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Sous la direction de

Jean-Pierre AUBRIT Bernard GENDREL


Ancien élève de l’ENS Ancien élève de l’ENS
Agrégé de Lettres classiques Agrégé de Lettres modernes

Français
LIVRE UNIQUE
NOUVEAU PROGRAMME 2011

Livre du professeur
Jean-Pierre AUBRIT Angélique LECLERCQ
Agrégé de Lettres classiques Agrégée de Lettres modernes
Lycée Stanislas (Paris) Lycée de la Tourelle (Sarcelles)

François BENHAMOU Sylvain LEDDA


Certifié de Lettres modernes Agrégé de Lettres modernes
Lycée La Saulaie (Saint-Marcellin) Maître de conférences (Université de Rouen)

Gérald DUBOS Coralie NUTTENS


Agrégé de Lettres classiques Agrégée de Lettres modernes
Lycée André Boulloche (Livry-Gargan) Lycée Stanislas (Paris)

Bernard GENDREL Arnaud ROCHELOIS


Agrégé de Lettres modernes Agrégé de Lettres modernes
Académie de Versailles Lycée Jean-Pierre Timbaud (Brétigny-sur-Orge)

Cécile LE CORNEC Philippe YONG


Agrégée de Lettres modernes Agrégé de Lettres modernes
Lycée polyvalent Parc de Vilgenis (Massy) Lycée Flora Tristan (Noisy-le-Grand)

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1re de couverture : F. Raffaëlli, Portrait de Zola (détail) : BIS/Ph. Coll. Archives Larbor ; E. Manet, Nana (détail) : BIS/Ph. Ralph Kleinhempel
© Archives Larbor ; J.B.Greuze, L’oiseau mort (détail) : BIS/Ph. Hubert Josse © Archives Larbor ; E. Manet, Argenteuil (détail) : BIS/Ph.
Studios Photorob © Archives Larbor ; G. Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie (détail) : BIS/© Archives Larbor.

© BORDAS/SEJER 2011
ISBN 978-2-04-732811-8
Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur, ou de ses ayants droit, ou ayants cause,
est illicite (article L.122-4 du Code de la Propriété intellectuelle). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit,
constituerait une contrefaçon sanctionnée par l’article L.335-2 du Code de la Propriété intellectuelle. Le Code de la Propriété intellectuelle
n’autorise, aux termes de l’article L.122-5, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non desti-
nées à une utilisation collective d’une part et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration.

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Avant-propos
Chers collègues,

Ce livre du professeur n’a d’autre ambition que de vous faciliter la tâche et de


vous faire gagner du temps. Il propose des réponses détaillées et précises à tous
les exercices du livre de l’élève : questions croisées sur les documents littéraires
et iconographiques de l’« Histoire littéraire et culturelle », questionnaires sur les
textes de la seconde partie, questions sur les œuvres des pages « Histoire des Arts »,
exercices des « Outils d’analyse » et des pages « Méthode et compétences ».

Chaque texte est introduit par une brève section intitulée « Pour commencer »,
qui complète l’information littéraire donnée sur le livre de l’élève, et précise au
besoin la perspective pédagogique dans laquelle peut se situer l’étude du texte. Ces
suggestions n’ont rien de contraignant : là comme dans l’ensemble du manuel, nous
avons voulu laisser au professeur sa liberté de méthode et de progression.

Viennent ensuite les réponses aux questions « Observation et analyse » qui peuvent
être données aux élèves à titre de préparation à la maison. Elles s’efforcent d’être
concrètes et de s’appuyer sur un examen précis du texte. Les réponses aux questions
de la rubrique « Contexte et perspectives » permettent d’apporter des éclairages
originaux et des références complémentaires. La rubrique « Vers le Bac », en relation
avec les exercices écrits et oraux de l’E.A.F., fait toujours l’objet d’une réponse.
Dans le cas de l’écriture d’invention, soit nous proposons des versions rédigées, à
titre d’exemple, soit nous précisons les attentes du sujet, les compétences à mettre en
œuvre, les critères d’évaluation.

Enfin, une section « Pour aller plus loin » conclut l’examen du texte en suggérant
des prolongements à son étude : rapprochement avec d’autres textes du manuel pour
construire une séquence, élargissement à une lecture cursive ou à une adaptation
cinématographique, précisions bibliographiques, citation qui apporte un point de vue
original sur le texte ou l’auteur, etc.

Ainsi conçu, l’ouvrage doit vous permettre d’adapter le plus efficacement possible
les ressources du manuel à vos objectifs pédagogiques. Nous espérons qu’il satisfera
toutes vos attentes.

Les Auteurs.

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Sommaire

Programme de français 6. Maupassant, Bel-Ami ............................................ 34


des classes de seconde ........................................ 8 Histoire des Arts : Auguste Renoir,
témoin de la société de son temps ..................... 35
Histoire littéraire et culturelle 7. Stendhal, Le Rouge et le Noir . ........................... 35
8. Hugo, Les Misérables ........................................... 36
xviie siècle
1600-1650 : La profusion baroque ......................... 13 Prolongements :
1650-1700 : Louis XIV et les arts .......................... 13 Zola, Céline, F. Bon .............................................. 38
L’harmonie classique ......................... 14

xviiie siècle
1700-1740 : L’esprit libertin .................................... 15 2 Le roman et les réalités ............................... 39
1740-1770 : L’apogée des Lumières ...................... 15
1760-1800 : Sensibilité et vertu .............................. 16 1. Balzac, La Fille aux yeux d’or ........................... 39
2. Stendhal, Lucien Leuwen ..................................... 40
xixe siècle 3. Flaubert, Madame Bovary ................................... 41
1800-1848 : Le romantisme ..................................... 17 4. E. et J. de Goncourt, Germinie Lacerteux ....... 42
1830-1860 : Naissance du réalisme . ...................... 18 5. Zola, L’Assommoir ................................................ 44
1860-1870 : L’art au-dessus de tout ....................... 19 6. Maupassant, Pierre et Jean ................................. 45
1870-1900 : Zola et le naturalisme . ....................... 19 Vers l’œuvre complète : Pierre et Jean . ................ 46
Le symbolisme ..................................... 20
Histoire des Arts : Gustave Courbet,
xxe siècle l’irruption du réalisme .......................................... 47
1900-1936 : Belle Époque et Années folles ......... 21 7. Zola, La Terre ......................................................... 48
1916-1945 : La révolution surréaliste .................... 21 8. Huysmans, Les Sœurs Vatard . ............................ 49
1936-1945 : Le temps des engagements ............... 22
Prolongements : Breton, Queneau, Perec .............. 50

Textes et outils d’analyse 3 Le roman et la science .................................. 52


Première partie 1. Balzac, Avant-propos de
La Comédie humaine ............................................ 52
Le roman et la nouvelle au siècle : xixe
2. Balzac, L’Illustre Gaudissart .............................. 53
réalisme et naturalisme 3. Zola, Préface de La Fortune des Rougon ........ 54
4. Zola, Le Docteur Pascal ...................................... 55
1 Roman et société . ........................................... 23
Histoire des Arts : La photographie
1. Balzac, Illusions perdues ..................................... 23 au xixe siècle : le réel « capturé » . ...................... 56
2. Zola, La Fortune des Rougon ............................. 24
5. Jules Verne, De la Terre à la Lune .................... 57
3. Vallès, L’Insurgé .................................................... 26
6. Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future . .............. 58
4. Balzac, La Duchesse de Langeais ..................... 28
Vers l’œuvre complète : Vers l’œuvre complète : L’Ève future . ................... 60
La Duchesse de Langeais .................................... 29 7. Flaubert, Bouvard et Pécuchet ............................ 61
5. Flaubert, L’Éducation sentimentale .................. 32 Prolongements : Shelley, Wells, Bioy Casares ..... 62

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6. Racine, Andromaque ............................................. 108
4 La nouvelle entre réalisme et fantastique . . 64 7. Racine, Andromaque ............................................. 108
1. Mérimée, Carmen .................................................. 64 Prolongements 1 : Shakespeare ................................ 109
2. Flaubert, « Un cœur simple » .............................. 65 Prolongements 2 : Cocteau, Giraudoux,
Vers l’œuvre complète : « Un cœur simple » ........ 65 Anouilh . ................................................................... 110
3. Alexis, « Après la bataille » ................................. 66
4. Maupassant, « Boule de suif » . ........................... 67
5. Gautier, Le Pied de momie .................................. 68 7 La comédie classique . ................................... 112
Histoire des Arts : Rêves et cauchemars
1. Corneille, La Veuve ............................................... 112
dans la peinture fantastique ................................. 69
2. Molière, L’École des maris ................................. 113
6. Daudet, « L’Homme à la cervelle d’or » . ......... 70
3. Molière, Les Précieuses ridicules ...................... 114
7. Maupassant, « La Main » . .................................... 71
4. Racine, Les Plaideurs ........................................... 116
8. Barbey d’Aurevilly,
5. Molière, George Dandin ...................................... 117
« Le bonheur dans le crime » . ............................. 73
Vers l’œuvre complète : George Dandin  . ............ 118
Prolongements : Cortázar . ......................................... 74 6. Molière, Tartuffe .................................................... 119
Outils d’analyse du récit 7. Molière, Le Misanthrope ..................................... 120
Les points de vue dans le texte narratif ................ 76 8. Molière, Dom Juan . .............................................. 122
La description et le portrait ...................................... 79 Prolongements : Marivaux, Beaumarchais ............ 123
La structure du récit ................................................... 82
Les discours rapportés . .............................................. 85
8 Règles et bienséances classiques ............ 124
1. Racine, Bérénice .................................................... 124
deuxième partie 2. Racine, Britannicus................................................ 125
Tragédie et comédie au xviie siècle : Vers l’œuvre complète : Britannicus .................... 126
le classicisme 3. Molière, Monsieur de Pourceaugnac . .............. 127
4. Corneille, Le Cid . .................................................. 128
5 L’héritage du théâtre antique ................... 89 5. Corneille, Horace .................................................. 130
6. Molière, L’École des femmes . ............................ 131
1. Corneille, L’Illusion comique ............................. 89
7. Racine, Phèdre ....................................................... 132
Héritage antique : Plaute,
Le Soldat fanfaron ................................................. 89 Prolongements : Shakespeare, Hugo . ..................... 134
2. Rotrou, Les Deux Sosies ...................................... 90 Outils d’analyse du théâ^tre
Héritage antique : Plaute, Amphitryon ............. 90 Le langage théâtral . .................................................... 136
3. Molière, Amphitryon ............................................. 92 Éléments de dramaturgie .......................................... 139
Vers l’œuvre complète : Amphitryon ...................... 93 Espace théâtral et mise en scène ............................ 142
4. Racine, Phèdre ....................................................... 95
Héritage antique : Sénèque, Phèdre . ................ 95
5. Racine, Iphigénie ................................................... 97
Héritage antique : Euripide, troisième partie
Iphigénie à Aulis .................................................... 97 La poésie aux xixe et xxe siècles :
Prolongements : du romantisme au réalisme
Corneille, Anouilh, Rouquette ............................ 98
9 La poésie romantique. ................................... 147
1. Lamartine, Nouvelles Méditations
6 La tragédie classique .................................... 100 poétiques .................................................................. 147
1. Corneille, Horace .................................................. 100 2. Vigny, Poèmes antiques et modernes . .............. 148
2. L’Hermite, La Mort de Sénèque . ....................... 101 3. Hugo, Les Châtiments .......................................... 149
3. Corneille, Rodogune . ............................................ 102 4. Byron, Les Heures de loisir ................................ 151
Vers l’œuvre complète : Rodogune ........................ 103 5. Musset, Poésies Nouvelles ................................... 152
4. Racine, Bérénice .................................................... 105 6. Hugo, Les Contemplations .................................. 153
5. Corneille, Polyeucte .............................................. 106 7. Desbordes-Valmore, Poésies inédites ............... 154

Sommaire 5

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Histoire des Arts : Caspar David Friedrich, 3. Apollinaire, Poèmes à Lou .................................. 198
peintre romantique . ............................................... 155 Histoire des Arts : Eugène Delacroix :
8. Musset, Contes d’Espagne et d’Italie . ............. 156 le peintre et la guerre ............................................ 199
Vers l’œuvre complète : 4. Friedrich von Schiller,
Musset, Premières poésies . ................................. 157 « Le commencement du xixe siècle » ................ 200
9. Gautier, Poésies ...................................................... 158 5. Rimbaud, Poésies . ................................................. 201
10. Nerval, Odelettes . ................................................ 159 6. Reverdy, Sources du vent ..................................... 202
11. Bertrand, Gaspard de la Nuit . .......................... 160 7. Éluard, Au rendez-vous allemand ...................... 203
Prolongements : 8. Aragon, Le Roman inachevé ............................... 204
Lamartine, Heine, Baudelaire ............................. 161 Prolongements :
Stendhal, Barbusse, Le Clézio . .......................... 206
10 Parnasse et symbolisme .............................. 163 Outils d’analyse de la poésie
Les formes poétiques ................................................. 207
1. Gautier, Émaux et Camées .................................. 163
La versification ............................................................. 210
2. Baudelaire, Les Fleurs du mal . .......................... 164
3. Leconte de Lisle, Poèmes barbares . ................. 165
4. Banville, Les Exilés ............................................... 166
5. Baudelaire, Les Fleurs du mal . .......................... 168 quatrième partie
6. Baudelaire, Le Spleen de Paris . ......................... 169 Genres et formes de l’argumentation
7. Rimbaud, Poésies . ................................................. 171 aux xviie et xviiie siècles
8. Rimbaud, Une saison en enfer ........................... 172
9. Verlaine, Jadis et Naguère ................................... 173 13 L’art oratoire . ................................................... 213
10. Verlaine, Fêtes galantes . .................................... 173
1. Molière, Dom Juan . .............................................. 213
Histoire des Arts : Mythes symbolistes 2. Corneille, Le Cid . .................................................. 215
chez Gustave Moreau ........................................... 175 3. Bossuet, Oraison funèbre d’Henriette
11. Mallarmé, Poésies ................................................ 175 d’Angleterre ............................................................ 216
12. Cros, Le Collier de griffes ................................. 177 4. Boileau, Satires ...................................................... 218
13. Rodenbach, Le Miroir du ciel natal ................ 176 5. Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves .. 219
Prolongements : Claudel, Maeterlinck ................... 179 6. Racine, Andromaque ............................................. 221
Prolongements : Hugo, Briand, Badinter ............... 222
11 La poésie surréaliste...................................... 181
1. Apollinaire, Alcools .............................................. 181 14 L’écriture moraliste . ...................................... 225
2. Breton, Poisson soluble ........................................ 182
1. La Fontaine, Fables ............................................... 225
3. Desnos, Corps et biens ......................................... 183
2. La Bruyère, Les Caractères ................................ 226
4. Éluard, Capitale de la douleur ........................... 185
Vers l’œuvre complète : Les Caractères . ............. 228
Vers l’œuvre complète :
3. La Rochefoucauld, Maximes . ............................. 229
Capitale de la douleur . ........................................ 186
4. La Bruyère, Les Caractères ................................ 231
5. Aragon, Les Yeux d’Elsa ...................................... 189
5. Pascal, Pensées ....................................................... 232
Histoire des Arts : René Magritte : 6. La Rochefoucauld, Maximes . ............................. 234
la réalité subvertie . ................................................ 191
Histoire des Arts : Rembrandt
6. Soupault, Westwego ............................................... 191 et la connaissance de l’homme . ......................... 235
7. Desnos, Les Sans cou ........................................... 192 7. Chamfort, Maximes et pensées . ......................... 236
8. Aragon, Le Roman inachevé ............................... 192
Prolongements : Vian, Houellebecq ........................ 238
Prolongements : Vitrac, Tardieu ............................... 192

15 Fiction et argumentation ............................. 240


12 Le poète et la guerre...................................... 196
1. Cyrano de Bergerac, Les États
1. Hugo, Les Châtiments .......................................... 196 et Empires de la Lune ........................................... 240
2. Heredia, Les Trophées .......................................... 197 2. Fénélon, Les Aventures de Télémaque .............. 240

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3. Diderot, Supplément au voyage
de Bougainville . ..................................................... 241 Méthode et compétences
Histoire des Arts : L’intention moralisatrice 1. Les constituants de la phrase ........................... 265
dans les tableaux de Jean-Baptiste Greuze . .... 242 2. Les actes de langage, les types de phrases . .. 266
4. Montesquieu, Lettres persanes ........................... 243 3. La ponctuation ..................................................... 267
5. Voltaire, Micromégas............................................. 244 4. Les modes et les temps . .................................... 268
Vers l’œuvre complète : Micromégas . ................... 244 5. Les connecteurs logiques ................................... 270
6. Voltaire, Aventure indienne ................................. 246 6. Les marques de l’énonciation ........................... 270
Prolongements : Huxley, Orwell .............................. 246 7. Les niveaux de langue . ....................................... 272
8. La modalisation .................................................... 274
9. La langue du xviie siècle ...................................... 275
16 Nature et culture . ........................................... 248 10. Prendre des notes ................................................ 276
1. Sagard, Le Grand Voyage au pays 11. Travailler au brouillon ......................................... 277
des Hurons . ............................................................. 248 12. Structurer le propos ............................................ 278
2. Bougainville, Voyage autour du monde ........... 249 13. Rédiger / Présenter la copie .............................. 279
3. Saint-Lambert, « L’Abenaki » ............................. 250 14. Se corriger / Réécrire .......................................... 280
4. Molière, Les Femmes savantes ........................... 251 15. Situer un texte . .................................................... 282
5. Lahontan, Dialogues de M. le baron 16. Définir la spécificité et les enjeux
de la Hontan et d’un Sauvage du texte .................................................................. 282
de l’Amérique ......................................................... 253 17. Identifier les formes de discours . .................... 283
6. Rousseau, Discours sur l’origine 18. Identifier les registres ......................................... 285
et les fondements de l’inégalité .......................... 254 19. Identifier les figures de style ............................ 288
7. Voltaire, Dictionnaire philosophique 20. Mobiliser les outils d’analyse . .......................... 291
portatif ...................................................................... 256
21. Répondre à une question sur un texte . ......... 292
Histoire des Arts : L’art des jardins 22. Lire une œuvre intégrale . .................................. 293
aux xviie et xviiie siècles ..................................... 257 23. Lire l’image fixe .................................................... 296
8. Defoe, Robinson Crusoé ...................................... 257 24. Lire l’image de film . ............................................ 297
Prolongements : Golding, Tournier ......................... 259 25. Identifier les registres de l’image . ................... 299
26. Étudier le rapport du texte et de l’image ...... 301
Outils d’analyse de l’argumentation
27. Lire à voix haute . ................................................. 303
Les genres de l’argumentation . ............................... 260
Les types d’arguments ............................................... 262 28. Faire une présentation à l’oral . ........................ 304
29. Défendre son point de vue à l’oral .................. 305
30. Lire un corpus de textes . ................................... 305
31. Rédiger une synthèse . ........................................ 307
32. Écrire selon des consignes ................................. 307
33. La réécriture d’invention .................................... 308
34. Inventer pour convaincre ou persuader ......... 310
35. Formuler une problématique ............................ 311
36. Faire un plan de commentaire ......................... 312
37. Analyser un sujet de dissertation .................... 314
38. Mobiliser ses connaissances
pour la dissertation ............................................. 316
39. Choisir le plan en fonction du sujet . .............. 317
40. Utiliser des exemples . ........................................ 318
41. Introduire des citations ...................................... 319
42. Rédiger une introduction et une conclusion . 320
43. Bâtir une fiche de lecture ; de révision ........... 322
44. Utiliser les ressources ......................................... 325

Sommaire 7

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PROGRAMMES DE FRANÇAIS EN CLASSES
DE SECONDE GÉNÉRALE ET TECHNOLOGIQUE

I. Préambule Il s’agit de :


Connaître quelques grandes périodes et les mouve-
1. Finalités ments majeurs de l’histoire littéraire et culturelle ;
Les programmes de français et littérature en classes de – savoir situer les œuvres étudiées dans leur époque
seconde répondent à des objectifs qui s’inscrivent dans et leur contexte.
les finalités générales de l’enseignement des Lettres au Connaître les principaux genres auxquels les œuvres
lycée : l’acquisition d’une culture, la formation person- se rattachent et leurs caractéristiques ;
nelle et la formation du citoyen. – percevoir les constantes d’un genre et l’originalité
Les finalités propres de cet enseignement sont : d’une œuvre ;
– la constitution et l’enrichissement d’une culture lit- – être capable de lire, de comprendre et d’analyser des
téraire ouverte sur d’autres champs du savoir et sur la œuvres de genres variés, et de rendre compte de cette
société ; lecture, à l’écrit comme à l’oral.
– la construction progressive de repères permettant une Avoir des repères esthétiques et se forger des cri-
mise en perspective historique des œuvres littéraires ; tères d’analyse, d’appréciation et de jugement ;
– le développement d’une conscience esthétique per- – faire des hypothèses de lecture, proposer des inter-
mettant d’apprécier les œuvres, d’analyser l’émo- prétations ;
tion qu’elles procurent et d’en rendre compte à l’écrit – formuler une appréciation personnelle et savoir la
comme à l’oral ; justifier ;
– l’étude continuée de la langue, comme instrument – être capable de lire et d’analyser des images en rela-
privilégié de la pensée, moyen d’exprimer ses senti- tion avec les textes étudiés.
ments et ses idées, lieu d’exercice de sa créativité et
Connaître les principales figures de style et repérer
de son imagination ;
les effets rhétoriques et poétiques ;
– la formation du jugement et de l’esprit critique ;
– savoir utiliser ces connaissances pour dégager des
– le développement d’une attitude autonome et respon-
significations et étayer un commentaire.
sable, notamment en matière de recherche d’informa-
tion et de documentation. Approfondir sa connaissance de la langue, principa-
lement en matière de lexique et de syntaxe ;
Ces finalités sont atteintes grâce à une progression
– parfaire sa maîtrise de la langue pour s’exprimer, à
méthodique qui prend appui principalement sur la lec-
l’écrit comme à l’oral, de manière claire, rigoureuse et
ture et l’étude de textes majeurs de notre patrimoine.
convaincante, afin d’argumenter, d’échanger ses idées
Leur mise en œuvre s’effectue, à l’écrit comme à l’oral,
et de transmettre ses émotions.
au travers d’activités variées et d’exercices réguliers qui
constituent autant de moyens de construire des connais- Acquérir des connaissances utiles dans le domaine
sances et de développer des capacités chez les élèves. de la grammaire de texte et de la grammaire d’énon-
ciation ;
2. Compétences visées – savoir utiliser ses connaissances grammaticales pour
Dans la continuité du Socle, les compétences visées lire et analyser les textes.
répondent directement à ces finalités. Connaître la nature et le fonctionnement des médias
Elles doivent donner lieu à des évaluations régulières numériques, et les règles qui en régissent l’usage ;
par les professeurs, au cours et à la fin de chaque étape – être capable de rechercher, de recueillir et de trai-
de la formation, ce qui permettra de prévoir l’accom- ter l’information, d’en apprécier la pertinence, grâce
pagnement, le soutien ou l’approfondissement adap- à une pratique réfléchie de ces outils ;
tés aux besoins des élèves – le but des exercices et des – être capable de les utiliser pour produire soi-même
évaluations étant bien de concevoir la mise en œuvre de l’information, pour communiquer et argumenter.
des programmes en prenant en compte la réalité des L’acquisition de ces connaissances et de ces capa-
besoins de tous les élèves pour les aider à progres- cités va de pair avec des attitudes intellectuelles qui
ser dans les apprentissages et les mener à la réussite. se caractérisent par la curiosité, l’ouverture d’esprit,

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l’aptitude à l’échange, l’appropriation personnelle des Il est par ailleurs vivement recommandé de faire lire
savoirs et la créativité. aux élèves, dans le cadre des groupements de textes ou
dans celui des projets culturels de la classe, des textes
3. Mise en œuvre appartenant à la littérature contemporaine.
Les compétences visées ne s’acquièrent que si elles
font l’objet d’apprentissages suivis et méthodiques. 2. Contenus
Ces apprentissages, qui prennent appui sur les acquis 2.1 Les objets d’étude
du collège, visent à développer l’autonomie de l’élève, Le roman et la nouvelle au xixe siècle :
sa capacité d’initiative dans les démarches, son atti- réalisme et naturalisme
tude réflexive par rapport aux objets étudiés, dans la L’objectif est de montrer aux élèves comment le roman
perspective de ses études à venir. ou la nouvelle s’inscrivent dans le mouvement littéraire
Les programmes tiennent compte de la nécessité d’éva- et culturel du réalisme ou du naturalisme, de faire appa-
luer régulièrement les compétences acquises. raître les caractéristiques d’un genre narratif et la sin-
gularité des œuvres étudiées, et de donner des repères
dans l’histoire de ce genre.
II. Programme de la classe Corpus :
de seconde générale et technologique – Un roman ou un recueil de nouvelles du xixe siècle,
au choix du professeur.
1. Présentation générale
– Un ou deux groupements de textes permettant d’élar-
Dans la continuité de l’enseignement qui a été donné
gir et de structurer la culture littéraire des élèves, en
au collège, il s’agit avant tout d’amener les élèves à
les incitant à problématiser leur réflexion en relation
dégager les significations des textes et des œuvres. À
avec l’objet d’étude concerné. On peut ainsi, en fonc-
cet effet, on privilégie deux perspectives : l’étude de
tion du projet, intégrer à ces groupements des textes
la littérature dans son contexte historique et culturel
et des documents appartenant à d’autres genres ou à
et l’analyse des grands genres littéraires.
d’autres époques, jusqu’à nos jours. Ces ouvertures
C’est en se fondant sur l’étude des textes et des œuvres permettent de mieux faire percevoir les spécificités du
que l’on donne aux élèves des connaissances d’histoire siècle ou de situer le genre dans une histoire plus lon-
littéraire. Ainsi se mettent en place peu à peu les repères gue.
nécessaires à la construction d’une culture commune. – En relation avec l’histoire des arts, un choix de
On veille également à leur apporter des connaissances textes et de documents montrant comment l’esthé-
concernant les grands genres littéraires et leurs prin- tique réaliste concerne plusieurs formes d’expression
cipales caractéristiques de forme, de sens et d’effets, artistique et traverse tout le xixe siècle. On peut réflé-
afin de favoriser le développement d’une conscience chir en amont à la façon dont les arts visuels, notam-
esthétique. Enfin, chaque objet d’étude doit permettre ment, ont introduit la réalité quotidienne, qu’elle soit
de construire chez l’élève l’ensemble des compétences naturelle ou sociale, dans le champ de l’art et déter-
énumérées plus haut : compétences d’écriture et d’ex- miné des choix esthétiques qui entrent en résonance
pression aussi bien que de lecture, d’interprétation et avec l’évolution du genre romanesque, depuis le xviie
d’appréciation. jusqu’au xxe siècle. L’influence de la photographie sur
Le programme fixe quatre objets d’étude qui peuvent les romanciers du xixe siècle peut également faire l’ob-
être traités dans l’ordre souhaité par le professeur jet d’un travail avec les élèves.
au cours de l’année. À l’intérieur de ce cadre, celui-
ci organise librement des séquences d’enseignement La tragédie et la comédie au xviie siècle :
cohérentes, fondées sur une problématique littéraire. le classicisme
L’étude de trois œuvres au moins et de trois groupe- L’objectif est de faire connaître les caractéristiques du
ments au moins sur une année est obligatoire. genre théâtral et les effets propres au tragique ou au
Les extraits qui constituent les groupements de textes comique. Il s’agit aussi de faire percevoir les grands
(cf. infra les corpus) ne font pas obligatoirement l’ob- traits de l’esthétique classique et de donner des repères
jet d’une lecture analytique ; certains d’entre eux peu- dans l’histoire du genre.
vent être abordés sous la forme de lectures cursives, Corpus :
selon le projet du professeur. Les textes et documents – Une tragédie ou une comédie classique, au choix du
qui ouvrent sur l’histoire des arts ou sur les langues et professeur.
cultures de l’Antiquité pourront trouver leur place au – Un ou deux groupements de textes permettant d’élar-
sein des groupements : ils ne constituent pas nécessai- gir et de structurer la culture littéraire des élèves, en
rement un ensemble séparé. les incitant à problématiser leur réflexion en relation

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avec l’objet d’étude concerné. On peut ainsi, en fonc- sion des ressources de divers genres et à l’inscription
tion du projet, intégrer à ces groupements des textes de la littérature dans les débats du siècle. On donne de
et des documents appartenant à d’autres genres ou à la sorte aux élèves des repères culturels essentiels pour
d’autres époques, jusqu’à nos jours. Ces ouvertures la compréhension des xviie et xviiie siècles.
permettent de mieux faire percevoir les spécificités Corpus :
et la diversité du siècle ou de situer le genre dans une – Un texte long ou un ensemble de textes ayant une
histoire plus longue. forte unité : chapitre de roman, livre de fables, recueil
– En relation avec les langues et cultures de l’An- de satires, conte philosophique, essai ou partie d’es-
tiquité, un choix de textes et de documents permet- sai..., au choix du professeur.
tant de découvrir les œuvres du théâtre grec et latin. – Un ou deux groupements de textes permettant d’élar-
On étudie quelques personnages types de la comédie, gir et de structurer la culture littéraire des élèves, en
quelques figures historiques ou légendaires qui ont ins- les incitant à problématiser leur réflexion en relation
piré la tragédie. On s’interroge en particulier sur les avec l’objet d’étude concerné. On peut ainsi, en fonc-
emprunts et les réécritures. tion du projet, intégrer à ces groupements des textes
et des documents appartenant à d’autres genres ou à
La poésie du xixe au xxe siècle :
d’autres époques, jusqu’à nos jours. Ces ouvertures
du romantisme au surréalisme
permettent de mieux faire percevoir les spécificités du
L’objectif est de faire percevoir aux élèves la liaison
siècle ou de situer l’argumentation dans une histoire
intime entre le travail de la langue, une vision singu-
plus longue.
lière du monde et l’expression des émotions. Le pro-
fesseur amène les élèves à s’interroger sur les fonctions – En relation avec les langues et cultures de l’Anti-
de la poésie et le rôle du poète. Il les rend sensibles quité, un choix de textes et de documents permettant
aux liens qui unissent la poésie aux autres arts, à la de donner aux élèves des repères concernant l’art ora-
musique et aux arts visuels notamment. Il leur fait com- toire et de réfléchir à l’exercice de la citoyenneté. On
prendre, en partant des grands traits du romantisme et aborde en particulier les genres de l’éloquence (épidic-
du surréalisme, l’évolution des formes poétiques du tique, judiciaire, délibératif) et les règles de l’élabora-
xixe au xxe siècle. tion du discours (inventio, dispositio, elocutio, memo-
ria, actio).
Corpus :
– Un recueil ou une partie substantielle d’un recueil 2.2 L’étude de la langue
de poèmes, en vers ou en prose, au choix du profes- L’étude de la langue se poursuit en classe de seconde,
seur. dans le prolongement de ce qui a été vu au collège et
– Un ou deux groupements de textes permettant d’élar- dans la continuité du Socle commun : il s’agit de conso-
gir et de structurer la culture littéraire des élèves, en lider et de structurer les connaissances et les compé-
les incitant à problématiser leur réflexion en relation tences acquises, et de les mettre au service de l’expres-
avec l’objet d’étude concerné. On peut ainsi, en fonc- sion écrite et orale ainsi que de l’analyse des textes.
tion du projet, intégrer à ces groupements des textes Dans le cadre des activités de lecture, d’écriture et
et des documents appartenant à d’autres genres ou à d’expression orale, on a soin de ménager des temps de
d’autres époques, jusqu’à nos jours. Ces ouvertures réflexion sur la langue. Ces activités sont également
permettent de mieux faire percevoir les spécificités du l’occasion de vivifier et d’exercer les connaissances
siècle ou de situer le genre dans une histoire plus lon- linguistiques et de leur donner sens. Si nécessaire,
gue. des leçons ponctuelles doivent permettre de récapi-
– En relation avec l’histoire des arts, un choix de textes tuler de manière construite et cohérente les connais-
et de documents permettant d’aborder, aux xixe et xxe sances acquises.
siècles, certains aspects de l’évolution de la peinture
L’initiation à la grammaire de texte et à la grammaire
et des arts visuels, du romantisme au surréalisme.
de l’énonciation, qui figure au programme de la classe
Genres et formes de l’argumentation : de troisième, se poursuit en seconde par la construction
xviie et xviiie siècles d’une conscience plus complète et mieux intégrée de
L’objectif est de faire découvrir aux élèves que les ces différents niveaux d’analyse. La mise en œuvre des
œuvres littéraires permettent, sous des formes et selon connaissances grammaticales dans les activités de lec-
des modalités diverses, l’expression organisée d’idées, ture et d’expression écrite et orale s’en trouve facilitée.
d’arguments et de convictions et qu’elles participent Pour cela :
ainsi de la vie de leur temps. On s’intéresse plus par- – au niveau du mot et de la phrase, les éventuelles
ticulièrement au développement de l’argumentation, lacunes en matière de morphologie et de syntaxe doi-
directe ou indirecte, à l’utilisation à des fins de persua- vent être comblées ;

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– au niveau du texte, on privilégie les questions qui soit l’ampleur ; elle consiste donc en un travail d’in-
touchent à l’organisation et à la cohérence de l’énoncé ; terprétation que le professeur conduit avec ses élèves,
– au niveau du discours, la réflexion sur les situations à partir de leurs réactions et de leurs propositions.
d’énonciation, sur la modalisation et sur la dimension La lecture cursive, forme courante de la lecture, peut
pragmatique est développée ; être pratiquée hors de la classe ou en classe. Elle est
– le vocabulaire fait l’objet d’un apprentissage conti- prescrite par le professeur et fait l’objet d’une exploi-
nué, en relation notamment avec le travail de l’écriture tation dans le cadre de la séquence d’enseignement.
et de l’oral : on s’intéresse à la formation des mots, à Les élèves sont en outre incités à mener, hors de la
l’évolution de leurs significations et l’on fait acqué- classe, de nombreuses lectures personnelles dont le
rir aux élèves un lexique favorisant l’expression d’une cours de français vise à leur donner l’habitude et le goût.
pensée abstraite.
Exercices
Poursuivant l’effort qui a été conduit au cours des – Écriture d’argumentation : initiation au commentaire
années du collège, le professeur veille à ce que les littéraire, initiation à la dissertation.
élèves possèdent une bonne maîtrise de l’orthographe. – Écriture d’invention.
L’organisation de l’enseignement doit permettre une – Écriture de synthèse et de restitution.
évaluation régulière des compétences langagières en – Exposé oral.
vue de l’accompagnement personnalisé. – Entretien oral.
La pratique de l’ensemble des activités, écrites et orales,
2.3 Activités et exercices
favorise l’acquisition des compétences nécessaires à
L’appropriation par les élèves de ces connaissances
la réussite des exercices codifiés, auxquels on initie
et de ces capacités suppose que soient mises en place
progressivement les élèves dès la seconde, en vue des
des activités variées permettant une approche vivante
épreuves anticipées de français.
des apprentissages. Le professeur vise, dans la concep-
tion de son projet et dans sa réalisation pédagogique, à 2.4 L’éducation aux médias
favoriser cet engagement des élèves dans leur travail. Durant toute leur scolarité au lycée, les élèves font
Une utilisation pertinente des technologies numériques un usage régulier d’outils et de supports numériques
peut y contribuer. pour chercher, organiser et produire de l’information
En outre, des exercices plus codifiés, auxquels on a soin ou pour communiquer dans le cadre de leur travail
d’entraîner les élèves, permettent de vérifier leur pro- scolaire. Par ailleurs, ils sont encouragés à pratiquer
gression dans les apprentissages et de proposer régu- des activités utilisant différents médias (radio, presse
lièrement des évaluations sommatives, au minimum écrite, audio-visuel principalement). Cet usage cou-
deux chaque trimestre. rant ne signifie pas pour autant qu’ils en compren-
Il est souhaitable, en complément, qu’un certain nombre nent les logiques fondamentales ni qu’ils aient une
d’activités de lecture, de recherche et d’écriture puis- conscience claire des enjeux et des incidences de
sent être réalisées en relation avec le travail mené, au ces technologies sur leurs modes de penser et d’agir.
CDI, avec le professeur documentaliste. Il est donc nécessaire de leur faire acquérir une dis-
tance et une réflexion critique suffisantes pour que
Activités se mette en place une pratique éclairée des ces diffé-
– Pratiquer les diverses formes de la lecture scolaire : rents supports, en leur montrant ce qu’ils impliquent
lecture cursive, lecture analytique. du point de vue de l’accès aux connaissances, de la
– Lire et analyser des images, fixes et mobiles. réception des textes et des discours, de l’utilisation et
– Comparer des textes, des documents et des supports. de l’invention des langages, comme du point de vue
– Faire des recherches documentaires et en exploiter des comportements et des modes de relations sociales
les résultats. qu’ils engendrent.
– Pratiquer diverses formes d’écriture (fonctionnelle,
Le professeur de lettres a un rôle majeur à jouer pour
argumentative, fictionnelle, poétique...).
faire acquérir cette compétence aux élèves. Son objectif
– S’exercer à la prise de parole, à l’écoute, à l’expres- est de développer leur autonomie afin de les aider à se
sion de son opinion, et au débat argumenté. servir librement et de manière responsable des médias
– Mémoriser des extraits. modernes, comme supports de pratiques citoyennes
– Mettre en voix et en espace des textes. mais aussi créatives. En français, l’accent sera mis,
Nota bene : La lecture analytique et la lecture cursive sur les questions d’énonciation (comprendre les procé-
sont deux modalités différentes de lecture scolaire. dures à l’œuvre dans différents types de textes, de dis-
La lecture analytique vise la construction progressive cours et de dispositifs médiatiques, en lien avec leurs
et précise de la signification d’un texte, quelle qu’en conditions de production et de diffusion) et d’interpré-

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tation (comprendre comment se construit et se valide Cet enseignement contribue en outre de manière essen-
une interprétation). tielle, à la constitution d’une culture humaniste qui
Pour faire acquérir par les élèves cette compétence en implique la capacité à établir, dans la profondeur his-
matière de culture de l’information et des médias, une torique, des liens entre les différents arts, à comprendre
collaboration du professeur de lettres avec le professeur le jeu de leurs correspondances, mais aussi la spécifi-
documentaliste est vivement recommandée. cité des moyens d’expression et des supports dont ils
usent. La nécessaire précision des notions et des ana-
2.5 L’histoire des arts lyses dans le cours de français au lycée ne doit pas
Au lycée les professeurs de lettres doivent apporter être ressentie comme un enfermement préjudiciable à
leur contribution à l’enseignement de l’histoire des la discipline elle-même : les ouvertures vers les autres
arts, dans le cadre des programmes de français tels arts doivent permettre d’enrichir les interprétations,
qu’ils sont définis par le présent texte. Aussi, pour cha- de développer le goût pour les œuvres et de vivifier
cun des objets d’étude du programme les corpus intè- les apprentissages.
grent des choix de textes et de documents définis en Les liens ménagés entre certains objets d’étude et les
relation avec l’histoire des arts ou avec les langues et langues et cultures de l’Antiquité mettent en évidence
cultures de l’Antiquité. la relation privilégiée entre le français, les langues
L’enseignement de l’histoire des arts est transversal et anciennes et les œuvres qui nous viennent de l’Anti-
prend place dans l’ensemble des disciplines. Il est d’au- quité et du Moyen Âge. Cette relation tient également
tant plus naturel que les Lettres y prennent leur part que aux valeurs humanistes dont l’école est porteuse et
la littérature occupe parmi les arts une place majeure dont la transmission suppose que soient fréquentées
et que son étude privilégie au lycée deux perspectives les sources encore vives de notre culture. Elle recoupe
complémentaires : celle de l’histoire littéraire et celle le plus souvent, dans ces programmes, l’histoire des
de la caractérisation des grands genres. Si la périodi- arts. Tant pour ce qui est du théâtre que pour ce qui
sation du programme d’histoire des arts ne correspond concerne la littérature d’idées, les indications don-
pas toujours à celle qui prévaut dans celui des classes nées ouvrent aux professeurs la possibilité de prendre
de seconde en français, l’étude des relations entre la appui sur des textes et des documents qui renvoient à
littérature et les autres arts est bien un aspect essentiel certaines des thématiques du programme de cet ensei-
de cet enseignement dans son ensemble, qui compte gnement : champ anthropologique, champ historique
parmi ses finalités « le développement d’une conscience et social, et champ esthétique, en particulier.
esthétique permettant d’apprécier les œuvres, d’analy-
ser l’émotion qu’elles procurent et d’en rendre compte »
(cf. le Préambule).

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Histoire littéraire et culturelle

xviie siècle – Le Grand Siècle


orteils racines, et sa peau écorce. Cette sculpture
La profusion baroque  p. 22 exprime aussi «  l’unité mouvante d’un ensemble
multiforme  », par la tension qui projette violem-
ment la nymphe en avant au moment même où sa
1. L’inconstance baroque
métamorphose l’immobilise, tandis qu’Apollon, le
Éminent homme d’église (ce protestant converti au
vêtement flottant, est saisi presque en déséquilibre,
catholicisme à vingt-deux ans finit cardinal et arche-
dans un élan arrêté net.
vêque de Sens en 1606), Jacques Davy du Perron
Quant à la toile de Rubens, le moins qu’on en
(1556-1618) joua un grand rôle politique auprès
puisse dire est qu’elle n’a pas ce «  centre fixe  »
d’Henri IV, qu’il réconcilia avec le pape. Il appar-
dans lequel, selon Rousset, «  l’œuvre classique
tient en poésie à la première génération baroque,
réalise son unité ». Elle « fai[t] éclater ou vaciller
celle qui pense prolonger l’héritage de Ronsard et
ses structures  », tiraillée entre peinture d’histoire
de Desportes sans savoir qu’elle exprime une muta-
(son sujet officiel), représentation allégorique (la
tion de la sensibilité.
France, au manteau orné des fleurs de lys, la Ville
Ces trois premiers quatrains d’un poème qui en
de Marseille au drapé antique, la Renommée qui
compte dix énoncent plusieurs traits spécifiques du
embouche sa trompette) et scène mythologique
baroque, comme conception du monde et comme
(avec ces Néréides qui tirent sur une corde pour
esthétique :
amarrer le bateau). Privilégiés par l’éclairage, les
– le thème de l’inconstance, dont du Perron fait une
corps voluptueux des divinités marines opèrent un
allégorie, réfère à un univers instable, en mutation
véritable détournement du tableau, en concentrant
perpétuelle ; il est décliné à loisir dans les trois der-
sur eux l’attention du spectateur, ainsi « invit[é] à
niers vers, et à un double degré puisque, de cette
la mobilité et à l’inquiétude », et en transformant
série de huit faux-semblants, nous ne saisissons que
la nouvelle reine de France en une sorte de Reine
des reflets (« mainte image ») ;
des eaux accostant sur la terre.
– cette instabilité trouve sa traduction sensible dans
l’inconsistance des fondations du bâtiment (« sur les
ailes du vent ») ou la légèreté fugace de ses maté-
riaux (« plume molle », « paille ») ; Louis XIV et les arts  p. 24
– l’idée même d’un «  Temple de l’Inconstance  »
est un oxymore spécifiquement baroque qui allie
la pérennité voulue d’un monument à la fragilité 1. Saint-Simon vs Perrault
de son objet et de ses formes. Saint-Simon n’est pas seulement critique à l’égard
de Versailles, il reconnaît, tout comme Perrault,
2. Le baroque de Rubens et de Bernin la «  magnificence  » de la réalisation. Seulement,
La métamorphose, l’un de ces « caractères essen- là où Perrault n’utilise qu’un vocabulaire très
tiels au baroque » que « l’œuvre classique exclut », élogieux  («  aimable  », «  grands  », «  superbe  »,
selon Jean Rousset, est le thème même de la sculp- «  miracles  », «  incroyable  », «  pompe  »), Saint-
ture du Bernin, qui réussit la prouesse de saisir, Simon laisse percer son désappointement par un jeu
dans la matière dure du marbre, le moment où, d’antithèses (« le beau et le vilain », « le vaste et
pour échapper à la poursuite d’Apollon, la cheve- l’étranglé » « magnificence… mauvais goût », « il
lure et les doigts de Daphné se font rameaux, ses résulte qu’on admire et qu’on fuit ») ; là où le pre-

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mier salue les prouesses d’un art qui a su maîtri-
ser la nature, le deuxième voit dans cette entreprise L’harmonie classique  p. 28
une « tyrannie » dont la nature se venge par toutes
sortes de moyens et d’« incommodités ».
1. Le classicisme de Boileau et La Bruyère
Boileau et La Bruyère rejettent tous deux la « barba-
2. Versailles aujourd’hui rie » passée, celle de l’époque médiévale ou baroque,
L’admiration est vive, certes, à l’égal de celle de qui aimait l’enflure, le contourné, le bizarre. Le
Perrault, devant la photographie de cette enfilade classicisme appelle à un retour à l’Antiquité : c’est
de palais, plans d’eau et jardins. L’art classique ce que font les architectes modernes dont parle La
montre ici toute sa force  : symétrie, lignes régu- Bruyère, qui, en revenant au dorique, au ionique et
lières, espaces dégagés… Mais il faut bien avoir au corinthien, recherchent le « simple » et le « natu-
conscience que cette photographie est elle-même rel ; c’est ce que fait Malherbe aussi, qui, en intro-
une mise en scène moderne visant à glorifier l’œuvre duisant « règles » et « lois », comme dans la poé-
du Roi Soleil. Nous nous promenons aujourd’hui à tique gréco-latine, atteint la « pureté » et la « clarté ».
Versailles comme dans un musée, sans nous pré-
2. L’architecture classique
occuper de l’aspect pratique d’un tel lieu d’habita-
En architecture, on distingue, pour les colonnes,
tion. Saint-Simon ne nie pas le spectaculaire de la
l’ordre dorique (vie siècle av. J.-C.), le plus simple,
construction, mais regrette l’« humidité malsaine »
dont le chapiteau est composé de moulures, l’ordre
ou l’« odeur » qui se dégageait alors de tel apparte-
ionique (vie siècle av. J.-C.), plus travaillé, dont le
ment ou de tel bosquet.
chapiteau est orné de volutes, et l’ordre corinthien
(ve siècle, av. J.-C.), dont le chapiteau est décoré
3. Présence de Louis XIV de feuilles d’acanthe. Le dôme des Invalides, avec
ses étages de colonnes, représente un exemple par-
Par l’œuvre monumentale qu’il entreprend à Ver-
fait d’utilisation harmonieuse de l’art antique par
sailles, Louis XIV cherche à imposer sa marque
le classicisme. Aux colonnes doriques qui consti-
sur les arts. Il ne s’agit pas, comme pour d’autres
tuent la base de l’édifice répondent les colonnes
rois, de réalisations ponctuelles d’utilité publique
corinthiennes du premier et deuxième étages, plus
(églises, ponts, etc.), il s’agit de mettre en scène le
travaillées et accompagnant l’élévation du regard
lieu du pouvoir et de rassembler pour cette œuvre les
et de l’âme.
plus grands artistes de l’époque. Perrault, en courti-
san, glorifie la construction royale, Saint-Simon, en 3. La peinture classique
opposant politique, émet de grandes réserves, sur ce La scène que nous présente Poussin est réduite en
château qui vise avant tout à mettre au pas l’aristo- personnages : aux deux bergers penchés sur l’inscrip-
cratie. Au-delà du plan architectural, le document 4 tion répondent les deux personnages debout à droite
montre que Louis XIV s’engageait, non seulement et à gauche du monument. Les lignes régulières de
financièrement, mais aussi personnellement dans celui-ci ainsi que l’aspect apaisant du paysage achè-
les spectacles qu’il donnait à la Cour. vent de faire de cette toile un manifeste classique,
d’autant que le thème de l’Arcadie invite le spec-
tateur à un retour nostalgique à l’âge d’or antique.

14 Histoire littéraire et culturelle

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xviiie siècle – Le siècle des Lumières

des objets qui traînent par terre au premier plan (un


L’esprit libertin  p. 34 éventail, un plumeau, un soufflet) et celui des vête-
ments jetés sur le fauteuil accentuent l’intimité du
huis clos. Orientant la chaleur de la cheminée vers
1. L’insolence anticléricale la maîtresse, l’écran participe au confort douillet de
Le texte de Montesquieu est particulièrement auda- la scène. Le service à thé sur le guéridon à droite de
cieux par son anticléricalisme, moquant tour à tour la cheminée confirme que nous sommes le matin,
le pape puis l’Église (à travers la pratique des dis- non loin du réveil, avant toute mondanité. Le chat
penses). Le mot clé pour railler le pape est « vieille qui joue avec une pelote de laine ajoute une note
idole ». Il implique d’abord la perte de son pouvoir d’animalité sensuelle.
temporel : d’une certaine façon, Montesquieu abrite sa
satire sous le couvert de la politique gallicane menée 4. Une intimité menacée
par les souverains français depuis Louis XIV. Cette Le sujet même énoncé par le titre nous introduit au
expression amène implicitement le second trait de sein d’une intimité féminine  : non seulement par
satire, l’allusion aux « trésors immenses » : ne dit- le geste qui retrousse la jupe et dévoile la jambe
on pas « chamarré comme une idole » ? (geste d’une charge érotique évidente), mais aussi
Quant à la seconde cible du texte, la satire procède en par la complicité entre la maîtresse et sa servante
démontrant l’absurdité d’un mécanisme où l’excep- dont témoigne le jeu de leurs regards et de leurs
tion devient la règle : l’énumération finale des condi- attitudes. Face à cette toile, le spectateur peut avoir
tionnels aboutit à une négation générale des prin- l’impression de s’introduire en tiers curieux, d’autant
cipes les plus sacrés dont il ne reste plus rien. Règne que la clôture de cette scène est deux fois enfreinte,
de l’incohérence et de l’arbitraire, énoncé plus que comme pour mettre en scène (en abyme ?) le regard
dénoncé par un regard étranger (cf. l’analogie avec du voyeur : dissimulé derrière le paravent, un portrait
le ramadan), et qui éclate d’autant plus efficacement. accroché au mur jette un œil indiscret, et la porte
vitrée, à droite de la cheminée, est entrebâillée, lais-
2. L’ivresse épicurienne sant peut-être passer le regard d’un tiers qui serait
Moins solennel que l’alexandrin, le décasyllabe caché par le rideau.
employé par Voltaire contribue à la vivacité géné-
rale du rythme. La rapidité est donnée également
par tous les verbes de mouvement, qui parfois s’en-
chaînent pour accélérer encore le tempo : « court », L’apogée des Lumières  p. 36
« presse », « vole », « se rendre », « va », « court »,
« Allons », « fait voler », « part », « frappe ». Et
la relance de ce mouvement frénétique dans les 1. Lumière(s)
deux derniers vers suggère un tourbillon sans fin. Les deux textes de Dumarsais et de Diderot pro-
Les accumulations participent aussi à cette ivresse posent la même image, que l’on trouve déjà chez
du rythme : « les beaux vers, la danse, la musique, Lucrèce (De rerum natura, début du livre II) : les
/ L’art de tromper etc. ». Enfin, le développement hommes ordinaires « marchent dans les ténèbres »
sur le champagne, par son allégresse, s’offre expli- (doc 2), « aveuglés » jusqu’à devenir parfois « des
citement comme une métonymie de cette vie épi- fanatiques » (doc 4). Dans cette « nuit » de la rai-
curienne : « De ce vin frais l’écume pétillante / De son, la philosophie est «  un flambeau  » (doc 2)
nos Français est l’image brillante. » répandant une clarté qu’il importe que le Prince
diffuse pour le bien et la « sécurité » publique (doc
3. Un espace sensuel 4). L’absence de « lumières » est donc vue comme
Boucher peint un espace resserré, délimité de gauche une infirmité qui rend l’homme esclave de ses « pas-
à droite par un écran de cheminée, une porte vitrée, sions » (doc 2). Cette définition n’est pas exacte-
un paravent, un miroir et un fauteuil. Le désordre ment sur le même plan que celle de Kant, pour qui

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l’infirmité de l’homme plongé dans les ténèbres est exceptionnelle de ce pastel, technique réservée à des
d’abord celle de sa volonté : « elle résulte non pas portraits plus modestes et plus familiers, confirme
d’un manque d’entendement, mais d’un manque de la dimension politique de cette toile.
résolution et de courage pour s’en servir sans être
dirigé par un autre ». 4. Une planche de l’Encyclopédie
Cette planche de l’Encyclopédie est explicitement
2. Un mouvement optimiste divisée en deux parties, mais la seconde se subdi-
Aucun des trois philosophes ne méconnaît les diffi- vise en deux plans, répartis en fonction de la taille
cultés, les obstacles, voire les résistances auxquelles des éléments représentés  : de sorte que l’on peut
se heurte le progrès des Lumières : Kant n’ignore pas partager la gravure en trois tiers à peu près égaux.
la force nocive de la paresse qui peut faire préférer – Dans le tiers supérieur, un atelier, semblable sans
« être dirigé par un autre » ; Dumarsais reconnaît doute à celui que connut Denis Diderot dans son
que le plus grand nombre (« les autres hommes ») enfance, puisque son père était maître coutelier. L’ac-
est insensible à la démarche du philosophe pion- tivité humaine y prédomine, dans une diversité d’em-
nier ; Diderot sait bien que les « fanatiques aveu- plois qui va de l’habileté manuelle (les trois ouvriers
glés » n’ont pas disparu. Mais tous manifestent la au milieu s’affairant à l’établi et sur le bureau, ou
même confiance et le même volontarisme. L’idée celui qui polit, couché sur une planche, devant à
même d’un « état de minorité » suppose sa « sor- gauche) à la force motrice plus animale (l’ouvrier
tie », comme un processus fatal ; et avec sa formule devant à droite, qui tourne la roue pour entraîner le
« Sapere aude ! », Kant entend galvaniser les éner- système de la meule). On peut supposer que cette
gies et hâter ce moment. Avec son « flambeau », le image superpose plusieurs lieux distincts : la bou-
philosophe de Dumarsais ouvre la voie aux « autres tique au fond (avec l’armoire où la maîtresse range
hommes  »  : le parallélisme constant entre eux et des productions), l’atelier où s’activent les ouvriers,
lui suggère la force entraînante de l’exemple. Mais et la forge représentée par le foyer à droite, où se
c’est Diderot qui se montre le plus enthousiaste et fait la trempe de l’acier. L’ouverture sur l’extérieur,
le plus confiant : la ponctuation exclamative accom- dans la partie gauche, suggère que cette coutellerie
pagne l’expression d’un souhait (« Puisse l’instruc- a la taille d’une petite fabrique.
tion… »), qui se donne ensuite comme réalisé au – Le tiers médian est occupé par une série de petits
futur antérieur (« auront tous compris »). outils, une vingtaine, dont le dessin renvoie chaque
fois à une légende hors-planche. On peut en recon-
3. La protectrice des Lumières
naître certains, que l’on a vus plus haut dans les
Issue d’une famille bourgeoise qui la dote d’une mains des ouvriers. Ces petits outils témoignent de
éducation soignée (danse, musique, comédie, litté- l’inventivité des artisans.
rature), la marquise de Pompadour (1721-1764) se
– Le tiers inférieur est consacré à la meule, qui
lie à tout ce que le xviiie compte d’esprits brillants
occupait déjà le premier plan du haut de la planche,
et audacieux (Voltaire, Marivaux, Diderot, d’Alem-
mais ici grossie et inversée : hors de son usage par
bert), qu’elle protègera quand elle deviendra, en
l’homme, le système apparaît très lisible, avec (de
1745, la maîtresse officielle du roi. Tandis que les
gauche à droite) la manivelle (B), la roue (A), la
autres portraitistes mettent l’accent sur sa grâce et sa
corde (C), la planche (D), la meule (E), la poulie
séduction (Van Loo la peint en sultane puis en ber-
(F) et l’auge (G). L’ingéniosité du système est ainsi
gère, Nattier en Diane chasseresse, Boucher la pare
mise en valeur. Au-dessus, deux autres gros engins,
d’une somptueuse robe verte), Quentin de la Tour la
que l’on a vus plus haut, eux aussi grossis et inver-
représente comme une intellectuelle, dans une inti-
sés : l’enclume sur le billot et l’étau.
mité studieuse, appuyée sur une table chargée d’ou-
vrages dont la réunion est un manifeste politique.
Parmi eux, on peut distinguer des ouvrages d’écri-
vains en délicatesse avec le pouvoir : un volume de
Sensibilité et vertu  p. 40
La Henriade (1728), l’épopée de Voltaire, un autre
de L’Esprit des lois de Montesquieu (1749) mis à
l’Index par l’Église en 1751, et le tome IV de l’En- 1. Trois rêveries
cyclopédie, dont la marquise fut l’un des plus fidèles Les trois documents ont en commun une sorte de
soutiens. Tombant de la table, une gravure rappelle rêverie pensive sur le temps. Cela est évident chez
beaucoup les planches de l’Encyclopédie. La taille Hubert Robert qui place ses personnages au milieu

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de constructions en ruine  ; cela s’impose dès le 3. La sensibilité outragée
début chez Diderot («  Tout s’anéantit, tout périt, L’extrait de Chénier rompt avec la poésie policée du
tout passe  »)  ; cela se devine chez Rousseau au xviiie siècle sur le thème de la mort. Elle retrouve
détour d’une phrase (« l’instabilité des choses de ce au contraire des accents du xvie siècle (on peut pen-
monde dont la surface des eaux m’offrait l’image »). ser à Agrippa d’Aubigné). Le vocabulaire employé,
Néanmoins, Rousseau est bien différent de Dide- souvent très rude (« Qui mange, boit, rote du sang »,
rot et d’Hubert Robert en ce qu’il tente, non pas de « perverse », « monstre », « impurs », « infecte »)
susciter la réflexion, mais au contraire de se lais- s’explique par le sentiment d’horreur que le poète
ser aller au mouvement de l’eau « sans prendre la éprouve à l’égard de ces juges qui vivent au-delà
peine de penser ». de toute morale et de toute humanité.

2. Contemplation et réflexion 4. L’œuvre paradoxale d’Hubert Robert


Hubert Robert représente la Grande Galerie du
Chez Diderot, contemplation et réflexion sont inti-
Louvre en ruine l’année même où l’on songe à son
mement liées. La vivacité de la description pour-
aménagement pour le public. Il représente ainsi, para-
rait d’ailleurs nous faire oublier qu’il s’agit d’une
doxalement, un Louvre qui ressemble aux vestiges
ekphrasis (description d’œuvre d’art). La toile d’Hu-
de la campagne romaine, montrant combien sont
bert Robert suscite l’attention (et l’admiration) et
vaines toutes les réalisations humaines face au pas-
invite à la réflexion car elle met en scène, elle donne
sage du temps : la Révolution qui fait du Louvre un
à voir, elle matérialise les ravages du temps : « Je vois
musée ou l’Ancien Régime qui l’avait bâti ne peuvent
le marbre des tombeaux tomber en poussière et je ne
assurer l’éternité au lieu et aux chefs-d’œuvre qu’il
veux pas mourir. » Chez Rousseau, au contraire, la
renferme. L’ironie veut d’ailleurs que les sculptures
contemplation tend à vider le moi de toute pensée.
antiquisantes de la Renaissance (comme L’Esclave
Le promeneur s’abandonne au mouvement continu
mourant de Michel-Ange sur la droite) connaissent
de l’eau, si bien qu’il possède pleinement le senti-
le même sort que les sculptures antiques de Rome
ment de l’existence sans la fatigue de la réflexion
ou d’Athènes.
(celle-ci n’apparaît que fugitivement, comme pour
mieux mettre en valeur sa disparition).

xixe siècle – Le siècle des révolutions


2. La bataille d’Hernani
Le romantisme  p. 46
Le texte de Gautier se fait le reflet, plusieurs années
après, de la lutte acharnée entre les classiques et les
1. Le mal du siècle romantiques à l’époque de la première représentation
Les textes de Chateaubriand et de Musset sont tous d’Hernani. Le « on » initial représente les tenants
deux bâtis sur l’idée d’un manque, comme le mon- du classicisme, dévalorisés sous la plume de Gau-
trent bien l’expression « l’abîme de mon existence » tier par leur participation aux «  petits journaux  »
(doc 1) et la proposition « tout cela était vide » (doc ou « aux polémiques du temps ». Avant d’en venir
2). Mais ce sentiment semble avant tout personnel au débat proprement dit sur le drame romantique,
chez Chateaubriand, enfant malheureux qui se crée l’écrivain se souvient de la réprobation qui entourait
des chimères pour s’aider à vivre, alors qu’il est géné- l’apparence physique des romantiques : il reprend
rationnel chez Musset, qui décrit à travers « cette jeu- les terminologies de ses anciens opposants (« ramas-
nesse soucieuse » l’écroulement d’un monde de gran- sis de truands sordides », « Huns d’Attila ») pour
deur et de gloire. Le tableau représentant Lord Byron mieux les battre en brèche. Il oppose une image de
illustre peut-être mieux le texte de Chateaubriand : on l’avenir à celle, poussiéreuse, des perruques d’An-
y trouve cette même solitude, cette même présence de cien Régime. En évoquant les maîtres de la Renais-
la nature, ce même regard songeur sur l’immensité. sance, à la fin du paragraphe, il montre en outre que

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le romantisme n’est pas en rupture totale avec l’his- est aussi présente des deux côtés : l’histoire chez
toire littéraire mais renoue avec une certaine tradi- Balzac, la « clinique de l’Amour » chez les Gon-
tion de liberté. court. Nous pouvons remarquer néanmoins, signe
d’une évolution du réalisme, que Balzac ne rejette
3. Le romantisme de La Mort de Sardanapale pas le plaisir que peut procurer la mise en intrigue
Le trait romantique le plus évident de ce tableau de ces vices, vertus et passions, tandis que les Gon-
est le goût pour l’exotisme, avec cette représenta- court prennent la posture de rejeter les plaisirs habi-
tion orientalisante d’un meurtre collectif. Les détails tuels des lecteurs (et lectrices) de romans, pour insis-
nombreux, les draperies, les armes, les bijoux renfor- ter sur l’idée d’un livre nouveau et totalement vrai.
cent cette atmosphère, renvoyant en plus cette scène
dans un passé historique quasi mythique. Le rejet 2. Le réalisme et le travail artistique
de l’art classique est ici patent, tout étant emporté Balzac se place, certes, en « secrétaire », mais les
dans le mouvement : seul Sardanapale au sommet verbes peindre, choisir, composer, réunir ainsi que
de la toile semble échapper à cette danse macabre. les substantifs « courage » et « patience » montrent
tout le travail de sélection, d’écriture et de mise en
4. Mouvements et couleurs scène que doit effectuer le romancier. L’idée d’un
Les couleurs de ce tableau frappent d’abord : des ouvrage sur la civilisation du xixe siècle indique
couleurs chaudes qui évoquent l’Orient, mais aussi aussi toute l’ampleur du projet balzacien. Chez les
l’Enfer, si bien que ce tableau dans lequel seuls Goncourt, pourtant défenseurs de l’écriture artiste,
les poignards donnent la mort laisse au spectateur le travail de l’écrivain apparaît moins ici, même si
une impression d’incendie ou de fournaise. Cela le rôle de clinicien de l’Amour demande, là aussi,
est renforcé par le mouvement des personnages des qualités d’analyse et de style.
qui fuient, subissent ou donnent la mort. Saisis-
sants sont aussi les raccourcis qui font se télesco- 3. La représentation de la société dans Bonjour
per les scènes (comme ce cheval cabré dans le coin Monsieur Courbet
gauche de la toile). Seuls Sardanapale et l’une de Trois classes sociales sont représentées dans le
ses femmes déjà morte semblent étrangement immo- tableau : la bourgeoisie avec le personnage central,
biles au sommet du lit. portant veste, gant, canne et chapeau ; la domesti-
cité avec le personnage de gauche, légèrement en
5. Les diagonales retrait et le visage baissé ; le milieu artiste avec le
Les diagonales sont soigneusement mises en place peintre Courbet, à droite, en costume de voyage, le
par le peintre. Celle qui part du coin supérieur gauche bâton de marche à la main (ses habits ne sont pas
de la toile souligne la posture de Sardanapale et se riches, mais il porte haut la tête et le regard, fier de
poursuit sur les cadavres de femmes. L’autre dia- sa liberté et de son art – son seul équipement est
gonale est fortement soulignée par la jambe et le son matériel de peinture).
bras de cet esclave noir aux prises avec un cheval
et se poursuit le long de la couche du roi. Très par- 4. Courbet : théorie et pratique
lant aussi ce vide qui se trouve au centre exact de On retrouve dans le tableau de Courbet, la plupart
la toile, à la jonction des deux diagonales, rappe- des éléments donnés dans la citation : « l’aspect de
lant que cette frénésie a pour fin la mort. l’époque » avec cette représentation sociale en pleine
nature ; le fait d’« être un homme » avec cette toile
profondément humaine de trois personnages en pied
qui se rencontrent, se saluent, échangent ou non des
Naissance du réalisme  p. 50 regards ; l’« art vivant » avec cet instant pris sur le
vif de la rencontre entre le peintre et le mécène, à
la descente de la diligence.
1. Le réalisme de Balzac et des Goncourt
Il y a chez Balzac et les frères Goncourt la même idée 5. Le réalisme de Courbet
de ne pas laisser libre cours à l’imagination roma- On retrouve, chez Courbet, une volonté de représen-
nesque mais de se faire interprètes de la société : ter, comme chez Balzac, les mœurs de son temps :
« La Société française allait être l’historien, je ne elles transparaissent ici à travers les vêtements, les
devais être que le secrétaire  » (doc 1), «  ce livre comportements, la différence sociale des trois per-
vient de la rue » (doc 3). La référence à la science sonnages. De même que Balzac se fait peintre de la

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civilisation du xixe siècle, Courbet s’en fait le tra- 3. Ingres
ducteur. De même que les frères Goncourt en appelle Ingres fut l’élève de David et a toujours gardé de
à un roman « vrai », de même il prône un art vivant son maître un goût pour l’Antiquité classique, mais
et le met en pratique. Courbet est donc bien un réa- son style a abandonné bien vite le hiératisme néo-
liste, l’atmosphère campagnarde du tableau le rap- classique pour la courbe et l’arabesque, notamment
prochant sans doute plus de certains romans balza- dans ses célèbres tableaux de nus féminins. On
ciens que des romans urbains des frères Goncourt. retrouve, dans Le Bain turc, une atmosphère orien-
talisante et lascive qui n’est pas sans rappeler cer-
6. Rosa Bonheur tains poèmes parnassiens  : culte de la beauté (ici
Si certains peintres se représentaient au xviie siècle féminine), exotisme, érotisme, distance du regard.
au milieu d’antiques gréco-romaines, si Courbet se Cette toile est aussi un beau morceau de peinture où
montre avec un modèle nu dans L’Atelier du peintre, l’artiste a su montrer tout son talent à travers l’en-
Rosa Bonheur se fait peindre, crayon à la main et tremêlement des chairs.
carnet de dessin sous le bras, à côté d’une vache,
symbole de sa peinture paysanne. L’atmosphère un 4. Barye
peu idéalisé qui entoure la scène rappelle plus ici les La sculpture de Barye peut rappeler la férocité des
romans mi-réalistes mi-idéalistes de George Sand scènes barbares de Leconte de Lisle (v. « Le rêve
que ceux de Balzac. du jaguar, p. 295). On sait que la sculpture est une
référence constante des Parnassiens, qui cherchent
à ciseler le vers avec perfection : il n’est donc pas
étonnant que cette scène animalière corresponde à
L’art au-dessus de tout  p. 54 leur idéal artistique. Mais le mouvement du lion et
du cheval, leur fougue, le goût de l’artiste pour le
spectaculaire rapprochent plus cette sculpture d’un
1. Baudelaire, parnassien ou romantique ?
certain romantisme.
Le début de la citation de Barbey d’Aurevilly pour-
rait décrire une œuvre parnassienne de Leconte de
Lisle ou d’Heredia : « langue plastique », « taillée
comme le bronze et la pierre ». La poésie « meur-
Zola et le naturalisme  p. 56
trière » évoquée plus loin pourrait encore faire pen-
ser aux « poèmes barbares » du même Leconte de
Lisle, mais ici cette violence n’est pas lointaine et 1. L’écriture zolienne
indifférente : elle touche au « cœur de l’homme » – Les deux étapes de l’écriture romanesque sont pour
et l’adjectif « intime » employé à la fin dit bien ce Zola l’observation et l’expérimentation. L’observa-
qu’a de personnel et donc de romantique cette poé- tion consiste à repérer un caractère, un « tempéra-
sie « sinistre et violente » (la description de Barbey ment » et à voir quels effets il a généralement sur
peut faire penser au romantisme noir de la généra- son entourage. L’expérimentation consiste, une fois
tion précédente qui se plaisait dans les visions cré- cette observation faite, à placer ce personnage dans
pusculaires et macabres). différents endroits, milieux et situations et de voir
comment il réagit. Le romancier est comme le scien-
2. Leconte de Lisle et Baudelaire tifique qui expérimente des produits en les mettant
L’« harmonie pleine » évoquée par Sainte-Beuve est en contact avec d’autres et en étudiant leur réaction
en soi très baudelairienne (« Harmonie du soir »), de entre eux. De même que le scientifique, le roman-
même que le vaste pinceau et l’obsession du voyage, cier accroît ainsi la part connue du monde.
mais les attitudes des deux hommes se révèlent en soi
profondément différentes. Baudelaire n’a rien d’un 2. Zola poète
serein et d’un impassible, « guéri des passions pour Guy Robert montre que, derrière le naturaliste à la
lui-même » : il ne cesse de peindre dans ses poèmes posture scientifique, il y a un véritable poète qui
le « spleen » qui l’habite et le ronge. Leconte de Lisle, transmet au lecteur sa propre vision du monde. Pour
lui, cherche à évacuer toute résonance personnelle : le critique lui-même cette poésie n’est pas incom-
d’où ce style qui ne manque pas de «  vigueur  », patible avec le projet réaliste  : elle permet même
comme le remarque Sainte-Beuve, mais qui manque, d’atteindre beaucoup mieux le réel que « l’examen
pour certains, de profondeur humaine. minutieux des faits  ». Ce sont les talents zoliens

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de composition, de mise en scène, d’ordonnance- tous trois une œuvre et un style bien personnels. Si
ment qui donnent plus que tout l’impression de la Huysmans parle de « fente entrebâillée sur un champ
construction d’un monde. […] intime » à propos de Verlaine et l’oppose aux
« inoubliables portes de Baudelaire », on peut dire
3. Naturalisme de Manet que Rimbaud, quant à lui, poursuit l’exploration de
Le tableau de Manet est, selon Zola, « d’une gaieté l’inconnu initié par ce dernier. « Se faire voyant »,
et d’une délicatesse de tons charmantes » ; le peintre « arriver à l’inconnu », autant de formules qui pous-
est en outre, d’après l’écrivain, toujours sincère dans sent jusqu’à la folie l’expérience baudelairienne
ses efforts, original dans le traitement de la couleur des Fleurs du mal. Verlaine explore le mystère, les
et naïf devant la nature. Voilà une description qui res- impressions, mais dans le registre plus humain des
semble peu aux œuvres naturalistes telles que la pos- états d’âme. Mallarmé semble partir de là, lui aussi,
térité nous les a transmises. Mais ce qui peut avant en parlant de l’évocation des objets pour maintenir
tout faire parler de « naturalisme » c’est « l’étude le mystère et l’énigme, mais il y a là derrière toute
sincère de la nature », ici une scène de genre dans une ontologie étrangère à l’univers verlainien.
un restaurant de l’avenue de Clichy, avec sa table,
son verre de vin, ses deux clients, ses serveurs, son 2. Le symbolisme de Maurice Denis
allée verdoyante. La représentation sociale est bien Le bois représenté par Maurice Denis n’est pas
présente, ainsi que l’atmosphère parisienne. Quelque réaliste, il est réduit à des éléments stylisés (troncs
chose se dit aussi à travers le regard de cet homme d’arbres, feuilles) qui atteignent au symbole. Il ne
et de cette femme que le peintre a su saisir. représente pas un bois particulier de la région pari-
sienne (la terrasse de Saint-Germain-en-Laye), mais
4. Manet, expérimentateur ou poète ? l’idée du bois, son mystère, son aura. Les muses
Le qualificatif de poète semble venir au premier elles-mêmes, bien qu’habillées – pour les deux du
abord, car Manet a, lui aussi, une vision du monde premier plan – de manière moderne semblent ne faire
et la transmet par la couleur et le pinceau. Le trai- qu’un avec le bois (les robes pourraient être aussi
tement de la lumière (nappe, collerette, tablier du les feuillages automnaux des arbres). Les muses de
serveur) rapproche ici le peintre des impression- l’arrière-plan se confondent avec l’horizon, laissant
nistes, ses cadets. Mais ce prisme qu’il impose, au spectateur une impression d’étrangeté.
cette manière de voir le monde qu’il offre au spec-
3. Maurice Denis et les poètes symbolistes
tateur ne peuvent-ils être vus comme de l’expéri-
mentation (avec réaction quasi chimique entre une Le tableau de Maurice Denis est, à n’en pas douter,
technique picturale et le réel) ? plus proche de Mallarmé. Nous ne sommes pas ici
aux limites du connu comme chez Rimbaud, ni dans
l’impression à peine perceptible comme chez Ver-
laine. Nous sommes du côté d’une peinture au sym-
Le symbolisme  p. 60 bolisme affiché et porté quasiment jusqu’au sacré.
Le fait que Maurice Denis ait représenté deux fois
la même femme (son épouse, Marthe) de dos et de
1. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé profil, au premier plan, ajoute au mystère de cet uni-
Les trois poètes se rejoignent sur l’idée d’un au- vers ouvert sur l’art (on remarque les livres tenus
delà des mots et des objets à explorer. Mais ils ont par certaines muses) et sur l’au-delà.

20 Histoire littéraire et culturelle

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xxe siècle – D’une guerre à l’autre

Belle Époque et Années folles  p. 66 La révolution surréaliste  p. 68

1. Guerre et Années folles 1. Poisson automatique


L’extrait de Poisson soluble semble une application
L’extrait des Croix de bois est un document poi-
directe des principes d’écriture automatique énon-
gnant qui dit le traumatisme de la guerre. Trauma-
cés par le Manifeste ; du reste, les deux textes sont
tisme humain qui est celui de la mort de compagnons
strictement contemporains. Cet hymne à la pluie
d’armes fauchés dans leur jeunesse : « Vous vous
n’obéit à aucun principe logique, pas même ceux
êtes tous levés de vos tombes précaires, vous m’en-
d’une logique narrative. Il se développe «  assez
tourez ». Les fantômes de ces morts pour la France
vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de [se]
continuent de hanter l’esprit de l’auteur à l’heure
relire », comme une coulée verbale homogène au
où il achève un livre consacré à leur histoire et leurs
flux psychique de la vie mentale (voilà pourquoi la
souffrances. Face à ce drame vécu par des millions
pluie tombe « à l’intérieur de [l]a pensée », l. 2).
de Français, on comprend le besoin de divertisse-
L’impulsion est donnée par ce que Breton appelle
ment et de légèreté des années 1920-30, illustré par
ailleurs un mot inducteur. Ici, le mot magique, c’est
le texte de Léon-Paul Fargue. La « gaieté juteuse »
le mot « pluie », qui joue un peu le même rôle que
y prend – pour peu de temps – la place de la dou-
celui de la baguette de la fée  : il déclenche des
leur et du souvenir.
comparaisons et des métaphores, qui elles-mêmes
opèrent des métamorphoses (voir la phrase l. 8-10
2. L’ironie de Fargue
par exemple, ou les images qui se déroulent à par-
Léon-Paul Fargue, grand connaisseur des hauts tir de la l. 14) : conforme à ses prescriptions, Bre-
lieux parisiens et de leurs soirées, ne regarde pas ton semble s’être «  fi[é] au caractère inépuisable
sans une certaine ironie certains de ces établisse- du murmure » – celui de la pensée, celui de l’eau.
ments. Ainsi « le Bœuf sur le toit » qu’il appelle Enfin, pour que soit efficace l’affranchissement par
« académie du snobisme » est un endroit qui « fai- rapport aux contraintes et aux pesanteurs du réel, il
sait jeune » (expression qui laisse entendre qu’il ne faut aussi que le poète abdique une identité socia-
l’était pas en réalité) et où « Paris » rapplique. Les lement fixée et figée  : voilà pourquoi il y a une
habitués sont englobés dans l’expression «  Tout- « pierre tombale gravée de [s]on nom », l. 7-8) à
Paris » et poussent le snobisme jusqu’à tout faire l’entrée d’un souterrain, image des profondeurs de
eux-mêmes (au lieu d’être juste de simples clients). la psyché ou métaphore pour les régions sublimi-
Fargue fait ainsi revivre un haut lieu de la capitale, nales où le poète surréaliste puise son inspiration,
tout en montrant la part de jeu mondain qui a pré- sous la dictée de l’inconscient.
sidé à sa naissance.
2. Desnos vs Breton
3. L’esprit des Années folles La vie du groupe surréaliste a été rythmée par des
Les documents 2 et 3 offrent une bonne image d’en- ruptures violentes et de féroces anathèmes. Exclu par
semble de la France des Années folles. Aux lignes Breton en raison de ses activités jugées trop com-
épurées et géométriques de la villa Poiret répondent merciales (journaliste, auteur de chansons, rédacteur
la « gaieté » nouvelle du « Bœuf sur le toit » et le publicitaire), Desnos répondit avec virulence. Dans
« maquillage franc » des femmes. Les années 1920- le Second Manifeste, le pape du surréalisme stig-
30 renoncent à l’ornementation compliquée de la matisait sa légèreté, déplorant son défaut « d’esprit
Belle Époque et cherchent le contact direct, que ce philosophique » : Desnos l’accuse en retour d’avoir
soit en musique, en danse, en architecture. L’espace l’aigreur d’un raté, qui condamne chez les autres
d’habitation doit être fonctionnel de même que le ce à quoi il est inapte. Le procès tourne vite à l’at-
restaurant qui doit permettre aux différents espaces taque ad hominem, Desnos caricaturant Breton en
(bar, dancing, etc.) de s’intégrer à l’ensemble. impuissant et en hypocrite. C’était sans doute iné-

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vitable, vu le tour passionnel des échanges et des
relations dans le groupe. Pourtant les questions de Le temps des engagements  p. 72
fond qui opposent les deux poètes méritent qu’on
s’y arrête. Celle du rire n’est pas anodine, car Bre-
ton ne le concevait que comme subversif (cf. son 1. L’honneur des écrivains
Anthologie de l’humour noir) et non comme explo- Les trois documents traitent du rapport de la poésie
sion libératrice. De même, le théâtre, art de la repré- à la vérité. Pour André Gide, il s’agit de reconnaître,
sentation, était étranger à la conception, avant tout malgré sa sensibilité de gauche, les crimes de l’URSS
mentale, de la création chez Breton. et de ne pas se cacher derrière des explications qui ne
sont, somme toute, que des « justifications ». Pour
3. De molles montres Paul Éluard et les poètes de la Résistance, la poésie
Dans ce paysage natal où il plonge les racines de son ne peut se désintéresser du monde lorsque la jus-
moi (« Je suis inséparable de ce ciel, de cette mer, tice et l’humanité (« le péril aujourd’hui couru par
de ces rochers  », déclarera-t-il dans Comment on l’homme ») sont en jeu : elle retrouve même alors
devient Dalí en 1973), Dali a installé trois montres toute sa force (« crie, accuse, espère »). C’est ce qui
molles et une quatrième rigide. Chacune des trois conduit l’ancien surréaliste à composer, pendant la
premières indique une heure différente, comme une guerre, l’un de ses plus célèbres poèmes, « Liberté,
allusion à la relativité du temps : ce repère, que l’on j’écris ton nom », plus tard illustré par Fernand Léger.
croyait fixe et structurant, se délite, à l’image des Ce dernier document se lit comme un long poème
instruments censés le mesurer, qui s’amollissent. La d’amour, une ode au sens retrouvé du nom « liberté ».
quatrième montre, rigide, pourrait indiquer l’heure,
mais elle est couverte de fourmis et posée à l’envers, 2. Les armes de l’art
son cadran contre la table. Rien à faire, l’homme
L’essayiste et le poète possèdent tous deux une
s’illusionne à vouloir contrôler le temps, tout juste
maîtrise de la langue (« leur pouvoir sur les mots
est-il capable de se souvenir : « persistance de la
étant absolu ») qui leur permet d’utiliser les outils
mémoire ». D’autant que la lumière crépusculaire
de la rhétorique (argumentation, images) ou même
(« une lumière transparente de fin de jour », écrit
la puissance brute du mot (comme dans le poème
le peintre dans La Vie Secrète de Salvador Dalí, en
« Liberté, j’écris ton nom »). Les armes d’un peintre
1952) invite au songe, au recueillement.
tel que Léger sont les couleurs, franches et vives,
4. Miró et Dalí et les formes, simplifiées au maximum, qui ont une
La toile de Miró est une relecture du Joueur de portée directe sur l’imaginaire du spectateur.
luth, du peintre flamand Martensz Sorgh (1661).
Il en reprend tous les éléments (le musicien, son 3. Les poètes de l’action
instrument, la nappe blanche, le chien, le chat, les Les poètes cités par Éluard sont tous des poètes qui,
tableaux au mur, le paysage extérieur de l’autre à un moment ou un autre, ont estimé que la poé-
côté du balcon, la jeune femme, etc.), ainsi que leur sie avait affaire avec le monde, la société ou l’ave-
position sur la toile. Mais il applique à leurs formes nir de l’humanité : Whitman par son exaltation de
le même coefficient de distorsion que Dalí à ses l’Amérique, Hugo par ses poèmes et ses engage-
montres : il envahit l’espace de la présence du musi- ments politiques (v. Les Châtiments), Rimbaud par
cien, et réduit la femme à se fondre dans la nappe. son attirance marquée pour la Commune (v. « L’or-
C’est par cette logique subjective et onirique, abo- gie parisienne », poème écrit après la Semaine san-
lissant le règne des apparences, que les deux toiles glante), Maïakovski par son soutien apporté à la
signent leur commune appartenance au surréalisme. Révolution russe et à Lénine.

22 Histoire littéraire et culturelle

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partie i
Le roman et la nouvelle au xixe siècle :
réalisme et naturalisme

1 Roman et société
roturier de Lucien et de son entourage (« apothicaire »,
Balzac
1 Illusions perdues  p. 81
« garde-malade », « travaille chez un imprimeur »).
L’hypocrisie va de pair avec la jalousie : elle se mani-
Pour commencer feste dans l’attitude de Lili, qui sous couvert de charité
Illusions perdues occupe une place à part dans La chrétienne, refuse de s’enthousiasmer afin de remettre
Comédie humaine : œuvre capitale selon son auteur, Naïs dans le droit chemin (l. 23-24).
l’une des plus longues, et qui faisait l’admiration de Du côté des hommes, ce ne sont que sarcasmes et
Proust. Il s’agit du roman d’apprentissage de Lucien, moqueries méprisantes où chacun cherche à se faire
victime de ses illusions, de son égoïsme et de son valoir par un bon mot (l. 17 à 21).
ambition mais aussi des mesquineries de la noblesse
2. Le registre dominant
de province, de la corruption du milieu parisien et,
de manière générale, du déclin des valeurs morales. Le registre qui domine est l’ironie (« quelque mot
Le livre est le récit d’une entrée dans la vraie vie : d’ironie aristocratique », l. 23). Les réactions s’ex-
celle où les illusions n’ont plus cours. priment en cascades, à travers une accumulation de
Situation immédiate du passage : voici comment l’au- répliques où chacun cherche à faire montre de son
teur présente l’ode de Lucien juste avant le début esprit. C’est un sentiment de vacuité qui finalement
de l'extrait : « Lucien avait essayé de déifier sa maî- domine puisque cette société semble n’avoir rien
tresse dans une ode qui lui était adressée sous un d’autre à faire que d’aligner médisances et platitudes.
titre inventé par tous les jeunes gens au sortir du col- 3. Un mépris affiché
lège. Cette ode, si complaisamment caressée, embel- Un exemple de ces « bons mots » est fourni par la
lie de tout l’amour qu’il se sentait au cœur, lui parut plaisanterie de Jacques, dont l’apparente légèreté
la seule œuvre capable de lutter avec la poésie de voile à peine la cruauté. La boutade fonctionne sur
Chénier. Il regarda d’un air passablement fat Mme une analogie : le père pharmacien vendait des biscuits
de Bargeton, en disant : « A ELLE ! (...) » vermifuges, Lucien étant considéré comme un para-
site, son père aurait dû lui en fournir pour le suppri-
Observation et analyse
mer. La plaisanterie repose aussi sur un jeu de mots
1. Les différentes réactions des personnages qui s’appuie sur l’homonymie du mot : le vers de la
De manière générale, les femmes sont vexées de poésie et le ver animal. Stanislas file la métaphore
ne pas avoir d’admirateur pour faire leur éloge, ce de la pharmacie en assimilant cette fois le poème à
qui explique leur compliment « glacial » (l. 4) voire une drogue, semblable à celles que pouvait vendre
hypocrite. le père de Lucien, peu agréable et indigeste (« j’aime
La jalousie se manifeste explicitement chez Lolotte mieux autre chose », l. 21). Dans les deux cas, la cible
(Madame Charlotte de Brebian) qui interdit à Adrien est l’origine sociale de Lucien, qui, roturier par son
de faire le moindre compliment (l. 5-6). De même père, n’a pas sa place dans ce salon aristocratique.
Zéphirine minimise la portée de ce poème par des
formules toutes faites (l. 7-8). L’envie anime égale- 4. Position du narrateur
ment Amélie du Châtelet qui rabaisse le compliment Le narrateur dépeint avec un regard critique la
en rappelant les origines modestes de Lucien, comme noblesse. Dans cet extrait, il montre que le jeu social
le souligne l’antithèse entre le terme d’« archange » est fondé sur l’hypocrisie, le mépris et la vanité. Le
pour désigner Naïs et la triple insistance sur le milieu point de vue de l’auteur s’exprime à travers :

1. Roman et société 23

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– des antithèses : « quoique » (l. 1) ;
Zola
– l’enchaînement des répliques qui accumulent cli- 2 La Fortune des Rougon  p. 82
chés, formules toutes faites, méchancetés et railleries ;
– le portrait de Stanislas qui multiplie les termes péjo-
ratifs et souligne sa vanité ; Pour commencer
– la métaphore théâtrale et épique qui souligne le La Fortune des Rougon ouvre la saga des Rougon-
côté artificiel et démesuré de cette scène qui prend les Macquart. Dans ce livre, Zola expose les origines de
allures d’un « drame », d’une « conspiration », d’une la famille et brosse une satire virulente du Second
« aventure » extraordinaire, dont on pourra se vanter Empire, à travers le salon jaune tenu par les Rougon,
le lendemain ; réplique du salon de la rue de Poitiers, à Paris, tenu
– le terme péjoratif « humilier » (l. 22). par les conservateurs.
Rappeler aux élèves la généalogie : Adélaïde Fouque,
5. Une dimension théâtrale dite tante Dide, mariée au jardinier Rougon a un fils
La dimension théâtrale est présente dans : légitime Pierre, puis veuve, deux bâtards du contre-
– le dialogue, la vivacité de l’enchaînement des bandier Macquart : Antoine et Ursule. Pierre épouse
répliques ; Félicité Puech, ils ont trois fils : Eugène, Pascal, Aris-
– les descriptions présentées comme des didascalies tide et deux filles : Marthe et Sidonie.
qui évoquent les caricatures de Daumier ;
– le vocabulaire théâtral pour caractériser cette scène :
« dénouement d’un drame » (l. 26-27). Observation et analyse
1. Un Rougon héroïque ?
Vers le BAC : l’écriture d’invention Selon la « rumeur » : l’héroïque Rougon a arrêté pen-
dant la nuit, avec l’aide de « quarante bourgeois »,
6. La suite du dialogue plusieurs « milliers de bandits », « trois mille insur-
– Reprendre les données du texte initial (nom des gés » dont son propre frère. Face à la démission des
personnages…) autorités, les habitants se sont jetés avec fanatisme
– S’inspirer du style de Balzac (mélange d’ironie dans les bras de ces libérateurs dont l’unique preuve
et de naïveté, langage soutenu). d’héroïsme est la glace brisée de M. le maire.
– Travailler l’enchaînement des répliques et des
En réalité, le lecteur a appris auparavant que Pierre,
didascalies.
alors caché chez sa mère une bonne partie de la nuit,
– Mettre en scène Lucien à la fois perspicace et naïf.
s’est emparé à l’aube de l’Hôtel de Ville gardé par
– Trouver une phrase qui assure la transition avec
des républicains endormis et a enfermé son frère
l’extrait et soigner la chute, le tomber du rideau.
Macquart (« la ville lui appartenait à cette heure :
elle dormait comme une sotte (…) et il n’avait qu’à
Pour aller plus loin étendre la main pour la prendre. ») Quant au bris
Sur l’immobilisme de la société d’Ancien Régime de glace, il a été provoqué par une balle perdue et
voir Le Cabinet des antiques : « Personne n’a remar- constitue la seule victime de ce conflit.
qué combien les événements ont aidé ces nobles
champions des ruines à persister dans leurs croyances. 2. Le champ lexical de la rumeur
Que pouvait répondre Chesnel quand le vieux marquis Rappel de la définition : une rumeur est une histoire
faisait un geste imposant et disait : – Dieu a balayé que l’on ne peut pas vérifier. On retrouve dans le
Buonaparte, ses armées et ses nouveaux grands vas- texte ce double aspect du terme :
saux, ses trônes et ses vastes conceptions ! Dieu nous – le côté fictif : « rumeur » (l. 1), « histoires » (l. 3),
délivrera du reste, Chesnel baissait tristement la tête, « conte de nourrice » (l. 6), « cette histoire » (l. 6)
sans oser répliquer : – Dieu ne voudra pas balayer la « l’histoire » (l. 20), « la légende » (l. 36) ;
France ! Ils étaient beau tous deux : l’un en se redres- – l’aspect flou, invérifiable : avec son côté miracu-
sant contre le torrent des faits, comme un antique mor- leux : « prodige » (l. 14).
ceau de granit moussu droit dans un abîme alpestre ; Sa diffusion dans l’espace et dans le temps est sou-
l’autre en observant le cours des eaux et pensant à lignée par les métaphores, « ce fut une traînée de
les utiliser. Le bon et vénérable notaire gémissait en poudre » (l. 19), « le nom de Rougon vola » (l. 20),
remarquant les ravages irréparables que ces croyances et par les compléments circonstanciels de temps et
faisaient dans l’esprit, dans les mœurs et les idées à de lieu, « en quelques minutes » (l. 19), « d’un bout
venir du comte Victurnien d’Esgrignon. » à l’autre de la ville » (l. 20).

24 partie i • Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme

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Les éléments qui favorisent l’amplification de la 5. Sceptiques contre fanatiques
rumeur : Le texte oppose, d’un côté, les esprits envieux et
– Le fait que la ville soit sans gouvernement « sans sceptiques ; de l’autre, les fanatiques qui finissent
sous-préfet, sans maire, sans directeur des postes, sans par emporter l’adhésion générale. On peut relever
receveur particulier, sans autorité d’aucune sorte » le champ lexical religieux : en procession, les habi-
(l. 22-23) pousse les habitants à faire de Rougon tants viennent constater les preuves, les stigmates
leur sauveur. du miracle et s’en retournent convaincus (comme
– Les habitués du salon jaune « refaisant devant l’apôtre saint Thomas, ils ont besoin de mettre leurs
chaque porte le même récit » (l. 18) contribuent aussi doigts dans les trous de la plaie pour croire).
à colporter la rumeur. Alors que Zola utilise la narration pour exprimer les
– Par ailleurs, le fait que les incidents se soient dérou- interrogations des sceptiques, il emploie le discours
lés principalement la nuit favorise le côté flou et mira- direct pour traduire avec plus de conviction les cer-
culeux, nimbe les événements d’un halo de mystère titudes de ces prosélytes.
favorable à la diffusion de cette rumeur : « armée de
fantômes », « cette catastrophe mal définie empruntait Contexte et perspectives
aux ombres de la nuit », « caractère vague », « inson-
6. L’inscription dans l’Histoire
dable », « disparaissant avant le jour ».
Quelques dates importantes :
– Enfin, il n’y a pas eu de témoins, tout le monde dor-
– 25 février 1848 : proclamation de la IIe République
mait, seuls quelques sceptiques demeurent, les preuves
– 10 décembre 1848 : Louis Napoléon Bonaparte élu
sont difficiles à vérifier, quelques détails plus précis
président de la République
comme le bris de glace suffisent à emporter l’adhésion.
– 2 décembre 1851 : coup d’État de Napoléon
3. Les marques du registre épique – 2 décembre 1852 : proclamation du Second Empire
– Le champ lexical du combat (« arrêté » l. 30, « fai- La série des Rougon-Macquart s’achève avec le
sant mordre la poussière à trois mille insurgés », l. 37) ; volume intitulé La Débâcle, sur la chute de l’Empire,
– les hyperboles, euphémismes ou métaphores, « plu- après la défaite de Sedan qui entraîne la proclamation
sieurs milliers de bandits envahissant les rues », « fris- de la IIIe République le 4 septembre 1870 et l’épi-
sonner les plus braves », « détourné la foudre », « une sode de la Commune de mars à mai 1871. Comme
petite bande d’hommes qui avaient coupé la tête de dans La Fortune des Rougon, le roman se clôt sur un
l’hydre », « légende des quarante-et-un bourgeois massacre : à l’exécution de Silvère à l’aire saint Mittre
faisant mordre la poussière à trois mille insurgés » ; répond la mort de fédérés fusillés au père Lachaise.
– sacralisation : le « sauveur Rougon » (l. 33) et héroï-
sation, Rougon rapproché de Brutus (l. 31). Vers le BAC : le commentaire
Ce registre est utilisé ironiquement par le narrateur 7. La naissance d’une légende
qui, à la différence des habitants de Plassans, n’est Rédaction du début de la partie, intitulée : la nais-
pas dupe. sance d’une légende.
4. Rougon, nouveau Brutus [NB. Tout ce qui est en italique ne doit pas appa-
Zola fait référence à un personnage de l’Antiquité raître dans la copie : il s’agit de mettre en évidence
pour accréditer son courage, mais cette référence est à la fois le plan et l’alliance du fond et de la forme.
aussi péjorative puisque Brutus est l’un des assas- Les élèves ne doivent pas sauter de lignes à l’inté-
sins de César qui aurait déclaré, en voyant celui qu’il rieur du paragraphe.]
considérait comme son fils, le couteau à la main, A. Des circonstances favorables à la diffusion de
« Tu quoque mi fili » (Toi aussi mon fils). Comme la rumeur
Brutus, Rougon a fait arrêter un parent, son propre La démission des autorités en place, le caractère mys-
frère. Rougon avait lui-même convoqué le modèle térieux et nocturne des événements et la propaga-
antique en parlant plus haut d’une « odyssée prodi- tion efficace de la rumeur contribuent à faire naître
gieuse ». Pourtant, l’on ne peut s’empêcher de sou- la légende des « quarante-et-un bourgeois faisant
rire quand on sait comment les événements se sont mordre la poussière à trois mille insurgés ». (Déve-
déroulés. Loin d’être un héros, Rougon fait plutôt lopper en une phrase les trois idées du paragraphe).
figure de double grotesque de Napoléon qui, comme 1. Apprenant la démission de leurs principaux diri-
lui, joue sur la naïveté du peuple, prêt à confier le geants, les habitants de Plassans se réveillent dans la
pouvoir au premier venu. stupeur (l. 24 et l. 26) et la consternation (l. 24) et

1. Roman et société 25

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tous sont en quête d’un héros qui reprenne en main la
Vallès
direction de la ville. Très vite, le nom de Rougon s’im- 3 L’Insurgé  p. 84
pose avec évidence, comme le souligne la métaphore :
« le nom de Rougon vola de bouche en bouche », qui Pour commencer
ouvre le deuxième paragraphe et l’expression hyper- Ébauché à Londres, rédigé à Paris après l’amnistie
bolique « le sauveur Rougon » qui le clôt. en 1880 et publié de manière posthume en 1886,
2. Le fait que les événements se soient déroulés au L’Insurgé couvre les années 1862 à 1871 et s’ins-
cours de la nuit, sans témoins véritables, favorise aussi crit dans le prolongement du Bachelier qui s’arrê-
la diffusion des récits les plus incroyables. On parle tait en 1857. Il se compose de 35 chapitres dont un
alors de « conte », de « fantômes », d’une « histoire grand nombre sont consacrés à la chute de l’Empire
à dormir debout » et du « caractère vague et ombra- et à l’épisode de la Commune. Le livre est d’ailleurs
geux » de cette catastrophe repoussée de justesse et dédicacé aux communards :
qui fascine autant qu’elle terrifie. Le registre fantas- AUX MORTS DE 1871
tique se mêle au merveilleux et les métaphores de la A TOUS CEUX
« foudre » et de « l’hydre » rattachent les événements
qui, victimes de l’injustice sociale,
de la nuit aux légendes mythologiques.
prirent les armes contre un monde mal fait
3. Enfin, Zola insiste sur la propagation de la rumeur et formèrent,
à travers l’utilisation de compléments circonstan-
sous le drapeau de la Commune,
ciels de temps et de lieu hyperboliques (l. 19 et 20)
la grande fédération des douleurs,
et l’emploi de métaphores traduisant l’idée de ful-
gurance (« traînée de poudre », « vola », « courut »). Je dédie ce livre.
Les nouveaux dirigeants parviennent à s’imposer Situation de l’extrait : Vallès après avoir été pion en
en exploitant l’effroi et la naïveté d’une population province, écrit d’abord pour Le Figaro puis fonde La
désemparée et en colportant une histoire incroyable Rue. Le journal est condamné et Vallès se retrouve
mais présentée comme véridique. Ainsi, les habi- en prison, à Sainte-Pélagie. Lors de l’enterrement
tués du salon jaune « refaisant devant chaque porte de Victor Noir, il défile avec le cortège pour mani-
le même récit », parviennent à emporter l’adhésion fester son hostilité contre l’empereur, avant de s’en-
générale et à convaincre même les plus sceptiques. gager dans la Commune.
B. Du scepticisme à l’enthousiasme (À partir de la
question 5, procéder de la même façon que pour le A)
Observation et analyse
– les raisons du scepticisme de certains : l’absence de
témoins, le flou de l’histoire (premier paragraphe), l’ab- 1. Deux forces en présence
sence de preuves (« En somme » à « facile » (l. 40-42) ; Le texte met en scène :
– comment convaincre les sceptiques : leur montrer – d’un côté, les manifestants, des républicains de
l’unique preuve, à savoir la glace brisée ; gauche hostiles à l’empereur, « les hommes de Blan-
– un fanatisme contagieux ; qui », « des morceaux d’armée », « des lambeaux de
– chute significative des paragraphes : « sans le dis- République ». Au sein de ces manifestants, on trouve
cuter » (l. 33) / « convaincus » (l. 50) et le choix du un groupe plus marginal constitué d’intellectuels de
discours direct. gauche (des « porte-lorgnons », des « jeunes gens à
C. La construction d’une légende (à partir des ques- l’air réfléchi », des « profs de science », des « bino-
tions 3 et 4) clards ») auquel appartient Vingtras.
– le registre épique, héroïsation, les comparaisons Leurs armes : des « outils de travail », la « ferraille
avec Brutus ; des cuisines » (couteau, foret tranchet lime…)
– sacralisation de Rougon devenu le sauveur. – De l’autre, les hommes de l’empire, des hommes
(Transition vers le regard critique et ironique) de droite, les représentants de l’ordre : « la police »,
« les sergots », « les mouchards », « la troupe invi-
Pour aller plus loin sible et muette ».
« Le grotesque coup de force qui livre Plassans au Leurs armes : les « outils de tuerie », « crosses de
“plus taré de ses bourgeois” est donc une sorte de pistolets », « museaux affilés en dague », « gueule
parodie métonymique et métaphorique de l’épopée d’un revolver ».
impériale. » (Patricia Carles et Béatrice Desgranges,
Zola, Paris, Nathan, « Balises », 1991.)

26 partie i • Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme

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2. Le champ lexical de la lutte député de la misère ! »
et de la détermination – 1870 : Jules Vallès relance son journal La Rue. Il
– « bataillon », « armée », « sang », « anarchie », est arrêté pour pacifisme. En septembre, la guerre est
« colère », « espoir de lutte », « fusillade » ; perdue. C'est la chute de l’Empire et la proclamation
– l’exclamation initiale : « En avant ! » ; de la République le 4 septembre. Vallès est opposé au
– le zeugma : « les cœurs sont gonflés, les poches « Gouvernement de la Défense nationale ».
aussi » (l. 27) ; – Février 1871 : Jules Vallès fonde le Cri du Peuple.
– le silence de la détermination : « on n’a rien à se – 18 mars - 28 mai 1871 : Commune de Paris.
dire car on sait ce qu’on veut » (l. 25-26) ; – 26 mars 1871: élection de Jules Vallès à la Com-
– une violence contenue : les armes sont rentrées, mune par 4 403 voix sur 6 467 votants du XVe arron-
cachées mais prêtes à sortir ; dissement.
– expression de la menace : « que l’on découvre » Durant la Commune, Vallès siégea d’abord à la
(l. 32), « gare aux » (l. 33), « s’ils » (l. 33)… commission de l’enseignement, puis à celle des rela-
tions extérieures. Durant la Semaine sanglante 20 000
3. Niveau de langue
personnes seront fusillées par l’armée de Versailles.
Le niveau de langue est familier comme le montre
Deux « faux Vallès » seront exécutés par méprise.
l’emploi de termes argotiques (« députassiers », « ser-
Condamné à mort par contumace, il s’exile en Angle-
gots »), de tournures orales (« C’est bien là ce qui me
terre.
fait réfléchir ! ») et de phrases nominales : « Et gare
Vallès meurt en 1885 ; le Cri du Peuple, entouré
aux sergots », « Muette la police ! invisible la troupe ! »
de noir, annonce « La révolution vient de perdre un
4. Le registre épique soldat, La littérature un maître.»
Il se manifeste par :
7. Vallès et Malraux
– le champ lexical du combat larvé ;
Points communs : l’opposition de la droite et de la
– la métaphore de « l’hydre » et « des lambeaux de gauche, de l’armée et du peuple, mouvement de
République recollés dans le sang du mort » (l. 20-21) ; révolte.
– la personnification « gueule du revolver » (l. 37) ; Différences : combat et non manifestation pacifique,
– les hyperboles : « Paris monte vers Neuilly », « des contexte de guerre (1936 en Espagne) dans l’extrait
morceaux d’armée », « mille têtes, liées au tronc de Malraux. Le texte de Malraux semble décrire la
d’une même idée ». suite possible de celui de Vallès.
L’alliance entre registre épique et registre familier
montre que l’épopée peut naître au sein du peuple et
traduit aussi, par moment, une distance humoristique Vers le BAC : l’écriture d’invention
du narrateur par rapport à la situation. 8. La manifestation dégénère
Pour le sujet d’invention, on peut lire, à titre d’exemple,
5. Le sens de cette marche
cet extrait qui se situe au chapitre X et qui relate les
Il s’agit pour le peuple de protester contre l’assas-
insurrections qui précédèrent la Commune :
sinat de Victor Noir et de manifester son hostilité à
« Du Trocadéro, la troupe a tiré sur le Champ de
l’empereur. Le silence et l’armée invisible, mais pré-
Mars. L’École Militaire s’est vidée : le ministère de
sente, accentuent la tension dramatique.
la Guerre aussi !
Je viens de grimper les escaliers, d’enfoncer les portes.
Contexte et perspectives Personne !
6. Les étapes de l’engagement révolutionnaire En bas, la galopade de la défaite !
de Vallès « Tout le monde est à l’Hôtel deVille ? me crie un
– 1868 : La Rue cesse de paraître. Condamné à deux capitaine sous la voûte.
mois de prison pour des articles sur la police, Jules – C’est là qu’on va ! » disent les officiers en roulant
Vallès est emprisonné à Sainte-Pélagie. Il y fonde le vers la place de Grève.
Journal de Sainte-Pélagie. Quelques résolus se sont mis en travers du chemin.
– 1869 : Jules Vallès fonde le journal Le Peuple « Vous ne passerez pas ! » hurlent-ils.
(quelques numéros), puis Le Réfracraire (3 numé- L’un d’eux, cheveux au vent bras nus, poitrail à l’air,
ros). En mai, il est candidat aux élections législa- a du sang qui gomme dans les poils. Il vient de rece-
tives. Son programme : « J’ai toujours été l’avocat des voir un coup de baïonnette lancé de loin mais il a
pauvres, je deviens le candidat du travail, je serai le croisé la sienne contre la multitude.

1. Roman et société 27

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« Halte-là ! la deuxième phrase) constituées d’accumulations,
Et il va piquer dans le tas ! d’antithèses et de paradoxes reliés par les conjonc-
Ah bien oui ! l’inondation humaine l’a emporté lui tions « mais », « et » ou les adverbes « cependant »,
et son arme, comme une miette de chair, comme « néanmoins » qui créent des effets de balancements
un fétu de limaille, sans qu’il y ait eu un cri, même et des rythmes binaires ;
un geste, qui ait déchiré l’air. L’on n’a entendu le – des interrogations dans la seconde partie du texte :
fourmillement de la foule, comme la marche dans « Comment », « ne serait-ce pas ».
la poussière d’un troupeau de buffles. »
3. Le champ lexical de l’artifice 
« Artificiellement », « artifice », « coquette », « éclat »,
Pour aller plus loin
« fêtes », « affichant ».
Lire la fin du chapitre :
La duchesse incarne la coquette parisienne et repré-
« Mais ils n’ont osé arrêter personne, trop heureux
sente la noblesse du faubourg Saint-Germain sous
qu’hier il n’y ait pas eu de grabuge.
la Restauration.
Mauvais signe pour l’Empire ! À défaut de soldats,
il n’a pas lancé de mouchards. Il hésite, il attend ses 4. Le point de vue du narrateur
jours sont comptés ! Il a sa balle au cœur comme Il semble plutôt négatif à l’encontre de la duchesse
Victor Noir. » dans la première partie du texte. En effet, si les termes
Lire la présentation de l’œuvre de Vallès dans le Dic- mélioratifs et péjoratifs s’équilibrent, les proposi-
tionnaire des écrivains de langue française, dirigé tions s’achèvent systématiquement sur un défaut qui
par Alain Rey, Larousse, 2001. vient annihiler la qualité première. En revanche, la
« En vérité, la force unique de l’œuvre paraît être dans tendance s’inverse à la fin du texte, avec la présence
la « couture » (l’image est de Vallès) de l’histoire d’un d’un champ lexical mélioratif : celui de la grâce et
homme avec l’histoire du siècle, effectuée par un style de la divinité d’une part, de la peinture et de la poé-
unique, sans doute trop moderne pour son temps. » sie d’autre part (« lumière divine », « grâce », « teintes
chatoyantes », « confusion poétique ») et surtout la
conclusion du texte redonne à ce portrait « une sorte
d’ensemble », une certaine « unité », s’achevant ainsi
Balzac
4 La Duchesse de Langeais  p. 86
sur une touche positive. L’auteur montre finalement
que cette femme porte en elle les contradictions de
Observation et analyse sa caste et qu’elle est déchirée entre ses obligations
et ses instincts. Ce tiraillement est bien exprimé dans
1. Un portrait paradoxal la formule « les vices du courtisan, les noblesses de la
Les antithèses : « Supérieure » « faible » ; « Grande » femme adolescente », qui oppose d’un côté le paraître,
« petite » ; « Artificiellement instruite » « réellement l’artifice, l’hypocrisie, les codes de l’étiquette et de
ignorante » ; « Prête à braver » « mais hésitant » ; l’autre la spontanéité, la sincérité et la franchise.
« Affichant la force » « prête à fléchir » ; « Vices »
« noblesses » ; « Défiant de tout » « se laissant à 5. Un portrait inachevé
tout croire » Au final, il est difficile pour le lecteur de se faire
Toutes ces antithèses forment en elles-mêmes des para- une idée précise « de ce caractère le plus complet de
doxes, auxquels on peut ajouter une série de proposi- la nature ». Mais pour celui qui a lu l’intégralité du
tions dans lesquelles les qualités, au lieu de s’oppo- roman, il trouve dans ce portrait toutes les clés du
ser et de s’exclure, se superposent, comme le souligne livre et les potentialités qui se vérifieront par la suite :
l’emploi de la conjonction « et » (à la place de « mais ») : – le champ lexical religieux annonce en effet la
– « souverainement femme et souverainement conversion finale de la duchesse devenue « sœur
coquette » (l. 11) ; Thérèse » ;
– « susceptible d’héroïsme, et oubliant d’être – la présence de la poésie sera reprise par le mot de
héroïque » (l. 18-19). la fin « ce n’est plus qu’un poème » ;
Ces figures d’opposition montrent bien le carac- – les antithèses et paradoxes seront parfaitement illus-
tère « multiple » et insaisissable de la duchesse. trés par l’opposition entre le chapitre 2, celui de « la
coquette », et le chapitre 3 celui de « la femme vraie ».
2. Caractère insaisissable de la duchesse Balzac offre ainsi un portrait inachevé qui per-
Sur le plan syntaxique, il se traduit par : met au personnage de la duchesse de se réaliser, de
– des phrases très longues (plus de dix lignes pour se métamorphoser, d’échapper aux étiquettes.

28 partie i • Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme

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Vers le BAC : la dissertation de celui escompté, scène pivot du roman puisque la
6. Un miroir de la société duchesse y voit le commencement et la révélation de
l’amour, là où Armand y met un terme (« Elle est à
Comme l’a dit Stendhal, qui ouvre son roman par
jamais à monsieur de Montriveau » p. 176 et « Nous
cette citation de Danton « la vérité, l’âpre vérité » et
sommes étrangers l’un à l’autre » p. 177).
réaffirme son souci d’exactitude en apostrophant ainsi
son lecteur dans le roman : « Eh, monsieur, un roman La duchesse meurt de ne pas être aimée, amaigrie, elle
est un miroir qui se promène sur une grande route. ressemble à une fleur flétrie et desséchée, non par le
Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la manque d’eau, mais par le manque d’amour (p. 72).
fange des bourbiers de la route » et comme le réaf- Ses occupations : elle mène une vie assez creuse faite
firme Balzac, le roman est un reflet de la société. Le de bals et de conversations mondaines.
roman du xixe délaisse en effet fiction et idéalisation Elle apparaît comme le symbole de sa caste, Balzac
au profit d’une image exacte et réaliste de la société la rapproche de Médée : « Il y avait du moi de Médée
de son temps. Balzac présente ainsi une classe sociale dans sa vie, comme dans celle de l’aristocratie, qui
sclérosée à travers les salons aristocratiques de pro- se mourait sans vouloir ni se mettre sur son séant, ni
vince, comme celui de madame de Bargeton, ou du tendre la main à quelque médecin politique… » (p. 97).
faubourg Saint-Germain, comme celui de la duchesse 2. La rencontre avec Armand
de Langeais. Dans les deux cas, les personnages sem- La duchesse rencontre Armand de Montriveau, un
blent vivre à contretemps d’une Histoire qui fait la soir, chez une de ses amies, la vicomtesse de Fon-
part belle aux parvenus (Rastignac, Lucien, Montri- taine (p. 103).
veau). Les figures d’opportunistes vont s’imposer à la Rôle du récit dans leur rapprochement :
génération suivante : Rougon fait fortune par opportu-
Du côté de la duchesse : la traversée du désert produit
nisme en exploitant lâchement le coup d’État napo-
une impression forte, fascinée « elle voyait le mar-
léonien et Georges Duroy réussit grâce à son cynisme
quis de Montriveau, de qui elle avait rêvé pendant la
et son pouvoir de séduction auprès des femmes. Mais
nuit » après s’être « trouvée dans les sables brûlants
ce miroir, tout en proposant une image fidèle, est
du désert avec lui » (p. 110).
aussi l’occasion pour les auteurs de porter un juge-
Du côté de Montriveau : il reprend la métaphore du
ment personnel sur la société ; loin d’être une copie
désert pour exprimer son désir de possession de la
servile, l’œuvre d’art est « un coin de création vu à
duchesse : « un violent désir, un désir grand né dans
travers un tempérament » (Zola). Le reflet donne une
la chaleur des déserts » (p. 115).
illusion du réel tout en le recréant (Maupassant). Zola
Un récit qui est une mise en abyme : il annonce la
brosse ainsi une satire virulente de l’Empire dans La
relation de bourreau/victime qui unira la duchesse
Fortune des Rougon, tout comme Vallès affiche ses
et Armand. On trouve ainsi de nombreuses allusions
idées républicaines dans L’Insurgé.
dans la suite du roman à cette histoire et en particulier
dans la lettre finale de la duchesse à Armand où elle
Vers l’œuvre complète écrit : « dans cette terrible aventure qui m’a tant atta-
chée à vous, Armand, vous alliez du désert à l’oasis,
Balzac
mené par un bon guide. Eh bien, moi je me traîne de
La Duchesse de Langeais  p. 87
l’oasis au désert et vous m’êtes un guide sans pitié. »
Des personnages énigmatiques (p. 209) L’aventure de la duchesse est tracée selon
un trajet inverse à celui d’Armand puisqu’elle va non
1. Fiche d’identité de la duchesse de Langeais 
pas de l’enfer à l’Eden mais de l’Eden au désert. Par
Nom de jeune fille : Navarreins
ailleurs, les rôles s’inversent : si au départ la duchesse
Mariée depuis quatre ans en 1816, quand elle avait
est le bourreau d’Armand, c’est finalement Armand
18 ans avec le duc de Langeais, un militaire. Mais,
qui devient bourreau de la duchesse après la scène du
elle vit séparée de son mari (toujours en expédition)
fer rouge : la duchesse devient alors une victime et se
à Paris, dans le faubourg Saint-Germain.
sacrifie jusqu’à mourir « consumée par les larmes »
Origines : noble, issue d’une famille fidèle aux Bour-
(p. 219) et desséchée par l’amour.
bons.
Traits de caractère : au début une coquette superfi- 3. Le prototype de la coquette
cielle puis une femme « entière » et « vraie ». La duchesse de Langeais apparaît comme une
L’événement qui entraîne la métamorphose de la coquette : « La duchesse de Langeais avait reçu de la
duchesse : la scène de torture produisant l’effet inverse nature les qualités nécessaires pour jouer les rôles de

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coquette, et son éducation les avait encore perfec- Un héros romantique :
tionnées », elle est « souverainement femme et sou- – par son caractère passionné, sa fougue, son idéa-
verainement coquette » (p. 95), elle a ainsi sa cour lisme ;
de femmes « reine de la mode, elle avait ses dames – par ses opinions politiques, sa proximité avec
d’atour… » (p. 99). Elle veille à ses manières et au Napoléon ;
respect de l’étiquette, elle mène une vie superfi-
– par sa vie romanesque et l’épisode dans le désert
cielle faite de mondanités.
égyptien, par son lien avec l’Orient ;
Le manège de la coquette consiste à repousser sans
cesse Armand, à lui faire entrevoir la possibilité d’être – par son appartenance à la société des Treize.
aimé pour aussitôt ériger une série d’obstacles insur- 5. La vengeance
montables. à chaque fois, elle donne pour mieux Déniaisé par Ronquerolles, Montriveau décide de
reprendre : « Elle savait si joliment le lendemain révo- se venger au chapitre 3, non pas pour lui, mais pour
quer les concessions consenties la veille », « Elle se éviter que la duchesse ne fasse d’autres victimes et
préparait donc fort habilement à élever autour d’elle qu’elle ne commette à nouveau « un épouvantable
une certaine quantité de redoutes, qu’elle lui donne- crime » (p. 171). Armand multiplie alors les accu-
rait à emporter avant de lui permettre l’entrée de son sations (vengeance verbale) : « vous avez tué le bon-
cœur » (p. 120). Montriveau devient ainsi un jouet heur d’un homme, sa plus belle vie, ses plus chères
entre ses mains, victime de ses caprices et esclave croyances », « vous avez entassé tous les forfaits de
de son manège : « Jouet de ses caprices, Montriveau la faiblesse contre une force innocente », « Vous lui
devait rester stationnaire tout en sautant de difficulté avez demandé mille sacrifices pour les refuser tous. »
en difficulté comme un de ces insectes tourmentés (p. 172-173). Dépeignant la duchesse comme une
par un enfant saute d’un doigt sur un autre en croyant criminelle machiavélique et sadique, il se fait justi-
avancer, tandis que son malicieux bourreau le laisse cier : « je vous pardonne…seulement vous pourriez
au même point. » (p. 121). En bonne comédienne, abuser d’autres cœurs » (p. 173). Sur le plan phy-
la duchesse lui oppose tour à tour : l’obstacle de la sique, il s’agit de la marquer au front à jamais. Pour-
migraine, celui de la religion, du mari et bien sûr de tant, le châtiment physique n’aura pas lieu puisque la
la morale. Mais le jeu qu’elle joue s’avère pervers duchesse voit dans cette marque, non pas une trace
et dangereux et sera condamné sans indulgence par infamante, mais la preuve d’un amour indélébile.
Montriveau, à qui Ronquerolles ouvrira les yeux
(« tu es joué comme un enfant », p. 155) : « …attirer 6. Sympathie ou antipathie
à soi, en feignant le sentiment, un malheureux privé Le personnage est sympathique par sa fougue, ses
de toute affection, lui faire comprendre le bonheur valeurs et sa spontanéité. Mais il est aussi orgueilleux
dans toute sa plénitude, pour le lui ravir (…) voilà et intrépide qu’un enfant et ne peut comprendre les
ce que je nomme un épouvantable crime ! » (p. 171). règles imposées par le milieu de la duchesse. En
La duchesse rappelle le personnage de Molière, Céli- outre, il ne sait pas pardonner à temps et refuse le
mène qui repousse Alceste dans Le Misanthrope. bonheur au moment où il semble se présenter. À son
4. Armand de Montriveau tour, il se révèle cruel et machiavélique puisqu’il
– Origines : noble, fils d’un rallié à la République, fait souffrir la duchesse en l’ignorant et en refusant
orphelin. d’ouvrir ses lettres.
– Métier et parcours : officier d’artillerie, rallié à Napo- 7. Une histoire d’amour impossible
léon, fait colonel durant les Cent-Jours, exilé volon-
Plusieurs obstacles se dressent entre eux, liés :
taire en Orient où il participe à une expédition scien-
– à leur éducation ;
tifique, réhabilité par Louis XVIII et accueilli comme
un original. Objet de curiosité dans le milieu parisien. – au milieu auquel ils appartiennent ;
– Valeurs morales : entier et franc, refus de l’hy- – à une évolution différente ;
pocrisie et de la compromission, courageux, intré- – à la fatalité (ils se manquent de peu au chapitre 3,
pide, implacable, veut posséder la duchesse (« j’au- v. p. 212 : « sa pendule retardait, et il ne sortit pour
rai pour maîtresse Madame de Langeais »), en fait aller à l’hôtel qu’au moment où la duchesse, empor-
une question d’honneur, un serment « à la manière tée par une rage froide, fuyait à pied dans les rues de
des Arabes » (p.116). Paris », comme au chapitre 4, p. 222, où Montriveau
– Défauts : novice, inexpérimenté en amour, naïf, arrive au moment où la duchesse vient de mourir).
ignorant les codes de la vie mondaine.

30 partie i • Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme

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Structure et registres aussi roman gothique, car il s’inspire du Moyen Âge
8. Une construction en diptyque et de son architecture. Parmi ses auteurs principaux,
citons Horace Walpole (Le Château d’Otrante), Ann
Le chapitre 1 et le chapitre 4 sont à rapprocher dans la
Radcliffe (Les Mystères d’Udolphe ; L’Italien), Mat-
mesure où ils forment une unité spatiale (ils se situent
thew Lewis (Le Moine).
tous deux dans l’île où se trouve le couvent dans lequel
s’est retirée la duchesse) et temporelle (ils se situent Les événements qui relèvent du romantisme noir :
en 1823, à quelques mois d’intervalle : le premier cha- – chapitre 1 : l’allusion à la société des Treize,
pitre décrit l’arrivée d’Armand sur l’île, qui retrouve confrérie secrète, le personnage de Montriveau par
la duchesse grâce à la musique, et le dernier chapitre son côté romanesque, l’histoire qui se passe dans
raconte l’expédition organisée quelques mois plus un couvent, l’atmosphère mystérieuse :« ces fortes
tard avec l’aide des Treize pour enlever la duchesse.) murailles présentaient à l’extérieur l’aspect de leurs
Les chapitres 2 et 3 se déroulent à Paris, cinq ans plus masses grisâtres, appuyées, de distance en distance,
tôt, en 1818. On a donc un retour en arrière, une ana- sur d’énormes contreforts. La grande nef et ses deux
lepse entre le chapitre 1 et le chapitre 2, puis une rup- petites galeries latérales étaient donc uniquement
ture de cinq années, liée aux recherches vaines effec- éclairées par la rose à vitraux coloriés, attachée avec
tuées par Armand entre le chapitre 3 et le chapitre 4. un art méticuleux au-dessus du portail, dont l’expo-
Nous avons donc une construction en diptyque : deux sition favorable avait permis le luxe des dentelles de
espaces, deux époques, deux chapitres enchâssés entre pierre et des beautés particulières à l’ordre impro-
une introduction et un dénouement. prement nommé gothique. » (p. 56)
– chapitre 3 : l’enlèvement à minuit au milieu d’un bal,
9. La place de la musique
un voyage en voiture qui suit un itinéraire secret, des
Le roman est dédié à Franz Liszt : cette dédicace sou-
individus masqués et inquiétants, l’amant qui se com-
ligne l’importance de la musique dans le roman. En
porte comme un bourreau avec sa victime, une faible
effet, elle joue d’abord un rôle dramatique puisque
femme en proie à la terreur, amenée pieds et poings
c’est par l’intermédiaire de la musique qu’Armand
liés dans la chambre de torture, la présence d’un feu
retrouve et reconnaît la duchesse, au moment où celle-
et de trois personnages masqués : « Tout à coup les
ci interprète Le Mosè de Rossini et chante ensuite le
reflets devenus plus vifs avaient illuminé trois per-
Te deum. La musique déclenche alors une réminis-
sonnes masquées » (p. 168), la chambre de Montri-
cence puisqu’elle rappelle à Armand l’air du fleuve
veau qui ressemble à « la cellule d’un moine » (p. 169).
du Tage qui avait marqué le début de leur amour
Une atmosphère préparée par les menaces et la pro-
(v. p. 61 et 145, « en lui jetant pour la première fois
phétie d’Armand qui déclenche des sueurs froides
un regard de femme amoureuse »). La musique sert
chez la duchesse : « Ne touchez pas à la hache », « vous
ainsi de médiation entre les deux amants, leur permet
avez touché à la hache, je crains pour vous quelque
d’exprimer indirectement leur sentiment amoureux.
grand malheur », « la journée ne finira pas sans qu’il
La musique, comme l’écrit Balzac, est le « langage
vous arrive un grand malheur » (p. 165-166).
sensuel des âmes » : Montriveau acquiert ainsi la cer-
titude qu’il « est toujours aimé » (p. 61). Fin du chapitre : la disparition de la duchesse on ne
sait où, cinq ans de recherches infructueuses.
La musique s’harmonise aussi parfaitement avec la
tonalité romantique du roman et plus particulière- – chapitre 4 : l’enlèvement de la sœur Thérèse par la
ment des chapitres 1 et 4 puisqu’elle qu’elle renvoie société des Treize, un mois de travaux pour atteindre
à l’aspect sublime, au désir d’expansion de l’âme et le couvent et enlever le corps.
à l’indicible : « La Religion, l’Amour et la Musique La Duchesse de Langeais est aussi un roman qui appar-
ne sont-ils pas la triple expression d’un même fait, tient aux « Scènes de la vie parisienne » : la tonalité
le besoin d’expansion dont est travaillée toute âme romantique se mêle à un registre réaliste.
noble ? » (p. 65). 11. Le réalisme
10. L’influence du roman noir Selon le Petit Robert, le réalisme est une « concep-
Bref rappel sur le roman noir : tion de l’art, de la littérature, selon laquelle l’artiste
Il vient d’Angleterre, date de la fin du xviiie-début ne doit pas chercher à idéaliser le réel ou à en don-
xixe, laisse place à l’étrange voire au fantastique, refuse ner une image épurée. »
le matérialisme et se développe en réaction contre Les principes :
la révolution industrielle. Il s’intéresse à l’âme, à la – refus d’idéalisation ;
spiritualité. Il décrit une énigme, un mystère ; appelé – description d’un sujet contemporain ;

1. Roman et société 31

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– objectivité du narrateur ; timentale l’ouvrage emblématique d’une génération
– détails, petits faits vrais pour donner l’illusion du désenchantée.
vrai.
Le roman semble l’application parfaite des principes Observation et analyse
du réalisme : à la fois historien, savant et philosophe, 1. Frédéric et Deslauriers 
Balzac donne une image fidèle de la réalité. Il s’ins- Points communs : leur jeunesse, leur soif de réus-
pire de la méthode des savants et plus particulière- sir, un certain idéalisme, leur amitié (« se tenant par
ment des zoologistes pour classer les espèces sociales la taille », l. 10) ; une grande tendresse les unit au-
et comprendre les déterminismes sociaux. Le cha- delà de toutes leurs différences.
pitre 2 est typique du réalisme puisqu’il brosse sur 2. Leurs conditions sociales 
plusieurs pages, un tableau de la situation historique Modeste pour Deslauriers (« fils d’un cabaretier »)
et sociale du faubourg Saint-Germain sous la Res- qui a perdu sa jeunesse à gagner « son pain ». Fré-
tauration : « À toutes les phases de l’histoire, le Paris déric, quant à lui, vient d’un milieu plus aisé. Même
de la haute classe et de la noblesse a eu son centre, s’il se présente comme issu « de la race des déshé-
comme le Paris vulgaire aura toujours le sien. Cette rités », sa mère a un domestique (Isidore) et, à l’in-
singularité périodique offre une ample matière aux verse de Deslauriers qui n’a pas de quoi se vêtir
réflexions de ceux qui veulent observer ou peindre (« grelottait sous son vêtement mince »), Frédéric a
les différentes zones sociales… » « un habit noir et des gants blancs ».
Balzac dépeint à travers la duchesse de Langeais,
3. Le pragmatique et le velléitaire
un personnage type : celui de la coquette représen-
Deslauriers a l’esprit d’initiative, c’est un entrepre-
tative de sa caste.
neur ambitieux, il donne des conseils cyniques à
12. Tonalité du dernier chapitre Frédéric en l’exhortant à pénétrer chez le banquier
Le dernier chapitre a une tonalité romantique : Dambreuse et à conquérir sa femme pour se faire
– par les ingrédients propres au romantisme noir ; une place dans la société. C’est un personnage réa-
– par la présence du sublime, avec le paysage, la liste : pour lui conquête du pouvoir et quête amou-
musique et la passion d’Armand. reuse sont indissociables. Mais pour mettre en pra-
Il a aussi une tonalité tragique : tique ses projets, il lui manque de l’argent.
L’histoire entre Armand et la duchesse est bien placée Frédéric, de son côté, est velléitaire : il veut une
sous le sceau de la fatalité dans la mesure où Armand femme qui l’aime mais renonce d’emblée à chercher
arrive juste au moment où la duchesse expire. celle qu’il lui faudrait, il renonce avant d’avoir essayé
Antoinette ressemble à une héroïne tragique : elle se (l. 17). Aux conseils de Deslauriers il se « récri[e] »
sacrifie par amour, métamorphose son amour terrestre (l. 48). C’est un personnage rêveur et sentimental
en amour divin et spirituel (cf. sa devise adoremus in qui illustre le héros romantique, à la fois mélan-
aeternum p. 222). colique (« l’amertume de son ami avait ramené sa
tristesse », l. 13) et idéaliste (il recherche « des émo-
tions extraordinaires » pour produire « des œuvres
Flaubert sublimes », l. 15). Alors que Deslauriers songe à
5 L’Éducation sentimentale  p. 88 l’avenir, Frédéric est tourné vers le passé.

Pour commencer 4. Un dialogue dynamique


D’emblée le titre du roman semble l’inscrire dans la Grâce à :
tradition du roman d’apprentissage ou roman d’édu- – des phrases plutôt courtes, soit exclamatives soit
cation, tel qu’on peut le trouver chez Balzac (Le Père interrogatives ;
Goriot) ou Stendhal (Le Rouge et le Noir) et les pre- – l’intervention de personnages secondaires :
mières pages confirment cette impression, en repre- M. Roque ou Isidore ;
nant une série de passages obligés : héros qui sort de – une construction proche d’une scène théâtrale :
l’adolescence, idéalisme des personnages, départ de commentaires du narrateur, détails de mise en scène,
la cellule familiale, ambition, rencontres décisives, renseignements sur les personnages rappellent les
rôle de l’amitié, etc. Pourtant, on perçoit aussi très didascalies théâtrales.
vite la distance que Flaubert prend à l’égard de ces 5. Des sentiments ambivalents
modèles et lieux communs, à travers le ton et le regard On note un mélange d’enthousiasme et d’amertume
particuliers de l’auteur, qui fera de L’Éducation sen- chez Deslauriers : ton véhément et péremptoire, illus-

32 partie i • Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme

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tré par des phrases exclamatives, des impératifs, une la fin de L’Éducation sentimentale apparaît comme
prise de parole importante. Tristesse et désenchante- un contrepoint grotesque à la passion romanesque de
ment animent Frédéric, plus taciturne. Frédéric pour madame Arnoux. À l’affirmation de la
toute-puissance de Rastignac s’oppose ici une scène
Contexte et perspectives marquée par la désillusion et la lassitude.

6. Rastignac Vers le BAC : la dissertation


Noble désargenté, Rastignac est le type même de
l’ambitieux, qui utilise les femmes (notamment Del- 8. Des héros médiocres
phine de Nucingen) pour parvenir : il finira ministre. La mise en scène de héros médiocres ou ordinaires par
le romancier représente un triple intérêt pour le lecteur.
7. Du Père Goriot à L’Éducation sentimentale 1. Intérêt réaliste : le roman fournit une photogra-
La fin du Père Goriot : phie du réel (ex : description des milieux aristocrates,
« Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la ouvrier, financier avec leurs bassesses et leurs corrup-
colonne de la place Vendôme et le dôme des Inva- tions chez Balzac, Zola et Maupassant).
lides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait 2. Intérêt psychologique : le roman touchera davan-
voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnant un tage le lecteur qui pourra s’identifier avec le héros
regard qui semblait par avance en pomper le miel, et romanesque, celui-ci n’étant plus un être exception-
dit ces mots grandioses : ”À nous deux maintenant !” nel mais un individu qui nous ressemble. La lecture
Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société, provoquera alors des émotions plus vraies, authen-
Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen. » tiques : les larmes ou le rire (l’échec de Frédéric
Moreau touche davantage que les victoires presque
La fin de L’Éducation sentimentale (Frédéric et Des-
miraculeuses d’un Roland). 
lauriers se rendent dans une maison close) :
3. Intérêt critique : les maladresses du héros, ses échecs
« Or, un dimanche, pendant qu’on était aux Vêpres,
suscitent la réflexion du lecteur, éveillent son regard
Frédéric et Deslauriers, s’étant fait préalablement
critique sur la société décrite : l’humiliation de Lucien
friser, cueillirent des fleurs dans le jardin de Mme
de Rubempré nous fait réfléchir sur la difficulté de
Moreau, puis sortirent par la porte des champs, et,
pénétrer dans un milieu aussi fermé que la noblesse
après un grand détour dans les vignes, revinrent par
provinciale, les désillusions de Frédéric et de Deslau-
la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant
riers sont à mettre en parallèle avec les désenchante-
toujours leurs gros bouquets.
ments de toute une génération, l’attitude de Fabrice
Frédéric présenta le sien, comme un amoureux à sa
sur le champ de bataille est l’occasion de dénoncer
fiancée. Mais la chaleur qu’il faisait, l’appréhension
la barbarie de la guerre.
de l’inconnu, une espèce de remords, et jusqu’au plai-
sir de voir, d’un seul coup d’œil, tant de femmes à sa
disposition, l’émurent tellement, qu’il devint très pâle
Pour aller plus loin
V. Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, Paris, Gal-
et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient,
limard, 1935.
joyeuses de son embarras ; croyant qu’on s’en moquait,
il s’enfuit ; et, comme Frédéric avait l’argent, Deslau- « Il s’agit donc d’une génération qui a gaspillé ses
riers fut bien obligé de le suivre. forces et qui a été déclarée en faillite, avec le Second
Empire pour syndic. Et le reproche qu’on a fait tout de
On les vit sortir. Cela fit une histoire, qui n’était pas
suite et qu’on fait encore à l’Éducation, c’est de par-
oubliée trois ans après.
ticiper elle-même trop complètement, comme œuvre
Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les
d’art, à ce gaspillage, à ce vide, à cette faillite. Flaubert
souvenirs de l’autre ; et, quand ils eurent fini :
ayant voulu peindre des personnages qui ne sont pas
— « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! » intéressants, la majeure partie de la critique a trouvé
dit Frédéric. qu’il n’était pas intéressant. On avait fait d’abord le
— « Oui, peut-être bien ? C’est là ce que nous avons même reproche à Madame Bovary, mais pour Madame
eu de meilleur ! » dit Deslauriers. » Bovary cela n’avait pas duré, tandis que pour l’Édu-
Dans les deux cas, le roman s’achève sur une prise de cation, cela a duré, et d’autant plus que tout le roman
parole du héros. Mais là où les paroles de Rastignac naturaliste est sorti de sa formule : « Le vrai titre du
ouvrent sur un projet d’avenir, celles de Frédéric font livre, dit Brunetière, était Les Fruits secs. Tous ses per-
un bilan amer du passé. Au défi de Rastignac s’op- sonnages s’agitent dans le vide, tournent comme des
pose le ton de dérision du roman de Flaubert. En effet, girouettes, lâchent la proie pour l’ombre, s’amoindris-

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sent à chaque nouvelle aventure, marchent au néant. » 4. Point de vue de Duroy
Et il lui paraît qu’ils y emportent le livre avec eux. Il observe ces hommes sans naïveté, perce leur turpi-
Pareillement Faguet, qui dit : « Le livre est ennuyeux tude, perçoit l’ignominie de leur conduite, exprime
parce que Frédéric en est le personnage », et qu’il est son sentiment par des tournures familières (« tas
un personnage ennuyé et ennuyeux. Mais pourquoi la d’hypocrites », l. 1 ; « c’est du propre, tas de cra-
peinture de l’ennui serait-elle ennuyeuse ? » pules, tas d’escarpes », l. 18-19), en même temps il ne
paraît pas si choqué : d’une certaine manière, Duroy
adhère avec cynisme à cette turpitude (« Duroy riait »,
Maupassant l. 18). Il se sent encore beaucoup plus proche de la
6 Bel-Ami  p. 90 courtisane qui apparaît comme son double féminin :
répétition de l’adjectif « même » (l. 33-34), emploi
Pour commencer d’un vocabulaire mélioratif pour décrire cette femme
Le roman se situe au début de la IIIe République qui (« charmante », « minces », « blonde ») dont l’image
se caractérise par l’avènement de classes sociales s’érige en modèle (« envie de saluer et d’applau-
plus diversifiées à la vie politique et au milieu des dir », l. 24, « le cœur chaud de satisfaction », l. 35).
affaires. Ainsi, à la différence de Balzac (La Duchesse
de Langeais, Eugénie Grandet) ou Flaubert (Madame 5. Points communs entre Duroy
Bovary), Maupassant donne comme titre à son roman et la courtisane
le surnom de son personnage – renvoyant non seule- Parvenir grâce à la séduction, s’enrichir par l’amour,
ment à la puissance de séduction du personnage mais réussite décomplexée : tous les moyens sont bons pour
aussi à son arrivisme, facilité par le nouveau contexte se hisser dans la société.
politique et social. 6. Utilisation du discours direct
Dans le dernier paragraphe, il renforce l’absence de
Observation et analyse
scrupule de Clotilde de Marelle qui trompe son mari
1. Spectateur de la réussite sous le nez de ce dernier.
Duroy commence par contempler les hommes qui Effet recherché : application pratique des codes et stra-
affichent de manière éhontée leur réussite sociale tégies, mis en lumière plus haut par Duroy, à savoir
puis arrête son regard sur une femme, une courti- la corruption, le mensonge et l’absence de scrupules
sane, une parvenue de l’amour, qui elle aussi étale qui reflètent une société décadente.
aux yeux de tous sa réussite (« étalait avec audace »,
« luxe crâne »). Dans les deux cas, le texte insiste sur Contexte et perspectives
l’exhibition de la réussite.
7. Les Champs-Élysées, observatoire
2. Une fortune suspecte de la société
La fortune des hommes provient soit des rentes de Les Champs-Élysées, lieu de promenade privilégié
leurs femmes ou de leurs maîtresses soit d’un vol, des au xixe siècle, constituent un espace romanesque
tricheries au jeu ou de la fraude (« tripotages effron- idéal pour observer et décrire la société parisienne.
tés », l. 13). Celle de la femme provient des gains liés Maupassant et Proust montrent tous deux un monde
à la prostitution (« le luxe crâne gagné sur les draps », hiérarchisé, l’humour du texte proustien allant même
l. 26). Dans les deux cas, la fortune est acquise par jusqu’à pointer le snobisme de la dame-pipi. La
des moyens peu honorables. « marquise » et Georges Duroy se révèlent d’ailleurs
3. L’impunité des spectateurs avertis qui savent déceler les appa-
Elle est mise en valeur par : rences et les faux-semblants.
– des antithèses (« et », l. 11 ; « mais », l. 13) ;
– des paradoxes (« vol pour origine et qu’on recevait Vers le BAC : le commentaire
partout », l. 11) ; 8. Allegro vivace
– des hyperboles (« les plus nobles maisons », « si Le dynamisme de ce passage est assuré par la varia-
respectés », « tripotages effrontés », « mystère pour tion des discours utilisés et les différentes manières
aucun ») ; dont les pensées de Duroy sont retranscrites. Maupas-
– des incursions ironiques du narrateur : parenthèses sant alterne dans son texte les passages qui retrans-
(« acte honorable », l. 8, « mystère bien louche », crivent les pensées intérieures de son héros grâce
l. 9), commentaires (« c’était connu », « on l’affir- au discours indirect (« il sentait peut-être vaguement
mait », l. 6-7). que », l. 26-27 ou au discours indirect libre l. 16-17)

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avec des passages au discours direct pour traduire la chaleur. Renoir saisit les attitudes dans leur ins-
spontanément les impressions de Duroy (l. 1, 18-19). tantanéité comme s’il captait au pinceau un moment
Par ailleurs, les sentiments de Duroy sont précisés unique, faisait un arrêt sur image : le spectateur croit
au cours de l’extrait : « il riait » (l. 18), il éprouve de alors saisir les bribes des différentes conversations :
la « satisfaction », une « envie d’applaudir » (l. 35), la scène de galanterie au premier plan, le chien qui
en un mot, il ressent de l’enthousiasme face à ce aboie à gauche, la discussion plus sérieuse entre les
monde de parvenus. Loin de rentrer choqué de sa deux hommes du fond.
promenade, Duroy se sent au contraire satisfait de 2. Un tableau impressionniste
voir que tous les moyens sont permis pour réussir Le tableau illustre aussi les différentes caractéris-
dans cette société décomplexée et décloisonnée. Le tiques de l’impressionnisme : Renoir s’attache ici à
dynamisme est enfin assuré par la construction du « rendre le spectacle mouvant du monde à travers
texte qui alterne la vison des hommes avec celle de des touches discontinues » et s’applique à peindre
la femme, l’observation avec l’application pratique les variations de la lumière comme on peut le voir à
(Clotilde de Marelle), le point de vue intériorisé avec l’arrière-plan flouté du tableau ou dans les reflets de
un regard omniscient, le monologue intérieur avec la lumière sur les verres, les carafes et les assiettes
la prise de parole directe de Clotilde. ou sur la veste du jeune homme, sur la droite.
Pour aller plus loin 3. Un document social
Les femmes qui jouent un rôle auprès de Duroy C’est enfin un document social intéressant dans la
dans le roman : mesure où il témoigne des loisirs de l’époque et
– Rachel la prostituée qui révèle à Duroy son pou- dépeint des classes sociales très variées puisque
voir de séduction ; l’on a aussi bien des artistes (Angèle, le modèle de
– Mme de Marelle qui fait son éducation senti- Renoir, ou le poète Laforgue), des personnes de la
mentale ; petite bourgeoisie (le fils du propriétaire du restau-
– Madeleine Forestier qui l’introduit dans le monde rant) que des gens de la haute société (le financier
du journalisme ; Ephrussi ou le peintre et mécène Gustave Caille-
– Mme Walter qui montre la face grotesque de la botte), chacun se distinguant facilement par son
passion amoureuse ; attitude et la manière dont il est habillé.
– Suzanne Walter qui incarne l’aspect enfantin de
l’amour. Écrire
4. Une scène à la Maupassant
Histoire des Arts On rappellera aux élèves la présentation d’un dialo-
gue, la manière de le dynamiser grâce à l’enchaîne-
Auguste Renoir, témoin ment varié des répliques et de le préciser par de brèves
de la société de son temps  p. 92 phrases de description (sortes de didascalies) concer-
Questions nant la lumière, le décor, les sensations de chaleur ou
les bruits environnants. On peut imaginer de relater le
1. Une humeur contagieuse dialogue entre les trois personnages au premier plan et
Le tableau de Renoir illustre bien l’idée selon laquelle rappeler leur identité : le peintre Gustave Caillebotte
son œuvre est « débordante d’une humeur conta- régatier, architecte naval et millionnaire, l’un des pre-
gieuse » tant par son atmosphère joyeuse et la vie qui miers mécènes des impressionnistes, assis à califour-
se dégage de cet instant immortalisé par le peintre que chon sur une chaise, écoute distraitement l’actrice Ellen
par les touches généreuses et les couleurs chatoyantes André qui tente d’attirer son attention. Debout, entre
du tableau. L’ambiance est décontractée : les person- ces deux personnages, Maggiolo, directeur du jour-
nages boivent un verre de vin ou fument une cigarette nal « Le Triboulet » regarde attentivement l’actrice…
tout en discutant ; les relations sont chaleureuses et
amicales, là une main se pose sur une épaule, une autre
enlace la taille d’une femme ou est posée avec non- Stendhal
chalance sur la balustrade de la terrasse. Il s’agit sans 7 Le Rouge et le Noir  p. 94
doute d’un dimanche après-midi d’été, les gens pren-
nent leur temps et les soucis semblent loin, l’homme Pour commencer
au premier plan a les bras nus et les canotiers, acces- Rappel des sources : Stendhal s’est inspiré d’un fait
soires de mode, permettent aussi de se protéger de divers relaté dans les journaux, l’affaire Berthet (un

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jeune séminariste tua, dans une église, sa bienfaitrice). sent moins un assassin qu’ils cherchent à décourager
Le sens du titre : Stendhal qui avait songé à intituler les ambitions du peuple. Julien dénonce ici une jus-
son roman, Julien, choisit finalement un titre plus tice de classe.
abstrait. Il en donne lui-même l’explication : « Rouge
6. Julien et son public
signifie que venu plus tôt, Julien eût été soldat ; mais
à l’époque où il vécut, il fut forcé de prendre la sou- Le public touché est constitué essentiellement des
tane. » Stendhal, par son titre, désigne donc les deux femmes qui « fondaient en larmes » (l. 24), parmi les-
voies de la réussite qui s’offrent à Julien. Quant au quelles Mme Derville qui « s’évanouit » (l. 28). C’est
sous-titre « Chronique de 1830 », il inscrit l’œuvre l’efficacité pathétique du discours qui est ainsi mise
dans son époque et dans le courant réaliste. en avant, les femmes étant considérées comme plus
sensibles que les hommes.
Observation et analyse
Vers le BAC : l’entretien à l’oral
1. Julien et son crime
Au début de son discours, Julien assume son crime, 7. Julien Sorel et Georges Duroy
sans circonstances atténuantes, comme le montrent : On a affaire ici à deux personnages de condition
– les hyperboles : « aucune grâce », « la plus digne de modeste qui souhaitent se hisser dans la société et
tous les respects, de tous les hommages » ; séduisent des femmes pour satisfaire leur ambition.
– les phrases courtes, le ton calme et déterminé : Mais, alors que Bel-Ami réussit sur le plan sentimen-
« affermissant la voix », « point illusion, la mort m’at- tal et professionnel, Julien Sorel, pourtant au sommet
tend : elle sera juste », « mérité la mort » ; de sa gloire, interrompt son ascension par un crime
– les antithèses : « atroce »/« digne » ; passionnel. Ce crime l’inscrit dans la lignée des héros
– l’italique (qui indique une insistance, dans le dis- tragiques, voire romantiques, là où Bel-Ami apparaît
cours, sur ce mot) : « et il fut prémédité ». comme le prototype du héros réaliste, voire cynique.
À partir d’une même revendication de promotion
2. Le verbe voir sociale, les héros de Stendhal et Maupassant réali-
À la première occurrence du verbe (l. 4), c’est Julien sent deux trajectoires opposées qui correspondent
qui est vu avec mépris par la classe dirigeante. Aux aussi au contexte social de l’époque.
lignes 11 et 18, ce ne sont plus les jurés qui voient
Julien mais Julien qui voit les jurés. La situation est Pour aller plus loin
renversée, Julien se met à juger ses juges, en se fai- Rappel de la définition du roman donnée par Stend-
sant le porte-parole de toute une génération. hal et renvoi au sujet de dissertation p. 86 : « Eh, mon-
3. Registres sieur, un roman est un miroir qui se promène sur une
Les deux registres : Julien se repent d’abord humble- grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des
ment et semble résigné (registre pathétique) puis il cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et
utilise un registre polémique et un ton accusateur. Le l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par
passage de l’un à l’autre se fait avec la concession vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la
« quand je serais moins coupable » (l. 11). fange, et vous accusez le miroir ! accusez bien plu-
tôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore
4. Julien, porte-parole l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le
Julien se fait le porte-parole des opprimés, des exclus, bourbier se former. »
des bannis de la promotion sociale, de cette « classe
de jeunes gens, nés dans une classe inférieure, oppri-
més par la pauvreté » et qui souhaitent s’élever grâce
Hugo
à « leur éducation » (l. 15). Il se présente lui-même 8 Les Misérables  p. 95
comme « un paysan qui s’est révolté contre la bas-
sesse de sa fortune » (l. 5).
Pour commencer
5. Crime(s) Hugo avait songé au départ à intituler son roman
Le mot « crime » désigne au départ celui de Julien Les Misères, titre qui fait écho au roman de Balzac
(l. 10) puis revêt une dimension sociale (l. 17) : le Splendeurs et misères des courtisanes. En choisis-
crime de Julien renvoie à son désir de se hisser dans sant finalement le titre Les Misérables, l’auteur met
une société qui refuse toute promotion sociale à un l’accent sur une sociologie des misérables, c’est-à-
plébéien révolté. Les jurés, en le condamnant, punis- dire aussi bien les pauvres et les opprimés que les

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malfaiteurs et les criminels mais aussi les femmes 4. Une vie faite de souffrance
et les enfants (ceux qui font le mal et ceux qui le Le dernier paragraphe résume la vie de Jean Val-
subissent). Si Hugo dénonce les injustices qui frap- jean à un seul mot : la souffrance (« mal », « frappe »,
pent les misérables, il refuse cependant la fatalité : « meurtrir », « coup », « de souffrance en souffrance »,
la misère engendre certes bassesses et souffrances « guerre », « vaincu »). Face à cette souffrance infligée
mais elle est aussi source de rachat et de rédemp- par la société, une seule attitude : la haine. Le para-
tion comme l’illustre le parcours de Jean Valjean. graphe ajoute une tonalité pathétique à ce réquisi-
Sa réflexion sur les bagnes, la peine de mort et les toire, la colère trouvant sa source dans la souffrance.
questions de justice ont été constantes comme en
témoignent ses œuvres (Claude Gueux, Le Dernier 5. Figures de style caractéristiques :
jour d’un condamné) et ses discours en faveur de Antithèses : « imprévoyance déraisonnable » / « pré-
l’abolition de la peine de mort. voyance impitoyable » (l. 42-43), « défaut et un
excès, défaut de travail » / « excès de châtiment »
(l. 44-45).
Observation et analyse
Redondances, répétitions, anaphore : v. les répé-
1. Un monologue titions de « faute », « crime », « dommage », ana-
Le texte se rapproche d’un monologue car il retrans- phores de « il ».
crit les pensées intérieures de Jean Valjean d’abord De manière générale, le style de Hugo privilégie les
au moyen d’une série de propositions subordonnées accumulations, les effets d’insistance et de martèle-
conjonctives introduites par « Il reconnut » (l. 3) puis ment comme le montrent l’accumulation de toutes
avec une accumulation d’interrogatives indirectes, les conjonctives puis la série des subordonnées inter-
introduites par « il se demanda » (l. 17). rogatives indirectes.
2. Une construction binaire/une évolution
significative Contexte et perspectives
La première partie du texte pourrait s’intituler « les 6. Julien Sorel et Jean Valjean
torts que Jean Valjean s’attribue », la seconde, « les
torts qu’il impute à la société ». Au début, il « se Julien Sorel Jean Valjean
juge lui-même » et se reconnaît coupable (l. 16) ; à Circonstances   Meurtre Vol d’un pain  
la fin, « il jugea la société et la condamna » (l. 49), et motifs prémédité alors qu’il était  
pour finalement conclure que le châtiment subi est au chômage,
supérieur à la faute commise. On passe ainsi de « il 19 ans de bagne
reconnut qu’il n’était pas un innocent injustement Registre Ton apaisé   Ton apaisé  
puni » (l. 3) à « il la fit responsable du sort qu’il subis- puis polémique puis polémique  
sait » (l. 51) et du terme « injustice » à celui d’« ini- et accusateur. et accusateur
quité » (l. 55), qui marque un degré supplémentaire. Pathétique  
sur la fin
3. Le champ lexical de la culpabilité Renversement Victime de la Victime de la
Concernant Jean Valjean : « pas un innocent », « com- société qui refuse société qui ne
mis une action extrême et blâmable », « un acte de à un plébéien fournit pas de
folie », « le vol », « une mauvaise porte pour sortir toute ascension travail et inflige
de la misère », « infamie », « tort », « faute du délin- sociale des châtiments
quant », « coupable ». disproportionnés
Concernant la société : « châtiment féroce et outré »,
« abus », « excès », « surcharge de la peine », « faute 7. Évolution des idées politiques
de la répression », « attentat du plus fort », « crime de Victor Hugo
de la société », « crime qui recommençait tous les – Au départ, Hugo est à droite, monarchiste comme
jours », « crime qui durait dix-neuf ans », « respon- sa mère. Il rallie ensuite les orléanistes.
sable », « injustice », « iniquité ». – Nommé pair de France par Louis-Philippe, Hugo
Au final, c’est la société qui est désignée comme met à profit son éloquence pour défendre ses idées :
coupable et Jean Valjean qui se présente comme une l’abolition de la peine de mort, la lutte contre la pau-
victime innocente : en effet, la société est coupable vreté du peuple. Ses discours « de gauche » surpren-
de ne pas lui avoir fourni du travail et coupable de nent son entourage.
lui avoir infligé un châtiment démesuré.

