Anda di halaman 1dari 14

See discussions, stats, and author profiles for this publication at: https://www.researchgate.

net/publication/315576086

Sujet, subjectivation, subjectivité et sciences sociales

Chapter · August 2015

CITATIONS READS

0 94

1 author:

Marie-Pierre Julien
University of Lorraine
23 PUBLICATIONS   52 CITATIONS   

SEE PROFILE

All content following this page was uploaded by Marie-Pierre Julien on 24 March 2017.

The user has requested enhancement of the downloaded file.


in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

Sujet, subjectivation, subjectivité


et sciences sociales

Marie-Pierre Julien
Laboratoire Culture et Sociétés en Europe
(CNRS – Université de Strasbourg)

En 1938, Marcel Mauss posait les jalons d’une réflexion en termes de sujet ou de personne,
les deux termes étant équivalents alors pour lui, de leur validité dans toutes les civilisations
et de leur histoire en Europe occidentale. Un peu plus de trente ans plus tard, et pour
répondre aux questionnements de Mauss1, une quarantaine d’anthropologues français et
étrangers, se réunissaient à l’occasion du colloque : « La notion de personne en Afrique
noire » (1971). Est-ce qu’un même concept peut permettre de comparer des organisations
sociales extrêmement différentes ? De son côté, Claude Lévi-Strauss apporta de l’eau au
moulin de ces débats en organisant un séminaire interdisciplinaire au collège de France
(1974-1975)2 sur la notion d’identité au cours duquel plusieurs chercheurs comme
Françoise Héritier ou Françoise Zonabend reprennent la définition de la personne en
fonction de l’organisation sociale du groupe étudié. Afin de pouvoir comparer ces
conceptions de la personne dans les différentes cultures, les ethnologues réunis dans l’une
ou l’autre circonstance ont cherché à définir ce qu’est une personne, de quoi elle est
composée, décrivant ainsi des « modèles de personnes » (P. Smith, 19933) société par
société.

Dans sa conclusion au colloque de 1971, Lajos Saghy4 insiste sur le fait que la notion de
personne ne peut être une catégorie immuable : elle est une forme variable qui révèle
l’interaction entre des hommes concrets et un milieu social. Aussi, ce n’est pas tant la
définition de la catégorie de personne que le processus de construction des personnes dans
chaque société qui importe.

Parallèlement, et dans une tout autre tradition analytique, Michel Foucault travaillait la
notion de sujet, cherchant à comprendre ces fameux processus de construction du sujet de la
Grèce Antique à nos jours en Occident. Sujet, subjectivation, subjectivité sont-elles des
notions utilisables en anthropologie ? Comment ? Que nous apportent-elles ?

1
Cf. l’allocution d’ouverture de G. Dieterlen in La notion de personne en Afrique Noire, Paris L’Harmattan1993,
pp. 9-13.
2
Cf. C. Lévi-Strauss (dir.), L’identité : séminaire interdisciplinaire, 1974-1975, Paris, PUF, 1983.
3
P. Smith, “Principes de la personne et catégories sociales”, in La notion de personne en Afrique Noire, Paris
L’Harmattan, 1993, pp. 467-491.
4
L. Saghy, 1993, “Quelques aspects de la notion de personne”, in La notion de personne en Afrique Noire, Paris
L’Harmattan, 1993, pp. 573-584.

1
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

Alors que Jean-Luc Jamard interrogeait le groupe Matière à Penser sur cette question en
20025 en soulevant l’oxymoron contenu dans la formule d’un « sujet social », les membres
du groupe proposaient de lui répondre en organisant un colloque qui donna lieu quelques
années plus tard à un ouvrage6, qui put voir le jour grâce à son soutien7. Codirectrice de cet
ouvrage collectif, je vous propose de poser les jalons d’une réflexion qui nous a dès lors
animés pendant plusieurs années, une réflexion qui mérite toujours discussion.

Petite histoire d’une réflexion collective

Depuis le début des années 1990 le MàP, groupe d’étudiants et d’enseignants de Paris 5,
s’est intéressé aux relations entre les individus et leurs objets. Très vite, il est apparu que
plus qu’un décor à l’action, les objets étaient partie prenante de la construction des
humains. Pour comprendre la notion de personne ou de sujet, il fallait dès lors comprendre
le rôle de la culture matérielle dans le quotidien des humains.

Pour éclaircir le propos, définissons d’abord les objets considérés. J’entendrai ici toutes
cultures matérielles, non parce qu’il existerait une culture qui serait pour partie matérielle et
pour partie immatérielle mais pour insister sur le fait que toute culture est ancrée dans la
matière des corps et des objets. De nos terrains d’observations, il ressortait que les
représentations naissent des relations humains-objets qui elles-mêmes sont organisées par
les représentations que les groupes et les individus en ont. Actions et représentations ne
sont pas antérieures les unes aux autres mais s’alimentent et se co-construisent
constamment les unes les autres. Aussi, l’ancrage matériel de toute action humaine est une
dimension anthropologique fondamentale. Cette constatation avait conduit A. Leroi-
Gourhan à déclarer que l’humain est un être de prothèse matérielle. Enfin, par matérialité je
considèrerai autant celle des objets que celle des êtres incarné.

La culture matérielle ne saurait être comprise en dehors du contexte spatio-temporel dans


lequel elle est agie. Dans son travail sur les ouvriers de travaux publics dans les égouts,
Agnès Jeanjean8 montre ainsi comment l’espace routier, qu’ils modifient pour effectuer les
réparations, structure en retour l’organisation de leur travail, leurs actions et surtout leurs
représentations d’eux-mêmes, à la fois héroïques et impuissants. De son côté, Isabelle
Baumont9 s’est intéressée à la montagne, espace « naturel » mais traversé et vécu
différemment selon qu’on est berger ou promeneur et finalement espace travaillé, donc
créateur de temporalité par les activités humaines. Ces espaces, rues, routes ou montagnes,
parcourues par les actions des différents sujets font partie de leur culture matérielle parce
qu’ils structurent et sont modifiés par leurs actions.

