pour qualifier ces lieux révèlent en creux des changements divers
qui ont touché ces cités en profondeur ces dernières décennies, changements importants
mais pas toujours identifiables à un événement précis, ni perceptibles du premier coup
d’œil.

DES CITÉS EN VOIE DE BANALISATION SOCIALE


9 Revenons tout d’abord sur ce que les personnes rencontrées interprètent comme le
fondement de l’identité de leur cité, et qu’elles situent généralement dans une période
comprise entre 1930 et 1960. Ce fondement repose sur quelques éléments, parmi lesquels
on note tout d’abord un statut social sensiblement équivalent pour tous les habitants,
basé sur des métiers moins diversifiés qu’aujourd’hui et accomplis dans la même usine. Ce
même employeur, Berliet pour les uns, la SNCF pour les autres, développait une politique
paternaliste, dont le logement d’une partie de son personnel n’était qu’une manifestation
parmi d’autres. Ces logements patronaux étaient fortement valorisés, d’une part de par la
448

sélection dont ils avaient fait l’objet, d’autre part parce qu’ils étaient plus confortables
que la majorité des habitats ouvriers de l’époque, avec en corollaire l’impression de vivre
dans un lieu en avance socialement sur son temps.
10 Or cette identité d’entreprise a été mise à mal à partir des années 1950 et 1960, du fait de
changements intervenant tant dans la cité et dans l’entreprise que dans la société en
général. Sans que la liste en soit exhaustive, on note dans les entretiens l’évocation de
changements organisationnels et spatiaux. Tout d’abord, la fermeture des ateliers
d’Oullins a provoqué l’éclatement des locataires-ouvriers dans plusieurs sites de
production SNCF de l’agglomération. Dans le même temps, si le site Berliet est toujours
ouvert et concentre toujours les habitants de la cité, l’entreprise a changé plusieurs fois
de propriétaires, passant d’abord entre les mains de la régie Renault avant d’être racheté
par Volvo, ces changements d’enseignes traduisant un éloignement toujours plus grand
entre la cité et le siège social de son entreprise de rattachement. La sociabilité ouvrière
propre à ces cités s’est aussi progressivement délitée, avec un retrait de la vie associative,
sportive, culturelle ou cultuelle, la diminution des mariages entre voisins, ou bien encore
la désertion de la cité les fins de semaines du fait d’un investissement vers des résidences
secondaires. Par ailleurs, les parcours résidentiels se sont diversifiés, et la cité pourrait
être davantage qu’avant un « lieu de passage », en particulier dans les trajectoires
d’ascension sociale, avant l’achat d’un appartement ou d’un pavillon. On note aussi
l’arrivée de grandes zones commerciales, avec en corollaire le retrait progressif des
commerces locaux et des marchés dans chacune des cités. Enfin, tout particulièrement
pour la Cité Berliet la plus enclavée des deux, on constate une amélioration considérable
de la desserte locale de transports en commun vers Lyon, et donc des possibilités
nouvelles pour aller vers le centre ville.
11 Dans le même temps sont intervenues de grandes évolutions sociétales, auxquelles les
cités étudiées ne sont pas hermétiques. Nous ne retiendrons que celles évoquées par les
habitants lors des entretiens, à commencer par l’augmentation globale du niveau
d’instruction, qui fait que le travail dans la même usine ne se transmet plus de génération
en génération. La généralisation du salariat féminin a aussi été évoquée, avec en
corollaire une diversification des employeurs, même si Renault Trucks ou la SNCF restent
présents dans la majorité des foyers. L’augmentation importante du chômage à partir des
années 1970 renforce le caractère exceptionnel de ces cités, dans la mesure où la majorité
des adultes travaille, du moins ceux dont le logement est lié au contrat de travail 7. Dans le
même temps, l’augmentation globale du niveau de confort des logements sociaux a
rattrapé et même parfois dépassé celui autrefois avant-gardiste des cités.
12 Ces changements ont pris place progressivement dans la vie des gens, sans grande
rupture visible. Des deux, seule la cité oullinoise semble avoir fait l’objet d’un
changement plus identifiable, avec le transfert des logements depuis la SNCF vers une
société HLM que l’entreprise contrôle. Mais nous ferions volontiers l’hypothèse que cette
rupture a été construite a posteriori par les habitants, pour cristalliser un délitement en
réalité lent et progressif. Du coup, ce qui faisait l’identité de ces deux cités continue de se
transmettre, sans pour autant rencontrer une adhésion aussi forte que celle qui existait
autrefois. Autrement dit, les valeurs fondatrices de ces cités sont de moins en moins en
prise avec leur réalité sociale d’aujourd’hui. Le monde à part qu’elles ont pu être n’aurait
donc plus qu’une réalité architecturale voire géographique. Mais les cités comme un
monde à part auraient beaucoup moins de réalité sociale, malgré le poids que pèse encore
leur histoire.
449

UNE VISION PATRIMONIALE DE LA CITÉ PORTÉE PAR


UN GROUPE SOCIAL ISSU DU MONDE USINIER
13 Les discours portant sur la nostalgie d’un entre soi sont plus particulièrement produits par
un groupe spécifique d’habitants, celui des personnes liées d’une manière ou d’une autre
à l’entreprise ayant construit la cité. Et d’une façon plus générale, on constate que les
personnes rencontrées tendent à isoler les cheminots ou les « Berliets » des autres
habitants pour présenter leur cité.
14 Dans la Cité Jacquard, la plus « mixte » des deux, les cheminots les plus anciens 8
produisent assez facilement un discours empreint de peurs et de menaces quant à l’avenir
de leur lieu de vie. Les craintes exprimées recouvrent différents domaines, tels que la
peur que le cadre champêtre ne se détériore, que la cité ne se paupérise, ou bien encore
que le « nouveau gestionnaire » ne remplisse pas ses obligations comme la SNCF le faisait
autrefois9. Ce discours est généralement repris par les « nouveaux cheminots », ceux qui
ont été logés par la société HLM et non plus par la SNCF. Et ces deux groupes en
construisent fréquemment un troisième, qu’ils nomment les Cassociaux parce que leur
logement dans la cité leur a été attribué par les HLM ou par la Préfecture en fonction de
leur niveau de ressource. Nous avons très peu rencontré de personnes de cette
« troisième catégorie », et c’est à travers les discours recueillis par les deux autres
groupes que l’on pourrait les définir ici. Il s’agirait de personnes qui auraient des
difficultés financières, qui seraient souvent synonymes de problèmes (financiers, familiaux,
personnels), qui seraient assistées d’une manière ou d’une autre, qui seraient captives et
qui n’auraient pas particulièrement choisi – voire pas « mérité » -d’habiter la cité, enfin
qui seraient étrangères et plus précisément d’origine maghrébine. On note aussi que cette
catégorie se construit sur une certaine opacité du système d’affectation : les habitants ne
savent pas précisément comment ni à qui les logements sont attribués. Du coup se
développent des représentations caricaturales sur les « nouveaux arrivants », soutenues
par un discours violent et hostile à leur égard, traduisant souvent un rejet des étrangers
(plus spécifiquement des Maghrébins), un rejet des classes sociales les plus défavorisées
et les plus précaires, en même temps qu’un sentiment que la SNCF a abandonné ses
salariés en les « livrant » à la cohabitation forcée avec cette population. Une minorité
d’anciens tient toutefois un discours plus tolérant, relevant davantage d’une indifférence
bienveillante.
15 On retrouve dans la Cité Berliet, encore essentiellement habitée par des personnels et
retraités de l’usine voisine, des expressions relevant d’une même volonté de conserver un
entre soi protecteur. Lorsqu’on les interroge sur les raisons qu’ils auraient de rester ici
après la vente de leur cité, certains habitants avancent à mots couverts qu’il s’agit d’un
quartier « français », c’est-à-dire avec très peu de familles issues de l’immigration, dans
lequel tous les foyers travaillent (puisque c’est une condition implicite d’attribution du
logement), et donc où il y a peu de chômeurs. La vente future inquiète généralement, en
particulier sur le versant d’une mixité sociale non désirée, au point que ceux qui
souhaitent acheter tendent à culpabiliser les indécis et les réfractaires, qui pourraient
être implicitement responsables de la perte de contrôle du peuplement de la cité par
l’introduction d’une société HLM qui achèterait tous les logements non vendus à leurs
actuels locataires.
450

16 C’est sur la base de cet entre soi, expression la plus saisissable du fondement identitaire de
la cité, que ces groupes des « anciens » tendent à ériger leur cité en patrimoine. Nous
n’avons pas rencontré dans l’une ou l’autre des cités, de mouvement organisé
revendiquant par exemple un classement des bâtiments. Mais on retrouve au hasard des
discours la valorisation de tel élément architectural, de telle organisation urbaine, de
telle dénomination des rues, à chaque fois présentés comme « typiques » et associés à la
nostalgie d’une organisation sociale présentée comme étant aujourd’hui en voie de
disparition.

LA TENTATION PATRIMONIALE, OU L’EXPRESSION


D’UN MONDE OUVRIER OUBLIÉ
17 Ces peurs révèlent la conscience que le choix d’acheter son logement pour les uns, de
rester habiter là pour les autres, s’il relève avant tout d’une décision personnelle et
individuelle, mobilise bien des registres collectifs parmi lesquels les fondements de
l’identité sociale de la cité. À travers cette envie de figer une forme urbaine, ce refus de
briser l’entre soi du temps de l’usine, on peut voir une façon, parfois maladroite et
excluante, d’affirmer un positionnement social chèrement acquis, un sentiment
d’appartenir aux classes moyennes ou pour le moins aux classes laborieuses les plus
stables, en opposition avec les populations aux statuts plus précaires que les processus de
normalisation10 de ces cités attirent désormais. D’autre part, cette « tentation
patrimoniale » que suscitent ces craintes, marque pour beaucoup l’impossibilité
matérialisée d’un retour aux origines de la cité, au temps où l’employeur et le bailleur se
fondaient dans la même entité juridique. On peut y voir l’expression des réticences de ces
anciens salariés-locataires à perdre la partie valorisante de leur double statut, celui qui
concerne leur métier, et leur résistance à accompagner une déprise industrielle que la
revente de leurs logements a généralement traduit.
18 En ce sens, l’envie non aboutie d’érection de ces cités en patrimoine traduit le désarroi
d’un groupe social particulièrement malmené par la désindustrialisation et
singulièrement sous-représenté dans les instances dirigeantes de la société. En d’autres
temps, le recours à la patrimonialisation par le classement de nombreuses propriétés et
châteaux en monuments historiques, a permis à un groupe social se sentant tout aussi
menacé dans son statut et dans ses biens, d’être « restauré dans un équivalent symbolique
de son statut d’origine » (Lamy, 1993 : 60). À cette différence près que la noblesse du XXXe
siècle pouvait encore faire alliance avec les groupes dominants de son époque,
contrairement aux ouvriers d’usine du XXIe siècle.
19 Car là est bien l’essentiel du problème. On pourrait en effet imaginer un processus de
patrimonialisation mis en œuvre autour de la forme urbaine particulière de ces cités.
Mais ce n’est pas tant l’enveloppe architecturale que souhaitent conserver les personnes
rencontrées11, par exemple à la manière dont l’OPAC de Lyon a érigé ses HLM du quartier
des États Unis en « patrimoine Tony Garnier ». En effet, les fresques réalisées sur les
pignons des bâtiments de cette ancienne cité HBM lyonnaise, constituées en musée
urbain, retracent bien l’œuvre de l’architecte égérie du Maire de l’époque, Edouard
Hérriot, ce qu’il a construit et ce qu’il projetait pour la ville12. Mais cette
patrimonialisation ne repose en rien sur la vie des habitants logés dans cette cité depuis
plus de 60 ans, ni sur le monde ouvrier dont ils étaient (et sont encore) issus 13. L’idée
451

conservatrice rencontrée lors de nos enquêtes vaut davantage pour une organisation
sociale et une mémoire ouvrière, qui se sont inscrites dans ces lieux et dont la
transmission est aujourd’hui menacée parce que méprisée.
20 On peut, pour conclure, s’interroger sur l’aspect inachevé de cette tentation patrimoniale.
Un élément de réponse provient probablement de ce que ces logements, bien qu’ils aient
ou soient en passe de changer de propriétaires, continuent d’être habités par des familles
populaires, celles-là mêmes pour qui ils avaient été construits. Autrement dit, ils n’ont
pas fondamentalement changé de fonction. Et sans doute les conditions d’une
patrimonialisation ne sont pas (encore) réunies, si l’on admet que ce processus est plutôt
le fait des groupes sociaux issus des classes moyennes et supérieures (Veschambre, 2002).
Ceci étant, compte tenu de leur localisation urbaine, dans la première couronne autrefois
industrielle des agglomérations, un phénomène de gentryfication de ces cités n’est pas à
exclure, en fonction de l’évolution de leur peuplement au fur et à mesure que vont mourir
les propriétaires et locataires les plus anciens, ceux qui ont connu « le temps de l’usine ».
On pourrait alors imaginer que de nouveaux habitants issus des classes moyennes se
saisissent de l’histoire de ces cités pour valoriser leur lieu de vie, comme on peut par
exemple l’observer dans le XXe arrondissement parisien (Pinçon et Pinçon-Chariot, 2002 :
303). Mais serait alors à craindre un processus oublieux de la mémoire ouvrière de ces
lieux, une patrimonialisation où « l’apparence des façades [serait] préservée, au
détriment des fonctions et de la structure qui [auraient] été entièrement renouvelées »
(Loyer, 2000, : 310).

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES
1. Cf. Chamboredon et Mejean à propos de l’érection de petites bourgades de Provence en centres
touristiques au début du XXe siècle : « déclassées par suite de la concentration urbaine, de la crise
agricole, de la centralisation des réseaux commerciaux, de la concentration ou de la
restructuration industrielle, elles se trouvent disponibles pour une spécialisation touristique.
Processus objectifs de transformation des fonctions et processus symbolique de transformation
de l’image sont associés » (1985 : 39).
2. Enquêtes menées dans le cadre de l’atelier d’anthropologie urbaine, mené par François
Duchêne et Emmanuel Martinais, à destinations d’élèves ingénieurs de l’ENTPE et d’étudiants du
DESS de l’Institut d’urbanisme de l’Université Lyon 2. Les entretiens dans la Cité Berliet ont été
menés entre octobre et décembre 2001. Ceux dans la Cité Jacquard ont été menés entre octobre et
décembre 2002.
3. Nom de Renault Véhicule Industriel depuis son rachat par Volvo en 2001.
4. Pour plus de précisions sur les conditions de cette vente, voir D E FOUCAUD (2003).
5. Cf. YOUNG et WILLMOTT (1957).
6. Plusieurs épouses de cheminots travaillent comme nourrices agréées, à leur compte ou comme
employées communales.
7. Ce qui est le cas de tous les habitants de la Cité Berliet et d’une majorité de ceux de la Cité
Jacquard.
8. Dominant dans l’échantillon rencontré comme dans la Cité.
9. Ce qui demanderait à être vérifié, tant la SNCF semble aujourd’hui idéalisée dans le discours
des cheminots rencontrés.
10. Réhabilitation et conventionnement pour celles rachetées par des organismes HLM, foncier
dévalorisé par la proximité de sites industriels pour celles vendues à leurs occupants.
11. Forme dont on peut souligner qu’elle est issue d’un urbanisme patronal ségrégatif
reproduisant dans l’espace les distinctions hiérarchiques établies à l’intérieur de l’usine.
12. Ironie du sort, c’est désormais Tony Garnier qui fait l’objet d’une patrimonialisation, alors
qu’en son temps, « la sauvegarde du Vieux Lyon avait mobilisé l’opinion intellectuelle et
artistique contre le maire Édouard Herriot et son architecte Tony Garnier en plusieurs occasions
(Hôtel Dieu 1909, quartier Saint-Jean 1911, Hospice de la Charité 1933) « (L OYER, 2000 ; 307).
453

13. Sur ce point, voir THULEAU (1994).

AUTEUR
FRANÇOIS DUCHÊNE
Chargé de recherches au Laboratoire RIVES – UMR-CNRS 5600
École Nationale des Travaux Publics de l’État
454

Les acquis d’une initiative locale. La


mise en valeur du patrimoine industriel
de la ville de Volos, en Grèce
Vilma Hastaoglou-Martinidis

1 Ville portuaire et quatrième centre manufacturier du pays, victime du déclin de son


activité industrielle, Volos est devenue depuis les années 1980 le théâtre d’une opération
remarquable de réactivation de son patrimoine industriel. On trouve à la source de cette
initiative des préoccupations pratiques tout autant que symboliques (le désir de
sauvegarder les preuves matérielles de la physionomie particulière de la ville et le
manque permanent de terrains publics disponibles) qui ont conduit à la réutilisation d’un
grand nombre de bâtiments industriels inoccupés. Lancé depuis 1980, ce projet a doté la
ville d’espaces nouveaux pour la culture, l’éducation et les activités sociales, a permis de
transférer des activités vers les quartiers défavorisés de la périphérie et a enrichi l’image
de la ville par la réinsertion d’un précieux stock de locaux dont la charge est hautement
symbolique. Parmi ces réalisations, la reconversion des bâtiments industriels pour les
besoins universitaires constitue en Grèce une initiative remarquable, qui a permis de
mettre en place un réseau d’équipements universitaires bien inséré dans le tissu et la vie
de la ville.

LA PHYSIONOMIE DE LA VILLE ET LA QUESTION DE


SA SAUVEGARDE
2 Les raisons qui expliquent l’émergence de cette opération sont intimement liées aux
spécificités historiques de cette ville, combinaison saisissante d’une apparence
néoclassique héritée du XIXe siècle et d’un esprit pratique et efficient issu de son passé
industriel. Elles reflètent aussi sa condition actuelle.
3 Héritière de la riche tradition urbaine du golfe Pagassétique, qui donna naissance aux
cités célèbres d’autrefois, comme la cité mycénienne d’Iolkos, berceau de l’expédition des
455

Argonautes, Volos, petite échelle à l’époque ottomane, confinée dans son enceinte
byzantine, connaît un essor formidable au cours du XIXe siècle, en concentrant le trafic
maritime de Thessalie, pour devenir la deuxième ville industrielle du pays au début du XX
e
siècle.
4 Au XXe siècle, l’arrivée massive des réfugiés d’Asie Mineure accroît sa population (48 000
habitants en 1928) et ranime son industrie (tissage, tabac, construction navale) grâce à un
afflux de main-d’œuvre expérimentée. Les tremblements de terre de 1955-1957 ont de
graves conséquences sur l’activité et le patrimoine de la ville. La majorité de ses
bâtiments sont détruits ou subissent de graves dégâts. Progressivement, la ville retrouve
son rythme, puis la création de la zone industrielle (en 1969) donne une dernière poussée
à son industrie, mais l’image et le caractère de la ville sont définitivement altérés. Les
années 1980 sont marquées par la régression de la base manufacturière de la ville et
l’émergence d’une tertiarisation plus ou moins prononcée.
5 Actuellement, avec 130 000 habitants, Volos voit son espace urbain s’étendre sur le
littoral, incorporant les anciens sites de villégiature. La création de l’université, avec trois
Facultés et douze Départements, a donné depuis 1984 un nouvel essor à la ville, atteinte
par la dépression industrielle, et a rajeuni sa population en attirant une communauté
active de 5 000 étudiants. Depuis 1980, cette situation est vivement ressentie, et des
efforts sont entrepris par les autorités locales pour faire face aux défis de cette nouvelle
condition urbaine. D’importants travaux d’infrastructure, tels l’assainissement du littoral,
l’extension du port, ou la construction en cours d’un boulevard périphérique visant à
dégorger le centre ville de la circulation et à stimuler l’activité touristique vers le mont
Pélion et les îles, essayent de définir le nouveau rôle de la ville dans une perspective de
développement durable. Parallèlement, la priorité est donnée aux questions de qualité de
la vie et à la mise en valeur de la physionomie de la ville, les ressources urbaines et
architecturales étant mobilisées à cette fin : sauvegarde du patrimoine historique,
réhabilitation de l’espace public, création d’équipements socioculturels.
6 La question de la sauvegarde du patrimoine architectural prend une importance
particulière pour Volos. Le riche patrimoine de la ville avait été dramatiquement réduit
par les séismes de 1955-1957 et affaibli encore davantage par la reconstruction
d’immeubles en hauteur dans les années 1980. Dans un contexte d’urgence, l’absence de
politique publique dans ce domaine, ajoutée au manque de prévoyance des autorités
locales et des techniciens, ainsi qu’au souci des propriétaires qui ont choisi de remplacer
des édifices même légèrement endommagés par des structures plus résistantes et
rentables, ont mené à la réduction du stock historique. Les quelques réparations
effectuées à l’époque, surtout motivées par la consolidation des structures, ont mutilé de
manière visible les formes architecturales. Par la suite, un nombre considérable d’édifices
ayant survécu aux séismes ont succombé aux pressions de l’exploitation accrue du sol
urbain, rendue possible par la hausse des coefficients d’exploitation du sol en vigueur 1.
7 En 1990, selon les données du Service statistique national, seuls 1960 des 21 044 édifices
existants, c’est-à-dire 9,31 % du stock, dataient d’avant 1945. L’écrasante majorité était
composée de bâtiments érigés principalement après les années 1950 (SSNG : 1990).
8 La protection du patrimoine a débuté officiellement dans les années 1980, après la
constitution en 1979 au sein du ministère de la Culture de la Direction des Monuments
Modernes (à savoir datant d’après 1830). Elle a été précédée par le classement des sites
archéologiques et des monuments byzantins de la région dès les années 19602. Le premier
456

bâtiment classé a été la résidence d’une célèbre famille d’industriels de la ville, en 1982.
Jusqu’en 1994, et sur un rythme très ralenti, environ 20 bâtiments ont été classés à
l’initiative de la 5e Direction des Monuments Modernes et des autres acteurs responsables
(principalement le ministère des Travaux Publics). En 1992, six bâtiments
supplémentaires ainsi que les façades de 31 ateliers ont encore été classés dans le vieux
marché de la ville3.
9 Le premier inventaire du stock historique dressé en 1988 (lors de la révision du plan
d’urbanisme) a répertorié 239 bâtiments susceptibles d’être désignés pour une
conservation, bien que ce chiffre ne soit pas exhaustif (Papayannis et al, 1988).
Aujourd’hui, bien que l’effectif total ne soit pas précisé, il est certain que le chiffre des
bâtiments classés s’est considérablement accru sans pour autant inclure l’ensemble.

LA RÉACTIVATION DU PATRIMOINE INDUSTRIEL :


ÉTAT, ACTEURS ET OBJECTIFS
10 Projet à visée multiple, la réutilisation des vieux bâtiments industriels constitue une
initiative remarquable de la ville, au niveau local et national. Mémoire et nécessité,
préoccupations symboliques et besoins pratiques, convergent pour mettre en avant cette
opération. La sauvegarde et la mise en valeur des témoignages les plus représentatifs de
l’histoire locale afin de redresser la physionomie contemporaine de la ville après sa
dévastation par les séismes, ainsi que le besoin urgent d’espace pour les usages modernes
dans une condition de manque permanent de terrains publics disponibles, ont fait des
vieilles usines le champ privilégié d’une politique singulière. Celle-ci a permis de
réinsérer dans la vie urbaine ce stock précieux, de transférer des activités vers les
quartiers défavorisés de la périphérie et de renouveler l’image de la ville.
11 Les bâtiments industriels de Volos présentent pour une opération de ce genre des
avantages singuliers en matière de taille et d’emplacement. Il s’agit de larges
installations, occupant souvent des blocs entiers et constituées de bâtiments spacieux
susceptibles d’accommoder une vaste gamme d’usages nouveaux. Leur dispersion
géographique est un facteur très favorable. Situées autrefois à la périphérie du tissu
urbain, elles sont actuellement enclavées à l’intérieur des quartiers d’habitations, en
raison des extensions successives de la ville. Dans leur majorité, elles se situent autour du
noyau ancien de la forteresse, au voisinage de la zone ferroviaire et du port, à savoir dans
les quartiers populaires démunis d’espaces publics et d’équipements sociaux. Cette
conjoncture particulière offre une chance unique pour la mise en œuvre d’une stratégie
de renouvellement de la physionomie de la ville.
12 La dépression industrielle a rendu inactives les vieilles unités productives, témoignages
de l’apogée économique de la ville dans la période de l’entre-deux guerres.
Financièrement endettées et de technologie périmée, elles sont passées aux mains
d’organismes de crédit. L’absence de fortes tendances de reconstruction et la fragilité du
marché immobilier ont contribué à la préservation de 35 des 45 usines qui existaient en
ville (Adamakis, 2002 : 67). En règle générale, elles ont échappé à la solution « rentable »
de la reconstruction et par la suite à la séduction d’une « mise en valeur » touristique.
L’esprit pratique de la ville ainsi que la nécessité de dégager de l’espace pour les besoins
sociaux contemporains (dans une ville en pénurie permanente d’espaces disponibles) ont
mené à la réactivation de ce stock précieux pour des usages collectifs nécessités par le
457

développement de la ville et destinés à la poursuite de ce développement (Dimoglou et al.,


1997). Aujourd’hui, 19 de ces usines sont réutilisées : 4 à l’initiative de l’université, 8 avec
un financement municipal, 5 autres avec le cofinancement de la municipalité et du
programme européen Urban-I, 1 par l’Organisme du Port et 1 par des particuliers. Au
moins 8 autres font l’objet de négociation dans l’attente d’investissements financiers.
13 Bien que ces opérations soient disparates, elles constituent par leur nombre et leur
dispersion géographique un projet d’envergure urbaine incontestable. La réutilisation des
anciennes installations industrielles apporte les espaces publics indispensables et
redonne à la ville la physionomie désirable. Elle renforce la présence de l’histoire en
restituant les vestiges du passé industriel pour en faire des points forts qui rétablissent
une identité au lieu du paysage anonyme des quartiers dévalués du centre et de la
périphérie. Elle répond aux déficiences en équipements sociaux et culturels, qui y sont
marquées. Tous ces facteurs exercent une action positive sur le fonctionnement de la ville
dans son ensemble.
14 L’effort de réactivation des bâtiments industriels a débuté en 1980, juste après la
constitution de la Direction des Monuments Modernes, pour dominer l’actualité de la ville
dans les années suivantes. Cette idée a émergé à la suite de propositions initiales pour
l’aménagement de l’université et a attiré l’attention et l’appui des acteurs locaux, surtout
de la municipalité. Progressivement, donc, alors que les premières reconversions des
anciens locaux manufacturiers en bâtiments universitaires consolidaient la logique de la
réutilisation, la question s’est amplifiée pour devenir une force motrice de
développement pour une ville frappée par la dépression industrielle. Ce changement dans
les conceptions a été amorcé par des débats sur l’identité de la ville et le patrimoine
industriel à sauvegarder, sur la sensibilisation des acteurs locaux et des habitants, et a été
soutenu par des publications, des colloques et des expositions sur l’histoire de la ville et
son architecture, défrichant le terrain pour les opérations à entreprendre4.
15 Le transfert des compétences d’urbanisme aux autorités locales après 1989 est venu
appuyer cet effort. Néanmoins, les organes et services municipaux institués afin
d’entreprendre la mise en place et l’exécution des projets avaient des obstacles sérieux à
surmonter, tels le manque de savoir-faire urbanistique approprié et l’absence d’une
expérience de gestion suffisante, fait qui a souvent enrayé l’avancement des initiatives.