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– Hugo est élu député de l’Assemblée constituante Prolongements
(sur une liste de droite) aux côtés de Louis-Napo-
léon Bonaparte, revenu d’exil. Hugo le soutient dans Zola, Céline, F. Bon  p. 98
sa candidature à la présidentielle. Mais les désac-
cords entre les deux hommes grandissent et le coup
1. Point de vue
d’État du 2 décembre 1851 précipite leur rupture.
Hugo tente alors d’organiser la résistance du peuple Les extraits adoptent une focalisation interne : le lec-
parisien mais, le 4 décembre, tout espoir s’écroule : teur voit à travers le regard du mineur chez Zola, de
les troupes ont ouvert le feu sur la foule sans sou- Bardamu chez Céline et de l’ouvrier d’usine chez
lever de révolte. Hugo, muni d’un faux passeport, Bon. Le texte est écrit à la troisième personne chez
prend le train pour Bruxelles. C’est le début d’une Zola et chez Bon et à la première personne chez
longue période d’exil et d’opposition qui ne prendra Céline. On note la solidarité de l’ouvrier avec ses
fin qu’à la chute de Napoléon III en 1870. camarades qui forment un groupe chez les trois
auteurs.
Dans notre extrait, on peut voir que Victor Hugo
prend le parti des opprimés et affiche des idées plu- 2. Aspect mécanique du travail
tôt progressistes. L’aspect mécanique est souligné dans le texte de
Zola par le fait que les mineurs travaillent sans par-
ler (l. 11), dans le texte de Céline par le fait qu’il
Vers le BAC : la dissertation
faudra travailler sans réfléchir (le physique et l’in-
8. L’engagement social du roman telligence ne comptent pas, l. 11 à 14), et dans le
Le roman est apte à dénoncer les injustices sociales texte de Bon à travers l’écoulement du temps qui
comme le montrent les textes de notre chapitre qui passe lentement à cause de la monotonie des tâches
décrivent une société cloisonnée (textes 1 et 4) dans à effectuer (l. 2, 6, 10). Ces trois textes dénoncent
laquelle les insertions et promotions sociales sont le fordisme, la mécanisation du travail qui fait de
difficiles (textes 1 et 7) et les injustices ou inégali- l’homme une machine.
tés nombreuses (textes 1, 7 et 8). Le roman permet 3. Registres et styles
de sensibiliser le lecteur à ces injustices grâce à la – Chez Zola, il s’agit d’un registre épique (hyper-
focalisation interne qui favorise l’identification du boles et personnification, l. 1 à 4, 14 et 15 par
lecteur avec le personnage (texte 6), grâce au style exemple) et fantastique à la fin de l’extrait avec l’obs-
pathétique ou véhément qui donne du poids à la curité, les ombres et le clair-obscur qui contribuent
dénonciation (textes 7 et 8), grâce enfin à l’ambition à créer des formes spectrales (l. 19 à 22).
réaliste qui décrit ces injustices de manière fidèle et – Chez Céline, le registre est familier comme le
authentique (prolongements texte 1). montrent les tournures syntaxiques et le vocabu-
laire employé (l. 11 à 16 par exemple).
Pour aller plus loin – Chez Bon, le registre est lyrique et poétique avec
Cf. la fin du chapitre : la présence de phrases longues et des répétitions qui
traduisent l’étirement du temps (toute la deuxième
« Le point de départ comme le point d’arrivée de
phrase l. 4 à 13).
toutes ses pensées était la haine de la loi humaine ;
cette haine qui, si elle n’est pas arrêtée dans son
développement par quelque incident providentiel, Vers le BAC : la question de corpus
devient, dans un temps donné la haine de la société, 4. Une vision réaliste du monde ouvrier
puis la haine du genre humain, puis la haine de la Au-delà du style personnel et parfois poétique de
création, et se traduit par un vague et incessant et ces textes, les extraits donnent une vision réaliste du
brutal désir de nuire, n’importe à qui, à un être monde ouvrier dans la mesure où ils ne cherchent
vivant quelconque – comme on voit, ce n’était pas pas à enjoliver ou atténuer la réalité mais à l’appré-
sans raison que le passeport qualifiait Jean Valjean hender dans sa vérité. Chacun des textes insiste sur
d’homme très dangereux. la mécanisation du travail qui nie l’individu entraî-
D’année en année, cette âme s’était desséchée de nant répétition des tâches et absurdité du travail pris
plus en plus, lentement mais fatalement. À cœur sec, ici dans son sens étymologique de souffrance et non
œil sec. À sa sortie du bagne, il y avait dix-neuf ans d’épanouissement personnel.
qu’il n’avait versé une larme. »

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2 Le roman et les réalités
« masques » est repris plusieurs fois dans l’énumé-
Balzac,
1 La Fille aux yeux d’or  p. 101
ration de la ligne 8 et ces « masques » se substituent
aux visages. L’usage du maquillage peut faire pen-
Pour commencer ser à des acteurs (« caducité fardée », l. 14). Paris
L’intérêt de ce passage est de montrer aux élèves serait donc une scène de théâtre où seule l’apparence
que la description réaliste n’est pas obligatoirement compterait. Le caractère superficiel ou hypocrite des
une description exhaustive et ennuyeuse : chez des Parisiens est ici souligné. On a également l’impres-
auteurs comme Balzac, elle prend vie et devient sion que l’habitant de Paris perd toute personnalité
même fantasmagorique. au contact de cette ville : dépossédé de sa personne,
il devient une sorte de stéréotype. La répétition du
Ce texte permet également d’ouvrir une réflexion
mot « tous » (l. 10) insiste sur l’idée que personne
sur la ville et notamment sur Paris, lieu privilégié
n’y échappe. Le spectateur étranger est d’ailleurs
des romans du xixe siècle.
happé lui aussi par ce spectacle (l. 18).

Observation et analyse 4. L’image de l’Enfer


L’Enfer est évoqué à la ligne 21. Le mot vient
1. Une description picturale
reprendre « infernale » (l. 19). Auparavant, l’auteur
Le champ lexical de la vue est présent dès le début
introduit l’image de la mort qui « fauche plus souvent
de cet incipit avec « spectacles » (l. 1). On peut égale-
qu’ailleurs » (l. 5), puis celle des visages déformés
ment relever « aspect » et « voir » (l. 2), « paraître » et
(« contournés », « tordus ») qui errent dans la ville. Les
« voyant » (l. 15). Balzac insiste également sur l’appa-
expressions « physionomie cadavéreuse » et « peuple
rence : « visages » (l. 6 et 8), « physionomie » (l. 13),
exhumé » viennent ensuite renforcer l’image infer-
« figures » (l. 20). On peut noter que la vue est associée
nale qui est complétée par le feu, évoqué lexicalement
à l’horreur (« épouvantement » est lié à « aspect » et la
dans les deux dernières phrases (« fume », « brûle »,
population parisienne est « horrible à voir » (l. 2). Les
« flambe », « étincelle », « se consume », « ardente »,
couleurs, quant à elles, portent également le caractère
« cuisante »). On peut donc parler de métaphore filée.
péjoratif de la description : « jaune, tanné » (l. 2), « bla-
Les habitants sont prisonniers d’une sorte de tem-
farde et sans couleur » (l. 14), « teinte presque infer-
pête, sans espoir de s’en échapper (« ils ne peuvent
nale » (l. 19). La laideur des Parisiens est donc « donnée
sortir » (l. 18)), ce qu’ils ne souhaitent d’ailleurs pas
à voir » : c’est un véritable tableau qui nous est proposé.
(« restent à s’y déformer volontiers »).
On peut parler ici d’hypotypose puisque tout le texte
donne à voir, plus qu’à lire, la ville et ses habitants.
Contexte et perspectives
2. L’énumération
5. La Fille aux yeux d’or et Dante et Virgile aux
Balzac multiplie ici les énumérations : « masques
Enfers
de faiblesse, masques de force, masques de misère,
masques de joie, masques d’hypocrisie » (l. 8) ou Le tableau de Delacroix, peint en 1822, met en scène
« là, tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, Dante et Virgile qui franchissent le lac entourant
tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, la cité infernale de Dité, debout dans une barque
pétille et se consume » (l. 21). L’effet est hyperbo- conduite par Plégias. Les damnés s’accrochent à la
lique : la complexe monstruosité de Paris et de ses barque et tentent de s’enfuir de l’Enfer. Deux élé-
habitants est démultipliée. On a également l’impres- ments de ce tableau peuvent faire penser à l’incipit
sion que Balzac peint par touches successives, com- de La Fille aux yeux d’or. Tout d’abord, à l’arrière
posant sa description comme un tableau. Cela appa- plan, les flammes qui rappellent la fin du passage.
raît tout particulièrement dans l’avant-dernière phrase. Ensuite et surtout, au premier plan, les corps des dam-
nés. Leur teint blafard fait penser à la « physionomie
3. Un spectacle cadavéreuse » évoquée par Balzac et leurs visages
Plusieurs termes renvoient au spectacle, évoqué torturés, marqués par la souffrance, se rapprochent
dès la première ligne, et à la mise en scène. Le mot des « visages contournés, tordus » de la ligne 6.

2. Le roman et soles réalités 39

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Vers le BAC : le commentaire intérieur. On a donc l’impression qu’il n’y a aucun
écran entre le personnage et le lecteur, ce qui crée
6. Entre réalisme et fantastique
un effet de proximité et rend le texte plus vivant.
La description de Paris peut sembler ici proche du
On a aussi pu supposer que le narrateur ne partage
fantastique. En effet, la ville est peuplée de monstres
pas le point de vue de Lucien et le laisse respon-
sortis de leur tombe, de créatures détruites par le poi-
sable de ses déclarations.
son, qui meurent et reviennent aussitôt plus nom-
Ce qui ne veut pas dire pour autant que le narrateur
breuses. Pourtant la description n’abandonne pas
disparaît complètement du texte : il reprend la parole
complètement le réalisme et s’appuie même sur la
pour présenter son personnage (l. 9) ou pour mettre
réalité, ce qui est l’essence même du fantastique. Bal-
en scène sa chute de cheval (dernier paragraphe).
zac montre une ville grouillante où l’apparence est
reine et où se côtoient la joie, la faiblesse, la misère. 2. Le monde provincial
L’aspect physique de ses personnages montre leur L’adjectif « mesquin » revient à trois reprises (aux
âme tendue vers la quête de l’argent et du plaisir, lignes 5, 22 et 30). Il caractérise d’abord l’expres-
dans une ville qui est à la fois fascinante et repous- sion du visage des habitants, puis les mauvaises
sante. Cette dimension très ambiguë de la ville est habitudes prises par ses camarades de régiment et
finalement à la fois très réelle et très actuelle. enfin les maisons aperçues lors de la traversée de
Nancy. Tout le mépris du personnage est résumé
Pour aller plus loin dans ce mot. Ce Parisien trouve le monde provin-
Un prolongement intéressant serait de lire en classe cial étriqué et borné alors qu’il rêve d’une certaine
La Fille aux yeux d’or et d’étudier avec les élèves noblesse ou « politesse ». Plus largement, les termes
la portée de cette description initiale sur l’intrigue utilisés pour désigner Nancy sont nettement péjo-
amoureuse entre de Marsay et Paquita. ratifs : « abominable » (l. 1 et 11), « saleté » (l. 2),
On peut également comparer ce texte à d’autres des- « puante » (l. 14).
criptions balzaciennes de Paris (voir Ferragus, Illu-
3. Caractère de Lucien
sions perdues, etc.)
Le personnage semble avoir l’habitude de réfléchir
de façon organisée, mais il est également vindicatif
(« méchant » l. 18). Il souligne d’abord qu’il n’y a
Stendhal, pas de danger immédiat pour son régiment et que
2 Lucien Leuwen  p. 102 tous ses camarades, aussi novices que lui, combat-
tent l’ennui par la moquerie. Il peut alors laisser
Pour commencer éclater son mépris à l’égard d’abord de ceux qui ont
Ce texte présente l’intérêt de proposer la descrip- ri de lui, puis de son lieutenant-colonel (qualifié de
tion d’une autre ville que Paris, qui plus est parfai- « gros » et soupçonné (l. 41) de lui avoir attribué à
tement intégrée à la narration : de texte descriptif dessein un mauvais cheval). Son seul souci est alors
le passage devient ainsi très vite une scène de pre- l’organisation d’un duel pour obtenir une certaine
mière rencontre amoureuse. tranquillité. Le personnage est donc à la fois réfléchi
Il ne faut pas oublier que Lucien est un jeune Pari- (l’organisation des idées est soutenue par l’emploi
sien, tout juste sorti de l’École Polytechnique. Nancy des connecteurs « avant tout », « donc », « mais »)
va constituer sa première expérience de vie de pro- et excessif (une simple moquerie entraîne un duel).
vince.
4. Un changement de regard
La vision du personnage change brutalement lorsqu’il
Observation et analyse aperçoit la « jeune femme blonde » (l. 35). C’est un
1. Point de vue véritable coup de foudre au moment où l’on aurait pu
La ville de Nancy nous est présentée par l’intermé- craindre un déchaînement d’ironie, car si la maison est
diaire du regard de Lucien Leuwen, en focalisation « moins mesquine », le « vert perroquet » est de mauvais
interne. Les verbes de perception sont nombreux et goût et Lucien ne manque pas de le souligner. Toutes
le lecteur peut bien identifier les pensées du person- les impressions négatives de Lucien sur Nancy et ses
nage : « parut abominable à Lucien » (l. 1), « Lucien camarades sont résumées en quelques lignes pour être
ne vit partout que… » (l.4). Le narrateur va même aussitôt écartées : « s’envolèrent » (l. 37) et « tout dis-
jusqu’à s’effacer parfois pour laisser parler le per- parut » (l. 41). La mauvaise humeur fait place à une
sonnage au discours direct : il s’agit d’un monologue certaine fascination pour cette apparition. Les termes

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péjoratifs utilisés pour caractériser Nancy s’opposent
Flaubert,
aux termes mélioratifs qui désignent la femme : « che- 3 Madame Bovary  p. 104
veux magnifiques » (l. 36), « jolie » (l. 38).
5. La chute du texte Pour commencer
La « chute » est une fin inattendue ; ce passage en Ce texte permet de mesurer la variété des approches
est un bon exemple. La chute est même une… chute réalistes, après les textes de Stendhal et de Balzac.
(de cheval) ! Il y a ici un indéniable effet comique, Son étude, après ces deux auteurs, est à conseiller,
accentué par le fait que le personnage envisageait non seulement pour des raisons chronologiques,
quelques lignes plus haut de provoquer en duel ses mais aussi parce que Flaubert mêle la narration
camarades supposés coupables de l’avoir éclaboussé. omnisciente, privilégiée par Balzac, et la focalisa-
C’est finalement la femme aperçue à la « persienne tion interne, privilégiée par Stendhal.
vert perroquet » qui réalise indirectement le souhait
de ses camarades. Observation et analyse
Contexte et perspectives 1. Structure du texte et points de vue
6. Le Paris de Balzac et la province de Stendhal On peut considérer qu’il y a trois moments dans ce
Si l’on se fie à l’opinion de Lucien Leuwen, tout récit : le départ de L’Hirondelle (l. 1-15), l’arrivée à
devrait opposer Paris à la Province. Pourtant cette Rouen et la description de la ville (l. 16-34) et l’évo-
ville de Nancy, présentée comme sale et triste, peut cation des sentiments d’Emma Bovary (l. 35-fin). Le
rappeler le Paris évoqué par Balzac dans La Fille point de vue choisi n’est pas toujours le même. Après
aux yeux d’or. Le lien s’établit à partir de la phy- un début mené par un narrateur omniscient, on entre
sionomie des habitants. Les Parisiens sont « blafard une première fois dans les pensées d’Emma à la ligne
[s] et sans couleur » et inspirent l’épouvante ou le 11. Le narrateur omniscient reprend ensuite la parole
dégoût (l. 16). Or c’est le même sentiment que res- pour décrire le paysage avant que cette description
sent Lucien Leuwen (« dit-il avec dégoût », l. 6) à la ne soit prolongée en focalisation interne à partir de
vue des figures tristes et renfrognées des provinciaux. la ligne 35. Le passage laisse donc progressivement
la place au point de vue du personnage principal.
Vers le BAC : la dissertation 2. Les deux évocations de Rouen
7. Description minutieuse de la ville La double description de Rouen, d’abord par un
Dès lors que le réalisme s’attache à montrer la réa- narrateur omniscient, puis en focalisation interne,
lité de manière objective, la description de la ville permet d’apprécier les apports du personnage. Le
est incontournable. La ville est en plein essor au changement de point de vue entre l’avant-dernier
xixe siècle, riche de nouvelles constructions, de nou- et le dernier paragraphe est marqué par le passage
veaux métiers : elle représente la modernité et c’est du pronom « on » au pronom « elle ». À l’effet de
en son sein que l’on peut capter la « réalité » en pleine réel de la première description, annoncé dès le para-
action. D’autant que la ville offre, dans un espace graphe précédent avec notamment des termes comme
somme toute restreint, un concentré de la société : « vignot » ou « escarpolette » (l. 25) (sans que le nar-
un même immeuble voit se côtoyer de riches bour- rateur s’interdise pour autant les métaphores), suc-
geois et de pauvres ouvriers – et l’on imagine com- cède un certain lyrisme. Les sentiments sont exa-
bien cet état de fait peut offrir, au-delà de la pein- cerbés (« son cœur s’en gonflait abondamment »,
ture réaliste, de multiples possibilités romanesques. l. 36, « son amour s’agrandissait devant l’espace »,
l. 38) et des rythmes binaires (« s’agrandissait » et
Pour aller plus loin « s’emplissait ») ou ternaires (« sur les places, sur
Un groupement de textes sur les scènes de première les promenades, sur les rues », l. 40) apparaissent.
rencontre dépeintes par les réalistes pourrait mettre La dernière phrase est la plus longue, comme si la
en regard cet extrait et l’ouverture de La Maison passion débordante d’Emma avait rejoint l’élan de
du Chat-qui-pelote (premier titre de La Comédie la diligence. Ce dernier paragraphe est plutôt mar-
humaine). À l’attitude de Lucien devant la fenêtre qué par l’idéalisme romantique.
de Mme de Chasteller, on pourra ainsi comparer l’at-
titude du peintre et aristocrate Sommervieux devant 3. Un art pictural
la fenêtre d’Augustine Guillaume, la fille du mar- Le paysage est comparé à une peinture (l. 24) en
chand drapier de la rue Saint-Denis. raison de son immobilité. En effet la distance abolit

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tout mouvement, à l’exception des nuages à la fin sarro, les toits mouillés par la pluie pour Flaubert).
du paragraphe. Flaubert insiste particulièrement sur On retrouve chez Pissarro des reflets noirâtres sur
les couleurs (« vertes » l. 25, « noirs », l. 26, « bruns » l’eau : ce ne sont plus les îles mais l’ombre du pont.
l. 27, « violettes » l. 30) auxquelles il ajoute des effets Les détails retenus sont les mêmes, avec les navires
de lumière (« reluisants », « miroitaient », l. 30), pro- à l’ancre et surtout avec les cheminées qui « pouss
cédant à la façon d’un peintre par de petites touches. (ent) d’immenses panaches bruns » (l. 27).
Mais ce tableau, malgré le « silence » des nuages,
est également sonore : le « ronflement des fonde- Vers le BAC : l’écriture d’invention
ries » (l. 28), détail particulièrement réaliste, coha-
bite avec le « carillon clair des églises », dans une 7. Description d’un paysage
volonté d’exhaustivité. On attendra des élèves qu’ils respectent cette idée
de mouvement vers une destination (le passage de
4. Contamination sentimentale la focalisation zéro à la focalisation interne témoi-
On peut parler d’interaction entre l’espace extérieur gnerait d’une excellente lecture du texte de Flaubert,
(y compris la population de la ville) et les sentiments même s’il n’est pas exigé par le sujet). Le caractère
d’Emma. Celle-ci se nourrit de l’immensité de l’es- pictural de la description passera notamment par une
pace (« quelque chose de vertigineux se dégageait pour insistance sur les couleurs et les formes. Il leur fau-
elle de ces existences amassées », l. 35, « son amour dra également choisir une technique pour la descrip-
s’agrandissait devant l’espace », l. 38) et projette en tion : panoramique, grossissement progressif, etc.
retour ses sentiments sur le paysage, considérant tout
habitant comme empli de « passions ». Le tumulte de Pour aller plus loin
ses propres passions devient le tumulte extérieur, ou, La Normandie constitue, au xixe siècle, un espace
plus exactement, les deux sont indissociables. Tout romanesque privilégié. Non seulement parce que
devient illustration de ses pensées intérieures. de grands auteurs réalistes sont normands et décri-
vent les paysages et les villes qu’ils connaissent
5. Rouen, la Babylone normande
(Flaubert, Maupassant), mais aussi parce que la Nor-
Babylone est à la fois une ville démesurée et, dans la
mandie devient un lieu de villégiature privilégié pour
Bible, la ville du péché (il peut par ailleurs être inté-
la noblesse et la bourgeoisie parisiennes (voir, au
ressant d’amener les élèves à compléter leurs connais-
début du xxe siècle, la description de Balbec dans À
sances sur cette cité mythique dont ils sont amenés à
l’Ombre des jeunes filles en fleurs ou, dans un registre
croiser assez souvent le nom). Ces deux dimensions
plus satirique, L’Écornifleur de Jules Renard). Les
se retrouvent ici. La description panoramique vou-
artistes impressionnistes (Monet, Pissarro) font aussi
lue par Flaubert fait de Rouen une ville immense,
de fréquents séjours dans cette région.
notamment en comparaison de Yonville, et le regard
d’Emma accentue encore ce phénomène. Par ailleurs
Emma va à Rouen pour y retrouver son amant, c’est
donc également pour elle la ville du péché. Cepen- Edmond et Jules de Goncourt,
dant ce n’est pas le remords ou un éventuel caractère
4 Germinie Lacerteux  p. 106
moralisateur qui est mis ici en avant : le personnage
éponyme est fasciné par cette ville qu’elle considère Pour commencer
comme le lieu de l’amour. Elle y voit, de façon hyper- Il serait opportun de rappeler aux élèves la vie et les
bolique, « cent vingt mille âmes » qui lui envoient « la conceptions littéraires (réalisme et « écriture artiste »)
vapeur des passions » (l. 36-38) et brûle d’y arriver. des frères Goncourt, ces grands bourgeois qui s’in-
téressaient aux classes populaires. On peut se repor-
Contexte et perspectives ter aux pages d’« Histoire littéraire et culturelle »
consacrées au réalisme et notamment au document
6. Rouen par Flaubert et Pissarro
3 de la page 52 qui offre un extrait de la Préface de
L’impressionnisme entretient des liens étroits avec
Germinie Lacerteux.
la représentation réaliste parce qu’il privilégie une
vision instantanée du réel. L’association est ici évi-
dente entre la description de Rouen par Flaubert et Observation et analyse
Le Grand Pont de Rouen peint par Pissarro. Les 1. Un texte en deux parties
deux artistes procèdent par petites touches de couleur Le passage peut se décomposer en deux parties.
et font miroiter certaines surfaces (l’eau pour Pis- Dans un premier temps, Germinie Lacerteux dia-

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logue avec Mlle de Varandeuil, ou plus exactement 5. Les positions sociales
Mlle de Varandeuil soliloque devant Germinie qui La position sociale de Germinie se lit donc plus
vient lui montrer sa toilette. Dans un second temps, dans son absence de discours que dans son discours.
à partir de la ligne 31, le narrateur nous propose un Il y a sans doute une certaine fierté dans la façon
portrait de Germinie, la transition se faisant au tra- dont elle sollicite sa maîtresse (« Voilà, mademoi-
vers du regard de Mlle de Varandeuil (« elle se mit selle !…. Regardez-moi », l. 1), mais elle a toutes
à la regarder », l. 30). On passe donc du point de les peines du monde à reprendre la parole pour
vue de Mlle de Varandeuil sur Germinie, exprimé au essayer de se justifier (« Mais non, mademoiselle,
discours direct, à un portrait dressé par le narrateur. essaya de dire Germinie », l. 15). Sa maîtresse rap-
2. Les éléments descriptifs pelle leur différence sociale (« Avec cela que chez
La première partie insiste sur la tenue de Germinie. vous autres […] les hommes sont de jolis cadets »,
On apprend qu’elle est en « grande toilette  dans sa l.  16) et laisse libre cours à une certaine moque-
robe de mousseline décolletée » (l. 5). Mlle de Varan- rie (« Toi, ma bigote, toi, au bal », l. 8) tour à tour
deuil confirme cette description par ses exclamations inquiète (en femme d’expérience, elle invite sa ser-
et par le terme de « coquette » (l. 13), insistant sur le vante à se méfier des hommes, mais peut-être plus
décolleté par le surnom « mademoiselle Montre-tout ». par peur qu’elle ne l’abandonne, elle) ou curieuse
L’effet de rupture avec la deuxième partie est donc net (« on est bien coquette, je trouve, depuis quelque
car la phrase « Germinie était laide » (l. 31) vient tran- temps », l.  14). Elle finit par des exclamations de
cher brutalement avec l’image que le lecteur aurait surprise. Son attitude est quelque peu maternelle et
pu se faire du personnage. On peut parler d’effet de si sa supériorité est marquée par l’inspection en règle
surprise. Le contraste entre la tenue et le personnage à laquelle elle se livre, il s’agit d’une attitude assez
est ensuite accentué par la description minutieuse des protectrice qui montre peut-être une certaine affec-
défauts physiques, jusqu’à « la plus grande disgrâce » : tion, derrière un discours plutôt rude (« je n’ai pas
la « trop large distance entre le nez et la bouche » (l. 46). envie de devenir la bonne de tes mioches », l. 11).

3. Le discours direct
Le discours direct est particulièrement haché et mar-
Contexte et perspectives
qué par un vocabulaire et une syntaxe souvent fami- 6. Germinie et la Félicité d’Un cœur simple
liers (« chienne d’envie », « mioches », « oust », « Avec Comme Germinie Lacerteux, Félicité est au service
cela que chez vous autres », « grugeront ce que tu d’une femme seule, Mme Aubain, une veuve, qui
as »…) Le niveau de langue contraste donc avec celui s’est, à sa façon, attachée à elle. Toutes deux sont
qu’emploie le narrateur dans la suite du texte, avec du monde des « petits » : Félicité côtoie les com-
des termes précis et recherchés pour le portrait. Les merçants, les livreurs, le brocanteur, et Germinie
frères Goncourt réalisent en quelque sorte, ici, une est invitée par la sœur de l’épicier. Félicité a égale-
œuvre documentaire à deux niveaux : ils donnent la ment été malmenée par la vie et entre d’ailleurs au
parole aux personnages et laissent entendre le voca- service de Mme Aubain après une immense décep-
bulaire du peuple (Mlle de Varandeuil se mettant au tion amoureuse (« ce fut un chagrin désordonné »,
niveau de sa servante) tout en proposant ensuite une l. 1). Sa vie sera marquée par les séparations. On
étude naturaliste du personnage sur un ton objectif. retrouve la même simplicité chez les deux person-
nages « la jeune fille ne savait pas grand-chose, mais
4. La répartition de la parole
paraissait avoir tant de bonne volonté et si peu d’exi-
Germinie, alors qu’elle lance le dialogue en sol-
gences […] » (l. 7), écrit Flaubert. Enfin, les deux
licitant l’avis de sa maîtresse (« Voilà, mademoi-
sont laides et ont quelque chose d’animal : le nar-
selle !…. Regardez-moi », l. 1), n’a pour ainsi dire
rateur évoque un « caractère presque simiesque »
pas la parole ensuite. En effet, celle-ci est monopoli-
pour Germinie (l. 48) et Félicité a des réactions par-
sée par Mlle de Varandeuil qui la confisque aussitôt
fois proches de l’animal (son plus proche compa-
et se lance dans un long soliloque, parfois inaudible
gnon est d’ailleurs un perroquet qui finit empaillé).
(« elle mâchonna encore quelques vagues exclama-
tions entre ses dents », l. 28). Alors que Germinie
Vers le BAC : l’écriture d’invention
devrait être la reine du jour en raison de sa toilette
exceptionnelle, la répartition du dialogue montre 7. Portrait de Mlle de Varandeuil
bien la domination de Mlle de Varandeuil qui prend Le portrait pourra être développé en deux parties :
Germinie sous sa coupe. d’abord en donnant au discours direct la vision

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d’une autre personne sur Mlle de Varandeuil (par tent un caractère parfois humoristique à la scène
exemple la vision de Germinie qui serait sollicitée en convoquant des images décalées. La description
par sa maîtresse à propos d’une toilette) puis en fai- n’en est que plus savoureuse.
sant intervenir un narrateur pour un portrait en gros
3. Les paroles rapportées
plan et détaillé du visage. La précision des Gon-
court doit l’inviter à chercher du vocabulaire et à Les discours des personnages sont rapportés au dis-
ne pas hésiter à multiplier les adjectifs. Le portrait cours indirect libre : « il resterait encore bien assez
sera sans complaisance. de besogne pour le lundi » (l. 8), « elle avait encore
vu Lantier » (l. 22), « Dame, oui ! On lisait ça tous les
Pour aller plus loin jours dans les journaux » (l. 29), etc. Cela confère de
Ce texte est non seulement intéressant parce qu’il la fluidité au récit et lui donne également un caractère
met en situation une servante et sa maîtresse au vivant : on entre dans la cuisine avec les personnages.
xixe siècle, mais aussi parce qu’il fait entendre un 4. Un élément perturbateur
langage familier. Il serait fructueux de le rapprocher Il s’agit de la présence, dans la rue, de Lantier, l’an-
des textes de Huysmans ou de Zola en fin de chapitre. cien amant de Gervaise, dont l’apparition constitue
Après avoir fait distinguer aux élèves la voix du une menace si Coupeau venait à le croiser : « Virgi-
personnage et la voix du narrateur dans ce passage, nie parut ; elle avait encore vu Lantier ; décidément
pourquoi ne pas leur faire comparer la technique des on ne mettait plus les pieds dans la rue sans le ren-
Goncourt avec celles de Flaubert, Zola ou Céline. contrer » (l. 22). Ses voisines contribuent à faire
monter l’intensité dramatique en racontant des hor-
reurs. Soumis à cette tension, les personnages, et en
Zola, particulier Gervaise, mijotent à petit feu comme les
5 L’Assommoir  p. 109 plats : Gervaise a les « mains tremblantes » (l. 41) et
les plats ont un « frémissement » (l. 46) lorsqu’on
Pour commencer soulève le couvercle. Les goûter calme néanmoins
On situera précisément dans L’Assommoir ce pas- le bouillonnement intérieur de Gervaise.
sage, qui précède la scène d’anthologie du repas de
Gervaise (au centre même du roman). Toute cette Contexte et perspectives
séquence est savoureuse dans sa description des mets 5. Le train de vie de l’ouvrier
(notamment l’arrivée de l’oie rôtie) et peut consti- Les économistes de l’époque soulignent que le salaire
tuer une bonne porte d’entrée pour les élèves dans des ouvriers était en moyenne si faible qu’il s’agis-
le réalisme romanesque. sait d’un salaire de subsistance permettant seule-
ment à l’ouvrier (qui travaille 14 heures par jour)
Observation et analyse et à sa famille de survivre. Le salaire moyen est de
1 franc 50 par jour au début du xixe siècle. Il aug-
1. Mets et personnage
mentera progressivement (plus 3 ou 4 francs à la fin
Menu : Un pot-au-feu (avec des oignons brûlés) du siècle). À titre de comparaison, le kilogramme
(l. 3), une blanquette de veau (avec sa sauce), une de pain est vendu à Paris 0,34 franc en 1800 et 0,42
épinée de cochon (l. 6), du potage, des pois au lard, franc en 1880. La viande de bœuf est, quant à elle,
une oie rôtie (l. 9). Le nombre de plats, et notam- vendue à 0,85 franc le kilogramme en province (le
ment de viandes, est évidemment en contradiction porc était plus cher). Si l’on rappelle que Coupeau
avec la situation financière d’un personnage qui ne travaille plus et que les femmes gagnaient moitié
doit subvenir seul aux besoins de son ménage (la moins que les hommes, on comprend que ce repas
question 5 permet de se faire une idée des salaires est largement au-dessus des moyens du couple !
à l’époque). On peut donc insister sur sa générosité
mais aussi sur sa faiblesse. Vers le BAC : la dissertation
2. La description de la nourriture 6. Scènes du quotidien
Les comparaisons (« La grosse marmite soufflait On peut bien sûr partir du texte et reprendre les
des jets de vapeur comme une chaudière », l. 12) ou autres extraits du chapitre pour répondre à cette
métaphores (« le pot-au-feu gardait son ronflement question : on en apprend beaucoup sur Gervaise en
de chantre endormi le ventre au soleil », l. 47) appa- la regardant cuisiner et se ruiner en denrées culi-
raissent comme exagérées ou inattendues et appor- naires. Plus largement, s’il est peut-être moins évi-

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dent de remplacer un portrait physique par la des- lui fait remarquer qu’il aurait pu choisir un autre
cription d’une scène du quotidien (encore que l’on moment, semblant faire passer sa pêche avant la
peut imaginer le portrait physique d’un personnage déclaration qui vient de lui être faite. La situation
très – ou trop – bon mangeur ou d’une femme cour- des personnages crée un effet comique, puisqu’ils
tisée par les hommes…), il n’en va pas de même du sont tous deux « debout dans la mare salée qui les
portrait moral. En effet les dialogues entre Germinie mouillait jusqu’aux mollets, et les mains ruisselantes
et sa maîtresse (p. 106) ou Jean et Mme Rosémilly appuyées sur leurs filets, l. 9 ».
(p. 110) nous en apprennent autant sur les relations
entre les personnages et sur leur caractère qu’un 3. La raison
portrait moral en bonne et due forme… Jean est d’abord accusé d’avoir « perdu la tête » (l. 7)
avant que ne survienne une série de termes liés à la
raison ou s’y opposant : « malavisé » (l. 13), « perdre
Pour aller plus loin la raison » (1. 17), « peser toutes les conséquences »
L’Assommoir est un roman riche en situations
(l. 25), « décidez » (l. 26). Ces termes sont tous (ou
cocasses. Pour parfaire la connaissance de ce roman
presque) utilisés par Mme Rosémilly, ce qui peut
par les élèves, pourquoi ne pas lire en classe la scène
surprendre au premier abord : on est loin du cliché
de visite au Louvre après le mariage de Gervaise et
de la femme passionnée… Cependant le lecteur n’a
Coupeau. La projection des œuvres mentionnées per-
pas oublié que Mme Rosémilly a déjà connu un pre-
mettrait en outre de les initier à l’Histoire de l’art.
mier mariage et que Jean est devenu intéressant par
son héritage. La passion semble bien loin.

Maupassant, 4. L’amour-passion tourné en dérision


6 Pierre et Jean  p. 110 Les clichés romantiques liés à l’amour-passion sont
donc détournés. La déclaration d’amour au bord de
Pour commencer l’eau devient une déclaration d’amour les pieds dans
Cette scène prend le contre-pied des scènes tradi- l’eau, avec un filet de pêche et l’odeur du poisson…
tionnelles de séduction et de demande en mariage. Les élans lyriques de Jean (« j’ose, enfin, vous le
On pourrait faire lire aux élèves l’une de ces scènes dire », l. 8 ; « aujourd’hui, vous m’avez grisé à me
pour qu’ils mesurent la distance et l’humour du texte faire perdre la raison », l. 16) se heurtent à la froideur
(par exemple le début de La Princesse de Clèves, où de Mme Rosémilly, qui certes répond « d’un ton plai-
M. de Clèves s’éprend de la belle Mlle de Chartres sant » (l. 12) mais « se résign [e] à parler d’affaires et
et la demande en mariage). à renoncer aux plaisirs ». L’amoureux romantique finit
par passer pour un niais à la fin du passage.
Observation et analyse
1. Deux moments distincts Contexte et perspectives
La scène s’ouvre sur la déclaration d’amour de Jean 5. La représentation satirique du mariage
en pleine partie de pêche. Il affirme son amour à trois
Le mariage semble à l’opposé du plaisir et même de
reprises. Mme Rosémilly ignore à deux reprises la
l’amour. Mme Rosémilly consent en effet à « parler
déclaration en y répondant par des questions avant
affaires » (l. 19), employant ainsi le vocabulaire du
de se résoudre à la prendre au sérieux (« alors, tout
bourgeois qui songe à son argent. Tout est aussitôt
à coup, elle sembla en prendre son parti », l. 18). On
ramené à un schéma social duquel on ne peut s’écar-
peut donc considérer qu’à partir de la ligne 18 com-
ter. La déclaration d’amour vaut mariage immédiat
mence un second moment. C’est désormais Mme
et avant même de parler d’amour réciproque, Mme
Rosémilly qui guide la discussion et qui aborde
Rosémilly se fait en quelque sorte à elle-même sa
directement la question du mariage (« je suppose
demande en mariage à la place de Jean qui ne peut
naturellement que vous désirez m’épouser », l. 27),
pas vraiment refuser (« je suppose naturellement
surprenant le peu expérimenté Jean.
que vous désirez m’épouser », l. 27). Les relations
2. Une expression comique de l’amour humaines sont réduites à une formalité administra-
Jean répète trois fois la même phrase pour expri- tive sans aucune place pour le rêve, et le « naturel-
mer son amour : « je vous aime » (l. 4, 8 et 16). Le lement » est assez inquiétant.
récent héritier ne rencontre pas vraiment d’écho à sa
déclaration puisque Mme Rosémilly, jeune veuve,

2. Le roman et soles réalités 45

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Vers le BAC : l’écriture d’invention la brasserie. Le portrait de Maréchal conservé par sa
mère et surtout les réactions de sa mère vis-à-vis de
6. Suite du dialogue
ce portrait transformeront ses soupçons en certitude.
Les élèves devront conserver le cadre, c’est-à-dire un
rocher entouré de mares d’eau à marée basse, avec 3. Lieux et réalisme
des personnages chargés d’un matériel de pêche. Le Maupassant choisit la ville du Havre comme décor
dialogue devra porter sur le mariage, avec un Jean principal et fait référence à des lieux qui existent ou
qui continue à bredouiller des clichés romantiques existaient vraiment. Il s’est d’ailleurs rendu au Havre
et une Mme Rosémilly qui le rappelle sans cesse à pour repérer les lieux : le café Tortoni du début du
des détails matériels. chapitre 2, par exemple, ou le boulevard François Ier
où se trouve l’appartement convoité par les deux
Pour aller plus loin frères. Ses références à d’autres lieux en Norman-
On peut proposer aux élèves l’étude d’autres « décla- die sont également tout à fait réelles (la gare de Bol-
rations d’amour » littéraires quelque peu décalées. bec-Nointot par exemple), de même que les termes
Par exemple dans Madame Bovary (II, 8), la scène de marins qu’il emploie sont toujours précis. Il ancre
séduction entre Rodolphe et Emma, lors des Comices donc son œuvre dans le réel.
agricoles. Alors que dans Pierre et Jean, la situation
cocasse est fournie par la partie de pêche, elle est Les personnages
fournie, dans Madame Bovary, par le contexte fer-
4. Les deux personnages éponymes
mier (le dialogue entre les deux amants étant inter-
rompu par le long discours du conseiller). Pierre est brun, Jean est blond. Voilà la différence entre
les deux personnages, avec leur caractère qui se révèle
peu à peu face à la crise : Jean est plus calme. Pour
Vers l’œuvre complète le reste, la symétrie est parfaite, illustrée par le début
de l’œuvre où, « l’un à bâbord, l’autre à tribord », ils
Maupassant, se mettent à « rire en même temps ». Tous deux sont
Pierre et Jean  p. 111 de récents diplômés (médecine et droit), visent le
même appartement, courtisent Mme Rosémilly, etc.
La construction du récit
5. Monsieur Roland : un stéréotype
1. Repères temporels
Nous sommes en 1885 : Pierre a trente ans, et, au Le père Roland est un ancien bijoutier parisien retiré
chapitre 4, Mme Roland évoque ses trois ans en au  Havre. Il aime la mer, la pêche et… l’argent.
1858 (« C’était en cinquante-huit, mon gros », dit- Jamais il ne s’aperçoit de ce qui se passe autour de
elle à son mari), époque à laquelle elle a rencontré lui, intervenant toujours à côté. Dans les dernières
Maréchal. L’intrigue est quant à elle assez resserrée : lignes, il est encore stupéfait d’apprendre que Jean
elle dure environ deux mois, de la partie de pêche va se marier : « Tiens ! tiens ! Y a-t-il longtemps qu’il
initiale au départ de Pierre, en passant bien sûr par est question de cette affaire-là ? » C’est la caricature
l’annonce de l’héritage et la découverte du secret. du petit-bourgeois perdu dans ses marottes (proche
du monsieur Prudhomme de Monnier), appelé « mon
2. Un roman policier gros » ou « père » par sa femme.
À partir de l’élément perturbateur qu’est l’annonce
de l’héritage, destiné uniquement à Jean, Pierre et le 6. Des doubles comiques des apôtres Pierre et
lecteur partagent une question : pourquoi Jean seule- Jean
ment ? La vérité est suggérée peu à peu au person- Pierre et Jean sont les deux plus importants apôtres
nage principal, et Maupassant va ménager ce dévoi- du Christ. Ils sont à l’origine des pêcheurs du lac
lement progressif en retouchant certains passages de de Tibériade. Pierre s’emporte volontiers, tandis que
sa version initiale. Il remplace ainsi par exemple au Jean est le disciple fidèle et calme qui, dans l’ico-
chapitre 1 la phrase du notaire « au second fils, qu’il nographie, repose sa tête sur Jésus lors de la Cène.
a vu naître, grandir, et qu’il s’est habitué à consi- L’un est traditionnellement associé à l’action (Pierre)
dérer comme un fils » par « au second fils, qu’il a et l’autre à la contemplation (Jean). Nous retrou-
vu naître, grandir, et qu’il juge digne de ce legs ». vons donc, dans le roman, des caractères similaires
Deux personnes vont mettre Pierre sur la piste en mais dégradés, car associés à des affaires d’adul-
attisant ses soupçons : Marowsko, puis la serveuse de tère et de mariage.

46 partie i • Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme

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Genre et registres Histoire des Arts
7. Le genre de l’œuvre Courbet : l’irruption du réalisme
La brièveté de l’œuvre et son intrigue resserrée  p. 112
autour de quelques personnages confrontés à un
moment de crise peuvent faire penser à une nou-
velle, surtout chez Maupassant. Mais le récit n’est Pour commencer
cependant pas aussi rapide que dans la nouvelle et Un enterrement à Ornans n’est pas la première œuvre
Maupassant prend le temps de camper ses person- de Courbet. Pour montrer en quoi cette œuvre est ori-
nages. Suffisamment pour faire également penser au ginale dans la production de l’époque et dans la pro-
roman de mœurs qui scrute la petite bourgeoisie com- duction du peintre, on pourrait envisager de présen-
merçante dont on constate la médiocrité. Certaines ter quelques œuvres antérieures au retour à Ornans.
scènes sont l’occasion d’observer ce milieu en détail :
On peut aussi rapprocher la toile d’un tableau de la
les repas ou les séances de pêche par exemple. Enfin,
même époque, L’Après-dînée à Ornans.
on peut parler de roman psychologique à cause de
notre voyage dans l’intimité de Pierre au cœur de
sa quête quasi-policière, puis de Jean. Questions
1. Les dimensions de la toile
8. La multiplication des registres
Courbet innove en utilisant un format habituelle-
Outre un certain comique déjà abordé avec la décla-
ment réservé aux grandes scènes religieuses, histo-
ration d’amour de Jean, on peut évoquer le pathé-
riques ou mythologiques pour peindre des « gens du
tique, autour notamment de la souffrance de Mme
peuple ». Les critiques seront violentes lors du Salon
Roland, ou le tragique qui touche Pierre, comparé
de 1850 où l’œuvre est exposée, car on lui reproche
d’abord à un cadavre lorsqu’il dort sur le ventre
d’accorder trop de place à une « anecdote ». La toile
à la plage puis lorsque son lit sur La Lorraine est
est peinte dans son atelier et il a dû la rouler au fur
qualifié de cercueil. Ce personnage est aussi lié au
et à mesure pour peindre la suite.
registre délibératif par sa quête de la vérité. Enfin
le registre satirique qui vise ce monde petit-bour- 2. Les différentes classes sociales qui se côtoient
geois naît notamment du décalage entre la situa- Il y a indéniablement une unité entre les personnages
tion et les discours des personnages : « J’ai été bien qui forment ici une communauté, mais la diversité
aise, dit [le notaire], de vous annoncer moi-même la sociale du tableau est nette (d’autant plus qu’on a
chose. Ça fait toujours plaisir d’apporter aux gens identifié un certain nombre des personnages) : des
une bonne nouvelle ». vignerons côtoient les notables, les artisans, les fos-
soyeurs et le curé de campagne. La plupart appartien-
9. Frères ennemis et enfant illégitime
nent néanmoins à la petite bourgeoisie. Les person-
Pour les « frères ennemis », on peut évidemment
nages sont ensemble mais ne se mélangent pas. Les
remonter aux textes bibliques (épisode de Caïn et
hommes liés à l’Église sont clairement identifiables
Abel dans la Genèse) ou à l’histoire antique (Romu-
à la gauche du tableau : les porteurs, les sacristains,
lus et Rémus, lors de la fondation de Rome). Il peut
les enfants de chœur, le curé et les bedeaux. Le fos-
être intéressant de montrer comment Pierre et Jean
soyeur fait le lien entre les hommes debout et la
transpose ces récits dans un univers étriqué. Le thème
tombe. Viennent ensuite les hommes qui occupent
de « l’enfant illégitime », quant à lui, est un thème
une place centrale (le personnage du milieu semble
romanesque récurrent, fort répandu au xixe siècle :
être le maire d’Ornans). Eux-mêmes ne se mélan-
les romans de Charles Dickens ou Hector Malot
gent pas avec les femmes que l’on peut diviser en
attirent l’émotion des lecteurs sur le sujet. Hugo
deux catégories à partir de leurs coiffes.
(Les Misérables), Balzac (La Femme de trente ans)
ou Zola (La Fortune des Rougon) abordent égale- 3. Les visages des personnages
ment ce thème. Les bedeaux (habillés en rouge) représentent particu-
lièrement bien ces visages « triviaux » avec des têtes
de campagnards « bons vivants ». Celui de gauche
était vigneron… On peut effectivement parler de
laideur ou plus exactement de banalité. Plus large-
ment, les personnages n’apparaissent pas sous des
traits particulièrement souriants, ce qui est justifié

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lorsque l’on considère le sujet du tableau. Le but publièrent dans Le Figaro, Le Manifeste des cinq :
n’était pas de mettre les personnages à leur avan- « La Terre a paru. La déception a été profonde et
tage, mais de faire apparaître des personnages réels douloureuse. Non seulement l’observation est super-
dans leur vie quotidienne. ficielle, les trucs démodés, la narration commune et
dépourvue de caractéristiques, mais la note ordu-
4. Le crâne
rière est exacerbée encore, descendue à des sale-
On distingue au premier plan du tableau, entre la
tés si basses que, par instants, on se croirait devant
fosse béante et le chien qui accompagne le mort, un
un recueil de scatologie : le Maître est descendu au
crâne. Même si l’on est dans un cimetière, sa pré-
fond de l’immondice. »
sence peut sembler surprenante et amène à s’in-
terroger. S’agit-il seulement d’un symbole de la
mort ? Doit-on y voir plus largement une invitation Observation et analyse
à méditer sur la condition humaine, dans la lignée 1. Le niveau de langue
des vanités baroques ? C’est évidemment le registre familier qui domine
ici. Les personnages s’invectivent vulgairement :
Comparez « cochon » (l. 1), « salop » (l. 6), « canaille » (l. 14),
5. Comparaison avec le Sacre de l’Empereur de « imbécile » (l. 19), etc. Au-delà de ces insultes, les
Jacques Louis David (1808) expressions employées sont globalement très relâ-
Si Un enterrement à Ornans peut rappeler le Sacre chées (« tu causes », l. 4, « fichue à d’autres », l. 14,
de l’Empereur par sa composition en frise avec ses « bouffé tout », l. 42, etc.), tout comme la syntaxe
personnages se regroupant autour d’un point cen- des deux personnages.
tral et par ses dimensions (979 cm x 631 cm pour 2. La ponctuation du dialogue
Le Sacre de l’Empereur), la différence essentielle Le dialogue est particulièrement haché : la parole
réside dans le sujet. En effet, le sacre de Napoléon est entrecoupée de points de suspension, de points
à Notre-Dame réunit tous les plus grands dignitaires d’interrogation et de points d’exclamation. Cela peut
du pays. Nous sommes alors bien loin du petit enter- certes s’expliquer pour le personnage de Jésus-Christ
rement de province peint par Courbet. Le traitement par son état d’ébriété avancée, mais la rancœur entre
des couleurs est très différent : alors que le tableau les deux personnages semble profonde : c’est une
de Courbet est volontairement marqué par des cou- véritable haine qui s’exprime ici. La situation fami-
leurs ternes, Napoléon est véritablement « mis en liale est d’ailleurs sordide…
lumière » et les costumes resplendissent.
3. L’inversion du rapport de force
Le texte bascule lorsque Jésus-Christ s’anime (ce
Pour aller plus loin
qui coïncide avec le moment où son punch s’éteint,
L’autre grande toile célèbre de Courbet est L’Ate-
à la ligne 15). Il prend alors le dessus sur son frère
lier du peintre, bâtie selon le même principe d’une
alors que ce dernier menait jusque-là le dialogue par
fresque de personnages. L’étude de ce tableau per-
ses vagues d’accusations. Le renversement de situa-
mettrait de voir comment le réalisme ne rechigne
tion est marqué par l’attitude des témoins (« tous
pas à utiliser des compositions allégoriques (chaque
les buveurs se taisaient et écoutaient », l. 16) puis
personnage, en soi, est peint de manière réaliste
par leurs rires, par le fait que Jésus-Christ s’anime
mais l’ensemble est présenté par Courbet lui-même
puis « gueul [e] » (l. 18) et surtout par la réaction de
comme « l’histoire morale et physique de [s] on
Buteau : « pendant que Buteau, surpris par la rudesse
atelier »).
de cette attaque, se contentait de bégayer » (l. 25).
À lire aussi les textes du romancier réaliste Cham-
pfleury sur son ami Courbet. 4. Deux conceptions de la vie
Buteau accuse son frère de dilapider l’argent de leur
père en le buvant (l. 1), d’avoir fait mourir leur mère
Zola, de chagrin (l. 6), d’avoir donné sa part de terre en
7 La Terre  p. 114 gage (l. 13) et donc de ne pas travailler (l. 28). Ce
à quoi Jésus-Christ répond que la terre exige trop
Pour commencer d’efforts sans vraiment rapporter (l. 19) et que ce
Ce roman suscita une grande polémique à sa sortie. n’est pas une valeur sûre, surtout si on la divise tou-
D’anciens naturalistes se détachèrent du maître et jours (dernière réplique). Buteau défend donc le tra-

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vail comme valeur, et plus particulièrement le tra- cette immersion du lecteur parmi les personnages.
vail de la terre nourricière, tandis que son frère veut Il s’agit bien de véritables documents qui appor-
« profiter » du présent (en buvant en l’occurrence) tent des informations historiques et linguistiques.
et oublier sa condition.
5. Le rôle du public et les armes rhétoriques de Pour aller plus loin
l’ivrogne Les réalistes ont plus souvent traité du monde urbain
Les autres personnages constituent un véritable que du monde paysan. Mais, dans leur volonté de
public. D’abord silencieux, ils prennent ensuite rendre compte de toute la société (et nous sommes
parti pour l’ivrogne, le soutenant par leurs rires à une époque où la population est essentiellement
(« les paysans rirent encore », l. 25). Le mot qui les rurale), ils se devaient de consacrer au moins un de
désigne à la ligne 16 (« les buveurs ») laissait peut- leurs romans à cette catégorie sociale. On comparera
être présager cette issue… Jésus-Christ montre un avec profit le roman de Balzac, Les Paysans, et La
certain talent d’orateur : il s’appuie sur des parallé- Terre, de Zola. Voir aussi La Vie d’un simple, livre
lismes simples (« ça va, ça vient, ça augmente, ça publié en 1904 par le paysan Émile Guillaumin et
diminue » (l. 37), « Elle est à moi, elle est à toi » (l. salué dès sa parution pour son réalisme.
33) et interpelle sans cesse son destinataire (qu’il
oppose à lui selon une antithèse toi/moi) par des
questions rhétoriques (par exemple : « Est-ce qu’elle
Huysmans,
n’était pas au vieux ? », l. 34). 8 Les Sœurs Vatard  p. 116
Contexte et perspectives Pour commencer
6. La mise en scène du langage Le roman fait partie de l’œuvre naturaliste de Joris-
Les personnages s’expriment comme l’on attend Karl Huysmans, avant son évolution vers le sym-
de paysans qu’ils s’expriment. Zola fait ici un véri- bolisme et le catholicisme. Il porte cette dédicace
table travail documentaire et place ses personnages en tête d’ouvrage : « À Émile Zola. Son fervent et
dans un contexte propice à une parole débridée : ils dévoué ami. » Dans le cadre d’un groupement sur
sont au paroxysme de la colère et de la haine et l’un la nouvelle réaliste, il peut être intéressant de faire
des deux est complètement ivre (« l’ivrogne tapa lire aux élèves celle qu’il publia dans Les Soirées
sa cuiller », l. 8). En croisant la querelle familiale de Médan (aux côtés de Maupassant et de Zola) :
autour d’un héritage qui a laissé assez peu à chaque « Sac au dos ».
enfant et la difficile condition de paysan, Zola rend
crédibles les propos de ses personnages. Observation et analyse
7. Zola et Céline 1. Les champs lexicaux
Céline s’inscrit en quelque sorte dans la continuité
Trois champs lexicaux dominent le passage : les
de Zola par sa manière de restituer le langage fami-
vêtements (« costumes », l. 2, « tape à l’œil », « pan-
lier. Il laisse également la parole aux personnages
talons », l. 4, « redingotes », l. 5…), la nourriture et
au discours direct. Mais la narration à la première
la boisson, « rigolboche », l. 9, « friture », « escar-
personne renforce encore l’impression d’immersion
gots », l. 12, « matelotes », l. 19, etc.) et la « séduc-
dans un autre univers : le narrateur lui-même parle
tion », « trimballer sa blonde », l. 9, « s’embras-
en argot et sa syntaxe est familière (« Va ! qu’ils
sait sous une tonnelle », l. 18, « où l’on se dévisage
m’ont dit », l. 1, « qu’ils me répondaient », l. 11).
avec des airs alanguis et où les bouches s’oublient
Le résultat est particulièrement vivant.
de temps à autre dans les fourrés », l. 24). Les per-
Vers le BAC : la dissertation sonnages n’ont qu’une idée : se divertir et prendre
du bon temps.
8. La valeur documentaire du roman
On attendra des élèves qu’ils expliquent en quoi le 2. Les discours rapportés
choix du discours direct par les deux auteurs offre Le discours direct, largement utilisé ici, crée un
un témoignage sur une époque et ses classes sociales effet de réel par l’argot qui y est employé (« licho-
(d’un côté les paysans et de l’autre les ouvriers). ter un rigolboche », l. 9…), argot qui contamine
Dans les deux cas les auteurs semblent ne pas inven- d’ailleurs le discours du narrateur (« des costumes
ter et essaient d’être au plus près de la réalité, d’où […] à aller faire la vendange du campêche chez les

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mastroquets », l. 3). Mais on trouve aussi un pas- Emma se rejoignent par leur envie d’un destin roma-
sage au discours indirect libre (« Mais les femmes nesque qu’elles peinent à atteindre.
refusèrent ; il fallait qu’elles rentrassent pour pré-
parer le manger du père », l.13) qui crée un effet de Pour aller plus loin
contraste presque comique avec l’emploi de l’im- Pour comprendre l’évolution romanesque de Huys-
parfait du subjonctif. mans, on peut lire avec profit sa « Préface écrite
vingt ans après le roman », en tête d’À Rebours. Il
3. L’origine sociale des personnages y revient sur sa période naturaliste : « On était alors
La référence aux « costumes du dimanche » (l. 2) en plein naturalisme ; mais cette école, qui devait
indique qu’il s’agit de travailleurs, mais les « redin- rendre l’inoubliable service de situer des person-
gotes échouées et radoubées au Temple » (l. 5) sou- nages réels dans des milieux exacts, était condam-
lignent le manque d’argent et indique que nous née à se rabâcher, en piétinant sur place. Elle n’ad-
sommes face à de petits ouvriers. Le terme est mettait guère, en théorie du moins, l’exception ; elle
d’ailleurs employé à la ligne 20. Les femmes aussi se confinait donc dans la peinture de l’existence
sont des ouvrières, épuisées par leur journée de tra- commune, s’efforçait, sous prétexte de faire vivant,
vail « elles étaient trop fatiguées » (l. 15). Les occu- de créer des êtres qui fussent aussi semblables que
pations prévues pour la soirée achèvent de nous ren- possible à la bonne moyenne des gens. Cet idéal
seigner sur leur origine sociale de même, bien sûr, s’était, en son genre, réalisé dans un chef-d’œuvre
que le vocabulaire employé. qui a été beaucoup plus que L’Assommoir le paran-
gon du naturalisme, L’Éducation sentimentale de
4. Des rêveries romanesques ?
Gustave Flaubert ; ce roman était, pour nous tous,
Céline observe une scène peinte : un couple qui
“des Soirées de Médan”, une véritable bible ; mais
s’embrasse sous une tonnelle. Ce motif romanesque
il ne comportait que peu de moutures. Il était para-
déclenche une rêverie où elle se voit libre de s’échap-
chevé, irrecommençable pour Flaubert même ; nous
per avec un amant, de faire la fête et de quitter sa
en étions donc, tous, réduits, en ce temps-là, à lou-
réalité. Il y a donc bien quelque chose de roma-
voyer, à rôder par des voies plus ou moins explo-
nesque dans sa rêverie même si elle n’espère fina-
rées, tout autour. »
lement pas énormément (une promenade le long de
la Seine) et même si la chute (les « disputes », l. 26)
n’est pas particulièrement engageante. Prolongements
5. Pensées du personnage et situation Breton, Queneau, Perec  p. 119
Cette rêverie part donc d’un tourniquet accroché au
mur et peut-être des boissons et de la nourriture évo-
Croiser les textes
quées plus haut. Il y a un contraste important avec
la situation de Céline. Tout d’abord elle ne peut sor- 1. Le xxe siècle
tir (elle doit préparer avec sa sœur le repas du père) André Breton fait référence à un film, L’Étreinte
et ensuite ce qu’on lui propose (et la façon dont on de la pieuvre (The Trail of the Octopus) qui date
le lui propose : « on va trimballer sa blonde », l. 9) de 1919. Sa description est donc postérieure (on en
n’est pas à la hauteur de ses rêves. Le décalage pro- retrouve une photographie publicitaire dans Nadja).
duit alors un effet comique. En ce qui concerne le texte de Raymond Queneau,
l’évocation de la grève du métro parisien permet de le
Vers le BAC : l’entretien à l’oral situer au cours du xxe siècle. De même que les réfé-
rences au « parking », au « cinéma » et à « l’agence
6. Le personnage de Céline et les autres
de voyage » dans le texte de Perec.
personnages féminins du chapitre
Les autres personnages féminins du chapitre sont 2. L’énumération
Germinie Lacerteux, Emma Bovary, Gervaise Cou- L’énumération semble être le seul moyen de décrire
peau et Madame Rosémilly. À l’exception de cette l’aspect grouillant et hétéroclite de la ville moderne :
dernière, qui n’exprime pas de rêve particulier et comment organiser autrement une description
semble se contenter de ce qu’elle a, ces femmes ont lorsque l’on est confronté à une hétérogénéité sans
une existence qui semble loin de leurs rêves. Ger- fin ? On retrouve ce procédé chez Queneau : c’est
minie, Gervaise et Céline sont au bas de l’échelle « l’inscription MÉTRO » (l. 10) qui y met un terme
sociale et mènent une existence difficile. Céline et en arrachant Zazie à son émerveillement. Breton

50 partie i • Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme

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énumère lui aussi, notamment pour décrire le film, de la Pieuvre (l. 16). Perec observe quant à lui
qui, il est vrai, s’y prête bien, avec ce personnage la présence d’un cinéma place Saint-Sulpice (et
qui entre, « suivi de lui-même, et de lui-même, et évoque aussi la photographie). Le cinéma a marqué
de lui-même » (l. 14)… C’est finalement un peu la le xxe siècle et l’on peut considérer, d’une certaine
foule parisienne… façon, que l’œil de l’auteur se rapproche ici de l’œil
de la caméra par sa façon de balayer les lieux. Il y a
3. La description de « ce qui n’a pas
chez ces trois auteurs une sorte de rapidité dans la
d’importance »
description : on ne s’arrête pas sur ce que l’on voit.
Les trois auteurs s’attachent à donner de la valeur
C’est particulièrement marquant chez Perec qui énu-
(ou du moins à donner une place dans l’œuvre lit-
mère sans pause (sans même prendre le temps de
téraire) à ce qui n’en a plus à cause d’une certaine
photographier) mais on retrouve cette rapidité chez
routine. Breton se force à évoquer ce qui ne l’attire
Queneau lorsque Zazie s’éclipse au début du texte.
pas lorsqu’il déambule avec la répétition du « pas
Louis Malle a d’ailleurs montré que cette œuvre
même » (l. 9-10) qui le conduit dans une sorte de
s’adaptait parfaitement au cinéma…
prétérition à mentionner ce qu’il rejette. Queneau
redonne aussi une importance à ce que l’adulte ne
voit pas en choisissant le regard d’une enfant qui Vers le Bac : la question de synthèse
voit les « ballons Lamoricière » (l. 7) ou la foule en 5. « Épuiser le réel »
« mauve » (l. 6). Enfin, dans sa recherche de l’ex-
Les élèves pourront remarquer que les trois auteurs
haustivité, Perec relève des éléments devenus insi-
du corpus ont une démarche similaire : ils arpentent
gnifiants (par exemple le « parking », l. 10, ou les
les rues ou les font arpenter par leurs personnages,
« voitures » et les « nuages », l. 15).
plaçant ainsi leurs œuvres au plus près du réel. Bre-
4. Le cinéma ton décrit en refusant d’être attiré par ce qu’il voit ;
On sait que Breton a utilisé la photographie dans Queneau décrit à travers les yeux de Zazie qui a un
Nadja. Il fait ici explicitement référence au cinéma but précis mais qui s’attarde sur le spectacle de la
en évoquant un film qui l’aurait marqué : L’Étreinte rue ; Perec veut tout décrire, « épuiser » la réalité.

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3 Le roman et la science
des espèces animales connues. C’est une même visée
Balzac,
1 La Comédie humaine  p. 121
totalisante sur le vivant qui unit les deux projets :
leur objet diffère – règne animal pour l’un, règne
Pour commencer humain pour l’autre – mais leur ambition est com-
Il s’agit, pour ouvrir le chapitre, de donner un cadre mune. Il s’agit de créer un « magnifique ouvrage »
théorique à la poétique romanesque de Balzac. On (l. 10) représentant « l’ensemble » de l’objet étudié.
pourra donc rappeler la nature et le rôle d’un texte 4. La Société, un objet d’étude complexe
préfaciel, qui donne ici au romancier une caution Balzac ne voit pas La Comédie humaine comme
scientifique sur le mode de l’analogie. Le roman une simple transposition des méthodes de Buffon.
se dote donc ici d’une réelle ambition scientifique Son projet est selon lui plus ambitieux encore car
dans ses méthodes et ses visées. plus difficile. Les différences entre sexes seraient,
dans la Nature, parfaitement établies, et tout couple
Observation et analyse animal assorti selon des lois d’une parfaite clarté.
Il en serait tout autrement chez les hommes, où les
1. L’analogie entre société et zoologie
couples mal assortis abonderaient, rendant leur étude
Balzac utilise ici une analogie. La nature et la société
plus complexe. Le hasard, absent des lois naturelles,
seraient comparables : à la variété des espèces ani-
interviendrait dans l’organisation de la société, objet
males correspondrait la variété des hommes. Il
par essence complexe.
explique également l’origine de cette analogie, due,
selon lui, aux « milieux » (l.  2) sociaux : ceux-ci
seraient l’équivalent des différents habitats occupés Contexte et perspectives
par les espèces animales. On pourrait donc appli- 5. Balzac, héritier des naturalistes
quer à l’étude des hommes les mêmes principes qu’à Balzac revendique dans ce texte l’héritage de Buf-
l’étude des animaux. La forme interrogative choi- fon. Il manifeste également son admiration pour
sie par l’auteur – une question rhétorique – cherche Geoffroy Saint-Hilaire dans l’Avant-propos de La
à instaurer un dialogue direct avec le lecteur pour Comédie humaine, faisant du savant le dédicataire
emporter son adhésion. du Père Goriot. Cette proximité avec Buffon tient
2. Les Espèces Sociales sans doute à l’ambition même de Balzac : l’Histoire
Dans le passage qui précède (l. 4-8), à l’énuméra- naturelle est une somme de 36 volumes visant à
tion des métiers et des types d’êtres humains conte- l’exhaustivité dans sa description des espèces natu-
nue dans le premier membre de phrase répond la relles, La Comédie humaine, avec ses phénomé-
liste d’espèces animales contenue dans le second. nales dimensions (137 romans, nouvelles, essais et
Le parallèle entre espèces sociales et espèces ani- contes) poursuit un but identique dans son tableau
males se présente donc comme la conclusion du de la société. Il se reconnaît en Geoffroy Saint-
raisonnement de Balzac, fondé sur l’analogie pré- Hilaire, partageant avec lui la volonté de renouve-
citée : les milieux sociaux définissent des espèces ler le champ romanesque comme Saint-Hilaire l’a
sociales que l’on pourra étudier et classer. L’emploi fait pour les sciences naturelles.
des majuscules montre toute l’importance que Bal-
zac donne à ce concept fondateur. Vers le BAC : l’écriture d’invention
3. Buffon et Balzac : deux projets parallèles 6. À la manière de Balzac
Balzac établit un parallèle entre son projet et celui On peut par exemple imaginer un texte se présentant
de Buffon : l’Histoire naturelle de ce dernier faisant comme un documentaire animalier, mais décrivant
autorité dans le domaine de la zoologie, il l’invoque un personnage humain dans ses aspects physiques
pour donner à La Comédie humaine davantage de et comportementaux. On valorisera les travaux liant
légitimité. Il s’agira donc de décrire l’ensemble de la traits physiques et traits de caractère, portrait phy-
société, comme Buffon a tenté de décrire l’ensemble sique et éthopée. L’attention des élèves sera attirée

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sur la nécessaire variété des modes de comparaison 3. Une figure dominante : l’énumération
animal/humain : métaphores et analogies viendront L’énumération crée un effet de liste qui plonge le
avec profit enrichir l’exercice. lecteur dans un véritable tourbillon. Balzac choisit
le présent de narration pour y plonger son lecteur
Pour aller plus loin et le désorienter. C’est l’énergie du personnage qui
- Le texte sera avec profit mis en relation avec le est ainsi figurée tout comme la vivacité de son esprit
portrait balzacien qui suit, pour montrer comment et de ses actions. La succession rapide des actions
les principes ici énoncés trouvent leur application donne l’image d’un être en perpétuel mouvement,
romanesque. changeant d’image à volonté, et choisissant son rôle
- On pourra également comparer les projets balza- – chevalier servant (l. 28), amuseur public (l. 33, 34)
ciens et zoliens grâce au texte 3, extrait de La For- – en étant « partout ce qu’il devait être » (l. 42-43).
tune des Rougon (p. 124). 4. Un portrait héroï-comique
Le registre héroïque se manifeste dans le vocabu-
laire hyperbolique choisi par Balzac pour décrire son
Balzac, héros. On pensera notamment aux termes « incompa-
2 L’Illustre Gaudissart  p. 122 rable » et « parangon » qui dès l’ouverture du texte,
font de Gaudissart le plus haut représentant de son
Pour commencer espèce, le représentant de commerce. La succession
L’influence de la physiognomonie sur le projet bal- d’actions, des lignes 27 à 36, apparentent Gaudis-
zacien se mesure avant tout dans ses portraits. Le sart à un héros de cape et d’épées, qui s’illustre par
portrait acquiert chez Balzac une véritable dimen- des exploits pourtant dérisoires. On peut ici parler
sion programmatique : ici, Gaudissart vit et respire d’héroï-comique, du grandissement d’actions tri-
pour vendre, et manifeste une énergie toute théâtrale, viales à des fins comiques.
entièrement tournée vers le commerce. Le romancier
5. Le comique du texte
s’empare de son objet avec une maîtrise et une jubi-
Balzac nous livre ici un portrait comique. L’effet
lation qui n’ont d’égal que celles de son personnage.
comique naît de l’écart entre la profession peu glo-
rieuse du « héros », vendeur de chapeau, et l’enthou-
Observation et analyse siasme avec lequel Balzac décrit ses actions. On pen-
1. Un nom programmatique sera par exemple aux pitreries de Gaudissart à table
Chez Balzac, les noms de personnage s’avèrent sou- (« imite [r] le glou glou d’une bouteille », l. 31), éle-
vent programmatiques : ils nous renseignent sur leur vés au rang d’exploits. Son portrait en diplomate
trait de caractère dominant. Gaudissart n’échappe des plus habiles, qui clôt le texte, fonctionne selon
pas à cette règle, puisqu’il est célébré en tous lieux le même principe : la loi de l’écart maximum entre
(« bienvenu, fêté, nourri partout » l. 12), et fait montre un vendeur de peu d’importance et la mission dont
d’une énergie joyeuse, en apparence inépuisable. il se croit investi.
Son physique, qualifié de « rabelaisien » (l. 24) par
l’auteur, traduit cet appétit de vie. L’homme devient
Contexte et perspectives
à lui seul un spectacle vivant.
6. Balzac et la physiognomonie
2. Une figure en mouvement Lavater, théologien et écrivain suisse du xviiie siècle,
C’est un texte en constant mouvement que nous pro- est une des sources utilisées par Balzac : il est à l’ori-
pose Balzac. La succession d’actions et de situations gine de la physiognomonie, qui se propose de fon-
ne s’interrompt jamais : Gaudissart saute littérale- der scientifiquement les liens unissant physique et
ment d’un lieu à un autre, s’adaptant instantané- caractère. Selon la définition de Lavater, « la physio-
ment à son public. Il est décrit comme polymorphe, gnomonie est la science, la connaissance du rapport
à l’image d’un être en perpétuelle transformation. Sa qui lie l’extérieur à l’intérieur, la surface visible à
nature influence donc la nature du texte, qui fonc- ce qu’elle couvre d’invisible ». Balzac, en admira-
tionne par énumérations et juxtapose les actions sans teur de Lavater, croit en ce lien qui va dans le sens
trêve aucune. Balzac compose ici un texte dénué de de son projet romanesque, et donne donc aux traits
paragraphes, très dense, et relance l’attention de physiques de son personnage la valeur d’indices
son lecteur en donnant au discours direct la parole sur sa personnalité. Ici, la rondeur de Gaudissart est
à Gaudissart lui-même (l. 34, 38). inséparable de son inépuisable appétit de vendre.

3. Le roman et la science 53

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7. Balzac et Daumier Observation et analyse
Grand caricaturiste du xixe  siècle, c’est dans la 1. Une préface
presse qu’Honoré Daumier a pu donner la mesure Une préface, placé en tête d’ouvrage, présente et
de son talent : à la caricature politique, mise à mal recommande le livre au lecteur. Elle en précise
par la loi sur la censure de 1835, succèdent la cari- généralement les intentions ou permet à l’auteur de
cature de mœurs et les célèbres bustes (v. p. 78). La développer des idées plus générales. Ici, la nature
caricature vise d’ordinaire un personnage célèbre argumentative du texte ne fait aucun doute. Zola se
dont les traits physiques, souvent révélateurs d’un présente en scientifique qui veut identifier et expli-
caractère, sont accentués et déformés pour créer un quer des lois, celles de l’hérédité (l. 5). L’analogie
effet comique. Balzac utilise ici le même principe, avec les lois de la pesanteur rappelle que le carac-
mais l’applique à un commis-voyageur inconnu, tère déterministe du projet zolien est déjà ici entiè-
Gaudissart. rement défini, et assumé. L’emploi du futur dans le
deuxième paragraphe montre qu’il se projette déjà
Vers le BAC : la dissertation dans l’ensemble de l’œuvre à venir, et manifeste
une confiance absolue dans l’aboutissement de son
8. La description d’une « Espèce Sociale »
grand œuvre. Son travail d’analyse débute déjà dans
Le paragraphe demandé aux élèves gagnera à être cet extrait, comme en témoigne le troisième para-
structuré de la façon suivante : 1. un rappel, grâce au graphe, vue d’ensemble tout à la fois physiologique,
questionnaire du texte précédent (p. 121), de l’analo- sociologique et historique des Rougon-Macquart
gie entre espèces animales et espèces sociales déve- et de leur rôle dans la France du Second Empire.
loppée par Balzac. 2. une illustration fondée sur le
portrait de Gaudissart, et qui mettra en relief l’usage 2. Une famille comme objet d’étude
de l’onomastique (v. question 1), la fonction sociale Zola n’a pas l’ambition balzacienne d’un tableau com-
du personnage (v. questions 4 et 5) et son inlassable plet de la société de son temps : c’est par le prisme
énergie (v. questions 2 et 3). d’une seule famille « s’irradi [ant] » (l. 21) dans cette
société, qu’il entend bâtir son projet. Il en décrit ici
les étapes, le « fil » (l. 7) qui conduit d’un homme à un
Pour aller plus loin
autre, puis d’un groupe social à la société tout entière
On comparera avec profit ce portrait et celui de (2e paragraphe). Zola se fait ici médecin, analysant
Charles dans Le Docteur Pascal de Zola (v. p. 126), dans les appétits et les comportements d’une famille
pour montrer que l’idée de déterminisme domine les les traces d’une lésion originelle menant au vice ou à
deux textes. On pourra par exemple expliciter les la vertu (l. 17-20). C’est ce « débordement des appé-
liens unissant portrait physique et éthopée à partir tits » (l.  14) qui mènera les Rougon-Macquart des
de ces deux exemples. classes les plus basses à la fortune déjà évoquée ici.
3. L’« histoire naturelle et sociale d’une famille »
Nous nous situons ici dans la continuité de Balzac,
Zola,
3 La Fortune des Rougon  p. 124
qui invoquait déjà l’héritage des sciences naturelles,
notamment en la personne de Buffon (v. p.  121).
La coordination des deux adjectifs « naturelle et
Pour commencer
sociale » montre que Zola fait aussi le choix d’une
Dans cette préface, Zola donne à La Fortune des pensée analogique : il s’agit d’appliquer les prin-
Rougon un sous-titre très révélateur : Les Origines. cipes de la science à l’écriture romanesque. L’his-
Il faut donc voir dans ce premier volume la source, toire naturelle s’incarnera dans l’arbre généalogique,
les racines des vingt volumes qui suivront et s’achè- traduction du poids de l’inné sur les trajectoires des
veront avec la mort de l’aïeule, la Tante Fouque, à membres de la famille. Ces trajectoires se déploie-
105 ans, dans l’ultime roman de la série, Le Doc- ront dans le cadre social du Second Empire, qui voit
teur Pascal (v. p. 126). L’auteur s’emploie à reven- selon Zola « les basses classes en marche à travers
diquer, avec plus de rigueur que ne le faisait Bal- le corps social » (l. 23).
zac dans l’Avant-propos de La Comédie humaine
(v. p.121), la valeur scientifique de son travail de 4. Le champ lexical de la science
romancier, qui doit organiser de façon probante les Zola emprunte ici à plusieurs champs scientifiques
trajectoires d’une famille sur quatre générations. leur légitimité. La physique inaugure cette série de

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références scientifiques : en donnant à l’hérédité la Vers le BAC : la dissertation
même valeur que « la pesanteur » (l.  5), Zola fait
7. Science et imagination
d’elle une véritable transcendance définissant sans
On pourra proposer un cheminement simple pour
exception possible la trajectoire de ses personnages,
cette initiation à la dissertation.
vue comme le résultat d’une loi universelle. C’est
cette même universalité qui pousse l’auteur à se – Demander aux élèves de réfléchir à ce qui consti-
revendiquer des mathématiques (l. 7), modèle qui tue pour eux le plaisir de lecture d’un roman ou une
donnerait à ses analyses un caractère incontestable. nouvelle : évasion, appel à l’imagination, identifica-
La médecine est la troisième caution scientifique uti- tion avec les héros, etc.
lisée par le romancier, qui voit dans les actions de – On leur demandera de confronter cette vision du
ses personnages une origine physiologique (l. 15). roman avec celle qu’ils ont de la science : rigueur,
Il emprunte à ces trois domaines scientifiques leur faits, analyse, établissement de vérités universelles.
mode de raisonnement par déduction, partant de l’ob- Comment faire sens de l’irréductible écart qui semble
servation pour formuler des lois générales. séparer roman et science ?
– Pour dépasser cette opposition, on pourra faire
appel au « instruire et plaire » d’Horace, qui liera
Contexte et perspectives l’aspect didactique des romans zoliens à la néces-
5. Zola et Claude Bernard saire place de l’imagination dans l’écriture et la
Claude Bernard est la grande autorité scientifique à lecture d’un roman. On pourra aller jusqu’à mon-
laquelle Zola rend hommage : il ne cache pas l’in- trer comment l’amplification mythique (l’alambic
fluence qu’a eue sur lui la méthode expérimentale, de L’Assommoir, le puits du Voreux dans Germi-
au point de lui consacrer de nombreuses pages dans nal) vérifie les hypothèses de la science à travers
Le Roman expérimental (1880), manifeste natura- la puissance des images (v. le texte de Guy Robert,
liste qui s’appuie en grande partie sur les travaux « L’acte d’un poète », p. 58).
du médecin. C’est du reste un médecin, le docteur
Pascal, que Zola choisit comme double, pour l’in-
carner en tant que conscience du tout (familial/
romanesque) dans le dernier volume des Rougon- Zola,
Macquart (v. p.  126). Ici, la méthode décrite par
4 Le Docteur Pascal  p. 126
Claude Bernard est reprise de façon littérale par
Zola : la première génération de la famille est obser- Pour commencer
vée (« la première lésion organique », l. 17), cette Nous nous trouvons ici dans le dernier volume des
observation même à une intuition concernant l’hé- Rougon-Macquart. Zola y met en scène un méde-
rédité, vérifiée par les générations suivantes. C’est cin entièrement dévoué à l’objet de ses recherches :
dans ce va-et-vient entre observation et expérimen- sa propre famille, les Rougon-Macquart, et les lois
tation que se retrouve Zola. de l’hérédité. Pascal Rougon, double de Zola, y a
consacré son existence, sans jamais faire carrière.
6. Zola et le déterminisme Il est aidé en cela par sa nièce Clotilde, dont il
Le déterminisme peut être défini comme l’empire tombe amoureux. Cet étrange objet romanesque a
de la causalité : tout phénomène a une cause que pour Zola une valeur toute particulière, comme il
l’étude permettra d’élucider. L’idée même de hasard le déclare dans une lettre à Philippe Gille, datée du
ou d’accident disparaît donc, et le philosophe ou le 12 juin 1893 : « j’oserais dire que c’est une conclu-
scientifique peuvent s’emparer d’un monde où tout sion scientifique, philosophique et morale, si tous
devient explicable. Zola fait ici preuve d’une foi ces grands mots n’étaient pas trop ambitieux. »
absolue dans un déterminisme dont il étudiera lui-
même les règles. L’ensemble des comportements,
réussites, échecs, errements de ses personnages trou-
Observation et analyse
veront leur explication dans une loi fondamentale : 1. Charles, « petit chien vicieux »
celle de l’hérédité. Ce système sans failles trouvera C’est en ces termes que l’ultime descendant de la
sa représentation la plus aboutie dans l’arbre généa- tante Dide est décrit (l. 8). Zola choisit donc d’ani-
logique des Rougon-Macquart, évoqué dans Le Doc- maliser son personnage, donnant ainsi à son portrait
teur Pascal (v. p. 127) et élaboré par un médecin, une connotation des plus péjoratives : Charles est un
Georges Pouchet, à la demande de Zola lui-même. dégénéré, il « fini [t] une race » (l. 5), à l’image d’une

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lignée épuisée de chiens de race. Dès lors, le lec- chez Charles : Zola rend évidente cette proximité en
teur le verra comme un objet étrange, déshumanisé, faisant de l’enfant le portrait de son aïeule.
réduit à l’état d’animal domestique ballotté de foyer
en foyer. Zola lui dénie à la fois toute intelligence et Vers le BAC : l’entretien à l’oral
toute vertu (l. 8) et fait de ses vices une expression
de son animalité (« qui se frottait aux gens, pour se 5. Portrait balzacien/portrait zolien
caresser », l. 9). On donnera avec profit à cette question la forme
d’une intervention orale. Les élèves prépareront un
2. Un portrait paradoxal brouillon organisé relevant ressemblances (détermi-
Si Zola refuse à son personnage les dons de l’in- nisme des deux portraits, liens entre physique et psy-
telligence et de la vertu, il en fait un être tout aussi chologie) et différences (organisation scientifique du
remarquable par « sa beauté inquiétante » (l. 7). Cet propos chez Zola, forme mimant l’énergie du person-
oxymore fonde tous les paradoxes qui parcourent nage chez Balzac) entre les deux portraits et orga-
le portrait : cette beauté est mortifère, et met en évi- niseront leur intervention en deux temps : introduc-
dence la fin d’une race. Charles est tout à la fois ani- tion rapide présentant les projets romanesques des
malisé et réifié : il tient du petit chien comme des deux auteurs, puis comparaison des deux portraits
« joujoux » dont on l’entoure (l. 28), objet circulant faisant intervenir citations et exemples.
sans cesse d’un parent à un autre. Il est aussi mar-
qué d’une indétermination sexuelle qui l’assimile, Pour aller plus loin
plus qu’à un petit garçon, à un portrait vivant de sa - On pourra se référer au Roman expérimental (1880),
trisaïeule (l. 3). La dernière phrase du texte fait de manifeste naturaliste, qui explicite les liens unis-
lui, ultime paradoxe, l’héritier d’une famille dont il sant Zola, Balzac (notamment La Cousine Bette)
consacre la disparition à venir. et Claude Bernard.
- Sources plus anciennes, des illustrations de Charles
3. Charles et les lois de l’hérédité Le Brun (têtes de chameau, tête d’aigle) proposant
Zola, à travers Pascal Rougon, distingue deux grands des portraits animalisés pourraient illustrer le pro-
types d’hérédité : directe et indirecte. Dans le pre- pos de Zola.
mier cas, un parent transmet à son enfant une partie
des caractères qu’il possède. Dans le second, illustré Histoire des Arts
par Charles, l’hérédité se manifeste plusieurs généra-
tions après : il hérite de la folie de la Tante Dide, et La photographie au xixe siècle :
mourra par ailleurs juste avant elle à la fin du roman. le réel « capturé »  p. 128
La « lésion organique » (v. p. 125, l. 17) évoquée par Questions
l’auteur dans la préface de La Fortune des Rougon
trouve son ultime expression en Charles. 1. Un dispositif novateur
Étienne-Jules Marey, naturaliste de formation,
consacre une grande partie de ses recherches à
Contexte et perspectives l’étude du mouvement. Il s’intéresse tout d’abord au
4. Charles et l’arbre généalogique des Rougon- vol des oiseaux puis étend ses recherches à l’homme.
Macquart Il lui faut donc parvenir à bout d’un paradoxe : pour
étudier le mouvement, il faut le figer. On connaît
On remarquera tout d’abord la place singulière de
deux étapes dans l’élaboration de la chronophoto-
Charles dans cet arbre couvrant quatre générations.
graphie. Le fusil photographique (un appareil est
Il se situe à l’extrémité gauche, dans la branche des
monté sur un fusil de chasse et permet de suivre
Rougon, et en constitue l’ultime ramification. La
le mouvement tout en déclenchant 12 clichés par
force vitale considérable de la famille, l’appétit évo-
seconde) date de 1882. Le perchiste ici reproduit
qué par Zola dans La Fortune des Rougon, se sont
représente la seconde phase de cette invention : la
épuisés et n’irriguent plus les derniers rameaux de
caméra chronophotographique (une plaque photo-
l’arbre : Charles est, au sens propre, « exsangue »
sensible puis une pellicule papier rotatives fixent
(l. 4). À l’origine de cette inexorable dégénérescence,
les images successives du mouvement).
on trouve « le ver » déjà présent « dans le tronc » : la
folie de la tante Dide, qui se diffuse génération après 2. Les qualités de l’image photographique
génération dans l’arbre tout entier. En sommeil chez Les peintres et dessinateurs ont souvent eu l’intuition
certains membres, elle trouve sa dernière expression de ce que montrent les photographies de Marey : le

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mouvement est fait d’une suite de phases et de désé-
Verne,
quilibres impossibles à voir à l’œil nu. Mais seule la 5 De la Terre à la Lune  p. 130
photographie apporte des preuves irréfutables, car
elle reproduit le réel sans l’interpréter. Le caractère
instantané de la photographie lui donne un avantage Pour commencer
décisif sur la peinture ou le dessin, beaucoup plus Il ne s’agit pas ici pour Jules Verne de concurren-
chronophages. La preuve photographique et son cer les grands esprits scientifiques de son temps : la
objectivité lui permettent d’atteindre à une univer- science devient pour lui un gigantesque champ des
salité scientifique refusée aux Beaux-Arts. possibles, dont il s’empare avec jubilation. Son ima-
ginaire explore les défis scientifiques à venir, qu’il
3. La photographie comme art
transforme en moteurs romanesques à la portée de
La photographie est avant tout une technique : ses très nombreux lecteurs. Peut-être cela explique-
comme tout art, elle invente une technologie pour t-il que sa tentative avortée d’embarquement sur
produire des œuvres qui lui seront propres. L’ana- un voilier à l’âge de 11 ans – épisode à la véracité
logie entre le peintre/dessinateur et le photographe contestée – ait eu tant de suites romanesques.
est simple : le second utilise la lumière comme pin-
ceau, et une surface photosensible remplace la toile Observation et analyse
ou le papier. Les défenseurs de la photographie l’ont
1. Un texte à dominante explicative
très vite assimilée à un art supérieur à la peinture
Ce texte peut être vu comme une des parenthèses
par son universalité et son exhaustivité : loin des
qu’affectionne Jules Verne. Le premier paragraphe
choix picturaux propres à chaque peintre, la pho-
se veut encore narratif : il nous y explique, en uti-
tographie rendrait compte du réel dans sa totalité.
lisant les temps du passé, l’engouement des Amé-
Ces qualités, par exemple appliquées au portrait,
ricains pour le défi lancé par le Gun Club (l. 1-5).
permettraient de capturer une vérité psychologique
La suite du texte met en scène les questions suppo-
immédiate et entière, à l’image du portrait de Bau-
sées des « Yankees » sur la distance Terre-Lune et
delaire par Nadar ici reproduit.
les mouvements du satellite (2e et 3e paragraphes) ;
mais le présent de vérité générale à valeur gno-
Écrire mique prend bientôt le relais (4e paragraphe) etnous
4. Le refuge des peintres ratés ? révèle la volonté de Verne : donner à son lecteur les
Baudelaire, pourtant ici photographié par Nadar, bases scientifiques nécessaires à la compréhension
voyait dans la photographie la menace d’un déclin : de son texte.
au geste créateur puissamment individuel du peintre 2. Deux définitions scientifiques et leur utilité
se substituerait l’impersonnalité du déclencheur « Parallaxe » est défini à la ligne 10 comme « l’angle
photographique. On pourra amener les élèves à lui formé par deux lignes droites menées de chaque
opposer les arguments suivants : extrémité du rayon terrestre jusqu’à la Lune ».
– La prétendue objectivité photographique n’existe « Révolution sidérale » est traduit dans une paren-
pas : le choix du sujet, le cadrage, l’importance du thèse par « le temps que la Lune met à revenir à une
développement et du tirage relèvent de choix tout même étoile » (l. 21-22). Sous le couvert de la fic-
aussi subjectifs que ceux du peintre. Voir à ce titre tion qui met en scène l’ignorance des « Yankees »,
l’activité de Zola photographe, appliquant au réel Jules Verne s’adresse en fait à son lecteur : sa mécon-
la puissance et l’originalité de son regard (v. p. 58). naissance supposé des termes scientifiques renvoie
– La photographie se prête autant que la peinture à celle du public américain. Après l’avoir lu, il ne
à l’interprétation : l’activité créatrice et critique du lui sera plus possible « d’être un âne… en astrono-
spectateur existe aussi en photographie. mie » (l. 5). Le romancier se veut ici pédagogue et
cherche à nous transmettre son enthousiasme pour
– Il s’agit d’une peur connue de tous temps : celle
les choses de la science. La présence de définitions
d’une technique nouvelle dont les possibilités ne sont
scientifiques lui sert par ailleurs de caution : elles
pas encore connues et qui donc effraient. L’avène-
sont nécessaires à la création d’un fort effet de réel.
ment de la photographie n’a pas mené à un déclin
de la peinture, la photographie est devenue un art 3. Une expérience à réaliser
à part entière, utilisé par certains peintres dès son Le lecteur rétif à l’abstraction et aux explications
apparition (Degas ou Bonnard, par exemple). scientifiques n’est pas abandonné par Jules Verne :

3. Le roman et la science 57

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il lui propose non de comprendre mais de visualiser nologiques à leur extrémité pour se projeter dans un
les notions mises en jeu par son texte. L’expérience futur fictif : De la Terre à la Lune en est une parfaite
donne à l’extrait une conclusion ludique tout en illustration. Supplantant le terme français de « mer-
ancrant l’astronomie dans un réel accessible à tous. veilleux scientifique », le vocable anglo-saxon de
L’auteur nous interpelle (« la Lune, c’est vous ! », « science-fiction » (inventé aux États-Unis par Hugo
l. 43), établissant une proximité qui rend le propos Gernsback dans les années 30) s’imposera après
scientifique moins rebutant et lointain. 1945 pour décrire ce genre, dont Jules Verne reste
de façon incontestable l’un des pionniers.
4. Un premier paragraphe très familier
Jules Verne fait précéder ses explications scienti-
fiques par un bref paragraphe qui contraste avec le Vers le BAC : le commentaire
reste du texte. Il use de phrases rapides, d’expres- 7. Le roman, instrument de vulgarisation
sions idiomatiques (« Yankees », l. 1) ou familières scientifique
(« la plus bornée des vieilles mistress », l. 2-3 ; « être On suggèrera aux élèves d’introduire cette partie
un âne », l. 5) pour créer avec son lecteur une rela- par une phrase introductive expliquant le terme de
tion de connivence fondée sur la satire des Améri- vulgarisation. Ils devront trouver ensuite dans les
cains. Il désamorce ainsi la réaction de rejet que son réponses aux questions les éléments de trois para-
lectorat pourrait avoir face à de trop abruptes défini- graphes expliquant, à l’aide de citations et exemples
tions scientifiques. C’est en quelque sorte une cap- tirés du texte, comment Jules Verne fait œuvre de
tatio benevolentiae qu’il met ici en œuvre. vulgarisation par le roman.

Contexte et perspectives Pour aller plus loin


5. Jules Verne et la science On montrera que la science peut aussi être tournée
en dérision grâce à l’extrait de Bouvard et Pécu-
Ce n’est qu’en 1862, à l’âge de 35 ans, que Jules
chet, p.134.
Verne se lie avec Hetzel et inaugure, avec Cinq
semaines en ballon, la série des Voyages extraordi-
naires qui feront son succès. Avant ce contrat de vingt
ans signé avec son éditeur, Jules Verne, que son père Villiers de l’Isle-Adam,
a destiné à des études de droit poursuivies sans pas- 6 L’Ève future  p. 132
sion, manifeste pour la science l’intérêt d’un dilettante
éclairé, fréquentant la Bibliothèque Nationale pour Pour commencer
assouvir sa curiosité. La géographie le passionne : la Le roman de Villiers de l’Isle-Adam est ici pro-
science et les avancées technologiques sont avant tout posé comme œuvre complète. Il met la science au
liées, dans son œuvre, aux possibilités presque infi- cœur d’un récit qui confine aussi au fantastique, et
nies d’exploration qu’elles ouvrent, et aux ressorts agit pour son auteur comme instrument de libéra-
romanesques qu’elles permettent de créer. Le nau- tion d’une imagination sans bornes. Au confluent
tilus dans Vingt mille lieues sous les mers, le coup d’œuvres telles que Frankenstein de Mary Shelley
de théâtre lié au décalage horaire dans Le Tour du (1818) et des romans d’anticipation du xxe siècle,
monde en quatre-vingts jours ou le projectile creux L’Ève future crée un lien entre ces deux siècles.
des deux romans consacrés au voyage spatial en sont
les plus évidentes illustrations. Observation et analyse
6. Vulgarisation et anticipation 1. Lord Ewald, personnage-relais
La vulgarisation scientifique se donne pour but de L’auteur choisit ici de doter son lecteur d’un double
rendre accessible au plus grand nombre – sans les qui formulera les questions naissant dans son esprit.
trahir – des savoirs scientifiques à l’origine inac- Il donne donc la parole au jeune lord dans ce dialo-
cessibles au grand public. Jules Verne utilise ici le gue : ses réactions évolueront à mesure que la compré-
roman comme outil de vulgarisation permettant de hension du lecteur progressera. L’étonnement initial
mobiliser l’imagination et l’intérêt de son lecteur (l. 2-3) naît du contact direct avec la chair artificielle
sans recourir à un cadre académique. Il se trouve créée par Edison : l’expérience du toucher crée un
être un des pères de l’anticipation, genre littéraire effet de réel qui permettra d’emporter l’adhésion du
poussant des développements scientifiques et tech- lecteur. Le trouble qui lui succède (l. 15) traduit bien

58 partie i • Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme

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le mouvement de recul que celui-ci peut éprouver Ces technologies encore nouvelles sont nimbées de
face à la trop grande irréalité des prétentions d’Edi- mystère, ce qui donne au romancier toute licence
son. Le murmure final de Lord Ewald (l. 23) montre pour exploiter leur dimension fantasmatique : l’idée
un personnage passant de l’étonnement à la rêverie selon laquelle l’électricité pourrait être la clef de la
qui, elle aussi, doit naître chez le lecteur. vie éternelle peut encore séduire le lecteur de 1886
sans provoquer la moquerie. Tout comme la science
2. Edison, figure dominante du texte dans son ensemble, le personnage d’Edison est avant
Aucun étonnement ou émerveillement chez Edison, tout utilisé pour son pouvoir de fascination et de sug-
qui sert ici de contrepoint au personnage de Lord gestion, sans liens précis avec sa biographie réelle.
Ewald. Il répond avec la simplicité (l.4) du scien-
tifique qui maîtrise à la perfection son invention, 6. Un discours positiviste
et se permet de critiquer le caractère périssable de Le Thomas Edison de Villiers de l’Isle-Adam est un
la chair naturelle, proclamant ainsi le triomphe de héritier d’Auguste Comte. Sa foi en la science fonde
l’artificiel. Il s’institue en génie unique (l. 14-15) ici un discours positiviste montrant que tout mystère
s’étant adjoint un auxiliaire de poids : « le Soleil » naturel peut être – et sera – élucidé. La croyance
lui-même (l. 22-25), dont il aurait percé les secrets… en la toute-puissance de la Nature, ici moquée, est
condamnée à céder sa place, une fois les mystères
3. La Nature moquée naturels expliqués. Edison incarne la loi du pro-
Ce texte consacre le triomphe de la science qui est grès chère à Auguste Comte, qui fera progresser
au cœur du roman tout entier : celle-ci peut créer l’il- l’humain des croyances théologique et métaphy-
lusion de la vie (l. 28-29), et donc égaler la Nature, sique au stade ultime d’un positivisme fondé sur la
mais aussi la dépasser, car ses créations ne vieillis- vérité scientifique.
sent pas. La « suffisance » (l.  6) de la Nature est
infondée, puisque toutes ses créations, soumises à
la loi de l’entropie, sont condamnées à la dispari-
Vers le BAC : le commentaire
tion. La copie scientifique de la chair est en outre 7. Une introduction de commentaire
supérieure à son originale car elle peut être pro- On construira cet exercice en plusieurs étapes :
duite à volonté. « L’illusion de la Vie » (l. 29) s’est a. Exploitation de documents, recherche d’informa-
affranchie des limites de son modèle. tions pertinentes. Les élèves seront invités à utili-
ser la page « Vers l’œuvre complète » (p. 133) pour
4. Une explication « scientifique » ? sélectionner les éléments biographiques utiles à
Villiers de l’Isle-Adam brille ici davantage par sa cette introduction.
conviction et son imagination que par sa rigueur b. Résumé de l’extrait. Les élèves devront produire
scientifique. La science est pour lui le lieu des pos- un résumé efficace du texte dans les limites créées
sibles et d’un fantasme fondateur ; celui de donner par le format de l’introduction.
la vie à une créature féminine proche de la per- c.  Elaboration d’une problématique. Il s’agira ici
fection. Le texte ne propose pas, comme le faisait d’explorer les réponses au questionnaire pour trou-
Jules Verne dans De la Terre à la Lune, d’explica- ver une interrogation ou une hypothèse de lecture
tion scientifique, et s’en tient au vague énoncé des adaptée au texte. Par exemple : Comment le texte
composantes et forces utilisées par Edison pour son joue-t-il de la forme dialoguée pour initier le lec-
invention : « substances exquises » (l. 5), « Soleil » teur à la révélation de l’inimaginable ?
(l. 24-25) et ses « vibrations » (l. 25), « électricité » d. Construction d’une annonce de plan. On pourrait
(l. 27). Le vague domine, et le lecteur doit s’aban- imaginer le plan suivant : (1) Un dialogue maïeu-
donner, comme Lord Ewald, à une rêverie puissante tique (2) permettant de pallier par l’enthousiasme
mais dénuée de tout fondement scientifique sérieux. l’absence de rigueur scientifique (3) afin de propo-
ser un rêve prométhéen. Il sera intéressant d’insister
Contexte et perspectives sur la bonne utilisation des connecteurs logiques et
5. Le Thomas Edison de Villiers de l’Isle-Adam de familiariser les élèves à la formulation de titres.
Le romancier a utilisé le personnage d’Edison pour
sa notoriété : ses recherches sur la transmission à dis- Pour aller plus loin
tance puis l’électricité ont à l’époque un écho consi- On mettra ce texte en lien avec les prolongements
dérable, et le « Sorcier de Menlo Park » est devenu « Êtres et mondes artificiels aux xixe et xxe siècles »
une des grandes figures scientifiques de son temps. (p.136-137).

3. Le roman et la science 59

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Vers l’œuvre complète nage n’est pas fondé sur la vie de l’inventeur, mais
sur la légende qui l’entoure, faisant de lui un Faust
Villiers de l’Isle-Adam, moderne, appartenant déjà davantage à la « littéra-
L’Ève future  p. 133 ture humaine » qu’au réel. L’auteur reconnaît donc
que Thomas Edison est, dans son roman, une recréa-
À l’origine du texte : des mythes fondateurs tion dont le « caractère », l’« habitation », le « lan-
1. Prométhée et Faust : aux origines de L’Ève gage » et les « théories » sont « au moins passable-
future ment distincts de la réalité ». Le romancier préfère
On retrouve dans le roman des éléments empruntés le transformer en un sorcier moderne, et donner à
à ces deux mythes fondateurs. Le mythe de Promé- ses prouesses technologiques l’apparence et les pou-
thée, façonnant l’homme puis lui apportant le feu voirs d’une magie moderne.
volé aux dieux et la connaissance, trouve en Edison
une intéressante transposition. L’analogie entre Pro- 4. Le discours sur la photographie
méthée et le sorcier de Menlo Park est simple à éta- Villiers de l’Isle-Adam consacre à la photographie
blir : le discours positiviste du savant, adressé au lec- un court chapitre, qui prend la forme d’un discours
teur incarné dans le texte par Lord Ewald, fait de lui enflammé d’Edison ; celui-ci rend justice aux pou-
une source de savoir inestimable pour les hommes. voirs de l’image photographique tout en déplorant
Le feu prométhéen est ici remplacé par l’électricité, le caractère tardif de cette invention. Son propos est
version moderne d’une énergie apportant le progrès. fortement teinté de positivisme : « Les peintres ima-
Quant à Faust, Villiers de l’Isle-Adam lui emprunte ginent ; mais c’est la réalité positive qu’elle nous eût
le thème du pacte : Lord Ewald s’abandonne aux transmise ». Il s’abandonne donc au fantasme d’une
pouvoirs d’Edison pour satisfaire son désir de pos- histoire mondiale totale remontant jusqu’à ses ori-
séder une femme parfaite, rééditant ainsi le geste gines bibliques, dont la photographie aurait capturé
de Faust se livrant à Méphistophélès en l’échange toutes les images, y compris celles… du Paradis ter-
d’une vie de plaisirs. Le romancier avait tenté, dans restre. Emporté par sa fougue, il en vient à imaginer
sa jeunesse, d’écrire un nouveau Faust resté ina- que l’on eût pu apporter la preuve de l’existence de
chevé, qu’il réinvestit sans doute ici. Dieu : en le photographiant…

2. Une forme moderne d’hubris 5. Innovations techniques et création


Dans la mythologie grecque, l’hubris désigne l’ex- L’auteur consacre un livre tout entier à la descrip-
cès d’orgueil par lequel l’homme prétend dépas- tion de son Andréide. Il décrit sa création comme
ser sa condition et s’égaler aux dieux. C’est dans un système complexe composé de quatre parties (le
la démesure du personnage d’Edison que s’incarne Système vivant, le Médiateur plastique, La Carna-
ici l’hubris. Edison ne défie pas les dieux, aux- tion, L’Epiderme) mettant en jeu des technologies
quels il ne croit pas, mais une transcendance tout complexes pour produire l’illusion de la vie. L’en-
aussi puissante : la Nature, qu’il ne cesse de ridi- semble est mû par un « moteur électromagnétique »
culiser tout au long du roman. Il refuse les limites qui produit ce que l’inventeur assimile à « l’étincelle
de sa condition d’homme et se définit en créateur prométhéenne » et permet le mouvement. Villiers de
quasi divin maîtrisant des outils jusqu’alors incon- l’Isle-Adam emprunte aux inventions réelles de Tho-
nus : il va donc jusqu’à donner vie à Hadaly, l’An- mas Edison le phonographe, qui constitue les pou-
dréide, créature qui, tout en copiant la Nature, la mons d’Hadaly et donne naissance à sa voix. Sur
surpasse. Tout hubris suppose sa nemesis, un châ- un cylindre-moteur sont inscrits les mouvements
timent venant rappeler l’homme à sa juste mesure : possibles à l’Andréide, qu’un mécanisme com-
la noyade finale de sa créature vient rappeler à Edi- plexe d’alliages métalliques dote d’une démarche
son que sa maîtrise des forces de la Nature n’était parfaitement naturelle. Sa chair est le produit d’une
qu’illusoire. chimie tout aussi mystérieuse, et donne naissance
à des « effluves corporels » d’un parfait réalisme.
Le discours scientifique dans l’œuvre
3. L’avis au lecteur : Thomas Edison, sorcier ou Les personnages : entre science et idéal
savant ? 6. Lord Ewald, archétype du dandy
Tout en rappelant en préambule qui est Edison, Vil- Le dandy (terme anglais introduit en France par Mme
liers de l’Isle-Adam prend très vite ses distances de Staël) est d’abord un jeune élégant de la bonne
avec toute prétention biographique. Son person- société. Mais ce raffinement vestimentaire possède

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une dimension morale et traduit un dédain aristo- Un dénouement ambigu
cratique pour le conformisme bourgeois : c’est ce 9. Le coup de théâtre final
qu’ont théorisé Baudelaire, Villiers de l’Isle-Adam
Le navire transportant l’andréide vers l’Angleterre
et Barbey d’Aurevilly. Le jeune lord anglais est,
fait naufrage, et Emma-Alicia Clary recréée par Edi-
dès son apparition (l, 11), l’objet d’une description
son périt noyée. Lord Ewald lui survit. Villiers de
physique qui l’assimile à Georges Brummell, dit
l’Isle-Adam donne à ce chapitre le titre très expli-
le Beau Brummell, modèle, pour toutes les géné-
cite de « Fatum » : le destin s’est abattu sur ses héros,
rations suivantes, de dandy. Sa beauté tient au raf-
comme la nemesis venant condamner leur crime
finement de ses manières et à la parfaite élégance
d’hubris. La Nature moquée par l’inventeur lui
du personnage. Ses origines aristocratiques garan-
rappelle sa toute-puissance hors des limites de son
tissent une oisiveté revendiquée, tout entière tour-
laboratoire en emportant sa créature, et Lord Ewald
née vers la recherche et le culte de la beauté : c’est
se voit puni d’avoir prétendu posséder la perfection
une émotion avant tout esthétique qui est à l’origine
en ce monde. Il paie, à l’image de Faust, le prix du
de son fatal amour pour Alicia Clary, et c’est dans
pacte initial, sans toutefois y laisser sa vie. Après la
l’union impossible de la beauté physique et de l’es-
très lyrique célébration des pouvoirs du savant/sor-
prit que sa détresse prend sa source. On reconnaî-
cier, le romancier choisit un étrange retour aux lois
tra ici un autre trait caractéristique du dandysme :
du monde terrestre, et rend hommage à ses modèles,
une mélancolie, un spleen né d’une compréhension
Prométhée et Faust.
profonde de la beauté, et d’une conscience aiguë de
son caractère transitoire. Nous ne sommes ici pas 10. « C’est de Hadaly seule que je suis
loin de Baudelaire, autre dandy assumé. inconsolable… »
Ces dernières paroles de Lord Ewald donnent au
7. Science et artificialité contre Nature dénouement un caractère très ambigu. Le naufrage
Comme nous l’avons déjà dit, Edison entretient avec semble consacrer sa défaite, ainsi que celle d’Edi-
la Nature des rapports complexes : il se mesure à elle son. Leur rêve commun a échoué, et il en « prend le
et en explore les secrets tout en raillant son inca- deuil ». Mais en reconnaissant que sa douleur vient
pacité à enrayer le progressif déclin de toute chose de la perte de l’andréide et non de la femme aimée,
vivante. Ses créations sont donc des copies d’après ne consacre-t-il pas la victoire de l’artificiel et de
nature, mais des copies supérieures à leur original : l’homme sur la Nature ? Le silence final de Thomas
elles sont reproductibles (même s’il s’interdit de Edison ne nous apporte aucune réponse…
recréer une andréide après avoir livré sa création à
Lord Ewald), et ne sont pas soumises à la terrible
loi de l’entropie. Elles sont une expression du génie
Flaubert,
humain, et une consécration de sa victoire sur ce 7 Bouvard et Pécuchet  p. 134
modèle que constitue la Nature.
8. Hadaly et Alicia Clary Pour commencer
Hadaly, la création d’Edison, est une parfaite Flaubert forme le projet d’une « encyclopédie de
machine : l’inventeur a réussi le tour de force de la bêtise humaine » dont ce roman inachevé aurait
doter sa créature d’un esprit remarquable en toutes constitué la première partie. La science, ou plutôt
circonstances, comme en témoigne l’intelligence de la foi irraisonnée en ses pouvoirs, devient ici objet
ses propos (V, 11), en tout point comparable à celle non plus d’admiration mais de dérision. Flaubert en
de son créateur. Alicia Clary est l’incarnation d’une fait un instrument de propagation de la bêtise et des
beauté idéale, magnifiée par une voix admirable idées fausses, incarné par le couple comique consti-
(I, 13) : elle n’est pas bête, mais sotte, ses opinions tué par Bouvard et Pécuchet.
sont marquées de l’intolérable sceau de la banalité,
qui ruine le caractère presque divin de son physique. Observation et analyse
Lord Ewald, en dandy accompli, recherche une per- 1. L’emploi du verbe « prétendre »
fection qui allierait esprit et beauté : l’artificialité du Toute la vision que Flaubert donne de la croyance
pacte proposé par Edison ne le gêne pas, s’il peut en la science est là. « Des savants » (on remarquera
croire à l’illusion ainsi créée, qu’il destine au monde l’indétermination de l’article) avancent des hypo-
reclus de son aristocratique demeure. Il vivrait ainsi thèses qui tiennent de l’idée fausse, et non de la
en compagnie de son idéal féminin. vérité scientifique. Le présent employé devrait tra-

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duire une vérité générale, mais montre toute la Contexte et perspectives
méfiance que le narrateur nourrit à l’égard de ceux
5. Une satire des faux savants
qui se disent savants. C’est en quelque sorte la chro-
On est loin, dans ce texte, de la rigueur scientifique
nique d’un fiasco annoncé qui se joue ici : l’expé-
de Claude Bernard. Celui-ci prêche un lien indis-
rience échouera, car les fondements en sont faux.
sociable entre observation et expérimentation, seul
2. Le déroulement très peu scientifique d’une capable d’aboutir à une vérité scientifique. Bouvard
expérience et Pécuchet sont les victimes d’une hypothèse scien-
tifique absurde et sans fondement, et leur méthode
Le but de l’expérience est la vérification d’une loi : d’expérimentation s’avère dénuée de toute rigueur.
l’activité musculaire produirait de la chaleur ani- Pour le célèbre médecin, c’est du va-et-vient entre
male. Bouvard et Pécuchet semblent donc adopter observation et expérimentation que naîtront le pro-
une démarche inductive en se proposant de soumettre grès et la connaissance : nos deux héros se conten-
une hypothèse scientifique à une expérience pratique. tent d’une très empirique tentative de vérification,
Ils choisissent une application directe : Bouvard doit vouée à l’échec par l’absurdité même de l’hypothèse
s’agiter dans une baignoire tiède, muni d’un ther- de départ. Ils participent d’une critique sévère des
momètre, pour en faire monter la température, qui excès du positivisme qui, à vouloir tout soumettre au
ne cesse pourtant de baisser. L’hypothèse de départ joug de la raison, crée selon Flaubert une foi irrai-
est tellement vague (conditions exactes de l’expé- sonnée en la science.
rience ? nature des mouvements ?) qu’elle n’a plus
rien de scientifique. La mention du « bain tiède »
(l. 3) – à température corporelle – la rend absurde : Vers le BAC : l’écriture d’invention
elle suppose que le corps pourrait produire une cha- 6. Une scène de comédie
leur supérieure à sa propre température. Son dérou- On amènera les élèves à définir eux-mêmes les
lement ne fait que confirmer notre impression pre- étapes nécessaires à l’écriture de cette transposi-
mière en se transformant en une pantomime ridicule. tion : a. quels éléments conserver ? b. quels éléments
transformer ? c. quels éléments du texte théâtral faire
3. Bouvard et Pécuchet jouent aux savants apparaître dans le texte final ? (scène numérotée,
Pécuchet donne des ordres : il prend le rôle de grand nom des personnages, didascalies, tour de parole).
ordonnateur de l’expérience et de témoin. Il reprend
l’expression scientifique de « membres pelviens » Pour aller plus loin
(l. 14) pour donner à son discours une allure médi- Une autre scène de Bouvard et Pécuchet peut être
cale, et témoigner ainsi de sa grande connaissance étudiée en écho à celle-ci, et proposée en commen-
de l’anatomie humaine. Bouvard tient lui aussi un taire après l’étude de ce premier texte : elle met Bou-
double rôle : il est le malheureux cobaye de cette vard et Pécuchet aux prises avec un mannequin ana-
expérience et doit en vérifier le déroulement à l’aide tomique (chapitre III), sur un mode très proche de
de cet instrument scientifique qu’est le thermomètre. cette saynète.
Ses réactions en rythment la progression, jusqu’à la
mesure finale : « douze degrés » (l. 23). Prolongements
4. Une scène comique
Shelley, Wells, Bioy Casares  p. 136
L’extrait, déjà marqué par une forme de comique
absurde, provoque le rire lorsque le lecteur comprend
la durée de l’expérience : « trois heures » (l. 21). L’as- Croiser les textes
pect théâtral de cette saynète centrée sur les dialo- 1. Le savant face à sa création
gues est renforcé par l’intrusion finale du chien, qui Les réactions du docteur Frankenstein et de l’homme
condamne Bouvard et Pécuchet à l’immobilité. La invisible sont diamétralement opposées. Le pre-
mention de la domestique sourde tient du comique mier est la victime du choc entre son rêve et sa
de caractère, et met en évidence la volonté de créer réalisation : l’horreur qui l’emplit traduit la fin de
ici un final plein de dérision. La chaleur animale, ce rêve et une prise de conscience douloureuse de
invoquée dans l’hypothèse scientifique de départ, ses limites, jusqu’au « dégoût » (l. 18) pour soi et
fait ici une entrée remarquée, sous la forme inat- pour sa créature. C’est l’harmonie propre à la vie et
tendue d’un chien errant… donc la beauté qui manquent cruellement à sa créa-

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ture : le caractère disparate et composite du « misé- péfiante. Quelle qu’en soit la source, l’imagination
rable » est une preuve éclatante de l’échec de Vic- scientifique des auteurs est ici mise au service de
tor Frankenstein. Les parties assemblées peinent à leur œuvre, sans souci aucun de rigueur : la science
former un tout. À l’opposé, c’est un savant calme, devient ici un nécessaire moteur romanesque, qui
exposant à son interlocuteur les circonstances de sa donnera corps aux fantasmes de ces trois auteurs.
découverte, que nous propose Wells : son personnage
4. Villiers de l’Isle-Adam et Bioy Casares : des
s’éveille à l’étendue de sa découverte et de ses pou-
thèmes communs
voirs, « la lumière [qui] se fit tout à coup dans son
esprit » (l. 12-13) est à la mesure des ténèbres qui On peut déceler une certaine proximité entre ces
envahissent Frankenstein. deux œuvres. Les buts de Lord Ewald et du narra-
teur de L’Invention de Morel sont similaires : vivre
2. H. G. Wells et Bioy Casares : une même foi dans un endroit isolé, en compagnie d’une illusion
en la science incarnant leur idéal féminin. Ils sont conscients de
La science ouvre, pour les deux auteurs et leurs per- faire appel à une chimère, mais acceptent de s’aban-
sonnages, des possibilités bientôt réalisées. C’est donner à son pouvoir d’envoûtement. Morel, le créa-
avec calme qu’ils confient leur sort aux technolo- teur du dispositif, est quant à lui proche de Thomas
gies qu’ils ont créées ou amendées. L’homme invi- Edison : c’est en inventant des technologies inédites
sible se choisit comme cobaye, et le narrateur de que les deux « sorciers » parviennent à créer une illu-
l’invention de Morel devient partie intégrante d’une sion de la vie presque éternelle.
illusion qu’il appelle de ses vœux. Pas de nemesis
ou de prise de conscience des limites de leur pou- Vers le BAC : la question de corpus
voir chez ces deux personnages : ils atteignent à un
état proche de l’ataraxie grâce à leurs découvertes 5. La science victorieuse de la nature ?
scientifiques. Chacun des trois héros, dans son domaine particu-
lier, travaille à imposer la puissance de son rêve à
3. Des sources scientifiques peu crédibles la nature : donner vie à la matière morte pour le Dr
Frankenstein est médecin : c’est une combinaison Frankenstein, faire disparaître aux regards la matière
de connaissances anatomiques et d’expériences sur vivante pour l’homme invisible, devenir une image
l’électricité qui donnera naissance à son monstre. H. mentale pour le narrateur de L’Invention de Morel.
G. Wells se situe à la croisée de la médecine (ici, Mais les résultats ne couronnent pas ces efforts de la
l’étude des tissus et des cellules) et de la chimie (il même réussite : aux deux bouts de l’échelle, s’oppo-
s’agit de rendre ces tissus invisibles). Quant à Bioy sent le sentiment de triomphe du héros de Wells et le
Casares, c’est à une forme très évoluée de cinéma- cri de désespoir du héros de Mary Shelly ; entre les
tographe qu’il confie le sort de son personnage, deux, le personnage de Bioy Casares atteste d’une
qui vivra entouré de projections d’une vérité stu- victoire fragile et ambiguë.

3. Le roman et la science 63

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4 La nouvelle entre réalisme et fantastique
lecteur en haleine. La tension retombe subitement
Mérimée,
1 Carmen p. 139
après l’assassinat mais après « une bonne heure »
(l. 19), le personnage redevient très actif. Les actions
Pour commencer se succèdent rapidement jusqu’à sa confession à Cor-
Évoquer le « mythe de la bohémienne » en faisant doue (« je galopai jusqu’à Cordoue, et au premier
par exemple un parallèle avec l’Esméralda de Hugo. corps de garde je me fis connaître », l. 25). Le pas-
sage est très marquant pour le lecteur qui voit dis-
paraître le personnage éponyme et qui partage les
Observation et analyse aveux d’un meurtrier-narrateur.
1. Les dialogues
La comparaison entre les répliques de José Navarro
et de Carmen montre un certain nombre de diffé- Contexte et perspectives
rences. José Navarro n’emploie que des interroga- 5. La femme fatale
tives (« Tu aimes donc Lucas ? », l. 1, « veux-tu rester
Une femme fatale est une femme au pouvoir de
avec moi », l. 12) tandis que Carmen répond tou-
séduction irrésistible. Elle use de ses charmes pour
jours pas la négative (« je n’aime plus rien », l. 3, « je
manipuler les hommes, les torturant en jouant avec
ne le veux pas », l. 9) avant de s’exclamer « Non !
leurs sentiments. Ce personnage-type peut être perçu
Non ! Non ! » (l. 13) en joignant le geste à la parole
de façon négative à cause de son caractère dange-
(« en frappant du pied » : on peut parler d’une sorte
reux (l’homme en perd la raison) mais son pou-
de didascalie). Les positions des deux personnages
voir de fascination surpasse cette perception. Ici,
semblent donc incompatibles.
Carmen est une femme fatale car on retrouve cet
2. Le tournant dans le récit immense pouvoir (José Navarro ne peut plus l’ou-
Le récit bascule au moment du refus définitif de blier après l’avoir possédée) : elle fait véritablement
Carmen, lorsqu’elle jette la bague donnée par José perdre la raison au narrateur. Mais on ne peut pas
Navarro : c’est alors qu’il la frappe de deux coups de pour autant parler pour cet extrait de manipulation
couteau (« Je la frappais deux fois », l. 16). Le texte volontaire : Carmen ne fait qu’affirmer sa liberté et
prend alors une tonalité sombre et tragique, avec le si l’issue est bien « fatale », c’est malgré elle. La
champ lexical de la mort (« cadavre », l. 19, « enter- femme fatale est alors dépassée par son pouvoir :
rée », l.  20, « fosse », l.  21…) et l’idée d’une cer- on en revient au tragique.
taine fatalité : la mort est évoquée indirectement dès
la ligne 10 (« je tirai mon couteau »), mais Carmen
ne cède en rien. La mort semble être l’issue inévi-
Vers le BAC : l’écriture d’invention
table pour ce personnage qui vit sans compromis. 6. Réécriture
3. Un acte paradoxal On peut envisager soit que Carmen endosse le récit
L’acte de José Navarro peut sembler paradoxal à la première personne, soit que l’élève choisisse un
puisqu’il fait disparaître ce qu’il aime le plus au récit à la troisième personne en focalisation interne
monde. Il est prêt à tout pour la conserver (hyper- avec Carmen (plus difficile peut-être). Quelle que
bole : « Tout, monsieur, tout ! Je lui offris tout […] », soit l’option retenue, ce sont bien les pensées de
l.  6), et son attitude montre son extrême émotion Carmen que l’on devra lire, au moment où elle
(rythme ternaire : « Je me jetais à ses pieds, je lui décide de choisir la liberté (et donc la mort) face à
pris les mains, je les arrosai de mes larmes », l. 4). la soumission exigée par son interlocuteur. Il sera
Carmen représente pour lui le bonheur absolu mais il intéressant de voir comment l’élève perçoit cette
la tue, refusant d’accepter qu’elle ne soit plus à lui. femme fascinante.

4. Le rythme du passage
Le rythme est particulièrement haletant : il y a dans Pour aller plus loin
ce passage une forte tension dramatique qui tient le On peut faire référence à l’opéra de Georges Bizet.

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gue romanesque ou de personnages extraordinaires.
Flaubert,
2 « Un cœur simple » p. 140
L’intérêt accordé à la description et au portrait est
net, le narrateur s’intéressant aussi bien à Félicité et
Pour commencer à Mme Aubain qu’aux habitudes de sa maison et à la
On pourra commencer par donner le contexte de ville environnante (« Puis la ville se remplissait d’un
l’histoire, en dressant un tableau de la Normandie bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennis-
du xixe siècle chère à Flaubert. sements de chevaux, des bêlements d’agneaux, des
grognements de cochon, avec le bruit sec des car-
rioles dans la rue. », l. 24). Flaubert se penche sur
Observation et analyse la vie « réelle », la vie de la rue.
1. Le pathétique
Le pathétique domine le début du texte, Félicité Vers le BAC : la dissertation
venant juste d’apprendre que son amant, Théo-
dore, ne se mariera pas avec elle et qu’elle ne le 6. Le projet de Flaubert
reverra plus. Le personnage est en proie à une émo- Chaque élève aura évidemment sa réponse à apporter
tion violente. On peut relever les mots « chagrin » mais il serait intéressant qu’il reprenne ses réponses
(l. 1), « poussa des cris » (l. 1), « gémit » (l. 2)… qui aux questions précédentes en insistant sur le registre
peuvent attirer la pitié du lecteur. Elle erre dans la pathétique lié à la description d’une femme d’un milieu
campagne avant de décider de quitter la ferme dans très modeste qui vient de connaître un grand malheur.
laquelle elle gardait des vaches depuis toute petite. La suite du texte montre d’ailleurs sa grande simplicité.

2. La différence de classe sociale


Pour aller plus loin
La différence de classe sociale entre Félicité et Mme
Aubain est aisément perceptible. Félicité est employée On peut exploiter la référence à Paul et Virginie de
dans une ferme (« Puis elle revint à la ferme, déclara Bernardin de Saint-Pierre en faisant chercher aux
son intention d’en partir ; et, au bout du mois, ayant élèves un résumé de l’histoire racontée dans ce roman
reçu ses comptes […] », l. 3) et n’a pour effets person- tout en situant l’œuvre dans les pages d’histoire lit-
nels qu’un « tout petit bagage » (l. 4) qu’elle enferme téraire du début du manuel (p. 40).
« dans un mouchoir » (l.  5). Mme Aubain, quant à
elle, est désignée comme une « bourgeoise » (l. 6) qui Vers l’œuvre complète
est à la tête d’une « maison » et va engager Félicité.
Flaubert,
3. Le bonheur de Félicité « Un cœur simple » p. 141
Le bonheur de Félicité repose principalement sur les
autres (c’est-à-dire sur le bonheur des autres). L’in- Pour commencer
souciance des enfants de la maison, Paul et Virginie, Au-delà de rappels sur le réalisme ou d’une réflexion
l’apaise : « Cependant elle se trouvait heureuse. La sur la nouvelle (nombreux éléments dans le manuel),
douceur du milieu avait fondu sa tristesse » (l. 17). on peut partir d’autres portraits : paysannes chez Zola
Elle profite également de l’agitation ambiante : la ou Germinie Lacerteux (manuel, p. 106) par exemple.
partie de boston du jeudi qui amène des invités
(l. 19), le brocanteur du lundi (l. 23)… Le temps et le rythme du récit
4. Une vie bien réglée 1. Durée du récit et histoire
L’idée d’habitude est marquée au début des deux der- La première phrase de l’œuvre en annonce la durée :
niers paragraphes : « Tous les jeudis » (l. 19), « Chaque « Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-
lundi matin » (l. 23). On peut également relever l’usage l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Féli-
de l’imparfait dans ces deux paragraphes : « venaient » cité. » Une cinquantaine d’années, donc, puisque l’on
(l. 19), « préparaient » (l. 20), « arrivaient » (l. 20), etc. suit Félicité jusqu’à sa mort. Des dates apparaissent
ici ou là, qui permettent de situer certains événements
de l’œuvre. Félicité entre chez Mme Aubain après le
Contexte et perspectives décès de son mari, c’est-à-dire en 1809 ou après. En
5. Un texte réaliste 1819, départ de Victor, qui mourra bientôt de même
Ce texte est ancré dans le réalisme par le choix du que Virginie. Quelques dates sont mentionnées ensuite
sujet : la vie d’une petite servante, loin d’une intri- pour relater les événements insignifiants d’une vie

4. La nouvelle entre réalisme et fantastique 65

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monotone (« en 1825, deux vitriers badigeonnèrent courte pour être un roman. Flaubert l’inclut dans les
le vestibule »). Il est alors fait référence à la « Révo- Trois Contes. « Un cœur simple » se rapproche de
lution de Juillet » qui amorce le règne de Louis-Phi- l’esthétique de la nouvelle réaliste car l’on y suit le
lippe. Félicité trouve son perroquet mort un matin de destin d’un personnage du peuple qui se débat dans
l’hiver 1837. Enfin Mme Aubain meurt en 1853, au une vie difficile, mais on ne peut pas parler de tem-
début d’un Second Empire dont l’œuvre ne dit rien. poralité restreinte, d’intrigue resserrée (même si le
sujet est clair : Félicité) ou de concentration sur un
2. Le rythme du récit
élément particulier. Il n’y a pas vraiment d’« aven-
Flaubert procède par ellipses. Après une analepse ture », non plus, qui rapprocherait l’œuvre du genre
au début de l’œuvre pour revenir sur les origines de du conte. « Un cœur simple » est en fait une histoire,
Félicité, le récit avance de façon chronologique en l’histoire (ou le tableau) d’une petite vie.
sautant d’un événement à l’autre. Les ellipses cou-
vrent parfois plusieurs années car le narrateur ne 6. Le registre
se concentre que sur quelques éléments : l’épisode Le registre de l’œuvre est logiquement lié au but
du taureau, la santé de Virginie et les bains de mer, de Flaubert (« apitoyer » et « faire pleurer les âmes
les retrouvailles entre Félicité et sa sœur, la décou- sensibles »). Il s’agit du pathétique. Flaubert choisit
verte de la religion, l’apparition du perroquet et la un personnage dont l’histoire ne peut que toucher
mort successive des personnages. le lecteur. Félicité passe de malheur en malheur : sa
vie de servante commence après une séparation dou-
Les personnages loureuse (Théodore) puis est rythmée par les deuils
3. Félicité et Mme Aubain (Victor, Virginie, Loulou, Mme Aubain). Le per-
Félicité a le visage maigre et la voix aiguë. Elle paraît sonnage est attachant car c’est un cœur pur frappé
bien plus que son âge. Elle deviendra sourde et boi- par le destin sans rien avoir demandé à personne.
teuse. Elle voue à sa maîtresse une sorte de dévotion
et sa mort perturbe sa vision du monde (« Félicité Perspective
la pleura, comme on ne pleure pas les maîtres. Que 7. Un cœur simple au cinéma
Madame mourût avant elle, cela troublait ses idées, Marion Laine s’est en partie affranchie de l’œuvre
lui semblait contraire à l’ordre des choses, inadmis- de Flaubert. Par exemple en choisissant Sandrine
sible et monstrueux »). Mme Aubain, quant à elle, est Bonnaire pour jouer une Félicité au physique sans
une veuve endettée, qui tout en prenant Félicité de doute beaucoup moins ingrat que dans le livre, en
haut (elle est par exemple très surprise quand Félicité accentuant encore le caractère instinctif du person-
compare l’attente des lettres de Victor à l’attente des nage ou en réduisant le pathétique. Mais le person-
lettres de Virginie par sa maîtresse) connaît le même nage garde cette extrême simplicité, ce côté animal
destin qu’elle : la mort dans une certaine solitude. Les que l’on retrouve chez Flaubert et s’investit autant
deux personnages sont finalement indissociables. dans des relations fusionnelles successives : les
enfants Aubain, son neveu, son perroquet.
4. Le titre de l’œuvre
Comment comprendre « simple » ? Le mot est riche.
Félicité est un « cœur simple » car elle est innocente et Pour aller plus loin
pure. C’est le sens positif du mot. Elle est aussi naïve On peut étudier le film de Marion Laine et exploiter
(on se rapproche alors du mot « simplet »), plus proche les bonus du DVD. Si l’étude d’« Un cœur simple »
de l’instinct animal que de l’intelligence humaine. Il a été une réussite avec les élèves, on peut aussi s’en
n’y a peut-être pas grand-chose à comprendre chez servir de voie d’accès à des romans de Flaubert
une Félicité qui ne s’attache qu’à de petites choses (autour de l’idée du « livre sur rien »).
(elle fait aussi partie des « gens simples », c’est-à-dire
des petites gens) et à qui un perroquet empaillé suffit
pour accéder au bonheur, mais c’est sans doute cela Alexis,
qui la rend attachante et accessible à tous. 3 « Après la bataille » p. 142

Genre et registre Pour commencer


5. Le genre de l’œuvre Faire chercher aux élèves une image représentant un
La brièveté est ici toute relative. L’œuvre est un soldat français pendant la guerre de 1870. Leur pré-
peu trop longue pour être une nouvelle, un peu trop senter aussi le projet des Soirées de Médan.

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Observation et analyse Contexte et perspectives
1. Le pathétique 5. La guerre de 1870
Le pathétique domine l’ensemble du texte. Le per- La guerre de 1870, qui oppose la France à la Prusse
sonnage, seul dans la nuit et le brouillard (« Main- et ses alliés provoque la chute du Second Empire
tenant la nuit était noire, le brouillard plus épais », et la perte d’une partie de l’Alsace-Lorraine. De la
l.  20), souffre malgré son courage (« souffrance défaite française naîtra la Troisième République.
physique », l. 1 ; « engelures », l. 8 ; « blessé », l. 14 ;
« n’avait pas jeté son sac, dont le poids écrasait Vers le BAC : l’écriture d’invention
ses chétives épaules », l. 14). De plus, il est décrit 6. Un portrait
comme extrêmement faible et fragile avec ses « joues On attendra de l’élève qu’il choisisse bien la situa-
blêmes, pâlies encore par la perte de sang » (l. 12). tion dans laquelle se trouve le personnage et qu’il
parvienne à prendre appui sur le texte d’Alexis pour
2. Les caractéristiques physiques du personnage
dresser un portrait pathétique (en alliant par exemple
Le narrateur insiste sur cette extrême fragilité. Le moral et physique) sans interdire d’avoir recours à
jeune homme, qui a vingt ans, « n’en paraissait pas d’autres procédés. Les élèves auront d’ailleurs peut-
vingt » selon le narrateur (l.  9). Il est comparé à être déjà vu un autre exemple de pathétique avec
un enfant (l. 8) et n’a que de « rares poils de barbe le début de l’extrait d’« Un cœur simple » (p. 140).
blonde » (l. 10). Une série de termes viennent carac-
tériser son physique et tous montrent un être fragile :
« grêle  et chétif » (l.  3), « joues blêmes et pâlies » Pour aller plus loin
(l. 12), « chétives épaules » (l. 15)… Détail supplé- Comparer cet extrait avec le poème de Rimbaud
mentaire, le jeune homme flotte dans ses vêtements : « Le Dormeur du val », écrit en 1870.
« Sa capote, son pantalon rouge, la guêtre et le sou-
lier chaussant son pied resté valide, tout cela se trou-
vait trop large » (l. 12). Ceci ne peut qu’éveiller la Maupassant,
pitié du lecteur : le jeune homme décrit ne devrait 4 « Boule de suif » p. 143
pas se trouver sur un champ de bataille.
Pour commencer
3. Les caractéristiques morales du personnage Chercher des termes ou des expressions non fami-
Le personnage est présenté au début du passage lières pour désigner une prostituée.
comme hypersensible : « on était sûr que ce petit
corps grêle et chétif, à organisation nerveuse, éprou- Observation et analyse
vait toute sensation, agréable ou pénible, physique 1. Le portrait de Boule de suif
ou morale, d’une façon excessive. » (l. 3) Cependant Le portrait de Boule de suif est nettement dominé
il semble faire preuve d’une force de caractère inat- par les références à la nourriture : les métaphores
tendue : « malgré ces délicates apparences » (l. 14), « pomme rouge » (l. 7) et « appétissante » (l. 6) s’ajou-
« tant bien que mal » (l. 15), « il avançait toujours » tent à la comparaison « pareils à des chapelets de
(l.  17). Il ne s’arrête que lorsqu’il lui est devenu courtes saucisses » (l. 4). Maupassant crée ainsi un
complètement impossible d’avancer. personnage haut en couleur (« un bouton de pivoine
4. Les couleurs prêt à fleurir », l. 6) et imposant (« embonpoint pré-
coce », l. 1 ; « ronde de partout », « grasse à lard »,
Dans un décor très sombre, avec une nuit opaque
« doigts bouffis », l. 3 ; « gorge énorme », l. 5, etc.)
(l.  21), le personnage se distingue par différentes
annoncé dès le titre de l’œuvre. La curiosité du lec-
couleurs. Certes son cache-nez noir (l.  5) reflète
teur est ainsi éveillée : comment ce personnage qui
l’atmosphère ambiante mais pour le reste, outre sa
ne semble pas pouvoir passer inaperçu va-t-il être
barbe blonde, le narrateur montre un personnage
accueilli par les autres voyageurs ?
en bleu (« bleuies par le froid », l. 6), blanc (« sans
doute très blanches », l. 7) et rouge (« son pantalon 2. Le regard du narrateur et des autres
rouge », l. 12). Mais seul le rouge renvoie à l’ha- personnages
bit du soldat français, le bleu et le blanc marquent Le narrateur semble avoir une certaine tendresse
la souffrance… Souffrance d’une France en pleine pour Boule de suif. Il insiste sur le fait que, malgré
déroute ? des formes peut-être un peu excessives, elle reste

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attirante par sa « fraîcheur » (l. 6). On peut relever Observation et analyse
un certain nombre de termes mélioratifs : « plaisir
1. L’humour du narrateur
à voir » (l. 6), « magnifiques » (l. 8), « charmante »
Des passages nettement humoristiques apparaissent
(l. 9), « qualités inappréciables » (l. 11) (ces derniers
au moment le plus effrayant du récit, lorsque le nar-
termes, précédés de « disait-on », sont empreints
rateur voit le pied s’animer. Il amuse le lecteur en
d’un sous-entendu qui peut se voir comme un clin
formulant des évidences : « Au lieu d’être immobile
d’œil au lecteur). Le regard des autres personnages
comme il convient à un pied embaumé depuis quatre
est très différent. Boule de suif est aussitôt méprisée
mille ans » (l. 13-14) et « J’étais assez mécontent de
par les femmes (« prostituée », « honte publique »,
mon acquisition, aimant les serre-papiers sédentaires
l. 13) alors que les hommes se taisent. Seul Loiseau
et trouvant peu naturel de voir les pieds se prome-
la regarde, avec quelques arrière-pensées (l. 16).
ner sans jambes » (l. 18-20).
3. « L’amour légal le prend toujours de haut On peut noter aussi la comparaison grotesque du
avec son libre confrère » pied avec une grenouille effarée (l. 15) et la descrip-
Les femmes « honnêtes » (l. 13) et mariées (« amour tion caricaturale de la frayeur ressentie par le narra-
légal ») se rangent ici du côté de la morale outra- teur (l. 25-26 « (…) mes cheveux firent sauter, en se
gée pour mépriser la représentante de la prosti- redressant, ma coiffure de nuit à deux ou trois pas. »)
tution (« amour libre »). D’un côté les « dignités 2. Réalisme et sincérité
d’épouses » (l. 24), de l’autre une « vendue sans ver-
Dans un premier temps, la description minutieuse
gogne » (l. 25), une « fille » (l. 20), « provocant [e]
du décor pose le cadre de l’aventure (l. 1-10). Le
et hardi [e] » (l. 15). Mais ces femmes qui estiment
narrateur insiste ensuite sur les sensations auditives
devoir mettre à l’écart Boule de suif (« elles devai-
qui accompagnent ses visions, renforçant ainsi leur
ent faire », l. 22) se révèleront dans l’œuvre moins
réalité : « j’entendais fort distinctement le bruit sec
courageuses qu’elle et n’hésiteront pas à l’utiliser.
que produisait son petit talon, dur comme un sabot
4. La brutalité du réel de gazelle » (l.  16-17) et « j’entendis un piétine-
La violence des réactions face à Boule de suif peut ment comme d’une personne qui sauterait à cloche-
symboliser ici la brutalité du réel. Cette femme que pied » (l. 22-23). En outre, de nombreuses compa-
le narrateur a présentée de façon plutôt méliorative raisons précisent l’évocation (voir la réponse à la
est aussitôt exclue pour son physique et sa réputa- question suivante pour le pied ; puis pour la jeune
tion et se heurte donc à l’intolérance. fille : « comme la bayadère Amani, l. 29-30 ; « l’on
aurait pu la prendre pour une statue de bronze de
Corinthe », l. 33-34 ; « comme ceux des très jeunes
Vers le BAC : l’entretien à l’oral filles », l.  37-38). La description de la jeune fille
5. Les surnoms comporte de nombreuses références pittoresques à
Les élèves peuvent citer par exemple Le Chevalier l’Égypte ancienne.
au Lion, Le Cid, Lorenzaccio, L’Homme qui rit, Bel- Malgré sa distance humoristique, le narrateur n’hésite
Ami, Poil de carotte… pas à avouer sincèrement qu’il a été terrorisé par cette
manifestation surnaturelle, évoquant les manifestations
physiques de sa peur (l. 22-26). Il fait aussi partager
Pour aller plus loin au lecteur sa surprise et sa perplexité en employant
Comparer avec Nana de Zola. les adjectifs « étrange » (l. 27-28 : « la figure la plus
Par groupe, réécrire ce passage sous forme de scène étrange qu’on puisse imaginer » ; l.  45 : « Quant à
de théâtre ou de scénario et l’interpréter. son costume il était très étrange ») et « énigmatique »
(l. 53-54 : « avec une intonation si énigmatique »).
3. Les comparaisons
Gautier,
5 Le Pied de momie p. 144
Le pied est successivement comparé à une grenouille
effrayée (l. 14-15), à un objet en contact avec une pile
voltaïque (l. 15-16) et à un sabot de gazelle (l. 17).
Pour commencer
Se renseigner sur la pratique de la momification 4. Le portait de la jeune fille
dans l’Égypte ancienne : comment procédait-t-on ? Les champs lexicaux des parties du corps (yeux,
Que signifiait-elle ? sourcils, nez, pommettes, bouche, bras, cheveux, poi-

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trine, front, joues), des couleurs (« café au lait très Histoire des Arts
foncé », « tellement noirs qu’ils paraissaient bleus »,
« en pâte verte », « une plaque d’or scintillait », « les Rêves et cauchemars
teintes cuivres », « bandelettes chamarrées d’hiéro- dans la peinture fantastique p. 146
glyphes noirs et rouges ») et des matières (« statue
de bronze », « d’emprises de métal et de tours de Pour commencer
verroterie », or, cuivre, bitume) aident le lecteur à Partir des œuvres littéraires que les élèves peuvent
se représenter la jeune fille. connaître où le thème du cauchemar est abordé.
Par exemple Le Horla de Maupassant, pour ensuite
5. Un cauchemar ? réfléchir à la façon de représenter le cauchemar en
Le mot « rêves », employé par le narrateur à la ligne peinture.
51 suggère au lecteur que cette vision est peut-être
onirique. Les « sauts de pensée si fréquents dans les
rêves » expliqueraient les manifestations surnatu-
Questions
relles perçues par le narrateur, de même qu’ils per- 1. Trois créatures
mettent de comprendre la juxtaposition inattendue, Un incube (une sorte de démon) est assis sur une
au-dessus du corps de la jeune fille dans le tableau jeune femme étendue sur un lit, le corps relâché
de Füssli, de l’incube et de la tête de cheval. et la tête complètement renversée en arrière. Ses
bras et sa tête sont hors du lit. Elle a les yeux fer-
Contexte et perspectives més tandis que l’incube regarde le spectateur d’un
œil démoniaque et exorbité. Il est velu, effrayant et
6. Le fantastique semble peser de tout son poids sur la poitrine de la
Le fantastique tel qu’il apparaît dans cet extrait jeune femme. Enfin, une tête de cheval contemple
est caractérisé par l’irruption d’éléments surnatu- la scène, apparaissant entre deux rideaux. L’incube
rels (l’animation du pied et l’apparition de la jeune et le cheval font référence au cauchemar : en fran-
fille) et par une hésitation quant à l’état du narra- çais, cauchemar vient de cauchier (« presser ») et
teur, suscitée par l’usage du mot « rêves », mais aussi de mare (« fantôme »), et en anglais, mare est la
par le premier paragraphe, qui suggère un enfonce- « jument » (titre anglais : Nightmare).
ment progressif dans le sommeil (« tout avait l’air
endormi et tranquille » l. 5, « cet intérieur si calme 2. Le contraste des couleurs
parut se troubler » l. 6-7). On remarque aussitôt le fort contraste entre le vête-
La présence d’un cadre réaliste, l’utilisation de la ment blanc de la jeune femme qui attire la lumière
première personne, l’usage du vocabulaire des sen- et le caractère très sombre du reste du tableau (mar-
sations (visuelles et auditives) sont des marques du ron, rouge très sombre). Les deux créatures, l’in-
fantastique. cube et le cheval, se fondent dans ce décor obscur.
L’interprétation est alors assez aisée au niveau sym-
bolique : l’innocente jeune femme est livrée dans la
Vers le BAC : l’écriture d’invention
nuit aux assauts de forces maléfiques et inquiétantes.
7. Écrire la suite
Les élèves peuvent imaginer par exemple un dia- 3. La jeune femme
logue avec la jeune fille. Ils ne devront pas oublier Le corps abandonné de la jeune femme, en partie
de préciser le rôle du pied dans cette apparition. On hors du lit, amène le spectateur à plusieurs hypo-
appréciera s’ils parviennent à introduire quelques thèses. On peut considérer que la jeune fille est plon-
touches humoristiques et à maintenir une hésita- gée dans un profond sommeil, mais aussi qu’elle
tion fantastique. s’est évanouie devant une frayeur intense, ou pire,
On pourra leur donner à lire, en guise de correction, qu’elle est morte.
la suite du texte de Théophile Gautier. 4. Réel et imaginaire
Le tableau joue sur les frontières entre réel et ima-
Pour aller plus loin ginaire. En effet, la chambre et le lit sont ancrés
Chercher des exemples de livres ou de films met- dans le réel, notamment grâce à un certain nombre
tant en scène une momie et se demander de quelle(s) de détails : la tablette et les objets posés dessus, les
manière(s) les momies ont frappé l’imagination des draps, le baldaquin… La jeune femme semble éga-
occidentaux. lement bien réelle. Mais les deux autres créatures

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nous font basculer dans l’imaginaire. Il y alors une Alphonse Daudet des histoires plus joyeuses que
hésitation : ces créatures sortent-elles de l’imagina- celles qu’il écrit habituellement. Mais le narra-
tion de la jeune femme ou du spectateur (on aurait teur explique que son état d’esprit actuel lui inter-
alors une représentation du réel à laquelle s’ajoute- dit d’écrire un récit amusant. La mort d’un ami le
rait une certaine vision des cauchemars) ou la scène plonge dans de sombres pensées.
représentée se situe-t-elle dans un autre univers ?
2. Le schéma narratif
Situation initiale : un homme grandit avec une cer-
Comparez velle d’or.
5. Le monde de la nuit Événement perturbateur : il apprend son extraordi-
Alors que Füssli choisit de représenter la nuit à naire pouvoir et part alors à la découverte du monde.
travers une chambre fermée, dans une atmosphère Péripéties :
oppressante, Puvis de Chavannes place son tableau il dilapide sa richesse en activités futiles ;
à l’extérieur, avec une lune dans la partie supérieure il se fait voler par un ami ;
gauche du tableau. Les créatures qui représentent le il tombe amoureux d’une femme dont il cède à tous
rêve sont des allégories lumineuses et charmantes, les caprices.
bien loin des démons de Füssli. Élément de résolution : la petite femme meurt.
Situation finale : la réserve d’or est épuisée : la cer-
6. Oppositions entre les deux tableaux
velle a disparu.
Le point de vue sur le rêve est donc radicalement
opposé entre les deux tableaux. Le rêve n’est que 3. Une femme-oiseau
cauchemar chez Füssli avec ces créatures démo- La petite femme est constamment rapprochée d’un
niaques alors qu’il est apaisement chez Puvis de oiseau. Elle est aussi légère et insouciante que
Chavannes. D’un côté une femme prise d’assaut l’homme est sombre et inquiet pour son avenir.
dans son sommeil, de l’autre un pauvre errant qui
4. Le registre tragique
passe une nuit heureuse pleine d’espoir. D’un côté
Le registre tragique domine la fin du texte, mar-
des couleurs sombres, une chambre et un univers
quée par l’idée de douleur (l. 87 « larmes d’argent »,
fermé, de l’autre des couleurs plus claires, la nature
l. 93 : « l’air égaré », l. 100 ; « un grand cri », l. 102 :
et une ouverture sur l’horizon.
« douloureusement d’un air hébété », l.  107 : « de
pauvres gens », l. 109-110 : « une douleur de chaque
Pour aller plus loin jour », « las de souffrir »), de mort (l.  83-84 : « la
On peut s’intéresser à la représentation du rêve au petite femme mourut » ; l. 85 : « le veuf », « sa chère
xxe siècle, par exemple à partir de la série des « pein- morte » ; l. 85-86 : « bel enterrement » ; l. 90 : « cime-
tures de rêve » de Miró. tière » ; l. 99 : « la petite femme était morte » ; l. 104 :
« toute sanglante ») et de fin imminente (l. 84-85 :
« Le trésor touchait à sa fin » ; l. 89-90 : « il ne lui res-
Daudet, tait presque plus rien » ; l. 91-92 : « à peine quelques
6 « L’homme à la cervelle d’or » p. 148
parcelles » ; l. 94 : « le soir »).
Une question rhétorique indique que la vie n’a plus
Pour commencer de sens pour le personnage (l. 88 : « Que lui impor-
Demander aux élèves s’ils connaissent certaines des tait son or maintenant ? ») et les point de suspen-
histoires racontées dans Les Lettres de mon moulin. sion semblent marquer le désarroi du personnage.
De quel genre d’histoire s’agit-il ? S’ils voient les À partir de la mort de la petite femme, le rythme
contes de Daudet comme des histoires amusantes du récit donne l’impression d’un enchaînement
pour les enfants, les faire s’interroger sur leur dimen- rapide et inéluctable par la succession des verbes
sion inquiétante, par exemple dans « La Chèvre de au passé simple.
Monsieur Seguin ».
5. Une légende vraie
l.106-107 : « Malgré ses airs de conte fantastique,
Observation et analyse cette légende est vraie d’un bout à l’autre… »
1. À la dame qui demande des histoires gaies Cette phrase peut sembler paradoxale puisque le
L’introduction présente ce récit comme une réponse terme « légende » suggère qu’il s’agit d’un récit fic-
à la demande d’une dame, qui aurait réclamé à tif. Par ailleurs, certains indices, dans le récit même,

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nous rappelle que les événements racontés sont loin Chaque argument sera illustré par un exemple qui
de la réalité. Il est difficile d’imaginer comment un peut être choisi dans le manuel, notamment parmi
homme peut extirper des fragments de sa propre cer- les textes du chapitre 15. Ils doivent penser égale-
velle et Alphonse Daudet souligne cette impossibi- ment aux fables de La Fontaine.
lité : « comment ? Par quels moyens ? La légende ne
l’a pas dit. » (l. 42-43) Pour aller plus loin
L’hypothèse de départ n’est pas réaliste. Pourtant, cette Faire lire aux élèves d’autres récits de science fic-
histoire est vraie dans la mesure où la leçon qu’elle tion où un personnage reçoit un don extraordinaire :
transmet, le message qu’elle illustre sont exacts. la nouvelle « Le bouton » de Richard Matheson et le
6. La morale de l’histoire roman Des Fleurs pour Algernon de Daniel Keyes
Le dernier paragraphe donne une clé pour interpré- plaisent en général beaucoup.
ter le récit : l’homme à la cervelle d’or représente
ceux qui vivent des fruits de leur cerveau, c’est-à-
dire d’un travail intellectuel. Alphonse Daudet pense Maupassant,
sans doute en particulier aux écrivains comme son 7 « La Main » p. 152
ami Charles Barbara, auteurs de romans et contes
fantastiques, comme lui, qui vient de se suicider Pour commencer
après la mort de sa femme. La vie de l’homme à Rappeler la définition d’un écorché (utilisé par les
la cervelle d’or est peut-être une évocation de la étudiants des Beaux Arts)
vie de cet écrivain. Daudet n’évoque-t-il pas aussi
sa propre lassitude ? Il est censé écrire une histoire Observation et analyse
joyeuse alors qu’il est profondément affligé par la 1. La construction du récit
mort de son ami… On peut considérer que l’élément perturbateur dans
cette nouvelle est la présence de la main d’homme
Contexte et perspectives dans le salon de l’anglais. On aurait alors le schéma
7. De Daudet à Buzzati suivant :
- Situation initiale : le narrateur rencontre un Anglais.
Dans « Le veston ensorcelé » de Buzzati, le per-
- Élément perturbateur : ce dernier possède une
sonnage, qui est aussi le narrateur, a reçu, comme
main d’homme.
l’homme à la cervelle d’or, un pouvoir extraordi-
- Péripétie : le meurtre.
naire. Il a trouvé un veston qui lui fournit autant
- Élément équilibrant : absent.
de billets de banque qu’il le désire. Toutefois, cette
- Situation finale : « On ne put jamais trouver le
richesse apparemment inépuisable trouve une contre-
coupable. » (l. 49)
partie. À chaque fois qu’il extrait de l’argent de son
On peut aussi lire le texte ainsi :
veston, le personnage apprend qu’une somme iden-
- Situation initiale : le narrateur rencontre un Anglais
tique a été dérobée. Il est alors poursuivi par la fata-
qui possède une main.
lité, comme l’homme à la cervelle d’or, condamné
- Élément perturbateur : le meurtre.
à payer de sa propre vie les excès qu’il commet.
- Péripéties : les constatations.
- Élément équilibrant : absent.
Vers le BAC : la dissertation - Situation finale : « On ne put jamais trouver le
8. Raconter pour enseigner coupable. » (l. 49)
On attendra que les élèves distinguent deux ou trois On constate que ces deux schémas se rejoignent.
arguments, par exemple : Toujours est-il que ce récit est construit autour de
- la fiction est plus plaisante et facile à comprendre deux éléments centraux : la main accrochée au mur
qu’un discours théorique ; et le meurtre. Tout cela autour d’une ellipse d’une
année au milieu du texte (l. 42).
- la fiction permet d’émouvoir plus facilement le lec-
teur, en éveillant par exemple sa pitié pour un per- 2. Un texte ancré dans le réel
sonnage, ce qui rend l’argumentation plus efficace ; Le début évoque une situation banale : le narrateur
- c’est au lecteur de deviner la leçon ou d’établir le visite une maison. Les descriptions sont précises.
lien entre la morale et l’histoire, ce qui le rend acti- L’Anglais, qui peut paraître excentrique (et donc qui
fet crée une complicité avec l’auteur. pourrait sortir de l’ordinaire du réel : le narrateur se

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demande s’il est « fou », l. 34) est finalement accepté : relles, face à un événement en apparence surnatu-
« On était accoutumé à sa présence ; il était devenu rel. » (Introduction à la littérature fantastique). Cette
indifférent à tous » (l. 40). La procédure qui suit le définition convient parfaitement bien à « La Main »,
meurtre est tout à fait normale : le juge d’instruction, puisque l’on a ici une histoire à priori banale dans
le « commissaire central » et le « capitaine de gendar- un décor réaliste. Survient alors un élément éton-
merie » (l. 46) sont présents. L’absence d’explication nant (la main), sans que cela ait rien à voir, cepen-
pour le meurtre vient donc perturber cet univers réel. dant, avec le surnaturel. Un détail peut néanmoins
3. Des « professionnels » sembler étrange : le besoin éprouvé par l’Anglais
Maupassant reprend ici un procédé souvent employé de garder la main attachée (« Elle voulé toujours
dans ses nouvelles fantastiques. Le choix de « pro- s’en aller. Cette chaîne été nécessaire », l. 32). Ce
fessionnels » (en l’occurrence un juge d’instruction détail oblige le narrateur à proposer des hypothèses
et un médecin), donc de personnages qui a priori ne pour ramener le récit vers le réel : « Est-ce un fou,
sont pas impressionnables parce qu’ils ont de l’ex- ouun mauvais plaisant ? ». C’est alors que survient
périence lui permet d’accroître la crédibilité de leur le meurtre : tout laisse supposer qu’il y a un lien
témoignage et surtout de renforcer le doute : si ces avec la main (les cinq trous dans le cou, les traces
personnages ne trouvent pas d’explication ration- de doigt, la réflexion du médecin, la disparition de
nelle, c’est peut-être qu’il n’y en a pas. Et s’ils ont la main). Le mystère demeure alors entier : doit-on
peur alors qu’ils sont plus expérimentés que nous croire que nous sommes face à une main tueuse ou
(« Un frisson me passa dans le dos », l.  60), c’est quelqu’un a-t-il mis en scène cette mort en se ser-
peut-être qu’il y a lieu d’avoir peur… vant de la main ? On ne peut pas trancher.

