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BIOLOGIE DE LA RACE ET PSYCHOPATHOLOGIE

La dialectique mythique de l'antisémitisme


Jacques J. Rozenberg

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2001/1 Tome 64 | pages 71 à 86


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Jacques J. Rozenberg, « Biologie de la race et psychopathologie. La dialectique mythique de
l'antisémitisme », Archives de Philosophie 2001/1 (Tome 64), p. 71-86.
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Biologie de la race et psychopathologie
La dialectique mythique de l’antisémitisme

JACQUES J. ROZENBERG
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RÉSUMÉ : Cet article vise à analyser les racines biologiques et psychopathologi-


ques de l’antisémitisme. Il privilégie la notion de dialectique afin de compren-
dre la transition de l’anti-judaïsme à l’antisémitisme comme passage d’une
opposition d’essence spirituelle et religieuse à un rejet d’ordre national et
racial. Historiquement, ce passage est contemporain de l’émergence de la
biologie de la race qui a, entre autres, cristallisé les thèmes majeurs d’une
tradition mythique, ayant, pendant des siècles, structuré l’identité occiden-
tale. L’antisémitisme proprement dit, dont le terme n’apparaît qu’en 1873, a
transformé une opposition dialectique à l’altérité juive en ce qu’ Adorno a
appelé la « dialectique négative », visant à résoudre définitivement la « ques-
tion Juive » par la suppression de son objet. A travers une analyse historico-
conceptuelle, cet article suggère une nouvelle approche de la genèse du racisme
et de l’antisémitisme nazi, d’une part, et des rapports entre la science et
l’éthique, d’autre part.

MOTS-CLÉS : Antisémitisme. Biologie. Dialectique. Race.

ABSTRACT : This article aims to analyze the biological and psychopathological


roots of anti-Semitism. It emphasizes the notion of dialectics in order to
explain the transition from anti-Judaism to anti-Semitism as the transforma-
tion from spiritual and religious opposition to a national and racial rejection
of the Jews. Historically, this transition appeared with the emergence of the
biology of race, which focalized on a mythical tradition that had shaped the
Western identity for many centuries. The expression anti-Semitism, which
appeared for the first time in 1873, changed the dialectical opposition to
Jewish alterity into what Adorno called the « negative dialectics », which
aimed to provide a final solution to the « Jewish question » through the
suppression of its object. By means of a historico-conceptual analysis, this
article suggests a new approach to Nazi racism and anti-Semitism, as well as
to the relationship between science and ethics.
KEY WORDS : Anti-Semitism. Biology. Dialectics. Race.

Archives de Philosophie 64, 2001


72 J. J. ROZENBERG

« Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la


terre. » (H. Himmler : Geheimreden, 6 Oktober 1943).
Cet article vise à éclaircir les fondements philosophiques et bio-
psychopathologiques de l’antisémitisme, afin de pouvoir esquisser une
approche à la fois interdisciplinaire et unitaire de cette question fort com-
plexe. En effet, nous pourrions appliquer à l’antisémitisme en général le
jugement qu’un historien comme I. Kershaw portait sur le nazisme, concer-
nant l’impossibilité d’en fournir une « explication intellectuelle satisfai-
sante », du fait que nous sommes confrontés à un phénomène qui dépasse
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toute analyse proprement rationnelle 1. Cependant, à la suite des philoso-


phes anglo-saxons de l’historiographie, nous pensons que l’analyse ration-
nelle est toujours fonction du rapport optimal de cohérence qu’il est possible
d’établir entre les moyens théoriques mis en œuvre (l’explanans) et la
réalité historique dont il convient de rendre compte (l’explanadum) 2. Pour
ce faire, la notion de dialectique nous a paru opératoire afin de comprendre
les rôles différenciés qu’ont joués la pensée mythique, la biologie et la
psychopathologie dans l’élaboration et la diffusion du phénomène antisé-
mite.
Selon M. Horkheimer et T. W. Adorno, la notion de dialectique est à
même d’éclairer cette « régression de la Raison vers la mythologie », conco-
mitante de l’expansion du phénomène antisémite 3. Cette notion doit être
tout d’abord comprise au sens hégélien, comme un procès dynamique
désignant à la fois la négation de déterminations non encore médiatisées et la
conservation de leurs contenus positifs. L’antijudaïsme chrétien a cru devoir
incarner ce travail du négatif. Cependant, ne visant pas le peuple Juif en tant
que tel, mais l’identité spirituelle et religieuse qu’il véhicule, l’anti-judaïsme
relève d’une dialectique « positive », s’attachant à conserver les détermina-
tions constructives du Judaïsme. Comme le soulignait Hegel, l’essence
même du Christianisme consiste à sursumer le caractère encore immédiat
du Judaïsme, sous la forme de la réconciliation de l’Esprit avec lui-même. En
ce sens, la notion de dialectique peut nous permettre de théoriser un certain
nombre de thèmes qui ont rendu possible la « diabolisation » de l’image du
Peuple Juif, dont le summum a été atteint avec l’antisémitisme nazi. Le
passage de l’anti-judaïsme à l’antisémitisme désigne en fait le passage d’une
opposition d’essence spirituelle et religieuse à un rejet d’ordre national et
racial. Avec l’antisémitisme proprement dit, qui apparaît dans le troisième
1. I. K, Qu’est-ce-que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, trad.
franç., Paris, Gallimard, 1992, p. 32.
2. Cf. G. G, « Historical explanation reconsidered », in Scots Philosophical, Mono-
graphs. 4 (1983), p. 53.
3. M. H et T.W. A, « La dialectique de la Raison », in Fragments philoso-
phiques, trad. franç., Paris, Gallimard, 1974, p. 16.
BIOLOGIE DE LA RACE ET PSYCHOPATHOLOGIE 73

quart du e siècle, la dialectique hégélienne s’est transformée en ce que


Adorno a appelé la « dialectique négative » 4, visant à résoudre définitive-
ment la « question Juive » par la suppression de son objet.
Nous voulons suggérer le fait que les conditions de possibilité d’un tel
passage, lui-même qualifié par L. Poliakov de « diabolectique » 5, renvoient
notamment à la nature de la pensée mythologique, à un usage idéologique de
la biologie, et à des formes de comportements psychopathologiques socio-
individuels. Nous nous efforcerons de repérer la cohérence théorique, à la
fois différenciée et stratifiée, que ces disciplines sont susceptibles d’apporter
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à l’historiographie de l’antisémitisme. Cette perspective conceptuelle


demanderait évidemment l’apport conjugué d’autres champs de recherches,
portant notamment sur l’économie politique, le droit et l’art.