L’AMENAGEMENT DES INSTALLATIONS


UNIVERSITAIRES : UN PROJET INNOVATEUR
16 La réflexion sur l’aménagement des installations universitaires a démarré en 1980 avec la
participation active des agents locaux, parallèlement aux actions pour la fondation de
l’université de Thessalie en 1984. Aspirations et contraintes de la réalité ont été
avantageusement fusionnées dans le choix final. La volonté déclarée d’éviter le modèle du
campus, adopté par ailleurs pour les établissements universitaires créés antérieurement
dans les villes de Patras, Ioannina et en Crète, afin d’assurer la meilleure intégration
possible de la nouvelle institution dans la vie urbaine au profit mutuel d’une interaction
fonctionnelle et culturelle, combinée avec le manque permanent d’espaces libres
disponibles et l’existence d’un stock précieux intimement lié à l’histoire industrielle de la
ville, ont déterminé le choix d’un réseau polycentrique d’installations bien insérées dans
le tissu urbain, dans le centre historique et à sa périphérie.
458

17 Le projet d’aménagement de l’université a été établi dans son ensemble en 1992, sous la
surveillance du conseil d’administration de l’université5. Toutefois, son élaboration a
commencé dans la pratique en 1980 avec les projets préliminaires dressés par l’École
d’Architecture de l’Université de Thessalonique en collaboration avec la municipalité et la
Chambre Technique de Volos (Kotsiopoulos, 1980 : 319-150).
18 La création de l’université représente une innovation majeure pour la vie urbaine. D’un
point de vue urbanistique, son aménagement dans des unités industrielles dispersées
dans le tissu de la ville a été l’un des facteurs essentiels du déplacement de la centralité
vers les quartiers ouest et périphériques. On a cherché par des remaniements
architecturaux à mieux intégrer les bâtiments rénovés au tissu environnant, bien que des
problèmes tels que celui du stationnement n’aient pas été résolus partout (Université de
Thessalie, 1987).
19 Aujourd’hui, les installations de l’Université comptent trois ensembles manufacturiers
reconvertis, situés en à des endroits stratégiques : sur le quai au centre, sur le Champ de
Mars à l’ouest, et à Fytoko, à la périphérie nord. Deux autres sont en voie de préparation
au centre ville : la bibliothèque centrale, aménagée dans l’édifice de la Banque d’Athènes,
et les locaux de la manufacture de tabac Matsangos. Des unités disparates de taille
moyenne, qui abritent des services administratifs, complètent le réseau d’équipements
universitaires. Au total, le seul remodelage des locaux manufacturiers restitue 15,5 ha de
terrains et 56 000 m2 de surface de bâtiments (Hastaoglou-Martinidis, 2002 : 217-223).
20 Les installations de l’École Polytechnique sur le Champ de Mars s’étendent sur un terrain
de 5,8 ha, à l’entrée ouest de la ville, près du port. Elles comprennent les locaux de la
métallurgie Paparigas, qui datent de 1938, ainsi qu’un terrain cédé par l’Organisme du
Port. L’ancien magasin de produits finis, réaménagé en 1988, abrite l’École d’Architecture,
sur une surface de 4 400 m26. L’atelier d’ajustage, d’une surface de 4 300 m2, abrite depuis
1993 l’École des Ingénieurs d’Industrie. L’ancienne fonderie (750 m2) et l’entrepôt annexe
de matières premières ont été reconvertis et attribués à l’École d’Ingénieurs Civils. De
surcroît, on a érigé un bâtiment neuf pour l’École d’Aménagement du Territoire ainsi que
des bâtiments préfabriqués, d’une surface totale de 8 800 m2. Pour l’extension future des
installations, l’université a obtenu un terrain adjacent, ce qui amènera l’étendue totale à
environ 7,0 ha (Proggidis, 2000 : 2-3).
459

Figure 1 : Le magasin de la métallurgie Paparigas abritant actuellement l’École d’Architecture

21 Sur le quai de la ville, l’ancien entrepôt de tabac Papastratos constitue actuellement


l’image de marque de l’université et un foyer d’activité culturelle pour la ville.
L’ensemble, occupant un bloc entier, se compose de l’édifice original, encadré par deux
structures neuves, d’une surface totale de 14 820 m2. L’imposant entrepôt d’aspect
éclectique, édifié en 1936, a été acheté par l’université en 1985, avec les terrains
adjacents. Pour son aménagement, on a lancé en 1986 un concours architectural 7. Les
travaux de rénovation de l’édifice original ont été achevés en 1991, et les bâtiments neufs
en 1998 (Université de Thessalie, 1993). La disposition architecturale des trois volumes
autour d’une coupole vitrée renvoie adroitement à la syntaxe du tracé urbain. L’ancien
entrepôt accommode le rectorat et les services d’administration, tandis que les édifices
neufs abritent les locaux de la Faculté des Sciences Humaines, la bibliothèque et le service
des publications.
460

Figure 2 : L’entrepôt de tabac Papastratos, actuellement siège de l’administration de l’université

22 À Fytoko, les anciens entrepôts de tabac Matsangos ont été réaménagés de manière à
élargir l’activité de l’université à la périphérie nord de la ville. La superficie de 7,5 ha
comprend les bâtiments rénovés depuis 2000 pour l’École d’Agronomie, d’une surface de
14 000 m2, ainsi que le nouveau Centre pour l’énergie (300 m2) (Proggidis, 2000 : 2-3).
23 La bibliothèque de l’université se situe au centre géométrique du réseau des installations,
au voisinage de la place civique, formant un ensemble avec d’autres établissements
publics, tels la mairie, le théâtre, le conservatoire, le Centre d’Histoire et le siège de la
Chambre Technique. L’édifice, qui occupe un bloc entier, d’une superficie de 852 m2, a été
édifié en 1903 pour abriter la Banque d’Athènes. Gravement endommagé par les séismes
de 1955, il a été utilisé par la suite comme gare routière. L’opération, en cours depuis
1999, conserve la partie existante tout en remodelant l’espace intérieur et restitue les six
étages originaux, ce qui procure une surface utile de 3 700 m2. L’université est en
négociation pour l’achat du bloc adjacent afin d’agrandir les locaux de la bibliothèque
tout en intégrant la rue, qui deviendra piétonne8.
24 Les locaux de la célèbre manufacture de tabac Matsangos, qui employait autrefois 2 000
ouvriers, ont une surface de 14 000 m2 et occupent la superficie de deux blocs (environ 0,6
ha) dans le quartier commercial du centre ville. Exigeant des aménagements particuliers,
d’ordre fonctionnel, technique et esthétique, la reconversion prévoit la restauration et le
remodelage du bâtiment en vue des nouveaux usages universitaires ainsi que le
remplacement des parties non réparables par des structures nouvelles. Avec
l’expropriation du bloc adjacent, prise en charge par la municipalité, l’ensemble sera doté
d’une place ouverte munie d’un parking souterrain, ajoutant ainsi un espace public vital
dans le tissu très dense du quartier commercial. Néanmoins, l’avancement de l’opération
traîne encore, en raison de l’opposition des commerçants concernés par l’expropriation
et surtout des réserves de la Direction des Monuments quant à l’ampleur de la rénovation
(Hastaoglou-Martinidis, 2002 : 222).
461

Figure 3 : La Bibliothèque de l’université, plan de façade

25 Deux autres bâtiments, appartenant autrefois à des familles d’industriels locaux, abritent
l’administration de l’université. Une résidence néoclassique (470 m2) a été rénovée en
1987 pour abriter les services techniques, et une résidence éclectique (800 m2), qui est
entrée en possession de l’université en 1997, est en train d’être restaurée afin de
décongestionner les services administratifs (Proggidis, 2000 : 3). L’achat récent du
bâtiment moderniste de l’Institut Français, qui a cessé de fonctionner en 2000, devrait
donner un espace supplémentaire au Département de Pédagogie.

LE PROJET DE LA MUNICIPALITÉ
26 L’initiative de l’université a été vite adoptée par la municipalité, en recherche d’espaces
pour son programme de mise en place d’équipements collectifs. La lourdeur de
l’entreprise a été assumée par les services municipaux, assistés par d’autres acteurs de la
ville tels que la Chambre Technique, l’Association des Architectes, la Direction des
Monuments Modernes etc. Les lacunes et les improvisations, surtout dues au manque
d’expérience préalable, n’amoindrissent pas l’importance du projet et le bilan est
impressionnant : au total, le programme de réhabilitation de 13 locaux industriels a
restitué à la ville plus de 10 ha de terrains pour l’usage public et plus de 27 000 m2 de
surface de bâtiments pour des équipements collectifs (Hastaoglou-Martinidis, 2002 : 209).
27 L’activité de la municipalité, s’appuyant sur ses propres ressources financières pour la
réutilisation de 8 édifices industriels, a apporté à la ville plus de 6 ha de terrain et environ
12 500 m2 de surface de bâtiments.
28 Le premier bâtiment restauré a été le grand entrepôt de tabac de la maison allemande
Herman Spierer. Classé en 1985, il occupe un bloc entier au voisinage immédiat de la place
centrale de la ville et est entré en possession de la municipalité en 1988. Les travaux ont
été entrepris par les services techniques municipaux et l’inauguration de son aile nord en
1993, à l’occasion de l’exposition des projets des architectes de la région, est venue
462

confirmer les initiatives subséquentes de la municipalité. Achevé en 1996, cet ouvrage


offre aujourd’hui une surface de 4 780 m2 et abrite le Centre d’Histoire, le conservatoire,
des salles d’expositions, etc.9. Sa présence affirme le caractère civique de la place centrale.
29 L’entrepôt de la société Franco-héllénique de tabac, situé dans un quartier populaire, a
été restauré par les services techniques municipaux en 1993. Le bâtiment, d’une
superficie de 2 200 m2 sur un grand terrain libre, abrite aujourd’hui le Département des
Arts Appliqués et l’Institut de Formation Professionnelle de la municipalité, contribuant
ainsi à la revalorisation du quartier10.
30 Les locaux de l’ancienne Compagnie d’Électricité, en fonction jusque dans les années 1980,
ont été classés et achetés par la municipalité en 1994, en vue de leur conversion en
théâtre musical. Le projet de restauration par les services techniques de la municipalité a
été entrepris en 1997 et achevé en 2001. Aujourd’hui complètement rénové, l’ensemble
comprend aussi l’École de Danse11

Figure 4 : L’entrepôt de tabac Spierer après sa rénovation

31 La réutilisation d’autres sites de production vise depuis 1996 à améliorer la qualité de la


vie quotidienne dans les quartiers périphériques : on peut citer les entrepôts d’huile
reconvertis en crèche (851 m2, terrain de 1 031 m2), les entrepôts de l’Organisme National
des Tabacs (terrain de 10 760 m2) abritant le centre sportif et culturel sur une surface de
bâtiment de 1 050 m2, et le dépôt de grain transformé en centre pour la jeunesse. Enfin,
sur le territoire de la municipalité voisine de Nea Ionia, les anciens silos et les tôleries,
inoccupés depuis 1980, et rénovés en 1997, offrent une surface de 580 m2 et un terrain de
0,8 ha pour les besoins sociaux du quartier.
32 En 1994, une subvention (de 11 509 166 euros) par le programme européen URBAN-I a
permis l’élargissement de l’action municipale. Volos a été l’une des six villes grecques
choisies pour l’application de ce programme12. La mise en œuvre du programme, qui a
duré de 1994 à 1999, a porté sur les quartiers dégradés au nord-est du centre. Elle
comprend les travaux de reconversion de 5 unités manufacturières, complétés par
l’amélioration de l’espace public environnant. La ville a gagné environ 4 ha de terrain
463

d’utilité publique et 14 800 m2 de surface de bâtiments rénovés, qui sont venus enrichir
ces quartiers déshérités.
33 La réhabilitation de la tuilerie Tsalapata est de loin l’œuvre la plus importante du projet
par sa taille et son envergure urbaine. La prochaine mise en fonction des bâtiments
rénovés devrait favoriser le transfert de la centralité vers le noyau médiéval délaissé de la
forteresse, apportant ainsi des bénéfices multiples, fonctionnels et urbanistiques. L’usine,
qui date de 1925 et a définitivement cessé son activité en 1975, représente un spécimen
rare en son genre au niveau européen, conservant une partie considérable de son
outillage. Classée en 1995 et achetée par la municipalité, elle comprend un ensemble de
locaux de 7 600 m2 ainsi que des hangars de 4 900 m2, sur un terrain de 2,3 ha entouré par
le tissu urbain. Le projet de sa réhabilitation, confié initialement à une équipe
pluridisciplinaire de techniciens, a été par la suite exécuté avec des spécifications plus
modérées par les services techniques municipaux, ce qui a conduit à des critiques quant à
la pertinence de la restauration effectuée. Les nouveaux usages concernent la création
d’un centre polyvalent, dédié à la tradition manufacturière et artisanale et à la création
artistique, comprenant des ateliers artisanaux, des salles d’exposition et des boutiques,
un musée d’archéologie industrielle, un espace pour la culture et la recréation etc.,
assurant 80 postes d’emploi (Initiative Communautaire, 2001 : 33-37).
34 Dans le quartier du vieux marché, deux petits locaux de production (de 1 000 m2 au total)
ont été remodelés pour abriter le Centre Régional d’Energie et le Centre Municipal de
Protection Sociale. L’amélioration de l’espace public environnant contribue largement à
la réhabilitation de ce quartier historique de la ville13.

Figure 5 : La tuilerie Tsalapata après sa réhabilitation

35 La rénovation de l’ancienne filature de coton Adamopoulos, qui a cessé son activité en


1970, a créé un foyer de vie sociale dans l’un des quartiers les plus déshérités de la ville.
Ce bâtiment, d’une surface de 2 735 m2 sur un terrain de 3 000 m 2, a été acheté par la
municipalité en 1995 et remodelé en centre sportif pour la jeunesse. L’ensemble
comprend aussi une crèche, une bibliothèque et un centre d’information14.
464

36 La restauration de la filature de soie Etmekdjoglou, sur le territoire de la municipalité


voisine de Nea Ionia, constitue un acquis précieux pour ce district populaire, dont
l’origine remonte à l’établissement des réfugiés d’Asie Mineure dans les années 1920.
Créée en 1924 par une famille de manufacturiers réfugiés, l’usine a cessé son activité en
1992. Elle a été classée en 1995 et à la municipalité en a obtenu l’usage. L’installation se
compose de 5 bâtiments d’une surface totale de 2 750 m2 sur un terrain de 0,4 ha. Le
concours architectural qui a précédé sa reconversion garantit la qualité de la
construction, achevée en 2000 par les services techniques municipaux. L’ensemble abrite
une pépinière de petites entreprises de filature, un musée de la soie, ainsi que des espaces
culturels et de loisir15.

Figure 6 : La filature de soie Etmekdjoglou, projet de restauration

37 La réactivation du patrimoine industriel est accompagnée par un effort d’embellissement


de l’espace public. Outre les cas déjà cités, il faut noter la piétonisation originale de la
grande rue qui relie 3 usines réhabilitées (Compagnie Électrique, Filature de coton et
Filature de soie) dans les quartiers populaires, ainsi que l’amélioration de l’espace public
autour des petites habitations des réfugiés qui subsistent encore à Nea Ionia16.
38 L’importance de la réactivation des bâtiments industriels a récemment été perçue par
l’initiative privée. En dehors des petits ateliers du vieux marché, qui ont été transformés
en tavernes, en quête de rentabilité touristique, l’opération la plus prometteuse est le
projet de reconversion en hôtel de luxe d’une minoterie de sept étages, située près de la
gare (Adamakis, 2002 : 71). En outre, l’Organisme du Port envisage la reconversion d’un
hangar situé sur le vieux môle en gare de passagers afin de répondre à l’accroissement du
trafic vers les îles. Néanmoins, un nombre considérable de grandes unités industrielles
attendent le financement nécessaire pour leur mise en valeur, promettant la restitution à
la ville de quelques dizaines de milliers de mètres carrés ainsi que des opportunités
uniques pour l’amélioration de l’espace urbain. Les plans de la municipalité concernent
prioritairement trois vastes entrepôts de tabac, deux grandes filatures, un complexe
métallurgique, une manufacture de plaques de mosaïque, une manufacture d’alcool et un
hangar des chemins de fer (Hastaoglou-Martinidis, 2002 : 215-216).
465

39 La réactivation du patrimoine industriel de Volos constitue un projet pionnier,


habilement conçu et de fait réussi, unique parmi les opérations entreprises dans ce
domaine en Grèce. À Athènes la reconversion inaugurale de l’usine de gaz en centre
culturel polyvalent par la municipalité et le ministère de la Culture a dû attendre la fin
des années 1980, tandis qu’à Thessalonique, la première réutilisation notable a été
l’œuvre de l’initiative privée et concerne la reconversion d’une minoterie en centre
plurirécréationel en 1992. Dans aucun cas jusqu’à présent la mise en valeur du patrimoine
industriel n’a été maniée comme à Volos d’une manière concertée et globale, pour
constituer une force de renouvellement de l’image de la ville et d’amélioration de
l’ensemble urbain. Sa réalisation a ranimé le marché du travail et du bâtiment et a
relancé l’intérêt des architectes (les concours qui ont été lancés sont parmi les premiers
dans la ville).
40 Le bilan de ce projet est impressionnant : plus de 19 bâtiments industriels (parmi les 35
inventoriés en ville) ont jusqu’à présent restitué à la ville 25 hectares de terrains urbains
et 83 000 m2 de surface de bâtiments. Fidèle à l’histoire particulière de la ville et motivé
par son esprit pratique et efficient, il a réussi à mobiliser les ressources urbaines et
architecturales, à réactiver la participation des acteurs locaux et à sensibiliser les
habitants au devenir de leur ville.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
ADAMAKIS C, 2002, « Réutilisation des bâtiments industriels dans les municipalités de Volos et Nea
Ionia », En Volo, n° 6, p. 66-71 (en grec).

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Nationale (en grec).

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1990, Athènes, SSNG (en grec).

Université de Thessalie, Conseil d’Administration 1987, Compte rendu et programme d’action pour
1986, Athènes, ronéo (en grec).

Université de Thessalie, Conseil d’Administration 1993, Le projet d’aménagement de l’Université de


Thessalie-Rapport technique, Volos, ronéo (en grec).

NOTES
1. Pour un aperçu général de l’évolution de la ville et de sa situation actuelle voir mon étude
(Hastaoglou-Martinidis, 2002).
2. Ceci inclut notamment la forteresse byzantine de Volos, la cité antique de Goritsa, le site
hellénistique de Démetrias et le site néolithique de Dimini. En 1976, la protection s’est étendue
aux villages pittoresques du mont Pélion. Voir HASTAOGLOU-MARTINIDIS 2002 :191-192.
3. Kalovidouri ef al. 1991. Voir aussi le journal local Thessalia, 21.5.1992.
4. En 1989, la revue municipale Volos, notre ville a publié un numéro spécial consacré aux vieilles
usines, avançant l’idée de leur réinsertion dans la vie urbaine actuelle. En 1993, on note la
publication d’un aperçu bien documenté sur l’industrie locale par la journaliste N. Koliou (1993),
et le premier colloque sur l’histoire industrielle de la ville, organisé par la municipalité.
5. À l’initiative de son président, le professeur P. Lazaridis et avec comme architecte responsable
le professeur A. Kotsiopoulos. Voir Université de Thessalie, Conseil d’Administration (1993).
6. Le projet a été élaboré par les architectes C. Adamakis, E. Gali, D. Nikolaou et D. Filipidji. Voir
Université de Thessalie (1993).
7. Le projet lauréat a été élaboré par les architectes M. Chrisomalidis, L. Spania, P. Tzonos, X.
Heupel. Dossier technique de l’ouvrage, atelier d’architecture de M. Chrisomalidis.
8. Dossier technique de l’ouvrage, atelier d’architecture de C. Adamakis.
9. Dossier technique de l’ouvrage, Services Techniques Municipaux.
10. Ibidem
11. Ibid
12. Les autres villes étaient Thessalonique, Patras, Hermoupolis, Drapetsona et Peristeri au Pirée.
Pour la présentation du programme, voir Initiative Communautaire Urban-I, 2001 : 31-45.
13. Dossier technique de l’ouvrage, Service Technique Municipaux et Initiative Communautaire
Urban I, 2001 : 41-42.
14. Ibidem : 42-43.
15. Dossier technique de l’ouvrage, atelier d’architecture de N. Yamakos et Initiative
Communautaire Urban I, 2001 : 37-38.
16. Initiative Communautaire Urban I, 2001 : 40.
467

AUTEUR
VILMA HASTAOGLOU-MARTINIDIS
Professeur, Université Aristote de Thessalonique
468

« Les Phœnix de l’industrie ». Les


médiations de la culture dans la
revitalisation de trois sites majeurs du
patrimoine industriel
La Saline Royale d’Arc-et-Senans (France), l’usine sidérurgique de
Völklinger Hütte (Allemagne) et l’exploitation minière du Grand Hornu
(Belgique)

Virginie Gannac-Barnabe

1 Nombreuses sont aux portes de nos villes et parfois même dans leurs centres, les traces
physiques de l’obsolescence de l’industrie. Ces legs, à l’aspect souvent inhospitalier
témoignent du phénomène de mutation économique qui a bouleversé les structures
spatiales de la production.
2 De l’usine de sel, au bassin minier, orphelin d’une mono industrie, les vieilles carcasses
rouillées et les blocs de bétons armés, se voient depuis une vingtaine d’années revisitées
par de nouveaux regards. Le mot productivité n’est désormais plus prononcé pour justifier
de l’existence de ces constructions. Ce sont les mots création, échange et mémoire qui l’ont
remplacé. Un glissement sémiotique qui révèle en fait une mutation conséquente de la
valeur du travail. Jusqu’à présent, activité dominante du temps de vie, le travail se heurte
à l’usure du mythe du plein emploi. Une angoisse présente dans tous les esprits des zones
sinistrées quelle que soit la classe d’âge. Face à cette déshérence, il y a l’attente...
L’attente que l’on prenne en compte les traces de ce pan de vie comme élément de
mémoire ou qu’on les transforme en une nouvelle activité, vecteur de renaissance. Deux
désirs qui en fait se rejoignent et se superposent dans le cas des sites promus patrimoine
national ou mondial. Une superposition loin d’être évidente. Elle pose en effet la question
de la transformation de la valeur d’usage de bâtiments conçus pour être fonctionnels.
N’oublions pas que l’usine n’est pas faite pour plaire mais pour produire !
469

3 Réinjecter de l’activité, par la voie artistique est une orientation qui s’est créée
spontanément au début des années soixante-dix, accompagnant le passage d’une société
axée sur la production de biens de consommation à une société en demande de loisirs et
de cultures. Mais qu’en est-il du rapport que la population entretient avec ces lieux et
leurs acteurs ? Comment se vit au quotidien, la transformation de fabricants de produits
dérivés en médiateur de culture ? Le patrimoine industriel retrouve-t-il par les dispositifs
mis en place dans ces différents sites, les notions d’échanges, de créations, de productions
qui animaient ces usines au moment de leur pleine activité ?
4 Par les critères présidant à leurs nominations, les sites industriels inscrits au titre de
patrimoine mondial, se posent comme repères incontournables pour l’étude de cette
saillance entre la restitution de l’effort de mémoire et la dynamique culturelle
contemporaine. Parmi les trente-deux sites inscrits à ce jour, comme patrimoine
industriel, la Saline Royale et Völklinger ont exploité le filon mémoire et culture.
Renouant avec la fonction « productive » de l’usine, ils sortent du statut « d’exposants
d’objets d’arts » et de « gardien du temple de la mémoire » pour être « instigateurs de
production artistique ». Leur implication dans la démarche de production est active. Les
gérants de ces sites se font commanditaires et pourvoyeurs de cultures à une époque où
les mécènes se font rares, où la culture contemporaine reste un domaine confiné, conçue
par une élite et en définitive surtout appréciée par une élite. L’une de ses intentions est
pourtant d’être reçue par le plus grand nombre « maintenant » et non dans dix ou vingt
ans seulement.
5 Cette étude se focalisera sur les sites : de l’usine sidérurgique de Völklingen Hütte en
Sarre (Allemagne), de la Saline Royale d’Arc-et-Senans (en Franche-Comté, France) et du
Grand Hornu (site minier de Belgique, près de Mons). Notre démarche ne passe pas outre
la fonction productive du site et son aspect physique mais elle se concentra sur la force
d’investissement du dispositif de médiation mis en place pour permettre la renaissance
de ces lieux abandonnés faute de rentabilité.

LE PATRIMOINE DE L’INDUSTRIE
6 Le patrimoine industriel est en fait composé de bâtiments aux structures et fonctions
hétérogènes.
7 TICCIH (The International Committee for the Conservation for the Industrial Heritage) a
regroupé ses activités autour de cinq grands secteurs d’activités : textile, mines,
transports, alimentaire et divers.
8 Se retrouvent donc sous cette enseigne, aussi bien une ancienne filature en brique
évoquant un château médiéval, qu’un vieux moulin à papier à l’ossature massive et
rassurante des corps de ferme mais aussi une saline royale dont l’architecture grandiose
et lumineuse est une référence classique ; ceci face aux ferraillages et aux tôles noircies
des cockeries, hauts-fourneaux et puits de mines.
9 L’archéologie industrielle porte son attention sur les matériels et procédés industriels
apparus avec la révolution industrielle du XVIIIe siècle. Néanmoins, les organes nationaux
et internationaux ont étendu la prise en compte des méthodes et des architectures de
production aux périodes les plus reculées de l’histoire. Aux deux extrêmes de l’échelle du
temps, l’Unesco a reconnu comme Patrimoine Mondial de l’Humanité, au titre du
patrimoine industriel : la grotte néanderthalienne de silex de Spiennes (Belgique) et
470

l’usine sidérurgique de Völklingen Hutte (en Sarre) qui n’a cessé sa production qu’en
1985 ! La fermeture régulière d’usines, redéfinit, au gré des mutations technologiques, le
champ d’investigation de cette discipline.
10 Néanmoins, l’attention dont feront l’objet ces legs industriels est inégale. Elle dépend en
partie des qualités architectoniques du bâtiment, de sa localisation, ainsi que de sa
fonction première.
11 En effet, selon qu’une usine désaffectée soit placée au cœur voire à la ceinture d’une zone
urbaine à forte densité de population ou qu’elle soit excentrée dans un bassin industriel
désaffecté de province, ses chances de renaissance seront inégales bien que, comme le
prétend Jean Hurstel, « Terrain à la fois souillé et vierge, la friche se prête dans l’absolu à
toutes les aventures » (J. Hurstel, p. 6)

LA TRANSFORMATION CULTURELLE
12 La friche industrielle est un miroir, imposant et disgracieux auquel font face les élus et la
population. Image dérangeante des conséquences de la globalisation économique et de
l’accélération technologique, elle révèle un manque, une fracture tant individuelle que
collective.
13 « On veut inscrire l’héritage d’une histoire particulière dans le futur, l’enraciner chez les
générations d’aujourd’hui et de demain », transcrivait Stéphane Musika1. La veine
culturelle est une ressource qui apparaît comme pouvant en partie répondre à ce besoin
de regain et de transmission.
14 Le silence soudain génère le désir de se faire reconnaître, de s’affranchir du
cloisonnement provoqué par la fermeture de ce moteur d’activités qu’est l’usine, pour un
nouvel espace d’échanges. Un espace à inventer, propre à chaque lieu, chaque histoire,
chaque environnement. Alors, de rebuts, ces vieilles bâtisses se transforment en manne
salvatrice, promues de vertus miraculeuses tant au plan économique que social et
culturel.
15 Le directeur de la Saline, Jean Dedolin, définit l’espace dans lequel il évolue comme « un
lieu communicant » dans lequel, la médiation culturelle est « un passage et un espace de
découverte de son appartenance identitaire ou de celle d’autres (J. Dedolin, Entretiens). »
16 L’investigation d’un site du patrimoine industriel, déborde sur le territoire, le quartier et
parfois même la ville entière. Dans le cas d’un site reconnu comme valeur universelle,
l’impact sera même international2.
17 L’attrait culturel et touristique permet de relancer les sites abandonnés dans les échanges
de flux et de communications nationales. Autrefois, c’était, ici, le charbon... Là, le sel...
Plus loin, le fer... qui faisaient résonner le nom de la ville et du site au-delà des frontières
de la région. Ce sont maintenant la valeur patrimoniale décrétée qui fait figure de média
et les actions culturelles proposées, de produits. Car, au regard de l’omniprésence du
logotype Patrimoine Mondial, il est clair que ce titre a un effet dopant considérable sur la
notoriété d’un site et donc sur son nombre d’entrées. Le meilleur exemple d’utilisation de
cet argument est très certainement l’usine sidérurgique de Vôlklinger Hutte, qui sans ses
nombreux panneaux l’indiquant comme référence incontournable de l’histoire, passerait
pour la majeure partie de la population pour une usine de plus dans le paysage allemand.
471

18 Il convient de distinguer les sites en friches situés en périphérie des centres urbains et qui
conservent une certaine valeur foncière et économique propice à la réhabilitation en
espace d’usages publics, commerciaux ou culturels, des sites périphériques, plus aisément
frappés d’abandon et peu inspirateurs de projets.
19 Lorsque les terrains en friche recèlent un potentiel foncier, il devient profitable de raser
les structures encombrantes pour chasser les mauvais souvenirs et faire place à un futur
« nécessairement plus heureux » que de les réinvestir. Dans le cas auquel nous nous
attacherons, la friche, parce que acceptée dans toute sa portée culturelle se voit alors... à
nouveau habitée... à nouveau lieu de rencontres, d’échanges, de créations et de vie.
20 Jean Dedolin, directeur général de La Saline Royale d’Arc-et-Senans aime à se comparer à
un « accoucheur d’idées ». Sa démarche est d’accompagner la création en gestation au
sein de la Saline pour l’incorporer au site et la diffuser au plus grand nombre. Mais nous
verrons plus loin comment La Saline et le Grand Hornu, notamment, construisent leurs
démarches d’ouverture au patrimoine.