4. La description de la main Vers le BAC : l’écriture d’invention


La description de la main (à partir de la ligne 6) est 7. Écrire un récit fantastique
nettement orientée : elle vise à provoquer la peur et
On pourra guider les élèves en leur proposant un
le dégoût. La main est désignée d’abord comme un
début de nouvelle ou un schéma narratif à respec-
« objet noir » avant que ne soit précisé qu’il s’agit
ter. L’idée est vraiment de maintenir l’ambiguïté
d’une main d’homme. Ensuite l’hypothèse d’une main
entre une interprétation rationnelle et une interpré-
« blanche et propre » est écartée : elle est « desséchée »,
tation qui reposerait sur le surnaturel.
« avec des ongles jaunes », des « muscles à nu » et des
« traces de sang ancien ». Le vocabulaire est connoté Pour aller plus loin
(« crasse », l. 9 ; « débris », l. 20 ; « affreuse », l. 22).
Il pourra être intéressant de comparer cette nou-
La main ne peut donc que faire une forte impression
velle avec « La Main d’écorché », nouvelle très
sur le lecteur. Il en va de même pour le narrateur qui,
proche de Maupassant qui date de 1875. Plus lar-
lorsqu’il découvre le cadavre avec les cinq trous dans
gement, on peut aussi étudier le motif de la main
le cou et qu’il entend la réflexion du médecin (« On
diabolique, autour de « la main de gloire » évoquée
dirait qu’il a été étranglé par un squelette », l. 60), sent
notamment par Nerval dont voici un extrait de La
la peur monter avant même de constater la dispari-
Main enchantée (1832) :
tion de la main : « Un frisson me passa dans le dos,
et je jetai les yeux sur le mur, à la place où j’avais vu À deux heures, il sortit du Châtelet, tremblant le gre-
jadis l’horrible main d’écorché » (l. 61). lot en disant les patenôtres du singe et fut conduit
sur la place des Augustins, entre les deux arcades
5. Les modalisateurs formant l’entrée de la rue Dauphine et la tête du
On peut relever « semblait » (l. 55) et « qu’on aurait Pont-Neuf, où il eut l’honneur d’un gibet de pierre.
dits » (l. 56). Ils indiquent qu’il ne s’agit que d’im- Il montra assez de fermeté sur l’échelle, car beau-
pressions du narrateur, ce qui va permettre de renfor- coup de gens le regardaient, cette place d’exécution
cer l’incertitude autour d’un meurtre au sujet duquel étant une des plus fréquentées. Seulement, comme,
on nous dit d’emblée qu’il n’a pas été élucidé : « On pour faire ce grand saut sur rien, on prend le plus
ne put jamais trouver le coupable » (l. 49). de champ que l’on peut, dans le moment où l’exé-
cuteur s’apprêtait à lui passer la corde au cou, avec
Contexte et perspectives autant de cérémonie que si ce fût la Toison d’or,
6. Le fantastique car ces sortes de personnes, exerçant leur profes-
Selon Todorov, le fantastique est donc « l’hésitation sion devant le public, mettent d’ordinaire beaucoup
éprouvée par un être qui ne connaît que les lois natu- d’adresse et même de grâce dans les choses qu’ils

72 partie i • Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme

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font, Eustache le pria de vouloir bien arrêter un ins- et ce que cela signifie lorsque l’on compare une
tant, qu’il eût débridé encore deux oraisons à saint femme à une panthère (on insiste à la fois sur son
Ignace et à saint Louis de Gonzague qu’il avait, élégance et sa puissance, sur la fascination qu’elle
entre tous les autres saints, réservés pour les der- exerce et sur le danger qu’elle représente).
niers, comme n’ayant été béatifiés que cette même
année 1609, mais cet homme lui fit réponse que Observation et analyse
le public qui était là avait ses affaires et qu’il était
malséant de le faire attendre autant pour un si petit 1. Le point de vue
spectacle qu’une simple pendaison ; la corde qu’il Le récit est à la première personne, mais cette pre-
serrait cependant, en le poussant hors de l’échelle, mière personne est très peu informée sur les per-
coupa en deux la repartie d’Eustache. sonnages (« je n’en pouvais juger », l. 1) et surtout
On assure que, lorsque tout semblait terminé et que s’efface aussitôt. Le narrateur raconte ensuite seu-
l’exécuteur s’allait retirer chez lui, maître Gonin se lement les faits, selon ce qu’il voit et entend. Il est
montra à l’une des embrasures du Château-Gaillard, en quelque sorte un simple témoin. L’intérêt de cette
qui donnait du côté de la place. Aussitôt, bien que le position extérieure (même si la première personne
corps du drapier fût parfaitement lâche et inanimé, est en fait un personnage du récit et amène à parler
son bras se leva et sa main s’agita joyeusement, de point de vue interne) est de maintenir le mys-
comme la queue d’un chien qui revoit son maître. tère sur le personnage féminin que l’on est en train
Cela fit naître dans la foule un long cri de surprise et d’observer. Il emploie d’ailleurs le mot d’« incon-
ceux qui déjà étaient en marche pour s’en retourner nue » pour la désigner (l. 17).
revinrent en grande hâte, comme des gens qui ont 2. Les adjectifs qui qualifient la femme
cru la pièce finie, tandis qu’il reste encore un acte. La femme est « noire », « souple » (l.  14), « royale
L’exécuteur replanta son échelle, tâta aux pieds du d’attitude » (l.  15), « magnifique » (l.  23). Elle est
pendu derrière les chevilles : le pouls ne battait plus ; de plus habillée d’une robe de satin et l’on imagine
il coupa une artère, le sang ne jaillit point, et le bras qu’elle a un regard très particulier même si le narra-
continuait cependant ses mouvements désordonnés. teur ne peut le voir au début du texte. Il s’en dégage
L’homme rouge ne s’étonnait pas de peu ; il se mit une impression d’une grande beauté pour ce person-
en devoir de remonter sur les épaules de son sujet, nage qui fascine les spectateurs. On découvre à la
aux grandes huées des assistants ; mais la main traita fin du texte que tout un « groupe » (l. 26) contemple
son visage bourgeonné avec la même irrévérence la scène. Mais le personnage est aussi inquiétant
qu’elle avait montrée à l’égard de maître Chevas- (« impression magnétique et désagréable », l. 2 ; « elle
sut, si bien que cet homme tira, en jurant Dieu, un voulut que sa rivale la vît qui l’humiliait », l. 20).
large couteau qu’il portait toujours sous ses vête-
3. La femme et la panthère
ments et, en deux coups abattit la main possédée.
La femme et la panthère se ressemblent. Le nar-
Elle fit un bond prodigieux et tomba sanglante au
rateur emploie d’ailleurs les termes de « panthère
milieu de la foule, qui se divisa avec frayeur ; alors,
humaine » pour la femme et de « panthère animale »
faisant encore plusieurs bonds par l’élasticité de ses
pour la bête (l. 17). Mais la femme semble plus puis-
doigts, et comme chacun lui ouvrait un large pas-
sante dans le face à face et elle domine la compa-
sage, elle se trouva bientôt au pied de la tourelle du
raison (« dans son espèce, d’une beauté égale, et
Château-Gaillard ; puis, s’accrochant encore par ses
d’un charme encore plus inquiétant », l. 15 ; « dres-
doigts, comme un crabe, aux aspérités et aux fentes
sée devant la panthère animale qu’elle éclipsait »,
de la muraille, elle monta ainsi jusqu’à l’embrasure
l. 17. Face à la femme, la panthère devient un chat
où le bohémien l’attendait.
(« comme les chats à la lumière qui les éblouit »,
l. 5). Même si la bête se défend à la fin (ses mouve-
ments sont soulignés par les points d’exclamation),
Barbey d’Aurevilly,
8 « Le Bonheur dans le crime » p. 154
la femme est tout de même plus rapide et enlève sa
main à temps (« Nous avions cru le poignet emporté :
ce n’était que le gant », l. 27).
Pour commencer
Demander aux élèves quelles idées ils associent à 4. La tonalité fantastique
la panthère (la panthère comme animal gracieux et On en vient à douter de la « nature humaine » de
dangereux, à la démarche aussi fluide que rapide) cette femme. On est alerté par son caractère « magné-

4. La nouvelle entre réalisme et fantastique 73

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tique » (l.  2) et par la réaction de l’animal.  Mais Prolongements
c’est surtout le narrateur qui insiste sur le doute à
la ligne 19 : « Mais la femme – si c’en était une – 7 Cortázar p. 156
ne se contenta pas de ce triomphe ». Or le doute est
justement le fondement du registre fantastique…
Pour commencer
On peut demander aux élèves à quoi ils s’attendent
Contexte et perspectives à la lecture du titre de la nouvelle (on y reviendra
5. Le passé de la femme à la question 6). Il peut en effet être intéressant de
La femme se nomme Hauteclaire. Fille d’un maître comparer leur horizon d’attente et leur interpréta-
d’armes, elle enseignait elle aussi l’escrime aux aris- tion du titre après avoir lu la nouvelle.
tocrates avant de disparaître. Le docteur Torty a la
surprise de la retrouver plus tard sous le nom d’Eu- Observation et analyse
lalie comme femme de chambre de la Comtesse de 1. Résumé
Savigny qui meurt empoisonnée alors qu’Eulalie- Si l’on travaille à l’oral sur la nouvelle, on pourra
Hauteclaire entretient une liaison avec le Comte de laisser coexister plusieurs résumés contradictoires
Savigny dans un bonheur parfait… On retrouve ici avant d’analyser le texte en détail ou s’en tenir au
ce passé d’escrimeuse dans le combat que le person- résumé le plus neutre possible : un homme lit un
nage livre à la panthère, les yeux dans les yeux. La roman dans lequel une femme et son amant sem-
puissance physique de la femme est mise en avant blent projeter un meurtre. À la fin du texte, le meurtre
(« souple, d’articulation aussi puissante », l. 14). Le semble sur le point d’être commis.
geste ultime, sec et rapide, peut également faire pen-
2. Un meurtre ?
ser à ce passé : « elle en fouetta le museau court de la
Il n’y a pas directement de meurtre dans le texte,
panthère » (l. 24). Enfin, son côté sombre et inquié-
mais il semble que celui-ci soit imminent. Un per-
tant rappelle qu’elle est une meurtrière.
sonnage est armé (« Le poignard devenait tiède au
contact de sa poitrine » (l.  25), « le poignard en
Vers le BAC : le commentaire main », l. 47) et les deux personnages qui se retrou-
6. Commentaire vent dans la « cabane » (l.  20) préméditent bien
On attendra de l’élève qu’il réutilise ses réponses un meurtre : « l’autre corps, qu’il était nécessaire
précédentes, comme il est invité à le faire au bac- d’abattre » (l.  30), « Rien n’avait été oublié : ali-
calauréat. Cela l’aidera notamment pour la proxi- bis, hasards, erreurs possibles » (l. 31)… Tout est
mité entre la femme et la panthère (nombreux élé- « minutieusement calculé » (l. 33) : « Les chiens ne
ments qui les rapprochent, face à face sans bruit, devaient pas aboyer et ils n’aboyèrent pas » (l. 41).
femme presque plus animale que la panthère). La Il semble que l’amant (l. 29) veuille se débarrasser
dramatisation du récit est marquée par l’étirement du mari de la femme qu’il aime.
du temps et de la description (l’action proprement 3. Le début et la fin de la nouvelle
dite est finalement très courte) ainsi que par l’usage La nouvelle se termine comme elle avait commencé
des points d’exclamation qui accentue l’effet de sur- par la référence à un lecteur de roman. On peut esti-
prise. Enfin le personnage féminin semble avoir, au- mer que ce lecteur est le même si l’on considère
delà d’une certaine cruauté, un pouvoir presque sur- que le personnage du début est « installé dans son
naturel sur lequel il faudra insister. fauteuil favori, le dos à la porte » (l. 7), que ce fau-
teuil est en « velours vert » (l. 10) et que le dossier
Pour aller plus loin est élevé (l. 14), tandis qu’on entre à la fin dans le
On peut prolonger l’étude de Barbey d’Aurevilly en dos du lecteur (on voit sa tête qui dépasse) et que
allant plus loin dans Les Diaboliques. Le préambule l’on fait référence au « dossier élevé du fauteuil de
de « La Vengeance d’une femme » peut être mis en velours vert » (l. 48). On peut ajouter à ses remarques
relation avec notre passage, par exemple, même s’il que dans les deux cas il est fait référence à un inten-
est assez difficile. dant (l. 5 et 42).
4. Deux univers qui se rejoignent
Si les deux lecteurs sont les mêmes, on peut donc
considérer que la fiction rejoint la réalité car le

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lecteur du roman deviendrait la victime des per- l’autre, il établit donc une sorte de continuité entre
sonnages de l’œuvre qu’il est en train de lire, qui l’univers du lecteur du roman et l’univers des per-
serait donc le récit de sa vie. Le personnage « réel » sonnages de ce roman. Reste à savoir où se situe le
(qui est en fait déjà un personnage de fiction) serait lecteur que nous sommes.
donc rejoint dans la première fiction par les person-
nages d’une autre fiction théoriquement enchâssée Contexte et perspectives
dans la première. Il y a ici une sorte de vertige. La
confusion est entretenue par les termes choisis pour 7. La disparition de la frontière entre fiction et
désigner les personnages. Ceux-ci ne sont jamais réalité
nommés. Nous n’avons que des pronoms person- Les exemples sont nombreux et les élèves auront
nels ou « l’homme », « la femme »… Seul le terme sans doute des références récentes, notamment du
« amant » (l. 29) peut nous aider à comprendre. De côté des films. Pour ce qui est de références plus
la même façon, si tout est fait pour rapprocher les « anciennes », on peut penser à L’Histoire sans fin,
lieux, rien n’est explicite. à La Rose pourpre du Caire, à Last action hero ou
à Roger Rabbit. Certaines œuvres littéraires sont
5. La chute aussi exploitables facilement grâce à leur brièveté :
On peut constater après coup que le passage entre Comment Wang Fo fut sauvé de Yourcenar ou Le
les deux univers est préparé dès le début du texte. Rideau de Sternberg par exemple. Il y a toujours
Ainsi peut-on lire dès la ligne 10 : « L’illusion roma- ici un effet de surprise propre à obtenir l’adhésion
nesque le prit presque aussitôt ». Le lecteur du début du lecteur ou du spectateur qui se trouve transporté
du texte bascule alors peu à peu : il s’éloigne « de dans un monde imaginaire.
ce qui l’entourait » (l. 13), se laisse « prendre aux
images » (l. 18), lesquelles acquièrent « couleur et Vers le BAC : la dissertation
vie » (l. 19), il est « témoin » (l. 19)… Alors que le
8. L’attrait du fantastique
lecteur du roman bascule dans l’illusion, les per-
On attendra de l’élève, s’il n’a pas d’autre exemple,
sonnages de son roman deviennent eux de plus en
qu’il utilise les textes du chapitre pour montrer que
plus réels. La chute est préparée.
le fantastique permet de conjuguer des émotions
6. Le titre fortes (la peur surtout), un récit haletant qui repose
Le titre insiste sur le passage de la « réalité » à la fic- sur des effets de surprise et une hésitation sur l’in-
tion. Le parc qui fait face au lecteur (« d’où la vue terprétation des faits qui laisse une place au rêve et
s’étendait sur le parc planté de chênes », l. 7) devient au « possible ».
le lieu par lequel le personnage du roman qu’il lit
accède à sa demeure (« À son tour il se mit à cou- Pour aller plus loin
rir, se courbant sous les arbres et les haies », l. 39). On peut faire lire aux élèves une autre nouvelle du
Le parc est donc le lieu de la superposition entre le même auteur, Les Fils de la vierge, et s’intéres-
réel et la fiction, l’endroit où ces deux mondes se ser à son adaptation cinématographique par Anto-
rencontrent. En permettant le passage d’un monde à nioni : Blow up.

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Outils d’analyse du récit
la ville de Digne, à la fin d’une journée de 1815.
Les points de vue
Selon une technique romanesque éprouvée, l’évé-
dans le texte narratif p. 158
nement raconté permet au romancier de motiver le
portrait initial du protagoniste : la forme de discours
Exercice 1  p. 159 (   Méthodes et compétences, fiche 17, p. 472) est
1. Les premiers indices du point de vue interne sont donc descriptive de la ligne 7 à la fin de l’extrait.
liés aux perceptions visuelles et auditives du person- 2. Le narrateur adopte un point de vue : en aucun cas
nage, qui indiquent que l’événement est raconté en il ne peut être déclaré omniscient. Il brosse le por-
fonction de ce que le personnage perçoit. Le nar- trait d’un personnage vu par un groupe anonyme,
rateur rapporte d’abord des perceptions auditives : les rares habitants de la ville, « à leur fenêtre ou
« Raymonde prêta l’oreille » (l. 1), les compléments sur le seuil de leur maison » (l. 5-6). L’inquiétude
circonstanciels de lieu situent le bruit dans l’espace qu’ils éprouvent est due à l’apparence misérable
par rapport au lieu où est le personnage : « C’était du personnage décrit comme « un ensemble déla-
vers sa gauche et au-dessus de l’étage qu’elle habi- bré » (l. 25) et sordide. Le portrait est focalisé : ou
tait, par conséquent dans les salons qui occupaient bien on choisira de dire que le narrateur adopte le
l’aile occidentale du château » (l. 15-18). Les des- point de vue interne des habitants ; ou bien un point
criptions sont proposées à partir de ce que voit le de vue externe, comme si le narrateur faisait partie
personnage de sa fenêtre : la fuite d’un homme dans des habitants et qu’il ne décrivait que ce qu’il pou-
le parc du château, mais la jeune fille ne peut distin- vait voir. Quoi qu’il en soit, il importe de faire com-
guer la nature de l’objet qu’il porte : elle voit « un prendre que le narrateur propose un savoir limité à
objet d’assez grande dimension » dont elle ne peut ce qui est visible et qu’il n’informe pas le lecteur,
« discerner la nature » (l. 21-22). Enfin la descrip- par exemple, de l’identité du personnage et des rai-
tion du paysage est colorée par l’inquiétude du per- sons qui expliquent son arrivée. Tout au plus certains
sonnage, comme le montre le contraste entre une signes donnent lieu à des interprétations de l’âge du
impression de calme dégagée par « le paysage de personnage ou de sa condition sociale.
pelouses et de bosquets » (l. 10) et « les silhouettes
tragiques » (l. 12) formées par les ruines de l’abbaye. 3. L’extrait est situé au tout début du roman, au
début du chapitre 1 « le soir d’un jour de marche »
2. Dans le roman de Pierre Leroux, le narrateur est (livre II « La chute », tome I, « Fantine »). L’arrivée
explicite : « Bien que vaillante et forte, la jeune fille de ce personnage encore mystérieux va permettre
sentit l’angoisse de la peur. » Quelques lignes plus de lancer l’action.
loin, lorsque la jeune fille a retrouvé Suzanne, sa
cousine qui dormait dans la chambre voisine, on Exercice 3  p. 159
lit : « Elles hésitaient, ne sachant à quoi se résoudre. Il faut que le texte produit propose une description
Appeler ? Crier au secours ? Elles n’osaient, tellement du boulevard Haussmann, dans laquelle le narrateur
le bruit même de leur voix leur semblait redoutable. » adoptera le même point de vue interne que Caille-
3. Le texte de l’exercice est l’incipit du roman de botte : celui d’un observateur situé au balcon d’un
Leroux où une énigme policière est mise en place. appartement parisien, en surplomb. Le texte descrip-
L’intérêt du point de vue interne est d’abord drama- tif pourra proposer un développement bref lié aux
tique, en fonction de l’effet de suspens ainsi ménagé : circonstances temporelles (l’hiver et ses effets de
c’est parce que le lecteur en sait autant que le person- lumières) et spatiales (quelques passants qu’on peut
nage, donc peu, à propos de la nature exacte de l’évé- distinguer sur les trottoirs d’un boulevard enneigé).
nement raconté et qu’il partage l’inquiétude du person-
nage que le début du roman peut intéresser le lecteur. Exercice 4  p. 159
1. La mise au jour des thèmes de l’extrait suit l’ordre
Exercice 2  p. 159 des paragraphes et le schéma traditionnel d’un récit :
1. La première phrase indique explicitement le thème – mise en place (grâce à la description du premier
de l’extrait : l’arrivée d’un voyageur à pied dans paragraphe) du cadre spatial et temporel ;

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– action : « Deux hommes parurent » (l. 14). En soi entre ce que pensent les personnages et l’opinion
insignifiant ou simplement anodin, le fait est élevé neutre du narrateur. Elles soulignent que le roman-
au rang d’un événement par le sens et le temps du cier refuse de donner au narrateur un statut d’om-
verbe, mais aussi par la mise en page : l’énoncé nar- niscience à propos de ce qui relève, non des faits
ratif à lui seul constitue un paragraphe ; passés en eux-mêmes, mais de leur interprétation
– description de la tenue vestimentaire des deux rétrospective par les personnages.
« héros », antithétique (l. 16-20) ;
– dernier paragraphe essentiellement narratif, Exercice 6  p. 160
puisque le narrateur raconte les circonstances de 1. L’exercice a pour but de montrer que dans un court
la rencontre des deux personnages, permise par un extrait narratif, le narrateur peut changer de point
banc au milieu du boulevard. de vue, très rapidement. On pourra faire étudier les
2. Le narrateur adopte d’abord un point de vue variations du point de vue narratif grâce aux ques-
externe, à la manière d’un observateur témoin du tions « que sait le narrateur ? », « qui voit ? ». Ainsi le
parcours des deux personnages et de leur rencontre narrateur raconte en variant les points de vue narra-
(mention de l’origine spatiale de chacun, descrip- tifs, la première rencontre entre Madame de Rênal
tion de leur tenue vestimentaire et de leur silhouette, et Julien Sorel, scène de rencontre qui manifeste
puis description de leurs gestes). À la fin du dernier d’abord l’écart entre les deux personnages (éloignés
paragraphe, le romancier adopte successivement le par l’âge, la position sociale, le rôle à jouer, etc.).
point de vue interne de chaque personnage, comme D’abord le point de vue de Madame de Rênal sur
le montrent les verbes de vision « apercevoir » (l. 24) Julien Sorel, reconnaissable au verbe de percep-
et « distinguer » (l. 26). tion mais surtout aux nombreux modalisateurs qui
3. Cet extrait est l’incipit du roman de Flaubert. attestent le regard apitoyé d’une mère à l’esprit « un
L’incipit exige d’informer et d’intéresser le lecteur. peu romanesque » (l. 10) sur le jeune homme : « elle
Mais il s’agit aussi sans doute d’un incipit paro- aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune
dique : parodie d’un topos romanesque (la scène paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et
de rencontre entre deux personnages), parodie des qui venait de pleurer » (l. 4-6). Cette phrase et les
héros (insignifiants et ordinaires, les deux person- deux phrases suivantes proposent une description
nages sont faits pour se rencontrer) et parodie du modalisée de la tenue vestimentaire et du portrait du
réalisme (tout rend nécessaire la rencontre). visage de Julien Sorel vu de profil. On relève ainsi
ces expressions : une « chemise bien blanche » (l. 7),
Exercice 5  p. 160 « une veste fort propre de ratine violette » (l. 8). La
1. L’omniscience du narrateur est manifestée par les syntaxe consécutive « si… que » (l. 9-10) exprime
informations sur le passé des personnages, en parti- également une description faite par le narrateur du
culier sur celui de la mère des deux enfants. Elle se point de vue de Madame de Rênal. Le substitut nomi-
manifeste également par l’insistance sur le jugement nal « cette pauvre créature » (l. 13), l’adverbe « évi-
rétrospectif que porte la mère sur son passé, associé demment » (l. 14) l’attestent également.
au bonheur. Le narrateur évoque ainsi « des années Le narrateur est omniscient au moment de rapporter
de bonheur » (l. 9), précise ce jugement à l’aide de le trouble de Julien, ses causes et ses conséquences
comparaisons : « elle s’en souvenait comme d’une (l. 21-24) : du côté des premières, Julien est « frappé
terre lointaine et rêvée, d’une île » (l. 10-11). du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal », puis
2. On remarque la présence de marques de la moda- il est « étonné de sa beauté » ; du côté des secondes,
lisation : la proposition incise « disait-elle » permet « il oubli [e] une partie de sa timidité » et dans un
au narrateur de rapporter l’appréciation positive de crescendo de l’émotion, « il oubli [e] tout, même ce
la mère sur cette période du passé : « ils avaient vécu qu’il venait faire ». Le narrateur rapporte aussi le
très largement malgré la charge de leurs enfants » sentiment de honte du personnage : « tout honteux
(l.  6-7). L’énoncé suivant « Du moins c’était ce des larmes qu’il essuyait de son mieux » (l. 27-28).
qu’elle disait » est également modalisé par la locu- Le narrateur joue des avantages et des effets du point
tion adverbiale et le verbe de parole. Enfin la propo- de vue interne pour raconter la scène de contem-
sition subordonnée relative « dont Joseph et Suzanne plation réciproque et muette entre les deux person-
doutaient un peu » confirme que l’opulence évoquée nages : point de vue de Julien sur Mme de Rênal
par la mère peut être mise en doute. Ces marques de (l. 30 à 32), puis point de vue de Madame de Rênal
modalisation permettent d’exprimer de la distance sur Julien (l.32 à 35). Pour le montrer on mettra à

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profit les verbes de perception visuelle et leurs sujets et la femme bourgeoise. Chaque récit, rédigé à la
grammaticaux. première personne par un narrateur qui raconte la
La dernière phrase de l’extrait contient deux pro- même histoire en apparence, propose donc un point
positions qui peuvent être attribuées à un narrateur de vue différent. Lié ici à l’identité sociale du per-
redevenu omniscient, qui sait tout des pensées et des sonnage, le point de vue narratif est donc néces-
sentiments de ses personnages : « elle se moquait sairement interne. La comparaison des deux ver-
d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bon- sions permet de comprendre comment la notion de
heur » (l. 36-37). point de vue narratif n’est pas, en un sens, si éloi-
gné de la notion de « point de vue » souvent utili-
2. On pourra montrer que le choix du point de vue est
sée dans l’étude du discours argumentatif comme
lié à ce qui est raconté, et en exprime parfaitement
synonyme d’opinion. En fait, le point de vue ren-
la signification : une scène de rencontre entre deux
voie à des idées, des valeurs mais aussi à des senti-
personnages, qui la redoutaient. On mettra en avant
ments qui caractérisent une « manière de voir ou de
le rôle des impressions et des sentiments des regar-
considérer » un même objet. La « version » des faits
dants sur les regardés, dont ils déforment l’image
renvoie donc à une manière de rapporter, de présen-
par certains traits de leur caractère également. Ainsi
ter ou d’interpréter un fait ou un ensemble de faits.
on fera apparaître l’effort du romancier pour ne pas
figer les personnages dans une image unique qui 2. La consigne a pour but de faire étudier la manière
en amoindrirait l’épaisseur, sur le plan psycholo- dont chaque récit traduit particulièrement bien la dif-
gique par exemple. On pourra rappeler que le lec- férence de nature entre les deux personnages. Les
teur connaît déjà Julien Sorel, « vu » par son père raisons invoquées par chaque narrateur sont liées
par exemple (   exercice 3, p. 519). D’où l’impor- en effet à leur nature différente et incompatible,
tance de cette scène de rencontre qui l’éclaire d’une qui oppose les valeurs du bourgeois aux valeurs
lumière nouvelle. On insistera donc sur le rapport de l’artiste.
entre la technique du point de vue et un « réalisme Dans le récit de la femme, l’éthos bourgeois du per-
subjectif », qui permet de multiplier les images des sonnage apparaît très clairement :
personnages romanesques, vus par d’autres person- – On constate l’importance de l’argent et de son
nages ou le narrateur lui-même. corrélat, la valeur de l’aisance matérielle (dénotée
par l’ambition qu’elle exprime d’être « tout à fait
Exercice 7  p. 160 à l’aise », l. 11). Ces thèmes apparaissent à travers
1. Les Femmes d’artistes est un recueil de nouvelles l’une des raisons qui ont justifié le choix du mari
publié par Daudet en 1874. L’écrivain y aborde la (« Il avait quelque fortune », l. 8-9) et à travers la hié-
question du mariage, celui des artistes en particu- rarchie qui met la recherche d’« une bonne place »
lier. Le « Prologue » du recueil est un récit dans (l. 10) au-dessus de la poésie ravalée à un simple
lequel un narrateur rapporte l’échange argumenta- loisir (l’emploi du déterminant « sa », l. 9, est péjo-
tif (assez maladroitement rédigé) entre un peintre ratif et montre la divergence de vue).
marié et un poète : celui-ci envie le bonheur de son – Les sèmes « bonne éducation », « sérieux » (l. 19)
ami alors que le peintre, qui reconnaît son bonheur, sont également attestés dans le discours de la femme,
le considère néanmoins comme un miracle. Selon qui manifeste ainsi les valeurs bourgeoises : « Il était
lui les artistes ne doivent pas se marier : « pour nous bien élevé », « Je l’aurais voulu plus sérieux ».
tous, peintres, poètes, sculpteurs, musiciens, […] je – On note également la fréquence des références
dis que le mariage ne peut être qu’une exception. à l’idéal domestique bourgeois, d’ordre et de pro-
À cet être nerveux, exigeant, impressionnable, à preté : « un petit intérieur bien tenu, clair et propret »
cet homme-enfant qu’on appelle un artiste, il faut (l. 22-23), dans lequel trouvent leur juste place une
un type de femme spécial, presque introuvable, et pendule Empire et des tableaux, dont toute la beauté
le plus sûr est encore de ne pas le chercher… ». Le tient dans le cadre (l. 28-29) ; la valeur de ces objets
peintre fait alors lire à son ami un manuscrit pour est du reste moins esthétique que patrimoniale (sous
le dissuader de se marier : ce manuscrit contient les le déguisement d’une sentimentalité mièvre), si l’on
nouvelles dont Un Malentendu fait partie. en croit l’insistance mise sur leur origine, héritage
Le choix de cet extrait de la nouvelle s’explique ou cadeau. Par opposition, cet idéal est dénoncé par
par l’intérêt du dispositif narratif. Celui-ci pro- l’incapacité de la femme à apprécier les antiquités,
pose, pour les opposer, deux versions d’une histoire comme le dit le système adjectival (« De meubles
conjugale, livrées respectivement par le mari poète inutiles, passés de mode, perdus de poussière, avec

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des tapisseries fanées, et si anciennes », l. 24-26), rité psychologique, qui peut surprendre les lecteurs
auquel fait écho le jugement du mari sur les objets d’aujourd’hui, sensibles à la question du racisme et
bourgeois (« Il trouvait tout cela hideux », l. 30). réagissant souvent vivement au contenu de l’histoire
Dans le récit du mari, l’éthos de l’artiste apparaît : racontée. La technique du point de vue aboutit alors
– À travers les références transparentes au mythe de à ajouter au récit initial une dimension pathétique
Pygmalion, actualisé : l’artiste, Pygmalion moderne, plus explicite, mais aussi une portée polémique,
s’est marié dans l’illusion de pouvoir « donner la vie qui reste implicite dans la nouvelle de Maupassant.
à cette [femme] statue » (l. 41-42), dont le « profil La consigne n’impose pas explicitement le choix
grec » (l. 44) confirme la référence mythologique. d’un point de vue narratif, mais le récit pourra être
Mais c’est une vie spirituelle qu’il s’agit de lui insuf- conduit en focalisation interne (le point de vue de
fler, par l’initiation à l’art et au beau : « Quelle joie la jeune fille, sur les parents et sur les villageois) ou
de former cet esprit naïf aux belles choses, d’initier sans point de vue : un narrateur omniscient pourra
cette âme pure à mes enthousiasmes, à mes espé- rapporter les sentiments et les émotions de la jeune
rances […] ! » (l. 39-41) fille, ou ses pensées. L’essentiel réside non dans le
– Par l’espoir d’une « conversion », en lui faisant choix d’une seule solution mais dans l’alternance
partager son existence, ses valeurs d’artiste : « Je des points de vue, qui peut être mise en œuvre sur
voulais la faire entrer complètement dans mon exis- un passage même très bref.
tence » (l. 57-58), « espérant qu’à la longue elle com-
prendrait mieux ce qui faisait ma vie » (l. 60-61).
La désillusion de l’artiste apparaît également dans La description
le ton sarcastique avec lequel le poète désenchanté et le portrait p. 162
réévalue son jugement sur son épouse, en faisant la
part de son aveuglement volontaire, qu’il s’agisse de Exercice 1  p. 163
son « petit accent provincial » (l. 48-52) ou de ses 1. La description se fait au présent (« exhale », l. 1 ;
avis qu’il sollicitait sur ses vers (l. 62-67). « sent », l. 3 ; « donne », « est », « pénètre », l. 4, etc.),
ce qui la rend d’autant plus vivante.
Exercice 8  p. 161
1. De la ligne 7 à la ligne 11, comme de la ligne 32 2. Le champ lexical de l’odorat domine ici avec des
à la 34, un narrateur omniscient rapporte le déses- verbes comme « exhale » (l. 1), « sent » (l. 3), « pue »
poir de plus en plus lucide du jeune homme, consé- (l. 6) ou des noms comme « odeur » (l. 1), « nez »
cutif au refus de sa mère ou à la fuite des parents. (l. 4), etc. La description est olfactive et non visuelle.
De la ligne 12 à la ligne 31 le point de vue domi- 3. La présence de termes connotés permet de douter
nant est externe : le narrateur raconte le trajet de la de l’objectivité de la description. Les mots « pue »
famille Boitelle et de la jeune fille noire à travers (l.  6), « nauséabondes (l.  8), « horreurs » (l.  11)
la campagne puis à travers le village. Ce choix per- orientent nettement le propos et jouent sur l’avis
met de transformer les quatre personnages en objets du lecteur. Le trait d’humour final ajoute à la sub-
de spectacle, placés constamment sous les regards jectivité : lorsqu’on la compare à la salle à manger,
des paysans. Pour l’expliquer, on peut insister par la pièce dont on vient de lire la description est un
exemple sur l’emploi du pronom indéfini « on » (« on « salon élégant et parfumé ». Tout est relatif, donc…
longeait une clôture », l. 14 ; « on apercevait […] des
gens qui couraient », l. 17-18), qui confère au narra- Exercice 2  p. 163
teur le statut de témoin, neutre, et à sa narration une 1. On peut parler ici de description panoramique. En
certaine impersonnalité. D’autres tours sont carac- effet le narrateur donne une vue d’ensemble (« on
téristiques de cette vision objective : « sur la place dominait l’immense vallée, longue et large, que le
du village ce fut une sortie en masse de toutes les fleuve clair parcourait d’un bout à l’autre, avec de
maisons en émoi » (l. 26-27). grandes ondulations », l. 3) puis balaye le paysage :
2. L’intérêt de ce travail d’invention consiste d’abord « On le voyait venir de là-bas […] » (l. 6), « Puis la
à choisir tel ou tel point de vue narratif, en le justi- ville apparaissait sur la rive droite […] » (l. 8), « Mais,
fiant par des raisons précises, en fonction des effets en face, de l’autre côté du fleuve […] » (l. 17).
à produire et d’une signification à déterminer. Dans 2. La longue avant-dernière phrase (l. 8-17) com-
ce passage de la nouvelle de Maupassant, le per- mence par une proposition principale enrichie d’une
sonnage de la jeune noire est privé d’une intério- longue suite d’expansions du nom en apposition à

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« ville » (l. 8). La longue énumération des caracté- chose sans pouvoir se défendre (« on lui avait à
ristiques de la ville permet de parler d’accumula- jamais appliqué le rire sur le visage », l. 1 ; « mysté-
tion. On peut relever des rythmes binaires (« carrées rieuse opération probablement subie par Gwynplaine
ou rondes » (l. 12) ou ternaires (« laide, étrange et enfant », l. 6) peut également faire naître de la pitié.
démesurée », l. 16). La description est donc minu-
tieuse et se veut la plus complète possible. Exercice 5  p. 163
1. La description de la tomate fait appel à un vocabu-
3. La ville apparaît comme étendue, ce que souligne
laire scientifique qui passe de la géométrie (« symé-
l’accumulation mais elle a aussi une dimension ver-
trie parfaite », l. 2) à la chimie (« d’un beau rouge de
ticale avec les « clochers » (l. 10), les « tours » (l. 12),
chimie », l. 5) et à l’anatomie (« veines blanches »,
les « beffrois » (l.  13), les « clochetons » (l.  13), la
l. 11 ; « chair », l. 15).
« flèche » de la cathédrale (l. 15), etc. Cette dimen-
sion est soulignée par l’usage de l’hyperbole (« mille », 2. Le narrateur décrit son hors-d’œuvre de la façon la
l. 10 ; « la plus haute qui soit au monde », l. 17, etc.) plus neutre et la plus rigoureuse possible. Le ton est
résolument réaliste et l’on se rapproche d’une « leçon
4. L’avant-dernière phrase est beaucoup plus longue
de choses » proche de certains poèmes de Francis
que la dernière. La ville de Rouen, sur la rive droite,
Ponge. Le registre didactique n’est donc pas loin.
semble en fait bien plus intéressante et variée que les
usines qui occupent tout l’espace sur la rive gauche. 3. La précision de la description lui confère une
Le narrateur préfère insister sur la diversité de la fonction documentaire et la volonté d’objectivité
ville que sur l’uniformité monotone des cheminées. indique l’intention réaliste. Mais l’attention accordée
à la tomate et ses couleurs (« rouge », l. 5 ; « pépins
Exercice 3  p. 163 jaunes », l. 7 ; « verdâtre », l. 8) lui ajoute également
1. La figure du personnage est « pâle » et « blafarde » une dimension esthétique.
(l. 3), proche du « vermeil dédoré » (l. 6). Ses che-
Exercice 6  p.164
veux sont « d’un gris cendré » (l. 7). Ses yeux sont
1. Plusieurs sens sont sollicités dans ce texte. La
« jaunes » (l.  10). Le personnage a donc un teint
vue : « l’on voyait le large creux couleur de métal
particulièrement terne et l’on imagine son visage
où étincelaient des paillettes ». L’ouïe : « claque-
comme assez désagréable à contempler.
ment de couvercle » (l. 9), « sourdement » (l. 11). Le
2. Le narrateur décrit d’abord le visage en géné- toucher : « gelées » (l. 6), « ébranlant » (l. 11). Les
ral puis passe les détails en revue : les « cheveux » vagues offrent donc un spectacle entier au narrateur.
(l. 6), les « traits » (l. 8), les « yeux » (l. 11), le « nez »
2. La fonction de la description semble ici princi-
(l. 13). À chaque fois, une courte phrase vient accen-
palement esthétique. Le Clézio évoque avec une
tuer le côté négatif du portrait.
grande poésie le déferlement des lames sur la côte.
3. La curiosité du lecteur est éveillée dès la première
phrase : « un personnage que vous ne pouvez pas Exercice 7  p. 164
connaître » (l. 1). Le narrateur n’a de cesse ensuite 1. La nature semble ici grandiose (« grandes roches »,
d’insister sur le caractère particulier du personnage : l.  6 ; « vingt lieues de pays », l.  5). Elle est aussi
il propose de créer l’expression « face lunaire » (l. 5), déserte, le « silence » (l.  4) n’étant brisé que par
feignant de demander l’autorisation de l’académie, les « cigales » (l.  2). Le paysage semble donc
et varie les comparaisons (« Talleyrand », l. 9 ; « une d’abord propice à la méditation du personnage qui
fouine », l. 10 ; « une vrille », l. 14). le contemple du haut d’un rocher. Mais la nature
reflète également ses ambitions. En effet, « l’oi-
Exercice 4  p. 163 seau de proie » (l. 9), un « épervier » (l. 5), qui décrit
1. Gwynplaine a le visage « pétrifié » (l. 3). Un « ric- des « cercles immenses » (l. 8) symbolise l’envie de
tus » (l. 8) figé lui donne une « étrange figure de joie » domination et de liberté de Julien Sorel.
(l. 11). L’anaphore « toutes »/« toute » (l. 7-8) et la 2. On peut donc parler ici de fonction symbolique
comparaison avec la roue et le moyeu (l. 9) insistent de la description : la nature symbolise les aspirations
sur cet horrible rire. L’adjectif « étrange », à la fin du personnage et permet de compléter son portrait.
du texte, montre également que le visage de Gwyn-
plaine n’est semblable à aucun autre. Exercice 8  p. 164
2. Ce portrait doit produire une certaine horreur chez 1. La casquette du jeune Bovary est ici longuement
le lecteur. L’idée que le personnage a subi quelque décrite. Le narrateur insiste sur ses formes géomé-

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triques (« rond », l.  12 ; « ovoïde », l.  15 ; « circu- de certains des plus grands penseurs (dans tous les
laires », l. 17 ; « losanges », l. 18), sur les matières domaines) des xviie et xviiie siècle.
qui la composent (« poil », l. 11 ; « velours », « poils 3. On attendra des élèves qu’ils poursuivent dans
de lapin », l. 18, etc.) et sur ses couleurs (« rouge », la voie choisie par Julie de Lespinasse, c’est-à-dire
l. 18 ; « or », l. 22). Elle semble être un mélange de celle de l’éloge. Ils pourront remarquer le port altier
plusieurs couvre-chefs : « bonnet à poil » (l.  11), du personnage ou son aspect soigné et s’émerveiller
« chapska » (l. 12), « chapeau rond » (l. 12), « cas- sur sa perruque…
quette de loutre » (l. 12), « bonnet de coton » (l. 13).
Trois caractéristiques s’en dégagent : la casquette est Exercice 10  p. 165
bigarrée, laide et ridicule. 1. Le poème s’ouvre sur le portrait des bourgeois par
2. La casquette est comparée (l. 15) au visage d’un le poète. Ils sont ridiculisés par leur nom (« Monsieur
imbécile. On pense alors à son propriétaire, Charles Prudhomme », titre et v. 8 ; « Monsieur Machin »,
Bovary. v. 9), par leur portrait physique (l’image de Monsieur
Prudhomme englouti par son faux col est comique ;
3. La casquette est l’occasion pour les autres élèves le personnage, vu de profil comme sur une pièce de
de se moquer du nouveau : la casquette est d’ailleurs monnaie – « son oreille », v.  2 – apparaît comme
« neuve » (l.  23) de même que Charles est « nou- rigide et bien portant – le mot choisi est « pansu »,
veau ». La description de la casquette remplace le v. 10) et par leur portrait moral : la présentation des
portrait du personnage qui partage les mêmes carac- activités de M. Prudhomme repose d’abord sur un
téristiques qu’elle. jeu de mot (« il est maire et père de famille », v. 1)
4. La description a donc une fonction symbolique. et on constate assez vite qu’outre l’argent, ses pré-
La casquette est Charles Bovary. Rire de la cas- occupations sont assez limitées et s’arrêtent à ses
quette et s’étonner devant elle, c’est rire et s’éton- pantoufles (« et le printemps en fleur sur ses pan-
ner de lui, mais le rire est peut-être plus facile avec toufles brille » (v. 4 et v. 14). Mais le bourgeois a
un objet. On peut aussi considérer que cette des- quand même une idée : il déteste les poètes. Il en
cription acquiert presque une fonction esthétique dresse une caricature : « barbus » (v. 12), « mal pei-
(ou anti-esthétique) : cette casquette est une œuvre gnés » (v. 12). La vie bohème s’oppose évidemment
d’art, en quelque sorte… à la vie bourgeoise et pour Monsieur Prudhomme,
le poète est celui qui ne fait rien (« fainéant », v. 12)
Exercice 9  p. 164 hormis de pauvres vers (« faiseurs de vers », v. 11)
1. Le portrait s’ouvre sur un rythme ternaire autour et qui ne vaut donc rien (« vaurien », v. 11).
des trois grandes qualités de Condorcet selon Julie de 2. Ces deux portraits sont donc satiriques. On touche
Lespinasse : l’« esprit », le « talent » et l’« âme ». Les ici, avec la caricature, à la fonction argumentative
deux premières sont développées ensuite. Or, pour du portrait.
présenter ces qualités, Julie de Lespinasse utilise le
3. Le rejet des bourgeois par Verlaine est évident et
superlatif : Condorcet a « le plus grand esprit, le plus
son ironie à leur égard mordante. Verlaine semble
grand talent et la plus belle âme » (l. 1). De même à
donc du côté de ces « faiseurs de vers », ces « vau-
la fin du texte : « il joint enfin aux connaissances les
riens », ces « maroufles » raillés par Monsieur Prud-
plus étendues, les lumières les plus profondes, et le
homme. Il montre d’ailleurs dans ce sonnet de quoi
goût le plus exquis et le plus sûr » (l. 21). Le person-
il est capable en tant que poète : il joue ainsi avec
nage reçoit un certain nombre de qualificatifs posi-
l’alexandrin (qui se brise sur « il les a » par exemple,
tifs et il est présenté comme un égal de Dieu (l. 15).
au vers 12) et multiplie les rimes audacieuses
Enfin, une accumulation de rythmes binaires vient
(« maroufles »/« pantoufles », « il les a »/« coryza »).
souligner ses multiples qualités : « il est profond et
subtil, il est fort et il est fin, il est clair et précis, il Exercice 11  p. 165
est juste et délié » (l. 17). 1. Le document B illustre en partie le texte. En effet,
2. Julie de Lespinasse fait référence à plusieurs on retrouve Sartre avant son passage chez le coif-
grands noms : Voltaire, Fontenelle, Pascal et New- feur, avec des boucles qui « voltig [ent] au-dessus
ton (l. 19-21). Ces quatre personnages sont liés aux des oreilles » (l. 4) et un aspect de « fillette » (l. 3).
qualités dont aurait hérité Condorcet : « la facilité et Le document C serait en quelque sorte à placer
la grâce », « le piquant », « le sel », « la profondeur et après le coiffeur (même si la photographie est prise
la perspicacité ». Condorcet serait donc la réunion des années plus tard) : le personnage a les cheveux

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beaucoup plus courts et l’on s’aperçoit que son « œil
droit entr [e] dans le crépuscule » (l. 6). La structure du récit p. 166
2. Sartre semble porter un regard lucide et sans com-
plaisance sur lui-même, en parlant par exemple de Exercice 1  p. 167
« laideur » (l.  6) ou de « crapaud » (l.  9). L’anec-
Une étude rapide du paratexte permet d’identifier
dote est rapportée de façon théâtrale avec un certain
sa nature : il s’agit d’un article de presse daté du
humour. Les cris de la mère et la stupeur du grand-
7 décembre 1990, tiré du quotidien Le Parisien. Le
père renforcent le subit passage du statut de « mer-
récit court et très factuel répond bien à l’exigence
veille » (l. 9) à celui de « crapaud » (et de « fillette »
journalistique de précision et de concision. La nature
à celui de « garçonnet » l. 3). L’instant fut sans doute
du crime, dramatique car involontaire, assimile ce
douloureux pour l’enfant (« il y eut des cris mais pas
texte à un fait divers.
d’embrassements », l. 1 ; « il fallut qu’elle s’avouât
On retrouve bien ici la structure en 5 étapes d’un
la vérité », l. 7) mais la dramatisation exagérée fait
schéma narratif classique :
aussi sourire le lecteur.
Une situation initiale (l. 1 à 5) : elle présente les per-
sonnages et pose le cadre spatio-temporel de l’ac-
Exercice 12  p. 165
tion à venir. Nous avons ici affaire à un couple de
Dans Les Caractères, La Bruyère propose une vision retraités installés depuis plus de dix ans à Toulon.
de la société du xviie siècle et s’attaque aux vices Le personnage principal lit, un soir, avec son épouse.
de la Cour à travers des portraits sans complaisance,
L’élément perturbateur (l.  5 à 10) : c’est l’événe-
comme celui de Gnathon ici. Ce dernier sert de pré-
ment qui provoque la suite de l’action : vers minuit,
texte à une violente critique de l’égocentrisme et du
des bruits de serrure éveillent l’attention d’André
sans-gêne des privilégiés.
Agoustin, resté seul. Il se saisit d’une arme et s’ap-
Suggestion de plan : proche de la porte.
1/Un tableau du siècle Les péripéties (l. 10 à 12) : une série d’actions rapides
succède à l’élément perturbateur : le coup de poing,
On reviendra sur le cadre qui nous renseigne sur les
le coup de feu accidentel.
habitudes de la haute société du xviie siècle : l’abon-
L’élément de résolution (l. 13 à 16) : il tient en la révé-
dance des différents plats (viandes, jus, sauces), le
lation de l’identité du supposé voleur : un voisin, qui,
placement à table et le nombre de convives. L’om-
par une tragique méprise, s’est rendu au mauvais étage.
niprésence de Gnathon et l’absence de réaction des
autres peut amener à s’interroger : est-ce la marque Situation finale (l. 17 à 22) : elle rassemble les consé-
d’un comportement habituel ? quences de l’élément de résolution et règle le sort
des personnages : mort du voisin, découverte de son
2/Une caricature erreur par le meurtrier accidentel, et garde à vue.
Gnathon signifie « mâchoire » en grec, et la vie du
personnage tourne autour de la nourriture dont il Exercice 2  p. 167
faudra relever l’omniprésence dans le texte. Il est 1. L’élément perturbateur vient, à la ligne 11, rompre
le stéréotype du glouton, un véritable personnage l’état stable que constituait la situation initiale. La
de comédie. Toutes ses actions sont dirigées vers la vie quotidienne des deux familles paysannes, ryth-
nourriture. Il est également le stéréotype du grossier mée par la répétition, se voit perturbée par l’intru-
personnage qui fait rire et dégoûte à la fois. sion du couple, événement inhabituel.
3/Le moraliste 2. La situation initiale est marquée par l’emploi
La Bruyère ne fait pas le portrait d’un personnage d’un temps dominant : l’imparfait. De nature des-
unique mais il vise bien, en l’exagérant, un défaut criptive, il ancre la vie des familles dans un passé
qui se retrouve largement. Il emploie le présent de rendu révolu par la survenue de l’élément perturba-
vérité générale et invite à réfléchir sur l’égocen- teur. L’auteur signale ce changement par le passage
trisme, marqué dès la première ligne par la négation au passé simple, qui domine le texte à partir de la
restrictive : « Gnathon ne vit que pour soi ». Ce com- ligne 11. Sa valeur singulative donne aux actions
portement est dangereux pour la société car il s’op- qui suivent la valeur d’événements uniques, loin de
pose aux codes sociaux qui permettent de vivre col- la répétition induite par les imparfaits qui précèdent.
lectivement en harmonie et il met en péril l’image 3. L’implicite joue un rôle important dans cet extrait.
de l’homme. La jeune femme conduit (l. 13), prend la parole, don-

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nant ainsi une impression de vie et d’énergie qui Exercice 5  p. 168
contraste avec le caractère statique du « monsieur 1. Le nom du personnage est désormais doté d’une
assis à côté d’elle » (l. 14). La clé nous est donnée particule : l’ancien roturier a anobli son nom pour lui
par Maupassant : « ces admirations qui étaient une donner un prestige social plus grand. Nous compre-
douleur et presque un reproche pour lui » (l. 17-19) nons donc que le sous-officier tombé dans le civil a
suggèrent la stérilité d’Henri. Le couple va donc connu un destin d’exception. Du Roy ou Du Roy de
chercher à adopter un des enfants présents. Cantel n’est au départ qu’un nom de plume, mais le
parcours de Bel-Ami fait de lui le Baron Du Roy de
Exercice 3  p. 167 Cantel : ce nom fictif est devenu réalité.
1. L’élément de résolution trouve ici sa source vers
11, lorsque le loup, tenté par la vie domestique, voit 2. Le héros du roman vit une situation finale à l’exact
« le cou du chien pelé ». La discussion qui s’ensuit opposé de sa situation initiale. Le début du roman
éclaire cette énigme : l’origine en est le collier qui le voit anonyme, menacé de pauvreté, sortant d’un
sert à l’attacher. restaurant populaire des Grands Boulevards. Les
lieux décrits dans ce dénouement sont au contraire
2. Cet élément de résolution fait basculer le texte ceux de la richesse et du pouvoir. Le Palais-Bour-
vers sa situation finale : il mène à un renversement bon abrite la chambre des députés, et l’Église de
qui s’opère à partir du vers 17 : « […] de tous vos la Madeleine ne voit que des mariages d’excep-
repas/Je ne veux en aucune sorte/Et ne voudrais pas tion. « Le peuple de Paris le contemplait et l’en-
même à ce prix un trésor ». viait » (l. 1) : le petit employé de province a réussi
3. La situation tient en un vers (v. 20). Nous compre- sa conquête de la capitale.
nons que le loup choisit la liberté et ses contraintes,
3. Paradoxalement, ce moment de gloire donne
qu’il préfère à une vie domestique confortable
naissance, chez le personnage, à une rêverie très
mais servile. Le passage final au présent (« et court
intime : celle de la vision d’une amante, Mme de
encor ») dynamise cette morale implicite.
Marelle, « au sortir du lit » (l.  15). Son épouse,
Exercice 4  p. 167 Suzanne Walter, fille d’un puissant financier, n’est
pas même évoquée. Nous comprenons, en rappro-
1. Il s’agit ici d’un extrait de la première page de Bel-
chant cette vision de la réaction des femmes à la
Ami de Guy de Maupassant. Celui-ci nomme son per-
vue de Georges Duroy dans l’incipit (exercice 4),
sonnage de façon complète – Georges Duroy – dès la
que celui-ci a réussi grâce au pouvoir de séduction
ligne 2 car il s’agit de sa première apparition. L’ana-
qu’il exerce sur les femmes.
phore « Il » prend ensuite le relais. Cette première
page se signale par son caractère très informatif : le
Exercice 6  p. 168
cadre spatio-temporel, un portrait physique du per-
sonnage, des allusions à son passé (tous ces repères 1. Diderot, dans l’incipit de Jacques le Fataliste,
permettent au lecteur de situer le héros et l’action). se moque de nos réflexes de lecteur : les questions
qu’il formule (passé des personnages, noms, ori-
2. Le cadre spatio-temporel apparaît avec précision. gine, destination, thème de leur conversation) sont
Le personnage est situé à la sortie d’un restaurant celles dont nous attendons la réponse dès l’inci-
(l. 2-3), bon marché (l. 15 : « gargote à prix fixe »). pit d’un roman. En refusant de nous donner satis-
La situation temporelle est la suivante : il s’agit d’une faction, l’auteur montre l’originalité de son pro-
fin de soirée (les dîneurs sont « attardés », l. l7) en jet romanesque : il s’agit d’un roman sur le roman,
été, à la fin du mois (l. 18 « 28 juin »). démontant ses mécanismes, décevant son lecteur,
3. Maupassant ne se contente pas de situer son per- l’amenant à réfléchir à son rôle dans la construc-
sonnage mais parsème son texte d’indices sur sa tion du sens d’une œuvre. Diderot refuse à son lec-
situation passée, présente, et à venir. Il fut militaire teur le confort de la passivité en détruisant d’em-
(l. 5 : « ancien sous-officier » ; l. 6 : « d’un geste mili- blée toute illusion romanesque. Italo Calvino fait
taire) mais la vie civile ne l’a pas mené à la fortune le même choix : en interpellant à la deuxième per-
(l. 18-19 « trois francs quarante pour finir le mois »). sonne le lecteur, il pousse à l’extrême le principe
Il plaît aux femmes, qui réagissent à sa présence de l’intervention auctoriale. L’auteur s’affiche, se
(troisième paragraphe). On devine à la comparaison nomme à la troisième personne, et devient même
« comme des coups d’épervier » (l.  9) que le per- prescripteur, assignant à son lecteur les conditions
sonnage ne sera pas dénué d’une certaine brutalité. de réception de son texte.

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2. Les deux auteurs cherchent la participation d’un 3. Le narrateur omniscient du récit-cadre laisse la
lecteur actif et critique. Diderot montre d’emblée parole à un narrateur interne prenant la parole à la
que son œuvre et ses personnages ne sont que des première personne pour livrer une expérience vécue.
constructions, qu’il invite le lecteur à les exami- Maupassant choisit le discours direct, dans le cadre
ner et à les démonter. Italo Calvino ne procède pas d’une conversation tardive, propice à l’écoute. Le
autrement : en s’attaquant à l’illusion de réalité qui narrateur, le général de G… montre son implica-
fonde le pacte de lecture romanesque, il refuse l’idée tion dans l’action racontée en employant un « nous »
d’un lecteur passif tout en jouant avec humour des inclusif désignant l’armée française en déroute.
pouvoirs de l’écrivain.
Exercice 9  p. 169
Exercice 7  p. 168 1. L’analepse occupe ici le dernier paragraphe du
1. Georges Perec, dans l’excipit des Choses, sur- texte. Elle est introduite par le verbe « se rappeler »
prend son lecteur par l’emploi du futur. L’écriture (l. 20), l’adverbe « alors » marquant une rupture tem-
romanesque prend le plus souvent la forme d’un récit porelle qui signale la survenue du souvenir. Celui-
rétrospectif fondé sur le système des temps du passé : ci naît du cadre spatial : traversant avec Rosanette
ici, l’auteur rompt avec ce principe, pourtant respecté un lieu déjà arpenté avec Mme Arnoux, Frédéric se
dans son roman, à l’exception d’un premier chapitre souvient de cette dernière.
écrit au conditionnel.  Il nous propose, en guise de 2. L’insatisfaction actuelle du personnage apparaît avec
dénouement, une prolepse qui, détachée du récit prin- netteté dans cet extrait. Le premier paragraphe sug-
cipal, constitue un étrange épilogue. Le destin des per- gère les manières peu raffinées de Rosanette (l. 2-3 :
sonnages en paraît figé, au-delà de la fin du roman. « des moustaches au coin de sa bouche »), confirmées
2. On notera en premier lieu l’absence de dialogue par la familiarité de son adresse à Frédéric (l.  12 :
verbal entre les deux personnages, Jérôme et Sylvie, « le mimi »), ici infantilisé. Le refus du bracelet par
couple central du roman : leur voyage reste silen- une Rosanette pourtant vénale renvoie Frédéric à son
cieux. Leurs actions ne semblent pas individuées : modeste statut social, tout comme la conversation qui
les deux personnages semblent interchangeables, ce suit. Le personnage s’absorbe (l. 22) donc dans un sou-
qui leur confère un certain anonymat. La dernière venir plus heureux, au point d’en oublier le présent.
phrase éclaire cette atonie : le manque de saveur du 3. Le nom même de Mme Arnoux joue ici le rôle
repas révèle une éternelle insatisfaction née de leur d’indice : nous pouvons comprendre que c’est d’une
appétit pour les choses, de leur volonté sans fin de femme mariée que Frédéric a été – et reste – amou-
s’entourer d’objets. reux. La sobriété avec laquelle Mme Arnoux est
évoquée contraste avec le manque d’éducation de
Exercice 8  p. 168 la grisette, et suggère donc une histoire d’amour
1. On peut distinguer dans cet extrait deux récits, plus idéale et élevée, contrastant cruellement avec
pris en charge par deux types de narrateurs. Le récit- un présent par trop trivial.
cadre est le fait d’un narrateur omniscient capable
de se projeter dans un passé proche. La prise de Exercice 10  p. 169
parole du général de G… oriente ce récit vers ce 1. Garcia Márquez adopte ici un ordre anti-chrono-
qui constituera le récit principal : l’évocation de ses logique. Il remonte le fil du temps, de la mort pro-
souvenirs de guerre, amenée par l’accident évoqué chaine du personnage face à un peloton d’exécution
dès le début du texte. (l. 1) à un souvenir d’enfance amené par l’évocation
2. Le passage d’un récit à un autre est marqué par de son père (l. 4). Le cadre spatio-temporel en est
un changement de cadre spatio-temporel. L’action fixé avec précision, et la dernière phrase (l. 9 : « le
du récit-cadre est située avec précision dans une monde était si récent ») suggère le caractère fonda-
villa, au bord d’une rivière, lieu d’un accident. Deux teur du souvenir évoqué.
cercles de conversation, l’un masculin, dans le jar- 2. La prolepse occupe ici les deux premières lignes du
din, l’autre féminin, dans le salon, se sont formés. texte. Elle est dotée d’un cadre spatio-temporel spé-
Une analepse nous projette ensuite pendant la guerre cifique : « Bien des années plus tard, face au peloton
de 1870 (l. 19), dans un cadre spatial très différent : d’exécution ». La violence suggérée du destin final du
l’armée française, battue par les Prussiens, se replie personnage contraste avec le paysage bucolique, aux
vers le Havre pour se reformer. L’hiver a remplacé origines du monde, évoqué par la suite, sans qu’un lien
la « nuit tiède » (l. 1) du début de l’extrait. explicite soit créé entre les deux épisodes évoqués.

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3. Cette disjonction entre la prolepse initiale et le b.  L’analepse prend la forme de l’évocation d’un
souvenir d’enfance ensuite évoqué crée un fort effet événement passé : la mort, non située dans le temps,
d’attente chez le lecteur, qui cherchera à renouer le du fils du personnage dans un accident de voiture
fil unissant ces deux périodes en apparence très dis- (l. 14-15). Elle donne au texte une tonalité pathé-
jointes. L’auteur créé donc un suspense et une ten- tique, et peut expliquer le comportement inhabituel –
sion qui incite tout lecteur curieux à s’interroger absence de but défini, silence – du personnage prin-
et à poursuivre au-delà de cet incipit. La prolepse cipal. Elle donne également sens à la prolepse : le
donne à son roman une structure temporelle circu- projet du personnage – vivre dans l’anonymat d’un
laire, qui rapprochera le lecteur de cette mort déjà motel (l. 10-12) – prend une résonance alors diffé-
annoncée au fil de sa lecture. rente (mort sociale ? enquête anonyme ?)
c. La prolepse – le projet déjà cité de vie anonyme
Exercice 11  p. 169 dans un motel (l.  10-12) – apparaît juste après la
1. Flaubert choisit ici une disposition typographique situation initiale. Elle prend ainsi la place d’une
signifiante : chaque fin de paragraphe marque ainsi péripétie, intervenant, dans un schéma narratif clas-
une ellipse temporelle. Le procédé est reconduit sique, après l’élément perturbateur.
à l’intérieur des paragraphes, la juxtaposition des
2. L’auteur de cette très courte nouvelle fait des choix
actions, sans lien logique ou temporel, suggérant,
narratifs originaux : il modifie l’ordre du récit pour
notamment aux lignes 2 à 4, qu’il ne raconte pas
nous rendre sensible au drame qui sous-tend cette
tout. Les actions du personnage se succèdent sans
page. Le lecteur est ainsi désorienté par une situa-
constituer une totalité.
tion initiale en apparence vide de sens : elle met en
2. Flaubert ne donne pas à cette succession d’ac- scène un personnage seul dans sa voiture dans une
tions une durée précise, mais suggère qu’elle s’étend ville désertée, se condamnant à un anonymat forcé
sur plusieurs mois ou années. On remarquera que la de plusieurs mois (l. 9-10 « la perspective de jours
construction intransitive du verbe « voyager » (l. 1) et de mois absolument vides ») dans un motel, à tra-
entretient ce flou. L’évocation des paquebots sug- vers une prolepse sans signification explicite. C’est
gère de longs périples maritimes, celle des ruines à la lumière d’une analepse, qui tient lieu d’élément
rapproche ce voyage de celui qu’effectua Flaubert perturbateur, que le lecteur est rendu sensible à un
en Orient avec Maxime du Camp. Le récit subit personnage au premier abord dénué d’intérêt. Celle-
donc une accélération prodigieuse, puisqu’une page ci éclaire son comportement actuel et à venir – il
couvre une longue période de l’existence du per- semble souhaiter se dissoudre jusqu’à ne plus exister
sonnage. – qui a pour source un accident : la mort de son fils.
3. Le romancier ne donne aux actions de son héros Le lecteur revisite donc ses actions, qui apparais-
aucune cohérence, comme le suggère la juxtapo- sent désormais comme la conséquence d’un drame
sition. Le style très simple de la narration interdit intime : l’empathie devient alors possible.
tout grandissement épique, et c’est presque en nar-
rateur externe, très détaché du sort de son person-
nage, que Flaubert raconte ses aventures. Frédéric
n’est même plus nommé, réduit qu’il est à l’ano- Les discours rapportés p. 170
nymat d’un « il » répété par cinq fois. Les ellipses
renforcent le sentiment de vide et de fuite sans but
que l’auteur veut donner à cette page. Exercice 1  p. 171
1. Les passages au discours direct retranscrivent ici
Exercice 12  p. 169 le dialogue du groupe d’enfants :
1. a. L’auteur choisit de ne pas suivre un schéma l. 2-3 : les paroles de Max sont introduites par une
narratif classique. La situation initiale est bien pré- incise utilisant le verbe dire.
sente : le personnage est situé dans sa voiture, en l. 5 : Max apprécie l’arme de Dolfi, son propos est
ville, et évoque la suite de ses actions. La lecture introduit par le verbe reconnaître, qui montre que
de la lettre peut tenir lieu d’élément perturbateur, en Max fait ici une concession.
introduisant un événement tragique pouvant influer l. 11-12 : Walter prend ici la parole, son propos est
sur le cours de l’histoire. Mais les péripéties, l’élé- introduit par le verbe dire.
ment de résolution et la situation finale sont refusés l. 13 : un troisième enfant acquiesce, l’auteur utilise
au lecteur. L’auteur laisse son histoire en suspens. à nouveau le verbe dire.

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2. L’emploi du discours indirect transformerait le 2. Leur transposition au discours indirect  donne-
texte de la manière qui suit : C’est alors qu’après rait ceci :
avoir tenu conciliabule les autres garçons s’appro- l. 3 : il demanda si cela allait.
chèrent. Max, le fils de l’ingénieur Weiss dit tout l. 5-6 : Puis il renvoya la Rapet en lui recomman-
d’abord que le fusil de Dolfi était beau, et demanda dant d’être là demain à cinq heures, sans faute.
à le voir. Dolfi sans le lâcher laissa l’autre l’exami- l. 7-8 : Elle répondit qu’elle serait là le lendemain
ner. Max reconnut qu’il était pas mal, en se donnant à cinq heures.
l’autorité d’un expert. Il portait en bandoulière une l. 12-13 : La garde demanda si sa mère était morte.
carabine à air comprimé qui coûtait au moins vingt l. 14-15 : il répondit avec un pli malin au coin des
fois plus que le fusil. Dolfi en fut très flatté. Wal- yeux qu’elle allait plutôt mieux.
ter prit à son tour la parole pour déclarer qu’avec ce
3. Nous remarquons qu’il est impossible de repro-
fusil, lui aussi pouvait faire la guerre, tout en bais-
duire le parler normand au discours indirect, qui
sant les paupières avec condescendance. Un troisième
suppose une harmonisation des niveaux de langue.
ajouta que oui, avec ce fusil, il pouvait être capitaine.
Le discours d’origine est donc modifié. Il faut par-
Exercice 2  p. 171 fois compléter le discours pour le rendre intelligible,
lorsque les réponses sont trop elliptiques.
1. Dans le premier paragraphe de l’extrait, le dia-
logue entre la Dauphine et Madame de Clèves est
rapporté au discours indirect. Leurs paroles sont Exercice 4  p. 171
introduites par des verbes de parole (l.  4 « lui dit 1. Les passages au discours indirect libre sont les
tout bas », l. 8 « lui répondit »). Elles sont intégrées suivants :
dans le récit par le biais de propositions subordon- l. 5-7 : « Où ces étrangers […] destinée ? »
nées conjonctives (l.  8-9 « qu’elle était trop pru- l. 9-14 : « Il était venu […] terre ennenie ! »
dente ») et dépendent du verbe de parole qui les Ils sont annoncés par des verbes exprimant la plainte
introduit, comme le montre la concordance des (l. 5 « pleurait ») ou la colère (l. 8 : « s’irritait »), sen-
temps qui les régit. Dans le paragraphe suivant, le timents ensuite retranscrits au discours indirect libre.
passage au discours direct est signalé par les deux- 2. Une réécriture au discours direct pourrait prendre
points (l. 11) suivis d’une incise contenant un verbe la forme suivante :
de parole (l.12 « dit-il »). l.  5-7 : « Où ces étrangers m’entraînent-ils ? Vers
2. Une retranscription du dialogue au discours direct qui ? Vers quelle destinée ? »
pourrait prendre la forme suivante : Madame de l. 9-14 : « Tu es venu, toi, le ravisseur, toi, le meur-
Clèves connut bien que c’était le duc de Nemours, trier du Morholt ; Tu m’as arraché par tes ruses à ma
comme ce l’était en effet. Sans se tourner de son mère et à mon pays ; tu n’as pas daigné me garder
côté, elle s’avança avec précipitation vers Madame pour toi-même, et voici que tu m’emportes, comme
la Dauphine, et lui dit tout bas : « Madame, il faut ta proie, sur les flots, vers la terre ennemie ! »
bien se garder de lui parler de cette aventure ; il l’a 3. Le passage au discours direct à la fin du texte
confiée au vidame de Chartres ; ce serait une chose crée un effet de dramatisation. La plainte d’Iseut
capable de les brouiller ». Madame la Dauphine lui se fait plus présente encore, comme directement
répondit, en riant : « Vous êtes trop prudente », et se adressée au lecteur, ce qui lui donne une résonance
retourna vers monsieur de Nemours. très pathétique.
Exercice 3  p. 171 4. Voici la réécriture au discours indirect libre du
1. Les passages au discours direct sont les suivants : passage au discours direct : Chétive ! Maudite soit la
l. 3 : « ça va-t-il ? », introduit par le verbe demander. mer qui la portait ! Mieux aimerait-elle mourir sur
l. 6 : - D’main, cinq heures, sans faute, introduit par la terre où elle était née que vivre là-bas.
le verbe recommander.
l. 8 : la réponse de la Rapet, introduite par le verbe Exercice 5  p 171
répondre. 1. Cet extrait de L’Assommoir fait cohabiter deux
l. 13 : la question de la garde, introduite par le verbe types de discours rapportés. En premier lieu, le dis-
demander. cours direct qui retranscrit le dialogue entre Cou-
l. 15 : la réponse d’Honoré, introduite par le verbe peau, Bec-Salé et Gervaise dans le premier para-
répondre. graphe (l.  4 « Madame redouble ? »). Le discours

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indirect libre est aussi présent et traduit, quant à lui, Exercice 8  p. 172
la réponse de Gervaise, retranscrite sans guillemets Une réécriture du texte alternant discours indirect
(l. 6 « Non, elle en avait assez »). et discours indirect libre pourrait prendre la forme
2. Le discours indirect libre, en plus de l’exemple qui suit :
précité, réapparaît l. 13 à 18. Il est ici signalé par le Et le brigadier s’avança en demandant de qu’il faisait
« Oui » qui l’introduit, comme le « Non » qui précé- ici. L’homme répliqua tranquillement : il se reposait.
dait la réponse de Gervaise : ces marques de l’oralité D’où venez-vous ?
signalent la transition vers les passages au discours Il répondit que s’il fallait lui dire tous les pays où
indirect libre. Ceux-ci se signalent par l’absence de il était passé, il en aurait pour plus d’une heure.
guillemets et de subordination à un verbe de parole. Où allez-vous ?
Ils empruntent toutefois au récit son système des Il allait à Ville-Avaray. Le brigadier voulut savoir
temps et des personnes. où cela était. C’était dans la Manche.
3. Au discours direct, les passages au discours indi- C’est votre pays ?
rect libre prendraient la forme suivante : Il répondit par l’affirmative, et lorsqu’on lui demanda
encore pourquoi il en était parti, il répondit que
l. 6 : « Non, j’en ai assez. »
c’était pour chercher du travail.
l.13 à 18 : « Oui, on dirait la fressure de métal d’une
Le brigadier se retourna vers son gendarme, et, du
grande gueuse, d’une sorcière qui lache goutte à
ton colère d’un homme que la même supercherie
goutte le feu de ses entrailles. Une jolie source de
finit par exaspérer, déclara qu’ils disaient tous ça,
poison, une opération qu’on aurait dû enterrer dans
ces bougres-là. Mais il la connaissait, lui. Puis il
une cave, tant elle est effrontée et abominable ! »
reprit pour savoir s’il avait des papiers. Il en avait.
Le brigadier les réclama.
Exercice 6  p. 172 Randel prit dans sa poche ses papiers, ses certificats,
1. Le discours indirect libre retranscrit ici le dis- de pauvres papiers usés et sales qui s’en allaient en
cours de Spendius. Il est présent de la ligne 2 (« On morceaux, et les tendit au soldat.
le nommait Spendius »), à la ligne 7 (« les coupes
de la légion sacrée »). Il est signalé dans la première Exercice 9  p. 172
phrase du texte (l. 1 « et conta son histoire »). Un 1. Dans ce texte cohabitent trois formes de discours
narrateur omniscient prend sa suite dans un discours rapportés : le discours indirect, le discours indirect
explicatif sur lesdites coupes. libre, et le discours narrativisé. On peut les distin-
2. Une réécriture au discours direct pourrait don- guer selon leur degré d’intégration dans le récit.
ner ceci : « On me nomme Spendius. Les Carthagi- Le discours indirect se signale toujours par une
nois m’ont pris à la bataille des Égineuses, je vous construction comprenant un verbe de parole intro-
remercie une fois encore de m’avoir libéré. Je vous ducteur et une proposition subordonnée. On citera
félicite pour le banquet, mais une chose m’étonne : par exemple ces propos de Deslauriers : « [il] conta
je n’aperçois pas les coupes de la Légion sacrée. » que sa femme, un beau jour, s’était enfuie avec un
chanteur » (l.  8-9). Le discours indirect libre res-
Exercice 7  p. 172 titue quant à lui les paroles sans user d’un verbe
introducteur, en respectant simplement le système
1. Dans cet extrait, les pensées du personnage mas-
des temps et des personnes du récit dont il dépend.
culin sont en partie retranscrites au discours indi-
On citera par exemple la suite des propos de Des-
rect libre :
lauriers : « On l’avait destitué » (l. 11). Le discours
l. 2 : « Elle ne devait pas être trop mal, et jeune à narrativisé ne rapporte pas avec précision les pro-
coup sûr, vingt ans au plus. » pos tenus, résumés en une formule, on relèvera par
l. 6-8 : « En tout cas, elle avait beau être maligne, exemple les lignes 5 et 6 : « L’un expliqua sommai-
elle se trompait, si elle croyait le tenir. » rement sa brouille avec Mme Dambreuse ».
2. On peut les retranscrire au discours direct sous 2. Varier des formes de discours rapportés a un inté-
la forme suivante : rêt avant tout stylistique. Le discours indirect impose
l. 2 : « Elle ne doit pas être trop mal, et elle est jeune des contraintes syntaxiques qui risquent de rendre
à coup sûr, vingt ans au plus. » le texte quelque peu lourd et répétitif. Le discours
l. 6-8 : « En tout cas, elle a beau être maligne, elle indirect libre et le discours narrativisé permettent
se trompe, si elle croit me tenir. » donc de retranscrire une discussion, ici entre deux

Outils d’analyse du récit 87

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amis se réconciliant, en intégrant avec plus de légè- Exercice 12  p. 173
reté leurs propos au récit.
1. La forme la plus évidente de discours rapporté est
ici le discours direct, employé à travers tout le texte
Exercice 10  p. 173
par Maupassant pour retranscrire les paroles pronon-
1. Les passages appartenant au discours rapporté cées par Georges ainsi que certaines de ses pensées.
sont les suivants : Il s’adresse par exemple avec colère au cocher en
l. 4-5 : « on dit qu’il vit à Paris. » lui criant « Retournons » (l. 1). L’extrait se clôt sur
l’ensemble du troisième paragraphe (l. 9-20) à l’ex- une pensée rapportée au discours direct, introduite
ception de la dernière phrase, dans laquelle un nar- par les deux-points et les guillemets : « Toutes les
rateur interne reprend en charge le récit. femmes sont des filles, il faut s’en servir et ne rien
2. Il est difficile de classer avec précision ces pas- leur donner de soi » (l. 27-28). Le discours indirect
sages selon les catégories prédéfinies dans la leçon, libre est également très présent, sa présence étant
car Duras choisit de les entremêler. Si la première souvent marquée par les points d’exclamation mon-
occurrence (l. 4-5) appartient de façon évidente au trant l’agitation intérieure du personnage. « Comme
discours indirect (verbe de parole et subordination elle avait dit cela d’une étrange façon ! » (l. 5) en
sont présents), il n’en est pas de même au troisième est un bon exemple.
paragraphe, qui emprunte à la fois au discours indi- 2. Dans cet extrait de Bel-Ami, Maupassant fait le
rect, indirect libre, et au discours narrativisé. choix de combiner deux formes de discours rapporté :
3. La romancière choisit par exemple de mêler dis- le discours direct et le discours indirect libre. Tous
cours direct et discours indirect libre dans le pas- deux sont présents à travers l’ensemble du texte,
sage suivant : « Elles, on les laissait faire, dit Tatiana, et retranscrivent tout à la fois les paroles pronon-
elles étaient charmantes » (l. 11-12). L’incise appar- cées par le personnage et ses pensées. Le discours
tient aux traits du discours direct mais les paroles de direct sert avant tout à rapporter les paroles et pen-
Tatiana sont, elles, rapportées au discours indirect sées empreintes de colère du personnage. Outre
libre. Dans la même phrase, ces deux formes coha- l’adresse très brève au cocher (l. 1 « retournons »),
bitent avec un passage narrativisé : « elles savaient il permet au romancier de retranscrire un dialogue
mieux que les autres demander cette faveur, on la imaginaire entre Madeleine Forestier et son person-
leur accordait ». Duras intègre ensuite, sans modi- nage. Il donne ainsi la parole au personnage fémi-
fier temps et personnes, des passages au discours nin sur le mode hypothétique de la réponse imagi-
direct : « on entendait le bruit des rues, allez Tatiana, née par Georges à ses interrogations : « Mais mon
allez viens, on danse » (l. 18-19). chéri, si j’avais dû le tromper, c’est avec toi que
je l’aurais fait » (l.  10-12). L’emploi du discours
Exercice 11  p. 173 indirect libre autorise le romancier à se libérer des
1. Le contenu exact des propos tenus ne nous est pas contraintes syntaxiques liées au discours direct : il
connu. Flaubert n’en évoque que le thème (l. 4-5 : peut ainsi avec fluidité retranscrire le flot de pen-
« il exposait des théories, narrait des anecdotes »), sée de Georges, sans perdre le côté vivant et dyna-
restant très vague quant à leur teneur exacte. Sans mique du discours direct. On pensera par exemple
doute veut-il par là nous montrer leur totale absence au passage consacré à la jalousie (l.  19-20), dans
d’intérêt, le vide total des rodomontades du très lequel les frontières entre le narrateur et son per-
prétentieux « monsieur en bottes rouges » (l. 3). La sonnage sont abolies. Maupassant fait donc preuve
conversation est, par ailleurs, très longue et sans fil d’un art consommé de romancier pour donner à ce
conducteur, rendant impossible sa retranscription monologue intérieur l’intensité d’une plongée sur
intégrale dans l’économie du récit. le vif dans l’esprit de son personnage.
2. Le discours narrativisé se signale avant tout par
sa totale intégration dans le récit. « Le monsieur en
bottes rouges donna des conseils au jeune homme »
(l. 3-4) en est un bon exemple : le discours narrati-
visé est ici COD du verbe dont il dépend. Le lecteur
doit imaginer la teneur exacte du propos, puisque
l’auteur choisit d’en présenter uniquement un très
court résumé.

88 partie i • Le roman et la nouvelle au xixe siècle : réalisme et naturalisme

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partie iI
Tragédie et comédie au xviie siècle :
Le classicisme

5 L’héritage du théâtre antique


tout dans la réplique de Clindor (v. 34-40) qu’il se
Corneille, L’Illusion comique /
1 Plaute, Le Soldat fanfaron p. 179
fait entendre ; ce qui est normal puisque nous avons
là un récit. Mais là, l’accumulation trahit la parodie
Pour commencer en redoublant l’emphase : la longue phrase de huit
vers à la structure trop symétrique paraît mettre hors
Ce texte est l’occasion de faire découvrir aux élèves
d’haleine le narrateur-aède, et le chiffrage (« dix »,
que Corneille n’est pas seulement l’auteur un peu
« quinze », « deux », « cent mille ») est trop précis
sévère de tragédies romaines, et de leur rappeler
pour ne pas être suspect. Corneille se moque clai-
qu’il commença sa carrière comme auteur de comé-
rement de son « héros », secondé en cela par les
dies. Mais si La Galerie du Palais (1633) ou La
deux autres personnages : Isabelle le provoque (v.
Place royale (1634) mettaient en scène les jeunes
question 3) et le récit de Clindor lui ôte tout crédit
gens de son époque dans les lieux à la mode, cet
(v. question 4).
« étrange monstre », comme Corneille qualifia L’Il-
lusion comique, multiplie les espaces et les temps et 3. La fausse ingénue
mêle tous les genres. Parmi les influences diverses Pour Isabelle, la cour que lui fait Matamore est un
dans lesquelles il puise, le personnage de Matamore paravent derrière lequel elle abrite ses amours avec
est un héritage de Plaute, via la commedia dell’arte. Clindor, qu’elle introduit habilement dans la partie
(v. 17). Son double jeu se voit dans la concomitance
Observation et analyse entre deux attitudes : d’une part elle agrée les hom-
1. Le héros et le soupirant mages du faux brave, et semble même les solliciter
Le récit des exploits de Matamore est dominé par les (v. 4-7, 14-17), mais en même temps, ses exclama-
deux champs lexicaux de la guerre (v. 1-2, 4, 10-12, tions (v. 25-26) ou interrogations (v. 42-43) tradui-
20-21, 34-40, 44-45) et de l’amour (v. 5-7, 8-9, 13, sent une incrédulité ironique. Cette suspicion, Mata-
16-17, 22-23, 25-26, 28-31). Ce relevé montre à quel more ne peut bien sûr l’entendre comme telle ; elle
point les deux séries sont entrelacées dans le dis- est à destination de son amant, dans un clin d’œil
cours des personnages ; toute une partie du vocabu- complice, et s’adresse aussi au spectateur, par le
laire (comme « blesser un cœur », v. 26) est d’ailleurs principe de la double énonciation.
ambivalente, conformément au code de la préciosité
4. Le faux auxiliaire
qui s’efforçait à l’époque de convertir l’ardeur bel-
liqueuse des hommes au service de la Dame. Mais Clindor apparaît en service commandé, ne se mani-
qu’il conquière des royaumes ou des cœurs, qu’il festant que sur l’ordre de son maître (« Viens çà »,
l’emporte sur des princes ou sur des belles, dans les v. 28). Il est censé vanter le charme irrésistible de
deux cas, Matamore est irrésistible. C’est du moins Matamore, mais il détourne très vite le sujet (expé-
ainsi qu’il se célèbre, et c’est le miroir complaisant dié dans le seul vers 32) pour chanter ses exploits
que lui renvoie Clindor. guerriers : sans doute parce que ce domaine offre
une plus riche matière à la parodie. Ainsi, sous cou-
2. Une parodie de l’épopée vert de le servir, il l’accable sous la bouffonnerie.
Le registre épique se caractérise par l’hyperbole Ce double jeu est rappelé, dans le texte même, par
de l’héroïsme guerrier. Même s’il imprègne toute la distinction entre son nom véritable, en tête de sa
la scène (avec par exemple les adverbes de temps réplique, et son nom d’emprunt (« la Montagne »,
« tout aussitôt », v. 2, et « toujours », v. 4), c’est sur- v. 27) sous lequel son maître le connaît seulement.

5. L’héritage du théâtre antique 89

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5. Un plaisir jubilatoire velle forfanterie remplaçant la précédente avant de
Le caractère du fanfaron est la première source du s’être dégonflée à l’épreuve du réel, il donne l’im-
comique dans cette scène : sa fatuité fait rire dans la pression que seul le mouvement l’empêche de tom-
mesure où elle est ingénue. Si le personnage était un ber, tel un funambule glissant sur le fil fragile de
vantard cynique et roublard, il indisposerait. Mais ses inventions délirantes.
ici, il y a même un peu de naïveté de sa part quand
il déclare à Isabelle « Vous avez, Dieu me sauve, un Pour aller plus loin
esprit à ma mode » (v. 18) : de fait, elle le « sauve » Pour approfondir la figure du soldat au théâtre, voir
bel et bien de l’obligation de mettre ses rodomon- le riche article de Patrick Violle « Les enfants du
tades à exécution. De même, son exclamation du capitaine », disponible sur http://www.lycee-cha-
vers 41 (« Que tu remarques bien et les lieux et teaubriand.fr/cru-atala/publications/integrales/violle.
les temps ! ») traduit le ravissement inespéré de se pdf. On consultera avec profit le dossier pédago-
contempler dans le miroir que lui a tendu Clindor. gique accompagnant la mise en scène de Marion
Mais le spectateur redouble son plaisir en se faisant Bierry, sur http://www.ateliertheatrejeanvilar.be/
le complice des amoureux qui bernent le naïf fan- files/spectacle/32.pdf. Ce spectacle est par ailleurs
faron : il fait sienne l’ironie d’Isabelle (v. 42-43). disponible dans une captation vidéo distribuée par
Copat Enseignement (DVD qui incluent les droits
Contexte et perspectives
de projection collective).
6. Corneille et Plaute
Notons d’abord les deux éléments que Corneille
reprend à Plaute : le récit, par un flatteur complaisant,
Rotrou, Les Deux Sosies /
des exploits du faux brave, récit caractérisé notam- 2 Plaute, Amphitryon p. 182
ment par la multiplication fantaisiste des chiffres ;
la liaison entre conquêtes guerrières et conquêtes
Pour commencer
amoureuses. Mais en introduisant un personnage
Depuis sa création, la pièce de Rotrou est nommée
féminin en tiers entre le fanfaron et son flagorneur,
concurremment Les Sosies ou Les Deux Sosies : tout
Corneille change beaucoup le sens de cette scène.
est sujet au dédoublement dans cette pièce, même le
Car le flatteur n’est plus un parasite (autre carac-
titre ! Elle constitue un relais intéressant entre l’Am-
tère traditionnel de la comédie latine), mais un rival,
phitryon de Plaute et celui de Molière. Du premier,
et le but de sa manœuvre n’est plus d’arracher à sa
elle propose une traduction libre, resserrant ici, ren-
naïve victime de « bons morceaux » comme chez
chérissant là, atténuant ailleurs au nom des bien-
Plaute (l. 10), mais de lui subtiliser son amoureuse.
séances : on sait les réserves des doctes sur le style
7. Mise en scène jugé vulgaire du comique latin. Elle en démarque
Sur le plateau étroit du Théâtre de Poche Montpar- fidèlement, aussi, la structure dramatique, com-
nasse où elle mit en scène L’Illusion comique en blant habilement la lacune du texte latin dont il
2006, Marion Bierry fit de nécessité vertu. Grâce à nous manque l’acte IV. Cette scène des cuisines, par
un système de compartiments, elle scinda les plans exemple, est de son invention : si elle n’ajoute rien
dans la profondeur, pour multiplier les aires de jeu. à l’action, elle permet d’approfondir la confronta-
C’est ainsi que, sur cette photographie, Clindor (Sté- tion entre Sosie et son double, justifiant le déplace-
phane Bierry) se tient dans un retrait qui correspond ment d’intérêt que suggère le changement de titre.
à la modestie théorique de son emploi auprès de
son maître. Mais, à moitié dissimulé dans ce com- Observation et analyse
partiment, il semble épier la scène entre Matamore
(Bernard Ballet) et Isabelle, trahissant ainsi la dupli- 1. Un valet fébrile
cité de son rôle. La parole de Sosie est proférée sur un rythme hale-
tant : l’étude de la syntaxe le prouve aisément. Sa
première réplique multiplie les exclamations qui bri-
Vers le BAC : le commentaire sent le vers par des coupes fortes et des enjambe-
8. Matamore, l’homme-théâtre ments. La seconde déploie sur quatre vers une seule
Ne vivant que des ses affabulations, Matamore est phrase faite de six propositions, dont une nominale
tout entier un être de jeu et de langage, et il est à ce (v.  5). La troisième accumule fiévreusement trois
titre une incarnation suprême du théâtre. Une nou- interrogatifs dans un seul alexandrin (v. 17). Sur le

90 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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même mode, la quatrième juxtapose trois participes perte totale de l’identité : Sosie commence par renon-
en un seul hémistiche (v.  5), procédé amplifié au cer à son nom (« je ne suis plus Sosie », v. 8), pour
vers suivant avec quatre substantifs. Tout cela tra- n’être plus que plaies et bosses (« Battu, froissé,
duit bien la fébrilité de Sosie. meurtri, ces titres sont mon nom », v. 20) ;
– les menaces bouffonnes de Mercure (v. 9-17) qui
2. Un dieu dominateur
s’amuse (et nous avec) à terroriser le « profane »
À l’inverse, la seconde réplique de Mercure se carac-
Sosie, menacé de finir en chair à pâté.
térise par l’ampleur du rythme. La phrase complexe
traduit la maîtrise du personnage, de même que les
anticipations syntaxiques, qu’il s’agisse d’une pro- Contexte et perspectives
lepse du sujet (v. 9) ou d’une inversion du complé- 5. Le Sosie de Plaute
ment (v. 14). La juxtaposition de six substantifs sur Le Sosie de Plaute n’est pas tout à fait dans la situa-
deux vers (v. 11-12) n’a pas du tout l’effet produit par tion de celui de Rotrou, puisque c’est sa première
le même procédé dans la bouche de Sosie : au vers confrontation avec Mercure : il n’a pas encore connu
21, l’accumulation des « tendons, muscles, veines, l’effroi du dédoublement ni la douleur des coups de
artères » démembre, disloque Sosie ; ici, « mon centre bâton. C’est pourquoi sans doute il fait valoir son
et mon appartement,/Mon unique séjour, mon ciel, bon droit avec assurance dans ses deux premières
mon élément » est une vaste apposition au mot « cui- répliques. Il témoigne aussi du sens de la répartie,
sine » et dessine un territoire sur lequel Mercure pré- jouant sur les mots dans sa réplique de la ligne 13,
tend régner. Cette seule distinction traduit bien le et il sait jouter verbalement comme en témoigne
rapport de forces inégal entre les deux personnages. l’échange des lignes 15 à 19, où les deux person-
3. Un jeu pipé nages se renvoient comme une balle l’expression
La seconde réplique de Mercure entrelace savou- « c’est sûr » (profecto dans le texte latin).
reusement deux discours : l’un sur la vie et la mort, 6. L’héritage de Plaute
qui ouvre et ferme la tirade (v.  10 et 17), l’autre
Chez Rotrou comme chez Molière, c’est la seconde
sur le culte dû au dieu, qui en constitue le centre
fois que Sosie se heurte à Mercure qui, pour la
(v. 11-15). La vie est celle que Sosie, la « mine affa-
seconde fois, lui interdit l’entrée de sa maison et
mée » (v. 13), vient chercher, sous forme de nour-
lui dénie le droit à son identité. La première fois,
riture, dans la cuisine ; c’est aussi celle qu’il risque
c’était stupéfiant ; la seconde, cela devient vertigi-
de perdre s’il pénètre ce territoire que son adver-
neux : les deux dramaturges l’expriment dans ces
saire revendique pour sien : « ta ruine » rime signi-
jeux du moi et du toi, pirouettes verbales exécutées
ficativement avec « cuisine », v. 9-10, et « cherche
pour le plus grand plaisir du spectateur. Mais pour
[r] à vivre » revient à « chercher [s] a ruine » – le
varier la première scène, ils ajoutent à l’interdiction
parallèle entre les vers 10 et 17 est éloquent. Mais
de séjour le thème du valet affamé et rôdeur, tou-
la menace ne procède pas d’une simple intimidation,
jours prêt à chiper un morceau et battu pour cela
et c’est là que Mercure joue avec Sosie un jeu pipé.
par son maître (l’on pense à Sganarelle dans Dom
En faisant de la cuisine son temple (v. 11-12), il l’en
Juan, acte IV, sc. 7) ; sauf qu’ici, le pauvre Sosie est
expulse en tant que « profane » (v. 9-17) dont l’in-
battu avant d’avoir rien pu dérober, sinon s’être repu
trusion est sacrilège. Dans les sacrifices offerts aux
de « la fumée » des plats (Les Deux Sosies, v. 14) !
dieux, « la fumée » des viandes était censée flatter
leurs célestes narines : même cela est donc interdit au
malheureux Sosie, menacé d’être sacrifié à la colère Vers le BAC : l’écriture d’invention
du dieu outragé, autrement dit de devenir lui-même 7. À la manière de Rotrou
ce qu’il était venu chercher – un « mets » (v. 16) ! Le texte des Deux Sosies est difficilement acces-
4. Un comique efficace sible, n’étant édité dans aucune collection grand
La confrontation entre Sosie et Mercure ménage public, ni disponible sur Internet. Voici donc, à titre
plusieurs sources de comique : de référence, la suite immédiate écrite par Rotrou :
– le comique de geste avec la bastonnade (signa- Sosie
lée par le discours, v. 1-3 et 20-22, à défaut d’une […
didascalie ; c’est ce qu’on appelle parfois une didas- Où ce nom ne se lise en sanglants caractères,]
calie interne) ; Nom fatal, nom maudit, dont ton bras est parrain.
– le jeu sur le moi et le toi (v. 1-4), qui finit en une

5. L’héritage du théâtre antique 91

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Mercure « à machines », et Molière, qui voulait rompre avec
Appelles-tu maudit un présent de ma main ? l’affaire Tartuffe, sut exploiter cette mode, « avec des
machines volantes,/Plus que des astres éclatantes »,
Sosie comme Robinet le rima dans sa gazette à la créa-
Hé ! Garde tes présents, porte ailleurs tes caresses, tion de la pièce. Il est bon sans doute de donner ces
En faveur de quelque autre étale tes largesses, précisions aux élèves pour leur montrer dans quel
Ta libérale humeur outrage en s’exerçant, contexte esthétique s’inscrit cette scène tradition-
Et le bien que tu fais accable en se versant. nelle du valet battu.

Mercure
Observation et analyse
Adieu, quand tu voudras, ce bras à ton service
Te fournira toujours une heure d’exercice. 1. Un rapport de force ambigu
Dans cette ouverture de la scène 6 du troisième acte,
Sosie, seul la conduite du dialogue revient sans conteste à Mer-
Le Ciel, traître, sur toi répande ses bienfaits, cure. Ainsi la protestation de Sosie (v. 3) ne suscite
Et lui sois-tu l’objet des offres que tu fais. qu’un renchérissement de la menace, à laquelle le
Cesse, ma patience, éclate, ma colère, vouvoiement donne une force un peu solennelle.
Il m’est honteux de craindre, et lâche de me taire, L’échange montre toutefois un relatif équilibre,
Reviens, qui que tu sois, ou sorcier, ou démon, moins inégal en tout cas que chez Rotrou. Les deux
Reviens, oui, je soutiens que Sosie est mon nom. répliques suivantes sont assez symétriques : toute-
Ha ! de quelle fureur est mon âme saisie, fois l’interrogation redoublée dans celle de Mercure
Oui, je suis une, deux, trois, quatre fois Sosie, (v. 9-12) traduit un réquisitoire qui balaie la « sup-
L’oserais-tu nier ? que dis-tu là-dessus, pli [que] » (v.  6) de Sosie. Celui-ci trouve encore
Tu recules, poltron, et tu ne parais plus ? cependant la force de plaider (v.  13-17), avec un
[…] certain talent d’ailleurs, même si l’on se doute que
le combat est perdu d’avance.
Pour aller plus loin 2. Un débat sur l’identité
Pour montrer que les potentialités comiques du C’est Sosie (le principal intéressé) qui introduit
mythe d’Amphitryon ne tiennent pas seulement au le débat sur le moi et le toi, dans la réplique des
rôle de Sosie, on pourra étudier avec les élèves le vers 5-8. Il les distingue d’abord, en les répartis-
vase reproduit p. 187, qui témoigne du genre mixte, sant chacun dans un vers (v.  5 et 6), pour mieux
tragique et comique à la fois, appelé dans l’Anti- les confondre dans la répétition en miroir du nom
quité l’« hilarotragédie ». On les fera ainsi réfléchir de Sosie (v. 7) et dénoncer par là l’absurdité maso-
à la notion de burlesque, tel qu’il se développe dans chiste des coups assénés par Mercure : le tu est à
les parodies qu’Offenbach a proposées des dieux la fois sujet et objet au v. 8. Mais le dieu refuse de
de l’Olympe. se laisser enfermer dans cette logique nominale…
en interdisant à Sosie l’usage de son propre nom
(v.  9-12). Celui-ci contrattaque en proposant l’ar-
Molière, bitrage de l’opinion publique (v. 15) et un accord
3 Amphitryon p. 184 de réciprocité (v. 16-17), deux arguments qui pour-
raient être valides dans une logique judiciaire mais
Pour commencer qui n’ont aucune chance face à l’arbitraire du dieu.
On ne sait rien de la connaissance que Molière
avait des nombreuses pièces inspirées par le mythe 3. Un combat comique
d’Amphitryon depuis la Renaissance. Il semble Ce jeu du moi et du toi s’inscrit dans la tradition
qu’il ait retrouvé le théâtre de Plaute dans une tra- plautinienne, et Molière s’inspire ici plus précisé-
duction de l’abbé de Marolles parue en 1658. De ment de Rotrou (les vers 5-8 reprennent les trois
même, il est certain qu’il ait lu Les Deux Sosies, premiers vers des Sosies). Mais il en développe la
d’autant plus que le succès de la pièce avait été logique purement verbale avec une jubilation qui
prolongé par sa transformation en un somptueux frôle l’absurde : c’est ce qui lui donne son effica-
spectacle donné au Théâtre du Marais, La Nais- cité comique.
sance d’Hercule. La faveur était alors aux pièces

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4. Une versification savante vile, et qu’elle n’est pas incompatible avec l’in-
Sur les dix-sept vers de l’extrait, Molière alterne vention. Rotrou affiche sa dette à l’égard de l’Am-
les alexandrins (v. 1, 3, 8, 11-13, 15) et les octosyl- phitryon de Plaute et s’en démarque en même temps,
labes (v. 2, 4-7, 9-10, 14, 16-17). Le jeu des rimes est ne serait-ce que par le titre qui déplace le centre
plus complexe (abab, cddc, effe, ghhgh) et se com- de gravité de l’œuvre du maître vers le valet. Par
bine subtilement au choix des mètres. Dans le pre- ailleurs, cette scène des cuisines, qui vise à combler
mier échange entre Mercure et Sosie, le choix des une lacune du texte antique, est la meilleure preuve
rimes croisées (doublé par l’alternance stricte des qu’une invention originale se nourrit d’un modèle
deux mètres) permet de souligner le crescendo dans dont elle développe toutes les potentialités (v. Texte
la menace répétée de Mercure. Les deux répliques 2, question 6). Quant à Molière, il imprime un tour
suivantes (v. 5-8 et 9-12) forment deux quatrains de très personnel à cette scène inspirée de son prédé-
rimes embrassées qui donnent à chacune l’autono- cesseur Rotrou (v. question 5).
mie d’un petit discours, comme dans une joute ver-
bale. Mais se terminant par deux alexandrins au lieu
d’un, la réplique de Mercure semble avoir plus de Pour aller plus loin
force. La dernière réplique (v. 13-17) forme un quin- On peut prolonger l’étude de cette scène par une
til sur deux rimes entrelacées qui ne recoupent pas le réflexion sur l’image proposée p.  182-183. Les
choix métrique, dans un rapport aussi complexe que élèves seront invités à commenter le parti pris de
celui du je et du tu qui est le fond du propos de Sosie. symétrie en miroir qui a guidé la mise en scène de
Bérangère Jannelle, dans cette confrontation entre
Mercure et Sosie. On pourra se reporter au dossier
Contexte et perspectives de presse de ce spectacle, disponible à l’adresse :
5. Molière et Rotrou http://www.theatregranit.com/saison_2009_-_2010/
L’idée originale de cette scène revient donc à Rotrou. spectacles/janvier/@amphitryon_berangerejannelle.
Molière reprend presque littéralement (v. 5-8) la sup- pdf
plique de Sosie demandant à Mercure de s’« épar-
gner », s’il est bien Sosie (v.  1-3 chez Rotrou).
Notons toutefois que Rotrou et Molière proposent Vers l’œuvre complète
deux réponses opposées de Mercure pour la même
Molière,
fin de non-recevoir : « j’aime à frapper sur moi », dit
Amphitryon p. 185
Mercure chez le premier (v. 4) ; tu n’es pas Sosie, dit
en substance le dieu chez le second (v. 9-12). Mais L’action
le mérite principal de Molière consiste d’abord à
alléger cette scène, à tous les niveaux. La souple 1. Les fonctions du Prologue
variété des mètres et du système de rimes y contri- Ce Prologue entre Mercure et la Nuit est de l’inven-
bue, mais elle n’est pas la seule. L’expulsion de la tion de Molière, qui s’est peut-être inspiré d’un dia-
cuisine, par exemple, ne prend que quatre vers, et logue de Lucien entre Mercure et le Soleil, et a plus
Molière réduit à une pittoresque épithète (« Impu- sûrement développé un bref aparté de Mercure dans
dent fleureur de cuisine », v. 2) le long reproche que la pièce de Plaute (v. 277-278) : « Continue, ô Nuit,
Mercure adressait à Sosie chez Rotrou (v.  9-17). comme tu as commencé ; montre-toi complaisante
Cet allègement acquis, Molière nuance aussi le envers mon père. Tu agis au mieux en rendant au
rapport de forces entre Mercure et Sosie. Certes il meilleur des dieux le meilleur service ; ta peine ne
reste inégal, et l’on retrouve aux v. 5-8 des échos sera point perdue. » Cette demande justifie la ren-
de la plainte du valet battu (v. 1-3). Mais le Sosie contre entre les deux divinités chez Molière : « C’est
de Molière n’est pas seulement dans les cris et l’ef- Jupiter, comme je vous l’ai dit,/Qui de votre manteau
froi. Il tenter d’argumenter (v. 13-17), et assez habi- veut la faveur obscure,/Pour certaine douce aven-
lement (v. question 2). ture,/Qu’un nouvel amour lui fournit. » (v.  49-52,
précisé plus loin v. 111-119). Cette requête va tout
naturellement amener Mercure à présenter les amours
Vers le BAC : la dissertation de son père : « Des yeux d’Alcmène il a senti les
6. Imitation et invention coups », etc. (v. 59-75). Et voilà tout pour l’exposi-
Les deux pièces de Rotrou et de Molière prouvent tion proprement dite, qui tient en une tirade de 27
bien que l’imitation n’est pas obligatoirement ser- vers et une réplique de 8, sur les 154 du Prologue.

5. L’héritage du théâtre antique 93

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Qu’y trouve-t-on d’autre ? Tout ce qui en fait une mots, dont l’usage rabaisse/Cette sublime qualité ») ;
ouverture, au sens où l’on entend ce terme à l’opéra : – d’autre part au niveau des valets qui imitent leurs
l’indication de thèmes (au-delà de l’aventure racon- maîtres de façon bouffonne : ainsi Sosie livrant sur
tée) et d’un certain registre. Celui-ci est donné par le mode parodique le récit épique de la victoire rem-
les railleries de Mercure dans sa querelle avec la porté par Amphitryon (I, 1) ; ou bien la scène 3 du
Nuit (v. 1-46 et 120-147) : le badinage humoristique second acte, entre Cléanthis et Sosie, redoublant la
sera la tonalité dominante de la pièce. Mercure fait, précédente où Amphitryon, interrogeant Alcmène,
à cette occasion, l’apologie du plaisir affranchi des s’est convaincu de son infortune.
contraintes et des lois, contre la Nuit qui joue les
5. Sosie, valet de comédie
prudes (v. 103-108) : il signale par là sans doute la
Des valets de comédie, Sosie possède plusieurs
philosophie de la pièce.
défauts traditionnels : il est lâche, comme il le recon-
2. L’unité de lieu et de temps naît aux premiers mots qu’il prononce (« Qui va là ?
Si parfois les unités de temps et de lieu du théâtre Heu ? Ma peur, à chaque pas s’accroît », v. 155), et
classique sont un peu artificielles, elles ont ici un en même temps fanfaron (« Du détail de cette vic-
véritable intérêt dramatique. Le seuil de la demeure toire/Je puis parler très savamment » assure-t-il à Alc-
d’Amphitryon n’est pas ce lieu abstrait de la comé- mène, v. 236-237). Il est gourmand aussi, « impu-
die, comme certaines places de ville dans les pièces dent fleureur de cuisine » (v. 1751). Malgré tout, le
de Molière (Les Fourberies de Scapin ou M. de Pour- personnage attire la sympathie du spectateur pour
ceaugnac, par exemple) : y pénétrer, être déjà dans deux raisons : par sa faconde pleine d’humour et de
la place ou rester à la porte est l’enjeu même de la poésie (son monologue polyphonique au début de
pièce. Et pour le mari qui rentre au logis et s’aper- l’acte I est assez virtuose), et aussi parce qu’il est
çoit qu’il y a été devancé… par lui-même, il y a la victime de l’arbitraire des dieux.
urgence à résoudre l’imbroglio : l’unité de temps 6. Maîtres et valets
de la journée, après cette nuit qui s’est éternisée, a
L’acte II est presque tout entier structuré par le redou-
donc tout son sens.
blement symétrique entre les scènes des maîtres et
3. Sosie, le meneur de jeu celles des valets. La dispute entre Amphitryon et
Sosie occupe le plateau durant 16 scènes sur 21 : pré- Alcmène (II, 2) est suivie de sa réplique entre Sosie
dominance curieuse pour un personnage qui n’est et Cléanthis. Effet burlesque garanti, mais qui sub-
qu’indirectement impliqué dans le sujet de la pièce. tilement joue sur les contrastes autant que sur les
Double de son maître, mais sans être paralysé par parallèles. Car si Sosie partage l’inquiétude de son
l’enjeu, il a donc pour fonction d’assurer le lien entre maître, Cléanthis n’a pas pour lui la tendresse d’Alc-
les différents niveaux de la pièce (les dieux et les mène pour son époux. Du reste les deux hommes ne
hommes, le plateau et le hors-scène) : c’est le seul connaissent pas la même infortune : le « Vivat ! » par
personnage à être en contact avec tous les autres. lequel Sosie accueille la nouvelle est un contrepoint
En ce sens on peut dire de lui qu’il est le meneur amusant à la rage de son maître. À la fin de l’acte,
de jeu ; il est probable d’ailleurs que Molière s’était Molière s’amuse à opposer la longue scène galante
réservé le rôle à la création de la pièce. de réconciliation entre Jupiter-Amphitryon et Alc-
mène à son raccourci trivial entre les deux valets.
Le comique burlesque 7. Dédoublements
4. Le burlesque Le thème du double structure toute la pièce. Au
Le burlesque est un registre qui joue sur le décalage niveau individuel, d’abord : ressemblances entre Jupi-
entre la noblesse ou la gravité d’un sujet et la trivia- ter et Amphitryon, et entre Mercure et Sosie. Mais
lité de son traitement qui le dégrade. Il est mis en aussi symétrie des couples : couples des maîtres et
œuvre à deux niveaux dans cette pièce : des valets (Alcmène et Amphitryon vs Cléanthis
– d’une part au niveau des dieux qui se conduisent et Sosie), couples des dieux et des humains (Jupi-
comme de vulgaires humains. Dès les premiers mots ter et Mercure vs Amphitryon et Sosie). Tous ces
du Prologue, Mercure avoue sa fatigue, comme le effets de dédoublements et de symétrie suscitent le
ferait un commissionnaire surmené (« Les Dieux rire par les quiproquos qu’ils permettent, avec leur
sont-ils de fer ? »), et la Nuit ne manque pas de lui lot de manipulations et de mines ahuries ; par les
reprocher cette faute de goût (« il faut sans cesse/ effets burlesques qu’ils autorisent, également (v.
Garder le decorum de la divinité./Il est de certains questions 4 et 6). Mais ils pourraient aussi susciter

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le malaise si les masques ne tombaient pas rapide- une prosodie souple et variée. Molière avait déjà
ment pour que tout rentre dans l’ordre car au bout expérimenté la formule dans son Remerciement au
de cette confusion des identités peut pointer la folie. Roi de 1663, adoptant audacieusement une métrique
jusqu’alors réservée au madrigal. Depuis le succès
Une comédie raffinée des Contes de La Fontaine, le vers mêlé était asso-
8. Une comédie chorégraphique cié à la littérature galante, et Molière n’est pas le
Cette scène de 272 vers est l’une des plus longues du premier à le faire entendre sur la scène. Mais dans
théâtre de Molière. Elle est parfaitement rythmée par Amphitryon, il innove en le généralisant, au lieu
les didascalies et les éléments de répliques qui orga- de le réserver aux personnages divins comme dans
nisent l’évolution respective des deux personnages, les tragédies à machines de Corneille et de ses dis-
comme dans une chorégraphie. Chacun est d’abord ciples : il en résulte une atmosphère allègre et capri-
dans un coin du plateau, Sosie ne voyant pas Mer- cante, grâce à la variété des rythmes et à la surprise
cure qui l’observe et médite le méchant tour qu’il va constante de la rime.
lui jouer. Le second mouvement de ce ballet débute
lorsque Sosie aperçoit Mercure (v. 282) : premières
approches, communication indirecte jusqu’à la ren- Racine, Phèdre /
contre et au premier choc (v.  309). Toute la suite 4 Sénèque, Phèdre p. 188
sera alors scandée par les coups que fait régulière-
ment pleuvoir Mercure et par les efforts de Sosie Pour commencer
pour les esquiver, efforts notés – comme sur une L’histoire de Phèdre, de sa sœur Ariane et du Mino-
partition – par un jeu d’apartés. taure étant assez compliquée, il convient avant l’étude
de ces deux extraits de préciser toutes ces légendes
9. Une comédie amoureuse
aux élèves. Pourquoi ne pas proposer un arbre généa-
On a prétendu tardivement que Molière avait choisi logique précisant les relations entre Minos, Pasiphaé,
le sujet d’Amphitryon pour célébrer les amours de Phèdre, Ariane et le Minotaure d’un côté, et Thésée,
Louis XIV avec Mme de Montespan, et pour inci- Antiope, Phèdre, Hippolyte de l’autre.
ter à plus d’aménité l’époux qui grognait. C’est une
légende démentie par la chronologie (la liaison ne
fut officielle qu’après la création de la pièce), mais Observation et analyse
qui repose sur un fait incontestable : l’atmosphère 1. Thésée par Phèdre
de la Cour du roi, en ces jeunes années du règne, Phèdre part du Thésée actuel (v. 5-7), coureur et
est amoureuse, et le monarque donne l’exemple. volage, pour évoquer finalement le Thésée de sa jeu-
Cette comédie aristocratique écrite pour la Cour nesse (v. 8-26). C’est ce Thésée-là qu’elle a aimé
est donc tout naturellement aussi une grande comé- et qu’elle aime à travers son fils Hippolyte. Phèdre
die amoureuse. La scène (I, 3) où Jupiter, sous les nous rappelle d’abord la beauté du jeune Thésée
traits d’Amphitryon, veut se faire aimer d’Alcmène (« Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après
comme « amant » et non comme « époux » raffine soi », v. 9), son courage, puis son arrivée en Crète
la distinction précieuse entre l’amour par inclina- chez son père, le roi Minos (v. 13-14). C’est toute
tion et l’amour par devoir. Et comme il n’est pas l’histoire de Thésée, et du Minotaure qui se trouve
d’amour sans dispute (au moins passagère), la pièce alors en miniature dans les vers 19-22 : meurtre du
nous offre une des plus belles scènes de brouille monstre, aide d’Ariane, la sœur de Phèdre, grâce au
(II, 2) où l’indignation du mari qui se croit trompé fameux fil. À ce Thésée jeune, « fier » et « farouche »,
nourrit celle de l’épouse qui se pense vertueuse et s’oppose le vieux Thésée, non plus à la recherche
se juge bafouée. Quant à la scène de réconciliation de la gloire mais de nouvelles amours.
(II, 5), où Jupiter déploie toute sa rhétorique amou-
reuse pour faire pardonner Amphitryon, Alcmène la 2. Thésée et son double
conclut par un touchant aveu de tendresse, qui sera C’est Hippolyte qui se superpose à Thésée, dès le
ces derniers mots. vers 10, dans le discours de Phèdre, par l’entremise
d’une comparaison : « ou tel que je vous voi ». La
10. Une comédie poétique ressemblance habituelle entre père et fils s’inverse
Le choix du vers irrégulier pour Amphitryon, où déjà : ce n’est plus le fils qui ressemble au père mais
cinq mètres différents alternent en des combinai- le père qui ressemble au fils (« Il avait votre port, vos
sons imprévisibles, manifeste la volonté de trouver yeux, votre langage », v. 11). Puis les temps semblent

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se télescoper dans l’imaginaire de Phèdre : Hippo- éclater la vérité. L’impression d’un aveu soudain,
lyte devient un compagnon possible de son père (v. malgré l’aveu détourné de la première tirade, vient
15-18) avant de se substituer totalement à lui dans du changement de ton et de style. Au tableau idyl-
une reconstruction rêvée de l’épisode du Minotaure lique et héroïque d’un passé reconstruit succèdent
(v. 19-22). Au remplacement progressif de Thésée exclamations, invectives et auto-flagellations : « Ah
par Hippolyte répond d’ailleurs le remplacement cruel ! tu m’as trop entendue ! » (v. 40), « Eh bien ! »
d’Ariane par Phèdre, le couple Hippolyte-Phèdre (v. 42), « Je m’abhorre » (v. 48). Cette violence et cet
accédant par là même au rang de mythe. enfermement du « moi » sur lui-même sont mis en
valeur par le vers 43 (« J’aime ! Ne pense pas qu’au
3. Temps et modes dans la tirade de Phèdre
moment que je t’aime ») avec son rythme 1/5//3/3 et
Le début du récit de Phèdre (v. 11-16) se fait au passé
la répétition du même amour impossible et mons-
de l’indicatif : imparfait pour la description (« avait »,
trueux en début de vers et à la rime.
« colorait », v. 11-12), passé simple pour le récit lui-
même (« traversa », v. 14 ; « assembla », v. 16). Très 6. L’amour monstrueux de Phèdre
vite l’imparfait du subjonctif et le conditionnel passé Phèdre parle d’abord de « fureur » pour désigner
prennent le relais (v. 17-32), permettant le passage son amour, puis utilise un vocabulaire de la culpa-
d’une situation réelle du passé à une situation hypo- bilité et de l’horreur : « innocente », « fol amour »,
thétique et rêvée : « pûtes » (v.17), « aurait péri » (v. « poison », « vengeances », « je m’abhorre », « feu
19), « eût armé » (v. 22), « aurais devancée » (v. 23), fatal ». Les vers 53-57 montent d’un degré encore
« eût inspirée » (v. 24), « eût » (v. 26), « eût coûtés » dans la description horrifiée de sa propre passion :
(v. 27), « eût rassuré » (v. 28), « aurais voulu » (v. « odieux amour », « monstre », « monstre affreux ».
30), « se serait retrouvée » (v. 32). Phèdre apparaît véritablement comme une héroïne
4. Pronoms personnels tragique, tout à la fois consciente de l’horreur de ses
La tirade de Phèdre mêle tout d’abord première et sentiments et incapable de les réfréner. Après avoir
troisième personnes, « Je l’aime » (v. 5), mais très évoqué la fatalité qui s’impose à elle, elle se com-
vite la deuxième personne de politesse s’introduit pare au « monstre », qui, dans l’imaginaire d’Hip-
dans le récit (« tel que je vous voi », v. 10) et concur- polyte sur scène et du spectateur dans la salle, se
rence la troisième personne (« Il avait votre port », confond avec le Minotaure (évoqué v. 19). Le jeune
v.  11), pour finalement l’emporter totalement : à homme, nouveau Thésée, n’a plus qu’à renouveler
la fin de la tirade, il n’y a plus qu’un couple, le l’acte de son père et à « frapper » en plein « cœur »
« je » de Phèdre et le « vous » d’Hippolyte, avec sa belle-mère.
une insistance même sur ces pronoms, placés en
début de vers : « C’est moi, Prince, c’est moi, dont Contexte et perspectives
l’utile secours/Vous eût du Labyrinthe enseigné les
7. Racine et Sénèque
détours » (v. 25-26). Le vers 30 est symptomatique
Racine suit de près Sénèque. On retrouve chez le
de l’enfermement dans lequel semble pris le per-
Latin, la comparaison entre Thésée et Hippolyte,
sonnage d’Hippolyte puisque le « vous » à la césure
la reconstruction d’un passé dont celui-ci aurait été
se trouve entre le « moi-même » du premier hémis-
le héros, l’évocation du Minotaure (liée à la mons-
tiche et le « je » du deuxième. Dans la suite du texte,
truosité de l’amour de Phèdre), l’indignation d’Hip-
lorsque la déclaration se fait explicite, le « vous » de
polyte, le désir de Phèdre de mourir de la main de
la belle-mère envers son beau-fils se transforme en
son beau-fils à cause de son crime. Racine reprend
« tu » de la maîtresse envers son amant (« Ah cruel !
tous les éléments de la scène mais les agence diffé-
tu m’as trop entendue ! » v. 40).
remment. La tirade de Phèdre n’est pas chez lui un
5. L’aveu aveu, elle joue sur l’équivoque et ce dès le début.
Phèdre, on le voit est soucieuse des bienséances et L’aveu n’en est que plus violent dans la deuxième
de son honneur (« Aurais-je perdu tout le soin de ma partie du texte. La violence n’est pas chez Sénèque
gloire », v. 36) Dans la première partie du texte, elle du côté de Phèdre mais du côté d’Hippolyte qui réa-
vouvoie son beau-fils et laisse simplement entendre git, repousse, s’exclame, se souvient (c’est lui qui
son amour sans le révéler explicitement. Hippolyte rappelle l’épisode du Minotaure), menace, gracie,
comprend bien le sens réel des paroles de Phèdre rejette. Rien de tel chez Racine où c’est Phèdre qui
et s’offusque (v. 33-34). Phèdre tente dans un pre- joue à la fois le rôle d’amoureuse et d’indignée face
mier temps de le détromper puis finalement laisse à un Hippolyte effacé.

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8. Racine et Euripide p.  187 ? Cela permettra de rappeler l’histoire, de
Chez Euripide, contrairement aux tragédies de montrer qui sont les personnages principaux de cet
Sénèque et de Racine, c’est la Nourrice qui avoue épisode (et ce depuis l’Antiquité). Cela ancrera aussi
l’amour de Phèdre à Hippolyte : le caractère tra- l’idée d’une continuité du mythe à travers les siècles.
gique semble encore plus marqué, car Phèdre est
vraiment la victime d’une situation dont elle ne Observation et analyse
contrôle rien (qu’il s’agisse de l’origine de sa pas-
sion ou de sa divulgation). Chez Sénèque et surtout 1. La structure du récit
chez Racine, Phèdre acquiert une véritable stature Le premier mouvement du texte (v. 1-13) présente
d’héroïne, avouant à demi puis avouant totalement la situation initiale : tous les personnages sont réu-
ce qu’elle considère elle-même comme un crime. nis, en attente du sacrifice (Iphigénie et son amant
Elle efface même en violence, chez le dramaturge Achille d’un côté, les Grecs et Calchas de l’autre).
français, le pâle Hippolyte. Le deuxième mouvement (v. 14-28) nous livre le
discours inattendu de Calchas avec, dès le vers 16,
l’annonce d’une autre victime demandée : c’est le
Vers le BAC : le commentaire
retournement de situation. Les vers 29-58 racontent
9. Le discours de Phèdre : entre lucidité et folie quant à eux la suite des événements avec, des vers
Phèdre fait figure de véritable héroïne tragique, pro- 29 à 39, la condamnation à mort d’Ériphile, des vers
voquant chez le spectateur horreur et pitié. C’est sa 40 à 44, son suicide et, des vers 45 à 58, la réaction
grande lucidité sur elle-même et sur son crime qui, immédiate des dieux au sacrifice qu’ils attendaient.
tout d’abord, nous rend sensibles à sa détresse : elle
n’hésite pas à se dire coupable (v. 43-44), à quali- 2. Les marques du récit
fier son amour de « fol » (v. 45), de déraisonnable, Les pronoms personnels indiquent tout d’abord que
voire d’« odieux » (v. 53). Dans le même temps elle nous sommes dans un récit : la deuxième personne de
montre aussi sa folie par la violence de ses propos, politesse renvoie à l’interlocutrice d’Ulysse, Clytem-
par l’appel à son propre meurtre, par l’identifica- nestre (v. 5), tandis que la troisième personne ren-
tion hallucinée à son frère, le Minotaure, qui fait voie tour à tour aux différents protagonistes de la
suite à une autre identification (avec sa sœur, aux scène. La mise en place de la situation à l’impar-
vers 23-32) et lui fait revivre la scène fondatrice de fait (« avait », « voyait », « épouvantait », « s’élevait »)
l’assassinat du monstre. s’accompagne bientôt du passé composé (v. 11) et
du présent de narration (v. 29, v.  35, etc.), temps
Pour aller plus loin privilégiés du récit. L’utilisation des adverbes – et
notamment le retour continuel de « déjà » (v. 2, v. 9,
Il pourrait être intéressant de comparer les deux
v. 10, v. 39) – ainsi que l’utilisation de verbes d’ac-
images de Phèdre proposées en regard de ces textes,
tion (« s’est avancé », « saisir », « approche », « vole »)
p. 189 et 191 : a priori, les élèves jugeront l’inter-
inscrivent en outre la tirade d’Ulysse dans une véri-
prétation de Dominique Blanc dans la mise en scène
table structure d’intrigue (avec effet d’attente, épi-
de Chéreau aux antipodes de celle que suggère la
sodes, retournements).
gravure du xviiie siècle. Mais au-delà de la diffé-
rence du costume (sur laquelle il sera intéressant 3. Un passage polyphonique
de réfléchir : pas plus de « vérité » dans l’un que Le jeu des voix est complexe et subtile dans ce
l’autre, puisqu’on est dans le temps du mythe), on passage puisqu’à la première voix qui est celle du
pourra leur montrer qu’une gestuelle codifiée les personnage d’Ulysse racontant le sacrifice d’Iphi-
rapproche, qui traduit la violence des mots dans le génie, s’ajoute, au sein de son récit, la voix de Cal-
langage du corps. chas (v. 13-28) et celle d’Ériphile (v. 40-42). À un
autre niveau même, il y a la voix du dramaturge qui
construit tout cet épisode. Ce mélange incessant des
Racine, Iphigénie / voix a d’abord un but pratique : Ulysse met devant
5 Euripide, Iphigénie en Tauride p. 192 nos yeux une scène que nous ne pouvons justement
voir sur scène, pour des raisons de bienséance. Son
Pour commencer récit nous livre donc aussi les dialogues auxquels
Pourquoi ne pas commencer l’étude de ces deux nous ne pouvons assister et rompt la monotonie de
extraits par l’observation de la fresque de Pompéi ce qui, au xviie siècle, est attendu comme un mor-

5. L’héritage du théâtre antique 97

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ceau de bravoure. Plus profondément cette polypho- que réclament les dieux. En agissant ainsi, Racine
nie met l’accent sur le jeu de la vérité et du secret : permet un dénouement plus vraisemblable, qui résout
ce n’est pas Calchas qui parle aux vers 14-28 mais également l’intrigue amoureuse : l’amante jalouse se
le Dieu qui exige le sacrifice (« Le Dieu qui mainte- trouve finalement évincée. Ce dénouement fait aussi
nant vous parle par ma voix/M’explique son oracle preuve d’ironie tragique puisque celle qui appelait
et m’instruit de son choix ») : cela ajoute un niveau de tous ses vœux la mort d’Iphigénie meurt finale-
supplémentaire de complexité au jeu des voix, mais ment à sa place.
ce niveau est le dernier possible, renvoyant toutes
les autres paroles de la pièce aux mauvaises inter- Vers le BAC : l’écriture d’invention
prétations de l’oracle et au vain bavardage. 7. Un autre dénouement
4. Hypotypose Le récit pourra se faire en prose ou en vers. La pre-
mière originalité pourra être de confier le récit à un
La fin de ce récit peut être rapprochée d’une hypo-
autre protagoniste : Achille par exemple. L’impor-
typose, description tellement vive d’une scène que
tant sera de garder les grandes lignes de l’histoire :
l’auditeur à l’impression d’y assister. Les verbes au
imminence d’un sacrifice perpétré par Calchas et
présent permettent tout d’abord de donner un effet
douleur des proches d’Iphigénie. Au bout du compte,
d’instantané : « « vole », « plonge », « coule », « font ».
un sacrifice doit aussi avoir lieu pour permettre aux
S’ajoute à cela le fait que les verbes eux-mêmes décri-
navires de partir pour Troie.
vent des actions rapides et rythmées. Au suicide d’Éri-
phile répond le déchaînement de la nature. Le champ
Pour aller plus loin
lexical du bruit est privilégié (« entendre le tonnerre »,
Un prolongement humoristique pourrait être ici une
v. 45 ; « mugissements », v. 48) mais aussi celui de la
bonne idée. Le sonnet de Georges Fourest, « Iphigé-
vue (« blanchissante d’écume », v. 49 ; « flamme du
nie » (dans La Négresse blonde), permettrait d’in-
bûcher », v. 50 ; « le ciel brille d’éclairs », v. 51). La
troduire la notion de burlesque (« Agamemnon […]/
soudaineté de ces réactions naturelles est marquée
Déplore en maudissant la mer toujours sereine/qu’on
également par le rythme (« Jette/une sainte horreur//
n’ait pas inventé les bateaux à vapeur »).
qui nous rassur/e tous », 1/5//4/2) ou les parallélismes
(« Tout s’empresse, tout part », v. 57). Prolongements
Contexte et perspectives Corneille, Anouilh,
5. Racine et Euripide Rouquette p. 196

Racine reprend à Euripide son procédé majeur qui Croiser les textes
est celui du récit de sacrifice et du discours enchâssé ;
mais chez Racine le récit est assumé par Ulysse lui- 1. L’espace de jeu
même, et le discours enchâssé n’est pas celui d’Iphi- Corneille installe son héroïne dans les hauteurs : au
génie, prête à se sacrifier, mais celui de Calchas début de cette scène, elle était juchée sur un balcon
révélant le véritable objet demandé par les dieux. du palais, avant de s’envoler ici sur un char ailé,
Achille lui-même prend la parole chez Euripide, non envoyé par son aïeul le Soleil. Cette position de
pour défendre la vie d’Iphigénie, comme il le fait surplomb traduit et permet, vis-à-vis de Jason, une
dans la tragédie française (v. 5-8), mais pour offrir domination arrogante. Chez Anouilh, les deux époux
à Diane le sang de la victime et demander des vents sont au même niveau mais séparés par la double
favorables pour la traversée. Le dénouement enfin frontière de la roulotte et des flammes : le drama-
est très différent dans les deux pièces, puisque l’un turge enferme son héroïne dans un espace sacré, au
substitue un animal à la jeune fille tandis que l’autre sens étymologique, c’est-à-dire interdit à l’humain
propose une autre jeune fille à la place. (c’est bien ainsi d’ailleurs que le comprend Jason,
qui empêche ses soldats d’y accéder). C’est depuis
6. Comment sauver Iphigénie : le choix de cet espace sacré que Médée, qui n’appartient déjà
Racine plus à notre monde, profère ses malédictions. Quant
Plutôt que de s’en remettre totalement à un deux ex à Max Rouquette, il met les deux époux face à face,
machina qui sauverait Iphigénie au dernier moment dans un espace nu, mais ce n’est pas pour les faire
en lui substituant une biche, Racine préfère choisir, vraiment dialoguer, puisque la magicienne s’esca-
dans les personnages qu’il a mis en scène, une jeune mote derrière la couverture, abolissant les lois phy-
fille, qui se révèlera être la véritable Iphigénie, celle siques aussi sûrement que si elle s’était envolée :

98 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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le Vieux, « comme tiré d’un songe » (l. 18), atteste tion ? Corneille recourt aux moyens spectaculaires
d’ailleurs cette hypothèse. de la machinerie baroque : il utilise la « gloire »,
sorte de trapèze descendu des cintres, pour élever
2. Jason, entre colère et douleur
son héroïne « en l’air dans un char tiré par deux
Le Jason de Corneille, défié par le mépris inju-
dragons ». C’est par un suicide qu’Anouilh choi-
rieux de Médée (« Et que peut contre moi ta débile
sit de faire s’échapper l’épouse de Jason, mais de
vaillance ?/Mon art faisait ta force, et tes exploits
son corps avalé par les flammes il ne restera rien :
guerriers/Tiennent de mon secours ce qu’ils ont de
après l’air, le feu ; Médée se dissout dans les élé-
lauriers », lui dit-elle juste avant notre extrait), est
ments primordiaux. Max Rouquette choisit une solu-
vengeur et fougueux : on sent dans ses ordres la sen-
tion plus économe, qui se souvient de l’envol cor-
tence d’une justice royale qui veut châtier le crime ;
nélien (l.  18-19), mais comme « d’un songe » qui
son impuissance rend cette ardeur d’autant plus
suscite le scepticisme des miliciens (l. 20) : tel un
dérisoire. À l’inverse, le Jason d’Anouilh semble
prestidigitateur, il l’escamote derrière une couver-
moins héroïque, mais d’une humanité plus touchante.
ture, comme si Médée n’était qu’un leurre, ou une
Quand il comprend que tout est fini et qu’il ne peut
fable (« Médée sans fin… Médée éternelle », l. 23).
plus sauver les enfants (dès que lui apparaît Médée,
c’est à eux que va sa pensée, l. 4), il abandonne la
partie, au nom de son humble devoir « d’homme Vers le BAC : la question de corpus
sous l’œil indifférent des dieux » (l. 23). Le Jason de 5. Un monstre fascinant
Max Rouquette partage d’abord la stupeur de celui De toutes les grandes figures criminelles de la mytho-
d’Anouilh : son silence puis son bégaiement acca- logie, Médée est l’une de celles qui a le plus retenu
blé (« Où sont les dieux ?…. Où sont les dieux ? », les auteurs du xxe siècle. Outre Jean Anouilh et Max
l. 12) en témoignent. Mais la douleur se mue chez Rouquette, cités dans ce corpus, on peut citer le film
lui en ivresse de vengeance (l. 14), que même l’évi- de Pier Paolo Pasolini, Médée, avec Maria Callas
dence du prodige ne peut étancher (l. 20). (1969) ; le roman de l’allemande Christa Wolf, Médée
Voix (1996), adapté à l’opéra par Michèle Reverdy
3. L’ironie tragique
en 2003 ; la pièce de Laurent Gaudé, Médée Kali
Chez Corneille, c’est tout au long de la scène 6 que
(2003). Quant à la tragédie d’Euripide, œuvre matri-
Médée fait preuve d’une ironie grinçante. Ici, les
cielle du mythe, elle a connu une spectaculaire résur-
vers 6-7 dénoncent avec un ton sarcastique l’im-
rection avec la mise en scène de Jacques Lassalle
puissance de Jason, qui rend ses menaces inopé-
au festival d’Avignon en 2000, où Isabelle Huppert
rantes : ses « vaines furies » sont donc un peu ridi-
tenait le rôle-titre. On peut voir, dans notre fascina-
cules. Quant aux deux derniers vers de sa réplique,
tion pour cette héroïne six fois meurtrière et deux
ils délivrent une invitation ironique qui renvoie Jason
fois infanticide, le reflet de notre interrogation sur le
à ses limites humaines. La Médée d’Anouilh est
mal, sur la part de monstrueux que chacun porte en
moins sarcastique, car plus douloureuse que celle de
soi. D’autant que son geste infanticide, parce qu’il
Corneille. Néanmoins, la formule par laquelle elle
est le crime absolu, ne peut que rester opaque, indé-
prend congé (« C’est moi ! C’est l’horrible Médée !
chiffrable : chaque variation sur le mythe s’efforce
Et essaie maintenant de l’oublier ! », l. 16-17) grince
de percer un peu le mystère. À la veille de monter la
comme un défi cynique. Quant à la Médée de Max
tragédie d’Euripide, Jacques Lassalle se demandait
Rouquette, c’est avec une macabre ironie qu’elle
(http://archives.arte.tv/special/medee/ftext/entreti2.
exhibe les corps des enfants morts : « Fais-en des
html) : « A-t-elle tué ses deux enfants par amour, pour
rois !… » (l. 7) Par-delà les différences de situation,
les protéger, pour punir Jason, pour se punir elle-
ce rire noir et proprement inhumain renouvelle dans
même ? A-t-elle d’autres motivations ? Les connaît-
les trois textes le frisson tragique, comme un aperçu
elle ? Entend-elle en finir avec elle-même en même
sardonique sur l’horreur dévoilée.
temps qu’avec les autres ? » Car Médée n’est pas seu-
4. Exit Médée lement une criminelle, elle est aussi une victime :
Même monstrueusement, même en usant de sor- elle est l’Étrangère à double titre (parce qu’orientale
cellerie quand elle empoisonnait la robe de Créuse, et parce que sorcière), et à ce titre répudiée. Cette
Médée a jusque-là agi à la façon d’une mortelle. complexité, cette ambiguïté ne pouvaient que fas-
Mais au dénouement, la petite-fille du Soleil retrouve ciner un siècle qui a fait l’expérience de la barba-
sa nature divine pour échapper au châtiment des rie au cœur de la civilisation, et a appris la fragilité
hommes. Comment mettre en scène sa dispari- de nos digues morales.