Le projet de totalisation visé par la dialectique hégélienne, implique,


selon Franz Rosenzweig, une logique unidimensionnelle 6 qui prétend englo-
ber toute chose, et donc aussi la question Juive. C’est en ce sens que
l’hégélianisme présente un cadre théorique susceptible de contribuer à
élucider la logique interne, profondément contradictoire, d’une opposition
au peuple Juif qui a abouti à la Shoah. Nous aborderons une telle opposition
à travers le mythe, la biologie et la psychopathologie, qui constituent histo-
riquement les trois principaux domaines ayant permis successivement de
transformer l’antijudaïsme traditionnel de l’Occident Chrétien en antisémi-
tisme idéologique et racial.
La pensée mythique, depuis l’Antiquité et surtout le Moyen-Age, a
produit des représentations culturelles du Juif, ancrées dans l’inconscient
des populations occidentales. La biologie sera utilisée, dans la seconde
moitié du e siècle, comme caution scientifique de ces représentations
mythiques, au même titre que la linguistique comparée et l’anthropologie.
Enfin la psychopathologie, aussi bien individuelle que collective, a rendu
sourdement possible l’identification du mythe et de la biologie, du fantasme
et de la réalité.
Le dénominateur commun au mythe, à la biologie et à la psychopatholo-
gie concerne, semble-t-il, la notion d’altérité. Le peuple Juif dérange et
4. T.W. A, Dialectique négative, trad. franç., Paris, Payot, 1978.
5. Cf. L. P, La causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions. Paris,
Calmann-Lévy, 1980, p. 218.
6. F. R, L’étoile de la Rédemption, trad. franç., Paris, Le Seuil, 1982, p. 127.
74 J. J. ROZENBERG

effraye car il représente l’Autre. Peuple séparé, comme l’explique Rachi 7, le


peuple Juif apparaît, du fait de cette séparation, comme l’Autre de l’huma-
nité. Selon Hegel, il est, en raison de cet isolement, « incapable d’aimer » 8.
Le peuple Juif représente également l’Autre de l’histoire, dans la mesure où,
refusant de s’assimiler, son identité reste inentamée malgré les bouleverse-
ments culturels. Enfin, il est aussi l’Autre de l’espace et du politique puis-
que, dispersé aux quatre coins de la terre, le peuple Juif s’organise en
fonction de règles particulières qui ne sont pas toujours homogènes au droit
régional, comme Aman le faisait déjà remarquer au roi Assuérus 9. Ces
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divers modes d’altérité scandent l’opposition des Nations au peuple Juif,


perçu comme l’odium generis humani, qui ne saurait réintégrer réelle-
ment l’humanité qu’au travers de ce que Kant appelait « l’euthanasie du
Judaïsme » 10.
L’étrangeté du Juif inquiète d’autant plus que, n’étant pas complète, elle
renvoie également à l’image de l’humanité. En ce sens, comme le montre
l’antisémitisme d’Otto Weininger, conjugué à un antiféminisme extrême,
l’altérité du Juif se confronte au semblable, et n’a d’équivalent que celle de
la femme 11. Cette équivalence désigne précisément le lien thématique qui
relie le mythe et la psychopathologie, eux-mêmes constituant des épiphéno-
mènes d’une double crise d’identité sexuelle et culturelle 12. Cette équiva-
lence provoque dans les deux cas une fantasmagorie portant, d’une part sur
la différence anatomique, perceptible aussi bien chez la femme que chez le
Juif circoncis 13, et d’autre part sur un attachement à la matérialité naturelle
et charnelle qu’ils incarnent pareillement 14.
Le mythe constitue un ciment culturel qui, selon Claude Lévi Strauss,
vient suppléer la pauvreté des concepts dont dispose une culture donnée,
par rapport à des phénomènes jugés incompréhensibles. Il tient lieu
d’explication 15. Concernant l’histoire de l’antisémitisme, Paul Lawrence
Rose montre que le Juif a été perçu par la culture occidentale à travers
trois mythes différenciés : celui du Juif errant (Ahasverus), du meurtrier
rituel (Molekh), et de l’incarnation de l’égoïsme et de l’appât du gain
7. R, Lévitique XX, 26. Cf. M-L. C, Les Juifs ont-ils du cœur ? Andouque, Vent
Terral, 1992, chap. I.
8. H, Theologische Jugendschriften, Tübingen, H. Nohl, 1907, p. 246.
9. Esther, III, 8.
10. Cf. O. P, L’interprétation Hégélienne du Judaïsme, trad. franç., in Archives
de Philosophie 44 (1981), p. 229.
11. O. W, Sexe et caractère, trad. franç., Lausanne, L’Age d’Homme, 1975.
12. Cf. J. L R, Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris, PUF, 1990.
13. Cf. S. G, The Jew’s Body, New York & London, Routledge, 1991, p. 20.
14. Cf. C. V B, « le Juif » et « la femme » : deux stéréotypes de l’« autre » dans
l’antisémitisme allemand du e siècle, in Revue Germanique Internationale 5, (1996), p. 129.
15. C. L-S, Introduction à l’œuvre de Mauss, Paris, PUF, 1950, p. .
BIOLOGIE DE LA RACE ET PSYCHOPATHOLOGIE 75