En travaillant à partir de biographies d’objets10 rencontrés dans les musées, d’objets de


brocantes, d’objets exotiques, d’objets « authentiques »11, le MàP a commencé par travailler
sur les gestes qui confèrent tel ou tel statut aux objets et, ce faisant, sur les procédures

5
J.-L. Jamard, “Au coeur du sujet : le corps en objet”, Techniques et Culture, 39, 2002.
6
M.-P. Julien et C. Rosselin (ed.), Le sujet contre les objets... tout contre, Paris, CTHS, 2009.
7
Nous l’en remercions chaleureusement.
8
A. Jeanjean, « Corps en chantier », in M.-P. Julien et C. Rosselin (ed.), Le sujet contre les objets... tout contre,
Paris, CTHS, 2009, pp. 193-219.
9
On peut trouvé des éléments de cette recherche dans I. Baumont, « Qui est berger ? Hiérarchie et relations
professionnelles » in A.-M. Brisebarre, P. Fabre et G. Lebaudy, Sciences sociales et pastorialisme, Cardère
éditeur, 2009.
10
Nous nous sommes fortement inspirés des travaux américains retranscrits dans A. Appadurai dir.), The social
life of things, Cambridge, CUP, 1986.
11
J.-P. Warnier (ed.), Le paradoxe de la marchandise authentique, Paris, L’Harmattan, 1994.

2
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

d’authentification12. Nous nous inscrivions, même si c’était dans des contextes


d’observation très différents, alors dans l’héritage de Leroi-Gourhan qui prenait en compte
à la fois la matérialité des objets et celles des humains. C’est le geste qui construit l’objet
comme authentique et l’acteur comme expert13. Nous en avons donc conclu que le geste est
doublement efficace : sur l’objet et sur l’humain.

Nous essayions alors de ne pas trop souffrir du grand écart que nous faisions entre les
travaux du groupe Techniques et Culture, qui travaillait les chaines opératoire et la
classification des techniques, et les travaux de Material Culture de l’University College of
London, qui s’intéressait essentiellement à l’usage14. Nous nous proposions de suivre la vie
de l’objet non pas seulement pour comprendre les différents statuts de l’objet, mais surtout
pour observer les conséquences de cette relation et sur l’objet et sur l’humain. Nous nous
sommes intéressés donc à tous les gestes, à la fois ceux de production et l’organisation du
travail qu’ils impliquent, mais aussi ceux de vente et ceux de consommation et d’usage.
C’est par exemple le parti que j’ai pris dans ma thèse sur les meubles laqués chinois
fabriqués à Paris15 pour comprendre comment cette fabrication d’objets « traditionnels »
chinois permettait aux immigrés chinois de devenir des citoyens de la République
Française16.

Le texte de Marcel Mauss « Les techniques du corps »17 fut un apport fondamental dans
notre réflexion parce qu’il propose de considérer la façon dont les techniques du corps
façonnent les individus dans leurs trois dimensions, biologique, psychologique et
sociologique. Il faut malgré tout mettre deux bémols pour intégrer la conception de Mauss à
notre perspective18. D’abord, Mauss distingue « techniques du corps » et « techniques
d’objet » or, dans son texte même, il ne cite aucune technique du corps qui ne s’appuie sur
des objets. Ensuite, Mauss considère que le social s’impose aux individus or, nous
observions sur le terrain la nécessaire adhésion de l’individu aux principes sociaux.

Ceci mis à part nous nous posions la même question que Marcel Mauss dans son court texte
de 1934 : « Rien n’est plus vertigineux que de voir un Kabyle descendre avec des
babouches. Comment peut-il tenir et ne pas perdre ses babouches ? »19. En agissant sur et
avec ces objets qui nous préexiste quand nous naissons, avec la bonne manière en vigueur
dans notre groupe social et culturel, nous nous construisons et sommes construits comme
un homme ou une femme, un travailleur manuel ou un roi bamiléké, un immigré chinois de
France ou un immigré chinois d’Allemagne, un berger ou un randonneur… Mais
comment cela se passe-t-il exactement ? Quelle notion nous permettrait de rendre compte
de ce double mouvement à la fois de construction de l’individu par le groupe et de
l’adhésion de l’individu aux techniques du corps propres à son groupe ? Celle d’acteur ?
Celle de personne ? Celle d’individu ? Celle d’homme total ? Celle de sujet ? Quelle notion

12
J.-P. Warnier et C. Rosselin (ed.), Authentifier la marchandise, Paris, L’Harmattan, 1996.
13
Cf. également sur cette question, Bessy C. et Chateauraynaud F., “Les ressorts de l’expertise: épreuves
d’authenticité et engagement des corps”, in Connein B., Dodier N. Et Thevenit L., Les objets dnas l’action, Paris,
EHESS, 1993, pp. 141-164.
14
Pour une synthèse de l’approche des objets dans les différents courants français et anglo-saxons cf. M. Segalen
et C. Bromberger, “L’objet moderne : de la production sérielle à la diversité des usages”, in Ethnologie Française
1996/1, Paris, Armand Colin.
15
MP Julien, « Les meubles laqués chinois made in France », thèse de doctorat, Paris V, 2002.
16
MP Julien, « Sujets chinois de la République Française », in Bayart J.-F. et Warnier J.-P., Matière à politique.
Le pouvoir, les corps, les choses, Paris, Khartala-UCAC, 2004, pp. 194-214.
17
M. Mauss, « Les techniques du corps », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, pp. 364-386.
18
M.-P. Julien, « Des techniques du corps à la synthèse corporelle : mise en objets », in M.-P. Julien et J.-P.
Warnier, Approches de la culture matérielle : corps à corps avec l’objet, Paris, L’Harmattan, 1999, pp.15-28.
19
Opus cité, p. 382.

3
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

nous permettait de prendre en compte la matérialité des corps et celle des objets dans la
construction sociale des individus ?