5. L’héritage du théâtre antique 99

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6 La tragédie classique
est présent dans chacune des deux parties du vers
Corneille,
1 Horace p. 199
(sous la forme de l’adjectif possessif puis du pronom
personnel), et donc de chaque côté de l’opposition.
Pour commencer 3. La fatalité du devoir
Ce premier extrait illustre de manière claire plusieurs Curiace évoque son devoir aux vers 2, 13-14, 18-19.
points essentiels abordés dans la synthèse sur la tra- Il associe à l’expression du devoir le lexique des sen-
gédie au xviie siècle (p. 213) : on y lit la radicalité timents et use aussi d’une écriture de la concession
du conflit tragique qui divise et déchire – entre sen- qui modalise son propos : « encor que » (v. 13), « tou-
timent et devoir, loi du sang et loi de la cité. tefois » (v. 17). Avec la caractérisation « triste et fier »
(v. 18), il rend compte de la contrainte liée au devoir
Observation et analyse (« fier » renvoie au sens de l’honneur) mais aussi de sa
1. Les liens du sang et la loi de la cité fatalité, de son aspect funeste (« triste » est à prendre
Les mots « sœur » et « frère », au v. 11, renseignent sur au sens premier et latin d’affligé). Le personnage
les liens très forts qui unissent Horace et Curiace : ils montre ici qu’il subit une loi qui l’éprouve et le fait
appartiennent à la même famille (cf. aussi « amitié, souffrir ; par ces deux mouvements, à la fois simulta-
amour, alliance », au v. 3). Horace a en effet épousé nés et contraires, il dit son devoir, sa volonté (« sans
la sœur de Curiace, Sabine, et Curiace est fiancé à la m’ébranler », v. 18) et livre son sentiment, sa peine
sœur d’Horace, Camille. Mais dans le même temps, (« m’émeut », au même vers).
cette très grande proximité côtoie une grande hosti- 4. Un conflit de valeurs
lité : la loi de la cité les rend ennemis et adversaires, Les rimes des vers 7-8, « Rome/homme » et 21-22,
comme le montrent les mots « honneur » et « sang » « Romain/humain » signalent d’une manière impli-
(v. 9) et les références à « Albe » et à « Rome » (v. 5-6). cite le conflit de valeurs qui sous-tend le conflit entre
Le champ lexical de la famille s’oppose ici à celui du Horace et Curiace. En réalité Corneille dénonce ici
devoir, confrontant les deux hommes à la radicalité l’inflexibilité et la barbarie du destin, incarnées par
du conflit tragique. Et la binarité du vers 7 (« pour la loi de la cité, Rome, et qu’il oppose à l’humanité
elle » // « pour Rome » ; « je crois faire » // « autant que manifeste et représente ici Curiace (cf. surtout
que vous ») exprime précisément le sort de chacun, les vers 21-22).
à la fois symétrique et contraire.
2. L’expression du conflit tragique Contexte et perspectives
L’opposition, dans ces quatre vers, se traduit d’abord 5. La vertu et le « cœur »
par des antithèses entre la première personne et la La vertu a pour origine étymologique la virtus latine
deuxième : celle du vers 9 entre « votre honneur » et qui vient du mot vir (l’homme, le mâle), et qui carac-
« mon sang » est reprise au vers suivant par celle qui térise « le mérite de l’homme » ; elle a partie liée avec
oppose « le mien » et « vous », dans un chiasme qui en la qualité du « cœur » qui désigne le courage. Le cou-
accentue l’effet. Le vers 11 présente aussi une anti- rage et la vertu renvoient donc à la fois à la force
thèse remarquable entre ses deux hémistiches, forte- physique et morale de l’homme, qui se doit d’accom-
ment accentuée par la césure. De plus, dans ce vers plir son devoir. Au vers 8 (où le mot « cœur » s’op-
11, le conflit ne se trouve plus à l’extérieur du per- pose implicitement par le « mais » adversatif au mot
sonnage (entre lui et un autre, c’est-à-dire Horace), « homme »), Curiace lui préfère la qualité du senti-
mais à l’intérieur de lui-même : l’opposition entre ment, en s’affirmant ici comme un héros humaniste
« la sœur » et « le frère » renvoie à un choix impos- par opposition au héros barbare (on sait qu’Horace
sible qui mine à coup sûr son bonheur : s’il épouse tuera sa sœur Camille au nom de son devoir).
la sœur, il ne peut tuer le frère ; s’il tue le frère, il
ne peut épouser la sœur. Et au-delà de toute anti- Vers le BAC : le commentaire
thèse, le vers 12 exprime une menace pour l’unité 6. Les formes du conflit
du héros, déchiré entre lui et lui-même : le « je » y Elles sont multiples dans cet extrait et particulière-

100 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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ment imbriquées les unes dans les autres : Horace et lité : « en pensant échapper » (v. 9), « déçus par l’ap-
Curiace s’opposent, et à travers eux, Rome et Albe, parence » (v.  10), « en le voyant périr » (v.  11). La
mais c’est aussi la loi de la cité qui entre en conflit malice de Néron s’aggrave ici puisqu’il projette de
avec la loi du sang ou les liens de la famille. De plus, rendre Sénèque en apparence coupable pour mieux
Curiace expose ici un conflit interne, où le sens qu’il le perdre et échapper lui-même à la culpabilité. Le
a de son devoir entre en concurrence avec ses senti- mot caractérise donc très précisément la sournoi-
ments. Enfin, chacun des deux hommes représente serie et la duplicité dont le personnage fait preuve.
un type de héros et donc des valeurs qui les séparent
2. Le rôle de Sabine
également : l’héroïsme humaniste incarné par Curiace
C’est dans les propos de Sabine que le projet d’assas-
rivalise avec la conception radicale portée par Horace.
sinat de Sénèque se découvre d’abord : « cet homme
Corneille redouble donc l’expression du conflit tra-
perfide/Si tu ne le préviens, sera ton parricide »
gique en l’éclatant sous toutes ses formes possibles.
(v.  2-3). L’intention de mort vient du mot « parri-
Pour aller plus loin cide » dont elle use comme une menace pour encou-
On peut évidemment lire les stances de Rodrigue dans rager son mari. En lui faisant entrevoir le risque de sa
Le Cid de Corneille pour y voir en écho la même écri- propre mort, elle l’incite au meurtre de son maître (cf.
ture du conflit sous la forme systématique du paral- le verbe « prévenir »). En plus de cet argument, elle fait
lélisme et de l’opposition, mais là concentrée en un valoir la question de l’héritage et de la descendance ;
seul personnage. en évoquant l’enfant qu’elle porte, elle fait entrevoir
On peut aussi envisager d’approfondir l’étude de à Néron un avenir encor plus glorieux (dans la per-
l’héroïsme d’Horace en voyant comment est mise pétuation de son nom : « c’est un petit César », v. 1)
en scène la mort de sa sœur Camille dans la pièce dont il pourrait être privé à cause de Sénèque. Ainsi,
(lecture de l’image par l’analyse de plusieurs mises pour conserver le pouvoir, Sabine pousse Néron au
en scène) : chapitre 8, p. 248-249. crime en lui montrant d’abord qu’il risque de perdre
sa gloire puis sa vie.
3. Néron en Œdipe
Tristan L’Hermite,
2 La Mort de Sénèque p. 200
Dans le vocabulaire romain, l’accusation de « parri-
cide » vise celui qui attente aux trois valeurs sacrées
que sont les dieux, les parents, l’État ; c’est ainsi que
Pour commencer Cicéron traite Catilina de « parricide » dans les Cati-
Cet extrait offre un autre exemple de fatalité politique. linaires, et c’est ainsi qu’il faut comprendre l’accusa-
C’est ici le désir de conserver le pouvoir à tout prix tion portée par Sabine contre Sénèque, lorsqu’elle le
qui est à l’origine de la violence de la tragédie ; et on soupçonne de comploter contre les intérêts et peut-
peut lire, dans l’assassinat de Sénèque fomenté par être la vie de l’Empereur (v. 3). Mais en l’incitant à
Néron, la figure renouvelée du parricide d’Œdipe. éliminer celui qui, en tant que précepteur, l’a édu-
qué, instruit et fait grandir et auquel le lie donc un
Observation et analyse
rapport quasi filial, elle le pousse à commettre à son
1. Le projet de Néron
tour une espèce de « parricide ». D’une manière ori-
Le projet de Néron consiste à assassiner son précep-
ginale, et par l’emploi de ce mot, Tristan L’Hermite
teur Sénèque, mais en lui tendant un piège. C’est ce
montre qu’il renouvelle en quelque sorte la tragé-
qu’il expose essentiellement du vers 4 au vers 13, et
die originelle d’Œdipe, en la transposant dans un
par l’emploi du mot « malice » au vers 7 qui étymolo-
contexte historique et spécifiquement politique. L’al-
giquement se rattache au mal, c’est-à-dire au Malin,
liance politique se substitue à l’alliance par le sang
au diable et qui selon le dictionnaire signifie l’incli-
et le conflit toujours aussi radical se déclare au sein
nation à nuire ou à faire le mal mais par des voies
d’une même famille.
détournées. Le personnage utilise le champ lexical
de la ruse et du piège : « caresser » (v. 5), « piège » et 4. La représentation du pouvoir
« artifice » (v. 6), « filet » (v. 8), « déçus » (v. 10) ; et Avec l’image du vers 4, « une éponge à presser » on
Sabine y fait écho au vers 14 avec « oblique ». On voit l’analogie avec la théorie des humeurs, comme si
relève également la métaphore du filet (v. 8-9) qui Sénèque représentait un corps corrompu, une maladie
joue sur l’analogie avec la chasse ou la pêche, et les dont il faut sauver l’État, qu’il faut purger. L’image
antithèses qui, s’appuyant sur le lexique, expriment du vers 16 « l’envie avec cent yeux nous regarde de
l’écart entre les apparences (ici trompeuses) et la réa- près » personnifie en quelque sorte la menace en

6. La tragédie classique 101

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politique et toutes les formes de jalousies et de riva- étude à une lecture d’image, empruntant à la pein-
lités. De cette manière le pouvoir est montré comme ture baroque ( p. 22-23), ou au tragique shakespea-
un univers malsain, où prolifèrent comme des mala- rien ( p. 214-215).
dies les ennemis et l’exercice du pouvoir comme une
guerre permanente contre une menace à la fois omni-
présente et larvée. Corneille,
3 Rodogune p. 202
Contexte et perspectives
Pour commencer
5. Néron, prince machiavélique
Cet extrait est un bon prolongement à l’étude du texte
Dans son traité Le Prince (1532) dédié au duc de Flo- de Tristan L’Hermite puisque Cléopâtre ressemble à
rence Laurent de Médicis, Machiavel disserte non sur une sorte de Néron féminin dont la noirceur serait
les vertus du souverain idéal, comme il était de tra- encore aggravée. On verra ici un autre exemple de
dition, mais sur les moyens d’obtenir et de conser- la fatalité politique, nourrie par l’ambition, et s’exer-
ver le pouvoir. Même si l’enseignement de Machia- çant à l’intérieur d’une même famille.
vel ne se limite pas à cette priorité de la fin sur les Mais d’un autre point de vue, cet extrait est aussi
moyens utilisés, le « machiavélisme » renvoie, dans une bonne introduction à la lecture de l’œuvre inté-
son acception courante, à l’art de gouverner effica- grale proposée en parallèle, puisqu’il correspond à un
cement sans préoccupation morale ; et d’une manière moment clé de la pièce, à un moment de forte tension
péjorative ce mot se rattache aussi à l’usage de la ruse, dramatique où la fureur de la reine se déclare vrai-
de l’artifice et de la perfidie. Le lien entre Néron et ment. Cet extrait précède et prépare en effet le mono-
Machiavel est donc évident dans cet extrait. Néron logue (acte IV, scène 7) où Cléopâtre avoue qu’elle
est en effet prêt à tout pour conserver le pouvoir, y envisage de perdre ses propres fils en les assassinant.
compris à tuer son propre « père ». Son projet semble
vraiment monstrueux, en partie parce qu’il s’éman- Observation et analyse
cipe de toute forme de considération morale.
1. Les deux moments du dialogue
Vers le BAC : la dissertation L’extrait se construit en deux temps : du v. 1 au v. 6,
Cléopâtre maintient son fils dans l’erreur et du v. 6
6. Bourreau et victime à la fin, elle lui révèle la vérité. On peut par exemple
C’est dans ses Discours de l’utilité et des parties intituler le premier mouvement « la ruse » et le second
du poème dramatique que Corneille précise que la « la révélation ». C’est au milieu du vers 6 (avec d’au-
proximité du bourreau et de la victime constitue un tant plus d’efficacité, donc) que s’opère le retourne-
des ressorts privilégiés de la tragédie : « C’est donc ment essentiel, qui fait porter la colère de la reine de
un grand avantage, pour exciter la commisération, Rodogune à Séleucus.
que la proximité du sang et les liaisons d’amour ou
2. Le jeu des personnes
d’amitié entre le persécutant et le persécuté, le pour-
suivant et le poursuivi, celui qui fait souffrir et celui Dans le premier mouvement, ce sont les marques
qui souffre ». Dans l’extrait, cette dialectique du bour- de la troisième personne du singulier qui dominent :
reau et de la victime est particulièrement marquée adjectifs possessifs (« son », « sa ») ou pronoms per-
puisque Néron n’a pas d’autre choix, selon lui, que sonnels (« l’», « lui », « elle »), tous réfèrent à Rodo-
de devenir bourreau ou d’être victime. Par ailleurs gune, cible que désigne Cléopâtre pour mieux trom-
c’est aussi la très grande proximité entre Sénèque et per son fils. Puis, à partir de la seconde partie du
Néron qui rend, par le spectacle de la cruauté, l’ac- vers 6, le « vous », mis en évidence à la rime, suc-
tion de la pièce tragique. cède au « elle » et l’emporte. Que ce soit par le vou-
voiement (v. 6-11) ou par le tutoiement (v. 12-22), la
Pour aller plus loin deuxième personne est ce sur quoi la parole de Cléo-
Il y a dans ce texte une illustration de la thématique pâtre fait porter l’accent. La substitution de l’un à
et de l’influence baroques : le climat qui émane des l’autre, de la troisième à la deuxième personne, tra-
propos de Néron connote un univers d’illusions où duit le mouvement du texte, qui est celui de la révé-
les apparences sont trompeuses et éloignent de la lation de la vérité.
réalité. La duplicité, qui fait partie intégrante de 3. La colère de Cléopâtre
l’exercice politique, renvoie aussi à la facticité et au Cléopâtre use d’abord d’un lexique péjoratif qui
topos du théâtre du monde. On pourra donc lier cette désigne Séleucus comme un coupable : « ingrat »

102 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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(v.  7), « rebelle » (v.  10), « perfide » (v.  12). C’est les anime, mais l’amour par exemple joue un rôle dif-
ensuite aussi par la modalité exclamative de la plu- férent. C’est l’amour qui pousse Phèdre à agir, qui
part de ses phrases que se révèle sa colère (v. 2, 3, l’asservit et la perd ; alors que chez Cléopâtre, c’est
12, 15, 18). Et par l’emploi de la répétition, et de la passion du pouvoir qui au contraire la pousse à se
l’anaphore en particulier (« de vous », v. 6, 8, 9, 10, servir de l’amour, et uniquement comme un moyen
varié en « de toi », v. 12), elle insiste et met vrai- de parvenir à ses fins.
ment en accusation son fils.
4. Une scène de la dissimulation Vers l’œuvre complète
C’est une scène de dissimulation, car la ruse s’im- Corneille,
brique dans la ruse. L’éclat de la vérité qui survient
Rodogune p. 203
au vers 6 est en réalité illusoire. Cléopâtre détrompe
son fils une première fois, mais c’est pour mieux l’in- Pour commencer
duire dans une nouvelle erreur. En désignant Antio- Rodogune est une pièce à la croisée des chemins : en
chus à Séleucus, elle tente de manipuler son fils pour tant qu’œuvre cornélienne, elle se concentre sur le
qu’il serve de cette manière son propre intérêt. Par sujet, sur le moi du héros, mais d’une manière origi-
ailleurs, dans l’extrait, le champ lexical de la dissi- nale car sous la forme d’un double extrêmement néga-
mulation, du secret et de la ruse semble contaminer tif qui va ici non pas se ressaisir sous nos yeux, mais
les propos de la reine : le « perfide » (v. 11) est celui au contraire s’emballer, éclater et se perdre. Pour cette
qui trahit la foi, qui trompe donc ; le verbe « dissi- raison mais aussi parce que Corneille lui reconnaissait
muler » est utilisé au vers 12, et on retrouve le mot une faveur toute particulière, elle occupe une place à
« secret » au vers 19. part dans l’œuvre du dramaturge. Par ailleurs, elle est
5. L’amour et la haine aussi originale dans sa façon d’aborder le thème du
pouvoir. En effet dans son organisation et sa struc-
Le champ lexical de l’amour : « l’aimiez-vous ? »
ture elle reste très classique ; mais elle est également
(v.  3), « amant fidèle » (v.  4), « l’adorez » (v.  8),
baroque, à a fois par l’atmosphère qu’elle installe, et
« l’amour » (v.  10), « le feu qui te brûle » (v.  13),
qui évoque vraiment les drames shakespeariens, et
« l’épouser » (v. 18), « maîtresse » (v. 21). C’est donc
dans la noirceur et le machiavélisme de Cléopâtre.
Cléopâtre qui emprunte ici les mots de l’amour et
c’est paradoxal car il n’est pour elle qu’une arme, Une tragédie classique
un argument qui nourrit sa haine et son projet poli-
tique. C’est en effet par l’évocation de l’amour de et 1. Les personnages
pour Rodogune que la reine entreprend de dresser les Les personnages principaux n’occupent pas le même
deux frères l’un contre l’autre. rang que les personnages secondaires : Timagène,
Oronte et Laonice. L’action se concentre, dès la dis-
Vers le BAC : l’entretien à l’oral tribution, sur les rois et reines qui ont les rangs les
plus élevés dans la société : Cléopâtre, Séleucus,
6. Cléopâtre et Cinna
Antiochus et Rodogune. Dans leur qualité même
Le personnage d’Auguste dans Cinna est à la fois une se lit déjà le principe de rivalité et de concurrence.
figure parallèle et inverse de Cléopâtre. Ambitieux En effet, il y a deux figures féminines, deux reines,
et puissant, il pardonne, prend sur lui et fait triom- et deux fils de rois, deux figures masculines. La
pher ainsi la raison sur les passions. Il représente en concurrence et le conflit peuvent intervenir à la fois
quelque sorte l’idéal de maîtrise de soi du héros cor- entre les deux femmes, entre les deux pays (reine de
nélien. À l’inverse, Cléopâtre illustre la folie et la furie Syrie et sœur du roi des Parthes), et entre les deux
de l’ambition ; son « moi » est subjugué par sa pas- fils, à la fois jumeaux et rivaux potentiels pour l’hé-
sion et celui-ci se livre sans retenue au dehors, tout ritage du trône.
en exhibition et démesure (comme le montre aussi
le monologue qui suit, à la scène 7 de l’acte IV). 2. Lieu et temps
Corneille respecte l’unité de lieu et l’unité de temps
Pour aller plus loin imposées par le classicisme qui souhaite une plus
Un parallèle avec la figure de Phèdre, héroïne épo- grande vraisemblance de l’action représentée au
nyme de la tragédie racinienne serait intéressant. Dans théâtre. Ainsi, selon la didascalie initiale : « La scène
les deux cas, les personnages sont comme dépossé- est à Séleucie, dans le palais royal ». C’est donc bien
dés d’eux-mêmes par la violence de la passion qui un lieu unique, une sorte d’antichambre neutre, qui

6. La tragédie classique 103

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permet à la fois les échanges privés et publics. Quant (V, 3 et 4) que les deux femmes sont mises en pré-
au temps, tout se déroule également dans l’espace sence, et c’est justement au moment où l’une d’entre
d’une seule journée, ce qui respecte la règle des elles meurt. Tout est donc organisé autour d’un prin-
vingt-quatre heures. L’importance de cette journée cipe d’alternance entre ces deux figures féminines, qui
est régulièrement rappelée, et cela dès les tout pre- illustrent en même temps la gémellité et la polarité.
miers mots de la pièce : « Enfin ce jour pompeux, cet Il s’agit bien d’un couple avec deux pôles, l’un posi-
heureux jour nous luit… » (v. 1-6). Il s’agit en effet tif, l’autre négatif, de deux forces contraires, symé-
d’un jour particulier puisque Cléopâtre doit révéler triques et inverses, alternant dans la pièce comme le
le nom de l’aîné de ses deux fils puis le marier avec clair et l’obscur.
Rodogune et sceller par là la réconciliation avec un
6. La structure du chiasme
pays ennemi. L’attente de ce moment solennel est
Les deux principes de parallélisme et d’opposition qui
donc très grande et nourrit la tension dramatique.
fondent la figure du chiasme sont donc bien à l’ori-
3. Un dénouement de tragédie gine de la structure de la pièce et du déroulement de
Il s’agit bien d’un dénouement de tragédie puisque le l’action. À la fin de l’acte II, Cléopâtre demande à
malheur l’emporte et que deux personnages meurent, ses fils de tuer Rodogune, au nom de la mère et pour
d’abord Séleucus puis Cléopâtre. Néanmoins Cor- gagner le trône. Et à la fin de l’acte III, c’est Rodo-
neille respecte la règle des bienséances puisqu’au- gune qui leur demande de tuer la mère, au nom du
cune de ces deux morts n’est représentée sur scène. père et pour gagner son amour. Les deux situations
Certes Cléopâtre boit le poison sur scène, mais elle sont à la fois parallèles et inversées. De cette manière
achève son agonie hors scène. Par ailleurs, la malé- et par la figure du chiasme, Corneille illustre la radi-
diction lancée par la reine sur sa descendance finit calité du conflit tragique, qu’il duplique et multiplie
d’inscrire le dénouement dans une tonalité profon- dans cette pièce.
dément tragique. Cléopâtre ou l’héroïsme en question
7. Cléopâtre, facteur tragique
La figure du double C’est Cléopâtre et non Rodogune qui est la véritable
4. Amour et pouvoir héroïne de la pièce (« On s’étonnera peut-être de ce
Les deux motifs qui poussent Cléopâtre à agir sont à que j’ai donné à cette tragédie le nom de Rodogune,
la fois la soif de régner, l’ambition du pouvoir et la plutôt que celui de Cléopâtre sur qui tombe toute
jalousie, la rivalité amoureuse. Dans tous les cas elle l’action tragique », écrit d’ailleurs Corneille). C’est
veut se venger de Rodogune, à la fois parce que son elle qui détermine l’action, l’oriente et lui donne son
mari l’a aimée et parce qu’elle risque de lui prendre le unité : c’est d’elle que dépend le jour solennel où l’ac-
trône. On retrouve ces deux motifs chez les jumeaux, tion se déroule. Tout est en son pouvoir : le trône et le
mais d’une autre manière : au lieu de se marier chez mariage de son fils. La pièce dans son ensemble ne
eux, l’amour et le pouvoir divise et déchire. Ils doi- fait que révéler le personnage de Cléopâtre, sa vraie
vent en effet choisir entre le sceptre et Rodogune et nature et sa duplicité. Et la fatalité prend dans cette
ces deux instances divisent à la fois les deux person- tragédie la forme de sa volonté : c’est la passion du
nages entre eux et en eux. Amour et pouvoir sont personnage – sa soif de pouvoir et de vengeance –
donc bien les deux thèmes dominants de l’œuvre. qui déclenche la pièce, cause la mort de Séleucus, la
5. Rodogune et Cléopâtre, ou le yin et le yang sienne, et finalement le dénouement.
cornéliens 8. Cléopâtre et Médée : l’héroïsme monstrueux
Dans l’acte I, seule Rodogune est présente, mais seu- Cléopâtre est selon les mots-mêmes de Corneille
lement pour une scène à la fin (I, 5). Dans l’acte II une « seconde Médée ». Le parallèle est possible
Cléopâtre entre en scène et Rodogune s’absente. Dans en effet avec la figure de la magicienne Médée qui,
l’acte III Rodogune revient et Cléopâtre n’apparaît pour se venger de l’infidélité de son mari Jason, tue
pas. C’est seulement à l’acte IV que les deux person- ses propres enfants. Cléopâtre ici transgresse toutes
nages féminins entrent en scène en même temps, sans les règles, y compris celles du sang, pour assouvir
pourtant jamais se croiser : ce sont les jumeaux qui ses passions. Elle tue à la fois son époux, Démétrius
font le lien entre elles, puisque Rodogune intervient Nicanor, puis dans la pièce son fils, Séleucus. Elle
au début de l’acte, et Cléopâtre à la fin et qu’ils ren- veut aussi se venger de Rodogune, comme Médée de
contrent d’abord l’une puis l’autre. C’est donc seule- Créuse. L’héroïsme de Cléopâtre est donc ici para-
ment au moment du dénouement, et pour deux scènes doxal. Le personnage accède bien à l’extraordinaire et

104 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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à l’exceptionnel mais par une supériorité dans le mal, est marqué : le rythme de l’alexandrin est désarticulé,
et non plus dans le bien. Cléopâtre passe la mesure en partie par une ponctuation forte (exclamative au
et atteint une forme de monstruosité dans l’excès et v. 32, interrogative au v. 37), par un enjambement
le crime dont elle se montre capable. (v. 32-33) et par un rejet qui met en évidence le verbe
« s’oublie » (v. 38). La résolution fait donc place au
9. Une hybris tragique
doute, à l’égarement : Titus s’interroge et ne sait plus
Cléopâtre est dans la surenchère à la fin de la pièce ; quoi faire. Au début comme à la fin de l’extrait, son
rien ne semble pouvoir arrêter la gradation du mal et « cœur » (v. 3 et 37) est présent, mais s’il est dompté
l’aggravation de sa monstruosité. Le personnage est au début, il reprend tout son pouvoir à la fin. On en
dans l’exhibition et la démesure jusqu’au bout, offrant déduit donc que le dialogue a modifié l’état d’es-
au spectateur une scène spectaculaire et baroque. Elle prit de Titus et que Bérénice essaie de le persuader,
essaie de tuer, puis de dissimuler, puis dans la mort, ou plutôt de le dissuader de sa décision initiale – les
et par les mots, c’est encore la rage de tuer qui s’ex- questions qu’elle pose expriment en partie l’aspect
prime en elle (cf. v. 1811-1824). Les didascalies sont perlocutoire qu’elle tente de donner à son discours.
plus nombreuses à la scène 4 de l’acte V et soutien-
nent les jeux de scène qui montrent la mort specta- 2. La tirade lyrique de Bérénice
culaire du monstre sur scène. La tirade de Bérénice s’organise en deux temps : elle
exprime d’abord sa colère et son dépit (v. 5-12) et
puis son amour et sa plainte (v. 13-23). C’est à tra-
Pour aller plus loin
vers la ponctuation et les modalités de phrase que se
On retrouve dans cette pièce à la fois la violence du
révèle la dimension lyrique de ce passage, car elles
théâtre antique et celle du théâtre shakespearien. Le
donnent une grande expressivité à la parole du person-
dénouement, avec le poison et les rebondissements
nage. Les points de suspension du vers 12 montrent
qui surviennent encore dans la dernière scène, peut
la souffrance du personnage et soulignent l’ambiva-
faire penser en particulier au Titus Andronicus (avec
lence dans laquelle elle se trouve, tout en préparant
en plus une référence à la Médée infanticide). Un
le deuxième mouvement. Au début du passage, elle
prolongement avec cette pièce ( p. 254) serait une
use d’une exclamation (v. 5), proche de l’invective
piste d’étude intéressante.
puis emploie des phrases affirmatives. Puis, à partir
du vers 13 elle s’épanche et les phrases sont majori-
tairement interrogatives et exclamatives. La plainte
Racine, de Bérénice s’adresse à Titus, l’interpelle et tente de
4 Bérénice p. 204 le toucher, de l’émouvoir.

Pour commencer 3. Le temps tragique


On a ici un extrait plus long et qui s’attache davan- L’expression du temps occupe une grande place dans
tage à la forme du dialogue théâtral et à son dyna- le texte : « une absence éternelle » (v. 10), « adieu »
misme. Le conflit tragique s’incarne dans une opposi- (v. 12), « pour jamais » (v. 13), « dans un mois, dans un
tion entre le devoir et le sentiment et, comme souvent an » (v. 15), « que le jour recommence et que le jour
chez Racine, c’est la force de l’amour qui paraît la finisse » (v. 17), « sans que de tout le jour » (v. 19),
plus puissante sur les personnages. Il n’y a pas de « compter les jours de mon absence » (v. 22), « ces
mort dans Bérénice, mais c’est comme si la sépa- jours si longs pour moi lui sembleront trop courts »
ration des deux amants avait l’importance du plus (v. 23), « à compter tant de jours » (v. 24), « bientôt »
grand des malheurs. (v. 25). En fait la perception du temps est ici subjec-
tive et sert à exprimer la réalité de la séparation ; celle-
Observation et analyse ci est fatale, inéluctable et s’incarne dans un temps
sans bornes, sans issue, littéralement « interminable ».
1. Un dialogue argumentatif
Dans la réplique qui ouvre l’extrait, Titus est déter- 4. L’adversité et la cruauté du pouvoir
miné à suivre son devoir et à rompre avec Bérénice : Le pouvoir apparaît comme un obstacle et comme une
« Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner » (v. 4). fatalité dans cet extrait. Il est associé à un vocabulaire
Son discours est ferme (le rythme de l’alexandrin est négatif et à la souffrance. Au vers 1, Titus emploie
régulier, comme si la phrase épousait parfaitement le nom « tourments » pour évoquer son devoir (« son
l’organisation du vers), il est catégorique (« il faut ») dessein ») et associe l’adjectif « triste » à la gloire, à la
et assertif. Dans sa dernière réplique, le changement « Renommée » (v. 25). Le tourment a un sens fort au

6. La tragédie classique 105

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xviie siècle ; c’est la souffrance, la très grande peine ; déchirés, puis ils choisissent et témoignent par là de
et « triste » renvoie étymologiquement à quelque chose leur volonté. Chez Racine au contraire, même face
de funeste, lié à la mort. Bérénice évoque à son tour à leur devoir, les héros n’agissent plus mais subis-
la cruauté de ce devoir, ennemi de leur amour : au sent ; ils ne font que vivre un sort qui les rend mal-
vers 5, par sa place dans le vers (il est entouré par les heureux car il les éloigne de leur passion dont ils
mots du lexique du devoir : « régnez » et « gloire ») et sont toujours les esclaves.
par une sorte d’hypallage, l’adjectif « cruel », même
s’il désigne Titus, peut caractériser le devoir et la Vers le BAC : le commentaire
loi fatale qu’il impose. Ce même adjectif revient au 7. Un « entr’acte lyrique »
vers 14. Enfin, au vers 30, le devoir, désigné par une
La dimension lyrique associe dans ce texte à la fois
métonymie, « Rome » entre en lien étroit avec le verbe
l’expression des sentiments personnels et une grande
« condamner » qui fonde le tragique. La fatalité prend
musicalité. Les rythmes, tantôt binaires (par exemple
donc ici la forme du devoir qui condamne l’amour
aux vers 17-19), tantôt ternaires (par exemple aux vers
des deux personnages et les fait souffrir.
13, 24, 28, 32…), fondent la mélopée du duo amou-
5. Un échange amoureux reux. Mais les effets d’assonance et d’allitération,
Le champ lexical de l’amour est présent dans cet comme aux fameux vers 17-18, contribuent également
extrait : « mon cœur » (v. 3), « amour » (v. 8), « quand à faire entendre la plainte des deux amants. Les sono-
on aime » (v. 14), « que vous étiez aimée » (v. 26), rités, essentiellement liquides, sifflantes ou vibrantes
« hyménée » (v.  29), « vos appas » (v.  36), « mon soutiennent la douceur et le chant de l’amour.
cœur » (v. 37), « qu’il vous aime » (v. 38). On le voit
finalement le champ lexical est peu développé, et Pour aller plus loin
surtout fondé sur la répétition des mêmes mots : le On peut justement étudier de manière comparée le tra-
cœur et l’amour. En réalité, c’est aussi à travers le jeu gique racinien et le tragique cornélien avec un paral-
des pronoms personnels que se découvre le registre lèle entre Titus et Curiace, Horace ou même Auguste
lyrique. Les formes de la première personne et de par exemple (Horace et Cinna de Corneille) ; ou voir
la deuxième personne sont omniprésentes, se répè- aussi avec la figure de Rodrigue dans Le Cid.
tent et se répondent comme dans un vrai duo. Au
vers 2 par exemple, l’expression « sans vous » est au
centre et témoigne de l’importance donnée à l’autre.
Corneille,
Au début de la tirade de Bérénice (v. 6-11) on fait 5 Polyeucte p. 208
le même constat : « pour vous croire », « cette même
bouche », « tous nos moments », « cette bouche », « à
Pour commencer
mes yeux », « moi-même j’ai voulu vous entendre »…
On peut aussi citer l’exemple du vers 13 où l’objet de On a ici un exemple de « tragédie chrétienne » qui
l’amour de Bérénice, c’est-à-dire Titus, occupe qua- illustre la diversité de l’œuvre cornélienne ; mais cela
siment tout l’espace du vers : « Seigneur », « songez- permet aussi d’envisager une nouvelle forme de tra-
vous », « en vous-même ». Chacun des deux amou- gique, avec une contrainte cette fois-ci imposée par
reux traduit dans ses mots l’obsession qu’il a de le personnage lui-même et qui lui confère une supé-
l’autre et la parole théâtrale tisse et fait s’entrecroi- riorité et donc un héroïsme d’ordre moral.
ser les deux amants et leur amour. C’est à travers les
mots qu’ils tentent de se rejoindre alors même que
Observation et analyse
la fatalité les éloigne. 1. Dieu et les dieux
Le « Dieu » de Polyeucte, celui de la religion chré-
Contexte et perspectives tienne, s’oppose aux dieux de la religion romaine
6. La défaite de la volonté polythéiste. On trouve la première référence à Dieu
La citation de Suétone correspond bien en effet à au vers 14 et la différence entre le dieu unique et
cet extrait car dans cette pièce aucun des deux per- les dieux multiples se fait aux vers 16-22, dans les
sonnages ne semble obéir volontairement à son des- propos des deux personnages qui s’affrontent, et au
tin. Les deux le subissent, y compris Titus qui s’y cœur du passage donc. Le jeu sur le singulier/pluriel
résoud « malgré lui ». C’est là une différence essen- et l’usage de la majuscule établissent clairement la
tielle avec les héros cornéliens, et romains de sur- distinction fondamentale. Enfin, Polyeucte reprend
croît. Chez Corneille en effet les personnages sont au vers 27 avec « mon Dieu ».

106 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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2. La remise en cause du polythéisme force transcendante et collective qui l’emporte, ce
Polyeucte adresse des reproches à la religion romaine qui donne au texte un souffle et une dimension pro-
polythéiste ; ceux-ci se trouvent surtout aux vers prement épiques.
18-20 et dans un vocabulaire péjoratif : « frivoles,/
Insensibles et sourds, impuissants, mutilés ». Par là il 5. La mort et le tragique
met en cause l’inhumanité du caractère de la divinité Pauline et Polyeucte entrent en conflit dans le dia-
romaine. Mais, par la frivolité qu’il évoque et sur- logue car ils ne conçoivent pas la mort de la même
tout les matières dont sont faites les représentations manière. Pour Pauline elle est tragique et donc syno-
des dieux (« de bois, de marbre, ou d’or », v. 20), il nyme d’un sort malheureux ; elle rappelle à Polyeucte
montre que le polythéisme est pour lui une religion qu’il n’est pas responsable de sa vie et qu’il n’a donc
superficielle et artificielle. Le véritable changement pas à s’exposer librement à la mort : « Vous n’avez pas
s’annonce, celui d’une religion profonde et intime, la vie ainsi qu’un héritage » (v. 5). Pour Polyeucte au
non plus seulement exhibée mais intériorisée et nour- contraire, la mort n’est pas tragique puisqu’elle mène
rie d’une foi sincère. à Dieu et donc au bonheur : « Quand on meurt pour
son Dieu, quelle sera la mort ! » (v.  16 ; voir aussi
3. Une proclamation de foi v. 33-34). Pour Pauline, la mort est donc connotée
Polyeucte commence par honorer Dieu comme celui négativement et s’apparente au tragique alors que pour
à qui il doit la vie et à qui il la voue : « Mais je la dois Polyeucte elle est connotée positivement et reliée au
bien plus au Dieu qui me la donne » (v. 14). Puis il bonheur – c’est une sorte d’apothéose, ou d’ascen-
proclame l’universalité de la foi chrétienne : « C’est sion : le verbe « me couronne » le prouve, ainsi que
le Dieu des chrétiens, c’est le mien, c’est le vôtre,/ l’enthousiasme du personnage, visible aussi dans la
Et la terre et le ciel n’en connaissent point d’autre » ponctuation, exclamative au vers 16, suspensive au
(v. 21-22). On relève ici la gradation et l’accumula- vers 34. Le personnage semble éprouver une vraie
tion qui élargissent l’audience de la foi chrétienne à joie à l’idée d’une mort choisie, celle du sacrifice.
l’ensemble de l’univers. De plus Polyeucte emploie
un lexique mélioratif par lequel il proclame des
valeurs chrétiennes et positives : « les bontés », « ché- Contexte et perspectives
rir » (v. 27), « sa faveur me couronne » (v. 30), « dou- 6. Le sacrifice heureux
ceurs » (v. 34), « trésors cachés » (v. 35). Mais c’est
Corneille met en scène une sorte d’héroïsme extrême
surtout par le jeu des pronoms, et des formes en géné-
du choix et de la volonté à travers la figure de Poly-
ral personnelles et possessives, qu’on s’aperçoit qu’il
eucte. En effet c’est bien l’idée du sacrifice qui domine
s’agit là d’une réelle profession de foi : « Quand on
dans cet extrait et qui fonde l’héroïsme du person-
meurt pour son Dieu » (v.  160), « c’est le mien, le
nage, à la fois en l’élevant au dessus de sa condition
vôtre » (v. 21), « mon Dieu » (v. 27) et l’abondance des
et en lui attribuant la supériorité morale. Le comble
formes de la première personne du singulier aux vers
est que le personnage, en exerçant ce choix et cette
27-32. On voit ici comment le rapport à la religion
volonté, à la fois affirme une liberté très grande, et la
s’intériorise et se personnalise, comment il devient
perd, puisque ce choix le conduit à la mort. L’héroïsme
un rapport intime avec un dieu personnel et unique.
de la foi chrétienne à travers le motif de la conver-
4. La tonalité épique sion paraît donc paradoxal car il condamne le héros
La gradation de la première réplique se trouve au vers à la mort, mais tout en lui procurant liberté et joie.
7 : « au prince, au public, à l’État ». Puis à celle de
Pauline répond celle de Polyeucte, aux vers 13-14 : Vers le BAC : la dissertation
« Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne,/
Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne. » 7. Un tragique paradoxal
La tonalité épique vient ici de la convocation d’un On réfléchit ici à tous les éléments qui sont mon-
sort plus grand qui concerne non seulement Polyeucte trés comme positifs dans la situation de Polyeucte,
mais aussi l’État romain tout entier. Pauline invoque alors même qu’elle est tragique : le choix qu’il fait, la
ici l’argument de la raison d’État ; or, en plaçant Dieu liberté qu’il éprouve et la grandeur d’âme qu’il gagne
au-dessus de Rome et du peuple, Polyeucte élargit en dépassant le point de vue strictement humain et
encore plus la perspective en proposant la transcen- individuel.
dance et le dépassement du point de vue simplement
terrestre. Le destin individuel est ici dépassé par une

6. La tragédie classique 107

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Pour aller plus loin 2. Exposition et dénouement
On peut lire en écho une tragédie comme Cinna, En lisant le texte 6, on apprend qu’Oreste et Pylade
sous-titrée La clémence d’Auguste. On y trouvera viennent de se retrouver. À la suite d’une tempête
une autre figure de la conversion à l’œuvre, cette (v. 11-12) ils se sont trouvés séparés pendant « plus
fois sous l’angle non plus du sacrifice mais du par- de six mois » (v.  7). La chaleur qu’ils témoignent
don. Le personnage a beau être un empereur romain dans ces retrouvailles (« Combien dans cet exil, ai-je
antérieur à la naissance du Christ, c’est d’une vertu souffert d’alarmes ?/Combien à vos malheurs ai-je
chrétienne que Corneille veut faire la démonstra- versé de larmes ? », v. 13-14) révèle une amitié forte
tion et l’apologie. et une relation intime. Pylade est donc l’ami et le
confident, voire le double dans la tragédie classique,
d’Oreste. Grâce à lui on découvre aussi le caractère
du héros, la « mélancolie » qu’il a traînée « si long-
Racine, temps » (v. 17-18). Enfin on apprend qu’Oreste est
6 et 7 Andromaque p. 210 amoureux d’Hermione, que cet amour n’est pas pour
l’instant payé de retour (conformément au langage
Pour commencer galant, elle est donc « une inhumaine », v.26), et que
Pour terminer ce chapitre, on propose une étude com- c’est la raison pour laquelle il arrive en ce lieu, en
parée du début et de la fin d’Andromaque de Racine. Épire, où se déroule l’action de la pièce. À la lecture
Cette étude peut se faire en application directe de la du texte 7 on lit le triomphe de la fatalité qu’Oreste
synthèse de la page 213. En effet, on reprend avec redoutait. C’est la mort et le malheur qui dominent en
les élèves toutes les caractéristiques de la tragédie et effet. Les vers 9-12 montrent que l’amour est, dans
du tragique par l’approche ici plus générale et plus Andromaque, dans tous les cas malheureux : Oreste
synoptique d’une œuvre : le personnel de la tragé- aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andro-
die, le climat de mort, la fatalité amoureuse, l’is- maque, qui aime Hector qui est mort. C’est le déchi-
sue malheureuse et pour finir le déterminisme et la rement et l’absence d’issue qu’on voit ici, associés à
condamnation du héros. la mort : « dans leur sang, dans le mien, il faut que je
me noie » (v. 10). Plus précisément on sait que Pyr-
rhus est tombé sous les coups d’Oreste et qu’Her-
Observation et analyse mione, qui avait ordonné cet attentat, l’en a maudit :
1. Des personnages de tragédie dans son délire ici, il revit (déformés par l’halluci-
nation) le moment de l’assassinat (v. 19-20) et l’in-
Oreste et Pylade sont des personnages de tragédie : ils
gratitude de son amante (v. 21). Surtout on découvre
appartiennent à l’univers mythologique bien connu
le personnage lui aussi au seuil de la mort, dans un
des spectateurs du xviie  siècle. Oreste appartient
accès de folie qui l’y amène, et victime d’un amour
à la famille des Atrides et son amitié avec Pylade
malheureux, qu’il pressentait déjà comme funeste
est légendaire. Ce sont des personnages d’excep-
dans l’exposition : il se demandait si, conduit par
tion qui entrent en scène et signalent par là-même
« l’amour [d’] une inhumaine », il venait « chercher,
au spectateur l’entrée dans l’univers tragique. Leur
ou la vie, ou la mort » (texte 6, v. 26-28) ; il a ici la
sort est donc également exceptionnel : « Hélas ! qui
réponse : nouvelle Érinye, Hermione est l’instrument
peut savoir le destin qui m’amène ? » (texte 6, v. 25),
de son supplice pour l’éternité (v. 30-32). Les caracté-
« Mon malheur passe mon espérance » (texte 7, v. 1)
ristiques de la tragédie apparaissent donc de manière
« Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir »
évidente puisque l’issue malheureuse éclate dans le
(texte 7, v.  4), « pour être du malheur un modèle
dénouement et qu’elle est présente dès le début de la
accompli » (texte 7, v. 7). On voit ici comment le
pièce, sous la forme ici de la fatalité amoureuse (c’est
héros, tel Œdipe, par un sort qui passe la mesure,
l’amour d’Oreste pour Hermione qui le condamne).
s’écarte de l’humanité commune. En accord avec
leur rang et la situation à laquelle ils se trouvent 3. Le déterminisme à l’œuvre
confrontés, les personnages s’expriment dans un lan- Les références au destin sont très nombreuses dans
gage soutenu : « ma fortune va prendre une face nou- les deux extraits : la « fortune » d’Oreste est le sujet
velle » (texte 6, v. 2), « la fureur des eaux […] écarta des quatre premiers vers de la pièce, comme le « ciel »
nos vaisseaux. » (texte 6, v. 11-12). Les expressions et « le jour fatal » sont les sujets des quatre premiers
métaphoriques sont notamment un indice d’une lan- vers de la première réplique de Pylade (v.  9-12) ;
gue d’où les banalités du quotidien sont bannies. par la suite, sont convoqués encore « le ciel » (texte

108 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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6, v. 19, texte 7, v. 2), le « destin » (texte 6, v. 22 et 6. La famille des Atrides
25), le « sort » (texte 6, v. 26), toujours sujets d’un L’histoire de la famille des Atrides est tragique car
verbe d’action. Le héros de la tragédie n’agit donc elle offre la particularité d’un malheur qui se per-
pas, mais subit les volontés d’un destin qui le guide, pétue et semble se transmettre de génération en
qui le « conduit » (texte 6, v. 22) et le domine. On génération. La fatalité qui peut prendre différentes
a la vision d’un monde où l’homme n’est pas libre formes s’inscrit dans le sang et se vit comme un héri-
mais condamné. tage : à l’origine, il y a l’assassinat par Atrée de son
frère jumeau Thyeste, puis se succèdent infanticide,
4. L’omniprésence du malheur et de la mort inceste et parricide (Oreste assassine par exemple
Le lexique, dans son ensemble très négatif, plonge sa mère Clytemnestre).
le spectateur dans un climat sombre, propre à la tra-
gédie, celui de la mort et du malheur. On peut rele- Vers le BAC : le commentaire
ver d’abord des noms communs : dans le texte 6, 7. La dimension spectaculaire ou la furie
« courroux » (v. 3) « alarmes » (v. 13), « malheurs » et d’Oreste
« larmes » (v. 14), « danger » (v. 15), « mélancolie » Oreste s’offre ici dans toute la démesure de sa souf-
(v. 17), « un malheureux » et son « trépas » (v. 24), france, et le texte de théâtre recèle des éléments dra-
« la mort » (v. 26) ; dans le texte 7, « mon malheur » maturgiques qui donnent à la scène une dimension
(v. 1), « au comble des douleurs » (v. 4), « ta haine » spectaculaire. On pourra notamment s’appuyer sur
et « ma misère » (v.  5), « ta colère » (v.  6), « mal- l’usage de la ponctuation : l’exclamation montre les
heur » (v. 7), « leur sang » (v. 10), « quelle horreur » accès de fureur du personnage, la suspension ses éga-
(v. 15), « quels ruisseaux de sang » (v. 16), « de tant rements, l’interrogation la folie et la dépossession de
de coups », (v. 19, terme redoublé aux v. 20 et 22), soi. On étudiera aussi le jeu des interpellations et le
« démons » (v. 24), « filles d’enfer » (v. 25), « l’éter- lexique de la vue pour analyser la mise en scène des
nelle nuit » (v. 28), « fureurs » (v. 29). On peut lis- visions d’Oreste. Celles-ci symbolisent le dédouble-
ter aussi les adjectifs qualificatifs : dans le texte 6, ment du personnage, sa démence et donc une forme
« funeste » (v.  5), « fatal » (v.  11), « triste » (v.  16), de mort originale où l’esprit se perd avant le corps.
« cruel » (v. 19) ; dans le texte 7, « affreux » (v. 23). Il y Le spectateur éprouve donc l’horreur devant le spec-
a enfin les verbes : dans le texte 6, « souffert » (v. 13) ; tacle de la mort et la pitié pour un personnage auquel
dans le texte 6, « punir » (v. 3), « je meurs » (v. 8), il a pu auparavant s’identifier.
« en mourant » (v. 11), « j’abhorre » (v. 18), « déchi-
rer » (v. 31), « dévorer » (v. 32). Ce qui se lit, dans Pour aller plus loin
les propos d’Oreste essentiellement, c’est une grada- On peut faire un parallèle avec Rodogune de Cor-
tion dans les termes employés et une aggravation du neille, étudiée dans le même chapitre. Les deux
malheur, de la mort pressentie à la mort imminente. pièces font en effet porter l’accent dans leur titre sur
une vertueuse héroïne féminine qui n’est pas réelle-
ment le personnage principal de la pièce : derrière
Contexte et perspectives Rodogune, c’est Cléopâtre qui se cache, et c’est elle
5. Oreste, un héros tragique qui manie toutes les ficelles de l’action ; c’est par sa
volonté que la tragédie s’enclenche. Il en va de même
Le héros est à l’origine un être mi-homme, mi-dieu ;
pour la pièce de Racine : c’est Hermione qui en est,
il provient donc de l’univers mythologique, comme
en réalité, le personnage principal car, comme Cléo-
Oreste. Mais le héros tragique est aussi celui qui
pâtre, elle manipule Oreste pour parvenir à ses fins,
comme Œdipe connaît un malheur extraordinaire
et cause à la fois la mort et le malheur.
et côtoie l’hybris, c’est-à-dire l’excès, la déme-
sure. Dans le cas d’Œdipe, l’hybris est synonyme Prolongements 1
d’orgueil puisqu’il veut déjouer le destin qu’on lui
prescrit et donc s’élever au-dessus de sa condition
Shakespeare p. 214
d’homme. Mais pour Oreste c’est dans la démesure
du malheur qu’il connaît que réside l’hybris. Il est
victime de son amour et de la volonté d’Hermione ; Croiser les textes
il est celui par lequel le destin tragique s’accomplit 1. La représentation de la violence sur scène
dans la pièce ; il est donc bien le jouet d’une trans- Comme on le sait, le classicisme français codifia le
cendance qui l’écrase et le sacrifie. théâtre ( synthèse p.  253) et interdit tout ce qui

6. La tragédie classique 109

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pourrait choquer le public. Ces contraintes étaient tragique, car rien ne peut sauver les personnages,
inconnues de l’autre côté de la Manche : même si la pas même Dieu. En revanche, dans le texte 1, c’est
mode française tenta, à la fin du xviie siècle, d’in- le bourreau qui tente d’échapper par cette parole
troduire un peu de régularité sur la scène anglaise, à son destin ; alors que dans le texte 2 il s’agit de
le théâtre resta tributaire de l’héritage de Shake- l’appel désespéré d’une victime qui tente de faire
speare. Le texte de Richard III est un défi à la vrai- entendre son innocence.
semblance : le cœur de la scène est constitué par un
événement fantastique, l’intervention de spectres. Et Vers le BAC : la question de corpus
dans le texte d’Othello, tout contrevient aux règles
des bienséances puisque Shakespeare y convie avec 5. La représentation du pouvoir
brutalité le sexe et la mort : Othello traite son épouse La représentation du pouvoir rejoint ici celle don-
de « prostituée » (l. 25 et 27), dans une scène où la née par les dramaturges français du xviie siècle. On
menace de meurtre (« Tu vas mourir », l. 3) se conver- peut aisément faire le lien avec les textes de Tristan
tit à la fin du texte en assassinat, accompli sous les L’Hermite, La Mort de Sénèque, ou de Corneille,
yeux du spectateur (« (Il l’étouffe) », l. 33). Rodogune, étudiés dans le chapitre. Le pouvoir est le
lieu de la manipulation et du machiavélisme. L’avi-
2. La fatalité tragique à l’œuvre dité des passions nourrit le tragique en déchirant les
La fatalité tragique s’exprime à travers la figure des liens les plus intimes (Richard a tué ses neveux et sa
ombres dans le texte 1. Celles-ci sont la représenta- femme ; Othello assassine sa femme sous les yeux du
tion concrète de la faute et de la culpabilité du roi spectateur). On pense à un univers baroque où appa-
Richard III. Par ce qu’il a commis, parce que c’était rences et réalité s’opposent et où le piège, la menace
horrible, le personnage est condamné. Les ombres et la duplicité règnent. Richard peut faire penser à
qui parlent à Richard dans son rêve peuvent faire Rodogune, et d’une certaine manière, Othello, mani-
penser aux Érinyes poursuivant Oreste. Dans le texte pulé par Iago, à Néron, abusé par Sabine.
2, la fatalité tragique se trouve à l’origine dans la
haine de Iago, qui condamne Othello, et avant lui Prolongements 2
Cassio et Desdémone. Cette haine nourrit le men-
songe et l’erreur dans laquelle Othello se trouve Cocteau, Giraudoux, Anouilh p. 216
plongé et contre laquelle Desdémone est impuis-
sante. Le personnage féminin est ici la victime de Croiser les textes
la lutte impossible de la vérité contre le mensonge.
1. Des personnages de tragédie
3. Le dynamisme et la vivacité de l’écriture On retrouve dans ces trois extraits le personnel dra-
La violence de l’acte scénique se lit dans l’écri- matique habituel de la tragédie : dans le texte 1, il
ture : la ponctuation est très expressive dans les deux s’agit du mythe d’Œdipe et dans le texte 3, de ses
extraits, et privilégie la modalité exclamative. Tous suites avec l’histoire de la fille d’Œdipe, Antigone.
les personnages se trouvent dans une grande émo- Il s’agit de la famille des Atrides, emblématique de
tion et l’expriment de cette manière. Mais on voit la mythologie grecque. C’est la même chose avec le
aussi que la modalité injonctive est très représentée : texte 2 qui se situe dans l’Antiquité avec les person-
ceci renvoie au dynamisme de la confrontation, par nages d’Électre, fille d’Agamemnon et de Clytem-
exemple entre Othello et Desdémone, mais aussi à nestre et sœur d’Oreste. Ces personnages sont des
l’intensité de la situation dramatique dans le texte personnages d’exception par leur rang dans la société
1, au moment où les ombres maudissent littérale- et par leur vie, les actions qu’ils accomplissent et le
ment le personnage de Richard. Au niveau de la syn- destin que les dieux leur réservent.
taxe, on observe une forme de parallélisme dans le
2. Le registre tragique : la mort et le malheur
texte 1, évoquant l’aspect litanique de la prière, se
Le climat qui règne dans ces trois extraits relève
muant ici en malédiction ; et dans le texte 2 on note
bien de l’univers de la tragédie car la présence de
une abondance de phrases courtes, une stichomy-
la mort et du malheur, sous la forme du crime, de
thie donc, qui traduit bien la violence de l’échange.
l’inceste et du parricide notamment, domine. Les
4. La victime et le bourreau indices qui le prouvent sont :
Dans les deux extraits la même phrase se retrouve : – dans le texte 1 : « l’inceste » (l. 8), « victime » (l. 9),
« Jésus, aie pitié de moi ! ». La prière est le recours « noces monstrueuses » (l. 11), « la peste » (l. 11-12),
ultime et elle est surtout ici l’expression dernière du « criminel », « infecter » (l. 12), « enivré de malheur »

110 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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(l.  13-14), « le piège » (l.  14), « Jocaste se pend » antique : il s’agit d’un personnage collectif, porte-
(l. 15), « Œdipe se crève les yeux » (l. 16), « l’anéan- parole de la cité, et plus largement parfois aussi des
tissement mathématique d’un mortel » (l. 19-20) ; spectateurs, et dont la fonction est de commenter
– dans le texte 2 : « se tuer » et « se mordre » (l. 3), l’action produite sur scène par les personnages. Le
« le parricide » (l.  5), « le poignard » (l.  5), « cette Chœur est repris tel quel dans le texte d’Anouilh,
désolation » (l. 7) ; mais il est transformé en Jardinier dans le texte de
– dans le texte 3 : « la tragédie » (l.  1 et 17), « la Giraudoux, c’est-à-dire en personnage secondaire
mort, la trahison, le désespoir » (l. 8), « les éclats, et qui s’adresse directement au spectateur ; et Coc-
et les orages » (l. 9), « le bras du bourreau » (l. 10). teau dans La Machine infernale le transforme en
personnage invisible, présent seulement à travers
3. La représentation imagée du destin une « Voix ».
Les auteurs du xxe siècle reprennent donc les mythes
antiques mais renouvellent la façon de représenter le 5. L’univers familier de la tragédie
destin, notamment à travers des images ou des méta- Le niveau de langage est globalement courant, voire
phores inédites. C’est dans le titre du texte 1 que cette parfois familier. On retrouve des expressions du lan-
image se trouve : le destin devient un mécanisme gage commun : dans le texte 1, « tomber de haut »
automatique et implacable, une « machine infernale » (l. 10), « être au pied du mur » (l. 14) ; dans le texte
(c’est ainsi que l’on nommait les bombes à retarde- 2, « je ne suis plus dans le jeu » (l. 1) ; dans le texte
ment posées par les anarchistes à la fin du xixe et au 3, « le petit coup de pouce » (l. 2-3), « On est tran-
début du xxe siècle). On retrouve par cette idée à la quille. Cela roule tout seul » (l. 7), « C’est propre, la
fois une forme de tradition avec le deus ex machina tragédie » (l. 17). Les textes offrent aussi une situa-
et une modernité avec le lexique scientifique utilisé tion d’énonciation qui rappelle le ton de la confi-
pour caractériser le destin : « l’anéantissement mathé- dence : « Regarde, spectateur… » (texte 1, l.  17),
matique d’un mortel » (l. 19-20). Le texte 1 file donc « C’est pour cela que je suis libre de venir vous dire
la métaphore du destin comme un piège (« le piège se ce que la pièce ne pourra vous dire » (texte 2, l. 2-3).
referme »). Mais on retrouve la même idée du méca- Cette familiarité est la principale innovation qu’in-
nisme et de la machine dans les textes 2 et 3 : le mot troduisent les dramaturges du début du xxe siècle :
« ressort » qu’on trouve dans le texte 1 à la ligne 17 ils renouvellent le langage et mêlent ainsi la gra-
revient dans le texte 3 à la ligne 1. D’ailleurs le texte vité du tragique à une forme de familiarité inédite.
d’Anouilh file la métaphore du destin comme une Par un ton et des mots plus simples, plus familiers,
mécanique : « cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul » plus contemporains, ils tentent de faire entrer la
(l. 1-2), « pour que cela démarre » (l. 3), « cela roule grandeur et l’exception de la tragédie dans la vie
tout seul » (l. 7), « bien huilé depuis toujours » (l. 8) ; de tous les jours.
le lexique, qui évoque plus spécialement la mécanique
automobile, donne un aspect presque contemporain
Vers le BAC : la question de corpus
et familier au destin antique et tragique.
Mais deux variations s’ajoutent. Celle du jeu, 6. Le renouvellement de la tragédie classique
d’abord, qui domine dans le texte 2 : « Moi je ne Les trois extraits reprennent des éléments de la tra-
suis plus dans le jeu » affirme d’emblée le Jardi- gédie classique : les personnages d’exception, les
nier (l. 1). La métaphore ludique désamorce le tra- actions extraordinaires des épisodes de la mythologie
gique : avec le Jardinier, personnage à la fois ano- grecque et le personnage collectif du chœur. Cepen-
nyme, commun et populaire, le destin devient sinon dant ils les renouvellent aussi d’une manière origi-
dérisoire, du moins familier. Dernière variation, dans nale : ils ajoutent de nouveaux personnages, moins
le texte 3, la métaphore cinématographique : « et on nobles (comme le Jardinier par exemple) ; ils font
dirait un film dont le son s’est enrayé… » (l. 13-16). parler les héros d’une manière plus courante et plus
Encore une fois ici, c’est la ligne, le déroulement, le familière ; ils transforment le personnage du chœur
fil du destin, l’aspect implacable de la fatalité donc, et en propose des formes nouvelles ; et ils représen-
qu’on illustre et à travers la modernité d’images qui tent le destin d’une manière plus désincarnée à tra-
renvoient à un univers plus contemporain. vers le motif de la machine.
4. La fonction du chœur
Dans les trois extraits, le personnage qui prend la
parole représente le rôle du chœur dans la tragédie

6. La tragédie classique 111

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7 La comédie classique
mier vers de l’extrait fait explicitement allusion à
Corneille,
1 La Veuve p. 219
un évanouissement feint. Empruntant ensuite au
vocabulaire du théâtre son lexique, elle annonce
Pour commencer un nouveau stratagème : semer la panique, alarmer
Il s’agit ici de montrer aux élèves comment s’ins- bruyamment l’entourage (« à grands cris », v. 2). Ses
tallent les principaux événements d’une comédie vociférations attirent en effet Polymas. Elle feint
d’intrigue, tout en inscrivant le genre de la comé- une attaque de voleurs, ce que confirme la dernière
die dans une chronologie du classicisme. Rappelons réplique de l’extrait : « Ils ont ravi Clarice » (v. 17).
qu’en son temps, La Veuve, de Corneille, remporta Ces éléments dévoilent la duplicité de la Nourrice,
un très vif succès et que la pièce, souvent reprise, mais aussi son habileté à jouer la comédie.
est l’une des comédies classiques les plus jouées, 4. Théâtralité de la scène
en dehors du répertoire moliéresque. « Jouer un rôle » (v. 2) renvoie explicitement à l’uni-
vers de la comédie, et dénonce la manœuvre de la
Observation et analyse
nourrice. À partir de là, d’autres expressions, appa-
1. Le jeu des destinataires remment plus anodines, s’inscrivent dans ce registre
Les différents destinataires à laquelle s’adresse la théâtral : celles qui concernent la voix, dans toute
nourrice permettent de délimiter les mouvements de la gamme de ses manifestations (« reprenons la
la scène. D’abord seule, elle se parle à elle-même, parole », v. 1 ; « à grands cris », v. 2 ; « il est temps
et, grâce à la convention du monologue, informe le que ma voix s’évertue », v. 9). À cette voix auditive,
public des événements qui viennent de se produire par où s’exprime l’art de la comédienne, s’ajoute
(v. 1-8). Elle crie ensuite au secours afin de pour- une dimension spatiale : cet « autre côté » (v.  8),
suivre le stratagème et nomme ses destinataires : cour ou jardin il n’importe, par où la rusée va four-
Doraste, Polymas, Listor (v.  9-13). À ce mouve- voyer ses victimes.
ment dirigé vers le hors scène succède un échange
rapide entre la Nourrice et Polymas, troisième et
dernier mouvement de l’extrait. Contexte et perspectives
5. La comédie d’intrigue
2. Le rythme du dialogue
L’extrait comporte deux formes de parole théâtrale : La comédie d’intrigue se caractérise par de nom-
le monologue de la Nourrice et un bref dialogue breuses péripéties, des quiproquos et des coups de
entre cette dernière et Polymas. Une telle structure théâtre. Le genre est directement issu de la comedia
a des conséquences sur le rythme. La nourrice pro- espagnole, et Corneille s’en inspire. Les rebondis-
cède d’abord à un récit de quelques vers et envisage sements sont toujours nombreux dans ce genre de
la réaction des personnages face à la disparition de pièces car le public vient pour assister à un spec-
Clarice. Le rythme, le plus souvent binaire, corres- tacle surprenant et dynamique. L’extrait de La Veuve
pond à celui d’une narration et d’une description. obéit aux codes du genre, notamment grâce au jeu de
Le rythme se modifie en effet à partir du vers 10, la Nourrice, capable de passer d’un état à un autre,
grâce aux modalités exclamatives qui ponctuent la de feindre, de raconter un enlèvement. Les appels
fin du monologue particulièrement expressif. Le à l’aide et les feintes d’enlèvement, tels qu’ils sont
choix des stichomythies instaure un mouvement présentés dans la scène de La Veuve, font également
de panique. Les trois dernières répliques observent partie du répertoire obligé de la comédie d’intrigue.
en effet un rythme croissant (3 + 3 + 6), traduisant
l’urgence de la situation. Vers le BAC : l’écriture d’invention
3. Les stratagèmes de la Nourrice 6. L’enlèvement de Clarice
Alliée d’Alcidon, la Nourrice énumère les diffé- « Deux hommes inconnus ont surgi dans la chambre.
rents stratagèmes du plan d’enlèvement de Clarice Ils étaient masqués et s’étaient introduits dans la
qui tous relèvent de la comédie d’intrigue. Le pre- demeure en passant par l’office. Clarice, sans attendre,

112 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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a appelé à l’aide ; mais lui appliquant un cruel bâillon, fidèlement ses paroles. Or celles-ci sont à double
les ravisseurs l’ont fait taire, la pauvre enfant ! J’ai sens, puisque tout le discours qu’Isabelle demande
voulu empêcher cet odieux enlèvement, et j’ai crié à Sganarelle de tenir est une déclaration amoureuse
tant que j’ai pu. Peine perdue, mes cris se sont per- masquée. La jeune femme souhaite donc faire pas-
dus dans la maison déserte à cette heure. J’ai alors ser un message explicite à son amant sous l’impli-
tenté de les poursuivre, mais la rue était si encom- cite que Sganarelle ne perçoit pas.
brée que je les ai perdus : c’est que je n’ai plus mes
2. Dire pour agir
jambes de vingt ans ! Ils se sont faufilés comme des
anguilles entre les marchands et les colporteurs et ont On relève cinq occurrences du verbe « dire » dans
tourné à main droite. C’est là que, pour la dernière l’extrait de la scène (vers 1, 9, 10, 16, 17). Ce verbe,
fois, j’ai pu apercevoir ma chère maîtresse. L’émotion qui nous renvoie à la parole, est essentiel dans la
m’a si vivement terrassée que je me suis évanouie. stratégie rhétorique d’Isabelle, puisque c’est à tra-
Hélas ! Que ne suis-je morte après ce coup fatal ! » vers le rapport précis que fera Sganarelle que Valère
pourra comprendre le message que veut lui faire
passer sa bien-aimée. L’on peut également considé-
Pour aller plus loin rer la répétition du verbe « dire » comme la marque
Corneille n’est pas seulement l’auteur de tragédies. d’une action dramatique. En effet, le verbe « dire »
L’exemple de La Veuve traduit la maîtrise du drama- implique un corollaire : le verbe « faire ». Les mots
turge dans le genre comique. Il pourrait être intéres- précèdent ici l’action.
sant d’explorer l’influence que le théâtre espagnol
a pu avoir sur la dramaturgie comique de Corneille, 3. Le jeu de l’affront
puisque, sur le plan historique, la comedia intervient Le champ lexical de l’affront apparaît de manière
un peu avant Corneille qui reconnaît s’en être inspi- concentrée dans la première réplique d’Isabelle.
rée. La part romanesque de ce théâtre peut également Les termes et expressions « éclatez fort » et « trait
permettre de faire le lien avec le roman, autre genre si hardi » (v.  2), « persécutions » et « téméraire »
en pleine expansion dans les années 1630-1650. Une (v.  4) et « souffrir les affronts » (v.  6) créent une
telle ouverture montre que les genres dramatiques atmosphère volontairement tendue. Isabelle fait une
ne sont pas fermés sur eux-mêmes, mais subissent démonstration de courroux dans le seul but d’inciter
d’une part l’influence de la littérature étrangère, Sganarelle à agir. Elle convoque le sens de l’hon-
mais aussi des autres genres littéraires. neur de son mari, afin qu’il répète tout ce qu’elle
veut lui faire dire.
4. Explications et informations
Molière, La deuxième réplique d’Isabelle est différente de la
2 L’École des maris p. 220 première, dans le ton comme dans le contenu. Après
avoir posé l’atmosphère de courroux et exprimé haut
Pour commencer et fort l’affront qu’elle a essuyé, Isabelle a capté l’at-
L’extrait de L’École des maris vise plusieurs objec- tention de Sganarelle et peut instiller un autre dis-
tifs, parmi lesquels le repérage et la compréhension cours. Pour Sganarelle, cette tirade fait suite à la
des jeux de langage dans l’élaboration des caractères première, dans la mesure où Isabelle, jouant l’af-
d’une comédie d’intrigue. La situation de la scène front jusqu’au bout, explique à son mari tout ce
permet en outre une approche de la double destina- qu’il doit dire pour qu’elle soit en paix. Pour Sga-
tion théâtrale ( p. 256), puisque le public perçoit la narelle, la tirade est donc explicative. Pour Valère,
double entente du discours d’Isabelle. Cette scène elle est informative et confirme les sentiments que
de comédie illustre grâce au langage les complica- la jeune fille ressent pour lui.
tions d’une comédie d’intrigue.
5. Une femme parfaite
Les explications d’Isabelle, son apparente sincérité
Observation et analyse ont convaincu Sganarelle de l’intégrité de sa jeune
1. Le stratagème d’Isabelle pupille. Le portrait qu’il en dresse dans la dernière
Dans cette scène, Isabelle est prisonnière de Sgana- tirade de l’extrait a une portée comique car il repose
relle et souhaite faire passer un message à Valère, sur une duperie et fait appel au public (et donc à la
son amant. Utilisant la naïveté du barbon, elle lui double destination théâtrale). Le spectateur, com-
enjoint d’aller trouver Valère et de lui rapporter plice du stratagème d’Isabelle, peut rire de la cré-

7. La comédie classique 113

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dulité de Sganarelle. Le comique de la tirade est per l’autre. Ce ressort théâtral est directement issu de
d’ailleurs renforcé par une ponctuation très expres- la commedia dell’arte, certains types étant condam-
sive (modalités exclamatives, interrogations ora- nés à être le jouet des manigances des plus malins.
toires) et par des expressions telles que « pouponne, La manipulation, qui accompagne toute ruse, rap-
mon cœur » (v. 23) qui parachèvent le ridicule de pelle l’influence du théâtre italien sur la comédie
Sganarelle, mari cocu… et content. classique, et en particulier la comédie de Molière.

Contexte et perspectives Molière,


6. Le type du barbon 3 Les Précieuses ridicules p. 222
Dans la tradition comique, le barbon, héritier du
senex de la comédie latine ( p. 228), est un homme Pour commencer
d’âge mûr, souvent grotesque, et dont l’autorité La comédie de mœurs repose sur une observation du
est remise en cause par la génération plus jeune. Il comportement humain en société, qu’elle désigne
considère avant tout ses intérêts et fait montre d’un le microcosme familial ou un plus vaste ensemble.
grand égoïsme, parfois jusqu’à la cruauté (Gorgi- Les questions matrimoniales et amoureuses sont
bus au dénouement des Précieuses ridicules, par souvent au cœur de la problématique de la comédie
exemple). On trouve de nombreux barbons dans le de mœurs. Les Précieuses ridicules ajoutent un sur-
théâtre de Molière. Le type permet en effet de créer croît d’intérêt à ces questions, puisque Molière mêle
des situations agonistiques dans lesquelles le bar- satire de la préciosité au conflit familial.
bon finit souvent par jouer le mauvais rôle, celui
de la dupe ou du mari cocu. Sganarelle fait par- Observation et analyse
tie de ce type de personnage. Ici, Molière met en 1. Le refus des précieuses
lumière la naïveté du barbon, son aveuglement qui De nombreuses didascalies internes et informa-
le conduit à sa perte. tions relatives à des événements qui viennent de se
dérouler jalonnent la scène. Dès la première réplique
Vers le BAC : le commentaire
de Gorgibus, sont évoqués la rencontre des pré-
7. Une ambiguïté réjouissante cieuses avec deux prétendants (« ces messieurs »,
La scène 7 de l’acte II de L’École des maris repose l. 3) dont elles ne veulent pas. Ce détail est fonda-
sur les ambiguïtés du dialogue et sollicite la com- mental puisqu’il correspond au nœud de la comé-
plicité du public. Même si le dialogue se déploie die qui entraîne ses péripéties. Cathos et Magde-
entre Isabelle et Sganarelle, l’échange est faussé lon expliquent leur attitude à l’égard de ces maris
parce qu’Isabelle ne parle pas directement à son qu’elles n’ont pas choisis en arguant de leur mécon-
tuteur. Elle s’adresse en effet à Valère par l’entre- naissance des bonnes manières. Pour Gorgibus, l’at-
mise de l’écoute du barbon. Cette situation théâtrale titude des jeunes hommes est jugée rationnelle et
est savoureuse car le public, complice de la stratégie honnête (cf. son indignation ironique, l. 13-17). C’est
de la jeune femme, entend le double sens de toutes à partir de ce jugement dissemblable sur les événe-
ses paroles et rit de la candeur de Sganarelle. Ainsi ments que le conflit va se développer.
le vers 14 (« Il doit savoir pour vous quels sont mes
sentiments ») est d’une ironie cruelle et amusante. 2. Deux conceptions du mariage
Ces « sentiments » dont il est ici question ne sont Le malentendu entre le père, sa fille et sa nièce repose
point amoureux, mais expriment le mépris. L’hu- sur la manière d’aborder le mariage. Pour les deux
mour repose sur le hiatus entre ce que comprend précieuses, le mariage doit intervenir après une série
Sganarelle et ce que le public sait. C’est pourquoi de péripéties que Magdelon désigne par le terme
l’ambiguïté du discours d’Isabelle est une constante « aventures » (l. 29). S’appuyant sur les romans pré-
jubilation théâtrale. cieux, les deux jeunes filles utilisent le lexique des
livres qu’elles ont lus pour expliquer les étapes qui
Pour aller plus loin vont de la rencontre à l’union conjugale. Face à ce
La duperie est l’un des ressorts les plus sûrs de la déploiement de mots rares et de situations extraordi-
comédie. Elle implique souvent deux personnages naires, Gorgibus utilise un vocabulaire pragmatique,
d’âge ou de statut social différents. Sur le plan dra- voire prosaïque, comme le montre, par exemple,
maturgique, la duperie repose sur un quiproquo ini- la réplique « Et par où veux-tu donc qu’ils débu-
tial, la plupart du temps créé par celui qui veut trom- tent ? par le concubinage ? » (l. 13-14). La ponctua-

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tion exprime également deux manières de débattre reuse. La répétition du verbe devoir (l. 29, 32, 38),
sur le mariage. Gorgibus recourt à de nombreuses puis l’emploi de « il  trouve moyen » (l.  42) tra-
questions qui traduisent à la fois son incompréhen- duisent la conception qu’elle a de l’échange entre
sion face aux jeunes femmes, mais aussi sa stupé- hommes et femmes. Un amant a des devoirs à res-
faction. Cathos, au contraire, développe un discours pecter s’il veut conquérir l’élue de son cœur, et il
orné de longues phrases, rythmées par des virgules, doit s’en donner les moyens. Cette conception de
des incises, tout un jeu de ponctuation qui épouse l’amour est chevaleresque.
les méandres de ses amours complexes.
3. La langue de Gorgibus Contexte et perspectives
Gorgibus est un bon bourgeois, c’est-à-dire un per- 7. La « Carte de Tendre »
sonnage qui vit davantage pour les choses de la Madeleine de Scudéry (1607-1701) est une roman-
matière que de l’esprit. Cet aspect du personnage cière française. Elle exerça une influence sur les
a des conséquences sur le lexique que Molière lui arts et les lettres de son temps, grâce à un salon lit-
confère. Son langage est prosaïque et parfois fami- téraire qu’elle tint autour des années 1650. Elle fut
lier, comme le montrent les expressions « graisser le elle-même une précieuse et écrivit plusieurs romans,
museau » (l. 2) pour désigner les soins du maquillage parmi lesquels Clélie, histoire romaine (roman en
et de la parure auxquels les précieuses accordent dix volumes écrit entre 1654 et 1660), où se trouve
temps et dépenses. L’expression « je n’ai que faire ni la fameuse « carte de Tendre » ; celle-ci reproduit
d’air ni de chanson » (l. 21) est également familière sous la forme d’une carte d’un pays imaginaire les
et crée un effet comique dans l’échange, puisqu’elle différentes étapes de la galanterie amoureuse.
répond par un jeu de mots au « bel air » (l. 20) que
Cathos aimerait trouver chez ses prétendants. 8. Magdelon et Armande
4. Le mépris du bourgeois Armande et Magdelon ont en commun un goût pour
Le mot « bourgeois » est employé sciemment par le beau langage et pour la politesse galante. Dans
Magdelon (l. 18-19) pour désigner le comportement leur argumentation, ce qui les rapproche c’est le
et la pensée de son père. Il décrit en effet l’attitude refus du mariage tout en acceptant les feux amou-
matérialiste et conservatrice du père qui refuse d’ad- reux des soupirants. Elles se distinguent cependant
mettre la nouveauté du point de vue de sa fille. On dans le registre comique. Magdelon développe les
peut rapprocher le terme « bourgeois » de celui de péripéties amoureuses, tandis qu’Armande, en riva-
« marchand » (l. 52) qui conclut la tirade de Mag- lité avec sa sœur Henriette, joue la fausse prude.
delon. Les deux termes renvoient aux sphères de la Magdelon ne feint pas la pruderie, elle est réelle-
possession matérielle, et à tout ce qu’elle a de com- ment précieuse.
mun et de vulgaire aux yeux des précieuses.
5. L’amour est un roman Vers le BAC : le commentaire
Si Magdelon évoque « un roman » (l.  51) et « des 9. Une page satirique
aventures » (l. 44), c’est que sa pensée sur l’amour L’extrait des Précieuses ridicules relève de la satire
est conditionnée par ses lectures de romans précieux. pour plusieurs raisons. D’abord Molière campe une
C’est ce que confirment les lignes 30 à 47 de la situation de conflit entre un père et deux jeunes filles :
tirade, puisqu’elles décrivent les étapes de l’amour : l’antagonisme repose sur la manière de considérer le
la rencontre, le secret d’amour, les petites visites, mariage, thème clé de la satire moliéresque. Mais en
la déclaration, le premier refus, les péripéties, les même temps, Molière dresse un portrait satirique des
oppositions familiales, « et ce qui s’ensuit » (l. 47), précieuses dont il raille le goût pour le romanesque.
expression amusante car on peut y lire ce que l’on Les plans sur la comète que tirent les deux jeunes
souhaite, y compris une allusion érotique. L’énu- filles procèdent également de la satire. Néanmoins
mération de toutes ces étapes fait sourire par l’am- la connaissance précise de la préciosité dont Molière
pleur et le nombre des péripéties qu’elles impliquent. témoigne dans cette scène traduit un rapport ambigu
Elles font sourire aussi par leur manque de réalisme. avec la satire. Il a en effet parfaitement assimilé le
6. Code chevaleresque langage et l’univers précieux, preuve qu’il connaît
Magdelon, s’appuyant sur les principes précieux, très bien les œuvres dont il se moque…
fait de l’obligation un socle de la relation amou-

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perpétue la tradition de la magistrature. On comprend
Racine,
4 Les Plaideurs p. 224
à travers le portrait de Léandre que le jeune homme
brise, en quelque sorte, cette tradition.
Pour commencer 5. La satire de la cour
Il s’agit dans cet extrait de poursuivre l’explora- « Pilier d’antichambre » désigne les courtisans qui
tion de la satire des mœurs en se tournant d’une attendent le passage du souverain ou d’un grand sei-
part vers Racine, mieux connu pour ses tragédies, gneur au sortir de sa chambre pour obtenir quelque
et d’autre part vers un corps de métier souvent raillé grâce. L’expression désigne une classe oisive dont
dans la comédie classique, la magistrature. Il peut ici Dandin fait la satire. Le vers 25, en recourant à
être intéressant ici de partir de la satire de la méde- un système de question réponse réparti sur les deux
cine et des médecins qu’on rencontre souvent chez hémistiches du vers, se montre particulièrement effi-
Molière pour montrer que la verve satirique s’étend cace sur le plan rhétorique. Plusieurs enjambements
à toute forme de profession dont les abus et les tics (v. 20-21, 22-23) renforcent également l’efficacité de
sont stigmatisés. la satire en rendant plus fluide le discours de Dan-
din qui, malgré sa puérilité, raisonne de manière
Observation et analyse habile. Le sens bourgeois du concret (qu’il partage
1. Le fil(s) conducteur avec le Gorgibus des Précieuses texte 3, p. 222-
C’est Léandre, le fils de Dandin qui conduit la scène, 223) lui permet également un tableau savoureux
du moins jusqu’au vers 11, puisque Dandin reprend (v. 26-29), véritable hypotypose croquant la gueu-
le dessus, comme en témoigne la présence d’une serie des courtisans.
tirade. Cette forme de parole théâtrale indique que
le personnage reprend le pouvoir grâce au langage. Contexte et perspectives
2. Inversion des rôles 6. Pères et fils
Le fait que Léandre mène le dialogue dans la pre- La rivalité entre pères et fils est une constante de
mière partie crée un effet comique. En effet, en la comédie classique. Certes, comme dans l’extrait
bonne logique, c’est le père qui devrait avoir auto- des Plaideurs, Harpagon et Dom Louis reprochent à
rité sur son fils et régir sa conduite. Or dans cette leur fils respectif ses « déportements » (dixit le père
scène les rapports sont inversés ; c’est Léandre qui de Dom Juan) et jugent sa conduite, mais Racine
tente de ramener Dandin à la raison. Le personnage double le conflit d’une satire aiguë des courtisans
du juge, ainsi infantilisé, n’en est que plus ridicule. qui, oisifs, perdent leur temps en bassesses et en
3. Portrait d’un fou futilités. Ce n’est ni le cas de Valère, ni de Dom
Les dix premiers vers de l’extrait dessinent le por- Juan qui ne sont, ni l’un ni l’autre, des hommes de
trait de Dandin. Il est affublé de ses dossiers (vers 1), cour. Au contraire, c’est Dom Louis (il le confesse
est chétif (vers 11), et se montre d’un entêtement lui-même avec un peu de honte) qui a dû faire le
pusillanime. Sa « maladie » est une monomanie : il siège du Roi pour permettre à son fils d’échapper
est obsédé par l’idée de juger. L’exagération du com- au juste châtiment de ses fautes.
portement judiciaire crée un effet comique, renforcé
par l’obstination puérile du personnage (« je veux Vers le BAC : la dissertation
être malade », v. 9).
7. La satire au théâtre
4. Portrait d’un courtisan Pour que la satire soit efficace au théâtre, elle néces-
Léandre est l’opposé de son père. C’est un « galant » site plusieurs éléments dramaturgiques, parmi les-
(v. 14), un jeune homme à la mode de son temps qui quels un conflit entre deux personnages différents (un
aime les beaux habits et les divertissements. Il est père et un fils, un maître et un valet, par exemple).
élégant physiquement, il porte des « rubans » (v. 17) Le conflit permet en effet de viser les travers d’un
comme les petits marquis. Mais cette vêture cache un comportement, d’une profession, ou d’une attitude
tempérament dépensier. Le terme « brelans » (v. 15) en société. Parmi les reproches qu’un personnage
indique que Léandre est joueur de piquet ; la pré- peut adresser à un autre, le dramaturge peut glis-
sence du « bal » (v. 15) indique également son goût ser un discours satirique. De nombreuses scènes
pour la fête et les plaisirs. Volontiers dispendieux, de comédie reposent sur ce principe. Par exemple,
Léandre est l’opposé de son père, économe et qui dans Le Malade imaginaire, Toinette se moque des

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manies de son maître Argan ; dans son discours, elle de l’extrait lance l’offensive, Dandin rappelant les
s’attaque aux médecins et à leurs pratiques inutiles, droits et devoirs de « l’engagement » d’une épouse
dessinant en creux la satire de tout un corps médi- digne de ce nom. Le terme « consentement » (l. 4-5)
cal. L’exemple de la scène des Plaideurs montre utilisé par Angélique situe le cœur du problème : il
aussi l’efficacité du conflit générationnel dans l’ex- s’agit d’un mariage arrangé, dont ni l’un ni l’autre
pression de la satire. Racine se livre ici à une satire ne sont satisfaits.
croisée, celle de la justice et celle des courtisans.
Or le discours satirique ne peut se développer qu’à 3. Le désir de liberté
partir du conflit qui oppose les deux personnages. Le mariage, tel qu’Angélique le décrit, est une
contrainte imposée par Dandin et ses parents. C’est
donc une jeune femme qui subit une situation qui
Pour aller plus loin exprime son désir d’affranchissement. Sa principale
La satire de la Cour est l’un des thèmes privilégiés aspiration est donc la liberté ; refusant le joug d’une
de la littérature du Grand Siècle. La Fontaine, La union contrainte, son souhait d’être affranchie l’in-
Rochefoucauld et La Bruyère ont excellé dans cet vite à jouir du présent, c’est-à-dire de « la jeunesse »
art de ciseler des portraits de courtisans. Il pour- (l. 12). Son discours est très clair. Elle aspire à vivre
rait être intéressant de renvoyer les élèves à ces pleinement sa féminité et sa jeunesse, y compris
auteurs, présents à plusieurs reprises dans le manuel dans le domaine des galanteries (« goûter le plaisir
(  p. 375, 378, 417). Exprimant leur vision satirique de m’ouïr dire des douceurs », l. 13) ; la révolte de
à travers des genres différents (comédie, fable, por- la jeune femme va jusqu’à la menace de cocuage,
traits, maximes), ils ont tous stigmatisé les travers comme l’indique la dernière phrase de sa tirade.
d’une Cour de plus en plus soumise à l’étiquette, Malgré le caractère sérieux de son propos, celui-ci
de plus en plus dépendante du regard du souverain. ne manque ni de piquant ni de comique. Certaines
expressions peuvent faire sourire, telle que « ce sont
eux proprement qui vous ont épousé » (l. 6). Au vrai,
Molière, il y a un ton de raillerie dans la réponse d’Angé-
5 George Dandin p. 226 lique, sûre d’elle et des charmes de sa jeunesse, qui
lui font revendiquer « les douces libertés que l’âge
Le parcours autour de la comédie de mœurs se
[lui] permet » (l. 12).
referme sur George Dandin, l’une des comédies les
plus noires de Molière. Il s’agit ici de montrer que la 4. La complexité de George Dandin
perspective satirique et la comédie de mœurs n’ont Dandin est un personnage complexe. Il est tyran-
pas pour seules fonctions de faire rire le public, ou nique car il brandit à sa femme ses devoirs d’épouse,
de l’amuser par des situations cocasses, mais elles en s’appuyant sur les lois qui régissent le mariage.
soulèvent aussi des questions humaines sérieuses, Il apparaît dès lors comme ridicule, car que sont
voire graves. La mésentente du couple Angélique- les lois face au désir de liberté qu’exprime Angé-
Dandin en fournit un remarquable exemple. lique ? La différence sociale, redoublée peut-être par
la différence d’âge, souligne également le ridicule
Observation et analyse de Dandin paysan enrichi, ayant acquis un titre de
1. Je vous accuse noblesse grâce à sa fortune. Mais Dandin est égale-
ment un personnage malheureux, et l’on peut devi-
Les deux personnages se vouvoient et répètent très
ner derrière ses colères, une réelle souffrance : celle
souvent la deuxième personne du pluriel, comme
d’un homme humilié et méprisé par la femme qu’il
en témoigne, par exemple, la première réplique de
voudrait aimer.
George Dandin. Cette utilisation insistante de l’in-
terpellation traduit le conflit violent qui oppose ce
couple mal assorti. La tirade d’Angélique assène le Vers le BAC : l’entretien à l’oral
vouvoiement comme un acte d’accusation à l’en-
5. Les mal mariés
contre de Dandin.
Nombreuses sont les comédies qui mettent en scène
2. Droits et devoirs un mariage mal assorti. Rien d’étonnant à cela,
Ne parvenant à s’exprimer sur le mode des sen- dans la mesure où le mariage est l’une des théma-
timents, les personnages ont recours au vocabu- tiques de prédilection de la comédie de mœurs. L’on
laire du droit et de la légalité. La première réplique peut citer, par exemple, Les Caprices de Marianne

7. La comédie classique 117

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d’Alfred de Musset. Dans cette comédie roman- 5 de l’acte I, M. de Sotenville rappelle à Clitandre sa
tique (1833), la jeune Marianne a épousé le juge généalogie), ils partagent le même sens de la lignée.
Claudio, beaucoup plus âgé qu’elle. D’abord fidèle, Aveuglés par l’idée de leur vertu ancestrale, ils ne
Marianne s’affranchira du joug de cet époux despo- perçoivent pas leur fille telle qu’elle est réellement
tique et cédera aux séductions d’Octave. Dans un (« Ma fille est d’une race trop pleine de vertu pour
autre registre, on peut évoquer le drame Ruy Blas de se porter jamais à faire aucune chose dont l’honnê-
Victor Hugo. La Reine d’Espagne a épousé un sou- teté soit blessée, et de la maison de la Prudoterie,
verain falot et absent. Malgré l’étiquette et les obli- il y a plus de trois cents ans qu’on n’a point remar-
gations que doit une reine d’Espagne, elle finira par qué qu’il y ait eu une femme, Dieu merci, qui ait
tomber amoureuse de Ruy Blas, un laquais déguisé fait parler d’elle. », I, 4).
en grand d’Espagne. Il s’agit d’un thème récurrent
au théâtre, car cette donne sociale est le creuset de 2. Un rival heureux
conflits et de situations dramatiques. Clitandre est l’amant d’Angélique et il s’oppose en
bien des points à George Dandin. Il est jeune, noble,
charmant, connaît les belles manières. C’est un aris-
Pour aller plus loin
tocrate qui a reçu l’éducation de sa caste, contrai-
L’extrait de George Dandin ouvre des perspectives rement à Dandin qui n’est qu’un paysan enrichi.
sur le fonctionnement de la société au xviie siècle. La différence entre les deux personnages, rivaux
Le théâtre, miroir du monde, reflète en effet les dif- amoureux, éclate dans les scènes qui les opposent
férents compartiments de la société et la difficulté (I, 5-6). Clitandre domine Dandin par son apparte-
qui existe à sortir d’une catégorie donnée. Certes, on nance sociale et par son langage. Quoi qu’il fasse
sait que le xviie siècle voit se multiplier la noblesse et si riche soit-il, George Dandin reste toujours son
de robe, issue de la bourgeoisie enrichie ayant acquis inférieur.
des charges qui anoblissent. Mais la pièce de Molière
pose la question de la noblesse de soi (l’élévation 3. La comédie ancillaire
de l’âme) et de la noblesse de sang (l’hérédité). À Les valets de la pièce sont intéressants car ils jouent
cet égard, George Dandin reflète de manière sug- un rôle ambigu auprès de leur maître. À l’intérieur de
gestive les questions sociales de son temps. la domesticité se dessine également une hiérarchie.
Lubin et Claudine défendent les intérêts de Clitandre
et d’Angélique. La sottise de Lubin le rend maladroit
Vers l’œuvre complète
et crée des situations cocasses, tandis que Claudine,
Molière, constamment rusée, sert habilement les desseins de
George Dandin p. 227 sa maîtresse dont elle singe les caprices et les affé-
teries. Quant à Dandin, il a pour « adjuvant » Colin,
Personnages et représentation de la un valet qui maîtrise difficilement le langage et se
société situe au-dessous de Lubin et de Claudine dans la
hiérarchie des valets. Molière reproduit ainsi la hié-
1. Les représentants d’une caste rarchie des maîtres dans la sphère ancillaire, redou-
Les parents d’Angélique se nomment M. et Mme de blant les humiliations que subit Dandin.
Sotenville. Ce patronyme prête à rire car il est com-
posé du préfixe sot et du suffixe ville. Or les Soten- Décors et accessoires
ville vivent à la campagne et présentent un couple
ridicule voire grotesque. Il y a donc adéquation entre 4. Un lieu unique
leur nom et leur ethos. Ce couple d’aristocrates se L’action de George Dandin se situe à la campagne,
parle en termes affectueux et utilisent force hypo- « devant la maison de George Dandin » comme le
coristiques pour s’adresser l’un à l’autre : Monsieur précisent les premières didascalies. Ce lieu unique
de Sotenville appelle son épouse « mamour » (I, 4 et (nul changement de lieu) permet de resserrer l’action
III, 7), par exemple. Au vrai, c’est le seul couple de et de concentrer les situations dramatiques autour
la pièce qui semble solide, face à celui de Dandin et du couple qui vit dans cette « maison ». Si l’unité
d’Angélique, et même face à celui des valets qui ne de lieu est respectée, Molière choisit de situer ses
sont pas très unis. Les Sotenville, au contraire, for- trois actes à des moments différents de la journée
ment un couple soudé par les valeurs de caste. Très et de la nuit. Le lieu unique a pour fonction de res-
soucieux de leur appartenance à la noblesse (à la sc. serrer la crise dramatique.

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5. La nuit complice que cinglant dévoile le caractère dramatique de cette
La nuit est présente à l’acte  III de George Dan- comédie noire.
din, comme le précisent des didascalies internes
(première réplique de Clitandre : « la nuit est avan-
cée »). L’utilisation de scène nocturne correspond à Molière,
une volonté de tramer des actions dans l’ombre et 6 Tartuffe p. 230
de favoriser les quiproquos. La nuit, en dissimulant
les personnages, entraîne méprises et confusions. Pour commencer
6. Des accessoires symboliques Après les comédies satiriques et les comédies de
Dans la comédie, les accessoires occupent une fonc- mœurs, la comédie de caractère en vers fournit un
tion concrète et symbolique. Viennent d’abord les autre exemple de la palette de Molière. Il s’agit ici
« billets » que s’échangent Angélique et Clitandre, de voir comment le langage construit l’identité des
par l’entremise de leurs domestiques. Ces missives, caractères, à travers l’aveuglement du personnage
signes d’une liaison, jouent un rôle dramaturgique à d’Orgon et l’habileté de Tartuffe. La scène 7 de
la fin de l’acte II. A la scène 8 de l’acte II, le bâton l’acte III est un moment décisif de la pièce, puisqu’on
et la scène de bastonnade rappellent l’influence de y voit Orgon empiégé dans son attachement frater-
la farce sur la comédie de mœurs. Enfin, le climat nel pour le monstre qu’il nourrit en son sein.
nocturne qui baigne l’acte  III oblige les person-
nages à utiliser des lanternes. Ce détail peut deve- Observation et analyse
nir un élément visuel de mise en scène, suggérant 1. Désigner les ennemis
des projections d’ombres sur la scène.
L’échange entre les deux protagonistes porte sur des
péripéties qui viennent de se dérouler. Les pronoms
George Dandin, héros ridicule ou tragique ?
« on » (v. 5, 6, 8) et « ils » (v. 7, 10, 14) désignent
7. Les monologues du héros l’entourage d’Orgon qui a démasqué Tartuffe et dont
Molière confère cinq monologues à Dandin (I, 1 ; il veut se débarrasser. On apprend que Tartuffe a été
I, 3 ; I, 7 ; II, 6 ; III, 8), ce qui est important pour attaqué et accusé par les proches d’Orgon. Sa foi a
une comédie en trois actes. Ce choix dramaturgique été mise en doute. L’allusion à la femme d’Orgon
dévoile la solitude d’un personnage qui ne trouve pas laisse supposer que cette dernière a été impliquée
d’autres interlocuteurs que lui-même. Cette structure dans l’accusation et représente une menace poten-
dramaturgique renforce le caractère pathétique, voire tielle pour les agissements de Tartuffe (v. 12-13).
tragique du personnage, voué à l’isolement et subis-
sant le mépris d’une caste qui ne le reconnaît pas. 2. Fuites feintes
Tartuffe propose des solutions explicites et impli-
8. De la colère à la résignation cites pour mettre fin au trouble dont il est la cause.
La première et la dernière scène sont composées Il fait tout d’abord mine de vouloir quitter les lieux,
de monologues de Dandin. Dans la première scène, stratégie dilatoire qui lui permet de se faire supplier
Dandin exprime sa colère, sa désillusion, mais aussi par Orgon de rester (v. 1-15). Cette manœuvre est
sa décision d’agir et de ne pas s’en laisser compter donc attendue, puisqu’elle consiste à apitoyer et
par une femme qui ne respecte pas ses engagements. apeurer Orgon. La deuxième des solutions propo-
La première scène, qui endosse la fonction d’expo- sées par Tartuffe est la mortification, punition ins-
ser l’intrigue et les personnages est plus dévelop- crite dans une perspective religieuse pour absoudre
pée que la dernière. Pour autant, la dernière scène ses fautes (v. 16-17). Enfin, Tartuffe propose d’évi-
montre que le personnage a évolué de la colère agis- ter Elmire, l’épouse d’Orgon, afin de ne pas soule-
sante à la résignation mortifère. ver de suspicion (v. 18-22).
9. Le mot de la fin 3. Pas très catholique
« Le meilleur parti qu’on puisse prendre, c’est de Tartuffe déploie la panoplie du dévot en arguant
s’aller jeter dans l’eau la tête la première ». Ces mots de certaines vertus chrétiennes. Aux vers 12 et 13,
de Dandin qui referment la pièce laissent le spec- c’est la chasteté qu’il met en avant, puis l’obéissance
tateur sur un avenir assez sombre. On peut en effet aux pratiques religieuses au vers 16, avant de faire
interpréter les derniers mots de la pièce comme un amende honorable dans la dernière tirade. Le dis-
désir de suicide explicite. Ce dénouement aussi bref cours de Tartuffe, dans cette scène, feint d’appli-

7. La comédie classique 119

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quer les vertus chrétiennes de foi au comportement Vers le BAC : le commentaire
en société. Les valeurs d’obéissance et de chasteté
8. Tartuffe ou l’art de l’acteur
sont en vérité dévoyées par le personnage hypocrite.
Tartuffe est un faux dévot, et pour assumer cette
4. Habile chantage posture, il doit faire montre d’un certain nombre de
Dans une certaine mesure, toute la scène peut être qualités d’acteur. La première d’entre elles concerne
considérée comme une feinte de Tartuffe, mais le maniement du langage. La scène 7 de l’acte III
certaines répliques trahissent l’habileté du person- montre bien comment Tartuffe sait manier le dis-
nage à jouer un rôle. C’est notamment le cas des cours en désignant ses détracteurs sans les nommer
répliques qui suggèrent un moment de fuite, où vraiment. Il sait employer des phrases expressives et
l’on imagine le personnage faisant mine de quit- des formules cinglantes. Cette maîtrise du langage
ter la scène pour qu’Orgon le retienne : « Laissez- se double d’un sens du mouvement et d’une maî-
moi vite, en m’éloignant d’ici » (v. 13) dévoile, par trise de l’espace. Dans la même scène, Tartuffe fait
exemple, l’habileté du personnage à jouer celui qui en effet semblant d’être sur le départ pour mieux
part pour mieux rester. créer l’inquiétude de son interlocuteur. En bon acteur,
Tartuffe attire l’attention en passant d’une émotion
5. L’emprise à l’autre, du faux désespoir à l’abnégation. À bien
Les répliques d’Orgon sont brèves comparées à des égards, il renvoie à l’étymologie du mot « hypo-
celles de Tartuffe. Ce décalage dans le discours crite » qui désigne le masque de théâtre.
montre toute l’emprise que Tartuffe a sur son bien-
faiteur. Il ne construit son discours que pour mieux Pour aller plus loin
alarmer Orgon dont les répliques sont des réponses Au cours de sa carrière de dramaturge, Molière a subi
rapides, vives, mues par l’inquiétude. La stratégie plusieurs cabbales contre ses pièces, parce qu’elles
de Tartuffe consiste en un chantage masqué : il y a visaient des groupes puissants sur le plan politique et
donc urgence, pour le personnage d’Orgon, de rete- idéologique. Il pourrait être intéressant, en guise de
nir celui qui fait semblant de fuir. prolongement, de rappeler quelles ont été ces polé-
6. La victoire de Tartuffe miques et les raisons pour lesquelles elles ont été
Tartuffe obtient tout ce qu’il avait prévu et prémé- lancées. Ces polémiques ont en effet eu des consé-
dité : Orgon le retient, le supplie et lui donne une quences sur l’écriture de Molière, qui a « répondu »
position de force. Mieux, à la fin de la scène, Tar- en créant d’autres œuvres, comme le montre, par
tuffe a non seulement obtenu de rester, mais il a exemple, La critique de l’École des femmes. Avec
également l’autorisation de « fréquenter » l’épouse Molière, on peut donc réfléchir à la censure, à la
d’Orgon. Cette scène offre bien un exemple de manière dont elle fait pression sur les auteurs et
l’habileté de Tartuffe qui manipule son interlocu- comment ces derniers la contournent ou la contrent.
teur avec aisance.

Molière,
Contexte et perspectives 7 Le Misanthrope p. 232
7. Tartuffe le pharisien
Le chapitre 23 de L’Évangile de Matthieu est une Pour commencer
accusation contre les pharisiens : « Malheur à vous, Il s’agit ici d’approfondir la comédie de caractère à
scribes et pharisiens hypocrites », scande à sept travers l’exemple du Misanthrope et d’une des scènes
reprises le Christ, qui dénonce leurs pratiques reli- les plus emblématiques du « débat » qui constitue la
gieuses et leur comportement en société. Tartuffe matrice de la pièce : l’amour de l’humanité, incarné
peut être considéré comme un pharisien, puisque par Philinte, vs la haine des Hommes, incarnée par
que comme les prêtres de l’Évangile, Tartuffe pro- Alceste. Cette dialectique débouche sur une réflexion
fite de l’argent des autres, feint d’avoir la foi pour philosophique sur la condition humaine.
mieux jouir de bénéfices matériels de l’entourage
qu’il usurpe. Les détracteurs de la pièce n’ont pas
manqué de faire le lien entre cet épisode de l’Évan- Observation et analyse
gile et la personnalité du faux dévot. Le lien n’a fait 1. La faute de Philinte
qu’attiser la colère du clan des dévots contre la pièce Alceste reproche à Philinte d’avoir témoigné des
de Molière, qui les visait directement. signes d’amitié à un tiers dont il a oublié le nom

120 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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ou dont il ne connaît pas l’identité. L’épisode est possède le sens de l’humour, qualité que ne détient
relaté par Alceste dans la tirade qui occupe le centre pas Alceste qui prend toute action au sérieux.
de la scène. Les différentes étapes de la scène sont
décrites par Alceste : après les compliments et les Contexte et perspectives
salutations (« caresses », « protestations », « embras-
sements », v. 13-15), la réalité éclate : Philinte, inter- 6. Alceste, héros cornélien ?
rogé par Alceste, est incapable de se souvenir du nom L’honneur et le cœur désignent souvent les qualités
de celui à qui il vient d’offrir des signes d’amitié. des héros cornéliens. Présents dans le discours d’Al-
C’est cet événement qui déclenche la colère d’Al- ceste (v. 30-31), ces termes dévoilent l’influence cor-
ceste et ses imprécations contre Philinte. nélienne sur le personnage de Molière. Dans les tra-
gédies de Corneille en effet, héros et héroïnes sont
2. Portrait d’un homme sociable mus par leur sens du devoir et de l’honneur, et pos-
Le portrait de Philinte relève de la satire et peut faire sèdent à la fois le « cœur », c’est-à-dire le courage
rire ou sourire le spectateur. La description fournie (Polyeucte, par exemple) et le sens de « l’honneur »
par Alceste repose sur une énumération de protes- (Rodrigue, dans Le Cid, par exemple).
tations amicales qui se soldent par une chute amu-
sante : Philinte est incapable de dire qui est celui 7. Philinte, l’honnête homme
qu’il vient de saluer si chaleureusement. « L’honnête homme », au xviie siècle, fait preuve de
mesure, de pondération et se montre affable dans ses
3. La colère d’Alceste relations sociales. Il possède des qualités de com-
La colère d’Alceste se manifeste par l’emploi d’hy- munication et de culture qui lui permettent de s’épa-
perboles qui outrent le récit et le rendent comique. nouir en société. Il sait se rendre agréable aux yeux
Ainsi le verbe « accabler » (v. 12), l’adjectif « der- du monde. Toutes ces qualités sont celles de Philinte.
nières » (v. 13), le nom « fureur » (v. 15) créent un
effet comique, que confirme l’énumération sur un
Vers le BAC : la dissertation
rythme ternaire du vers 14. Le comique se situe
moins dans la situation que dans la manière dont 8. « Castigat mores »
elle est relatée par Alceste. Le théâtre châtie les mœurs, c’est-à-dire se montrer
critique sur les travers des hommes en société. En
4. Portrait croisé décrivant les défauts humains et en s’en moquant,
Deux champs lexicaux se croisent dans cette scène les dramaturges font en effet prendre conscience au
qui permettent de dessiner le caractère d’Alceste et spectateur de la nature humaine et de ses imperfec-
de Philinte. On relève tout d’abord celui de l’hon- tions. Cette fonction de la comédie apparaît clai-
neur, grâce aux termes et expressions « mourir de rement dans la première scène du Misanthrope,
pure honte » (v. 9), « scandaliser » (v. 11), « indigne, dans laquelle Alceste stigmatise le comportement
lâche, infâme » (v. 20), « homme d’honneur » (v. 30). des courtisans à travers l’exemple de son ami Phi-
Face à ce lexique, celui de la sociabilité peint le linte. Châtier les mœurs est l’une des fonctions de
caractère affable de Philinte, avec des notions qui la comédie classique : Molière observe la société de
semblent renforcées d’être rapprochées par la rime : son temps et en désigne les travers.
« caresses » et « tendresses » (v. 12-13), « serments »
et « embrassements » (v. 14-15) et plus loin « empres-
sements » (v. 34). Les mots qui décrivent la scène Pour aller plus loin
et ceux qui expriment le courroux indigné d’Al- Alceste est un caractère devenu un type, celui du
ceste permettent de présenter le caractère des deux misanthrope. Le théâtre de Molière, grâce à sa célé-
protagonistes. brité, a pu transformer certains personnages en arché-
types à partir de leurs obsessions et de leurs travers.
5. L’humour de Philinte Harpagon, Argan, Dom Juan, Tartuffe ne sont plus
La plaisanterie désigne la réponse hyperbolique que seulement des êtres de fiction inventés pour la scène,
Philinte oppose à l’accusation d’Alceste (v. 24-27). mais sont devenus, dans l’imaginaire collectif, l’in-
L’expression « cas pendable » renvoie aux « Animaux carnation de défauts humains. Il pourrait être intéres-
malades de la peste », fable de La Fontaine où un âne sant de prolonger l’étude du Misanthrope en mon-
est condamné à mort (cas pendable, au sens propre), trant comment les personnages de Molière sont en
pour avoir mangé un peu d’herbe. La plaisanterie de réalité bien plus complexes que les images arché-
Philinte le rend sympathique aux yeux du public. Il typales qu’ils ont ensuite engendrées.

7. La comédie classique 121

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le bon plaisir du prédateur et qu’elle s’en fait gloire,
Molière,
8 Dom Juan p. 234
mais aussi parce qu’elle prétend par là faire œuvre
de « droit » et de « justice » (l. 5-7).
Pour commencer 4. Le guerrier de l’amour
Dom Juan fait quelque peu exception dans la pro- La conquête amoureuse, selon un lieu commun bien
duction comique du siècle de Molière. La portée connu de la littérature, est comparée à la conquête
de la pièce, ses controverses et sa réception en font militaire à laquelle elle emprunte ses expressions et
l’un des monuments les plus singuliers de la comé- son lexique. L’emploi des verbes d’action « réduire »
die. Le choix d’étudier le monologue de Dom Juan (l.  16), « combattre » (l.  18), « forcer » (l.  20),
vise deux objectifs : découvrir le caractère du héros « vaincre » (l. 21) traduisent l’attitude de stratège et
et montrer comment, grâce au maniement du lan- de conquérant du personnage. L’emploi du lexique
gage, on peut faire l’éloge de défauts ou de vices. de la conquête militaire est confirmé par la compa-
raison « comme Alexandre » (l. 31) qui, de manière
Observation et analyse hyperbolique, exprime la volonté de puissance et le
1. Les arguments de Dom Juan désir d’hégémonie de Don Juan.
– l. 1-7 : la fidélité est une fausse valeur, qui attente 5. La démesure comique
à la loi de la vie et à la justice ; Dans la perspective belliqueuse, la comparaison avec
– l. 7-14 : Dom Juan lui-même est incapable de résis- Alexandre le Grand et ses conquêtes peut faire sou-
ter au pouvoir fascinant de la beauté ; rire. Elle est en effet excessive et disproportionnée
– l.  14-22 : il justifie cette attitude par le charme par rapport aux agissements de Don Juan. Le séduc-
qu’exercent les prémisses d’une rencontre ; teur de femmes, en se comparant à un véritable mythe
– l. 22-32 : enfin, il résume sa pensée en décrivant guerrier, n’est guère crédible et se ridiculise quelque
le plaisir de la conquête amoureuse, comparée à la peu. Alexandre le Grand, que Louis XIV et Napoléon
conquête guerrière. voulurent imiter dans leurs conquêtes, est un grand
2. Une pensée cohérente chef de guerre, ce que n’est pas Don Juan. Le terrain
La pensée de Don Juan est très structurée, notamment de chasse du personnage de Molière est ridiculement
grâce aux connecteurs logiques. L’emploi de formes étroit comparé aux espaces franchis et conquis par le
adversatives telles que « Quoi qu’il en soit » (l. 12) roi de Macédoine.
ou « Mais » (l. 22) traduit à la fois la progression du
discours et la justification des actions dépeintes. La Vers le BAC : l’écriture d’invention
conjonction « Enfin » (l. 26) introduit la « conclusion »
6. Éloge de la fidélité
et montre à quel point la parole de Don Juan obéit à
une rhétorique huilée. Quoi ! tu veux qu’on abandonne au premier regard qui
passe un cœur qui s’attache à notre âme et lui donne,
3. L’art de l’éloge par de constants hommages, des raisons d’exister !
Pour faire l’éloge de l’inconstance amoureuse, Don Non, non : l’inconstance est la faillite des faibles, la
Juan recourt à plusieurs procédés rhétoriques. Il com- proie de l’ombre. La fidélité grandit les cœurs, elle
mence par une longue phrase nominale à la modalité permet de mieux aimer et de mieux comprendre
exclamative (l. 1-4), mais surtout, il abandonne le « je » chaque jour la personne qui partage notre vie. J’ai
qui implique un point de vue subjectif ou la narration beau croiser de beaux regards et des sourires tendres,
d’une expérience personnelle, pour le « on » qui donne rien ne saurait me détourner de l’objet de mon amour.
une portée plus générale à son propos. Les phrases au Mon corps et mon âme sont engagés. On goûte un
tour impersonnel, auxquelles le rythme d’une prose plaisir extrême à la fidélité, au charme de la recon-
cadencée donne l’allure de maximes, transforment naissance qui chaque jour grandit. On n’a plus à com-
la description subjective en vérité absolue. Une fois battre les transports qui nous poussent à multiplier les
ce discours installé, Don Juan peut revenir à la pre- rencontres, on n’a plus à lutter contre ses faiblesses
mière personne qui referme sa tirade. puisque l’amour fidèle nous sert de cuirasse contre
Si l’on définit le cynisme comme le mépris affiché des les dangers des séductions hasardeuses. Enfin, il n’est
valeurs où se reconnaît la société, cette apologie de rien de si délicieux que de vivre le plus longtemps
l’infidélité mérite bien ce qualificatif : non seulement possible, en compagnie de celle qu’on a choisi pour
parce qu’elle ne reconnaît comme seul principe que partager sa vie.

122 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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Pour aller plus loin annonce les événements déclencheurs qui ponctuent le
Le mythe de Don Juan a donné lieu à un grand nombre xviiie siècle et aboutissent à la Révolution française.
de variations sur le thème de la séduction. Il pourrait
3. Répliques et contestation
être intéressant de voir comment Mozart et Da Ponte
La tirade comme le dialogue animé peuvent être un
se sont emparés du Dom Juan de Molière pour créer
vecteur de contestation. Il semble néanmoins que le
le Don Giovanni. Les différences dans les caractères
dialogue est une arme plus tranchante, dans la mesure
et les situations éclairent sur les enjeux de chaque
où elle contraint le maître à répondre, l’oblige à s’im-
œuvre. Les contraintes de l’œuvre lyrique pourraient
plique par la parole dans le dialogue et par conséquent
ainsi faire l’objet d’une exploration, le personnage
à prendre position dans le débat. On voit ainsi dans
d’opéra n’obéissant pas tout à fait au même « fonc-
le dialogue du Mariage de Figaro le comte progres-
tionnement » que le personnage de théâtre.
sivement obligé de répondre et de trouver une issue.
La convention de l’aparté traduit sa gêne, malmené
Prolongements qu’il est par la stratégie de Suzanne et de Figaro.
Le dialogue véhicule une contestation plus directe,
Marivaux, Beaumarchais p. 237 confrontant les personnages dans un face à face. La
contestation est même collective dans Le Mariage,
Pour commencer puisque « tous ensemble » réunis (l. 22), les person-
nages et les comparses obligent le comte à s’exprimer.
Centrée sur la comédie du xviie siècle, la séquence
propose une ouverture vers le siècle de Marivaux et de 4. Modalités du comique
Beaumarchais, les deux principaux auteurs de comé- Le comique ne se développe pas de la même manière
dies. Ce prolongement a pour but de montrer l’évo- dans les deux extraits. Dans la pièce de Marivaux, le
lution des perspectives satiriques à travers le couple comique peut naître de la situation que décrit Trivelin
maître/valet, pivot de la comédie classique. Il s’agit et qui est pour le moins incongrue. Certaines expres-
en outre de procéder à une lecture croisée de deux sions procèdent également du comique de mots, telles
scènes pour aborder certaines questions transversales, que « votre cour d’humanité dure trois ans ». Autre-
telles que la critique sociale. ment dit, l’ironie implicite de la situation décrite rend
la tirade comique. Elle l’est d’autant plus que Tri-
Croiser les textes velin précise que les maîtres ne sont pas considérés
1. Maîtres malmenés comme des « esclaves », mais comme des « malades ».
Le comique du Mariage de Figaro repose davantage
Les deux extraits malmènent le maître de plusieurs
sur la situation. Pris au piège, le comte est la dupe
manières. Dans l’extrait de L’Île des esclaves, le récit
de ses propres forfaitures : la toque, symbole de vir-
de Trivelin rappelle les exactions commises par les
ginité de Suzanne, devient l’accessoire ironique de
maîtres, leurs injustices et la « barbarie de [leurs]
ses désirs ancillaires.
cœurs » (l. 10). Les lois qui régissent l’île se présen-
tent comme un « cours d’humanité » (l. 13) qui vise
à rééduquer les maîtres. Tout autre est la scène du Vers le BAC : la question de corpus
Mariage de Figaro : Figaro et Suzanne contraignent 5. Une certaine satire sociale
leur maître à annoncer la cérémonie d’un mariage
On peut parler de satire sociale pour ces deux extraits
qu’il ne souhaite pas, puisqu’il courtise Suzanne.
de comédie, dans la mesure où les scènes remettent
Dans les deux cas, les maîtres sont pris au piège de
en cause l’ordre établi en s’attaquant à l’autorité des
leurs propres travers et donc tournés en dérision.
maîtres. Ces deux extraits sont représentatifs de la
2. Le grain de sable dans l’engrenage satire sociale car, dans le cas de Marivaux, ils jouent
Dans chaque extrait, c’est un valet qui introduit la sur le renversement des rôles, et, dans le cas de Beau-
subversion dans l’ordre social. C’est lui qui remet marchais, sur la ruse des valets. La satire repose sur
en cause l’autorité du maître ou le contraint à adop- la désignation des travers des maîtres ; ils sont énu-
ter une attitude qui va contre sa volonté. Trivelin est mérés dans la tirade de Trivelin et se comprennent
un ancien valet, devenu gouverneur de l’île ; Suzanne implicitement dans le jeu de la scène du Mariage.
et Figaro sont deux domestiques au service du comte L’abus de pouvoir, stigmatisé dans les deux scènes,
Almaviva. Les critiques considèrent parfois que le est au cœur de cette satire sociale.
désordre social qu’introduisent les valets préfigure et

7. La comédie classique 123

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8 Règles et bienséances classiques
tion sur l’instant du dialogue. Cependant, certains
Racine,
1 Bérénice p. 239
connecteurs temporels renvoient le spectateur au
passé récent et à l’avenir proche (« autrefois », v. 13 ;
Pour commencer « bientôt », v. 18). Le présent est donc employé de
La première scène de Bérénice présente un exemple manière souple, mais de façon à suggérer que le
remarquable d’utilisation dramaturgique de l’espace. cœur de l’action va se dérouler sous les yeux des
Il s’agit ici de faire comprendre aux élèves com- spectateurs, dans un temps resserré.
ment l’unité de lieu sert aussi l’unité d’action et la 4. Confessions secrètes
caractérisation des personnages. La vraisemblance Bérénice s’ouvre par une scène de confidences.
de l’action est ainsi tributaire de l’organisation spa- Antiochus avoue en effet son amour pour l’héroïne
tiale, décrite dans la première scène. de la pièce, mais ses sentiments, dans le contexte
qui est présenté, doivent rester secrets. On comprend
Observation et analyse dès lors pourquoi le lexique de la dissimulation et
1. Le lieu au service de l’action du secret émaille la scène. On peut ainsi relever les
Le lieu de l’action est un espace intermédiaire, termes et expressions « secrets » (v. 4), « se cache »
comme l’indiquent les didascalies liminaires et (v. 5), « entretien secret » (v. 10). La répétition du
comme le rappellent les formules de la première terme « secret », appliqué aux agissements de Titus
tirade d’Antiochus : « ce cabinet » (v. 3) est situé et d’Antiochus, place d’emblée les deux héros dans
entre « son appartement » (v. 7), celui de Titus, et la même situation d’amoureux, l’un et l’autre étant
celui de Bérénice auquel on accède par « cette autre » rivaux. Cette prégnance du secret dans la première
porte (v. 8). Ainsi désigné par les démonstratifs, le scène a des conséquences sur la place que Racine
lieu de l’action prend forme aux yeux du lecteur confère au spectateur. Complice de cette intimité qui
et du spectateur. L’espace est conçu de manière à se noue, le public occupe une place privilégiée, celle
rendre vraisemblables les rencontres entre les deux de proche témoin d’une action en marche. L’empa-
principaux protagonistes, puisque le cabinet où se thie n’en est que renforcée.
déroule l’action est un lieu de passage obligé pour
les personnages. Vers le BAC : l’écriture d’invention
5. Projet de décor
2. Fonction symbolique de l’espace
Le plateau serait presque nu, couvert de larges dalles
Les indications spatiales dépassent la désignation
noires imitant le marbre, seulement animé par un jeu
des lieux, mais suggèrent aussi leur pouvoir symbo-
de lumières élaboré. En fond de scène, deux colonnes
lique. Le statut impérial de Titus est présenté grâce
stylisées évoqueraient la Rome impériale, son hié-
à « la pompe de ces lieux » (v. 1), c’est-à-dire leur
ratisme et sa grandeur. Éclairés par des projecteurs
majesté ; cette première description est complétée par
placés en contre, les piliers projetteraient une grande
les deux qualificatifs « superbe et solitaire » (v. 3),
ombre sur la scène. Au fil de l’avancée de la tragé-
qui indiquent tout ensemble la grandeur du person-
die, les ombres des piliers se déplaceraient, comme
nage et les décisions importantes qui sont prises en
les aiguilles d’une montre, pour suggérer la progres-
ces lieux de pouvoir. Mais la description du palais
sion temporelle. On pourrait ainsi imaginer une scène
par Antiochus dévoile un autre aspect de la person-
qui débute à 19 h et s’achève vers 21 h 30,la lumière
nalité de Titus : il cherche l’isolement et fuit parfois
décroissant et les ombres s’allongeant à mesure que
la cour pour une raison explicite : son amour pour
l’intrigue se déroule. Ces choix se justifient par le
Bérénice. Dès lors, les lieux ne sont pas seulement
caractère solennel des lieux de la tragédie. Les cabi-
là où s’exerce le pouvoir, mais là où se dissimule
nets qu’évoquent les premières didascalies se situent
la passion amoureuse.
hors scène, côté cour et jardin ; l’espace vide ainsi
3. Une action au présent conçu permet de concentrer l’attention sur les per-
Dans cette scène d’exposition, Racine emploie uni- sonnages, et de donner une épure plus majestueuse
quement le présent de l’indicatif, concentrant l’ac- au cabinet décrit dans les didascalies.

124 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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Pour aller plus loin une crise sur le point d’exploser ; le futur simple
Bérénice est considérée comme l’une des tragédies « m’occuperont assez » (v. 8) ne renvoie pas à un
les plus parfaites de Racine parce qu’elle respecte avenir lointain, mais à la situation présente, ce que
à la perfection les unités de lieu, de temps et d’ac- confirme l’explication que fournit l’impératrice. La
tion. L’exemple de cette tragédie peut inviter à réflé- crise est ouverte : « Contre Britannicus Néron s’est
chir sur l’adéquation (ou non) entre le temps de la déclaré » (v. 10). La crise est d’ailleurs confirmée
fiction et le temps de la représentation. Bérénice par différents indices temporels qui suggèrent l’im-
offre en effet un cas limite de tragédie dont l’action minence d’un conflit : « un moment » (v.  6), « le
correspond au temps de représentation. Ce travail temps qu’il repose » (v. 8), « chaque jour » (v. 13).
sur la temporalité permet de mieux comprendre les La crise se trame hic et nunc, comme l’indique la
différents niveaux de conscience des personnages présence du déictique « ici » (v. 7) qui souligne la
qui, s’exprimant dans un présent qui leur échappe, menace qui plane.
sont constamment tournés vers l’issue de la pièce :
3. Le poids du passé
le départ et l’avenir vécu séparément.
Le discours d’Albine permet de comprendre le pré-
sent en faisant référence à une antériorité de l’ac-
tion et en rappelant les bienfaits d’Agrippine et sa
Racine,
2 Britannicus p. 240
relation avec Néron. Elle rappelle tout d’abord qu’il
est son fils (« vous à qui Néron doit le jour qu’il
respire », v.  15) ; cet argument souligne l’autorité
Pour commencer maternelle de la mère sur son fils auquel s’ajoutent
Après avoir étudié le rôle de l’espace dans la pre- les stratégies d’Agrippine pour faire accéder Néron
mière scène de Bérénice, l’étude de l’exposition de à l’Empire. Le vers 16 rappelle en effet que Néron
Britannicus dévoile le potentiel dramaturgique de n’était pas destiné aux plus hautes fonctions et que
l’unité de temps. Il s’agit ici de comprendre com- sa naissance aurait dû le laisser au second plan.
ment se prépare et s’organise la machine infernale Implicitement, Albine dévoile le caractère intriguant
tragique, système inéluctable qui plonge ses racines d’Agrippine, son absence de scrupules pour obte-
dans le passé et annonce un avenir fatal. Ici, la carac- nir ce qu’elle souhaite et réussir en politique. C’est
térisation des personnages rend encore plus sensible du moins ce qu’indique l’explication d’Albine, en
la force des unités. La scène offre l’intérêt de présen- rappelant qu’elle a déshérité « le fils de Claudius »
ter deux personnages clés de la tragédie, Agrippine (v. 17), c’est-à-dire Britannicus, au profit de Néron.
et Néron, la mère et le fils. Si la première est pré- Tous ces éléments politiques soulignent l’impor-
sente, le second est absent ; et c’est cette absence qui tance d’Agrippine dans la carrière de Néron, mais
donne importance et relief au « monstre naissant ». laissent supposer qu’avec une telle mère, Néron a
hérité d’une lourde hérédité. Le présent n’est rendu
Observation et analyse que plus tragique par l’évocation de ces stratégies.
1. Aube tragique D’emblée l’intrigue est placée sous le signe des for-
Les premiers vers de la tragédie nous renseignent faits, des trahisons et des usurpations.
sur le moment de l’action. Elle se situe à l’aube. 4. Absence et suspens dramatique
L’évocation du « réveil » (v.  2) de Néron place la
Néron, bien qu’absent, est omniprésent dans la scène.
scène au petit matin, ce qui d’emblée fournit une
C’est sur lui que porte la discussion, c’est à travers
indication sur l’unité de temps. Les paroles d’Albine
lui que se déploie le dialogue. Agrippine utilise un
suggèrent même qu’Agrippine a peut-être passé la
qualificatif pour désigner son fils : « impatient »
nuit à « veille [r] » (v. 4) à la porte de son fils, pour
(v. 11). Ce trait de caractère laisse deviner un tem-
ne pas manquer de le rencontrer. L’étonnement ini-
pérament emporté et violent, ce que confirme l’hé-
tial d’Albine, exprimé par l’exclamation « Quoi ! »,
mistiche « il veut se faire craindre » (v. 12). Néron
montre qu’il s’agit d’une situation inhabituelle. Si
est présenté par sa mère comme une source d’inquié-
Agrippine se trouve dans ce lieu à cette heure, c’est
tudes (« les chagrins qu’il me cause », v. 7), parce
qu’une urgence l’y a conduite.
que son comportement a évolué, comme l’indique
2. Crise imminente la progression du vers 12. De l’amour à la crainte,
La première réplique d’Agrippine comporte des Néron a évolué vers la tyrannie ; celle-ci évolue aussi
verbes au présent de l’indicatif qui indiquent tous sur les objets de sa haine, comme le montrent les

8. Règles et bienséances classiques 125

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vers 13 et 14. Néron endormi, Racine peut le pré- Vers l’œuvre complète
senter à travers le regard de celle qui en est la plus
proche, sa mère. Mais il crée en même temps un Racine,
effet de suspens autour du personnage. Le specta- Britannicus p. 241
teur attend impatiemment de découvrir ce monstre
naissant, tel que Racine le décrit dans la préface
Néron et les femmes
de sa tragédie. 1. Junie et Néron
Néron et Junie se parlent à deux reprises dans la
tragédie. À chaque fois, Junie se montre méfiante à
Contexte et perspectives l’égard du jeune empereur dont elle pressent le tem-
5. La source latine pérament destructeur, et dont elle devine les inten-
Dans ses Annales, Tacite relate les débuts de la dis- tions criminelles. C’est pourquoi, face à lui, ses
grâce d’Agrippine en insistant sur la présence d’une paroles sont contraintes et constamment distantes.
rivale féminine. Or Racine supprime cet élément de Elle surveille son langage et son attitude pour ne
l’histoire et concentre la tragédie sur les rapports laisser aucune prise à l’empereur.
entre la mère et le fils. Racine reprend cependant 2. Un climat lourd de menaces
Tacite quand il fait décrire par Albine l’importance Les inquiétudes d’Agrippine à propos de Néron sont
d’Agrippine dans la carrière de Néron. Si Tacite pré- révélées dès la première scène, et même dès la pre-
sente Agrippine comme une femme pleine de colère mière réplique de l’impératrice. Formulées dès l’ou-
et de haine, Racine en fait un personnage inquiet et verture de la pièce, ces inquiétudes confèrent à la tra-
intriguant. Au vrai, Racine n’a retenu que quelques gédie son climat lourd et pesant. Cette atmosphère
éléments du récit de Tacite pour construire une action ne fait d’ailleurs que s’alourdir, dans la mesure où
tragique et une rivalité entre la mère et le fils. Agrippine voit se confirmer toutes ses craintes en
observant les agissements de son fils. Dans une cer-
Vers le BAC : le commentaire taine mesure, la première scène donne le « la » d’une
6. Une ouverture sous le signe des trois unités symphonie lugubre qui annonce « la naissance d’un
monstre » (selon le mot de Racine dans sa préface à
En choisissant de faire débuter l’action au petit
la pièce). Une telle ambiance accroît en outre le sus-
matin, « dans une chambre du palais de Néron »,
pens dramatique et renforce le processus tragique.
Racine offre d’emblée une projection de l’action tra-
gique dans un espace-temps resserré. L’unité d’ac- 3. Les prophéties d’Agrippine
tion découle des unités de temps et de lieu. Centrée À la fin de la tragédie, Agrippine prophétise sa
sur le changement d’attitude de Néron, elle laisse propre mort de la main de son fils. Cette tragique
supposer un conflit sur le point d’exploser entre la prophétie est vérifiée par la vérité historique. Les
mère et le fils. C’est ce que confirme l’exposition historiens spécialistes du règne de Néron s’accor-
de la tragédie qui présente un hiatus entre la situa- dent en effet pour le désigner comme l’instigateur
tion passée et l’action présente. Tous ces éléments de l’assassinat de sa mère en 59 après J.-C. Après
dramaturgiques promettent un respect de la règle une tentative pour masquer l’assassinat en nau-
des trois unités. frage, il fait exécuter sa mère par ses gardes. Selon
Tacite, Agrippine aurait demandé à être frappée au
Pour aller plus loin ventre (ventrem feri), pour mieux dénoncer le par-
Les rapports mère-fils sont un creuset de situations ricide ordonné par celui qui venait de ses entrailles.
dramatiques particulièrement fortes. Depuis le mythe
d’Œdipe, souvent repris au théâtre, force est d’ad- Le rôle des confidents
mettre que ce couple impossible suscite la curiosité 4. Néron entre Burrhus et Narcisse
des dramaturges. L’on pourrait inciter les élèves à Comme l’exige le système des personnages de la
découvrir d’autres pièces qui mettent en scène mères tragédie classique, les figures de premier plan sont
et fils, à d’autres époques et dans d’autres genres. On accompagnées de confidents qui recueillent pensées
pourrait penser, par exemple, à la scène de recon- et confessions. La répartition de ces rôles est très
naissance (subtilement ironique) entre Marcelline et habilement employée par Racine dans Britannicus.
Figaro dans Le Mariage de Figaro ; dans une autre Burrhus est le gouverneur de Néron et Narcisse celui
perspective, la dernière scène de Lucrèce Borgia de de Britannicus. Or l’action de la pièce montre très
Hugo fournit un exemple tragique de reconnaissance. vite que Narcisse, bien que gouverneur de Britan-

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nicus, le trahit au profit de Néron : entre Burrhus, occupe finalement une place secondaire dans les
son précepteur officiel, et Narcisse, son confident événements, même s’il est une pièce importante de
occulte, le jeune empereur se trouve donc au car- l’échiquier et que le titre de la pièce utilise son nom.
refour d’un choix crucial entre la vertu et le vice.
9. Le destin de Junie
5. Narcisse, « l’âme noire » de Néron À la fin de la pièce, on apprend par la voix d’Albine
Narcisse est « l’âme noire » de Néron pour plusieurs que Junie s’est réfugiée dans le temple des Vestales,
raisons. D’abord, il trahit son maître, Britannicus. pour échapper aux assiduités de Néron. Ce choix
Ensuite, il encourage insidieusement Néron au mal est terrible car Néron aura désormais sous les yeux
et influence négativement ses choix. Il distille dans l’objet de tous ses désirs, sans pouvoir l’atteindre.
son cerveau l’esprit de haine et sème la discorde. Il Les Vestales sont en effet, à Rome, les gardiennes du
pousse Néron à feindre la réconciliation avec Bri- foyer public du temple de Vesta, situé sur le forum.
tannicus pour mieux l’éliminer. Enfin, il encourage Parmi les éléments qui définissent leur statut figure
l’empereur à assumer ses forfaits aux yeux de sa l’obligation de virginité.
mère. En tous points, Narcisse est un personnage
négatif, « l’âme noire » de Néron. C’est aussi pour-
quoi il est l’un des personnages les plus intéres-
Molière,
sants de la pièce, et du théâtre de Racine en général. 3 Monsieur de Pourceaugnac p. 242
6. Burrhus : l’histoire et la fable tragique
Dans l’histoire, Burrhus est l’un des plus proches Pour commencer
conseillers de Néron ; il est, avec Sénèque, l’un de Il s’agit ici de montrer que les règles et les bien-
ses précepteurs. Au début du règne de Néron, Bur- séances ne s’appliquent pas seulement à la tragé-
rhus a réussi à « maîtriser » les penchants négatifs de die, mais que la comédie classique les utilise éga-
son maître. Sur ce point, Racine se montre fidèle à la lement, même si c’est dans une moindre mesure.
vérité historique. Mais cette vertu n’est pas confir- C’est d’ailleurs un des moyens par lequel Molière
mée par la suite des événements historiques, Bur- a pu donner au genre comique sa dignité littéraire.
rhus ayant accepté l’assassinat de Britannicus par L’unité d’action, au cœur de l’exposition de Mon-
Néron. Racine donne au personnage historique une sieur de Pourceaugnac, se concentre autour du
puissance symbolique en l’opposant à Narcisse. Le personnage absent, déjà cible de moqueries et de
précepteur de Néron incarne en effet la vertu et la quolibets. Dans cette scène, il s’agit d’étudier la
mesure face à la perfidie et au crime. La réalité his- fonction du rythme du dialogue et la construction
torique, on l’a vu, est moins manichéenne. d’un caractère à partir du jugement des autres per-
sonnages. Molière crée ici un effet d’attente parti-
Péripéties et retournements culièrement efficace.
7. L’organisation des péripéties
Les péripéties s’organisent autour de Néron. La Observation et analyse
première d’entre elles concerne la révélation de
1. Stratégies masquées
l’amour de Junie, à la scène 2 de l’acte  II. Cette
Les personnages présents sur scène ne dévoilent pas
intrigue sentimentale croise l’intrigue politique. La
vraiment leur stratagème et laissent planer l’incer-
seconde péripétie concerne la réconciliation feinte
titude. Même si le premier stratagème de la pièce
que Néron propose à Britannicus. Mais le dernier
consiste à échapper à la surveillance du père, à
acte dévoile deux ultimes péripéties, la seconde appa-
l’aide de Nérine qui fait le guet pendant que les
raissant comme le châtiment de la première : Néron
deux amants se parlent, la suite de l’intrigue est pla-
a fait assassiner Britannicus et Junie s’est réfugiée
cée sous le sceau du secret. Éraste annonce en effet
dans le temple des Vestales, afin d’être inaccessible
qu’il va tenter d’empêcher le mariage arrangé entre
à l’empereur qui l’aime passionnément.
Julie et Monsieur de Pourceaugnac, sans pour autant
8. La fonction dramatique de Britannicus dévoiler ses stratégies ; il utilise tout le lexique du
Britannicus n’est pas vraiment à l’origine des péri- théâtre pour expliquer son plan. Ce choix dramatur-
péties ni des retournements d’une action dramatique gique renforce l’unité d’action parce qu’il conserve
qu’il subit plus qu’il n’y participe. Il est le jouet d’un le suspens et l’effet de surprise des événements sus-
destin funeste et a une marge de manœuvre assez ceptibles de se produire. C’est une comédie dans la
réduite. C’est la raison pour laquelle Britannicus comédie qui va se jouer.

