A

u départ, c’est un canot parmi

d’autres, secouru au petit matin
du 1er août 2016 en Méditerranée
centrale par le bateau de l’ONG
allemande Jugend Rettet. A bord,
118 hommes anonymes comme
la « crise migratoire » en charrie des dizaines de
milliers, rescapés de l’enfer libyen et entrant en
Europe par la route maritime la plus empruntée
mais aussi la plus meurtrière en cet été 2016.
Le plus jeune d’entre eux a 12 ans. Le photogra­
phe espagnol César Dezfuli les immortalise à
bord du navire humanitaire Iuventa avant qu’ils
ne soient débarqués, le lendemain, par les gardes­
côtes italiens dans le port sicilien de Pozzalo.
Deux ans plus tard, il entreprend de retrouver
la trace de ces « Passengers », du nom de sa série
photographique. Un contact Facebook avec l’un
d’eux et, peu à peu, la toile des réseaux sociaux
s’anime et permet de localiser la plupart. Elle
révèle le parcours erratique de leur vie en
Europe. Si plus d’un tiers de ces hommes se trou­
vent en Italie, près de trente se sont établis en
France et une vingtaine vivent en Allemagne.
Un, au moins, est mort, de maladie.
A nouveau, les rescapés posent devant l’objec­
tif de César Dezfuli. Ils sont souvent mécon­
naissables. Leur peau, leur regard, leur corps se
sont transformés, comme si une vie s’était
écoulée, comme s’ils étaient devenus d’autres
qu’eux­mêmes.
Le Monde a accompagné ce travail d’enquête
et rencontré de février à avril 2019 douze de ces

DESTINS
hommes dans quatre pays. Leurs témoignages
racontent l’Europe des migrants et les profon­
des distorsions entre les politiques d’accueil de
ses Etats membres, entre la faiblesse de la prise
en charge italienne qui pousse à la fuite et le
système directif allemand.
Ces fragments de vie montrent aussi la pesan­
teur des administrations nationales qui, face à
l’afflux de migrants, n’ont que très lentement
traité les situations individuelles. Dès 2018, le
rythme des arrivées sur le continent a retrouvé
son niveau d’avant la « crise » de 2014, mais près
de 900 000 migrants attendent toujours l’issue
de leur demande d’asile.
Cette inertie retarde d’autant les possibilités
d’intégration des personnes au sein des sociétés,
en les contraignant à une attente passive qui
souvent s’étale sur plusieurs années. Elle ali­
mente aussi les mouvements de rebond, parfois
tardifs, au sein du continent.

Loterie géante
Les destinations que « choisissent » les person­
nes sont avant tout le résultat d’une quête
d’opportunités de vie, que laissent entrevoir la
maîtrise d’une langue, l’existence de réseaux de
connaissance, ou un bouche­à­oreille souvent
déformant sur les chances d’être formé ou de
travailler. Une part non négligeable est aussi
dévolue au hasard : celui d’une rencontre amou­
reuse, d’une discussion dans un hall de gare ou
de la destination d’un camion.
Majoritairement originaires d’Afrique de
l’Ouest, en particulier de Guinée, du Sénégal et
de Gambie, les 118 « passengers » ont presque
tous échoué à obtenir l’asile en Europe. Presque
aucun n’envisage pourtant de retourner dans
son pays d’origine. Parce qu’ils fuient la persé­
cution, la maltraitance ou l’impasse d’une vie de
misère, parce que la survie d’une famille entière
dépend d’eux ou, compte tenu de ce qu’ils ont
enduré sur la route migratoire, ils ne peuvent
imaginer un instant rebrousser chemin.

D’EXILÉS
Après bientôt trois ans sur le continent, ils
continuent, pour la plupart, de se déplacer. Ils
bifurquent, reviennent parfois sur leurs pas,
tâtonnent… Ils cherchent encore leur « chance »,
disent­ils. Certains, aussi, s’essoufflent dans leur
quête. Et marquent le pas, découragés, abîmés
par leur fuite, éprouvés physiquement autant
que moralement, happés par la dépression. Ils
rejoignent les contingents de sans­papiers pris
dans une impasse. L’Europe devra tôt ou tard
se poser la question du statut de ces person­
nes, qu’elle est incapable, dans leur grande ma­
jorité, de renvoyer, pour des raisons juridiques
autant que pratiques.
Il est impossible de déterminer ce qui donne un
En août 2016, le photographe espagnol César Dezfuli réalise tour favorable à la vie de certains. Face aux caren­
ces des politiques d’accueil, cela semble souvent
les portraits de 118 migrants – rien que des hommes – secourus tenir à la force d’un tempérament ou à une forme
en Méditerranée à bord d’un même canot. Il en tire une série de « providence ». Dans cette loterie géante, les
acteurs associatifs et citoyens se révèlent être de
intitulée « Passengers » et récidive deux ans plus tard formidables accélérateurs d’intégration.
Au­delà de la question d’hospitalité que po­
avec ceux qu’il parvient à retrouver à travers l’Europe. sent ces personnes à nos sociétés, elles interro­
gent aussi sur la façon d’appréhender les exac­
« Le Monde » a rencontré certains d’entre eux tions commises de façon systématique à l’en­
contre des migrants en Libye. La Cour pénale
internationale a promis de se pencher sur ces
crimes. Mais elle a jusque­là négligé les récits de
ces hommes et les preuves des horreurs perpé­
trées de l’autre côté de la Méditerranée qu’ils
peuvent constituer. 
julia pascual

Six des migrants photographiés par César Dezfuli. Sur chaque dyptique, la photo du haut a été prise sur le bateau en 2016, celle du bas en 2018
ou 2019 : Ahmad T., 20 ans, malien, Acri (Italie). Alpha O., 20 ans, guinéen, Potenza (Italie). Bhoye D., 20 ans, guinéen, Madrid.
Abdoullah D., 21 ans, guinéen, Lille. Surah C., 20 ans, gambien, Florence (Italie). Oumar D., 23 ans, sénégalais, Ponte Benevento (Italie).

Cahier du « Monde » No 23144 daté Dimanche 9 ­ Lundi 10 ­ Mardi 11 juin 2019 ­ Ne peut être vendu séparément
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2 | destins d’exilés DIMANCHE 9 ­ LUNDI 10 ­ MARDI 11 JUIN 2019

Des existences en suspens
Peu de demandes d’asile des 118 migrants secourus par le « Iuventa »
en 2016 ont abouti. Leurs vies oscillent entre oisiveté contrainte
et travail, solitude et projets de famille, espoir et abattement.
Près de trois ans après leur arrivée en Italie, beaucoup continuent
de chercher leur « chance » et de se déplacer à l’intérieur du continent
Par Julia Pascual ­ Photos : César Dezfuli

Amadou D., 28 ans,

sénégalais
Pineda de Mar (Espagne)