(Mammon) 16. En langage hégélien, ces thèmes décrivent un attachement


fatal à la nature, que le peuple Juif est incapable de sursumer. Identifié à la
figure de la conscience malheureuse, le peuple Juif souffre du fait de son
incapacité à se réconcilier avec le monde, s’interdisant ainsi d’ accéder à
l’universalité de la « conscience de soi » (Selbstwesenheit) 17.
Nous avons analysé ailleurs le rôle que ces trois mythes ont joué dans
l’émergence et le développement de l’antisémitisme 18. Bornons-nous à
rappeler que le phénomène antisémite, dont le terme n’apparaît qu’en
1873 19, doit être rapporté aux profonds changements qui ont affecté la
culture européenne du e siècle.
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Dans le droit fil de la Révolution Française, l’Europe se trouve confron-


tée à la question des nationalités, surtout en Allemagne, qui se trouve
politiquement et administrativement bouleversée depuis la dissolution du
Saint Empire romain germanique, en 1806, juqu’à la création, en 1871, du
Deuxième Reich. Cette unification accentue la question Juive, qui ne peut
plus s’intégrer dans les cadres conceptuels de la philosophie politique de
l’époque. D’une part, le nationalisme européen perçoit les Juifs comme une
nation étrangère, et d’autre part cette nation, la seule à ne pas posséder
d’État, apparaît, du fait de son cosmopolitisme, comme alliée à d’éventuelles
puissances ennemies.
L’antisémitisme change alors de nature, il n’est plus religieux (opposi-
tion au Judaïsme) ou humaniste (opposition à la particularité Juive, au nom
de l’Universalité) mais devient fortement politique et révolutionnaire (lutte
contre la « domination » Juive) 20. Son expansion est concomitante d’abord
de l’industrialisation de l’Europe, qui met fin aux corporations de métiers
d’où les Juifs étaient exclus, ensuite de l’émancipation, qui les propulsent
rapidement sur la scène économique, en leur donnant notamment accès aux
professions libérales et aux grandes charges administratives, dont l’obten-
tion est souvent conditionnée par la conversion au Christianisme 21. Alors
qu’au e siècle on reprochait au Juif de ne pas s’assimiler, de rester
irréductiblement Autre, dans la seconde moitié du e siècle l’Occident
16. P. L. R, German question/Jewish question, Revolutionary Antisemitism from
Kant to Wagner, Princeton, Princeton University Press, 1990, p. 51-58.
17. H, Phänomenologie des Geistes, Verlag von Felix Meiner, Hamburg, 1952, p. 250,
trad. franç., J. Hyppolite, Paris, Aubier Montaigne, 1941, T. I., p. 281-282.
18. J. J. R, « La dialectique de l’antisémitisme : mythe, biologie et psychopatho-
logie » (en Hébreu), in Hashorashim haphilosophiim shel haantishémiouth, éd. par E. Meir et
J.J. Rozenberg, Jerusalem, The Magnes Press, 2002.
19. Wilhem M, Der Sieg des Judenthums über das Germanthum ; Vom nicht konfes-
sionalen Standpunk, Bern, 1873.
20. Cf. P. L. R, German question/Jewish question. Revolutionary Antisemitism from
Kant to Wagner, op. cit., troisième partie.
21. Cf. L. P, Histoire de l’antisémitisme, t. III, de Voltaire à Wagner, Paris,
Calmann-Lévy, 1968, Livre II.
76 J. J. ROZENBERG

s’inquiète du fait que le Juif est devenu un Semblable. Hannah Arendt a


montré que l’antisémitisme moderne résulte dans une certaine mesure de
l’assimilation des Juifs, rendue possible par l’émancipation que proposait la
société européenne du e siècle 22. Par l’assimilation, le Juif cesse d’être
véritablement Autre et inquiète davantage par sa prétention à devenir le
Même. Son ipséité devient dans une certaine mesure plus intolérable que son
altérité.
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II

Il faut noter qu’un tel brouillage d’identité, qui ne permet plus à


l’Occident Chrétien de se déterminer par opposition à une altérité univoque,
est contemporain de la réaction anticléricale du e siècle. Comme le
souligne Hannah Arendt, l’hostilité libérale à l’égard des Juifs, largement
inspirée par les philosophes des Lumières, s’inscrit dans ce mouvement
antireligieux, qui voyait dans les Juifs les survivants du Moyen Age 23. De ce
fait, par-delà le Christianisme, le Judaïsme se trouve visé au titre de religion
mère. C’est dans ce contexte qu’émerge, dans la seconde moitié du
e siècle, une volonté d’éradication de la référence judéo-chrétienne, en
amorçant un processus mythologique sans précédent, dans le but de recons-
truire sans aucune ambiguïté l’identité occidentale, à travers une recherche
d’antériorité, d’authenticité et de pureté 24. La dialectique hégélienne visait
à intégrer l’altérité Juive dans la phénoménologie de l’Esprit, de façon à
sursumer sa naturalité au niveau de l’universalité du concept. A l’inverse, la
dialectique mythique, selon R. Barthes, particularise, en la naturalisant, la
teneur conceptuelle du langage 25. Lorsqu’elle se trouve appliquée à l’anti-
sémitisme, elle prône la disparition de la référence Juive, responsable de la
perversion de l’identité occidentale posée comme étant originairement
Aryenne. Ce double processus, d’identification à l’aryanité et d’épuration
vis-à-vis du peuple Juif finira par poser une barrière infranchissable entre
l’identité Aryenne et l’altérité Sémitique. Les lois nazies de Nuremberg
fourniront, en 1935, un statut légal à tel processus 26, en donnant un rôle
22. H. A, Les origines du totalitarisme. Sur l’antisémitisme, trad. franç., Paris, Le
Seuil, 1984, p. 32.
23. Ibid., p. 111.
24. Y. C, L’Antisémitisme. Le Juif comme bouc émissaire, Paris, Cerf, 1988,
p. 307.
25. R. B, Mythologies, Paris, Le Seuil, Réédition Points, 1994, p. 215.
26. Cf. K. P, Die Umgestaltung des Strafgezetzes in den Jahren 1933-1945, Tübin-
gen, 1965.
BIOLOGIE DE LA RACE ET PSYCHOPATHOLOGIE 77

