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L'IMMORTALITÉ DE L'ÂME HANTE LES RUES DE LA CITÉ

Takis Théodoropoulos

Actes sud | « La pensée de midi »

2007/3 N° 22 | pages 30 à 37
ISSN 1621-5338
ISBN 2742772940
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2007-3-page-30.htm
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TAKIS THÉODOROPOULOS*

L’immortalité de l’âme
hante les rues de la cité

Comment Socrate parvient à inventer son mythe…

La scène se déroule durant un des premiers jours du printemps de


l’an 399 avant notre ère. Le cénacle est réuni dans une des cellules de
la prison d’Athènes, située selon les archéologues à l’extrémité sud-
ouest du site de l’ancienne Agora. Socrate et ses disciples attendent
le coucher du soleil, la fin de la dernière journée de sa vie, le
moment où il devra boire la ciguë broyée dans un de ces petits vases
élégants dont la forme renvoie à des miniatures décoratives, exposées
aujourd’hui au musée de l’Agora.
Ils y sont tous présents, ou à peu près tous, une quinzaine d’amis,
athéniens ou étrangers, venus assister aux derniers moments du
maître. Parmi eux quelques célébrités de l’histoire de la philosophie,

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cette discipline qui, en cette époque lointaine n’en était pas encore une.
Outre le vieil ami Criton et Ménexène, dont la postérité sera assurée par
les dialogues de Platon qui portent leurs noms, nous devons signaler la
présence d’Antisthène, père spirituel du cynisme, ainsi que de Phédon,
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un jeune homme venu de l’Elide. Ce sera lui qui, des mois plus tard,
fera le récit des événements à un certain Echécrate. Jeune homme
inconnu par ailleurs, il appartenait fort probablement à un de ces
groupes pythagoriciens qui, dispersés un peu partout dans le monde
grec, prêchaient le pouvoir suprême du Nombre, l’immortalité
de l’âme, ainsi que quelques recettes diététiques liées à l’harmonie

* Journaliste à Paris puis à Athènes, il a travaillé pour divers quotidiens et heb-


domadaires. Auteur de plusieurs romans, il appartient à la jeune génération de
prosateurs grecs. On lui doit une dizaine de livres, parmi lesquels Le Paysage absolu
(1992) et La Chute de Narcisse (1995), traduits en français chez Actes Sud, et, plus
récemment, Les Sept Vies des chats d’Athènes (2003) ainsi que Le Roman de Xénophon
(2005) chez Sabine Wespieser et Nous sommes tous gréco-latins (2005) chez Flam-
marion.

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universelle et les besoins de la métempsychose. Tout cela selon
Platon qui raconte dans Phédon le dernier jour de la vie de Socrate.
Platon, lui, est absent. Malade, souffrant d’une indisposition pas-
sagère, diplomatique peut-être, il est resté chez lui. Manque de cou-
rage ou précaution littéraire, le fait est que cette petite touche
naturaliste qui a pu se glisser dans cette ambiance hautement philoso-
phique ne peut pas passer inaperçue. Pourquoi Platon, tellement avare
quand il s’agit de nous fournir des éléments autobiographiques, se sent-
il obligé d’immortaliser son absence ? Par honnêteté ? Parce qu’il crai-
gnait un démenti fort peu probable ? Parce que, vu les circonstances, il
n’avait pas le courage de porter le poids d’un de ses mensonges exquis
qui font, entre autres, les délices de sa prose ? Ou, au contraire, par
acquit de conscience littéraire, par respect de la règle du genre qui
lui permet de mettre en scène son personnage ?
Sur la scène de la tragédie il n’y a pas de place pour le metteur en
scène, en l’occurrence le narrateur. Platon doit s’éclipser avant le lever
de rideau pour pouvoir mettre en perspective ses personnages.