En collaborant avec le CERI et l’équipe de Jean-François Bayart nous entrions dans les
textes de Michel Foucault et abordions des concepts comme celui de sujet, de
subjectivation et de subjectivité. Je vous propose maintenant de faire le point sur l’apport
de ces notions en ethnologie et de leurs intérêts et inconvénients par rapport à d’autres
concepts.

La notion de sujet

La notion de sujet comme la définit Michel Foucault est riche et comporte plusieurs aspects
qu’il faut distinguer. Prenons d’abord la définition qu’il en donne :

« Il y a deux sens au mot ‘sujet’ : sujet soumis à l’autre par le contrôle


et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience
ou la connaissance de soi. Dans les deux cas, ce mot suggère une
forme de pouvoir qui subjugue et assujetti »20.

Cette définition du sujet a été remise à l’ordre du jour par Michel Foucault mais elle est
déjà ancienne, présente par exemple au XIVe siècle dans la traduction faite des textes
d’Aristote par Nicole Oresme21. En 2001 par exemple, une ethnologue comme Sylvie
Fainzang se l’était déjà appropriée dans son travail sur les relations entre patient et
soignants :

« L’individu est un sujet comme l’est le sujet du verbe, c’est-à-dire


auteur et parfois maître de ses actes, mais il est aussi sujet comme l’est
le sujet du roi, c’est-à-dire en partie assujetti et inféodé à une force qui
le dépasse, en l’occurrence aux déterminants sociaux, au contexte
politique et aux influences culturelles, autrement dit à d’autres lois et à
d’autres règles que les siennes propres »22.

Le premier intérêt de cette notion est qu’elle permet d’évoquer par un seul mot ce double
aspect à la fois de construction de l’individu par le groupe et d’adhésion de l’individu aux
techniques de soi propres à son groupe. Cette double position permet à la fois à l’individu
d’être membre du groupe et de s’approprier les habitudes pour les transmettre à la
génération suivante.

Le second intérêt de la notion de sujet définie ainsi est qu’on peut facilement y faire entrer
la matérialité, des humains et des objets, comme nous avons tenté de le montrer dans

20
M. Foucault, Dits et écrits, Tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 227.
21
Cf. J. Guilhaumou, « La temporalité historique des formes d’individuation. Les figures du moi », in A.
Giovanni et J. Guilhaumou, Histoire et subjectivation, Paris, éditions KIME, 2008, p. 230.
22
S. Fainzang, Médicaments et société. Le patient, le médecin et l’ordonnance, Paris, PUF, 2001.

4
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

« Matière à politique »23 en travaillant la notion de technique de soi comme à la fois des
techniques du corps et des techniques d’objets24 :

« les procédures, comme il en existe sans doute dans toutes les


civilisations, qui sont proposées ou prescrites aux individus pour fixer
leur identité, la maintenir ou la transformer en fonction d’un certain
nombre de fins, et ceci grâce à des rapports de maîtrise de soi sur soi
ou de connaissance de soi par soi »25.

Le troisième intérêt de la notion de sujet ainsi entendu est qu’elle prend facilement en
compte l’aspect processuel de la construction du sujet. Michel Foucault décrit, dans les
techniques de soi, le nécessaire travail sur soi continuellement effectué par les sujets pour
« fixer leur identité, la maintenir ou la transformer en fonction d’un certain nombre de
fins ». Ce processus de construction du sujet est communément appelé la subjectivation.
Cet intérêt pour le processus plutôt que pour l’aboutissement est très séduisant pour les
ethnologues ou les politologues comme Jean-François Bayart26 qui s’intéresse à la
construction sociale et politique des sujets.

Mais la notion de sujet n’a pas que des avantages ! Elle est, tout comme celle de
subjectivation, polysémique aussi, a-t-elle été utilisée par divers courants philosophiques,
historiques, sociologiques, parfois contradictoires entre eux. Les notions de sujet et de
subjectivation ont aussi été mobilisées, en psychologie du développement ou en
psychanalyse de façon fort différente, ou encore en neurosciences, en médecine, en droit.

De quel sujet parle-t-on ?

Le sujet dont parle Michel Foucault n’est pas le sujet de la philosophie classique car Michel
Foucault a participé avec Friedrich Nietzsche, Karl Marx, Sigmund Freud, Jacques Lacan
ou Claude Lévi-Strauss à la mort de ce sujet plein, celui qui est considéré maître de ses
actions et de ses pensées en Occident au cours d’un processus historique particulier abouti
au XIXème et au XXème siècle27. Le sujet dont parle Michel Foucault n’est pas ce sujet moral
qui porte des jugements sur ce qui est permis ou défendu, par rapport à soi aux autres et à la
loi. Ce n’est pas ce sujet qui a vocation à l’exercice de la liberté et à l’accomplissement de
soi par l’action, l’engagement politique, l’exercice d’une profession, l’art, la production. Le
sujet de Michel Foucault n’est pas le sujet de Jean-Paul Sartres ou de Maurice Merleau-
Ponty.

Le sujet défini par Michel Foucault a un inconscient et il est pris dans des relations de
pouvoirs qui le dépassent et qui lui font faire ou dire des choses dont il n’a pas toujours
conscience. En cela il rejoint le sujet, la personne, des sciences de l’Homme et de la
Société qui, dès le début du XXe siècle, ont traqué les déterminismes sociaux,
psychologiques ou biologiques, réduisant les prétentions du sujet plein de la philosophie
classique et en montrant que l’individu est produit par des habitus de classe, qu’il soit

23
J.-F. Bayart et J.-P. Warnier, Matière à politique. Le pouvoir, les corps, les choses, Paris, Khartala, 2004.
24
F. Gros n’est pas nécessairement d’accord avec cette interprétation, cf. M.-P. Julien et C. Rosselin (ed.), Le sujet
contre les objets... tout contre, Paris, CTHS, 2009, p. 107.
25
M. Foucault, Dits et écrits, Tome IV, Paris, Gallimard,1994, p. 134.
26
Dans sa conclusion de Matière à politique. Le pouvoir, les corps, les choses, (opus cité) J.-F. Bayart parle de
“subjectivation sans sujet”.
27
J. Guilhaumou retrace avec subtilité les différents courants qui considèrent ce sujet plein et qui ne se réduisent
pas au carthésianisme, opus cité.