fondamental à la question de l’altérité. Comme le souligne P.-A. Taguieff, la


propagande nazie a prôné une lutte sans merci entre le « sur-autre » Aryen et
le « sous-autre » humanoïde non-Aryen, que dirige l’ « autre démoniaque »
Juif. C’est précisément ce statut démoniaque qui appelait une destruction
totale 27.
Cette recherche d’origine, en produisant ce que L. Poliakov a appelé le
« mythe Aryen », renoue en fait avec la mythologie préchrétienne 28. D’un
point de vue historique, elle résulte d’une confusion méthodologique entre
la linguistique, l’anthropologie, la mythologie et la biologie.
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L’essor de la grammaire comparée au e siècle a permis de forger le


concept de famille de langues apparentées, en classant les civilisations
situées à l’ouest de la Chine selon deux grands groupes linguistiques : les
langues sémites et les langues aryennes. Cependant on assiste, au milieu du
e siècle, au passage subreptice d’une analyse purement linguistique à des
considérations d’ordre ethnographique puis raciste. Toute parenté supposée
entre les langues est alors interprétée comme « indice de parenté généti-
que » 29. Cette confusion s’est accrue lorsque le terme de race a lui-même
changé de sens. Alors qu’il désignait d’abord une entité nationale et cultu-
relle puis anthropologique, ce terme s’est confondu avec la notion philologi-
que de groupe linguistique et celle biologique de race. Cette confusion est
due en grande partie à E. Renan, linguiste et historien. En 1855, il prétend
démontrer que la « race sémitique comparée à la race indo-européenne
représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine » 30.
Renan permet ainsi d’affermir la théorie présentée par Gobineau en 1853,
visant à démontrer que la qualité d’une civilisation est fonction de la
quantité de race aryenne qu’elle comporte 31. La perspective comparatiste se
trouvera renforcée, après la parution, en 1859, du livre de Darwin On the
Origin of Species, qui permettra notamment à A. Schleicher d’identifier, à
travers le combat des langues pour l’existence, la victoire de la souche
« indo-germanique » 32.
A partir des années 1870, le racisme allemand va s’attacher à identifier
l’aryanité à la germanité, pour l’opposer à la judéité. La dénomination
27. P.-A. T, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La
Découverte, 1987, p. 175.
28. L. P, Le Mythe Aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes,
nouvelle édition, Bruxelles, Complexes, 1987, p. 16-17.
29. P. T, Evolutionnisme et Linguistique, avec le concours de D. Modigliani, Paris,
Vrin, 1980, p. 14.
30. Cf. M. O, Les Langues du Paradis, Aryens et Sémites ; un couple providentiel,
Paris, Gallimard/Le Seuil, 1989.
31. J.-A. de G, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, 1853-1855.
32. A. S, La théorie de Darwin et la science du langage (1863), trad. franç.,
publiée par P. Tort in Evolutionnisme et Linguistique. op. cit., p. 77.
78 J. J. ROZENBERG

d’antisémitisme raciste, revendiquée comme laïque, apparait en 1873 avec


Wilhem Marr dans son pamphlet intitulé La victoire du Judaïsme sur le
Germanisme, d’un point de vue non-confessionnel 33. Cette discrimination
raciale des Juifs n’est pas nouvelle, puisqu’elle apparaît déjà sous l’Inquisi-
tion Espagnole. En 1449 la ville de Tolède a publié un décret sur la pureté du
sang, qui écartait des fonctions publiques et ecclésiastiques les Juifs conver-
tis au Christianisme. Toutefois l’intention n’était pas raciste à proprement
parler, mais uniquement religieuse. Il s’agissait de lutter contre le marra-
nisme, et d’empêcher l’ascension sociale de nouveaux Chrétiens, toujours
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suspects de rester attachés au Judaïsme. Dans l’Allemagne de la fin du e


siècle, la biologie devient désormais la source et le critère ultime de toutes les
valeurs. Le mal Juif n’est plus seulement imputable à sa religion mais au
sang, comme le montre en 1881 K. Eugen Dühring, dans son livre sur la
question Juive comme question raciale, morale et culturelle 34. La commu-
nauté de sang, contrairement à l’appartenance religieuse, constitue et
conserve une identité indélébile, à laquelle il n’est plus possible d’échapper.
Par ailleurs, un certain nombre de penseurs Chrétiens se tournent vers
l’aryanisme, par-delà le Judaïsme qui n’est plus perçu comme la religion
mère. Même le Christ possède, depuis Fichte et surtout Renan, une origine
aryenne 35. A travers ces changements idéologiques, l’opposition aryanisme/
sémitisme finit par apparaître comme celle du bien et du mal 36. En 1889
Houston Stewart Chamberlain, le gendre de Wagner, propose une philoso-
phie de l’histoire universelle centrée sur la lutte à mort entre l’idéalisme,
incarné par la race Allemande, et le matérialisme, que représente la race
Juive 37. Mais cette opposition entre idéalisme et matérialisme n’est plus
celle que présentait Hegel, entre l’Universel Chrétien et le Particularisme
Juif. Sur ce point, le racisme allemand trouve sa source philosophique, d’une
part dans la philosophie de la nature, que dénonçait Hegel, d’autre part chez
des auteurs comme Schopenhauer, percevant dans les phénomènes naturels
l’« expression de la volonté », et dans une certaine mesure chez Nietzsche,
qui situe dans la nature l’origine des vraies valeurs. Il s’agit là d’un profond
retournement par rapport à Hegel, qui s’opère au nom de ce que R. A. Poix
a appelé la « religion de la nature », totalement opposée à la tradition judéo-
chrétienne 38. La décadence sacerdotale Juive n’est plus due à un attache-
33. Bern, 1873.
34. K.E. D, Die Judenfrage als Frage des Rassencharakters und seiner Shädlich-
keiten für Existenz und Kultur der Völker, Leipzig, 1881.
35. Cf. M. O, Les Langues du Paradis, Aryens et Sémites ; un couple providentiel,
op. cit., p. 96-97.
36. B. L, Sémites et antisémites, trad. franç., Paris, A. Fayard, 1987, p. 27.
37. H.S. C, Die Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts, München, 1899.
38. R. A. P, National Socialism and the Religion of Nature, Provident House,
Beckenham 1986, trad. franç., Paris, Le Cerf, 1993, p. 34, note 10.
BIOLOGIE DE LA RACE ET PSYCHOPATHOLOGIE 79