A
Pineda de Mar,
petite station bal­
néaire de la côte
méditerranéenne,
le soir, les terrasses s’ani­
ment et, entre deux tournées
de montaditos (« canapés »),
les Espagnols bavardent
bruyamment jusqu’à s’égo­
siller. Amadou ne fréquente
pas ces ambiances festives. Le
jeune homme, plutôt taiseux
et renfermé, quitte peu l’ap­
partement du centre­ville où
il loge depuis six mois, avec
cinq autres migrants. Dans le Sadio D., 20 ans,
salon, les colocataires pas­ sénégalais
sent le temps les yeux rivés San Severino Lucano (Italie)
sur leur téléphone portable.
Ils prennent des nouvelles de
la famille restée au pays ou
des amis essaimés aux qua­
tre coins de l’Europe. Ama­
dou est arrivé dans cette
commune au nord de Barce­

lone, à l’automne 2018, mais
il aurait pu atterrir n’importe
où ailleurs. « Je suis seul, je ne
savais pas où aller, je m’en suis
remis à Dieu », dit­il. Il souhai­
tait avant tout quitter l’Italie.
Le pays ne lui ayant donné ni
travail ni asile, « je n’avais rien
à y faire », confie­t­il.
En se cachant à l’arrière
d’un camion à Vintimille, en
avril 2018, il croyait partir en
France. Mais, lorsque la po­
lice aux frontières française
a ouvert la remorque de l’en­
gin, lui et ses six compa­
gnons de route – du Sénégal,
de Gambie et du Nigeria –
sont en train de passer les
Pyrénées catalanes. « La po­
lice nous a fouillés, interrogés
et a pris nos empreintes, se
souvient­il. Ils nous ont fait
peur en nous disant qu’on ne
pouvait pas entrer en France
ou alors on serait renvoyés
au pays. » Il revoit un Séné­
galais se cogner la tête con­
tre les murs du poste de po­
lice à cette idée. « Il a failli se
tuer », rapporte Amadou. La
police finit par relâcher le
groupe, qui se scinde en
deux. « Avec le Gambien, on a
pris un taxi pour Figueras. Je
l’ai laissé là­bas et j’ai pris le
train pour Gérone. J’ai dormi
deux jours dans la gare.
Quand je voyais un Africain,
j’essayais de causer avec lui.
Un Sénégalais m’a trouvé
là­bas. Il m’a envoyé chez ses
parents, à Blanes, pour que
j’y reste quelques jours. »
Grâce à l’entraide commu­
nautaire, Amadou commence
à trouver des petits boulots.
A l’été 2018, il est embauché
pour travailler dans les serres
agricoles. A l’automne, un
collègue lui propose de venir
loger à Pineda de Mar.
« Aujourd’hui, je ne dépends
de personne », se félicite Ama­
dou. Dans quelques années,
il espère être régularisé.
« Quand j’aurai des papiers,
je vivrai tranquille. Si je ne
réussis pas, je partirai ailleurs
chercher ma chance. »
I
l est à tu et à toi avec les portraitistes
de la place du Tertre, à Montmartre,
près de laquelle il travaille. Dans la
crêperie qui l’a embauché, avec sa
toque et son tablier, son humour et toute
l’assurance qui le caractérise, il amuse et
séduit les chalands. Ce charme et cette
vivacité d’esprit sont sa clé d’entrée dans
la vie. Thierno n’a jamais pensé rester en
Italie. Ce qui l’attirait, c’était l’Allemagne.
« ON ÉTAIT AMOUREUX.  Comme l’Italie, la France n’est d’abord
ON A DÉCIDÉ DE SORTIR ENSEMBLE.  qu’un lieu d’escale où il ne s’attarde pas.
« Je suis venu chercher ma vie en Europe,
ON A À PEU PRÈS LES MÊMES IDÉES.  dit­il, pour justifier son empressement.
Trouver mon propre milieu, travailler, me
ELLE AIME VENIR EN AIDE  marier, vivre en paix. »
A Berlin, où il arrive au cours de l’hiver
À CEUX QUI SONT FAIBLES  2016, il se déclare mineur. « C’était une pé­
ET MOI AUSSI » riode heureuse, j’étudiais », raconte­t­il.
Mais il est baladé de centre en centre, en­
THIERNO D., 24 ANS voyé à Wuppertal, à Duisbourg, puis
Düsseldorf. La greffe ne prend finale­
ment pas. Dans un des établissements où
il est scolarisé, « [il] étai[t] le seul Black,
assis dans [son] coin », se souvient­il.
« Apprendre une nouvelle langue, repartir
de zéro, j’ai senti que c’était pas mon truc. »
Il part à l’été 2017 et échoue dans les
campements de la porte de la Chapelle,
dans le nord de Paris. Il reste deux semai­
nes à la rue jusqu’à ce qu’il prenne atta­
che avec Paris d’exil, une association qui
aide notamment les mineurs isolés
étrangers en les orientant vers des héber­
Thierno D., 24 ans,
guinéen
Paris
gements citoyens. « C’est là que ma
chance a commencé, résume­t­il. Je n’ai
croisé que des bonnes personnes. » Il va de
chambres étudiantes en appartements,
en passant par des loges d’immeuble.
« J’ai connu tous les quartiers, sauf peut­
être le 16e et le 15e arrondissements »,
s’amuse Thierno.
Au gré des rencontres, le jeune Guinéen
s’amourache d’une étudiante en histoire
de l’art qui enseigne le français. « On était
amoureux. On a décidé de sortir ensemble.
On a à peu près les mêmes idées. Elle aime
venir en aide à ceux qui sont faibles et moi
aussi. Et puis elle aime étudier. Moi, je n’ai
jamais aimé étudier. Mais j’adore voir ça.
Ça veut dire que tu aimes vraiment ton
avenir, que tu as un objectif. »
Lui manie l’art des relations humaines.
« Je parle, je suis curieux et audacieux, ça
m’a aidé », reconnaît­il. Alors qu’il vit
désormais avec sa petite amie, il retourne
régulièrement chez une dame qui l’a
beaucoup hébergé, dans le quartier du
Sentier. « C’est devenu une amie », affir­
me­t­il. S’il parvient à obtenir des
papiers, il voudrait se former dans le
commerce. Dans cinq ans, il s’imagine
avoir « fondé sa famille » et mener une
vie « normale ».
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DIMANCHE 9 ­ LUNDI 10 ­ MARDI 11 JUIN 2019 destins d’exilés | 3

Ismaël B., 21 ans,

guinéen
Meschenich (Allemagne)

A
l’origine, les concepteurs du
grand ensemble de Cologne­Mes­
chenich avaient imaginé une
sorte de cité idéale pour ménages
aisés, avec des tours de 26 étages et des tas
de services intégrés. En fait, Meschenich est
devenue une cité­dortoir où 60 nationalités
cohabitent et où l’habitat illégal prospère.
L’ensemble est cerclé de champs de bette­
raves et, au pied des barres, les habitants
vont remplir leur chariot dans un grand
supermarché Aldi, temple du discount.
Au 4e étage de l’une des tours, Ismaël par­
tage un vétuste T1 avec deux Maghrébins.
Cela fait presque sept ans qu’il a quitté son
pays. Et, dans le récit approximatif qu’il
fait des années passées sur le chemin vers
l’Europe, il reconnaît qu’il « avale les da­
tes ». Les événements se mélangent les uns
aux autres. Combien de fois a­t­il essayé de
prendre la mer ? Quelles sommes a­t­il
payées ? Combien de fois a­t­il été re­
vendu ? Tout se confond dans le sentiment
de « souffrance » des journées passées en
Libye sans sortir, parfois sans boire ni
manger. L’objectif du jeune homme était
d’« aller partout où ça réussirait ». Et par­
Babacar T., 29 ans, Momodou B., 20 ans, tout les portes se sont révélées fermées ou
sénégalais guinéen ont débouché sur des impasses.
Comiso (Italie) Bologne (Italie). En Allemagne, sa demande d’asile a été
rejetée. Le pays cherche désormais à le ren­
voyer en Guinée mais n’y parvient pas, en
l’absence de documents d’identité permet­
tant d’organiser son expulsion. En atten­
dant, Ismaël est détenteur d’un titre de sé­
jour de tolérance (duldung). Pour conjurer le
sort qui lui est promis, il a entrepris de sui­
vre des cours de langue trois fois par se­
maine pour améliorer sa maîtrise, toute re­
lative encore, de l’allemand. Mais il dit que
la professeure ne l’« aime pas », parce qu’il
« oublie tout ». Le jeune homme semble
s’être installé dans un état de latence et
d’abattement. Comment faire demi­tour
après tant de route ? Comment avancer
quand tout paraît bloqué ?