5
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

bourgeois ou ouvrier28. La liberté individuelle est bien réelle, mais contrainte et


insaisissable. Mais ce qui intéresse les ethnologues ou les sociologues n’est-ce pas souvent
le processus de construction de ce sujet, sociétés par sociétés ? Est-ce alors la
subjectivation ?

La notion de subjectivation

La subjectivation comprend au moins trois pans que l’on pourrait qualifier ainsi pour les
distinguer : l’ontologie du sujet, les identifications du sujet, le processus historique
d’individualisation.

L’aspect ontologique est dû au fait que l’enfant humain naît inachevé et qu’il devient
complètement humain dans sa relation aux autres, dans sa capacité à agir de façon
autonome, dans sa capacité à dire « je » et dans sa réflexivité sur ses propres actions. Ce
processus de subjectivation prend quelques mois voire quelques années. C’est grâce à ce
processus que se construit l’identité du sujet. Evidemment ce processus n’est pas
simplement biologique ou psychologique, il est éminemment social comme le font
remarquer Laurence. Kaufmann et Krzysztof Skuza29 : c’est en cela qu’il nous intéresse
comme sociologue, ethnologue ou anthropologue. Devenir sujet, c’est prendre conscience
de son individualité (qui est définie par un corps propre différent de celui d’autrui), de
l’asymétrie entre le soi et le non-soi, et d’investir cette asymétrie par des techniques de soi.
Aussi, il n’y a pas d’individuation sans socialisation, celle-ci ouvrant les relations sociales
et organisant les institutions qui les règlent. Tour à tour la psychanalyse et la psychologie
du développement, chacune avec ses outils, ont décrit comment le nourrisson se constitue
progressivement comme sujet par les incitations subjectivantes et la confrontation de son
expérience à celle d’autrui. Beaucoup de disciplines tendent à converger sur le statut
relationnel et non plus substantiel du sujet. Après avoir ignoré les bébés, comme le souligne
Alma Gottlieb30, l’anthropologie les considère désormais comme un champ de recherche,
en témoigne également le numéro 40 de la revue Terrain31, consacré en 2003 à « enfant et
apprentissage ». Emerge depuis une quinzaine d’années également une sociologie de
l’enfance qui s’intéresse à l’« agency » des petits enfants32. Cette importance des échanges
sociaux, dans l’ontologie de l’humain a été ainsi décrite par les différentes sciences au
cours des cents dernières années.

Le deuxième aspect de la subjectivation est l’identification. Elle a trait à l’histoire de


chaque sujet qui au cours de sa vie peut-être médecin puis fabricant de meuble laqué
chinois, pratique le tennis, épouse une française, etc. Dans l’action, par les objets utilisés et
les gens rencontrés au cours de ces activités, le sujet va s’identifier à différents groupes.
L’identification est le fait qu’un sujet adopte des comportements, savoir-faire, émotions,

28
Par opposition au sujet de Victor Cousin, pricipalement homme, bourgeois, même s’il est inféodé à la culture
bourgeoise comme le fait remarqué justement J. Guilhaumou, opus cité.
29
L. Kaufmann et K. Skuza, “Esquisse d’une sociologie de la première personne”, in A. Giovanni et J.
Guilhaumou, Histoire et subjectivation, Paris, éditions KIME, 2008, pp. 57-100.
30
A. Gottlieb, “Où sont partis les bébés? Pour une anthropologie du nourrisson”, in E. Terray, J.-L. Jamard, M.
Xanthakou (ed.), En substance : Systèmes, pratiques et symboliques, Textes pour Françoise Héritier, Paris,
Fayard, 1999.
31
Terrain, “enfant et apprentissage”, Paris, MSH, 2003.
32
Cf. les travaux d’Allison James par exemple Childhood Identities. Self and Social Relationships in the
experience of the Child, Edimbourg, EUP, 1993.

6
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

façons langagières d’autres personnes qui lui sont proposées comme modèles. Ces
identifications participent à la construction psychologique et sociale du petit humain en
engageant dès sa naissance sa sensori-motricité et son affectivité. Le terme d’identification
a été repris par Denis Cuche33 (ethnologue) à René Gallissot (historien) dès 1996 pour
insister sur le fait que les identités sont processuelles parce que relationnelles. Outre le fait
que parler d’identifications au pluriel, plutôt que de subjectivation au singulier, évite la
confusion avec l’ontologie du sujet comme le souligne Jean-Pierre Warnier34, ce pluriel
invite à entériner le fait que les identifications peuvent être multiples. Ainsi, parler en
termes d’identifications permet d’envisager le fait que les sujets s’identifient à plusieurs
groupes différents, à différents moments de leur vie ou bien même concomitamment. Cette
définition des identifications rapproche étroitement le sujet de l’acteur pluriel de Bernard
Lahire35.

La troisième acception de la notion de subjectivation est historique : c’est l’histoire du


sujet juridique et politique entre le XIVème et le XXème siècle en Occident à l’origine des
démocraties modernes, qui est aussi appelée individualisation. Ce processus historique et
politique fait que un sujet, né en France au XIXème siècle, n’est pas le même qu’un sujet né
en pays maori ou qu’un sujet né en pays inuit à la même époque. Ils ne perçoivent pas les
choses de la même façon, ils n’ont pas les mêmes goûts. Il y a donc une histoire et une
géographie des subjectivités sur lesquelles se sont penchés les historiens de la seconde
Ecole des Annales tels que Paul Veyne, ou d’autres comme Daniel Roche ou Georges
Vigarello. C’est aussi ce processus historique qui est principalement décrit, sous des angles
différents, dans les textes philosophiques et juridiques qui s’intéressent à l’avènement du
sujet 36.