ment à la nature, et donc à une incapacité à s’élever vers l’Esprit véritable,


mais à une vie spirituelle antinaturelle, qu’une existence noble et authenti-
quement vitale se doit alors d’écarter.
C’est dans ce contexte idéologique naturaliste, largement sous-tendu par
les débordements socio-biologiques du darwinisme 39, que naît le mythe de
la « conspiration » Juive mondiale. Ce mythe a été publié au début du e
siècle sous la forme des Protocoles des Sages de Sion, seul livre à avoir été
traduit et publié autant que la Bible. Selon Norman Cohn, cet ouvrage a
permis une inversion totale des valeurs culturelles, en justifiant notamment
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l’idéologie philosophique du génocide nazi, comme légitime défense face à la


« menace » d’une domination Juive mondiale, et valorisant en conséquence
le struggle for life des peuples les plus forts 40.

III

La biologie a fourni l’aura scientifique à la religion de la nature, qui a


nourri l’antisémitisme racial. Chamberlain se réclamait ouvertement de
Darwin, comme plus tard son disciple Hitler, et soutenait l’idée selon
laquelle les croisements biologiques interculturels annulent la spécificité de
la race. Il considérait le peuple Juif comme le produit de ces croisements.
Cette utilisation idéologique de la biologie repose sur une confusion d’ordre
épistémologique, réalisée notamment par Chamberlain lorsqu’il tente
d’appliquer à l’idée de race ce qui a été établi à propos de la notion
d’espèce 41. En effet, les espèces se définissent par une communauté
d’échanges génétiques, et se distinguent également par l’impossibilité de
s’inter-reproduire. Or les races, qui relèvent de variations génétiques de
l’espèce, ne sont pas séparées par la reproduction. C’est tout le paradoxe du
racisme allemand, d’être à la fois fondé sur une véritable idolâtrie de la
nature, et en même temps de vouloir modifier artificiellement les phénomè-
nes naturels. Cela présuppose, comme le suggère J. Gayon, que la sélection
naturelle n’est pas capable par elle-même de réaliser le rêve raciste 42.
Pensant avoir reçu la mission Divine d’établir une barrière entre les races, le
National-Socialisme cherchera en fait à réduire l’espèce humaine à une race
unique.
39. Cf. D.C. D, Darwin’s Dangerous Idea. Evolution and the Meaning of Life, New
York, Touchstone, 1996, p. 461-467.
40. N. C, Histoire d’un mythe. La « conspiration » Juive et les Protocoles des Sages de
Sion, trad. franç., Paris, Gallimard, 1967, p. 246.
41. A. K, La race perdue. Science et racisme. Paris, PUF, 1983, p. 67-68.
42. J. G, « Le philosophe et la notion de race », in L’aventure humaine, 8 (1997), p. 20.
80 J. J. ROZENBERG

Si le modèle d’une telle aspiration concerne la thèse évolutionniste du


struggle for life, par lequel les races supérieures seraient en mesure de
l’emporter, ce modèle est également associé à l’idée d’épuration, qui appar-
tient au domaine sanitaire, allant à l’encontre de l’idée de diversité qui était
fondamentale pour Darwin 43. Une telle aspiration, d’ordre eugénique, s’ins-
pire directement du programme que Francis Galton proposait en 1889 afin
d’« élever ou d’abaisser les qualités raciales des générations futures, aussi
bien physiquement que mentalement » 44. Même si considéré en lui-même,
le programme de Galton ne saurait être réduit aux propositions racistes qu’il
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contient 45, la réalisation de ces propositions par l’eugénisme nazi a été