Abdoulaye D., 21 ans,

guinéen
Herne (Allemagne)

A
bdoulaye n’avait pas de destina­
tion en tête lorsqu’il a rejoint
l’Europe, à l’été 2016, mais il se
souvient que « tout le monde
parlait de l’Allemagne » comme d’un eldo­
rado. Il a suivi le mouvement et quitté
l’Italie. Après deux ans et demi passés
dans le pays, il tire sa propre conclusion :
« En Allemagne, les Guinéens n’ont pas
Baillo C., 20 ans, Blaise S., 26 ans, l’asile, mais ils ont du travail. »
guinéen sénégalais En décembre 2017, le patron d’une société
Borken (Allemagne) Lyon d’intérim est venu recruter directement
dans le centre pour demandeurs d’asile qui
l’hébergeait, à Herne (Rhénanie­du­Nord­
Wesphalie). Depuis, le jeune homme est
manutentionnaire à temps plein pour le
groupe de distribution alimentaire alle­
mand Metro. Dans l’entrepôt de stockage
d’emballages où il travaille, tout est auto­
matisé. Abdoulaye porte un casque à com­
mande vocale qui lui dicte les allées dans
lesquelles il doit se rendre et les tâches
qu’il doit accomplir. Avec son salaire, il a
tôt eu les moyens de se loger de façon
autonome, mais il lui a fallu toquer aux
portes des agences immobilières pendant
un an avant qu’un propriétaire accepte de
lui louer un appartement.
Il a emménagé dans un T3 à Herne, avec
un ami et collègue guinéen, Mamadou. Le
loyer s’élève à 550 euros, charges compri­
ses. Les deux hommes auraient voulu se
rapprocher de leur lieu de travail mais
l’administration leur interdit de résider
en dehors de Herne. Ils font donc deux
heures de trajet à l’aller et au retour. Dans
l’appartement, les deux colocataires ont
aménagé un lieu propret, posé du lino au
sol, installé un grand canapé dans le salon.
Ils goûtent à leur liberté nouvelle, qu’ils
redoutent de voir bientôt révoquée. La
demande d’asile d’Abdoulaye a été rejetée.
« Quand ils me donneront l’ordre de quitter
le pays, j’irai en Belgique ou en France pour
redemander l’asile. »

Aliou S., 21 ans, Ablaye N., 20 ans,

guinéen sénégalais
Marseille Hal Far (Malte)