Quel sujet pour les sciences sociales ?

La première chose qui peut séduire les chercheurs en sciences sociales est le fait que la
définition reprise par Michel Foucault sort l’humain de la dichotomie, intellectuellement
paralysante, individu / société. Le sujet est à la fois auteur de ses action et soumis aux lois
sociales, qu’il contribue à maintenir et à créer. Le sujet est ainsi très proche de l’homme
total de Mauss, un humain à la fois biologique, psychologique et social, ces trois qualités
agissant constamment les unes sur les autres. Autrement dit encore, l’humain est individué
et social, il est son corps. Nous sommes également très proches de la définition de
l’individu interdépendant de Norbert Elias37.

En outre, la notion de subjectivation, mettant l’accent sur l’aspect processuel du sujet peut
intéresser les chercheurs en sciences sociales38 qui veulent sortir d’un structuralisme trop
distant du vécu quotidien des acteurs qui font le social. Dans cette perspective, la notion de
subjectivation peut être un concept opératoire à condition de définir précisément
l’occurrence qui est utilisée, subjectivation-ontologique, subjectivité historique ou
identifications.

Quant à l’ontologie du sujet son aspect social en fait un objet pour les sciences sociales.
Cette acception de la subjectivation-ontologie du sujet, n’est pas celle des psychanalystes

33
D. Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 1996.
34
M.-P. Julien, C. Rosselin, J.-P. Warnier, “Subjectivation, subjectivité, sujet : dialogue”, M.-P. Julien et C.
Rosselin (ed.) opus cité...
35
B. Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.
36
Cf J. Guihlaumou opus cité.
37
N. Elias, La société des individus, Paris,Fayart, 1991.
38
P. Corcuff, Les nouvelles sociologies, Nathan, 128, 1995.

7
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

comme le souligne Jean-Pierre Warnier39, pour qui l’ontologie du sujet s’opère lorsque le
sujet est capable de faire la différence entre lui et les autres. Cette division fondatrice entre
lui et l’autre va structurer tout son inconscient et, une fois advenu, permettre au processus
d’identification de se mettre en œuvre. Il y a donc deux étapes pour la psychanalyse : le
subjectivation et les identifications. Pourtant, certains travaux de neuroscience démontrent
que le nouveau-né possède déjà cette capacité à faire la différence entre lui et autrui, grâce
au traitement de signaux sensori-moteurs par certaines parties de son cerveau40, qui lui
permet de faire la différence entre ses propres mouvements corporels et des simulations
tactiles externes41. Cela engage alors le nourrisson dans des relations intersubjectives
primaires, un partage d’expériences et de réciprocité, qui permettent la synchronisation de
mimiques et de vocalises42. De tels échangent permettent au nouveau-né de réguler ses
affects, de structurer ses expériences et de percevoir autrui comme un « même ». Le
nouveau-né se socialise ainsi dès sa naissance43 et peut-être même avant avec l’alimentation
de sa mère, l’environnement sonore dont elle est entourée, etc. Cette différence entre le soi
et le non soi, d’abord phénoménologique, permet vers neuf mois de rentrer dans une
relation véritablement intersubjective. Sans entrer plus avant ici dans ce processus, il me
semble important ici de noter que les identifications sont à l’œuvre très tôt dans l’ontologie
du sujet.

Ces modèles identificatoires sont des éléments de subjectivité préexistants à l’enfant,


comme le montrent certains historiens. S’intéresser à ces subjectivités engage à travailler
sur l’organisation sociale et politique qui autorise leur existence. Mais plutôt que de rentrer
par l’analyse institutionnelle, François Hoarau44 insiste sur le fait que les constructions
identitaires se comprennent beaucoup mieux en décrivant les logiques d’action, les réseaux
d’actions, et les incorporations. L’article de Myriem Naji45 sur la formation des féminités à
travers le tissage dans le Sirwa marocain, celui d’Agnès Jeanjean46 sur les travailleurs de
chantiers public, celui de Romain Bertrand47 sur les Priyayi de Java au XIXe siècle ou
celui de Jean-Pierre Warnier48 sur les forgerons dans le Nord du Cameroun, en sont des
exemples d’ethnographies convaincants.

Ces modèles identificatoires sont portés par d’autres sujets qui eux aussi vivent dans des
réseaux d’actions sur les actions des autres, ces réseaux provoquant souvent des situations
conflictuelles si l’on considère les sociétés sous leur angle dynamique à la suite de Georges
Balandier49. C’est pourquoi le caractère pluriel des identifications, parfois contradictoires,

39
M.-P. Julien, C. Rosselin, J.-P. Warnier, “Subjectivation, subjectivité, sujet : dialogue”, M.-P. Julien et C.
Rosselin (ed.) opus cité..
40
A. Damasio “Mental self: the person within”, Nature, 423, 2003 cité in L. Kaufmann et K. Skuza, opus cité.
41
P. Rochat, “Connaissance de soi chez le bébé” in Psychologie française, 38-1, 1993 ou F. Clément & A. J.
Mallerstein, “What is it like to be concious? The ontologenis of consciousness”, Philosophical Psychology, 16-1,
2003. Cités dans L. Kaufmann et K. Skuza, opus cité.
42
M. Bullowa (ed), Before Speech. The beginning of interpersonal communication, 1979 cité dans L. Kaufmann
et K. Skuza, ibid.
43
B. F. Malle, L. J. Moses and D. A. Baldwin (ed.) Intentions and intentionality: foundations of social cognition,
Cambridge, Mass: MIT Press, 2001 cité dans L. Kaufmann et K. Skuza, opus cité.
44
F. Hoarau, “La communauté d’Emmaüs de Besançon : des sujet et des objets pris dans des réseaux d’actions sur
les actions”, in M.-P. Julien et C. Rosselin (ed.), opus cité.
45
M. Naji, opus cité
46
A. Jeanjean, opus cité.
47
R. Bertrand, “Chronique d’une guerre morale” in J.-F. Bayart et J.-P. Warnier, Matière à politique. Le pouvoir,
les corps, les choses, Paris, Khartala-UCAC, 2004, pp. 57-92.
48
J.-P. Warnier, “Métallurgie ancienne, identifications et domestication de la violence au Cameroun”, in J.-F.
Bayart et J.-P. Warnier, Matière à politique. Le pouvoir, les corps, les choses, Paris, Khartala-UCAC, 2004, pp.
181-194.
49
G. Balandier, L’Afrique ambigüe, Paris, Plon, 1957.