préparée par les théoriciens allemands de l’hygiène raciale. Ces derniers en
sont venus, après la Première Guerre Mondiale, à statuer sur la valeur de la
vie. C’est ainsi qu’en 1920 K. Binding et A. Hoche préconisèrent la destruc-
tion des vies sans valeur (die Vernichtung Lebensunwerten Lebens) 46,
investissant de ce fait la biologie du pouvoir de décider de la vie et de la mort
de populations entières. Toutefois, le passage de l’eugénisme biomédical au
génocide hitlérien n’a été possible que par l’intégration de deux autres
paradigmes majeurs : le « racisme nordique », promu au rang d’une théra-
peutique raciale, et l’« antisémitisme manichéen » 47.
D’un point méthodologique, la biologie nazie rejoint les théories de
Mitchourine et de Lyssenko, qui visaient à modifier les caractères héréditai-
res en fonction de greffes et de changements de milieux. Même si les
biologistes nazis les combattaient officiellement comme théories marxistes,
ils cherchaient également à réaliser à tout prix des expériences erronées que
la nature se refusait de vérifier 48. L’eugénisme nazi, tel que Walter Daré, le
ministre de l’agriculture du IIIe Reich le préconisait, entreprit une véritable
sélection biologique afin de créer artificiellement le « type pur de l’Allemand
nordique » au moyen de croisements entre la noblesse de sang et la classe
paysanne attachée à la terre 49. L’Est européen devait être le champ expéri-
mental de cette biologie raciale, afin de relayer les dispositions vitales que la
noblesse allemande avait toujours pratiquées instinctivement. Une telle
43. Ch. D, L’évolution des espèces, trad. franç., Paris, A. Coste, 1951 p. 57.
Cf. J. J. R, Bio-cognition de l’individualité. Philosophèmes de la vie et du concept,
Paris, PUF, 1992, p. 102-105.
44. F. G, Natural inheritance, London, MacMillan, 1889.
45. Cf. J.P. T, Les fondements de l’eugénisme, Paris, PUF, 1995, p. 33.
46. K. B und E. H, Die Freigabe der Vernichtung Lebensunwerten Lebens. Ihr
Mass und Ihre Form, Leipzig, 1920.
47. B. M, préface à la traduction française de P. Weindling, L’hygiène de la race, t. I.
Hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1933. Paris, Ed. de la Découverte,
1998, p. 30.
48. Cf. S. G, Science et politique sous le IIIe Reich, Paris, Ellipses, 1992.
49. W. D, La race, nouvelle noblesse du sang et du sol, trad. franç., Paris, Sorlot,
1939.
BIOLOGIE DE LA RACE ET PSYCHOPATHOLOGIE 81

politique devait être menée parallèlement à ce qu’Hitler appelait le « devoir


de dépeupler », qui devait mettre en œuvre le versant épurateur et sanitaire
de la biologie, sans laquelle toute politique reste aveugle 50.
Contrairement à Chamberlain, Hitler pensait qu’il existe deux races
pures : la race Aryenne et la race Juive, entre lesquelles se déroule une
véritable lutte à mort pour l’accession au pouvoir. Sans jamais se mélanger,
les Juifs de sexe masculin poussent les peuples aux croisements dégénératifs
afin d’être en mesure de les dominer. C’est ainsi qu’ils auraient contaminé le
peuple Allemand par le biais des femmes Juives 51. En fait, cette vision de
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l’histoire relève elle-même d’une théologie délirante. Comme Hitler le disait


à Hermann Rauschning : « Il ne peut pas y avoir deux peuples élus. Nous
sommes le peuple de Dieu. Ces quelques mots décident de tout » 52. Repre-
nant les thèmes démonologiques et apocalyptiques de l’Antéchrist, le
nazisme s’attachait à opposer l’homme Allemand à l’anti-homme Juif, en
distinguant trois niveaux différenciés de races. La race aryenne proprement
humaine, la race juive non humaine et les races dégénérées par la race juive,
qui, par exemple, a amené après l’armistice de 1918 des soldats Sénégalais
sur le Rhin 53.
Il faut remarquer que, malgré cette « déification de la race » 54, le nazisme
n’a jamais réussi à fonder biologiquement sa politique raciale. Comme suite
aux lois racistes de Nuremberg du 15 septembre 1935, le IIIe Reich a
promulgué le 14 novembre 1935 un décret cherchant, par l’article 5, à définir
le Juif comme celui qui « au point de vue racial descend d’au moins trois
grands-parents purement Juifs ». Il s’appuie sur l’article 2 qui ne va pas
au-delà d’une définition purement religieuse : « Un grand-parent est pure-
ment Juif en dehors de toute autre considération, s’il a appartenu à la
communauté religieuse Juive » 55. Cette définition englobe donc également
des grands-parents purement Aryens convertis au Judaïsme.

50. H. R, Hitler m’a dit, trad. franç., réédition, Paris, Aimery Somogy, 1979,
p. 328.
51. H, Mein Kampf, trad. franç., réédition, Paris, Les Editions Latines, 1979, p. 306,
315.
52. H. R, Hitler m’a dit, op. cit., p. 321.
53. H, Mein Kampf, op. cit., p. 325.
54. A. L, The Magic Background of Modern Anti-Semitism. An Analysis
of the German-Jewish Relationship, New York, International Universities Press, 1956,
p. 179.
55. F. D F, Histoire de l’antisémitisme, Paris, PUF, 4e éd. 1993, p. 95.
82 J. J. ROZENBERG

IV

La conception et la mise en œuvre de la biologie imaginaire d’Hitler


repose sur un darwinisme social délirant, qui est parvenu à inverser les
valeurs culturelles et morales au moyen d’une déshumanisation préalable
des victimes. Dès Mein Kampf, les Juifs ont fait l’objet d’une identification
d’ordre à la fois entomologique (vermine, poux...) et microbiologique
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(microbe, virus...). Ce processus a aboutit, avec Auschwitz, à l’instauration


d’une réalité totalement séparée, qualifiée par R. J. Lifton de « schizophré-
nique », que les technocrates nazis vivaient eux-mêmes comme irréelle 56.
Les conditions de possibilité de cette déréalisation, terriblement effi-
cace, doivent-elles être rapportées aux motivations psychopathologiques
d’Hitler, et plus généralement à celles qui caractérisent la « personnalité
nazie » ? Cette question a été longtemps controversée. Si l’antisémitisme
d’Hitler s’inscrit dans un tableau psycho-clinique extrêmement complexe 57,
l’historien répugne toujours à tomber dans le psychologisme en général, et
l’« hitléro-centrisme » en particulier 58, et ce, d’autant plus que les études de
psychopathologie individuelle et collective classiques restent impuissantes à
rendre compte spécifiquement de la barbarie nazie 59. Il est vrai que la
plupart des bourreaux nazis étaient par ailleurs de paisibles pères de familles
et les médecins des camps d’extermination des universitaires cultivés.
Concernant cette question, nous pensons que le recours à la psychopa-
thologie peut être opératoire, dès lors que l’idéologie culturelle se trouve
abordée comme formation symbolique, capable de structurer la façon dont
les membres d’une société y repèrent leur propre identité. De ce point de
vue, au même titre que toute autre expression mythologique efficace, le
nazisme a institué un univers symbolique autonome qui, en moins de dix ans
de pouvoir, a complètement remodelé les structures mentales de la majorité
du peuple allemand. En tant que système totalitaire, le nazisme excluait tout
autre référentiel. Le mythe du « Führer » a permis à la fois l’élaboration
extrêmement minutieuse d’une illusion collective, et l’effondrement des
56. R.J. L, The Nazi Doctors. Medical Killing and the Psychology of Genocide.
Papermac, 1987, p. 447.
57. Cf. G.M. K, « The Jews and A. Hitler », in The Psychoanalytic Quaterly, XVI. 1
(1947) ; J. B, Hitler avant Hitler. Essai d’interprétation psychanalytique, Paris, Fayard,
1972.
58. I. K, Qu’est-ce-que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, op.
cit., p. 131.
59. Cf. I.W. C, « Genocide and Mass Destruction : Doing Harm to Others as a
Missing Dimension in Psychopathology », in Psychiatry (1986), p. 144-157, cité par B. Massin in
op. cit., p. 12.
BIOLOGIE DE LA RACE ET PSYCHOPATHOLOGIE 83