4 | destins d’exilés
Amadou S., 25 ans,
malien
Barcelone (Espagne)
I
l se meut comme s’il
était là depuis tou­
jours, connaît le plan
du métro par cœur,
ponctue ses phrases de
joyeux et tonitruants « estu­
pendo ! » (« formidable »).
Amadou est à Barcelone
depuis quelques mois à
peine, mais il s’est em­
pressé de se fondre dans la
ville. Comme si les deux an­
nées qu’il avait passées à se
morfondre en Italie avaient
décuplé l’urgence qu’il
éprouve à vivre. Là­bas, « je
ne me suis pas fait d’amis »,
reconnaît­il. Et les petits
boulots qu’il dégotait par­
fois dans les serres agricoles
ou sur des chantiers lui ont
tout juste permis de se « li­
bérer l’esprit », étouffé par
l’ennui, et d’envoyer un peu
d’argent à sa mère, restée
au pays. Amadou a vu les
camarades avec qui il vivait
dans le centre d’accueil
pour demandeurs d’asile
partir de Sicile, les uns
après les autres, avant que
son tour ne vienne lorsque,
au bout de deux ans et que
comme pour eux, sa de­
mande d’asile a été rejetée.
Il croyait venir en France
mais sa route a bifurqué
vers l’Espagne, un peu par
hasard. A Barcelone, avec
d’autres migrants, il a in­
vesti un squat dans le quar­
tier de Poblenou. Dans la bâ­
tisse décrépie se croisent des
flux ascendants et descen­
dants de migrants, certains
sont tout juste arrivés de
Gibraltar, d’autres fuient la
menace d’une expulsion
en Allemagne ou ailleurs,
errant au hasard du bouche­
à­oreille et des espoirs nais­
sants. « A Barcelone, on com­
mence à voir des gens arriver
après plusieurs années de
séjour en Europe », constate
l’avocate d’Amadou, Yolanda
Bassas, qui l’assiste dans ses
démarches en cours de de­
mande d’asile.
S’appuyant sur la richesse
du tissu associatif local,
Amadou saisit la moindre
opportunité : il apprend le
castillan trois jours par
semaine, a suivi des forma­
tions en plomberie et en
électricité, fait des essais
dans des clubs de foot,
fréquente assidûment une
salle de gym, participe à un
atelier hebdomadaire de
discussion… « Je veux être
occupé, toujours », dit­il.
Alors que le squat de Poble­
nou risquait d’être évacué,
le jeune Malien a été ac­
cueilli dans l’appartement
d’un couple de Barcelonais,
Laura et Cristian. « Le fait
d’avoir pu trouver un réseau
d’entraide sociale, c’est très
important, croit Laura. Sur­
tout dans les premiers mois,
ça ouvre des possibilités. »
« Si je gagne les papiers, ce
sera bon », se dit Amadou.
Son objectif : « aider les
autres », assure­t­il. Et avant
tout, sa mère. « C’est ça qui
me donne le plus de force. »
« J’AVAIS ÉCRIT LE NUMÉRO 
DE TÉLÉPHONE DE MA MÈRE 
SUR MON PANTALON. 
TOUT LE MONDE FAIT ÇA. 
COMME ÇA, SI TU MEURS 
EN MER, ON PEUT PRÉVENIR 
TA FAMILLE » 
MOHAMED D., 15 ANS
Insa D., 19 ans,
sénégalais
Inca (Espagne)
S
on parcours, erratique,
opère des va­et­vient au
sein du continent euro­
péen, selon les aubaines.
« Si j’avais du travail en Italie, je
ne serais pas ici. » Insa vit sur l’île
espagnole de Majorque, mais il a
un titre de séjour humanitaire
italien, obtenu en janvier 2018
après avoir été ballotté entre dif­
férents centres d’accueil, dans
des villages de Basilicate, de Ca­
labre et des Pouilles. Dans son
récit, des mots d’italien se mê­
lent au français. En mars 2018,
ne trouvant pas de travail en Ita­
lie, Insa a contacté la seule per­
sonne qu’il connaissait en Eu­
rope, Mamadou, un père de fa­
Abdul D., 21 ans,
sierra­léonais
Ferrara (Italie)
mille originaire comme lui du
village de Manconomba, en Ca­
samance (Sénégal). Il est établi
en Espagne depuis près de vingt
ans et travaille sur des chantiers
de construction de l’île.
Dans l’exigu deux­pièces que
Mamadou occupe, au dernier
étage d’un petit immeuble de la
localité d’Inca, dans les terres,
sept personnes cohabitent. Il y a
là la femme de Mamadou, un de
ses fils de 19 ans et sa benjamine,
qui a 2 ans. Ses autres enfants
vivent au Sénégal. La famille hé­
berge aussi des hommes de pas­
sage, en quête de perspectives,
comme Insa. Le logement est
meublé sommairement, comme
si tous avaient emménagé la
veille. Insa dort sur le canapé du
salon mansardé. Au petit matin,
les hommes partent travailler. A
0123
DIMANCHE 9 ­ LUNDI 10 ­ MARDI 11 JUIN 2019
Alidou, 22 ans,
béninois
Bologne (Italie)
leur retour, ils se réunissent
autour d’un grand plat de riz en
sauce préparé par la femme de
Mamadou. Parfois, les matchs
de foot viennent égayer les
soirées passées devant la télé.
A l’automne, Insa est reparti
en Italie pour travailler dans des
champs d’oliviers à Palerme
« payé 3,50 euros ou 4 euros par
cagette ». Il a ensuite quitté la
Sicile pour travailler dans les
champs de mandariniers de
Calabre. Sur place, il logeait dans
le bidonville de la ville de Ro­
sarno, fait de cabanes en carton
et en tôle, sans eau potable, et
qui a accueilli jusqu’à 5 000 mi­
grants. En mars, le ministre de
l’intérieur d’extrême droite,
Matteo Salvini, l’a fait raser,
après la mort d’un jeune Sénéga­
lais, victime d’un incendie. « En
ce moment, ce n’est pas facile en
Italie », admet Insa. Le titre de
séjour humanitaire a été sup­
primé par M. Salvini, dans le
cadre de son décret­loi sur l’im­
migration et la sécurité. Celui
d’Insa expire en janvier 2020.
A Majorque, pour trouver du
travail, le jeune homme se
poste le matin tôt sur une place
de village où les agriculteurs
locaux passent recruter leur
main­d’œuvre journalière qu’ils
emploient pour les récoltes
d’oranges ou d’amandes, de ca­
roubes ou de pommes de terre.
« Je fais trois jours par­ci, une se­
maine par­là… payé 5 ou 6 euros
de l’heure selon le patron. »
Quand il ne travaille pas, le
jeune homme passe ses jour­
nées sur son téléphone et sur Mohamed D., 15 ans,
les réseaux sociaux. Souvent, il sénégalais
discute avec une jeune Gam­ Favara (Italie)
bienne restée en Afrique, qu’il
ambitionne d’épouser. Mais il
prévient : « Rester en Europe
sans papiers, c’est non. Je re­
tournerai au Sénégal. » Il avait
économisé un an avant d’en­
treprendre son voyage vers
l’Europe. Deux de ses frères
ont, avant lui, tenté l’aventure.
Ils sont morts noyés dans le
détroit de Gibraltar.
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DIMANCHE 9 ­ LUNDI 10 ­ MARDI 11 JUIN 2019
Bubacarr J., 20 ans, Adama D., 21 ans,
gambien guinéen
San Severino Lucano (Italie) Nonantola (Italie)
E
n Sicile, la majorité des mi­
grants disparaissent peu de
temps après leur arrivée. Ils
rêvent souvent d’Allemagne
ou de France. Mohamed, lui, est resté.
L’adolescent sénégalais avait 12 ans
lorsqu’il a débarqué en Italie. C’était le
plus jeune du bateau. L’une des pre­
mières choses qu’il a faites en arri­
vant fut d’appeler sa mère. « J’avais
écrit son numéro de téléphone sur
mon pantalon, se souvient­il. Tout le
monde fait ça. Comme ça, si tu meurs
en mer, on peut prévenir ta famille. »
Lorsqu’il était parti de son village de
Sirmang, à la frontière avec la
Gambie, Mohamed avait expliqué à
sa mère qu’il chercherait du travail à
Dakar. En réalité, il avait vendu un
mouton 300 000 francs CFA pour
financer une partie de sa route
jusqu’en Libye. Il voulait rejoindre
l’Europe dans le but d’« aider [sa] ma­
man ». Il arrive aujourd’hui à lui réser­
ver une partie des 17,50 euros qu’il
reçoit chaque semaine.
En Sicile, Mohamed a vécu dans plu­
sieurs centres pour mineurs. Celui
dans lequel il est installé depuis un an,
à Favara, est géré par une coopérative
catholique. Dans la petite chambre
qu’il partage avec Fati, un Egyptien, les
murs sont nus et l’air est froid.
Comme d’autres, Mohamed est un
peu désœuvré. Les journées passent
entre les tours de corvée de cuisine ou
de ménage, les quelques heures de
cours du soir et les parties de Play­
Station dans la salle commune.
Sa grande joie, depuis quelques
mois, c’est le club de foot qu’il a re­
joint comme attaquant. « Il est bon, dit
de lui le directeur du club Favara
Academy, Tonino Cusumano. Il a la
tête dure et il est surtout très rapide.
Mais il doit encore apprendre à jouer
C
en équipe. » Footballeur, mécanicien
ou éleveur de moutons, Mohamed
« attend [sa] chance ». Sa mère lui
conseille d’être vulcanisateur. « Elle dit
que c’est un bon métier, et je l’ai déjà
exercé au Sénégal. » Il avait 10 ans. Le
jeune garçon n’est pas certain de vou­
loir rester en Italie. Il a vu sur YouTube
que, depuis l’arrivée de Matteo Salvini
au gouvernement, les conditions de
vie pour les migrants sont devenues
« difficiles ». Où pourrait­il aller ? « Je
ne connais personne en Europe, mais
j’ai gardé contact avec un jeune qui est
aujourd’hui à Nice. Il m’a dit que la
France, c’est mieux, que les gens ne
sont pas racistes. »
Babacar S., 21 ans,
sénégalais
Caccamo (Italie)
accamo est connu
pour son château
du XIIe siècle. Per­
ché sur un rocher à
pic, il attire les touristes de
passage. C’est à la sortie de
ce village sicilien, auquel on
accède par des petites routes
qui serpentent, que la coo­
pérative catholique Azione
Sociale gère un apparte­
ment dans lequel sont hé­
Abdou F., 22 ans,
gambien
Naples (Italie)
bergés une dizaine de mi­
grants présentant des trou­
bles mentaux. Ce dimanche
d’hiver, l’employé de la coo­
pérative qui nous reçoit
fume goulûment un joint
d’herbe tout en suivant un
match de foot sur sa ta­
blette. Il est de permanence
pour surveiller le logement
dont il détient les clés et
gère les entrées et sorties. Il
ouvre une armoire et dési­
gne une étagère : « Ce sont
les traitements que je dois
leur donner à heure fixe. »
Antidépresseurs, anxioly­
tiques, antipsychotiques,
antiépileptiques…
Babacar vit là depuis l’été
2018. « Moi, je n’ai pas de pro­
blème », assure­il. L’employé
de la coopérative acquiesce
du menton. Le jeune Séné­
galais a obtenu il y a peu un
titre de séjour humanitaire
de deux ans, mais, il ne s’en
cache pas, il quittera le pays
dès qu’il aura pu réunir
200 euros pour se payer le
voyage. « Ici, il n’y a pas de
travail », justifie­t­il. Babacar
n’est allé à l’école que trois
ans au Sénégal. Il ne sait pas
écrire mais il coud et il peut
travailler comme tailleur.
« Ça fait deux ans que je suis
en Italie, et je ne fais que
manger et dormir. »
Dans le couloir aux murs
jaunis, un homme passe en
tirant la langue de façon
compulsive. Dans la cui­
sine, un autre essaye de se
préparer à manger en jetant
des morceaux de viande à
même le fond du four.
Quelqu’un a oublié de refer­
mer le gaz à la cuisinière. A
Caccamo, les hommes sont
oubliés. L’employé referme
la porte­fenêtre du balcon :
« Un résident a sauté il y a
deux mois… », s’excuse­t­il.
Au printemps 2019, Babacar
a quitté la Sicile et est entré
en France.
destins d’exilés | 5
Saifoulaye S., 18 ans,
guinéen
Créteil (Val­de­Marne)
O
uaich, mec. Chui occupé là, j’ai pas de
temps ouaich, je te rappelle. » Il a tout pris
de l’adolescent parisien. Les gimmicks, le
jogging, l’impertinence. En quelques
mois, il semble avoir tout absorbé, par mimétisme.
Mais derrière la désinvolture un peu forcée, Saifou­
laye a un seul objectif en tête : travailler. « J’ai
comme projet de construire une usine de briques
chez moi », en Guinée. Il s’est renseigné auprès d’un
fabricant chinois, « ça coûte 600 000 euros », dit­il.
Il pense que ça peut marcher. L’idée lui est venue en
Algérie, lorsque son frère travaillait dans une usine
similaire. Ce dernier est mort en Libye, tué à bout
portant parce qu’il s’était interposé entre un
passeur et Saifoulaye, alors que les deux frères
venaient d’entrer dans le pays. Saifoulaye s’est
retrouvé seul et a continué le voyage. « Venir en
Europe, c’était son idée, assure­t­il. Moi, je n’avais
rien en tête. Là­bas me manque beaucoup. »
Saifoulaye n’est resté que quelques mois en Italie,
parce que, « si un jour [il] rentre en Guinée, ça ne
[lui] sert à rien de parler italien ». A Paris, où il se
rend ensuite, le jeune homme n’est pas reconnu
comme mineur. Il passe alors huit mois sous les
ponts, à Créteil (Val­de­Marne), avant que l’associa­
tion Paris d’exil le prenne en charge. Des citoyens
se relaient pour l’héberger, deux jours ici, une se­
maine ailleurs. C’est Guy, un retraité chez qui il a pu
rester un an, qui lui met le pied à l’étrier en l’inscri­
vant dans une classe d’accueil pour élèves allopho­
nes. Il n’était jamais allé à l’école. Depuis, il a parti­
cipé à la création d’un collectif, Ecole pour tous, qui
promeut le droit à la scolarisation pour les publics
fragilisés, mineurs isolés, enfants des bidonvilles,
gens du voyage. Saifoulaye a fait partie d’une déléga­
tion reçue par le cabinet du premier ministre,
Edouard Philippe, fin avril. Ce jour­là, il avait troqué
le jogging pour un costume. A la sortie du rendez­
vous, il réagissait dans une vidéo sur Twitter : « Elle a
découvert beaucoup de choses qu’elle ne connaissait
pas, elle n’était pas contente elle non plus, disait­il à
propos de la conseillère éducation du premier mi­
nistre. On espère pouvoir travailler avec elle. Pas sûr,
mais on espère quand même. »
A l’automne 2018, Saifoulaye a finalement été
reconnu mineur après un test osseux. Il est
désormais hébergé dans un hôtel de Créteil par
l’aide sociale à l’enfance, « en attendant un foyer ».
Dans le même temps, il a entamé un CAP chau­
dronnerie, en Seine­Saint­Denis. Pour s’y rendre,
il passe deux heures et demie dans les transports,
à l’aller comme au retour. Ses bons résultats
scolaires lui ont permis de passer directement en
dernière année au bout de six mois. L’an pro­
chain, il préparera un bac professionnel chez les
Compagnons du devoir.
 0123
6 | destins d’exilés DIMANCHE 9 ­ LUNDI 10 ­ MARDI 11 JUIN 2019