8
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

souvent conflictuelles est particulièrement riche pour le chercheur qui doit prendre en
compte la façon dont les sujets résolvent ces conflits pour eux-mêmes (gestion des conflits
normatifs par exemple) et au sein des groupes. Ainsi, il peut avoir accès à la culture en train
de se faire et aux modifications normatives par exemple.

Dans sa sociologie de l’expérience, François Dubet50 insiste sur l’hétérogénéité des


principes culturels et sociaux qui organisent les conduites et le travail nécessaire du sujet
pour construire son identité sociale. Michel Foucault a développé dans le même sens la
notion de techniques de soi. C’est encore ce travail de justification nécessaire que pointe
Alain Ehrenberg51 lorsqu’il décrit comment l’individu incertain, fragmenté, écartelé entre
diverses normes est tenu de s’engager dans un travail continu de justification et de
construction permanente de lui-même, mais c’est ce travail qui en fait un sujet.

On peut alors poser la question avec Hans Joas52 de l’existence d’un sujet unifié : la finalité
humaine n’est-elle pas la recherche (par l’action, par la morale, etc.), de l’unification de soi
comme sujet, unification qui n’existe pas d’emblée ? Les neurosciences ont d’ailleurs
bousculé la conception unitaire du sujet en montrant que « les attributs de la subjectivité ne
sont pas les attributs d’un sujet de conscience unitaire, par ailleurs hypothétique, mais les
effets émergents du processus sans sujet que constituent les connexions neuronales »53.

Si le sujet unifié n’existe pas, si ce qui intéresse le chercheur en sciences sociales, c’est la
construction du sujet dans ses différentes actions, alors pourquoi ne pas parler d’acteur et
d’acteur pluriel, comme Bernard Lahire par exemple ? Parce l’épaisseur matérielle, le
corps, est moins présent dans la notion d’acteur que dans la notion de sujet. En effet, tant
dans « Surveiller et punir » que dans « Histoire de la folie à l’âge classique » ou dans les
trois tomes de « Histoire de la sexualité », l’auteur montre comment les corps physiques des
sujets sont au cœur des enjeux de pouvoirs. Le philosophe allemand Helmuth Plessner dans
son dernier texte écrit en 197054 considère que l’humain ne fait qu’un avec son corps
sensible. Mais, parallèlement, il peut mettre à distance son corps anatomique par la
réflexion. C’est alors dans le conflit entre ces deux dimensions corporelles et par le fait que
ce conflit ne puisse pas être résolu, dans la distance entre le ressenti et le réfléchi, que nait
le sujet.

Le sujet : un corps physiologique en action avec ses objets…

Et pourtant, la singularité du sujet bien réelle s’inscrit dans son corps, mais c’est aussi ce
corps, espace-temps de l’action, lieu de la prise de décision qui n’est pas nécessairement
consciente, que les groupes vont transformer pour créer de l’homogénéité sur de
l’hétérogénéité. Lieu de singularité, c’est aussi le lieu de la socialisation. Et cette
socialisation passe également par tous les objets qui sont le support de nos actions.

Le corps n’est pas un objet nouveau en sociologie, comme le retrace l’ouvrage de


Christine Detrez55 et le récent ouvrage dirigé par Dominique Memmi, Dominique Guillo et

50
F. Dubet, La sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1994, p.16.
51
A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Paris, éd. Odile Jacob, 1998.
52
H. Joas, La créativité de l’agir, Paris, Editions du Cerf, 1999.
53
L. Kaufmann et K. Skuza, opus cité p. 58.
54
H. Plessner, Anthropologie der Sinne, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1980.
55
C. Detrez, La construction sociale des corps, Paris, Seuil, 2002.

9
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

Olivier Martin56. Des auteurs tels que Norbert Elias, Erwin Goffman ou Mary Douglas s’y
étaient intéressés depuis longtemps. En France, dans les années 1970 et 1980, les fonctions
et les pratiques corporelles ont acquis le statut d’objet épistémologique légitime. En histoire
bien sûr, avec l’histoire des pratiques alimentaires, des pratiques sexuelles, de l’hygiène, du
vêtement, du gestuel, de la mort… avec des auteurs comme Georges Vigarello ou Alain
Corbin. En sociologie également, avec Pierre Bourdieu, qui y voit le lieu où la domination
se reproduit, un vecteur des mécanismes sociaux.