paradigmes culturels traditionnels, de façon à gommer la différence entre


« les désirs et la réalité » 60. Par-delà la psychopathologie individuelle et
collective, le nazisme a créé une psychopathologie socio-individuelle, qui
s’est nourrie du vide laissé par la destruction du lien social. Selon J-G.
Bursztein, les conditions de possibilité d’une telle destruction sont au
nombre de cinq : la métamorphose des mythes fondateurs de la société en
mythes délirants ; la réduction de la culture à l’idéologie politique ; la
déconnection du droit de la loi symbolique qui le légitime ; la modification
des pratiques sociales en un lien d’obéissance mécanique ; la métamorphose
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du chef politique en dictateur, avec pour conséquence le culte de la person-


nalité 61. A l’intérieur de ce nouvel ordre symbolique culturel, une « psycho-
pathologie de la normalité » peut s’installer sans présenter aucune contra-
diction interne. A partir du moment où l’ensemble des valeurs sociales se
trouvent réinventées par l’ordre totalitaire, celui-ci peut produire, sans
aucune difficulté, des technocrates de la mort tout aussi adaptés à leurs
tâches que n’importe quel autre ouvrier spécialisé 62. Notons à ce propos que
les médecins nazis n’ont jamais été contraints de pratiquer leurs actes
meurtriers, mais qu’ils s’y sont tous portés volontaires 63.
L’ordre nazi, fondé sur une métaphysique de nature psychopathologi-
que, a inventé un nouveau type de dialectique qui n’est plus hégélienne, mais
comme l’explique J.-F. Lyotard, reprenant l’expression d’un livre d’Adorno,
il s’agit d’une dialectique négative 64. Celle-ci ne vise plus à l’Aufhebung,
c’est-à-dire à un dépassement du Judaïsme par le Christianisme, qui en
conserverait les déterminations positives, mais à la Vernichtung, l’anéantis-
sement, par lequel rien du Judaïsme ne doit être conservé. Le Christianisme
étant lui-même pour le nazisme une invention Juive, il convenait de revenir à
une époque pré-judaïque, purement païenne, et pour ce faire réécrire rétros-
pectivement l’histoire de l’humanité. C’est pourquoi l’anéantissement
devait être total, et se présenter comme une « solution finale » (Endlösung),
réglant définitivement la « question Juive » en la supprimant.
Cette dialectique négative apparaît en fait comme l’accomplissement du
projet « diabolectique » propre à la pensée Allemande post-hégélienne 65. Si,
60. P. R, La fascination du nazisme, trad. franç., Paris, O. Jacob, 1993, p. 144.
61. J-G. B, Hitler, la tyrannie et la psychanalyse. Essai sur la destruction de la
civilisation, Aulnay sous Bois, Nouvelles Etudes Freudiennes, 1996, p. 35.
62. Cf. Y. S, « The Sense of the Banality of Evil », in J. J. R, Sense and
Nonsense. Philosophical, Clinical and Ethical Perspectives, Jerusalem, The Magnes Press,
1996, p. 239-247.
63. R. P, Racial Hygiene. Medecine under the Nazis, Cambridge/London, Har-
vard University Press, 1988, p. 193.
64. J.-F. L, Heidegger et « les Juifs », Paris, Editions Galilée, 1988, p. 56.
65. Cf. L. P, La causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions, op. cit.,
p. 218.
84 J. J. ROZENBERG

comme le disait J. Vuillemin, après K. Popper, la « folie » romantique, dont


participe la philosophie hégélienne, consistait à identifier les contraires pour
en faire sortir une nouvelle réalité future 66, la folie de la dialectique négative
nazie consiste à vouloir supprimer l’un des contraires afin d’effacer la réalité
historique. Ce déni du réel, qui est caractéristique de la psychose en général,
et qui définit, selon Kant, l’aventure métaphysique, relève d’un véritable
processus psychopathologique 67. Les circonstances historiques très particu-
lières de l’entre-deux-guerres ont permis de transformer un délire de persé-
cution individuelle en délire paranoïaque collectif, rendu possible par l’ins-
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tauration d’un nouvel ordre symbolique culturel. Hermann Rauschning


rapporte les propos d’Hitler, selon lesquels c’est la lecture des Protocoles des
sages de Sion qui l’a rempli d’horreur et lui a alors fourni l’idée d’imiter
l’« ennemi » Juif 68. Dans son testament datant du 29 avril 1945, Hitler, en
invitant l’Allemagne à lutter contre le Judaïsme en tant que poison interna-
tional, écrivait :
« Il est faux que j’aie voulu ou que quiconque en Allemagne ait voulu la guerre en
1939. Elle a été voulue et provoquée uniquement par les financiers internatio-
naux, soit d’origine Juive, soit travaillant pour les intérêts Juifs » 69.