couple se forme. « Il m’a ra­

Alpha B., 19 ans, Le couple vit dans l’immeuble
guinéen familial, au­dessus de l’appar­
Ramacca (Italie) tement des grands­parents de
Sofia, Maria et Salvatore,
conté son histoire, je me suis
attachée », confie Sofia.
En janvier 2018, alors qu’Al­
pha a atteint la majorité et
doit changer de centre, il a le
sentiment que son avenir est
compromis. « J’avais demandé
à faire une formation, ça
m’avait été refusé. Je n’avais
pas non plus obtenu d’aide
pour passer le permis de
conduire. Qu’est­ce que j’allais
faire ? » Le jeune homme ob­
tient un titre de séjour huma­
nitaire de deux ans, mais, sans
le dire à Sofia – pour ne pas
qu’elle le retienne –, il quitte la
Sicile et rejoint la Belgique, où
il pense obtenir le soutien
d’une tante installée à Bruxel­
les. Il déchante rapidement. Et
prolonge alors sa route vers
Cologne, en Allemagne. « Des
amis s’étaient installés là­bas
et m’avaient dit qu’ils faisaient
des formations, qu’ils tra­
vaillaient. Je voulais voir s’ils
pouvaient m’aider. »
L’hiver 2018 est rude. Alpha
est transbahuté de centre en
centre avant d’atterrir à Man­
heim (Land du Bade­Wurtem­
berg). On lui dit de rentrer en
Italie, où il détient un titre de
séjour. Entre­temps, Sofia l’a
rejoint. Ne supportant plus la
séparation, elle a payé les ser­
vices d’une agence qui a or­
ganisé sa venue, en lui pro­
mettant un travail de cais­
sière. Mais le filon se révèle
être une arnaque. L’épreuve
scelle leur relation. « A ce
moment­là, j’ai compris qu’elle
m’aimait vraiment », dit Al­
pha. Le couple choisit de ren­
trer en Italie. Ils se marient, le
2 août 2018, « le même jour
Talibé D., 21 ans, souvenirs le rongent. Il évoque la
guinéen mort de son père et la situation
Aubervilliers (Seine­Saint­Denis) politique en Guinée, qu’il suit
frénétiquement sur les réseaux
avait repéré sur Facebook que des
gens du pays y vivaient, et parce
qu’il avait entendu dire que des
associations pourraient l’aider.
Les difficultés, pourtant, s’accu­
mulent. Talibé rejoint le campe­
ment de migrants de Stalingrad, à
Paris, et, lors de son évacuation, il
atterrit quelques jours dans un
gymnase à Issy­les­Moulineaux,
puis six mois dans un hôtel de
Clamart, dans les Hauts­de­Seine.
Alors qu’il a enfin rejoint un cen­
tre d’accueil pour demandeurs
d’asile, à Nanterre, il en est exclu
au bout de quelques jours parce
qu’il a hébergé un ami dans sa
chambre. Il se retrouve à la rue.
Talibé explique qu’il passe des
mois à dormir sous les ponts, à
Créteil, Pantin ou Bobigny, en
Seine­Saint­Denis).
Il lui arrive de se poster devant
un magasin de construction pour
essayer de décrocher une journée
de travail comme manœuvre sur
des chantiers, de quoi glaner
30 euros pour dix heures passées
à « casser des toilettes, casser un