LA SALINE ROYALE D’ARC-ET-SENANS


21 Parmi la liste des sites industriels du Patrimoine Mondial, la Saline Royale d’Arc-et-
Senans fut le premier réinvesti dans l’objectif de créer une dynamique de vie, axée sur le
futur. Son aventure est exemplaire, elle en a stimulé d’autres. Forte de trente ans d’efforts
de conciliation entre mémoire et renouveau culturel, les dispositifs de médiations passés
et actuels, expérimentés dans ce site, permettent de mieux positionner les approches
nouvelles, telles que celle de l’usine de Völklinger (en Sarre) ou du Grand Hornu (en
Belgique).
22 Construite entre 1775 et 1779, située à 35 km de Besançon et de Dole ; cette manufacture,
commandée par Louis XV à l’architecte Claude-Nicolas Ledoux3, était destinée à la
production de sel par chauffe de l’eau salée. Une eau extraite du sous-sol, à une vingtaine
de kilomètres (à Salins-les-Bains) et transportée à la Saline par des canalisations de bois
(les saumoducs).
472

Figure 1 : La Saline Royale d’Arc-et-Senans (France, Franche-Comté)


Source : Institut Claude-Nicolas Ledoux

23 Architecte du siècle des Lumière, imprégné de la philosophie Rousseauiste, Ledoux


conçoit ce lieu de production comme une usine intégrée dans laquelle vivait presque
toute la communauté du travail. Composée en forme de demi-cercle, elle abritait à la fois
les espaces d’habitation et de production, soit onze bâtiments en tout. Ledoux, tant par
ses écrits que par ses réalisations architecturales, fut de ceux qui portèrent les idées du
siècle des Lumières au-delà du concept.
24 Cette usine fonctionna pendant 117 ans (de 1778 à 1895), sans jamais être vraiment
rentable. Définitivement fermée en 1895, elle se dégrada peu à peu, devenant « friche
industrielle », jusqu’à ce qu’en 1918, un incendie achève de la mutiler. Il fallut attendre
1926 pour que, prise en compte au titre des Monuments Historiques, le département du
Doubs devenu propriétaire, décide de la remettre en l’état. Trois importantes campagnes
de restaurations ont été nécessaires pour redonner aux bâtiments leurs éclats d’origine.
25 Par-delà, la majesté intrigante et solennelle qui se dégage de ce site, se révèle la réflexion
d’un homme plaçant la réorganisation spatiale du travail au cœur du bonheur sociétal.
26 En 1972, le département du Doubs en confie la gestion à long terme à l’Institut Claude-
Nicolas Ledoux. Imaginons un espace, encore blessé par les vicissitudes du temps et de
l’abandon. Un lieu d’une richesse architecturale, certes incomparable, détenteur d’une
philosophie de construction unique, mais un lieu exempt des traces matérielles de son
passé technique. Un site dématérialisé de sa fonction : voici, ce que Michel Parent et Serge
Antoine, ont pris en main en 1968, pour y créer un centre de prospective sur le futur. À
une époque où, sous un angle moins institutionnel, s’amorçait dans d’autres pays (Pays-
Bas, Grande-Bretagne) une prise en compte culturelle des friches industrielles ; la Saline,
elle, concrétisait une transformation du patrimoine de l’industrie, en un lieu vivant loin
des standards de la muséification. Le dessein de l’Institut n’était pas de réifier la mémoire
des sauniers car il n’y en avait pas. Il s’agissait plutôt de générer un nouveau concept dans
un lieu unique. En fait, la Saline redevenait entreprise ; mais entreprise culturelle. En
1971, une quinzaine de partenaires, publics et privés, accompagnée de quelques
473

personnalités et de la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale,


« décidèrent de miser sur la revitalisation d’un patrimoine endormi et de la réaliser en
affirmant une vocation contemporaine4 ».
27 La Saline fonctionne sous un mode unique et audacieux dans le secteur culturel 5. En 1982,
le site fut inscrit au titre du Patrimoine industriel, sur la liste de l’Unesco. Le savoir
patrimonial est particulièrement axé sur la démarche novatrice du bâtisseur, avec au
centre, le musée Ledoux et l’exposition « À la recherche de la cité idéale ». Comme dans
tout site industriel patrimonialisé, se pose le problème de la transmission de l’histoire
technique et sociale.
« Ici, nous avons un public qui cherche quelques fois une saline. Là, est le problème.
La mémoire y est quasiment absente depuis 1895. C’est curieux ce lieu » placé dans
l’éternité « n’a pas de mémoire et on le ressent fortement. Le public attend des
expositions qui l’émeuve, le surprenne, le dérange par certains côtés. Il comprend
vite la grandeur de l’espace quand il voit la dimension des expositions ; l’aspect »
industriel « est vite dépassé quand on explique la démarche autour de la Cité Idéale.
[...] Pour ceux qui viennent voir une Saline, [...] on les invite toujours à aller visiter
la Saline de Salins, qui est un musée, afin qu’ils puissent mieux appréhender celle
d’ici, par la suite. [...] Salins-les-Bains, a une mémoire qui remonte au moyen âge.
Mais, ici, la mémoire a disparu. Il y a un rapport à l’éternité qui est très particulier
[...]. » (J. Dedolin, Entretien)
28 De Centre de Prospective sur le futur, la vocation de l’Institut a évolué pour être
maintenant, un centre européen déclinant futur, innovations, arts, autour d’une réflexion
sur la Cité. Les artistes en résidence de ce Centre Culturel de Rencontre Européen
conçoivent leurs œuvres pour appuyer l’architecture du site et son orientation
thématique. L’hiératisme minéral du lieu et la lecture patrimoniale que l’on en fait
n’invitent pas à une création débridée et révoltée telle qu’on peut la rencontrer dans les
espaces à l’abandon des zones urbaines. Ici, la création renforce la prégnance de
l’architecture. Lorsque, comme l’œuvre de Xavier Juillot, elle prend l’allure d’un long
ruban jaune s’effilant dans les airs telle une fumée, elle se fait signal : « Les manches à
air », sept. 2002.
29 Afin de susciter une dynamique qui permette au public de revenir plus fréquemment, la
direction a mis en place un thème annuel, autour duquel s’articule l’ensemble des actions.
Ainsi, en 2002 ce fut l’année du « bois » ; 2003, celle du « design » ; 2004 a été l’année de la
couleur et de la lumière avec une exposition exceptionnelle en partenariat avec le Vitra
Museum, sur le designer coloriste Verner Panton ; 2005 l’enfance et le rêve...
« Les gens zappent de plus en plus et il faut avoir l’humilité de faire des choses qui
ne coûtent pas forcément très cher et qui incitent le public à revenir nous voir
souvent parce qu’il sait qu’il sera à nouveau surpris. » (J. Dedolin, Entretien)
30 C’est dans cet esprit d’accessibilité afin d’en faire « un lieu où les gens se sentent bien 6 »,
que Jean Dedolin a procédé à la remise en vie des jardins, à la place de ceux des ouvriers.
En demandant à des spécialistes du paysage puis du design, associés à des lycées agricoles
et horticoles de la région d’intervenir dans ces parcelles, il a permis au public local de se
sentir à nouveau impliqué, accepté dans ce site porteur jusque-là d’une image d’élitisme
culturel. L’entrée de la Saline étant gratuite pour les habitants du village, il est fréquent
de les voir s’y promener afin d’apprécier au fil des mois, la progression des pousses et la
transformation de ces mini-scénographies. Subtilement mais efficacement ils se forment
à la démarche artistique, vont à l’occasion visiter des expositions qui ne les auraient pas
nécessairement attirés. Ils se mêlent aux visiteurs et entament une conversation avec un
artiste ou un designer de passage, car il y a toujours un créateur à croiser à la Saline... Là
474

encore, le dialogue entre le médiateur et les acteurs détermine la place adjointe à la


reconquête physique et affective du lieu pour le public.

Figure 2 : Le jardin dans les nuages, édition 2003


Source : Institut Claude-Nicolas Ledoux

31 La programmation d’un espace situé dans une zone rurale, éloigné des principaux centres
urbains est une gageure. Tout est toujours loin. L’équipe dirigeante7, animée d’une rare
abnégation se relaye sur place ou à l’étranger, à la rencontre de nouveaux partenaires.
« Lorsque l’on est aussi perdu que la Saline, il faut être extrêmement disponible pour
susciter des rencontres, des visites, faire fonctionner la maison » dit Françoise Carp,
secrétaire générale. La Saline est ouverte 24h/24 et ne ferme qu’un jour par an ! Elle peut
à ce niveau, s’enorgueillir de ses 150 000 visiteurs annuels.
32 La chose la plus singulière qui nous ait été donnée de voir dans ce lieu silencieux et
majestueux fut une troupe, composée d’une vingtaine d’enfants de 4 ans en pyjama, en
train de se tortiller à l’occasion de leur « toute première boom » puis quelques instants
plus tard des chefs d’entreprises cravatés, revenant de leur journée de colloque.
33 Habiter le patrimoine, pour la Saline, c’est aussi proposer à des enfants d’âges et de
milieux différents d’appréhender l’histoire de l’industrie, de l’architecture et de la région
par la mise en place de classes du patrimoine. Cet été, des jeunes en difficulté ont été
accueillis grâce à un partenariat entre la Saline et la mairie de Paris. Ce sont aussi les
« nuits de l’électroacoustique », pour un public jeune et l’exposition des projets
prometteurs des designers internationaux du VIA8 face à celle des enfants de Mobi
Découverte9.
34 Lorsque nous avions demandé à Jean Dedolin, si les médiations culturelles pouvaient
permettre aux visiteurs de s’approprier, d’habiter un site industriel patrimonial, il nous
avait répondu :
« Je ne pense pas que l’on s’approprie un lieu comme la Saline. Il vous absorbe dans
son immensité ou il vous rejette. La réaction du public est en général très marquée.
Je crois que l’expression culturelle pour la vie qu’elle représente (les équipes qui
montent les expositions, les animations qui s’y déroulent, l’interactivité...) donne
une idée de ce que ce lieu pouvait être quand il était habité par les hommes de
475

façon permanente. En effet, on y croise classes du patrimoine, écoles d’architecture,


personnes en séminaire, visiteurs. C’est ça la traduction du XXIe siècle et le rendu
que l’on peut faire. » (J. Dedolin, Entretien)
35 Les prochaines ambitions seront de fonder un centre de design et d’architecture en
appelant des créateurs à concevoir et réaliser des produits. Au-delà, c’est un réel échange
créatif qui est mis en place, invitant un public allant des classes de primaire aux grandes
écoles d’arts et d’architecture, à comprendre, puis s’exercer au design et à l’art de bâtir.
La Saline se fera médiateur entre modernité et mémoire.

PATRIMOINE CULTUREL MONDIAL VÖLKLINGER


HÜTTE – CENTRE EUROPÉEN D’ART ET DE CULTURE
INDUSTRIELLE
36 La comparaison entre la clarté minérale de la Saline Royale, jouant de l’alliance entre le
cube, la sphère et, à l’opposé, les enchevêtrements de tuyaux et de poutrelles noircies de
l’usine de Völklingen, a de quoi étonner. Nous le reconnaissons. Mais ce décalage permet
aussi de faire jaillir les similitudes. De ces observations nous comprendrons la difficulté
qui se pose aux sites industriels classés pour leur valeur mémorielle, de dépasser la
fonction muséographique du patrimoine en la faisant vivre par l’action culturelle.

Figure 3 : Patrimoine mondial Völklinger Hütte. Ville de Völklingen, Sarre, Allemagne. Source :
Weltkulturerbe Völklinger Hütte

37 À quelques kilomètres de la frontière française, en Sarre, se dresse, impressionnante par


ses six hauts-fourneaux, l’une des dernières usines métallurgiques construites au XIXe
siècle. Témoin de l’époque des grandes dynasties des Maîtres de forges, elle s’impose
comme un symbole des performances techniques des deux révolutions industrielles. En
1986, à la suite de la crise du fer blanc et de l’acier, l’usine ferme ses portes, mettant ainsi
plus de 5 000 ouvriers au chômage.
476

38 Jusqu’à sa demande de classification au Patrimoine mondial, qui fut effective en 1994, le


site est resté en friche. Il fut sauvé de la démolition par l’absence de rentabilité qu’il y
avait à le détruire. En effet, le prix du fer était à ce moment si bas, qu’il n’aurait pas
couvert le coût de la destruction. De fait, ce qui paradoxalement fit fermer l’usine permit
aussi de la préserver. Les témoins de notre mémoire seraient-ils soumis aux fluctuations
aléatoires des cours du CAC 40 ?
39 Ici, la mémoire du lieu fut maintenue par une association : l’Initiative Vôlklinger Hütte
composée de passionnés et d’anciens travailleurs. Elle est d’ailleurs, hôte permanente du
site et prend en charge la formation des guides. La mobilisation de ce groupe, appuyée
par celle du Conservateur en Chef du Land de La Sarre, Monsieur Luth, permit d’entrevoir
la transformation de ce témoin de l’âge de l’acier, en centre européen d’art et de culture
industrielle. Est-ce parce que dès sa fermeture le lieu abrita quelques manifestations
artistiques que son renouveau se dessina comme celui d’un diffuseur de culture ?
Toujours est-il que le classement du site au titre de patrimoine culturel mondial est porté
haut et fort, à tel point qu’il a été directement intégré au nom du site : des
Weltkulturerbes Vôlklinger Hütte10. Le docteur Grewenig, directeur général, avoue que le
choix de transformation fut difficile mais « L’idée de transformer ce lieu en un lieu de
diffusion de la culture artistique et industrielle s’est révélé comme étant la seule bonne
idée » (G. M. Grewenig, Entretien). Maintenant, le site se vit comme un stimulateur au sein
d’une région sinistrée par les fermetures successives d’usine.
« La culture n’a pas remplacé l’activité industrielle. L’industrie représente :
coordination, travail, labeur. La reconversion structurelle fut : d’une société de
production à une société de prestations de services. Les visiteurs sont ceux qui en
profitent. La reconversion en lieu culturel n’a jamais été un pis-aller mais la plus
grande chance pour ce pays. Les visiteurs veulent manger et dormir ici. La
Vôlklinger Hütte est devenu le cœur du développement touristique 11 (G. M.
Grewenig, Entretien). »
40 L’orientation culturelle a entre autre pour dessein de faire vivre le site et son histoire par
le vecteur émotionnel. De fait, le directeur général, épaulé dans la structuration de
l’information par le sociologue Peter Backes met en place de grandes expositions dont la
thématique essaie à chaque fois d’avoir une justification, de forme ou d’esprit avec le lieu.
Le scénographe attitré du centre, Franck Krämer, conçoit, à chaque fois une mise en scène
adaptée à la physionomie de l’espace investi, créant ainsi une symbiose entre
l’information diffusée et le site. Les thèmes sont assez porteurs et partent à la conquête
du grand public. Dernièrement fut organisée l’exposition : Leonardo da Vinci. Machine/
Homme. Actuellement, la brutalité des murs de béton grossier confronte notre regard aux
photographies de 6 x 8 mètres prises après l’attentat du 11 septembre par les
photographes de l’agence Magnum. De nombreuses manifestations artistiques : ballets,
concert de jazz, concerts classiques sont présentés dans l’immense salle des soufflantes,
qui avec ses 100 mètres de longueur prend l’allure d’une cathédrale de l’ère industrielle.
41 L’usine a accueilli 135 000 visiteurs en 2002. En juillet 2003, elle en est déjà à 120 000. Il est
un fait que ce centre bénéficie d’une implantation en zone urbaine. Afin de favoriser
l’accès du site aux personnes les plus défavorisées, l’entrée est gratuite le mardi après-
midi. Cette démarche de réinvestissement d’une usine par l’art et la culture industrielle
semble reçue positivement par les anciens travailleurs du site, qui voient la mémoire du
lieu divulguer par des guides (dont certains d’entre eux sont d’anciens ouvriers) et
relayée par des films vidéo et des cartels. Pour parfaire cette démarche de transmission
de la mémoire, prennent place les expositions « Eisen-Fer », « Élément Eau » et « l’Homme
477

de fer ». La stratégie de programmation des concerts affirme la volonté d’amener une


grande diversité de public à l’usine de Völklinger. Entre « Jazz à l’usine » et « Musiques du
monde – Voyage », certains s’attarderont à la lecture des textes érotiques proposés lors
de l’ » Heure bleue ». Est-ce pour tempérer les incandescences de l’esprit et du corps,
qu’à l’invitation du docteur Grewenig, l’artiste plasticien : Tobias Rehberger, a proposé la
création d’une station thermale au pied des hauts-fourneaux ? L’eau y serait convoyée par
camion de la station thermale la plus proche à 40 km. Il s’agit de la première véritable
intervention plastique in situ. Son objet est multiple : il s’agit, à la fois de créer un
dialogue, une connivence entre le lieu d’accueil et les visiteurs et une accroche
médiatique. Indépendamment de la question encore en suspend de la réalisation, le
projet, que l’on peut aborder par une publication et par de grands panneaux explicatifs,
se fait déjà média. En intriguant, il amène l’habitant comme le passant à se questionner
sur l’idée figée que l’on a du patrimoine. Est-ce là aussi un paroxysme de la mutation de la
valeur d’usage du bâtiment ? S’il y a quinze ans les hommes qui passaient par ce lieu en
sortaient fatigués, élimés par des heures de travail harassant, ceux qui viendront demain,
en ressortiront peut être transformés, un peu plus brillant intellectuellement et
physiquement... En fait, beaux et solides comme de l’acier trempé ! Par une telle mise en
œuvre, le bâtiment n’entre-t-il pas dans une ultime phase de recyclage, en l’occurrence
celle de l’offre d’un service attendu par les consommateurs ? Le directeur du site avait
expliqué, lors du Colloque « Patrimoine industriel/Patrimoine Mondial12 », qu’il dirigeait
le centre et orientait ses choix de programmation en fonction des variables marketing.
Les projets sont donc soumis à des tests avant d’être lancés. L’artiste devient un
instrument de publicité et son « œuvre », le produit proposé à la consommation. Le projet
de Rehberger joue sur le plan de la surprise que peut susciter un espace de détente et
bien-être dans une ancienne usine sidérurgique et celui de la réponse à une attente des
consommateurs. Car, dans le cas de Vôlklinger, l’artiste se fait opportuniste, il « surfe »
sur la vague du « spa » et autres formules de remises en forme par l’eau, comme il
pourrait le faire sur celui du porno-chic, très en vogue dans les encarts publicitaires des
grands couturiers. (Mais cet aspect a-t-il été vraiment omis ? Les lectures érotiques
proposées dans le cadre de l’Heure Bleue ne sont-elles pas une réponse à la tendance
d’érotisation dans les médias ?) Les spa allient une esthétiques recherchée à une
singularité thérapeutique : application de gros sel, cataplasmes de pépin de raisin (de
grands crus de Bordeaux), aux vertus des jet d’eaux thermales... Ils étaient, jusqu’à
aujourd’hui l’apanage d’une clientèle aisée. Est-ce que, si ce projet voyait le jour,
Völklinger-les-Bains serait vraiment un « bain de jouvence » pour les anciens ouvriers
sidérurgistes et la population locale ? Serait-ce l’ultime expression d’une intention de
démocratisation de la culture design ? Car, au regard des modes de représentation
(l’image de synthèse) utilisés par l’artiste, ce qu’il nous est présenté réfère davantage à un
projet de « bien de consommation » étudié, avec finesse du point de vue du concept et du
style, qu’à une pratique plastique expressive.
42 Le dernier cas que nous allons abordé, Le Grand Hornu, affirme la confrontation avec
l’art, cette production du non fonctionnel, aux espaces réformés de l’industrie minière.

LE GRAND-HORNU
43 On pourrait trouver assez de rapprochement entre le site du Grand Hornu, dans le
Borinage, à égale distance de Lille et Valenciennes et la Saline Royale d’Arc-et-Senans. Ces
478

deux ensembles ont été élaborés à partir du projet d’une cité idéale, rivée sur la
productivité. Pour l’une, il s’agissait de produire du sel, pour l’autre du charbon. L’une
comme l’autre sont à l’instar de nombreux autres lieux porteurs d’une mémoire
industrielle forte, dépouillés de leurs contenus techniques. S’il n’y a plus de fours à sel à
Arc-et-Senans, il n’y a plus non plus de puits de mine à Hornu. Tout a été démoli pour être
vendu. La valeur marchande a eu raison de la trace technique. Seuls demeurent le
contenant architectural et l’histoire sociale.

Figure 4 : Projet Völklinger-les-bains, par Tobias Rehberger, 2002


Source : Weltkulturerbe Vôlklinger Hütte

44 Avec l’aide de l’architecte Bruno Renard, le capitaine d’industrie Henri Degorge, va ériger
une ville-usine, chaleureuse, dotée d’un niveau de confort exceptionnel pour l’époque et
d’une organisation spatiale efficace (et surtout propice à la surveillance13)... Après plus de
cent ans de production, le site ferme ses portes (en 1954) faisant l’objet des procédures de
rationalisation de l’exploitation charbonnière au niveau européen. Sauvé de justesse d’un
arrêté de démolition, par un architecte qui le rachète, il devient par la suite propriété de
la province de Hainaut. Cette dernière en confie la gestion et l’animation, en 1984, à
l’association sans but lucratif du « Grand-Hornu Image » afin d’y développer à la fois
culture, tourisme, prospective et technologie. Les actions culturelles de cette association
sont assez remarquables. Elles s’inscrivent dans la lignée de ce qui est proposée à la
Saline, à savoir, des expositions de grands designers (Xavier Mariscal, Martin Székély...),
des rencontres entre designers et étudiants en arts et des expositions ayant un rapport
avec l’esprit du lieu. Les photographies de Norbert Ghisoland, sont à cet exemple, un
travail silencieux d’ethnologue. Ce photographe du siècle dernier a immortalisé des
milliers de ses contemporains sur des plaquettes argentiques. On peut ainsi voir le cliché
d’un colombophile14, d’une lampiste15, d’un mineur. Parallèlement, l’association assure la
transmission mémorielle du lieu par des visites pour les groupes et des publications.
Comme de nombreux sites industriels en déshérence, le Grand Hornu est au cœur d’une
479

zone économiquement sinistrée, avec plus de 30 % de chômage dans certaines parties de


la zone. Ici, ce n’est pas comme à la Saline le manque de proximité d’un réservoir de
population qui fait défaut, mais le potentiel d’implication de la population environnante,
dont la curiosité s’est parfois émoussée avec la perte de l’emploi, la plongeant dans une
forme d’apathie languissante.

Figure 5 : Le Grand Hornu. Maison des ingénieurs et cour principale


Photo de Philippe de Gaubert

45 Le pari d’y implanter un musée d’art contemporain relève là aussi d’une gageure. Son
directeur, Laurent Busine16, nous expliquait comment les vocations comme la politique
culturelle du site pouvaient vitaliser le quartier et peut être même recréer dans la
population de l’estime de soi et voire même, du lien social. Avant de marquer son
ouverture officielle, l’équipe du MAC’s, associée à celle du Grand Hornu Images 17, a convié
les habitants de la ville à pendre la crémaillère du musée en leur compagnie autour d’un
goûter informel. Certains de ces anciens mineurs ou fils de mineurs ont par l’occasion,
foulé pour la première fois de leur vie un lieu de l’art... Dans sa démarche d’ouverture au
patrimoine, qu’il soit historique ou contemporain, le Grand Hornu Images et le MAC’s ont
décidé de regrouper leur billetterie afin de favoriser le mélange des publics et d’offrir à
chacun l’opportunité de communier dans les deux temporalités. Pour affirmer ce dessein,
le MAC’s est ouvert gratuitement tous les mercredis avec dix guides à disposition du
public et notamment aux jeunes en difficulté.
480

Figure 6 : Les registres du Grand Hornu. Christian Boltanski


Source : Le Grand Hornu

46 Dans cette cité ovoïde, la modernité s’est greffée au bâtiment témoin du passé par un
appendice architectural rectiligne. Conçue par Pierre Hebbelinck, l’architecture du MAC’s
est à elle seule un manifeste de la transmutation d’un patrimoine en un nouvel objet de
société ; du passage de la société de produit à celle de loisir et culture. Les œuvres des
artistes y jouent un rôle à plusieurs entrées : celle d’artefact traducteur de la pensée et
celle de révélateur de la poésie et de l’histoire sociale du lieu. En ce sens, l’œuvre de
Christian Boltanski, « Les registres du Grand Hornu », par l’empilement de boîtes de
conserves recouvertes des photographies des ouvriers du site, le long du mur de la Halle
aux Foins, marque la force sémantique que peut apporter l’art à la lecture d’un espace de
la mémoire. En proposant aux habitants d’Hornu de venir chez eux, pour leur expliquer
des œuvres contemporaines, Laurent Busine, recrée une motivation, une implication de la
population pour un projet de renouveau dans un lieu porteur de son histoire. Nous
voyons, qu’au Grand Hornu, comme à la Saline Royale, la démarche artistique se fait
moteur d’accroché, d’élan du public. Un public qu’il faut « conduire » pour qu’il trouve
dans l’histoire du bâtiment et les médiations proposées la force et l’envie nécessaires
pour bâtir son futur, notre futur.