Mais le corps est souvent un prétexte, évoqué pour défendre un choix théorique : le corps,
souffrant, meurtri, victime, est mobilisé pour montrer ou dénoncer le poids des structures
sociales sur des individus sans pouvoir (des agents57) ; le corps, dans sa capacité créatrice,
innovante, comme lieu de réalisation de soi pour les partisans de l’autonomie des individus
(des acteurs). Les postures respectives de Pierre Bourdieu et de Bernard Lahire, et
l’ouvrage collectif Un corps pour soi 58 illustrent le traitement différencié du corps selon les
points de vue théoriques des auteurs.
Jean-Michel Berthelot59 souligne pourtant que le corps est « un lieu privilégié
d’intelligibilité du social » où s’articulent « le biologique et le social, les déterminations
physiques et les résonances symboliques, le collectif et l’individuel, le structurel et
l’actenciel, la cause et le sens, la rationalité et l’imaginaire, la contrainte et la liberté ». Il
engage alors les sociologues à faire une réelle sociologie du corps dans laquelle le corps
serait un vecteur épistémologique : le corps comme « produit et producteur, lieu de
souffrance et de plaisir, d’aliénation et de réappropriation, d’inscription (du social) et
d’affects ».
Ce corps n’est pas le corps social décrit par Jean-Claude Kaufmann60, c’est le corps
biologique même si ce n’est pas celui étudié par la biologie. Le corps dont il est question ici
est un corps sensible, en action, comme l’ont décrit Paul Schilder61 et Maurice Merleau-
Ponty62 avec les notions de schéma corporel ou d’image du corps (dans une définition
différente de celle de la psychanalyse). Tous deux ont souligné le rôle de l’action dans la
perception et l’importance de la perception dans l’action. Plusieurs dizaines d’années plus
tard, le neurophysiologiste Alain Berthoz63 insiste sur cette impossible séparation entre
perception et action. On parle aujourd’hui de sensori-motricité.
Autant Paul Schilder que Maurice Merleau-Ponty ou Alain Berthoz montrent que le
schéma corporel est multiple et variable. Pour ce dernier : « (…) le schéma corporel n’est
pas conçu comme une représentation du corps, mais comme un schème des actions
possibles »64. Les objets sont donc incorporés au schéma corporel dans l’action : l’aveugle
sent au bout de sa canne, la femme au chapeau se baisse pour passer la porte. Lorsque l’on
parcourt la même rue à pied, à bicyclette et en voiture notre schéma corporel n’est pas le
même car les dimensions de la voiture, de la bicyclette et des vêtements ne sont pas les
mêmes. En fonction des objets utilisés, le schéma corporel, plastique, est différent. Le

56
D. Memmi, D. Guillo et O. Martin, La tentation du corps, Paris, éditions de l’EHESS, coll. Cas de figure, 2009.
57
Dans l’acception française du terme tel que l’emploi P. Bourdieu par exemple, pas dans le sens anglo-saxon.
58
C. Bromberger., P. Duret, J.-C. Kaufmann, D. Le Breton, F. de Singly et G. Vigarello, Un corps pour soi,
Paris, PUF, « Pratiques physiques et société », 2005.
59
J.-M.Berthelot, « Le discours sociologique et le corps », Quel corps ?, n° 34-35, 1988, p.83.
60
J.-C. Kaufmann, Ego. Pour une sociologie de l’individu. Une autre vision de l’homme et de la construction du
sujet, Paris, Nathan, 2001.
61
P. Schilder, L’image du corps, Paris, Gallimard « Tel », (1re ed. 1935) 1994.
62
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, « Tel » , 1945.
63
A Berthoz, Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob, 1997.
64
Ibid. p. 247.

10
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

temps de l’action nous sentons sous les roues de la voiture et au bord du pare-choc. C’est ce
que Céline Rosselin65 a appelé l’incorporation, l’incorporation d’objets dans la sensori-
motricité.
Cette incorporation est sensiblement différente de la notion anglo-saxonne d’embodiment.
Centrale dans les études féministes, cette notion vise à montrer que le sujet est un être
incarné. Le collectif réuni sous le titre Embodiment and Experience66 s’inspire de la
phénoménologie pour renouveler l’analyse du corps en anthropologie : le corps n’est pas un
objet passif sur lequel s’inscrit la culture, il ne se réduit ni aux représentations ni à être un
organisme biologique ou un centre de la conscience individuelle. Les auteurs montrent
comment le corps exprime des émotions, l’expérience de la douleur ou la violence
politique. Toutefois, les théories de l’incorporation sociale ou de l’embodiment oublient que
le corps est matière, comme le sont les objets.

Bouger, saisir, caresser, porter, se cogner, manger, actions quotidiennement renouvelées,


sont possibles parce que le corps est matière et rencontre d’autres matières, d’autres corps
et d’autres objets, mais également parce que le corps matériel est socialisé. Ce corps
physiologique socialisé est non pas un moyen pour effectuer une action, mais le lieu
(l’espace-temps) de son accomplissement, de la décision, de la dynamique, de la
motivation, de l’action ponctuelle ou habituelle –ce qui inclut diverses formes de
réflexivité– et est donc le lieu, l’enjeu de pouvoirs. Si la matérialité des corps et des objets
nous a semblé, au MàP, trop longtemps laissée de côté au profit du symbolique, il est
évident que matérialité et symbolique s’imbriquent et se co-construisent donnant naissance
aux cultures. Dans cette perspective, Jean-Luc Jamard67 montre comment les erreurs et
échecs techniques sont des révélateurs des liens qui se tissent entre modes de pensée et
praxis, typiques de chaque culture.

La notion de sujet ainsi définie invite donc les chercheurs en sciences sociales à ne pas
oublier les dimensions matérielles des actions et des cultures. Dans le premier chapitre du
« Le sujet contre les objets… tout contre », Nicoletta Diasio retrace de façon extrêmement
synthétique et précise les liaisons tumultueuses des corps et des objets dans les sciences
sociales depuis le XIXème siècle68. Nous ne sommes pas les premiers à nous y intéresser : il
y a bien sûr tous les travaux du courant de la technologie culturelle, de nombreux
archéologues, des sociologues du travail, la sociologie de l’action ou celle des usages, très
imprégnées des travaux anglo-saxons de sociologie cognitive, ou l’anthropologie cognitive
et les recherches sur la consommation69.