Le propre de la paranoïa consiste à inventer un ennemi imaginaire et


ensuite mettre tout en œuvre pour se défendre contre lui 70. Il faut bien
comprendre que le thème de la conspiration mondiale Juive n’était pas
seulement un prétexte, mais, comme l’a montré Norman Cohn, au fur et à
mesure que les Juifs étaient exterminés, les « terrifiants » Sages de Sion
apparaissaient encore plus effrayants aux yeux des nazis que leur propre
régime. L’idée d’une conspiration mondiale Juive permettait une véritable
transfiguration des valeurs, transformant le crime en un acte méritoire,
l’expérimentation criminelle en science valorisée, l’éthique en anti-
bioéthique. Le véritable retournement dialectique, comme seule la paranoïa
peut le réaliser, n’est pas seulement, comme le pensait Hannah Arendt,
d’avoir banalisé le mal 71, mais c’est de l’avoir transformé en bien. Himmler
parlait du devoir moral d’exterminer les Juifs dans la mesure où ils voulaient
66. J. V, La philosophie de l’algèbre, Paris, PUF, 1962, t. I., p. 285.
67. J. J. R, Philosophie et Folie. Les fondements psychopathologiques de la
métaphysique, Paris, L’Harmattan, 1994.
68. H. R, Hitler m’a dit, op. cit., p. 317.
69. N. C, Histoire d’un mythe. La « conspiration » juive et les Protocoles des Sages de
Sion, op. cit., p. 189.
70. Cf. S. R, « Haine de soi, antiféminisme et antisémitisme » (en Hébreu), in
Hashorashim haphilosophiim shel haantishémiouth, éd. par E. Meir et J. J. Rozenberg,
Jerusalem, The Magnes Press, 2002.
71. H. A, A report on the banality of evil. Eichmann in Jerusalem, Harmondswoth,
Penguin, 1963.
BIOLOGIE DE LA RACE ET PSYCHOPATHOLOGIE 85

exterminer les Allemands. Le National-Socialisme était persuadé jusqu’à la


fin que le génocide n’était qu’un acte de légitime défense. Il entretenait ainsi
une relation consubstantielle avec le mythe, qui structure la psychologie des
masses dont il se nourrit 72.
La « solution finale » devait même détruire l’antisémitisme, en réalisant
la parole de Wagner : « l’antisémitisme ne cessera qu’avec l’anéantissement
des Juifs ». Le processus d’anéantissement et toutes ses traces devaient être
eux-mêmes anéantis, afin d’empêcher toute espèce de témoignage concer-
nant l’existence historique du peuple Juif. Même si les nazis avaient le projet
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de construire un « musée » du Judaïsme, cette initiative ne pouvait concerner


que la préhistoire de l’humanité et jamais son histoire. En ce sens, M.
Horkheimer et T. W. Adorno notaient que le « saccage des cimetières (juifs)
n’est pas un simple excès de l’antisémitisme, il est l’antisémitisme par
excellence », en tant qu’il exprime une pure volonté d’effacement du
passé 73. Pour éviter que le génocide puisse témoigner de l’existence de ce
passé, la destruction elle-même devait rester rigoureusement secrète. Au
moment de la défaite, les nazis se sont attachés à faire disparaître les rescapés
comme « porteurs de secrets » (Geheimnisträger) 74 ; il s’agissait d’effacer
toute trace de la vérité historique afin de laisser libre cours à la reconstruc-
tion mythique de l’histoire.
Peu après l’accession au pouvoir d’Hitler, E. Lévinas montrait que le
nazisme s’employait à transformer l’idée d’universalité en celle d’« expan-
sion » 75. Cette transformation, impérialiste et purement matérielle d’un
projet conceptuel, procédait en fait d’un embrigadement de l’idéalisme
allemand au service du délire racial. Rappelons que, selon Freud, le « délire
paranoïaque » constitue un « système philosophique déformé » 76, ils sont
tous deux rigoureux, systématiques et projettent sur le monde des notions
subjectives. Comme nous avons essayé de le suggérer, les racines philosophi-
ques de l’antisémitisme n’en sont que leurs racines. C’est pourquoi, il ne faut
pas confondre les philosophies naturalistes allemandes (y compris celle de
Wagner) avec le National-Socialisme, mais le risque de leur déformation
psychopathologique est constant. Cette déformation dépend des circonstan-
ces historiques déterminées, favorisant la construction des mythes qui auto-
72. Ph. L-L, J.L. N, Le mythe nazi, La Tour d’Aigues, Editions de
l’Aube, 1991, p. 70.
73. M. H-T.W. A, La dialectique de la Raison. Fragments philosophi-
ques, op. cit., p. 192.
74. Cf. P. B et G. H, art. « Shoah », in Encyclopedia Universalis. Vol. XX. et
M. M, L’holocauste dans l’histoire, trad. franç., Paris, Flammarion, 1994, p. 270.
75. E. L, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’Hitlérisme », article paru dans
Esprit, 26 (1934), reproduit dans Cahier de l’Herne, Emmanuel Lévinas, Paris, L’Herne 1991,
p. 120.
76. F, Totem und Tabu, G.W. IX, p. 91, trad. franç., Paris, Payot, 1947, p. 88.
86 J. J. ROZENBERG

risent les larges consensus populaires. L’histoire des sciences et des techni-
ques se trouve constamment confrontée à ces paramètres métascientifiques,
de type pseudo-biologique et psychopathologique, qui sont en fait souvent
déterminants. Leur intégration à l’épistémologie de l’histoire et de l’anthro-
pologie nous semble nécessaire, afin de saisir la réalité historique à travers la
diversité de ses expressions politiques et culturelles toujours métastables 77.
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77. Cf. J. J. R, « Individualité et Histoire », in Revue Philosophique, 2 (1997).

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