Takis Théodoropoulos
2007/3 N° 22 | pages 30 à 37
ISSN 1621-5338
ISBN 2742772940
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L’immortalité de l’âme
hante les rues de la cité
un jeune homme venu de l’Elide. Ce sera lui qui, des mois plus tard,
fera le récit des événements à un certain Echécrate. Jeune homme
inconnu par ailleurs, il appartenait fort probablement à un de ces
groupes pythagoriciens qui, dispersés un peu partout dans le monde
grec, prêchaient le pouvoir suprême du Nombre, l’immortalité
de l’âme, ainsi que quelques recettes diététiques liées à l’harmonie
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été piégé par son Athènes chérie, qu’il ne peut plus déjouer les caprices
de la multitude, que cette multitude capricieuse et ignorante l’a
emporté. La politique de toute une vie se terminerait alors dans une
débâcle qui n’aurait rien de glorieux. Mourir dans une cellule de pri-
son, ce n’est pas mourir sur un champ de bataille, c’est triste et pi-
toyable.
Pour parler en termes de tragédie, il a besoin d’un deus ex
machina qui serait à la hauteur des circonstances. Pas un de ces pan-
tins qui atterrissent sur scène pour enlever à l’éther les mères infan-
ticides et les fils incestueux, ni un père omniprésent et tout-puissant,
prêt à offrir son oreille divine au désespoir de son fils. A la différence
de Jésus, Socrate n’a pas de père à qui s’adresser, sa parole est orphe-
line, elle n’est pas soutenue par l’autorité d’un texte sacré. Dans la
cellule de la prison d’Athènes, il ne s’agit pas de communiquer la
volonté d’une autorité préexistante ni d’interpréter un sacré reçu et
admis. Il s’agit de ménager sa propre autorité et de créer son propre
sacré. Nous ne sommes pas dans l’univers de l’interprétation. Nous
sommes dans l’univers poétique de la création.
Devant sa mort Socrate se sent obligé de créer une parole qui, tout
en étant humaine, parce qu’elle lui appartient, pourrait occuper la
place du sacré, puiser dans l’immortel, se débarrasser de la précarité de
l’humain. Il a besoin d’une parole qui, tout en étant mythique – le
(1) Michel Guérin, Nietzsche, Socrate héroïque, Grasset, 1975, p. 33. (Toutes les notes
sont de l’auteur.)
fait.
Si on veut exprimer notre piété, on n’a qu’à rendre ce qui est dû aux
dieux de la cité. Ils sont reconnus de loin avec leurs statues et leurs
temples bariolés, ils ont des noms et des biographies plutôt riches en
événements. Cette espèce de démon innommable qui n’est connu que
par Socrate et qui ne parle que par le silence, cette espèce d’esprit
sans visage, sans corps et sans histoire, échappe complètement aux
prérogatives divines qui programmaient la piété hellène.
Le démon n’est pas un dieu. Il est le portrait de l’atopia.
La fameuse mise en scène des textes de Platon qui dessert la forme
du dialogue, aussi bien que la beauté stylistique de sa prose, est avant
tout une métaphore de l’atopia socratique. Celui qui, de sa vie, n’a
connu que l’Attique n’a pas arrêté de se déplacer à l’intérieur de l’es-
pace restreint que lui-même s’était imposé. De la rive d’Ilissos jus-
qu’au gymnase, et de la cour de la maison du riche Callias au petit
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matin jusqu’au salon d’Agathon tard dans la nuit, Socrate n’arrête
pas de nous dire que penser, c’est se déplacer dans l’espace, jouer
avec la géométrie du cosmos qui, en l’occurrence, s’identifie à la cité.
A la différence de ses concitoyens, lui, il peut parler n’importe où, et
n’importe comment.
Socrate va se moquer de la rhétorique imposée par la parole
publique même quand il sera obligé de s’adresser au tribunal, l’unique
fois que Platon le présente parlant devant la foule démocratique de ses
concitoyens. “Oh ! par Zeus, ce ne sera pas, Athéniens, en un langage
exquis comme le leur, tout enjolivé de noms et de verbes élégants et
savamment agencés. Non, je parlerai tant bien que mal, comme les
expressions viendront à moi. Tout ce que j’ai à dire est juste, voilà de
quoi je suis sûr. N’attendez pas de moi autre chose(2).” Cette parole
nonchalante, eikè en grec, à la chasse d’une justesse qui est sa seule
légitimation, renvoie directement à notre idée de la prose.
N’est-ce pas intéressant de noter que le mythe de l’immortalité de
l’âme, en pays grec, dérive d’une disposition prosaïque du discours ?
D’autant plus que, tant qu’elle restait de la compétence de la poésie,
chez Homère, comme dans le chant XI de l’Odyssée, la descente aux
enfers, l’âme n’était qu’une ombre triste, le signe d’un désespoir qui
limiterait l’existence comme le grand fleuve Océan limite l’étendue
de la terre.
(2) Platon, Apologie de Socrate, trad. Maurice Croiset, Les Belles Lettres, première
édition en 1920.
(3) Platon, Criton, trad. Maurice Croiset, Les Belles Lettres, première édition en 1925.
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Doit-on reconnaître là une faille dans la pensée de celui qui est
considéré comme l’arrière-grand-père du rationalisme occidental ? Et si
faille il y a, quelles sont les secousses qui l’ont provoquée ? Est-ce que
pris de panique devant sa mort Socrate perd sa cohérence ? Ou alors
doit-on détecter dans cette incohérence même le signe d’une intention
qui ne peut se manifester qu’à travers ces zigzags intellectuels, l’ex-
pression de l’esprit baladeur qui préfère utiliser la géométrie poli-
tique de la cité comme une donne et pas comme une donnée ?
Dévalorisé par les lois que lui-même a mises en valeur, enchaîné
dans sa cellule, littéralement immobilisé, celui qui dans peu de temps
sera figé dans le silence de la mort doit de toute urgence trouver une
issue pour sauver non pas la vérité de sa parole, les quelques comman-
dements de son enseignement, mais la virtualité de cette parole, la pos-
sibilité de la faire vivre même par-delà la mort. C’est cette survie qui
cautionnera la mort du sage comme une “belle mort”, une mort
héroïque à la manière de ces sorties légendaires qui ont marqué l’ima-
ginaire grec : “Les deux personnages peut-être les plus marquants de
tout l’imaginaire grec, l’un à son origine, Achille, héros fictif, l’autre en
quelque sorte à son aboutissement, Socrate, personnage bien réel, his-
torique, choisissent tous deux la mort… De même que Socrate dit :
l’anexetastos bios, la vie sans examen, la vie irréfléchie – en prenant
réfléchie au sens le plus fort –, n’est pas vivable, de même Achille
cette âme immortelle qui a toujours été son support, même quand elle
se manifestait dans toute la singularité de l’attitude atopique du sage,
singularité, individualité dont la cité a besoin, puisque la démocratie
ne peut pas se suffire à elle-même, puisque la vérité n’est pas de la com-
pétence de la majorité.
L’immortalité de l’âme est le dernier refuge de l’atopie socratique.
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