CONCLUSION
47 Dégagée de sa fonction productive, la théâtralité vertigineuse de ces espaces se confronte
à l’échelle humaine. Les médiations, qu’elles touchent à l’exposition ou qu’elles incitent à
la création d’œuvres d’arts (comme c’est le cas notamment au Grand Hornu) font vaciller
nos critères de perception. C’est toute la question du rapport de l’homme au travail qui
nous est révélée. À l’heure où ce sont les échanges de données informatiques qui règlent
481

la danse économique ; la confrontation corps/machine, dans laquelle s’inscrivait la


première révolution industrielle nous apparaît peut-être moins tangible. Par l’action
conjuguée de la didactique mémorielle et de la dynamique culturelle, ces trois sites du
patrimoine industriel dévoilent d’autant plus intensément l’accélération de cette
mutation. Néanmoins, se font-ils pour autant vecteurs de lien social, comme le
prétendent, à leur instar, les friches industrielles squattées comme lieux d’expression
artistique ?
48 Il pourrait sembler que les friches investies en zone urbaine, creuset de cultures
émergeantes puissent être plus aptes, voire plus exemplaires dans la démarche
d’appropriation, de renaissance d’un espace industriel exsangue, que les institutions. La
réalité est que ces lieux, malgré leur vocation populiste demeurent des espaces sélectifs,
faisant peur à un certain nombre. L’institution rassure, l’autonomie de la novation
inquiète... Le public de ces vieilles usines, berceau de cultures alternatives, reste restreint.
Celui des institutions est plus vaste et l’ensemble des âges davantage représenté. Ces
espaces investis clandestinement, dans la majeure partie des cas, ont omis la diffusion de
la culture technique et sociale du lieu. La dimension didactique n’est pas au cœur de leurs
préoccupations. Il est néanmoins indiscutable que l’environnement agit sur la production
de l’œuvre et inversement. Mais ce n’est pas toujours clair pour le béotien en art (pour le
connaisseur non plus d’ailleurs...). Ceci dit, faut-il que cela le soit ? Les artistes invités lors
du colloque « Friches industrielles. Lieux culturels », organisé en mai 1993, à la Laiterie de
Strasbourg, évoquent l’usine, davantage comme un espace de libertés par la malléabilité
de ses surfaces vastes et endommagées, permettant de créer des mises en situation, des
mises en scènes favorables à la lecture de l’œuvre, qu’un outil d’expression de l’histoire
technique et sociale du lieu.
49 Comme nous l’avons précédemment vu, la marge de liberté à investir l’espace et
l’intentionnalité contenue dans toutes les actions, se conçoit, pour les sites placés au
frontispice du patrimoine, cadrées dans un souci de rentabilité et de cohérence globale 18.
La création y est cadrée, contenue dans un rapport étroit entre la force physique du lieu
mémoriel, le mode de représentation et son intention sémantique. Ces trois sites nous ont
montré que transmettre l’histoire du lieu et des techniques n’était pas suffisant pour
recréer ce qui a échappé à la population lorsqu’elle a vu s’éteindre l’usine : l’estime d’elle-
même, cet enclin à trouver la force d’aller de l’avant et d’aller aussi vers les autres.
50 La délitation des valeurs liées à l’activité humaine salariée remet en question ce
fondement sociétal qui ferait du travail le principal moteur du lien social.
51 De fait, lorsque, Romain et Ariane, emportent pour la première fois leur « doudou » loin
de leurs parents pour séjourner une semaine avec leurs camarades de classe de
maternelle à la Saline, ils ne se contentent pas de connecter la logique architecturale du
lieu, les lois de l’architectonique, à la conception du mobilier de demain ; ils invitent par
leur spontanéité les adultes à entrer en contact avec eux et avec les lieux. Ils se font à leur
tour, médiateurs, générateurs de lien social. Cela va de la taille de pierres, où ils
découvrent l’âpreté de la rencontre entre le ciseau et le marteau, à la visite d’une usine de
panneaux de bois, ils mesurent mieux l’amplitude de l’industrie et de ses progrès. Ils
pourront, de surcroît, expliquer aux incultes que le sel se fabrique aussi avec l’eau
pompée sous la terre... et que l’on en fait du plastique.
52 En promulguant une démarche de création autour du design et des jardins, la Saline
s’inscrit dans une démarche d’ouverture du grand public au patrimoine par les arts
482

appliqués. Si cette orientation est très clairement affirmée dans ce lieu, elle est également
vectrice d’expositions et de rencontres dans les deux autres sites. La recherche stylistique
autour des objets et des espaces du quotidien est un élément central de l’industrie. Le
design se diffuse par l’industrie et l’industrie se développe par l’attractivité des produits
dessinés. Bien qu’ayant toujours existée, cette démarche s’est affirmée à partir du
mouvement arts & craft. Toujours est-il que le public ne s’y trompe pas et qu’il adhère à
cette thématique ancrée dans son quotidien. Une thématique qui par l’admiration du
produit achevé permet de comprendre ou de percevoir intuitivement les processus de
conception et de fabrication. Au-delà de la tendance « design », qui se décline comme
argument de mode et de communication, cette orientation, qui peut paraître parfois
éloignée de la mémoire technique, porte en elle une réelle saillance avec la vocation
industrielle des sites.
53 Nous aurons noté les différentes prises en compte de « l’objet » patrimonial. Il peut être :
lieu élitiste puis pédagogique et stimulateur de création, comme à la Saline. Mais aussi,
« monument média », comme à Völklinger ou sanctuaire des arts comme au Grand-
Hornu. Dans l’ensemble des sites, l’exploitation de l’axe « design » permet de maintenir
un lien avec l’aspect utilitaire du lieu. L’Art, lui crée une coupure. L’art est inutile au sens
fonctionnel du terme. Il demeure par son « inutilité » un domaine d’incompréhension et
de réception difficile pour ne pas dire de non-réception pour le public non initié. La
démarche pédagogique que Laurent Busine mène autour des œuvres est donc
fondamentale. Mais qu’en est-il vraiment de la confrontation d’une cité idéale,
affirmation du pouvoir de la bourgeoisie avec l’art contemporain ?
54 Ceci dit, le Grand Hornu, Vôlklinger et la Saline pourraient illustrer à eux trois, le mythe
du Phœnix qui renaît de ses cendres. Quoique l’opération s’apparenterait davantage à une
mutation. En fait, l’exemple qu’Edgar Morin donne de la chenille nous apparaît comme
assez proche de ce qui se passe dans ces legs de l’industrie : la chenille se nie pour devenir
papillon mais qui n’en meurt pas. (Morin, 1970). Serait-ce parce que nous avons
connaissance de sa mutation d’insecte rampant en insecte volant et gracile que nous
vouons au papillon une empathie si grande ? L’éclat de ses couleurs, de sa transformation
nous émeut sûrement davantage lorsque nous mesurons la transformation accomplie. De
l’accueil des classes du patrimoine, à celui des écoles environnantes, en passant par les
séminaires, les colloques, les concerts, les expositions, les grands événements ou la
pratique de l’art contemporain, s’échafaude dans ces lieux réformés par l’industrie, un
« savoir-vivre » le patrimoine, exemplaire. En réinjectant de la vie, du lien social par leur
engagement culturel quotidien, ces trois équipes montrent à leur façon une formidable
leçon de vie. Bien que référents de la mémoire mondiale ou nationale, ils ont choisi de ne
pas rester dans la dialectique mort-souvenir mais de s’ouvrir à celle de la renaissance. À
leur façon, ils interprètent cette phrase d’Edgar Morin, « Ainsi la mort est le ferment de la vie
en marche » (Morin, 1970)19.

BIBLIOGRAPHIE
Saline Royale d’Arc-et-Senans : www.salineroyale.com

Patrimoine mondial Völklinger Hütte : www.voelklinger-huette.org

Musée des arts contemporains MAC’s Grand Hornu : www.mac-s.be

TICCIH (The international committe for the conservation of the industrial heritage)
483

www.mnactec.com/ticcih

BIBLIOGRAPHIE
A. D. E. D. (Agence pour le développement économique et touristique du Doubs), Analyse de
l’attractivité du site de la Saline Royale d’Arc-et-Senans, auprès des visiteurs grands publics. Saison été
2000, publication interne.

ACCR et Réseau européen des Centres culturels – Monuments historiques, La réutilisation culturelle
et artistique des monuments historiques en Europe, Synthèses de l’Étude et extraits des Actes du
colloque, (Château Savelli – Italie-1998), éd. de l’ACCR.

ANDRIEUX J.-Y., 1992, Le patrimoine industriel, PUF, 1re édition, coll. « Que sais-je ? », Paris.

ANTOINE S., 1996, La Saline Royale d’Arc-et-Senans. Remise en vie par le partenariat, plaquette
d’information : Saline Royale d’Arc-et-Senans. Partenariat culturel, publication de l’Institut
Claude-Nicolas Ledoux, p. 2.

AUGE M., 1998, Les formes de l’oubli, Éd. Payot et Rivages, coll. « Manuel Payot », Paris.

BARRE F., Entretien, par Virginie Gannac-Barnabé, Café de Flore, Paris, 24 mars 2003, Centre de
recherche Images et Cognitions, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

DEDOLIN J., Entretien, par Virginie Gannac-Barnabé, Saline Royale d’Arc-et-Senans, 12 juin 2003,
Centre de recherche Images et Cognitions, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

GREWENIG Meinrad M., Entretien, par Virginie Gannac-Barnabé, Völklinger Hütte, 20 août 2003,
traduction de Jocelyne Pallu, Centre de recherche Images et Cognitions, Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne.

HURSTEL J., Friches industrielles. Lieux culturels, Table ronde animée par Jean Hurstel, chef de projet
de la Laiterie, Actes du colloque, 18-19 mai 1993, Strasbourg, p. 6.

INSTITUT C.-N. LEDOUX, Partenariat culturel, Brochure de l’Institut, éd. Institut C.-N. Ledoux, Arc-et-
Senans, 1996, p. 6.

LENIAUD J.-M., 1992, L’utopie française. Essai sur le patrimoine, éd. Mengès, Paris.

MORIN E., 1970, L’homme et la mort, Paris, éd. du Seuil.

MÜLLER M., 2001, Völklingen-les-bains par Tobias Rehberger, Patrimoine Culturel Mondial Völklinger
Hütte, Centre européen pour les arts et la culture industrielle, édition du centre.

MUSIKA S., Friches : État des lieux, Friches industrielles. Lieux culturels, Actes du colloque 18-19 mai
1993, organisé par la Laiterie, Centre européen de la jeune création, Strasbourg.

SEFRIOUI A., La Saline Royale d’Arc-et-Senans, éd. Scala, Paris, sdp.

VANHAMME M., LOUBON P., Arts en friche. Usines désaffectées : fabriques d’imaginaires, éd. Alternative,
Paris, 2001.
484

Sites web

NOTES
1. MUSIKA S., Friches : État des lieux, Friches industrielles. Lieux culturels, Actes du colloque 18-19 mai
1993, organisé par la Laiterie, Centre européen de la jeune création, Strasbourg.
2. Les chiffres sont à ce propos assez éloquents : A la Saline royale, 50 % des visiteurs proviennent
des régions Franche Comté, Rhône-Alpes, Ile-de-France, Alsace, Bourgogne, 23 % de l’étranger et
27 % des autres provinces françaises (A. D. E. D., p. 6). Quant au Grand-Hornu, il comptabilise :
94 000 entrées depuis décembre 2002. (Visites communes pour le MAC’s et Le Grand-Hornu
Images.
3. Claude-Nicolas Ledoux, né à Dormans (Marne) le 23 mars 1736, mort le 19 novembre 1806.
Ledoux a déjà une carrière fort honorable lorsqu’à trente-sept ans, il entame les premiers plans
de la Saline d’Arc-et-Senans. Ses premières réalisations pour le service des Eaux et Forêts l’ont
familiarisé aux contraintes des bâtiments fonctionnels. Bénéficiant du soutien de la Comtesse du
Barry, il sera nommé en 1771, « commissaire des salines » pour la Franche-Comté, la Lorraine et
les Trois-Evêchés. Il terminera sa carrière emprisonné à la Bastille, où il aura le loisir de terminer
son ouvrage, L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation qui contient
à la fois le recueil de ses travaux et ses réflexions sur le futur. Ce qui amènera ce brillant
architecte à dire : « Sachez ce qu’il en coûte à ceux qui ont sur leur siècle 25 ans d’avance » (cit.
Brochure de l’Institut C.-N. LEDOUX, Partenariat culturel, éd. Institut C.-N. Ledoux, Arc-et-Senans,
1996, p. 6).
4. A NTOINE S., La Saline royale d’Arc-et-Senans. Remise en vie par le partenariat, plaquette
d’information : Saline Royale d’Arc-et-Senans. Partenariat culturel, publication de l’Institut
Claude-Nicolas Ledoux, 1996, p. 2.
5. Comme l’explique, Serge Antoine, Président Fondateur de l’Institut Claude-Nicolas Ledoux, qui
gère la Saline. Cette structure « [...] a réuni quelques trente partenaires : des collectivités
territoriales, des entreprises et organismes publics et privés et, dans la proportion du tiers, des
personnalités. Il n’existait pas encore et il n’existe toujours pas d’autre monument en France géré
de la sorte par des entreprises. Le Conseil Supérieur du Mécénat l’a confirmé maintes fois ».
6. D EDOLIN J., in Interview, la Saline Royale. Arc-et-Senans. Patrimoine mondial de l’Unesco,
supplément spécial de L’Est Républicain, juin 2001, p. 10.
7. Composée de Jean Dedolin, directeur général et de Françoise Carp secrétaire générale.
8. Depuis vingt ans, le VIA (Valorisation de l’Innovation dans l’Ameublement) permet à de jeunes
designers de produire sous forme de prototypes leurs projets grâce à une aide financière et une
mise en relation avec les fabricants ou les éditeurs. « Son action d’incitation, ouverte aux créatifs
de toutes origines et de toutes cultures, contribue à faire de la France, et de Paris en particulier,
une plate-forme d’expression de la création internationale dans le secteur de l’ameublement. »
Philippe A. MEYER, Président du VIA, in Plaquette du Programme Design, mai-octobre 2003, publication
de l’Institut Claude-Nicolas Ledoux, Arc-et-Senans, 2003.
9. L’exposition Mobi Découverte est la résultante d’une collaboration entre l’UNIFA (Union
Nationale des Industries Françaises de l’Ameublement) et le Ministère de l’Education Nationale.
L’objectif étant de faire découvrir aux enfants de primaire le processus de création mobilière et
en éduquant leur regard critique sur les objets qui les entourent. Ils sont après cela, appelés à
entrer dans le processus de mise en œuvre de l’objet, en suivant leur projet de la conception à la
réalisation.
10. Trad. Le Patrimoine Mondial Vôlklinger Hütte.
485

11. Le Centre culturel n’ayant pas à ce jour de fonction hôtelière, c’est vers les autres prestations
de la ville que les visiteurs doivent se diriger pour dormir et manger. Néanmoins, un point
restauration et un café sont à la disposition du public pour des encas rapides.
12. Rencontres Patrimoine mondial – Patrimoines industriels, s’étant tenues le 20 septembre
2002, à la Saline royale d’Arc-et-Senans (Doubs).
13. Ce qui, en l’occurrence nous semble être un point commun de plus avec le dirigisme social qui
prévalait dans la démarche que Ledoux a mis en place à la Saline.
14. La colombophilie était un des passe-temps favoris dans les zones minières, au siècle dernier.
Toujours pratiquée, cette activité consiste en l’élevage, le dressage des pigeons voyageurs. Les
adhérents des sociétés de colombophilie, se réunissent autour de concours. Il s’agit au pigeon
lâché loin de chez lui, de retrouver son pigeonnier.
15. La lampiste était la jeune femme responsable de l’entretien des lampes de mineurs.
16. Entretien avec Laurent Busine, directeur du MAC’s, au cours du Salon du Patrimoine
industriel, Paris, Nov. 02.
17. Informations recueillies auprès de Maryse Willems, du Grand Hornu Images, Entretien, Salon
du Patrimoine Industriel, Paris, nov. 02.
18. La question de la rentabilité d’un espace culturel est-elle vraiment possible dans la mesure où
par nécessité, un espace de création coûte plus qu’il ne rapporte ? L’ensemble des sites et musées
fonctionnent grâce aux subventions de l’État et de l’Europe, sauf la Saline, qui comme nous
l’avons précédemment évoqué à un mode de gestion très autonome.
19. Nous tenons à remercier les acteurs quotidiens du renouveau de ces sites, qui, avec une
courtoisie constante, ont su nous faire partager leur aventure.
M. Laurent BUZINE, directeur du MAC’s Grand Hornu, Maryse WILLENS responsable de la
communication au Grand Hornu Images.
M. Jean DEDOLIN, directeur général de la Saline royale d’Arc-et-Senans, Françoise CARP,
secrétaire générale ainsi que l’ensemble du personnel qui a toujours manifesté une disponibilité
exemplaire.
Le docteur Meinrad Maria GREWENIG, directeur général de l’usine de Vôlklinger Hütte, M. Veith,
directeur de la communication et Mme Pallu, pour ses traductions et son accompagnement.

AUTEUR
VIRGINIE GANNAC-BARNABE
Designer d’espaces de communication. Enseignante d’arts appliqués
Centre de recherche Images et Cognitions
486

Patrimoine et vieilles régions


industrielles : des territoires entre
mémoire et projet
Edith Fagnoni

1 Au cours des dernières décennies, de profondes mutations ont affecté les espaces,
l’économie et la société des vieux bassins industrialisés, remettant en cause leur
organisation territoriale. Les friches industrielles, conséquences de la
désindustrialisation, contribuent à dévaloriser l’image des vieilles zones industrielles et à
restreindre leur pouvoir attractif. La fin du monolithisme industriel a laissé des séquelles
profondes au niveau des milieux, en portant atteinte à la fois au paysage, à
l’environnement, au cadre de vie, à l’économie, à la Mémoire collective. Le travail des
hommes a façonné les paysages, mais la rupture avec le passé projette la friche
industrielle au cœur des débats sur la requalification de ces espaces et le rôle des hommes
qui les habitent. Face à ce contexte de perte de références collectives, les friches sont
devenues des lieux de questionnement en quête de nouvelles identités. Toutefois, de la
rupture à l’intégration récente du passé, les friches industrielles tendent de plus en plus à
devenir objet de sauvegarde, de patrimonialisation, car porteur d’histoire et objet de
reconnaissance. Le territoire d’analyse porte sur la région Lorraine, mais il semble que
l’ensemble des vieilles régions industrielles tire parti de la réflexion générale sur le
tourisme culturel à vocation industrielle. Les politiques de reconversion conduisent à
s’interroger sur les modifications souhaitables dans les activités dans un double souci
d’efficacité économique et de qualité de vie. Cette démarche s’articule entre Mémoire, qui
assure la reproduction, et projet, qui se donne des ambitions, fixe des finalités et assure la
production.
487

DE LA TRADITION ÉCONOMIQUE AU DÉTERMINISME


TOURISTIQUE ?
2 Face à la crise, toutes les solutions classiques inspirées des grands modèles économiques
ont semblé insuffisantes voire inefficaces. La politique de reconversion pouvant se
résumer dans sa première phase à celle des primes incitatives, l’État a semblé désemparé.
Les lois de décentralisation de 1982-83 ont alors impulsé une nouvelle orientation. Face à
ce contexte institutionnel nouveau, propulsant le local sur le devant de la scène, des
projets innovants et parfois à haut risque ont vu le jour. C’est ainsi que la Lorraine, dont
le rapport du tourisme à l’espace était quasiment nul – en dehors du tourisme vert et
blanc vosgien – a joué la carte de la récréation. La région est beaucoup plus traversée que
visitée. Les nouvelles pratiques touristiques confirmant le développement des courts
séjours ont motivé ce choix récréatif. Deux exemples s’inscrivant en rupture avec le passé
sont à ce titre significatifs : l’aménagement du centre thermal d’Amnéville et ses
aménagements annexes, dont le but a été d’allier tourisme de santé et loisirs et le parc
récréatif Walibi Schtroumpfs à Hagondange. Cette approche faisant fi du passé ignore le
contexte socio-spatial, ce qui apparaît comme difficilement acceptable dans les vieilles
zones industrielles où l’économie, les paysages et surtout les hommes en ont été marqués
de génération en génération. Si les réalisations d’Amnéville ou d’Hagondange ont ignoré
le passé, d’autres, au contraire, se donnent pour ambition de l’intégrer.
3 À ces « ballons d’essai » a succédé une approche plus réfléchie, consistant à analyser les
potentialités de la région et les attentes des publics. Le tourisme apparaît alors comme un
nouveau marqueur territorial, mais face aux concepts clefs d’industrialisation, de
désindustrialisation, de reconversion, qui sont au cœur des débats non seulement de la
Lorraine mais aussi de l’ensemble des vieilles régions industrielles, cette situation
apparaît comme paradoxale, car le tourisme, né des sociétés industrielles, n’a pu se
réaliser que grâce et à travers elles, mais aujourd’hui, face au contexte de la
désindustrialisation, il continue à se réaliser pleinement, mais le plus souvent contre et à
l’écart d’elles.
4 Schématiquement, quatre facteurs permettent d’affirmer que la Lorraine essentiellement
septentrionale, celle des vieux bastions industriels, s’inscrit en dehors des grandes
tendances actuelles qui influent sur la consommation touristique, à savoir : des revenus
plus modestes, une situation précaire face au monde du travail (préretraites, congés de
conversion, allocations temporaires dégressives, chômage), l’importance de la catégorie
professionnelle ouvrière et un environnement culturel – a priori – défavorisé.
5 Face à cette situation, le tourisme et les loisirs ne peuvent répondre en tant que tels aux
problèmes régionaux et en particulier aux problèmes sociaux, mais ils permettent de
soulever le problème de la qualité du cadre de vie : l’économie interroge l’urbanisme et
pose le problème en termes d’image et de culture locale.
6 Sur la base de la patrimonialisation, la mise en tourisme du passé régional se positionne
comme un des postulats fondamentaux de la reconstruction de la Lorraine et de son
identité régionale. La culture scientifique, technique et industrielle rend compte des
savoir-faire traditionnels. Le tourisme industriel permet en effet de découvrir des réalités
économiques sur des sites en activité, ou de sauvegarder et mettre en valeur un
patrimoine industriel en voie de disparition. Faire mieux connaître son activité, ses
488

productions, la qualité de ses installations techniques, ses savoir-faire, sont autant


d’éléments qui entrent en jeu dans le développement et la valorisation du tourisme
industriel et technique. Cette forme de tourisme s’inscrit comme un vecteur de
promotion régionale, dans le contexte plus large du tourisme de découverte économique.
En dehors de l’univers muséal qui contribue à véhiculer les savoir-faire du passé, la visite
d’entreprise contribue à dynamiser l’image d’une région. La Lorraine engage aujourd’hui
une politique de mise en tourisme de son patrimoine industriel.
7 Présenter la Lorraine comme une terre de prédilection du tourisme industriel et
technique s’inscrit dans la perspective d’une logique déterministe, celle qui rappelle que
l’industrie a toujours tenu une place prépondérante dans l’activité économique régionale
(Fagnoni, 2001). Toute une série d’industries traditionnelles, pour la plupart d’origine
manufacturière, à l’exemple des cristalleries, de la lutherie, des faïenceries, des émaux, de
la papeterie, de l’imagerie..., s’inscrit dans la tradition des savoir-faire. Le secteur des
industries agroalimentaires transformé aujourd’hui en grands groupes confirme
l’importance de cette tradition industrielle régionale (filière grain, meunerie, biscotterie,
biscuiterie, chocolaterie-confiserie, brasserie).
8 Mais l’image et l’histoire de l’industrie lorraine demeurent avant tout celle de l’industrie
lourde, qui a marqué à la fois spatialement et socialement la région. C’est au cours de la
première moitié du XIXe siècle, que la machine à vapeur a été le signe avant-coureur d’une
nouvelle ère industrielle. En juin 1856 on extrait la première tonne de charbon à Petite-
Rosselle. Dès lors c’est l’avènement d’une industrie lourde et, parallèlement au
développement du fer et du charbon dans la Lorraine septentrionale, se développe
l’industrie textile en Lorraine méridionale. La véritable puissance industrielle lorraine a
donc reposé sur ces quatre piliers que sont les charbonnages, les mines de fer, la
sidérurgie et le textile.
9 Chacun de ces secteurs est à l’origine d’une distribution territoriale des activités en
Lorraine et a entraîné une organisation démographique en forme de bassins comprenant
des structures sociales particulières (ampleur des populations ouvrières et ampleur des
populations immigrées). Après la Seconde Guerre mondiale, le redémarrage économique
passe par la priorité donnée à la reconstitution du potentiel de production des industries
lourdes. La croissance se poursuit jusqu’en 1974, mais reste attachée aux quatre grands
piliers initiaux. L’économie ne s’est pas diversifiée, de ce fait, la Lorraine est mal armée
lorsque s’ouvre la période des crises.
10 Si le bilan de l’industrialisation est important, celui de la désindustrialisation l’est tout
autant. Il renvoie à une remise en cause majeure de tout un système économique, social,
culturel et spatial devenu obsolète. Ce contexte met en évidence la problématique d’une
région en reconversion, c’est-à-dire une région qui cherche à réunir toutes les aptitudes
pour aller vers de nouvelles formes de développement. Les expériences de reconquête et
de reconversion ont confirmé, dans un premier temps, la vocation industrielle de la
région, puisqu’elles sont à l’origine d’une diversification de l’industrie avec l’introduction
de l’industrie automobile, l’ouverture aux secteurs des IAE (Informatique, Automatique,
Électronique), le développement de la plasturgie ou encore le nucléaire avec la centrale
de Cattenom. La visite d’entreprises, dont nous ne traiterons pas ici, justifie à la fois ce
positionnement déterministe et confirme ces conditions d’habitabilité de l’espace par le
tourisme industriel. Toutefois, la question de la désindustrialisation avec sa cohorte de
conséquences projette le débat sur la patrimonialisation de l’industrie lourde. Ces
territoires désindustrialisés posent la question de leur reconnaissance patrimoniale. Ce
489

patrimoine a un passé, mais a-t-il un futur ? En quoi la mise en patrimoine produit-elle du


sens ? Comment faire coexister mémoire et fonction identitaire ? Cette reconnaissance
touristique et culturelle permettra-t-elle de remplir le vide laissé par l’effondrement de
l’industrie traditionnelle en s’appuyant sur des mécanismes de transmission ? Ce
processus de patrimonialisation porte sur la transformation d’un héritage reçu en projet
économique et touristique. La question se pose alors selon deux axes, celui de la
conservation et celui de la mise en valeur du patrimoine.

CONSERVATION ET MISE EN VALEUR DU


PATRIMOINE INDUSTRIEL : LE PATRIMOINE ENTRE
COMBAT ET ENJEU
11 Passés de la rupture à l’oubli, ces territoires touchés par la désindustrialisation se battent
contre la fatalité. Après une phase de déconstruction et d’orientation critique, la
préservation de la Mémoire collective fait du patrimoine un outil politique et culturel
dans la construction des identités. Le réemploi du patrimoine est une idée qui a toujours
été présente, mais sa préservation et sa mise en valeur sont des initiatives récentes.
12 Le débat sur la patrimonialisation devient un enjeu social : habiter le patrimoine pour lui
permettre de survivre ou mieux, de revivre. La Lorraine opte de plus en plus pour la mise
en tourisme de son passé. Au moment où chaque région essaie de valoriser au mieux
toutes ses potentialités, afin de mieux afficher son identité et d’augmenter son pouvoir
d’attraction, le patrimoine industriel lorrain prend tout son sens. Si le message a été, au
début de la désindustrialisation, de faire abstraction du passé, plusieurs initiatives locales
de protection et de mise en valeur du patrimoine industriel, dont les populations sont
fières, prouvent actuellement le contraire. L’activité industrielle s’est développée parfois
depuis plus d’un siècle dans des bâtiments et structures qui peuvent présenter un intérêt
architectural et esthétique ou un intérêt du point de vue de l’histoire des techniques et
une reconnaissance des savoir-faire.
13 La question du maintien et de la valorisation de ces éléments patrimoniaux fait ainsi
partie des éléments à prendre en compte dans la définition et la mise en œuvre des
projets d’aménagement. Le patrimoine devient un élément de réflexion des politiques
urbaines. Le patrimoine se présentant comme un regard sur le temps et sur l’espace, les
populations locales se mobilisent. Le patrimoine devient « combat ». Les exemples choisis
sont localisés dans la Lorraine septentrionale, partie la plus touchée par la
désindustrialisation.