Certains chercheurs, comme Bernard Conein, se sont intéressés à la relation des acteurs et
des objets dans l’action. En conservant le point de vue du local, c’est-à-dire en s’intéressant
aux actions quotidiennes des gens pour comprendre une société et non pas aux grands
courants sociaux, il s’est tourné vers les sciences cognitives afin d’« élargir la notion
d’interaction ». Deux concepts ont été particulièrement utilisés par Bernard Conein70 : celui

65
C. Rosselin, «Iincorporation d’objets » in B. Andrieu (ed.) Dictionnaire du Corps, Paris, Ed. du CNRS, 2006.
66
T. J. Csordas, Embodiment and Experience, London, Cambridge University Press, 1994.
67
J.-L. Jamard, “Pour une anthropologie de l’erreu”, in M.-P. Julien et C. Rosselin (ed.), opus cité, pp. 169-192.
68
N. Diasio, “La liaison tumultueuse des choses et des corps: un possitionnement théorique”, in M.-P. Julien et C.
Rosselin (ed.), opus cité, pp. 21-84.
69
Je ne voudrai oublier personne dans une énumération trop hative. Outre le chapitre de N. Diasio très documenté,
je vous renvoie au bilan fait il y a quelques années dans M.-P. Julien et C. Rosselin, La culture matérielle, Paris,
La Découverte, Repères, 2005.
70
B. Conein, « L'action avec les objets : un autre visage de l'action située », Cognition, Information et Société,
Raisons Pratiques, n° 8, sous la direction de B. Conein, & L. Thévenot, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes, pp.
25-46, 1997.

11
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

d’artefacts cognitifs développé par exemple par Donald Norman71 et celui de routine.
Bernard Conein et Donald Norman admettent que l’homme ne peut pas vivre sans objet
parce qu’aujourd’hui la connaissance est distribuée dans ces objets. L’intérêt de
Bernard Conein et Donald Norman se porte sur la compréhension du processus d’extension
de « l’esprit » humain dans les objets qui l’entourent. Donald Norman, [ibid. : 19] estime :
« Certains artefacts nous rendent plus forts ou plus rapides ; d’autres
nous protègent des éléments ou des prédateurs ; d’autres encore nous
alimentent et nous couvrent. Il en est aussi qui nous rendent plus
malins, augmentent nos capacités cognitives et assurent ainsi
l’existence d’un monde intellectuel moderne ».

Leurs analyses sur le fonctionnement de ces extensions présentent plusieurs limites.


D’abord, le corps des acteurs n’est pratiquement pas pris en compte dans sa matérialité et
son histoire. Ensuite, la durée des observations est limitée à la durée de l’action, donc
l’analyse ne peut pas porter sur les conséquences pour l’acteur de l’interaction avec des
objets très divers, au cours d’une même journée. Encore moins au cours de toute une vie.
Enfin, les objets considérés sont finalement en petit nombre car ces auteurs posent que les
acteurs privilégient dans l’action certaines caractéristiques de l’objet pour agir. L’acteur
n’interagit pas avec l’objet mais avec un indice pertinent : sa couleur, sa fonction, sa taille...
C’est ce que Donald Norman nomme l’affordance, David Kirsh72 la stabilisation de
l’environnement, Bernard Conein73 l’indexation des objets.

Alors, si pour tenir compte de ces matérialités il semble que la notion de sujet soit plus
intéressante que celle d’acteur, il peut être également nécessaire de remplacer celle
d’action. La notion de conduite affectivo-sensori-motrice74 est intéressante en ce que, dans
chacune de celle-ci, le sujet engage son corps propre, sa perception, son affectivité, ses
limites, son inconscient, son inscription dans une société donnée à laquelle il est assujetti,
son passé, sa mémoire, et une culture matérielle donnée.

Conclusion

Ces conduites affectivo-sensori-motrices individuelles font culture parce qu’elles prennent


place dans des réseaux d’actions sur les actions des autres. La culture matérielle préexiste
au sujet mais il va se l’approprier en apprenant les « bonnes » manières de faire et de
ressentir telle situation, dans tel groupe, et parce qu’au sein de ce groupe ses actions vont
être acceptées, corrigées ou rejeté. Il va dès lors se définir et être défini comme membre de
ce groupe. Mais ces conduites sont des lieux d’exercice du pouvoir car les réseaux d’actions
sur les actions des autres prennent place au sein de ce que Michel Foucault nomme les
gouvernementalités. Elle « suppose d’un côté des formes rationnelles, des procédures
techniques, des instrumentations à travers lesquelles elle s’exerce et, d’autre part, des jeux
stratégiques qui rendent instables et réversibles les relations de pouvoir qu’elles doivent

71
D. Norman, « Les artefacts cognitifs », In, B., Conein, N., Dodier, L.,Thevenot (Eds), Les objets dans l’action,
Paris : Editions de l’EHESS, Raisons Pratiques, 4, 1993, pp.15-34.
72
D. Kirsh, “Distributed Cognition, Coordination and Environment Design”, Proceedingsof the European
conference on Cognitive Science, 1999, pp. 1-11.
73
B. Conein, “Agir dans l’espace et sur l’espace de travail avec des objets ordinaires”, Intellecta, 2005/2-3, 41-44,
2005, pp.163-179.
74
M.-P. Julien, C. Rosselin, J.-P. Warnier, 2009, “Pour une anthropologie du matériel”, in M.-P. Julien et C.
Rosselin (ed.), 2009, opus cité, pp. 85-110.

12
in Deniot J. et Réault J. (ed.), 2012, L’odyssée du sujet, Les cahiers du Lestamp-Habiter Pips,
Nantes.

assurer »75. Ainsi, la vie sociale est faite de ces jeux de pouvoir conflictuels qui, s’adressant
au sujet par son corps, contraignent le sujet-et-ses-objets dans ses conduites affectivo-
sensori-motrice.

La notion de sujet telle que je viens de la décrire est un outil qui peut permettre aux
chercheurs en sciences sociales de penser ensemble individu et société tout en mettant
l’accent sur l’aspect processuel de la construction des personnes. Elle ne permet pas tant de
définir l’individu, la personne, le sujet –évitant ainsi une définition substantialiste-, que de
donner un cadre pour décrire et comprendre les enjeux et les moyens de la construction de
la personne et à un moment historique particulier au sein d’un groupe humain donné.

75
M. Foucault, Dits et écrits II, Paris Quarto Gallimard, 2001, p. 1401.

13

View publication stats

Anda mungkin juga menyukai