Nous voilà donc prêts à assister au dernier acte de ce récit tra-


gique que fut l’histoire du procès et de la condamnation de Socrate.
Toute solution technique du drame ayant été écartée, tout suspense
effacé après son refus de s’évader, reste une attente, une lacune qui

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doit être comblée, un point d’interrogation qui demande une
réponse. Pourquoi l’homme le plus sage de la Grèce, se sachant inno-
cent, accepte-t-il de mourir ? Est-ce qu’il est prêt à se suicider ? La
question est légitime, d’autant plus que la démocratie avait inventé
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une façon très démocratique pour se débarrasser des intrus : boire la


ciguë demandait la collaboration, le consentement, du condamné.
La loi était tellement intériorisée que le condamné acceptait de se
donner la mort.
La psychologie n’a pas encore été inventée au IVe siècle avant
notre ère, et Platon, le “biographe” du maître, n’est pas un roman-
tique pour se contenter d’un dernier acte qui s’évaporerait dans une
nébuleuse de bons sentiments. En bref, Socrate n’a pas le droit de
boire la ciguë silencieux, entouré des lamentations de ses proches. Il
ne peut pas décevoir ses disciples, son public, sa postérité. Il doit épi-
loguer, présenter la somme et tirer les conclusions.
Lui, maître de sa pensée, de son âme et de son corps, comme tout
bon citoyen devait l’être, il ne peut pas se donner la mort sans raison
plausible. Partir en silence, ce serait trahir tout ce qui précède,
admettre qu’il n’a plus rien à dire, qu’il est à cours d’arguments, qu’il a

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été piégé par son Athènes chérie, qu’il ne peut plus déjouer les caprices
de la multitude, que cette multitude capricieuse et ignorante l’a
emporté. La politique de toute une vie se terminerait alors dans une
débâcle qui n’aurait rien de glorieux. Mourir dans une cellule de pri-
son, ce n’est pas mourir sur un champ de bataille, c’est triste et pi-
toyable.
Pour parler en termes de tragédie, il a besoin d’un deus ex
machina qui serait à la hauteur des circonstances. Pas un de ces pan-
tins qui atterrissent sur scène pour enlever à l’éther les mères infan-
ticides et les fils incestueux, ni un père omniprésent et tout-puissant,
prêt à offrir son oreille divine au désespoir de son fils. A la différence
de Jésus, Socrate n’a pas de père à qui s’adresser, sa parole est orphe-
line, elle n’est pas soutenue par l’autorité d’un texte sacré. Dans la
cellule de la prison d’Athènes, il ne s’agit pas de communiquer la
volonté d’une autorité préexistante ni d’interpréter un sacré reçu et
admis. Il s’agit de ménager sa propre autorité et de créer son propre
sacré. Nous ne sommes pas dans l’univers de l’interprétation. Nous
sommes dans l’univers poétique de la création.
Devant sa mort Socrate se sent obligé de créer une parole qui, tout
en étant humaine, parce qu’elle lui appartient, pourrait occuper la
place du sacré, puiser dans l’immortel, se débarrasser de la précarité de
l’humain. Il a besoin d’une parole qui, tout en étant mythique – le

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mythe étant l’expression du sacré – utilise les vertus de l’humain,
revête les formes de la sagesse, l’argumentation, l’enchaînement des
questions, la contradiction, tout l’apparat de la sophistique, tout le
poids de sa propre sagesse.
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C’est le mythe de l’immortalité de l’âme qui va lui permettre de


ne pas mourir dans le mépris, de transformer sa mort en cette “belle
mort” dont rêve tout citoyen athénien, la mort au champ de bataille,
dans la phalange, en défendant la cité. Il ne lui reste que quelques
heures pour prouver que la défense de la sagesse, l’héroïsme de l’âme,
est aussi importante que la défense de la cité ; l’âme étant, comme la
cité, la condition nécessaire et préalable à la vie.

“Tentons de mieux comprendre l’atopia de Socrate ; elle est la clé de


tout. L’atopia désigne le fait de n’être pas en son lieu et place – l’étran-
geté, la nouveauté, voire l’extravagance(1).” Alcibiade, dans Le Banquet,

(1) Michel Guérin, Nietzsche, Socrate héroïque, Grasset, 1975, p. 33. (Toutes les notes
sont de l’auteur.)