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2. Le rythme au service de l’unité d’action toutes les réjouissances que le spectacle de la pièce
Dans la première partie de la scène, le rythme est va offrir aux spectateurs.
soutenu, rapide, et les répliques s’enchaînent assez
vite. Éraste et Julie se parlent dans une certaine Contexte et perspectives
urgence car la menace de l’arrivée du père ne cesse
de planer sur le début de la scène. La tension dra- 6. Une exposition classique
matique est donc d’emblée très forte, comme le sou- À bien des égards, la première scène de Monsieur
ligne d’ailleurs l’erreur de Nérine qui crée un bref de Pourceaugnac répond aux principes de L’Art
moment de panique (l. 14-16). La crainte d’être sur- poétique de Boileau (texte écho). La rapidité et la
pris renforce l’urgence de la situation. vivacité avec laquelle l’action est présentée corres-
pond à cette nécessaire clarté que réclame le théo-
3. Une alliée amusante ricien. En outre, l’action, telle qu’elle est décrite,
Nérine est du côté des jeunes amants, elle juge donc obéit à la nécessité de vraisemblance que prône Boi-
d’un mauvais œil l’arrivée de ce Pourceaugnac qui, leau. Enfin, l’unité d’action sera respectée, même si
de surcroît, est un provincial, et par conséquent l’unité de lieu et de temps ne le seront pas.
ridicule. Pourceaugnac devient le principal rival
d’Éraste, il convient donc de l’éliminer. Mais le per-
sonnage qu’on attend est déjà ridicule, comme le Vers le BAC : l’écriture d’invention
confirment les railleries de Nérine à son égard. Le 7. Un stratagème efficace
nom de Pourceaugnac, qui évoque la famille des por- Julie rencontre en effet Monsieur de Pourceaugnac,
cins, prête le flanc à toutes sortes de jeux de mots et mais le mariage est empêché de la manière suivante :
de traits moqueurs. C’est ce qu’atteste la répétition grâce à l’entremise de Nérine et de Sbrigani, Éraste
du nom du personnage par Nérine, répétition dont a fait faire un faux acte notarié qui prouve que Mon-
l’effet comique grandit à mesure que se déploie la sieur de Pourceaugnac est déjà marié. Pour ce faire,
tirade. Animalisé par son nom et ridicule par son Éraste se déguise en notaire et montre à l’assemblée
extraction provinciale, Monsieur de Pourceaugnac lesdits papiers qui empêchent le mariage. En utilisant
est déjà une cible toute choisie. le ressort du déguisement théâtral, il modifie le cours
4. Haro sur le Pourceaugnac ! de l’action. Ce ressort théâtral appartient aussi bien
Le portrait-charge que Nérine fait de Pourceau- à la commedia dell’arte qu’au théâtre de la Foire.
gnac repose sur une série d’exagérations et même
d’expressions qui prêtent à rire : « S’il a envie de se Pour aller plus loin
marier, que ne prend-il une Limosine et ne laisse-t- Monsieur de Pourceaugnac offre un exemple de
il en repos les chrétiens » (l. 38-39). L’exagération comédie hybride, puisqu’il s’agit d’une comédie-
est ici franchement drôle, puisque Pourceaugnac ballet. Cet élément permet de comprendre la diver-
est assimilé à un étranger qui aurait une autre reli- sité du théâtre du xviie siècle qui, loin de s’enfer-
gion que celle qu’on pratique à Paris, du temps de mer dans les règles et les conventions, propose une
Molière. D’autres hyperboles telles que « j’y brûlerai dramaturgie plus inventive qu’on le croit parfois.
mes livres » (l. 42) ou « Pourceaugnac ! cela se peut- Le caractère divertissant du théâtre reste l’un de
il souffrir ? » (l. 43-44) ont des effets comiques car ses principaux intérêts aux yeux de la cour. Il pour-
elles annoncent la détermination du personnage à rait être intéressant de montrer aux élèves que cer-
empêcher le mariage, coûte que coûte : les exagéra- taines tragédies subissent aussi une forme d’hybri-
tions promettent des moments de jubilation théâtrale. dation, quand elles comportent des passages chantés
5. Une mise en abyme ? (Esther de Racine, par exemple).
Éraste et Nérine utilisent le vocabulaire du théâtre
pour décrire leur projet. On peut ainsi relever les
termes « machines » (l. 19-20), « ressorts » (l. 21), Corneille,
« divertissement » (l.  22). Ce choix lexical a pour 4 Le Cid p. 246
fonction de souligner la machination qui se prépare,
tout en renforçant la théâtralité des événements qui Pour commencer
seront représentés. Mais la présence du lexique théâ- Après la règle des trois unités, il s’agit de comprendre
tral constitue aussi un jeu avec le genre même de la en quoi les convenances et les bienséances cimen-
comédie. Il joue un rôle programmatique et annonce tent la vraisemblance dramatique que recherche

128 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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le théâtre classique. Mais il s’agit aussi de mon- Théâtre du Rond-Point en 1985, simulait d’ailleurs
trer aux élèves comment ces convenances peuvent une crise cardiaque qui le tétanisait.
être contournées, dépassées. À cet égard, l’exemple
4. La vieillesse est un naufrage…
emblématique du Cid rappelle que Corneille a sou-
vent tenté d’adapter les bienséances à sa propre La question de l’âge est cruciale dans cette scène,
conception dramaturgique. pour plusieurs raisons. On relève ainsi un certain
nombre de termes qui évoquent la vieillesse. Les
expressions employées par le Comte telles que
Observation et analyse « vieux courtisan » (v.  5), « votre âge » (v.  7) rap-
1. Les raisons du conflit pellent que Don Diègue est le plus âgé des deux.
Don Diègue, récompensé par le roi pour ses services, Ces éléments ont pour but d’humilier Don Diègue
a obtenu une charge que le Comte briguait égale- pour qui l’âge, au contraire, est gage de sagesse et
ment. C’est sur ce point précis que porte le conflit. de sérieux. Ce jeu cruel avec l’âge du personnage
Le Comte est jaloux d’un privilège que Don Diè- va prendre une signification concrète et tragique à
gue vient d’obtenir. Il est intéressant que l’auto- la fin de la scène. Trop âgé pour soutenir un duel,
rité royale intervienne dans cet échange. Elle per- Don Diègue est contraint de renoncer au combat
met en effet de suggérer une hiérarchie sociale qui à l’épée et le Comte sort apparemment victorieux
renvoie le spectateur de l’époque au système poli- de l’échange.
tique qu’il connaît. Le roi, en effet, ou son premier 5. L’honneur, valeur suprême
ministre Richelieu, pouvaient octroyer des charges L’honneur est constamment présent dans les paroles
ou des bénéfices à son entourage. de Don Diègue, explicitement et implicitement :
« mérité » (v.  2), « hauts faits » (v.  6), « courage »
2. De l’insulte au duel
(v.  8), « affront » (v.  13), « ma race » (v.  14). On
La dispute évolue progressivement vers le conflit comprend dès lors que l’honneur de Don Diègue,
ouvert. Le jeu des pronoms dévoile un premier bafoué dans cette scène, réclamera vengeance. Telle
niveau de rivalité. Tandis que le Comte s’exprime est le nœud, l’événement déclencheur de l’intrigue.
à la première personne, Don Diègue utilise d’abord La notion d’honneur, chez le personnage de Don
des formules impersonnelles où il ne s’implique Diègue, apparaît comme la caractéristique d’une
pas directement. Ce choix rhétorique est intéres- caste, celle de la plus haute aristocratie. Cette thé-
sant, car il montre la supériorité de Don Diègue sur matique est récurrente dans tout le théâtre de Cor-
le Comte, ce dernier ne résonnant qu’à travers lui- neille, mais cette scène en offre l’un des exemples
même. Don Diègue élève le débat et par là même les plus emblématiques.
humilie le Comte. Don Diègue s’implique ensuite
dans le dialogue en employant le « je » (v. 6), rap-
pelant à son détracteur l’importance de sa carrière Contexte et perspectives
et son sens de l’honneur, avant de réemployer des 6. Le duel sous Louis XIII
formules générales qui poussent l’exaspération du Face au grand nombre de duels qui déciment la fine
Comte à son paroxysme. fleur de l’aristocratie, Richelieu, premier ministre de
Louis XIII, décide de les faire interdire par une loi
3. Le langage au service de l’action
en 1626. Force est de constater que l’écriture du Cid
La tension monte, et avec elle le jeu de scène évolue. renvoie aux préoccupations de l’époque, ce qui a pour
On le voit à partir du vers 11, après la série d’alexan- effet de renforcer l’intérêt des spectateurs. Marion de
drins qui forment attaques et réponses successives. Lorme de Victor Hugo (1829), d’abord intitulé Un
La rupture dans la versification introduit un mouve- duel sous Richelieu, reprendra cette thématique qui
ment des corps, ce que confirment les didascalies. s’enracine dans l’histoire du règne de Louis XIII.
Le geste « il lui donne un soufflet » en implique un
autre, qui trahit un crescendo de violence : en « met-
tant la main à l’épée », Don Diègue indique le désir Vers le BAC : l’entretien à l’oral
d’en découdre. Mais son âge l’empêchera de laver 7. Bienséances et intérêt dramatique
son honneur : même si nulle didascalie ne l’indique, Les bienséances peuvent en effet affadir l’émotion
les vers 15-16 nous font comprendre que Don Diè- suscitée par l’action tragique. Même si le recours
gue est paralysé, incapable de passer à l’acte. Jean aux récits permet de pallier l’absence de représen-
Marais, dans la mise en scène de Francis Huster au tation scénique, le dramaturge qui obéit aux règles

8. Règles et bienséances classiques 129

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classiques se prive de certains effets sur la sensibi- sang » (v. 3) et « ta naissance » (v. 6) employées par
lité du spectateur. Après tout, Sophocle, dans Œdipe Horace soulignent leur origine commune. Camille
Roi, ne craint pas de faire réapparaître son héros les se souvient aussi qu’elle est la sœur d’Horace, mais
yeux crevés et sanglants. Toutefois, certains excès pour mieux laisser éclater sa haine contre ce frère
spectaculaires, stigmatisés dès la Poétique d’Aris- assassin qui lui a ravi son amour. L’anaphore de
tote, peuvent nuire à la pureté de la catharsis tra- « Rome » (v.  7-10), assimilée à une figure mater-
gique. Ainsi, les crimes sanglants (tels ceux que nelle (la mère des Horaces), rassemble le frère et
montre Shakespeare dans Titus Andronicus p. 254) la sœur pour mieux les séparer.
peuvent parasiter l’action tragique en suscitant seu-
2. Le martèlement de la furie
lement le dégoût. Les mouvements trop spectacu-
laires, les apparitions merveilleuses obèrent enfin Le procédé employé par Corneille est l’anaphore. Il
la vraisemblance de l’action. Les classiques consi- s’agit ici d’exprimer la colère de Camille, et même
dèrent que les bienséances font partie des conven- sa fureur. La répétition en début de vers exprime
tions que le public admet et qu’il recherche. Les cette rage désespérée ressentie par le personnage.
romantiques penseront l’inverse. Pour ces derniers, Rome n’est plus seulement une ville, mais endosse
les bienséances sont des entraves qui empêchent de une charge symbolique plus grande. Elle rassemble
représenter l’Homme dans sa globalité et dans toutes tout ce que Camille hait.
sortes de situations possibles. 3. Excès en tous genres
Les figures d’exagération sont présentes dans les
Pour aller plus loin répliques des deux personnages, mais surtout chez
Corneille, à la différence de Racine, n’a pas subi l’os-
Camille, en proie à la fureur. La modalité exclamative
tracisme des romantiques parce que son théâtre pro-
est l’une des manifestations stylistiques de l’exagé-
pose un certain nombre d’innovations, et parce que
ration, ce que renforce l’anaphore de « Rome » déjà
sa dramaturgie dépasse parfois les convenances et
évoquée. L’excès de colère du personnage se trahit
les règles. Il serait intéressant d’envisager le théâtre
également par l’emploi de formules hypothétiques
de Corneille dans cette perspective, en montrant,
(avec le subjonctif présent du verbe pouvoir, v. 11
par exemple, comment Le Cid reste un modèle dra-
et 21), qui correspondent à de sombres prophéties.
maturgique pour Hugo quand il écrit Hernani. De
Le souffle épique qui anime la tirade de Camille se
cette manière, les frontières entre les grands mouve-
traduit aussi par le grossissement de visions apoca-
ments de l’histoire littéraire ne se pensent plus seu-
lyptiques, visions de fin du monde qu’expriment, par
lement en termes de rupture, mais aussi de reprise
exemple, les vers 15 et 16 : « Que cent peuples unis
et de continuité.
des bouts de l’univers / Passent pour la détruire et
les monts et les mers ! » L’accumulation de visions
de destruction renforce l’anathème que Camille
Corneille,
5 Horace p. 248
jette sur Rome.
4. Vers la mort
Pour commencer La scène est construite de manière à rendre crédible
Il s’agit dans cet extrait d’étudier et de comprendre
et vraisemblable le meurtre. D’abord, Horace com-
comment explose un conflit et la manière dont le
mente la « rage » (v. 1) de sa sœur et excite son res-
dramaturge utilise l’espace pour mettre un terme à
sentiment en utilisant l’ironie et en rappelant ses
ce conflit, et, en l’occurrence, à la tragédie. Horace
devoirs à Camille. Loin d’apaiser sa fureur, ces mots
est l’une des pièces les plus violentes de Corneille,
ne font qu’augmenter la rage de la jeune femme qui
notamment parce que la rivalité entre Camille et
s’emporte et développe une rhétorique de plus en
Horace trouve un paroxysme au dénouement. On a
plus violente, jusqu’à provoquer le geste funeste.
reproché à Corneille le caractère spectaculaire de
On pourrait même considérer que Camille adopte
cette fin, notamment d’Aubignac ( texte écho), pour
une démarche suicidaire en déployant une telle vio-
qui l’épée d’Horace est une entrave aux convenances.
lence. Le crescendo de violence verbale rend donc
Observation et analyse crédible le meurtre de Camille.
1. Les liens du sang 5. Jeux de scène
Plusieurs éléments nous rappellent le lien familial Les didascalies sont fondamentales pour comprendre
qui unit Horace à Camille. Les expressions « mon le jeu scénique et surtout la manière dont Corneille

130 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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obéit aux bienséances, tout en montrant un maxi- revivre des épisodes marquants. C’est pourquoi,
mum d’actions sur scène. Les premières didascalies contrairement à ce qu’écrit d’Aubignac, il n’est pas
marquent la menace, sans pour autant que l’épée soit ridicule d’aller au théâtre pour apprendre l’Histoire.
brandie sur scène ostensiblement. C’est le mouve-
ment scénique de la course, associé au geste de la
main portée à l’épée qui indique l’imminence de
Molière,
la mort. L’action se produit hors scène, comme le 6 L’École des femmes p. 250
précise la didascalie « blessée derrière le théâtre »
(v. 27). Le corps ensanglanté de Camille n’est pas Pour commencer
montré sur scène, conformément aux exigences des Retour à la comédie. Cette fois, il s’agit d’obser-
convenances classiques. C’est le retour d’Horace en ver comment les ambiguïtés du langage, en jouant
scène (indiqué par la didascalie suivante) et le com- avec les limites des convenances, créent des effets
mentaire de son geste (v. 27-28) qui informent le comiques immanquables. La scène d’interrogatoire
spectateur de la mort de Camille. de L’École des femmes nous permet de mesurer la
manière dont Molière se joue des règles morales
Contexte et perspectives tout en faisant mine de les respecter. Le texte écho,
6. Un suicide bienséant qui rappelle la polémique engendrée par la pièce,
Pour d’Aubignac, Corneille ne respecte pas les confirme l’importance du débat sur les convenances
bienséances quand il met en scène la poursuite vio- morales dans les premières années du règne de
lente du frère contre la sœur. Il est en effet malséant Louis XIV.
qu’un personnage fuie et qu’un autre brandisse une
épée. La proposition d’Aubignac consiste en réalité Observation et analyse
à masquer le meurtre en suicide. On voit bien que 1. Un interrogatoire pressant
Corneille choisit la vérité des faits, plus violents
Arnolphe adresse cinq questions à Agnès durant ce
que la fiction proposée par d’Aubignac. Même si
bref échange. La succession des questions revêt plu-
Camille meurt en coulisses, le geste d’Horace, jugé
sieurs significations. D’abord Arnolphe veut s’infor-
atroce par le théoricien, ne respecte pas les conve-
mer de la nature de l’échange entre Agnès et Horace ;
nances qui proscrivent les gestes violents sur scène.
la naïveté d’Agnès l’oblige à poser des questions de
plus en plus précises, afin d’apprendre si une rela-
Vers le BAC : la dissertation tion coupable s’est nouée. Mais ces questions tra-
7. Le théâtre de l’Histoire hissent aussi l’inquiétude du personnage d’Arnolphe
Le théâtre peut nous permettre d’apprendre autre- qui redoute d’être abandonné par celle qu’il a tenue
ment l’Histoire et ses événements, dès lors qu’on dans l’ignorance des « choses de la vie ».
adopte un recul critique nécessaire pour faire la dif- 2. Un tragique comique
férence entre la réalité et la fiction. Certains épi- Les vers 8 et 9 relèvent du registre tragique. Arnolphe
sodes historiques, adaptés à la scène, sont en effet s’exprime comme le ferait un héros cornélien écrasé
suffisamment fidèles pour que le spectateur puisse par la douleur ou par la fatalité. Une telle rupture
s’y instruire. C’est le cas, par exemple, d’une des de ton crée un effet comique, d’autant plus qu’Ar-
dernières scènes d’Horace de Corneille, qui met en nolphe, dans ces deux vers aux accents tragiques,
scène le meurtre de Camille. Cet épisode s’est réel- commente sa propre attitude : celle d’un interrogateur
lement produit dans l’histoire de Rome, et Corneille pris au piège des réponses qu’il attend. Il y exprime
nous invite à relire une page d’histoire grâce au son propre empiègement et l’aparté revêt à la fois
théâtre. Au xixe siècle, des auteurs comme Dumas une fonction informative sur l’état d’esprit du per-
et Hugo puisent dans l’histoire les arguments et les sonnage et une fonction divertissante pour le public.
intrigues de leurs pièces. Sur la scène contempo-
raine, certaines expériences de théâtre qui ont été 3. Le pouvoir des mots
menées se fondent, par exemple, sur le génocide du L’explication d’Agnès, jeune fille naïve, prête à sou-
Rwanda en 1994. Les textes dits par des témoins du rire par les connotations grivoises qu’elle formule
génocide se basaient sur des réalités vécues. Ainsi, malgré elle. Les termes « douceur », « chatouille »,
tout en dévoilant au spectateur certaines anecdotes, « là-dedans remue » (v. 6), ainsi que « toute émue »
l’histoire sur scène permettent de reconstituer et de (v. 7) suggèrent un émoi sensoriel, mais traité par

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Molière sur le mode amusant et humoristique grâce comiques, dans la mesure où la jeune fille n’est
au langage familier. Les allusions sexuelles étant pas consciente des connotations du lexique qu’elle
proscrites sur la scène, Molière joue ici avec les emploie. Ainsi, le vers « Et de me les baiser il n’était
limites des bienséances. C’est ce que ne manque- jamais las » (v. 13) prête à sourire, voire à rire. La
ront pas de souligner les détracteurs de la pièce qui jeune fille le raconte sans s’apercevoir que derrière
seront offusqués par les « chatouillements d’Agnès ». les agissements d’Horace se cache une pulsion éro-
Mais le comique du passage tient avant tout du déca- tique, contenue dans le verbe « baiser » dont la poly-
lage entre les connotations du propos et la candeur sémie (déjà présente au xviie s.) provoque égale-
avec laquelle la jeune fille s’exprime. ment le comique. Ainsi, la candeur du personnage
qui se manifeste à travers son langage aboutit à un
4. Le quiproquo final comique de mots et à une série d’équivoques d’une
Le vers 15 se découpe sur 8 répliques, ce qui accroît réelle efficacité comique.
l’effet d’attente concentré autour de l’aveu d’Agnès.
Ce vers forme une série de stichomythies très expres-
sives, où alternent questions, atermoiements et excla- Pour aller plus loin
mations. On ignore ce qu’elle va avouer qu’on lui a La scène entre Arnolphe et Agnès repose beaucoup
dérobé, et le rythme du vers, la manière dont Molière sur le jeu des acteurs. L’étude d’une mise en scène
le cisèle, laissent le temps au spectateur d’imaginer de L’École des femmes permet de mieux comprendre
le pire… Le quiproquo est entretenu par le temps que tous les ressorts comiques du passage. Le comique
met Agnès à oser dire qu’on lui a pris son ruban ; repose en effet sur le choix de faire d’Agnès une
sur scène, ce jeu peut même encore être étiré, ce oie blanche ou, comme dans la mise en scène qui
qui ne fait qu’accroître l’effet comique de la chute. illustre l’extrait (avec Daniel Auteuil), de faire jouer
à la comédienne une sorte d’intuition du désir. La
question de l’interprétation peut conduire les élèves
Contexte et perspectives à s’interroger sur la nature éminemment mobile du
5. « Pas mis pour des prunes » personnage de théâtre, qui n’est jamais le même
Uranie considère que Molière a respecté les bien- selon l’acteur qui l’incarne.
séances et qu’Agnès n’a pas été déplacée dans son
propos. Climène considère au contraire que le sous-
entendu sexuel est évident et s’en offusque. Si l’on Racine,
se place du point de vue des personnages, Uranie 7 Phèdre p. 252
a raison, et Agnès ne peut avoir prémédité les allu-
sions osées. En revanche, si on se situe du point de Pour commencer
vue de l’auteur, sans doute Climène a-t-elle raison Il s’agit dans cet extrait de comprendre comment
de considérer que Molière a voulu construire sa Racine respecte les bienséances tout en montrant
scène sur des équivoques et des sous-entendus gri- un personnage dans une situation pathétique et tra-
vois. Mais elle a tort de s’en offusquer. L’écriture gique. La dernière scène de Phèdre invite à étudier
de ce passage relève en effet d’un comique des plus l’attitude du personnage tragique face à la mort ;
drôles et dévoile tout le talent de Molière à contour- l’équilibre entre la force de la situation et la repré-
ner les bienséances. sentation de l’agonie repose ici sur le langage et
sur le regard que les autres protagonistes portent
Vers le BAC : le commentaire sur la mourante.
6. La franchise d’Agnès
Le langage d’Agnès la caractérise. Elle emploie en Observation et analyse
effet des tours simples et parle sans ambages ni fio- 1. Agonie dans la dignité
ritures. C’est ce que montre, par exemple, le vers Phèdre est entrée en scène dans un état lamen-
2. Son lexique est aussi simple que sa nature est table, physiquement et moralement. Abattue par
franche. Elle n’emploie qu’un vocabulaire courant la conscience de sa faute, elle vient finir sa vie par
voire familier, ce qui rappelle ici qu’Agnès n’a pas un aveu et un mea culpa. Sa tirade comporte des
vraiment reçu d’éducation (intellectuelle), Arnolphe didascalies internes qui trahissent à la fois son épui-
l’ayant très jeune soustraite du monde. C’est pour- sement psychique et sa faiblesse physique. Phèdre
quoi la franchise de son langage crée des effets marche vers la mort, comme l’indiquent les vers

132 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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14 et 15 ; l’image de la descente aux Enfers, ren- nages face à cette destinée qui s’accomplit renforce
forcée par le superlatif « plus lent » précise le châ- le caractère particulièrement tragique de la scène
timent qu’elle s’inflige à elle-même. Le poison finale. Pour Thésée comme pour Panope, Phèdre, en
qu’elle a bu – « J’ai pris, j’ai fait couler dans mes s’expliquant au moment de son agonie, réalise une
brûlantes veines/Un poison que Médée apporta dans action digne de son rang, et le personnage conserve
Athènes » (v. 16-17) – distille lentement ses effets sa grandeur. Du point de vue du public, le dénoue-
et l’on comprend qu’elle agonise. Force est d’ad- ment est particulièrement tragique car on voit mou-
mettre cependant que la solennité du discours de rir le personnage principal qui, après avoir engendré
Phèdre maintient le personnage dans une certaine la terreur par sa dévorante passion, suscite la pitié
dignité ; la réplique de Panope cependant confirme et l’admiration pour son humanité et son courage.
l’issue funeste du personnage qui « expire » (v. 24).
2. Confession publique Contexte et perspectives
Phèdre avoue sa faute dès les premiers vers de sa 5. De Médée à Phèdre
tirade. Cette nécessité de l’aveu obéit à une néces- Médée est un personnage mythologique qui a tué
sité dramaturgique : l’action, pour être pleine et ses enfants pour se venger de son époux Jason.
entière (et donc respecter l’unité) doit être totale- Nièce de la célèbre Circé, elle maîtrise elle aussi
ment éclaircie et accomplie au dénouement. L’aveu l’art de la magie. Sa légende est une série d’exils et
de Phèdre occupe une fonction différente selon le de meurtres. Après avoir épousé Jason, qu’elle aide
destinataire. Pour Thésée, la confession a pour but à conquérir la Toison d’or, elle tue son frère et les
d’innocenter Hyppolite et de responsabiliser unique- époux fuient à Corinthe. Là, Jason tombe amoureux
ment Phèdre. Ses paroles ont pour but de laver Hyp- de Creüse, la fille du roi Créon. Pour se venger, elle
polite d’un viol dont Œnone l’avait accusé. Il s’agit offre une robe empoisonnée à sa rivale et tue ses
pour l’héroïne d’assumer sa passion aveugle avec enfants de ses propres mains. Elle fuit à nouveau
dignité et sens de l’honneur. Sur le public, l’aveu a et se réfugie à Athènes où elle a un enfant, Médos,
des effets pathétiques. La douleur et la sincérité du du roi Égée. Elle veut faire de son fils un roi, mais
personnage la rachètent aux yeux des spectateurs qui l’arrivée de Thésée empêche ses plans de s’accom-
peuvent éprouver une certaine empathie pour elle. plir. C’est sur ce point du mythe qu’on peut éta-
La pitié, nécessaire dans le processus de la cathar- blir un lien entre Phèdre et Médée, comme le sug-
sis tragique, trouve ici un moyen de s’exprimer. gère d’ailleurs la dernière tirade de la tragédie de
3. Mourir sur scène Racine. Plusieurs auteurs ont mis en scène cette
Racine rend le suicide de Phèdre convenable en femme monstrueuse, parmi lesquels Euripide, Cor-
choisissant une mort invisible et lente : le poison. neille et, plus proche de nous, Jean Anouilh, Heiner
D’un point de vue dramaturgique en effet, le poi- Müller et Max Rouquette ( p. 196-197).
son évite les actions violentes et les convulsions que
rejette la scène classique. En choisissant le poison, Vers le BAC : l’écriture d’invention
Racine permet à son personnage de pouvoir tenir un
Phèdre arrive en fond de scène. En avant-scène se
dernier discours et de s’éteindre progressivement,
trouvent Thésée et Panope. Interdits par cette entrée,
sans que le sang soit versé ni le corps meurtri. Dès
les deux personnages ne bougent pas et écoutent.
lors le suicide de Phèdre est en adéquation avec
D’abord immobile, Phèdre fait trois pas, s’arrête et
la nécessité de vraisemblance tragique. Les bien-
fait un geste en direction de Thésée, pour lui inti-
séances sont respectées et le personnage conserve
mer l’ordre de ne pas bouger et d’écouter. Elle pro-
sa noblesse jusque dans son agonie.
nonce alors les quatre premiers vers de sa tirade,
4. Grandeur tragique du dénouement puis s’arrête. Elle avance de quelques pas et tourne
On peut en effet considérer le dénouement de Phèdre son regard vers Panope, en expliquant la respon-
comme éminemment tragique, qu’on se place du sabilité d’Œnone dans les événements. Enfin, elle
point de vue de la dramaturgie, c’est-à-dire de l’écri- se rapproche de Thésée avec une difficulté qui va
ture, ou du spectateur, c’est-à-dire de la réception. grandissante dans le souffle comme dans le mouve-
Le personnage de Phèdre, confronté au conflit entre ment ; l’aveu de son suicide s’accompagne de légers
passion et raison, connaît une fin funeste, écrasé mouvements d’affaissement. Son corps laisse expri-
par une fatalité tragique. Sa mort est l’aboutisse- mer une exténuation, sa voix s’amenuise. Malgré sa
ment d’un destin. L’impuissance des autres person- souffrance, que la comédienne doit rendre percep-

8. Règles et bienséances classiques 133

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tible, Phèdre reste digne et, après avoir parlé, relève fou hideux et ridicule prend la parole à la place du
la tête en direction de Thésée. roi que la morale est choquée. Dans les deux cas,
les bienséances sont malmenées : par l’ostentation
chez Shakespeare, par l’ironie chez Hugo.
Pour aller plus loin
Phèdre est sans doute la plus célèbre tragédie de 2. Mise à mort par les mots
Racine. Elle a été très souvent commentée, notam- La tirade de Triboulet, fou du roi François Ier, est
ment par Voltaire qui, tentant de rivaliser avec la d’une violence inouïe. Elle repose en effet sur une
tragédie classique, analyse le mystère du person- démolition en règle de M. de Saint-Vallier, un aris-
nage. Si la pièce a suscité de telles interrogations tocrate, par une figure grotesque, le nain bossu Tri-
esthétiques et morales, c’est que Racine concentre boulet. L’ironie repose sur le portrait que le fou fait
dans son personnage principal des affects humains du gendre du vieux noble. Le portrait au vitriol pro-
et inhumains à la fois. Il pourrait être intéressant cède à la fois de l’ironie la plus noire et du mépris
d’aborder avec Phèdre la représentation de l’erreur le plus affiché. Les énumérations sont autant de
et de la culpabilité, deux thèmes clés de la tragédie coups de poignard car ils ne visent pas seulement le
antique et racinienne. gendre de Saint-Vallier, mais sa propre fille, et par
conséquent toute la lignée. Triboulet, en malmenant
ainsi le vieil aristocrate, jette l’opprobre sur toute
Prolongements
une famille, condamnée à la moquerie par les sar-
casmes et les quolibets d’un fou. La conclusion de
Shakespeare, Hugo p. 254 la harangue est une cuisante humiliation, puisqu’elle
enjoint Saint-Vallier à laisser le roi déshonorer sa
Pour commencer fille. Ayant l’appui du roi et des « courtisans [qui]
Les points de rencontre entre le théâtre baroque et la applaudissent », le fou Triboulet devient le bour-
scène romantique sont nombreux. Les dramaturges reau de Saint-Vallier par cette exécution publique.
de la génération de Hugo ont voué un culte à Shake- À bien des égards, l’assassinat verbal est tout aussi
speare, utilisant son théâtre comme modèle drama- violent que les coups de poignard de Shakespeare.
turgique contre les règles classiques. En vérité, les 3. Bafouer les valeurs
romantiques ne méprisaient ni Racine ni Corneille, La mesure et la pondération, deux valeurs éminem-
mais plutôt les « Campistron » néoclassiques qui ont ment classiques, sont ici bafouées dans les deux
poussé à leur paroxysme des règles contraignantes. extraits. Shakespeare comme Hugo mettent en scène
Les théâtres baroques et romantiques, dans leur la démesure de l’Homme et représentent les excès
refus de respecter les règles et les bienséances, ont de sa violence, qu’elle soit gestuelle ou verbale.
cherché à exprimer l’instabilité du monde et la vio- On retrouve dans ces deux extraits l’hybris (ou la
lence des rapports humains. C’est ce que suggèrent furor) cher aux tragiques grecs et latins. Les deux
les extraits de Titus Andronicus et du Roi s’amuse. dramaturges choisissent en effet de montrer l’hor-
reur et la noirceur de l’homme ; la scène de canni-
Croiser les textes balisme suggérée dans l’extrait de Titus Andronicus
1. L’art de la transgression (« ils sont là, tous deux rôtis dans ce pâté », l. 15)
constitue le paroxysme de l’horreur. Elle s’oppose
Les pièces de Shakespeare et de Hugo transgressent
radicalement aux principes de la tragédie classique
plusieurs règles, notamment de bienséance et de vrai-
qui considère que tout excès de spectaculaire nuit
semblance. Tout d’abord, Shakespeare représente la
au public et lui donne le mauvais exemple. Pour-
violence et la mort dans ce qu’elle a de plus spec-
tant, Shakespeare comme Hugo ne renoncent pas
taculaire et de plus sanglant. Les didascalies nous
à la fonction morale du théâtre, bien au contraire.
renseignent sur des meurtres commis en direct, sur
Comme les classiques, ils cherchent à éduquer le
scène ; « il tue Tamora », par exemple. La terreur que
public, mais en lui montrant des actions scéniques
suscite la pièce de Shakespeare repose sur l’accumu-
abominables et des situations d’une terrible ironie.
lation des gestes sanglants et des paroles violentes :
le théâtre se transforme en hécatombe. S’il n’y a 4. Terreur et humour
pas de morts dans l’extrait du Roi s’amuse, la vio- Les excès de violence n’excluent pas un certain
lence est également présente, qui bafoue les règles humour. Il fait même partie du projet esthétique des
de bienséance. Ici, c’est parce qu’un personnage de dramaturges romantiques qui cherchent à mêler le

134 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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sublime et le grotesque, le sérieux et le comique. Pour aller plus loin
Ainsi, certaines répliques de Titus Andronicus sont L’intérêt de Shakespeare et de Hugo, placés à l’is-
tellement terribles qu’elles frôlent l’humour noir : sue de cette séquence, est de faire apparaître tous les
lorsque Saturninus réclame la présence des fils de enjeux politiques et moraux que cachent les règles
Tamora et qu’on les lui montre dans un pâté, par et les convenances. Dans Racine et Shakespeare,
exemple. Mais l’humour intervient de façon plus Stendhal montre très bien les implications politiques
nette dans l’extrait du Roi s’amuse. Cela tient à la d’une tragédie en vers et d’une tragédie en prose.
nature même de celui qui prononce la harangue : Hugo se montre, sur ce point, quelque peu ambigu.
un fou. Les points de comparaison que Triboulet Il rejette la formule classique, trop contraignante à
convoque sont directement pris à ce qu’il a sous les ses yeux, mais conserve l’alexandrin ; c’est aussi
yeux, la cour. Monsieur de Cossé est sa cible à deux une manière de rivaliser sur le même terrain que ses
reprises, ce qui crée un effet humoristique dans une prédécesseurs et d’affirmer une poétique nouvelle
scène plutôt sombre. De même, la chute de la tirade en recourant à un langage poétique déjà connu. Un
est imprégnée d’ironie. Si cruelle soit-elle, elle fait travail sur le vers pourrait ainsi constituer un pro-
sourire le spectateur, même si le rire est amer. longement à l’étude des règles, puisqu’on le sait,
les dramaturges du xixe et xxe siècle, adapteront le
5. Vers la question de corpus vers aux nécessités d’une représentation renouvelée.
Le scandale provient des valeurs qui sont outra-
gées par Shakespeare et Hugo. Dans les deux cas,
on peut parler de brutalité anthropologique. Titus
touche l’interdit fondamental du cannibalisme (cf.
Lévi-Strauss), tandis que Triboulet bafoue la plus
élémentaire dignité humaine chez la victime de sa
moquerie. Les deux textes présentent aussi une vision
très sombre et même très critique du pouvoir poli-
tique ; chez Shakespeare, les plus hauts dignitaires
de l’Empire s’entretuent ; chez Hugo, le roi Fran-
çois Ier est présenté comme un soudard, séducteur
de filles qui déshonore les familles aristocratiques
de son pays. C’est donc dans leur double dimension
humaine et politique que ces textes peuvent encore
véhiculer leur potentiel scandaleux.

8. Règles et bienséances classiques 135

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Outils d’analyse du théâtre
Exercice 2  p. 257
Le langage théâtral p. 256 1. Comme le nom des personnages l’indique, les
deux protagonistes de la scène portent des titres de
noblesse et appartiennent à l’aristocratie. Ils sont
Exercice 1  p. 257 donc (a priori) bien élevés et s’expriment dans un
langage châtié. On le constate dans l’échange des
1. Sont présents dans cette scène deux jeunes filles
répliques où la marquise fait preuve d’ironie et de
qui paraissent bien éduquées et qui maîtrisent le
spiritualité, développant traits d’esprit et bons mots,
langage (Cathos et Magdelon), ainsi qu’une domes-
tels que « ma santé ne me permet pas ces choses-là
tique, Marotte. On peut d’emblée situer les person-
deux fois par jour » (l. 14-15). Le langage des per-
nages en observant la manière dont ils s’expriment.
sonnages reflète ici leur milieu social, leur culture
Les deux précieuses emploient métaphores et péri-
et leurs préoccupations.
phrases (l. 4-5, 20), tandis que Marotte ne comprend
pas ces formules et s’exprime de manière simple, 2. On assiste dans cette scène à un petit jeu de séduc-
voire patoisante. tion entre deux personnages du meilleur monde. La
marquise, qui est sûre de son charme sur le comte,
2. Les éléments de conflit dans la scène sont liés badine avec lui, s’amuse de ses sentiments et de
au maniement du langage et au niveau de langue sa déclaration. Elle le fait en reprenant ses expres-
employé de part et d’autre. L’opposition provient du sions et en se raillant de ses répliques, qu’elle tourne
fait que Marotte ne comprend pas ce que lui disent à l’ironie. Par exemple, la question « est-ce une
ses maîtresses. Le conflit se développe donc dans déclaration ou un compliment de bonne année ? »
les deux camps. Du côté de la jeune servante, un (l. 9-10) est volontiers moqueuse à l’égard du comte,
sentiment d’humiliation et d’impuissance se crée puisqu’elle fait d’une parole amoureuse l’objet
face à des mots dont elle ignore jusqu’à l’existence : d’une taquinerie.
« Dame ! Je n’entends point le latin » (l. 6), « il faut 3. Le cadre, le caractère des personnages et la
parler chrétien, si vous voulez que je vous entende » manière dont ils s’expriment créent une scène réa-
(l. 22-23). Du côté des précieuses, c’est le sentiment liste. Leur langage est en effet celui de personnes
d’énervement qui grandit, car elles ne parviennent spirituelles et cultivées qui se taquinent un soir au
pas à éduquer l’expression de Marotte : « l’imperti- coin du feu. Cela tient aussi à la nature du genre
nente ! » (l. 9), « ignorante que vous êtes » (l. 24-25). théâtral mis en œuvre avec une pièce comme celle-
C’est donc un dialogue de sourdes. ci : «le proverbe de salon» (repris dans le titre) se
veut une imitation des mœurs mondaines. C’est donc
3. Bien que cet échange ait un côté dramatique (les un miroir que la scène tend au spectateur dans l’ex-
personnages ne se comprennent pas), la manière dont trait de la pièce de Musset.
l’incompréhension s’exprime a des effets comiques.
Ce sont les expressions qui suscitent le rire. Les péri-
phrases « être en commodité d’être visibles » pour Exercice 3  p. 257
« être au logis » ou « le conseiller des grâces » pour 1. Le comique absurde de la scène de Ionesco repose
« le miroir » sont drôles, parce qu’inutilement redon- sur une répétition, celle de l’expression « sonner à
dantes. Mais Marotte n’est pas en reste, puisque, la porte ». L’effet est rendu comique par le fait qu’il
d’une part, elle déforme les mots : « la filofie dans s’agit d’une expression banale, une forme prosaïque
Le Grand Cyre » (l. 7-8) est une déformation de la d’une situation quotidienne qui, soudain, devient
« philosophie dans Le Grand Cyrus », roman pré- exceptionnelle. C’est parce que les mots sont répé-
cieux prisé par Cathos et Magdelon ; et, d’autre part, tés que la situation devient extraordinaire et par là
son langage populaire tranche savoureusement sur même comique.
le style amphigourique des précieuses : « je ne sais 2. La logique de l’échange obéit au bon sens popu-
point quelle bête c’est là » (l. 21-22). Le comique de laire des deux hommes, M. Martin et de M. Smith,
mots rend donc ici la scène très amusante. pour qui, quand on sonne à la porte, c’est néces-

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sairement qu’il y a quelqu’un sur le seuil. Face à « Mais cela ne peut plus durer » (l.  5). Il tente de
cette vérité générale s’oppose l’empirisme des deux convaincre Henri III de l’urgence d’une situation et
femmes, Mme Smith et Mme Martin, qui constatent de la catastrophe qui menace l’état.
à plusieurs reprises que personne n’est derrière la
porte, bien qu’on ait sonné. Ainsi Ionesco présente 3. La réponse d’Henri III balaie le solide argumen-
deux manières d’envisager le réel : soit en se fon- taire de son ministre. En effet, le souverain lui répond
dant sur des généralités, soit en se fondant sur l’ob- avec politesse, semble accepter ce qu’il vient de for-
servation de chaque expérience. muler, mais avec détachement et peut-être un certain
agacement, comme le suggère la répétition « Oui,
3. Le comique de la scène repose sur le détour- oui » en début de réplique. On pourrait même inter-
nement d’une situation de la vie quotidienne. préter cette répétition comme un revers de main qui
Quelqu’un a sonné à la porte, mais il n’y a per- montre que le roi se soucie peu des alarmes du duc.
sonne. Ce paradoxe donne lieu à un débat qui ne Cette hypothèse d’interprétation est confirmée par
porte pas sur le caractère inquiétant d’une telle la fin de la réplique, qui témoigne du cynisme et de
situation, mais sur une confrontation de points de l’ironie du roi. En effet, en déclarant qu’il prendra
vue. Le comique de l’absurde, dans cette scène, un autre « surintendant », c’est-à-dire un nouveau
repose donc moins sur l’acte lui-même qui est fort « ministre des finances », Henri III montre qu’il se
intrigant, que sur l’échange qu’il introduit entre les moque des inquiétudes du duc, en lui indiquant, de
protagonistes. Or le dialogue crée également une manière détournée, qu’il le juge incapable et inepte.
situation scénique et entraîne des mouvements. On C’est donc un conflit sous-jacent que développe la
imagine que madame Smith s’est levée à plusieurs réponse du roi. Dès lors, la tirade du duc n’est plus
reprises, et se refuse de recommencer. Ainsi, les qu’un coup d’épée… dans l’eau.
quatre personnages, qui débattent de la possibilité
ou non d’une présence derrière la porte, sont tour-
nés vers ce lieu de focalisation (sans doute le hors- Exercice 5  p. 258
scène) vers lequel l’attention est attirée. À travers 1. On peut relever deux apartés dans l’extrait de
cet échange, c’est donc toute une conception de L’Avare (l.  4-5, 10) et trois dans celui du Jeu de
l’espace qui se met en place. l’amour et du hasard (l. 1, 9, 21). La fonction des
apartés diffère selon le contexte. Dans l’extrait de
Molière, l’aparté a un effet comique, elle est prin-
Exercice 4  p. 257 cipalement adressée au public qui participe au jeu
1. Les deux personnages présents dans cette scène de La Flèche et aux inquiétudes d’Harpagon sur son
sont deux figures historiques de premier plan. Il argent. Dans la pièce de Marivaux, les commentaires
s’agit du roi Henri III (1551-1589) et de son ministre, à part permettent de comprendre les émotions de
le duc de Guise (1550-1588), célèbre chef du clan Silvia, la manière dont elle comprend et vit la situa-
catholique pendant les Guerres de religion. On com- tion. Les apartés sont plus « psychologiques » que
prend que l’un est supérieur à l’autre, dans la mesure dans la scène de Molière. Dans les deux cas cepen-
où le duc de Guise s’adresse à son interlocuteur en dant, les apartés dévoilent une part du personnage,
utilisant la formule de déférence « Votre Majesté » ses angoisses comme ses atermoiements.
(l. 2 et 15), soulignée dans le texte par la majuscule.
Le public comprend donc très bien quel est le statut 2. Les apartés sont essentiellement comiques dans
de chacun, d’autant plus que le roi répond « mon- l’extrait de L’Avare. Cela est principalement dû à la
sieur le duc », titre de Guise et s’exprime à la pre- situation, et à la complicité que le dramaturge crée
mière personne du pluriel, appliquant l’adage bien entre celle-ci et le public. Harpagon commente en
connu : « le roi dit « nous voulons » ». effet sa propre peur d’être volé en se trahissant lui-
même devant son valet. L’expression « j’enrage »
2. La visée de cette tirade consiste à informer le sou- (l. 10), qu’on rencontre très souvent dans le théâtre
verain de l’état désastreux des finances royales, et de de Molière, trahit une exaspération amusante, de la
le mettre en garde. C’est pourquoi le duc de Guise part d’un personnage qui informe le public grâce
effectue une série de constats sous la forme d’une aux apartés.
énumération. Il effectue tout d’abord une descrip-
tion alarmante (l. 1-5), puis dresse le mémorandum Exercice 6  p. 258
des dettes contractées par la France (l. 6-15). Le ton 1. On est ici face à une scène d’une grande ten-
du duc de Guise est assez sévère, voire autoritaire : sion dramatique et psychologique. Celle-ci s’ex-

Outils d’analyse du théâtre 137

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prime grâce à la succession de répliques brèves, fasse l’orgueilleux, puisqu’il semble avoir confondu
constituées d’un seul vers, voire (v. 5) d’un ou deux le maître d’hôtel avec le maître des lieux. Toutes
termes seulement. La brièveté de chaque réplique a ces situations ainsi relatées suscitent le sourire par
pour effet d’accroître le conflit entre les deux per- leur cocasserie.
sonnages, et de souligner le caractère pathétique et
tragique de leur échange.
Exercice 8  p. 259
2. On nomme stichomythies ce procédé d’écriture 1. Il s’agit ici d’une tirade, puisqu’après le pro-
de répliques. Il s’agit d’une succession de répliques pos d’Agrippine se trouve une réplique de Néron.
courtes qui ont pour effet d’accélérer le rythme, et Même si l’on constate que la réplique de Néron
par conséquent de développer la tension dramatique ne s’adresse pas à Agrippine mais à Narcisse, on
en confrontant la parole des personnages. Une telle considère qu’il s’agit d’une réponse implicite au
forme de dialogue est souvent employée dans le discours d’Agrippine. Il s’agit donc d’une tirade,
théâtre classique, tragédies et comédies. non d’un monologue.
3. Les dramaturges ont recours aux stichomythies
2. Les imprécations d’Agrippine se développent en
dans plusieurs situations. La première d’entre elles
trois temps. Tout d’abord l’impératrice se montre
concerne les scènes de conflit. En effet, les réponses
ironique et prévoit un avenir de crimes à son fils
à l’emporte-pièce, rapidement formulées, qui ne lais-
(v. 1-5). Ensuite, elle développe l’idée selon laquelle
sent pas la possibilité de développer une argumen-
Néron nourrit une haine viscérale contre elle, exé-
tation ou des réponses, permettent de dynamiser un
cration qui le conduira à commettre le pire : le matri-
conflit et de lui donner un relief scénique. Les comé-
cide (v. 6-15). Enfin, dans un troisième mouvement,
dies (et pas seulement les tragédies) offrent aussi
Agrippine prédit à son fils son propre suicide et une
cette forme de dialogue, dans certains échanges
renommée sanglante (v. 16-22). La tirade se referme
entre maîtres et valets par exemple. On voit ainsi
sur une formule de congé aussi succincte qu’humi-
que les stichomythies n’ont pas seulement une visée
liante : « Adieu : tu peux sortir ». Le réseau lexical
tragique, mais aussi comique, et même parfois bur-
qui domine dans cet extrait est celui de la mort et
lesque dans le théâtre contemporain.
du crime. Un tel choix rend extrêmement violente
la tirade d’Agrippine, saisissante pour le public et
Exercice 7  p. 258 pétrifiante pour Néron. On imagine le jeune empe-
1. Il s’agit ici d’un monologue. Le personnage est reur immobilisé par la brutalité du pronostic funeste
seul en scène, relate un épisode de sa vie récente, que formule sa mère.
qu’il adresse à un interlocuteur fictif, mais aussi à
lui-même et au public. Exercice 9  p. 259
2. Le monologue s’adresse sans doute au public, mais 1. Une femme qu’on imagine déjà d’un âge mûr
de manière détournée puisque cette forme de parole (elle évoque son « fils », l. 13) s’adresse « au public »,
théâtrale n’est pas censée s’adresser directement au comme le précise la didascalie. Elle se prénomme
spectateur. C’est grâce à ce qu’on appelle la conven- Angèle. La didascalie fournit également des élé-
tion que le personnage fait mine de se parler à lui- ments sur son apparence vestimentaire : « elle porte
même, tout en mêlant à son récit une gestuelle que une robe des années cinquante » ; ce détail permet
suggèrent les péripéties racontées et la ponctuation. soit de situer l’action dans une chronologie précise,
3. La tonalité de ce monologue est comique pour soit d’indiquer le décalage du personnage qui se vêti-
plusieurs raisons. D’abord parce qu’il y a un déca- rait à l’ancienne mode. La réplique d’Angèle prend
lage entre le ton un peu présomptueux du potache et la forme d’un monologue, et même d’un soliloque :
les faits qu’il raconte. Ceux-ci sont relatés en deux le personnage, seul en scène, interpelle les specta-
temps. Le jeune homme, qui fait le fier, raconte teurs pour lui raconter une tranche de vie, une anec-
qu’il a eu un zéro pour une leçon qu’il n’avait pas dote, une histoire.
apprise. Après cela, il avoue que sa réponse désobli- 2. L’absence de ponctuation a pour effet de créer
geante au professeur n’a pu être entendue, puisqu’il un souffle, une prosodie et un rythme à la réplique.
l’a dite « tout bas » (l. 10). La naïveté fanfaronne du Seules quelques modalités exclamatives viennent
potache est confirmée par la narration de la soirée rythmer la pensée du personnage, ce qui traduit à
mondaine à laquelle il a participé. On comprend ici la fois l’étonnement qu’elle a de sa propre manie,
qu’il n’est pas habitué aux mondanités, bien qu’il mais aussi l’humour que revêt le constat de son expé-

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rience. L’absence de ponctuation dévoile aussi une pelant aussi la configuration de la scène et l’attente
pensée qui défile, comme un film, sans coupes au du personnage (l. 20).
montage. Lors de la lecture à voix haute, le lecteur 2. Le monologue de Figaro est d’une grande richesse,
est invité à ponctuer lui-même le soliloque, en fonc- non seulement sur le plan dramaturgique, mais aussi
tion de certaines respirations. Cette manière d’écrire dans les idées qu’il transmet et la réflexion qu’il sus-
laisse ainsi une certaine liberté d’interprétation, cite. Tout l’art de Beaumarchais consiste ici à inven-
puisqu’en l’absence de ponctuation, le lecteur est ter une situation – un jeune homme fait état de son
libre d’effectuer des pauses où il le souhaite, même indignation – pour mieux dénoncer certains abus.
si cela peut entraîner des bizarreries syntaxiques. Tout d’abord, le dramaturge montre un personnage
3. L’extrait est à la fois amusant et tragique. Amu- animé. La première didascalie fournit en effet deux
sant parce que le détail de l’épilation des sourcils indications précises qui nous informent sur l’état psy-
est cocasse. Cela peut sembler un détail, un petit chique du personnage et le cadre dans lequel il évo-
fait de la vie d’une femme, mais l’insistance avec lue : « se promenant dans l’obscurité » fait écho à la
laquelle elle revient sur cet élément lui donne des tonalité, telle que l’imagine Beaumarchais : « du ton
proportions burlesques. L’évolution du rapport du le plus sombre ». D’emblée, ces éléments suggèrent
personnage avec son épilation des sourcils trahit une dramatisation et une mobilité, que relaie ensuite
peut-être un comportement névrotique et obsession- la ponctuation particulièrement expressive. Figaro
nel. C’est pourquoi ce soliloque est également tra- est en proie au doute, à la colère et à l’indignation.
gique. À travers un détail, c’est la vie d’une femme Or cet état du personnage semble accentué par le
qui se déroule, une existence qui ne semble pas avoir moment de l’action : la nuit. L’obscurité qui enve-
été heureuse, comme le suggère l’emploi trivial du loppe la scène confère à son propos une puissance
verbe « déglinguer » (l. 12) qui indique une vie senti- symbolique plus grande. La nuit dévoile l’intériorité
mentale chaotique et sans doute malheureuse. Enfin, du personnage, et libère en quelque sorte sa parole
la dernière partie de la réplique semble condamner et sa vérité. Cette élaboration dramaturgique est au
le personnage à répéter un geste. On peut dès lors service d’un discours véhément qui n’est pas scindé
lire derrière l’épilation des sourcils le symbole d’un de l’action, mais qui constamment s’y rattache. Il ne
enfermement progressif dans la solitude ou le déses- s’agit donc pas d’un monologue didactique, conçu
poir (sous le fard). pour « faire la morale », mais de l’expérience d’un
homme qui se sent blessé et trahi, pour des raisons
Exercice 10  p. 259 concrètes qu’il expose. Ainsi, le lien entre les péri-
1. Dans ce fameux monologue, Figaro s’adresse aux péties réalistes et la teneur politique du message est
femmes, au comte Almaviva, à sa future épouse, d’autant plus sensible qu’est précise la vérité dra-
à lui-même et à la société toute entière (que peut matique du personnage.
figurer le public dans la salle). Une telle polypho-
nie d’adresses rend le monologue particulièrement
éloquent. En multipliant ainsi les destinataires de
son propos, Figaro donne de l’ampleur et de la force Éléments de dramaturgie p. 260
à son discours. Il fait de son histoire un cas exem-
plaire, substrat d’une réflexion sur sa propre condi- Exercice 1  p. 261
tion : « tandis que moi, perdu dans la foule obscure » 1. Plusieurs éléments nous permettent d’affirmer
(l. 15-16). Il oppose sa situation à celle du comte et qu’il s’agit, dans les deux cas, de scènes d’exposi-
dénonce les privilèges qu’octroie la naissance. C’est tion. Les personnages présents décrivent une situa-
pourquoi l’on considère souvent que ce monolo- tion antérieure avant d’évoquer celle qui est atten-
gue s’adresse aux instances politiques et préfigure, due. George Dandin rappelle qu’il s’est marié avec
cinq ans avant 1789, certaines revendications révo- une jeune aristocrate, mais que cette union est mal-
lutionnaires. Or la puissance du discours est renfor- heureuse. Félix et Virginie sont dans l’attente d’une
cée par une ponctuation très expressive. Les moda- noce, celle du fils de leur maître. Dans les deux cas,
lités exclamatives qui dominent largement dans la des intérêts matériels et financiers indiquent des
tirade indiquent à la fois l’indignation du person- tractations qui pourront devenir, au fil de l’intrigue,
nage, mais aussi son énergie à vouloir changer les des éléments de l’action. Le caractère des person-
choses. Les points de suspension participent aussi nages est également exposé : Dandin est sombre,
du rythme du monologue, créant des silences, rap- assez désespéré, tandis qu’il présente sa compagne

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comme jeune et distante à son égard. Chez Labiche, 3. On apprend plusieurs éléments sur le caractère des
Félix apparaît d’emblée comme un séducteur et Vir- personnages, y compris grâce à des détails. Jason
ginie comme une fausse ingénue, assez coquette et apparaît comme un personnage sans beaucoup de
habile. Les deux extraits fournissent donc des élé- scrupules qui suit ses envies et ses fantaisies. Il a
ments d’ordre dramatique (sur l’action), mais aussi déjà épousé deux femmes, et en choisit une troisième
psychologique (sur le caractère des personnages) et dont les charmes l’attirent (v. 18). Jason semble mû
enfin spatiaux (le cadre de l’action). par ses pulsions et ses désirs.
2. Présenter l’action sous la forme d’un monolo- Dans sa dernière réplique (v.  9-18) se dessine le
gue ou d’un dialogue a des implications différentes. portrait de Médée. Jason préssent une réaction de
Avec le monologue, Molière braque le projecteur sur colère violente de la part de Médée, ce qu’indique
le personnage seul en scène. L’exposition est plus le parallèle qu’il instaure entre Hypsipyle et Médée :
sombre, davantage centrée sur le ressenti du per- « Médée en son malheur en pourra faire autant » (v.
sonnage, sur son état moral. L’action découle donc 15). Ombrageuse, la femme bafouée semble vindi-
d’un état émotionnel, ici le sentiment d’échec : « je cative, voire violente, comme le suggère l’hyperbole
n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin », « mille et mille malheurs » (v. 12). Le caractère de
conclut Dandin. À l’inverse, la présentation de l’ac- Médée laisse présager des conflits et même pire…
tion sous la forme d’un dialogue donne d’emblée du
rythme à l’action qui s’annonce trépidante. Virginie Exercice 3  p. 261
et Félix énumèrent en effet plusieurs actions pré- 1. Bien que Les Précieuses ridicules soit une comé-
sentes ou en cours de réalisation : un baiser (l. 4), un die très amusante, le dénouement est dramatique.
mariage (l. 11-12), une corbeille à admirer (l. 13), Gorgibus, le père de Magdelon, voue aux gémonies
un contrat à signer (l. 15), la recherche d’une place les livres que sa fille adore et admire. Il brise ainsi
(l.  24). Tous ces éléments, plus ou moins impor- son rêve, rétablit son autorité en balayant ses rêves
tants, créent immédiatement une impression de vie et sa passion pour le savoir. La fin de la comédie
et de mouvement. On voit ici deux registres de la est donc amère, elle signe l’échec des précieuses et
comédie, grâce à ces deux modalités d’exposition. l’incompréhension entre les générations.
La comédie noire chez Molière, la comédie d’intri- 2. À travers trois « vous » successifs, Gorgibus
gue à péripéties chez Labiche. s’adresse d’abord aux musiciens qu’il congédie en
les brutalisant (l. 4-5), puis à sa nièce et à sa fille
Exercice 2  p. 261 qu’il chasse de la scène en les traitant de « vilaines »
1. La scène d’exposition de Médée fait appel à deux (l. 10), c’est-à-dire de moins que rien, et enfin aux
personnages présents, Pollux et Jason, et à trois œuvres littéraires qu’il insulte copieusement (« sottes
personnages absents, cités par les protagonistes : billevesées », l. 11). On a ici le sentiment d’un cres-
Médée, Hypsipyle, Créuse. Ce schéma est intéres- cendo dans la violence du père, dont la haine se
sant car il présente les futurs conflits de l’action. déchaîne in fine contre les livres qu’il rend respon-
Jason a répudié Médée pour épouser Créuse qu’il sables de la situation infâmante qu’il vient de subir.
aime. Pour justifier ce choix, il évoque son expé- 3. Bien qu’elle ne soit pas indiquée dans la scène,
rience avec une épouse antérieure, Hypsipyle. Ainsi on peut deviner quelle peut être la réaction des deux
résumée, la scène dessine trois niveaux de person- précieuses. On imagine aisément qu’elles sont très
nages : ceux qui sont présents (les deux figures mas- affectées, car après avoir été trompées par de faux
culines) ; ceux qui sont absents, Médée et Créuse, marquis, elles sont rejetées par le père. Elles sont
qui seront probablement rivales et une entité du donc bouleversées, et probablement indignées et hon-
passé qui n’est que citée dans la pièce, Hypsipyle. teuses. C’est une cuisante leçon qu’elles ont subie,
qui se double du mépris du père pour ce qu’elles
2. La nouvelle que Jason apprend à Pollux est à la
affectionnent le plus : les livres. Pour elles, la situa-
fois simple et clairement exposée. Il répudie Médée
tion est vraiment dramatique.
pour épouser Créuse : « Mais un objet plus beau la
chasse de mon lit » (v. 8). On devine qu’une telle
décision ne restera pas sans conséquences sur l’ac- Exercice 4  p. 262
tion et déclenchera l’ire de la femme abandonnée. 1. Adèle et Antony sont dans une chambre d’auberge.
C’est sur cet élément que Corneille construit le Ils sont sur le point d’être découverts par le mari
conflit de l’action tragique. d’Adèle. Il y a urgence, il faut trouver une solution.

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Adèle demande alors à son amant de la tuer pour champagne. », l. 31) est totalement décalée et hors
sauver son honneur. Après un temps d’hésitation, et de propos au moment où la maison prend feu et où
sur le point d’être découvert, il s’exécute et la poi- tout le monde est pris de panique. Elle peut s’in-
gnarde. Se rue alors sur scène le colonel d’Hervey terpréter comme la volonté de produire un ultime
qui constate le double crime qu’avoue Antony : la effet comique au milieu de la frénésie de la scène.
tentative de viol et l’assassinat. Rideau. 4. L’atmosphère du dénouement est survoltée, ani-
2. Le caractère vraisemblable du geste extraordi- mée, électrique. Outre la violence verbale, l’incen-
naire d’Antony est rendu plausible par l’urgence qui die qui embrase le théâtre confère au dénouement
vient du dehors. Les bruits qui proviennent du hors- son caractère spectaculaire. Le spectacle est saisis-
scène (l. 1-2, 10-11) créent une grande tension dra- sant pour les yeux et pour les oreilles du public.
matique qui obligent les personnages à prendre une Mais cette folie crée une ambiguïté ; on ne sait si le
décision et à agir. Ainsi, grâce à ce jeu entre la scène spectacle est franchement dramatique ou franche-
et la coulisse, Dumas justifie le meurtre d’Adèle, et ment comique, ce qui laisse ici une grande liberté
le geste d’Antony s’apparente à un crime passion- au metteur en scène.
nel et à un acte héroïque (il veut préserver l’hon-
neur de celle qu’il aime).
Exercice 6  p. 262
3. La dernière réplique est spectaculaire car elle 1. La scène comporte deux retournements. Le pre-
joint le geste à la parole. Antony ment et le public mier est d’ordre psychologique : enfin décillé devant
le sait, mais pour que son stratagème soit plausible, l’évidence de l’hypocrisie de Tartuffe, Orgon le
il « jette » l’arme du crime aux pieds du mari veuf chasse de sa maison (v. 1-18). Le second est d’ordre
(l.  29). Le public, qui connaît la vérité, est saisi, juridique : Tartuffe, à qui Orgon a imprudemment
voire sidéré par cette action scénique incroyable. légué tous ses biens, retourne la situation à son avan-
Le rideau se referme sur un avenir assez sombre. tage en le chassant de cette maison qui est désor-
Antony est promis à l’échafaud. Le public peut dès mais la sienne (v. 19-26).
lors imaginer qu’il rejoindra celle qu’il aime dans
2. Le premier retournement est introduit dans la
la mort. À cet égard, ce dénouement est embléma-
scène grâce à une rupture de ton ou une rupture dans
tique de l’esthétique romantique (la pièce suit d’un
la versification. Tartuffe n’a pas le temps de termi-
an la création houleuse d’Hernani).
ner sa phrase (v. 3) qu’il est interrompu par Orgon
qui sort de dessous la table et l’exhorte à quitter le
Exercice 5  p. 262 logis. À chaque fois, Tartuffe ne peut s’expliquer,
1. Ce texte multiplie les actions scéniques, dont les comme l’indiquent les points de suspension qui
premières se déroulent d’abord hors scène : madame marquent une rupture dans la réplique et l’enchaî-
Boulingrin met le feu, marche sur des Rillettes, l’in- nement immédiat de la suivante. Orgon ne le laisse
cendie s’étend, Félicie qui veut éteindre les flammes plus parler (v. 15, 17). Le second retournement est
inonde des Rillettes qui finit par fuir tandis que les plus insidieux car il n’obéit pas à la même logique
pompiers arrivent. C’est une véritable frénésie de syntaxique. Tartuffe attaque de manière précise et
gestes, de mouvements et de paroles qui caractérise raisonnée. Son discours est cohérent et donc ce
le dénouement des Boulingrin. retournement est d’autant plus saisissant qu’il se
2. Une partie de l’action se déroule hors-scène (en fonde sur un discours d’autorité et non un discours
coulisses), et dans le noir (la scène se déroule en de dépit et de colère (comme dans le cas d’Orgon).
soirée). Cela a pour effet de créer une attente et un
suspens pour le public qui guette le moment où les Exercice 7  p. 263
personnages reviendront sur scène, et dans quel état ! 1. Plusieurs éléments montrent que le Jardinier est
Or Courteline joue avec cette dramatisation invi- hors de l’intrigue, qu’il intervient pour la commen-
sible quand il fait réapparaître Boulingrin « en noir ter. La première phrase de sa réplique le dit très clai-
cru sur la clarté d’un feu de Bengale » (l. 28-29), rement : « Moi, je ne suis pas dans le jeu », c’est-à-
comme une sorte de spectre. Il y a donc tout un jeu dire qu’il se situe hors du jeu théâtral, hors de « la
avec le visible et l’invisible, l’ombre et le feu, qui pièce » (l. 2). Brisant l’illusion mimétique, il donne
augmente la folie du dénouement. à voir les personnages moins comme des êtres que
3. La dernière réplique (« Ne vous en allez pas, comme des rôles, en évoquant « le parricide s’arrê-
monsieur des Rillettes. Vous allez boire un verre de ter, le poignard levé » (l. 6-7) : cela le place en posi-

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tion critique, non en position d’acteur de l’intrigue. l’amour » signifie, sous la forme d’une expression
Enfin, le système des modes verbaux (mode condi- proverbiale, qu’on ne joue pas avec les sentiments
tionnel) et des pronoms (vouvoiement adressé au sans risquer le drame. Or, c’est ce qui se produit
public) indique que le Jardinier commente et ana- au dénouement. Après avoir « badiné », c’est-à-dire
lyse les faits sans y participer. après avoir joué avec leurs sentiments, Camille et
2. Un lamento est un chant pathétique qui intervient Perdican reconnaissent qu’ils s’aiment. Or, dans
généralement dans le cadre d’un deuil. Il s’agit d’un leur jeu, ils ont utilisé la jeune Rosette qui, elle,
terme employé au domaine musical. On le rencontre n’a pas joué, mais a été sincère. Elle a été manipu-
à l’opéra, mais aussi dans les chants religieux. Il est lée par Perdican et Camille pour exciter une jalou-
très prisé par les compositeurs baroques. Le lamento sie mutuelle. Ces petits stratagèmes, expliqués par
s’adresse aux personnages de la pièce, et en particu- Perdican dans son monologue, ont eu des consé-
lier à Electre dont il défend le choix. Suspension de quences tragiques, illustrant magistralement la comé-
l’action, sorte de parenthèse musicale, il offre ainsi die. À force de badiner avec l’amour, les héros ont
un écho pathétique et même tragique à la situation tué Rosette et condamné leur avenir.
de l’héroïne.
3. Un entracte est une pause lors d’une représen-
tation théâtrale. Normalement, durant l’entracte, le Espace théâtral et mise en scène
public sort de la salle, prend un rafraîchissement, se p. 264
dégourdit les jambes. Ici Giraudoux détourne le sens
premier de l’entracte. Certes il s’agit d’une pause Exercice 1  p. 265
dans l’action, mais le public ne quitte pas la salle. 1. La scène se déroule dans « une chambre à demi
Il faut donc ici comprendre l’entracte comme un démeublée ». Cela signifie que l’espace où les per-
moment de commentaire entre deux actions. Mais sonnages évoluent (ce que confirme le dialogue) est
le choix de Giraudoux a aussi pour but de désamor- en cours d’aménagement. Les personnages ont déjà
cer le suspens, puisqu’il brise la convention des péri- investi concrètement cet espace qui leur est dévolu,
péties. Le public aussi est convié à « sortir » pen- puisque Figaro prend des mesures d’arpenteur, tandis
dant cet entracte du Jardinier, non de la salle, mais que Suzanne utilise un miroir. Un tel choix est très
de l’intrigue elle-même. habile car il présente d’emblée une situation tran-
4. Le statut de ce soliloque est complexe. Certes sitoire et mobile. L’espace se construit au fur et à
c’est une pause dans la fable d’Electre, mais c’est mesure, dans la perspective des noces de Suzanne
aussi un moment poétique, une sorte d’intermède et de Figaro.
qui prépare l’issue tragique. Cette parenthèse dans 2. Le fait de mesurer la chambre est à la fois amu-
l’histoire a pour but de créer un commentaire phi- sant et informatif. Figaro vérifie si la pièce sera
losophique et même métaphysique sur le sens de assez grande pour contenir le lit nuptial. Ce détail
l’action représentée. C’est donc une invitation à la concret qui concerne l’aménagement de l’espace
méditation, un temps suspendu dans l’action, mais nous renseigne sur les pensées de Figaro : il se réjouit
non pas vide de sens. à l’idée de passer sa première nuit avec celle qu’il
aime. Mais en même temps, Figaro prend posses-
Exercice 8  p. 263 sion des lieux, ce qui nous informe aussi sur son
1. Le coup de théâtre se produit dans la dernière statut dans la pièce. Il maîtrisera l’espace comme
réplique lorsque Camille revient sur scène et apprend il maîtrisera finalement la parole. La manière de
à Perdican que Rosette est morte. La pièce se referme Figaro de s’approprier les lieux est déjà le signe de
sur cette tragédie qui tombe comme un couperet. son rôle dans la pièce. Il mesure l’espace, et l’es-
L’annonce en une phrase simple « elle est morte » pace est à sa mesure.
rend d’autant plus brutale et atroce la nouvelle.
Une telle nouvelle tétanise les personnages, qui Exercice 2  p. 265
sont assommés par le drame. Quant au public, on 1. Victor Hugo renvoie le spectateur à deux époques
l’imagine saisi par ce coup de théâtre qui met un distinctes de l’histoire espagnole. Le décor « magni-
coup d’arrêt à la pièce et aux espoirs des amoureux. fique » renvoie au « temps de Philippe IV », grand
2. Le dénouement de la comédie de Musset est une mécène et collectionneur dont le règne incarna le
illustration tragique du titre. « On ne badine pas avec « siècle d’or » de la culture espagnole. Mais le « cos-

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tume de cour du temps de Charles II » (l.  16-17) de rideaux, l’on pourrait aussi faire jouer les diffé-
indique un présent de l’action en décalage avec rents niveaux de profondeur dans l’espace. Enfin,
ce passé glorieux : le règne de ce roi débile, fils certains accessoires du mobilier peuvent être styli-
du précédent, fut catastrophique sur le plan inté- sés à l’extrême, voire supprimés. Il s’agit de jouer
rieur comme extérieur. La double référence histo- avec la convention, pas nécessairement avec l’exacte
rique fonctionne déjà (à condition d’avoir de solides reproduction du décor hugolien.
connaissances !) comme une indication thématique,
annonçant une des lignes de force de la pièce. Par Exercice 3  p. 265
ailleurs, en montrant Don Salluste « la toison d’or 1. La scène se déroule devant le tombeau du com-
au cou » (l. 17), Hugo le signale d’emblée comme mandeur, sur lequel on a érigé une statue le repré-
un personnage éminent, puisqu’il porte la décora- sentant. Il peut s’agir d’un cimetière comme d’une
tion le plus prestigieuse qu’on puisse avoir dans le tombe isolée à la gloire du défunt. On comprend
royaume d’Espagne. qu’il s’agit en effet d’un tombeau où se trouve une
statue grâce à la liste des personnages qui pren-
2. Hugo crée une atmosphère assez sombre et majes- nent la parole, et grâce aux didascalies qui décri-
tueuse. Presque tous les éléments ont une taille vent Don Juan entraîné par la statue du Comman-
écrasante : « grande fenêtre » (l. 3-4), « grande cloi- deur dans les enfers.
son » (l.  7), « large porte » (l.  8), « longue gale-
rie » (l.  8-9) « qui traverse tout le théâtre » (l.  9), 2. Les dialogues nous fournissent quelques détails sur
« immenses rideaux » (l.  10). La lumière semble l’espace qui n’est pas ici vraiment réaliste. Comme
rare : les « petits carreaux » (l.  4) la filtrent et les l’indiquent les didascalies, « il sort de grands feux de
« immenses rideaux » masquent « la cloison vitrée » l’endroit où il est tombé » (l. 11). Cette représenta-
(l. 11) ; dans cette pénombre, luit par deux fois un tion qui recourt au merveilleux et à l’image tradition-
« châssis doré » (l. 4 et 7). L’architecture de ce décor nelle des enfers est précédée d’une réplique de Don
dessine un espace complexe, où les issues sont tou- Juan qui exprime la douleur d’une intense brûlure.
jours plus ou moins obstruées par des rideaux, des 3. Les didascalies décrivent l’espace symbolique des
pans de tissu. Hugo décrit donc un lieu d’une gran- enfers, qu’on identifie à ses flammes. On le voit, ce
deur inquiétante, qui symbolise tout ensemble le choix de décor pour le dénouement de Don Juan pose
pouvoir et l’empiègement. un véritable problème d’exécution scénique, faisant
appel, si l’on veut respecter à la lettre les didasca-
3. Les costumes sont précis et situent chaque per- lies, à des moyens pyrotechniques.
sonnage sur une échelle sociale. Salluste, longue-
ment décrit (l. 15-20), est vêtu de noir et d’or. C’est Exercice 4  p. 265
un Grand d’Espagne dont le costume à la fois aus- 1. Jacques Copeau propose une idée très forte de
tère et spectaculaire (cape, chapeau à plume) en la scène : vide d’éléments de décors, elle devra être
fait une figure de l’ombre et du pouvoir. Gudiel, uniquement pensée dans une perspective architec-
simple utilité théâtrale, n’est caractérisé que par sa turale. Cette conception de la scène s’oppose radi-
tenue noire de domestique. Ruy Blas, en revanche, calement à celles du xixe siècle pour qui l’espace
est décrit précisément (l. 21-23). Sa tenue est d’une de jeu devait à la fois comporter des décors, mais
grande simplicité : c’est une « livrée » de domes- aussi des toiles peintes qui imitaient paysages ou
tique qui l’inféode à son maître, Salluste, dont il intérieurs de maison. Le choix de Copeau vise à
porte les couleurs. Son absence d’arme et de cha- renouer avec une certaine essence du théâtre : le
peau (« tête nue », précisent les didascalies), indi- plateau nu, le jeu de l’acteur. Pourtant sa vision est
quent qu’il appartient à une classe inférieure de la celle d’un esthète, non d’un rétrograde. Il accorde
société. Il porte cependant deux couleurs qui sug- ainsi une grande part à la lumière car selon lui, c’est
gèrent peut-être un certain courage, et une certaine elle qui construit l’espace (l. 8).
grandeur, le rouge et l’or des galons.
2. Le qualificatif « primitif » (l. 6) peut être compris
4. Hugo n’est pas avare dans les décors. S’il fallait de plusieurs manières. Il peut désigner un théâtre
reproduire à l’identique ses indications, la produc- réduit à sa plus simple expression : un plateau, des
tion serait considérable. Pour suggérer la beauté et acteurs. Mais l’adjectif renvoie aussi à une anthro-
la complexité des lieux, on pourrait imaginer tout un pologie du théâtre qui reposerait sur les fondements
travail avec l’éclairage scénique qui peut créer des même de la pratique scénique, depuis l’Antiquité. Il
zones d’ombre et de lumière. Grâce à un système rappelle par là la dimension rituelle du théâtre qui

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n’a pas besoin de la « solution décorative » (l. 10) Madame. Tout est théâtralisé et donc les éléments
pour fédérer un acte créateur. qui pourraient d’abord paraître réalistes deviennent
3. Si Copeau oppose la « solution décorative » à la très vite les objets d’un jeu parodique. Le jeu des
« solution architecturale », c’est que pour lui l’es- actrices est ici très important car c’est lui qui, en
pace théâtral importe davantage que les éléments partie, permet de prendre en charge la dimension
dont on charge la scène. C’est l’architecture même parodique (et même cocasse) de la situation présen-
de la salle qui conditionne le spectacle et la récep- tée dans le décor réaliste d’une chambre.
tion des pièces jouées. Le décor est donc fourni
par le cadre lui-même. Ce sera aussi l’idée phare Exercice 6  p. 266
de Jean Vilar qui, en créant le festival d’Avignon, 1. Dans la démonstration de Barthes, le terme « alibi »
choisit comme décor le grand mur de la Cour d’hon- (l. 2) est synonyme de « prétexte », et donc de men-
neur du Palais des Papes. En privilégiant l’architec- songe par rapport à la vérité du théâtre (selon le cri-
ture sur le décor, Copeau propose une vision très tique). Le terme « ailleurs » (l.  2) se situe dans le
précise du théâtre où la primeur est accordée à la même champ sémantique de l’illusion fausse. Selon
notion d’espace et de jeu scénique. Barthes, le costume ne doit pas parasiter l’action, ni
même constituer une échappatoire pour le spectateur.
Exercice 5  p. 266 2. Selon Barthes, le costume peut détourner l’at-
1. La première scène des Bonnes de Jean Genet pré- tention du spectateur, le divertir, au sens étymolo-
sente un certain nombre d’accessoires. Du mobilier, gique, des enjeux de l’action. Il s’en défie au point
d’abord : des « meubles Louis XV » (l. 1), un « lit » d’utiliser des expressions telles que « lieu visuel
(l.  3), « une commode » (l.  3-4) et « une chaise » brillant et dense vers lequel l’attention s’évade-
(l. 6) ; puis divers accessoires : « des fleurs » (l. 4) ; rait » (l. 4-5). Le costume, en axant l’attention sur
deux « petite [s] robe [s] noire [s] » (l.  5 et 6-7), l’image qu’on voit, détruirait une partie du sens de
« des bas de fil noir, une paire de souliers noirs à ce qui est représenté. C’est pourquoi Barthes consi-
talons plats » (l. 9). Cette énumération est fournie dère que le costume « doit garder sa valeur de pur
par les didascalies, en italiques. Mais les dialogues fonction » (l.  10-11), autrement dit qu’il doit être
introduisent un nouvel objet dans l’espace et dans utile à l’action, et c’est tout. Ce point de vue radi-
le jeu : des « gants » (l.  11), non pour le bal mais cal, très discutable, condamne les mises en scène
pour « la cuisine » (l.  12), dont la didascalie sui- qui ne reposent que sur le faste des costumes et des
vante nous confirme (l. 20) que ce sont des « gants décors, sans se préoccuper du sens de la pièce et de
de caoutchouc » pour faire la vaisselle. Un metteur l’interprétation des acteurs.
en scène peut, dans l’absolu, se passer de tous les 3. Barthes assigne donc une fonction pratique au cos-
accessoires, dès lors qu’il trouve une convention tume, c’est-à-dire fonctionnelle. Le costume doit per-
pour suggérer leur présence (ou leur absence). Ici mettre d’identifier un personnage, de le situer dans
il semble néanmoins difficile de se passer des gants la cohérence du rôle, de l’âge et du milieu dont il
en caoutchouc, ainsi que de la petite robe noire, car est issu. Il faut d’ailleurs noter que Barthes assigne
elle servira bientôt dans la suite de la pièce… au costume moins une fonction que des interdits :
2. Les deux sœurs jouent à imiter le rapport qu’elles ce que montre très bien la structure argumentative
ont avec leur maîtresse, qu’elles désignent par le nom de la démonstration, presque uniquement construite
de « Madame ». Claire joue le rôle de Madame, et sur la formule « ne doit » (l. 1, 3, 7, 11).
Solange joue le rôle de sa sœur Claire. Les acces-
soires participent au jeu car ils situent chacun dans Exercice 7  p. 266
la hiérarchie des dominants et des dominés. Ainsi les 1. Beaumarchais est un dramaturge de la seconde
gants incarnent la condition ancillaire des bonnes, moitié du xviiie siècle. Or, à cette époque, le théâtre
leurs activités domestiques. Mais les deux sœurs était régi par des pratiques précises. Chaque per-
détournent l’accessoire grotesque pour le sublimer, sonnage devait avoir un costume conforme à son
comme l’indiquent les didascalies qui referment la rang et à ses mœurs. Beaumarchais fournit donc
scène, « tantôt en bouquet, tantôt en éventail » (l. 21). ces renseignements pour les praticiens qui s’occu-
3. La première scène des Bonnes se déroule dans un peront de la régie du spectacle. Mais il le fait aussi
décor qui semble hyperréaliste, mais qui en réalité pour les acteurs, car jusqu’à la fin du xixe siècle,
sert une mise en abyme du rapport des bonnes avec les costumes étaient à la charge des comédiens qui

144 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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investissaient beaucoup dans leur apparence, dans sa perspective est différente. On peut relever « inter-
l’espoir de ramasser des applaudissements. Enfin prétation » (l. 9) « le mouvement de chaque tableau »
Beaumarchais fournit ces indications pour que les (l. 10), « le costume, le décor, la lumière » (l. 10-11),
enjeux agonistiques de la pièce transparaissent dans « la musique et la danse » (l. 12). On constate une
le choix des costumes. légère différence dans l’emploi du lexique dans les
deux extraits, le texte de Baty semblant plus orienté
2. Dans Le Mariage de Figaro, les costumes jouent
vers les arts de la scène.
un rôle très important car ils permettent de mon-
trer une société hiérarchisée dont les structures 2. Les deux metteurs en scène présentent un point de
vont être ébranlées, notamment parce que les per- vue sensiblement différent. André Antoine, qui s’ins-
sonnages vont tour à tour se déguiser et se dissi- pire des théories naturalistes, insiste sur la notion de
muler. Ici, la description des costumes du comte « milieu » (l. 10) au sens où Zola pouvait employer
Almaviva et de Figaro dévoile tout ce qui sépare ce terme. Le « milieu matériel et spirituel » évoqué
les deux protagonistes. Le premier porte d’abord par Baty (l. 13) n’a pas cette acception naturaliste :
la tenue d’un grand d’Espagne, avant de recourir à il désigne la matérialisation du « rêve » (l. 3) inhé-
d’autres déguisements. Figaro, lui, ne change pas rent à l’œuvre poétique, et que le metteur en scène
de costume, ce qui révèle aussi son rôle dans l’in- doit retrouver et exprimer. Dans le premier cas, il
trigue. Almaviva, romanesque et volontiers hâbleur, s’agit de reconstituer un contexte social et culturel
est prêt à tout pour parvenir à ses fins. Il doit donc dans lequel va venir s’inscrire une interprétation.
recourir aux déguisements. Figaro, quant à lui, fait Dans le cas de Baty, il s’agit davantage d’une créa-
avec ce qu’il a, et reste le même du début à la fin – tion, d’une « partition » que compose le metteur en
du moins dans son apparence vestimentaire. Dans le scène à partir du texte d’une pièce.
cas du comte Almaviva, les costumes sont prépon- 3. André Antoine (1858-1943) et Gaston Baty (1888-
dérants dans l’évolution de l’intrigue. S’il se pré- 1955) sont deux metteurs en scène français. S’ils ont
sente en costume de grand seigneur à l’acte I, on tous deux marqué l’histoire du théâtre, ils n’appar-
voit qu’ensuite il adopte une tenue plus décontractée tiennent pas à la même génération, et n’ont pas tout
(celle d’un cavalier). Le costume du troisième acte à fait le même point de vue sur la mise en scène.
laisse deviner un stratagème ou une supercherie, car André Antoine est considéré comme l’inventeur de
le comte n’est point bachelier. Enfin, il retrouve un la mise en scène, ayant le premier adapté un décor
costume conforme à son rang à l’acte IV. Tous ces à un type d’interprétation, influencé par l’esthé-
changements renseignent le spectateur/lecteur sur tique naturaliste. Il est aussi l’inventeur du « parti
le caractère romanesque de l’action. Figaro, qui ne pris de mise en scène », et le premier à avoir for-
change pas de costume, montre plus de cohérence mulé l’idée que la fonction de metteur en scène est
dans le caractère. C’est du moins ce que laisse sup- une activité artistique à part entière. Gaston Baty
poser le costume unique. est connu pour avoir monté de nombreuses pièces
3. Pour le comte Almaviva, on peut retenir la cape. classiques, dans des décors tendant vers l’abstrac-
Elle symbolise à la fois sa noblesse et son goût pour tion. Baty accordait un soin particulier à la mise en
la dissimulation. Une cape donne de la prestance, scène des décors, de la lumière. Il recourait souvent
mais elle cache aussi celui qui la porte. Quant à à la musique dans ses spectacles.
Figaro, on peut retenir probablement son petit cha-
peau blanc avec le ruban, qui signale la fantaisie du Exercice 9  p. 267
personnage, et son côté « farcesque ». 1. D’après les notes de mise en scène qu’il a laissées,
on peut supposer que Charles Dullin a voulu faire
Exercice 8  p 266 ressortir la valeur des apartés en les soulignant par
1. Les deux textes sont issus de la plume de grands des mouvements physiques. Par exemple la réplique
metteurs en scène. Aussi trouve-t-on des éléments de Frosine, signalée par la note 6, est occupée par
du lexique théâtral dans les démonstrations et les un mouvement d’Harpagon vers Mariane. Selon
explications. On relève ainsi dans le texte d’André toute évidence, Dullin a voulu mettre en valeur le
Antoine les termes « décor » (l.  4 et 9), « action » quiproquo de la situation, et le coup de théâtre que
(l.  5), « personnages » (l.  6), « interprétation » et constitue l’arrivée de Cléante.
« dialogue » (l. 7). Gaston Baty emploie lui aussi les 2. Cette mise en scène a plusieurs qualités. D’abord
termes empruntés à l’art de la mise en scène, même si elle est très précise, comme le montre le travail

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détaillé qui a été fait sur le texte. Ensuite, elle res- (4) Tout en prononçant sa formule de bienvenue,
pecte les enjeux dramatiques de la scène. Enfin, elle Harpagon s’approche de Mariane qui recule, sui-
témoigne d’une lecture précise de l’œuvre, et d’un vie de Frosine.
souci de cohérence dans les mouvements et dans (5) Dès qu’il évoque ses lunettes, Harpagon effectue
l’expression du « sous-texte » (c’est-à-dire ce que un geste grotesque avec la main, comme pour indi-
le texte peut laisser sous-entendre). quer qu’il porte bien des lunettes, et veut le mon-
trer à Mariane (l. 8, 11, 12).
Exercice 10  p. 267
(6) À chaque geste, Mariane recule un peu plus et
Notes de mise en scène
Harpagon s’en aperçoit (l. 15)
(1) Frosine attend dans le fond de scène, côté jar-
din, l’entrée d’Harpagon qui doit se faire par une (7) Frosine, pour ne pas faire échouer son entremise,
petite porte, située au centre et au fond de la scène. va vers Mariane et la frictionne comme si elle avait
(2) Harpagon est habillé d’un costume gris avec froid (l. 18-19).
un col démesuré en dentelle et de lunettes dont les (8) Harpagon répond à Frosine en adressant, du
verres ressemblent à des culs de bouteille. Cet acces- bout des doigts, un petit signe coquet à Mariane
soire déforme son visage et son regard, et lui donne qui reste pétrifiée…
un aspect effrayant.
(3) À la vue d’Harpagon, Mariane se précipite vers
Frosine derrière laquelle elle se réfugie en pronon-
çant l’aparté (l. 6). Elle est tétanisée par la vision.

146 partie Ii • Tragédie et comédie au xviie siècle : le classicisme

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partie iII
La poésie aux xixe et xxe siècles :
du romantisme au surréalisme

9 La poésie romantique
On peut citer « pareil à l’éclair » (v 2) ou « pareil
Alphonse de Lamartine,
1 « Bonaparte » p. 273
au fier Jacob » (v 14), comparaisons qui dévoilent
la très grande pugnacité de Napoléon, mais aussi
Pour commencer son efficacité et sa rapidité d’action. D’autres méta-
Le mythe napoléonien a influé sur toute la littérature phores vont dans la même direction sémantique :
romantique. Le grand homme, en franchissant monts « Tu foudroyas le monde avant d’avoir un nom ! »
et mers, a fait naître la possibilité d’une légende (v 3) ou encore la métaphore allégorique du vers 8.
moderne dans un siècle désacralisé. C’est ce nou- Ces figures de style renforcent l’idée selon laquelle
vel héroïsme que Lamartine s’attache à décrire dans Napoléon est un surhomme, un demi-dieu, et qu’il
ses vers. Il s’agit ici d’étudier la manière dont l’épo- rivalise avec les puissances terrestres et divines par
pée se renouvelle et comment Lamartine confère à son destin d’exception.
Napoléon le statut de héros. 4. Le complexe de Napoléon
« Profanateur sublime » est une alliance de mots
Observation et analyse qui font contraste, autrement dit un oxymore, de
1. La référence antique même qu’« impuissant délire ». Ces figures dévoi-
Plusieurs analogies avec le monde antique jalonnent lent la nature ambivalente et complexe de Napoléon
le poème : elles rattachent Bonaparte à la figure du qui, tout en rayonnant sur le monde, a commis des
héros. C’est d’abord l’Égypte, évoquée à travers la actions violentes, entraîné des guerres et provoqué
ville de Memphis et son fleuve, le Nil (v. 4). L’al- des morts, avant de terminer sa course prisonnier des
lusion à Brutus rappelle ensuite le héros qui défit Anglais à Sainte-Hélène. Aveuglé par sa propre puis-
Rome d’une royauté corrompue en 509 av. J.-C. pour sance, Napoléon a montré les limites de sa grandeur.
instaurer la république. Enfin, Lamartine cite Jacob,
5. Changement de mètre
une figure emblématique de l’Ancien Testament
Le changement de mètre (passage de l’alexandrin à
qui combattit l’Ange et regagna son pays après un
l’octosyllabe) intervient toujours en fin de strophe,
temps d’exil, ce que fit également Napoléon en 1815
marquant une pause forte au sein du poème. Cette
après son séjour sur l’île d’Elbe. Toutes ces réfé-
« chute » du sizain représente, par deux fois, à pro-
rences donnent à l’épopée napoléonienne un aspect
prement parler, une chute : celle du siècle au vers
légendaire et mythique.
12 (« Recula d’un pas devant toi »), celle du rêve
2. Les qualités d’un empereur au vers 24 (« Tombe devant la vérité »). Les deux
L’éloge de Lamartine met en valeur trois qualités autres octosyllabes mettent en valeur, l’un l’origine
principales de Bonaparte. La première est sa puis- inconnue – et donc quasi mythique – de Bonaparte
sance, conséquence de son immense courage (v. 3). (« Aux solitudes de Memnon ») et l’autre le monde
Ensuite, Bonaparte est désigné comme un guide, profanateur qui a précédé son arrivée au pouvoir
un héraut qui conduit les Hommes. Cette qualité (« Avec les vases de l’autel »).
est intrinsèquement liée à une troisième, la lucidité
(v. 13). Bonaparte, clairvoyant et pragmatique, a su Contexte et perspectives
diriger son destin et son peuple. 6. Vous serez comme des Dieux
3. Un destin d’exception Dans l’Antiquité, le héros est un être d’ascendance à
Nombreuses sont les comparaisons et les métaphores la fois divine et humaine. L’apothéose est une céré-
louangeuses qui vantent les qualités de l’empereur. monie religieuse au cours de laquelle un humain

9. La poésie romantique 147

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accède au rang de dieu. Lors d’un rite funèbre, on Observation et analyse
lâchait un aigle qui accompagnait l’âme du mort
1. Un cataclysme en trois épisodes
vers le ciel, signalant son accession à la divinité. Le
poème de Lamartine s’apparente à une apothéose, L’extrait du « Déluge » se déploie en trois mou-
dans la mesure où il fait de Napoléon un dieu, grâce vements. Le premier (vers 1 à 14) décrit un cata-
à une série de comparaisons, d’analogies, qui élè- clysme climatique : les éléments se déchaînent et
vent l’empereur au-dessus de sa condition humaine. détruisent tout sur leur passage. Le second s’inté-
resse aux sorts des animaux, dont les races se trou-
vent mêlées et anéanties par la destruction divine
Vers le BAC : le commentaire
(vers 15 à 35). Viennent enfin les Hommes, peints
7. L’hyperbole épique dans leur violence et leur orgueil, atteints du mal
Dans le poème que Lamartine consacre à Bona- le plus cruel de tous : la faim. Les trois titres pour-
parte, l’hyperbole permet de développer le mouve- raient être les suivants : le cataclysme, la fin des ani-
ment épique. En effet, ce procédé a pour but d’exa- maux, la mort des Hommes.
gérer et d’amplifier les actions, pour leur conférer
2. La puissance du vers
une puissance extraordinaire. Ainsi, les références
La première strophe ne comporte que deux phrases,
à tout ce qui vient du ciel (les éclairs, le tonnerre,
longues, amples, dévoilant un développement struc-
vers 2 et 3), participent à cette dynamique épique.
turé (par des juxtapositions ou des coordinations) et
On peut également considérer les comparaisons
rythmé. Un tel choix a pour but de renforcer l’ef-
antiques comme des hyperboles, dans la mesure où
fet spectaculaire et irrépressible du tableau apoca-
Lamartine fait référence à des actes héroïques dont
lyptique que peint Vigny. L’apparition retardée de
certains relèvent du mythe. Le poète cherche donc
l’« océan », dans le premier hémistiche du vers 5,
à mettre en lumière la geste glorieuse de l’empereur
après les longs développements précédents n’en est
en utilisant des procédés d’exagération, qu’il s’agisse
que plus saisissant. Les phrases avancent et rou-
d’analogies, de comparaisons ou de métaphores.
lent comme d’immenses vagues, créant un mouve-
ment très large, à l’image de la destruction qui est
Pour aller plus loin
décrite. Une telle construction procède d’un entraî-
La poésie romantique, loin de se limiter à l’expres- nement contre lequel on ne peut rien, d’une force
sion intime ou lyrique de l’expérience, est impré- indestructible. La structure en deux phrases consti-
gnée par l’Histoire. Il serait intéressant, par exemple, tue dès lors un processus d’amplification.
de voir comment un même thème poétique (le des-
tin de Napoléon) est traité dans d’autres genres 3. Temps épiques
(roman, théâtre), ou même dans d’autres arts (pein- Vigny emploie les temps du passé, principalement le
ture). La confrontation avec le poème de Lamartine passé simple et l’imparfait. On peut dire que l’im-
permettrait sans doute de dégager certains motifs parfait de l’indicatif sert de toile de fond, et décrit
épiques communs, tout en rappelant la singularité des événements qui connaissent une certaine durée :
de chaque créateur qui pose son regard sur le des- « mugissaient » (v. 1), « l’homme seul se livrait à
tin de l’empereur. des projets sanglants » (v. 36). Le temps dominant
est cependant le passé simple, qui évoque une suc-
cession de péripéties et d’évènements. Ces passés
simples s’enchaînent et donnent une grande dyna-
Alfred de Vigny,
2 « Le Déluge » p. 274
mique au récit mouvementé. Le passé simple per-
met aussi de créer des coups de théâtre, des rup-
tures dans le mouvement, comme par exemple au
Pour commencer
vers 5 : « L’océan apparut » qui conclut la première
Avec Hugo et Lamartine, Vigny incarne le pre- phrase du poème.
mier élan de la poésie romantique, qui puise aux
sources d’un lyrisme éloquent et fait preuve d’une 4. La violence en vers et en action
verve épique. « Le Déluge », inspiré d’un épisode Le champ lexical de la violence est profus dans le
de L’Ancien Testament, témoigne de l’art de Vigny poème. On peut néanmoins citer les termes « mugis-
qui dynamise le vers et emporte son lecteur. Il s’agit saient » (v. 1), « vengeance » (v. 4), « débris » (v. 10),
ici de voir comment la versification se met au ser- « membres arrachés » (v. 14), « écraser » (v. 17), « heur-
vice d’une description épique. tèrent » (v. 19), « arracha » (v. 24), « flamme » (v. 28),

148 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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« effroi » (v. 29), « péril » (v. 35), « projets sanglants » laient. Un immense silence se fit sur toute la terre.
(v. 36), « engloutis » (v. 40), « effroyable torture » (v. Et soudain, semblant sortir de tous les endroits du
45). La structure des vers souligne également cette ciel, les éclairs traversèrent l’horizon obscurci. Les
brutalité : balancement (« ni ramper ni courir », v. 31), bistres d’acier sur les nuages noirs formaient un
chiasme (« L’approche de la mort, la mort sans sépul- incroyable tableau. La pluie qui s’abattait ravageait
ture », v. 46), enjambement d’un hémistiche sur l’autre et les champs et les bois, couvrant villes et mon-
(« Les ours noyés, flottant// sur les glaçons », v. 18 ; tagnes. De partout retentissaient des cris hideux de
« Et le monstre que l’eau// soulevait à demi », v. 20). terreur et de mort. Les animaux fuyaient, mais rattra-
pés par les eaux périssaient tous ensemble, petits et
5. Vanités humaines
grands, poissons et volatiles. Nul n’en réchappa. Et
Face aux destructions climatiques, l’homme que peint
Dieu, voyant la terre couverte de sa colère, regarda
Vigny reste centré sur des préoccupations belliqueuses
l’Homme et ses haines, l’Homme et ses faiblesses,
et matérielles. Les hommes sont présentés dans le
et d’un revers de main balaya ses vaines puissances.
poème sous un jour défavorable. Ils ne se préoccu-
pent pas des cataclysmes mais s’ingénient à se faire la
guerre. L’expression « l’homme seul » (v. 36) indique Pour aller plus loin
clairement la différence de réaction face à la destruc- La poésie romantique a puisé dans les textes bibliques
tion. Ainsi Vigny met sur le même plan la destruction et religieux un grand nombre de ses sujets. Hugo
du monde et les guerres que se livrent les hommes. et Lamartine ont développé certains de ces mythes.
Il dépeint leur inconséquence et leur inconscience. D’autres poètes, tels que Musset, ont interrogé l’exis-
tence de Dieu, tout en recourant dans leur rhéto-
6. Un vers épique rique au langage du sacré (« Stances à la Malibran »,
Plusieurs vers peuvent illustrer le caractère épique du « L’Espoir en Dieu »). Il pourrait être intéressant de
poème. Mais un vers cependant exprime de manière prolonger l’étude du « Déluge » en montrant la pré-
magistrale le mouvement de l’épopée : « L’océan gnance de la culture biblique chez les romantiques,
apparut. Bouillonnant et superbe ». Le rythme de ce au premier rang desquels Chateaubriand et son Génie
vers qui comporte une césure forte après le verbe du Christianisme dont René est issu.
« apparaître » suggère tout ensemble un mouvement
extraordinaire, aussi surprenant qu’il est puissant, ce
que confirme la coordination des deux qualificatifs
Victor Hugo,
hyperboliques, « étonnant et superbe ». 3 « À l’obéissance passive » p. 276
Contexte et perspectives
Pour commencer
7. Dramatiser le Déluge Les Châtiments sont publiés après l’efflorescence de
Bien que l’épisode biblique soit l’un des plus saisis- la poésie romantique, mais plongent toutefois leurs
sants de L’Ancien Testament, le parti pris de Vigny racines dans les principes romantiques de représen-
consiste à dramatiser l’action et la description. En tation de l’histoire et de renouvellement de l’épo-
effet, dans L’Ancien Testament les versets disent pée. Il s’agit dans cet extrait de montrer comment
la destruction de tout être vivant, sans entrer dans Hugo dynamise le registre épique, en lui conférant
le détail comme le fait Vigny. En outre, Vigny éva- une fonction polémique et critique. L’étude du vers
cue l’épisode de Noé et de son arche, qui est pour- et de la prosodie confirme le mouvement d’enga-
tant fondamental. Vigny se concentre davantage sur gement dans lequel Hugo place ce célèbre poème.
l’idée de punition divine contre la bêtise et la vio-
lence des Hommes. Observation et analyse
1. La vaillance en marche
Vers le BAC : l’écriture d’invention Les soldats de l’An II sont décrits comme des héros
8. Transposition en prose que rien ne peut arrêter dans leur marche victorieuse.
Quand les vents s’élevèrent au-dessus des monts et Hugo fait un éloge appuyé de ces hommes engagés
des plaines, quand le ciel menaçant se chargea de pour la cause révolutionnaire, notamment grâce à
nuages noirs et gris comme de la cendre, les ténèbres l’hyperbole mythique telle que « Tout entière debout
envahirent la terre. Sous le poids de cette ombre comme une hydre vivante » (v. 10) ou grâce à cer-
gigantesque, on entendit de loin mugir l’océan dont tains effets de répétition (répétition de la préposi-
les vagues, en s’approchant, se gonflaient et rou- tion « contre » vers 4, 5, 7). Ces héros d’un genre

9. La poésie romantique 149

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nouveau sont également désignés par les compa- cette armée est venue comme une apparition, surgie
raisons « ainsi que des démons », ce qui traduit de nulle part, ex nihilo. On peut ainsi rapprocher ce
moins une quelconque malfaisance que leur grand prodige du miracle – terme que Hugo emploie sou-
nombre. Ils furent en effet « légion » à s’engager vent dans Notre-Dame de Paris. Auréolé d’un éclat
dans cette armée. symbolique, le terme suggère que les soldats sont
nimbés d’une aura presque mystique.
2. Exercice d’admiration
L’emploi récurrent de la modalité exclamative s’ex- 6. Le rire du général
plique de plusieurs manières. Les exclamations tra- L’allusion au rire de Kléber surprend autant qu’elle
duisent tout d’abord l’admiration du poète envers ces crée un effet de rupture dans la progression du
hommes courageux, ce que suggère, par exemple, poème. Ce rire est victorieux, il exprime la joie et
les formules laudatives du premier vers, qui rappel- la puissance ensemble mêlées. Mais c’est peut-être
lent aussi celles des éloges funèbres. Les exclama- aussi le rire ironique, et même sardonique, de celui
tions signalent également une « énergie » singulière, qui regarde tomber les bastions ennemis grâce à
propre à ces soldats dont le souvenir anime le souffle l’engagement sans mesure de soldats volontaires,
poétique. Sur le plan rythmique, l’exclamation rap- d’hommes dont la seule énergie de vaincre tient
pelle la marche « en avant » des combattants, avec lieu de formation militaire ! C’est un rire de victoire.
ce rythme marqué des démonstrations militaires. On
voit donc que l’exclamation est employée à des fins Contexte et perspectives
louangeuses et musicales. 7. L’inspiration révolutionnaire
Nombreuses sont les allusions et les références à la
3. Rythme : la meilleure façon de marcher
Révolution française dans la littérature romantique.
Le rythme des trois premières strophes, très marqué,
On peut songer à Quatre-vingt treize de Hugo ou à
semble imiter l’avancée des valeureux soldats. Les
La Femme au collier de velours de Dumas, œuvres
énumérations associées aux modalités exclamatives
dont les titres évoquent les heures sanglantes de la
(première strophe), l’alternance des mètres (alexan-
Terreur. Dans une autre optique, Les Chouans, roman
drins et hexasyllabes) créent un effet de balance-
de Balzac, met en scène les contre-révolutionnaires.
ment et de mouvement. L’effet est renforcé par les
D’autres œuvres ne traitent pas directement de 1789
répétitions d’expressions introduites par « avec »
et de ses suites, mais se fondent sur ces années pour
ou « contre ». Enfin, la prosodie très saccadée des
construire l’imaginaire de la fiction. C’est le cas
vers, reposant sur trois, voire quatre scansions (vers
du Rouge et le Noir de Stendhal, mais aussi de La
11-12) accentue l’effet de marche vers l’aventure.
Confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset.
4. La Grande Histoire
Si Hugo emploie les termes « épiques » et « épo- Vers le BAC : le commentaire
pée », c’est qu’il souhaite rendre hommage à la 8. De l’histoire à la légende
geste soldatesque et révolutionnaire, à l’engage- L’histoire est bien présente dans ce poème qui multi-
ment d’hommes anonymes devenus des héros. Le plie les références aux événements révolutionnaires :
caractère épique du poème est donc évident à plu- « soldats de l’an deux », « Joubert sur l’Adige »,
sieurs niveaux. Hugo peint une fresque historique « Marceau sur le Rhin », « La Marseillaise », « Klé-
dans laquelle les hommes les plus simples sont éle- ber ». Mais toutes ces réalités sont emportées dans
vés au rang de demi-dieux. Outre cette thématique un souffle épique : exclamations (« ô guerres ! épo-
propre à l’épopée, d’autres motifs confirment l’ap- pées ! », v.  1), comparaisons hyperboliques (« Et
partenance du poème au genre épique : la guerre, les comme les lions aspirent la tempête/Quand souffle
faits militaires, la puissance invincible d’une armée l’aquilon », v. 35-36), références antiques (« Contre
sûre d’elle. Hugo confère ainsi à son texte un souffle toutes les Tyrs et toutes les Sodomes », v. 4), accumu-
puissant qui renforce le processus « d’héroïsation ». lations (« Sans repos, sans sommeil, coudes percés,
sans vivres », v. 16) permettent de grossir le subs-
5. La légende et le merveilleux trat historique, de le dramatiser, de l’inscrire pour
Selon le Trésor de la langue française, un prodige toujours dans la geste de la « Légende des siècles ».
est une apparition magique, telle qu’on peut la ren-
contrer dans les récits merveilleux, dans la Bible ou, Pour aller plus loin
dans les récits du Moyen Âge. Ce choix lexical de Il serait intéressant de montrer aux élèves, par
Hugo est suggestif car il traduit l’idée selon laquelle contraste, quelques poèmes consacrés au Second

150 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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Empire. Cela leur permettrait de mesurer la charge aimée. Tel un blason fragmenté, le corps de la jeune
polémique qui, au-delà du grandissement épique, femme est évoqué grâce aux termes « joues » (v. 9),
habite ces vers. « lèvres » (v. 10), « langue » (v. 15). Le poète s’in-
clut dans cette description en évoquant sa « joue »
(v. 13) et ses « paupières » (v. 11). La présence de
ces détails physiques confère au lyrisme du poème
Byron,
4 « À Caroline » p. 278
une touche d’érotisme et de sensualité. Ce sont en
effet les souvenirs tangibles, visibles, qui indiquent
Pour commencer qu’une passion fut jadis partagée.
La présence de Byron au cœur d’un corpus consa- 4. Les paradoxes de la passion
cré à la poésie romantique ne doit pas surprendre. Le dernier vers peut sembler paradoxal dans la
Le poète anglais est en effet l’un des principaux mesure où « espoir » et « oubli » s’opposent sur le
modèles pour les écrivains français. Mais il l’est sur- plan sémantique. Tandis que l’espoir est un senti-
tout pour sa vie romanesque, son indépendance, ses ment positif tourné vers l’avenir, l’oubli voue à l’in-
choix politiques. Aussi s’agit-il ici de comprendre différence les moments du passé. Pourtant, dans le
que la poésie romantique, avec ses thèmes de pré- contexte du poème, cette conclusion paradoxale entre
dilection, est un phénomène européen. en cohérence avec la douleur d’aimer. Le dernier
vers indique en effet que le seul moyen de conti-
Observation et analyse nuer à vivre, c’est de tourner la page de la passion,
et de laisser au temps le soin de réparer les plaies.
1. Lettre d’adieu Aussi, la formule présentative « c’est » sonne-t-elle
Le poème de Byron adopte la forme d’une réponse comme un conseil de sagesse.
grâce au système pronominal employé. Un scripteur
s’adresse à la première personne à une jeune femme Vers le BAC : l’entretien à l’oral
qu’il a aimée ; il la tutoie, comme en témoigne le
5. Actualité du romantisme
premier vers : « crois-tu donc que j’aie vu tes beaux
Le poème de Byron incarne le romantisme de la
yeux ». Mais on devine que cette forme poétique est
passion, de l’effusion lyrique et de la souffrance. Il
aussi une réponse à des questions ou à des remarques
se nourrit de l’expérience douloureuse, alimente sa
formulées antérieurement. Le poète reprend en effet
souffrance dans les souvenirs partagés. Ce roman-
les images d’amours défuntes, en rappelant à celle
tisme peut paraître quelque peu désuet, il n’en est
qu’il a aimée la force de sa passion (v. 9, 13, etc.)
pas moins humain. Chaque homme peut en effet faire
2. Le temps des regrets l’expérience d’une grande passion et comprendre
Les temps verbaux employés par Byron sont le ce qu’elle peut avoir de déchirant. Si la forme poé-
présent et l’imparfait. De manière habile, le poète tique est quelque peu démodée, la vérité du propos
actualise la douleur au début et à la fin du poème. ne l’est pas. En outre, le lyrisme excessif du poème
Il utilise en effet le présent de l’indicatif sous la de Byron n’est pas une exception propre au roman-
forme interrogative « crois-tu » (v. 1), et pour finir, tisme anglais – on pense aussi à Lamartine, à Mus-
le présent de l’impératif « ne laisse pas » (v. 23). set, à Marceline Desbordes-Valmore. Certains poètes
Ces temps du présent (utilisés dans les strophes du xxe siècle (Apollinaire, Éluard) n’ont pas hésité
1, 5 et 6) correspondent au moment de l’énoncia- à recourir au lyrisme douloureux dans leurs poèmes,
tion et indiquent l’ancrage de la séparation dans le afin d’exprimer la douleur ou le deuil d’amour. De
moment présent. Toute la partie centrale du poème nos jours, de telles effusions en vers ne sont plus
est en revanche écrite au passé. Elle coïncide avec monnaie courante dans la poésie. Mais le lyrisme
la description de l’amour et des souffrances qu’il n’a pas pour autant disparu, on le retrouve sous
engendra. L’emploi de l’imparfait suggère une cer- d’autres formes, au cinéma en particulier.
taine durée dans le passé : « brûlaient », « pouvais »
s’opposent au temps du présent et indiquent que le Pour aller plus loin
temps des soupirs est révolu. Le poème de Byron invite à s’interroger sur le
lyrisme romantique et ses thèmes de prédilection.
3. Blason passionné On a vu dans « À Caroline » à quel point le corps
Les souvenirs douloureux qu’évoque le poète lui est présent dans l’expression poétique. Il serait inté-
rappellent aussi la présence physique de sa bien- ressant, en puisant dans le répertoire poétique du

9. La poésie romantique 151

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romantisme français, de constater que, loin d’être l’hypothèse que Musset accorde à ces trois mots
éthérée, la poésie romantique est souvent ancrée une valeur incomparable, et que sa Vérité se trouve
dans une réalité physique tangible. C’est notam- peut-être dans la « Tristesse », et même dans Dieu à
ment le cas de certains poèmes de Musset adressés qui il donne une voix, puisque « Dieu parle » (v. 12).
à George Sand, ou dédiés à des femmes admirées.
4. Lyrisme philosophique
Si personnel que soit le poème de Musset, certains
Alfred de Musset, éléments traduisent une ouverture, et expriment
5 « Tristesse » p. 279 un message plus universel. C’est le cas de la troi-
sième strophe dans laquelle le poète s’efface pour
Pour commencer laisser place à un discours plus général. Il com-
Ce poème, l’un des plus célèbres de Musset, est mente en effet la Vérité personnelle qu’il a décrite
d’une simplicité déroutante. Il est donc intéressant dans les deux premières strophes. Les termes « éter-
d’étudier comment, avec des moyens efficaces et nelle », « ceux », « tout » montrent bien que tous les
simples, Musset rend compte d’un sentiment intime hommes ont en partage cette recherche de la Vérité.
sous la forme traditionnelle du sonnet. Il s’agira Cette piste est confirmée par la dernière strophe qui
aussi d’étudier comment la présence du poète dans évoque « Dieu » et le dialogue qu’un homme peut
ses vers crée un effet de vérité. avoir avec lui. On peut ainsi conclure sur la portée
philosophique, et même métaphysique, de ce sonnet.
Observation et analyse
1. Un poème autobiographique Contexte et perspectives
« Tristesse » comporte de nombreuses marques syn- 5. Le mal du siècle
taxiques qui donnent au poème une couleur très per-
Le sonnet de Musset exprime le désenchantement
sonnelle. On peut d’abord relever toutes les marques
romantique, le mal du siècle qu’il avait déjà décrit
de la première personne, présentes dans chaque
dans les premières pages de La Confession d’un enfant
strophe : « j’ai perdu » (v. 1), « j’ai connu » (v. 5), etc.
du siècle. Ce mal provient d’abord d’un sentiment
Les possessifs « ma vie et ma gaîté » et le pronom
d’inutilité, puisque la génération à laquelle appartient
« me reste » (v. 13) renforcent la présence du poète
Musset n’a pas l’occasion d’être héroïque, contraire-
dans ses vers. Le lecteur est ainsi entraîné vers une
ment à celle qui accompagna la geste de Napoléon.
confession intime et ne peut dissocier ce qu’il lit de
Ensuite, le mal découle d’un sentiment de solitude
l’expérience personnelle de Musset.
et d’abandon : la perte des espérances est manifeste
2. Lyrisme et dolorisme dans le poème de Musset. Enfin, et le thème est sous-
Le titre du poème nous fournit d’emblée une informa- jacent dans « Tristesse », la recherche d’un « Dieu qui
tion sur le contenu des vers : « Tristesse ». C’est bien parle » fait partie des angoisses de la jeunesse de 1830.
d’affliction qu’il s’agit, comme le souligne l’énuméra-
6. Chanter la douleur
tion des pertes de la première strophe (« j’ai perdu »),
puis le sentiment du taedium vitae dans la seconde L’origine grecque du terme « élégie » nous rappelle
strophe (« dégoûté ») ainsi que la formule restric- qu’il s’agit d’un « chant de mort ». Plus générale-
tive « le seul bien » (v. 13) qui souligne un doulou- ment, une élégie est un poème qui exprime une dou-
reux constat. Le rythme est au service de ces thèmes leur, une perte, un deuil. Le ton de l’élégie est sou-
désespérés, comme en témoigne le choix des octo- vent très personnel, le poète s’impliquant dans la
syllabes (mètre assez bref qui rend plus cinglants les douleur qu’il exprime. Elle est de longueur variable
aveux du poète) ou l’utilisation de structures accu- et fait appel à l’expérience vécue. On la rencontre
mulatives au tempo régulier (« J’ai perdu/ma force/ chez Lamartine, Hugo, Vigny, et chez la plupart des
et ma vie », 3/2/3 ; « Et mes amis/et ma gaîté », 4/4). poètes romantiques. Le poème de Musset s’apparente
à une élégie, dans la mesure où l’artiste exprime une
3. Mots emblématiques douloureuse perte, concrète et abstraite.
Si Musset a mis une majuscule à « Vérité », c’est qu’il
souhaite en faire un terme emblématique. Ce pro-
cédé correspond à l’allégorie d’une valeur suprême.
Vers le BAC : la dissertation
Pour le poète, la vérité est une force supérieure. Deux 7. Écriture simple
autres termes portent une majuscule : le titre, « Tris- Utiliser un langage complexe n’est pas un gage de
tesse » et le mot « Dieu » (v. 12). L’on peut émettre profondeur de pensée, bien au contraire. Ce sont

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souvent les mots les plus simples qui expriment les ment : « s’en va » (v. 1), « le voyant venir » (v. 3),
idées les plus intenses, les idéaux les plus élevés, « qui passe » (v. 10), « quand paraît » (v. 16). Les
les douleurs les plus intimes. On le voit très bien premiers vers renseignent également sur la manière
dans le sonnet « Tristesse » de Musset qui emploie dont se comporte le poète : « il admire », « adore »,
un lexique d’une grande simplicité et qui cepen- « écoute », autant de verbes qui entrent en harmonie
dant exprime une pensée profonde sur la condi- avec le titre du recueil, Les Contemplations. Mais
tion humaine. Dans la plupart des poèmes de Paul le poète est également désigné par des substantifs
Verlaine, les termes sont également faciles à com- mélioratifs tels que « notre amoureux », « le muphti »,
prendre, et cependant expriment des sentiments pro- « le rêveur ». Tous ces termes traduisent une cer-
fonds. Un troisième exemple confirme l’idée selon taine fantaisie et une idée du « bonheur poétique ».
laquelle la simplicité n’exclut pas la profondeur de
3. La nature parle
pensée : beaucoup d’aphorismes, de maximes très
Dans le poème de Hugo, la nature est personnifiée.
brèves disent des vérités universelles de façon claire.
Les fleurs sont d’abord assimilées à des entités
L’on peut citer le célèbre vers de Lamartine : « Un
féminines comme le suggère le vers 8, notamment
seul être vous manque et tout est dépeuplé » qui
grâce à l’expression « airs coquets ». De plus, ces
exprime simplement le caractère exclusif de l’amour.
fleurs sont douées de parole, et s’expriment sur leur
Pour aller plus loin « amoureux ». La personnification se poursuit dans
Le sonnet « Tristesse » exprime magistralement le le second mouvement du poème qui, plus solennel,
mal du siècle, avec des moyens lexicaux limités. Il donne la voix aux arbres qui « murmurent ». Cette
pourrait être intéressant de confronter l’expression personnification filée tout au long du poème a pour
de cette douleur à l’extrait de la Confession (p. 48) fonction de souligner l’osmose entre le poète et la
et montrer que les romantiques, en particulier Mus- nature lors de ses balades.
set, ont eu recours à des modalités très différentes 4. la couleur et la ligne
pour exprimer la désespérance de leur siècle. Le poème est pensé comme un tableau, tout d’abord
parce qu’il obéit à une composition, procède à des
rapprochements (v. 6), à des visions d’ensemble
Victor Hugo, (v. 12-13). Mais ce sont surtout les harmonies et la
6 Les Contemplations p. 280 recherche des couleurs qui apparentent ce poème à
un tableau. Dans le premier mouvement du poème,
Pour commencer les couleurs sont vives : « rubis » « d’or », « bleues »
Bien que publiées en 1856, Les Contemplations sont (v. 4 et 6) qui suggèrent des touches colorées à la
imprégnées par l’esthétique romantique. Il s’agit ici manière d’un tableau impressionniste. Le tableau
de comprendre comment Hugo, grâce à la magie s’assombrit et les lignes deviennent plus amples
des mots, recherche ce dialogue harmonieux avec la dans le second mouvement, comme l’indiquent les
nature, exprimant, sous un mode bucolique et pitto- expressions « ombres », « branchage noir », « barbe
resque, d’autres fonctions du poète et de la poésie. de lierre » ; au caractère riant du premier tableau,
où dominent les couleurs, répond la solennité ver-
Observation et analyse ticale des arbres hauts. On peut ici parler de véri-
1. Rêveries du promeneur table tableau, Hugo décrivant la nature en peintre.
Plusieurs effets de symétrie se déploient dans la nar-
5. Fantaisie rose et noire
ration poétique à laquelle Hugo convie son lecteur.
Le poème de Hugo ne manque pas d’humour, comme
Le rapport du flâneur à la nature est construit sur
le suggèrent les vers 6 à 10 qui font le portrait des
une double rencontre : celle des fleurs assimilées aux
fleurs malicieuses et coquettes. Implicitement, le
jeunes filles (v. 3 à 10), puis celle des arbres anciens
ton de moquerie de Hugo confère au poème une
(v. 11 à 18) qui à leur tour commentent le passage
légèreté pleine de fantaisie. Les fleurs sont comme
du poète. La narration suit donc le fil d’une prome-
des jeunes filles qui tentent de séduire le poète qui
nade qui va des champs fleuris aux bois sombres.
passe. Elles minaudent (« petits airs penchés ») et
2. La balade d’un poète heureux se font remarquer par leurs mouvements (« agitant
Le poète est désigné par les différentes actions et leurs bouquets). Ce ton primesautier contraste au
par les attitudes qu’il adopte au cours de sa prome- premier abord avec le second mouvement du poème,
nade. Viennent d’abord les indications de mouve- qui semble plus solennel. Pourtant, une comparaison

9. La poésie romantique 153

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nous laisse entrevoir une autre forme d’humour. Le qui s’adresse à la personne aimée. La présence de
vers « Comme les ulémas quand paraît le muphti » la première personne ouvre et referme le poème,
est ici décalé. La référence exotique dans la prome- grâce aux formules telles que « j’ai voulu » et « sur
nade du poète s’apparente à un clin d’œil amusé. moi » qui dévoilent une confession personnelle et
amoureuse. On peut dès lors considérer qu’il s’agit
Vers le BAC : l’écriture d’invention du lyrisme amoureux qui nourrit l’inspiration, et
6. Le poète s’en va dans la ville donne au poème sa teinte sentimentale.
Les rues de mon quartier
2. L’étoffe de l’amour
Ont le charme indicible
« Les Roses de Saadi » comportent de nombreux
Des passantes pressées
éléments concrets, prosaïques, au premier rang des-
Au regard impassible quels les vêtements. La première strophe évoque
Dans les cafés ouverts « les ceintures closes » et leurs « nœuds trop serrés » ;
Aux terrasses bondées la troisième strophe, quant à elle, décrit la « robe
Les rêveurs font des vers embaumée ». Il s’agit ici des vêtements féminins
Et renversent leur thé qui semblent prendre la teinte rouge des roses. Ils
De mon balcon je vois traduisent la passion et le désir. L’envol des roses
La ville qui s’anime évoqué au vers 4 suggère aussi les vêtements qu’on
La rumeur avec moi ôte et annonce le partage amoureux. Leur symbo-
Chante ses contrerimes lique est donc ici érotique.
L’air de mai nonchaloir 3. Les chemins de l’amour
Glisse comme un zéphyr Le poème de Marceline Desbordes-Valmore est une
Puis doucement le soir déclaration d’amour qui utilise le détour d’un bref
Laisse chanter sa lyre récit pour exprimer une passion incandescente. Ce
bref récit est présenté dans la première strophe : il
Pour aller plus loin s’agit d’une jeune femme qui a cueilli des roses pour
L’exemple de la poésie de Hugo prouve, s’il était son bien-aimé. La situation, d’abord assez banale
nécessaire, que les poètes romantiques ne se pren- et qui repose sur un cliché littéraire, prend un tour
nent pas systématiquement au sérieux ni ne s’en- métaphorique dès la deuxième strophe, offrant la
ferment dans la cage dorée du lyrisme élégiaque. double image de l’abandon et de la libération (v. 5
Il pourrait être ainsi intéressant de poursuivre sur et 6). Enfin, la troisième strophe se conclut sur une
les formes de l’humour de la poésie romantique, en formule impérative en forme d’aveu : « respires-en
convoquant les poètes de la fantaisie que sont Gau- sur moi l’odorant souvenir. » La demande est sans
tier, Musset et Nerval. Cette approche permettrait de équivoque : après avoir utilisé le détour symbolique
« casser » certains clichés, et de concevoir l’histoire des roses rouges, la poétesse se déclare. Le poème
de la poésie dans toute sa complexité. est donc construit en crescendo.
4. Les temps de l’amour
Marceline Desbordes-Valmore, Le crescendo amoureux est visible dans l’emploi des
7 « Les roses de Saadi » p. 281 temps et des modes du dernier tercet. Il décrit suc-
cessivement un état passé, présent et futur. Le passé
Pour commencer composé « a paru » file la métaphore de la rose envo-
Dans ce poème célèbre, Marceline Desbordes-Val- lée et indique une image que la poétesse aurait rêvée.
more raconte une histoire simple en apparence, mais Cette image est actualisée au vers suivant grâce au
chargée de symboles. Il s’agit d’étudier comment le déictique « ce soir » et au présent « est », rattaché à
lyrisme de ces vers est au service d’une sensualité la rêverie grâce à « encore ». Enfin, bien que le verbe
contenue et d’une passion irrépressible. « respires » soit à l’impératif présent, il a valeur de
futur proche, puisqu’on imagine que la personne à
Observation et analyse qui s’adresse l’ordre s’exécutera promptement…
1. Voix intimes
Le poème de Marceline Desbordes-Valmore est Contexte et perspectives
construit autour d’un échange entre un « je » qu’on Le dénouement d’Histoire d’un merle blanc de Mus-
associe aisément à la voix de la poétesse, et un « tu » set, conte publié en 1842, présente la rencontre du

154 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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narrateur (le merle) et du rossignol. Le merle est Histoire des Arts
fasciné par le chant du rossignol, mais ce dernier
explique que sa voix est celle de la douleur et de l’in- Friedrich,
satisfaction. Il chante pour une rose qui ne s’ouvre peintre romantique p. 282
que le jour, tandis que lui veille toute la nuit dans
l’espoir de voir s’entrouvrir son calice. Le rossignol Pour commencer
fait alors référence au poète persan Saadi et à ses Pour introduire ce Voyageur au-dessus d’une mer
fameuses roses, auxquelles Marceline Desbordes- de nuages, pourquoi ne pas se reporter à un autre
Valmore rend également hommage. Dans les deux tableau surplombant de Friedrich, le très lumineux
cas, la référence au poète et à ses roses nourrit le Falaises de craie sur l’île de Rügen qui figure p. 46.
lyrisme de l’attente et de la douleur.
Questions
Vers le BAC : l’écriture d’invention 1. Contrastes
Il y a clairement deux univers chromatiques qui
6. Transposition épistolaire se confrontent dans cette toile, le monde de l’in-
15 Mai 1860 fini et de l’immensité représenté par les couleurs
Chère âme, blanches et lumineuses des nuages et de l’horizon, et
Je n’ai pas attendu que tu t’éveilles pour quitter la le monde terrestre représenté par la couleur sombre
maison. J’ai marché dans le verger, et j’ai poussé la de la roche. Le personnage, qui se trouve au centre
grille qui conduit à ce petit jardin abandonné où roses de la toile, se rattache par son vêtement à ce monde
et iris fleurissent, sans que la main de l’homme ne de l’obscurité et de la pesanteur, mais la couleur de
les dérange. Devant le parterre de roses, d’un rouge sa nuque et de ses cheveux (et son regard fixé sur
éclatant, je suis restée muette d’admiration. Leur l’horizon) montrent que son esprit est tendu, quant
parfum s’élevait avec les brumes du matin… je n’ai à lui, vers l’immensité.
pu résister au désir et au plaisir d’en cueillir le plus 2. « La tragédie du paysage »
possible pour te les offrir. Mais j’en avais tant pris Il y a bien quelque chose qui s’apparente à la
que sur le chemin du retour, elles ont glissé de mes tragédie dans Voyageur au-dessus d’une mer de
bras, m’entourant d’une auréole rouge. Cette mer de nuages : la tragédie de la condition humaine qui
pétales et le baume lénifiant de leur fragrance m’ont veut que l’homme soit pris entre deux infinis (celui
alors conduit sur les sentiers de la rêverie… je me suis de l’infiniment grand et de l’infiniment petit – voir 
imaginée qu’une vague nous entraînait loin des rives Pascal). Friedrich nous montre son personnage tendu
où nous arrimons notre vie. Étais-je ivre du spectacle de tout son esprit vers un ailleurs idéal mais atta-
de la nature ? Étais-je encore dans le demi-sommeil ché, malheureusement, par ses pieds et par sa chair,
de notre nuit d’amour ? je ne sais… J’ai voulu te rap- au monde terrestre.
porter des roses, mais je n’ai cueilli que les songes
de notre amour, branche à branche, feuille à feuille, 3. Un tableau romantique
comme une obole. Maintenant je suis devant toi et Ce tableau rassemble plusieurs éléments propres
tu lis les mots de ma lettre. Les deux pétales que j’ai au romantisme : la solitude du personnage face au
glissés dans l’enveloppe portent le souvenir de ces monde, la figure du génie au-dessus des hommes, le
heures matutinales. Regarde-moi, et tends-moi la goût pour le paysage pittoresque, l’anticlassicisme
main. Allons cueillir ensemble les roses du poète qui (roches escarpées, masses chaotiques de nuages) et
sont à l’image de nos vies, précieuses et éphémères… la tension vers un idéal.
Ta Marceline
Comparer
Pour aller plus loin 4. Le Voilier et Le Voyageur au-dessus d’une
La lyrique amoureuse, chez Marceline Desbordes- mer de nuages
Valmore, est une constante. Elle a influé sur les Les deux tableaux présentent des hommes de dos
poètes « post-romantiques ». Le langage des fleurs, qui apparaissent comme des voyageurs (l’un en
par exemple, nourrit également la poésie de Verlaine montagne, l’autre sur un voilier). Dans un cas, l’im-
ou d’Apollinaire. Il pourrait être intéressant d’étu- mensité est figurée par les nuages, dans l’autre par
dier en quoi l’univers végétal et floral introduit une la mer. Malgré cela, la facture des deux œuvres est
autre forme de lyrisme en poésie. très différente, plus classique dans Le Voilier, dont

9. La poésie romantique 155

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la touche délicate et précise pour peindre les détails jective ne fait que renforcer sa présence dans le dis-
de l’embarcation fait penser à la manière des Hol- cours descriptif.
landais, plus « romantique » dans le Voyageur au-
3. Comparaisons cocasses
dessus d’une mer de nuages, qui joue sur la confu-
Dans cet extrait de la « Ballade à la lune », l’astre
sion du ciel et des nuages. D’autre part, Le Voilier
est comparé successivement à « un point sur un i »,
présente comme horizon une ville et donne au per-
à « l’œil du ciel borgne », à un « chérubin blafard »,
sonnage du voyageur une compagne (laissant trans-
à « une boule », à « un grand faucheux […] sans bras
paraître ainsi, en filigrane, un thème amoureux).
et sans pattes. » Cette énumération de comparaisons
Pour aller plus loin dévoile l’imagination mobile du poète qui projette
Montrer aux élèves la grande variété de la peinture dans la lune une série d’images tantôt amusantes,
romantique en mettant en regard les tableaux de tantôt légèrement fantastiques. Musset parvient à
Friedrich et ceux de Delacroix (p. 47, 49 et 272). combiner des effets amusants et d’autres plus inquié-
tants, rappelant le caractère énigmatique de la lune
pour bien des poètes, y compris les plus moqueurs.
Alfred de Musset, 4. Versification de fantaisie
8 « Ballade à la lune » p. 284 À l’origine, la ballade est une forme fixe de la poé-
sie courtoise du Moyen Âge, remise au goût du jour
Pour commencer par les romantiques, en particulier par Goethe. Or,
Musset débute en pastichant et en parodiant, tout en Musset ne respecte pas la forme traditionnelle de
donnant à ses imitations un souffle et un ton remar- la ballade (trois huitains d’octosyllabes, un quatrain
quables de personnalité. Il s’agit ici de découvrir un d’octosyllabes et l’envoi), mais choisit un mètre irré-
autre aspect de la poésie romantique qui, loin de se gulier pour rythmer son poème. La composition de
limiter au lyrisme élégiaque ou à l’épopée histo- chaque strophe est régulière, puisqu’il fait alter-
rique, laisse une large part à l’humour et à la fantai- ner deux vers de six syllabes, suivis d’un vers très
sie. Il importe donc d’étudier la manière dont l’ap- court de trois syllabes puis d’un nouvel hexasyl-
parente légèreté flirte avec la satire du romantisme. labe. À cet entrelacs de mètres répond la rime croi-
sée qui crée un effet de variété, renforcé par le fait
Observation et analyse que Musset change de sonorités rimiques à chaque
1. La lune personnifiée strophe. Fantaisie et légèreté dominent dans cette
Le tutoiement domine dans la « Ballade à la lune », composition poétique.
même si le poète parle à la première personne, ce
qu’indique le vers 17. Ce tutoiement braque le pro- Contexte et perspectives
jecteur sur l’astre des nuits et en fait le principal 5. L’imitation de Hugo ?
interlocuteur du poète qui l’interpelle en le per- Quand Alfred de Musset compose la « Ballade à la
sonnifiant. Le tutoiement est légèrement irrévéren- lune », il a lu les Odes et Ballades de Victor Hugo,
cieux, ce qui donne à l’adresse un tour humoristique. publiées à partir de 1826. Musset emprunte à Hugo
Habituellement, la lune est un thème poétique plu- les strophes courtes et les mètres brefs qu’on retrouve
tôt sérieux et voué à l’élégie ou à la méditation. Or dans des poèmes tels que « Le chant de l’arène » ou
Musset renverse ce cliché en transformant la lune « La légende de la nonne », ballades qui prennent la
en témoin muet de scènes nocturnes. forme de chansons. Musset, comme Hugo, procède
à un savant travail de versification en recourant à
2. Le poète s’amuse
l’enjambement et au rejet, en cherchant des sonori-
Le poète s’implique dans sa ballade en interpellant
tés incongrues ou burlesques. Mais là où Hugo traite
la lune dans chaque strophe. Sa présence se mani-
de sujets sérieux (« Mon âme »), Musset se montre
feste, on l’a vu, dans le tutoiement et dans la pré-
plus ironique et tourne en dérision les clichés de la
sence de la première personne du singulier. Mais
poésie romantique.
elle se signale aussi dans les jugements ironiques ou
singuliers qu’il porte sur la lune. Sa vision est bur- 6. La lune et l’inspiration romantique
lesque, ce qu’exprime très bien l’image cocasse du Dans la poésie romantique, l’astre lunaire occupe
« point sur un i » du vers 4. Musset semble s’amu- une place de premier ordre. La lune est porteuse
ser à caractériser l’apparence de l’astre en fonction de maints symboles. On la rencontre dans la poé-
de sa propre imagination, et cette perception sub- sie allemande, chez Goethe, Hölderlin ou Novalis.

156 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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Mais on la trouve aussi dans la poésie lyrique de recueil la présence d’une pièce de théâtre bouf-
Lamartine, ainsi que dans celle de Hugo dans L’Art fonne, Les Marrons du feu (il s’agit d’une parodie
d’être grand-père. Paul Verlaine, à la fin du siècle, d’Andromaque de Racine). Mais il surprend aussi
lui donnera une place privilégiée dans ses paysages en écrivant des formules pour le moins incongrues,
en demi-teinte, dans le poème « La lune blanche luit parmi lesquelles on peut citer :
dans les bois », tiré de La Bonne chanson. C’est donc « L’Abbé : Tête et ventre, monsieur, faut-il qu’on
un cliché poétique qu’investit Musset quand il écrit vous les coupe ? » (scène 3).
la « Ballade à la lune ». Le plus souvent associée « Rafaël : Que voulez-vous ? moi, j’ai donné ma vie
à l’univers féminin, elle évoque le mystère mais À ce dieu fainéant qu’on nomme fantaisie,
aussi un monde de douceur, pacifiant, à l’image de C’est lui qui, triste ou fou, de face ou de profil,
la femme aimée. Liée à la nuit, elle peut aussi être Comme un polichinelle me traîne au bout d’un
inquiétante et porteuse de signes avant-coureurs de fil. » (scène 5).
la mort (cf. les romantiques allemands). « Rafaël : Allons, paix, vieille truie.
Je suis abbé, d’abord. – Si vous dites un mot,
Vers le BAC : l’écriture d’invention Je vous excommunie. – Arrière, toi, pied-bot ! (Il
7. « La Bourse » danse en chantant.) »
Agitée le matin L’invention langagière de Musset n’hésite pas à
Fatiguée, Endormie, recourir au registre familier, voire trivial.
La bourse
2. Jeunes filles en fleur
Et son front dégarni !
Le titre À quoi rêvent les jeunes filles est quelque
À l’heure du CAC 40 peu énigmatique par sa tournure syntaxique. Les
Les traders au teint pâle jeunes filles rêvent naturellement à l’amour, et même
Brandissent au prince charmant. Avec beaucoup d’humour et de
Des chiffres abominables ! grâce, Musset s’ingénie à décrire les désirs naissants
Es-tu le nouveau Temple, de Ninon et Ninette qui sont en réalité de fausses
Le sanctuaire d’airain ingénues et ont lu bien des choses sur l’amour. La
Où s’enfle fin de la pièce est douce-amère, puisque seule Ninon
Le ridicule humain ? épouse Silvio, tandis que Ninette reste seule.
Ou bien es-tu l’Enfer 3. Facéties du décor
Avec ses tentations « Namouna », présenté comme un « conte orien-
D’Yen tal », est en réalité un portrait de la jeunesse dorée
Et ses eurodollars ? au temps du romantisme. On relève ainsi des élé-
ments du décor qui font référence à Musset et aux
Pour aller plus loin années 1830 : « sortir du bain », « académicien »,
Au xixe siècle, la parodie est un genre à part entière. « berline ». Musset joue ici avec le statut du texte
Il pourrait être intéressant de voir comment la paro- (un conte oriental), et la réalité du décor qu’il peint
die révèle à la fois des vérités esthétiques, poé- (celui d’un jeune dandy oisif). On considère sou-
tiques et politiques sur la littérature romantique. vent le début du poème de Musset comme un auto-
L’étude de quelques extraits de parodies de drames portrait du poète.
de Hugo pourrait, par exemple, fournir le matériau
à une réflexion sur les enjeux polémiques de l’imi- 4. Les nouveautés d’Alfred
tation (on peut songer à la parodie de Lucrèce Bor- Musset apporte plusieurs innovations dans son
gia, Tigresse mort-aux-rats, publiée en 1833). recueil. La première d’entre elles concerne le regard
critique qu’il porte sur le romantisme. En parodiant
Hugo et en se moquant du lyrisme romantique, il
Vers l’œuvre complète prend ses distances avec le mouvement auquel on
Alfred de Musset, le rattache habituellement. Ensuite Musset malmène
Premières Poésies p. 285 la versification et recourt à des effets de rejets et
d’enjambements qui brisent le vers. Dans Les Mar-
L’esprit de fantaisie rons du feu, par exemple, la ponctuation est extrê-
1. Inventivité langagière mement marquée, ce qui produit un rythme chao-
Musset surprend son lecteur en inscrivant dans son tique, souvent inattendu. Enfin Musset emprunte son

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vocabulaire à plusieurs domaines, musical, pictu- dans « Don Paez » ou de Portia ou de la Camargo
ral, exotique, trivial, ce qui confère à sa poésie une dans Les Marrons du feu. Or ces amoureuses sont
impression de fantaisie. parfois des courtisanes, des femmes de petite vertu,
à l’image de « l’Andalouse » au sein bruni.
Les doubles du poète
9. La sainte et la démone
5. Musset le dandy
Dans La Coupe et les lèvres, Musset présente deux
Un dandy est un jeune homme qui accorde une
types féminins radicalement opposés. Déïdamia
grande importance à son apparence, tout en maî-
incarne l’amour pur et entier ; la jeune femme se
trisant parfaitement sa manière de penser et de res-
voue entièrement à celui qu’elle aime (Frank), elle
sentir. Le dandy est un être assez inclassable, qui
n’a que de bonnes intentions et fait montre d’une
se considère d’essence aristocratique (même s’il ne
certaine candeur. Face à elle, Mona Belcolor apparaît
l’est pas), et mène une vie consacrée à l’oisiveté et
comme une furie, une femme jalouse et passionnée
aux plaisirs. De nombreuses figures de la poésie de
qui se venge de son amant (Frank) en assassinant sa
Musset répondent à cette description, en particulier
bien-aimée. Musset montre donc deux visages de la
Rafaël dans Les Marrons du feu, ou Mardoche, le
femme, la terrible et la pure, créant ainsi une grande
héros du poème homonyme. Tous ces personnages
tension dramatique autour du personnage masculin.
sont des dandys, à l’image de leur créateur. Mar-
doche fréquente les lieux parisiens prisés par Musset. 10. Le charme espagnol
L’Andalouse est une courtisane, même si elle porte
6. La voix du poète
le titre de marquise d’Amaëgui. La beauté de cette
Si beaucoup de poèmes sont écrits à la première per-
femme, décrite dans des situations érotiques, sus-
sonne, c’est que Musset s’implique dans ses vers.
cite bien des convoitises, à commencer par celle du
Il semble utiliser sa propre expérience ou sa propre
poète qui imagine cette héroïne de fantaisie, peut-
vision des choses pour les retranscrire en poésie.
être inspirée du Théâtre de Clara Gazul de Mérimée.
Celle-ci comporte donc une part autobiographique,
un univers très personnel, même s’il faut rester pru- Pour aller plus loin
dent et ne pas toujours confondre le « je » du poète Il pourrait être très intéressant de comparer les Pre-
avec le « je » du personnage qui s’exprime en poé- mières Poésies aux Poésies nouvelles de Musset
sie. À cet égard, Musset se montre souvent ambigu (elles se trouvent dans la même édition reproduite
et déjoue les présupposés de ses lecteurs. en illustration). On pourrait alors observer que la
7. Poésie critique vérité de la poésie de Musset est dans la variété. Le
« Mardoche » est l’un des plus longs poèmes de Mus- cycle des « Nuits », par exemple, et tous les grands
set, qui mêle au ton burlesque une part assez humo- poèmes lyriques rompent avec la fantaisie qu’on a
ristique. Sous prétexte de faire le portrait d’un jeune pu croiser dans les Premières Poésies.
homme de son temps, Musset égratigne au passage
les auteurs romantiques, au premier rang desquels Théophile Gautier,
Victor Hugo (dans la strophe 1). Il se moque en par- 9 « Far-niente » p. 286
ticulier du rituel hugolien qui consistait à grimper
dans les tours de Notre-Dame pour admirer le soleil Pour commencer
couchant. Le personnage que peint Musset préfère Théophile Gautier est un poète intéressant, dans la
aller jouer ou séduire les filles faciles. Dans une mesure où son inspiration est duelle, partagée entre
certaine mesure, le portrait de Mardoche dénonce la fantaisie des années romantiques et le hiératisme
l’esprit de sérieux qui habite certains poètes roman- d’Émaux et Camées. Il s’agit ici d’étudier la fantai-
tiques. Musset préfère sacrifier aux plaisirs urbains, sie poétique de Gautier qui fait l’éloge de la paresse,
plutôt que de se plier aux rituels poétiques. dans l’esprit de Musset et de Mathurin Régnier.

Images de la femme Observation et analyse


8. Visages féminins 1. L’éloge de la paresse
Dans les Contes d’Espagne et d’Italie, Musset met en Farniente est un mot d’origine italienne qui signi-
scène plusieurs types féminins. On croise tout d’abord fie littéralement « ne rien faire ». Plusieurs termes
l’héroïne passionnée, qui va jusqu’au bout de ses du poème font écho à ce titre : « nuage », « flocon
amours, si violentes soient-elles. C’est le cas de Juana de laine », « libre », « moelleux », « tuer le temps ».

158 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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Tous ces termes évoquent une certaine douceur et Vers le BAC : le commentaire
même un abandon à l’oisiveté. 6. Le rôle des couleurs
2. Le charme de la nature Le poème « Far-niente » de Théophile Gautier pré-
La nature est présentée comme accueillante, agréable sente un tableau coloré, qui laisse une grande place
et apaisante, accompagnant la paresse du poète. La à la liberté d’imagination. Les couleurs du poème
nature est cependant animée, comparée à l’attitude se répartissent en trois ensembles. Le premier des
d’observateur du poète. Elle mène ses activités, ensembles vient du ciel, comme l’indique la méta-
notamment les insectes qui se livrent à leurs occu- phore « les champs bleus du ciel » qui font à la fois
pations. La mobilité des insectes (fourmis, pucerons, allusion à l’azur et au flot cotonneux des nuages. Aux
chenille, limace, papillon) contraste avec l’immo- teintes bleues succèdent les couleurs plus terrestres
bilité du poète qu’on imagine allongé dans l’herbe, de la promenade, notamment les teintes vertes sug-
loin de toute agitation. Ce tableau bucolique est gérées par « les tapis de fougère et de mousse » (v.
plein de charme. 5) ou le « brin d’herbe » (v.10). La palette des cou-
leurs s’élargit ensuite et se diversifie : on peut ima-
3. Rêverie cocasse giner les différentes couleurs grâce aux mouvements
Le tableau que peint Gautier, s’il possède le charme du papillon « qui de fleurs en fleurs vole », diver-
discret des dimanches à la campagne, ne manque ni sité des teintes que confirme l’éclairage du tableau :
d’humour ni de cocasserie. On peut le voir dans le « lumière » (v. 15).
choix des insectes, tels que la « limace » qui offre une
sorte de double du poète paresseux. Des expressions Pour aller plus loin
telles que « j’aime à m’écouter vivre » font également Quelques suggestions pour un groupement intitulé
sourire. On peut enfin juger cocasse cette activité « Eloges poétiques de la paresse » : Mathurin Régnier,
qui consiste à se faire entomologiste pour passer le « Oui, j’écris rarement, et me plais de le faire »
temps : « j’observe la fourmi »… (v. 7). (extrait de la Satire xv, 1608-1613) ; Saint-Amant,
4. La force de l’imagination « Le paresseux » (1630) ; La Fontaine, « Épitaphe
d’un paresseux » (Poésies diverses, 1671) ; Hugo,
Le poème de Gautier est dominé par le champ lexi-
« Sara la baigneuse » (Les Orientales, 1829) ; Mus-
cal de l’imagination et de la fantaisie. Son poème
set, « Sur la paresse » (La Revue des deux-mondes,
prend d’abord les allures d’une divagation, comme
1842) ; Albert Samain, « Paresse » (Le Chariot d’or,
le suggère la référence aux nuages et aux champs
1900) ; Apollinaire, « Hôtel » (Le Guetteur mélanco-
bleus qui sont deux métaphores de l’imagination.
lique, 1952, posth.) ; Henri Michaux, « La Paresse »
La réalité dépeinte par le poète passe en effet par
(Mes Propriétés, 1929).
le prisme de sa fantaisie (le terme « prisme » est
d’ailleurs employé au vers 17). Tout est perçu par ce
filtre, qui colore et reconstruit la réalité. On notera
enfin la référence constante à ce qui vient du ciel Gérard de Nerval,
(vers 1, 15, 18, 22), espace traditionnellement assi-
10 « Fantaisie » p. 287
milé à l’imagination.
Pour commencer
Contexte et perspectives Ce poème est l’un des plus célèbres de Nerval. Il
est même considéré comme un des arts poétiques
5. Le poète en liberté
de l’auteur de Sylvie. Il s’agit d’étudier ici com-
La vie de bohème désigne une existence libre, sans ment le poète modèle un souvenir fictif à partir de
contraintes matérielles, sans obligations. À cet égard, sensations, et comment il construit une mythologie
on peut dire que le poème « Far-niente » illustre par- personnelle à partir de la recomposition d’images.
faitement la vie de bohème, puisqu’il dépeint un
jeune homme sans souci, libre de ses mouvements.
Mais la vie de bohème est aussi une manière d’être Observation et analyse
artiste, et l’on peut proposer ici une lecture plus 1. Visions successives
métalittéraire du poème de Gautier. Ce dernier écrit Le poème comporte quatre étapes qui correspon-
l’art poétique d’un poète bohème qui puise dans son dent aux différentes strophes. La première coïncide
imagination le substrat de son inspiration poétique, avec le moment de l’énonciation comme l’indique
sans se soucier de la doxa ni des modèles. le verbe « est » du premier vers. La comparaison

9. La poésie romantique 159

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musicale entraîne le lecteur vers l’univers person- Contexte et perspectives
nel du poète. Celui-ci se dévoile dans le second Sylvie est un bref récit de Nerval, publié en 1855.
quatrain, introduit par « or » et décrit une scène du Le narrateur y mêle des souvenirs personnels et
temps jadis « sous Louis XIII ». Ce cadre posé, le des visions à demi rêvées comme il le fait dans
plan se rapproche vers un décor plus précis, celui son poème « Fantaisie ». Dans le chapitre intitulé
« d’un château de brique à coins de pierre » (troi- « Adrienne », le narrateur assiste au mariage de la
sième strophe). Enfin, le poète opère une ultime foca- jeune fille qui donne son prénom au chapitre. Elle
lisation sur un personnage féminin – « une dame, à est « blonde aux yeux noirs », comme la femme qui
sa haute fenêtre » – issu de l’imaginaire du poète. apparaît dans le poème des Odelettes. Le décor est
« Fantaisie » suit donc la rêverie de Nerval grâce à également similaire, puisque la scène se déroule
une série d’analogies et de visions. dans un château qui a pour fonction symbolique
2. La syntaxe au service de la fiction d’orienter le récit vers le conte de fée, vers l’épi-
Les quatre strophes n’obéissent pas aux mêmes lois sode plus rêvé que vécu.
de versification. Si le premier quatrain présente des
Vers le BAC : le commentaire
rimes embrassées (ABBA), les quatrains suivants
présentent des rimes croisées. On distingue dès lors 6. Mélancolie
deux moments dans le poème. Celui du présent, à Le poème de Nerval décrit une scène du passé que
partir duquel le poète se laisse aller à sa rêverie, le poète semble avoir vécue mais qui est plutôt fan-
celui d’un passé à moitié rêvé, qui correspond aux tasmée ou rêvée. Or cette donnée initiale colore le
visions successives que présentent les trois derniers poème d’une certaine nostalgie, comme l’indiquent
quatrains. On observe également un changement syn- différents termes qui renvoient au passé révolu :
taxique important : au fil du poème la première per- « air très vieux » (v. 3), « c’est sous Louis XIII ».
sonne du singulier (« je ») s’efface pour laisser place Ce contexte légèrement triste est confirmé par une
à une description fantasmée, avant que la voix du impression de mélancolie, exprimée notamment par
poète ne se fasse de nouveau entendre dans les deux les adjectifs « languissant et funèbre » (v. 3). Le ton
derniers vers, formant ainsi une sorte de chiasme. mélancolique est donc installé dès le premier qua-
train, et même s’il disparaît quelque peu dans le
3. L’art du tableau second et le troisième quatrain, il affleure à nou-
Le poème est construit sur une série de notations audi- veau dans l’évocation finale. Nerval, qui croit en la
tives et visuelles qui nourrissent les visions fictives. réincarnation, transforme sa vision en un souvenir
C’est d’abord un « air très vieux » qui suscite l’évo- possible, teinté d’une étrange tristesse.
cation ; un souvenir musical déclenche le processus
poétique. Ce sont ensuite les notations visuelles qui Pour aller plus loin
se succèdent telles que « coteau vert », « un château de Les poèmes de Nerval, de même que sa prose fic-
brique à coins de pierre », « blonde aux yeux noirs ». tionnelle, suscitent de nombreuses interrogations, et
Les couleurs sont nettes, précises, ce qui augmente parfois des énigmes. Il pourrait être intéressant d’étu-
l’effet de présence du tableau tel qu’il se dévoile au dier avec les élèves la manière dont Nerval intègre
fil de la lecture. Ce qui étonne dans cette composition toute une culture ésotérique à son œuvre, tout en
des couleurs, c’est leur précision. On a l’impression s’inspirant de souvenirs le plus souvent personnels
d’un vrai souvenir, alors que le vers 7 précise bien mais recomposés. À cet égard, les surréalistes ver-
que « c’est sous Louis XIII », c’est-à-dire dans la pre- ront en Nerval un de leur lointain précurseur, avec
mière moitié du xviie siècle. Nerval donne l’impres- Aloysius Bertrand, qui fait l’objet de l’étude suivante.
sion d’y être en soignant les détails de sa description.
4. Temps confondus
Nerval emploie indifféremment le présent pour expri- Aloysius Bertrand,
mer le moment de l’énonciation et décrire ses visions 11 « Un rêve » p. 288
du passé. Cela crée une confusion entre la vérité du
poète et la réalité de l’inspiration. Par exemple, la Pour commencer
strophe deux déploie un paysage ancien en l’actua- Parce qu’il est considéré comme le premier recueil
lisant grâce au présent. Cette technique d’écriture de poésie en prose, Gaspard de la Nuit marque
a pour but de confondre les époques, de les traver- une date importante dans l’histoire de la poésie. Il
ser aussi, Nerval abolissant les frontières du temps. s’agit d’étudier ici la manière dont les procédés de

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la poésie versifiée sont mis au service d’une autre de Lewis (1803). Ces œuvres fourmillent de moines
forme de langage poétique, notamment à travers la scélérats, de nonnes sanglantes, de prisons, d’abbayes
succession des images qui épousent la logique fan- en ruine, de victimes persécutées et de bourreaux. On
tastique d’un rêve. voit ici la dette de Bertrand (et d’autres romantiques)
à l’égard de cette littérature fondée sur l’épouvante.
Observation et analyse
1. L’art de la composition Vers le BAC : le commentaire
Pour décrire son rêve, Aloysius Bertrand recourt à un 5. L’univers sonore
grand nombre de connecteurs temporels : « d’abord » Le cauchemar que dépeint Aloysius Bertrand n’est
(l. 1), « ensuite » (l. 4), « enfin » (l. 9). Ces éléments pas seulement une succession d’images inquiétantes,
trahissent une progression structurée. À cela s’ajoute il se fonde aussi sur des bruits non moins terrifiants.
la présence de commentaires entre tirets rappelant On peut distinguer deux types d’éléments auditifs.
la présence obsédante d’un narrateur qui semble Les bruits non humains, et les bruits humains. À la
rajouter des détails à son récit. Ces remarques ne ligne 5, « le glas funèbre » se fait entendre. Il signale
valent que pour les trois premiers paragraphes. Les quelque enterrement ou annonce quelque mort. Il crée
deux derniers n’obéissent plus à la même logique un climat oppressant, d’autant qu’il est immédiate-
temporelle et comportent moins de repères diégé- ment relayé par des voix humaines. « Cris plaintifs »
tiques. Le poète nous a fait entrer au cœur de son et « rires féroces » font entendre victimes et bourreaux,
rêve où s’abolit la logique narrative. ce que confirment les lignes suivantes. Tout l’art de
2. Récits en morceaux Bertrand consiste à faire entendre les bruits avant de
Bertrand tente de composer son poème comme se révéler les images, intensifiant l’effet de suspens fan-
déroule un rêve : par moments, par fragments dis- tastique. Le lecteur peut avoir l’impression d’entendre
joints. Pour ce faire, il a recours à l’ellipse. Entre une sorte de requiem, comme le suggère l’expression
chaque épisode dépeint, nul lien visible, mais une « les prières bourdonnantes des pénitents noirs », qui
impression de juxtaposition, favorisée par la forme rappelle que les condamnés étaient accompagnés
paratactique de la description. L’emploi récurrent de d’un cortège psalmodiant la prière des morts. Ainsi,
la conjonction « et » crée également l’impression que le poète structure des images fantastiques en sculp-
les images se succèdent. L’effet produit par cette com- tant l’architecture sonore de son poème.
position est déroutant pour le lecteur qui est entraîné
Pour aller plus loin
dans un univers fantastique, extrêmement personnel.
La richesse thématique du poème de Bertrand ouvre
3. Un rêve fantastique plusieurs possibilités de prolongements. On pourra
Bertrand peint un rêve aux relents infernaux et comparer la scène au dernier acte de Lucrèce Bor-
gothiques. Il puise dans le magasin d’accessoires gia, par exemple, et constater que des ressorts simi-
du roman noir. On rencontre ainsi une architec- laires sont employés pour créer l’effroi. L’on pour-
ture inquiétante baignée dans un climat nocturne : rait également s’intéresser à la forme du poème en
« murailles lézardées par la lune » (l. 2) ; « chapelle prose et montrer tout ce que Baudelaire et Rimbaud
ardente » (l. 15). Dans ce cadre fuligineux évolue tout doivent aux trouvailles d’Aloysius Bertrand. Enfin,
le personnel du roman noir : « jeune fille […] pen- la fortune de Gaspard de la Nuit peut donner lieu à
due aux branches d’un chêne » (l. 11), « bourreau » un prolongement musical, pour montrer aux élèves le
(l. 12 et 18), condamné à être lié « sur les rayons dialogue entre les arts. Maurice Ravel a en effet trans-
de la roue » (l. 13). Toutes ces images effrayantes crit en 1908 trois des pièces les plus emblématiques
contribuent au climat fantastique du cauchemar. du recueil (« Ondine », « Le Gibet » et « Scarbo »).

Contexte et perspectives
Prolongements
4. L’influence du roman noir
Comme on vient de le voir, Bertrand s’inspire des Lamartine, Heine, Baudelaire
lieux communs du roman noir et du roman gothique. p. 290
Ce genre littéraire connaît une fortune considérable à
la fin du xviiie siècle et dans les premières décennies Pour commencer
du xixe siècle. Les modèles du genre sont Les Mys- La plupart des poètes du xixe siècle ont réfléchi sur
tères d’Udolphe d’Ann Radcliffe (1797) et Le Moine leur place dans la société et sur la mission nouvelle

9. La poésie romantique 161

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que le poète devait s’assigner. Il s’agit ici, en guise soit-il quand il vole dans les airs, n’est pas fait pour
de synthèse, de montrer la diversité des représenta- la vie quotidienne, il est inapte au monde.
tions et des conceptions de la figure du poète, tout
4. Le fou et le faible
en dénouant l’écheveau complexe de la part narcis-
Heine et Baudelaire n’ont ni la même folie ni la
sique, autobiographique et fictive.
même manière de représenter le poète. Pour Heine,
le poète est déraisonnable car il se pose des ques-
Croiser les textes tions dont nul ne détient les réponses. Sa quête est
1. Le solitaire et l’exclu donc vouée à l’échec, c’est une utopie. Pour Bau-
delaire, le poète n’est pas un fou, mais un faible, un
Dans les trois poèmes, le poète se situe à l’écart du
être inapte à la vie sociale, sans cesse la proie des
monde. Lamartine se peint en témoin douloureux « aux
quolibets et des incompréhensions. Dans les deux
bords d’un autre monde », comme le passeur entre la
cas, on mesure à quel point la part autobiographique
vie et la mort. Heine décrit un homme au bord de la
intervient dans la représentation du poète. Mais dans
mer, seul face à l’immensité, et qui s’interroge sur la
les deux cas, le poète est un homme blessé.
destinée humaine. Baudelaire enfin, compare le poète
à l’albatros et le fait voler dans les nues, « au-dessus
du bétail ahuri des humains » (Mallarmé). Dans les Vers le BAC : la question de corpus
trois œuvres, le poète est un être à la marge. 5. L’inspiration romantique
L’inspiration est une notion complexe à définir, mais
2. Missions du poète
qui est bien souvent employée pour décrire la poé-
Malgré ces similitudes, la mission assignée à chaque sie romantique. Il faudrait plutôt parler d’« imagi-
poète semble différente. Pour Lamartine, le poète nation poétique », pour être plus juste, car la notion
doit chanter la douleur, comme le suggère la réfé- d’inspiration a largement été discréditée et a valu à
rence à la lyre mentionnée à deux reprises (v. 1 et la poésie romantique d’injustes reproches.
7). Le chant poétique lamartinien « ranime » (v. 8), Les trois poèmes fournissent de l’inspiration une
bien qu’il exprime la solitude. Heine se montre plus image assez diverse, ce qui rappelle la nature émi-
modeste que le poète français et ne fixe pas de mis- nemment subjective de la création poétique. Chez
sion à l’artiste. Il se compare à « un fou (qui) attend Lamartine, l’inspiration est d’essence divine, comme
une réponse », sans en avoir lui-même à proposer à l’indiquent les références au sacré qui jalonnent les
son lecteur. De manière implicite, on peut cependant vers (« mort », « cygne », « chant divin », « éclat plus
comprendre que la mission du poète, selon Heine, pur »). C’est dans sa solitude inspirée que le poète
consiste à questionner l’humanité, afin de la faire prend à la fois conscience de Dieu et de sa propre
réfléchir aux grandes interrogations de la condition finitude. La question du divin anime également la
humaine. Baudelaire, quant à lui, se montre plus pré- poésie en prose de Heine, mais l’inspiration qu’il
cis dans la place du poète. Grâce à une comparai- définit relève davantage du questionnement. Le poète
son filée, il décrit le poète comme un « exilé » (v. inspiré apparaît comme celui qui interroge sa place
15), mais supérieur au commun des mortels qui ont dans l’univers. Baudelaire ne fait pas directement
la forme enfoncée dans la matière : « Ses ailes de référence à l’inspiration poétique, et pour cause : il
géant l’empêchent de marcher » (v. 16). a condamné le lyrisme lamartinien, rappelant que
3. Les signes du génie la poésie est avant tout un travail de longue haleine.
Les trois textes présentent le poète comme un être C’est pourquoi « L’Albatros » met en scène le poète,
d’exception. Le poète est d’abord un solitaire. son rapport au monde, et non l’inspiration, terme
Lamartine, Heine et Baudelaire insistent sur ce hérité des pratiques romantiques.
point, soit en employant la première personne, soit
en représentant le poète à l’écart du monde (sur Pour aller plus loin
une plage, dans le ciel). Outre sa solitude, le poète La présence des poètes dans leurs vers est une
parle un langage réservé aux initiés. Pour Lamar- constante de la poésie romantique. Il pourrait être
tine, il possède l’art du chant, comme son illustre intéressant ici de s’interroger sur la possibilité d’une
ancêtre, Orphée. Sa différence, il la doit aussi aux poésie autobiographique, en allant au-delà du roman-
préoccupations qui l’animent. Lamartine et Heine tisme. Une telle étude permettrait de montrer que
montrent le poète s’interrogeant sur la vie et sur la l’autobiographique peut avoir des résonances dans
mort. Pour Baudelaire enfin, le poète, si majestueux d’autres genres que le roman (y compris le théâtre).

162 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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10 Le Parnasse et le symbolisme
souverains/Demeurent/Plus forts que les airains » (v.
Théophile Gautier,
1 « L’Art » p. 293
14-16). Les métaphores qui suivent rapprochent le
travail du poète de la sculpture (« Sculpte », v. 17 ;
Pour commencer « Dans le bloc résistant », v. 20) ou de l’orfèvrerie
(« lime, cisèle », v. 17). Les évocations du « buste »
Il serait intéressant de montrer l’évolution de Gau-
qui « survit » (v. 7-8) ou de la « médaille » (v. 9-12)
tier, du romantisme au Parnasse. Pour cela, le manuel
rejoignent d’ailleurs ces deux domaines artistiques.
constitue une bonne base. On pourra se référer avec
Le poète n’est pas un musicien ou un peintre, qui a
profit à la page 46 et au récit de la bataille d’Her-
affaire à des toiles fragiles ou à des sons, c’est un
nani. De même, l’extrait des pages  144-145 et le
sculpteur, c’est un orfèvre, qui se trouve confronté
poème de la page 286 donnent une bonne idée du
à la résistance de la matière – mais cette lourdeur
Gautier romantique.
du matériau lui assure en retour la pérennité de ses
œuvres.
Observation et analyse
1. Le travail de la matière 4. Sculpture et poésie
Les images du « bloc » ou de la « forme rebelle »
Le marbre, dans le domaine de la sculpture, l’onyx,
ancrent l’idée d’un travail du vers fait de contraintes
dans le domaine de la bijouterie, l’émail, dans le
et de difficultés. Ce qui est bien le cas, si l’on choi-
domaine de l’orfèvrerie, représentent trois matériaux
sit, comme Gautier, des vers courts et si l’on res-
bruts et durs qu’il convient de travailler, tailler, façon-
pecte scrupuleusement l’alternance des rimes mascu-
ner pour les transformer en objets d’art. Gautier fait
lines et féminines. La comparaison s’arrête pourtant
du « vers » un quatrième matériau, en soi hostile et
là. Rien de plus fragile que le papier qui reçoit ces
contraignant, mais qui tire justement sa beauté du
poèmes ou rien de plus oublieuse que la mémoire
travail exercé sur lui. L’adjectif « Rebelle », rejeté
humaine. Combien de chefs-d’œuvre ont disparu
– et isolé – dans un vers de deux syllabes, devient
dans l’incendie des bibliothèques de l’Antiquité.
emblématique de toute la poétique développé par
Mais Gautier réussit le tour de force de nous faire
Gautier : à la fois parce qu’il exprime cette idée de
croire, véritablement, avec cette versification hié-
travail contraint, de lutte contre la matière, et en
ratique, à l’équivalence des arts.
même temps parce qu’il rime avec « belle » (v. 1),
promettant ainsi à l’artisan poète la réalisation d’un
chef-d’œuvre. Contexte et perspectives
2. Une versification contraignante 5. L’adieu au romantisme
Les strophes sont toutes composées de quatre vers : Le romantisme se définissait par un retour au
deux hexasyllabes, un vers de deux syllabes et un lyrisme, un goût pour l’exotisme ou pour la fan-
dernier hexasyllabe. Ce choix est fortement contrai- taisie (voir « Far-niente », p. 286), qui entraînaient
gnant car il impose un retour plus régulier de la rime bien souvent un relâchement prosodique : recours à
et empêche le déploiement de la pensée comme dans l’alexandrin (avec des rythmes nouveaux, comme
l’alexandrin. Cela est surtout sensible dans un poème celui du trimètre), attirance pour la prose. La plu-
qui se veut un « art poétique » et doit donc justifier part des compositions étaient des pièces amples,
ses choix. Mais le pari de Gautier est de faire de dans lesquelles pouvaient s’exprimer à l’envi tous
son poème le reflet même de son propos. Le choix les sentiments du poète. Gautier n’a pas échappé à
d’un vers plus long et plus commun aurait été hors cette tendance. C’est donc une véritable révolution
sujet : Gautier montre que, lui aussi, à l’exemple du poétique qui s’opère en lui avec Émaux et Camées,
sculpteur ou de l’orfèvre, taille et cisèle. recueil qui opte pour des poèmes courts, ciselés, à
la versification contraignante. Le lyrisme se trouve
3. Images du poète et de la poésie de lui-même limité par la forme, et il n’est pas éton-
La poésie est comparée directement au travail du nant que cette poétique se soit orientée de plus en
bronze (et, selon Gautier, le surpasse) : « Mais les vers plus vers l’impersonnalité.