Des difficultés à propos de la conservation du patrimoine

14 Retenons deux exemples de conservation du patrimoine en Lorraine : le haut-fourneau


d’Uckange, classé monument historique, dans la vallée de la Fensch, et le haut-fourneau
de Senelle dans le bassin de Longwy. Plusieurs associations de protection du patrimoine
industriel existent en Lorraine à l’exemple de l’Espace Fensch-Orne-Lorraine (E. S. F. O. L.
O. R.), du PAtrimoine Sidérurgique des trois vallées Fensch, Orne, Moselle (P. A. S. I. F. O.
R. M.), de la MEmoire Culturelle et Industrielle en Lorraine (M. E. C. I. L. O. R.) et de
l’Association Mémoire Ouvrière des Mines de Fer de Lorraine (A. M. O. M. F. E. R. L. O. R.).
490

Leur rôle est de plus en plus actif en matière de sauvegarde du patrimoine local et de
projets de réutilisation.

Le haut-fourneau d’Uckange (Vallée de la Fensch)

15 L’arrêt du dernier haut-fourneau d’Uckange, commune localisée au sud de Thionville,


date du 17 décembre 1991. Très vite la Direction Régionale des Affaires Culturelles et la
municipalité ont entrepris des démarches pour tenter de protéger le site sur le plan
culturel. Dès avril 1992 le processus de classement du haut-fourneau à l’inventaire des
monuments historiques était engagé, il a été prononcé le 31 juillet 1995. Cet ensemble
patrimonial a pour objectif de s’inscrire au sein d’un projet culturel et pédagogique
articulé autour de trois axes : l’histoire, la technique, la société. L’histoire : 100 ans
d’histoire du fer en Lorraine et en Europe et son évolution future ; la technique : le
fonctionnement des outils et les processus de fabrication de la fonte et de l’acier, hier,
aujourd’hui et demain ; la société : le facteur humain, les ouvriers dans l’usine et la vie
hors de l’usine.
16 Il en ressort, d’une part, une volonté pédagogique : information, initiation, participation
du visiteur (simulateur...) et d’autre part, une volonté d’insertion dans une globalité, celle
d’un pôle d’activité, rompant alors avec la seule stratégie muséale. Uckange ambitionne
de développer un pôle économique, urbanistique, culturel et touristique. La finalité de ce
projet de conservation et valorisation du site – pôle de mémoire, pôle de loisirs et de
tourisme, développement économique et urbain – est d’arriver à se positionner dans le
projet touristique lorrain, en aval des musées des mines de fer de Neufchef et d’Aumetz.
Cette mise en patrimoine présente un intérêt à la fois pour la commune, la vallée de la
Fensch, les villes avoisinantes et la région en ce sens où, depuis environ trente-cinq ans,
près d’une centaine de hauts-fourneaux dans trente-cinq usines à fonte, ont disparu sans
laisser de trace du passé sidérurgique. Le haut-fourneau d’Uckange en est le seul vestige.
Il devrait apparaître comme un lieu de mémoire ouvrière, de culture patrimoniale et de
culture industrielle. Son inscription dans un véritable projet de territoire se présente
comme un enjeu de renouvellement urbain portant sur des implantations artisanales, le
recentrage du potentiel de la ville, un lieu de culture pour la population, des aires de jeux
pour les enfants, des espaces aménagés à des fins culturelles et sportives, sans en négliger
l’impact paysager.
17 Des principes de conservation, de valorisation et de développement émergent de ce projet
ambitieux, dont l’impact risque toutefois d’être modéré. Des travaux importants seront
nécessaires pour réaliser le passage de la conservation à sa mise en valeur, mais Uckange
se présente comme l’une des dernières chances de garder un contrat avec l’histoire
économique régionale et de pouvoir l’utiliser, ainsi qu’avec la « culture industrielle »
qu’elle a engendrée, comme générateur d’un futur développement. L’âme de ce site
demeure la chaîne industrielle, qui devrait engendrer une dimension culturelle.
18 Mais de lourdes contraintes pèsent actuellement sur le devenir de ce projet, dues à
l’existence d’un gazoduc traversant le site. Cette canalisation présentant un risque
certain, transporte du gaz des hauts-fourneaux d’Hayange vers la centrale voisine de
Richemont. La fabrication d’électricité au sein d’un circuit fermé est une contrainte très
forte en raison des servitudes qu’elle génère. Toute construction devient interdite sur 110
mètres de part et d’autre de la canalisation, et aucun équipement destiné à recevoir des
publics n’est autorisé entre 110 et 300 mètres du gazoduc.
491

19 Cette situation amène à dissocier le projet culturel, qui a donc des difficultés sérieuses à
voir le jour, du monument historique lui-même. Ce projet se trouve toutefois inscrit dans
le principe, au contrat de plan État-Région 2000-2006 sur le thème « valoriser la Mémoire
industrielle ». Son inscription au sein d’une enveloppe globalisée est le signe d’une
volonté diluée. L’existence même du monument historique justifie que le projet soit
toujours viable, mais la stratégie culturelle initiale se trouve pour l’heure gelée.
20 Face à cette situation quasiment bloquée, une opération récente intitulée « jardin des
traces », est à souligner. Sur un site contigu au site du haut-fourneau, un aménagement
urbain associé à une opération paysagère originale a été réalisé. Une mise en tourisme des
anciens espaces industriels est proposée par une lecture au sol. Après avoir stoppé la
dégradation et traité l’intérieur des structures et des abords, le but de cet aménagement –
basé sur un modèle allemand situé dans la Ruhr – a été de faire émerger les traces de
l’industrie sidérurgique, d’identifier la structuration du bâti. Le visiteur peut ainsi
découvrir les bâtiments de l’industrie par une lecture au sol, au sein d’un environnement
paysager.

Le haut-fourneau de Senelle (bassin de Longwy)

21 Ce second exemple confirme le changement radical d’attitude face au passé industriel de


la région : il ne s’agit plus de détruire et donc de gommer à la hâte le passé, mais au
contraire d’en honorer les derniers vestiges. Mais tout comme l’exemple d’Uckange, celui
de la friche Senelle au sud-est de Longwy, confirme les difficultés à réaliser le passage de
la simple conservation à celui de la mise en tourisme. Les populations du bassin de
Longwy se sont mobilisées pour conserver le dernier haut-fourneau, témoin de l’épopée
de la sidérurgie. Là encore, le patrimoine devient « combat », mais ce haut-fourneau, sorti
de son socle depuis juillet 1991, gît depuis sur le site de Senelle. L’objectif est d’arriver à
l’intégration de la friche Senelle dans le dispositif complexe de l’agglomération de
Longwy.
22 Au niveau du site il faut rappeler que la sidérurgie a occupé les fonds de vallée où se
trouvaient l’eau et les infrastructures ferroviaires. Les zones urbanisées se localisent sur
les coteaux ou les plateaux. La crise de la sidérurgie remet en cause ce modèle de
développement urbain. Aujourd’hui le développement a tendance à s’implanter sur les
plateaux. Mais opposer les vallées aux plateaux est une vision qui ne permet pas de
repositionner l’ensemble des données dans les enjeux urbains futurs. L’ensemble de
l’environnement accueille des composants qui, regroupés, forment l’agglomération de
Longwy : centres historiques (Longwy-Haut, Mont-Saint-Martin), grands ensembles, cités
ouvrières, friches industrielles, zones d’activités, grands équipements, programmes de
nature exceptionnelle : Pôle Européen de Développement (P. E. D.), lotissements, villages
périphériques... Ces composants entretiennent des relations plus ou moins maîtrisées. La
réflexion doit être menée à l’échelle de l’ensemble urbain, intégrant la friche. Le travail se
situe sur la recherche de programmes susceptibles de repositionner la friche dans les
enjeux du développement. La volonté des aménageurs est de proposer un développement
en articulation avec le P. E. D. localisé au nord de la friche de Senelle, de l’inscrire dans les
continuités paysagères existantes (site des vallées), de développer une urbanité en fond
de vallée connectée sur les centres existants et un cheminement de découverte de
l’histoire industrielle en relation avec une promenade pédagogique et une zone de loisirs.
Mais le projet d’aménagement d’une partie du site de Senelle en zone de loisirs semblait
492

hypothéquer l’avenir du haut-fourneau, d’où la mobilisation des populations locales pour


la sauvegarde de ce patrimoine.
23 L’état de dégradation avancé du haut-fourneau nécessite de prévoir les dispositifs
minimaux de mise en sécurité pour une conservation en l’état. Certains concepteurs
souhaitaient voir disparaître, dans le cadre de la requalification, ce vestige du haut-
fourneau dont l’héritage semblait « encombrant », voire « nuisible » pour l’image de la
ville située en « balcon » sur le site. Pour d’autres, sa mise en valeur « sculpturale »
semblait être au contraire un élément positif de recherche de paysagement et
d’intégration. Senelle constitue là encore une situation figée, puisque depuis 1991, le
haut-fourneau est toujours en place et non entretenu. Face à cette situation
autobloquante, tout du moins dans le milieu politique, ce site se présente certes comme
un potentiel, mais pour l’heure inerte. Longwy pouvant être tenté de jouer la carte de sa
siutation frontalière en cherchant à fixer les travailleurs frontaliers et à attirer les actifs
du Luxembourg, se dessine cependant la perspective d’un projet immobilier autour d’un
parcours golfique.
24 De ces deux exemples – Uckange et Senelle – nous retenons essentiellement la difficulté
de l’intégration du patrimoine industriel dans un projet urbain entraînant polémiques et
discordes.

De la conservation à la mise en tourisme du patrimoine industriel

25 Au-delà des opérations de conservation, des opérations de mise en tourisme du


patrimoine industriel au travers de l’univers muséal, retiennent les préoccupations des
vieux bastions industriels. Deux cas illustrent cette mise en tourisme : les musées des
mines de fer localisés à Neufchef et à Aumetz, et le musée du charbon à Petite Rosselle.

L’écomusée des mines de fer de Neufchef et d’Aumetz

26 Cet écomusée se présente comme un musée à deux pôles, distants de dix-sept kilomètres.
Il a été créé par l’Association Mémoire Ouvrière des Mines de Fer de Lorraine (A. M. O. M.
F. E. R. L. O. R.), sur le site d’une exploitation des mines de Hayange. D’anciens mineurs se
sont regroupés pour préserver la mémoire de leur métier. Cette association a pour
vocation la création, l’animation et la gestion du musée, afin d’assurer la tradition des
mines et leur mise en valeur dans le cadre du patrimoine. L’enjeu de préservation
culturelle pour la région est clairement affirmé. Le premier pôle concerné par la mise en
tourisme des friches industrielles a été celui de Neufchef. Après un travail de
récupération de tous les matériels disponibles dans les mines de fer, l’association s’est
occupée de la restructuration, de la sécurité, d’un réseau de galeries sur 1,5 kilomètre de
long pour l’aménagement du musée souterrain. La mine de Neufchef se présente comme
une mine à flanc de coteaux.
27 En 1986, l’association prend contact avec les communes pour des demandes d’aides et de
garanties. Les communes qui adhèrent s’engagent vis-à-vis de l’association par contrat
pendant quinze ans, à raison de 0,15 € par an et par habitant. À ce jour 103 communes ont
souscrit ce contrat fédérant 275 000 habitants. Grâce à la garantie des communes, cette
aide permet de contracter des prêts bancaires servant à l’investissement. Le
fonctionnement est financé par les entrées au musée et par les bénéfices des ventes de
souvenirs.
493

28 Un musée-parcours souterrain retrace l’histoire des techniques et l’histoire des mineurs


de 1840 à nos jours. La visite permet d’identifier trois époques de l’histoire des mines : la
mine ancienne de 1840 à 1920 ; la mine à air comprimé : de 1920 à 1955 et enfin, à partir
de 1955 la mine moderne, celle qui a vu la fin de l’exploitation des mines de fer. Outre la
galerie, le bâtiment du musée abrite un hall d’accueil avec boutique, une salle polyvalente
avec présentation d’un diaporama sur l’histoire des mines, trois salles d’exposition
consacrées à la géologie-minéralogie-sidérurgie, aux métiers du mineur et à la vie sociale
du mineur (vie dans la cité, habitat du mineur, café de la mine considéré comme une
véritable « institution », les fêtes, le culte de Sainte-Barbe, patron de la mine, les
syndicats,...). En 1986, A. M. O. M. F. E. R. L. O. R. décide de préserver le site d’Aumetz et de
créer un second musée, ouvert en 1989. Le musée d’Aumetz se compose du carreau, du
chevalement, des bâtiments et machines restaurées, de l’ancienne mine Bassompierre
d’Aumetz, qui est une mine à puits. Ce site présente plus particulièrement les mines à
puits et les explosifs miniers. Deux salles sont consacrées à la vie du mineur, l’extraction
du minerai, l’acheminement au haut-fourneau, la production de fer. Des films
audiovisuels sont présentés à chaque visite. Des travaux ont été réalisés sur le
chevalement, afin de permettre l’accès à l’intérieur, ouvrant ainsi un point de vue sur
cette zone, en particulier sur le patrimoine militaire avec la ligne Maginot. Ces deux
musées ont donc été réalisés par des bénévoles, aidés d’entreprises régionales. La
réutilisation des bâtiments industriels en l’état s’avérait difficile car trop spécialisés et
non englobés dans un périmètre de zone industrielle. Si la zone de la mine possédait des
atouts non négligeables (raccordement à la voie ferrée, réseau électrique moyenne
tension), son caractère trop spécifique rendait sa reprise en l’état impossible, d’où la
destruction de certaines installations en 1986. Le classement des installations en friches
industrielles et leur reprise foncière par l’Établissement Public Foncier cette même année
a permis d’aboutir à la création d’une petite zone artisanale avec maintien de bâtiments
réutilisables. Ces deux musées ont pour vocation d’être complémentaires, à la fois dans
l’histoire des techniques et des savoir-faire ; ils totalisent 30 000 visiteurs par an.
29 Cet univers muséal reflète l’aventure fantastique des anciens mineurs, dont la réussite a
été basée sur la volonté d’honorer le passé en faisant revivre vie économique et vie
sociale, le monde de la mine et du mineur, les traditions et la culture. L’objectif de
l’association, tout comme celle de défense du site de Senelle ou encore du patrimoine
d’Uckange, est de constituer une route du fer qui partirait de Jarville-la-Malgrange, qui
possède un musée de l’Histoire du fer, passerait par Aumetz, Crusnes, Neufchef, Uckange,
Cons-la-Grandville et aboutirait à Longwy (Fagnoni, 2003). Soulignons dans cet itinéraire
le caractère atypique de l’église de Crusnes, commune située à mi-chemin entre Longwy
et Thionville. Construite entièrement en fer – classée aujourd’hui monument historique –
dont le maître d’œuvre a été la famille de Wendel1 (Presse régionale : 3), cette église
demeure une image emblématique de la Lorraine sidérurgique, d’autant plus que l’édifice
religieux est dédié à Sainte-Barbe, patronne des arts du feu.

Le musée du charbon à Petite-Rosselle : Centre de culture minière

30 Situé au nord-est du bassin houiller lorrain, le carreau Wendel est un ancien siège
d’extraction et de traitement du charbon exploité de 1856 à 1986. Comprenant cinq puits
de 800 à 900 mètres de profondeur, le site produisait en 1960 plus de 10 000 tonnes de
charbon par jour et employait 5 000 mineurs. Le musée du bassin houiller lorrain se situe
à l’emplacement des deux sièges d’extraction Vuillemin et Wendel qui appartenaient
494

avant la nationalisation de 1946 à la Compagnie des Houillères de Petite Rosselle et


intégrés depuis aux Houillères du Bassin de Lorraine (H. B. L.). En 1986, l’extraction du
charbon par les puits Wendel est arrêtée. Maintenu en activité pour assurer des
servitudes techniques, le site Wendel est définitivement fermé le 31 mai 1991.
31 Le Centre de Culture, des Sciences, des Techniques et de l’Industrie (C. C. S. T. I.) du Bassin
Houiller Lorrain a été fondé en 1985. Son rôle est celui d’un médiateur entre la science
fondamentale et le grand public (M. J. Choffel-Mailfert). Depuis 1985, la volonté des
hommes travaillant à sauvegarder et à valoriser un patrimoine industriel, s’exprime
aujourd’hui au travers d’expositions temporaires, retraçant et honorant la vie d’hommes
qui ont vécu toute leur vie professionnelle, sociale, familiale dans ce petit pays de forêts
devenu monde industriel. Cet intérêt pour le patrimoine industriel, s’articule autour de
trois axes : les collections, à partir des archives des Houillères du Bassin Lorrain, la
promotion du tourisme industriel en imaginant des circuits de découverte, et la
possibilité de participer à la reconversion du bassin.
32 Le projet du musée de Petite Rosselle a émergé progressivement de 1985 à 1989. En 1989,
les Houillères du Bassin Lorrain accordent leur soutien au projet de musée du bassin
houiller lorrain, mais jusqu’en 1991, les démarches piétinent. Progressivement, la
commune de Petite Rosselle a été convaincue qu’étant donné sa position extrêmement
enclavée, le musée représentait pour elle une chance de reconnaissance voire de
renaissance du bassin.
33 Trois idées- forces ressortent de cette volonté de mise en tourisme : créer un musée de
site, un musée d’histoire (histoire sociale et industrielle et histoire des techniques), un
musée actif (politique d’expositions temporaires). L’équipe scientifique et technique
développe une politique d’expositions temporaires dont le renouvellement du contenu
permet de valoriser les différentes collections du musée. Les travaux conservatoires et de
préparation de l’aménagement du site ont été engagés en 1993. Le projet a été inscrit et
retenu au plan État-Région 1994-1999 et reconduit dans le contrat de plan État-Région
2000-2006.
34 Ce Centre de Culture minière se donne trois axes de développement : la préservation du
patrimoine industriel, la recherche locale et le tourisme au travers de l’organisation de la
découverte des éléments du patrimoine industriel. Les populations locales prennent
progressivement conscience que leur univers muséal devient un lieu de regard pour les
autres. Mais la politique de communication du musée se réalisant au rythme des
expositions temporaires, est trop faible pour arriver à une intégration du musée dans son
environnement. Cette stratégie ne suffit pas non plus à couvrir le déficit de
fonctionnement qui est de l’ordre 300 000 €. L’impératif est de piloter davantage de
projets culturels et d’arriver à un début d’aménagement permanent. Mais créer un musée
de site nécessite de gros moyens et implique la maîtrise de trois, voire quatre types
d’espaces : la mise en valeur des bâtiments témoins ; la maîtrise des espaces de
« réserves » (aménagements paysagers de l’ensemble du site) ; la mise en valeur de
l’univers muséographique (accueil et présentation des collections) ; et la mise en valeur
d’un espace muséal souterrain (la descente au fond).
35 Ces données représentent une synergie d’aménagements concourant au projet de
« Culture minière ». D’autres musées de site existent à l’exemple de celui de Saint-Étienne
ou celui du Nord Pas-de-Calais à Lewarde. Ce dernier accueille 150 000 visiteurs par an, ce
qui couvre 40 % de son budget de fonctionnement. Le musée de Petite Rosselle souffre
495

aujourd’hui d’un manque de moyens notamment par rapport à la Sarre et l’ensemble de


Völklingen, dont l’usine a été classée patrimoine mondial par l’Unesco (Völklingen est
situé à 6 kilomètres à vol d’oiseau de Petite-Rosselle). Si les bases d’un concept
transfrontalier de conservation du patrimoine industriel existent, les démarches, les
statuts et les moyens attribués sont différents entre les deux pays, puisqu’en Allemagne la
politique de la culture se fait essentiellement au niveau du « Land » et non au niveau du
« Bund ».
36 Le choix de ces quatre cas, où l’articulation entre les concepts de conservation et de mise
en valeur est parfois difficile à mettre en œuvre, permet de saisir la grande difficulté à
faire émerger une véritable géographie du tourisme industriel en Lorraine. Ces exemples
apparaissent avant tout pour l’heure comme un recensement des pistes et des moyens de
développement du tourisme industriel dans la Lorraine septentrionale. Il manque certes à
ces éléments un fil fédérateur, mais la reconnaissance du passé dans les vieilles zones
industrielles, se positionne comme un levier pour le futur.

DE LA DIFFICULTÉ DE SORTIR LES BÂTIMENTS DU


SOMMEIL « HISTORIQUE »
37 Au moment de la désindustrialisation, l’image de la mine et de l’usine s’est souvent
trouvée rejetée et l’on pouvait craindre un phénomène de dépatrimonialisation. Il
s’agissait de se couper de l’image d’une mine, d’une usine et d’une région en crise. La
solution la plus simple était d’éliminer toute trace de ces activités dans le paysage.
Aujourd’hui on ne constate plus la même attitude. Chaque commune souhaite conserver
coûte que coûte ce qui lui reste de son passé prestigieux. L’idée de protection et de
sauvegarde du patrimoine est venue d’associations, de représentants d’organismes et
d’établissements publics, des collectivités territoriales. Les enjeux mémoriels sont forts :
lutter contre l’anéantissement de la mémoire régionale. Toutes ces actions et réalisations
auront permis, dans un premier temps, de faire comprendre qu’un patrimoine industriel
– et donc ethnographique – existe, qu’il suscite de l’intérêt parmi les populations locales
et parmi les publics. Le temps de l’extraction s’achève, mais celui de la conservation de la
mémoire vivante commence. La protection, la conservation et la mise en valeur du
patrimoine correspondent de plus en plus à un voyage dans l’histoire industrielle.
38 La Lorraine et plus particulièrement le nord de la région, au travers des opérations de
conservation et de mise en valeur, tend vers une image de « région musée grandeur
nature » de l’industrie, où les enjeux culturels du tourisme industriel deviennent de plus
en plus significatifs. La valorisation du patrimoine industriel et sa reconnaissance
permettent de mieux aborder le développement futur et d’établir des liens, par le biais
des enjeux touristiques, avec la culture industrielle. Ils cultivent une « provocation de la
mémoire » (Poulot, 2002). La patrimonialisation s’inscrit dans un contrat pédagogique
comme contrat social. Les initiatives demeurent cependant très ponctuelles, voire encore
marginales. Elles se multiplient isolément mais la culture industrielle de la découverte du
patrimoine a du mal à émerger globalement. Pourquoi ? Les mines de fer ou de charbon et
les superstructures industrielles n’ont été que récemment reconnues comme patrimoine
de la Nation. L’offre culturelle de la population, le plus souvent simplement de nature
orale ou de l’ordre du savoir-faire, commence à être prise en compte et les actions des
496

associations semblent peu à peu aboutir. Mais cette reconnaissance récente et lente de la
culture locale explique sa faible médiatisation.
39 Une autre explication repose sur l’environnement peu favorable dans lequel elle évolue.
Le cadre culturel français ainsi que la prédominance des préoccupations économiques
font que les atouts de la région ont du mal à être exhibés, même à un niveau local. Mais
les facteurs externes ne sont en fait que des causes mineures du manque de vitalité de la
culture locale. Bretons, Corses et Basques ont su forger leur identité dans le cadre
français. Si les Lorrains et en particulier les Mosellans n’y arrivent pas, c’est
vraisemblablement en raison de leur passé qui a freiné l’émergence de leur propre
identité. Le spectre de l’Histoire refait son apparition. Si la culture des bassins ne rayonne
pas suffisamment à l’extérieur, c’est qu’elle n’est peut-être pas encore totalement
assumée à l’intérieur. La frontière actuelle entre France et Allemagne date de 1815.
Auparavant, Mosellans et Sarrois avaient les mêmes origines, vivaient, jusqu’en 1766,
dans le même Empire et parlaient la même langue. Mais les aléas de l’Histoire ont
instauré une barrière politique et psychologique entre ces deux populations. Il serait
souhaitable d’instaurer une culture transfrontalière commune, mais elle n’est pas encore
revendiquée par les populations ; elle serait certainement un facteur d’intense
dynamisme.
40 Aujourd’hui, l’État, de plus en plus intéressé par le bâti industriel et les particularismes
régionaux, intègre progressivement la culture de ces vieux bassins industrialisés. Mais
rappelons que l’essentiel de la culture des vieux bassins est lié aux activités économiques.
De ce particularisme vient l’immense difficulté de séparer le culturel de l’économique. Or
les bassins sont rattachés à l’image de la crise. De ce fait, les élus locaux très attachés à la
lutte contre le chômage, tentent de donner une image neuve de la région, basée sur le
dynamisme, l’ouverture et le progrès technologique. Au début du traitement des friches
industrielles on a voulu évacuer l’image de l’industrie lourde, considérée comme
archaïsante. C’est peu à peu tout l’acquis culturel des bassins que l’on essayait d’évacuer
sous prétexte d’insuffler une image neuve à la région à tel point que l’on semblait oublier,
qu’il y a peu de temps encore, les mines – fer et charbon – et les usines étaient
considérées comme une vitrine de haute technologie.
41 Les exemples récents de sauvegarde et les efforts de mise en valeur prouvent
qu’aujourd’hui on revient peu à peu sur ces considérations puisque certains décideurs
sont convaincus du fait qu’un développement économique durable ne peut s’effectuer que
sur une base culturelle solide. Certains élus voient la réalisation culturelle en terme de
grosse infrastructure capable de rayonner sur toute la région. En fait, le développement
de la culture locale nécessite davantage un travail de fond sur la population sans grandes
retombées économiques immédiates. Seul l’espoir de voir se développer un tourisme
industriel dans la région pourrait réconcilier acquis culturels et économie. Mais là encore,
le poids des investissements à réaliser est un frein majeur et, multiplier les centres de
visites pose inévitablement le problème de leur rentabilité. Mais l’État ne semble pas être
l’acteur le plus pertinent pour la sauvegarde de la culture des bassins. Les cadres des
projets sont souvent trop restrictifs et ils ne favorisent pas pour cause d’universalisme, le
travail de fond nécessaire à l’émergence de l’identité du « local ». Ce sont avant tout les
acteurs locaux qui sont les plus aptes à insuffler une dynamique de développement
culturel car les plus réactifs aux doléances des habitants.
497

CONCLUSION
42 Le projet de tourisme industriel doit être encouragé, mais il doit entraîner une politique
plus globale. Pour l’heure, le culturel pouvant servir de vitrine, chaque commune essaie
de son côté de faire émerger des projets non concertés. L’identité culturelle locale ne peut
pas s’identifier à une telle stratégie : des discussions et réalisations d’ensemble doivent
être menées sur des projets communs. Le modèle de développement proposé n’est alors
plus tourné vers l’extérieur mais vers l’intérieur des bassins. En cela, il s’oppose
diamétralement aux vues des élus qui deviennent réticents à les financer. Leurs actions
ne sont donc pas suffisamment médiatisées et la dynamique culturelle est alors trop
limitée.
43 L’importance de la préservation de cette Mémoire collective apparaît comme un élément
constitutif de valorisation des populations locales de ces vieux bassins, mais la volonté
systématique de préserver la Mémoire collective au sein de chaque commune, ne doit pas
apparaître comme l’expression d’une frilosité, et ainsi aboutir à des querelles de « hauts-
fourneaux » et déboucher sur un émiettement excessif, et par là entraîner une dilution de
l’intérêt culturel. Cette production « superficielle » de l’identité soulève la question de la
difficile émergence de la culture industrielle et permet de constater la grande difficulté à
remplir la vacance laissée par l’effondrement de l’industrie traditionnelle en s’appuyant
sur des mécanismes de transmission.
44 La thématique « habiter et vivre le patrimoine » devient un enjeu de société. Il s’agit
d’une part, de respecter, voire de cultiver le souvenir et la mémoire de ceux qui y ont
travaillé, en les transformant parfois en acteurs/témoins transmettant leur histoire, leurs
gestes. Cette implication des populations est essentielle dans le traitement de la vacance
sociale et psychologique dont peuvent souffrir les populations : nouvelle fierté, nouvelle
utilité sociale, reconnaissance (sites restaurés avec le concours d’anciens devenus guides),
et d’autre part, en remplissant l’espace vidé par la crise, de développer de nouveaux
projets économiques : faire vivre les nouvelles générations, leur donner les moyens de
s’adapter aux nouveaux enjeux, transformer les atouts valorisant les « capacités au
travail » de la population. Ces territoires se situent aujourd’hui entre mémoire et projet. Les
deux concepts sont encore difficiles à corréler et leur articulation situe les vieilles régions
industrielles au début d’un processus d’émergence du tourisme industriel.