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la définit comme une espèce de singularité insaisissable : des Achille
et des Périclès nous pouvons en trouver, mais Socrate ne ressemble à
personne. Il est unique.
Tentons de prendre l’a-topia socratique à la lettre. C’est un mot
qui provient du préfixe de privation a et du topos. A la différence de
l’ou-topia, qui signifie un lieu qui n’existe pas, un lieu irréel, imagi-
naire ou futur, l’atopia renvoie à une attitude qui, privant les lieux
de leur qualité de “topos”, de leurs limites, bouscule la géométrie,
voire l’organisation de la cité. Comme un symptôme atypique, l’at-
titude atopique échappe à l’identification. Elle paraît donc inadmis-
sible à l’esprit identitaire du civisme.
Prenons le mot “géométrie” à la lettre. Dans l’Athènes de l’époque
classique de l’organisation politique, l’articulation de la parole est liée à
une répartition stricte de l’espace. On ne parle pas de la même façon
quand on est sur la tribune de la Pnyx, sur le Parthénon ou à l’agora.
La rhétorique se modifie selon l’enjeu. Les enjeux politiques requièrent
leurs propres figures de style, ainsi que le sacré, ou l’échange profane à
l’agora. On ne peut pas vendre notre parole à l’Assemblée, alors
qu’on peut la vendre à l’agora, comme font les sophistes. A l’agora,
les biens se vendent et s’achètent.
Si on tient boutique à l’agora pour offrir gratuitement les biens
qu’on possède, cela veut dire qu’on ne respecte pas les règles du mar-

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ché. C’est ce que fait Socrate.
Si on veut offrir notre parole pour le bien de la communauté,
alors on doit monter sur la tribune de la Pnyx et s’adresser à la com-
munauté des citoyens, à l’Assemblée. C’est ce que Socrate n’a jamais
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fait.
Si on veut exprimer notre piété, on n’a qu’à rendre ce qui est dû aux
dieux de la cité. Ils sont reconnus de loin avec leurs statues et leurs
temples bariolés, ils ont des noms et des biographies plutôt riches en
événements. Cette espèce de démon innommable qui n’est connu que
par Socrate et qui ne parle que par le silence, cette espèce d’esprit
sans visage, sans corps et sans histoire, échappe complètement aux
prérogatives divines qui programmaient la piété hellène.
Le démon n’est pas un dieu. Il est le portrait de l’atopia.
La fameuse mise en scène des textes de Platon qui dessert la forme
du dialogue, aussi bien que la beauté stylistique de sa prose, est avant
tout une métaphore de l’atopia socratique. Celui qui, de sa vie, n’a
connu que l’Attique n’a pas arrêté de se déplacer à l’intérieur de l’es-
pace restreint que lui-même s’était imposé. De la rive d’Ilissos jus-
qu’au gymnase, et de la cour de la maison du riche Callias au petit

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matin jusqu’au salon d’Agathon tard dans la nuit, Socrate n’arrête
pas de nous dire que penser, c’est se déplacer dans l’espace, jouer
avec la géométrie du cosmos qui, en l’occurrence, s’identifie à la cité.
A la différence de ses concitoyens, lui, il peut parler n’importe où, et
n’importe comment.
Socrate va se moquer de la rhétorique imposée par la parole
publique même quand il sera obligé de s’adresser au tribunal, l’unique
fois que Platon le présente parlant devant la foule démocratique de ses
concitoyens. “Oh ! par Zeus, ce ne sera pas, Athéniens, en un langage
exquis comme le leur, tout enjolivé de noms et de verbes élégants et
savamment agencés. Non, je parlerai tant bien que mal, comme les
expressions viendront à moi. Tout ce que j’ai à dire est juste, voilà de
quoi je suis sûr. N’attendez pas de moi autre chose(2).” Cette parole
nonchalante, eikè en grec, à la chasse d’une justesse qui est sa seule
légitimation, renvoie directement à notre idée de la prose.
N’est-ce pas intéressant de noter que le mythe de l’immortalité de
l’âme, en pays grec, dérive d’une disposition prosaïque du discours ?
D’autant plus que, tant qu’elle restait de la compétence de la poésie,
chez Homère, comme dans le chant XI de l’Odyssée, la descente aux
enfers, l’âme n’était qu’une ombre triste, le signe d’un désespoir qui
limiterait l’existence comme le grand fleuve Océan limite l’étendue
de la terre.