10. Le Parnasse et le symbolisme 163

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Vers le BAC : la dissertation le début associé à des postures poétiques : « rêvant »
6. Défense de la simplicité poétique (v. 3), « deux mains au menton » (v. 5). Il écoute, il
La division, la multiplication des entités et des regarde, peignant le « paysage » urbain qu’il a sous
vocables est toujours un éloignement de la sim- les yeux. Le renversement du poème a lieu au vers
plicité divine, à l’origine de la création. Elles per- 14. Après avoir montré qu’il était un peintre de Paris,
mettent de décrire de manière plus érudite et plus il montre sa toute-puissance poétique puisque la nuit,
détaillée le monde qui nous entoure, mais elles per- en plein hiver, il va recréer tout un monde printa-
dent ressemblances et points communs, elles per- nier : « Je fermerai partout portières et volets/Pour
dent surtout la faculté de communiquer avec tous bâtir dans la nuit mes féeriques palais. » (v. 15-16).
les hommes. En s’attachant à un travail, certes exi- La volonté du « je » semble inexorable et s’exprime
geant, mais élitiste, Gautier nie le caractère univer- par l’utilisation du futur (« je rêverai », v. 17 ; « ne
sel du verbe poétique. À l’encontre de cela, la poé- fera pas lever mon front », v. 22 ; « je serai plongé »,
sie d’un Péguy ou d’un Jammes se fait plus proche v. 23). Dans ce contexte « L’Émeute », associée aux
de nous, ou celle, contemporaine, d’un Follain ou tempêtes de l’hiver (v. 21), symbolise les soubre-
d’un Jaccottet. sauts du monde extérieur. Aucun événement exté-
rieur, climatique ou politique, ne pourra perturber
Pour aller plus loin le travail du poète.
Il serait intéressant de mettre en regard cet art poé- 3. Rythme des jours et des saisons
tique du Parnasse et celui proposé par Verlaine vingt
Le poème commence clairement pendant la journée :
ans plus tard ( p. 302 du manuel).
les clochers des églises font sonner leurs « hymnes »
(v. 4), tandis que l’atelier retentit de mille bruits (voir
la personnification du v. 6). À partir du vers 9, après
Charles Baudelaire, le blanc, c’est la nuit qui commence, comme l’in-
2 « Paysage » p. 294 dique la référence à l’étoile. Le poète reste l’observa-
teur fidèle de ce monde urbain nocturne (« lampe »,
Pour commencer « fleuves de charbon », « lune »). Le vers 13 indique
Replacer le poème dans le contexte des Fleurs du que tout ce qui précède avait lieu pendant le prin-
mal. Montrer quels sont les poèmes qui précèdent temps, l’été et l’automne. À partir du vers 14, un
la section des « Tableaux parisiens » et rendre les véritable renversement s’opère. Nous sommes tou-
élèves sensibles à la modernité du thème urbain jours la nuit, mais nous sommes maintenant en hiver.
dans la poésie, en 1857. Le poète ne peut plus être l’observateur attentif du
monde urbain : il augmente même son confinement
Observation et analyse en fermant « portières et volets » pour montrer qu’il
1. Paysage est capable, par sa seule puissance poétique, de
Le titre « Paysage » appelle un tableau descriptif et recréer tout un monde (« D’évoquer le Printemps
annonce, dans la tradition poétique, un décor plutôt avec ma volonté », v. 24).
champêtre. Le premier vers, qui évoque les « églo- 4. La toute-puissance du poète
gues », et le vers 20, qui parle d’« Idylle » (avec une
Baudelaire promet un paysage bucolique dans le titre
majuscule) semblent confirmer cette idée. Pourtant,
et au v. 1, mais il déjoue d’abord l’attente du lecteur
tout le début du poème est loin de l’atmosphère buco-
en lui proposant un paysage urbain (un « tableau pari-
lique, décrivant les bruits de la ville et les « fleuves
sien »). C’est au moment où il ne l’attend plus que
de charbon ». Baudelaire nous offre du vers 1 au
Baudelaire lui offre finalement le paysage promis.
vers 13 (treize premiers vers) un paysage parisien
Alors que le poète se trouve en plein hiver, la nuit,
et c’est seulement à partir du vers 14 (treize der-
confiné dans sa mansarde, il recrée par la seule puis-
niers vers) qu’il recrée, par la seule puissance de son
sance de l’imagination tout un monde. Cette situa-
imagination et de son verbe un paysage bucolique
tion paradoxale et ce jeu d’attentes avec le lecteur
et printanier (« jardins », « jets d’eau », « oiseaux »,
mettent déjà en valeur le pouvoir de sa « volonté »
« Printemps »).
(v. 24). À partir du vers 14, l’Idylle prend le des-
2. Image du poète sus, mais ce qui frappe, ce sont tous les éléments
Le pronom de la première personne ouvre le poème se rapportant au « moi » et à ses décisions : « je fer-
de manière très volontaire (« Je veux », v. 1). Il est dès merai » (v. 15), « pour bâtir » (v. 16), « je rêverai »

164 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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(v. 17), « ne fera pas lever mon front » (v. 22), « je Pour aller plus loin
serai plongé » (v. 23), « ma volonté » (v. 24), « tirer Il serait intéressant de faire étudier ou lire aux élèves
un soleil de mon cœur » (v. 25), « mes pensers brû- plusieurs poèmes de la section « Tableaux parisiens »
lants » (v. 26). Après avoir réussi la gageure de pro- et de leur proposer un groupement de texte autour
poser un paysage poétique urbain, Baudelaire réus- de la poésie urbaine.
sit la gageure de proposer un paysage idyllique, en
pleine nuit et en plein hiver.
Leconte de Lisle,
Contexte et perspectives
3 « Le rêve du jaguar » p. 295

5. Un tableau parisien Pour commencer


Ce poème ouvre la section des « Tableaux pari- Après les précurseurs (Gautier et Baudelaire), voici
siens ». Même si, par défi, Baudelaire montre qu’il le premier vrai Parnassien. À titre d’introduction,
est capable, à partir du vers 14 de créer un paysage faire lire aux élèves les pages 54-55 de l’Histoire
bucolique, il n’en est pas moins, du v. 1 au v. 13, littéraire et culturelle et notamment le commentaire
le spectateur attentif et rêveur de la ville. Ce sont de Sainte-Beuve sur les Poèmes barbares.
d’abord les « clochers » qui retiennent son atten-
tion (v. 3-4) puis les ateliers (v. 6), les lampes aux
Observation et analyse
fenêtres (v. 10), les fumées qui s’élèvent dans le ciel
(v. 11). Les sens du poète sont mis à contribution : 1. Le poème de la jungle
la vue évidemment, avec cette image des « fleuves Dès le titre (« jaguar ») et le vers 1 (« lianes ») le lec-
de charbon » qui montent à l’horizon, mais aussi teur est transporté dans un ailleurs exotique. Cela
l’ouïe avec les hymnes ou les bruits de l’atelier. Le continue ensuite avec le « perroquet » (v. 4), l’« arai-
paysage idyllique proposé vers 17 est d’ailleurs lui gnée » et les « singes » (v. 5). Viennent ensuite les
aussi marqué par le monde de la ville et s’apparente « lézards » (v. 12), l’« herbe rousse » (v. 13), les
plus à un jardin parisien (« jets d’eau pleurant dans « plantations vertes » et les « taureaux » (v. 22). À
les albâtres », v. 18) qu’à une campagne. ce monde végétal et animal s’ajoute une atmosphère
lourde et tropicale (« l’air lourd, immobile », v. 2 ;
6. Baudelaire et Leconte de Lisle « soif », v. 10 ; « chauds des feux de midi », v. 12),
La posture du poète dans « Paysage » fait penser ainsi que la présence latente de la violence (« tueur
à la posture du poète des « Montreurs », cultivant de bœufs et de chevaux », v. 6 ; « ongles ruisselants »,
la distance et refusant de se mêler aux affaires du v. 21 ; « taureaux effarés et beuglants », v. 22). Cette
monde. La fin du poème de Baudelaire (v. 14-26) saturation de détails transmet au lecteur quelque
n’est pas sans rappeler d’ailleurs le poème liminaire chose du caractère oppressant du monde tropical.
d’Émaux et Camées et s’apparente à un petit poème
parnassien. Il ne faut pourtant pas le réduire à cela : 2. Le titre
le goût de la ville et de l’observation, l’évocation Le titre est étonnant car l’on a plus souvent l’habitude
des images et des bruits parisiens ne relèvent pas, de parler des rêves humains que des rêves animaux.
quant à eux, de l’esthétique parnassienne. Les animaux peuvent-ils rêver ? Ont-ils même une
âme ? En imaginant le « rêve » d’un jaguar, Leconte
Vers le BAC : le commentaire de Lisle personnifie le fauve. Mais nous sommes loin
des personnifications à la manière de La Fontaine : la
7. Un poème paradoxal
leçon du poème, s’il y en a une, est celle de la vio-
Un paradoxe se repère en ce qu’il va à l’encontre de
lence esthétique du monde animal. Si l’on considère
la pensée commune. L’on peut dire que ce poème
d’ailleurs l’ensemble du poème, le rêve y occupe une
est donc bâti sur deux paradoxes. Le lecteur attend
faible part (v. 20-22). L’important pour Leconte de
d’abord, comme le titre et le premier vers l’y invi-
Lisle est moins dans l’aspect narratif que descrip-
tent, un poème champêtre : Baudelaire lui propose à
tif du poème, mais il est évident aussi que ces trois
la place un poème urbain, qui s’avère malgré tout un
derniers vers, à valeur de chute, font jeter un autre
« paysage ». Deuxième paradoxe : alors que le lecteur
regard sur l’univers endormi qui précède (v. 1-19).
s’est fait à l’idée d’un « tableau parisien », et qu’il
voit le poète enfermé, en hiver, de nuit, dans sa man- 3. Le jaguar
sarde, celui-ci, contre toute attente, lui offre finale- À aucun moment dans le poème le jaguar n’est
ment le poème « idyllique » promis depuis le début. appelé par son nom. Il apparaît au vers 6 comme le

10. Le Parnasse et le symbolisme 165

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« tueur de bœufs et de taureaux », avec les qualifi- De même qu’ils aiment représenter et esthétiser
catifs « sinistre et fatigué » ou encore « musculeux ». des scènes de guerre, ils aiment mettre en scène
Par la suite il est désigné par le pronom « il » : per- une nature violente. Même si la « barbarie » est pro-
sonnage principal – terrifiant parce que mystérieux prement humaine (le « barbare » désignant, à l’ori-
– de ce tableau tropical. Ce secret qui entoure le gine, tout homme n’appartenant pas à la civilisa-
jaguar, sa démarche majestueuse, son corps impo- tion grecque), les poèmes animaliers de Leconte
sant, ce sommeil lourd de toutes les violences pas- de Lisle, par leur goût d’une nature éloignée de la
sées et à venir servent à dramatiser une scène qui civilisation et vivant encore dans sa violence primi-
sinon serait pour le moins statique. Leconte de Lisle tive, peuvent être dits « barbares » (même si, para-
réussit à donner l’impression d’un récit tendu alors doxalement, le travail minutieux du poète, ramène
que le poème est essentiellement descriptif et sans ce monde exotique vers la civilisation).
aucun événement.
4. Sonorités et rythmes au service de la Vers le BAC : le commentaire
dramatisation 6. Beauté sonore
Leconte de Lisle, comme la plupart des Parnassiens, Comme souvent chez les Parnassiens, ce poème vaut
cisèle ses poèmes et en exploite toutes les richesses avant tout par sa qualité sonore. Même si la matière
sonores et rythmiques. Dès l’arrivée du jaguar, au décrite est celle de la violence du monde animal, la
vers 6, la césure met en valeur le « tueur », sépa- forme poétique doit conférer à l’objet une beauté par-
rant le nom de ses compléments : « C’est là que faite. Les sonorités sont travaillées avec précisions,
le tueur// de bœufs et de chevaux ». Au vers 8, le qu’il s’agisse de rendre la lourdeur du monde tropi-
rythme des coupes et césure accompagne la marche cal, avec notamment l’abondance de sons [u], sou-
sinistre de l’animal : « Sinistre/et fatigué,// revient/à vent à la rime (« lourd », mouches », « s’enroulant »,
pas égaux » (2/4//2/4). Dans les trois premiers vers, « souches », « farouches », « moussue », « alourdi »,
qui installent le décor, les consonnes liquides et « souffle », « secousse ») ou de mettre en valeur la
nasales construisent un univers oppressant autour violence sanglante du jaguar avec les consonnes [b]
des termes centraux que sont « lourd » et « immo- et [r] ou les voyelles nasales (« enfonce », « bond »,
bile ». La sonorité [u] (associée à « lourd ») par- ongles », « ruisselants », « chair », « taureaux », « effa-
courra, quant à elle, tout le poème. Aux vers 10-11, rés », « beuglants »).
ce sont les [b] et les [r] qui accompagnent le souffle
du jaguar (« béant », « rauque », « bref », « brusque »), Pour aller plus loin
sonorités que l’on retrouve aux vers 21-22 dans le Pour montrer aux élèves toute la palette poétique
rêve du jaguar (« bond », « ruisselants », « chairs », de Leconte de Lisle, pourquoi ne pas leur proposer
« taureaux », « effarés », « beuglants ») associées en regard l’un de ses poèmes antiques ou mytho-
aux voyelles nasales (« plantations », « enfonce », logiques. On pourra aussi se reporter au poème de
« bond », « ongles, « ruisselants », « beuglants »). Le José-Maria de Heredia, p. 333.
développement de la description crée un effet dra-
matique qui suscite, chez le lecteur, une certaine fas-
cination mêlée d’effroi (« il enfonce d’un bond ses Banville,
ongles ruisselants/Dans la chair des taureaux effa- 4 « Tueur de monstres » p. 296
rés et beuglants. »)
Pour commencer
« Ce livre est celui peut-être où j’ai pu mettre le
Contexte et perspectives plus de moi-même et de mon âme », écrit Théo-
5. Un poème barbare dore de Banville en 1874, dans une préface aux Exi-
Dans les Poèmes barbares, Leconte de Lisle s’in- lés. Cela battrait-il en brèche le dogme d’impassi-
téresse, comme le dit Sainte-Beuve ( p. 55), aux bilité qui semble consubstantiel au Parnasse ? Que
« manifestations les plus variées de l’histoire, de la l’on se rassure. Si Banville s’identifie clairement à
nature et de la vie ». Mais ce qui frappe, par rapport ces figures de bannis qu’il chante, « passants épris
à d’autres recueils (comme les Poèmes antiques) du beau et du juste qui au milieu d’hommes gou-
c’est que tous les poèmes sont consacrés au monde vernés par les vils appétits se sentent brûlés par la
animalier et tropical. Les Parnassiens cultivent la flamme divine », c’est que lui aussi se sent exclu
distance, qu’elle soit historique ou géographique. « dans un temps qui s’est médiocrement soucié de

166 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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l’invincible puissance du Rythme et dans lequel mier acte. Changement d’éclairage au second acte,
ceux qui ont eu la noble passion de vouloir enfer- c’est même tout l’enjeu du récit : le « doux rayon
mer leurs idées dans une forme parfaite et précise de lune » (v. 14) projette une lumière qui dissipe
ont été des exilés. » l’ombre fallacieuse de l’antre qu’elle éclaire tout
entier : c’est le sens de la répétition du mot « lune »
qui ouvre et ferme la longue phrase des vers 14-21.
Observation et analyse
Car l’astre révèle non seulement « le corps mysté-
1. Les trois actes du récit rieux du monstre » (v. 17) mais aussi le sol de la
Banville nous offre un récit fermement structuré en grotte jonché d’« ossements » (v. 19) ; les deux verbes
trois temps. Le premier (v. 1-13) évoque une scène « resplendir » (v. 16) et « briller » (v. 20) distinguent
amoureuse, dont l’imparfait semble étirer la languis- ces deux coups de projecteur successifs. Les cou-
sante volupté. Au vers 14, le « Mais » interrompt le leurs chaudes du rouge nuancé de rose font place
discours charmeur, et le « rayon de lune » dément à la teinte plus froide, « verte et bleue » (v. 18) des
la promesse du noir juste proférée, pour révéler en « écailles d’azur » (v. 16), tandis que l’éclat nacré
une seule longue phrase (v. 14-21) la véritable nature qui brille dans la grotte (de la « poitrine d’ivoire »,
du « beau monstre » : tableau antithétique au précé- v. 2, aux « blancs ossements », v. 19) semble main-
dent ; pourtant, la majorité des verbes est au passé tenant terne en comparaison des « clairs diamants/
simple, car ce portrait est vu moins en lui-même De la lune » (v. 20-21). Le dernier acte, celui de la
que sous l’angle de sa révélation (« vit resplendir », mise à mort, fait jouer le contraste de « la crinière
v. 16 ; « brillèrent à ses pieds », v. 20). « Alors », au d’or » (v. 23) et du « sang noir » (v. 28), dramatisant
milieu du vers 21, introduit le dernier acte de ce ainsi le tableau, avant que l’apaisement ne vienne du
drame (v. 21-32), avec la réaction de Thésée qui « grand ciel étoilé » qui « blanchi[t] » (v. 32). Mais la
s’achève sur le double portrait du monstre agoni- scène est surtout sonore : le « cri joyeux » de Thésée
sant et du héros triomphant. (v. 24) fait taire « la voix charmeresse/Du monstre »
(v. 21-22), qui se convertit en un hurlement de loup
2. Un monstre énigmatique (v. 26) : ce cri sauvage, primitif, contraste avec le
L’évolution du mot « monstre » au fil du poème suit la « cri joyeux » du héros et prolonge son écho dans
révélation progressivement orchestrée par le récit. « Le le texte jusqu’à l’avant-dernier vers.
beau monstre » qui ouvre le poème est un oxymore,
dont le poème va résoudre l’énigme. Ce « monstre » 4. Le portrait impossible d’un beau monstre
n’était « beau » que tant que son « corps [restait] mys- Dissimulé par « l’ombre noire », le « beau monstre »
térieux » (v. 17). Éclairé par la lune, il devient dans (v. 1) n’offre à Thésée – et au lecteur – que des
les derniers vers « horrible à voir » (v. 27), et montre fragments de son corps, dont il est fallacieux d’in-
sa vraie nature, dans le dédoublement entre un corps férer une représentation globale. Des « cheveux
monstrueux et un visage séduisant : une « Hydre au ardents » (v. 3), des dents blanches (v. 4), une « poi-
visage humain » (v. 28). Le passage de sa « char- trine d’ivoire » (v. 2) aux bouts de seins roses (v. 6)
mante voix » (v. 8) à sa « voix charmeresse » (v. 21) et des bras souples (v. 5), autant de détails sédui-
indique le même processus dépréciatif. sants qui dissimulent l’essentiel : sa « queue/De
dragon vil » (v. 17-18), recouverte d’« écailles » (v.
3. Son et lumière 16) et formée d’« anneaux » (v. 19). Même les élé-
Le premier acte du récit se passe « dans l’ombre ments d’abord évoqués en sont altérés : les cheveux
noire » de l’antre du monstre, d’où surgissent seu- deviennent « crinière » animale (v. 23), et les bras,
lement quelques éclats lumineux, aussi intenses que naguère langoureux, se « crisp[e]nt » (v. 27). Por-
fragmentaires : « la blancheur de ses dents » (v. 4) trait doublement impossible donc, en raison de sa
et de « sa poitrine d’ivoire » (v. 2), le rougeoiement fragmentation d’une part, et d’autre part de l’hété-
de « ses cheveux ardents » (v. 3), le « rose » délicat rogénéité de cette créature chimérique qui allie la
de « ses seins » (v. 6) ; la mention de « ses bras lui- beauté et la monstrueux, le charmant et l’ignoble.
[sants] » ajoute au tableau comme un éclat nacré.
Deux sons concurrents animent la scène : en arrière 5. Thésée le héros
plan (menace ? prémonition ?) « les aboiements des Thésée est d’abord sous le charme du « beau
chiens » de Thésée (v. 7), relégués « au loin » par monstre », amant réduit à une contemplation pas-
le bercement enjôleur de « la charmante voix du sive et fascinée (« admirant […] regardait », v. 4-5).
monstre » (v. 8) qui est comme la musique de ce pre- Il ne devient « héros » (v. 15) que lorsque le rayon

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de la lune dissipe le sortilège et réveille en lui le Vers le BAC : le commentaire
chasseur que ses chiens aboyant attendent « au loin »
8. Enjambements et rejets
(v. 7), le « tueur de monstres » promis par le titre. À
– Le contre-rejet de l’impératif « Viens » (v. 8) rend
l’inertie du premier acte, le troisième oppose alors
plus persuasive cette prière en l’enchaînant à sa
la détermination énergique et glorieuse du héros,
motivation.
dont Thésée accumule les traits caractéristiques. Il
– La pause après le rejet de « parut » (v. 15) laisse en
s’arrache au sortilège de cette « voix charmeresse »
suspens l’annonce du spectacle révélé par ce sou-
(v. 21 : la variation avec le « charmante » du v. 8
dain clair de lune.
peut signifier une prise de conscience de sa part),
– Tout le tableau du monstre (v. 16-21) procède par
et conquiert une impassibilité dont il fera preuve
enjambement systématique d’un vers sur l’autre (à
pareillement face au cri de sa victime (v. 31). Il joint
l’exception des vers 18-19), comme si l’expression
à la force du geste (v. 22) celle du cri (v. 24) pour
de cette énormité (au sens propre du terme) débor-
porter avec assurance le double coup fatal (v. 25).
dait forcément le cadre du vers. Plus particulière-
Sa joie (v. 24) est l’expression moins du triomphe
ment, l’enjambement des vers 16-17 produit une
que du devoir héroïque s’accomplissant dans cette
longue séquence de vingt syllabes pour donner un
forêt dont la nature « divine » (v. 26) semble lui indi-
aperçu global du « corps mystérieux du monstre »,
quer une mission. La preuve en est dans sa réac-
et le rejet au vers 18 du complément de « la queue »
tion, une fois le monstre tué : nulle gloriole, nulle
ménage la surprise.
pose avantageuse, juste un grand « calme » (v. 31),
le regard sur l’horizon (v. 32) − en quête, peut-être, – Le rejet de « Du monstre » (v. 22) accentue l’oxy-
d’autres travaux. more de l’alliance avec « charmeresse ».
– L’enjambement des vers 22-23 donne toute son
ampleur au geste sacrificiel du héros.
Contexte et perspectives
6. Un monstre composite Pour aller plus loin
Pour au moins deux raisons, l’identification de cette Pour un groupement de textes autour des monstres
créature avec le Minotaure serait une erreur, même si dans la poésie parnassienne, on peut réunir ce « Tueur
le plus célèbre des monstres tués par Thésée est lui de monstres » aux « Plaintes du Cyclope » de Leconte
aussi un créature hybride : le Minotaure est un mâle de Lisle (dans Poèmes antiques, 1852) et à « Fuite de
quand « le beau monstre » est une femelle, et leur Centaures » de Heredia (dans Les Trophées, 1893).
nature hybride est l’inverse l’une de l’autre (tête de
taureau et corps d’homme pour le premier, « visage
humain » et « queue de dragon » pout le second). La Baudelaire,
créature mythologique la plus proche du monstre de 5 « Correspondances » p. 298
Banville est sans doute la Sirène, corps de femme à
la poitrine offerte et à la voix enchanteresse, mais Pour commencer
queue de poisson et non queue de serpent, qui est Il s’agit de l’un des plus célèbres poèmes de Bau-
l’apanage de l’hydre et du griffon. On peut penser delaire. Avant de l’aborder, on pourra expliquer aux
que Banville a puisé à toutes ces sources pour éla- élèves les notions de « symbole » et de « synesthé-
borer cette création originale. sie », en recourant à l’étymologie de ces deux mots.
7. Banville et Borges
Astérion est l’un des noms donnés par la mythologie Observation et analyse
au Minotaure, et la courte nouvelle de Borges (l’une 1. La perception du monde
de ses plus fameuses) donne la parole au fils de Pasi- Le vers 1 pose le cadre d’une nature comparée à
phaé et du taureau blanc, enfermé dans le Labyrinthe. un « temple ». Cet édifice devient lui-même objet
Certes les deux récits se séparent sur bien des points, de métaphore, puisqu’il est ensuite question de
à commencer par le point de vue narratif et leur esthé- « forêts de symboles » et de « vivants piliers » qui
tique. Il n’est toutefois pas illégitime de les rappro- parlent de manière confuse (v. 2) ou « observent
cher, car tous deux présentent le monstre comme une avec des regards familiers » (v. 4). L’homme dans ce
énigme progressivement dévoilée, et se concluent premier quatrain est donc observé et interpellé par
par sa mise à mort – dans une ellipse narrative chez une Nature première qui a l’initiative. Dans le deu-
Borges – et par le calme triomphe de Thésée. xième quatrain, l’homme n’est même pas mentionné,

168 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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puisque seuls les « échos », « parfums », « couleurs » Contexte et perspectives
et « sons » se répondent dans une « profonde unité ». 5. Baudelaire/Gautier
L’adjectif « ténébreuse » laisse néanmoins penser Gautier conçoit le rôle du poète comme celui d’un
que le rôle de l’homme est de percer ces ténèbres et sculpteur ou d’un ciseleur, qui travaille avec pré-
de comprendre cette unité des choses et du monde. cision la matière (ici le vers). Baudelaire est un
admirateur de Gautier et, par certains traits, il se
2. Le symbole
rapproche de l’esthétique parnassienne (v. « Pay-
« Symbole » vient du grec sumbolon dont l’étymo- sage », p.  294), mais dans « Correspondances », il
logie évoque le signe de reconnaissance qui permet- donne au poète une véritable mission, quasi méta-
tait de reconstituer l’objet initial alors coupé en deux physique, celle de percer les mystères du monde,
parties. Le symbole associe donc deux réalités, l’une d’en comprendre les signes et les correspondances,
étant la représentante de l’autre. Les « forêts de sym- pour saisir quelque chose de sa « profonde unité ».
boles » du vers 3 sont ainsi des éléments de la nature
qui indiquent une autre réalité, supérieure, comme
l’indique l’image du pilier (correspondances verti- Vers le BAC : le commentaire
cales). Dans le deuxième quatrain, ce sont les réalités 6. Correspondances sonores
de la nature qui renvoient les unes aux autres (cor- Cet art poétique annonciateur du symbolisme, prend
respondances horizontales). Le rôle du poète, dans non seulement la « correspondance » comme objet
les deux cas, est celui du promeneur qui doit saisir mais applique aussi à la forme poétique des jeux de
et déchiffrer les « confuses paroles », les « regards correspondances. Ainsi du vers 5, qui par l’utilisa-
familiers » et la « ténébreuse unité ». tion de nasales (consonnes et voyelles) et de liquides
accroît l’impression de profondeur (« Comme de
3. Correspondances
longs échos qui de loin se confondent ») ou encore
C’est le vers 8 qui rend le mieux compte des « cor- du vers 9 et de ses fricatives (« parfums, « frais »,
respondances » indiquées par le titre : « Les parfums, « enfants »). Le procédé atteint son comble dans les
les couleurs et les sons se répondent ». Le poète est quatre derniers vers qui, grâce aux nasales, asso-
celui qui perçoit les équivalences et les rapports cient étroitement « l’ambre, le musc, le benjoin et
entre odorat, vue et ouïe. Ce vers qui tient lieu de l’encens », qui sont dits « corrompus » et « triom-
résumé clôt les quatrains et ouvre sur deux tercets phants », avec l’« expansion des choses infinies » ou
qui apportent un certain nombre d’exemples de ces avec le chant des « transports de l’esprit et des sens ».
synesthésies. Le vers 9 part d’une odeur pour l’as-
socier d’abord au toucher (« frais comme des chairs Pour aller plus loin
d’enfants », mis en valeur par la césure juste après Il serait intéressant de ne pas s’en tenir à ce seul
« frais »), ensuite à l’ouïe (« doux comme les haut- poème mais de proposer aux élèves d’autres pièces
bois ») puis à la vue (« verts comme les prairies »). des Fleurs du mal ou certains poèmes plus acces-
Il manque seulement le goût, qui est peut-être inclus sibles du Spleen de Paris. C’est dans cet esprit que
dans l’idée de fraîcheur du vers 9. nous proposons en texte 6 le poème en prose « Les
4. Vers 11-14 Fenêtres ».
Le tiret du vers 11 marque d’abord un change-
ment qualitatif du parfum. À la fraîcheur du vers
9 s’oppose des parfums « corrompus, riches et Baudelaire,
triomphants ». Le vers 13 en fait d’ailleurs la liste : 6 « Les fenêtres » p. 299
« ambre », musc », « benjoin », « encens ». Lorsque
l’on regarde de près les derniers vers, on s’aper- Pour commencer
çoit d’un glissement : même si le thème reste celui Dans une lettre à Arsène Houssaye, qui sert de pré-
du parfum, il ne s’agit plus d’odeurs évoquant des face au Spleen de Paris depuis sa première édition,
images, des sons, des goûts, mais « ayant l’expan- Baudelaire reconnaît sa dette envers Aloysius Ber-
sion des choses infinies » ou chantant « les trans- trand, l’inventeur du poème en prose ( p. 288), tout
ports de l’esprit et des sens ». Nous passons donc en affichant son originalité : « l’idée m’est venue de
de correspondances horizontales à des correspon- tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à
dances verticales, retrouvant ainsi le même type de la description de la vie moderne, ou plutôt d’une
symboles qu’au début du poème (v. 1-4). vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait

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appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étran- plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant ») et
gement pittoresque. Quel est celui de nous qui n’a se poursuivent à la ligne 6 (« vit la vie, rêve la vie,
pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une souffre la vie ») pour dire la richesse cachée des
prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, fenêtres fermées. Donnant du rythme à la prose,
assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux elles ouvrent vers une autre dimension et disent par-
mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de fois l’impossible (ainsi de l’association « plus téné-
la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est breux » et « plus éblouissant »). À la ligne 10 (« Avec
surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec
du croisement de leurs innombrables rapports que presque rien »), l’accumulation est là, paradoxale-
naît cet idéal obsédant. » ment pour dire le rien, le négligeable, le détail. La
dernière accumulation à la ligne 19 fait écho à celle
Observation et analyse de la ligne 6 (même rythme ternaire : « à vivre, à sen-
1. Le regard tir que je suis et ce que je suis ») et fait figure de
« pointe » : ce poème que l’on croyait ouvert sur le
Le premier paragraphe multiplie les verbes liés au
mystère de l’autre se referme sur le moi du poète.
regard (« regarde », l. 1 et 2 ; « voit », l. 1 et 4) ainsi
que les objets à travers lesquelles passe le regard 4. Le presque rien
(« fenêtre », l. 1, 2 et 4 ; « vitre », l. 6). Se mettent La ligne 7 décrit la femme que l’on devine derrière
en place deux dialectiques : celle des verbes « regar- la fenêtre : les détails peuvent sembler nombreux
der » et « voir » et celle de la fenêtre « ouverte » ou mais ils sont en fait très vagues : nous n’aurons
« fermée ». Le point de départ est original car habi- que des renseignements liés à l’âge et à l’appa-
tuellement on regarde de sa fenêtre dans la rue et rente condition sociale. Le « quelque chose » de la
non de la rue dans la fenêtre. Mais le principal para- ligne 7 indique d’ailleurs le mystère qui entoure cette
doxe est ailleurs : regarder une fenêtre fermée permet femme, malgré ces quelques aperçus. Il n’y a donc
de voir plus de choses que de regarder une fenêtre pas de contradiction entre cette phrase et celle de la
ouverte. Le rôle du poète et du rêveur n’est donc ligne 10-11 : le poète voit bien certains traits carac-
pas seulement de « regarder », mais de « voir » et de téristiques de cette femme mais ils ne sont pas suf-
« voir » le plus profondément possible (l. 3). Bau- fisants pour écrire sa vie véritable ; il ne peut que la
delaire semble placer derrière le verbe « voir » un rêver, la réécrire, en conformité avec les éléments de
ensemble de facultés imaginatives qui dépassent et départ mais avec la liberté qui lui est propre. C’est
enrichissent la simple perception visuelle. pour cela que tout en cherchant l’autre (l. 15), il se
2. Réalité et invention trouve lui-même (l. 19).
La réalité apparaît d’abord dans l’expression « ce
Contexte et perspectives
qu’on peut voir au soleil ». L’exemple du second
paragraphe présente cette réalité comme « presque 5. La fenêtre-poème
rien » : « une femme mûre, ridée déjà, pauvre, tou- On pourrait voir dans la fenêtre le cadre du poème
jours penchée sur quelque chose, et qui ne sort (remarquons d’ailleurs que ce poème en prose avec
jamais ». De même la réalité est mise de côté, comme ses deux blocs de départs et ses trois courts para-
négligeable à la ligne 18. Ce qui est exhaussé, au graphes finaux, ressemble fort à un sonnet en prose).
contraire, c’est le vocabulaire de la légende et du Le poème, comme la fenêtre, prend des éléments
rêve : « j’ai refait l’histoire » (l. 11), « sa légende » du monde et tisse leur légende, perçant les mystères
(l. 11), « cette légende » (l. 17). La réalité n’est pas de l’obscurité. Le poème est un filtre qui permet de
rejetée, elle est essentielle au départ, mais elle doit « voir » le monde et non seulement de le « regarder ».
être réduite à peu de choses, quelques détails gla-
nés ici ou là. C’est l’invention qui prime au bout du Vers le BAC : l’entretien à l’oral
compte car elle permet non seulement la rencontre
6. Romantiques et symbolistes
de l’autre, dont on imagine la vie (l. 15-16), mais
Les romantiques ont un goût pour l’étrange et le
elle permet aussi au moi de déployer ses facultés et
bizarre mais c’est une conséquence chez eux de leur
sa sensibilité (l. 18-19).
goût pour le pittoresque et le dramatique. Les sym-
3. Accumulations bolistes aiment le mystère pour le mystère et tentent
Les accumulations sont nombreuses. Elles commen- de faire ressentir au lecteur des atmosphères : ils sont
cent à la ligne 3 (« plus profond, plus mystérieux, moins dans la description et plus dans l’évocation.

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Pour aller plus loin I, omniprésence du [r] (« pourpres », « craché »,
On pourra s’interroger avec les élèves sur la faculté « rire », « lèvres », « colère », « ivresse ») ; pour le
de la prose à dire la ville et étudier dans ce sens U, règne du [v] et du [p] (« vibrements », « divins »,
quelques poèmes du Spleen de Paris – et pourquoi « virides », « paix », « pâtis », paix ») ; pour le O
pas quelques poèmes contemporains comme ceux retour des nasales (« Clairon », « plein », « étranges »,
de Jacques Réda. « silences », « Monde », « Anges », « rayon »).

4. Le O
Plusieurs raisons ont pu présider au choix du O
Rimbaud,
7 « Voyelles » p. 300
comme dernière voyelle : tout d’abord sa sonorité
plus poétique que le U, le « Ô » exclamatif faisant
partie intégrante de l’éloge poétique ; ensuite, pour
Pour commencer
un Rimbaud qui aime jouer avec les humanités, le
Rappeler la vie de Rimbaud et les différentes
fait que Oméga soit la dernière lettre de l’alphabet
périodes de sa production poétique jusqu’au silence
grec ; enfin, la résonance christique de l’Oméga
qui suivit les Illuminations.
(« Je suis l’Alpha et l’Oméga, le premier et le der-
nier, le commencement et la fin », Apocalypse 22,
Observation et analyse 13). Si le violet des yeux du vers 14 pourrait être
1. Structure ceux d’une jeune femme, la référence à l’« Oméga »
Les deux premiers vers présentent de manière géné- et la majuscule à « Ses Yeux » rendent néanmoins
rale toutes les voyelles. Puis, deux vers un quart sont présent l’intertexte biblique.
consacrés au A, un vers trois quarts au E, deux vers
au I, trois vers au U, trois vers au O. On observe Contexte et perspectives
donc une augmentation du nombre de vers relatifs
aux voyelles (à peu près de deux à trois) et surtout un 5. « Voyelles » et « Correspondances »
respect plus strict, au fur et à mesure, de la structure Au départ, semble-t-il, un même principe : celui
du sonnet (alors que le début affectionne les rejets). d’une lettre qui appelle une couleur puis des images.
En cela « Voyelles » serait l’illustration de « Cor-
2. Comparaisons respondances ». Mais à y regarder de plus près, les
Le A est comparé au « corset » des « mouches » et à correspondances rimbaldiennes semblent bien plus
des « golfes d’ombre » ; le E au blanc des « vapeurs » confuses et bien moins évidentes que celles de Bau-
ou des « tentes », à des glaciers, à des rois, à des delaire : Rimbaud joue sur la complexité, l’érudition,
fleurs ; le I, à du sang ou au rire ; le U aux mers l’obscurité. Ce poème est un poème de fulgurances,
vertes, à des pâturages, à des rides ; le O à un clai- dont le sens véritable échappe au lecteur.
ron et à des yeux. Le poème joue sur l’étonnement
du lecteur : il s’agit de tromper son attente. Rimbaud
complexifie d’ailleurs à l’envi ces images, leur ajou- Vers le BAC : la dissertation
tant qualificatifs ou propositions relatives qui font 6. La toute-puissance du poète
perdre le fil de la comparaison (v. 3-4, v.  10-11).
Ce n’est plus alors le point de départ qui importe Le poète aime à se croire tout-puissant, maîtrisant
mais la rêverie un peu folle qui s’élève dans l’es- son imagination et son verbe poétique. Les poètes
prit du poète et de son lecteur, convoquant fleurs, du xixe siècle ont porté cette conviction au plus haut
animaux, détails en tous genres (allant jusqu’aux point. Chez Baudelaire, cela prend la forme d’une
rides de l’alchimiste). gageure : proposer un paysage poétique urbain, puis
montrer que malgré tout il peut aussi écrire un pay-
3. Sonorités sage bucolique ; chez Rimbaud l’on atteint à la limite
Rimbaud joue également sur les sonorités pour du sens : les images et les sonorités s’entrelacent,
accroître le sentiment d’étrangeté, rendant parfois donnant accès à une vision, celle du poète, dont le
difficile la prononciation des vers : pour le A, collu- lecteur ne détient pas toujours la clef. Cette expé-
sion de nasales (« noir », « mouches », « éclatantes », rience, comme celle des surréalistes, se situe peut-
« bombinent », « puanteur ») ; pour le E, rencontre être à l’extrême limite du possible en poésie. Au-
des [f], des [s] et des [r] (« Lances des glaciers delà le lecteur perd tout repère et le poème sombre
fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ») ; pour le dans l’indicible et l’illisible.

10. Le Parnasse et le symbolisme 171

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Pour aller plus loin qui passe par la connaissance des vieilleries artis-
Nous avons placé « Alchimie du verbe » en regard de tiques, mais révolutionnaire en ce qu’elle prend le
« Voyelles » pour permettre une étude comparative des contrepied des goûts de son temps. En cela Rim-
deux textes. Cela donnera aussi aux élèves le senti- baud annonce le surréalisme.
ment qu’un poète peut se faire critique de son œuvre. 4. Les énumérations
Rimbaud utilise l’accumulation pour rendre compte
du monde qui était le sien. La liste a ici pour effet de
Rimbaud, peupler cet univers passé et de montrer le caractère
8 « Alchimie du verbe » p. 301 parfois hétéroclite des goûts du jeune poète (sen-
sible dans la juxtaposition du « latin d’église » et
Pour commencer des « livres érotiques sans orthographe »). Les lignes
Une saison en enfer est une œuvre bilan, écrite juste 8-11 nous emmènent dans le monde des songes, des
après l’épisode verlainien et juste avant les Illumi- voyages et des aventures. L’énumération finale, res-
nations. On a longtemps cru qu’il s’agissait de la treinte à quatre termes (« silences », « nuits », « inex-
dernière œuvre du poète, tant il semble prendre primable », « vertiges ») n’en paraît que plus mesurée.
congé de la poésie. Le poète détache d’ailleurs la dernière proposition
et la fait résonner comme un constat désabusé : « Je
Observation et analyse fixais des vertiges ».
1. Pronom personnel
On remarque l’utilisation massive du pronom per- Contexte et perspectives
sonnel de la première personne (et ce dès la pre- 5. Le poème « Voyelles » dans « Alchimie du
mière ligne avec ce « À moi ») et des temps du verbe »
passé (imparfait, « vantais », « trouvais », « aimais », Le poète, revenant sur son passé poétique repense
« rêvais », etc. ; passé simple, « inventai », « réglai », à cette expérience extrême que fut le poème
« flattai »). Ce texte s’apparente donc à une auto- « Voyelles », qui laissait transparaître ce « dérègle-
biographie, racontant une partie de la vie passée de ment de tous les sens », maître-mot de la poétique
l’auteur, ou peut-être, si l’on file la métaphore reli- rimbaldienne. Le poète utilise alors le passé simple
gieuse du titre (référence à l’enfer), à une « confes- car il aborde le récit de son activité poétique, placée
sion » poétique. dès le début sous le signe du paradoxal et de l’im-
2. Titres et progression possible, avec le point d’exclamation qui souligne
Le premier paragraphe pourrait s’intituler « Entrée la folie de l’entreprise : « J’inventai la couleur des
en matière », le deuxième « Contre l’art établi », le voyelles ! » Rimbaud redonne les couleurs de ces
troisième « Goût pour la culture populaire », le qua- voyelles, comme dans le premier vers du poème ini-
trième « Goût pour l’aventure », les lignes 12-15 tial, mais place cette fois-ci le O avant le U. L’ex-
« L’aventure poétique », le dernier « L’écriture de pression « je me flattai » (l. 14) montre combien tout
l’impossible ». On note une progression, des goûts cela, selon Rimbaud lui-même, correspond plus à
artistiques (à l’imparfait) à l’expérience réelle d’écri- une quête orgueilleuse qu’à une réussite poétique.
ture (au passé simple) et jusqu’à la situation limite
de la fixation des vertiges. La vision rétrospective Vers le BAC : l’écriture d’invention
et désabusée laisse entrevoir l’échec de toute cette
6. Le silence du poète
entreprise poétique.
On lira avec profit pour cet exercice le très beau texte
3. Choix esthétiques de Mallarmé consacré à Rimbaud et à son renonce-
Le troisième paragraphe se réfère à l’art populaire ment à toute poésie. L’élève devra montrer que Rim-
que Rimbaud met en avant par opposition à l’art baud était arrivé au bout de sa quête poétique. Après
établi. Il peut s’agir soit de productions récentes Une saison en enfer et Illuminations, l’écriture n’était
mais sans vocation artistique (« dessus de portes », plus possible, Rimbaud étant revenu de tout et notam-
« toiles de saltimbanques », « enseignes », « enlu- ment de son espérance en une quelconque mission de
minures »), soit d’art vieilli (« littérature démodée, la poésie et du poète. Tourner le dos à la poésie consiste
« latin d’église », « romans de nos aïeules », « opé- donc pour lui à partir loin, en Arabie, au milieu des
ras vieux »,  etc.) Se met en place une érudition, vendeurs de cafés et des trafiquants d’armes.

172 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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Pour aller plus loin dans les deux vers précédents, « la chanson grise/
Il convient de faire lire aux élèves certains des Où l’Indécis au Précis se joint ». Ainsi, au cœur de
poèmes des Illuminations, dernier éclat poétique cet ensemble d’interdits et de conseils, un tableau
du jeune Rimbaud avant son silence énigmatique. qui propose l’idéal esthétique auquel tend cet « Art
On pourra lire aussi le récit qu’a donné Verlaine de poétique ».
sa rencontre avec Rimbaud. 3. La Couleur et la Nuance
La couleur tranche et s’impose ; la nuance, degré
de la couleur, raffine et suggère. En privilégiant la
Verlaine, « Art poétique » nuance aux dépens de la couleur, Verlaine est cohé-
9 et 10 et « En sourdine » p. 302 rent avec l’ensemble de son esthétique : ce choix ren-
voie non seulement à la préférence donnée à l’indé-
Pour commencer cis sur le précis, mais aussi au rejet de tout ce qui
Le poème « Art poétique » est publié pour la première dans la langue fait violence : le rire satirique, l’élo-
fois en 1874, deux cents ans après l’Art poétique de quence, la richesse étouffante de la rime. Cet impé-
Boileau (1674). Verlaine répond ainsi, à distance, ratif de la nuance exprime une esthétique que l’on
aux règles classiques, en invitant au contraire à s’af- peut dire impressionniste.
franchir des règles poétiques. Le titre indique donc
une intention ironique et parodique : il ne s’agira pas 4. Un univers de sensations
d’édicter des préceptes, mais d’éveiller à la liberté La première et la principale sensation mise en œuvre
créatrice contre les préceptes hérités. est auditive : « De la musique avant toute chose » (v.
1). Cet impératif musical va se décliner en « chan-
son grise » (v. 7) et en harmonie de « la flûte » et du
Observation et analyse « cor » (v. 16), avant d’être rappelé à la fin du poème
« Art poétique » (v. 29). Mais (preuve de son importance dans l’es-
1. Un art poétique thétique verlainienne), la sensation auditive est éga-
Verlaine s’adresse officiellement à Charles Morice, lement négative, pour dire le rejet du rire grinçant
le dédicataire du poème, théoricien du symbolisme (v. 18) et surtout de la rime, musique pour « sourd »
(1860-1919). Mais en fait, le poème a été écrit bien (v. 26) dont la trop sonore fanfare « sonne creux et
avant leur rencontre. Il s’adresse à un apprenti poète, faux » (v. 28) : grosse caisse et cuivres trop clairon-
accompagné sur tous les chemins de l’écriture : choix nants ne sont pas la musique appelée par Verlaine.
métriques (l’impair, v. 2-4) et lexicaux (les impro- D’autres sensations se combinent à cette musique
priétés, v.  5-8), registres (prohibition de la satire, délicate : sensation visuelle offerte par le tableau
v. 17-20) et style (condamnation de la richesse rhé- du troisième quatrain, fait de formes évanescentes
torique, dont le souci de la rime est un symptôme (qu’elles soient atténuées comme aux vers 9 et 11,
haï, v. 21-28). Tous ces bons conseils sont prodigués ou brouillées comme aux vers 10 et 12) ; sensation
au nom d’un « nous » (v. 13). On peut y voir bien olfactive de « la menthe » et du « thym » (v. 35), dont
sûr une première personne de majesté, mais aussi la fraîcheur délicate s’oppose au parfum agressif de
l’expression d’un idéal partagé par une famille de l’« ail » et aux odeurs rances de « basse cuisine » (v.
poètes (Verlaine et Rimbaud et ceux qui gravitaient 20) ; sensation tactile, enfin, de l’air sur la peau, un
autour d’eux en 1874), sinon par une école (on sait air léger qui baigne le climat de la première et de la
que la chronologie s’oppose à en faire le manifeste dernière strophe. Tout cela fait un univers cohérent
du mouvement symboliste). C’est en tout cas dans de sensations feutrées, délicates, juste esquissées.
ces conseils de métier prodigués par ce « nous » à ce 5. De la théorie à la pratique
« tu » que le titre du poème trouve sa justification. Joignant le geste à la parole, « Art poétique » fait le
2. Des injonctions et un exemple choix de l’impair avec un vers de neuf syllabes (dit
Le texte multiplie les formules injonctives : phrases parfois ennéasyllabique). Ce n’est pas la seule façon
nominales (v. 1, 29), impératifs (v. 2, 17, 21), verbe dont il met en pratique les conseils qu’il donne. La
d’obligation (v. 5, 22) ou de volonté (v. 13), subjonc- musicalité subtile dont le poème fait son thème et
tifs jussifs (v. 30, 33). À cette énonciation majoritai- son impératif est suggérée par le rythme et les sono-
rement injonctive, la troisième strophe fait exception, rités : par exemple les allitérations en [v] et [f] des
développant sur le mode déclaratif (avec l’ana- deux derniers quatrains, combinées à une syntaxe
phore du présentatif « C’est ») la suggestion avancée nonchalante qui multiplie les enjambements, don-

10. Le Parnasse et le symbolisme 173

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nent une grande sensation de la légèreté, « sans rien ment (« Chasse à jamais tout dessein », v. 12) pour
[…] qui pèse ou qui pose » comme le réclamaient se fondre dans le grand Tout. L’image des « ondes
les premiers vers. Mais le danger de tout art poé- de gazon roux » (v. 16) participe à cette hypnose
tique est de sombrer dans la gravité et de se prendre dont le quatrain central donne une représentation
au sérieux : ce serait contradictoire avec le refus de presque clinique. Mais comme toute expérience,
l’éloquence, avec la légèreté même dont le poème celle-ci a une fin : la séparation prévue des amants,
fait sa seule loi. C’est sans doute ainsi qu’il faut à la tombée de la nuit, introduit le manque au cœur
interpréter le pied de nez désinvolte avec lequel le de cette extase.
poète prend congé au dernier vers.
Contexte et perspectives
« En sourdine »
9. Musique et sculpture
6. « Fondons nos âmes… » Verlaine dans « Art poétique » et Gautier dans
Dans toutes les strophes à l’exception du quatrain « L’art » élisent chacun un art différent pour por-
central, l’expression de l’être et de ses sentiments ter leur idéal esthétique : la musique pour le pre-
est étroitement associée à l’évocation de la nature : mier, la sculpture pour le second. Ce choix distinct
– « calmes/«  demi-jour »/«  amour »/«  silence » exprime deux conceptions opposées de la poésie.
(strophe 1) ; Celle de Verlaine traque l’ineffable, la sensation
– « âmes », « cœurs », « sens »/« pins », « arbousiers » » fugace, presque évanouie : le plus immatériel des
(strophe 2) ; arts correspond bien à cette quête. Pour Gautier, la
– « nous »/« souffle », « gazon » (strophe 4) ; poésie doit arracher le langage à son destin péris-
– « soir »/« désespoir »/« rossignol » (strophe 5). sable et construire un monument de mots : l’art du
Par ailleurs, le vocabulaire qui met en rapport l’être sculpteur qui lutte contre la matière informe en est
et la nature est celui de la fusion : « pénétrer » (v. 3), une bonne image. Même quand ils font tous deux
« fondre » (v. 5), « persuader » (v. 13). L’absence d’un référence à l’art pictural, c’est pour mieux opposer
tel verbe à la dernière strophe note sans doute la sub- leurs esthétiques : la couleur, à laquelle Verlaine pré-
tile discordance introduite par le « désespoir » des fère la nuance (voir question 3), n’est jamais assez
amants qui doivent se quitter à la tombée de la nuit. nette pour Gautier, qui la veut durcie au four de
On constate en effet, entre le premier quatrain et le l’émailleur et refuse l’aquarelle.
dernier, une symétrie qui permet de mesurer l’évo-
10. « En sourdine/« Art poétique »
lution du « demi-jour » au crépuscule, de l’« amour »
Dans « Art poétique », Verlaine a moins écrit un
au « désespoir » et du « silence » au chant du « ros-
manifeste qu’il n’a consigné (avec pas mal d’hu-
signol ». Celui-ci, « voix » de leur tristesse, fait à
mour) quelques principes qui lui tenaient à cœur,
lui seul la fusion entre la nature et les sentiments.
fondement de sa poétique personnelle. La preuve en
7. Une atmosphère quiète est que cinq ans (au moins) avant sa composition, et
La caractéristique commune des notations senso- même quinze ans avant sa publication tardive dans
rielles délivrées par ce poème est bien définie par Jadis et Naguère, « En sourdine » semblait mettre
le titre : elles sont « en sourdine » : sur le plan visuel, en œuvre ces conseils :
le jour est tamisé (v. 1-2) ; sur le plan sonore, c’est – le choix de l’impair, ici l’heptasyllabe, plus discret
le règne du « silence » (v. 4), tout juste troublé (et encore que l’ennéasyllabe d’« Art poétique », confor-
seulement au futur) par le chant délicat du rossignol mément sans doute à la réserve feutrée du propos ;
(v. 20) ; sur le plan tactile, le vent caresse la peau – une rime « assagie » : tout au plus suffisante, elle
d’un « souffle berceur et doux » (v. 14). Toutes ces est même souvent pauvre au regard des normes clas-
notations définissent une atmosphère quiète, proche siques (v. 1 et 3, 5 et 7, 6 et 8, 14 et 16, 17 et 19) ;
du sommeil à l’image des « vagues langueurs » (v. – un univers délicat de sensations presque étouffées :
7) éprouvées par le couple autant que par la nature. par exemple, le « demi-jour/Que les hautes branches
font » (v. 1-2) diffuse une lumière voilée, comme le
8. Un bonheur hypnotique « ciel d’automne attiédi » d’« Art poétique » (v. 11).
En communion avec la nature, le bonheur proposé
par ce poème est proche d’une expérience hypno-
tique. Les impératifs, qui sont le mode verbal omni- Vers le BAC : L’écriture d’invention
présent dans les quatre premières strophes, semblent 11. Parnasse vs symbolisme
la voix persuasive qui incite l’être à s’oublier totale- Quelques arguments contre la poésie parnassienne :

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– une beauté froide, étouffant l’émotion ; - contrastes de lumière : l’éclat du corps nu de Gala-
– une esthétique trop formelle, trop décorative ; tée, les filaments brillants de ses longs cheveux et
– des thèmes anachroniques ou obsolètes. les rehauts nacrés de la végétation sous-marine se
Quelques arguments contre la poésie symboliste : détachent sur les couleurs ternes de Polyphème et
– l’hermétisme de l’expression (culte du mot rare, de sa grotte.
syntaxe disloquée) ; Ce jeu de contrastes détache Galatée comme un
– un spiritualisme parfois abscons à force de tra- bijou précieux, une perle entourée de brillants sur
quer le mystère ; l’écrin de la grotte avec laquelle Polyphème, par
– un conception élitiste de l’art qui en fait une sa taille et sa couleur terreuse, semble faire corps.
épreuve pour initiés. 3. Une œuvre pré-surréaliste
Ce tableau a particulièrement séduit les surréalistes,
Pour aller plus loin qui y ont retrouvé plusieurs de leurs thèmes et de
Voici le commentaire que Verlaine faisait de son leurs obsessions. Dans cette rencontre du monstre
« Art poétique », en 1890, à l’occasion de la réédi- mélancolique et de la nymphe qui s’offre avec une
tion des Poèmes saturniens : « N’allez pas prendre troublante candeur, ils ont vu une variation sur le
au pied de la lettre mon « Art poétique » de Jadis et mythe de l’amour fou. Par ailleurs, ils ont appré-
Naguère, qui n’est qu’une chanson, après tout. Je cié la création d’un univers onirique, par la préci-
n’aurai pas fait de théorie. C’est peut-être naïf ce sion et la profusion des détails végétaux et floraux.
que je dis là, mais la naïveté me paraît être un des
plus chers attributs du poète, dont il doit se préva- Comparez les deux tableaux
loir à défaut d’autres. »
4. Deux tableaux symbolistes
Ces deux tableaux affirment leur appartenance au
Histoire des Arts mouvement symboliste, d’abord par leur recours
au mythe, chargé d’un sens profond exprimé par
Mythes symbolistes
le thème de chacun (le poète martyr, le mystère
chez Gustave Moreau p. 304
féminin) ; mais aussi par leur facture : rien d’anec-
Questions dotique ni de purement décoratif, aucune couleur
locale dans ces reconstitutions « mythologiques »
1. L’œil du cyclope
(comme on pouvait en voir à la même époque dans
Bien plus que « la fureur de la possession » et « la les toiles du Salon, celles de Cabanel entre autres),
jalousie », idées très littéraires (à coup sûr, les lec- mais une profonde correspondance (au sens baude-
tures de ce critique ont fait écran entre son juge- lairien) entre les éléments.
ment et le tableau), le regard et l’attitude de Poly-
phème expriment une certaine gravité, teinté même
de mélancolie. Sa posture, le menton sur sa main,
Mallarmé,
le montre plongé dans une méditation rêveuse.
Quant à son regard, il faut distinguer ses deux yeux
11 « Hommage » p. 306
« humains », dirigés vers le corps de Galatée, et
son œil « divin », orienté vers la tête de la nymphe : Pour commencer
comme si le cyclope exprimait la dualité propre à Comme Baudelaire, Stéphane Mallarmé était
l’amour, partagé entre désir charnel et appétence un grand fumeur. Deux peintres célèbres les ont
spirituelle. Face à ce double regard, Galatée offre d’ailleurs représentés dans cette activité : Courbet
sa beauté avec une troublante innocence. qui en 1848 fait le portrait de Baudelaire lisant de
profil, la pipe au bec ( illustration p. 54) ; Manet
2. Contrastes qui en 1876 fait celui de Mallarmé, la main droite
Les contrastes sur lesquels joue le tableau opposent tenant un cigare et posée sur un livre ouvert ( illus-
systématiquement les deux personnages : tration p. 306). Dans les deux cas, l’activité littéraire
- contrastes de proportions : la tête de Polyphème est intimement associée au tabac. Les deux poètes
fait la moitié du corps de Galatée ; n’étaient pas loin de penser qu’il favorisait l’exer-
- contrastes de couleurs : terre de sienne pour le cice de la création poétique…
cyclope, gris verts et bruns rouges pour les parois de sa Dans l’édition des Poésies, ce court poème de Mal-
grotte contre le blanc laiteux du corps de la nymphe ; larmé est présenté comme la seconde ou la troi-

10. Le Parnasse et le symbolisme 175

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sième pièce d’un ensemble intitulé « Hommage », tations, faire surgir l’imprévu. Ce « vague » n’est
dont la première (« Toute Aurore même gourde… ») bien sûr pas le fait d’une négligence, mais le fruit
est dédiée à Puvis de Chavannes. Il est toutefois concerté d’une recherche poétique.
souvent nommé d’après son incipit, « Toute l’âme
résumée… » 4. Le système des analogies
L’acte de fumer est donc posé par le poème comme
la métaphore de la création poétique. Un réseau ana-
Observation et analyse
logique assez dense entre les deux premiers quatrains
1. La fumée d’un cigare
et le troisième permet de filer cette métaphore. Le
Les deux premiers quatrains évoquent une scène point de contact entre comparant et comparé est la
familière, ou plutôt un gros plan sur la « lente » com- « lèvre » : celle du fumeur tirant sur son cigare en
bustion en « ronds de fumée » d’un cigare dont l’as- un « baiser de feu » (v. 8) et celle du poète laissant
piration (en un « baiser de feu ») fait tomber régu- échapper les premiers refrains (v. 9-10). Le « réel
lièrement « la cendre ». Tableau banal tout de suite […] vil » (v. 12) qu’il faut « exclu[re] » (v. 11) est
transformé en une petite énigme par l’emploi du « la cendre [qui] se sépare » (v. 7), l’impératif du
mot « âme » (v. 1) en son sens primitif de « souffle » vers 11 correspondant à la condition émise par la
(anima en latin). Grâce à ce jeu étymologique, la locution « pour peu/Que » (v. 6-7). « Le chœur des
scène acquiert d’emblée une dimension allégorique romances » (v. 9), expression de l’air du temps, pre-
et un sens spirituel : quelque chose de plus important miers mots qui lui viennent à l’esprit et qu’il faudra
qu’une simple bouffée de cigare se joue là. décanter, trouve son analogie dans l’image pareille-
2. Un sonnet déguisé ment circulaire des « ronds de fumée » savamment
L’adverbe « Ainsi » (v. 9) établit un lien de compa- recombinés (v. 3-4).
raison entre les huit premiers vers et les suivants,
5. « L’Impair, plus vague… »
structurant ainsi le poème en deux parties. Les
deux premiers quatrains apparaissent alors comme Mallarmé utilise ici le vers impair (plus précisé-
une vaste métaphore imageant le véritable sujet ment l’heptasyllabe) : « sans rien en lui qui pèse
du poème (la création poétique) exprimé dans les ou qui pose ». Conformément à la définition don-
six vers suivants, sur le modèle de ces sonnets de née par Verlaine au début d’« Art poétique », ce
la Renaissance dont le plus célèbre est sans doute choix correspond à une recherche du « vague », de
le sonnet des Amours de Ronsard sur la mort de l’« indécis », posée comme un impératif par Mallarmé 
Marie, « Comme on voit sur la branche… » (mais (  question 3).
on pourrait citer aussi maintes pièces des Regrets 6. Explicitation
de Du Bellay). Ces rapprochements font apparaître
Comme le fumeur transmue son cigare en une fumée
la structure secrète du poème de Mallarmé, sonnet
qui s’élève vers le ciel, le poète doit décanter les mots
déguisé (et bien sûr irrégulier), dont le sizain n’est
banals pour atteindre la vérité et l’émotion poétiques.
pas ouvert mais conclu par un distique.
3. Le vil et le vague
Contexte et perspectives
Si le réel est jugé « vil » (v. 12), c’est qu’il offre au
poète une matière brute qui doit être filtrée, épurée, 7. « Hommage », un art poétique
quintessenciée par le travail sur le langage, tel que le La réponse à la question 5 a déjà montré deux échos
pratique Mallarmé : jeux savants sur le lexique, sur entre ce poème et l’« Art poétique » de Verlaine. On
les connotations, sur les sonorités, acrobaties syn- peut y ajouter l’adresse à un destinataire (la deu-
taxiques, En cela l’entreprise poétique est proche xième personne du singulier domine la seconde par-
de l’opération alchimique qui transmuait en or la tie du poème) et l’énonciation injonctive, qui font
« vile » matière du plomb. assurément de cet « Hommage » un art poétique.
Si l’adjectif « vil » est donc sans conteste péjoratif, Toutefois, à l’inverse du poème de Verlaine, celui
il n’en est rien de l’adjectif « vague », deux vers plus de Mallarmé propose plutôt une théorie de la créa-
loin. On le devine déjà parce qu’il s’oppose à une tion poétique, dont on peut inférer une pratique par
« précis[ion] » dénoncée comme un excès (v. 13). sa mise en œuvre (culte de l’imprécision, jeu sur le
On comprend alors que ce « vague », loin d’être un lexique, syntaxe contournée).
défaut, est un impératif pour la littérature, car c’est
la condition essentielle pour faire jouer les conno-

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Vers le BAC : le commentaire motifs (l’amour, la mer, la mort, paronymes unis
8. « Le bonheur de deviner peu à peu ». par la triple allitération en [l], [m], [r]), mais dans
un ordre chaque fois différent, qui dessine un « carré
Répondant à l’enquête du journaliste Jules Huret sur
magique » puisqu’il peut se lire de la même façon
l’évolution littéraire, Mallarmé lui déclare : « Nom-
horizontalement et verticalement :
mer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la
jouissance du poème qui est faite du bonheur de l’amour la mer la mort
deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est
la mer la mort l’amour
le parfait usage de ce mystère qui constitue le sym-
bole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un la mort l’amour la mer
état d’âme par une série de déchiffrements. » Notre
poème illustre à deux titres cette idée clé de la poé- Par ailleurs, le jeu des rimes est complexe : abc b/
tique mallarméenne, en se proposant comme une adc d/aec e. Triple rime en « ambre » pour le premier
double énigme : le lecteur doit d’abord reconstituer vers de chaque tercet et en « et » pour le troisième
la scène de la combustion du cigare, en remontant vers, ce qui contribue à structurer verticalement le
de la fumée à son origine, puis appliquer à cette poème ; trois rimes originale unissant chaque second
scène une lecture métaphorique. vers au refrain, ainsi associé chaque fois à l’un des
trois thèmes (« mort »/« trésor » ; « amour »/« jour » ;
Pour aller plus loin
« mer »/« chair »).
Quelques citations de Mallarmé pour poursuivre la
réflexion sur la conception symboliste de la poésie : Au final, une structure sophistiquée, gouvernée par
– « Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle pro- le chiffre trois, et qui, sous la simplicité du lexique,
duit. » donne l’impression d’avoir affaire à un texte éso-
térique.
– « Chercher, induisant de symbole en symbole, la
raison de la nature et de la vie. » 2. Tout un programme
– « Il doit toujours y avoir une énigme en poésie. » Passé le constat du premier vers, à l’indicatif, le
– « Je crois à quelque chose de fermé et caché qui texte, dans les onze vers qui suivent, ne propose
habite le commun. » que deux verbes, et à l’infinitif (« sentir », v. 7, et
– « La poésie est l’expression du sens mystérieux « me noyer », v. 11) : ce mode n’exprime ici ni un
des aspects de l’existence. » souhait, ni un regret, mais plutôt comme un pro-
gramme que le poète validerait. Pour le reste, des
groupes nominaux qui dessinent par touches un uni-
Cros, vers mental et fantasmatique.
12 « Hiéroglyphe » p. 307
3. Correspondances et contrastes
Pour commencer Les vers 2 et 3 font correspondre terme à terme
Charles Cros n’est pas un des grands noms du sym- les deux séries de substantifs et d’adjectifs : à cha-
bolisme, pour la bonne raison que, des Parnassiens cun des thèmes élus par le poète comme résumant
aux Zutistes, il a traversé tous les courants poétiques sa vie correspond classiquement une couleur : le
de son temps, avec une fantaisie nonchalante qui rouge « sang » pour « l’amour », le « vert » pour « la
a empêché qu’on le reconnaisse à sa juste valeur. mer » et le « violet » du deuil pour « la mort ». Au
Nombre de ses poèmes portent toutefois l’empreinte vers 5, les trois sensations sont mises en rapport,
du symbolisme, auquel son élégant désespoir donne terme à terme, avec les trois motifs du vers suivant :
un accent très personnel. la perception visuelle et tactile (« froids vitraux »)
avec « la mer », la perception auditive (« cloches »)
Observation et analyse avec « la mort », la perception olfactive (« odeurs
1. Une structure savante d’ambre ») avec « l’amour ». Tout cela dessine un
Les douze vers de ce court poème obéissent à une jeu de correspondances verticales. Mais sur le plan
composition savante. Ils produisent trois fois le horizontal, les notations s’opposent et contrastent à
même schéma : un tercet suivi d’un vers « refrain ». la mesure des différences entre les trois motifs (du
Le vers central de chaque tercet se signale à double rouge sang chaud de l’amour au violet froid de la
titre : c’est un hexasyllabe au milieu des octosyl- mort ; puis des vitraux froids de la mer à l’ambre
labes, et il reprend chaque fois les trois mêmes chaude de l’amour).

10. Le Parnasse et le symbolisme 177

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4. Un hiéroglyphe à déchiffrer Pour aller plus loin
Comme on l’a vu ( question 1), la structure subtile et Demander aux élèves de faire une recherche sur le
savante du poème, gouvernée par le chiffre trois, invite peintre Fernand Khnopff. Quelle est sa place dans
à le lire comme un texte chiffré à décoder. C’est en ce la constellation symboliste ? En quoi le choix du
sens qu’il est un « hiéroglyphe » pour nous lecteurs, tableau reproduit p. 307 est-il pertinent pour illus-
invités à jouer les Champollion. Le poète y livre, de trer le poème de Charles Cros ? On peut aussi leur
façon cryptée, l’énigme de sa vie, à travers les trois demander de choisir pour cette page un autre tableau
thèmes fondamentaux de l’amour, de la mer et de la d’un peintre symboliste et de justifier leur choix.
mort. Ce sont trois « fenêtres » ouvertes sur l’énigme
du monde, trois expériences de l’infini, et qui toutes
trois sont reliées au mystère ambivalent de la femme,
Rodenbach,
tour à tour « trésor » (v. 4), lumière (v. 8) et anéan- 13 « Les premières communiantes » p. 308
tissement (v. 12), selon le motif auquel elle est liée.
Pour commencer
Contexte et perspectives
« Les communiantes » est un long poème de 203
5. Refrain vers en six parties inégales. Cet extrait ouvre la der-
Ici, comme chez Rodenbach, la présence d’un refrain nière section, à l’heure où « les Premières Commu-
a une double fonction. Elle permet, par la variation, niantes,/Cloches de mousseline,/Robes bouffantes
de mesurer et de rythmer la progression du poème ; […] Extase d’un dimanche d’avril à Malines » ne
et par la répétition, de traduire ce souci de musique sont déjà plus qu’un souvenir qui s’enfuit…
dans lequel le symbolisme recherche la clé d’un
langage originel, qui puisse traduire l’ineffable (au
Observation et analyse
sens propre de ce qui ne peut se dire par les mots).
1. Une construction souple
6. Fenêtres symbolistes La construction de cet extrait donne l’impression
Ouverture sur l’inconnu, sur l’espace du dedans, la d’une grande souplesse, alors qu’au fond, elle res-
fenêtre baudelairienne, on l’a vu, est un filtre qui pecte assez scrupuleusement (mais avec une grande
permet de « voir » le monde et non seulement de le variété d’effets) les règles classiques de la prosodie :
« regarder ». « Que la vitre soit l’art, soit la mysti- un refrain de deux vers hétérométriques (un ennéa-
cité », implore de son côté Mallarmé (« Les fenêtres », syllabe et un octosyllabe) à rimes plates. Entre deux
1863) : il voit dans la « glace » de la fenêtre à la fois retours du refrain, des strophes en alexandrins : deux
la transparence d’une naissance et la cristallisation quatrains à rimes croisées encadrent un sizain qui
qui emprisonne l’être et le rive au monde. Dans n’est en réalité qu’un autre quatrain à rimes croi-
« Hiéroglyphe », Charles Cros leur donne une fonc- sées suivi d’un distique à rimes plates. Le refrain
tion encore plus ésotérique, puisqu’elles ouvrent sur est constitué d’un vers fixe et d’un second qui fait
un univers mental – rêves, fantasmes, angoisses. varier une même structure comparative : ainsi suit-
on le trajet des communiantes qui semblent progres-
Vers le BAC : l’écriture d’invention
sivement s’évanouir.
7. Un hiéroglyphe optimiste
J’ai trois fenêtres à ma chambre : 2. Une atmosphère diaphane
La joie, l’espoir, le beau, Comme le Booz de Hugo, ces communiantes sont
Bleu ciel, garance, vert amande. « vêtues de probité candide et de lin blanc » ! Le
blanc est en tout cas la couleur exclusive. Sous la
Ô vie, doux et précieux cadeau ! forme de l’adjectif ou du substantif, il est mentionné
Chauds vitraux, douceurs de septembre, trois fois en 21 vers (v. 2, 5, 18), et d’autres termes
L’espoir, le beau, la joie, le connotent sans ambiguïté, comme les « azalées »
Comme une peinture flamande… (v. 2), les « tulles » (v. 4), les « lys » et le « givre »
Ô vie, plus douce que la soie ! (v. 11). Quant aux formes, elles sont à la fois trem-
blantes et ténues, comme l’indiquent les deux adjec-
Nous goûterons, même en décembre, tifs « Frileuses » et « frêles », rapprochés par leur
Le beau, la joie, l’espoir, place initiale (ou quasi), deux vers de suite, et par
Avec une lippe gourmande. leurs allitérations en [f], [r] et [l] ; le confirmeront
Ô vie ! ô vie ! grand abreuvoir ! les « humbles arbustes » (v. 5), la reprise de « frêle »

178 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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(v. 13), et les « vitres dégelées » (v. 16) qui disent Vers le BAC : la dissertation
la fugacité de ce qui était naguère dur et coupant. 7. Fixer le fugace
3. Les communiantes « comme des allées » C’est tout le défi d’un art de la suggestion comme le
Les communiantes sont tour à tour comparées à « de symbolisme que de ne pas sombrer dans l’informe
blanches azalées » (v. 2), des « tulles frêles » (v. 4), en voulant capter le ténu, l’éphémère, le fugace, la
« des allées » (v. 8), de « grands lys » et des « palmes palpitation. Pour cela, il faut, comme le préconi-
de givre » (v. 11), un frêle bouquet d’hiver » (v. 13), sait Verlaine, joindre le précis à l’indécis. Un usage
« des vitres dégelées » (v. 16), des « reposoirs » (v. libre et inventif de la métrique, comme ce poème en
17). Cette profusion des images trouve son unité dans donne l’exemple, peut permettre de réaliser ce para-
la référence à la nature végétale, y compris sous une doxe : fixer le fugace, capter l’intangible.
forme elle-même métaphorique dans le sizain. Une
image fait exception, la dernière, image spirituelle Pour aller plus loin
quand la métaphore végétale a été dissoute dans le Voici la fin du poème, qui suit immédiatement
dégel des fleurs de givre, presque une métonymie, notre extrait :
juste avant la dispersion des communiantes. Or, leurs robes étant comme en forme de cloches,
4. Un alexandrin dérythmé On eût dit qu’au lieu des cloches noires, c’étaient
Les deux quatrains et le sizain sont exclusivement Leurs robes qui versaient ces sons blancs et tintaient,
constitués d’alexandrins, mais on a parfois un peu Cloches de tulle brimbalées.
de mal à reconnaître ce mètre tant le rythme en Et l’air, ému comme une eau morte à leurs approches,
semble désarticulé. Cela tient à l’irrégularité des Tremblait, habitué qu’on lui fît violence ;
coupes, aggravée par le fait que souvent l’un des Celles-ci déplaçaient à peine le silence…
accents du vers précède un « e » faible (« e » muet Tels les cygnes, qui sont un si léger fardeau,
pour la prose mais compté pour une syllabe) : c’est
En nageant, ne déplacent qu’à peine un peu d’eau…
le cas du vers 4, accentué sur les troisième (avant
un « e » faible) et neuvième syllabes, ou du vers 18, Les Communiantes s’en sont allées,
accentué sur les première, cinquième et huitième syl- Ailes blanches intercalées.
labes, chaque fois avant un « e » faible. Avec ce vers
dérythmé, qui « rase la prose », on n’est pas loin du Prolongements
vers libre : le lecteur quitte les chemins balisés de
la métrique traditionnelle pour suivre les méandres Claudel, Maeterlinck p. 310
de l’imagination du poète.
5. Un sujet symboliste Croiser les textes
Les communiantes sont l’emblème éphémère d’un 1. La mort dans les deux textes
mysticisme innocent et virginal. À ce titre, elles La grande différence entre les deux extraits est que,
constituent un bon sujet pour la poésie symboliste, dans Tête d’or, le mourant lui-même s’exprime et
en quête des formes primitives de la spiritualité, sai- décrit l’arrivée de la mort. Cébès paraît d’abord
sie là comme à sa naissance, et permettant un art aveuglé (l. 4), puis crispé (l. 6) puis pris à la gorge
délicat de la suggestion où l’esthétique symboliste par la Mort (« La Mort m’étrangle avec ses douces
trouve aussi son compte. mains nerveuses », l. 12). Au moment de mourir, il
dit encore : « Ah je sombre ! Mon cœur meurt ». La
Contexte et perspectives mort est vraiment mise en scène, de manière même
violente. Ce n’est pas le cas chez Maeterlinck où la
6. Le Dimanche des communiantes
mort de Mélisande a lieu sans qu’on s’en aperçoive,
On a peine à croire que le tableau de Henri Le
l’héroïne glissant simplement dans l’autre monde
Sidaner, contemporain de ce poème, n’en est pas
(« Je n’ai rien vu. – Êtes-vous sûr ?…. », l. 13).
une illustration, tant il en reflète la lettre et l’esprit
par la pâleur diaphane de ses figures neigeuses, la 2. Les deux mourants
douceur fondue de ses lignes, la religieuse harmo- Le fait que Cébès prenne la parole dans l’extrait 1
nie de ce groupe de femmes, le silence qui semble dramatise l’approche de sa mort : il peut décrire ce
régner dans ce jardin. On a d’ailleurs parfois titré qu’il ressent, le spectateur voyant dans son compor-
cette toile Dimanche séraphique… tement et dans ses paroles les premiers signes de

10. Le Parnasse et le symbolisme 179

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sa fin. Chez Maeterlinck, l’absence de paroles de Vers le BAC : la question de corpus
Mélisande est plus poétique que dramatique. Il per-
4. La mort symboliste
met une évocation en finesse de sa mort et présente
une dernière scène en conformité avec le caractère Ces deux scènes ne représentent pas une scène réa-
de l’héroïne : « C’était un petit être si tranquille, si liste de mort. L’une, par son abondance de paroles,
timide et si silencieux » (l. 20-21). l’autre par son absence, cherchent à dire quelque
chose de la Mort, qui dépasse le simple phénomène
3. La vie devant la mort naturel. Chez Claudel cela passe par une allégorisa-
Chez Claudel, la célébration du soir d’été est assu- tion de la Mort, qui vient chercher Cébès, l’étrangle,
rée par Tête d’or : il parle de l’« odeur du blé », des l’aveugle, l’arrache à Tête d’or. Le froid de la mort
« seigles », des « luzernes », des « rondes » de vil- semble même gagner ce dernier à la fin de l’extrait.
lage, du « rossignol ». C’est toute la vie champêtre Maeterlinck, quant à lui, cherche à donner l’impres-
qui est évoquée et qui continue malgré la mort de sion de la mort (dans une optique peut-être plus ver-
Cébès. Chez Maeterlinck, la vie qui continue est lainienne) : il suggère son passage, sans s’appesantir,
celle de l’enfant de Mélisande : « Il faut qu’il vive il en donne l’idée – et utilise pour cela les silences.
maintenant, à sa place » (l. 25-26). Il s’agit chaque
fois de mettre en contraste vie et mort mais aussi
de montrer que la mort s’insère dans la vie et n’en
est qu’un détail (cela est surtout sensible dans le
deuxième texte).

180 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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11 La poésie surréaliste
canal était désert », « longtemps », « un jour pendant
Apollinaire,
1 « Rosemonde » p. 313
plus de deux heures ». Ainsi l’on peut reconstituer
les différentes étapes de la rencontre amoureuse.
Pour commencer 4. L’idéalisation de la figure féminine
On commence la séquence avec un poème d’Apol- Dans ce texte, comme souvent d’ailleurs dans la
linaire, reconnu par les surréalistes comme l’inspi- poésie surréaliste, la figure féminine se confond
rateur du mouvement. On sait que l’adjectif même avec le monde. Si l’on observe le titre du poème en
« surréaliste » provient d’une pièce de théâtre de l’associant au vers 15, on comprend comment Apol-
ce même auteur (Les Mamelles de Tirésias). Dans linaire a choisi le prénom de la femme, qui revêt
« Rosemonde » Apollinaire prend de grandes liber- surtout une dimension allégorique. Rosemonde est
tés d’écriture tout en plaçant au centre de son texte, donc la « Rose du Monde » ; on voit qu’il s’établit
comme souvent dans la tradition poétique, une ici une véritable équivalence entre le son et le sens
figure féminine. du mot. C’est un des principes que retrouveront les
surréalistes, un jeu avec le langage qu’ils pratique-
Observation et analyse ront souvent. Le même procédé, celui de la parono-
1. L’effacement de la ponctuation mase (qui consiste à rapprocher des mots ayant des
L’effacement de la ponctuation est un des traits profils phonétiques proches), est utilisé aux vers 2
caractéristiques de la poésie surréaliste. Il rend la et 4 : « dame/Amsterdam ». La femme de ce poème
syntaxe moins visible et permet donc aux mots de n’est donc qu’une incarnation, qu’une allégorie de
s’en émanciper. Les vers paraissent s’enchaîner sans la femme idéale, de la femme du monde, dans son
rupture, un peu comme si le poète composait des ensemble : c’est ce que prouve le choix du verbe
guirlandes de mots. « quêter » au vers 15 et le sens du vers 9 : « celle à
qui j’ai donné ma vie ». La femme est l’idéal, l’ho-
2. Syntaxe et versification
rizon et le dessein du poète. Son image se confond
Le poème est constitué d’octosyllabes. Très souvent
avec l’univers, comme l’illustre aussi la métaphore
la phrase « enjambe » le vers et les deux unités (unité
du vers 13 : « sa bouche fleurie en Hollande », qui
rythmique et unité syntaxique) se trouvent donc en
confirme l’analogie filée de la femme-rose tout en
décalage. C’est dans la première strophe que l’en-
associant le corps de la femme (sa bouche) au lieu
jambement est le plus mis en valeur : séparation
où son image se projette.
du nom et de son complément entre le vers 1 et 2,
séparation du pronom et de son antécédent entre le Contexte et perspectives
vers 2 et 3 et éclatement d’un groupe nominal aux 5. L’inspiration de la Pléiade
vers 3 et 4 par exemple. Cela provoque avant tout On voit bien ici les liens avec la Pléiade, et le
la surprise du lecteur, puis son amusement (rimes fameux poème de Ronsard, « Mignonne allons voir
ludiques de/deux, dame/Amsterdam). Cela aiguise si la rose… », extrait des Odes et que l’on pourra
aussi l’attente, retardant la compréhension générale. lire en parallèle. Le motif de la rose et l’idéalisa-
Le principe s’assagit par la suite, laissant la place au tion de la femme font aussi penser aux poèmes de
lyrisme (on note encore un enjambement aux v. 7-8). l’Italien Pétrarque, grand inspirateur du xvie siècle
3. La dimension narrative du poème français. Apollinaire renoue donc avec une tradition,
Le texte évoque la figure féminine mais à travers le qui chante la beauté fugitive de la femme aimée et
récit d’une anecdote. Les indices de la dimension les « épines », parfois douloureuses de la passion.
narrative sont le choix du temps verbal et les élé-
ments du cadre spatio-temporel. Pour les verbes, Vers le BAC : l’écriture d’invention
on remarque l’utilisation du passé simple (« mes 6. Ville/prénom
doigts jetèrent des baisers ») et de l’imparfait ; quant On fera reprendre d’abord au brouillon les diffé-
au lieu et au temps, on dispose d’informations pré- rents procédés d’écriture identifiés chez Apollinaire :
cises : « Amsterdam », « canal », « Hollande », « le il s’agira de trouver une paronomase entre un nom

11. La poésie surréaliste 181

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de lieu et un prénom, puis de choisir les temps du verbe être en particulier, qui prouve la métaphore
passé, et de faire la liste d’indices spatio-tempo- et les métamorphoses successives de la pluie. Aux
rels. Le texte pourra ensuite être rédigé soit sous lignes 13-14 la pluie est comparée à une robe de
une forme poétique, soit sous une forme narrative. mariée (« la pluie blanche dans laquelle s’habillent
les femmes à l’occasion de leurs noces »). À par-
Pour aller plus loin tir de la ligne 14, elle est personnifiée (« je n’ouvre
On peut retrouver dans le recueil Alcools d’autres ma porte qu’à la pluie », « la jalousie de la pluie »,
poèmes consacrés à la figure féminine ; soit rela- l. 16) et à la ligne 19 elle s’incarne sous la forme
tant une anecdote, comme « Annie » par exemple, animale : « l’oiseau-pluie ». Enfin la ligne 23 offre
soit reprenant le motif de l’association femme-fleur- un dernier avatar sous la forme d’un personnage de
prénom, comme « Clotilde » (« L’anémone et l’an- conte de fée : « la Pluie au bois dormant ». Ce sont
colie/Ont poussé dans le jardin/Où dort la mélanco- donc les images ou les figures de style de l’analo-
lie/Entre l’amour et le dédain »). On peut également gie qui dominent dans cet extrait.
évoquer avec les élèves l’importance de la muse 2. Pluie et couleur
d’Apollinaire avec les Poèmes à Lou, figurant dans Le champ lexical de la couleur : « étoiles », « rivière
le manuel dans la séquence consacrée à la poésie claire », « de l’or », « un pacte éblouissant », « en
de la guerre (p. 334-335) plein soleil », « des diamants », « la pluie blanche »,
« leurs noces », « un château de verre », « des mesures
de volume nickelées ». On le voit dans le relevé, il
Breton, s’agit peut-être moins de la couleur que de l’éclat
2 Poisson soluble p. 314 de la pluie. Breton nous la montre comme quelque
chose d’étincelant, de brillant et d’essentiellement
Pour commencer relié à la lumière. Il s’agit d’une perception subjec-
Ce texte est intéressant à plusieurs égards : premiè- tive qui propose une vision originale à partir d’un
rement il est contemporain du Manifeste du surréa- phénomène naturel banal : à partir de la clarté et du
lisme qui marque la naissance officielle du mou- mouvement de l’eau qui tombe, Breton construit une
vement ; deuxièmement c’est un poème en prose, sorte de vision d’apparition.
qui illustre donc la variété de la production surréa-
3. Le registre lyrique
liste ; et troisièmement il propose un lyrisme origi-
Le premier indice du registre lyrique est l’emploi
nal puisque la pluie se substitue ici à la femme et
de la première personne du singulier et de toutes
devient aussi le symbole de la poésie.
ses formes associées (« mes yeux », « Entre la pluie
Observation et analyse et moi », « Aussi ne me demandez pas », etc.) ; on
peut par exemple demander aux élèves de souligner
1. Le fil des images
toutes les formes de la première personne, qui sont
Un réseau d’images se déploie dans le texte : la
très nombreuses, sur la seule phrase, qui va de la
pluie se transforme au fur et à mesure. La pre-
ligne 14 à la ligne 19. Le deuxième indice est l’usage
mière analogie suppose un lien entre l’intériorité
de la ponctuation, parfois expressive. On relève une
du poète (« mes yeux ») et l’extériorité du monde
exclamation à la ligne 11 et une interrogation à la
où la pluie tombe : les gouttes de pluie proviennent
ligne 12. L’interjection « ô » est présente aussi à la
vraisemblablement des larmes du poète. La pluie
ligne 6. Mais d’une manière plus générale, ce sont
est ensuite comparée, de manière implicite et donc
le rythme des phrases et leur construction (elles
métaphorique au mouvement de la pensée : « à l’in-
sont plutôt longues et complexes) qui confèrent un
térieur de ma pensée tombe une pluie » ; puis elle
souffle lyrique au texte, une sorte d’emphase qui
devient étoile, puis rivière : « entraîne des étoiles »,
peut aussi traduire le mouvement de la pluie, son
« comme une rivière ». À la ligne 6, la pluie devient
flux, à la fois incessant et répété. Comme la pluie,
gazon : « la verdure c’est encore de la pluie ». Aux
les phrases jaillissent et s’écoulent sous la plume
lignes 8-10 une métaphore supplémentaire et filée
du poète pour exprimer ce qu’il ressent.
rapproche la pluie d’une jeune fille, en devenant
d’abord l’ombre (« l’ombre sous l’immense chapeau 4. La pluie, symbole de la poésie
de paille ») puis le ruban de son chapeau (« dont La pluie est l’allégorie de la poésie dans le texte.
le ruban est une rigole de pluie »). On remarque Comme on l’a vu, il y a dès le début une corres-
à chaque fois l’utilisation des verbes d’état, et du pondance qui se forme entre elle et l’intériorité du

182 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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poète ; c’est comme si Breton s’appropriait la pluie dissout dans l’eau, ce qui ne peut pas être a priori
d’une manière intime pour en faire un symbole per- le cas du poisson. On retrouve donc à la fois la pra-
sonnel. Elle représente en fait véritablement le flux tique de l’alliance de mots insolite et une forme aussi
de l’écriture, et plus précisément le flot ininterrompu d’opacité de l’expression (technique employée aussi
et irréfléchi de l’écriture automatique : « le poème par Magritte pour ses titres). En réalité le « poisson »
redevient soluble dans la poésie » disait Breton. est le poème, et Breton veut le rendre à son eau ori-
Ici, on en a une illustration parfaite. L’idée du lien ginelle en le fondant, en le noyant dans le flux plus
entre pluie et poésie apparaît dès la ligne 4 : « Entre vaste de la poésie.
la pluie et moi il a été passé un pacte éblouissant ».
Mais on retrouve, aux lignes 6-8, l’idée du sceau Vers le BAC : le commentaire
de la pluie-poésie qui permet d’identifier Breton :
« Le souterrain à l’entrée duquel se tient une pierre 7. Aspects musical et visuel
tombale gravée de mon nom est le souterrain où On reprendra d’abord le travail sur le rythme des
il pleut le mieux. » Ici on pense à la Pléiade, et à phrases, leur construction et la ponctuation. Puis,
Ronsard en particulier : le poète s’inscrit lui-même pour développer l’aspect visuel on fera la synthèse
dans le texte et par là édifie son « tombeau » poé- de toutes les images en mettant en évidence les
tique. De la même manière, les lignes 17-19 évo- points communs qu’elles offrent dans la représen-
quent implicitement les pratiques d’écriture surréa- tation de la pluie.
liste : l’écriture entre sommeil et veille (« lorsque
je tends mes filets aux oiseaux du sommeil ») et la Pour aller plus loin
recherche d’une poésie nouvelle et radicale : « j’es- On peut comparer ce poème avec ceux du « Spleen »
père avant tout capter les merveilleux paradis de la de Baudelaire dans les Fleurs du Mal, et en particu-
pluie totale ». Enfin, la pluie, par l’intermédiaire de lier avec le quatrième d’entre eux, « Quand le ciel bas
l’oiseau et de la lyre (« l’oiseau-pluie », « l’oiseau- et lourd pèse comme un couvercle… ». Les points
lyre »), devient l’emblème de la poésie. communs et les différences sont en effet frappants.
5. Un climat onirique et merveilleux On retrouve dans les deux cas le motif de la pluie
Le cadre que le poème met en scène n’a rien de réa- et l’expression du lyrisme, mais sous deux aspects
liste. Au contraire, il évolue au rythme des métamor- différents, puisque là où Breton voit dans la pluie
phoses de la pluie et installe donc une toile de fond de l’éclat et de la lumière, Baudelaire y trouve de
qui fait penser à un récit de rêve : il n’y a pas vrai- l’obscurité et de l’angoisse. Dans les deux poèmes
ment de cohérence, si ce n’est celle dictée par les les figures d’analogie sont également très dévelop-
analogies de la pluie. Chaque phrase propose une pées. Ceci peut donc constituer une bonne piste pour
piste nouvelle et la composition du texte semble la méthode de la question sur le corpus.
se faire par touches, et par juxtaposition de motifs
(la rivière, l’herbe, le tombeau, la jeune mariée, la
chanson, la maison, l’oiseau, et le château de la Desnos,
princesse). Les indices du merveilleux se lisent sur- 3 « J’ai tant rêvé de toi » p. 315
tout dans la dernière partie du texte, avec des élé-
ments qui semblent venir d’un univers surnaturel : Pour commencer
l’oiseau-pluie, l’oiseau-lyre, le château de verre, la Ce troisième poème propose encore une forme nou-
Pluie au bois dormant. velle puisque la versification est libre ; on pourrait
même penser au verset tant le lyrisme amoureux
Contexte et perspectives devient intense et tendu vers un idéal inaccessible. Il
6. Analyse du titre : Poisson soluble s’agit là d’une veine de la poésie de Desnos, connu
La métaphore liquide se retrouve à la fois dans par ailleurs aussi pour sa pratique très expérimentale
le titre et dans cet extrait ; « poisson », « pluie » et et ludique du langage (cf. Les Sans cou, p.324-325).
« soluble » appartiennent à un même réseau séman-
tique. Mais les trois mots ont aussi des sonorités
communes, ce qui renvoie aux pratiques surréa- Observation et analyse
listes qui jouent avec les mots en s’appuyant à la 1. La structure du poème
fois sur leurs sons et leurs sens. De plus, ce titre a C’est l’anaphore « J’ai tant rêvé de toi » qui struc-
l’air absurde car ce qui est soluble, c’est ce qui se ture le texte. Elle est employée quatre fois et donne

11. La poésie surréaliste 183

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ainsi une organisation au texte : le poème en vers ver la répétition des mots « ombre » et « fantôme »
libres renonce aux strophes mais retrouve une unité plusieurs fois dans le texte. Ainsi, dans un double
grâce à l’anaphore de cette formule. Se dégage ainsi mouvement, le poème essaie d’atteindre une réa-
une composition binaire : l’expression de la ligne 9 lité qu’il déréalise en même temps par ce lexique
est au centre, comme pour marquer la bascule, et de l’immatériel.
de chaque côté se répartissent les groupes de vers,
5. L’ambivalence du sentiment amoureux
commençant alternativement par « J’ai tant rêvé de
toi ». La répétition et l’alternance fondent donc l’écri- L’expression de la ligne 9 est à la fois l’emblème et
ture et expriment déjà dans cette binarité l’ambiva- le pivot du poème. C’est comme si, de chaque côté,
lence du sentiment amoureux dont il est question. avant et après, se dépliait le texte, en deux parties
égales, à la fois en parallèle et en opposition. Elle
2. Le corps de la femme aimée place au centre l’idée de la balance, c’est-à-dire de
La femme aimée est évoquée d’une manière concrète l’ambivalence et des atermoiements du sentiment
d’abord à travers le choix de certains verbes : amoureux ; ce qu’expriment précisément les effets
« atteindre », « baiser », étreindre « en étreignant », « se d’alternance, de répétition, d’opposition et donc en
croiser », « se plier », « toucher ». Le poète ici s’efforce bref de binarité dans le texte. Or c’est cette même
d’étreindre et donc de restituer par les mots la réalité confusion amoureuse, ce même trouble que l’on
de l’être aimé, son corps : « ce corps vivant », « cette voyait déjà dans les sonnets de Louise Labé.
bouche », « la voix », « ton front et tes lèvres ». Tout
se passe comme si le poème essayait de faire exister
Contexte et perspectives
par les mots l’objet de son amour en dessinant son
corps, précisément parce que sa réalité lui échappe. 6. Comparaison avec un sonnet de Louise Labé
Dans le sonnet 9 de Louise Labé « Tout aussitôt
3. Le comble de l’amour que je commence à prendre », on retrouve le même
Le premier vers se construit autour de l’antithèse du dialogue que dans le texte de Desnos entre la pre-
rêve et de la réalité. Cette antithèse parcourt tout le mière et la deuxième personne du singulier : dans
texte et se prolonge parfois en oxymore. Au rêve est cet échange entre le « je » et le « tu » se lit la quête
associé le sommeil (« que je m’éveille », « je dors éperdue du désir amoureux qui tente d’atteindre
debout ») et l’aspect immatériel de l’être aimé. Plu- l’autre. On retrouve aussi des antithèses très fortes,
sieurs expressions reprennent cette opposition, qui qui structurent le texte : entre vérité et mensonge,
confine au paradoxe et au comble : « en étreignant sommeil et veille, nuit et jour, « repos » et « san-
ton ombre » à la ligne 4 par exemple unit deux mots glots » par exemple. Enfin le vers 9 joue de la même
de sens contraire, puisque l’ombre n’est pas saisis- manière le rôle d’un emblème qui résume en quelque
sable par définition ; on retrouve la même associa- sorte le propos du texte : « Ô doux sommeil, ô nuit
tion oxymorique à la ligne 7 : « l’apparence réelle » à moi heureuse ! »
où ce qui est illusion se confond avec la réalité. De
la même manière « je dors debout » nous montre
l’aporie où se trouve le poète, entre la veille et le Vers le BAC : le commentaire
sommeil. Enfin à la ligne 15 le même procédé est 7. Registre lyrique
utilisé puisqu’il s’agit d’actions concrètes (« mar- Le registre lyrique est l’expression des sentiments
ché, parlé, couché ») portant sur un objet immaté- personnels. On peut reprendre différents procédés
riel (« ton fantôme »). L’amour est donc ici repré- d’écriture qui l’illustrent particulièrement dans ce
senté comme une alliance des contraires, comme texte : les formes de la première personne, l’élan du
quelque chose d’inaccessible, comme un comble. « je » vers le « tu » ; le rythme du texte et l’expres-
Il semble donc seulement imaginaire. sivité de sa versification (longueur et construction
des phrases) ; enfin l’expression originale de l’amour
4. La déréalisation de l’être aimé
plus appréhendé comme une aspiration à l’idéal que
Le rêve et la réalité entretiennent, comme on l’a vu,
comme une réalité.
un rapport étroit puisqu’ils se confondent dans l’es-
prit du poète. C’est pourquoi on trouve dans le texte
un champ lexical de l’immatériel qui fait écho à la Pour aller plus loin
présence physique de la femme aimée. Les mots La lecture d’autres poèmes de la section « À la mys-
« ombre », « contour », « apparence », « hante » et térieuse » peut être intéressante parce qu’ils repren-
« fantômes » l’illustrent. On peut également rele- nent les éléments ou motifs présents dans « J’ai tant

184 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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rêvé de toi ». On pense par exemple aux « Espaces du 2. Le lyrisme ou le dialogue amoureux
sommeil » (« Dans la nuit il n’y a pas d’anges gar- La première et la deuxième personne du singu-
diens, mais il y a le sommeil./Dans la nuit il y a toi. lier entretiennent un échange qui circonscrit le
Dans le jour aussi ») ou à « Si tu savais » (« Loin de texte : souvent le « je » et le « tu » se retrouvent
moi,/ si tu savais./ Si tu savais comme je t’aime et, dans les strophes, mais à distance et en leur ser-
bien que tu ne m’aimes pas, comme je suis joyeux, vant en quelque sorte de bornes. Dans le premier
comme je suis robuste et fier de sortir avec ton tercet, « mes mains nues » (v. 3) répond à « ta cheve-
image en tête, de sortir de l’univers. »). La versifi- lure d’oranges » (v. 1). Puis on retrouve, à la limite
cation est à nouveau libre dans ces poèmes, et l’on du premier et du deuxième tercet la référence à la
retrouve la même tension entre le réel et l’idéal, le deuxième personne (« tous tes reflets », v. 3 et « la
jour et l’espace de la nuit, du sommeil et du rêve. forme de ton cœur », v. 4). Puis l’alternance reprend
Il y a véritablement, dans ce lyrisme intense, une et se continue : « ton amour » (v.  5), « mon désir
reprise de la tradition pétrarquiste. perdu » (v. 5), « ma mémoire » (v. 7), « de t’avoir vue
venir » (v.8). On peut noter enfin le début du vers 7
comme un exemple de l’entrelacement qu’accom-
plit le poème au fur et à mesure entre le « moi » et
Éluard,
4 Capitale de la douleur p. 316
le « toi » : « Mais tu n’as pas toujours été avec moi ».
Plus il avance, plus les mots tentent de rapprocher
Pour commencer et d’unir les deux amants.
Ce poème fait penser à l’une des images les plus 3. La mélancolie du poète
fameuses d’Éluard : « La terre est bleue comme Une sorte de tristesse liée au regret émane du texte ;
une orange », que l’on retrouve ici transformée le poète exprime en effet ici la mélancolie d’un
et appliquée à la figure féminine : « Ta chevelure amour disparu. Il y a dans le texte des mots qui évo-
d’oranges ». Ce poème est donc un bon exemple quent la perte et la disparition : « le vide », « silence »,
de lyrisme amoureux au croisement de la tradition « ombre », « désir perdu », « obscurcie », « partir ».
et de la modernité. En effet le motif repris, la che- Le vers 6, notamment avec l’interjection « ô » et la
velure, est un topos de la littérature amoureuse (on parataxe dit et mime en quelque sorte le soupir de
pense bien évidemment d’abord à Baudelaire), et la désolation et de peine. On relève aussi des images
forme du poème paraît à première vue assez clas- qui dénotent la perte de l’être aimé, par exemple
sique. Cependant l’originalité consiste à renouveler des métaphores, « le vide du monde » (v. 1) ou « ma
ici à la fois le motif (la chevelure n’est que le sup- mémoire… obscurcie » (v. 7-8). La perte de l’être
port d’une femme en réalité absente) et la forme, aimé engendre le vide et le noir, et ceux-ci se pro-
puisqu’aucune règle fixe n’est vraiment suivie à jettent et contaminent toute la vision du monde.
l’intérieur du cadre des strophes.
4. L’évocation poétique de la femme aimée
Même si certains éléments du corps de la femme
Observation et analyse sont présents dans le texte (la chevelure au vers 1,
1. Le libre usage de la ponctuation le cœur au vers 4 ou les regards au vers 6), en réa-
L’écriture dans le poème paraît libre et désarticu- lité celle-ci est plus évoquée que réellement repré-
lée. En effet la ponctuation ne disparaît pas com- sentée. En effet, comme elle oscille entre présence
plètement mais il en est fait un usage anarchique : (dans le passé) et absence (dans le présent), c’est
soit elle est absente d’une strophe entière (comme seulement à partir de certains mots et de leur pou-
la première par exemple) ; soit elle désarticule le voir d’évocation qu’Éluard convoque son image. Il
vers en créant enjambement et rejets (dans la troi- joue ainsi sur les sons : on note l’allitération en [v]
sième strophe, « Ma mémoire » est en contre-rejet au dans la première strophe (chevelure-vide-vitres) et
vers 7 et « Et partir » en rejet au vers 9). Ce poème en « r » au vers 6 (soupirs, ambre, rêves, regards).
est donc bien, là encore, entre tradition et moder- Mais il fait surtout surgir des images qui confèrent
nité puisqu’on reconnaît un cadre fixe (les tercets), au texte une dimension fortement visuelle : la méta-
mais à l’intérieur duquel le poète prend ses liber- phore « ta chevelure d’oranges » associe à la cheve-
tés. Les jeux avec la ponctuation et à la versifica- lure une forme et une couleur inédite ; l’expression
tion confèrent au poème une forme d’irrégularité « les vitres lourdes de silence » rapprochent méta-
et d’inconstance, propre à l’expression du lyrisme. phoriquement ce qu’on voit (les vitres) et ce qu’on

11. La poésie surréaliste 185

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entend (le silence) ; le poète suggère ici l’état de et donc de sauver du temps qui passe (cf. notamment
vide et de désolation intérieure qu’on ressent et qui « Mignonne, allons voir si la rose… »).
semble résonner à l’extérieur. Avec la métaphore
« la forme de ton cœur est chimérique », il joue à Pour aller plus loin
la fois sur l’opposition entre la réalité (la forme) et On peut rapprocher ce poème d’une des œuvres de la
le fantasme (la chimère), pour mieux exprimer de Pléiade, Les Regrets de Du Bellay. On pourra y lire
manière oxymorique à la fois l’absence et la pré- à la fois les emprunts et les renouvellements qu’ap-
sence de l’être aimé. Enfin le vers 6 suggère, dans porte le surréalisme à ce lyrisme de la Renaissance,
une écriture qui pose simplement les mots les uns et voir comment, par exemple, la mélancolie et la
à côté des autres, comme un pinceau sur la toile, un perte sont communément ou différemment exprimées.
ailleurs chaleureux, précieux (la chaleur, la couleur
et le prix de l’ambre), exotique, donc amoureux et
malheureusement révolu. Vers l’œuvre complète
Éluard,
Contexte et perspectives Capitale de la douleur p. 317

5. La correspondance du moi et du monde Pour commencer


Éluard joue sur les différents sens qu’on peut don- Cette œuvre est intéressante parce qu’elle illustre les
ner au mot « capitale » ; avant d’être la ville prin- deux séquences de ce chapitre : le lyrisme amoureux
cipale d’un pays, c’est aussi le siège, la tête d’une se décline sous toutes ses formes et la figure fémi-
entité en général. L’expression unit l’espace, le lieu, nine est idéalisée, comme dans les poèmes pétrar-
le monde, c’est-à-dire ce qui est extérieur (« capi- quistes du xvie siècle ; mais l’écriture est aussi, dans
tale »), au moi, à l’âme, à l’intime, c’est-à-dire à ce sa forme, très libre et très variée, à l’image d’une
qui est intérieur (« la douleur »). Il y a dans la poé- poésie surréaliste qui s’émancipe de tous les cadres
sie surréaliste une forme de renouvellement par rap- et de tous les modèles.
port à la poésie romantique, qui tend à confondre
véritablement le moi et le monde. On peut donc La composition du recueil
lire dans ce titre à la fois ce projet d’auteur, mais 1. Les titres des poèmes
aussi peut-être celui d’être au cœur, dans la capi- Les titres des poèmes donnent une première indica-
tale-même de la douleur. tion, avant une lecture plus approfondie de l’œuvre,
de la liberté de l’écriture surréaliste. Certains sont
6. Le poème « L’amoureuse » en écho
en effet plus dénotatifs (« l’habitude », « la bénédic-
Dans « L’amoureuse » se lit aussi la correspondance tion », « la malédiction » par exemple), les autres
étroite du moi et du monde ; la femme est littérale- plus connotatifs (« Denise disait aux merveilles »,
ment le monde (« Ses rêves en pleine lumière/Font « L’ombre aux soupirs », « le miroir d’un moment »).
s’évaporer les soleils »). Mais ce poème exprime sur- On relève aussi la reprise de formules courantes
tout la fusion des deux amants et représente d’une (« Porte ouverte », « À la minute », « Volontaire-
certaine manière le double heureux et joyeux de cet ment », « sans rancune ») ou des associations sur-
extrait. Au lyrisme sombre et au désenchantement prenantes de mots (« La mort dans la conversation »,
de « Ta chevelure d’oranges » correspond le lyrisme « Dans le cylindre des tribulations », « Sur la maison
solaire et le chant de « L’amoureuse ». du rire », « À faire rire la certaine »). On peut ainsi
proposer aux élèves de classer les poèmes en fonc-
Vers le BAC : l’entretien à l’oral tion de leur degré d’étrangeté, selon qu’ils signi-
7. L’amour et le temps fient ou qu’ils suggèrent.
« Le temps se sert de mots comme l’amour ». Par 2. L’écriture et la peinture
cette formule, Éluard rapproche l’écriture à la fois Les peintres qui apparaissent dans les titres du recueil
de l’amour et de la question du temps qui passe. sont : Pablo Picasso, Max Ernst, Giorgio de Chirico,
En effet l’écrivain tente souvent par ses mots d’ins- Paul Klee, Georges Braque, Hans Arp, Joan Miro,
crire, de retenir et de rendre par là éternels à la fois André Masson. Le mouvement surréaliste fait par-
l’amour et le passé. Ces deux thèmes sont aussi au ticiper tous les arts entre eux, et bien souvent le
cœur, par exemple, de la poétique de Ronsard qui poème est aussi un poème-objet (cf. ceux de Breton
met en avant le rôle de la poésie, capable d’édifier ou Duchamp). L’inscription du nom de ces peintres

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au cœur même de cette œuvre-phare témoigne donc 5. Collages, frottages, montages de mots
d’un travail collectif et commun entre l’écriture et On retrouve dans les images de Capitale de la dou-
la peinture ; cela souligne également la dimension leur les mêmes techniques que celles utilisées en
plastique et visuelle que prend le langage dans l’es- peinture par les artistes surréalistes : Éluard colle,
thétique surréaliste. Par ailleurs on sait que, parmi frotte les mots pour produire de l’insolite et faire
les premiers disciples de Breton au moment de la surgir de l’inattendu, et par là un réel inédit. Cer-
parution de premier Manifeste en 1924, on comp- tains titres par exemple illustrent ce procédé : « Mou-
tait autant de plasticiens que d’écrivains : Éluard, rir de ne pas mourir » ou « La grande maison inha-
Aragon, Desnos, Breton côtoyaient en effet Miro, bitable » sont des formules paradoxales, proches de
Ernst, Dali et Man Ray. Enfin Giorgio de Chirico, l’antithèse ou de l’oxymore ; ces titres intriguent
un des inspirateurs du mouvement, avait aussi inau- et produisent du mystère. On retrouve un peu cet
guré cette série d’échanges avec son Portrait prémo- effet dans « Giorgio de Chirico » avec l’expression
nitoire de Guillaume Apollinaire en 1914. « pour dépeupler un monde dont je suis absent ».
Au début de « Bouche usée », c’est l’exercice de
3. La diversité des formes
l’écriture automatique et de la libre association qui
La forme des poèmes est très variée dans l’œuvre. Il
semble initier le mouvement du poème : « Le rire
y a des poèmes courts, parfois très courts (« Rivière »,
tenait sa bouteille/À la bouche riait la mort/Dans
« Lesquels », par exemple), pouvant aller jusqu’à
tous les lits où l’on dort/Le ciel sous tous les corps
l’aphorisme, et des poèmes longs, parfois même
sommeille » : un fil se tisse entre le rire, l’ivresse, la
divisés et structurés en différentes parties (comme
bouche, la mort et le sommeil. Mais d’une manière
« L’invention » dans « Répétitions » ou « Au cœur de
plus constante, Éluard associe dans son écriture des
mon amour » dans « Mourir de ne pas mourir »). On
mots qui habituellement n’ont pas de rapport entre
trouve aussi une sorte de diptyque avec « Absences
eux ; l’expression insolite, par sa concision et sa den-
I » et « Absences II » dans « Nouveaux poèmes », ou
sité, donne à voir soudain au lecteur une autre réa-
le cas de poèmes redoublés, comme « À la flamme
lité. Les exemples sont nombreux : « Tes yeux sont
des fouets » dans « Nouveaux poèmes ». La troi-
revenus d’un pays arbitraire » (dans « L’égalité des
sième section, « Les petits justes », déroule quant
sexes ») juxtapose l’espace concret du « pays » et
à elle une suite de onze poèmes courts et numéro-
l’abstraction de « l’arbitraire » ; « École de nu » (dans
tés à l’aide de chiffres romains. Plus globalement
« Ce n’est pas la poésie qui ») transfère à l’univers de
et sur l’ensemble du recueil, la forme versifiée, à
l’école un objet qui ne lui correspond pas ordinaire-
la fois fixe et libre, alterne avec la prose, et on note
ment, le « nu » ; « Sous un soleil ressort du paysage »
que les textes en vers expriment davantage les sen-
(dans « Ronde ») rompt la cohérence du paysage
timents du poète alors que les pièces en prose sem-
naturel (« soleil », « paysage ») par l’irruption d’un
blent être plus narratives et relever d’une écriture plus
mot technique relatif à la mécanique (« ressort ») ;
expérimentale cherchant avant tout à transformer la
le même procédé est utilisé aussi dans « Giorgio de
vision du monde par une grande liberté d’écriture.
Chirico » avec « Un mur dénonce un autre mur », cas
L’écriture surréaliste d’hypallage ou de caractérisation non pertinente du
« mur » par l’emploi du verbe « dénoncer ». Mais on
4. La liberté de l’écriture
pourrait en citer d’autres : « Au plafond de la libel-
Le poète joue avec la disposition des mots sur la
lule » (dans « Le plus jeune »), « elles pâlissent à
page, en usant d’une grande liberté. On peut citer
perte d’haleine » (dans « les lumières dictées ») ou
l’exemple de « À la minute » où le vers se réduit par-
encore « Une grande femme, à côté de moi, bat des
fois à un seul mot, créant ainsi un effet, comme si
œufs avec ses doigts » (dans « Pour se prendre au
le poème décroissait puis croissait. Dans « L’ami »,
piège ») ou « Songe aux souffrances taillées sous des
c’est l’utilisation des guillemets qui produit une
voiles fautifs » (dans « Limite »), etc.
sorte d’ouverture au cœur du texte, comme si la voix
en faisait entendre une autre ; de la même manière, 6. Le rôle de l’inconscient : « Dans le cylindre
les tirets ou les parenthèses, comme dans « Luire » des tribulations »
par exemple, dédoublent en quelque sorte le niveau Ce poème est un bon exemple de la pratique de
d’énonciation. On peut aussi évoquer les poèmes qui l’écriture sous la dictée de l’inconscient ; il s’agit
rejettent à la fin un vers isolé, comme pour ména- en effet d’un poème en prose et d’un récit de rêve.
ger un effet de chute : « Sans musique », « Limite », Les « tribulations » du titre évoquent les visions,
« L’ombre aux soupirs », « L’unique », par exemple. les hallucinations des songes, et la circularité du

11. La poésie surréaliste 187

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« cylindre » se retrouve dans celle du poème, dont oriente et polarise l’écriture. On note également de
le début et la fin entrent en écho : « Que le monde nombreux effets de rythme, soutenus par les répé-
m’entraîne et j’aurai des souvenirs », « Que les sou- titions, notamment en anaphores. Il en résulte un
venirs m’entraînent et j’aurai des yeux ronds comme effet litanique qui rappelle le genre du cantique et
le monde ». Mais l’idée du cylindre et du cercle qui divinise encore davantage la figure féminine.
est aussi celle de la transformation qui reprend et Parfois l’interjection « ô » vient souligner encore
recrée. Il s’agit en effet de réinventer le monde : cette vocation du poème (comme dans « L’égalité
« Il y a aussi, dans une ville de laine et de plumes, des sexes » par exemple).
un oiseau sur le dos d’un mouton ». La vision pro-
posée est bien surréaliste, parce qu’elle juxtapose 9. La correspondance de la femme et du monde
sous la forme d’un tableau (cf. la récurrence du « Il On peut commencer par une étude du poème bien
y a » qui décrit et fait exister aussi) des éléments connu, « L’amoureuse », et identifier avec les élèves
hétéroclites (« trente filles », « un joueur heureux », les deux champs lexicaux dominants : celui du corps
« l’amour », « le jeu », « l’oiseau » et « le mouton »), (« paupières », « cheveux », « mains », « yeux ») et
et se rapproche des toiles de Magritte par exemple. celui de la nature (« pierre », « ombre », « ciel »,
L’avant-dernier vers en particulier, avec l’insertion « lumière », « soleils »). En fait, le corps et l’espace
d’éléments plus abstraits et moins représentables, se superposent comme s’unissent dans le poème le
rappelle les toiles dites « métaphysiques » de Gior- « je » et le « toi ». On retrouve d’une manière géné-
gio de Chirico : « Il y a aussi les siècles personni- rale cette concordance sur l’ensemble du recueil et
fiés, la grandeur des siècles présents, le vertige des associée plus particulièrement à la dialectique de
années défendues et des fruits perdus ». l’ombre et de la lumière. La femme éclipse le jour et
devient la seule source de lumière dans un paysage
7. Le verbe créateur complètement imprégné du sentiment amoureux.
Dans l’ensemble du recueil, Éluard utilise peu les Les exemples sont nombreux : « La grande maison
signes de ponctuation, ou il en fait un usage par- inhabitable » confond la femme avec une île et la
ticulier, faisant disparaître la syntaxe habituelle rapproche de l’horizon par l’image de la ceinture ;
de la langue. Les verbes sont souvent conjugués dans « Ronde » également : « Sous un soleil ressort
au présent de l’indicatif et l’on retrouve aussi fré- du paysage/Une femme s’emballe/Frise son ombre
quemment l’infinitif. Par ce temps et par ce mode, avec ses jambes » ; dans « L’égalité des sexes » : « Ni
il est donné au langage une force performative. Le connu la beauté des yeux, beauté des pierres,/Celle
poème redevient le lieu originel du verbe, et de la des gouttes d’eau, des perles en placards, […] Le
création du monde. soleil aveuglant te tient lieu de miroir » ; dans « Au
cœur de mon amour » : « Une femme au cœur pâle/
Poétique de la femme et du monde Met la nuit dans ses habits. L’amour a découvert la
8. Le lyrisme amoureux nuit sur ses seins impalpables » ; le poème « Dans
Les poèmes qui convoquent la figure féminine parmi la danse » offre de nombreuses illustrations de cette
les douze de la section « Mourir de ne pas mourir » correspondance : « il y a des femmes au visage pâle,/
sont : « L’égalité des sexes », « Au cœur de mon d’autres comme le ciel à la veille du vent […] il y a
amour », « L’amoureuse », « Dans la danse », « Entre des femmes de bois vert et sombre/celles qui pleu-
autres », « Giorgio de Chirico », « Bouche usée », rent, de bois sombre et vert : celles qui rient. » ; dans
« Sans rancune », « Celle qui n’a pas la parole », « Bouche usée » : « Elle porte sans effort/Une ombre
« Nudité de la vérité », « Ta foi ». Les sentiments aux lumières pareille » ; dans « Sans rancune » égale-
qui sont associés le plus souvent à l’évocation de la ment : « Une ombre…/ Toute l’infortune du monde/
femme correspondent à la fois au désir et à la perte. Et mon amour dessus comme une bête nue. » ; et le
Comme dans le lyrisme du xvie  siècle, la figure poème VII des « Petits justes » : « La nature s’est prise
féminine est idéalisée ; la femme devient muse et le aux filets de ta vie./ L’arbre, ton ombre, montre sa
poème cherche à atteindre l’être inaccessible. C’est chair nue : le ciel./Il a la voix du sable et les gestes
pourquoi l’amour et le désespoir se mêlent souvent ; du vent./Et tout ce que tu dis bouge derrière toi. »
les accents lyriques miment dans le mouvement
même du poème cette quête : un dialogue s’ins- 10. Une poésie des éléments naturels
taure, entre le « je » du poète et le « toi » représen- Il y a une poésie des éléments naturels dans l’œuvre
tant la femme aimée ; souvent en effet l’inscription car la nature, l’espace, le monde sont très représen-
dans le texte de la deuxième personne du singulier tés et sont le support, comme on l’a dit, du lyrisme

188 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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amoureux. Le rapport au monde se fait donc aussi la profonde ambivalence de l’écriture d’Aragon dans
presque charnel par le moyen des mots. Les éléments ce poème. L’absence moderne de toute ponctuation
que sont l’eau, la terre, le feu et l’air renvoient à des confère à l’écriture le mouvement d’un flot continu.
motifs récurrents dans le recueil : celui de la mer, de Mais par ailleurs la composition des strophes et la
l’île, pour l’air, celui du vent, omniprésent, et parfois disposition des rimes sont fixes : il s’agit de strophes
de la tempête, pour l’air ; en ce qui concerne le feu, de cinq vers, des quintils, croisant à chaque fois de
il s’exprime surtout à travers une action, et donc un la même manière deux rimes, sur le modèle abaab.
verbe « brûler », même si l’image du soleil revient Ce schéma garantit la cohésion de la strophe, qui
fréquemment, et parfois aussi celle du « brasier » ; ne saurait apparaître comme un simple quatrain
enfin pour la terre, Éluard choisit souvent d’inscrire rallongé, ce qui est le cas des quintils d’« Elsa au
dans ses textes ce qu’elle produit : les références aux miroir », par exemple ( p. 352). L’alternance des
fruits, aux fleurs, à l’herbe sont nombreuses. Certains rimes féminine et masculine est respectée, à condi-
poèmes fournissent des exemples significatifs : « Par- tion de concevoir les rimes pour l’oreille (comme
fait », « Le sourd et l’aveugle » (la « tempête » et « le dans le second quintil, ou aux vers 31 et 41) et
tonnerre »), « Pour se prendre au piège » (« l’orage », non pour l’œil, ce qui renvoie à la nature orale du
« la brume », « la mer », « le ciel », « la lumière », « les lyrisme d’Aragon. Le respect de la coupe à l’hémis-
couleurs »), « Au cœur de mon amour » (« le soleil »), tiche, lui, est systématique. Dans ces quintils, un
« Le jeu de construction », « Denise disait aux mer- octosyllabe s’immisce au quatrième vers parmi les
veilles » (les saisons), « La bénédiction » (« oiseaux », alexandrins : ce procédé est hérité de la poésie élé-
« poissons », « fourmis », « brasier »), « La malédic- giaque, celle de Chénier ou Lamartine ( p. 273).
tion » (« les herbes »), « Absences I et II », ou encore Ce poème offre donc une versification soignée, et
« Baigneuse du clair au sombre » (le feu). finalement très classique.
2. Le projet de l’éloge
Pour aller plus loin Dès le premier vers l’auteur inscrit le projet épidic-
On peut proposer une ouverture avec la lecture du tique dans le texte. L’adverbe d’intensité « trop » est
recueil Fureur et mystère de René Char et étudier répété deux fois et cette intensité trouve un écho
avec les élèves certains traits communs de l’écri- dans le choix du lexique avec les adjectifs « grand »
ture, notamment une forme de densité parfois, de et « fou ». Ainsi c’est l’hyperbole qui caractérise ce
concision et donc de fulgurance dans l’expression ; premier vers et l’écriture du superlatif qu’on retrou-
l’abondance des visions et la recherche d’une expres- vera ensuite dans tout le poème. Mais on voit aussi
sion du comble ; les éléments de la nature sont aussi que l’entreprise de l’éloge s’appuie sur la force du
présents dans les deux œuvres. « mot », en quelque sorte personnifié ici à travers
les deux adjectifs qualificatifs.
3. La célébration de la femme aimée
Aragon,
5 « La constellation » p. 318
La femme aimée est l’objet d’une apothéose ; l’apo-
théose est ce qui élève et consacre un être humain
Pour commencer au niveau de la divinité. C’est pourquoi on retrouve
Dans ce poème Aragon renouvelle en quelque sorte dans le texte les procédés d’écriture de la célébra-
l’écriture épique et patriotique en substituant au tion et de l’éloge : la femme est associée systéma-
motif guerrier (celui de l’Énéide, cité en exergue du tiquement au ciel, tant dans le lexique que dans les
recueil, « Arma virumque cano ») le motif amoureux. images employées : « en nuages filés » (v. 2), « les
Il propose donc une synthèse originale de plusieurs anges » et « ses « ailes » (v.  3), « les hirondelles »
aspects de la tradition poétique puisque se mêlent à (v. 4), « le ciel » (v. 16), « étoile » (v. 18). Dans la
la fois, dans ce nouveau lyrisme, l’inspiration reli- deuxième partie du poème (à partir du vers 21), le
gieuse et les registres épidictique et épique. texte file la métaphore de la chevelure, une source
de lumière et de feu (v. 30) pour les « yeux hélio-
tropes » (v. 28) des fidèles adorateurs. Le projet du
Observation et analyse poème est aussi inscrit dans son titre : « la constel-
1. Une versification entre tradition et modernité lation » ; il s’agit bien ici d’ajouter une étoile au fir-
Si l’on observe la versification, avec le choix des mament déjà existant.
mètres et la disposition des rimes, on s’aperçoit de

11. La poésie surréaliste 189

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4. Le travail poétique mêmes sonorités [f], [t] et [r]. La grande musicalité
Le poète rend compte de son activité comme d’un de ces deux strophes rappelle d’abord les jeux d’écri-
travail manuel, tour à tour artisanal (« Je lui songe ture surréaliste, mais vise surtout à faire entendre
une robe », v.  2 ; « Je tresserai mes vers [et] ma dès le début du poème la louange, et sa musique. ;
rime », v.  6-7) et agricole (« je verserai […] [l’] la musicalité introduit ici au chant de gloire.
Avoine […] Pour récolter la strophe », v.8-10) ; les
deux métaphores successives sont d’ailleurs intime- Contexte et perspectives
ment liées, puisque le matériau du vannier est clai-
7. Un cantique et une apothéose
rement désigné comme le fruit de la « terre » (v. 6).
Le dictionnaire Robert définit le cantique comme
L’œuvre devient ouvrage et l’écriture fabrication.
un chant religieux, et plus précisément un chant
Le mot « métier » (v. 7) illustre cet aspect presque
d’action de grâces consacrées à la gloire de Dieu.
laborieux et très concret du travail poétique. Le
Plus généralement, le cantique renvoie à la dimen-
mouvement qui s’affirme alors permet au poète de
sion religieuse et s’apparente aux psaumes, à un
quitter la terre et de s’élever vers le ciel par le tra-
hymne. L’apothéose est, comme on l’a dit, l’action
vail de l’écriture : « Le poème grandit m’entraîne et
de diviniser quelqu’un. Ces deux termes caractéri-
tourbillonne » (v. 11), « Il m’arrache à la terre aux
sent ainsi ce poème ; Aragon s’inscrit dans un cer-
patients raisins » (v. 15). Les verbes d’action de cette
tain lyrisme (un texte qui chante), mais un lyrisme
strophe traduisent bien cette dynamique, renforcée
quasi religieux qui divinise la femme aimée et en
par l’usage du futur simple de l’indicatif dans les
marque l’ascension (« la constellation »).
deux premières. Ici Aragon exprime une aspiration et
une ascension, de la terre vers le ciel, par le moyen
de l’écriture qui divinise et grandit (« Voici le ciel Vers le BAC : le commentaire
pays de la louange énorme », v. 16). 8. Tradition et modernité
Aragon reprend dans ce poème, comme on l’a vu,
5. L’hymne à la Résistance
plusieurs aspects de la tradition poétique : lyrisme,
Dans la deuxième partie du poème, à partir du vers éloge, chant épique. La versification très classique
21, les allusions à l’actualité de la France occupée dans laquelle sont exprimés ces registres fait d’autant
et en guerre sont fréquentes : « On sait un pays grand mieux ressortir la modernité du lexique qui renvoie
lorsqu’il est à genoux » (v. 25), « ce temps misan- aux inventions techniques (« chloroforme », v. 18 ;
thrope » (v. 26), « la nuit de l’Europe » (v. 29). Ces « astronomes », v.  34 ; « aéroport », v.  41 ; « auto-
références sont étroitement associées à la célébration gire », v. 43). Ce lexique contemporain se mêle au
d’Elsa : le poète affirme le projet explicite de « lier » vocabulaire immémorial de la nature, champêtre ou
les « misères » du temps à leur « amour » (v. 26-27). céleste ( question 4), de même qu’à l’évocation de
C’est ainsi que les vers 28-32 rapprochent l’incendie, l’Europe en guerre se superposent les références
image du désastre de la guerre, et le feu de la che- à l’Antiquité (d’« Herculanum », v. 31, à « la cou-
velure d’Elsa. Mais ils inscrivent aussi Elsa dans la ronne vallaire », v. 39), ou qu’au vocabulaire savant
mythologie et l’histoire antiques : sa chevelure se réin- se juxtapose le lexique familier (« la carte stellaire »
carne en « toison d’or » (v. 32), rappelant la légende et « les tireurs d’horoscope », v. 36-37 ; « la carte val-
des Argonautes, en même temps que le « désastre » laire » et le « premier chien courant », v. 39-40). Ce
d’Herculanum image la catastrophe d’une civilisation mélange même des références est signe de moder-
qui vient de sombrer dans la barbarie nazie. nité poétique, dont on peut voir un dernier trait dans
6. La musicalité de la langue l’usage surréaliste de l’image (« yeux héliotropes »,
Les deux premières strophes regorgent d’assonances v. 28 ; « Lèche-ciels empressés », v. 38 ; « aéroport
et d’allitérations, qui souvent amplifient les jeux de d’espoir », v. 41).
la rime. On note au premier quintil une allitération en
[g] doux (« songe », « nuages », « jaloux », « anges », Pour aller plus loin
« bijoux »). Quant au second quintil, il semble décli- On peut rapprocher ce poème de l’œuvre poétique
ner à l’envi les deux syllabes du mot « verveine » à de Claudel en général, et à l’appui de la relecture du
travers les termes « vers », « trouvère », « verserai », texte biblique, Le Cantique des cantiques, mesurer
« vaine », « verte », « veines », sans compter deux comment la poésie française du xxe siècle reprend
mots (« vent » et « avoine ») qui renforcent l’allitéra- et renouvelle l’inspiration religieuse de l’amour et
tion en [v]. Enfin le vers 10 reprend et retourne les du chant.

190 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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Histoire des arts cation plus symbolique. Finalement c’est d’abord
le mystère qui est représenté, ici celui de l’intime,
René Magritte : de l’enfance et de soi ; et c’est ce mystère qui est
la réalité subvertie p. 320 transmis et qui interroge sans limite le spectateur.
Questions
1. Un climat onirique
Soupault,
La toile baigne dans un climat étrange, propre au 6 Westwego p. 322
rêve et au langage de l’inconscient. Les couleurs
sourdes participent ainsi à une dilution de l’illusion Pour commencer
réaliste : ces deux bandes ocre et bleue évoquent- Ce premier extrait qui illustre « l’écriture libérée » par
elles une partition entre terre et ciel ou bien entre le surréalisme montre une des techniques caractéris-
sable et mer ? Le clair-obscur participe aussi de la tiques du mouvement : la pratique de l’automatisme.
dimension étrange : il met en évidence des formes qui Le poème s’émancipe de toute forme de versification,
semblent se découper au premier plan et nourrir le mais il reste poème. C’est l’énergie seule du mot et
mystère en suscitant les interrogations du spectateur. ses pouvoirs d’évocation qui font avancer l’écriture.
2. La représentation du rêve
Les éléments représentés sur le tableau ne donnent Observation et analyse
pas l’illusion du réel : ils semblent en effet en pro-
1. La libre association des mots
venir mais aussi avoir été détournés et donc trans-
Hormis le premier vers qui est un bel alexandrin
formés dans leur usage. Le tableau donne l’im-
carré, Soupault se prive ici de toutes les ressources
pression d’une grande incongruité, surtout dans ce
classiques de la versification : il n’y a pas de strophe ;
qu’il représente. L’homme n’apparaît qu’à travers
pas non plus de vers fixe, même si l’on peut recon-
sa forme noire, la musique est identifiée à un bout
naître ici ou là quelques rythmes récurrents, hexa-
de partition qui forme sans doute un saxophone.
syllabes surtout (v.10-12, 45-46) ; pas non plus de
Chaque élément est donc en quelque sorte déréalisé
rimes, tout juste quelques assonances de loin en loin
et le lien entre tous est à retrouver car il appartient
(« Paris » et « brebis », v. 2 et 5 ; « chaud » et « cha-
à l’énigme du rêve, dont le propre consiste préci-
peau », v. 7 et 10, etc.) Texte de l’errance, de la déam-
sément à recomposer le réel.
bulation, cet extrait de « Westwego », dépourvu de
3. Un autoportrait original toute ponctuation, propose la même liberté dans son
Le lien entre tous les éléments du tableau se trouve en écriture. Mais cela ne veut pas dire qu’il soit sans
fait dans l’intimité du peintre ; on pense à l’enfance, rythme. Le poème se structure en fait à partir des
c’est-à-dire à l’ombre portée (dans tous les sens du associations d’idées d’abord, puis des répétitions.
terme) par l’homme sur le tableau. La musique et Par exemple, l’expression « ne pas quitter d’une
la reproduction d’un attelage de chevaux d’un autre semelle » (v. 3) amène l’image du « petit chien » (v.
temps font penser à la reconstitution du cadre du 4) qui suit son maître, et le chien amène la « bête »,
passé à l’aide de souvenirs précis et intimes. Le puis la « brebis » (v. 5) ; ou bien encore, le glissement
choix du titre évoquant l’autobiographie de Jean- d’une expression figée à l’autre (« clef des champs
Jacques Rousseau confirme cette hypothèse, et la clef des songes », v. 11) permet de lier les thèmes
mise en abyme du tableau de l’enfance à l’intérieur du voyage et de la rêverie. Très vite alors, à partir
du tableau de l’adulte, celle de l’autoportrait. de la reprise du vers 14 par le vers 18, les répéti-
tions prennent le relai pour donner au poème son
4. La technique des surréalistes
impulsion interne : on se contentera de noter l’ana-
Cette toile illustre bien la technique des surréalistes, phore de « je suis » (v. 26, 29, 30) et plus généra-
transposée ici de la littérature à la peinture : Magritte lement la récurrence des premières personnes ver-
procède par libre association et monte les différents bales à l’initiale du vers.
éléments entre eux sans imposer dans la composi-
tion une lecture particulière. L’absence apparente 2. Un poème de la ville
de cohérence peut évoquer l’effacement de la ponc- − Le champ lexical du voyage : « voyageur » (v. 1),
tuation dans les poèmes. C’est dans cette liberté « les bornes kilométriques » (v. 19), « mes fameux
que l’inconscient se révèle : l’objet s’émancipe de voyages » (v. 32), déclinés en noms de ville ou
sa fonction, perd sa réalité et accède à une signifi- de lieux touristiques aux vers 33-37 (New York,

11. La poésie surréaliste 191

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Buenos Aires, Moscou, Madagascar, Shan-haï, le par la seule puissance d’évocation des mots. Sans
Mississipi), « partir un soir à bord d’un paquebot » réellement se déplacer, le poète renouvelle ainsi le
(v. 35), « les voyages du capitaine Cook » (v. 39), paysage urbain en y projetant à la fois ses souve-
« le petit chemin de fer […] transcanadien » (v. 43). nirs (c’est-à-dire son passé) et ses désirs (son futur).
− Les images relatives à Paris : « tes monuments » (v.
19), « tes nuages/qui s’accrochent aux cheminées » Vers le BAC : la dissertation
(v. 20-21) ; « la nuit tu es phosphorescent » (v. 23) ; 6. L’écriture libérée
« tous tes cris » (v. 25), « la terrasse d’un café » (v.
On fait réfléchir ici les élèves aux effets de la
30), « les boulevards […] les rues » (v. 48), « les
contrainte et de la liberté en écriture. En quoi peut-
arbres secs » (v. 50).
on parler d’une libération ici ? Qu’est-ce que l’ab-
À travers ces images, on voit d’une part la relation sence de règles strictes libère dans l’écriture ? On
affective qui unit le poète à la ville (cf. l’utilisation cherche d’abord plusieurs arguments : une inspi-
de la deuxième personne du singulier et de la per- ration plus libre et qui peut varier ; un aspect plus
sonnification) et d’autre part comment ce paysage ludique donné à l’écriture ; une plus grande accessi-
quotidien urbain s’apparente pour lui à une forme bilité pour le lecteur, notamment dans la proximité
d’exotisme, de dépaysement mais aussi à une source avec la prose ; ou encore une plus grande facilité à
de richesses (« éléphant », v.  24 ; Aladin, v.  26 »). exprimer ses sentiments personnels ou son intimité
C’est un poème de la ville car il chante Paris et peut-être… Chaque élève choisit ensuite un de ces
construit un voyage à partir de la représentation du arguments et y consacre un paragraphe, à l’appui
spectacle de la ville. du texte de Soupault.
3. L’enchevêtrement du passé et du présent
Plusieurs temps verbaux sont utilisés : le passé com- Pour aller plus loin
posé (v. 2, 13, 38-41), l’imparfait (v. 3-5, 33, 42-43) Au croisement des époques, ce poème se rattache,
et le présent (qui domine dans le texte). L’alter- comme on l’a vu, à la fois à la poésie des villes du
nance des temporalités, entre passé et présent, crée xixe siècle, mais il annonce aussi par exemple les
le rythme de l’écriture et fait littéralement voyager Paroles de Prévert, dans la liberté des formes notam-
le poète qui va et vient à partir des images de la ville ment, ou les textes d’un Queneau également, dans
qu’il a sous les yeux, entre son présent et son passé. Chêne et Chien par exemple, où la poésie est aussi
narrative et ludique.
4. Le poète voyageur
Le poète se compare à un voyageur : « Étrange voya-
geur voyageur sans bagages », mais d’une manière
Desnos,
paradoxale puisque ce voyageur ne voyage pas. Le 7 « Comme » p. 324
déplacement n’est dans le poème qu’un rêve de
déplacement : « Je voulais aller » (v. 33). L’ailleurs Pour commencer
reste virtuel et au stade du seul souhait. L’entre-
Le bref recueil Les Sans cou est à relier à « L’Aumo-
prise poétique consiste donc ici à partir, à s’éva-
nyme », « Langage cuit », ou même « Rose Sélavy »,
der et à voyager mais seulement dans le transport
sections qui paraissent dans Corps et biens en 1923.
des mots : voir l’enchaînement des quatre actions,
Dans « L’Aumonyne » le poète affiche clairement
v.  38-41, qui fait passer de la faillite assumée du
sa volonté de se saisir du langage comme d’une
voyage exotique (l’ailleurs ne dépasse pas Barbi-
matière, de lui faire subir des expériences, pour,
zon) à l’écriture poétique. Les vers 41-42 font aussi
en le décomposant, mieux nous le faire entendre
penser à « Ma bohème » de Rimbaud (« j’égrenais
autrement (jeu sur les sons et les sens). « Comme »
dans ma course des rimes »).
illustre bien l’expérimentation ludique que les sur-
Contexte et perspectives réalistes introduisent en littérature.

5. Les Fleurs du mal en écho


On peut renvoyer ici à deux poèmes particulière- Observation et analyse
ment : « Paysage » ( p.  294, et plus largement la 1. Les jeux de mots
section des « Tableaux parisiens ») et « Le Voyage ». Comme le titre l’indique « comme », le poème part
Dans ces deux exemples Baudelaire, comme Sou- de ce mot et poursuit avec les autres en jouant à
pault, propose un voyage imaginaire et le transport la fois sur la polysémie, l’homophonie et l’homo-

192 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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nymie. Ainsi les quatre premiers vers forment une tournure syntaxique : « que.. dise » par exemple aux
unité autour de la déclinaison de tous les sens pos- vers 12-14, ou la reprise de la subordonnée com-
sibles du mot « comme » et de ses différentes ortho- plétive aux vers 18-19. En se fondant sur les répé-
graphes. C’est comme si Desnos faisait apparaître titions, on peut même reconstituer des sortes d’uni-
un même mot sous des angles différents en exploi- tés équivalentes à des strophes, par exemple celle
tant tous ses sens et tous ses sons. (cf. aussi « as » qui est fondée autour de la répétition de la proposi-
et « machin »/machine). tion matrice « Poème, je [ne] vous demande [pas] »,
du vers 21 à la fin.
2. Le comique
La très grande liberté prise ici par le poète donne au
texte une légèreté ludique qui fait sourire. On peut Contexte et perspectives
parler d’un comique de l’absurde car aucune signi- 5. Poésie et psychanalyse
fication particulière n’oriente le texte, qui pratique
La pratique surréaliste prouve bien sa parenté avec
donc un coq-à-l’âne très fantaisiste. Parmi les élé-
les travaux de Freud et la découverte de l’incons-
ments qui prêtent à rire, on peut relever les effets
cient. Jouer sur les mots et analyser les lapsus, c’est
de chute et plus généralement les ruptures. Régu-
précisément voir comment la langue, en « glissant »
lièrement le poète interrompt le propos et, par les
(c’est le sens du participe lapsus, en latin) d’un mot
interpellations fréquentes du « je » sur un ton de pro-
à l’autre et en jouant sur les profils phonétiques
vocante désinvolture, brise l’illusion de la situation
proches, révèle une vérité profonde et inconnue
d’énonciation mise en place. Le refus du sérieux est
encore au sujet. Or c’est souvent à partir de la libre
systématique : y participent la référence aux réa-
association que l’analyse fait découvrir à celui qui
lités quotidiennes (« confiture », « gigot », « petit
cherche les sens cachés. À la fin du texte, Desnos
verre de vin », v 22-24) et l’usage du langage fami-
semble découvrir le véritable but de son poème, et
lier : « Machin./Et même machin chose » (v. 16-17),
celui-ci semble n’avoir aucun rapport avec le jeu
« vous vous en foutez » (v. 18), « pour nous mettre
sur le mot « comme », qui n’était que le (fécond)
en train » (v. 25), « je ne vous demande pas l’heure
point de départ.
qu’il est » (v. 26), « poilu comme un sapeur » (v. 27).
3. Le poète frondeur
Vers le BAC : l’écriture d’invention
Le « vous » auquel s’adresse le poète apparaît dès
le vers 10 : « Et si cela me plaît à moi de vous dire Voici quelques séries d’homophones sur lesquels
machin » ; au vers 18 le dialogue se confirme et il on peut jouer :
s’agit presque d’une provocation : « Il est vrai que − mite et mythe (en français), meet (rencontrer, en
vous vous en foutez ». C’est seulement au vers 21 anglais), mit (avec, en allemand) ;
que l’identité de l’interlocuteur est révélée : « Poème, − bêle et belle (en français), bell (la cloche, en
je vous demande un peu ? ». Il s’instaure donc une anglais) et belle (belles, en italien) ;
sorte de dialogue original et assez improbable entre − car, carre et quart (en français), care (prendre
l’auteur et son art, le poète et son œuvre. Desnos soin, en anglais) et care (chères, en italien) ;
interpelle la poésie elle-même pour mieux lui décla- − elfe (en français), elf (onze, en allemand) et ELF
rer toute la liberté qu’il prend à son égard (notam- (la compagnie pétrolière) ;
ment par l’insertion de mots familiers, l’évocation de
trivialités ou l’absence totale de cohérence). Écrire Pour aller plus loin
est une entreprise qui s’émancipe ici de l’impératif
En prolongement, on peut donner à lire aux élèves
de la signification et de toute forme de contrainte.
deux poèmes de Raymond Queneau. Tous deux se
4. Les répétitions trouvent dans L’Instant fatal et interpellent aussi
L’anaphore est la forme de la répétition la plus d’une manière originale le poème et la poésie en
employée dans le texte : anaphore de « Com [m] e » les inscrivant dans le texte : « Bon dieu de bon dieu
(v. 1-4), de « L’as » (v. 7-9), de « Que » (v. 12-13), de que j’ai envie… » (« Bon dieu de bon dieu que j’ai
« Poème » (v. 21-22, 26-29, 31, 33, 35), de « Encore » envie d’écrire un petit poème/Tiens en voilà juste-
(v. 23-24) et de « Je vous » (v. 30, 32, 36). Mais dans ment un qui passe/Petit petit petit/Viens ici que je
l’ensemble les répétitions sont nombreuses et struc- t’enfile… ») ; et « Un train qui siffle dans la nuit »
turent le texte, en déterminant souvent le retour à (texte dans lequel Queneau s’amuse aussi des homo-
la ligne : il s’agit souvent de la reprise d’une même phonies).

11. La poésie surréaliste 193

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3. Les « mots animaux »
Aragon,
8 « Les mots m’ont pris par la main » p. 326
Par la rime des vers 11-12, le poète rapproche de
manière métaphorique « les mots » des « animaux ».
Pour commencer Le jeu sur les sons se double d’un jeu sur les sens :
Les surréalistes sont aussi connus pour le groupe l’écriture est à l’origine d’un véritable bestiaire et la
qu’ils formaient, leurs liens d’amitiés et les conflits métaphore est filée tout au long du texte. Les « pois-
qui ensuite les ont divisés. On pourrait lire ainsi sons-chats » (v. 5) sont sans doute les poissons d’un
dans cet extrait une sorte d’art poétique où Aragon aquarium, devant les vitres (« les glaces ») du café,
évoque précisément la réalité de l’époque et, tout en double écran entre le cercle d’amis et le monde : ils
les utilisant aussi, les fameuses techniques d’écri- introduisent aux « étranges animaux » (v. 11) que
ture inventées par le groupe : l’influence de l’hyp- font « surgir » les jeux surréalistes : « loup » piégé
nose et le rôle du sommeil et du rêve sont présents ; (v. 13), « antilope-plaisir » et « mouettes compas » (v.
mais l’auteur évoque aussi d’une manière très poé- 15), « tamanoirs de la tristesse » (v. 16), « alphabet
tique l’exercice de l’écriture automatique (« le piège d’oiseaux » (v. 20). Aragon offre par cette analogie
à loup de la vitesse »). une vision nouvelle et qui transforme de manière
concrète la matière poétique : le mot devient vivant
et l’expérience surréaliste entre dans l’histoire, au
Observation et analyse musée, comme celui des Sciences naturelles qui
1. Les fantômes du passé rend hommage à Buffon (v. 18).
Grâce à certains indices, on imagine la scène de
l’époque, scène de groupe réuni dans un café (« Gar- 4. Le poète sorcier
çon de quoi écrire », v. 14) près de la Place du Palais Les verbes qui caractérisent l’activité poétique sont :
Royal et du musée du Louvre (« Place du Théâtre « marier les sons », « rebâtir les choses » (v. 9), « pro-
Français », v. 2). C’est le vers 7 qui renvoie direc- cédant à des métamorphoses » (v. 10), « nous faisions
tement au groupe de poètes : « Nous étions trois ou surgir » (v. 11), « naissaient à nos pas » (v. 14). Le
quatre […] assis ». On imagine le repli du café (« ce réseau sémantique de ces verbes nous montre l’écri-
salon/Au fond d’un lac ») protégeant du tumulte ture comme sorcellerie, art de créer et de donner
extérieur le cercle d’amis qui y fuit « un lieu trop vie à des fantasmes, des hallucinations (« Êtres de
bruyant » (v. 1). Tous ces éléments donnent l’im- déraison Chimères », v. 19). Le poète est un chas-
pression d’une pratique d’écriture collective mais seur, non d’animaux, mais de mots, qu’il transforme
nocturne (« au bout du jour », v. 7), secrète et quasi ensuite, qu’il transfigure. Le lexique fantastique (des
clandestine. Par ce climat presque occulte, Ara- « métamorphoses » du v. 10 aux « Hiéroglyphes »
gon rejoint ce que l’écriture, par l’hypnose notam- du v. 22) nous plonge au cœur de l’expression de
ment, fait naître : la profondeur de la surréalité (« Or la « surréalité ».
d’autres profondeurs étaient notre souci », v. 6).
Contexte et perspectives
2. La nostalgie de l’époque
5. Les pratiques collectives d’écriture
Le texte commence au présent de l’indicatif, présent
« Et le cadavre exquis boira le vin nouveau ». Voilà la
de narration, qui vise à restituer de manière vivante
première phrase produite dans le cadre de cet exer-
la scène du passé : « c’est un lieu trop bruyant et nous
cice collectif auquel ensuite elle donnera son nom.
nous en allons ». Mais très vite (à partir du vers 6)
Les surréalistes se réunissaient en effet pour écrire
l’imparfait l’emporte et inscrit une forme de nos-
soit de manière automatique (« Car l’un de nous
talgie dans le texte puisque, par sa valeur sécante, il
avait inventé le piège à loup de la vitesse »), soit
rend ce passé définitivement révolu : « Nous étions
sous l’effet de l’hypnose ou dans un état de demi-
trois ou quatre […] Et nous faisions surgir » (v.
veille, dont Desnos était le spécialiste (« hybrides
7-11). Le troisième imparfait (« Et naissaient à nos
du sommeil inconnus à Buffon »).
pas », v. 14) est suivi (jusqu’à la fin de l’extrait et
au-delà) d’une rafale de sujets juxtaposés, comme
si Aragon s’abîmait totalement dans la résurrection Vers le BAC : la dissertation
du passé. Le présent du vers 17 (« Images à l’envers Pourquoi le poème, plus que le roman ou le théâtre
comme on peint les plafonds ») relie simplement ces par exemple, exprime-t-il de façon privilégiée la part
pratiques poétiques à une vérité générale. Le poète d’inconnu qui est en nous ? On peut dire d’abord
semble donc nostalgique de cette période passée. que c’est à cause de l’énonciation directe et person-

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nelle : le « je » se livre sans intermédiaire ; ensuite paupières, vos pleurs, votre privilège […] votre pas-
parce que la fiction y est plus souvent absente et qu’il sage » (texte 1, l. 16-18) ;
n’y a donc pas de distance avec la situation d’énon- − le bégaiement : « yaque, yaque…/Quoi-quoi :
ciation ; enfin parce que la poésie permet une plus yaque-yaque ? » (texte 2, l. 20-21)
grande liberté d’écriture, qu’on peut donc se lais-
− l’invention verbale : le verbe « serper » (texte 2,
ser surprendre par les mots qui viennent tout seuls,
l. 10).
et se laisser découvrir, justement dans ce qu’on a
de plus secret et caché − se faire « prendre par la D’autres jeux détournent le sens des mots :
main », comme Aragon. − l’association des idées : « platine » « catalyseuse »
« débordements sulfureux » « carbone » « mer-
cure » (texte 1, l. 20-23) ; « limande » « mariner »
Pour aller plus loin
(texte 2, l. 27-28) ;
On peut rapprocher cette veine d’écriture surréaliste
de la poésie et de la peinture symbolistes de la fin − la variation sur une expression figée, prise au pied
du xixe siècle ; on pense notamment au climat des de la lettre : « Il serait naturel de raconter ma vie
œuvres de Huysmans, aux peintures de Moreau ou de A à Z. Tu connais A, vous connaissez Z./Nous
même au titre du poème de Charles Cros figurant connaissons P. » (texte 1, l. 14-15) ;
dans le manuel : « Hiéroglyphe ». − la reformulation par fausse équivalence : « votre
fils est perdu » « tu es enceinte d’un enfant mort »
« j’ai mal au ventre » (texte 1, l. 34-37).
Prolongements
Quant au texte de Tardieu, il procède d’une logique
mixte, à la fois sémantique et formelle. Il fonctionne
Vitrac, Tardieu p. 328
tout entier sur le principe de la substitution annoncée
par son titre, en faisant le pari que la situation sté-
Croiser les textes réotypée (ici la patronne et sa domestique) impose
1. Situation dramatique et dialogue à ce point le contenu de l’échange que la musique
Chacun de ces deux extraits met en scène une situa- des mots (en l’occurrence le rythme syntaxique)
tion dramatique assez simple. Mais l’originalité dans suffit pour en restituer la teneur.
les deux cas réside dans le dialogue qui ne corres-
3. Le registre comique
pond pas à cette situation. Il y a donc un décalage
entre ce qui se passe et ce qui se dit. Le langage est Le registre comique s’appuie ici à la fois sur le déca-
ici le lieu d’une invention verbale libre et fantaisiste lage entre la situation et le dialogue, sur les effets
et n’a donc plus comme principale fonction d’infor- incessants de rupture dans l’échange (changements
mer le spectateur ou même de transmettre un sens. de ton ou changements de propos) et sur la variété
Dans Victor…, il s’agit dans un premier temps de des formes que prend le langage. Il y a en effet dans
la visite du personnage d’Ida et de ses problèmes les deux extraits des alliances et des alternances entre
de flatulence ; mais à cause de son inconvenance le registre de langue familier et le registre soutenu ;
(qui suffirait à le prohiber sur la scène classique), ce qui produit un mélange étonnant et comique entre
ce sujet est évoqué d’une façon tellement grandilo- emphase et grandiloquence d’une part et trivialité
quente et extravagante que c’est obscur. Dans Un d’autre part (par exemple « Général, votre sabre est
mot pour un autre, Irma, la domestique de Madame, rouillé et vous puez » dans le texte 1, l. 33 ; « Mon
lui réclame de l’argent pour faire les courses mais Pieu » dans le texte 2, l. 28).
toutes deux s’expriment dans une langue inventée et
proprement obscure. Dans les deux cas, le spectateur Vers le BAC : la question de corpus
doit comprendre ce qui se passe alors même que ce
4. Le comique de l’absurde
qui se dit ne renseigne en rien et divague très loin.
On reconnaît déjà ici le fonctionnement du théâtre
2. Jeux avec le langage de l’absurde, et en particulier des pièces comiques
Les deux dramaturges multiplient les jeux avec d’Eugène Ionesco par exemple (on pense particu-
le langage. Certains de ces jeux procèdent d’une lièrement à La Cantatrice chauve). La question du
logique purement sonore : comique de l’absurde permet de montrer comment
− le rapprochement des mots selon la logique arbi- les jeux de langage, dont les surréalistes ont eu l’ini-
traire de l’alphabet : « Votre pâleur, vos perles, vos tiative, renouvellent le registre comique.