I I
l est « immortel », affirme
Sofia, quand elle parle
d’Alpha, sauvé des eaux
de la Méditerranée cen­
trale. Elle l’enveloppe de son
regard amoureux, à la fois ma­
ternel et adolescent. La jeune
femme est enceinte. Dans
quelques semaines, naîtra
Mattia, leur premier enfant. Le
Guinéen et l’Italienne de
19 ans font leur vie à Ramacca,
une petite commune sici­
lienne à 100 km au nord du
port de Pozzalo, où Alpha a dé­
barqué en août 2016. « Ici, tout
le monde me respecte », dit­il.
connus de tous à Ramacca.
Les deux jeunes se sont ren­
contrés au cours d’un stage
de théâtre en décembre 2016.
Alpha avait été choisi, avec
d’autres mineurs isolés du
centre pour migrants de la
commune voisine de Mineo,
pour monter une représenta­
tion avec des élèves italiens.
Elle aidait pour la musique et
les photos. « Je l’ai vu, se sou­
vient­elle. Il était beau, et on
aurait dit qu’il était différent
des autres. Il ne parlait pas
beaucoup, mais il dégageait
quelque chose de sérieux. » Le
que l’arrivée d’Alpha en Sicile »,
deux années auparavant, sou­
ligne Sofia. Comme une
deuxième naissance. « Main­
tenant je suis là, je suis bien »,
assure le jeune Guinéen. Il
suit des cours du soir pour
atteindre le niveau de fin de
collège et espère décrocher
une formation pour travailler
comme interprète dans les
tribunaux. Malgré l’arrivée de
l’extrême droite au gouverne­
ment, Alpha se dit désormais
serein. « Salvini [le ministre
de l’intérieur italien], ça ne
me fait pas peur. »
l ne touche pas son assiette. Il
dit qu’il a perdu le sommeil.
« J’ai trop de soucis en tête.
Parce que je n’ai pas de pa­
piers ni de travail. » Dans une im­
mense tour d’Aubervilliers (Seine­
Saint­Denis), dévolue par le passé
au logement de gendarmes et de
leur famille, Talibé est hébergé
par les services du 115, le numéro
d’urgence du SAMU social. C’est le
deuxième hiver qu’il passe à
l’abri, entre deux périodes de vie
sous les ponts. Le jeune Guinéen
n’a pas obtenu le statut de réfu­
gié, et semble peu à peu se laisser
gagner par le découragement. Les
sociaux. Il montre une vidéo du
quartier peul de Kaporo­Rails, en
banlieue de Conakry, récemment
détruit lors d’une opération de
« déguerpissement » musclée, or­
donnée par le président Alpha
Condé. Il y a aussi l’« enfer » li­
byen, dont on devine qu’il a mar­
qué son esprit. Là­bas, on l’a forcé
à ramasser des cadavres de mi­
grants échoués sur la plage. Il les a
enterrés dans une grande fosse.
Quatorze le premier jour. Dix le
deuxième. Et encore six. « Je n’y
arrivais plus », confie­t­il. Talibé
avait choisi de venir en France
parce qu’il parle la langue, qu’il
sol au marteau piqueur, ramasser
des gravats ». Il s’achète alors une
carte de crédit téléphonique. « Ça
me fait honte quand les agents
de la RATP m’arrêtent sans titre de
transport », confie­t­il. Le jeune
homme a accumulé près de
1 000 euros d’amendes. Débouté
de sa demande d’asile, il a « peur
que la police [l]’attrape ». Hors de
question de rentrer en Guinée.
« Je suis un homme mort dans
mon pays, jure­t­il. Je me tuerai
avant, ici, s’ils veulent me ren­
voyer chez moi. » De toute façon,
croit­il, « mourir ou vivre, c’est à la
volonté de Dieu ».

parvient à faire renouveler tous les mois une duldung, un

Walid D., 24 ans, odeur de putréfaction laisse deviner la présence d’un ron­
guinéen geur en état de décomposition avancée. Dans sa chambre,
Schermbeck (Allemagne) le symbole de l’Albanie a été peint en grand sur un mur,
témoin du passage d’anciens résidents. Les radiateurs ont
cessé de fonctionner depuis des mois, sans que personne
titre de séjour de tolérance que l’Allemagne lui accorde en
attendant d’avoir levé les obstacles à son éloignement. Le
renvoi du jeune homme est empêché par l’absence de do­
cument d’identité. Ce fragile sursis interdit à Walid de rési­
der en dehors de Schermbeck, mais l’autorise à travailler.
« J’avais choisi ce pays pour me former en ingénierie de la
construction », confie le jeune homme, qui avait com­
mencé en Guinée des études universitaires. En Algérie, où
il a vécu pendant deux ans et travaillé comme chef de
chantier, il parvenait à payer le loyer de sa mère restée au
pays. Mais il rêvait d’aller à l’université. En Europe, il a très
vite rejoint l’Allemagne, où l’administration l’a ballotté
dans plusieurs centres de demandeurs d’asile avant de
l’installer à Schermbeck. Durant huit mois, il suit des cours
de langue le matin et se rend dans un centre de formation
professionnelle spécialisé dans le bâtiment, l’après­midi.
Ses deux mois de stage dans une société de construction, à
Dorsten, débouchent sur une embauche.
Tous les jours, il se lève à 4 heures pour pouvoir commen­
cer le travail à 6 heures. « Les bons mois, je peux gagner
jusqu’à 1 600 euros », calcule­t­il. Il est fier d’avoir appris à
conduire une grue de chantier. Son patron voudrait le gar­
der. Il lui avait même trouvé un logement pour le rappro­
cher du travail, mais l’administration lui interdit de quitter

I
l y a des tulipes savamment alignées sur le bord de la
route et devant les Abribus, des écriteaux invitent les
propriétaires à faire déféquer leur chien plus loin.
Dans ce cadre bucolique et soigné, Walid parcourt tous
les jours, dans un sens puis l’autre, les 3,5 km qui séparent
son arrêt de bus de l’ancien lycée agricole de Schermbeck
(Rhénanie­du­Nord­Westphalie), où il est hébergé. La
grande bâtisse, froide et sale, loge des migrants en rase
campagne. Dans la partie qu’habite Walid, une légère
intervienne, comme si la négligence des lieux avait quel­
que chose d’organisé. C’est en tout cas le sentiment qu’a
fini par acquérir Walid. Le Guinéen partage sa chambre
avec un autre homme, absent la plupart du temps, « de
peur d’être surpris par la police ». La poignée de porte rafis­
tolée atteste les visites nocturnes des autorités, au cours
desquelles les migrants expulsables sont délogés.
Walid n’entre pas encore dans cette catégorie. Sa de­
mande d’asile a été rejetée en octobre 2017, mais, depuis, il
Schermbeck. Walid redoute que l’insistance des autorités
auprès de son employeur le dissuade de renouveler son
contrat, qui arrive à terme fin juin. Il retourne le problème
dans tous les sens, sans parvenir à trouver d’échappatoire. Il
passe des heures au téléphone avec sa compagne. « On était
à l’école ensemble en Guinée, et j’ai découvert par hasard
qu’elle était en Europe, avec sa petite sœur de 6 ans. » Elle vit
en Belgique, où elle suit une formation d’aide­soignante.
Elle voudrait qu’il la rejoigne.
0123
DIMANCHE 9 ­ LUNDI 10 ­ MARDI 11 JUIN 2019 destins d’exilés | 7

Les fils croisés des routes de l’exil

D’Afrique de l’Ouest à l’Europe, 33 parcours de migrants
du « Iuventa » se rejoignent en Méditerranée centrale

Un long voyage...
Ville de départ et durée du voyage jusqu’au sauvetage
en Méditerranée par le « Iuventa », le 1er août 2016

0 1 ans 2 ans 3 ans 4 5 6 ans

Abidjan - CÔTE D’IVOIRE Alpha O.