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L’attitude prosaïque telle qu’on la connaît aujourd’hui est née de cet
esprit baladeur, de son style désaffecté et désinvolte qui glisse à toute
occasion vers l’ironie et le sarcasme. Pour loger l’atopie socratique,
Platon devait créer une scène qui ne pouvait pas être localisée dans l’es-
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pace de la cité, un édifice en quelque sorte “baladeur”, fait à l’image de


cette parole qui peut s’articuler n’importe où et n’importe comment.
N’importe où, pourvu que ça soit dans Athènes, n’importe com-
ment, pourvu que ça soit en aparté, en privé, loin de la multitude, au
sein d’un petit groupe de jeunes hommes avisés, des Athéniens pur sang
de préférence, issus d’une de ces familles nobles qui ont le savoir-faire,
qui savent produire des kalos kagathos, des hommes de bien.
Nous sommes au cœur de l’atopia socratique.

Le procès de Socrate fut un procès politique. Tout d’abord parce que


le vieux sage était un de ceux qui avaient collaboré avec la tyrannie des

(2) Platon, Apologie de Socrate, trad. Maurice Croiset, Les Belles Lettres, première
édition en 1920.

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Trente, imposée par Sparte après avoir vaincu Athènes. Critias, le
chef des tyrans, ainsi que Charmide et Théramène, membres émi-
nents du cénacle socratique, ont été des membres actifs du régime
sanglant.
Avant la tyrannie, il y avait Alcibiade, membre du cénacle aussi,
un de ces gens de bien qui ont conduit Athènes à la catastrophe de
l’expédition en Sicile. Même si Socrate n’a pas commis de crime, ses
amis, ses enfants spirituels, ont provoqué les plus grands dégâts.
Socrate représente un danger pour la cité parce que tous ceux qui
sont pris dans le filet de sa pensée peuvent devenir des monstres dan-
gereux pour la collectivité, tels Critias et Alcibiade.
Ce n’est pas un hasard si le tanneur Anytos se trouvait parmi ses
accusateurs. Un des chefs des démocrates qui ont renversé la tyran-
nie, Anytos ne pouvait pas oublier qu’au moment crucial, pendant
la guerre civile qui a conduit à la chute du régime des Trente, Socrate
se trouvait du mauvais côté des barricades. Ce n’est pas un hasard
non plus si pendant le procès, la sympathie de Socrate envers les tyrans
et sa position pendant la guerre civile ne sont pas évoquées. Le vieux
sage jouit de l’amnistie qui a été accordée par la démocratie aux sympa-
thisants du régime. Ses adversaires, pourtant, n’ont pas la mémoire
courte. Accuser Socrate d’impiété, c’était viser sa monstruosité poli-
tique, l’accuser de suivre les voies de cette “atopia” qui échappait à la

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communauté, comme lui échappait le visage de son démon.
Ce n’est pas sa vie qu’il va essayer de sauver par son Apologie. C’est
la singularité de sa présence, cette vertu spécifiquement socratique,
la liberté atopique qui est son véritable testament. Arrogant, ou peu
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s’en faut, pendant le procès, en tout cas suffisamment blasé face à


l’idée de sa propre mort, il refuse ouvertement la compétence de la
foule démocratique en matière de justice : “Oui, si quelqu’un
entend combattre vraiment pour la justice, et si l’on veut néanmoins
qu’il conserve la vie un peu de temps, il est nécessaire qu’il reste
simple particulier, qu’il ne soit pas homme public.”
Presque un mois plus tard, déjà condamné à mort, en refusant de
s’évader, il prône ce même civisme qu’il a bafoué au cours de son
procès. Il parle à son ami Criton, qui a préparé le terrain de son éva-
sion : “Crois-tu vraiment qu’un Etat puisse subsister, qu’il ne soit
pas renversé, lorsque les jugements rendus y sont sans force, lorsque
les particuliers peuvent en supprimer l’effet et les détruire(3) ?”

(3) Platon, Criton, trad. Maurice Croiset, Les Belles Lettres, première édition en 1925.