11. La poésie surréaliste 195

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12 Le poète et la guerre
qu’il n’est point besoin de nommer l’illustre empe-
Hugo,
1 Les Châtiments p. 331
reur. Il devient au vers 19 « l’homme inquiet », tra-
duisant la prise de conscience du stratège : Napoléon
Pour commencer est ainsi humanisé. Puis il devient dans les yeux et la
bouche des soldats « leur dieu » (v. 30), et « l’empe-
Hugo met ici son talent poétique au service d’une
reur » (v. 31). Cette gradation en forme d’apothéose
vengeance : il s’agit pour lui de dénoncer un impos-
est conclue, simplement, par son nom, qui n’appa-
teur, Napoléon III, qui entend bâtir sur la légende
raît qu’une fois : « Napoléon » (v. 35).
de son aïeul la légitimité de son régime. Le coup
d’État du 2  décembre 1851, qui le porte au pou- 4. La garde impériale
voir, est vécu par le poète comme un grave danger, Hugo choisit ici un rythme d’une paradoxale len-
et il tente d’organiser une résistance qui le mène à teur : seule une phrase emplit les vers 24 à 30. La
l’exil : Hugo ne rentrera en France qu’en 1870, après description des composantes de la garde, en usant de
la défaite de Sedan. la juxtaposition (v. 24 à 28), traduit l’unanimité de
la garde dans sa diversité, l’union dans l’idée d’une
Observation et analyse mort certaine (v. 29), rendue évidente par la mise
1. Le renversement de situation initiale en relief en position initiale du verbe « Saluèrent »
Les neuf premiers vers mettent en scène une cruelle vers 30. La lenteur donne à la scène une solennité
désillusion pour l’Empereur. À la proximité de la vic- empreinte d’héroïsme.
toire (v. 2 : « presque la victoire ») succède la confu- 5. « Mourir dans cette fête »
sion (v. 5 : « le centre du combat, point obscur ») qui L’oxymore faisant d’une mort héroïque un honneur
mène à une cruelle méprise : aux renforts attendus donc une joie fait de la garde un modèle d’héroïsme :
(v. 8 : « Grouchy ») se substituent les renforts prus- la mort n’est pas qu’acceptée et comprise (v.  29 :
siens (v. 8 : « Blücher »). Pour montrer ce bascule- « comprenant »), mais célébrée dans sa beauté épique.
ment d’une victoire espérée à une défaite certaine, Le poète crée un effet de retardement en usant d’un
Hugo use dans le v. 9 d’un parallélisme (espoir/com- effet de liste (v. 31-32). La simplicité de la syntaxe
bat ; camp/âme ; anaphore du verbe « changer » au contraste avec le tableau de l’enfer qui précède, et
passé simple, à valeur singulative). montre la calme détermination des héros.
2. Le champ de bataille, un enfer 6. La Déroute
Une métaphore filée – celle des flammes de l’enfer La défaite apparaît littéralement. L’usage de la majus-
– parcourt les vers 10 à 18 (v. 10 : « flamme » ; v. 14 : cule signale le basculement du poème dans un régime
« gouffre flamboyant, rouge comme une forge », évo- allégorique. La déroute est personnifiée en une géante
quant les forges de Vulcain). La gradation qui l’or- (v.46) surgissant au milieu des soldats. Cette soudaine
ganise renforce l’effet produit : le champ de bataille apparition crée un effet de saisissement et achève, au
devient un enfer terrestre. Pour évoquer les nom- sens propre, de donner corps à la défaite.
breuses victimes du feu anglais, c’est aux compa-
raisons que recourt Hugo : les régiments tombent Contexte et perspectives
« comme des pans de murs », se couchent « comme
des épis mûrs » (v. 15-16), mettant ainsi en scène le 7. Waterloo dans Les Misérables
nombre important de ces soudaines victimes. Les sol- Le récit que propose Hugo dans Les Misérables est
dats napoléoniens apparaissent implicitement comme long, et d’une remarquable précision historique :
des damnés : leur sort tragique les élève au rang de il fait assaut de noms d’unités et de lieux, décrit
héros, renforçant ainsi le caractère épique du poème. minutieusement les manœuvres militaires napoléo-
niennes, anglaises et prussiennes. Son récit est très
3. L’Empereur et ses noms analytique : c’est un récit rétrospectif expliquant la
« Il » reste tout d’abord anonyme : l’anaphore utilisée défaite d’un grand génie militaire, avec un triste fata-
pour le désigner dans les huit premiers vers montre lisme. Le passage au genre poétique provoque une

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nécessaire condensation du récit qui lui redonne vie, cohortes », v. 2) et passivité des soldats (« regardaient »,
sous la forme d’une célébration épique de la défaite. v. 6). L’évocation du « carnage » (v. 4) appelle l’image
du sang, qui ne coule plus pour les soldats mais s’est
Vers le BAC : le commentaire déjà figé (« feuilles mortes », v. 6, « visages bruns »).
Les officiers vivent encore dans le mouvement de la
8. De la défaite à la célébration de l’Empereur bataille, leurs soldats dans un après las et immobile.
Hugo réinvestit cette défaite d’un sens nouveau : il
en fait une célébration épique de l’Empereur, auquel 3. L’Imperator, une apparition savamment
ses troupes restent fidèles jusqu’à la mort. Napoléon orchestrée
est ainsi glorifié en une véritable apothéose (« leur La succession d’appositions crée un effet d’attente.
dieu » v. 30), consacrée par l’héroïsme « tranquille » L’Imperator n’est nommé que dans l’ultime vers
(v. 34) de la garde : il y a dans la défaite une gran- du poème, lorsque le portrait héroïque qui l’an-
deur que Victor Hugo met ici en scène. nonce est complet : blessures montrant sa bravoure
(v. 9-10), fusion entre le sang et la pourpre impériale
Pour aller plus loin (v. 10-11), airain de l’armure (v. 11), antéposition de
Napoléon III a été l’objet de très nombreuses et très l’adjectif « Superbe » ainsi mis en exergue (v. 13),
féroces caricatures durant tout son règne. On pourra arrière-plan épique (« sur le ciel enflammé » v. 14).
compléter l’étude du poème par des documents ico-
nographiques, dans le cadre d’un travail sur le blâme. 4. Le tableau final
L’aspect très visuel du poème s’accentue avec l’ap-
parition de l’Imperator. Presque toutes les notations
donnent à voir Marc Antoine et dessinent un véri-
Hérédia,
2 Les Trophées p. 333
table portrait équestre, topos pictural. Le présent de
narration « s’effare » anime le portrait qui pourrait
Pour commencer sembler par trop figé.
C’est la fortune familiale, venue d’une plantation
de café à Cuba, qui permit à José Maria de Here- Contexte et perspectives
dia de se consacrer tout entier à la poésie. Brillant 5. L’absence de lyrisme
étudiant en droit puis à l’École des Chartes, il pré- Le lyrisme suppose qu’il est donné au lecteur un
fère à une carrière juridique de rares publications accès privilégié à l’intériorité d’un personnage ou
dans des revues à faible diffusion. Son œuvre tout d’un narrateur. Dans ce poème, le lecteur voit la
entière donne ensuite naissance à ce manifeste par- scène, mais ne pénètre pas les esprits des person-
nassien que constituent les 118 poèmes des Trophées. nages mis en scène : il assiste et contemple sans que
l’auteur souhaite l’associer aux sentiments des offi-
Observation et analyse ciers, des soldats ou de l’Imperator. Cette mise à dis-
1. Un sonnet tance répond bien aux exigences du Parnasse, qui
Nous retrouvons tout d’abord la structure strophique privilégie un regard esthétique sur le monde, que l’in-
d’un sonnet : aux deux premiers quatrains succède trusion d’une intériorité viendrait troubler, parasiter.
un sizain divisé en deux tercets dont l’unité est mar-
6. « Le soir d’une bataille » / « Soir de bataille »
quée par la continuité syntaxique de l’ensemble. Le
Outre la proximité de leurs titres, c’est dans des
poème est homométrique, employant une succes-
choix visuels d’une étonnante similitude que l’on
sion de 14 alexandrins selon un système de rimes
peut trouver une réelle parenté entre les deux œuvres.
(ABBA ABBA CCD EED) de sonnet marotique.
Les blêmes soldats épuisés de Leconte de Lisle font
L’alternance de rimes masculines et féminines est
écho à ceux d’Heredia, et le surgissement d’un cheval
également respectée. L’apparition finale de l’Im-
– sans cavalier – rappelle celui de l’Imperator Marc
perator tient lieu de concetto, d’image frappante
Antoine. Mais Leconte de Lisle cède à la tentation
venant donner au poème une conclusion marquante.
de l’horrible et du spectaculaire : « La cervelle a jailli
2. Des officiers exaltés, des soldats empreints sous la lourdeur des crosses » (v.12) est un vers que
de lassitude jamais Heredia ne se serait autorisé. On peut égale-
À l’excitation encore palpable des officiers répond la ment considérer que le lyrisme très démonstratif des
grande lassitude des soldats. Le poète joue sur une deux dernières strophes de Leconte de Lisle rompt
série de contrastes entre verbes d’action (« ralliant les avec la philosophie très esthétisante du Parnasse.

12. Le poète et la guerre 197

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Vers le BAC : l’écriture d’invention évoquée par deux fois (« ton portrait », v.  4 ; » ta
7. Un exercice de transposition : du poème au récit photo », v. 6) à laquelle le poète parle, seul, au front.
On valorisera ici les élèves ayant soumis la consigne Le thème de la gloire – amoureuse, guerrière et poé-
à une analyse des plus rigoureuses. Les règles d’écri- tique – consacre la fusion de ces trois thématiques
ture seront donc les suivantes : grâce à l’image de la triple couronne. Couronne de
- Adoption d’un point de vue interne, narration à la laurier du vainqueur, couronne de myrte des amants
première personne. et couronne de chêne du sauveur se conjuguent en
- Fidélité à la structure du poème d’origine : le regard un autoportrait glorieux d’Apollinaire au front.
se porte d’abord sur les officiers, puis sur les autres 3. La montée de la mélancolie
soldats, et enfin sur l’Imperator.
La tombée de la nuit (v.  15) provoque à partir du
- Le récit doit traduire l’intériorité du soldat en
vers suivant un changement de rythme : à l’évocation
question, en évoquant la fatigue et la lassitude du
décousue de la vie au front, marquée par l’irrégularité
soir de bataille.
des choix typographiques d’Apollinaire, succède un
- Il utilisera en les reformulant les nombreuses
ensemble plus unifié et régulier. L’alexandrin devient
notations visuelles et sonores déjà présentes dans
le vers le plus employé (v. 16 à 21 ; 24-26 ; 28 ; 31),
le poème.
prêtant son rythme lent à la montée d’une mélancolie
Pour aller plus loin nocturne qui traduit l’absence et le manque. La der-
Pour approfondir l’étude du Parnasse, on pourra uti- nière strophe rythmée par l’anaphore de la formule
liser les ressources du manuel : « L’art au-dessus de « reverrai-je » projette le poète dans un futur incertain.
tout » (histoire littéraire et culturelle. p. 52) ; le cha- 4. Une ponctuation absente et une typographie
pitre « Parnasse et Symbolisme » (p. 292) atypique
L’absence de ponctuation restitue le flux de
conscience du poète dans ce poème fonction-
Apollinaire, nant par associations d’idées comme par exemple
3 Poèmes à Lou p. 334 entre femme et fleur (v. 1, « Mon Lou/la première
pervenche ») ; pluie d’obus et tourment intérieur
Pour commencer (v.  16-17, « triste chanson/obus qui tournoient »).
Ces poèmes ne constituent pas un recueil voulu par La fusion des thèmes de la guerre, de l’amour et de
Apollinaire : c’est post mortem que furent rassem- la gloire s’opère par l’absence de frontières qu’une
blés les lettres et poèmes adressés à Louise de Col- ponctuation trop stricte aurait créée. La disposition
lignon de Chatillon de 1914 à 1916. L’ordre chro- typographique du poème devient elle aussi signi-
nologique n’en est que supposé. Les thèmes mêlés fiante : décousue à l’image de la vie menée par les
de la passion amoureuse et de la vie au front s’y soldats (v. 1 à 15), elle met en exergue l’irruption
rencontrent sans cesse sous des formes poétiques de la beauté (v. 7), le souvenir qui s’efface (v. 10),
d’une grande liberté. l’apostrophe amoureuse (v. 13) ; à nouveau unifiée
(v. 16 à 32), elle traduit la mélancolie et l’attente
Observation et analyse qui emplissent l’âme du poète.
1. Le quotidien des soldats
5. Lettre ou poème ?
Dans ce poème écrit au front transparaît le quoti-
dien des compagnons d’armes d’Apollinaire. « Des Le statut du texte est bien sûr au croisement de ces
luttes entre les hommes » (v. 2) sont organisées pour deux types de textes. Destiné à être envoyé, com-
les distraire le dimanche. Ils parlent peu (v.  4) et portant une adresse initiale et une formule finale
observent la bataille aérienne qui ne les touche pas (« mon très cher amour », v. 32), désignant sa des-
(« la bataille des aéros dure toujours », v.  14). La tinataire par le pronom « tu », il rappelle la lettre, ce
nuit les voit subir des bombardements (v. 17 « Les que confirme son contenu narratif au présent : Apol-
obus qui tournoient ») mais c’est l’ennui et l’inac- linaire donne des nouvelles du front à son amante,
tion qui semblent dominer ce poème sans combats. puis marque dans un second temps son désir de la
revoir. Mais le surgissement des images, le travail
2. Guerre, amour et poésie d’associations d’idées, la typographie et le choix
Dès le début du poème, un objet fait le lien entre d’une forme librement versifiée font aussi de lui un
quotidien au front et poème amoureux : une photo poème à l’aimée, empreint de lyrisme amoureux.

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Contexte et perspectives à l’évocation, aux couleurs anciennes, d’une aspira-
6. Apollinaire et la guerre tion à la gloire guerrière et poétique, marquant ainsi
Les obus ici évoqués par Apollinaire vers 17 sont l’absolue liberté de ses choix poétiques.
un funeste présage : le 17 mars 1916, il est touché
par un éclat dans une tranchée, alors qu’il lit pai- Pour aller plus loin
siblement le Mercure de France. Trépané, il garde On pourra montrer l’importance d’Apollinaire dans
de cette blessure des séquelles qui l’affaiblissent la libération des formes poétiques au xxe siècle en
malgré une longue convalescence menée à Paris : étudiant par exemple quelques calligrammes, autre
il ne résiste pas à la grippe espagnole et décède le chemin d’expérimentation cherchant à rapprocher
9 novembre 1918. les mots des choses.

7. « Zone »/ « Mon Lou ma chérie »


« Zone » ouvre le recueil majeur d’Apollinaire,
Histoire des Arts
Alcools, paru en 1913. Il constitue un manifeste poé- Delacroix,
tique dans lequel Apollinaire revendique une moder- le peintre et la guerre p. 336
nité – toujours présente dans ce poème à Lou. On
trouve déjà dans « Zone » l’usage d’une typographie Questions
et d’une ponctuation qui, très libres, font naître des 1. Une nudité signifiante
associations d’idées. Le quotidien dans sa forme la La nudité n’affecte dans le tableau que les victimes
plus banale (« Les directeurs les ouvriers et les belles grecques du massacre perpétré par les Turcs : ceux-
sténo-dactylographes/ Du lundi matin au samedi soir ci apparaissent dans les uniformes des vainqueurs.
quatre fois par jour y passent » v. 17-18) y trouve sa Sont donc nus hommes, femmes et enfants jetés à
place – comme ici le quotidien des soldats. Apol- terre : c’est là le symbole de leur humiliation et de
linaire, « las de ce monde ancien » (« Zone », v. 1), leur dénuement présent et à venir, ainsi que de la
revendique la liberté de faire entrer dans le champ barbarie de leurs assaillants.
poétique la beauté moderne de son époque. Cette
libération par la forme et les thèmes font de lui l’un 2. Une palette très restreinte
des fondateurs de la modernité poétique. La toile frappe par la sobriété des coloris : Delacroix
s’est refusé à dramatiser son œuvre par l’emploi
Vers le BAC : la dissertation d’une palette vive et violente. Il met d’autres moyens
8. Libérer le genre poétique de ses contraintes picturaux en œuvre pour traduire le désarroi grec :
formelles la couleur des chairs se fond avec celle du sol, le
On peut voir en ce poème au statut ambigu – lettre ciel lui-même semble gagné par cette poussière cou-
et/ou œuvre poétique – une volonté, toujours mani- leur sable. Les Grecs sont à terre, au sens propre
feste chez Apollinaire, de libérer le genre poétique comme au sens figuré, ce que le peintre nous fait
de contraintes formelles trop pesantes. Il se joue tout comprendre en les fondant littéralement dans le sol.
d’abord des règles classiques de la versification. Son Les Turcs sont quant à eux marqués par l’ombre
poème sera donc hétérométrique, empruntant aussi qui figure sans doute leur noirceur et leur cruauté.
bien au rythme lent de l’alexandrin qu’à la fulgu- 3. Un massacre répété à l’infini
rance d’une formule brève en deux syllabes (« Mon Entre les deux soldats turcs (le fantassin et le cava-
cœur », v. 13). Ses strophes témoignent d’une même lier) apparaît la même scène qu’au premier plan : le
volonté de libération, puisque la typographie varie massacre se répète. Delacroix en représente ainsi
grandement au fil du poème : d’abord décousue pour avec sobriété l’ampleur : la scène principale ne repré-
traduire le désœuvrement des soldats au front, elle sente qu’une infime fraction des 23 000 victimes, la
se fait unifiée lorsque la voix du poète témoigne de tragédie gagne toute l’île de Scio.
sa mélancolie. Apollinaire se propose également de
faire entrer le quotidien le plus banal dans le champ 4. La posture du cavalier
poétique : c’est une lettre qui constitue son maté- Le cavalier sur sa monture domine la droite du
riau poétique, des lieux réels sont nommés (« Saint- tableau. Redressé, il incarne l’orgueil victorieux
Germain-des-prés » ; « le Luxembourg » v. 29-30), et des Turcs, qui contraste avec l’abattement du peuple
les mornes journées des soldats constituent un récit grec jeté à terre. Sa posture évoque la tradition des
à part entière. En un étrange syncrétisme, il marie portraits équestres, qui, d’ordinaire, magnifient la
cette réalité contemporaine au lyrisme amoureux et gloire du sujet choisi : ici, la monture ne sert qu’à

12. Le poète et la guerre 199

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malmener deux femmes sans défense. Delacroix veut « fermer » (l. 13). Les deux nations sont donc
transforme le héros militaire en soldat lâche et cruel. dépeintes comme deux monstres dont la puissance
étouffe déjà le monde.
5. La Jeune orpheline/Scène des massacres de
Scio 2. Les adresses au destinataire
On peut rapprocher la jeune orpheline d’une figure Elles se manifestent au début et à la fin du texte :
présente ici : ses traits évoquent la jeune fille accou- à l’apostrophe initiale (« Ô mon noble ami ! », l. 1)
dée à l’épaule de l’homme à demi nu du premier qui crée entre l’auteur et son lecteur une commu-
plan. Leurs vêtements sont par ailleurs similaires, nauté d’esprit répond la recommandation finale (« Il
leurs épaules sont dénudées. C’est une figure solitaire faut fuir le tumulte de la vie et te recueillir dans ton
dans un cimetière, incarnant à elle seule la tragédie cœur », l.  23). Ce noble ami évoqué par Schiller
d’un peuple que Delacroix représente dans La Jeune est sans doute une figure du lecteur idéal, épris des
orpheline : elle en devient une figure presque allé- mêmes idéaux de liberté que lui. Il lui faudra, pour
gorique. La jeune femme de Scènes des massacres échapper aux affrontements à venir, se réfugier dans
de Scio n’est qu’une victime parmi d’autres, partie la poésie (l. 25), dans une recherche du Beau déta-
prenante d’une tragédie collective. chée des aléas du réel.
6. Hugo, « L’enfant »/Scènes des massacres de 3. Des emprunts à l’épopée
Scio La première moitié du texte emprunte au genre de
Hugo fait le récit du même épisode historique dans l’épopée des procédés d’écriture. On peut parler
son poème : celui-ci évoque la dévastation semée par de grandissement épique. Un régime hyperbolique
l’armée turque dès sa première strophe. Mais il choi- caractérise les tournures employées (« Tous liens
sit ensuite de se focaliser sur une figure unique : un sont rompus entre les nations », l. 4). La France et
enfant survivant, qui rappelle la jeune orpheline de l’Angleterre sont assimilées à des géants destruc-
Delacroix. Il mêle donc à la fois l’évocation d’une teurs, véritables allégories des conflits à venir. La
tragédie collective et la création d’une figure deve- couleur antique du texte est très présente : « le dieu
nue allégorie de la souffrance du peuple grec. du Nil et le vieux Rhin » (l.6) reprennent ainsi les
représentations romaines des grands fleuves en dieux
déversant leurs bienfaits. Le combat des nations s’in-
Schiller, « Le commencement carne en deux héros guerriers, l’un terrestre, portant
4 du xixe siècle » p. 338 glaive et foudre, évoquant Jupiter, l’autre maritime,
armé d’un trident, évoquant Neptune.
Pour commencer
C’est un visionnaire que la Révolution française 4. De l’épopée à l’élégie
honore lorsqu’elle accorde à Friedrich von Schiller Ligne 15, le texte connaît un renversement : l’épo-
la citoyenneté française : en 1792, son constant enga- pée devient élégie, le texte se poursuit sur le mode
gement contre la tyrannie a une résonance très forte. d’une perte sans cesse déplorée (« Hélas ! en vain »,
Sa soif absolue de liberté se manifeste encore dans l. 17). C’est une fuite sans espoir que Schiller met
« Le commencement du xixe  siècle », qui met en en scène (« mais le bonheur, jamais ! », l.  16) : le
scène une ère naissante, mais déjà menacée par les monde est vieux et succombera à cette lutte entre
affrontements franco-anglais à venir. France et Angleterre, jeunesse et bonheur ont fui
le réel. Ne reste que le recueillement (l. 23) dans
Observation et analyse le Beau poétique.
1. Deux portraits : la France et l’Angleterre
Contexte et perspectives
Chaque nation possède son attribut : « le trident »
pour l’Angleterre, « la foudre » pour la France (l. 8). 5. La rivalité franco-anglaise au xixe siècle : un
La France est comparée à Brennus (l. 10), qui au texte annonciateur
ive siècle avant J.-C. alla jusqu’à rançonner Rome. Déjà ancienne, cette rivalité va au xixe  siècle
La métaphore du « glaive d’airain » pesant sur la jus- prendre une ampleur nouvelle, à l’échelle euro-
tice (l. 11) fait d’elle une nation imposant son joug péenne puis mondiale. Dès le début du siècle, les
par la force, sans souci aucun d’équité. L’Angle- ambitions napoléoniennes visent à une neutralisa-
terre devient quant à elle une hydre qui étouffe les tion de l’Angleterre, qu’il faut, selon l’Empereur,
autres nations par sa domination des mers, qu’elle envahir. Les Britanniques répliquent en utilisant

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leur suprématie maritime, et une succession d’al- vement. On pourra par exemple exploiter les liens
liances pan-européennes a raison de Napoléon – entre le présent texte et l’œuvre de Casper David
exilé à Sainte-Hélène, il y décède en 1821. La riva- Friedrich, étudiée p. 282-283.
lité franco-britannique gagne alors des terres plus
lointaines, à l’image de Madagascar ou Tahiti. La
deuxième moitié du siècle est marquée par des luttes
Rimbaud,
d’influences, notamment dans la constitution des 5 « Le dormeur du val » p. 339
empires coloniaux. La puissance militaire française
évoquée par Schiller à travers la figure de Brennus
s’est donc bien incarnée dans les rêves de domi- Pour commencer
nation napoléoniens. L’hydre britannique a quant Ce poème, le premier du second Cahier de Douai, dit
à elle sans cesse étendu son emprise sur les mers recueil Démens, n’est en rien novateur, mais l’éco-
du globe. Schiller fait donc figure de visionnaire. nomie de moyens et le sobre lyrisme de ce sonnet
témoigne déjà de toute la maîtrise poétique de Rim-
6. Une préfiguration du héros romantique baud, alors âgé de 16 ans.
Schiller incarne ici une figure préromantique. Son
rapport au monde traduit déjà le déchirement du
héros romantique : face à un réel chaotique et déce-
Observation et analyse
vant (ici incarné par l’étouffante et stérile rivalité 1. Dans une nature bucolique
franco-britannique), le seul refuge se trouve dans la Rimbaud emprunte dans les deux premiers quatrains
recherche du Beau, dont le poète ne méconnaît pas à la tradition bucolique : c’est une nature accueillante
le caractère insaisissable. Condamné à la recherche et vivante qu’il dépeint ici. La lumière domine ce
d’une liberté qui n’existe que dans « le pays des cadre enchanteur, microcosme (« un trou de verdure »
chimères » (l. 23-24), il se lance dans une fuite sans v. 1) éclairé de rayons (v. 4) « d’argent » (v. 3). Une
fin, ne menant jamais au bonheur. telle pluie de lumière s’abat sur elle (v. 8) que la
nature « luit » (v. 4). Les couleurs froides et apai-
Vers le BAC : le commentaire santes – le bleu du frais cresson (v. 6), le vert omni-
7. Un texte à la tonalité prophétique présent – donnent au lieu un calme incitant au repos
Dans ce texte daté de 1801, Schiller semble avec (« son lit vert », v. 8)
une étonnante prescience annoncer ce que sera le 2. Une nature maternelle
xixe  siècle : une ère où la rivalité entre les deux Cette nature généreuse devient très vite une figure
grandes nations européennes, la France et l’Angle- maternelle. La jeunesse du soldat (v. 5) fait d’elle
terre, étouffera le monde, et contraindra les hommes une figure protectrice lui baignant la nuque (v. 6) et
empreints de liberté et de beauté à un exil intérieur, lui offrant le réconfort d’un lit (v. 8). Rimbaud fait
dans leur « cœur » et dans « la poésie » (l. 23-25). du soldat un enfant malade (v. 10) et apostrophe la
Il annonce déjà quelles seront les forces des deux Nature : celle-ci doit le bercer (v.  11), lui offrir le
monstres en présence : La France, incarnée en une repos, mais la reprise insistante du verbe « dort »
figure croisant Jupiter et Brennus, imposera son joug (v. 7, 9 et 13) accompagnée de variations (« il fait un
militaire sur l’Europe ; l’Angleterre, véritable hydre somme » v. 10), introduisent déjà une pesante menace.
« aux cent bras » (l. 12), fermera toutes les mers du
globe. L’histoire lui donne raison, des guerres napo- 3. Une organisation en zoom
léoniennes aux luttes d’influence franco-anglaise sur L’organisation générale du poème est très cinéma-
Madagascar ou Tahiti. Face à ce désastre annoncé, tographique : on peut ici parler de zoom ou de tra-
Schiller préfigure la quête des héros romantiques du velling avant, dont chaque strophe marquerait une
xixe siècle : le bonheur ayant fui le monde réel, ils étape. La première strophe correspondrait à un
seront condamnés à une fuite qu’ils savent vaines, plan général sur un cadre dans lequel le person-
vers « le pays des chimères » (l. 24) que représente la nage n’apparaît pas encore. La deuxième strophe
poésie. C’est donc en véritable prophète que Schiller nous présente le jeune homme dans son environ-
écrit ce texte d’une très grande justesse visionnaire. nement en un plan plus serré. La troisième strophe
parcourt le personnage, des pieds à la tête. La der-
Pour aller plus loin nière strophe isole les gros plans qui nous donnent
Le chapitre consacré à la poésie romantique (p. 272) la clé de l’énigme, des narines immobiles au sur-
permet de mesurer l’influence de Schiller sur ce mou- gissement final de la blessure.

12. Le poète et la guerre 201

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4. Fausses pistes et révélation finale Vers le bac : l’entretien à l’oral
C’est à une enquête que Rimbaud convie son lec- 7. Rimbaud/Reverdy/Aragon et le tragique de
teur, en le menant sur de fausses pistes avant de lui la guerre
asséner une cruelle révélation finale. Les deux pre- Il est ici demandé aux élèves de s’interroger sur la
mières strophes nous font penser que le soldat n’est notion de tragique, et de formuler une préférence
autre qu’un déserteur profitant de ce « trou de ver- pour l’un des trois textes précités :
dure » pour protéger sa fuite. Il s’offrirait un moment - Pour Rimbaud, la sobriété du poème alliée à la
de répit dans l’écrin lumineux d’une nature deve- jeunesse de la victime crée d’évidence une tona-
nue maternelle. Mais la menace se précise lorsque lité tragique.
Rimbaud nous signale par trois fois que le soldat - Reverdy fait également le choix de la sobriété,
dort, au sens littéral, les pieds devant (« les pieds mais dépeint la résignation et l’hébétude des sol-
dans les glaïeuls », v. 9), comme un cadavre. Nos dats plus que le tragique de leur sort.
soupçons se précisent avec la mention d’une mala- - Aragon décrit, quant à lui, la mort annoncée de
die (v. 10), et du froid qui frappe le malade (v. 11), ses camarades soldats pendant la Première guerre
avant la révélation finale en deux temps : le soldat mondiale.
ne respire plus, il porte une blessure mortelle.
5. Une dénonciation efficace des horreurs de la Pour aller plus loin
guerre On pourra comparer ce poème au tableau de Gus-
tave Courbet, L’Homme blessé, ici reproduit, qui
Rimbaud ne mentionne pas la guerre dans ce poème
possède de troublantes similitudes avec l’œuvre
qui pourtant la dénonce : il préfère créer une figure
de Rimbaud. Courbet fait par ailleurs l’objet d’une
de victime qui, en suscitant chez le lecteur une forte
double page histoire des arts (p. 112-113), et d’une
empathie, provoquera chez lui émotion et dégoût.
étude de l’image (p. 53).
C’est le sens de l’image finale, qui nous oblige à
une relecture immédiate du poème. La guerre appa-
raît comme une réalité cruelle transformant le refuge
en tombeau, la jeunesse en cadavre. Rimbaud joue Reverdy,
ici avec maîtrise d’une argumentation d’autant plus
6 Sources du vent p. 340
efficace qu’elle est implicite et indirecte.
Pour commencer
L’influence de Pierre Reverdy sur les surréalistes est
Contexte et perspectives de nos jours quelque peu oubliée : sa revue « Nord-
6. « Le mal », « L’éclatante victoire de Sud » paraît pour la première fois le 15 mars 1917,
Sarrebrück », « Les corbeaux » : trois autres et accompagne les mouvements dadaïste et surréa-
visions de la guerre liste jusqu’en octobre 1918. Tzara, Breton, Apolli-
Dans « Le mal », nous retrouvons l’évocation d’une naire ou Max Jacob y écriront, mais Reverdy choi-
nature transformée en tombeau (« Pauvres morts ! sit l’effacement et la retraite à Solesmes dès 1926.
dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,/Nature ! » v. 7-8)
mais Rimbaud choisit une violente raillerie qui use Observation et analyse
de l’hyperbole, et fait de la guerre l’incarnation
1. Les tranchées, lieu immobile
d’un mal absurde et absolu. Dieu est mis en accu-
C’est la guerre des tranchées que peint ici Reverdy.
sation, tout comme les rois (v.  9, v.  3) dans cette
L’évocation d’une « terre immobile » dès l’ouver-
satire aux antipodes de la sobriété du « Dormeur du
ture du poème nous donne un premier indice, ainsi
val ». « L’éclatante victoire de Sarrebrück » reprend
que la prudence (v. 3) incitant les soldats à se pro-
cette satire de la guerre : Napoléon III passe en revue
téger de leurs casques : ils sont sous la menace des
des troupes débraillées et indifférentes après une
obus. La tranchée est finalement nommée à la fin
bataille mineure contre les Prussiens, transformée
du poème (v. 19) : c’est un « fossé » dans lequel les
en triomphe par une presse complaisante. « Les cor-
soldats dorment « sans plus rêver » (v. 20).
beaux » adopte l’étrange forme d’une prière (« Sei-
gneur », v. 1), d’une supplique : le poète invoque les 2. De l’été à l’hiver
corbeaux comme remède à l’oubli. Leur vol rappel- À l’« été brûlant » du vers 2 succède une ellipse tem-
lera au peuple oublieux les « morts d’avant-hier » porelle : le vers 6 évoque déjà « l’hiver qui s’avance ».
(v. 14), alors que 1871 vient tout juste de commencer. La succession des saisons n’est pourtant pas pour les

202 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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soldats synonyme de mouvement : l’arrivée de l’hiver sation strophique : les vingt vers du poème se succè-
n’a sur leurs doutes et leur fatigue aucun effet (v. 6-7). dent sans que soit visuellement identifiable une ou
L’absence de rêve évoquée au vers 20 accentue ce plusieurs strophes. Reverdy choisit aussi d’écrire en
sentiment pesant de permanence, puisque le som- vers libres. Vers pairs et impairs se succèdent, et seul
meil lui-même ne constitue plus une échappatoire. l’emploi répété de couples de pentasyllabes (v. 1 et
2) ou d’hexasyllabes (v. 5-6 ; v. 19-20) donnent au
3. Je/on/tu/il : le jeu des pronoms personnels
poème un semblant de régularité vite brisé. Le poète
On constate une grande variété dans l’emploi des abandonne enfin les rimes pour un système d’échos
pronoms personnels. Le « je » évoque la piste d’un parfois lointains (v. 2 : « brûlant »/v. 5 : « vêtement » ;
poème autobiographique, témoignage direct d’un v. 13 : « attristée »/v. 18 : « jeté »).
soldat pris dans l’immobilité des tranchées. Celui-
ci évoque à travers son sort celui de tous ses com- Pour aller plus loin
pagnons d’armes, comme en témoigne ensuite l’em- On pourra associer à l’étude de ce poème celle d’un
ploi d’un « on » inclusif. S’ensuit un court dialogue tableau cubiste de Braque, par exemple, pour mon-
avec l’un d’entre eux (v. 17-18) désigné par le pro- trer que les deux œuvres témoignent d’une même
nom « tu », avant que le poète ne prenne ses dis- volonté de s’affranchir des lois poétiques ou pictu-
tances (« il dort sans rêver », v. 20) en employant la rales. La représentation simultanée d’un objet sous
troisième personne du singulier. tous les plans pourrait être rapprochée de la multi-
4. Le faux rêve d’une guerre rapide plication des voix ou de la juxtaposition des temps
Les célébrations évoquées vers 10 et 11 – balcons dans le poème.
tricolores et mouchoirs aux balcons – évoquent l’es-
poir vite déçu d’une guerre rapide. En août 1914, les
soldats partent souvent avec enthousiasme, dans un Éluard,
réflexe de patriotisme défensif : il s’agit de repousser 7 Au rendez-vous allemand p. 341
les Allemands, puis de rentrer chez soi. Mais à partir
d’octobre 1914 et jusqu’aux dernières semaines de Pour commencer
la guerre, le front se solidifie en une série de lignes Dans cet extrait d’Au rendez-vous allemand, publié
de tranchées, lorsqu’il devient clair que toute offen- en décembre  1944, point de patriotisme lyrique :
sive d’infanterie serait anéantie par l’artillerie et les le poète s’élève contre la barbarie… française. Il
mitrailleuses adverses. C’est à cette guerre de posi- explique ce qui l’a poussé à écrire ce courageux
tion que le dernier vers fait référence : l’emploi du poème dans le texte suivant : « Réaction de colère.
présent donne à cette situation des allures d’éternité. Je revois, devant la boutique d’un coiffeur de la
rue de Grenelle, une magnifique chevelure féminine
5. La mort, « visage des visages » gisant sur le pavé. Je revois des idiotes lamentables
La mort rassemble en elle toutes les victimes de la tremblant de peur sous les rires de la foule. Elles
guerre des tranchées. Elle devient donc le visage n’avaient pas vendu la France, et elles n’avaient
unique de tous les soldats tombés au front. Le verbe souvent rien vendu du tout. Elles ne firent, en tous
« se prosterner » peut évoquer le salut des soldats cas, de morale à personne. Tandis que les bandits
devant leurs camarades morts au combat. Mais il fait à face d’apôtre, les Pétain, Laval, Darnand, Déat,
aussi de la mort l’allégorie d’une puissance face à Doriot, Luchaire, etc., sont partis. Certains même,
laquelle on ne peut que s’incliner : Reverdy crée ici connaissant leur puissance, restent tranquillement
une image proche de celle de la Grande Faucheuse, chez eux, dans l’espoir de recommencer demain. »
présente en Occident depuis le Moyen Âge. (Les Lettres françaises, 2 décembre 1944).

Vers le BAC : le commentaire Observation et analyse


6. Un usage original de la versification 1. Les trois lignes en exergue
Pierre Reverdy fut proche du mouvement cubiste, Elles évoquent le contexte d’écriture du poème.
qui chercha en peinture à se libérer des contraintes Face au spectacle des Françaises tondues pour leurs
de la perspective, en éclatant à plat les objets repré- liaisons avec les Allemands, Éluard prend le parti
sentés. Peut-être s’inspire-t-il de ses amis cubistes des victimes contre les prétendus justiciers. Le « on »
dans les choix de versification qu’il opère ici. On impersonnel qui les désigne les renvoie à un ano-
remarquera tout d’abord l’absence de toute organi- nymat méprisé par un poète résistant, et l’emploi

12. Le poète et la guerre 203

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du verbe « maltraitait » fait d’eux des bourreaux, avec un Allemand. « Réaction de colère. Je revois,
loin de la posture morale qu’ils prétendent adopter. devant la boutique d’un coiffeur de la rue de Gre-
nelle, une magnifique chevelure féminine gisant sur
2. Une victime
le pavé. Je revois des idiotes lamentables tremblant
Paul Éluard multiplie les incarnations de la jeune
de peur sous les rires de la foule. Elles n’avaient
femme tondue en une série de figures de victime :
pas vendu la France, et elles n’avaient souvent rien
« la malheureuse » du vers 3 devient « victime » dès le
vendu du tout […] » écrit-il pour justifier l’écri-
vers 5, puis « enfant perdue » au vers 7, avant d’être
ture de « Comprenne qui pourra ». Après avoir rap-
assimilée à une « bête » (v. 16 et 19) maltraitée. Le
pelé en exergue à quel épisode il fait ici référence,
poète construit un réseau d’images fondé sur des
Paul Éluard prend le parti des victimes en faisant
oppositions frontales : la jeune fille, dont la beauté
de la jeune femme tondue ce jour un symbole. Il la
devrait être célébrée (« faite pour un bouquet » v. 11)
transfigure, multipliant les incarnations de la jeune
est au contraire « défigurée » (v.  8), « souillée » et
femme tondue en une série de figures de victime :
animalisée par ses bourreaux (4e strophe).
« la malheureuse » du vers 3 devient « victime » dès le
3. Une figure ambiguë vers 5, puis « enfant perdue » au vers 7, avant d’être
La « fille faite pour un bouquet » (v. 11) est trans- assimilée à une « bête » (v. 16 et 19) maltraitée. Le
formée en « bête prise au piège » (v. 19). À l’image poète va jusqu’à l’associer à sa mère, figure conso-
de la femme fleur, Paul Éluard substitue celle d’un lante qui s’identifie à sa souffrance et veut la « dor-
animal livré à la barbarie et aux ténèbres (v. 13) ; et loter » (v. 22) : elle rejoint ainsi la grande commu-
« qui n’a pas compris qu’elle est souillée ». Ce der- nauté féminine des victimes d’une guerre barbare.
nier trait reste ambigu : le poète déplore-t-il l’aveu-
glement de la victime, ou condamne-t-il sa bêtise ? Pour aller plus loin
On pourra faire lire aux élèves Liberté pour montrer
4. La mère et la femme tondue l’engagement d’Éluard durant la 2e Guerre mondiale.
La mère du poète apparaît comme la représentante Le cas d’Éluard, qui a choisi de lutter par l’écriture
de la féminité avec ce « la femme » en apposition au pourrait être un point de départ intéressant pour
v. 21. Et cette femme par excellence, qui est aussi débattre de la figure de l’écrivain engagé. Voir à ce
la mère par excellence, voit dans la fille tondue propos les p. 72-73 de l’Histoire littéraire et culturelle.
une situation exemplaire de sa condition sur terre.
Le poème quitte alors l’anecdote pour atteindre au
mythe, mais un mythe profondément humain où
Aragon,
transparaît, avec le verbe « dorloter », la tendresse 8 Le Roman inachevé p. 342
qui a tant manqué à l’« enfant […] défigurée ».
Pour commencer
Contexte et perspectives C’est un texte au statut étrange dont Aragon com-
5. Éluard résistant mence la rédaction à 59 ans : une autobiographie ver-
C’est par l’écriture qu’Éluard a manifesté son enga- sifiée parcourant son existence, de l’enfance à l’enga-
gement contre l’Allemagne nazie. Après le parachu- gement militaire, poétique et politique qui a marqué
tage de Liberté en 1942, il rassemble et publie les son existence, sans oublier le rôle des femmes, au pre-
textes de nombreux poètes résistants dans L’Hon- mier rang desquelles Elsa Triolet. « « Mille neuf cent
neur des poètes (1943). C’est la première antholo- cinquante-six comme un poignard sur mes paupières »
gie d’Éluard où il montre sa volonté d’ouverture et écrit-il : l’année durant laquelle il rédige son autobio-
de rassemblement. À la Libération, il est fêté avec graphie est douloureuse, entre l’éclatement du Comité
Louis Aragon comme le grand poète de la Résis- national des écrivains, et l’écrasement de l’insurrec-
tance. Avec « Comprenne qui voudra », Éluard pro- tion hongroise par Kroutchev. C’est donc à un diffi-
longe cette lutte contre la barbarie, qu’elle soit nazie, cile exercice d’introspection que se livre ici le poète.
ou, ici, française.
Observation et analyse
Vers le bac : le commentaire 1. Une forte volonté de réalisme
6. Un fait divers transfiguré Le Roman inachevé se veut autobiographique : l’an-
Paul Éluard assiste à Paris à un triste spectacle : une crage du texte dans le réel est donc très fort. Ici,
jeune femme est tondue pour avoir eu une liaison c’est de l’expérience d’étudiant médecin engagé

204 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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que témoigne Aragon. Il inclut donc dans son texte point l’ensemble des valeurs morales et esthétiques
des notations visuelles d’une grande violence, évo- s’est effondré, et réagiront en créant une esthétique
quant en termes crus les blessures vues durant la du non-sens. Les surréalistes seront leurs héritiers,
guerre (« Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur vouant la raison aux gémonies, et cherchant à réen-
à nu », v.  6 ; « tu survivras longtemps sans visage chanter le réel par le pouvoir de l’imaginaire.
sans yeux », v. 12). Les notations olfactives abon-
dent également (v.  3 ; v.  16). L’effet de réel créé Vers le BAC : la dissertation
donne au texte d’Aragon toute la force que revêt le
témoignage direct d’un jeune engagé. 6. « En quoi l’écriture poétique offre-t-elle
un moyen efficace de dénonciation de la
2. Les temps verbaux employés guerre ? » :
Le récit du périple des soldats vers le front se fait Le plan suivant pourra être adopté pour traiter ce
au présent de narration : le train roule (1re et 4e sujet :
strophe) vers l’est (v. 1). Lorsqu’Aragon utilise le Le témoignage transfiguré par le langage poétique.
système des temps du passé, il renvoie soit à un On examinera ici comment les poètes témoins
avant-guerre heureux (« toi qui courais les filles », (Reverdy, Éluard, Aragon) prêtent à leurs témoi-
v.  5), soit au souvenir des atroces blessures vues gnages toute la puissance d’évocation du langage
durant la guerre. L’anaphore de la formule « tu n’en poétique en s’affranchissant des contraintes du récit.
reviendras pas » (v. 5 et 8) nous projette par prolepse La puissance des images : imaginer l’horreur pour
au front et annonce la mort à venir des soldats évo- mieux la dénoncer.
qués. Il en va de même pour le futur « tu survivras L’allégorie, le symbole, l’art du détail visuel frap-
longtemps sans visage et sans yeux » (v. 12), évo- pant parcourent l’ensemble de ces textes. C’est en
quant le tragique destin d’un légionnaire défiguré. donnant à voir que les poètes dénoncent les hor-
La dernière strophe revient quant à elle au présent reurs de la guerre.
du trajet vers le front.
Un lecteur interpellé : on évoquera ici la réception
3. Une énonciation complexe de ces poèmes, qui font appel àun lecteur d’abord
Le « nous » inclusif initial pose le poète en témoin saisi par leur évocation de la guerre puis sensible à
direct de ce qu’il conte. Il dialogue ensuite avec les leur dimension argumentative.
futurs morts et blessés rencontrés, incarnés par un
« tu » qui fait d’eux les malheureux destinataires Pour aller plus loin
d’une ode aux victimes de la guerre. La place du L’étude de ce poème pourra être accompagnée de
poète récitant est donc double : témoin de ce qu’il sa transcription musicale par Léo Ferré (« Tu n’en
a vu, il en fait le récit en survivant, ravivant le sou- reviendras pas »).
venir de soldats moins fortunés que lui.
Prolongements
4. Le regard d’un survivant
C’est en survivant qu’Aragon raconte cet épisode. Il Stendhal, Barbusse, Le Clézio
porte donc sur ses camarades le regard d’un témoin p. 344
exhumant du passé le souvenir de camarades ano-
nymes. Il leur redonne vie par le dialogue qu’il ins- Croiser les textes
taure avec eux et honore ainsi leur souvenir. 1. Des personnages spectateurs de l’action
Les personnages mis en scène par Le Clézio sont
des spectateurs au sens propre du terme : c’est à tra-
Contexte et perspectives vers des actualités cinématographiques qu’ils décou-
5. Première Guerre mondiale et naissance du vrent la Guerre des Six Jours. Mais en ne s’associant
surréalisme pas à l’hilarité des autres spectateurs, ils montrent
La violence du premier conflit mondial marque que l’horreur du conflit ne leur échappe pas tout à
très durablement les artistes ( p. 66-67 du présent fait. Fabrice Del Dongo est quant à lui physique-
manuel) : elle constitue le surgissement d’une hor- ment présent sur le champ de bataille, mais son
reur qui confine à l’irréalité. Sur le plan de l’art, la incompréhension totale des choses de la guerre le
Grande Guerre fait complètement exploser l’adé- condamne lui aussi à n’être que le spectateur ridi-
quation qui existait encore entre le réel et la raison. cule d’une grande défaite militaire : en témoigne
Les dadaïstes seront les premiers à constater à quel avec une cruelle ironie le galop final qui l’entraîne

12. Le poète et la guerre 205

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loin de l’escorte. Enfin, Henri Barbusse fut réelle- 4. Des anti-héros
ment soldat, mais l’état de sidération dans lequel Les trois textes refusent de construire des figures
le jette le déferlement visuel et sonore du bombar- épiques qui équivaudraient à une glorification de la
dement le fige lui aussi dans une attitude de spec- guerre. Fabrice arrive donc trop tard, et son incom-
tateur hébété. préhension l’empêche d’accéder au statut tant désiré
de héros, qui demeurera dans La Chartreuse de
2. L’importance des détails visuels Parme un horizon rêvé. Henri Barbusse pourrait
Dans le texte de Stendhal, on retiendra par exemple se glorifier en héros de la Grande Guerre, mais
le rouge des habits, qui fixe toute l’attention de témoigne avec une grande sincérité du sentiment
Fabrice. Barbusse multiplie les détails visuels, au de dépossession qui l’envahit : il agit lui aussi sans
premier rang desquels les « fusants sortant de terre » comprendre, réduit qu’il est à tenter de faire sens
qui ouvrent le texte. Enfin, Le Clézio centre son de ce qui l’entoure. Enfin, Le Clézio choisit deux
texte sur les chaussures vides des soldats en fuite, figures presque anonymes, pour lesquelles la guerre
qui suscitent l’effroi de ses personnages et l’hilarité n’est pour l’heure qu’un arrière-plan lointain et
des autres spectateurs. Ces détails montrent dans les incompréhensible.
trois textes le décalage entre les personnages et les
événements vécus : face au chaos perceptif, ils se
Vers le BAC : la question de corpus
fixent un temps sur un détail marquant.
5. Quelle vision de la guerre ces trois textes pro-
3. Le choix des focalisations posent-ils ?
Stendhal choisit une focalisation zéro : son omnis- Ces trois textes, malgré l’écart qui semble les séparer,
cience lui permet de nous narrer à la fois le dérou- nous proposent une vision assez proche de ce qu’est
lement effectif de la bataille, et la perception qu’en la guerre. Celle-ci apparaît tout d’abord comme chao-
a Fabrice. Leur décalage met en évidence l’écart tique. Fabrice ne comprend ni les ordres, ni même
entre les rêves d’héroïsme du jeune homme et la qui sont les ennemis, qu’il cherche à épargner. Henri
réalité de la défaite de Waterloo. Henri Barbusse se Barbusse en vient à agir sans comprendre, saisi qu’il
pose quant à lui en témoin direct de la scène vécue. est par le déluge visuel et sonore qui s’abat sur lui.
Il nous montre au contraire qu’il lui est impossible Enfin, l’image absurde et inquiétante des chaus-
d’échapper au chaos qui l’entoure et le condamne sures abandonnées par les soldats laisse Jean et
à agir sans comprendre. Le Clézio choisit une foca- Mariam « pétrifiés » (l. 13) sur le seuil du cinéma.
lisation externe. Sa narration très distanciée nous La guerre est un défi à la raison, vaincue par cette
montre l’incompréhension de ses personnages face réalité totalement étrangère. Face à elle, les indivi-
au spectacle des actualités qu’ils visionnent. dus disparaissent, et deviennent spectateurs de leur
propre existence, obnubilés par une image unique
qui refuse de faire sens : l’habit rouge des anglais,
le déluge d’Henri Barbusse, ou le champ de chaus-
sures de Jean et Mariam. La guerre devient donc
dans ces trois textes une incarnation de l’absurde.

206 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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Outils d’analyse de la poésie
au niveau du sens, il n’y a pas d’évolution entre les
Les formes poétiques p. 346 quatrains et les tercets. Seul le dernier vers obéit à
la tradition de la pointe, du concetto, en ménageant
une rupture et une chute liée à l’interpellation finale
Exercice 1  p. 347 de son ami Morel.
1. Il s’agit d’un sonnet en alexandrins, composé
2. L’opposition ne se situe donc pas entre les qua-
de deux quatrains et de deux tercets qui alternent
trains et les tercets mais plutôt à l’intérieur de chaque
des rimes féminines et masculines. Les rimes sont
alexandrin. Tous suivent, sauf le dernier, le même
embrassées dans les quatrains puis suivies et embras-
schéma antithétique autour de la coupe à l’hémis-
sées dans le sizain.
tiche : aux attentes du poète (positives ou négatives)
2. Les rimes ne correspondent pas au schéma clas- s’oppose la réalité décevante.
sique du sonnet italien ou français : elles en excèdent
3. Les antithèses donnent au poème une tonalité
les contraintes, déjà fortes pourtant, dans la mesure
mélancolique conformément au titre du recueil. Le
où les quatre derniers vers reprennent non seule-
poète énonce ses déceptions quant au travail terre-
ment les rimes des quatrains (selon le schéma : abba
à-terre qu’on lui confie, à son rôle d’intendant, et
abba cca bba), mais même trois mots sur quatre sont
exprime son ennui et sa lassitude. De cette tonalité
repris avec un « s » final en un superbe effet concen-
découle aussi un registre polémique et satirique
trique (« repose », v. 5/« reposes », v. 11 ; « fleur »,
puisqu’il décrit le milieu corrompu dans lequel il se
v. 2/« fleurs », v. 13/« « rose », v. 1/« roses », v. 14).
trouve, fait de feintes, malice, flatteries et courbettes.
3. Le poème est parfaitement structuré comme le
montrent les liens logiques. En effet, il s’ouvre sur Exercice 3  p. 347
une comparaison introduite par « Comme » (v. 1) 1. Le sonnet est original dans la mesure où, par un
qui décrit d’abord dans les quatrains le comparant : effet de mise en abyme, le poète décrit ce qu’il est
la beauté de la rose épanouie au printemps et qui en train de faire (un sonnet) et se moque de ce mode
meurt brutalement sous les intempéries, comme le d’écriture formaté et parfaitement calibré.
souligne la conjonction « Mais » (v. 7). L’adverbe
2. La ponctuation est à la fois importante et variée
« Ainsi » (v. 9), qui ouvre le premier tercet, relance
puisqu’on relève aussi bien des points-virgules, des
la comparaison en introduisant le comparé : comme
points de suspension que des points d’exclamation
la rose, la femme, alors au sommet de sa beauté,
et surtout de très nombreux tirets en début de vers
meurt brutalement. La brutalité de la mort est tra-
ou au milieu qui brisent la fluidité du vers, imitant
duite à chaque fois par le nombre moins impor-
ainsi le style du télégramme auquel est d’ailleurs
tant de vers qui lui sont consacrés : deux vers dans
comparé l’écriture d’un sonnet, qualifié ironique-
les deux quatrains (contre huit pour dire son épa-
ment de « télégramme sacré » (v. 9).
nouissement) et un seul vers dans le tercet. Le der-
nier tercet constitue l’offrande posthume à Marie 3. Le ton du poème est humoristique : Corbière se
et clôt l’association de la femme à la rose par l’ex- livre à une parodie de sonnet. S’il en respecte les
pression finale « Afin que vif et mort ton corps ne règles formelles, il le désacralise, soulignant à la fois
soit que roses. » (v. 14), justifiant ainsi le schéma son aspect mécanique dans l’écriture comme dans les
des rimes et l’omniprésence de la rime en « ose », sujets attendus qu’il évoque. L’humour est présent
qui crée un leitmotiv à la fois thématique et sonore. dès le titre et le sous-titre du poème qui font pen-
ser à un manuel ou à une notice à l’usage de débu-
Exercice 2  p. 347 tants. Dans le corps du poème, nombreux sont les
1. Comme dans un sonnet régulier, on a ici deux procédés humoristiques. Parmi eux, on peut relever :
quatrains et deux tercets, une alternance de rimes - la métaphore filée des vers comparés à de bons
féminines et masculines et des alexandrins qui sui- petits soldats bien rangés (v. 1 à 4) ou aux fils du
vent le schéma suivant : abba abba ccd eed. Mais télégraphe (v. 5 à 8) ;

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- le rapprochement avec un exercice mathématique : vérité générale, v. 2 et 12). Les tercets, quant à eux,
l’écriture d’un sonnet devient une simple addition développent les exemples qui découlent du constat
mathématique (v. 12) ; énoncé dans le premier quatrain et illustrent la thèse
- les rimes, qui n’ont rien de poétique, et l’exemple en donnant la parole à la vipère au discours direct.
choisi au vers 7 ; Le dernier quatrain conclut et tire les conséquences
- l’introduction de termes anglais (v. 5) ou de chiffres issues des exemples précédents, venant ainsi renfor-
(v. 9 et 12), tous deux inhabituels dans un sonnet ; cer la thèse : de même que l’homme ne peut échapper
- l’apostrophe à la muse d’Archimède (et non à celle à « l’avertisseur », la démonstration ne peut souffrir
d’Apollon), patron des mathématiciens ; d’objection. Ainsi, le choix de cette structure se voit
- le style familier et oral (v. 4, 13), aux antipodes justifié par le propos à la fois désabusé et moralisa-
du lyrisme traditionnel. teur du poète. À une chute en un vers, comme dans
Tous ces éléments tournent ainsi en dérision l’écri- un sonnet traditionnel, le poète préfère un final en
ture d’un sonnet. quatre vers qui lui donne plus de poids.

Exercice 4  p. 347 Exercice 6  p. 348


1. Le poème est un pantoum : le second et le qua- 1. Le poème reprend les caractéristiques de la bal-
trième vers de chaque strophe sont repris dans le lade :
premier et le troisième vers de la strophe suivante. - trois strophes de huit décasyllabes et une demi-
strophe qui constitue l’envoi ;
2. La forme s’adapte parfaitement au contenu dans - un même vers à la fin de chaque strophe.
la mesure où le retour des vers rend sensible l’effet
de vertige et d’envoutement décrits dans le poème 2. On peut relever plusieurs traits d’humour dans
comme le soulignent, entre autres, les expressions ce poème :
« valse mélancolique » et « langoureux vertige » au Le titre du recueil donne d’emblée la tonalité d’en-
vers 7. semble puisqu’il s’agit de « ballades joyeuses ».
Le poète revient dans ce poème conclusif sur cette
3. Cette impression de « langoureux vertige » est dimension, rappelant avec le sourire qu’il a composé
renforcée par le jeu des sonorités avec les asso- ces poèmes dans la joie (« Folâtrement », v. 21) et
nances en [i] et la présence récurrente du son [oir]. non dans la douleur comme les autres grands poètes :
Si la voyelle [i] (v. 1, 4, 6, 9, 11, 13, 14) transcrit cette ballade n’est pas le fruit d’un cœur transi mais
la souffrance du poète, le son [oir] (v. 2, 3, 5, 8, l’œuvre d’un poète heureux, qui invite le lecteur à
10, 11, 13, 16) renvoie plutôt à l’harmonie vespé- partager cette joie en vidant un peu son verre (v.
rale ; l’alliance de ces sonorités transpose l’équi- 1). Théodore de Banville remet donc ici en cause
libre subtil du poème qui oscille entre souffrance le mythe romantique du poème accouché dans la
et volupté, ardeur et tristesse, deux caractéristiques souffrance, comme on peut le trouver chez Musset
de la beauté selon Baudelaire. On retrouve ce même qui ambitionne de « faire une perle d’une larme »
équilibre au niveau des allitérations avec l’alliance (« Impromptu ») ou qui s’écrie « Les plus désespé-
de consonnes douces comme le [v] et le [s] et dures rés sont les chants les plus beaux/Et j’en sais d’im-
comme le [k] et le [t]. Le vers 7, qui résume cette mortels qui sont de purs sanglots » (« Nuit de mai »).
tonalité particulière à travers un chiasme, illustre L’humour s’exprime non seulement dans cette désa-
aussi parfaitement cette harmonie sonore faite de cralisation de l’inspiration mais aussi dans le choix
sonorités contrastées, puisqu’il mêle des allitéra- d’une écriture qui refuse de se prendre au sérieux :
tions de consonnes douces en [v] et [l] à des sono- la forme, comme le ton, est légère, comme le mon-
rités plus mélancoliques en [i] et [an]. trent les enjambements (v. 27-28), le choix du voca-
bulaire, le jeu sur les rimes (v. 27 et 34), le tutoie-
Exercice 5  p. 348
ment du lecteur. Tous ces éléments prennent le
1. Le poème propose une variation sur le sonnet
contrepied des thèses romantiques sur l’inspiration
dans la mesure où les tercets sont intercalés entre
en en parodiant les clichés : le rossignol, la muse,
deux quatrains. On appelle ce genre de sonnet un
le cadre champêtre et la montagne à escalader pour
sonnet polaire.
symboliser les obstacles de l’écriture.
2. Les quatrains énoncent la thèse et proposent La forme de la ballade, par ses vers courts, son
une vérité générale, une sorte de maxime (« Tout refrain et le retour des rimes, est particulièrement
homme », v. 1 ; « L’homme », v. 12 et le présent de bien adaptée à ce ton humoristique et distancié.

208 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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Exercice 7  p. 348 l’impression de grandeur et d’exaltation, la diver-
1. Le calligramme par sa disposition verticale imite sité de longueur des versets mime le mouvement des
les traînées de la pluie : le poème se fait alors tableau flots, la disposition de certains versets (l. 16-26) par-
et réussit le défi recherché par tous les poètes de faire vient à calquer le flux et le reflux de la vague, les
parfaitement coller la forme au fond et de réduire rejets et enjambements rendent compte du débor-
ainsi « l’arbitraire du langage ». dement de l’eau et de « la dilatation de la houle » (l.
16). De manière générale, la souplesse de la forme
2. Apollinaire et la peinture : s’accommode parfaitement avec cette idée de liberté.
- il fréquenta de nombreux artistes peintres dont
Marie Laurencin qui fut sa maîtresse mais aussi 3. Les versets aux lignes 16 à 21 miment visuel-
Picasso, Derain, Vlaminck, le Douanier Rous- lement cette « dilatation de la houle » à la fois par
seau, etc. ; l’accumulation des enjambements et par l’hétéro-
- il contribua à promouvoir l’art moderne : c’est à métrie. Ainsi, on peut relever une série de rejets
lui que l’on doit le terme de « surréalisme » ; enchaînés entre les lignes 17-20. Tous ces rejets,
- il écrivit de nombreux textes sur la peinture dont associés à la gradation des versets (une syllabe, puis
Méditations esthétiques, Les Peintres cubistes (1913). quatre, puis onze, puis treize), traduisent le mouve-
ment de la mer qui charrie les éléments, l’homme, le
Exercice 8  p. 349 poisson, le tonneau pour se fondre dans une goutte
1. Il s’agit d’un poème en prose : le paragraphe est unique d’eau (à nouveau une seule syllabe au ver-
isolé par un titre, la forme est brève et le style se set de la ligne 24).
rapproche de l’écriture poétique par son travail sur
les sonorités et sa dimension symbolique. Exercice 10  p. 349
1. Sur le plan technique il s’agit bien d’un son-
2. Le thème choisi est surprenant dans la mesure net boiteux :
où il s’agit d’un objet tiré de notre quotidien le
- si Verlaine garde les deux quatrains et les deux
plus ordinaire.
tercets, il opte pour des vers impairs de treize syl-
3. Ponge parvient à faire de cet objet banal un sujet labes et non des alexandrins ;
poétique grâce à différents procédés : - les rimes des quatrains (abab cdcd) ne sont pas
- les nombreuses métaphores qui font de la sur- identiques et sont croisées au lieu d’être embras-
face du pain une croûte terrestre d’où s’élèvent des sées ; quant aux tercets, ils font preuve d’encore
chaînes de montagnes et de la mie, des fleurs qui plus de liberté : le distique est placé aux vers 10-11,
se fanent quand le pain rassit. au lieu d’ouvrir le sizain, et pour les quatre autres
- par la mise en abyme qui rapproche la fabrication vers, les rimes ont disparu – tout juste subsiste-t-il
du pain de celle du poème : de même que la cuisson une vague assonance en [i]…
transforme la pâte en croûte, le poète, par son écri-
2. La forme boiteuse imite l’état d’âme du poète
ture, métamorphose un objet banal en sujet poétique ;
et traduit un déséquilibre affectif lié au départ de
- toutefois Ponge refuse de prendre trop au sérieux
Rimbaud et à la souffrance du poète malade qui vit
cet objet et de le sacraliser, même si le pain revêt
un martyre sans espérance (v. 12). Le choix du vers
une dimension spirituelle. Les jeux de mots comme
impair, privilégié chez Verlaine pour sa souplesse,
« brisons-la » (l. 18) ou « dans notre bouche » (l.
traduit plutôt ici une claudication et un manque
18-19), s’ils sont des indices d’un discours méta-
d’harmonie : à la différence de l’alexandrin qui se
poétique, sont aussi là pour en montrer les limites :
départage harmonieusement en deux hémistiches
le pain demeure avant tout un objet de consomma-
d’égale longueur, séparés par la césure, le vers
tion et le poème en prose doit rester une forme brève.
impair est, ici, bancal. La liberté prise au niveau
Exercice 9  p. 349 des rimes du sizain exprime également une certaine
déliquescence, à l’image de son auteur. Enfin, les
1. Il s’agit d’une ode qui utilise le verset, long vers
images et les sonorités renforcent cette impression
qui épouse le rythme de la phrase et rappelle le ver-
de souffrance et de disharmonie : Londres est com-
set biblique.
parée à Sodome et Gomorrhe, lieux de perdition, les
2. Le choix de cette forme permet de rendre compte habitations sont laides (v. 7-8), le passé affreux et
de « la liberté de la mer » (l. 23). En effet, l’ampli- le brouillard sale (v. 9-10). Les répétitions des vers
tude du verset et la tonalité exclamative traduisent 12 et 13 et les sonorités en [t] et [r], associées aux

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nasales, martèlent le vers, à l’image de quelqu’un avec le premier vers (quand/quand) et crée une conti-
qui boite et qui a perdu son rythme alerte et fluide, nuité, un rejet (« des hommes » au vers 2) qui semble
tout comme les répétitions qui scandent le premier souligner la brutale disparition et un contre-rejet qui
quatrain et le dernier tercet. Loin d’évoluer, le son- met en valeur le mot à la rime (« liqueur » au vers 7).
net ressasse inlassablement le désespoir du poète. Dans « L’Horloge », il y deux rejets : « chuchote », au
On peut ainsi relever de nombreux échos entre le vers 2, et « d’insecte », au vers 3. Le mot « Seconde »,
début et la fin : « Ah ! vraiment, c’est triste » (v. 1)// dont l’importance est déjà soulignée par la rime, se
« vraiment c’est triste » (v. 13) ; « Ah ! vraiment c’est trouve alors placé à la rime et la personnification
trop » (v. 3)// « Non vraiment c’est trop (v. 12) ; « ça puis la métaphore de l’insecte sont mises en valeur.
finit trop mal » (v. 1)// « cela finit trop mal » (v. 13).
2. Un signe de ponctuation à l’intérieur de l’alexan-
drin peut conduire, lorsqu’il n’est pas à l’hémistiche,
à l’affaiblissement de la césure et à un changement
La versification p. 350 de rythme. Les mots qui débordent par rapport à la
coupe traditionnelle sont alors mis en valeur. C’est
le cas de « dans le coin » (v. 2), « ô la vie » (v. 8)
Exercice 1  p. 351 (contre-rejets internes) ou de « par les anges » (v. 7)
Musset (rejet) dans « Le Flacon » et de « par heure » (v. 1)
Il s’agit de décasyllabes. Pour le compte des syl- ou « dit « (v. 3) (rejets) dans « L’Horloge ».
labes, il faut juste que l’élève se souvienne que le
« e » en fin de vers ne compte pas. La césure est ori- Exercice 3  p. 351
ginale : le vers est coupé en 5/5. 1. La césure à l’hémistiche intervient aux vers 1,
2 et 4 sur une élision du « e ». C’est surtout net au
Verlaine vers 1 : « rêve étrange ». La coupe s’en trouve alors
Il s’agit de deux ennéasyllabes : dans chacun des affaiblie et le vers s’allonge.
deux, on peut relever une élision du « e » devant une
voyelle (« musique » et « préfère »). 2. Il y a un enjambement entre le vers 5 et le vers
6, puis entre le vers 6 et le vers 7. Dans les deux
Baudelaire cas, l’élément qui se trouve dans le vers suivant est
Ce sont des alexandrins. C’est l’occasion de rappe- le même : « pour elle seule ». Le vers s’en trouve à
ler aux élèves que le « e » final ne compte pas non nouveau considérablement allongé avec cette rime
plus quand il est suivi d’un « s ». Le premier vers est qui le prolonge.
marqué par des synérèses (« bien », « miasmes »). À
l’inverse, on peut relever des diérèses dans le deu- Exercice 4  p. 351
xième vers (« purifier », « supérieur »). Enfin, il y a 1. Il s’agit d’octosyllabes.
une élision pour « pure », au vers 3.
2. Un vers pose problème : il s’agit du vers 9 qui
Hugo compte neuf syllabes si l’on prononce po-è-te (le
Il s’agit d’un alexandrin. La césure à l’hémistiche mot suivant commence par une consonne). Par
est renforcée par la virgule. On peut noter une dié- conséquent, soit l’on en fait un ennéasyllabe, soit on
rèse (« li-on ») et une élision du « e » (« superbe » s’oblige à une étrange synérèse sur le mot « poète ».
devant une voyelle). Dans les deux cas, cela appellera une remarque lors
La Fontaine du commentaire d’un poème qui donne justement
Comme souvent dans Les Fables, on retrouve ici une une image du poète…
alternance entre différents mètres. En l’occurrence 3. La ponctuation est particulière car le texte est
des alexandrins aux vers 1 et 4 (élision du « e » pour haché par les points de suspension, les tirets (qui
« même » au vers 4) et des octosyllabes aux vers 2 peuvent être expliqués à l’exception du premier par
et 3 (élision du « e » pour « nulle », vers 3). Le der- la présence d’un dialogue) et les points d’exclama-
nier vers est particulier puisqu’il n’est constitué tion. Une ligne de points vient même séparer le der-
que de trois syllabes en un rejet du vers précédent. nier vers du reste du poème.
Exercice 2  p. 351 4. Corbière donne ici une image inattendue du
1. Dans « Le Flacon », on peut repérer un enjambe- poète : celui-ci se trouve réduit au rang de cra-
ment (vers 1/vers 2) qui insiste sur le parallélisme paud. S’il semble avoir encore des qualités (« œil

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de lumière », « rossignol »), c’est sous la boue que Exercice 8  p. 352
celles-ci s’exercent (« enterré », « sous le massif », Guillaume Apollinaire
« boue », « sous sa pierre ») et il semble privé d’un Il s’agit d’un quatrain. Les rimes sont suivies (aabb).
certain nombre d’attributs : « tondu », « sans aile ».
Le poète est alors un paria. Charles d’Orléans
Il s’agit d’un quintil. Les rimes sont embrassées
Exercice 5  p. 351 puis la dernière est reprise et forme avec l’avant-
1. On peut parler de vers libres dès lors que les vers dernière une rime suivie (abbaa).
sont de longueur variable et ne riment pas systéma-
tiquement, ce qui est le cas dans ce poème. Arthur Rimbaud
Il s’agit d’un sizain. Les rimes sont embrassées puis
2. Le système métrique traditionnel n’est cependant suivies (abbacc).
pas complètement abandonné : le poème compte par
exemple un certain nombre d’alexandrins, comme Exercice 9  p. 352
le vers 2. Le retour régulier à la ligne est conservé. 1. Aragon emploie des quintils.
Un certain rythme est également assuré par les ana-
2. L’ensemble du poème est écrit sur deux rimes.
phores (v. 1/2/3 ou v. 15/16).
Dans chaque quintil, les rimes sont embrassées et
3. S’il semble impossible de parler de « schéma de la dernière reprend l’avant-dernière (abbaa). Le mot
rimes » à proprement parler, on peut néanmoins à la rime dans le premier vers de chaque quintil est
constater que certains vers riment (v. 11/14/15/16 repris à la rime dans le dernier vers du quintil (« tra-
par exemple, les trois derniers vers cités formant un gédie », « miroir », « dit », « mémoire »). Le mot à la
ensemble de rimes suivies). rime dans le deuxième vers d’un quintil devient le
mot à la rime des premier et dernier vers du quin-
4. Le vers libre donne l’impression que l’élan poé-
til suivant, tandis que le mot à la rime des premier
tique n’est jamais brisé, tout en autorisant des
et dernier vers d’un quintil devient le mot à la rime
rythmes marqués. Une fois la contrainte écartée,
du troisième vers du quintil suivant. On peut remar-
l’écriture a un aspect résolument moderne.
quer également la progression vers une strophe aux
Exercice 6  p. 352 rimes entièrement féminines.
1. Les rimes sont suivies dans ces tercets, et pour
Exercice 10  p. 353
cause : chaque strophe ne s’appuie que sur une rime.
1. On a ici un quintil, suivi d’un tercet complété de
Le poème devient d’ailleurs de plus en plus répéti-
quatre syllabes et d’un autre quintil suivi des mêmes
tif : après l’utilisation d’adverbes en « -ment », pro-
quatre syllabes (« Ma foi, c’est fait »).
hibée à l’époque classique, un mot est répété à la
rime (« invisible », v. 10/12) puis c’est un vers com- 2. L’ensemble du poème, si l’on excepte les deux
plet qui est repris : « Que sera-t-il advenu de lui ? » vers de quatre syllabes, est composé sur deux rimes :
(v. 14/15). aabba/aab/aabba. On peut parler de rimes suivies.
2. Il s’agit d’un mètre assez rare, choisi par un poète 3. Le dernier vers est détaché du reste du poème et
qui appréciait les mètres impairs : l’ennéasyllabe. mis en valeur par le point d’exclamation. C’est la
chute, en quelque sorte.
3. La forme du poème vient donc souligner le sou-
venir de ce patineur qui tourne en rond. Les « jeux 4. On peut parler de jeu ici car Vincent Voiture fait
d’optique » signalés sont repris de façon plaisante un rondeau tout en expliquant la difficulté de l’en-
dans la versification. treprise et avance dans le poème tout en commen-
tant son avancée.
Exercice 7  p. 352
1. Il y a d’abord un quatrain de rimes croisées, puis 5. Le registre est donc avant tout comique mais on
deux rimes plates et enfin à nouveau un quatrain de pourrait aussi parler de registre didactique : Vincent
rimes croisées. Voiture nous livre la recette du rondeau.

2. La rime « bœuf »/«  œuf » peut sembler intéres- Exercice 11  p. 353


sante pour le commentaire. Elle montre de façon 1. Outre le titre, on peut relever plusieurs champs
très visuelle le chemin que la grenouille doit encore lexicaux communs aux deux poèmes : celui
parcourir… de l’odorat, bien sûr, mais aussi celui de l’eau

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(« océan »/«  l’eau d’une source ») ou du corps 3. On peut relever ici un certain nombre de rimes
humain (« tête »/«  visage »). Les métaphores sont internes comme « ferveurs »/« faveurs » qui sont pro-
très proches. Le verbe « plonger » est même repris : longées par des répétitions : (« mouches », « sel »…).
« plongerai »/«  plonger ». Enfin, le propos est le Par ailleurs, le poème s’ouvre sur un alexandrin
même dans les deux textes. (« Végétales ferveurs, ô clartés ô faveurs ») et on
peut y chercher d’autres traces du rythme des vers
2. Baudelaire conserve dans son poème en prose un classiques.
rythme régulier et relativement bref, marqué par la
ponctuation. C’est particulièrement visible dans le
second paragraphe. Le poème en prose reste donc
Exercice 13  p. 353
ici proche du rythme d’un poème versifié. On peut Dans ce sonnet, on peut noter un certain nombre
aussi remarquer que le début (« Laisse-moi respi- d’éléments intéressants du point de vue de la ver-
rer longtemps, longtemps ») et la fin (« pour secouer sification. Les vers 5 et 8 sont particuliers, tout
des souvenirs dans l’air ») du premier paragraphe d’abord, car leur rythme en 4/4/4 efface la césure
constituent des décasyllabes. traditionnelle de l’alexandrin. Ce rythme est ren-
forcé par l’anaphore au vers 5 : les plaisirs du lieu
Exercice 12  p. 353 sont soulignés. Au vers 8, c’est la prolixité de l’hô-
1. Le verset est beaucoup plus libre que le vers clas- tesse que l’on remarque. L’enjambement du vers 6
sique : pas de rime et surtout pas de nombre de syl- marque l’activité débordante de l’hôtesse. Enfin,
labes imposé. Il est donc de longueur très variable la diérèse du vers 10 (« vi-olentes ») insiste sur le
et peut atteindre plusieurs lignes. caractère tape-à-l’œil de l’imagerie populaire qui
est décrite dans la suite du vers.
2. Il n’est cependant pas assimilé à un paragraphe
de prose car, même si sa longueur est variable, il
reste tout de même toujours assez bref, se rédui-
sant parfois à quelques mots. Son contenu poétique
tend aussi à le distinguer. Il faut néanmoins noter
que chaque auteur a sa propre pratique du verset :
il n’y a pas de règle en la matière.

212 partie IIi • La poésie aux xixe et xxe siècles : du romantisme au surréalisme

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partie iV
Genres et formes de l’argumentation
aux xviie et xviiie siècles

13 L’art oratoire
relle, qui feint de s’adresser à un autre maître que
Molière,
1 Dom Juan p. 359
le sien (l. 5 à la fin).
3. Un valet menacé de représailles
Pour commencer
Sganarelle choisit de mettre en scène un discours
Molière écrit Dom Juan pour répondre aux accusa-
fictif car il craint la fureur et les remontrances de
tions déclenchées par Tartuffe et régler ses comptes
son maître et, quoiqu’il en dise, n’ose pas lui faire
avec l’hypocrisie des dévots et la Compagnie du
de reproches directs. L’extrait nous renseigne sur
Saint-Sacrement. Il s’empare ainsi d’un personnage
les relations entre le maître et son valet : ce dernier
à la mode et dont la liberté de parole n’est pas sans
craint son maître car il dépend entièrement de lui
déplaire à son auteur, même si la censure l’oblige à
pour vivre. En effet, Dom Juan le paye, le nour-
le précipiter dans les flammes de l’Enfer au dénoue-
rit, l’héberge et peut le renvoyer à tout moment.
ment. Dom Juan est le séducteur par excellence et
C’est pourquoi Sganarelle formule ses reproches
cette séduction passe d’abord par une très grande
de manière détournée en utilisant le conditionnel
maîtrise de la parole et des outils de rhétorique. À
(« si j’avais un maître, je lui dirais fort nettement
l’inverse, Sganarelle est un piètre orateur dont le
en le regardant en face » l. 10-11) ou en utilisant la
bon sens finit toujours par tomber dans le ridicule.
modalité interrogative (« pensez-vous… qu’on n’ose
La pièce est jouée pour la première fois le 15 février
vous dire vos vérités », l. 20-21).
1665, d’abord censurée puis suspendue pour la trêve
pascale, elle n’ira pas au-delà de quinze représen- 4. Le portrait de Dom Juan
tations. Sur le plan moral, Dom Juan est un libertin, un
libre d’esprit, un athée et un impie ; sur le plan phy-
Observation et analyse sique, c’est un homme d’un certain rang (« de qua-
1. Les reproches de Sganarelle à son maître lité », l. 16), à l’allure soignée voire apprêtée (« une
Sganarelle reproche à son maître son libertinage, perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre
c’est-à-dire sa liberté d’esprit et son mépris pour la chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur
religion, comme le soulignent les termes de « petits de feu », l.  16-19). Dom Juan attache de l’impor-
impertinents », « libertins », « esprits forts » (l. 8-9) et tance à son apparence, qui est fondamentale pour
les expressions « vous jouer au Ciel », « vous moquer un séducteur.
des choses les plus saintes » (l. 11-13). Il le met en 5. Un valet maladroit
garde contre le châtiment céleste (« le Ciel punit »,
La maladresse de Sganarelle se manifeste  sur le
l. 22) qui entraînera « une méchante mort », c’est-
plan syntaxique, par des lourdeurs et des répétitions
à-dire à la fois une mort violente (certains libertins
(« c’est bien à vous », l. 13 ; « pour », l. 16 ; « pen-
furent emprisonnés voire condamnés à mort) et une
sez-vous », l. 16 ; « méchante » l. 2, 22, 23 ; l’écho
vie qui le destine aux Enfers.
« raillerie »/« railler » l. 2) qui trahissent la pauvreté
2. Des reproches voilés de son vocabulaire (« petit » et « méchant » sem-
Le pronom vous désigne Dom Juan de manière blent les seuls adjectifs qu’il connaisse). Les tour-
directe (l. 1 et 2) mais aussi de manière indirecte, à nures sont assez répétitives, les effets tombent à
l’intérieur de la mise en scène imaginée par Sgana- plat et le ton employé est trop sentencieux dans la

13. L’art oratoire 213

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bouche d’un valet : Sganarelle, en donneur de leçon, n’allons point songer au mal qui nous peut arri-
n’est pas dans son emploi et ses conseils (« appre- ver, et songeons seulement à ce qui nous peut don-
nez », « osez »), pourtant pleins de bon sens, pren- ner du plaisir. La personne dont je te parle est une
nent dans sa bouche une tonalité burlesque (il y a un jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été
aspect comique dans le choix des images utilisées, conduite ici par celui même qu’elle y vient épou-
« petit ver de terre, petit mirmidon », l. 13-14, avec ser ; et le hasard me fit voir ce couple d’amants trois
ici une parodie du discours de Pascal sur l’infiniment ou quatre jours avant leur voyage. Jamais je n’ai
petit). Quant à sa ruse (« je parle au maître que j’ai vu deux personnes être si contents l’un de l’autre,
dit »), elle ne trompe personne : Sganarelle est, dans et faire éclater plus d’amour. La tendresse visible
ce rôle décalé, un piètre acteur et un mauvais metteur de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion ;
en scène. Enfin, la maladresse et le comique du per- j’en fus frappé au cœur et mon amour commença
sonnage sont soulignés par les brèves interventions par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d’abord de les
de Dom Juan qui lui coupe la parole ou le traite « de voir si bien ensemble ; le dépit alarma mes désirs,
maître sot » et de « faiseur de remontrances » (l. 4-5). et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir trou-
bler leur intelligence, et rompre cet attachement,
Contexte et perspectives dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée ;
6. Le mot « libertin » mais jusques ici tous mes efforts ont été inutiles, et
Un libertin désigne quelqu’un qui est libre d’esprit j’ai recours au dernier remède. Cet époux prétendu
(du latin libertinus, esclave affranchi). Les liber- doit aujourd’hui régaler sa maîtresse d’une prome-
tins refusent le jeûne et l’abstinence, le sacrement nade sur mer. Sans t’en avoir rien dit, toutes choses
du mariage et sont souvent des adeptes du matéria- sont préparées pour satisfaire mon amour, et j’ai une
lisme (s’inspirant de la philosophie de Démocrite petite barque et des gens, avec quoi fort facilement
ou d’Épicure). Le mot évoluera ensuite vers un sens je prétends enlever la belle. »
plus moral pour désigner moins un athée qu’un Ou opter pour une réponse hypocrite en s’inspirant
débauché ou un roué. Molière avait été en contact de celle que Dom Juan fera à son père au début de
avec la pensée libertine au collège de Clermont et l’acte V :
profondément marqué par la pensée de Gassendi. « Oui, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs ;
Par ailleurs, il connaissait très certainement l’un des je ne suis plus le même d’hier au soir, et le Ciel tout
libertins les plus célèbres, à savoir des Barreaux. d’un coup a fait en moi un changement qui va sur-
Il existe d’autres libertins célèbres au xviie siècle prendre tout le monde : il a touché mon âme et dessillé
comme le poète Théophile de Viau (1590-1626) ou mes yeux, et je regarde avec horreur le long aveugle-
l’écrivain Cyrano de Bergerac (1619-1655), qui, ment où j’ai été, et les désordres criminels de la vie
dans Les États et Empires de la Lune, rejette l’im- que j’ai menée. J’en repasse dans mon esprit toutes
mortalité de l’âme. les abominations, et m’étonne comme le Ciel les a
À l’époque, les libertins étaient attaqués par la com- pu souffrir si longtemps, et n’a pas vingt fois sur ma
pagnie du Saint-Sacrement et les actes de libertinage tête laissé tomber les coups de sa justice redoutable.
passibles d’amendes, de prison, d’exil ou d’exécu- Je vois les grâces que sa bonté m’a faites en ne me
tion : le libre penseur Lucilio Vanini fut ainsi brûlé, punissant point de mes crimes ; et je prétends en pro-
en 1619 à Toulouse, pour athéisme et mauvaises fiter comme je dois, faire éclater aux yeux du monde
influences sur la jeunesse. un soudain changement de vie, réparer par là le scan-
7. Sganarelle avait vu juste dale de mes actions passées, et m’efforcer d’en obte-
Les prédictions de Sganarelle seront avérées : après nir du Ciel une pleine rémission. C’est à quoi je vais
une série d’avertissements (cf. le spectre qui exhorte travailler ; et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien
Dom Juan à se repentir), Dom Juan accepte l’invi- contribuer à ce dessein, et de m’aider vous-même à
tation de la statue du commandeur, incarnation du faire choix d’une personne qui me serve de guide, et
Ciel, qui châtie le libertin en le précipitant dans les sous la conduite de qui je puisse marcher sûrement
flammes de l’Enfer. dans le chemin où je m’en vais entrer. »

Vers le BAC : l’écriture d’invention Pour aller plus loin


8. La réponse de Dom Juan Le châtiment final ne suffira pas à calmer les cri-
Pour l’écriture d’invention, on peut lire la suite  tiques. Il faut dire que l’exemplarité est quelque peu
de la scène et cette réplique de Dom Juan : « Ah ! nuancée par l’intervention prosaïque de Sganarelle

214 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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réclamant ses gages. La polémique fut déclenchée 2. Les figures d’opposition
en particulier par le prince de Conti, ancien libertin On peut relever :
converti au jansénisme, qui déclara : « l’auteur confie - des antithèses : « offensé »/« offenseur » (v. 9-10),
la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire pour la « cœur »/« bras » (v. 14), « mon père »/« Chimène »
soutenir toutes les impertinences du monde ». Molière (v. 9-10), ou « père »/«  maîtresse » (v. 13), « hon-
répondra à toutes ses attaques dans Une réponse aux neur »/«  amour » (v. 21), « impuni »/«  punir » (v.
observations touchant le festin de Pierre insistant, 19-20), « plaisirs »/« gloire » (v. 23-24) ;
d’une part, sur la dimension comique de la pièce et, - des oxymores : « aimable tyrannie » (v. 22), « digne
d’autre part, sur le châtiment final et sur la volonté ennemi » (v. 27), « noble et dure contrainte » (v. 22),
de montrer les vices pour mieux les condamner. « cher et cruel espoir » (v. 25) ;
- des parallélismes : « l’un », « l’autre » (v. 14), « ou
faut-il » (v. 19-20), « m’es-tu »/« m’es-tu » (v. 29-30).
Corneille,
2 Le Cid p. 360
3. Une chute significative
Les strophes se terminent toutes sur Chimène,
d’abord avec une modalité exclamative, qui cor-
Pour commencer respond à la prise de conscience du dilemme, puis
On a ici l’un des plus célèbres monologues du théâtre sous forme interrogative, qui manifeste le choix dif-
français et un bon exemple de texte argumentatif. Les ficile entre deux options incompatibles, et finalement
stances se présentent comme un monologue délibé- une modalité affirmative, qui exprime la décision et
ratif dans lequel Rodrigue exprime un dilemme, qui le choix de la mort, seul moyen de respecter et son
prend en réalité la forme d’un syllogisme, puisque père et Chimène, de rester fidèle à l’honneur sans
les deux propositions contradictoires aboutissent déshonorer Chimène. Par cette répétition, Corneille
finalement à la même conclusion : le choix de la cherche à frapper l’oreille du spectateur tout en insis-
mort comme seule issue digne. tant sur le point d’ancrage du dilemme.
Observation et analyse 4. Les arguments avancés par Rodrigue
1. Le conflit entre l’amour et l’honneur - Arguments pour le combat : venger son père offensé
Le dilemme, ou choix déchirant, est formulé explici- (v. 9 et 13), respecter son honneur, sauver la réputa-
tement aux vers 12 à 16 : « Contre mon propre hon- tion de sa famille, refuser de vivre dans la honte pour
neur mon amour s’intéresse/Il faut venger un père, soi pour sa famille, ne pas laisser ce crime impuni ;
et perdre une maîtresse/l’un m’anime le cœur, l’autre - arguments contre le combat : son amour pour
retient mon bras/Réduit au triste choix ou de trahir ma Chimène ;
flamme/Ou de vivre en infâme ». Il s’agit bien pour - arguments en faveur du combat au nom même de
Rodrigue de choisir entre deux exigences incompa- l’amour : ne pas se venger entraînera le mépris de
tibles : la piété filiale ou ses sentiments pour Chimène, Chimène et la perte de son amour, honneur et amour
comme le montre l’opposition constante entre le ne sont pas tant opposés mais liés : l’amour découle
champ lexical de l’honneur : « Affront » (v. 9), « hon- de l’honneur, l’honneur l’emporte donc sur l’amour.
neur » (v. 12, 21), « venger un père » (v. 13), « vivre en 5. Le choix de la mort
infâme » (v. 16), « affront impuni » (v. 19), « gloire » Le monologue permet une prise de conscience et
(v.  23), « vengé mon honneur » (v. 29) et celui de aboutit à une prise de décision : la mort par duel
l’amour : « cœur » (v. 1, 14), « Chimène » (v. 10, 20, contre don Gomès, solution désespérée mais qui
30, 40), « mon amour » (v. 12), « maîtresse » (v. 13, sauve l’honneur et qui permet de sauver, même tra-
32), « flamme » (v. 15), « amour » (v. 21), « plaisirs giquement, l’amour, en gardant l’estime de Chimène.
sont morts » (v. 23), « amoureuse » (v. 26). En réalité, il n’y a pas d’autre choix possible : le
En réalité, il n’y a pas de choix car aux yeux de héros cornélien est prisonnier du code de l’honneur,
Chimène le refus de défendre l’honneur sera dés- l’idée de liberté est illusoire.
honorant : le renoncement à l’honneur au nom de
l’amour ne peut sauver l’amour (cf. « j’attire ses
mépris en ne me vengeant pas », v.  31). La mort Contexte et perspectives
est donc la seule solution envisageable. Le héros 6. Les stances
est bien dans une situation tragique par excellence Les stances apparaissent à la fin du xvie pour dispa-
puisque, quoiqu’il fasse, il est pris au piège. raître après 1660. Leur apogée s’étend 1630 à 1660.

13. L’art oratoire 215

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Synonyme de strophes, les stances correspondent à sister sur le cœur du dilemme. Quant à la variation
un nombre déterminé de vers qui forment un sens des mètres, elle met en valeur le désarroi et la souf-
complet, et qui sont assujettis à un certain ordre. france de Rodrigue. Enfin, l’utilisation de modali-
Les stances permettent une pause dans l’action et tés différentes, d’abord exclamative et interrogative,
favorisent l’expression des sentiments. Il n’y a pas puis affirmative, souligne également la structure et
de schéma type. Ici, on a des strophes de dix vers l’évolution du monologue délibératif.
avec une alternance d’octosyllabes, d’alexandrins,
d’heptasyllabes et de décasyllabes. La disposition Pour aller plus loin
des rimes est également variée : embrassées, plates, On peut faire écouter le CD de la pièce enregistrée
puis croisées, selon le schéma : abba cc ded. le 22 janvier 1955 sur la scène du Théâtre National
Dans le monologue de Rodrigue, les strophes sui- Populaire au Palais de Chaillot avec Gérard Phi-
vent le schéma d’un discours classique : lippe dans le rôle de Rodrigue.
La strophe 1 correspond à l’exorde.
Les strophes 2 et 3 à la confirmation.
La strophe 4 à la péroraison en l’absence de solu- Bossuet,
tion, la seule solution est la mort. 3 Oraison funèbre p. 362

Vers le BAC : le commentaire Pour commencer


La prédication occupe une place importante au
7. Le dilemme de Rodrigue xviie siècle. Outre Bossuet, on peut citer parmi les
Le dilemme de Rodrigue est mis en valeur par la orateurs célèbres Bourdaloue et Massillon. L’orai-
structure du monologue, les figures d’opposition et son funèbre était un véritable genre codifié : l’ora-
la versification. teur commençait par faire le portrait du défunt pour
Le passage se présente comme un monologue clai- ensuite élargir son propos par une réflexion sur la
rement organisé : les trois premières strophes posent mort, invitant l’auditoire à méditer ainsi sur sa condi-
le dilemme, la quatrième tente de le résoudre par tion. Les étapes sont celles du discours classique :
le choix de la mort qui apparaît comme l’unique exorde, développement et péroraison.
solution qui puisse concilier honneur et amour. On Bossuet, qui laissa une œuvre colossale, publia de
passe ainsi de l’interrogation (v. 19-20 et 29-30) à son vivant quelques-uns de ses sermons, parmi les-
un choix résigné : « Mourons » (v. 40), qui permet de quels le Sermon sur la mort et le Sermon du mau-
dépasser l’aporie. La boucle est bouclée, Rodrigue, vais riche (1662), ainsi qu’un recueil de six orai-
dans la strophe 4, s’adresse à nouveau à son âme (v. sons funèbres sur des personnages célèbres, dont
39), comme il l’avait fait au début du monologue. celle d’Henriette d’Angleterre et de sa mère, décé-
Le dilemme s’exprime aussi par une série de figures dée quelques mois plus tôt.
d’opposition, d’abord des antithèses et un rythme Les raisons de la mort d’Henriette d’Angleterre
binaire qui montrent qu’il est déchiré entre l’amour demeurent obscures : sa mort survint en effet bru-
d’un côté, la gloire de l’autre. Si les antithèses talement, à l’âge de 26 ans, après qu’elle eut bu un
dominent la strophe 2 (« honneur »/«  amour », verre d’eau de chicorée qui déclencha de violentes
« père »/« maîtresse », « cœur »/« bras »), elles lais- douleurs abdominales. Plusieurs ont alors avancé la
sent la place à des oxymores dans la strophe 3 thèse de l’empoisonnement :
(« aimable tyrannie », « cher et cruel espoir »), qui - celui-ci aurait pu être commandité par le cheva-
expriment la situation inextricable dans laquelle se lier de Lorraine, amant de Monsieur et dont Hen-
trouve Rodrigue : s’il sauve son honneur, il perd sa riette avait obtenu l’exil ;
maîtresse ; s’il cherche à sauver son amour, il perd - les douleurs furent extrêmement subites, une crise
son honneur. Les alexandrins, toujours coupés à l’hé- de péritonite aurait sans doute provoqué une série
mistiche, permettent, eux aussi, de mettre en relief de malaises.
cette alternative (v. 12-14, 22-24). Ainsi, la versifi-
cation et le choix des stances mettent en valeur le
combat intérieur de Rodrigue. Observation et analyse
Le choix des stances semble tout à fait judicieux, 1. La situation d’énonciation
dans la mesure où il conjugue variation et régula- Bossuet, le prédicateur, s’adresse, dans la basilique
rité. Ainsi, le retour systématique de « Chimène » en Saint Denis, à une assemblée masculine.
fin de strophe permet de créer un leitmotiv et d’in- Les termes qui désignent l’auditoire :

216 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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« Messieurs » (l. 1 et 27), les impératifs  à la deu- Contexte et perspectives
xième personne du pluriel : « souvenez-vous » (l. 26), 5. Comparaison avec l’oraison funèbre de Jean
les adjectifs possessifs à la deuxième personne du Moulin par Malraux
pluriel : « votre » (l. 28) ;
Les procédés oratoires communs aux deux textes
Les termes qui renvoient à l’orateur : la présence du sont :
je et de l’adjectif possessif à la première personne - de longues phrases, d’amples périodes,
du singulier, « mes » paroles (l. 29-30). - des hyperboles,
Parfois l’orateur s’associe à la douleur dans l’as- - des anaphores,
semblée, comme le montre l’emploi de la première - l’interpellation du public : « Écoute aujourd’hui,
personne du pluriel (« nous », l.  2 ; « notre dou- jeunesse de France » (l. 9), « Aujourd’hui, jeunesse »
leur », l. 26). (l. 13).
2. Une grande dame Les différences sont :
- le registre épique chez Malraux et une tonalité
Au début du texte, l’auteur insiste sur la naissance
patriotique dans son discours ;
et la fortune  prestigieuses de la princesse : « glo-
- un ton plus emphatique, une dramatisation plus
rieuse origine », « la maison de France », « les rois
grande chez Malraux qui fait revenir d’outre-tombe
d’Écosse », « les rois d’Angleterre », « princesse née
les morts d’autrefois, le rapport entre passé et pré-
sur le trône ».
sent plus direct ;
Puis il évoque les qualités intrinsèques de la prin- - Malraux s’adresse directement à Jean Moulin
cesse : « L’esprit et le cœur plus hauts que sa nais- (« entre ici, Jean Moulin », l. 2) ;
sance » et « une grandeur que rien ne devait à la - le discours de Malraux est aussi plus imagé (« le
fortune », « les bénédictions de tous les peuples » dernier corps trébuchant », l. 5-6 ; « leur long cor-
et « ses nouvelles grâces ». tège d’ombres défigurées », l. 13 ; « le visage de la
Si la première occurrence de « gloire » (l. 12 et France », l. 16).
plus haut, « glorieuse » l. 8) renvoie à la naissance, Pour aider les élèves à déterminer quel texte les
la seconde désigne celle de l’esprit (l. 23). Il s’agit touche le plus, il faudrait leur faire écouter la voix
bien pour Bossuet de montrer que le mérite de la si particulière de Malraux.
princesse tient moins à sa naissance qu’à ses qua-
6. La présence de la mort dans les deux textes
lités et son rayonnement personnel.
Dans un cas, il s’agit d’une mort causée par la
3. Les marques stylistiques de l’éloge maladie, peut-être un empoisonnement (Bossuet) ;
On peut relever : dans l’autre, une mort déclenchée par la torture
- de nombreuses hyperboles : « de plus distingué » (Malraux). Même si Henriette d’Angleterre appar-
(l. 4), « non seulement mais encore » (l. 5-6), « des tient à la famille royale, on reste dans un domaine
plus augustes couronnes » (l. 9-10), « je suis ébloui » privé. Avec la mort de Jean Moulin, on entre vraiment
(l. 9), « plus hauts que » (l. 16), « don précieux, ines- dans l’Histoire : sa mort est emblématique non seu-
timable présent » (l. 20-21, structure en chiasme), lement des souffrances et des tortures de la guerre,
« incomparable douceur » (l. 29), « jamais faire toutes mais symbolise aussi, de manière plus large, tout
mes paroles » (l. 29-30), « bénédictions de tous combat patriotique et renvoie à tous les soldats qui
les peuples » (l. 30), « ne cessaient […] nouvelles se sont battus pour le destin de la France et à toutes
grâces » (l. 31) ; les victimes des conflits liés à l’histoire de France.
Malraux évoque ainsi un terrible cortège funèbre
- des exclamations : « Hélas » (l. 22) ;
composé des résistants torturés, des tondus et des
- une anaphore : « je vois », « je vois », « on voyait » morts des camps de concentration mais aussi des
(l. 10, 13, 18) ; héros anonymes de la Révolution et du xixe siècle.
4. Une tonalité religieuse Jean Moulin, par sa mort héroïque, devient ainsi le
symbole de la France humiliée, torturée mais digne
Le champ lexical de la religion regroupe les occur-
et résistante, et fournit un modèle pour la jeunesse.
rences : « Dieu » (l. 3), « le ciel » (l. 19), « Ô mort »
(l. 24).
Il s’agit d’un discours prononcé dans une basilique, Vers le BAC : le commentaire
lors d’un enterrement, par un prêtre. La présence du 7. Un texte qui répond à l’idéal classique
champ lexical religieux est donc attendue et légitime. L’extrait illustre l’idéal classique tant par sa maîtrise

13. L’art oratoire 217

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de la rhétorique que par les thèmes abordés. Bossuet, moqueuse. On attribue généralement la paternité du
en tant que prédicateur chevronné, connaît parfaite- genre au poète latin Lucilius (iie  siècle av. J.-C.).
ment les règles de la rhétorique classique, comme Parmi les satiristes célèbres de l’Antiquité romaine,
on peut le voir dans cet extrait. Il propose un dis- on peut citer également Horace, Sénèque et Juvénal.
cours clairement structuré, commençant d’abord par Juvénal fait dans ses Satires, une critique violente
faire l’éloge de la princesse puis invitant son audi- de la décadence romaine et s’en prend successive-
toire à méditer sur la mort. À l’intérieur de l’éloge ment aux femmes, aux riches, aux faux dévots ou
on peut aussi observer deux temps : d’abord l’évo- à la cour de Domitien. Boileau retiendra son style
cation de la naissance glorieuse de la princesse puis corrosif et humoristique.
l’éloge de ses qualités personnelles. L’orateur sait
aussi toucher le public en s’impliquant personnelle- Observation et analyse
ment dans son discours et en impliquant également
l’auditoire. Mais l’émotion demeure toujours conte- 1. Un attrait irrésistible pour la débauche…
nue, si l’orateur utilise, par moments, une tonalité Les quatre premiers vers s’ouvrent sur une morale
lyrique ou pathétique (l. 22-26), la sobriété et la rai- qui fait le constat du cycle infernal de la débauche :
son l’emportent toujours sur la douleur et l’émotion. un crime en appelle toujours un autre. Le ton caté-
Maîtrise de la rhétorique, art du portrait, sobriété et gorique et péremptoire souligne la fatalité d’un tel
rationalité sont autant de caractéristiques propres à postulat  qui ne souffre aucune exception (cf. les
l’idéal classique. Au niveau des thèmes abordés, le termes « une fois », « toujours », « dès qu’on », l’uti-
discours défend les valeurs prônées par la religion lisation du présent de vérité générale et les hyper-
catholique, même si la question de la brièveté de la boles « crime », « chute »). Ces vers servent de mise
vie et de la brutalité de la mort est aussi un thème en garde et d’avertissement, tout en ménageant le
cher au baroque. Ainsi, le texte illustre l’idéal clas- lecteur : l’auteur ne désigne pas d’emblée l’objet de
sique plus encore par sa forme que par les thèmes son discours, à savoir les femmes. Cette introduc-
qu’il développe, même si les deux mouvements se tion correspond à la captatio benevolentiae du dis-
recoupent par certains aspects. cours classique.
2. … particulièrement chez les femmes
Pour aller plus loin On passe de la généralité au cas particulier : le vice
Pour compléter le commentaire on pourra lire Orai- concerne les femmes qui sont frivoles et libertines.
sons funèbres de Bossuet présentées par Jacques Tru- Dans un premier temps, l’auteur décrit les infidélités
chet (éd. Garnier, 1961) et L’Âge de l’éloquence de répétées à venir de la femme (« peut-être avant deux
Marc Fumaroli (éd. Droz, 2002). ans », v. 5), puis dépeint la cruauté et le sadisme de
On pourra rapprocher ce texte du récit de la mort la femme qui, non contente de tromper son mari, le
de la marquise de Brinvilliers par Madame de Sévi- ridiculise aux yeux de tous. On proposera pour titre :
gné (Lettre 444) ou de la Lettre 203, dans laquelle 1. Les femmes sont infidèles. 2. Conseils aux maris.
elle s’interroge sur le sens de la vie et de la mort :
3. Conseils d’homme à homme
« Je m’abîme dans ces pensées, et je trouve la mort
La situation d’énonciation : Boileau s’adresse à un
si terrible que je hais plus la vie parce qu’elle m’y
homme sur le point de se marier pour le mettre en
mène que par les épines qui s’y rencontrent. Vous
garde (le ton personnel masque en réalité l’aspect
me direz que je veux vivre éternellement. Point du
général de la critique).
tout, mais si on m’avait demandé mon avis, j’aurais
bien aimé à mourir dans les bras de ma nourrice ; Le ton de la confidence s’exprime à travers le tutoie-
cela m’aurait ôté bien des ennuis et m’aurait donné ment, les interpellations, les parenthèses (« entre
le ciel bien sûrement et bien aisément. » nous », v. 21, « crois-moi », v. 31) et l’emploi de la
première personne du pluriel qui souligne la soli-
darité masculine (v. 7 et 21).

Boileau, 4. Une nouvelle Messaline


4 Satires p. 364 La femme est décrite comme infidèle, adultère, liber-
tine (« éprise d’un cadet ivre d’un mousquetaire »,
Pour commencer v.  6 ; « rendez-vous galants », v.  8 ; « Messaline »,
Du latin satura, pot-pourri, la satire désigne un écrit v. 10). Elle se livre au vice de manière scandaleuse
qui critique quelqu’un ou quelque chose de manière et effrontée (« dédaignant la pudeur enfantine », v. 9 ;

218 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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« sans mesure et sans règle au vice abandonnée », rosif, qui ne s’appesantit pas, et un certain brio de
v. 14 ; « cent traits d’impudence », v. 15). Elle aime la mise en scène. Cependant, la critique reste plus
faire souffrir son mari, se révèle sadique (v. 19 et virulente chez Juvénal.
25). C’est aussi une coquette et une femme galante
qui joue bien la comédie de la séduction (v. 25 à 30). Vers le BAC : l’écriture d’invention
5. Hostile à son mari, aimable aux autres 8. À la manière de Boileau
La femme, avec son mari, est « fière » et « chagrine » Pour rédiger une satire des hommes, on pourra :
et avec les autres « douce, agréable badine », comme - s’inspirer de la structure du texte de Boileau et
le soulignent les antithèses : partir d’un constat général avant de critiquer par
- « Tout hormis toi, chez toi » (v. 23) ; exemple le libertinage masculin en présentant les
- « que pour toi »/« Aux autres » (v. 25-26) ; hommes comme des don Juan ;
- « C’est pour eux »/« Que chez toi » (v. 27-28). - s’inspirer des registres ironiques et humoristiques
et utiliser le ton de la confidence ;
6. Un texte comique
- travailler la vivacité du style en employant des
L’auteur préfère la légèreté à un discours moralisa-
hyperboles et des gradations et en soignant les sono-
teur : il envisage d’abord avec humour l’infidélité
rités. Même sans faire de rimes, on pourra utiliser
de la future épouse par :
des assonances et allitérations ;
- l’adverbe « peut-être » qui fait écho à la rime
« déplaire » (v. 5) ; - Achever la satire sur la cruauté et la mauvaise foi
des hommes qui justifient leurs adultères par la trop
- le parallélisme « Éprise d’un cadet, ivre d’un mous-
grande gentillesse de leur femme.
quetaire » (v. 6) ;
- la description d’une situation concrète et imagée Pour aller plus loin
qui implique le lecteur comme le montre l’utilisa-
On pourra lire aux élèves cet extrait de la dédicace
tion du pronom « nous », du verbe « voir » (v. 7) et
précédant la satire X.
la mention d’un cadre précis où exercer sa galante-
« La bienséance néanmoins voudrait, ce me semble,
rie (« les plus honteux brelans », « chez la Cornu ») ;
que je fisse ici quelque excuse au beau sexe, de la
- l’accumulation d’infinitifs qui imaginent une mul-
liberté que je me suis donnée de peindre ses vices.
tiplicité de situations galantes (v. 9 à 11) ;
Mais au fond, toutes les peintures que je fais dans
- la gradation comique du vers 12. ma satire sont si générales, que bien loin d’appré-
L’auteur décrit ensuite avec humour la situation ridi- hender que les femmes s’en offensent, c’est sur
cule du mari trompé au grand jour avec : leur approbation et sur leur curiosité que je fonde
- l’antiphrase « Trop heureux » (v. 13) ; la plus grande espérance du succès de mon ouvrage.
- les antithèses entre le mari et les autres hommes Une chose au moins dont je suis certain qu’elles
(cf question 5) ; me loueront, c’est d’avoir trouvé moyen dans une
- les hyperboles (« tout », v.  25 ; « que chez toi », matière aussi délicate que celle que j’y traite, de ne
v. 28). pas laisser échapper un seul mot qui pût le moins
Finalement, il prodigue ses conseils sur le ton de du monde blesser la pudeur. J’espère donc que j’ob-
l’humour et de la confidence : « crois-moi », « si tu tiendrai aisément ma grâce et qu’elles ne seront pas
veux », « discret mari », préférant à l’apitoiement, la plus choquées des prédications que je fais contre
résignation ; à la colère, un ton désabusé. leurs défauts dans cette satire, que des satires que
les prédicateurs font tous les jours en chaire contre
Contexte et perspectives ces mêmes défauts. »
7. Comparaison avec la satire de Juvénal
Juvénal se moque de la naïveté de l’homme qui voit
de l’amour là où il n’y a que comédie et adultère. Madame de La Fayette,
Les points communs entre les deux textes sont leur 5 La Princesse de Clèves p. 368
humour et leur vivacité (ils recourent tous deux au
dialogue), l’utilisation d’hyperboles (on peut rele- Pour commencer
ver des anaphores, des termes hyperboliques), et le Si la tragédie relève par essence du genre judicaire
sujet : ils peignent tous deux un tableau de la cruauté par les situations conflictuelles qu’elle met en scène,
des femmes. De Juvénal, Boileau retient le style cor- on en trouve aussi quelques exemples dans le genre

13. L’art oratoire 219

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romanesque comme dans cet extrait de La Prin- mais soulageront la conscience de la princesse et
cesse de Clèves qui rappelle une scène de procès celle du prince : « ce me sera toujours un soulage-
et qui, par bien des aspects, s’apparente à un texte ment d’emporter la pensée que vous êtes digne de
théâtral. Madame de La Fayette insiste moins sur la l’estime que j’aie eue pour vous » (l. 42- 44).
dimension théâtrale de son récit que sur la véracité
4. Un point de vue qui privilégie la princesse
de celui-ci, ce qui l’éloigne des romans idéalistes
Le narrateur est omniscient mais analyse en prio-
de l’époque et le rapproche plutôt des Mémoires,
rité les sentiments de la princesse : toutes les phrases
comme on peut le lire dans une lettre où elle com-
de récit commentent son point de vue. Le récit per-
mente son livre sans révéler en être l’auteur :
met donc d’ajouter aux dialogues quasi théâtraux
« Je le trouve très agréable, bien écrit sans être une plongée dans la psyché du personnage princi-
extrêmement châtié, plein de choses d’une délica- pal. Le lecteur peut tout à la fois apprécier l’aspect
tesse admirable et qu’il faut relire plus d’une fois, oratoire et quasi judiciaire de ce moment et com-
et surtout, ce qui s’y trouve, c’est une parfaite imi- patir avec Mme de Clèves.
tation du monde de la Cour et de la manière dont
on y vit. Il n’y a rien de romanesque et de grimpé.
Aussi n’est-ce pas un roman. C’est proprement des Contexte et perspectives
Mémoires, et c’était, à ce que l’on m’a dit, le titre 5. Un exemple du genre judiciaire
du livre, mais on l’a changé. » (Lettre de Madame Le texte illustre le genre judiciaire. En effet, cette
de La Fayette à Lescheraine, 13 avril 1678) situation rappelle celle d’un procès : la princesse
représente l’accusé, le prince le plaignant. Comme
dans un procès, on a d’un côté les arguments avan-
Observation et analyse
cés par la défense, de l’autre les accusations du
1. Les reproches de Monsieur de Clèves plaignant. On peut noter par ailleurs la présence du
Monsieur de Clèves reproche à sa femme son incli- champ lexical de la justice : « crime » (l. 6 et 30),
nation pour le duc de Nemours (l. 4), et les nuits « innocence » (l. 25 et 39).
qu’elle a passées avec lui lors de sa visite à Cou-
lommiers (l. 11-12). Au début, son ton est très agres- Vers le BAC : l’écriture d’invention
sif puis, sur la fin, Monsieur de Clèves fait preuve
d’une certaine bienveillance : sur le point de mou- 6. Adaptation pour le théâtre
rir, il est prêt à croire sa femme et à recevoir ses Il faudra veiller à la typographie propre au texte
arguments (l. 38-39). théâtral :
- didascalies entre parenthèses,
2. La réaction de la princesse - tirets précédés du nom des personnages,
La princesse est horrifiée de se voir ainsi accusée - numéro d’acte et de scène.
d’adultère. Outrée, elle met en avant sa vertu et sup- On pourra travailler sur l’entrée et la sortie des per-
plie son mari d’écouter ses arguments. sonnages pour délimiter la scène.
Tout d’abord, elle se défend d’une telle accusation : Pour les indications scéniques, on pourra mettre
vertueuse, elle n’a jamais rien caché à son mari (l. l’accent sur l’éclairage assez sombre, le décor (par
7- 9) et elle n’a jamais eu de tête-à-tête avec le duc exemple la chambre du prince), la position des per-
de Nemours (l. 15-16). Par ailleurs, elle le supplie sonnages. etc.
de l’écouter, non pas pour elle-même, mais pour lui
(l. 24-25). Pour se justifier, elle avance que, d’une Pour aller plus loin
part, ses domestiques peuvent témoigner en sa faveur On pourra montrer un exemple de transposition du
(l. 31) et que, d’autre part, s’il est vrai qu’elle ait livre au cinéma :
cru voir quelqu’un dans le jardin qui lui avait sem- - 1999 La Lettre de Manoel de Oliveira ;
blé être M. de Nemours, elle était immédiatement - 2000 La Fidélité de Andrzej Zulawski ;
sortie du jardin, soit deux heures plus tôt qu’à son - 2008 La Belle Personne de Christophe Honoré ;
habitude (l. 34-36). - 2011 Nous, Princesse de Clèves de Régis Sauder.
Voici deux ouvrages dont on peut s’inspirer pour
3. Une ultime persuasion préparer un cours :
Elle parvient à persuader son mari grâce à ses argu- - Jean Rousset, Forme et signification, Paris, J. Corti,
ments et à sa bonne foi (« vous m’avez éclairci trop 1962, pp. 17-44, chapitre consacré à La Princesse
tard », l. 42) : ses aveux n’empêcheront pas sa mort de Clèves.

220 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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- Kibédi Varga, Rhétorique et littérature, Études de 3. Un amour passionné
structures classiques, Paris, Didier, 1970, pour une Sa passion s’exprime aux vers 1, 10 et 13. Hermione
analyse générale sur la rhétorique appliquée à la lit- aime Pyrrhus malgré :
térature et des exemples littéraires. - ses infidélités (v.10),
- les reproches de son peuple (v. 5),
- son amour pour Andromaque (v. 13).
Racine, Elle renonce à tout amour-propre pour cet amour et
6 Andromaque p. 370
est prête à subir toutes les humiliations.
La violence et la souffrance d’Hermione sont sou-
Pour commencer lignées par :
La pièce est dédicacée à l’épouse du frère du roi, - la ponctuation (exclamative et interrogative),
Henriette d’Angleterre, pour qui Bossuet pronon- - les anaphores de « tu »,
cera une célèbre oraison funèbre (p.  362-363) et - les verbes à l’impératif (v. 16, 17 et 19),
dont Racine évoque aussi les « grâces ». Henriette - les questions rhétoriques (v. 1 et 10).
d’Angleterre, qui accueillera plusieurs lectures de 4. Des registres variés
la pièce, contribuera au succès de celle-ci auprès
On note la présence d’un registre :
du roi et de la Cour :
- lyrique comme le montre la présence du « je », le
« […] Et il semble que vous ayez voulu avoir autant champ lexical des sentiments, et l’anaphore de « je »
d’avantage sur notre sexe par les connaissances et en début de vers ;
par la solidité de votre esprit, que vous excellez dans
- élégiaque ainsi que l’indique la tonalité exclama-
le vôtre par toutes les grâces qui vous environnent.
tive, le champ lexical de la souffrance et le vou-
La cour vous regarde comme l’arbitre de tout ce qui
voiement ;
se fait d’agréable […] ».
- polémique, avec la présence d’interrogations rhé-
toriques, d’allitérations occlusives v. 21 à 25, du
Observation et analyse tutoiement, et d’apostrophes.
1. Une alternance significative 5. Analyse du style
Hermione utilise d’abord le tutoiement du v. 1 à Étude des vers 4 et 5 : ces vers montrent jusqu’où
15, puis le vouvoiement du v. 16 à 20 et revient au va l’amour d’Hermione qui aime Pyrrhus malgré
tutoiement du v. 21 à 25. Ces variations correspon- ses infidélités et les reproches de son peuple. On
dent à l’alternance entre un ton accusateur et agres- peut noter :
sif, quand Hermione utilise le « tu », et un ton plus - les assonances en « é » (« infidélités », « malgré »,
modéré et résigné, quand elle emploie le « vous ». « tes », « et », « mes », « bontés ») ;
Dans un cas, elle semble dominée par sa passion et - les antithèses « tes infidélités »/« mes bontés » ;
sa colère, dans l’autre, elle parvient davantage à la - au sujet du rythme, on peut remarquer la césure du
mettre à distance, s’adressant moins à l’amant qu’au vers 4 juste après « malgré » (« J’y suis encor,/malgré//
roi (« Seigneur », v. 14). À la fin, elle revient au « tu » tes infidélités »), avec enjambement sur l’hémistiche
pour exprimer son mépris et formuler des menaces. suivant. Ainsi, un terme lourd de reproches est mis
2. Les reproches d’Hermione à Pyrrhus en valeur et il est d’ailleurs repris en tête du vers 5.
Hermione apostrophe essentiellement Pyrrhus par Étude des vers 16 et 17 : Hermione, là encore, est
des termes lourds de reproches : « cruel » (v. 1) ; prête à tout par amour : prête à accepter le mariage
« Ingrat » (v. 13) ; « Perfide » (v. 20). Elle blâme de Pyrrhus avec Andromaque, à condition de ne pas
Pyrrhus pour : y assister. On peut noter :
- son infidélité (v. 4, 7, 8 et 10) ; - le vouvoiement, qui marque le retour à un ton plus
- son ingratitude et les humiliations qu’il lui a fait calme et plus résigné ;
subir (v. 9 et 13) ; - l’emploi de sonorités plus douces avec des allité-
- sa cruauté (v. 1 et 11) ; rations en « m » et « v » ;
- son amour pour Andromaque (v. 22) ; - l’utilisation d’un rythme plus lent, plus heurté : on
- son futur mariage avec Andromaque alors qu’il peut relever deux phrases dans un vers, une incise,
devait l’épouser (v. 16, 22 et 24). Elle le traite alors « j’y consens », un contre-rejet, « Mais du moins » ;
de « parjure » (v. 7). - deux impératifs qui se font écho, l’un à la forme
Elle menace de se suicider (v. 12, 18). affirmative, l’autre, à la forme négative.

13. L’art oratoire 221

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Vers le BAC : l’entretien à l’oral Pour préparer le cours, nous pouvons recommander
6. Hermione et Phèdre, deux héroïnes la lecture de Lucien Goldman, Le Dieu caché, étude
jansénistes sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et
dans le théâtre de Racine. Paris, Gallimard, 1955.
Comme beaucoup de ses contemporains jansénistes,
Racine montre la fatalité de la passion contre laquelle
le personnage ne peut rien. Hermione et Phèdre
apparaissent comme les personnages tragiques par
Prolongements
excellence puisqu’elles inspirent au spectateur à la
fois un sentiment de terreur, par le côté excessif de 1 Hugo, Briand, Badinter p. 372
leur passion, et un sentiment de pitié par les souf-
frances que leur inflige une passion dévorante. Ainsi, Croiser les textes
la fatalité s’intériorise : le grand ressort de la tragé-
die étant moins l’intervention divine que la passion 1. Les arguments contre la peine de mort
intérieure ( tableau en bas de page). Pour combattre la peine de mort, les orateurs utilisent :
On pourra rapprocher cette vision de celle de - des arguments d’ordre social : l’inhumanité du
madame de La Fayette (p. 368), dont l’héroïne, La crime ne peut justifier l’inhumanité de la société, la
Princesse de Clèves, éprouve pour le duc de Nemours peine de mort est rapprochée d’un acte de barbarie
une passion qui la dépasse mais contre laquelle elle indigne d’une société civilisée (texte 1 : « Partout où
parviendra néanmoins à résister. la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ;
partout où la peine de mort est rare, la civilisation
règne » ; texte 2 : ce « châtiment » n’est pas ce qu’il
Pour aller plus loin
devrait être « dans une société civilisée »).
On pourra faire lire la fin de la tirade et les menaces
d’Hermione : - des arguments d’ordre juridique : caractère faillible
de la justice humaine (texte 3, l. 1-2, 4-5), la peine
« Va lui jurer la foi que tu m’avais jurée, de mort s’oppose à l’idée de justice, qui a pour rôle
Va profaner des dieux la majesté sacrée. de rétablir l’ordre et de réparer les injustices mais
Ces dieux, ces justes dieux n’auront pas oublié pas de tuer (texte 3 : « Cette justice d’élimination,
Que les mêmes serments avec moi t’ont lié. cette justice d’angoisse et de mort, décidée avec sa
Porte au pied des autels ce cœur qui m’abandonne. marge de hasard, nous la refusons. Nous la refu-
Va, cours ; mais crains encor d’y trouver Hermione. » sons parce qu’elle est pour nous l’anti-justice »). Par
On pourra faire un parallèle entre la tirade d’Her- ailleurs, l’efficacité de cette condamnation est dou-
mione et la tirade d’Oreste p. 211-212. teuse : c’est un châtiment guère dissuasif, (texte 2 :

Hermione Phèdre
Naissance   Violence de son amour pour Pyrrhus, Fatalité de la passion liée à son hérédité, à « ce
et manifestation   continue à l’aimer malgré ses infidélités. sang déplorable » (sa mère Pasiphaé s’est unie à
de la passion un taureau et a donné naissance au Minotaure).
Passion qui apparaît comme la vengeance de
Vénus « toute entière à sa proie attachée ».
Violence du coup de foudre « Je le vis, je rougis,
je pâlis à sa vue ».
Un amour irrationnel Souffrance, jalousie à l’égard Lui fait perdre la raison, jalousie à l’égard
d’Andromaque, perte de tout amour d’Aricie, précipite la mort de son beau-fils.
propre, prête à accepter le mariage de
Pyrrhus avec Andromaque, un amour
destructeur, mépris pour Andromaque et
son fils. Ordonne à Oreste de tuer Pyrrhus.
Un amour impossible Pyrrhus inconstant, puis sur le point Incestueux, Hippolyte étant son beau-fils.
d’épouser Andromaque.
Une issue fatale Mort de Pyrrhus et suicide d’Hermione. Mort d’Hippolyte et empoisonnement de Phèdre.

222 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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« Elle devrait être tout à la fois moralisatrice et inti- 4. Le contexte historique
midante »), une justice honteuse qui se fait dans À partir du xviiie siècle, la peine de mort est de plus
« l’obscurité » (texte 2, l. 9 à 15). en plus contestée, même si les philosophes remet-
- des arguments d’ordre moral : la peine de mort est tent moins en cause son existence que la manière
contraire à l’éthique et à la morale (texte 2, l. 5-6, dont elle est appliquée. L’ouvrage de Beccaria Des
texte 3, l. 2-3), Délits et des peines (1764), va connaître un retentis-
- des arguments d’ordre religieux : c’est d’une cer- sement considérable et infléchir durablement l’opi-
taine manière se prendre pour Dieu et s’arroger droit nion publique dans la mesure où il remet en cause
de vie et de mort qui n’appartient qu’à Dieu (texte 1 : l’efficacité de la peine de mort, jugée moins dissua-
« Vous écrivez en tête du préambule de votre consti- sive que la prison à perpétuité.
tution : « En présence de Dieu », et vous commen- Victor Hugo, en tant qu’écrivain engagé et homme
ceriez par lui dérober, à ce Dieu, ce droit qui n’ap- politique, dénonce la peine de mort aussi bien dans
partient qu’à lui, le droit de vie et de mort » ; texte ses œuvres de fiction (Claude Gueux, Le dernier jour
3 : « Pour ceux d’entre nous qui croient en Dieu, lui d’un condamné, Les Misérables) que dans de nom-
seul a le pouvoir de choisir l’heure de notre mort. ») breux discours politiques. Ainsi, le 15  septembre
2. Un meurtre social 1848, il prononce devant l’Assemblée constituante
le célèbre discours pour l’abolition de la peine de
L’expression est utilisée par Briand (l. 12) et carac-
mort dont est extrait le texte 1. S’il ne parvient pas à
térise bien la peine de mort, telle qu’elle est décrite
faire adopter l’abolition (les amendements sont reje-
dans les autres textes. Hugo l’assimile ainsi à un acte
tés par 498 voix contre 216), il poursuit ce combat
de « barbarie » (l. 3-4) qui fait obstacle aux progrès
jusqu’à la fin de sa vie, et ce même en exil. Il mènera
de la civilisation, Briand à un meurtre caché, hon-
ainsi une vaine campagne auprès de la population
teux et répugnant qui se déroule dans l’obscurité
de Guernesey pour la commutation de la peine du
(texte 2) et Badinter à une justice de « l’élimination »
criminel John Tapner.
(l. 14) qui cherche à faire « disparaître le crime avec
le criminel » (l. 12) et qu’il définit comme « l’anti- Le débat est relancé dans les années 1906-1908, sous
justice » (texte 3, l. 16). La peine de mort est donc l’impulsion du président Fallières, ardent défenseur
un meurtre organisé par la société qui s’arroge le de l’abolition qui utilise systématiquement son droit
droit de mort sur un individu. de grâce. Aristide Briand, alors garde des sceaux,
défend son projet de loi en faveur de l’abolition
3. La situation d’énonciation face à des partisans du maintien de la peine capi-
Victor Hugo, en tant que pair de France, s’adresse tale, comme Maurice Barrès. Le projet est rejeté à
à l’Assemblée constituante et propose un amende- 201 voix pour et 330 voix contre. En 1908, 77 % des
ment visant à supprimer la peine de mort. français sont favorables à la peine de mort.
Aristide Briand, en tant que ministre de la justice, En 1981, Robert Badinter mène à bien l’abolition
défend un projet de loi devant la chambre des dépu- définitive de la peine capitale. Confronté à plusieurs
tés visant à abolir la peine de mort. reprises à la peine de mort en tant qu’avocat et profon-
Robert Badinter, en tant que ministre de la justice de dément marqué par l’exécution de Claude Buffet et de
François Mitterrand, défend à l’Assemblée le projet Roger Bontemps, qu’il défendait en novembre 1972,
du gouvernement en faveur de l’abolition. il devient le défenseur des condamnés à mort et de
Les textes mentionnent les réactions du public, com- l’abolition, comme il le raconte dans deux ouvrages :
posé dans les trois cas de parlementaires : on note de L’Exécution (1973) et L’Abolition (2000). Avocat de
nombreuses parenthèses dans les textes 1 et 2, les Patrick Henry, accusé de l’enlèvement, de la séques-
orateurs s’adressent aux hommes politiques pour tration et de l’assassinat d’un garçon de huit ans, il
tenter de les convaincre (apostrophes « Messieurs » parvient à obtenir du jury une condamnation à la
et présence de la deuxième personne du pluriel dans réclusion criminelle à perpétuité, malgré les déchaî-
les trois textes), les interpellent par des questions nements d’une opinion publique favorable à la peine
oratoires ou des impératifs (texte 1, l. 1, 13, texte de mort. Nommé ministre de la justice sous François
2, l. 4-5) afin de les impliquer dans le débat et d’in- Mitterrand, il présente devant l’Assemblée un projet
fluencer leur vote (texte 3 l. 7). Ils utilisent aussi la de loi en faveur de l’abolition qui est voté par 363
première personne du pluriel afin de montrer qu’ils voix pour et 117 contre (toutes les condamnations
parlent au nom d’un groupe et souhaitent rallier le à mort prononcées après le 1er novembre 1980 sont
plus grand nombre de voix. commuées en réclusion ou détention à perpétuité).

13. L’art oratoire 223

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Au lendemain de l’abolition, 63 % des Français se raître le crime avec le criminel » est contraire à l’idée
prononcent encore en faveur de la peine de mort. même de justice, en un mot c’est une « anti-justice »
À toutes les époques, les partisans de la peine de selon Robert Badinter). Les auteurs soulignent ainsi
mort ont été les représentants du parti de l’ordre, les contradictions sur lesquelles reposent le choix
convaincus que la peine de mort était nécessaire de la peine de mort : Hugo met en avant le préam-
pour assurer la sécurité du peuple en faisant planer bule de la Constitution de 1848 qui s’ouvre par ces
sur les criminels la menace du châtiment suprême. mots « en présence de Dieu » et le fait de dérober à
Souvent catholiques, les partisans de la peine de mort Dieu ce qui n’appartient qu’à lui, à savoir le droit
pouvaient être sensibles à l’argument selon lequel la de vie ou de mort ; Briand insiste sur la dimension
peine capitale conduit les humains à s’arroger des honteuse de ce crime qui se fait dans l’obscurité et
prérogatives divines, ce que ne manquent pas de sou- Badinter sur le fait que la peine de mort est contraire
ligner Victor Hugo et Robert Badinter. Le constat aux fondements mêmes de la justice.
de l’inefficacité d’un châtiment qui ne se révèle ni Pour sensibiliser l’auditoire et donner plus de poids
moralisateur ni intimidant comme le constate Aris- à leurs arguments, les auteurs multiplient les outils
tide Briand pouvait également convaincre les poli- de la persuasion. Ainsi, ils recourent à des parallé-
tiques persuadés de l’utilité du châtiment suprême lismes (« partout »/« partout », « le dix-huitième »/« le
pour la sécurité des citoyens. dix-neuvième », texte 1, l. 3, 5 et 9, 11 ; « de même
que », texte 2, l. 11 ; « parce que »/« parce que », texte
Vers le BAC : la question de corpus 3, l. 1) et utilisent des hyperboles (« signe spécial et
Victor Hugo, Aristide Briand et Robert Badinter, trois éternel de la barbarie », personnification de la loi qui
hommes politiques habitués à prendre la parole en « épouvante la conscience », texte 1 ; « personne »,
public, montrent dans ces extraits de discours contre « si peu », texte 2 l. 5, 8 ; répétition de « aucun(e) »,
la peine de mort leur maîtrise de la rhétorique et des « nous la refusons », texte 3 l. 1, 15). En outre, ils
différents moyens de convaincre et de persuader. cherchent à impliquer leur auditoire par des ques-
La clarté de leur discours et le poids de leurs argu- tions oratoires et des impératifs afin d’influencer leur
ments font d’abord appel à la raison. Pour convaincre vote et de les faire réagir (« songez-y », « réfléchis-
l’assemblée d’abolir la peine de mort, ils la défi- sez-y » et la malédiction proférée l. 20-21, texte 1 ;
nissent tous trois comme un « meurtre social » : un « Recherchons », texte 2 ; « Le choix qui s’offre à vos
crime honteux qui se fait dans « l’obscurité » (texte 2, consciences », texte 3). Les orateurs s’impliquent
l. 9-12), un acte barbare indigne d’une société civi- aussi personnellement (Briand et Badinter utilisent
lisée (texte 1, l. 3-4), une justice « d’élimination », le pronom « nous »). Enfin, ils montrent que ce débat
« d’angoisse et de mort » qui revendique le droit de dépasse les clivages politiques et correspond à un
tuer (texte 3, l. 14). Leurs arguments relèvent aussi choix fondamental de société et à un progrès inéluc-
bien du domaine religieux (s’arroger le droit de déci- table (texte 1, l. 14, texte 3 deuxième paragraphe).
der de la mort de quelqu’un, c’est se prendre pour Pourtant, la maîtrise de la rhétorique ne suffit pas à
Dieu, textes 1 et 3), que du domaine moral (la peine remporter l’adhésion et il faudra attendre plus d’un
de mort est tout sauf moralisatrice, texte 2, elle est siècle entre le discours véhément de Hugo en 1848
« moralement » inacceptable, texte 3), ou encore du et le vote en faveur de l’abolition de la peine capi-
domaine de la justice (une justice qui fait « dispa- tale en 1981.

224 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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14 L’écriture moraliste
4. Octosyllabes et alexandrins
La Fontaine,
1 « Les obsèques de la Lionne » p. 376
Maître de l’hétérométrie, La Fontaine combine ici
des octosyllabes et des alexandrins. Les premiers
Pour commencer donnent de la vitesse au texte ; ils sont employés dans
Sur la conception de la fable chez La Fontaine, on les parties les plus narratives. La mort de la lionne
peut citer, outre « Le Pouvoir des fables » (cf. supra), est ainsi brièvement posée, élément déclencheur sur
l’épître dédicatoire « À Monseigneur le Dauphin », lequel le fabuliste ne veut pas s’arrêter. De la même
placée en tête du recueil. Elle insiste sur le rapport façon, le retour au récit, v. 24, est annoncé en un
entre mensonge (la « feinte », ou fiction, du fabu- octosyllabe. L’emploi dominant des octosyllabes au
liste) et vérité : début du texte produit, dans le recours aux alexan-
« Je chante les héros dont Esope est le père, drins, un effet de contraste souligné par la diérèse
Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère, du vers 4. L’alexandrin du vers 8 imite ainsi le ton
compassé de l’annonce officielle. Enfin, les alexan-
Contient des vérités qui servent de leçons.
drins des vers 16 à 23 sont réservés à une première
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons :
morale. Ici, c’est l’octosyllabe du vers 20, indiqué
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous
pour exprimer une modalisation, qui fait contraste.
[sommes ;
Aux vers 44-50, l’alexandrin est choisi pour expri-
Je me sers d’animaux pour instruire les hommes. » mer la solennité du discours de la lionne divinisée.
Conformément à son statut, la lionne s’exprime dans
Observation et analyse un registre soutenu. Toutefois, la dernière phrase
1. Un récit en trois actes de quatre dernières syllabes que le cerf lui attribue
– v. 1-16 : les funérailles de la lionne ; coupe l’alexandrin du vers 49 comme un petit vers,
– v. 24-38 : indifférence et condamnation du cerf ; révélant chez elle une cruauté un peu capricieuse.
– v. 39-51 : défense efficace du cerf. 5. La fable du cerf
Une longue parenthèse (v. 17-23) interrompt le récit Pour se tirer d’affaire, le cerf suit le modèle d’hy-
pour faire place au discours du fabuliste qui assimile pocrisie offert par les courtisans : il « amus[e] l[e]
la cour du lion à la société des hommes. ro[i] par des songes » (v. 52), lui fait entendre la
2. Portrait du roi Lion vérité qu’il souhaite. Inventeur d’histoires, il est un
fabuliste – peut-être La Fontaine lui-même (auteur
Le lion est un « Prince » (v. 3) dont l’autorité est
d’ailleurs d’un Songe de Vaux). Dès lors, la fable
sans contestation : « chacun [se] trouv [e] » (v. 11)
du cerf, inventée sans sincérité et pour se faire bien
présent pour répondre à son appel. Il rend la justice
voir, ne dénonce-t-elle pas celle qui l’enchâsse ?
(v. 33-38) ; mais, si ce pouvoir permet apparemment
le parallèle avec Salomon (v. 30), le lion l’exerce 6. L’intervention du fabuliste
en fait de manière arbitraire. Sujet à la colère, il Au vers 17, le fabuliste intervient directement dans
apparaît sensible à la flatterie, que ce soit celle de son texte. Il sort de son système narratif, en dévoi-
la cour, qui se conduit « à son exemple » (v. 15) ou lant les courtisans qu’il a cachés sous des masques
celle du cerf, à qui il offre « un présent » (v. 51). d’animaux. Le vers 24 et la désinvolture de l’ad-
À travers le lion, c’est du souverain absolu que La verbe « bref », au vers 28, constituent aussi des inter-
Fontaine fait la satire. ventions, par lesquelles La Fontaine révèle son récit
comme construction. En mimant l’improvisation, il
3. Satire des courtisans
affirme sa parfaite maîtrise de la fable.
Les courtisans du lion sont serviles et hypocrites :
c’est par crainte qu’ils se rendent aux obsèques de 7. Une « amitié » suspecte
la lionne ou qu’ils imitent le lion. Même quand ils C’est le chant lexical du mensonge et de l’illusion
anticipent la grâce (v. 49), ils restent le « singe du qui domine dans la morale. L’amitié dont il est ques-
maître » (v. 21). Enfin, le « flatteur » du vers 28 tion ici s’apparente plutôt à l’hypocrisie comman-
montre qu’ils cherchent à se nuire. dée par l’intérêt.

14. L’écriture moraliste 225

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Contexte et perspectives rieur du récit. Si le procédé risque en effet d’échap-
8. La Fontaine et Abstemius per au lecteur peu averti, la condamnation de l’hy-
La Fontaine reprend la structure narrative de la fable pocrisie est manifeste. Plus peut-être que dans leurs
d’Abstemius et (en apparence) sa morale conseillant morales souvent ambiguës, c’est donc dans leur récit
« de feindre » (l. 13). Mais, comme il le fait avec même que les fables de La Fontaine encouragent le
les maigres fables d’Esope, il augmente et varie les plus clairement à la vertu.
circonstances pour produire un récit animé et plai- Pour aller plus loin
sant. Par ailleurs il développe considérablement la On peut rapprocher cette fable d’une précédente,
peinture des courtisans, juste mentionnés par Abs- « La Cour du lion » (Fables, VII, 6), et de sa morale :
temius (l. 3-4) et intervient lui-même, interventions « Ceci vous sert d’enseignement :
qui guident vers une signification nouvelle de la Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
fable : la satire de la cour. La morale change donc Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère ;
totalement de sens, la feinte n’étant plus le secours Et tâchez quelquefois de répondre en Normand. »
« d’un homme prudent » mais le ressort de la comé- En effet, devant l’odeur pestilentielle de l’antre royal,
die sociale. La réécriture par La Fontaine consiste l’Ours trop franc aussi bien que le Singe flagorneur
donc en une véritable appropriation. ont été également châtiés ; le seul à s’en être tiré
9. Morales de l’affabulation est le Renard qui a prétexté un rhume pour éviter
« Si Peau d’âne m’était conté,/J’y prendrais un d’avoir à se prononcer. En dépit des apparences, La
plaisir extrême./Le monde est vieux, dit-on : je le Fontaine ne se contredit pas : la flatterie peut être
crois, cependant/Il le faut amuser encor comme un un gage de réussite, mais à condition d’être subti-
enfant. », écrit La Fontaine en conclusion du « Pou- lement maniée. On peut faire comparer aux élèves
voir des fables ». Cette morale et celle des « Obsèques les stratégies du Cerf et du Singe :
de la Lionne » assimilent la fable à un amusement, « Et flatteur excessif il loua la colère
c’est-à-dire à un moyen de détourner, de la vérité Et la griffe du Prince, et l’antre, et cette odeur :
ou des sujets sérieux. Elles semblent cependant dis- Il n’était ambre, il n’était fleur,
tinctes en ceci que la fable de l’orateur ne cherche Qui ne fût ail au prix. […] »
à divertir que provisoirement, pour ramener en fait
vers le péril qui menace la cité, tandis que celle du
cerf le tire définitivement d’affaire. Mais c’est peut- La Bruyère,
être aussi une clé d’interprétation des « obsèques de 2 Les Caractères p. 378
la Lionne », qui pourrait ne faire l’apologie du men-
songe que pour mieux le dénoncer. Pour commencer
On a affaire ici à un portrait-caractère. Le genre
Vers le BAC : la dissertation relève du jeu de salon et d’une tradition du persi-
flage illustrée par la fameuse scène 4 de l’acte II du
10. La fable, école du vice ?
Misanthrope où, pour le plus grand bonheur de ses
Le risque dénoncé par Rousseau, selon qui les fables amis, Célimène croque en quelques traits lapidaires
de La Fontaine porteraient les enfants « plus au vice le défaut majeur de diverses gens en vue. La diffé-
qu’à la vertu », est limité. Certes, « Les Obsèques de rence toutefois entre ce texte et son origine mondaine
la lionne » prodiguent une leçon que l’on peut qua- est que La Bruyère ne veut pas faire reconnaître tel
lifier d’amorale, en invitant à « amus[er] les rois par ou tel de ses contemporains, mais veut dresser une
des songes », pour devenir « leur ami », c’est-à-dire typologie des conduites sociales : en témoignent
en faisant l’apologie de l’hypocrisie plutôt que de l’onomastique (les noms grecs renvoient à la source
la sincérité. Cependant, cette morale est combattue classique des Caractères de Théophraste), l’efface-
dans la partie narrative du texte par une satire puis- ment des traits individuels comme le visage et la
sante de la cour. En effet, qualifiant les courtisans prédilection pour les verbes d’action.
hypocrites de « singes » et de « caméléons », La Fon-
taine les rend ridicules. En engageant alors, par le
recours à la première personne, sa parole de mora- Observation et analyse
liste (v. 17), en dissipant l’illusion narrative par l’as- 1. La composition du texte
similation explicite des animaux à des courtisans, Le début du texte consiste en une description exté-
La Fontaine propose une véritable morale à l’inté- rieure : l’auteur rend son lecteur témoin de l’acti-

226 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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vité des personnages, il cherche à « les représenter ». fois l’objet et le sujet de la vision : Cimon et Cli-
C’est la deuxième partie du texte, à partir de la ligne tandre sont laissés à leurs propres illusions. Mais
9, qui dévoile leur vanité, les fait voir du dedans. ces verbes ont aussi un sujet actif, signalant l’ori-
gine de ce regard. La démarche de La Bruyère
2. Des machines automatiques
consiste à saisir une réalité extérieure, comme un
Cimon et Clitandre sont présentés comme des témoin, qui va l’analyser afin d’en saisir le fonction-
machines, que l’on peut « démont[er] » (l. 9). « Jamais nement. Le moraliste, c’est celui qui « démont[e la]
fixes et arrêtés » (l. 5), ils fonctionnent continuel- machine » (l. 9)
lement et fidèlement – puisque « ils ne se couchent
jamais sans s’être acquittés de [leur] emploi » (l.
17) – mais de manière mécanique : « ils passent et Contexte et perspectives
repassent » (l. 8), sans initiative, conformément à 6. Le courtisan chez La Bruyère et La Fontaine
leur « profession » (l. 16). Le mouvement qui les Dans les deux textes, le portrait des courtisans est
caractérise est la course, « l’empressement » (l. 4), satirique. Le paraître l’emporte sur l’être (insincé-
mais comme fin en soi. Ainsi, l’impression qu’ils rité des émotions et illusion du mouvement) et les
donnent, d’agir de manière autonome et en vue courtisans sont comparés à des animaux (le singe
d’un but qu’ils ont défini, est une illusion. L’inter- ou le cheval). Ce qui distingue cependant la fable
rogation « Ne croirait-on pas […] ? » (l. 1) est iro- et le portrait, c’est la présence plus ou moins forte
nique ; de fait, ce ne sont pas des ministres, mais du monarque : chez La Fontaine, les courtisans sont
des automates. placés directement sous son regard, tandis qu’il n’est
qu’évoqué par La Bruyère, aux lignes 13 et 14. Pour-
3. Beaucoup de bruit pour rien
tant, en présence ou en l’absence du prince, le jeu
Les expressions « nouvelles indifférentes » (l. 18),
des courtisans est le même ; ils lui mentent, mais ils
« ce que l’on peut y ignorer » (l. 19), « médiocre-
se mentent aussi entre eux, et à eux-mêmes.
ment » (l. 20) montrent combien l’activité des cour-
tisans est inutile, ou débouche sur peu de choses. La
Bruyère les place habilement en fin de proposition, Vers le bac : le commentaire
produisant un effet de chute qui renverse l’éloge. Si 7. « Peindre le mouvement »
Cimon et Clitandre sont « éveillés et alertes » (l. 21), À la ligne 5, La Bruyère pose la condition pour
ils ne savent pas utiliser ces qualités ; ils font preuve représenter ses personnages : il s’agit de « peindre
d’une certaine naïveté : eux seuls croient finalement le mouvement » ; c’est ce qu’il s’emploie à faire, par
à l’utilité de leur emploi et à leur avancement. le rythme qu’il donne à ses phrases. Il emploie les
4. Métaphores satiriques parallélismes et les balancements : aux lignes 7 et
Les métaphores sont dévalorisantes : celle de la 8, la construction « Ils ne viennent […], ils ne vont
« machine » (l. 9) décrit Cimon et Clitandre comme […] » donne l’impression que la phrase rebondit.
des apparences sans être. Par les expressions « ils Les phrases sont courtes et, à l’intérieur de celles-
portent au vent » et « attelés » (l. 22), qui fait com- ci, les signes de ponctuation sont nombreux, en par-
prendre comment ils « précèdent [le prince] » (l. 14), ticulier les virgules, qui scandent les énumérations
la fin du texte les assimile à des animaux. La reprise (« l’empressement, l’inquiétude, la curiosité, l’acti-
de la métaphore classique du « char de la Fortune » vité », l. 4) ou les points-virgules. Aux lignes 6 et 7,
est cocasse, puisqu’elle déplace le regard des pas- le rythme ternaire à cadence majeure imite la vitesse
sagers vers l’équipage. de Cimon et Clitandre. À la ligne 14, après la pause
de la phrase qui coïncide avec celle des personnages,
5. Voir/se faire voir le rythme s’accélère de nouveau, pour suivre briè-
Il y a dans le texte quatre occurrences du verbe vement nos courtisans, désormais dénoncés. Il y
« voir », aux lignes 5, 6, 16 et 23. Chaque fois, Cimon a ici une poétique de La Bruyère, dont le style se
et Clitandre sont les objets de l’action. Pourtant, le conforme à la réalité qu’il représente.
verbe évolue au cours du texte. Il est tout d’abord
employé à la voix active : Cimon et Clitandre peu- Pour aller plus loin
vent passer pour un spectacle malgré eux. À la ligne Pour prolonger l’étude de ce texte (surtout dans le
16, la voix est passive ; « être vus » est une « pro- cadre d’une lecture intégrale de cette section « De
fession », une volonté des deux courtisans. Enfin, la cour », p. 379), on peut demander aux élèves
l’emploi pronominal du verbe, l. 23, fait d’eux à la de choisir deux autres « portraits-caractères », et

14. L’écriture moraliste 227

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de retrouver des éléments caractéristiques de la sence de qui il se trouve. C’est au lecteur d’identi-
démarche de La Bruyère. fier la Cour dans une description à charge, dont il
Pour approfondir cette étude, voir la séquence pro- doit dès lors reconnaître la justesse. L’argumenta-
posée sur le site de l’académie de Clermont-Ferrand, tion est ainsi indirecte. Par l’invitation à déplacer le
à laquelle nous sommes redevables de quelques point de vue, La Bruyère s’inscrit dans une tradition
pistes : http://www3.ac-clermont.fr/pedago/lettres/ également illustrée par Montaigne et Montesquieu.
sequences/labruyere/labruyere4.htm
4. Le « theatrum mundi »
« La vie de la cour est un jeu », écrit La Bruyère
Vers l’œuvre complète (fr. 64). On y vit constamment sous le regard d’au-
trui : les courtisans sont un « public » (43) qui « court
La Bruyère,
les malheureux » (50) comme un « spectacle » (61).
« De la Cour » p. 379
Pourtant, « les chagrins [sont] cachés » (63) : cha-
Le peintre de la Cour cun essaie de dissimuler ses sentiments véritables :
de Ménophile (48), on apprend qu’il « masque » et
1. Une vision de la Cour porte un « déguisement ». Le nom aussi est masqué :
La Cour est par excellence le lieu où le paraître il faut « l’ensevelir sous un meilleur » (20), porter un
l’emporte sur l’être. L’hypocrisie y triomphe : les nom de scène. « N** » (15), « Cimon et Clitandre »
conduites n’y sont guidées que par l’intérêt. On y (19) « Théodote avec un habit austère et un visage
accède aux plus hautes dignités, mais jamais par comique » (61) jouent un rôle. Même les textes sont
mérite. Les marques d’admiration et de respect déjà écrits : « Il y a un certain nombre de phrases
masquent la jalousie, voire la crainte. Mais la chute toutes faites, que l’on prend comme dans un maga-
suit bientôt le succès. L’homme se révèle à la Cour sin » (81). Nul n’est soi-même, chacun a « l’air de
dans toute sa vanité : nul n’est dupe des faux-sem- cour » (14). Hypocrites, les courtisans sont littéra-
blants, mais chacun en joue le jeu, incapable d’exis- lement des acteurs : la cour est un « théâtre » (99)
ter loin de la Cour. – à moins que cette scène ne soit plus large, et ne
2. La présence du moraliste s’étende aux proportions de celle du Jacques de
La Bruyère emploie souvent la première personne, Comme il vous plaira.
dans la section, mais avec des fonctions variées. Elle
renvoie parfois à l’écrivain, qui se manifeste à son L’écriture des Caractères
lecteur. Les modalisations « je veux dire » (fr. 10), « le 5. La parole des courtisans
dirai-je ? » (19), « je crois pouvoir dire » (33), « j’ose La Bruyère incarne ses types dans de véritables per-
rapporte » (54), « je crois » (60), « il me semble » sonnages, auxquels il donne de la consistance en les
(87) nous font entrer dans le cabinet d’écriture où la faisant parler. Parfois, c’est le comportement plutôt
réflexion moraliste s’élabore. Mais La Bruyère se met que le discours qui l’intéresse ; alors, comme en 45
aussi en scène en observateur de la Cour : « je vois ou 78, il emploie le discours indirect. Souvent, cepen-
un homme » (31), « je ne vois aucun courtisan » (45) dant, il énonce les propres mots du courtisan, pour
le représentent en situation de témoin, de visiteur. faire entendre une langue de Cour qui témoigne de la
Enfin, le « je » est celui d’un La Bruyère courtisan. vanité (57, 59), du cynisme (41, 44, 58) ou de l’hy-
Tantôt juge des mœurs de Cour, à qui « l’on dit […] pocrisie (42, qui donne à entendre le propos tu en
tant de mal de cet homme […] qu[’il] commence à 45). Enfin, les discours de « N** », particulièrement
soupçonner » (39) ou qui « [veut] un homme qui soit développé (66), et de Xantippe (68) sont empreints
bon » (31), il peut parfois oublier la posture mora- d’une raison que les faits renversent bientôt en naïveté.
liste, lorsqu’il feint de s’étonner qu’un « homme qui
6. La vertu du paradoxe
ne peut en rien contribuer à notre fortune […] ose
se montrer ». Mais l’ironie perce évidemment dans Le paradoxe sert l’efficacité du propos, en ceci
cette formule, signe d’une distance satirique qui qu’il est parfaitement adapté à l’objet décrit : la
est le trait unifiant des manifestations du moraliste. Cour est un lieu de renversement des valeurs. C’est
ainsi que « les grands même y sont petits » (5), se
3. Le point de vue du Huron dénuant de la valeur morale qui justifierait leur titre.
La Bruyère ne nomme pas la « contrée » du fragment De même, c’est par des défauts que l’on accède à
74, parce qu’il adopte le point de vue d’un explora- « une haute fortune » (34) et l’« homme de bien »
teur, iroquois ou huron, qui ne saurait pas en pré- (40) est condamné.