Labé - GUINÉE Abdoul
Kolda - SÉNÉGAL Bacarr
Conakry - GUINÉE Abdoullah ALLEMAGNE
Berlin
Barra - GAMBIE Abdou
Koulé - GUINÉE Baillo BELGIQUE Erfurt
Bruxelles
Labé - GUINÉE Momodou
Cologne
Lille
Conakry - GUINÉE Walid
Heidelberg
Djougou - BÉNIN Alidou Karlsruhe
Paris Stuttgart
Gao - MALI Amadou S. Quelque part
FRANCE en Autriche
Zurich
Dakar - SÉNÉGAL Blaise SUISSE
Basse Santa Su - GAMBIE Mohamadou Lyon
Rochefort Côme Milan
Conakry - GUINÉE Ismaël
Grenoble Bologne
Kedougou - SÉNÉGAL Bordeaux
Sadio
Nîmes Gênes
Nice
Basse Santa Su - GAMBIE Suleyman Ventimille
Marseille Cannes
Basse Santa Su - GAMBIE Surah
Figueras ITALIE
Conakry - GUINÉE Momodou B.
Barcelone Pineda de Mar Naples
Conakry - GUINÉE Saifoulaye
Labé - GUINÉE Abdoulaye ESPAGNE Inca
Conakry -GUINÉE Talibé Palerme
Catane
Sirmang - SÉNÉGAL Mohamed Favara
Souarekh
Mali - GUINÉE Adama Alger Pozzallo
Une prison
Dakar - SÉNÉGAL Insa en Tunisie Traversée de la Méditerranée et
Tanger Ceuta Oran sauvetage par le bateau «Iuventa»
Dubréka - GUINÉE Alpha B.
Oujda Maghina
Sédhiou - SÉNÉGAL Oumar Rabat Zaouïa
Casablanca Fès Tripoli
Conakry - GUINÉE Thierno Sabratah
Kindia - GUINÉE Amadou B. Ghardaïa Ouargla Zinten Beni Oualid
Tambacounda - SÉNÉGAL Amadou D. MAROC
Freetown - SIERRA LEONE Abdul
Ghadamès
Conakry - GUINÉE Aliou Deb Deb LIBYE
Dakar - SÉNÉGAL Babacar
Birak
Kambia - SIERRA LEONE Sheku Fin des Sebha
Adrar déplacements
Serrekunda - GAMBIE Bubacarr par transport
en commun
ALGÉRIE
Djanet
Al Qatrun

Reprise des transports en

commun après la frontière
Tamanrasset Madama
Nouadhibou

Timiaouine
Tessalit
MAURITANIE In Guezzam
MALI
Nouakchott
Arlit
Rosso
Saint-Louis Fin des déplacements NIGER
Richard Toll par transport en commun Kidal
Dakar Agadez
Kissane Gao
Fin des déplacements
Barra SÉNÉGAL par transport en commun
Serrekunda Sirmang Tambacounda Sévaré
GAMBIE Kolda Basse Santa Su
Sédhiou
Kedougou
GUINÉE- Niamey
Mali Bamako
BISSAU Labé
GUINÉE Siguiri Ouagadougou
... à travers les déserts,
les montagnes et la mer... Dubréka Kindia
BÉNIN
Conakry Kankan
Région du Sahara Kambia
Djougou
Important désert de dunes Freetown NIGERIA
Kara
(erg) ou rocailleux
SIERRA LEONE
Région montagneuse Koulé TOGO
Mer Mediterranée GHANA
Daloa Lagos
CÔTE
... et des zones de violence D'IVOIRE Cotonou A la frontière entre
Lomé
(torture, esclavage...) Nigeria et Cameroun
Abidjan Accra

Ville ou lieu mentionnés dans

les itinéraires des 33 migrants
Présence de groupes armés irréguliers

Ville
Ville de passage ou un ou plus parmi les 33 migrants ont subi
tortures, travail en condition d’esclavage, enlèvement ou autres
épisodes de violence. Chaque barre représente un migrant.
Sur les 118 migrants secourus le 1er août 2016, nous avons pu reconstituer la route migratoire de 33 d’entre eux 0 200 400 Km

Carte réalisée avec l’aide de César Dezfuli, photographe idéateur du projet «Passengers», et de Julia Pascual