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
FAGNONI E., 2001, « La mise en tourisme des friches industrielles en Lorraine : approche
patrimoniale », in M. M. DAMIEN et C. SOBRY (dir.), Le tourisme industriel : le tourisme du savoir-faire ?,
Éd. L’Harmattan, Coll. « Tourismes et Sociétés ».
498

FAGNONI E., 2003, « La mise en itinéraires touristiques des sites ferrifères du vieux bassin
industriel lorrain », Téoros, vol 22 n° 2, UQAM.

CHOFFEL-MAILFERT M.-J., 2002, « La médiation culturelle : territoire d’enjeux et enjeu de


territoires », in SCHIELE B. (dir.), Patrimoines et identités, Éd. MultiMondes, Coll. « Muséo », Québec.

POULOT D., 2002, « La patrimonialisation à l’horizon d’attente du XXe siècle », Téoros, vol. 21 n° 2,
UQAM.

NOTES
1. On soulignera ici la rétrospective au Musée d’Orsay sur la saga industrielle de la famille de
Wendel : exposition sur le tricentenaire de la Maison de Wendel, Catalogue de l’exposition, Le
Musée d’Orsay prépare les 300 ans des de Wendel, novembre 2004.

AUTEUR
EDITH FAGNONI
Géographe, Maître de Conférences à l’IUFM de Paris
499

La mobilisation patrimoniale dans le


bassin minier Nord – Pas-de-Calais,
entre construction symbolique et
développement local
Réflexion sur la temporalité et le
patrimoine
Hélène Mélin

1 L’extension du champ patrimonial en France a été entamée dans les années soixante-dix
pour voir accéder au rang de « lieux de mémoire » (Nora, 1984-1992) et d’objets
représentant la culture nationale et les cultures régionales, des domaines qui jusque-là en
étaient exclus : le patrimoine industriel, le patrimoine ethnographique, le patrimoine
rural, etc. Cet élargissement de la notion de patrimoine s’est fait dans un contexte de
mutations sociales et économiques, parallèlement à l’ouverture de certaines
responsabilités politiques dévolues à l’État à des échelons intermédiaires du pouvoir, dans
un processus de déconcentration d’abord, de décentralisation ensuite (Saez 2003). Alors
que le pouvoir politique national envoyait ses agents en régions afin de diffuser
largement la politique culturelle publique1, les collectivités territoriales prenaient
également des responsabilités de plus en plus importantes en matière de patrimoine. Les
départements sont les premiers à se voir confier des responsabilités culturelles 2 et
apparaissent comme les partenaires privilégiés de l’État, tandis que les Régions, plus
jeunes, cherchent des domaines propres dans lesquels s’investir3. Si la décentralisation,
en matière culturelle, octroie finalement peu de réels pouvoirs aux collectivités4, les
conventions de développement culturel et les partenariats entre acteurs institutionnels
se multiplient (Saez et Perret, 1996 ; Pongy, 1996 : 37-39) pour faire apparaître la culture,
puis de façon de plus en plus prégnante le patrimoine, comme l’affaire de tous. Les années
500

quatre-vingt-dix, puis 2000, voient l’accélération de ces mouvements et le poids des


instances territoriales accru dans la détermination des orientations culturelles.
2 Parallèlement à cette nouvelle répartition du pouvoir entre les acteurs politiques et
institutionnels, les acteurs sociaux – milieu associatif, érudits locaux, acteurs de
l’animation socioculturelle – se sont également fortement investis dans la valorisation
patrimoniale au sein des différents territoires. Ce sont eux qui ont impulsé les
mouvements d’inventaire et de sauvegarde d’éléments qu’ils ont fait apparaître d’abord
comme des lieux et des objets identitaires régionaux puis comme faisant partie intégrante
de la culture nationale (voir notamment Micoud, 1995 et Rautenberg et alii, 2000). Sous
cette « pression » sociale, le patrimoine devient donc peu à peu une question de premier
plan et son acception ne se limite plus aux seuls champs des beaux arts ou de
l’archéologie mais pénètre des sphères jusque-là méconnues et qui semblent aujourd’hui
être des objets de réflexion et de discussion particulièrement pertinent aux vues des
enjeux qu’ils soulèvent.
3 En effet, la question patrimoniale prend aujourd’hui un nouveau sens. Les débats sur ce
qui doit faire partie ou non du patrimoine, sur les sens qu’on lui accorde, sont dépassés, et
les interrogations se déplacent davantage vers les enjeux politiques et sociaux liés aux
lieux de mémoire et les rôles que l’on désire attribuer à ces monuments. Ce glissement
s’opère dans un contexte de mondialisation et de concurrence accrue des territoires. Face
au phénomène de globalisation économique, la compétition pour l’excellence entre les
territoires – et cela à différents échelons : local, régional, national, international – pousse
les acteurs à trouver de nouveaux moyens pour rester dans un processus de croissance.
Dans ce contexte, le patrimoine semble avoir un rôle à jouer et il est nécessaire de
s’interroger sur la façon dont les groupes sociaux vont se saisir de ce qui apparaît de plus
en plus comme une ressource – et plus simplement un témoin et encore moins une
survivance du passé – pour enclencher une dynamique de territoire et se distinguer ainsi
des autres espaces nationaux ou internationaux5.
4 Ce questionnement nouveau sur le patrimoine et la mondialisation en amène un autre,
celui du rapport au temps dans notre société moderne. Il existe plusieurs définitions du
temps et de multiples façons de l’envisager, selon que l’on se base sur un temps cyclique
impliquant « la répétition totale ou partielle des événements » (Viaud, 2002 : 25), un
temps lié aux rythmes de la nature (Godard, 1997 : 7), ou un temps linéaire, fait d’une
succession d’événements uniques. Les conceptions du temps ont évolué dans l’histoire de
l’humanité. Il est possible de dégager trois angles temporels. Le premier, remontant avant
le XVIIIe siècle, est un temps religieux où le rapport au futur est lié à la prophétie. Dans
cette acception le futur est déjà défini, c’est le destin. Puis, au XVIIIe siècle, les Lumières
formulent un nouveau rapport à la temporalité lié à la raison. Le futur y est toujours
prévisible, mais il est envisagé comme nécessairement meilleur que le passé et le présent.
Domine alors l’idéologie progressiste (Taguieff, 2000 : 9). Cependant, face aux
bouleversements nombreux du XXe siècle, force a été d’admettre que le temps conçu
comme un progrès éternel était peut-être un leurre. Nous traversons actuellement ce que
P.-A. Taguieff appelle une « crise de l’avenir ». Les incertitudes face au devenir se
multiplient, on assiste à une perte de sens du temps entraînant une « perte de la
puissance d’agir et donc une impuissance croissante à imaginer l’avenir » (Taguieff, 2000 :
10).
5 C’est dans ce contexte que le patrimoine trouve un sens renouvelé et apparaît comme un
déterminant possible d’un réancrage du temps. La question de la valorisation
501

patrimoniale est en effet liée au rapport au temps, les lieux de mémoire apparaissant
comme les symboles même du déroulement temporel et comme des points d’ancrage
permettant d’identifier les différentes phases de l’histoire.
6 L’évocation du patrimoine renvoie à l’histoire et à la mémoire. Aussi, la façon dont on va
envisager les monuments, les fonctionnaliser, dépend de la place qui leur est accordée
dans le temps ainsi que dans l’espace. S’ils apparaissent comme un héritage ancestral, ils
seront élevés au rang de reliques et susciteront l’admiration, voire feront l’objet d’un
« culte moderne » (Riegl, 1984) réintégrant une espèce de religiosité dans le rapport à
l’évolution. Les lieux patrimoniaux peuvent également apparaître comme des freins à la
modernité, symboles de nostalgie qu’il faudra alors au plus vite faire disparaître pour
faire place à davantage de « productivité » et d’ » efficacité ». Ils peuvent aussi être
envisagés de façon prospective et constructive dans une perspective de « développement
durable ». Autant de visions, qui souvent s’entrecroisent, permettant de déterminer les
stratégies et les enjeux liés à la conservation d’un patrimoine sans cesse enrichi de
nouvelles traces. S’interroger sur la modernité du patrimoine et de ses usages sociaux
nécessite donc de réintégrer les monuments dans une perspective temporelle et de les
inscrire dans l’espace, c’est-à-dire faire appel à l’échelle territoriale pour déterminer
quels sont leur ancrage et leur rôle symbolique (Di Meo, 1995, 1996).
7 Traditionnellement, le patrimoine fait le lien entre les générations, marquant la
nécessaire inscription de l’humanité dans une filiation. De ce fait, il va à contre courant
de la vision progressiste du temps niant toute valeur aux leçons du passé perçues comme
autant de freins au bon développement social (Rautenberg et alii, 2000 : 5). Le patrimoine,
dans ce sens, apparaît comme un marqueur de temps, un créateur de rythmes et un pilier
de l’histoire. Parallèlement, on assiste aujourd’hui à une accélération du temps (Taguieff,
2000 : 68) caractérisée par la prépondérance des flux financiers, la multiplication des
mutations sociales, économiques et techniques. Ce phénomène implique un inévitable
changement dans le rapport au temps, on entre dans un temps que l’on pourrait qualifier
de « fuyant », qui échappe à l’acteur local. Ce dernier semble de plus en plus se réduire à
un spectateur passif, subissant l’évolution davantage qu’il ne la maîtrise. Il s’agit d’un
« temps harcelant » (Castelli, 1952) synonyme de craintes, d’incertitudes rendant le futur
inquiétant. De plus, il se produit un décalage du temps qui sépare les acteurs dans
différentes dimensions sociales et spatio-temporelles. Trois logiques retiennent notre
attention. Une logique de rapidité d’abord, c’est le temps de la globalisation et des flux
rapides : mouvements boursiers, moyens de communication, transactions financières...
Un temps localisé ensuite, c’est le temps des collectivités territoriales, beaucoup plus lent
et court, lié à l’action politique. Le troisième temps est celui des lieux de mémoire, c’est
alors un temps long, qui peut se calculer sur des siècles. Envisager l’avenir signifie
concilier ces logiques et les articuler entre elles sans léser l’un ou l’autre niveau. C’est
cependant ce qui paraît poser problème, comme le note F. Godard, pour qui le temps du
territoire est aujourd’hui dépassé par les mouvements internationaux de l’économie, de
la communication ou des flux migratoires. La mondialisation a un impact déterminant à
la fois sur le temps et sur les territoires. Il semble se produire une dépossession du local
au profit du supranational.
8 L’entrechoquement de ces logiques du temps pourrait être à la base de la crise de l’avenir.
Une des façons pour rétablir un sens commun serait de redonner du poids à l’action
collective locale. Dans ce processus, le patrimoine prend tout son sens. L’observation
minutieuse des mouvements patrimoniaux de ces dernières décennies semble indiquer
502

que le rôle des lieux de mémoire, à travers les mobilisations des acteurs politiques et
sociaux, pourrait être de remettre de l’ordre dans le temps (Taguieff, 2000 : 463) afin de
rééquilibrer l’articulation entre territoires et déroulement du temps et de redonner du
sens au présent.
9 Cette réflexion, qui n’apporte en aucun cas de réponse définitive, se veut une façon
nouvelle de regarder le patrimoine. Elle a pour objectif, en posant des questions plus
qu’elle ne dicte des solutions, de susciter un débat autour des usages post-modernes du
patrimoine et des significations successives et superposées qui sont attribuées aux lieux
de mémoire.
10 Dans les pages qui suivent, nous nous attacherons à l’histoire patrimoniale d’un territoire
particulier en France, le bassin minier de la région Nord-Pas-de-Calais, afin de voir
concrètement comment se construit et évolue le rapport au patrimoine. Dans un premier
temps, après avoir décrit succinctement le contexte régional, nous nous pencherons de
manière plus précise sur ce territoire emblématique qu’est le bassin minier. Territoire
forgé autour de l’industrie d’extraction charbonnière, il a connu une crise économique et
sociale d’envergure et tente encore aujourd’hui de se restructurer, en s’appuyant
notamment sur la ressource patrimoniale. Un second temps nous permettra de réfléchir
sur la place du patrimoine dans le territoire, entre support symbolique et levier de
développement.

LE PATRIMOINE INDUSTRIEL DANS LE BASSIN


MINIER NORD – PAS-DE-CALAIS : DE LA
MOBILISATION SOCIALE LOCALE À LA DYNAMIQUE
RÉGIONALE
11 Le bassin minier se situe dans la région française du Nord – Pas-de-Calais. Il apparaît
comme particulièrement emblématique de ce territoire industriel par excellence et
synonyme de labeur avant d’être un haut lieu possible du patrimoine.

Le Nord – Pas-de-Calais, terre industrieuse ou terre de patrimoine ?

12 La région Nord – Pas-de-Calais se situe à l’extrême nord du territoire hexagonal. Il s’agit


d’une terre à la fois fortement industrialisée et possédant de vastes espaces agricoles.
Longtemps perçue comme une des régions phares du développement de la France, elle
connaît depuis les années soixante-dix une crise sans précédent qui oblige ses dirigeants à
s’interroger sur les orientations futures à adopter pour assurer la pérennité du territoire.

...De l’excellence à l’oubli, parcours d’un territoire en mutation

13 La position géographique du Nord – Pas-de-Calais, ainsi que ses multiples ressources


naturelles l’ont conduit très tôt à être une terre d’échanges économiques et le siège du
développement de nombreux secteurs d’activités, notamment dans le domaine industriel
(Dherent, 1994). Les activités industrielles et commerciales dans la région – textile, travail
du fer et du verre, activités portuaires – ont débuté bien avant le XIXe siècle. Dès le Moyen
Âge, le Nord – Pas-de-Calais était reconnu comme un des pôles économiques majeurs au
niveau européen. La Révolution industrielle ne vient que confirmer ces orientations en
503

accélérant la mécanisation des activités traditionnelles et en entraînant une


concentration de la production en certains lieux. Cette tendance va se poursuivre et
s’amplifier au cours des décennies pour voir son apogée dans la seconde moitié du XXe
siècle. La Région est alors le premier territoire industriel de France autour de trois
secteurs d’activités : le textile, le charbon et l’acier6.
14 La structuration de l’espace régional s’est faite parallèlement au développement de
l’industrie, à tel point que ce qui était au départ une simple activité professionnelle a
dépassé largement son cadre initial pour pénétrer tous les aspects de la vie de la région.
L’industrie est à la base d’une culture industrielle et industrieuse forte et a façonné le
territoire tant au plan architectural qu’au plan psychologique et social. Une telle
implication du travail dans le fonctionnement d’un espace explique l’émergence d’un
patrimoine industriel qui marque l’avènement de l’industrie dans l’aire du symbole et de
la représentation et plus uniquement dans celle de l’économique et du matériel.
15 Cependant, l’histoire régionale ne s’arrête pas là. La fin des « Trente Glorieuses » sonne le
glas de la croissance économique et marque le début d’une crise extrêmement importante
pour le territoire local, tant au plan économique que social. Les années 60 et 70 voient en
effet les piliers de l’industrie régionale s’effondrer un à un, sans qu’une réelle activité de
substitution parvienne à combler le vide créé. Ce bouleversement entraîne un
questionnement général et une remise en question du bien fondé de l’organisation
régionale. La crise économique a engendré une crise du temps, bouleversant les rythmes
de vie et la raison d’être du territoire. En place et lieu des anciennes grandes
implantations industrielles se multiplient des friches, ancrant un peu plus le territoire
dans une position d’espace sinistré.
16 Le questionnement autour du devenir du territoire se place à un double niveau. Au plan
économique et politique d’abord. Il semble en effet indispensable de pouvoir redonner un
élan à la région pour la réintroduire dans le circuit du développement et de la production
de richesse. Au plan symbolique ensuite une autre réflexion est entamée pour savoir
quelle peut-être désormais l’identité du territoire si la valeur principale qui a présidé à
son édification – le travail – a disparu.
17 Face à cette situation, les acteurs régionaux ont choisi de s’appuyer sur ce qui faisait
l’identité régionale (Melin, 2003), même s’il s’agissait d’une image écornée par l’évolution,
pour tenter de redynamiser le territoire et de retrouver à la fois une cohérence interne et
une place au sein de l’espace national. C’est ainsi que se construisent, au fil des
mobilisations locales, des initiatives politiques et des expérimentations économiques et
touristiques, un patrimoine industriel symbole du renouveau régional et non plus de sa
décadence.

Le bassin minier, un lieu exemplaire...

18 L’activité d’extraction charbonnière a été décisive dans le façonnement de la région Nord


– Pas-de-Calais. La découverte du charbon à Fresnes-sur-Escaut (Nord) en 1720 puis dans
le Pas-de-Calais, à Oignies en 1841 (Daix, 1996 : 27-29), marque le début d’une « épopée »
minière qui durera 270 ans (Gillet, 1973). Au fil des découvertes de veines de charbon se
forme ce qui est toujours aujourd’hui appelé le bassin minier du Nord – Pas-de-Calais.
Jusqu’en 1950, le bassin minier fournissait plus de 50 % de la production française de
charbon. Dans la période de l’immédiat après-guerre, de 1945 à 1947, le bassin minier et
sa population sont fortement mobilisés pour produire l’énergie nécessaire pour la
504

reconstruction du pays. De cette époque naît un sentiment de fierté et l’idée que le bassin
minier a été un des principaux ferments du redéveloppement de la France. Le déclin
économique et social, entamé dès les années soixante, sera d’autant plus mal vécu qu’il
remet en cause un mythe social – celui du travailleur héroïque et du territoire exemplaire
– plus qu’une simple activité de production. A partir de ce moment, les différentes
initiatives de sauvegarde du patrimoine minier seront autant d’appels à une
reconnaissance perdue.

Les acteurs locaux face à la question du devenir des sites


industriels : les précurseurs de la patrimonialisation industrielle

19 La crise du charbon a été amorcée très vite au début des années cinquante, et à partir des
années soixante-dix il coûte moins cher à la France d’importer du charbon que de
l’extraire de son propre sol. La fin de la mine est alors programmée et les fermetures de
puits vont s’étaler des années soixante aux années quatre-vingt-dix. Les friches
envahissent le paysage, certaines vont disparaître, démantelées par l’exploitant – les
Houillères du Bassin minier du Nord – Pas-de-Calais (HBNPC) – d’autres retrouveront une
utilité économique (traitement des schistes, bassins de décantation...) et certaines feront
l’objet d’une réappropriation culturelle et sociale. C’est à ce dernier aspect que nous nous
intéressons afin de montrer comment la revendication patrimoniale a été au départ un
moyen de demander une reconnaissance, régionale et nationale, face à une fin brutale de
l’activité qui n’a pas permis à la population de faire son deuil.
20 La démarche de sauvegarde de sites ou de matériels a débuté dans les années soixante à
une époque où, si le déclin de la mine était connu, les fermetures de puits n’étaient pas
encore à l’ordre du jour, sauf pour les gisements les plus anciens7. Le premier type de
patrimonialisation de l’activité est alors la création d’un musée – le Musée Théophile
Jouglet à Anzin (Nord) – par la municipalité, dans un but essentiellement esthétique 8 et
d’hommage aux travailleurs. Dans les années soixante-dix le point de vue est différent, la
crise est davantage présente. C’est à ce moment que se multiplient les collectes de
matériels dans les différentes fosses qui commencent à fermer. Ce sont les professionnels
de la mine qui entament cette démarche : d’un côté le patronat, avec les HBNPC, qui a
déjà un projet muséographique, et de l’autre les anciens travailleurs, mineurs ou porions 9
dans leur majorité. Un musée est créé, de la part d’érudits locaux souhaitant narrer
l’histoire locale, le Musée municipal d’Escaudain (Nord). La décennie quatre-vingt est
riche en créations muséographiques. Cinq musées de la mine voient le jour, de même des
comités de sauvegarde10 et des projets municipaux autour de matériels emblématiques
comme les chevalements11 se multiplient. À ce moment-là de l’histoire, le sort du charbon
est scellé, les mouvements de patrimonialisation privilégient la technique et le travail. On
conserve le plus de maériel possible, parfois dans la confrontation, souvent dans
l’opposition. Le projet d’origine patronale – qui donnera naissance en 1984 au Centre
Historique Minier de Lewarde – se forme en même temps que plusieurs projets
municipaux et associatifs12, dans une certaine concurrence pour l’imposition d’une
mémoire de l’activité. Les initiatives des années quatre-vingt marquent un besoin
immédiat de mémoire. C’est une lutte contre la disparition d’une activité. Cela peut en
partie s’analyser comme un certain refus de la fin du charbon et le désir de lui permettre
de « survivre » par la patrimonialisation. La dernière vague de patrimonialisation se situe
dans les années quatre-vingt-dix. Trois sites complets, tout juste fermés, sont protégés et
505

font l’objet de plusieurs projets. Il s’agit de la fosse 9-9bis de Oignies (Pas-de-Calais), de la


fosse Arenberg à Wallers (Nord) et de la fosse 11/19 à Loos-en-Gohelle (Pas-de-Calais).
Trois musées sont encore créés13. Il se produit ici un nouveau changement de perspective.
La technique, particulièrement en ce qui concerne la muséographie, ne semble plus être
la préoccupation principale. L’activité minière a définitivement cessé au début de la
décennie et depuis longtemps dans la plupart des communes. La patrimonialisation ne
répond plus à un besoin de justifier l’excellence de l’activité ainsi que de celle des
travailleurs, il faut désormais gérer le passé et assurer un développement durable au
bassin minier jusque-là synonyme de développement non durable. La thématique adoptée
est tournée vers l’environnement. La préoccupation n’est pas de décrire un métier mais
de donner un rôle aux éléments qui subsistent. Les traces de l’exploitation minière
deviennent alors des outils d’aménagement du territoire et de développement local.
Rieulay se pose comme une commune exemplaire d’une politique novatrice de
développement durable dans un contexte de respect du patrimoine. Raismes est un
modèle de requalification de friches et de restauration d’un environnement de qualité 14 et
Maries crée du beau et de l’art à partir d’un élément de travail. Depuis les années 2000, les
mobilisations ne se font plus principalement autour de la sauvegarde ou de la
conservation de sites, mais se concentrent autour de la mise en place d’activités et autour
d’une réflexion visant à intégrer les lieux de mémoire dans les préoccupations sociales
actuelles.

Les mobilisations locales, de la mémoire stigmatisée à l’innovation


sociale

21 Les formes prises par la protection et la valorisation du patrimoine minier montrent que
le musée reste la forme d’expression privilégiée. Il existe en tout onze musées de la mine
dans la région Nord – Pas-de-Calais15, sans compter les autres types de musées qui
présentent, en même temps que d’autres éléments de l’histoire locale, des pièces de
l’activité charbonnière. Un certain nombre de lieux et de matériels sont protégés au titre
des Monuments historiques, c’est le cas des trois carreaux de fosse conservés dans leur
ensemble16, de plusieurs machines d’extraction (dont celle de Marles-les-Mines) et de
douze chevalements sur les vingt-trois existant encore. Les acteurs à l’origine de la mise
au musée de la mine sont les acteurs associatifs locaux et les élus municipaux. Cela
montre une volonté de témoigner de l’histoire et de construire une mémoire exemplaire.
Le rôle du patrimoine ainsi érigé peut s’assimiler à une quête identitaire, à un besoin de
conforter l’imaginaire du groupe pour pouvoir affronter l’évolution sociale et construire
de nouvelles significations et de nouvelles raisons d’être ensemble.
22 La patrimonialisation a également permis de renverser l’image du territoire, aussi bien
aux yeux de ses habitants que dans le regard extérieur. Conférer une valeur culturelle et
identitaire à des anciens lieux de production et de travail stigmatisés, c’est les faire
accéder au monde symbolique, les élever au rang de représentations du collectif. En
positivant ainsi ce qui avait démarré comme un processus négatif, on réintroduit de la
cohérence, du lien social. C’est bien d’un processus de reconnaissance sociale dont il
s’agit. Il s’agit de valider l’histoire, de l’accepter et de l’inscrire dans la vie du corps social.
Dans ce sens, le patrimoine apparaît comme un marqueur de temps, et pas
nécessairement sur un mode nostalgique ou rétrograde. La référence au passé ne sert pas
506

à nier le présent et à refuser l’avenir mais au contraire à pouvoir se projeter et agir dans
ces deux dimensions.
23 À partir des années quatre-vingt-dix apparaissent de nouveaux acteurs dans le jeu
patrimonial du bassin minier. Il se produit une professionnalisation de la valorisation du
patrimoine industriel à travers l’intervention d’acteurs socioculturels reconnus à l’échelle
régionale et nationale et chargés par les instances publiques de mener une action de
dynamisation du tissu social. C’est ainsi que la création artistique et la protection de
l’environnement rejoignent l’histoire industrielle. Deux associations en particulier
donnent en un nouveau sens aux lieux patrimoniaux. Il s’agit de Culture Commune,
reconnue Scène Nationale, qui s’est installée sur le site de Loos-en-Gohelle. Elle promeut
des spectacles et accueille des artistes en résidence autour de la thématique minière et de
ses sujets dérivés comme l’immigration. Elle a également mis en place un centre de
ressources et de nouvelles technologies, à destination de la population locale. Ces
activités, implantées au cœur du patrimoine, sont à la fois une façon de rappeler l’histoire
mais aussi de la faire vivre et de prolonger et renouveler le récit. Une autre association
est implantée sur cet ancien carreau de fosse, il s’agit de l’association La Chaîne des Terrils.
C’est une association de découverte et de pédagogie à l’environnement. Elle s’est
particulièrement impliquée au début des années quatre-vingt-dix dans la préservation et
la reconquête des terrils, autrefois perçus comme de points noirs dans le paysage et
aujourd’hui considérés comme des éléments incontournables du patrimoine naturel.
L’objectif est d’amener la population au contact des sites miniers, afin de favoriser une
prise de conscience patrimoniale et de comprendre que le passé industriel n’est pas un
échec à oublier mais une étape de l’histoire qui a formé et transformé le territoire et qui
conditionne ce qu’il est aujourd’hui.
24 À côté de l’action des acteurs de terrain, l’action politique et économique autour du
patrimoine industriel a complété la fonction des lieux de mémoire. En validant la valeur
symbolique du patrimoine minier et en s’en saisissant à leur tour, ces derniers acteurs,
régionaux et non plus locaux, en ont fait un outil au service du territoire. Le Conseil
Régional s’investit de façon importante dans le processus de valorisation patrimoniale, en
subventionnant des initiatives culturelles et sociales dans un premier temps, et en
mettant lui-même en place des actions d’envergure ensuite. C’est ainsi qu’a été créé un
organisme, La Mission Bassin Minier, chargée, entre autre, de mettre en réseau les sites du
patrimoine pour en faire le socle d’une nouvelle politique culturelle et touristique17. Les
acteurs économiques tentent également de se faire une place dans ce processus, soit aussi
par le biais du tourisme, soit en investissant des lieux patrimoniaux pour y développer
leurs activités. Il s’agit encore d’un mouvement débutant mais qui met au jour des
activités nouvelles et innovantes comme des entreprises d’expérimentation
environnementale. Le patrimoine, point d’ancrage du passé est dès lors synonyme de
socle pour le devenir.
25 Ces différentes mobilisations, qui prennent appui sur le patrimoine, sont à comprendre
comme un mouvement de reconquête sociale d’un territoire sinistré. Elles permettent la
création de nouvelles significations sociales et montrent l’étendue du rôle et du pouvoir
des lieux patrimoniaux. Loin de se réduire à de simples monuments esthétiques, ils sont à
considérer comme des éléments actifs de la vie sociale, des catalyseurs de la modernité
autant que des preuves de l’historicité des hommes.
507

LA PLACE DU PATRIMOINE DANS UN TERRITOIRE EN


MUTATION : DU SUPPORT SYMBOLIQUE AU LEVIER
DE DÉVELOPPEMENT
26 La description de la patrimonialisation de l’activité charbonnière nous a permis de voir le
processus d’« invention » patrimoniale à l’œuvre dans un contexte de bouleversements
importants. L’identification des acteurs concernés et l’analyse des différentes phases de la
valorisation patrimoniale montrent la transformation des significations attribuées au
patrimoine et sa malléabilité. D’abord conçu comme un moyen de réparation symbolique
face à la crise, il devient élément de reconstruction du présent et point d’appui pour
envisager l’avenir. Le lien avec la temporalité est clairement présent et démontre la
richesse patrimoniale aussi bien dans sa dimension matérielle que dans sa dimension
symbolique.