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Doit-on reconnaître là une faille dans la pensée de celui qui est
considéré comme l’arrière-grand-père du rationalisme occidental ? Et si
faille il y a, quelles sont les secousses qui l’ont provoquée ? Est-ce que
pris de panique devant sa mort Socrate perd sa cohérence ? Ou alors
doit-on détecter dans cette incohérence même le signe d’une intention
qui ne peut se manifester qu’à travers ces zigzags intellectuels, l’ex-
pression de l’esprit baladeur qui préfère utiliser la géométrie poli-
tique de la cité comme une donne et pas comme une donnée ?
Dévalorisé par les lois que lui-même a mises en valeur, enchaîné
dans sa cellule, littéralement immobilisé, celui qui dans peu de temps
sera figé dans le silence de la mort doit de toute urgence trouver une
issue pour sauver non pas la vérité de sa parole, les quelques comman-
dements de son enseignement, mais la virtualité de cette parole, la pos-
sibilité de la faire vivre même par-delà la mort. C’est cette survie qui
cautionnera la mort du sage comme une “belle mort”, une mort
héroïque à la manière de ces sorties légendaires qui ont marqué l’ima-
ginaire grec : “Les deux personnages peut-être les plus marquants de
tout l’imaginaire grec, l’un à son origine, Achille, héros fictif, l’autre en
quelque sorte à son aboutissement, Socrate, personnage bien réel, his-
torique, choisissent tous deux la mort… De même que Socrate dit :
l’anexetastos bios, la vie sans examen, la vie irréfléchie – en prenant
réfléchie au sens le plus fort –, n’est pas vivable, de même Achille

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dirait : le bios atimètos ou akleiès, la vie sans gloire, sans renommée,
n’est pas vivable(4).”
Cette vie “réfléchie” n’est pas limitée dans l’enceinte de la cité. Elle
pourra continuer à être réfléchie même après la mort, par le biais de
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cette âme immortelle qui a toujours été son support, même quand elle
se manifestait dans toute la singularité de l’attitude atopique du sage,
singularité, individualité dont la cité a besoin, puisque la démocratie
ne peut pas se suffire à elle-même, puisque la vérité n’est pas de la com-
pétence de la majorité.
L’immortalité de l’âme est le dernier refuge de l’atopie socratique.

Il est vrai que pour le lecteur moderne, Socrate argumentant sur


l’immortalité de l’âme dans Phédon n’est pas plus convaincant que
Zeus envoyant ses foudres pour régler les affaires des mortels. Il est,
dans tous les cas, moins convaincant que le roi incestueux, Œdipe, ou
Narcisse, qui se noie dans sa propre image. La théorie des contraires

(4) Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, p. 103, Le Seuil.

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qu’il avance, la vie qui succède à la mort comme la mort succède à la
vie, ressemble trop à un cours de sophistique appliquée.
Par contre ce qui est convaincant, c’est la figure du vieux sage qui
essaye de sauver la voie de sa pensée même quand tout semble perdu.
C’est une pensée qui frôle le politique sans s’identifier à ses dilemmes,
qui évite ses pièges tout en respectant ses limites, qui prime la singula-
rité pour solidifier le tissu de la collectivité. Socrate refuse de s’évader
de sa cellule pour fuir vers cette liberté que personne ne peut lui enle-
ver. L’âme immortelle n’a pas de corps que la cité pourrait saisir. Elle
est aussi fuyante que l’atopie de sa vie.
Aucune parole divine, aucune parole apocalyptique n’a révélé cet
espace de l’au-delà au vieux sage. Son refuge, il l’a fabriqué lui-même.
C’est son chef-d’œuvre. Et il l’expose devant nos yeux comme la réali-
sation d’une attitude virtuelle et insistante qui, tout en sachant qu’il
n’y a pas de vie possible en dehors de la cité, refuse de se conformer
aux limitations qui lui sont imposées par le présent de cette même cité.
L’attitude de Socrate face à la mort a hanté la race intellectuelle à
travers les siècles, elle l’a d’une certaine manière initié. Reste à savoir si,
et de quelle façon, elle est toujours plausible, dans un monde menacé
par les intégrismes de toute espèce, l’intégrisme libéral du marché
omniprésent et tout-puissant d’un côté, l’intégrisme islamiste de
l’autre, l’intégrisme du monothéisme qui est vécu comme idéologie.

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Le vieux Socrate n’est pas une simple métaphore de la grande
mythologie platonicienne.
Le vieux Socrate peut encore nous proposer une attitude plausible.
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