CARTOGRAPHIE : Riccardo Pravettoni


8 | destins d’exilés
Des migrants sortis
de l’enfer libyen
Torture, viol, travail forcé… Des hommes
secourus par le « Iuventa », le 1er août 2016,
racontent les sévices qu’ils ont subis
en Libye, dans l’attente de leur traversée
de la Méditerranée
J
e me suis vu mourir. » « Des gens
sont devenus fous. » « C’est l’enfer
sur terre. » « Ils ont tué mon
frère »… Pour évoquer leur passage
en Libye, les migrants, qui ont été
secourus par l’ONG allemande
Jugend Rettet à bord du navire
humanitaire Iuventa, le 1er août 2016, en
Méditerranée, empruntent tous au lexi­
que de l’horreur.
Pour ces hommes, pour la plupart origi­
naires d’Afrique de l’Ouest, la Libye est la
première voie d’accès à l’Europe. Le pays
est en proie aux violences et à la plus
grande confusion politique depuis la
révolte débutée en février 2011, qui mena
à la chute du dictateur Mouammar
Kadhafi. Pour s’y rendre, ils ont emprunté
deux routes principales. L’une passe par
le nord du Mali, puis par l’Algérie. L’autre,
qui traverse le Niger, est la plus fréquen­
tée, au point qu’Agadez s’est transformée
en véritable « hub migratoire ». Depuis
cette cité du Sahel, les « coxeurs » – des
rabatteurs chargés d’organiser le voyage –
forment des convois de pick­up qui fon­
cent dans le désert. Les migrants s’y
entassent par dizaines, à l’intérieur des
bennes, armés de quelques bidons d’eau,
de biscuits et d’un peu de semoule. Ils
s’élancent alors sur une route chaque fois
plus coûteuse et dangereuse.
Dernière étape nigérienne avant la Li­
bye, Madama est déjà un lieu d’extor­
sions. « A la frontière, les militaires nigé­
riens m’ont frappé et exigé 5 000 francs
CFA [7,60 euros] », raconte Insa, un Séné­
galais. « Ils te fouillent, ils te prennent ton
argent et ton téléphone, renchérit Baba­
car, un compatriote aujourd’hui installé
en France. Il y a encore un autre check­
point quand tu entres en Libye. Les soldats
libyens se font graisser la patte pour lais­
ser passer le convoi. Ils travaillent main
dans la main avec les coxeurs. »
« Dans un autre monde »
La traversée du désert dure plusieurs
jours et, pour beaucoup, inaugure un cy­
cle de violences. « Les conducteurs nous
frappaient quand la voiture s’embourbait
dans le sable, se souvient Alpha, un jeune
Guinéen. Ça a duré quatre jours, mais ça
m’a semblé quatre ans. J’ai senti que je bas­
culais dans un autre monde. » « En Libye,
j’ai commencé à voir de vrais bandits,
abonde Amadou, Malien. Des hommes
armés nous forçaient à changer de véhicule
pendant la nuit et nous allongeaient dans
le pick­up, sous une bâche. Si un sac est trop
lourd, ils le jettent. »
Pour atteindre le littoral d’où partiront
les embarcations de migrants, la route est
longue de plus d’un millier de kilomètres.
Elle peut durer plusieurs mois, avec des
arrêts dans des villes comme Qatroun,
Sabha, Brak, Bani Walid ou encore Zentan :
autant d’endroits où les migrants sont
ballottés d’un groupe de trafiquants à un
autre. Des haltes sont organisées dans des
« foyers » qui, souvent, se résument à des
parcelles de terrain ou à des maisons vi­
des d’où il est interdit de sortir. Les mi­
grants doivent payer leur hébergement,
leur nourriture et la suite de leur périple.
Les mauvais traitements sont courants.
Babacar se souvient d’un foyer à Bani
Walid, où il a dû rester près de deux semai­
nes. Des Libyens « tiraient en l’air » avec
leurs armes pour faire régner l’ordre. Le
matin, affirme­t­il, « des femmes étaient
emmenées pour être violées ».
« Ils disaient : “Donne de l’argent ou tu
vas mourir !” », témoigne Mohammed, un
Sénégalais qui vit aujourd’hui en Sicile, à
propos de son séjour dans un foyer, à
Sabha. Lui avait réussi à conserver l’équi­
valent de 150 euros en dinars libyens. Il
CHIFFRES
820 000
C’est, en Libye, le nombre de
personnes qui ont besoin d’une
aide humanitaire, selon le Haut-
Commissariat pour les réfugiés
des Nations unies (HCR). Près
de 60 000 de ces hommes et
femmes sont enregistrés comme
demandeurs d’asile ou réfugiés.
650 000
C’est le nombre de migrants
arrivés en Italie depuis 2014
par la route de la Méditerranée
centrale – avec un pic à 180 000
en 2016. La majorité d’entre eux
ont pris la mer depuis les côtes
libyennes. Depuis le début
de l’année, 1 864 migrants ont
été débarqués dans le pays.
15 405
C’est le nombre de migrants
morts noyés en Méditerranée
centrale depuis 2014, alors qu’ils
tentaient de rejoindre l’Europe,
selon les estimations de l’Orga-
nisation internationale pour
les migrations (OIM).
avait 12 ans à l’époque. « Si tu n’as rien, tu es
vendu aux militaires libyens et amené en
prison », affirme Talibé, un Guinéen.
Pour se reconstituer un pécule, quel­
ques­uns se risquent à sortir pour trouver
du travail. « A Qatroun, il y a des places
connues où des Libyens viennent te pren­
dre, rapporte Insa, un Sénégalais qui vit
aujourd’hui en Espagne. J’ai fait ça pen­
dant trois mois. Je travaillais dans des
champs de tomates ou de salades. »
Certains sont soumis aux travaux for­
cés, comme Amadou, qui a été envoyé
cultiver des champs et élever des mou­
tons, à Zentan, « sous la menace d’une
arme ». « On te casse des briques sur le dos,
on te frappe avec des barres de fer, on t’at­
tache par les pieds, énumère­t­il. On ne
prend pas le risque de fuir, parce qu’on a
peur d’être attrapé dehors et envoyé en
prison. » C’est le sort qu’a subi Alpha.
Détenu dans une maison de Tripoli et
incapable de payer pour sa libération, ce
jeune Guinéen a été « acheté » par un
Libyen au bout d’une semaine. « J’ai tra­
vaillé pour lui pendant trois mois dans des
plantations, confie­t­il. Je dormais par
terre. Il m’insultait, me giflait et me frap­
pait. Il m’a traité comme un esclave. »
Fusil et berger allemand
La capitale libyenne, Tripoli, est en gé­
néral la dernière étape pour les migrants
avant la côte. C’est là qu’ils planifient et
payent plusieurs centaines de dinars li­
byens (quelques centaines d’euros) pour
la future traversée. Les « maisons de tran­
sit » où ils vivent sont tenues par des in­
termédiaires africains. Dans le récit des
migrants secourus par le Iuventa, des
noms de coxeurs sénégalais et gambiens
reviennent. Tous sont installés à Qerqa­
De nombreux migrants portent les traces de coups et de brûlures infligés en Libye. CÉSAR DEZFULI POUR « LE MONDE »
rich, un quartier tripolitain sous la coupe
d’un chef libyen surnommé « Gangster ».
« Il a vécu aux Etats­Unis, c’est là­bas qu’il
s’est initié aux armes, croit savoir Talibé. Il
est revenu en Libye après la mort de
Kadhafi [le 20 octobre 2011] et il a formé
des gangs. » De rares photos de lui circu­
lent sur les téléphones des migrants le
montrant avec son fusil automatique et
son berger allemand. Il arrive que, sur un
coup de sang, « Gangster » « détache son
chien pour attaquer les gens », assure
Talibé. Tous décrivent un homme vio­
lent, impliqué dans divers trafics – alcool,
armes, drogues et femmes.
Le jeune Mohammed a vécu une expé­
rience à part. A la suite d’une descente de
police dans un foyer, il est emmené dans
la prison de Zaouïa, à cinquante kilomè­
tres à l’ouest de Tripoli. Là, alors qu’il s’af­
faiblit de jour en jour, un Libyen pré­
nommé Salah se prend de pitié pour lui.
« C’était un policier qui travaillait dans la
prison », dit Mohammed. Le jeune garçon
est soigné et installé chez Salah, sa femme
et leurs trois enfants. Il n’a le droit de sor­
tir de sa chambre que lorsque l’épouse est
absente. Dans cette maison, il découvre le
fonctionnement des réseaux de trafi­
quants. Régulièrement, Ali, le frère de
Salah, ramène des embarcations pneuma­
tiques. Mohammed l’aide à décharger son
pick­up et à entreposer les moteurs et les
bateaux dans la maison. « Ali est un trafi­
quant, croit­il. Il m’a expliqué qu’il confis­
quait les bateaux et ramenait les gens qu’il
trouvait en mer – sauf s’ils le payaient. »
Au bout de cinq mois, Salah rend à
Mohammed sa liberté et l’envoie à Sabra­
tah prendre la mer. C’est dans cette ville
côtière que les 118 migrants, secourus le
1er août 2016 par le Iuventa, ont été réunis
« À SABRATAH,
SI QUELQU’UN SE SERVAIT  rivage des corps sans vie de migrants : il
D’EAU, LA NUIT, SANS  tah, l’attente avant le départ dure plu­
AUTORISATION, IL
SE RETROUVAIT ATTACHÉ,  dre de s’asseoir sur le sable, en bord de
LES JAMBES EN L’AIR,
ET IL ÉTAIT FRAPPÉ SUR
LA PLANTE DES PIEDS AVEC  En cet été 2016, les 118 migrants – tous
UN GOURDIN DE BOIS »
BABACAR
un migrant sénégalais
0123
DIMANCHE 9 ­ LUNDI 10 ­ MARDI 11 JUIN 2019
pour la première fois. La vie y est rude. Les
migrants attendent dans un campement
de fortune niché entre les dunes. « Tu ne te
laves pas. Certains jours, tu ne manges
pas », dit Amadou. Ils subissent aussi la
brutalité d’Ali, qui organise les convois.
« Un jour, il est rentré saoul, se souvient
Amadou. Il a pris une arme et a tiré sur un
petit Malien. Il l’a tué. » « Si quelqu’un se ser­
vait d’eau, la nuit, sans autorisation, il se
retrouvait attaché, les jambes en l’air, et il
était frappé sur la plante des pieds avec un
gourdin de bois », décrit Babacar.
Parfois, le courant marin ramène sur le
faut alors ramasser les cadavres. A Sabra­
sieurs semaines, voire des mois. Ceux qui
enfin vont pouvoir s’élancer dans la tra­
versée de la Méditerranée reçoivent l’or­
mer. « Ils nous ont appelés un par un, selon
une liste, décrit Amadou. Le capitaine, qui
dispose d’une boussole, d’une torche et
d’un peu d’essence, monte en dernier. »
des hommes – doivent s’y prendre à plu­
sieurs reprises pour embarquer. La pre­
mière fois, le bateau est en trop mauvais
état. La deuxième fois, le pneumatique
est percé. Enfin, ils réussissent. Mais, au
bout de quelques minutes, l’embarcation
est stoppée par un bateau conduit par
des hommes armés, dont personne ne
sait s’il s’agissait de militaires ou de trafi­
quants. « Ils nous ont demandé qui nous
avait embarqués », se souvient Abdou­
laye. Les migrants sont finalement lais­
sés libres de poursuivre leur traversée.
« De toute façon, résume Abdoulaye,
c’était l’Europe ou la mort. » 
julia pascual