La demande de classement du bassin minier au patrimoine de


l’Unesco : la labellisation d’un territoire en crise

27 Le territoire du bassin minier et son patrimoine industriel ont été proposés au classement
en patrimoine mondial de l’Unesco. Il s’agit d’une démarche régionale, entamée en 2000,
qui lie les acteurs politiques, économiques et socioculturels du bassin minier. Il s’est
produit une véritable mobilisation collective autour de ce projet, entamé comme une
bravade – oser proposer de faire de terres industrieuses un élément du patrimoine
mondial ! –, pour lequel de nombreux comités de soutien se sont mis en place dans
plusieurs communes, relayant le Conseil Régional, la DRAC et les grandes associations à
l’origine et porteuses du projet. Cette démarche apparaît autant comme une requête que
comme une revendication. En demandant à être inscrit au patrimoine de l’humanité, les
acteurs engagés souhaitent montrer la légitimité et la valeur du patrimoine industriel et
par là des territoires qui le portent. La volonté des pouvoirs politiques est de créer une
dynamique qui dépasse le patrimoine et la culture locale pour produire un
développement intégré du territoire. L’insertion du patrimoine dans la politique
d’aménagement urbain et son utilisation comme vitrine touristique en vue d’inventer un
nouveau développement économique, sont autant de façons de labelliser l’espace dans sa
globalité et plus seulement de façon restreinte autour de quelques monuments isolés. La
patrimonialisation et la valorisation du patrimoine permettent de construire
l’exemplarité du territoire. Il ne s’agit plus d’être reconnu pour ce que l’on a été mais
d’obtenir une reconnaissance pour ce que l’on est. L’inscription du patrimoine minier
dans une politique de développement durable et de gestion innovante des espaces –
couplée à une labellisation globale du territoire qui supprime les fragmentations et
renforce l’unité des différentes sphères sociales – doit alors amener le territoire à être
considéré comme un modèle, un pionnier.
28 On retrouve ici les préconisations de R-A. Taguieff quand il insiste sur l’importance de
l’action collective locale dans la reconquête du temps. La mobilisation patrimoniale,
comme base pour l’action collective, montre la nécessité, face à la crise de l’avenir et à la
déterritorialisation en cours (au profit de la globalisation), de mettre en place des formes
collectives de résistance (Taguieff, 2000 : 471). L’objectif d’une telle action est de se rendre
508

à nouveau « maître » du « destin » et d’adopter une vision constructive de l’avenir comme


possible restant à fabriquer.
29 L’exemple particulier du bassin minier Nord – Pas-de-Calais peut servir à réfléchir sur
l’ensemble des lieux patrimoniaux, investis de façons très différentes, mais qui
finalement se rejoignent dans un processus de construction d’un sens commun, entendu
comme un bien de l’humanité qui autorise la coexistence sociale.

Le patrimoine comme pilier de l’organisation sociale : dynamique


des mémoires et légitimité des territoires

30 Il est reconnu aujourd’hui que la mémoire collective est une lecture dynamique et
actuelle du passé. Il s’agit d’activer des symboles, des représentations, d’énoncer des
« vérités », pour obtenir des résultats dans le présent, tels que la cohésion, l’acceptation
du pouvoir politique... Les lieux de mémoire et le patrimoine se présentent donc comme
des outils du futur plus que des témoins du passé. La revendication patrimoniale
réintroduit du sens au sein des territoires, elle autorise leur existence au plan symbolique
et renforce leur efficacité au quotidien (Di Meo, 1995 : 16).
31 L’importance des mobilisations locales, tant par leur nombre que par l’impact qu’elles
produisent sur le territoire, démontre que les différentes échelles du temps identifiées
précédemment, ne peuvent fonctionner l’une sans l’autre, ni en imposant la suprématie
d’une forme sur une autre. Le futur ne se construit plus aujourd’hui dans la « prévision
planificatrice mais dans le jeu des accords entre acteurs » (Godard, 1997 : 8). Dans cette
perspective, les lieux du patrimoine « parce qu’ils font fonctionner une mémoire
symbolique sociétale, temporalisent l’espace social, formant un pont entre le passé
(déclencheur), le présent (fondateur) et le futur (destinataire), et, par là, créent une
topologie symbolique » (Bonardi et Galibert, 2002 : 224). Le patrimoine est ici fortement
relié au territoire. Malgré les tentatives d’internationalisation de la notion de patrimoine
et la reprise en main des questions de légitimation du patrimoine par des instances supra
nationales, les significations ne peuvent venir que du local et ne survivre que si elles
s’ancrent dans un territoire déterminé. On est loin ici des débats sur la légitimité des
« nouveaux patrimoines » ; Ce qui fait leur validité, au-delà de critères définis de façon
académique, c’est le fait qu’ils aient été choisis par une population pour les représenter et
créer du signifiant.
32 La valorisation patrimoniale pourrait alors se situer dans une dimension prospective qui
envisage l’avenir comme l’a définit Bergson : « l’avenir n’est pas ce qui doit
inévitablement se produire, il n’est même plus ce qui va arriver, il est ce que l’ensemble
du monde va faire » (Bergson, 1963 : 210). Cette vision constructiviste montre le futur à
inventer comme une troisième voie (après le destin et le progrès) dans laquelle l’action, et
particulièrement l’action locale – notamment autour du patrimoine – devient le moteur
du devenir et dit la nécessité de l’implication politique et sociale. Cette vision, en
redonnant du poids au local, réintroduit la notion de territoire comme ferment de
l’histoire et base tangible de réflexion et d’action pour l’organisation sociale et la
condition humaine collective.
33 Dans cette perspective, le patrimoine sort du cadre habituellement admis d’objet culturel
pour revêtir une dimension autrement plus importante et ambitieuse. Entre réflexion
philosophique et utopie sociale, il paraît pouvoir être le ciment d’une reconquête de la
509

société et d’un ré-enchantement du monde en ce que l’avenir, par le biais de l’élaboration


de projets, redevient désirable (Berger, 1964, Taguieff, 2000). Dans tous les cas, les lieux
patrimoniaux semblent pouvoir être considérés comme des outils de réinvention des
territoires. Ils passent d’un enjeu local à une dimension internationale pour réintroduire
un ordre dans le déroulement de la société. Nous pourrions clore cette réflexion sur une
interrogation de Taguieff qui diagnostique aujourd’hui l’existence d’un « projet hyper
prométhéen » qui, à la place de décider de ce que sera l’avenir, tend plutôt à le fabriquer.
Ne risque-t-on pas dans cette situation d’inventer un nouveau rêve, celui de se
réapproprier le destin religieux pour en faire un mieux être à venir ?

BIBLIOGRAPHIE

Chronologie de l’implantation des musées de la mine et de la valorisation active des friches


minières
510

Chronologie des actions institutionnelles envers le patrimoine industriel dans le Bassin minier Nord
- Pas de Calais

Caractéristiques principales des musées de la mine du bassin minier Nord - Pas de Calais par ordre
chronologique d’ouverture

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512

NOTES
1. Les premières Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC) sont créées par A. Malraux
en 1969, leurs prérogatives ne cesseront ensuite d’évoluer et de grandir. En 1992 la charte de
déconcentration permet aux DRAC de gérer les crédits du Ministère de la Culture de manière plus
autonome.
2. Les départements se voient confier, notamment, la responsabilité des bibliothèques centrales
de prêt et des archives départementales.
3. Création des Fonds Régionaux d’Art Contemporain (FRAC), développement d’actions autour
des métiers du livre...
4. Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, l’État reste le gestionnaire principal de la culture,
dans une vision qui demeure « légitimiste » (voir Dubois, 2003: 21), privilégiant une vision
nationale à une diversité régionale trop appuyée.
5. Voir Collectif, 2001, Pays d’art et d’histoire et pôles d’économie du patrimoine – la valorisation du
patrimoine dans le développement local, Paris, La Documentation Française.
6. Pour plus de détails sur l’histoire de la région tant au point de vue économique que politique,
voir MELIN H., 2002.
7. Voir en fin de texte la frise chronologique de l’implantation des musées dans le bassin minier.
8. Très peu de matériel est présenté, le musée s’attache surtout à valoriser les aspects artistiques
de la mine : peintres et sculpteurs mineurs, œuvres représentant le travail ou éléments
remarquables du travail : plans, process...
9. Un porion est un contremaître.
10. Des associations se créent par exemple autour de la protection des terrils. Les terrils sont des
monts formés par le dépôt et l’accumulation des déchets de l’extraction du charbon, c’est-à-dire
des matériaux non exploitables immédiatement.
11. Un chevalement est un tour située au-dessus du puits. 11 correspond au sommet de la cage
d’ascenseur qui permet de descendre au fond les mineurs et de les ramener à la surface, ainsi que
de remonter du charbon. Le chevalement peut être en brique (les plus anciens), métallique ou en
béton.
12. Musée de la mine et de l’école de Harnes (1984, Pas de Calais), Musée souterrain de la mine à
Noeux-les-Mines (1986, Pas de Calais), Musée de la mine d’Auchel (1987, Pas de Calais) et Musée
de la mine de Bruay-la-Buissière (1989, Pas de Calais).
13. Le Musée du Vieux 2 à Marles-les-Mines (1992, Pas de Calais), la Maison de la forêt à Raismes
(1993, Nord) et la Maison du terril à Rieulay (1996, Nord).
14. La Maison de la forêt est un établissement à vocation pédagogique portant sur l’impact de
l’activité humaine sur l’environnement. Elle est située sur une ancienne friche requalifiée, dans
un environnement aquatique et forestier reconquis par la nature.
15. Dix musées sont situés dans le bassin minier et un est implanté à Grande-Synthe, sur le
littoral, à l’initiative d’anciens mineurs partis s’installer là-bas.
16. Loos-en-Gohelle, Oignies et Wallers.
17. Pour connaître de façon plus approfondie ce processus, voir M ELIN H., 2002.
513

AUTEUR
HÉLÈNE MÉLIN
Docteur en sociologie Université de Lille I – CLERSE – UMR 8019
514

L’intégration du patrimoine dans les


stratégies entrepreneuriales en milieu
rural
L’exemple des parcs naturels régionaux d’Armorique et des marais du
Cotentin et du Bessin

Steven Bobe

1 Les Parcs Naturels Régionaux (PNR) offrent un cadre d’étude privilégié de la conciliation
du patrimoine et des dynamiques entrepreneuriales. En effet, depuis leur création en
1967, ils ont la double mission de « protéger le patrimoine, notamment pour une gestion
adaptée des milieux naturels et des paysages » [et] « de contribuer au développement
économique » (Art R244-1 Code rural). Au-delà du cadre des PNR il s’agit d’appréhender
cette problématique dans le contexte d’espaces ruraux fragiles en déprise. Nous
appréhendons le patrimoine aux espaces « naturels » conservés comme des éléments
qu’un groupe humain cherche à transmettre aux générations futures. Différents des parcs
nationaux où le patrimoine naturel est sanctuarisé par l’État, les parcs naturels régionaux
sont l’émanation de la volonté des élus locaux qui siègent au comité syndical de chaque
PNR. Les élus vont décider des orientations à apporter à leur parc dans le document
contractuel décennal qu’est la charte. Ainsi, les équipes ont le double souci de préserver
les ressources patrimoniales et de favoriser l’aménagement du territoire pour permettre
le légitime développement des populations locales. Dans la pratique, cela apparaît comme
une contradiction. Pourtant, chaque parc s’y essaye en fonction des spécificités de son
territoire.
2 Dans le cadre d’une recherche doctorale, nous nous sommes appliqués à effectuer une
évaluation de la portée économique de deux PNR : le Parc naturel régional d’Armorique
(PNRA) et le parc naturel régional des Marais du Cotentin et du Bessin (PNRMCB). Les PNR
sont-ils un modèle de développement viable ? Telle pourrait être la question à laquelle
nous nous efforçons d’apporter des éléments de réponse. Cependant, le champ de
l’évaluation est dominé par les sciences économiques qui ont su développer et appliquer
des outils spécifiques que nous ne remettons pas en cause. Sans vouloir bousculer
515

l’évaluation du patrimoine en termes d’emplois, de coût ou de valeur (FACCHINI, 1994), il


nous apparaît que ces travaux n’abordent que peu, ou de manière inadaptée, les réalités
territoriales des objets évalués. Quel espace géographique l’étude doit-elle prendre en
compte ? Jusqu’où s’étend la portée économique du patrimoine ? Quelles formes revêt le
lien entre patrimoine et développement des entreprises ?
3 Ainsi, nous avons mené une enquête auprès de trois cents entreprises non agricoles, dans
les Parcs naturels régionaux d’Armorique et des Marais du Cotentin et du Bessin.
L’échantillon se répartit comme suit : deux cents entreprises interrogées dans le parc
breton et cent entreprises dans le parc bas-normand. La comparaison nous permet
d’approfondir les liens qui peuvent être observés entre le patrimoine local et les
entreprises dans le cadre de la conciliation évoquée supra. Ainsi, nous nous sommes
rendus directement sur le site des entreprises afin de nous entretenir avec les chefs
d’entreprises. Nous pouvions prendre en compte le site de l’entreprise et percevoir ses
relations avec le patrimoine.
4 Quant au choix des deux parcs naturels régionaux, il repose sur des critères de sélection
déterminés par les attributs des deux territoires. Sans approfondir ici le choix que nous
avons précédemment justifié (Bobe, 2001), nous souhaitions appréhender une base
commune, une structure fondamentalement proche. Ainsi, nous avons opté pour deux
PNR du grand ouest, situés à distance de villes de tailles similaires, au sein desquels des
bourgs ruraux de taille également proche sont présents, et ou une structure agraire de
bocage et d’habitat dispersé façonne le paysage dans les deux cas. Enfin, ils ont une
superficie et un nombre d’habitants comparables.
5 Cependant, la méthode comparative permet de définir des similitudes spatiales qu’il
convient d’exploiter afin de définir une structure spatiale commune qui va nous
permettre d’aborder l’objet d’étude avec les mêmes repères.

LES PARCS NATURELS RÉGIONAUX REPOSENT SUR


UNE STRUCTURE SPATIALE COMMUNE
Une approche spatiale articulée entre un espace fondamental et un
espace secondaire (fig. 1)

6 Avant d’aborder la démarche géographique, se pose l’idée principale de ce qu’est un parc


naturel régional. Comme leur appellation le précise, la raison d’être commune de tous les
PNR reste les espaces de nature qui les composent. Sans patrimoine naturel, il n’y aurait
aucun parc naturel régional ; tous les PNR sont fondés sur et autour d’un ensemble
naturel reconnu qui justifie la classification de l’espace. L’empreinte spatiale d’un PNR va
se définir à partir de ces ensembles naturels qui sont le patrimoine du parc, et même plus,
leur véritable raison d’être. Un PNR est créé pour permettre aux ensembles naturels
d’être protégés et valorisés. Ces deux missions impliquent de considérer l’étendue de ces
espaces par leurs réalités écologiques et paysagères. Toutefois, les PNR englobent
également des espaces plus communs au sein desquels la mission principale reste la
valorisation des patrimoines humains (bâtis, structures et pratiques agraires, savoir-faire
artisanaux, etc.). Dans la pratique, nombreux sont les PNR à voir leur périmètre se
dessiner en fonction des limites communales des communes adhérentes. Un dessein
politique peut également se greffer au découpage d’un PNR (Lajarge, 1997).
516

7 Ceci étant, l’espace naturel qui est la raison d’être du PNR reste l’élément qui va
structurer son organisation spatiale. On retrouve la forme spatiale des parcs nationaux
avec un espace central, véritable sanctuaire de nature et raison d’être de ces parcs, et un
espace périphérique, inféodé aux obligations de conservation de l’espace central avec une
vocation de sas, d’espace transitoire avant la pénétration dans le cœur du parc. Toutefois,
nous relèverons des différences qui nuancent le schéma spatial des parcs nationaux. Si
dans les deux cas nous sommes en présence de deux types d’espaces, les qualificatifs de
« centraux » et de « périphériques » ne correspondent pas aux PNR.
8 Dans les PNR, les espaces naturels qui sont leur raison d’être, ne subissent pas une gestion
naturaliste qui déterminera l’ensemble de la gestion territoriale du parc comme dans les
parcs nationaux. L’équivalent de la zone périphérique n’est pas inféodé. Le parc va
considérer les caractéristiques propres de cet espace en adaptant son intervention avec
des actions distinctes de celles menées dans l’espace de nature.
9 Ainsi, nous proposons de qualifier de « fondamental » l’espace naturel paysager qui fait la
raison d’être de tout PNR. En effet, selon le Robert, est « fondamental » ce « qui a
l’importance d’une base, un caractère essentiel et déterminant ».
10 Quant au reste de l’espace du PNR, il n’est pas « périphérique », mais « secondaire ». La
dépendance et la domination de la zone centrale nous semblent trop fortes dans le
qualificatif de « périphérique ». La notion de « secondaire » nous paraît plus adaptée au
cas des PNR. Certes, elle insinue également une place de dominé à l’égard du centre où la
gestion naturaliste est de moindre intensité. Mais la secondarité est distincte de la zone
centrale car les zones secondaires connaissent une valorisation spécifique (écomusées,
opération de valorisation du bocage, animations, etc.) que l’on ne retrouvera pas dans les
espaces fondamentaux.

Figure 1 : Une lecture spatiale

11 Ainsi, nous postulons que les PNR sont tous fondés sur cette distinction entre un espace
fondamental et un espace secondaire dans lequel le peuplement et les activités humaines
vont être largement présents. Comme nous l’avons évoqué, nous considérons que les
517

parcs naturels régionaux sont marqués par une gestion naturaliste. L’expérience que nous
avons développée au sein de l’équipe des deux parcs naturels régionaux ici étudiés
conforte ce postulat. Au sein des deux équipes, les écologues sont les plus représentés et
les efforts humains, techniques, financiers, vont en priorité à la préservation et à la
valorisation des espaces naturels reconnus.
12 Enfin, la gestion naturaliste des espaces fondamentaux intègre nécessairement une
gestion du patrimoine car il s’agit de maintenir en l’état des écosystèmes et des paysages.
Nous considérons que si les espaces fondamentaux sont des biotopes pour les écologues
gestionnaires des parcs, ils sont de vastes étendues paysagères pour les visiteurs qui vont
donner un sens culturel à ce paysage.

Présentation des Parcs naturels régionaux d’Armorique et des


Marais du Cotentin et du Bessin
L’espace hétérogène du Parc naturel régional d’Armorique

13 Dans le cas du Parc naturel régional d’Armorique, la gestion naturaliste est largement
dominante. Les espaces fondamentaux sont nommés grands sites naturels, sites
remarquables. L’intérêt environnemental du PNRA s’appuie sur la diversité écologique qui
se veut un résumé de ce que la Bretagne peut offrir comme espaces naturels. Ainsi, sont
représentés (fig. 2) :
• les espaces insulaires avec les îles d’Ouessant, Molène et Sein,
• les espaces littoraux avec les zones classées de la Presqu’île de Crozon,
• le Ménez-Hom, monadnock emblématique du Finistère, vaste ensemble de landes,
• l’estuaire de l’Aulne, aber breton évocateur des fjords avec ses rives abruptes boisées,
• les Monts d’Arrée, ensemble de landes atlantiques le plus grand d’Europe continentale et
point culminant de la Bretagne.
14 Ceci dit, cette diversité s’accommode mal d’une cohérence territoriale, même naturaliste.
Les gestions écologiques sont différentes et spécifiques à chaque espace naturel
remarquable. De même, les contextes socio-économiques sont également distincts. On
différenciera l’insularité dans les îles du Ponant, la vocation balnéaire des espaces
littoraux de la presqu’île de Crozon, la péri-urbanisation croissante le long de la voie
express au centre du parc, et les espaces ruraux en déprise des Monts d’Arrée. Cette
hétérogénéité de l’ensemble est à l’origine d’une appréhension de l’espace proche de ce
que l’on peut observer dans les parcs nationaux1. Les efforts du parc sont concentrés dans
les grands sites naturels, sites remarquables, ses espaces fondamentaux. En dehors de ces
espaces, l’intervention du Parc est minimale. Elle se restreint à des opérations limitées
dans le temps et dans l’espace. Ceci dit, la zone secondaire du Parc d’Armorique est
marquée par la présence du plus grand réseau d’écomusées de France. Mais, en dehors de
ces structures, aucune intervention d’envergure n’est menée en direction des entreprises
ou de la société civile.

Le Parc naturel régional des Marais du Cotentin et du Bessin

15 Le Parc naturel régional des Marais du Cotentin et du Bessin présente également un seul
espace fondamental qui lui sert de raison d’être et un espace secondaire qui l’entoure
(figure 3). Ainsi, le Parc rassemble les bassins versants du Merderet, de la Douve, de la
Sèves, de la Taute, de la Vire et de l’Aure, de leur source jusqu’à leur embouchure. Les
518

espaces qui justifient le classement du territoire en PNR, et qui apparaissent dans son
nom, correspondent aux vastes prairies inondables et digitées. La zone secondaire
correspond aux espaces de bocages alentours. Mais à l’opposé du Parc d’Armorique, le
parc des marais a engagé de nombreuses actions en direction des entreprises. En
complémentarité avec les chambres consulaires dont la circonscription est sur le Parc, ce
dernier a formé une dizaine d’artisans du bâtiment à la rénovation du patrimoine bâti en
terre. Plus récemment, le Parc a également créé un écotrophée en vue de récompenser
quatre entreprises qui auraient spontanément agi en faveur de l’environnement. L’aspect
interventionniste du Parc dans la sphère économique s’explique par deux éléments
principaux : d’abord, les marais n’existent que par l’entretien régulier des agriculteurs.
Alors en déclin lors de la création du Parc, celui-ci s’est efforcé de mobiliser les
agriculteurs avec notamment des Contrats Territoriaux d’Exploitation (CTE). Ainsi, le
Parc est contraint d’engager, au minimum, un dialogue, au mieux, des actions en
direction des agriculteurs, et donc de considérer les dynamiques et impératifs de leur
activité. Ensuite, comme ses pairs des années 1990, le Parc des Marais est largement
animé de volontés de développement local.

Figure 2 : Espaces fondamentaux et espaces secondaires dans le Parc naturel régional d’Armorique
519

Figure 3 : Espaces fondamentaux et espaces secondaires dans le Parc naturel régional des Marais
du Cotentin et du Bessin

16 Ainsi, le comparatif entre les deux parcs revient à confronter deux gestions antagonistes
des éléments du patrimoine. Il faut imaginer une échelle qui indiquerait le degré
d’intervention de chaque parc dans la sphère économique. D’un côté, nous pourrions
placer le Parc d’Armorique et, à l’autre extrémité, le Parc des Marais. Dans le cadre de
l’évaluation que nous menons, la position des deux parcs permet de définir les effets
directs, indirects et implicites que le modèle du parc naturel régional produit à l’égard
des entreprises.

Les effets directs, indirects et implicites de la gestion du patrimoine


des parcs naturels régionaux

17 D’abord, nous considérons les effets directs comme les actions qui font l’objet d’un
contrat entre le parc et des entreprises. Dans cette catégorie, nous regroupons les
entreprises qui sont employées par le parc dans son fonctionnement, mais aussi les
entreprises qui bénéficient de subventions ou sont liées au PNR par un contrat.
18 Ensuite, les effets indirects correspondent à l’intervention a posteriori d’entreprises dans
la réalisation d’opérations qui n’ont pas un objectif économique explicite. Nous
introduisons également les entreprises qui disposent d’un marquage « Produit, service ou
prestation du parc naturel régional de x » et des autres référents comme les hôtels au
naturel en Armorique. Nous choisissons de les classer dans cette catégorie d’effets,
puisqu’elles profitent indirectement de la présence du parc car leur lien est clairement
affiché (elles exposent aux clients qu’elles sont reconnues par le PNR) mais elles disposent
d’une marge de manœuvre quant à l’exploitation de ce label ou de ce marquage.
520

19 Enfin, les effets implicites regroupent les entreprises qui n’ont pas de lien évident avec le
parc. Nous postulons que le classement du territoire n’est pas anodin et provoque
nécessairement des effets que l’on qualifiera d’implicites. Selon le Robert, est implicite ce
qui est « virtuellement contenu dans une proposition, un fait, sans être formellement
exprimé, et peut en être tiré par déduction, induction ». Comme les espaces
fondamentaux sont la raison d’être de tout PNR, nous supposons que leur préservation et
leur valorisation ne peuvent pas être neutres, qu’elle est virtuellement intégrée par les
dynamiques économiques locales. Leur présence participe à l’offre touristique du
territoire et doit avoir nécessairement des effets dans les dynamiques entrepreneuriales
locales. Ainsi, si pour les écologues qui gèrent ces espaces fondamentaux, ce sont d’abord
des écosystèmes, pour les visiteurs ce sont des paysages (KALAORA, 1998). Donc, c’est la
prise en compte de la présence ou de l’absence de vue sur ces paysages à partir du site de
l’entreprise que peut intégrer l’évaluation de la portée économique de tout PNR.
20 Nous choisissons de restreindre notre intervention aux effets implicites. Les effets directs
et indirects ne sont pas évoqués car ces deux types de lien sont spécifiques à chaque PNR.
Les liens qui se traduisent dans le cadre des effets directs et indirects reposent sur une
considération du patrimoine comme ressource économique. Dans les effets implicites que
nous évoquons, il s’agit de relever, de surprendre même, les formes, les stratégies que les
entrepreneurs vont développer spontanément pour s’adapter à l’existence du patrimoine
classé et géré par le PNR. Autant les effets directs et indirects sont, par essence,
spécifiques à chaque parc, autant nous verrons que les liens implicites entre patrimoine
et entreprises relèvent de formes et de stratégies entrepreneuriales communes au
contexte des parcs naturels régionaux.
21 Enfin, nous limitons notre texte aux liens implicites observés dans les entreprises
touristiques. Si nous avons noté des effets implicites dans des entreprises dont l’activité
n’est en rien proche de l’activité touristique, les entreprises touristiques offrent des
formes du lien entre protection et entrepreneuriat qui sont particulièrement innovantes
et développées.

LES LIENS IMPLICITES ENTRE LE PATRIMOINE


NATUREL PAYSAGER ET LES ENTREPRISES
22 Nous privilégions la présentation de la conciliation du développement des entreprises et
de la protection du patrimoine naturel sous l’angle exclusif des formes exprimées dans les
liens implicites. La visite du site de l’entreprise en compagnie du chef d’entreprise
favorise la découverte de ces formes, d’une part, et leur signification, d’autre part. Cela
revient à s’interroger sur l’aptitude des entrepreneurs à utiliser dans les dynamiques de
leur entreprise le patrimoine naturel paysager comme une ressource économique, autre
que nécessairement monétaire.
23 La proximité géographique, une distance faible entre le site de l’entreprise et l’espace
fondamental permet de se rendre quasi immédiatement dans les deux lieux, ou
justement, la non immédiateté physique, est également à intégrer dans l’appréhension
des formes implicites. Cette notion de distance à l’espace fondamental, si elle est évidente
à bien des égards, elle reste primordiale dans cette compétition au rapprochement
puisque les entreprises ne peuvent se localiser dans l’espace fondamental. Dans certains
cas, le terrain est inconstructible (zone inondable, estran, falaise, etc.) ou plus
521

simplement propriété des organismes qui gèrent cet espace. Mais, la distance à l’espace
fondamental doit être considérée avec l’existence d’une vue, ou non, du site de
l’entreprise sur le patrimoine naturel paysager. Ainsi, nous aborderons d’abord les enjeux
dans le cadre d’une distance faible entre entreprise et espace fondamental. Ensuite, nous
introduirons l’existence d’une vue ou non sur ces patrimoines naturels paysagers dans le
cadre de l’entreprise.

La localisation et les dynamiques des entreprises du secteur


touristique prennent en compte la proximité physique et l’existence
ou non d’une vue sur les espaces fondamentaux

24 Les entreprises du secteur touristique dépendent de la fréquentation des visiteurs dans


les sites valorisés à cet effet. Nombreuses sont celles qui dépendent de la présence des
espaces fondamentaux des PNR. Alors que chaque espace fondamental se compose de
caractéristiques qui lui sont propres, on observe des stratégies entrepreneuriales
communes qui reposent sur la combinaison de deux paramètres géographiques vis-à-vis
de l’espace protégé : la distance réelle et l’ » accès visuel ».

La faible distance réelle au patrimoine naturel paysager permet à l’entreprise de


capter une partie de la fréquentation touristique

25 Le premier paramètre est la distance qui se définit dans son rapport physique, c’est-à-dire
par la distance mesurable que le visiteur doit parcourir pour se rendre du site de
l’entreprise à l’espace fondamental en empruntant les voies de communication
disponibles. Il s’agit de la distance réelle2. L’entreprise localisée à proximité de l’espace
fondamental propose ainsi une immédiateté physique à ses clients. Plus une entreprise
touristique est proche d’un espace fondamental, plus elle profite, mais aussi dépend, de sa
fréquentation qu’elle s’efforcera de capter en partie. Chaque espace bénéficie d’un degré
de notoriété propre qui va dicter l’importance de la fréquentation. En conséquence, on
observera un nombre d’entreprises proportionnel à cette fréquentation.
26 Aussi, elles sont nombreuses à rechercher une localisation la plus proche possible de
l’espace fondamental, jusqu’en lisière. Mais le rapprochement fait s’augmenter la
contrainte patrimoniale. Certes, si l’intensité de gestion du patrimoine décline avec
l’éloignement à l’espace fondamental, elle reste particulièrement forte dans ses franges.
Des entreprises doivent alors intégrer dans leurs dynamiques ce contrôle extérieur.
Plusieurs entrepreneurs ont évoqué avoir reçu des injonctions des Bâtiments de France,
de la DIREN ou du Conservatoire du littoral. Des projets d’extension ont ainsi été rejetés,
des obligations sanitaires imposées ou des travaux d’entretien ou d’esthétisme accélérés
(coloris extérieurs, matériaux employés, etc.). Malgré ces cas évoqués, aucun
entrepreneur ne semble subir une contrainte qui pousserait son entreprise à la ruine.
D’ailleurs, les entrepreneurs sont conscients de la nécessité de cette contrainte. La
conservation d’un espace fondamental de qualité est considérée comme « nécessaire 3 »
pour leur entreprise. Au-delà de leur activité, certains entrepreneurs, qui ne sont pas
nécessairement liés au tourisme, n’ont pas hésité à exprimer des préoccupations de
développement local en insistant sur le rôle capital de certains espaces fondamentaux
(notamment dans les Monts d’Arrée, partie du PNRA aux difficultés socio-économiques
marquées par la déprise), et donc de la protection, en affirmant qu’ils « n’avaient plus que
522

ça ». Cette relative aisance à intégrer les impératifs de conservation du patrimoine


s’explique par la propension des entrepreneurs à assimiler les enjeux propres du
patrimoine naturel paysager. Les entrepreneurs concernés dirigent des entreprises de
petites tailles où domine la dimension humaine. La localisation à proximité de l’espace
fondamental est choisie par la prise en compte de cette contrainte dès l’ébauche de leur
projet d’entreprise.
27 Considérer la distance réelle, c’est appréhender le sujet d’étude de l’évaluation de la
portée économique de ces espaces fondamentaux sous l’angle quantitatif. Nous postulons
que les espaces fondamentaux concentrent la fréquentation des visiteurs : c’est en ce lieu
que le nombre de visiteurs est le plus important ; donc le nombre d’entreprises
touristiques dans les franges sera important. Pourtant, la distance réelle ne permet pas
d’apporter suffisamment d’éléments de compréhension à l’analyse des liens implicites.

L’accès visuel ou la garantie de la continuité du lien visuel dans l’entreprise entre le


client et le patrimoine naturel paysager

28 Le deuxième paramètre correspond à ce que nous nommions 1’« accès visuel ». Outre
l’intérêt de se rapprocher au maximum des espaces fondamentaux, les entreprises vont
essayer d’obtenir une vue sur cet ensemble paysager. Nous utilisons le terme d’« accès »
car les enjeux autour de l’existence d’une vue, ou non, sur ce paysage sont majeurs pour
tous les entrepreneurs dépendant de l’activité touristique. Selon certains entrepreneurs,
la vue dont ils disposent sur l’espace fondamental est « primordiale », « obligatoire »,
« importante », etc. Les entreprises vont s’appliquer à obtenir un « accès visuel » au
patrimoine naturel paysager pour garantir une vue à leurs clients pour que ceux-ci
continuent à disposer de ce lien visuel avec le patrimoine naturel paysager qui, au fond,
justifie leur venue. Comme la raison d’être des PNR repose sur les qualités paysagères des
espaces fondamentaux, les visiteurs de ces lieux s’y rendent donc physiquement pour
l’appréhender visuellement, c’est-à-dire jouir de la vue. Il s’agit pour les entrepreneurs de
permettre cette continuité. Nombreux sont ces derniers à avoir repoussé leur projet pour
disposer d’un établissement avec vue.

Les entreprises qui ne cumulent pas la distance réelle et l’accès


visuel
Les entreprises qui bénéficient d’une distance réelle faible, mais pas d’une vue sur
le patrimoine naturel paysager, développent des stratégies de compensation

29 Toutefois, nous avons rencontré des entreprises qui disposent d’une localisation en lisière
d’espaces fondamentaux mais qui ne bénéficient pas d’une vue sur le paysage. L’absence
de vue est considérée comme un préjudice qu’il est impératif de « compenser » ; les
concurrents environnants disposent alors d’un avantage indéniable. Ainsi, nous avons
relevé deux types de stratégie dans l’ébauche de cette compensation.
30 D’abord, ces entrepreneurs vont développer la reconnaissance de leurs prestations. Ainsi,
ils vont convoiter et acquérir des appartenances à des labels, ou autres marques et les
afficher clairement à l’entrée des établissements. Le chef d’entreprise insiste sur
l’acharnement personnel qu’il s’astreint pour parfaire cette reconnaissance. En
conséquence, les tarifs pratiqués sont plus élevés.
523

31 Ensuite, nous avons relevé des efforts particulièrement importants à l’égard de la


décoration intérieure. Cela revient à compenser le préjudice de l’absence de qualité
extérieure paysagère par une qualité esthétique intérieure. En pénétrant dans un
établissement sans vue, le client quitte nécessairement un lieu dans lequel le patrimoine
naturel paysager impose que l’on y prête attention pour intégrer un autre lieu qui aura
ses référents esthétiques forts. Ce fait a été d’autant plus observé que peu
d’établissements disposant d’une vue font des efforts de décoration intérieure, n’offrant
au client qu’une décoration minimaliste ou commune à bien des égards qui, finalement,
laisse le patrimoine naturel paysager pleinement exister dans l’établissement ; cela
revient à avoir le paysage.
32 En effet, les entreprises qui offrent une vue ont le paysage de visu. Les entreprises qui
cherchent à compenser cette absence montrent visiblement des efforts pour avoir ce
paysage en reconstituant des ambiances qui vont se référer au patrimoine naturel
paysager. Les éléments de décoration sont des objets, des photographies, des tableaux,
etc. qui proviennent de l’espace fondamental proche, ou du moins de référents culturels
ou artistiques qui sont clairement assimilables à cet espace fondamental. Cela revient
donc à reconstituer, intérioriser, le paysage et son atmosphère dans l’établissement, c’est-
à-dire à avoir le patrimoine naturel paysager.
33 Rarement, quelques entrepreneurs ont décuplé le rapport au patrimoine naturel paysager
en cumulant toutes ces stratégies. Ainsi, ils se considèrent littéralement « être dans le
paysage4 ». Par exemple, dans les Monts d’Arrée, un couple d’entrepreneurs a racheté une
bâtisse au caractère régional en ruine avec sa parcelle. Les landes qui caractérisent le
paysage des Monts d’Arrée débordent largement les limites de leur propriété pour venir
encercler leur bâtisse aménagée pour l’accueil. La décoration intérieure évoquait ces
paysages de landes par des photographies, des objets anciens, et une mise en valeur de la
bâtisse elle-même (cheminée, etc.). Les fenêtres sont largement utilisées en plaçant
perpendiculairement les tables pour privilégier une vue sur l’espace fondamental afin de
permettre à chaque client de voir aisément les Monts d’Arrée. Cette impression d’être
dans le paysage est renforcée par les voies de communication pour se rendre vers cette
crêperie. L’établissement est accessible pour les randonneurs par le GR37 qui parcourt les
Monts d’Arrée. L’accès automobile est possible par un chemin de terre suffisamment long
pour qu’en son centre, on ne voit pas encore la maison, ce qui contribue à accentuer ce
sentiment d’immersion dans le paysage.
34 Ceci dit, nous présentons ici les entreprises qui dépendent d’une localisation fixe dans
l’espace. Nous n’abordons pas les activités mobiles dans les espaces fondamentaux comme
les promenades à dos de mulet dans les Monts d’Arrée, en barque sur les cours d’eau du
Cotentin, ou en mer le long des falaises de la presqu’île de Crozon. Par essence, la
prestation de ces entreprises est de se rendre au cœur du paysage.
35 L’utilisation du terme « accès visuel » nous paraît résumer les efforts que les
entrepreneurs réalisent pour obtenir une vue sur le patrimoine naturel paysager.
L’ouverture sur le paysage que représente une vue dégagée, sans barrière visuelle, permet
de préserver ce lien complexe qui unit les entreprises au patrimoine naturel paysager. Les
entrepreneurs qui ne disposent pas d’une vue ont échoué dans leurs tentatives. Ainsi, un
restaurateur souhaite abattre un mur qui cache complètement la vue, sans avoir obtenu
les autorisations nécessaires des Bâtiments de France. Un gérant d’un débit de boissons
sur le port de Camaret dans le PNRA se plaint de la trop petite ouverture de ses fenêtres.
Malgré des tentatives de mise en place d’une terrasse devant son établissement à chaque
524

fois annulées et des demandes d’agrandissement rejetées par les Bâtiments de France, il
considère cette situation comme un préjudice. Il en est de même de cette restauratrice
qui, lors de l’ouverture de sa crêperie, bénéficiait d’une vue sur les espaces de landes
littorales le long des falaises de la presqu’île, qui n’existe plus en raison de la pousse d’une
haie. L’obstruction de la vue par cette haie semble durable en raison de la décision du
Conservatoire du littoral de la maintenir pour que, à l’inverse, le visiteur qui se déplace
dans l’espace fondamental, ne puisse voir l’établissement localisé dans la marge proche et
qui est jugé disgracieux par les responsables du Conservatoire. La restauratrice se dit
prête à saisir la justice. Elle accuse une baisse de fréquentation de son établissement,
subissant même les remarques de certains de ses clients qui déplorent n’avoir qu’une vue
limitée au jardin de sa propriété par les grandes baies vitrées prévues pour laisser le
regard explorer les paysages côtiers.
36 Ainsi, ces entrepreneurs se caractérisent par les efforts qu’ils mènent pour accéder au
paysage en tentant d’éliminer un obstacle physique. Le terme d’accès a effectivement une
connotation physique qui nous semble appropriée. Quant à la conciliation entre
développement entrepreneurial et protection, nous relevons qu’elle peut être délicate,
voire inadaptée aux réalités.

Quelques entreprises préfèrent se localiser à grande distance réelle du patrimoine


naturel paysager, mais en disposant d’une vue

37 Une dernière catégorie d’entreprises touristiques rassemble les établissements éloignés


de l’espace fondamental par une distance réelle importante de plusieurs centaines de
mètres, voire même de plusieurs kilomètres, mais qui profitent d’une vue sur l’espace
fondamental. Ainsi, dans l’analyse des localisations des entreprises et des liens implicites,
il s’agit d’introduire la distance linéaire5 qui sépare les établissements des espaces
fondamentaux. Cette catégorie correspond à des localisations souvent inattendues, jamais
dans les bourgs, mais au cœur du bocage. Principalement composés de restaurants, les
gérants se sont volontairement éloignés des espaces fondamentaux pour échapper à la
contrainte trop forte. D’ailleurs, la liberté dont ils bénéficient s’exprime dans des
décorations souvent personnalisées à l’humeur et au caractère du tenant des lieux. La
plupart de ces entrepreneurs partagent un passé avec l’agriculture. Ils ont réussi à
acquérir, rarement par héritage mais plutôt par connaissance, les bâtisses d’une ancienne
ferme qui n’avait plus vocation agricole à la suite d’un départ en retraite ou de la faillite
de l’ancien exploitant. Afin d’attirer des clients, composés d’abord d’habitants des
environs, ils ont disposé des panneaux discrets le long des routes.
38 Toutefois cette catégorie d’entrepreneurs justifie, dans la plupart des cas, sa présence en
des lieux inattendus par une raison touristique autre que celle de l’obtention d’une vue
sur les espaces fondamentaux, même si tous ont la même démarche d’accès visuel au
paysage classé. Au sein de l’espace des parcs naturels régionaux, il faut considérer des
superpositions de notoriétés. Par exemple, dans le PNRA, les espaces fondamentaux des
falaises de la presqu’île de Crozon ne doivent pas occulter l’importance du tropisme
balnéaire si commun à la région Bretagne. Dans le PNRMCB, la notoriété des sites
consacrés à la mémoire du Débarquement du 6 juin 1944 est fortement présente dans les
environs de la plage d’Utah Beach et des lieux des parachutages (Sainte-Mère-Église,
Sainte-Marie-du-Mont, etc.). Dans ces espaces où deux notoriétés se combinent, celle de
l’espace fondamental du parc et la notoriété balnéaire ou de la Libération, il s’agit de
discerner celle qui a le plus d’importance pour les entrepreneurs. Dans le PNRA, les
525

entreprises de la presqu’île de Crozon dépendent avant tout de la fréquentation


balnéaire, mais considèrent l’espace fondamental proche comme un élément
indispensable et complémentaire à l’offre touristique du littoral. Il s’agit alors de
différencier le type de tourisme qui se prête davantage à la visite des espaces
fondamentaux. Dans le PNRMCB, les entreprises concernées dans la partie du parc
consacrée au Débarquement, considèrent que la notoriété des lieux de souvenir est
principale, mais ils déclarent commencer à prendre en considération les marais. On peut
évoquer le cas de cette gérante d’un restaurant à la ferme implantée entre Sainte-Mère-
Église et Utah Beach qui a obtenu un accès visuel en arasant une haie de bocage, seul
obstacle à une vue sur les marais. Depuis, d’ailleurs, les tables ont été positionnées
perpendiculairement aux fenêtres pour permettre à tous les clients de profiter de cette
vue.

CONCLUSION
39 Les entreprises intègrent le patrimoine naturel paysager dans leurs dynamiques sous des
formes qui s’inscrivent dans une grille de lecture orchestrée par deux paramètres
principaux. Pourtant, la distinction des dynamiques proprement imputables à un PNR
reste un exercice délicat qu’il convient de mener avec rigueur. L’évocation des différences
de notoriétés de parties du territoire en est une des raisons.
40 Cela n’empêche pas d’appréhender les contraintes que le patrimoine impose aux
entreprises. Le rapport est, finalement, dialectique mais profitable aux entreprises qui
perdurent grâce au patrimoine. Les efforts pédagogiques sont nécessaires car ils
permettent de poser les bases d’un dialogue entre les entrepreneurs et les gestionnaires
du patrimoine. Malgré les différences de gestion entre les deux parcs étudiés, nous notons
que les entrepreneurs sont, globalement, convaincus de l’utilité du PNR et sont tous

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE
BOBE S., 2001, « Développement entrepreneurial et protection de la nature : comparaison de deux
parcs naturels régionaux », ESO, n° 16, p. 71-75.

FACCHINI F., 1994, « L’évaluation du paysage : revue critique de la littérature », Revue d’Économie
Régionale et Urbaine, n° 3, p. 375-402.

KALAORA B., 1998, Au-delà de la nature, l’environnement : l’observation sociale de l’environnement, Paris,
L’Harmattan, Coll. « Environnement », 199 p.

LAJARGE R., 1997, « Comment délimiter un PNR ? L’exemple du futur PNR de Chartreuse » Revue de
géographie alpine, n° 2.
526

BRUNET R., FERRAS R., THERY H., 2001, les mots de la géographie : dictionnaire critique, 3 e édition, Paris,
Reclus, La documentation française.

NOTES
1. À ce propos, le Parc naturel régional d’Armorique est à l’origine du projet de parc national
marin en mer d’Iroise.
2. Distance réelle : « par une voie de communication de nature et de niveau définis, en kilomètre ».
Selon BRUNET R., F ERRAS R., T HERY H., Les mots de la géographie : dictionnaire critique, 3e édition,
Paris, Reclus, La documentation française, 2001, p. 164, article « distance ».
3. Les textes entre guillemets qui vont suivre sont des propos d’enquêtés relatés tels quels.
4. Expression d’un restaurateur dans les Monts d’Arrée.
5. Distance linéaire : « (à vol d’oiseau), en kilomètre » Selon B RUNET R., FERRAS R., THERY H., Les mots
de la géographie : dictionnaire critique, 3e édition, Paris, Reclus, La documentation française, 2001, p.
164, article « distance ».

AUTEUR
STEVEN BOBE
Géographe Université Rennes 2 Haute-Bretagne
527

Conclusion générale. Habiter le


patrimoine : vivre les lieux et
s’approprier le temps...
Maria Gravari-Barbas

1 Les textes des trente-sept auteurs venus d’horizons disciplinaires divers (pour la plupart
des géographes mais aussi des sociologues, des anthropologues, des ethnologues, des
historiens, des architectes...), apportent à l’interrogation a priori simple qu’on s’est posée
en introduction (à savoir : « comment les individus ou les groupes ethniques et sociaux
habitent-ils le patrimoine aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, dans le contexte de la
société contemporaine ? »), des éclairages riches et diversifiés.
2 L’objectif que s’est assigné ce bref texte de synthèse, est de chercher des dénominateurs
communs entre les différentes contributions ainsi que de proposer des thèmes
d’ouverture autour desquels le débat pourrait être prolongé.
3 C’est autour de la notion de l’appropriation, qui transcende et alimente – de manière
explicite ou implicite – l’ensemble des textes ici réunis, qu’on pourrait identifier un
premier fil conducteur. « Habiter le patrimoine » présuppose en effet une appropriation
préalable, qu’elle soit physique, mentale ou affective. Les processus appropriatifs, les
cheminements affectifs et intellectuels parcourus par les individus et les groupes sociaux
« habitant » le patrimoine, mis en évidence par plusieurs auteurs, permettent d’éclairer
les questions qu’on s’était posées dans l’appel aux communications : saisir la manière
dont les groupes et les individus se font leurs des lieux, des bâtiments, des objets qui ont
été construits ou fabriqués par d’autres, dans un passé plus ou moins lointain, plus ou
moins compris, plus ou moins senti ou aimé... Comprendre et analyser comment ils se
font leur un patrimoine pas d’emblée ou pas toujours glorieux et adoré mais souvent
difficile, douloureux, lié à des mémoires lourdes, qu’elles soient liées à la guerre, à
l’occupation, à l’esclavage, à des conditions de travail difficiles...
4 Ce registre appropriatif est saisi par les auteurs dans un double sens, celui de
l’appropriation de l’espace et de l’appropriation du temps. Leurs contributions ont ainsi
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montré que « Habiter le patrimoine » implique une double appropriation, celle de


l’espace habité, mais aussi, d’ailleurs souvent au préalable, celle du temps... Au bout du
compte, si l’on « habite le patrimoine » au présent, on fonde cette appropriation spatiale –
consubstantielle à l’acte d’habiter – sur l’appropriation du passé des lieux habités. On
cherche ainsi à légitimer l’action d’habiter – qui prend tout son sens dans ses applications
et implications présentes – en cherchant à l’ancrer dans le passé. Les différentes
communications ont montré comment cette légitimité (ou cette quête de légitimité), cette
« caution » du passé, est instrumentalisée, consciemment ou non, afin de fonder les
modalités de l’occupation présente de l’espace. En ce sens, c’est l’ appropriation du temps
qui permet l’appropriation de l’espace, qui donne à « habiter les lieux », à la fois au sens
propre et au sens figuré.
5 La double appropriation (spatiale et temporelle) implique de la part des individus ou des
groupes sociaux la mise en place de discours fondateurs, légitimant les rapports qu’ils
entretiennent à la fois aux lieux et au temps, voire plutôt avec les lieux au travers du temps.
Les auteurs ont ainsi montré la complexité des rapports et médiations qui se mettent en
place entre les différents discours des uns et des autres. Ainsi, habiter le patrimoine
implique l’intégration de l’épaisseur historique, mémorielle, sensible, des lieux habités.
On avait en introduction fait l’hypothèse que « l’acte d’habiter le patrimoine » n’était pas
neutre. Les auteurs confirment qu’elle tire sa complexité dans ses rapports multiples et
contradictoires au temps et à l’espace : en effet, loin d’avoir une relation simple, les
dimensions spatiale et temporelle se rencontrent, se croisent, voire se disputent ou entrent
en conflit.
6 La notion de l’appropriation s’est ainsi avérée être un des axes principaux de l’ensemble
de textes. Toutefois, loin d’en avoir épuisé la question, les contributions ici réunies
apparaissent comme des réflexions prometteuses de travaux à venir.

HABITER, ENTRE MOBILITÉ(S) ET PERMANENCE(S)


7 Le deuxième point qui nous semble important de souligner est que la question d’habiter
le patrimoine renvoie, par un jeu de miroir, à la question de mobilité. La longère, le
château ou le manoir transformé en résidence secondaire, investi et « habité » par
intermittence mais avec une affection certaine et appuyée, nous incite à nous interroger
sur les attachements des êtres à l’espace patrimonialisé.
8 Ainsi, la question d’« habiter le patrimoine » aujourd’hui ne peut être comprise qu’à
travers le rapport complexe avec un réseau d’espaces, tous « habités » mais de manière
variable dans le temps : un réseau de lieux que les individus se constituent, qu’ils
s’approprient de manière variable, autour desquels ils se construisent, à des degrés
divers, des discours au passé légitimants.
9 Les auteurs ont en effet montré que l’explosion des mobilités dans la deuxième moitié du
XXe siècle a modifié, souvent radicalement, la manière dont les individus et les groupes
investissent (habitent) l’espace et s’approprient le patrimoine. Et ceci concerne à la fois
ceux qui peuvent eux-mêmes profiter de cette mobilité (une minorité) et la grande
majorité de ceux qui y sont confrontés. Les contributions qui ont porté sur les rapports
entre, par exemple, élites sociales ou touristes (par définition mobiles) et sociétés locales
(confrontés à ces mobilités de manière plus ou moins dynamique) montrent qu’on peut
aujourd’hui se constituer son « lopin patrimonial » bien loin du seuil de sa porte. Ainsi,
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des initiatives telles que la constitution du « patrimoine mondial » légitiment ces « pieds
à terre » patrimoniaux de groupes et d’individus mobiles à travers le Monde.
10 Le jeu des échelles de l’habiter le patrimoine devient ainsi de plus en plus complexe. Autour
de cette multiscalarité des rapports au patrimoine, nous pouvons identifier un deuxième
champ de questions qui méritent d’être creusées par des travaux futurs.

HABITER, COHABITER, LE RAPPORT AVEC L’AUTRE


11 Finalement, et ceci est le troisième point que nous souhaitons souligner dans cette
synthèse, l’appropriation, consubstantielle à l’acte d’habiter, implique de définir les
limites ou les distances avec l’Altérité.
12 Habiter le patrimoine demande ainsi non seulement de définir son espace et son rapport
au temps, mais aussi de définir et d’intégrer des règles de vie en société (ses rapports à
l’Autre). D’ailleurs, à travers celles-ci et dans une logique réflexive, se définit non
seulement l’habiter collectif mais aussi l’habiter individuel.
13 Ainsi les textes ont montré les destinées patrimoniales changeantes des lieux habités
successivement (gentrification), alternativement (fréquentations touristiques par
exemple) ou parallèlement (coexistence de différents groupes sociaux dans le même
espace) par des populations différentes au cours du temps.
14 Il n’est pas ainsi étonnant que plusieurs auteurs abordent la question d’habiter le
patrimoine à travers la question du conflit, comme une construction dynamique
d’« être » et d’« avoir » dans le temps et dans l’espace. Au bout du compte, le patrimoine
et la manière de l’habiter apparaissent comme des médiations essentielles dans la
compréhension de la manière dont les individus se construisent leurs identités spatio-
temporelles. On peut penser que cette troisième direction constitue également un axe
riche pour des nouvelles études à venir.

HABITER LE PATRIMOINE : APPROPRIATION,


CONFLIT, CONSTRUCTION DE LIEUX DANS LA
SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE
15 Ainsi, le croisement des notions d’habiter et de patrimoine, se relève in fine d’une grande
richesse pour comprendre les rapports que les individus et les sociétés entretiennent avec
le Monde. À travers leur investissement physique (être habités) et mental ou affectif (leur
reconnaissance patrimoniale), à travers ce jeu d’échelle qui tend à être construit autour
de la multitude des lieux patrimoniaux habités à des degrés divers et changeants, on peut
opérer une lecture intéressante de la société en ce début du XXIe siècle. Gageons que des
futurs travaux se saisiront des avancées ici esquissées.

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