228 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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7. L’art de la pointe genre humain » (v. 96). En avouant : « Je hais tous les
La pointe est une manière de conclure le fragment, hommes » (v. 118), celui-ci illustre, avec un excès tra-
qui l’ouvre plutôt qu’elle ne le ferme. Tel courtisan gique, l’affirmation de La Bruyère, selon lequel « qui
révèle subitement un « naturel […] moins mauvais » méprise la cour, après l’avoir vue, méprise le monde ».
(17), qui relativise le jugement. Mais, le plus souvent,
10. La Bruyère et Gracián
elle aggrave la vision pessimiste, corrige une impres-
« Se rendre toujours nécessaire », « Se faire aimer
sion positive : c’est ainsi que l’« homme de bien [est]
de tous », « Dissimuler », « Ne point mentir, mais
perdu » (40) ou que le mérite est reconnu « pendant
ne pas dire toutes les vérités », « Faire peu de bien
tout le temps » qu’il est utile. Mot d’esprit, le frag-
à la fois, mais souvent », « Avoir le don de plaire » :
ment produit alors un effet comique ; il surprend le
telles sont quelques-unes des entrées de L’Homme
lecteur et l’oblige à faire réflexion sur ce qu’il vient
de cour, de Balthasar Gracián (traduit par Nicolas
de lire, donc à s’approprier le jugement du moraliste.
Amelot de La Houssaye). Cet art de réussir à la Cour
Mœurs et morale peut dérouter le lecteur habitué au point de vue des
moralistes français, contemporains du jésuite espa-
8. La perte de l’honnête homme
gnol. Pourtant, la perspective de Gracián n’est pas
L’honnête homme constitue l’idéal défini par les
cynique : elle s’appuie sur un principe philosophique,
moralistes du xviie siècle, en particulier La Roche-
certes éloigné de l’idéal d’honnêteté, et qui affirme
foucauld. La Cour, telle que la peint La Bruyère, lui
que « ce n’est pas assez que la substance, il y faut
est hostile, parce que les valeurs s’y inversent : il est
aussi la circonstance », c’est-à-dire la manière, le
sincère en des lieux où il convient d’être hypocrite.
style. Au demeurant, bien qu’à des fins différentes,
Il est donc explicitement en danger : le « vous êtes
Gracián ne fait pas de la Cour une peinture diffé-
perdu » du fragment 40 constitue, par l’emploi d’un
rente de celle de La Bruyère, ni moins instructive.
lexique particulièrement fort, une mise en garde
presque désespérée. Pour survivre, il faut participer
à l’intrigue, dont bientôt « on ne peut plus se pas-
La Rochefoucauld,
ser » (91). Mieux vaudrait « ne [savoir] pas la cour : 3 Maximes p. 380
il n’y a sorte de vertus que l’on ne rassemble par ce
seul mot » (1). Mais « le noble, s’il vit chez lui dans Pour commencer
sa province, il vit […] sans appui » (67) : la Cour Comme la sentence, la maxime exprime une vérité
attire irrésistiblement, elle est nécessaire. Même générale, d’ordre psychologique et moral. Mais elle
l’honnête homme doit avoir « tâté de la cour » (9). s’en distingue par le travail du style : y demeure sen-
Sa sagesse, c’est donc de considérer la Cour comme sible l’énonciation d’un sujet qui recherche l’agré-
un « spectacle » (60), « un nouveau monde qui lui ment du lecteur. Vers 1650, la mode est à la désin-
était inconnu » (67). C’est la position du moraliste. flation, au brillant du style coupé : goût pour les
9. La Bruyère et Molière « sentences » dans les salons, raffinement psycho-
Cette première scène du Misanthrope propose de la logique, goût de la « pointe » et de la concision
Cour une vision assez conforme à celle de « De la expressive. Mais nulle improvisation ou légèreté
Cour ». Y triomphent « injustice, intérêt, trahison, dans une forme dense, irréductible au jeu mondain
fourberie » (v. 94) ; comme un masque, chacun porte de la société de Mme de Sablé : il faut penser juste
sur le visage une « grimace […] partout bienvenue » en y joignant la grâce.
(v. 137) : les véritables sentiments, souvent indiffé-
rents, sont cachés sous des « dehors civils » (v. 66). Observation et analyse
Ce n’est par le mérite que l’on réussit : l’adversaire 1. Un art de la diversité
d’Alceste dans son procès s’est « poussé dans le À la lecture du corpus proposé dans cette page, la
monde » (v. 130). Enfin, les valeurs sont inversées : diversité formelle de la maxime, sous la plume de
si Alceste « veu[t] qu’on soit sincère » (v.  35), sa La Rochefoucauld, est évidente ; on peut néanmoins
franchise passe pour une maladie. Une différence insister sur quelques traits dominants.
majeure entre les deux textes, cependant, tient à ce – La maxime est un énoncé bref ; mais il suffit de
que la forme dialoguée permet l’expression de deux comparer les maximes 146 et 254 et leur organisa-
thèses différentes. Le point de vue de La Bruyère est tion phrastique pour nuancer cette brièveté.
plutôt celui de Philinte, sans illusion mais nuancé, que – Les phrases sont déclaratives alors que leur forme
celui d’Alceste, qui veut « rompre en visière à tout le est affirmative ou négative.

14. L’écriture moraliste 229

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– Le présent de l’indicatif est employé le plus sou- 4. Un portrait du véritable honnête homme
vent, dans des énoncés gnomiques. La maxime est La question vise à récapituler les réponses aux ques-
un art de la définition : définition de l’amitié (83), tions précédentes. Toutefois, celles-ci auront surtout
de la flatterie (158), de la fausse et de la vraie hon- proposé une définition par la négative de l’honnête
nêteté (202 et 203), de la parfaite valeur (216). homme : La Rochefoucauld définit le faux hon-
– Outil syntaxique d’une vision de l’homme, la nête homme, celui qui joue la comédie de l’honnê-
négation restrictive « ne… que » est fréquente (83, teté. Pour éclairer cette vision bien sombre de la vie
146, 158, 254). en société, il est nécessaire de lire attentivement la
– L’absence d’indices personnels de l’énonciation maxime 203. D’après celle-ci, à laquelle on ajoutera
fait de la maxime un énoncé impersonnel ; il convien- la précédente, le vrai honnête homme ne s’enorgueillit
dra toutefois d’en montrer les limites. (« ne se pique ») de rien. Il est celui qui ne joue pas
On peut définir la maxime comme un jugement la comédie, à soi et aux autres, qui est honnête face à
d’ordre moral proposant une leçon de lucidité. lui et face au monde. Il s’oppose en cela à la plupart
2. Un moraliste clairvoyant devant la comédie des hommes qui vivent dans le monde, en particulier
sociale à l’homme de Cour. A-t-il jamais existé ? Peut-on le
On rappellera l’épigraphe des Maximes : « Nos ver- devenir ? C’est sans doute un idéal, dont on se sou-
tus ne sont, le plus souvent, que des vices dégui- vient avec mélancolie, auquel on doit tendre, mais
sés ». Voir aussi le début de la dernière maxime cité qui permet de rappeler que La Rochefoucauld ne se
ici. Nulle entreprise de conversion du lecteur dans livre pas seulement à une démolition de l’homme,
les Maximes, sinon à l’idéal de l’honnêteté, hors qui pourrait paraître vaine.
de portée. Si le jansénisme et l’augustinisme de La
Rochefoucauld sont discutés, on montrera cepen- Contexte et perspectives
dant que les Maximes résultent d’une vision pes- 5. La Rochefoucauld et La Fontaine
simiste de la vie sociale, « décapée » par le travail Plusieurs énoncés comparables à des maximes peu-
du moraliste qui veut mettre au jour les ressorts vent être relevés dans « Les Obsèques de la Lionne » :
véritables du jeu social, en perçant les apparences « Je définis la cour un pays où les gens/Tristes,
trompeuses. Pour le montrer, on prendra appui par gais, prêts à tout, à tout indifférents,/sont ce qu’il
exemple sur les maximes où la négation restrictive plaît au Prince, ou s’ils ne peuvent l’être,/Tâchent
est employée, à propos des thèmes de l’amitié, de la au moins de le paraître,/Peuple caméléon, peuple
flatterie et de l’humilité. À chaque fois, la vérité ou singe du maître ».
la réalité (vue par le moraliste) remplace l’illusion. Le commentaire métalinguistique du fabuliste rap-
3. Imposer une vérité pelle le geste de La Rochefoucauld, par l’emploi du
Ces maximes peuvent être regroupées selon les méta- verbe « définir », comme l’antithèse « tristes, gais »,
phores récurrentes. le chiasme « prêts à tout, à tout indifférents » ; les
– La vie sociale assimilée à une comédie, au théâtre, métaphores en rappellent le travail stylistique. On
comme le souligne le motif récurrent du déguise- peut aussi rapprocher les vertus de l’écriture versi-
ment : l’intérêt, personnifié, (39) ; le moi déguisé fiée de cette parole en archipel que constituent les
trompe les autres et se trompe lui-même (119 et Maximes, isolées par les blancs typographiques qui
202) ; l’orgueil déguisé en humilité. mettent en valeur leur densité. Nos deux auteurs
– La métaphore commerciale : l’amitié, la flatterie observent le spectacle du monde avec clairvoyance.
comme une fausse monnaie, la vanité qui fixe la Cependant les différences sont inhérentes au genre de
valeur de cette monnaie. la fable et à celui de la maxime, dans la mesure où
Ces métaphores ressortissent à un imaginaire cultu- une argumentation directe et une argumentation indi-
rel commun. Mais elles font comprendre au lecteur recte n’emploient pas la même stratégie argumenta-
la comédie des apparences, qu’elles condamnent tive. Aussi la fable est-elle explicitement tournée vers
par leurs connotations péjoratives. Elles constituent l’art de conter une histoire, alors que les Maximes se
un prisme de la vie en société, observée avec clair- passent de la fiction, puisque la vie sociale y suffit.
voyance par le moraliste qui en perce et détruit les
illusions. La personnification d’abstractions (l’in- Vers le bac : l’écriture d’invention
térêt, l’orgueil, l’amour-propre) montre bien com- 6. À la manière de La Bruyère
ment la vie sociale est un théâtre où l’homme est La maxime 142 est construite sur une série d’anti-
gouverné par ces protagonistes. thèses qui opposent les grands esprits et les petits

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esprits, la quantité et la qualité de leurs paroles. La – le dialogue conflictuel : la proposition incise
réussite de cet exercice de réécriture sous la forme « répondez-vous », l.10, fait entendre une objection
d’un pastiche à la manière de La Bruyère présup- d’Acis à l’auteur ;
pose la lecture du fragment des Caractères proposé – les interrogatives (l.1-2, l.10-14) et les adresses
à la page 381. On peut aussi demander aux élèves directes à l’interlocuteur.
de se reporter aux portraits de Damon et de Timante
2. Parler pour ne rien dire
par Célimène (Le Misanthrope, II, 4).
L’échange connaît pourtant des dysfonctionnements
étonnants. Le choix du style direct les révèle :
Pour aller plus loin – l. 1 à 2 : les paroles d’Acis sont inaudibles : on ne
Par son style comme par sa vision, Rochefoucauld les entend pas, et si l’auteur ne les rapporte pas, c’est
témoigne bien de l’ambivalence d’un siècle partagé parce qu’il ne les comprend pas. Les phrases interro-
entre baroque et classicisme. Au premier il emprunte gatives traduisent cet effort pour les comprendre, en
le goût pour les jeux scintillants de l’apparence et de vain. Le verbe « deviner » (l. 3) approche cet échange
la réalité, pour leur dévoilement à travers une série d’une devinette, et en souligne le caractère énig-
de paradoxes et de retournements. Mais le souci de matique. Le langage serait-il le moyen d’un jeu ?
dégager une essence de la nature humaine, dans une – l.  10 à 12 : le locuteur rapporte directement les
forme efficace et épurée, fait de l’auteur des Maxi- paroles d’Acis. Le « Mais » adversatif, la question
mes un classique. rhétorique « qui ne pourrait pas en dire autant ? »
Sur un autre plan, on peut poser la question de la présentent le souci du personnage de se distinguer
forme argumentative : peut-on encore parler d’argu- par un langage « hermétique ».
mentation si l’on n’a affaire qu’à des propositions Mieux qu’une réflexion abstraite, cette mise en scène
isolées, des assertions sans liens logiques ? énonciative pose très concrètement la problématique
du langage, tel qu’Acis en fait usage.
3. Le combat de l’obscurité et de la clarté
La Bruyère, L’unique réplique d’Acis affirme des valeurs para-
4 Les Caractères p. 381 doxales : contre un langage « uni » et « clair », le per-
sonnage a pris le parti d’un langage obscur, pour ne
Pour commencer pas être compris du commun.
À l’encontre du naturel et du bon sens, un langage L’auteur lui oppose la clarté, comme le veulent le
obscur est l’un des symptômes du dérèglement de bon sens et la raison : la question rhétorique des
l’esprit, observé chez l’autre, révélé et fermement lignes 13-14 précise qu’à ses yeux, « être entendu
condamné par le moraliste classique. Indemne de la quand on parle » et « parler comme tout le monde »
folie stigmatisée chez l’adversaire, l’auteur affirme sont des vertus. Le mot « phœbus » (l.15) est péjo-
son autorité et triomphe de sa victime, ridiculisée ratif, détaillé par le rythme ternaire des expres-
par la satire. sions « votre  pompeux galimatias », « vos phrases
embrouillées », « vos grands mots qui ne signifient
Observation et analyse rien » (l.18-19), à quoi il oppose tout simplement…
1. Un portrait dialogué le « langage simple » (l. 22).
Ces valeurs sont celles de l’honnête homme : contre
La conversation entre le locuteur et son interlocu-
l’obscurité, un idéal de clarté et de transparence, le
teur, Acis, permet de brosser progressivement le por-
rêve d’un langage transitif qui maintiendrait le lien
trait moral de celui-ci, sous la forme du dialogue.
social, au lieu de le rompre.
On précisera que ce texte ne dépend pas d’une nar-
ration et n’est pas extrait d’un dialogue plus long. 4. Langage impur, défaut d’esprit
Alors qu’une éthopée abstraite ou statique lasserait Acis incarne un défaut : le « diseur de phœbus »
le lecteur, ce choix produit la vivacité du portrait. À (l.15). À travers ce personnage, La Bruyère brosse
cet effet contribuent : le portrait d’un type social, puisque l’auteur évoque
– le style direct, qui donne l’illusion au lecteur de les « semblables » d’Acis (l.14), qu’il interpelle : le
surprendre une conversation : l’emploi du présent « vous » et les indices de la 2e personne, des lignes
d’énonciation dans la première moitié du texte fait 14 à 19, ont valeur collective et ne réfèrent plus au
coïncider les temporalités de parole, d’écriture et seul Acis, comme à la ligne 1. Mais ce vice social
de lecture ; résulte d’une corruption « morale ». En effet, le vice

14. L’écriture moraliste 231

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observé n’est qu’un symptôme, dont le moraliste Vers le bac : l’entretien à l’oral
révèle la cause : un dérèglement profond et plus 7. La conversation de l’honnête homme
condamnable encore, le « manque [d’] esprit » (d’in- Les réponses précédentes permettent de récapitu-
telligence) et de raison ; le sentiment de supériorité. ler les qualités que l’honnête homme doit manifes-
On fera remarquer l’antanaclase (reprise d’un terme ter dans la conversation : maîtrise de soi, souci de
en des sens différents) sur le mot « esprit », tour à l’autre, sens de la mesure. On pourra insister sur
tour vertu (l.16) ou défaut (l.21). le pourquoi de cet idéal, en rappelant l’importance
5. Clairvoyance et maîtrise du moraliste du modèle de « civilité » élaboré par les classiques :
Les valeurs de l’impératif, au fil du texte, éclai- celui-ci enjoint à l’honnête homme de s’adapter à la
rent l’attitude du locuteur. Au début du texte, des société mondaine, si imparfaite soit-elle, car vou-
conseils : « dites : « il pleut, il neige » » (l.7). Le loir s’en séparer supposerait un indécent sentiment
moraliste donne une leçon sur l’art de la conversa- de supériorité. N’oublions pas que pour les contem-
tion, au nom du bon sens. Dans la seconde moitié porains de Molière, Alceste a tort.
du texte, le ton du moraliste est combatif : comment
ne pas s’indigner d’un tel comportement, comment Pour aller plus loin
ne pas humilier celui qui prétend surpasser l’huma- Suggestions pour un groupement de textes sur la
nité commune ? On entend alors un discours d’au- satire des pédants : l’épisode de l’écolier limou-
torité, légitimé par la clairvoyance. D’où des impé- sin dans le Pantagruel de Rabelais ; « L’écolier, le
ratifs jussifs : « Ne songez pas […] n’en ayez point pédant, et le maître d’un jardin » de La Fontaine
[…] ayez […] ». Le locuteur s’empare définitive- (Fables, IX, 5) ; la scène avec Trissotin dans Les
ment de la parole, la confisque à son interlocuteur Femmes savantes (III, 1) de Molière ; le portrait
qu’il « tire par l’habit ». Le satiriste creuse alors le d’Hermagoras chez La Bruyère (Caractères, « De
mal jusqu’à la racine, dégonfle l’orgueil ridicule la société et de la conversation », 74).
d’Acis et de ses semblables, pour les amputer de cet
esprit qu’il croit posséder, les réduire à un « rôle »
qui pourra faire croire qu’ils en ont.
Pascal,
Contexte et perspectives
5 Pensées p. 382
6. Célimène, un La Bruyère de salon Pour commencer
Tel La Bruyère, Célimène peint des « caractère[s] Les Pensées sont formées des fragments de textes
(v. 585) : « Damon le raisonneur » est un bavard aux recueillis à la mort de Pascal et qui constituaient
discours creux qui ne sont « que du bruit » ; Timante l’ébauche de ce qui aurait dû être son grand œuvre :
cultive le « mystère » et paraît faussement affairé une vaste Apologie de la religion chrétienne. Il existe
pour se faire valoir ; Géralde le snob est obsédé par environ un millier de fragments – notes, simples
l’aristocratie, son seul sujet d’entretien ; avec Bélise, réflexions ou longs développements soigneusement
qui n’a ni esprit ni culture, la conversation tombe rédigés – que Pascal avait classé en vingt-sept cha-
très vite à plat ; imbu de lui-même et égocentrique, pitres, dont « Divertissement » constitue le huitième.
Adraste ramène tout à sa personne et à « son mérite » L’homme cherche à fuir sa misérable condition, l’agi-
qui n’est jamais assez reconnu à ses yeux ; Damis, tation, le divertissement le détournent de la pensée
enfin, est un esprit négatif, qui croit qu’il faut tou- de son néant, mais il n’a que l’illusion du bonheur.
jours tout dénigrer pour être un homme de goût ; il
a surtout le grand tort de mépriser ce à quoi s’oc-
cupe Célimène : l’art de la conversation mondaine. Observation et analyse
Son art du trait incisif, du croquis suggestif, par sa 1. Divertissement
concision, permet à Célimène de donner toute une Le terme « divertir » a ici un sens fort : étymologi-
galerie de portraits, et fait la joie de tous ses audi- quement, le verbe signifie « détourner ». Le diver-
teurs : « Pour bien peindre les gens vous êtes admi- tissement pascalien, comme distraction, détourne
rable », reconnaît Clitandre. Alceste fait exception à l’homme de ce qui devrait l’occuper. Pascal pro-
cette satisfaction générale : d’abord muet, il explose pose pour exemples de divertissements des jeux, tel
ensuite contre cette médisance généralisée, dévoie- le billard (l.4), ou la chasse (l.8). Mais il étend la
ment de l’esprit, dont l’envers indissociable est la notion à des fonctions, parmi les plus importantes
flatterie hypocrite. du royaume : « surintendant, chancelier, premier pré-

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sident » (l.19) sont des emplois dont les détenteurs, Contexte et perspectives
trop occupés, trop entourés, ne peuvent « penser à 5. Misère de l’homme sans Dieu
eux-mêmes » (l.22).
Apologie de la religion chrétienne était le titre ini-
2. Un « bonheur » ambigu tialement prévu par Pascal pour son ouvrage. Ici, la
religion est absente. Mais, en portant son regard sur
Le terme « heureux » s’entend de deux manières, « l’homme sans Dieu », Pascal en révèle la misère.
dans ce texte. L’homme heureux de la ligne 12 est Cette vision pessimiste fait désirer ailleurs une solu-
« sans aucune cause d’ennui » (l.1-2), sans souci, tion : c’est par la foi chrétienne que l’homme trou-
donc sans raison de quitter son état, mais sans vera une réponse à sa demande de bonheur.
occupation ; il risque, « par l’état propre de sa com-
plexion » (l.  2), par ce caractère essentiellement Vers le bac : le commentaire
« malheureux » (l. 1) de l’homme, de devenir « cha- 6. Une belle efficacité rhétorique
grin » (l. 14), de « s’ennu[yer] » (l.1, au sens fort, Pascal met au service d’une pensée profonde et com-
illustré ensuite par Baudelaire). L’autre bonheur, plexe une rhétorique d’une grande efficacité. Le
c’est celui de l’homme diverti, qui « [ne] pense penseur veut être compris. La syntaxe et le lexique
plus » (l.7) aux motifs d’accablement. C’est une employés sont simples : les concepts sont définis par
« joie » (l.15) impossible « sans divertissement » des termes communs. La pensée se déploie progres-
(l.14). Mais le bonheur dans cette acception n’est sivement : un fait a été établi, « et c’est aussi ce qui
pas traité de manière positive : les mots de « joie » […] » (l. 15) ; Pascal étend son raisonnement à des
ou d’« amusement » (l.13) montrent sa fragilité : situations de moins en moins évidentes (la vanité du
en effet, le divertissement rend heureux « pendant bonheur des grands pouvant paraître paradoxale),
ce temps-là » (l.11), c’est-à-dire autant qu’il dure, emportant l’adhésion du lecteur. Cet effort de clarté
avant de nous laisser « misérables et abandonnés » est également manifeste dans l’emploi d’illustrations
(l. 25). Le bonheur de divertissement est donc une qui rendent vivant le propos : l’écrivain sait remar-
« occup[ation] » (l.7), un « empêch[ement] » qui nous quablement faire exister, en quelques mots, une situa-
détourne des objets importants ; il est vain. tion. Les déictiques « cet homme », « ce matin », « le
voilà » permettent d’incarner la pensée. Les exemples
3. Parallélismes éloquents
choisis (le jeu, la chasse, les statuts sociaux) sont
Pascal emploie plusieurs parallélismes : « l’homme en outre familiers au lecteur. Celui-ci est impliqué
est si malheureux […]. Et il est si vain […] » (l. dans le raisonnement par la forme dialoguée. Ainsi,
1-2), « L’homme, quelque plein de tristesse qu’il le fragment ne se clôt pas sur lui-même : dans une
soit […] ; et l’homme, quelque heureux qu’il soit perspective très conforme à celle des moralistes, il
[…] » (l.10-12), « Sans divertissement […] ; avec le s’insinue dans la conscience du lecteur, pour révéler
divertissement […] » (l. 14-15). Ces constructions des vérités et inviter à poursuivre la réflexion, ainsi
sont soulignées par la conjonction « et » ou le point- qu’à en tirer les conséquences dans l’existence. Outre
virgule. Il s’agit chaque fois de perspectives oppo- la clarté, Pascal recherche donc l’adhésion, permise
sées, permettant d’envisager les états contraires de par la force du raisonnement. Les parallélismes y
l’homme, dans lesquels il n’est jamais heureux. Pas- contribuent : ils permettent une représentation de
cal convainc ainsi de la misère de l’homme, et fait toute façon pessimiste de l’homme, et disposent le
espérer, ailleurs, un remède. lecteur à accepter la solution qui lui sera proposée.
4. Le moraliste et son lecteur Pour aller plus loin
Pascal s’adresse directement à son lecteur, en Voici le début du « Mémorial » trouvé dans la dou-
employant la deuxième personne du pluriel (l.7 et blure du pourpoint de Pascal, quelques jours après sa
19). Suivant un modèle classique dans la littérature mort. On appréciera l’expression de la foi religieuse.
philosophique, il mime un dialogue, posant des ques- L’an de grâce 1654,
tions à son lecteur, ou plutôt prévenant les questions Lundi 23 novembre, jour de Saint Clément, pape et
que celui-ci pourrait lui poser (l. 5-7). Pascal est en martyr, et autres au Martyrologue,
effet en situation d’apporter des réponses : il cor- Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,
rige l’impression (l. 7), donne un conseil (l. 19). Il Depuis environ dix heures et demie du soir jusqu’à
occupe ainsi la position d’un maître à l’égard de son environ minuit et demie.
disciple, ou d’un directeur de conscience. FEU

14. L’écriture moraliste 233

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Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, conduire par la raison.
non des philosophes et des savants. On pourrait rapprocher la démarche de l’auteur de
Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix. la méthode pascalienne : « S’il se vante, je l’abaisse ;
Dieu de Jésus-Christ, s’il s’abaisse, je le vante », mais l’auteur des Maximes
Deum meum et Deum vestrum. ne poursuit pas un projet apologétique, et ne combat
« Ton Dieu sera mon Dieu » pas le libertin. Tout au plus passe-t-il au crible de
Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. la raison les confusions commises entre les forces
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans et les faiblesses qu’on attribue à l’esprit, dont les
l’Évangile. passions sont en fait responsables. Le ton de ces
Grandeur de l’âme humaine maximes, qui forment une image d’un homme pathé-
« Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je tique par son incapacité à se connaître et à se maî-
t’ai connu ». triser, peut paraître désabusé. À moins qu’il s’agisse
Joie, Joie, Joie, pleurs de joie. seulement de lucidité.
Je m’en suis séparé.
2. Passions et volonté
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.
Les passions, quelle qu’en soit la nature ou l’ori-
Mon Dieu me quitterez-vous ?
gine, gouvernent le moi, la volonté n’y peut rien.
Que je n’en sois pas séparé éternellement.
Elles sont les véritables protagonistes sur la scène
de la vie. Les maximes qui le disent sont suffisam-
La Rochefoucauld, ment explicites. Par exemple la maxime 43 qui
6 Maximes p. 383 fait de la maîtrise de sa vie une pure illusion, ou la
maxime 122 qui dévalorise nos rares victoires (À
Pour commencer vaincre sans péril…).
On rappellera seulement que si l’augustinisme de On rappellera le contexte idéologique dans lequel
La Rochefoucauld fait débat, si son pessimisme écrit La Rochefoucauld : le modèle héroïque s’est
est proverbial, l’auteur des Maximes sourit parfois éteint progressivement et a laissé place à un sincère
et fait sourire : bien des maximes laissent entendre désarroi moral pour les hommes de sa génération,
cette ironie délicieuse, ces jeux de mots, qui sont qui ont assisté, sinon participé, à cette « démoli-
autant de traits d’esprit qui nuancent la gravité du tion du héros », selon l’expression de Paul Béni-
discours. Plus profondément encore, il importe de chou (Morales du Grand Siècle, 1948). Du reste,
rappeler que la vision de l’homme qu’il exprime est le modèle de l’honnête homme, cet idéal de civilité
liée à la complexité de l’objet considéré : les pas- et de politesse, que les moralistes, parmi d’autres
sions ne sont pas entièrement condamnables puisque écrivains, ont élaboré, constitue une réponse à cette
l’auteur en affirme l’utilité et – c’est un paradoxe ! situation spirituelle nouvelle.
– les vertus.
3. Antithèses
Observation et analyse Les antithèses sont nombreuses, leur emploi est
1. Un moi inconnaissable observable tantôt sur le plan syntaxique (par exemple
On relève le vocabulaire de l’illusion, du savoir faux le polyptote se conduire/être conduit, l.6), tantôt
ou erroné, comme le montrent les verbes employés : lexical (« l’esprit »/« le cœur », l.13 ; « vices »/« ver-
imaginer (30), croire (43), ignorer (69) ne pas tus », l.16 ; « leur faiblesse »/«  notre force », l.15),
connaître (404). Le GN attribut « la dupe du cœur » ou sémantique (« l’orgueil qui inspire »/« modèr[e] »
le confirme. Les mots sont trompeurs : « La force l’« envie », l.20-21). Il s’agit à chaque fois de per-
et la faiblesse de l’esprit sont mal nommées » (44). suader le lecteur de l’impuissance de l’homme à se
On relève deux fois l’emploi du verbe cacher (69 et conduire, alors même que les maximes sont défi-
404) qui, à propos de l’amour ou des talents ou habi- nies souvent comme des règles de conduite. Cette
leté, insiste sur ce qui échappe à notre conscience. impuissance résulte du poids des passions, que le
Cette fois, cette tromperie ne porte pas sur la vie moraliste élucide de maxime en maxime, et plus
des hommes en société ( p. 380), mais bien sur la généralement, du jeu complexe de toutes les puis-
nature humaine, dont la finitude est sans cesse rap- sances cachées, tels « les organes du corps » (maxime
pelée, dont les limites sont soulignées pour mon- 44). Au fond, face à une telle complexité dont le
trer l’impuissance de cet être à se connaître et, par moraliste nous fait prendre conscience, à toutes
conséquent, à se maîtriser. D’où l’illusion de se les formes de déterminisme qui semblent peser sur

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la condition humaine à son insu, cette complexité de La Rochefoucauld, que les réponses aux ques-
confine au mystère, à l’énigme, dont le voile est à tions précédentes auront permis de mieux analyser.
peine levé par le moraliste. On donnera donc aux élèves les consignes suivantes :
− cultiver la concision et le style lapidaire (excel-
4. Donner à entendre, laisser un rôle au lecteur
lent exercice de style) ;
La question vise à faire comprendre que la maxime − viser le paradoxe, le renversement, et plus géné-
n’est pas réductible à un discours d’autorité, voire ralement la surprise ;
autoritaire. En effet, aussi paradoxal que cela puisse − et pour cela faire jouer toutes les ressources de
être, elle ressortit pleinement à l’art littéraire dans la rhétorique : antithèse, parallélismes, rythme ter-
la mesure où La Rochefoucauld, en définitive, pro- naire, polyptote, etc.
pose des énoncés qui demandent à être complétés
par un véritable travail d’interprétation, d’appro-
priation qui n’épuise pas le sens de ces énoncés ren- Pour aller plus loin
dus poétiques, si l’on ose dire, par la forme choisie. Quelques pistes bibliographiques pour approfondir
Surpris, le lecteur le sera inéluctablement par l’in- l’étude de cet auteur séduisant et faussement lim-
terrogation de tant d’évidences, qui s’exprime par le pide : La Rochefoucauld, Maximes, édition et pré-
style. Les antithèses jouent ce rôle, comme les couples sentation de Jean Rohou, « Classiques de poche »,
de mots ou d’expressions (voir la maxime 122), les n° 4486. Les Moralistes du xviie siècle (coll. Bou-
métaphores et les comparaisons insolites (comme celle quins). Paul Bénichou, « L’intention des Maximes »,
qui est empruntée à la chimie, dans la maxime 182) dans L’Écrivain et ses travaux, éd. José Corti, 1967.
Le lecteur sera invité à réfléchir au sens de cer- René Pommier, Études sur les Maximes de La
taines maximes : comment comprendre le superla- Rochefoucauld, Édition Interuniversitaires, 1998.
tif « le plus grand de tous les flatteurs » à propos de Charles-Olivier Stiker-Métral, Narcisse contrarié :
l’amour-propre ? Quel sens donner au superlatif « le l’amour propre dans le discours moral en France
plus habile homme du monde » alors qu’il est sur- 1650-1715, éd. Champion, 2007.
monté par un comparatif hyperbolique, « L’amour
propre est plus habile que » ? Comment ne pas cher- Histoire des arts
cher à réfléchir au sens de cette maxime sur l’amour
« caché au fond du cœur » grâce à l’hyperbate « et Rembrandt et la connaissance
que nous ignorons nous-mêmes » ? de l’homme p. 384

Questions
Contexte et perspectives
1. Une composition complexe
5. La Rochefoucauld et Pascal
La toile s’organise en deux pyramides voisines.
Nos deux auteurs se rejoignent d’abord dans une L’une a pour sommet le visage du docteur, tandis
vision complexe de l’homme, qu’ils se proposent que l’autre est dessinée par quatre des spectateurs.
d’élucider. À chaque fois, le moraliste se présente La seconde est un pur effet de composition (dont on
comme celui qui voit le désordre régner sous l’ordre verra la pertinence), qui permet de représenter cha-
apparent, ou qui, au contraire, donne un sens à ce cune des personnes présentes, conformément à la
qui en paraît dépourvu. On retiendra également la commande. Quant à la première, elle isole et met en
vision d’un homme qui ne se conduit pas par la rai- valeur le docteur Tulp, acteur principal de la leçon.
son mais est gouverné par des affects ou des passions Malgré la précision de la représentation du bras
contre lesquels il est présenté comme impuissant. écorché, le tableau n’est pas une planche d’anato-
Dans les deux cas, nous sommes invités à suivre le mie, mais le portrait du professeur et du groupe qui
regard du moraliste qui observe des comportements l’entoure. La lumière ajoute à la composition, en ce
surprenants, dont il met au jour les lois. La pers- que le procédé du clair-obscur resserre considéra-
pective apologétique distingue toutefois l’ermite de blement l’image sur ses deux tiers gauches, c’est-à-
Port-Royal du familier des salons mondains – celui dire sur les pyramides de personnages. La lumière
de Mme de La Fayette entre autres. vient de la partie supérieure gauche ; on peut penser
que Rembrandt reprend l’éclairage fait, au moment
Vers le bac : l’écriture d’invention de la leçon, sur le cadavre. Pourtant, celui-ci semble
6. À la manière de La Rochefoucauld l’intéresser moins comme élément narratif que pour
L’écriture d’invention propose un pastiche du style l’effet pictural qu’il produit : la masse presque uni-

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formément claire de ce corps donne une base au Moraliste, il n’est donc pas satiriste, mais s’efforce
tableau resserré. au contraire de produire un effet d’adhésion du spec-
tateur, qui doit se sentir concerné par cette Leçon
2. Regards divergents
d’anatomie. Il se sert de ce qui pourrait apparaître
Le docteur regarde un public situé en dehors de
comme les limites de son art : disposant du silence
l’image, auquel il adresse son discours (dont sa
et de la fixité pour représenter ce qui fut discours et
bouche et sa main, placée à la verticale, sont des
mouvement, il interrompt la réalité en une compo-
indices). Quant aux spectateurs de l’opération, leurs
sition d’où l’anecdote est exclue. Ainsi, le cadavre,
regards portent dans les directions les plus variées :
quoique peint avec exactitude, est comme négligé :
l’un regarde le bras écorché, l’autre la main droite
ce n’est pas la dissection qui intéresse le peintre, ce
du docteur, un troisième sa main gauche, un autre
sont les vivants, qui ne voient pas la mort sous leurs
encore le livre disposé aux pieds du cadavre, un cin-
yeux. Les visages des spectateurs forment un véri-
quième le docteur ; la diversité des orientations, qui
table bouquet de têtes (le docteur avait choisi pour
permet au peintre de manifester une virtuosité cer-
arme la tulipe qui lui donne son nom…) : une invrai-
taine, en même temps qu’il singularise le portrait
semblable collection de fraises détache chacune en
de groupe, est surtout le signe d’approches variées
une galerie de physionomies ou en autant d’études
de la connaissance : la réalité physique, le discours
de visages. Voici des hommes fascinés par le mys-
(dont les mains du docteur sont la manifestation), le
tère de la vie, et qui représentent tous les hommes.
livre, ce sont trois moyens d’accéder au savoir qui
Le docteur fait signe vers l’extérieur de l’image,
sont représentés. Personne ne regarde le cadavre. Les
nous invitant à nous rapprocher pour écouter, nous
deux personnages au fond de l’image regardent devant
aussi, sa leçon. Enfin, les personnages qui ferment
eux, vers le spectateur du tableau, qu’ils invitent.
la plus grande profondeur du tableau nous regardent.
3. Une méditation sur la vie et la mort L’un deux, saillant curieusement hors de sa pyra-
La mort est figurée avec une certaine brutalité, qui mide, tient à la main la liste des notables représen-
tient moins au bras écorché qu’à un travail du colo- tés, comme s’il vérifiait la présence de chacun ; il
riste sur la carnation. Le peintre nous confronte à produit un effet troublant de miroir. Impliquant son
l’évidence pénible de la mort, qui fait contrepoint aux spectateur, la peinture prend un caractère universel ;
efforts du savant pour percer les secrets du vivant. Il y elle avertit. Le peintre moraliste, dans sa figuration
a un mystère insondable de l’existence. La représen- de l’événement, ne subit pas son sujet : l’art de la
tation de ce condamné livré à une leçon d’anatomie composition consiste à donner densité et significa-
fait d’ailleurs songer à un Christ mort, comme celui tion à la réalité représentée.
peint par Mantegna ou, plus tard, Philippe de Cham-
paigne. Cependant, cette partie du tableau est traitée
discrètement, et aucun des spectateurs ne regarde
Chamfort,
le cadavre. Ce qu’ils espèrent, c’est la clé du mys- 7 Maximes et pensées p. 386
tère. La leçon apparaît ici presque comme un diver-
tissement pascalien, qui détourne les notables de ce Pour commencer
mort dans lequel ils devraient se reconnaître : pour
Très souvent les élèves reprochent aux moralistes de
autant que l’on puisse en juger, il leur ressemble.
détruire la statue humaine, sans tenter de la recons-
Surtout, pour s’approcher, certains se penchent, et
truire. Si les textes qui précèdent avaient pu impo-
paraissent devoir finalement se confondre avec lui
ser l’image de moralistes incisifs, particulièrement
dans l’horizontalité de la mort. On pourrait croire
pessimistes et acharnés à supprimer toute illusion
représentés les différents états d’un même individu.
sur la vie sociale et la nature humaine, cet extrait
Le tableau de Rembrandt s’apparente ainsi, pour le
pourrait nuancer cette vision caricaturale.
spectateur, au genre de la vanité.
4. Les instruments du peintre moraliste
Observation et analyse
La maxime et le paradoxe sont des constructions
frappantes, qui produisent une distance à l’égard du 1. Une étude complexe
propos et suscitent la réflexion du lecteur. Peignant Dans ces pensées, Chamfort soutient la thèse que
son sujet avec réalisme, dans le cadre d’une com- l’homme est un être complexe, « mixte » (l. 22) : qui
mande, Rembrandt ne saurait créer cette distance veut l’étudier doit donc considérer à la fois les qua-
que produit par exemple, dans l’image, la caricature. lités et les défauts, sauf à se tromper lourdement.

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2. Est in medio verum - le goût des images et des métaphores filées :  ques-
Dans les deux cas, qu’on voit l’homme « du côté tion 4.
odieux ou ridicule » ou qu’on soit enthousiaste en On peut citer ce jugement d’un de ses éditeurs au
détournant les yeux de ces côtés, les moralistes man- début du xxe siècle : « Considéré comme penseur,
quent leur but : observer la vérité humaine. Selon comme moraliste, Nicolas Chamfort vient après La
Chamfort, cette vérité est « in medio ». Rochefoucauld et La Bruyère, corrigeant en amer-
tume et en scepticisme ce que l’un offre de conven-
3. Sagesse du moraliste
tionnel ou de suranné et l’autre de volontairement
La conception exprimée par cette pensée confirme ce
morose. Avec La Bruyère, il représente, a-t-on dit,
que Chamfort pense du moraliste : seule une expé-
l’esprit français dans ce qu’il a de plus original et
rience entière de la vie, comme une vision entière
de plus raffiné. Observateur qui sait, à l’occasion,
de l’homme, permet un jugement juste, qui ne sau-
se mêler à la comédie sociale, s’il est misanthrope,
rait être livresque ou seulement théorique.
c’est par infortune plus encore que par goût ou par
4. Une pensée métaphorique mépris. L’expérience des hommes lui a ouvert les
Dans la pensée 14, la nature humaine est assimi- yeux. » (Adolphe Van Bever, 1910.)
lée à un « palais » dont la plupart des moralistes se
sont limités aux « latrines », qui correspond au « côté Vers le bac : la dissertation
odieux ou ridicule » de la nature humaine, ou aux
premières découvertes affligeantes. Dans la même 6. Le moraliste anatomiste
pensée, les perfections et le beau côté de la nature On peut prendre appui sur La Leçon d’anatomie du
humaine peuvent être assimilés à un ciel contem- docteur Nicolaes Tulp, tableau de Rembrandt repro-
plé par les philosophes qui refusent de voir la réa- duit et expliqué aux pages 384-385.
lité de l’homme. Qu’est-ce qu’un anatomiste ?
La pensée 21 assimile la vie à un « livre », que cer- – Celui qui pratique la dissection d’un corps orga-
tains ont lu « en entier », alors que d’autres n’en nisé en vue d’en étudier la structure, en vue de l’en-
ont lu que « quelques pages » : métaphore perti- seignement ou de la recherche médicale.
nente pour caractériser le travail du moraliste, qui – Un savant versé dans l’anatomie, la science qui a
décrypte l’énigme de l’homme. pour objet l’étude de la structure et de la morpholo-
La pensée 86 rapproche, par comparaison, le tra- gie des êtres vivants et en particulier de l’homme :
vail du Philosophe, de celui de l’anatomiste. Tous
deux exercent un art. Pour aller plus loin
La dernière pensée propose une analogie entre les
Le texte de Chamfort est un point de départ inté-
choses et les hommes, la physique et la philosophie.
ressant, qu’il faut prolonger par une réflexion per-
On relève une métaphore mécaniste pour présenter
sonnelle sur le bien-fondé de la comparaison, en
la complexité de la nature humaine : « tout est pièces
choisissant une justification qui prenne appui sur
de rapport », métaphore récurrente chez La Bruyère,
les textes du chapitre.
à la suite de Descartes. On peut aussi repérer une
Il sera intéressant d’observer si le travail d’écriture
métaphore empruntée à la science (la physique ou
engendre des métaphores banales à propos du tra-
la chimie), en relevant l’isotopie du mélange.
vail du moraliste :
– la nature du travail du moraliste : ouvre-t-il le cœur
Contexte et perspectives humain comme un chirurgien ouvre un corps ? Pra-
5. La Bruyère, La Rochefoucauld et Chamfort tique-t-il un travail de dissection ?
Chamfort range ses deux illustres devanciers parmi – la finalité de ce travail : observer, décomposer le
les pessimistes professionnels, avec lesquels il prend complexe ; connaître ce qui est caché ; expliquer,
ses distances. Il partage toutefois avec eux comprendre,… soigner, guérir, réparer, supprimer
– la concision qui trace une vision de l’homme en un dysfonctionnement ?
quelques lignes, au présent gnomique, propre au – les moyens de ce travail : on compare souvent la
genre de la maxime ; plume du moraliste, ou son « style », au scalpel de
- le goût de la formule définitoire, ne serait-ce que l’anatomiste.
pour s’en distinguer : « Il y a deux classes de mora-
listes et de politiques […] » (14) ;

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Prolongements (l.2, 8, 24, 25) et « produits » (l.5, 7, 13, 20, 23) sont
récurrents. On retrouve en filigrane le motif amou-
Vian, Houellebecq p. 388 reux : l’achat ou le rachat de produits manufactu-
rés permettent au personnage de compenser « une
vie intime assez pauvre » (l.11-12). Dans les deux
Pour commencer textes, la question du bonheur est posée, selon la
Alors que la France entre dans l’ère de la consom- possession ou la privation de biens. Dans le texte
mation, « La complainte du progrès » (1955) s’ins- de Vian, la promesse du bonheur des amants : « et
crit dans la veine d’une satire comme « J’suis snob ». nous serons heureux ! » (v.26) est la conséquence de
Quant à La Carte et le Territoire, prix Goncourt la consommation, prédiction démentie par le cou-
2010, si ce roman a pu paraître plus consensuel plet suivant. Dans La Carte, le narrateur raconte
après les polémiques suscitées par Les Particules son bonheur passé, conditionné par les trois objets
élémentaires ou Plateforme, son sujet n’en demeure aimés passionnément, détruits par les « responsables
pas moins la misère intime et spirituelle de nos de lignes de produit » dont l’action est ni plus ni
contemporains. moins « fasciste » (l. 22).
1. Formes contemporaines de l’écriture
moraliste 3. Une satire à décoder
Outre l’oralité du genre et le niveau de langue courant Les choix énonciatifs méritent d’être commentés :
ou parfois familier (le poétique « ratatine-ordure »), dans les deux extraits, le jugement des locuteurs
l’alternance d’un couplet et d’un refrain permet de relève davantage de l’implicite. Dans « La complainte
reconnaître une chanson dans « La complainte du du progrès » le locuteur semble seulement consta-
progrès ». L’apostrophe « Ah Gudule » marque le ter une évolution (« c’est plus pareil/Ca change, ça
début de chaque refrain, qui propose une liste de pro- change », v.5-6) ; on relève deux adjectifs appréciatifs
duits de consommation. Les couplets sont structu- (dans « un joli scooter », v.12, et « un bel aérateur »,
rés par la comparaison entre passé (« Autrefois ») et v. 21) et une exclamation, qui traduirait l’enthou-
présent (« Maintenant »). La forme est libre : absence siasme devant les objets évoqués. Mais la chanson
d’un mètre unique, disposition variée des « rimes ». n’est-elle pas une satire de la société de consomma-
tion et des comportements induits ? Une « fin’amor »
Dans le roman de Houellebecq, le narrateur, Jed
redéfinie, en quelque sorte : consommateurs ren-
Martin, représenté par la première personne, est
dus frénétiques par les produits nouveaux – dont
intradiégétique (il appartient à la fiction) ; il rap-
les noms s’accumulent en une sorte d’hymne paro-
porte les paroles d’un personnage représenté par le
dique – et par les énoncés qui les accompagnent et
« il », « Michel Houllebecq » (rencontré en Irlande),
qui rappellent un slogan publicitaire (« Une tourni-
paroles qui constituent l’essentiel de l’extrait.
quette/Pour faire la vinaigrette », v.19-20).
2. Amour, bonheur et consommation Dans l’extrait de La Carte et le Territoire, le nar-
Les extraits posent la question du bonheur de l’in- rateur semble exercer seulement une fonction de
dividu dans la société de consommation. Dans la régie, en rapportant directement les paroles du per-
chanson, à travers l’exemple d’un couple, le « je » sonnage. Mais ce discours tourne au burlesque. On
et le « tu » (Gudule), dont les paroles sont rapportées repère tout d’abord des indices du pathétique (sa
directement, le locuteur observe la transformation voix est « emplie d’une émotion naïve », l.1-2 ; il
des comportements amoureux du « on » (stratégies pleure ensuite « à grosses gouttes », l.17) et de leur
de séduction, résolution des disputes conjugales) cause : le souvenir et la célébration funèbre des trois
d’autrefois à aujourd’hui. D’où l’alternance des produits qu’il a « aimés, passionnément » (l.5), en
temps : au début des couplets, l’imparfait qui ren- particulier la parka Legend. Le discours devient
voie à une époque indéterminée ; ensuite, le présent, élégiaque. Le pathétique est renforcé par la vision
qui renvoie au moment de l’énonciation. La société tragique du consommateur et de sa vie : semblable
de consommation est décrite par l’énumération des à un supplicié antique, il est la victime, non des
objets ménagers parfois obsolètes quand ce ne sont dieux, mais des responsables de lignes de produit
pas des inventions loufoques (le « repasse-limaces », qui transforment sa vie en une quête épuisante et
le « tabouret-à-glaces » et le « chasse-filous » (l.42- désespérée, une errance sans fin. Pourtant, des dis-
44). La vie quotidienne d’un consommateur jadis sonances se font entendre, par les hyperboles (le
heureux, aujourd’hui désespéré est au centre de La « diktat irresponsable et fasciste des responsables
Carte et le territoire : les mots « consommateur » de lignes de produits », l.22-23), l’insistance sur la

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métaphore de la passion amoureuse. Elles font bas- Vers le bac : la question de corpus
culer le texte dans le burlesque. 5. L’héritage moraliste
4. Regards moralistes du xxe siècle Si le contenu du texte à produire dépend des réponses
aux questions posées, la forme sera structurée par
Les deux écrivains portent un regard satirique sur la le plan proposé. On attend en effet que l’organisa-
société de consommation dont ils sont contempo- tion de la réponse permette de comparer les deux
rains, en en faisant ressentir les excès et les consé- textes en en montrant les points communs, au-delà
quences. Dans les deux cas, cette dénonciation est des différences de genre et d’époque.
le fruit d’une observation précise, ancrée dans le I. L’observation de la vie en société
concret, liée à l’acuité d’un regard et d’une oreille II. Un regard satirique sur la société de consom-
sensibles à la cohorte des noms et des objets qui mation
forment le sillage de cette société de consomma-
tion. La réflexion philosophique suggérée est loin Pour aller plus loin
d’être réconfortante, dans la mesure où le bonheur On peut conseiller la lecture d’extraits du roman de
est désormais « conditionné » par l’avoir, aux dépens Georges Perec, Les Choses, et la projection d’extraits
de l’être, de l’« intime ». On peut aller jusqu’à par- du film Playtime de Jacques Tati (1967).
ler d’une vision à la fois tragique et dérisoire de
l’homme, dans le cas de Houellebecq. Mais notons
bien que cette « leçon » n’est que suggérée, et nos
auteurs ne se présentent pas comme les contemp-
teurs de cette société, dont ils cherchent à percer les
apparences enchanteresses.

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15 Fiction et argumentation
livres leur permet de « lire » davantage.
Cyrano de Bergerac,
1 Les États et Empires de la Lune p. 391 Contexte et perspectives
Pour commencer 5. Une invention prophétique
Les élèves connaissent généralement la pièce de Si l’horloge existe depuis plusieurs siècles au
théâtre d’Edmond Rostand. Il conviendra donc de moment où ce texte a été écrit, on est très loin, au
distinguer ces deux Cyrano. xviie siècle, de pouvoir enregistrer et diffuser des
sons. Il faudra attendre le phonographe d’Edison et
le gramophone de Berliner à la fin du xixe siècle.
Observation et analyse
L’invention de Cyrano de Bergerac, même si elle
1. La machine prend appui sur des éléments réels (les ressorts par
La machine, qui constitue le cadeau reçu par le exemple), dépasse donc largement les connaissances
narrateur, est ici omniprésente. Une « machine » de son siècle. S’il y a une part de rêve pour le lec-
(l. 7) (qui est en fait un livre qui s’écoute) compo- teur contemporain que le lecteur du xxie siècle ne
sée « d’un nombre infini de petits ressorts » (l. 2) et retrouve pas, ce dernier peut néanmoins apprécier
d’autres « machines imperceptibles » (l. 3) avec « une l’esprit visionnaire de l’auteur.
grande quantité de toutes sortes de clefs » (l. 6) et
une « aiguille » (l. 7). Cyrano de Bergerac invente Vers le BAC : l'écriture d’invention
là un objet qui se situe entre le tourne-disque et le
6. Les avantages du livre imprimé
baladeur (ou lecteur MP3 aujourd’hui) car il semble
On peut mettre en avant la difficulté de lire long-
que l’objet puisse se transporter : le narrateur pré-
temps sur un écran, le plaisir de pouvoir lire en tout
cise qu’il peut être emmené « à la promenade, à la
endroit, et notamment à l’extérieur (la luminosité ren-
ville, en voyage » (l. 16).
dant souvent impossible l’emploi de l’écran à l’exté-
2. La surprise du narrateur rieur), la particularité de « l’objet-livre » et sa diver-
Face à ce nouvel objet, le narrateur marque d’abord sité (couverture, format, papier…) qui serait remise
sa surprise (« une je ne sais quoi », l. 1) puis il montre en cause par l’objet électronique unique, le charme
un émerveillement sans réserve : « livre miraculeux » d’un livre qui « a vécu » face à un objet fragile…
(l. 4), « miraculeuse invention » (l. 12). La répétition
de « c’est un livre » à partir de la ligne 3 insiste sur les Pour aller plus loin
propriétés particulières de l’objet dont l’atout principal Rapprocher ce texte de récits d’anticipation contem-
semble être la facilité d’utilisation, comme l’indique porains pour montrer aux élèves que les processus
la négation restrictive : « on n’a besoin que d’oreilles » d’écriture mis en place par Cyrano, au xviie siècle,
(l. 5), « ils n’ont qu’à bander un ressort » (l. 18). sont en fait très modernes.
3. La comparaison entre le monde terrestre et
la lune Fénelon,
La comparaison intervient à la ligne 10. Le narra- 2 Les Aventures de Télémaque p. 392
teur compare « les jeunes hommes de ce pays-là »
(l. 13) aux « barbes grises du nôtre ». Il en ressort une Pour commencer
supériorité sur le plan de la connaissance (« davan- On pourra demander aux élèves s’ils connaissent
tage de » (l. 14) pour ces jeunes d’un autre monde. Télémaque et revenir rapidement sur l’histoire
Le narrateur l’attribue à l’invention qu’il évoque. d’Ulysse.
4. Un plaidoyer pour la lecture
On peut alors considérer que le texte est un plaidoyer Observation et analyse
pour la lecture, car c’est par l’accès aux livres que 1. La modération
ces jeunes ont acquis des connaissances largement La vie en Crète, selon Mentor, est « simple, frugale
supérieures à celles des terriens. La forme de leurs et laborieuse » (l. 17). C’est en tout cas ce que l’on

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apprend aux enfants. La modération se retrouve L’Âge d’or suit la création de l’homme. Celui-ci,
dans tous les domaines : le travail par lequel per- sous le règne de Cronos, vit dans un monde d’in-
sonne ne songe à s’enrichir, s’estimant « payé » par nocence, de justice et d’abondance, au beau milieu
« une vie douce et réglée » (l. 27) ; les vêtements, d’un printemps éternel. Cette idée d’abondance est
« unis et sans broderie » (l. 31) ; les repas qui sont présente tout au long du texte de Fénelon : « Cette
« sobres » (l. 32) ; les maisons « sans ornements » île […] nourrit sans peine tous ses habitants » (l. 3),
(l. 37)… Bref, le superflu est écarté, ce qui appor- « son sein fécond ne peut s’épuiser » (l. 6), « l’abon-
terait aux Crétois « la santé, la force, le courage, la dance des choses nécessaires » (l. 42)…
paix… » (l. 40-41).
6. L’utopie
2. La critique de la société Le mot « utopie » est un néologisme de Thomas More
Ce monde de tempérance s’oppose à toute société (Utopia). L’utopie est à la fois un lieu qui n’existe
fondée sur la jalousie (l. 8), « l’ambition » (l. 9), pas et la représentation d’une société idéale et sans
« l’avarice » (l. 10 et 24), « l’ingratitude » (l. 23), défaut. Le terme semble approprié ici car si la Crète
« la dissimulation » (l. 24), le « faste » ou encore existe bel et bien, Mentor en fait un tableau parti-
la mollesse (l. 25). Une telle société vivrait dans culièrement idyllique qui semble un peu exagéré.
le « malheur » (l. 10). La société française est évi- Il transforme l’île en un exemple pédagogique, un
demment visée. modèle à atteindre, en faisant finalement peu de
cas de la réalité.
3. Les lois crétoises
La tempérance est enseignée aux enfants dès leur
plus jeune âge. La « vertu », la « gloire » et le « cou- Vers le BAC : le commentaire
rage » ne concernent pas seulement la guerre mais 7. Un lieu paradisiaque qui permet de critiquer
aussi l’idée de résister à l’attrait des richesses et des la France de la fin du xviie siècle.
plaisirs. L’absence d’ambition démesurée, enseignée On attendra des élèves qu’ils se servent de leurs
dès l’enfance, semble donc permettre d’accéder au réponses aux questions pour construire leur commen-
bonheur. La particularité de la Crète repose aussi taire. Il s’agira de montrer comment Fénelon, à tra-
ici sur la punition de trois vices répandus partout vers l’utopie évoquée par Mentor, dresse un tableau
ailleurs dans le monde : « l’ingratitude, la dissimu- de ce que serait une société idéale, tout en soulignant
lation et l’avarice » (l. 23-24). Mentor présente ces les défauts de la France de la fin du xviie siècle.
préoccupations comme des piliers de la réussite du
1/Le paradis
« paradis crétois ».
- L’Âge d’or
4. Le bon roi - La tempérance
Le roi crétois est à l’origine du bonheur de son pays 2/L’opposé de la France ?
à travers les lois qu’il édicte : « tout ce que vous - Les « vices » des autres peuples
verrez de plus merveilleux dans cette île est le fruit - Le roi
de ses lois » (l. 15). Il pense donc avant tout à son
On peut souligner qu’il s’agit d’un ouvrage didac-
peuple sur lequel il « peut tout » (l. 46). Mais il se
tique.
soumet à ses propres lois (« mais les lois peuvent
tout sur lui », l. 46) qui peuvent devenir des garde-
fous (« il a une puissance absolue pour faire le bien, Pour aller plus loin
et les mains liées dès qu’il veut faire le mal », l. 47). Il est possible de prolonger l’étude de Fénelon avec
Par contraste, le mauvais roi ne penserait qu’à lui- l’utopie de la Bétique.
même et se placerait au-dessus de ses propres lois,
sorte de monarque absolu qui pourrait faire le bien
Diderot, Supplément au voyage
comme le mal sans contrôle. 3 de Bougainville p. 394

Contexte et perspectives Pour commencer


5. Le mythe de l’Âge d’or Expliquer l’attrait des auteurs des Lumières pour
Le mythe de l’Âge d’or apparaît dans Les Travaux et la forme du dialogue, héritage de l’Antiquité. Chez
les jours d’Hésiode. Il sera ensuite repris par nombre Diderot cette forme se retrouve aussi bien dans les
d’auteurs latins, comme Ovide, Virgile ou Tibulle. œuvres philosophiques que fictionnelles.

15. Fiction et argumentation 241

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Observation et analyse Diderot par l’intermédiaire d’Orou, et de la famille
1. La famille tahitienne française selon Jaucourt dans son article « Mariage »
L’union de la famille tahitienne repose manifeste- de l’Encyclopédie, diffèrent sur la durée de l’union.
ment sur le bonheur (« nous nous y trouvons bien », Tandis que les Tahitiens restent ensemble tant qu’ils
l. 5) et cesse dès que des problèmes apparaissent. se « trouv[ent] bien », et donc peuvent se séparer très
C’est une forme d’amour libre, en somme. La femme vite de façon naturelle et sans heurt, les Français
qui quitte son mari retourne chez ses parents et les doivent faire durer leur union pour protéger leurs
enfants sont une richesse qui se partage. Les enfants enfants. D’un côté, les parents pensent d’abord à
et les vieillards sont protégés par une contribution eux, de l’autre ils pensent d’abord à leurs enfants,
collective (« ce tribut les suit partout », l.  26). La incités à cela par la religion. Les Tahitiens n’aban-
facilité avec laquelle le mariage semble se faire et donnent pas leurs enfants pour autant, mais la pré-
se défaire est bien loin de la société française du sence d’un adulte qui peut être étranger à l’enfant
xviiie siècle dans laquelle le mariage, scellé devant remplace la présence conjointe de la mère et du père.
Dieu, engage les mariés pour la vie entière.
Vers le BAC : la dissertation
2. Le discours d’Orou 6. L’expérience de l’autre
Les idées d’Orou s’enchaînent clairement. Il répond La réflexion des élèves pourra tourner autour de
sans hésiter à chaque question et ses réponses ont deux idées centrales :
la force de l’évidence. Il emploie des connecteurs - le voyage d’un personnage dans d’autres pays, qui
logiques (« aussi », l. 12 ; « ainsi », l. 26) et ses pro- permet de découvrir d’autres sociétés et de compa-
pos apparaissent tout à fait sensés (il finit sur le rer, jusqu’à décrire une utopie, favorisant l’éloge de
« respect », l. 30) même si les pratiques tahitiennes ces autres sociétés ;
sont éloignées de l’univers du lecteur. - Le voyage d’un étranger vers le pays de l’auteur,
3. Les réactions de l’aumônier qui permet de porter un regard prétendument naïf
L’aumônier parle peu. Il manifeste son intérêt pour et objectif sur la société, favorisant l’argumenta-
la société tahitienne par des questions. Les réponses tion critique.
d’Orou suscitent une objection (« Mais des enfants Les autres textes du chapitre pourront servir
sont longtemps à charge avant que de rendre ser- d’exemples.
vice », l. 23) et une exclamation qui montre la sur-
prise du personnage (« Une sixième partie ! », l. 28). Pour aller plus loin
On peut considérer que ces réactions, qui oscillent On peut envisager de mettre en relation ce texte avec
entre curiosité et surprise, marquent l’écart entre les des récits de voyage (Jean de Léry) ou des évoca-
pratiques tahitiennes et françaises. tions d’autres peuples (Montaigne) qui confrontent
les Européens à d’autres cultures.
4. Le statut de l’enfant
Orou emploie les termes « bien précieux » (l. 12)
Histoire des Arts
pour désigner l’enfant et justifie cette idée en souli-
gnant l’importance future de l’enfant dans la société L’intention moralisatrice dans
(« ce sont des bras et des mains de plus dans Otaïti », les tableaux de Greuze p. 396
l. 16). L’utilité future de l’enfant pour la famille et le
collectif justifie une « joie domestique et publique » Pour commencer
à sa naissance. Les enfants font même partie de la Évoquer avec les élèves la parabole du Fils prodigue.
dot de la mariée (l. 19). L’importance pour l’avenir
est telle que les enfants sont partagés équitablement Questions
selon leur sexe en cas de séparation des parents et 1. La situation
surtout qu’une partie de tous les fruits du pays leur Le fils (à droite) qui revient à la maison après une
est réservée, même s’ils « sont longtemps à charge longue absence, comme semble l’indiquer le sac sur
avant que de rendre service » (l. 23). son dos, ne peut que constater le décès de son père,
étendu sur le lit à gauche.
Contexte et perspectives 2. L’attitude des personnages
5. Les représentations de la famille Le fils semble désespéré et se repentir de son
Les représentations de la famille tahitienne selon absence. Sa mère le prend à témoin du décès du

242 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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père. Les enfants, quant à eux, laissent éclater leur haine est punie de même que l’ingratitude. L’incom-
chagrin : certains lèvent les mains, l’une regarde préhension plonge tous les membres de la famille
vers le ciel, alors qu’un tout jeune enfant cherche dans le désespoir.
du réconfort auprès d’elle, un autre dissimule son
visage dans ses mains. Tous semblent particulière- Pour aller plus loin
ment affectés. L’intention moralisatrice dans les arts n’est pas
3. Le registre pathétique propre au xviiie  siècle : on peut établir un paral-
Les réactions des personnages (cris, pleurs, yeux lèle, par exemple, avec la dimension morale de la
levés au ciel…) ancrent le tableau dans le registre catharsis classique. On pourra aussi rapprocher ces
pathétique. tableaux de Greuze des drames bourgeois de son
contemporain Diderot.
4. Le chien
Le chien semble se préparer à quitter la pièce. Cet
animal est le symbole de la fidélité : il est reste
Montesquieu,
auprès de son maître et ne partira qu’après sa mort. 4 Lettres persanes p. 398
5. L’actualité du sujet
Il faudra écouter les réponses des élèves, mais on Pour commencer
peut supposer que leurs réponses s’articuleront Rappeler le goût pour l’Orient et les voyages à cette
autour de deux pôles. On peut considérer que le époque en faisant par exemple référence aux Mille
départ du foyer pour un jeune homme est devenu et une nuits, même si ce n’est pas l’influence prin-
quelque chose de normal à partir du moment où les cipale des Lettres persanes.
familles ne vivent plus toute leur vie sous le même
toit et où chacun fait sa vie de son côté. Mais le sujet Observation et analyse
reste actuel dans la mesure où les conflits familiaux
sont parfois la cause d’une séparation entre des gens 1. Le regard de la société parisienne
qui s’aiment et qui découvrent trop tard de cet amour. La société parisienne semble ici d’une grande « curio-
sité » (l. 1). Le champ lexical de la vue est omnipré-
sent : « voir » (l. 3), « voyais » (l. 4), « spectacles »,
Comparez « lorgnettes » (l. 7), « vu » (l. 8 et 14), « admirable »
6. Les changements du fils (l. 10 et 27), « vis » (l. 30), « regardé » (l. 38). Il est
Le fils paraît vieilli dans le deuxième tableau. Jeune, souligné par de multiples hyperboles : « tous vou-
droit et sûr de lui au moment de partir dans Le Fils laient me voir » (l. 3), « cent lorgnettes » (l. 7), « n’a
ingrat, lorsqu’il tient tête à son père, il revient courbé tant été vu » (l. 8), « je trouvais mes portraits par-
et fatigué dans Le Fils puni. tout » (l. 11)… Cette curiosité est donc excessive et
témoigne de l’importance extrême que les Parisiens
7. La composition des deux tableaux
accordent à l’apparence.
La disposition des personnages est la même : à
gauche le père, à droite le fils. Entre ces deux per- 2. Le regard de Rica sur lui-même
sonnages, la figure féminine de la mère et les enfants Rica porte un regard à la fois lucide et amusé sur la
font le lien. Mais les personnages se sont retournés. situation et sur lui-même. Il insiste, avec humour,
Dans Le Fils ingrat, ils sont tous tournés vers le fils sur le fait que la réaction des Parisiens lui semble
et donc vers la porte à droite, puisqu’il s’apprête à anormale et disproportionnée : « quoique j’aie très
partir. Le père, en colère, le maudit, ses bras sont bonne opinion de moi, je ne me serais jamais ima-
tournés vers lui. La mère s’est placée entre la porte giné que je dusse troubler le repos d’une ville où je
et son fils. Dans Le Fils puni, en revanche, les per- n’étais point connu » (l. 19).
sonnages sont tournés vers la gauche, vers le lit du
3. Un renversement
père. La mère est à nouveau auprès du fils. Le mou-
vement s’est donc inversé. Le deuxième paragraphe repose sur un renverse-
ment. Le personnage, après avoir été l’objet de
8. Une morale ? toutes les attentions, est réduit au néant et tombe
Les titres Le Fils ingrat et Le Fils puni indiquent la dans l’indifférence après avoir changé de costume.
volonté moralisatrice des deux tableaux qui forment Les effets d’écho sont nombreux : « Lorsque j’arri-
un diptyque intitulé La Malédiction paternelle. La vai, je fus regardé » (l. 2)/« Je demeurais quelque-

15. Fiction et argumentation 243

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fois une heure sans qu’on m’eût regardé » (l. 36). placer du côté du personnage confronté à un « Autre »
Rica feint d’en vouloir à son tailleur (l. 32) en évo- (l. 10) menaçant. On s’attend donc, puisqu’on est à
quant un « néant affreux » (l. 36), mais il considère l’échelle du « Cosmos » (l. 1), à voir arriver un hor-
finalement que son nouvel anonymat est davantage rible extraterrestre menaçant l’homme que nous sui-
conforme à l’ordre normal des choses. vons. La chute, constituée par la seule dernière phrase,
crée donc un effet de surprise : l’Autre a « deux bras
4. Les procédés comiques seulement et deux jambes » (l. 15), c’est manifeste-
L’empressement des Parisiens autour du person- ment un homme, qui se voit qualifié de « répugnant »
nage a un effet comique. Les hyperboles – signa- (l. 15) notamment parce qu’il n’a pas « d’écailles ».
lées dans la réponse à la première question – ren- Le lecteur se trouve donc placé dans une position
forcent le comique de leur réaction. Ce sont les inconfortable, confronté à sa propre image.
Parisiens eux-mêmes qui finissent par constituer
un spectacle qu’il est plaisant d’imaginer : l’accu- Vers le BAC : le commentaire
mulation « vieillards, hommes, femmes, enfants » (l. 8. « L’extravagance » comique des Parisiens
3), « l’arc-en-ciel nuancé de mille couleurs » (l. 6), Les élèves devront insister sur les hyperboles qui
les « cent lorgnettes dressées contre [sa] figure » (l. transforment les Parisiens en un véritable essaim
7), le « bourdonnement » (l. 41) final. Le renverse- qui entoure le Persan. Eux-mêmes deviennent un
ment de situation renforce le comique de même que spectacle. Il faudra aussi évoquer leurs réflexions
l’opposition entre l’inexpérience des Parisiens (« qui qui contrastent avec leur inexpérience et avec le ren-
n’étaient presque jamais sortis de leur chambre, l. 9) versement de situation du milieu du texte.
et leurs réflexions (« il faut avouer qu’il a l’air bien
persan », l. 10 ; « Comment peut-on être Persan ? »,
l. 42). Enfin la réaction du personnage, par son iro- Pour aller plus loin
nie (« j’eus sujet de me plaindre de mon tailleur », Approfondir l’analyse d’un roman épistolaire pour
l. 31) est également plaisante. prolonger la réponse à la question 6.

5. Fiction épistolaire et argumentation


Voltaire,
L’idée principale est ici celle du regard prétendu-
ment naïf du personnage. Celui-ci, arrivant dans
5 Micromégas p. 400
une société qu’il ne connaît pas, en fait une des-
Pour commencer
cription qui se veut objective. Le déplacement du
Demander aux élèves de rechercher l’étymologie
point de vue doit permettre au lecteur de prendre
du nom Micromégas et les faire réfléchir sur le
conscience des défauts de sa propre société. C’est
choix de ce titre.
une sorte de révélateur.
Observation et analyse
Contexte et perspectives
1. Les exagérations
6. D’autres romans épistolaires Le texte est marqué par l’exagération, ne serait-ce que
Un certain nombre de romans épistolaires rencon- par la taille du personnage principal et par l’échelle
trent le succès au xviiie siècle : La Nouvelle Héloïse, temporelle qui lui est propre (« il n’avait pas encore
Les Liaisons dangereuses, La Religieuse… Toutes deux cent cinquante ans », l. 6 ; « vers les quatre cent
ces œuvres abordent la société de leur temps et en cinquante ans, au sortir de l’enfance », l. 12). L’hy-
donnent une image qui peut conduire à la critique, perbole est renforcée par le superlatif (« un des plus
même si l’intention de l’auteur n’est pas toujours cultivés que nous ayons », l.  5) et la répétition du
nettement définie (on pense aux Liaisons dange- mot « beaucoup » (l. 6 et 13), par exemple. Elles font
reuses). Selon les réponses des élèves, on pourra de Micromégas un personnage exceptionnel par ses
explorer davantage telle ou telle œuvre. caractéristiques physiques, son savoir et sa curiosité
scientifique – c’est un parfait héros de conte.
7. Fredric Brown et le déplacement du point
de vue 2. Les références au xviiie siècle
Le choix du pronom « il » maintient l’ambiguïté sur Voltaire place un collège de jésuites sur Sirius et fait
l’identité du personnage dont nous partageons les référence à Pascal, penseur du xviie siècle. Dans les
pensées. Sa situation (« il avait faim et il était gelé », deux cas, la référence est faite avec humour. Le rap-
l. 3) incite à la compassion et conduit le lecteur à se prochement soudain entre le géant qui est décrit et

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le monde du lecteur peut faire sourire ce dernier. Vers l’œuvre complète
Il convoque également les beaux-arts pour mesu-
rer le géant (l. 2). Voltaire,
Micromégas p. 401
3. L’éducation et la science
Voltaire évoque l’éducation et la science en com- Les personnages
parant les savoirs de son personnage et de Pascal.
1. Micromégas
Il en profite pour railler le témoignage de la sœur
Son nom en fait l’incarnation même du principe
de ce dernier (« à ce que dit sa sœur », l. 10), avant
de la relativité. Tout géant qu’il est, il dit d’ailleurs
de rabaisser directement Pascal : « géomètre assez
qu’il a déjà vu bien plus grand que lui. Il est intelli-
médiocre » et « fort mauvais métaphysicien » (l. 11).
gent, curieux, observateur, tolérant et pédagogue. Il
Il aborde ensuite l’expérimentation scientifique en
est en quelque sorte le porte-parole de Voltaire, ici.
jouant de façon comique des proportions : « petits
insectes qui n’ont pas cent pieds de diamètre » (l. 13). 2. Les liens entre Voltaire et son personnage
4. La satire Comme son personnage, Voltaire a fréquenté un col-
Le muphti et les jurisconsultes sont des personnages lège de jésuites. Comme lui, il doit faire face à la
ridicules. Le premier est « fort ignorant » (l. 17) mais censure pour ses Lettres philosophiques ou pour Le
trouve beaucoup de choses à critiquer dans l’œuvre Mondain et il rencontre quelques problèmes avec
de Micromégas. Ou plutôt il ressasse une obsession : les autorités religieuses. Enfin, comme lui, il est
« hérétiques » (l. 19), « hérésie » (l. 20)… Les seconds banni de la cour à plusieurs reprises et voyage (en
se ridiculisent en condamnant un livre qu’ils n’ont Europe dans son cas).
pas lu (l. 29). Voltaire dénonce une fois de plus l’in- 3. L’habitant de Saturne
tolérance des autorités religieuses qui ont la main Au chapitre II, Micromégas converse avec le secré-
mise sur la justice et le pouvoir. taire de l’Académie de Saturne, un « nain » pourtant
infiniment plus grand que les hommes, qui le sui-
Contexte et perspectives vra ensuite. Ce dernier donne la réplique à Micro-
5. Gargantua mégas et le fait réagir en accumulant les jugements
Gargantua est un autre géant célèbre de la littéra- hâtifs. Il va progresser au contact du héros qui exer-
ture, ce qui lui fait un point commun évident avec cera sur lui sa pédagogie.
Micromégas. Curieux de tout (et parfois diffici- Un conte philosophique
lement maîtrisable), il devient un véritable érudit 4. Les éléments du conte philosophique
grâce à l’enseignement de son précepteur Pono- Le personnage principal (un géant pétri de quali-
crate, ce qui rejoint l’esprit cultivé de Micromé- tés) et le cadre spatio-temporel choisis pour le récit
gas. Mais Gargantua est bien plus imprévisible, et ancrent l’œuvre dans le genre du conte. Le début en
l’œuvre est souvent burlesque… est d’ailleurs traditionnel : « Dans une de ces pla-
nètes qui tournent autour de l’étoile nommée Sirius,
Vers le BAC : l’entretien à l’oral il y avait un jeune homme de beaucoup d’esprit ».
6. Les procédés de la critique L’enchaînement des événements s’appuie ensuite
La critique passe ici par un changement de point de sur une série de hasards heureux. Mais l’œuvre est
vue : le lecteur est amené à observer un autre monde loin d’être une simple fantaisie.
pour réfléchir sur sa propre société. Ce procédé est 5. La science
par exemple utilisé par Cyrano de Bergerac dans Les La science est présentée ici à la fois comme un
États et Empires de la Lune (p. 391), Fénelon dans moyen de s’enrichir et un but. Micromégas veut
Les Aventures de Télémaque (p. 392), Diderot dans développer ses connaissances scientifiques et il croise
Le Supplément au voyage de Bougainville (p. 394), des Terriens sûrs de leurs connaissances. Mais la
Voltaire dans l’Aventure indienne (p. 402)… science doit rester modeste. C’est sans doute ainsi
que l’on peut comprendre le livre tout blanc donné
Pour aller plus loin aux hommes par Micromégas : tout est relatif, on
Il peut être intéressant de rapprocher différents inci- ne peut rien savoir avec certitude et il faut en avoir
pits de contes philosophiques de Voltaire pour com- conscience. Le livre reste à écrire…
parer les portraits des héros.

15. Fiction et argumentation 245

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Registres 3. La condamnation des personnages
6. Le registre satirique Au cours de son voyage, Pythagore croise deux
La satire vise l’Église et l’attitude des Terriens. Indiens condamnés à mort, l’un pour ses propos
L’Église est mise en cause dans l’extrait étudié à sur deux divinités hindous, l’autre pour avoir pré-
la page précédente. Quant aux Terriens, Voltaire se tendu qu’on pouvait mourir vertueux sans tenir la
moque de leur anthropocentrisme. C’est sans doute queue d’une vache, notamment pour des raisons pra-
la métaphysique qui est la plus nettement raillée. tiques (l. 50-55). Cette dernière habitude semblera
Plusieurs noms sont cités : Malebranche, Leibnitz, tout à fait incongrue au lecteur européen. Le motif
Descartes, Locke. de la condamnation paraît donc comique et le lec-
teur ne peut que constater l’intolérance de la société
7. Les autres registres indienne. Mais c’est le reflet de l’intolérance de sa
La critique passe par le comique, par exemple au propre société qu’il condamne.
début du chapitre III, lorsque la maîtresse du Satur-
nien intervient et fait pleurer les personnages avant 4. Un renversement
d’aller « se consoler avec un petit maître du pays ». Après avoir sauvé les deux Indiens, Pythagore meurt
On peut aussi noter, comme souvent chez les auteurs dans l’incendie (criminel) de sa maison. On peut dire
des Lumières, l’usage de l’ironie : « fit condamner qu’il n’est pas récompensé de ses efforts : « il fut
le livre par des jurisconsultes qui ne l’avaient pas brûlé, lui qui avait tiré deux Indous des flammes »
lu », dès l’incipit, ou « ce ne sont peut-être pas non (l. 62). La dernière phrase (« Sauve qui peut ! ») est
plus des gens de bon sens qui l’habitent », à propos ambiguë. Faut-il y voir une marque de pessimisme
de la Terre (chapitre IV). avec l’idée que, certes, l’on n’est pas maître de son
destin, mais que – bien pire – la Providence pour-
Perspective rait ne pas exister ? Pourtant la raison a obtenu la
8. Un monde imaginaire grâce des deux condamnés : il y a une lueur d’espoir.
Il faudra ici s’adapter aux réponses des élèves, mais
il est probable qu’ils renverront à d’autres textes du
manuel (par exemple à Cyrano de Bergerac, p. 391).
Contexte et perspectives
5. Les cibles des auteurs des Lumières
Les auteurs des Lumières visent à favoriser l’exer-
Voltaire,
6 Aventure indienne p. 402
cice de la raison critique face aux ténèbres de l’igno-
rance et du despotisme. Ils refusent toute vérité
Pour commencer imposée par les autorités religieuse et politique.
Nous retrouvons ici ces cibles traditionnelles, car
Les armes de Voltaire : l’ironie, l’apologue, le voyage.
des « juges » (l. 40 et 46) dont un « sage » (l. 47) –
le terme est teinté d’ironie – condamnent des inno-
Observation et analyse cents sous la pression des « bonnes femmes de la
1. Le genre du conte ville » (l. 55), des « dévotes » (l. 60), qui étalent leur
Voltaire propose ici un récit ancré dans un espace- intolérance religieuse. C’est d’ailleurs finalement
temps éloigné. Le nom de Pythagore nous renvoie à un « intolérant » (la tolérance étant une des valeurs
l’Antiquité et le choix de l’Inde nous plonge dans un des Lumières (cf. Traité sur la tolérance du même
certain exotisme. Le récit, au passé simple, croise très Voltaire) qui tue Pythagore.
vite le merveilleux avec l’évocation de l’herbe puis
6. Le chapitre VI de Candide
de l’huître. On peut également relever des références
à la mythologie, avec notamment Bacchus (l. 43). Dans les deux cas, des personnages sont condamnés
pour des motifs futiles. Dans Candide, un homme
2. La gradation a épousé sa commère, deux autres ont ôté le lard
Pythagore s’intéresse d’abord aux malheurs de du poulet, Pangloss a parlé et Candide a écouté.
l’herbe, puis de l’huître et d’une sorte de chaîne À chaque fois, le motif est en fait religieux, mais
alimentaire qui va des araignées aux hirondelles. Voltaire s’applique justement à montrer l’arbitraire
Il en vient ensuite à l’homme, espérant qu’il soit et l’absence d’importance du motif. Dans les deux
plus philosophe, mais il n’en est rien. L’homme se œuvres, l’intolérance est montrée et condamnée. Elle
trouve donc placé au sommet d’une pyramide d’in- s’exerce à chaque fois sur d’insignifiants détails.
humanité… Comme dans Candide, l’exécution est mise en scène :

246 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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au « bel autodafé » en musique et avec des costumes (l. 6) est en fait un lieu de torture et d’exécution (« la
répond l’accoutrement des juges avec leur bonnet balle longtemps attendue lui entrait dans la nuque »,
d’âne (l. 41). l. 10) et ce n’est plus la parole du personnage que
l’on entend à la fin mais le message officiel de Big
Vers le BAC : l'écriture d’invention Brother qui vide les cerveaux.

7. Écrire un conte 3. « Big Brother »


Il faudra que l’élève soit d’abord attentif au genre : Le regard de Big Brother est particulièrement pesant
on s’attend à retrouver les caractéristiques du conte. sur l’image. Les yeux fixent le spectateur qui se sent
Les situations évoquées devront ensuite être trans- autant surveillé que les personnages du film. L’écran
posables à notre époque et le lien avec le « Sauve a une grande importance dans l’œuvre : il diffuse la
qui peut ! » final devra être clair. « bonne parole ». On le retrouve dans le dénouement
du livre (« la voix du télécran », l. 1). Winston est
Pour aller plus loin constamment surveillé et entouré (« les garçons »,
Il existe plusieurs récits courts de Voltaire qui peu- l. 2 ; « l’un d’eux », l. 3 ; « un garde armé », l. 9) et se
vent assez facilement être étudiés en classe de voit en train de « confesser » et « d’accuser » (l. 8). Il
seconde. À chercher par exemple dans le volume cède définitivement face à la force supérieure qu’est
Romans et contes de Voltaire en GF. Big Brother. L’idée de surveillance et de manipula-
tion est également présente dans l’extrait du Meilleur
Prolongements des mondes où le Directeur de l’Incubation et du
Développement explique pourquoi il conditionne le
peuple à détester la nature (inutile car « gratuite »)
Huxley, Orwell p. 406
tout en créant des besoins payants qui nécessitent
d’aller dans la nature et donc de « consommer du
Observation et analyse transport » (l. 22).
1. Le bonheur des personnages ?
Les deux textes peuvent sembler ambigus. En effet, Vers le BAC : la question de corpus
l’étudiant qui pose une question dans Le Meilleur
des mondes « compr[end] fort bien pourquoi l’on 4. Les rapports entre la contre-utopie et la
ne p[eut] pas tolérer que les gens de caste infé- société totalitaire
rieure gaspill[ent] le temps de la communauté avec Les contre-utopies présentées ici ne sont que des
des livres » (l. 1) et finit « éperdu d’admiration » images des sociétés totalitaires qu’a pu connaître le
devant l’explication du Directeur de l’Incubation et xxe siècle. Leurs auteurs démontent les mécanismes
du Développement. Le titre lui-même, Le Meilleur d’un état totalitaire en insistant sur le discours de
des mondes, laisse supposer une utopie. Le person- ces états qui prétendent toujours agir pour le bien
nage de 1984, Winston, est quant à lui plongé dans du peuple. L’idée récurrente est celle de la mani-
un « rêve heureux » (l. 4), et se voit au « ministère pulation et du contrôle des foules. Chacune à leur
de l’Amour » (l. 6). On peut donc supposer pendant façon, ces œuvres appellent à la vigilance.
un temps que les personnages vivent dans un monde
heureux avant de s’apercevoir qu’il n’en est rien.
2. Le symbole du Parti dans 1984
Le symbole du Parti, que l’on distingue à gauche et
à droite de l’image, est composé de deux mains qui
se tiennent, l’une blanche, l’autre noire. On pour-
rait supposer qu’il s’agit d’un symbole d’unité et
de fraternité. Mais le visage de Big Brother, qui se
veut à la fois rassurant et sévère, inquiète surtout et
fait penser à des périodes sombres de l’Histoire. On
comprend alors que le lien n’est pas ici la fraternité :
la main est tenue pour la contrôler et la dominer,
elle est prisonnière. On retrouve ce double niveau
de lecture dans le texte. Le « ministère de l’Amour »

15. Fiction et argumentation 247

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16 Nature et Culture
3. Les Hurons face au commerce
Sagard, Le Grand Voyage
1 au pays des Hurons p. 409
Dans le deuxième paragraphe, c’est d’une négo-
ciation – du commerce des peaux – qu’il s’agit.
Pour commencer Sagard oppose au détachement matériel des Hurons
Gabriel Sagard, missionnaire récollet (ordre mineur les habitudes de marchandage des colons. Il prend
franciscain), n’a séjourné que neuf mois en Nouvelle- le parti des Indiens, qui s’avèrent d’une honnêteté
France entre 1623 et 1624, mais le regard qu’il porte et d’une probité contrastant avec les atermoiements
sur les populations autochtones, et la minutie de ses de leurs partenaires commerciaux. L’enjeu est de
observations font de son Grand Voyage un véritable taille, puisque les colonies ont vocation à être source
document ethnographique. Son regard empathique de revenus pour la puissance colonisatrice. Sagard
sur les Hurons, première nation amérindienne de ces montre que les fondements d’un commerce équili-
territoires, témoigne d’une ouverture d’esprit peu bré sont ici présents, et que l’honnêteté des Hurons
commune dans les récits de l’époque. Il publiera en pourrait sans doute inspirer les marchands français.
1636, année de sa mort, un ouvrage cette fois histo- 4. Un peuple proche de la nature
rique (Histoire du Canada) faisant l’apologie du tra- Les coutumes des Hurons sont évoquées comme des
vail missionnaire des récollets en Nouvelle-France. lois ancestrales, exposées au présent de vérité géné-
rale. La Nature en est donc l’origine, et garantit leur
Observation et analyse pérennité. Un certain bonheur leur est naturel (l. 3),
1. Les Hurons, des « sauvages » ? ainsi que des réactions de bon sens. Gabriel Sagard
L’auteur emploie le terme « Sauvages » (l. 1) par fait le portrait d’un peuple généreux (« ils se font des
convention : il désigne encore au xviiie siècle des présents mutuels », l. 13-14) et courtois. C’est une
hommes vivant au contact de la nature. Dès la pre- image de l’homme à l’état de nature, non corrompu
mière phrase, il dote les Hurons de qualités qui par les appétits occidentaux, qui se donne à voir ici.
font d’eux des êtres civilisés (« l’esprit et l’entende-
ment », l.1), et met à mal les représentations que les Contexte et perspectives
Français de son temps peuvent avoir d’eux (l.2-3). 5. Gabriel Sagard, ethnologue
La tonalité méliorative du texte se confirme par la
On sait que le missionnaire souhaitait à travers son
suite : « modestie » (l.6), « libéralité » (l.12), « man-
ouvrage fournir un outil aux missionnaires de son
suétude et clémence » (l.18) font des Hurons des
ordre : le pragmatisme de sa démarche fait de lui
êtres hautement civilisés et empreints de modération. un véritable ethnologue. L’observation précise est
Le terme de Sauvages, repris au début du deuxième le fondement de sa démarche : sa présence dans le
paragraphe est utilisé par Sagard de façon antiphras- texte reste discrète, et s’efface devant son caractère
tique ; tout son texte démontre qu’ils ne le sont pas.
éminemment descriptif. Il complète son ouvrage par
2. Un portrait indirect des Français un dictionnaire de la langue huronne : l’étude de la
C’est à travers la réaction des Hurons aux agis- langue est un outil incontournable de l’ethnolin-
sements des Français que leur portrait est dressé. guiste, qu’il préfigure ici.
Utilisant ici le procédé de l’observateur étranger,
Gabriel Sagard laisse s’exprimer l’étonnement des Vers le BAC : l’écriture d’invention
Indiens face à l’impatience des Français, assimilé 6. Un portrait des Français par un Huron
à une tare… féminine (« ils appellent nos Français On demandera ici aux élèves d’établir eux-mêmes la
femmes », l.7). L’esprit mesquin des marchands liste des contraintes d’écriture induites par le sujet :
paraît bien dérisoire face à la grandeur d’âme – une reprise d’éléments de portrait présents dans le
indienne, détachée de l’obsession matérialiste des texte d’origine : précipitation des Français qui s’in-
colons (« nos marchands qui barguignent une heure terrompent sans cesse, marchandage ;
pour marchander une peau de castor », l.17-18). C’est – une réflexion sur le vocabulaire des Hurons, à
donc un portrait-charge des Français que Sagard différencier de celui qu’emploie l’auteur dans le
nous livre à travers le regard des Indiens. texte d’origine ;

248 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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– Une mise en évidence de l’étonnement des Hurons probable », l. 4 ; « il paraîtrait », l. 8) et adopte ainsi
face au manque de vertu des Français. la posture modeste d’un simple observateur, qui s’at-
tirera la sympathie du lecteur. Il montre aussi que
Pour aller plus loin les habitudes des Tahitiens restent pour lui mysté-
Une confrontation de ce texte avec celui du Baron de rieuses : il s’agit ici de les décrypter sans pouvoir
La Hontan pourrait être fructueuse : celui-ci s’écarte garantir la vérité de ses interprétations. Bougain-
du travail d’observateur de Sagard pour ouvertement ville maintient avec les Tahitiens, objet de sa curio-
critiquer la France de son temps, mais les fonde- sité, toute la distance de l’explorateur occidental
ments de sa réflexion sont les mêmes. On pourra par au contact d’une peuplade exotique et encore peu
exemple mettre en évidence les similitudes qui unis- connue. Il évite de donner à des observations néces-
sent la description du mode de vie des Indiens dans sairement marquées d’ethnocentrisme l’apparence
les deux textes, et le portrait implicite de la civili- de jugements définitifs.
sation occidentale que les ceux auteurs nous propo-
sent à travers le procédé de l’observateur étranger. 3. L’absence de propriété
Elle se manifeste avant tout par un détail signifiant :
les maisons restent ouvertes « jour ou nuit » (l. 6),
Bougainville, montrant que les Tahitiens n’ont aucune crainte du
2 Voyage autour du monde p. 410 vol. Dans cette logique, « tout est à tous » (l. 9), et
chacun peut par exemple prendre un fruit « dans la
Pour commencer maison où il entre » (l. 7). La notion de propriété
C’est à travers le supplément au voyage de Bougain- ne s’applique pas aux « choses […] nécessaires à la
ville que nous abordons le plus souvent l’œuvre de vie » (l. 8). Mais les Tahitiens vont plus loin dans
l’explorateur. Celle-ci naît de son journal de bord, l’application de ce principe, comme en témoigne la
et connaît tout d’abord un accueil mitigé : il n’a polygamie : l’exclusivité amoureuse n’existe pas, du
pas découvert Tahiti puisque Wallis l’a précédé, et moins dans les classes dominantes, même si une
Commerson, le naturaliste qui l’accompagne, meurt épouse ne peut se livrer à un autre qu’avec « l’aveu
avant d’avoir pu exploiter ses nombreuses observa- de l’époux » (l. 24).
tions scientifiques. C’est donc un plaidoyer pro domo
que Bougainville écrit ici. Il devra sa fortune à un 4. Le travail dans la société tahitienne
homme, Aotourou, le Tahitien qu’il ramène avec lui : Le travail n’est pas absent de la société tahitienne. Il
celui-ci dote l’homme « à l’état de nature » d’une est principalement le fait des hommes, les femmes
existence réelle, et provoque une vague de curiosité étant selon Bougainville livrées à une « douce oisi-
considérable à l’époque, comme en témoigne l’ou- veté » (l. 19) : les hommes s’investissent à la fois
vrage que lui consacre Diderot. dans l’éducation des enfants, la pêche, pour laquelle
ils manifestent une habileté dont s’étonne l’explo-
Observation et analyse rateur, ou encore la construction des maisons dont
1. Une île paradisiaque Bougainville admire les charpentes. Mais le tra-
Les champs lexicaux du plaisir et de la douceur vail est loin de dominer une existence dédiée à la
sont ici omniprésents. C’est l’image d’un véritable recherche des plaisirs, qui donne aux Tahitiens une
paradis terrestre que Bougainville s’emploie à créer légèreté « fille du repos et de la joie » (l.36-37). Le
ici. « Doux et bienfaisant » (l. 1), le peuple tahitien travail intellectuel n’existe pas, car ils restent inca-
est de « bonne foi » (l. 5). Il vit dans une recherche pables de supporter les « fatigues de l’esprit » (l. 42)
constante du plaisir, sa « seule passion » (l. 15), qui 5. Un portrait des Occidentaux
explique selon l’explorateur la polygamie. Il en Le portrait des Occidentaux reste implicite dans
résulte une « douce oisiveté » (l. 19) des femmes, ce texte : Bougainville utilise ici l’effet miroir, et
qui ne sont là que pour « le soin de plaire » (l. 20). s’étonne chez les Tahitiens de l’absence des maux
Bougainville reprend ce leitmotiv, en faisant du plai- qui frappent la société occidentale. Ainsi, « aucune
sir une habitude de vie donnant aux Tahitiens une guerre civile, aucune haine particulière » (l. 2-3) ne
« légèreté » (l. 37) qui fait d’eux les enfants d’une les divisent, à l’inverse d’une Europe marquée par
nature paradisiaque. les rivalités et les dissensions internes. L’insistance
2. Un observateur prudent de Bougainville sur l’absence de propriété fait bien
Bougainville évite ici les affirmations trop tranchées. apparaître l’obsession matérialiste qui sévit déjà à
Il modalise son propos (« nous a paru » l. 1 ; « il est son époque. Bougainville se fait même défenseur

16. Nature et Culture 249

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de la cause féminine, lorsqu’il constate une répar- seau, qui publie en 1755 le Discours sur l’origine
tition des tâches (« les enfants partagent également et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
les soins du père et de la mère », l. 16-17) très éloi- Bougainville se situe dans cette lignée, et le por-
gnée des mœurs européennes de l’époque. La société trait très mélioratif qu’il fait ici de la société tahi-
marchande à laquelle Bougainville et ses hommes tienne devient une apologie de l’homme à l’état de
sont habitués est implicitement mise en cause par nature. Il fait avant tout la liste des maux auxquels
la légèreté et la recherche des plaisirs qui dominent les Tahitiens ne sont pas soumis : « guerre civile »,
l’existence des Tahitiens. « haine particulière » (l. 1-2), inégalités hommes-
femmes restent inconnues à Tahiti. Les Tahitiens
Contexte et perspectives leur substituent l’absence de propriété, puisque « tout
est à tous » (l. 9) et une liberté de mœurs inconnue
6. Tahiti et le jardin d’Eden en Europe (« le grand nombre d’amants passagers »
Certains points communs unissent en apparence l. 30). C’est une civilisation de l’amour et des plai-
Tahiti et le jardin d’Eden. Lorsque Bougainville sirs que Bougainville décrit ici avec étonnement et
mentionne les arbres dont les fruits sont librement envie. Il contribue ainsi à ancrer l’idée d’un homme
cueillis par les Tahitiens (l. 6-7), on peut y voir une à l’état de nature insouciant et heureux, qu’incarnera
référence à l’abondance naturelle du jardin d’Eden, Aotourou, le Tahitien qu’il ramènera avec lui à Paris,
qui subvenait sans mal aux besoins d’Adam et Eve. et qui deviendra en Europe une véritable célébrité.
Mais le jardin biblique contenait aussi un arbre, Diderot l’immortalisera en le faisant dialoguer avec
celui de la connaissance, chargé de pommes, qui l’aumônier de la Boudeuse, navire de Bougainville.
conduira le couple mythique à sa perte, et l’homme à
la Chute. Il est absent de Tahiti, terre où la connais-
Pour aller plus loin
sance et les travaux de l’esprit sont d’insupportables
C’est vers le Supplément au voyage de Bougain-
fatigues. Les Tahitiens seraient ainsi protégés de la
ville qu’il sera intéressant de se tourner. Il prolonge
misère qui frappa Adam et Eve : leur paradis pour-
la vision de Bougainville ( p. 394) tout en mon-
rait demeurer intact.
trant quelles menaces l’Occident fait peser sur la
7. Gauguin et le mythe de Tahiti culture tahitienne, dans le discours du vieux tahi-
C’est pour fuir l’Occident et ses maux que Gau- tien par exemple.
guin s’installe en 1891 à Tahiti. Il y trouve pour un
temps le paradis espéré : c’est dans sa représenta-
Saint-Lambert,
tion des femmes tahitiennes et de la nature que la 3 « L’Abenaki » p. 412
proximité avec le texte de Bougainville se fait évi-
dente. On pensera par exemple à ces deux œuvres : Pour commencer
– Deux Tahitiennes (1899) : partiellement dénudées, Dans cet apologue, le militaire français que fut Saint-
deux femmes portent un panier de fleurs dont elles Lambert prend le parti des Indiens face au coloni-
semblent avec modestie faire l’offrande. On retrouve sateur anglais. Rien de bien étonnant, donc. Mais
ici les descriptions faites par Bougainville d’une au-delà de cette vision partisane, c’est de l’ethno-
culture du don, dans laquelle la nudité reste naturelle. centrisme qu’il fait sa cible véritable, en plaçant au
– Fatata te miti (1892) : ce titre signifie « près de cœur de son récit la haute figure d’un noble sauvage.
la mer » en polynésien. Il représente deux femmes Ce court conte prend place au sein de son ouvrage
se baignant dans un décor paradisiaque. Un troi- le plus connu, Les Saisons, cycle poétique consi-
sième personnage, un homme, pêche au harpon. On déré par Voltaire comme un ouvrage de génie. Les
retrouve ici « la douce oisiveté » (l. 19) évoquée par Abenakis s’intègrent sans mal à cet éloge appuyé
Bougainville, « l’abondance du pays et la beauté du des beautés de la nature.
climat » (l. 45)
Observation et analyse
Vers le bac : le commentaire 1. Le schéma narratif du conte
8. Une apologie de l’homme à l’état de nature On peut l’établir comme suit :
Au xviiie siècle, la fiction d’un homme à l’état de a) Situation initiale : Un jeune officier anglais est
nature non corrompu par les vices de l’Occident poursuivi par deux guerriers indiens et s’apprête à
s’impose, notamment sous l’influence de Rous- « vendre chèrement sa vie ».

250 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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b) Elément perturbateur : Un vieillard indien s’in- le goût de la vie et des choses : il se refuse donc à
terpose et le sauve, sans que ses assaillants ne pro- condamner le père du jeune soldat au deuil, et lui
testent. renvoie son fils.
c) Péripéties : le vieil Indien prend le jeune Anglais
sous sa protection et l’initie à la langue, aux arts et 5. Un portrait implicite du vieil Indien
coutumes abénakis. Il le mène ensuite à proximité C’est un portrait plein d’humanité que Saint-Lam-
d’un camp anglais : l’officier jure de ne plus jamais bert dresse de son personnage principal. Il met en
verser le sang d’un Abenaki. scène sa douleur, sans l’expliquer avant le dialogue
d) Elément de résolution : Le vieillard se livre au final : « il laissait tomber des larmes » (l. 19). L’In-
jeune officier : il ne prend plus plaisir à vivre car dien traite son prisonnier comme un fils de substi-
son fils a été tué par les Anglais. tution, et conçoit son initiation à la culture indienne
f) Situation finale : le jeune officier anglais libère son comme un cours d’humanité dont la réussite éclate
prisonnier pour que le père de celui-ci ne connaisse lorsque le jeune soldat déclare ne plus pouvoir ver-
pas la même tristesse que lui. ser le sang d’un Abenaki (l. 36). La grandeur d’âme
de l’Indien se fait jour lorsque la clef du drame qui
2. Un début de récit surprenant
le frappe nous est donnée : la perte de son fils et la
Au début de son récit, Saint-Lambert multiplie les
libération du jeune officier entrent en résonance pour
effets de surprise. Dès le premier paragraphe, les
créer une figure véritablement exemplaire.
Abenakis sont évoqués pour leur barbarie : le nar-
rateur nous laisse imaginer le funeste sort réservés
aux Anglais, le lecteur n’imagine pas qu’un survi- Contexte et perspectives
vant puisse en réchapper. Le deuxième paragraphe
semble acheminer le récit vers une fin rapide et 6. Un texte des Lumières
brutale : la mort du jeune Anglais sous les coups Les Lumières se proposent de lutter contre toutes les
de deux Indiens plus rapides que lui. Cet horizon formes d’obscurantisme pour mener les hommes sur
d’attente n’est pas satisfait : le jeune est sauvé par la voie du progrès moral et matériel. Parmi les forces
le vieillard. Nous nous attendons ensuite à voir la à combattre, les préjugés, qui privent l’homme du si
barbarie des sauvages s’exprimer à travers le traite- nécessaire sens critique, ne sont pas des moindres.
ment réservé au prisonnier ; rien de tel, à nouveau, C’est à cette lutte que s’attelle ici Saint-Lambert,
il est rassuré, traité avec humanité, et découvre fort qui renverse l’image préétablie du sauvage sangui-
content la culture abénakise. Saint-Lambert surprend naire pour faire de lui un exemple d’humanité, mal-
donc son lecteur en l’entraînant sur de fausses pistes. gré la douleur qui l’habite (ou peut-être grandi et
comme régénéré par elle). Il invite donc le lecteur à
3. Le revirement du jeune Anglais
lutter contre des représentations figées et contraires
Le jeune officier, sur le point d’être libéré, fait donc
au progrès de l’esprit humain, en l’éclairant par la
le serment de ne jamais plus verser le sang d’un
vertu de cet apologue.
Abenaki. Il dit préférer « perdre mille fois la vie »
(l. 36) plutôt que de poursuivre cette guerre. On 7. La lutte contre l’ethnocentrisme
peut voir dans cette réaction une expression de sa
Le terme d’ethnocentrisme désigne un réflexe com-
gratitude à l’égard d’ennemis qui l’ont traité avec
mun à toutes les civilisations : celui de juger l’autre
une parfaite humanité, à l’image du vieil Indien
à travers le prisme de ses propres valeurs, et de
à qui il doit la vie. Mais on peut également pen-
sa propre culture. Le risque de dérive vers l’into-
ser que la découverte de la culture abenakise l’a
lérance, la xénophobie ou le simple jugement de
amené à comprendre leur valeur et leur degré de
valeurs est permanent, et c’est contre ces très pré-
civilisation : ils ne sont plus les barbares qu’il pen-
sentes tendances que l’auteur se propose de lutter
sait combattre, sa lutte n’a donc plus aucun sens, il
ici. Ses procédés sont proches de ceux qu’emploie
lui faut l’abandonner.
Gabriel Sagard dans Le Grand Voyage au pays des
4. Dénouement et morale Hurons. Ils évoquent tous deux des sauvages ou bar-
Après avoir livré au jeune officier les raisons de sa bares dont nous comprendrons bientôt toute l’hu-
détresse, le vieil Indien évoque le père du soldat : manité et la modération. Ils s’attachent donc à faire
est-il encore vivant ? Lorsque l’officier répond par disparaître les préjugés de leurs lecteurs par la force
l’affirmative, l’Indien nous montre qu’il a compris du témoignage ethnologique (Sagard) ou de l’apo-
l’inanité de la vengeance. Elle ne lui a pas rendu logue (Saint-Lambert).

16. Nature et Culture 251

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Vers le bac : l’écriture d’invention adopte volontiers un ton prescripteur, en privilé-
giant le présent de vérité générale (v. 11-14) ; Hen-
8. Une scène théâtrale : l’arrivée du jeune Anglais
riette montre un certain talent pour les périphrases
au camp
(« des bassesses à qui vous devez la clarté », v. 20).
On veillera ici au respect des règles d’écriture sui-
vantes par les élèves : 2. Partager l’héritage d’une mère ?
– Paratexte théâtral : la scène pourra avec profit C’est la proposition que formule Henriette dans
être précédée de la liste des personnages, le tour cette réplique. Philaminte est invoquée : il s’agira
de parole sera indiqué. pour les deux sœurs d’« imiter [leur] mère » (v. 6)
– Présence de didascalies variées (lieu, ton, jeu de mais de deux « côtés » (v. 7-8) différents. À Armande
scène) et de didascalies internes. son goût pour la philosophie et les ouvrages de l’es-
– Dimension argumentative du dialogue : il devra prit ; à Henriette les plaisirs terrestres. Armande s’of-
contenir un éloge appuyé des Indiens et mettre en fusque de cette très pragmatique proposition : on ne
scène les objections possibles des compatriotes du peut selon elle prétendre imiter Philaminte que par
jeune soldat. ses « beaux côtés » (v. 12), ceux de l’esprit et de la
culture, évidemment. Il faut abandonner tout le reste.
Pour aller plus loin 3. L’ironie d’Henriette
On pourra proposer aux élèves la lecture de L’Ingénu, Henriette choisit de lutter contre les hautes certi-
texte contemporain de celui-ci (1767) qui inverse tudes de sa sœur en usant de l’ironie. Lorsque celle-
la situation dépeinte ici puisqu’un Huron se trouve ci entend dénoncer les appétits terrestres qui ont
confronté aux us et coutumes français. On verra à habité leur mère, elle lui fait remarquer avec finesse
quel résultat cette même imprégnation d’une culture qu’elle doit à ces « bassesses » du corps d’avoir vu
étrangère mène chez Voltaire : enrichissement ou le jour (v. 20). Elle-même pourrait donner naissance
dénaturation du bon sauvage ? « à quelque petit savant » (v. 22) dont il serait regret-
table de priver le monde. Lorsque Clitandre est évo-
qué, c’est à nouveau avec ironie qu’elle accueille
Molière, les réserves de sa sœur : pourquoi, en effet se sou-
4 Les Femmes savantes p. 414 cier de cet ancien soupirant puisque « la philosophie
a toutes [ses] amours » (v. 36) ? Elle met ainsi avec
Pour commencer esprit Armande face à ses contradictions.
Philaminte règne en mère autoritaire sur un foyer
où Chrysale, son époux, n’a que peu d’influence. Se 4. Le mariage, une folie ?
piquant d’être savante, elle entraîne sa fille Armande Armande accuse sa sœur d’être victime d’un « fol
sur le même chemin, alors qu’Henriette sa sœur entêtement », celui de se « faire un mari » (v. 23-24).
préfère ne pas renoncer aux « terrestres appas » du Il s’agit là d’une maladie : Henriette renoncerait
mariage. Les femmes savantes ne sont pas l’unique aux travaux de l’esprit, les seuls qui vaillent, pour
cible de Molière : si le ridicule les touche, il vient s’abandonner aux lois du corps. Elle ne peut, selon
surtout des pédants et faux savants, l’intriguant Tris- sa sœur, qu’avoir perdu la raison : ce choix témoigne
sotin en tête, dont elles croient devoir s’entourer. d’un esprit malade, « qui ne peut être guéri » (v. 23)
5. « Cet empire que la raison tient sur les sens »
Observation et analyse Toute l’ambition d’Armande est ici résumée. Elle
veut être un pur esprit, détaché autant que possible
1. De véritables femmes savantes
des appétits terrestres et de la tyrannie du corps. C’est
Henriette comme Armande, malgré leurs diver-
une hiérarchie des activités humaines qu’elle énonce
gences, se voient dotées d’une langue riche qui
dans ce dialogue : les « beaux côtés » de l’esprit doi-
témoigne d’une éducation relevée. Choisissant
vent l’emporter sur la folie de vouloir se « faire un
l’alexandrin, Molière use en outre de métaphores
mari ». Elle s’applique même aux sentiments : on
(« habitez […] les hautes régions de la philosophie »,
peut avec raison être admirée par un « adorateur »
v. 1-2) et d’un vocabulaire emprunté à la philosophie,
(v. 42) dont on refuse les avances.
à l’image de l’opposition entre l’esprit et la matière
développée par Henriette dans la première réplique. 6. Clitandre, objet d’un débat
Les deux sœurs témoignent donc d’un véritable goût Le point de vue d’Armande est en apparence assez
pour l’abstraction. Armande se veut moraliste, et simple : comment Henriette pourrait-elle se satis-

252 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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faire de l’amour d’un homme qui, jadis, soupira pour Pour aller plus loin
elle ? Henriette n’y voit de son côté aucun inconvé- On pourra compléter l’étude de cette scène par la
nient puisque sa sœur a renoncé, par amour de la lecture d’une autre scène des Femmes savantes,
philosophie, à toute prétention sur lui. Armande fait comme la tirade de Chrysale (II, 7) qui prolonge
ici preuve d’une coupable, et pour elle inavouable l’argumentation d’Henriette. On pourra aussi pro-
faiblesse : nous comprenons qu’il lui est difficile poser aux élèves la lecture de L’École des femmes
de renoncer à Clitandre, et plus encore de voir sa et les faire réfléchir au partage entre la nature et la
sœur cadette profiter de ce qu’elle a laissé échapper. culture dans l’éducation d’Agnès.
Cette jalousie inavouable – en tout cas inavouée –
la contraint à des artifices peu convaincants : renon-
cer à l’amour n’exclurait pas d’être admirée par un La Hontan, Dialogue de M. le Baron de La
ancien soupirant…
5 Hontan et d’un sauvage de l’Amérique p. 416

Pour commencer
Contexte et perspectives Ce dialogue a pour source les trois voyages effectués
7. Armande et le cartésianisme par le baron de La Hontan en 1684, 1685 et 1688
« L’empire que tient la raison sur les sens » : cette dans les actuelles provinces du Québec et de l’On-
déclaration seule suffit à faire d’Armande une héri- tario. Gentilhomme béarnais, c’est à 17 ans qu’il
tière du Descartes du Discours de la méthode (1637). s’est embarqué pour la Nouvelle-France, comme
Selon le philosophe, l’homme, substance pensante, officier de marine. Il fait véritablement œuvre d’eth-
ne peut accéder à la connaissance que par l’exer- nologue en étudiant l’organisation des Amérindiens
cice de la raison. Les sens nous tiennent en erreur, en nations. Dans son dialogue, il ne se contente pas
le corps relève d’une mécanique qui n’a aucun lien de lutter contre l’ethnocentrisme de son temps, mais
avec le fonctionnement de l’esprit. Nous retrouvons défend l’idée d’une supériorité des Amérindiens sur
ce mépris du corps dans le discours d’Armande : il les Européens dans les domaines de la morale ou
faut donc selon elle minorer son importance au pro- de la médecine. À son retour en France, il sera, à
fit de ce que sa sœur nomme les « productions d’es- partir de 1703, un auteur très lu et respecté jusqu’à
prit et de lumière ». sa mort en 1715.

Observation et analyse
Vers le bac : le commentaire
1. Les interrogations rhétoriques de La Hontan
8. L’argumentation d’Henriette
C’est avec scepticisme que l’auteur, qui se met ici
Henriette expose très vite sa thèse à sa sœur. Il s’agit,
en scène dans son œuvre, accueille l’idée de vivre
comme le montre sa première réplique, d’un par-
avec la tribu d’Adario. Il le manifeste par une série
tage : « Vous, du côté de l’âme et des nobles désirs/
de sept questions rhétoriques, auxquelles il apporte
Moi, du côté des sens et des grossiers plaisirs » (v.
lui-même une réponse définitive : « non » (l. 9). Le
7-8). L’héritage de leur mère serait donc d’un côté
lecteur doit aller dans son sens, et ainsi refuser des
incarné par Armande, qui prolongerait sa quête de
usages étrangers et donc supposés barbares : vivre
culture et de connaissance, et de l’autre par Hen-
sans poivre ni sel (l. 4), se peindre le visage (l. 4-5),
riette, qui procréerait. Les productions qu’elle évoque
ou encore ne boire que du sirop d’érable (l. 5). L’au-
– « qui sont de la matière » (v. 10) – sont en réalité
teur et son lecteur trouvent au premier abord absurde
les enfants qu’elle souhaite concevoir.
la proposition qu’émet ici Adario.
Comment va-t-elle convaincre Armande du bien-
fondé de ses projets ? Elle tente avec finesse et iro- 2. Un Adario à l’imitation du baron
nie de faire valoir l’importance du corps : sans lui, Le supposé sauvage reprend le même procédé : il mul-
et les « bassesses » (v. 20) qui l’accompagnent, point tiplie avec adresse les questions oratoires, mais en les
d’Armande ou de « petit savant qui veut venir au renversant : l’absurde n’est plus du côté des Indiens,
monde » (v. 22). Il faut donc bien reconnaître aux mais du côté des Européens. Il procède avec méthode,
« terrestres appas » (v. 4) du mariage un mérite : celui respectant l’ordre des interrogations du baron : les
d’avoir donné le jour à un grand esprit, celui d’Ar- raisonnements des Jésuites deviennent aussi abscons
mande. Henriette fait ici preuve d’un esprit qui, en que ceux des vieillards indiens (l. 18-20), le sel et les
faisant l’éloge du corps, met en échec les très stricts épices ruinent la santé (l. 26-27), les couleurs tribales
principes de sa sœur. sont bien inoffensives (l. 29-30)… C’est point par

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point qu’Adario contrecarre La Hontan : il apparaît – adopter un point de vue externe symbolisé par les
d’une réelle habileté rhétorique qui fait de lui l’égal « on dit » ici employés par La Bruyère ;
de son interlocuteur, et invalide ainsi doublement le – faire un portrait physique, vestimentaire et moral
supposé jugement du baron sur les mœurs indiennes. mettant en avant l’étrangeté des personnes décrites ;
3. Un portrait implicite des Français – décrire avec précision leurs mœurs en adoptant le
Les questions rhétoriques d’Adario jettent sur les regard distancié de l’ethnologue ;
mœurs françaises un cruel éclairage. C’est une civi- – reproduire la fausse énigme finale de La Bruyère
lisation de la parole creuse, de l’excès et du superflu, pour situer le milieu décrit.
aux goûts absurdes, qu’il fait apparaître. Aux inof-
fensives peintures des Indiens, les Français substi- Pour aller plus loin
tuent l’usage nocif de la poudre et du parfum sur les La confrontation de ce texte avec l’extrait du Dis-
cheveux et sur le corps (l. 30-33). À la fortifiante eau cours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
d’érable ils préfèrent les ravages de l’eau-de-vie et de Rousseau ( p. 418) pourrait être féconde. Elle
du vin qui les affaiblissent (l. 41-42). Quelle leçon permettra aux élèves de comprendre quels sont,
ont-ils donc à donner aux Indiens, symboles d’une selon Rousseau, les fondements de la corruption
modération dont ils sont incapables ? des sociétés occidentales déjà mise en évidence
4. Occident et dénaturation de l’homme par La Hontan.
C’est en éloignant l’homme de solides et sains ins-
tincts naturels que la société occidentale le déna-
Rousseau, Discours sur l’origine
ture. Les objections initiales de La Hontan au mode 6 et les fondements de l’inégalité p. 418
de vie des « sauvages » tiennent à la frugalité de la
vie qu’Adario lui propose : manger bouilli en usant Pour commencer
de cuillères en bois (l. 4 et 6) lui semble dégradant.
« J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le
Mais c’est à un éloge de cette simplicité naturelle
genre humain […] On n’a jamais employé tant d’es-
que se livre son interlocuteur, faisant en retour appa-
prit à vouloir nous rendre bêtes, il prend envie de
raître toute l’artificialité d’une vie occidentale tota-
marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. »
lement dénaturée, faite d’excès et de dissimulation :
On connaît la réaction de Voltaire à l’ouvrage de
les moustaches gominées des Français (l. 34-35)
Rousseau (lettre datée du 30 août 1755) et l’échange
sont animalisées par le regard moqueur d’Adario
qui s’ensuivit. Mais l’ironie voltairienne méconnaît
et deviennent à leur tour objet de ridicule.
ici la question fondamentale posée par Rousseau :
Contexte et perspectives non pas celle de l’origine, mais des fondements,
c’est-à-dire de la légitimité de l’inégalité, dont il
5. La Bruyère et La Hontan, moralistes poursuivra l’étude dans Du contrat social.
Le moraliste se propose de corriger les mœurs par
l’écriture. Il use, à l’image de La Bruyère, de l’ef-
fet miroir : en confrontant le lecteur au ridicule de Observation et analyse
ses pratiques et de ses vices, il l’invite à en prendre 1. La fiction d’un état de nature originel
conscience, puis à s’amender. Le moraliste recherche L’état de nature cher à Rousseau apparaît ici dans
donc un lecteur idéal : il sera à la fois critique et le deuxième paragraphe du texte (l. 18 à 28). Il
ouvert d’esprit, capable de se réformer sous l’in- décrit un état fictif de l’humanité vivant de peu, et
fluence de ce qu’il lit. Ici, les courtisans découvri- pratiquant des activités strictement individuelles,
ront très vite quel étrange royaume ils habitent à ne créant ainsi aucun lien de dépendance entre les
la Cour, qui n’est pas sans ressembler à une tribu hommes. (l. 25). Il fait de cette indépendance une
indienne, et les lecteurs français de La Hontan loue- cohabitation librement consentie qui garantit aux
ront le fin esprit critique du « sauvage » qui leur hommes de vivre « libres, sains, bons et heureux »
démontre l’inanité de leurs mœurs. (l. 26). Cette fiction tient lieu de point de départ
pour l’argumentation de Rousseau : elle constitue
Vers le bac : l’écriture d’invention une hypothèse de départ permettant de mettre en
6. A la manière de La Bruyère évidence les ravages de la propriété privée parmi
On sera ici sensible au bon respect des consignes les hommes. Ce n’est pas un paradis perdu, mais
suivantes : le fondement de toute sa réflexion.

254 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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2. Une évolution malheureuse Contexte et perspectives
La structure logique et temporelle du texte de Rous- 6. Rousseau, Sagard, Saint-Lambert et La
seau est complexe. Il part d’un événement fictif et
Hontan
fondateur, la proclamation du premier « ceci est à
On reconnaît dans la description de l’humanité à
moi » (l. 1), début, selon lui, de la société civile (l.
l’état de nature des éléments empruntés aux tribus
2-3). Puis il imagine un instant que cet événement
amérindiennes. L’évocation des peintures corpo-
n’ait pas eu lieu, pour ensuite admettre qu’il était
relles rappelle la mention qu’en fait Adario dans le
sans doute inévitable. « Reprenons » (l. 14) indique
texte de La Hontan, les arcs et grossiers instruments
sa volonté de revenir en arrière pour distinguer deux
de musique font écho à la vie de la tribu abénakise
états, un avant et un après. La tournure « tant que… »
de Saint-Lambert. Mais ces ressemblances restent
(l. 18) inaugure la description de l’état de nature
superficielles : pour Rousseau, point de société tri-
déjà condamné à disparaître. « Dès l’instant que »
bale, mais un ensemble d’individus vivant dans une
(l. 28) et « dès que » (l. 29) marquent doublement la
fin de cet état, condamné par l’apparition de la pro- grande indépendance. Or, les Amérindiens décrits
priété et de liens de dépendance entre les hommes. dans les autres textes commercent chez Sagard,
combattent chez Saint-Lambert, ou sont en conser-
3. Le choix de la nature contre la culture vation réglée avec un étranger chez La Hontan : ils
Rousseau valorise la nature, et décrit la culture sous ont depuis longtemps renoncé à l’état de nature très
toutes ses formes comme une menace pesant sur frugal dépeint par Rousseau. Ce sont des peuples
l’indépendance et le bonheur des hommes. Crimes, éminemment civilisés.
guerres, meurtres, misères et horreurs lui sont très
tôt (l. 3-4) associées dans le texte, alors que l’état 7. Rousseau et les encyclopédistes
naturel se voit lié aux notions de liberté, bonheur, Rousseau est en effet en porte-à-faux avec les posi-
et indépendance. Lui seul permet de « jouir d’un tions des encyclopédistes. Voltaire, notamment, se
commerce indépendant » (l. 27-28) qui autorise les fait l’apôtre du progrès : la culture doit l’empor-
hommes à s’appliquer et se perfectionner sans l’aide ter sur un état de nature qui rapproche l’homme de
ou l’intervention d’autrui. l’animal. Le fondateur de la société civile, loin d’être
un criminel, devrait donc être fêté comme la force
4. Disparition de l’égalité et apparition de la
de progrès qu’il incarne. Rousseau s’interroge sur
propriété
le statut de l’individu dans une société du travail et
Les deux phénomènes se succèdent dans le texte :
de la propriété privée. Les encyclopédistes préfè-
« l’égalité disparut, la propriété s’introduisit » (l.
30). Rousseau lie ces deux phénomènes à la dispari- rent prendre en considération l’avancement d’une
tion de l’état de nature, dans lequel les hommes, en société tout entière. Les deux positions s’avèrent
limitant leur existence à des pratiques et techniques donc difficilement conciliables.
individuelles, vivaient dans le bonheur et l’équilibre.
« Dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours Vers le bac : le commentaire
d’un autre » (l. 28), ce n’est pas la naissance de la 8. Une argumentation vibrante et engagée
solidarité que dépeint Rousseau, mais la disparition Rousseau ne choisit pas ici la voie d’un discours
d’une égalité fondée sur l’indépendance. La pro- théorique sur l’origine et les fondements de l’iné-
priété ne fait que consacrer ce nouvel état de fait. galité : il préfère utiliser la force d’un récit fiction-
5. Le fer et le blé, la perte du genre humain nel pour faire comprendre à son lecteur d’où celle-
Le fer et le blé auraient « civilisé » l’homme : Rous- ci provient, et en quoi elle est illégitime.
seau n’emploie pas ce terme dans un sens mélioratif. Son récit initial a donc valeur d’apologue : le per-
Civiliser incarne pour lui un vivre ensemble incom- sonnage qu’il crée – l’homme qui le premier enclot
patible avec l’indépendance qu’il chérit. L’agriculture un terrain – devient une figure mythique, le « fonda-
et la métallurgie ont introduit un progrès inconnu, par teur de la société civile » (l. 3). C’est avec lyrisme
exemple, des « sauvages de l’Amérique » (l. 37-38). que Rousseau lui jette l’opprobre : crimes, guerres,
Elles ont aussi condamné l’homme au travail, qui lui- meurtres, misères et horreurs (l. 3-4) naissent de
même engendra « l’esclavage et la misère » (l. 33). ce geste initial. L’auteur interpelle son lecteur, lui
Rousseau revient ici sur sa thèse d’origine : c’est propose de remonter à un état antérieur et heu-
en rompant un équilibre parfait car stable, celui de reux. (« Reprenons donc les choses de plus haut »,
l’état de nature, que le progrès, ici incarné par le l. 14). Rousseau se fait alors précis et plus descrip-
fer et blé, a mené l’humanité à sa perte. tif. Il construit un récit d’une implacable évidence :

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le travail engendre esclavage et misère (l. 30-33), 3. Deux versions inconciliables de l’histoire
le fer et le blé civilisent l’homme et le perdent à la humaine
fois (l. 36-37). L’auteur du Discours sur l’origine et Voltaire cite l’apologue utilisé par Rousseau pour
les fondements de l’inégalité use donc de tout son décrire le fondement de la société civile par le pre-
talent rhétorique, conjuguant lyrisme et fiction pour mier propriétaire. Il en écrit une version totalement
emporter notre conviction. opposée, transformant le faux prophète ayant mené
l’humanité à sa perte en un héros du genre humain,
un bienfaiteur : cet « honnête homme » (l. 53) aurait
Voltaire, Dictionnaire
7 philosophique portatif p. 420
en succombant à la propriété donné naissance à une
saine concurrence, mère de progrès, d’abondance et
de justice sociale. À la liberté professée par Rous-
Pour commencer seau, Voltaire oppose la nécessité d’être mieux nour-
C’est une œuvre au destin tortueux que ce Diction- ris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux »
naire philosophique portatif. Conçu par Voltaire, (l. 57) : il se veut pragmatique, et professe un amour
alors au sommet de sa gloire européenne, comme un du progrès abhorré par Rousseau.
instrument de lutte contre toutes les formes d’obs-
curantisme, il est publié sous couvert d’anonymat à 4. Une question rhétorique finale
Genève, en 1764 : il y fait scandale, au point d’être Le lecteur convaincu par Voltaire ne peut selon lui
lacéré et brûlé en public. La France et la Hollande qu’acquiescer : son discours est « plus sensé et plus
lui réservent le même sort, et Rome le met à l’in- honnête que celui du fou sauvage » (l. 61-62) ima-
dex. Ici, c’est de Rousseau et son discours sur l’iné- giné par Rousseau. Il s’assure par ce procédé d’avoir
galité que Voltaire fait sa cible. notre assentiment et de nous avoir délivrés des erre-
ments rousseauistes. Il montre par là-même qu’il est
Observation et analyse convaincu de l’avoir emporté sur un adversaire dont
il fait un fou dangereux et arriéré.
1. Une réponse à Rousseau
On peut voir dans le premier paragraphe de ce texte
Contexte et perspectives
une réponse directe au texte de Rousseau (p. 419).
Cette vision des hommes des pays « les plus incultes 5. Rousseau vs Voltaire : Nature vs Culture ?
et les plus affreux » (l. 1-2) s’oppose frontalement Il faut prendre ces deux termes dans leur sens le
à l’état de nature idyllique dépeint par l’adversaire plus large. Nature ne désigne pas que le monde
de Voltaire. Rousseau en vante l’existence libre et sauvage, mais aussi un ensemble d’instincts pous-
indépendante, Voltaire l’assimile à celles des insectes sant selon Rousseau l’homme non corrompu par la
ou des animaux. Vivre en société leur est naturel : société vers le bonheur d’une existence paisible et
cela vaut également pour l’homme. Nous sommes libre. Voltaire entend par Culture l’ensemble des
bien loin des êtres ne dépendant du secours d’aucun arts et techniques mettant l’homme sur la voie du
autre homme, décrits dans le premier paragraphe du progrès et lui permettant de s’élever au-dessus des
texte précédent ( p. 418). instincts naturels. On peut entendre par ce terme à
la fois les progrès de l’agriculture et de l’industrie,
2. Un portrait charge de Rousseau et ceux des arts. Rousseau s’abandonne donc à la
Voltaire ne fait pas à son ennemi l’honneur de le fiction d’un état originel permettant de mesurer ce
nommer. Il multiplie les périphrases qui dressent de que l’homme a perdu : Voltaire, quant à lui, regarde
lui un portrait peu flatteur : il appartient à un groupe de l’avant, et témoigne d’une foi sans failles dans
de « quelques mauvais plaisants » (l. 7), c’est un le génie humain. Les deux philosophes incarnent
« énergumène » (l. 27-28) qui a « franchi les bornes donc assez bien le débat entre Nature et Culture
de la folie ordinaire » (l. 22), en un mot « un phi- au xviiie siècle.
losophe plus abruti encore » (l. 29). Voltaire se fait
plus spécifique en faisant de Rousseau l’« ennemi de 6. La relation Voltaire/Rousseau
la société » (l. 42), le ridiculise par l’antiphrase « ce Il y a à l’origine de la querelle entre les deux pen-
beau philosophe » (l. 52). Son adversaire est donc seurs une admiration déçue : celle de Rousseau
un dangereux misanthrope prétendant sous cou- pour un esprit dont il reconnaît le génie. « Ne ten-
vert de philosophie condamner l’homme à régres- tez donc pas de retomber à quatre pattes, personne
ser vers la bête. au monde n’y réussirait moins que vous : Vous nous

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redressez trop bien sûr nos deux pieds pour cesser un endroit dédié à la sensibilité : son paysage doit
de vous tenir sur les vôtres » répond-il en 1755 à susciter des émotions ; à Versailles, le jardin est une
la lettre cassante reçue un peu plus tôt. Le ton est démonstration de puissance. Une nature imitée et
encore léger, mais la violence des attaques voltai- une nature dominée sont donc ici représentées : elles
riennes aura raison de ce respect. Sans doute faut-il incarnent tout ce qui oppose les traditions anglaise
voir là une marque des natures profondément oppo- et française du jardin.
sées des deux hommes : comment le misanthrope,
2. La promenade du roi, une cérémonie
rêveur à la sensibilité extrême, eût-il pu faire front
L’allée centrale ici dépeinte par Allegrain crée pour
face au raffinement épicurien et au génie caustique
le roi un véritable théâtre : au centre de la perspec-
du mondain ?
tive, il concentre tous les regards, et progressera
vers la fontaine en respectant la parfaite symé-
Vers le bac : le commentaire trie des jardins. Le roi se trouve donc symbolique-
7. La structure argumentative du texte ment placé au cœur d’une véritable cosmogonie : il
Voltaire part ici d’un constat qu’il transforme en devient le point focal du jardin qui sert admirable-
vérité générale : tous les hommes quels qu’ils soient ment cette démonstration de puissance que devient
vivent en société, c’est donc là un incontestable état la promenade.
de fait. L’homme est donc un animal politique. Dès
lors, il est folie de vouloir le condamner à une soli- 3. Le Lorrain et Allegrain
tude devenue contre-nature : la solitude ne servirait On peut reproduire ici les remarques qui précè-
qu’à le rabaisser au rang de bête. Une fois ces véri- dent au sujet de Versailles et Stourhead, véritable
tés établies, que faire de l’homme en société ? L’em- décalque du tableau du Lorrain. Allegrain préfère
pêcher de cultiver les fruits de la terre au nom d’une une ligne claire, très géométrique, qui ne s’embar-
hypothétique liberté ? Certainement pas : c’est par rasse pas de naturel : il s’agit de montrer un jardin
les vertus d’une saine émulation que les hommes tracé de main d’homme, qui contraint le végétal à
s’entraideront et s’enrichiront. N’est-ce pas là une une rectitude qui lui est étrangère. L’organisation en
évidence plus saine que la folie régressive de Rous- plans est tout aussi nette. Elle l’est beaucoup moins
seau ? C’est sur cette question rhétorique que conclut chez Claude Gellée, qui préfère un flou très harmo-
Voltaire, certain qu’il est d’avoir emporté tout notre nieux donnant à son lieu l’apparence d’un mont de
assentiment. légende, plus proche d’un paysage irréel que d’une
représentation réelle. Le Lorrain peint à l’imitation
Pour aller plus loin d’une nature qui l’inspire ; Allegrain, quant à lui,
On renverra avec profit les élèves à la synthèse consa- montre toute l’emprise que l’homme peut exercer
crée à Nature et Culture aux xviie et xviiie siècles sur un espace au départ naturel.
( p.  425). Ils pourront ainsi découvrir l’ancrage
historique du débat, ainsi que ses prolongements Defoe,
modernes, à l’heure de la génétique. 8 Robinson Crusoé p. 424

Histoire des Arts Pour commencer


Daniel Defoe s’inspire dans son ouvrage des aven-
L’art des jardins aux xviie tures d’Alexandre Selkirk, marin écossais aban-
et xviiie siècles p. 422 donné sur l’île de Juan Fernandez au large du Chili
suite à un désaccord avec son capitaine : il y survi-
Questions vra 4 ans et 4 mois, de 1705 à 1709, avant d’être
1. Versailles et Stourhead, une comparaison recueilli par un navire. Cet épisode, transformé par
Tout oppose ces deux jardins. On remarque le foi- Defoe, donnera naissance au genre de la robinson-
sonnement des forêts de Stourhead, à l’imitation nade littéraire puis cinématographique, du Robin-
d’une nature intacte ; Versailles rejette la forêt au son suisse de Johann David Wyss aux Deux ans de
second plan et préfère la tailler pour la domesti- vacances de Jules Verne, ou aux deux Vendredi de
quer. Le temple anglais, à l’imitation du tableau Michel Tournier.
de Claude Gelée, domine une géographie vallon-
née ; aucun relief ne résiste à la main de l’homme
dans les jardins de Louis XIV. Stourhead se veut

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Observation et analyse construit le mobilier qui peuplera son campement
(« faire une table », l. 17). C’est un véritable emploi
1. Un faux journal intime
du temps – chasse, travail, sieste – que Robinson
Daniel Defoe donne à son œuvre l’apparence d’un
décrit ici dans sa dernière entrée.
véritable journal intime (le titre complet en pré-
cise « écrit par lui-même »). Il en respecte donc le 5. Un éloge de la civilisation
paratexte. Robinson organise ses entrées par mois Robinson fait ici mieux que survivre : c’est un monde
(« Octobre », « Novembre ») et par jour ou période humain qu’il recrée, à l’aide des outils et techniques
de quelques jours selon l’actualité de sa vie de nau- qu’il maîtrise. Sous la double action du « temps et
fragé. Le romancier veut créer un fort effet de réel, [de] la nécessité » (l. 27), il mobilise toutes ses res-
et plonger le lecteur dans le quotidien de son héros : sources physiques et intellectuelles pour donner à
c’est pourquoi il choisit cette forme du journal fic- son campement les apparences de la civilisation.
tif, très en vogue au xviiie siècle, qui brouille les Daniel Defoe célèbre ici le génie humain qui oppose
limites entre réalité et fiction. à la puissance de la nature toute son ingéniosité. Son
héros s’avère autonome, et ce sont tous les outils
2. Le journal : quelle utilité pour un naufragé ?
de la civilisation qui permettront sa difficile survie.
Tenir un journal relève pour le naufragé de plu-
sieurs nécessités. Il permet avant tout de garder une
conscience claire du temps, qui risque de peu à peu Vers le bac : l’entretien à l’oral
se déliter en l’absence d’une pratique d’écriture sanc- 6. « Robinsonnades »
tionnant son écoulement. Robinson mesure donc la Les élèves pourront faire intervenir les arguments
durée de son aventure en écrivant. Mais l’utilité du suivants :
journal ne se limite pas à ce seul impératif : il per- – La robinsonnade satisfait le goût du public pour
met de laisser une trace, un témoignage attestant le dépaysement et l’exotisme en situant son action
de son existence sur cette île, et qui pourrait soit dans des contrées qui lui sont inconnues. On pen-
lui survivre, soit être emporté par lui s’il venait à sera par exemple aux îles exotiques de Defoe, Gol-
être recueilli. Enfin, écrire crée la précieuse illu- ding ou Michel Tournier.
sion d’un dialogue, essentielle pour Robinson avant – En confrontant son ou ses héros à des épreuves
sa rencontre avec Vendredi : le journal devient son difficiles, elle crée une empathie qui facilite l’iden-
unique interlocuteur, et permet donc de briser une tification du lecteur avec le naufragé. Là encore,
solitude grandissante. Michel Tournier nous livre un texte touchant sur la
3. L’épisode du chevreau solitude de son personnage, qui dérègle sa percep-
Robinson fait ici preuve d’un grand pragmatisme. tion du temps et de lui-même.
N’étant pas à court de vivres – l’épave est encore – La robinsonnade flatte aussi le goût du public
accessible, il vient de tuer une chèvre (l. 5), il n’a en lui proposant un récit libératoire : les lois de la
aucun besoin de sacrifier le chevreau qui le suit. Il société ne s’appliquent plus, les personnages évo-
ne le tue que parce que celui-ci refuse de s’alimen- luent en dehors de tout cadre connu. Mais bien sou-
ter : il ne pourra donc pas l’élever et l’engraisser, il vent, cette liberté s’avère dangereuse. On pensera
devient préférable de le consommer sans attendre. par exemple à la dérive des jeunes héros de Gol-
Le naufragé témoigne ici d’un pragmatisme que sa ding vers la violence.
condition de naufragé n’a fait que renforcer.
Pour aller plus loin
4. Les priorités d’un naufragé La double page de prolongement offre un complé-
Toutes les actions du personnage sont orientées par ment intéressant au texte fondateur de Defoe : on
un fort instinct de survie doublé d’un grand sens pourra le confronter à Sa majesté des mouches de
logique. Robinson Crusoé se donne pour première Golding, ou à Vendredi ou les limbes du Pacifique
priorité de se doter d’une habitation permanente, de Michel Tournier : l’aventure y devient le lieu
rendue essentielle par le difficile climat de l’île d’une réflexion politique (Golding) ou intérieure
(« quoiqu’il plût excessivement fort », l.  3). Cette (Tournier) qui explore les virtualités ouvertes par
habitation doit être protégée : c’est un véritable fort la robinsonnade.
miniature que se constitue le naufragé, organisant
en un « rempart » (l. 13) ce qu’il peut récupérer de
l’épave. Il chasse pour subvenir à ses besoins et

258 partie IV • Genres et formes de l’argumentation aux xviie et xviiie siècles

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Prolongements autre chose : sa présence désirée est ce qui rattache
le héros à l’humanité, et sa cruelle absence déshu-
Golding, Tournier p. 426
manise celui qui fait d’« Autrui, la pièce maîtresse
de [son] univers » (l. 19).

Croiser les textes 4. Deux réécritures du Robinson de Defoe


Le texte de Golding transpose certains éléments du
1. Des personnages face à l’isolement
Robinson d’origine, mais la nature même de ses
L’isolement a sur les personnages de ces deux romans
héros – un groupe d’enfants – en modifie considé-
des effets différents. Dans le texte de William Gol-
rablement la teneur. L’auteur donne à son ouvrage
ding, il constitue tout d’abord une libération : les
une dimension politique absente de l’ouvrage de
adultes ne sont plus là pour imposer leurs volon-
Defoe : c’est une expérimentation qu’il met en place,
tés. Mais la nécessité d’une organisation demeure :
et ne subsiste du modèle original que la catastrophe
les jeunes garçons vont donc recréer une société
inaugurale et la confrontation à une nature incon-
humaine. Il faut ici distinguer Ralph et Porcinet, qui
nue. Michel Tournier peut sembler plus proche de
veulent conserver un modèle de civilisation proche
Daniel Defoe, dont il signale l’importance jusque
de celui qu’ils ont connu, du reste du groupe, qui
dans son titre. C’est à l’exil intérieur qu’il s’attache,
voit dans l’isolement une occasion de régresser
plus qu’aux circonstances matérielles de la survie de
vers la violence. Dans le texte de Michel Tournier,
Robinson, mises en avant par l’auteur anglais. Cha-
le héros assimile l’isolement à un long « processus
cun des deux textes prolonge donc l’aventure initiée
de déshumanisation » (l. 12-13) : sans regard exté-
par Defoe en lui donnant une inflexion originale.
rieur, son héros se délite et s’effondre peu à peu.
2. La montée de l’angoisse Vers le bac : la question de corpus
L’extrait de Sa Majesté des mouches met en scène
5. Deux visions de la civilisation
un crescendo qui aboutira au meurtre final. Au début
Ce sont deux visions très contrastées de la civilisa-
du texte, la parole est encore possible, garantie par la
tion que nous livrent ici William Golding et Michel
possession de la conque. Mais elle est menacée, et
Tournier à travers le sort de leurs personnages. Les
sa légitimité contestée, comme en témoigne le bruit
deux auteurs s’interrogent sur ses fondements, mais
inquiétant des pierres qui sifflent autour de Porcinet.
nous apportent des réponses en tout point différentes.
À la parole raisonnable de Ralph répond un cri qui la
L’auteur de Sa Majesté des mouches est sans doute
couvre, puis « un orage de hurlements » (l. 18-19) : le
le plus pessimiste : les valeurs de la civilisation –
déferlement de la violence n’est pas loin, l’angoisse
« discipline et salut » selon Ralph (l. 6) – ne pèsent
monte brusquement, pour aboutir au meurtre : « la
pas lourd face à la tentation de la régression et de
monstrueuse masse rouge » frappe donc Porcinet.
la violence. Jack et la tribu incarnent ce retour vers
Michel Tournier orchestre lui aussi la montée d’une
un état presque sauvage, où la loi du plus fort l’em-
irrépressible angoisse chez son personnage, en retra-
porte, et où « avec délice [les] instincts » (l. 21) peu-
çant la chronologie de son séjour sur l’île. Les pre-
vent se déchaîner. C’est donc l’échec de la civilisa-
miers jours en sont encore marqués par l’empreinte
tion que William Golding met ici en scène.
de l’équipage disparu, et la perspective de rencontrer
des tribus inconnues (l. 5). Mais à mesure que ces Michel Tournier nous livre paradoxalement un plai-
contacts humains ou rêvés s’éloignent, l’angoisse de doyer humaniste à travers son personnage soli-
la confrontation avec lui-même ne cesse de monter taire : celui-ci ne pense qu’à « Autrui », dont il fait
chez le personnage, pour l’envahir jusqu’à l’obsession. la « pièce maîtresse » (l. 19) de son monde. La civi-
lisation existe selon lui dès que le regard de l’Autre
3. Deux visions de l’Autre se pose sur nous : elle est avant tout la multiplica-
Dans leur vision de l’Autre, ces deux textes sont tota- tion des « points de vue possibles » (l. 27), indis-
lement opposés. Golding le fait apparaître comme pensable à notre humanité. C’est donc à un vibrant
une menace, que l’on pourra éliminer par la démons- éloge de la civilisation que se livre le romancier à
tration de force et la violence : ce sont ses « ins- travers son personnage.
tincts » qui poussent Roger à jeter à bas la pierre William Golding et Michel Tournier, en soumet-
qui tuera Porcinet. L’Autre est donc rejeté, objet tant leurs personnages à l’expérience de la robin-
d’une agression non raisonnée, redevenue pulsion- sonnade, nous invitent donc à réfléchir sur la fra-
nelle. Il est dans le texte de Michel Tournier tout gilité et la nécessité des valeurs de la civilisation.

16. Nature et Culture 259

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Outils d’analyse de l’argumentation
Les genres de l’argumentation Exercice 3  p. 429
p. 428 1. Si l’ouvrage de Pascal s’intitule Pensées, il s’agit
moins ici d’une forme brève de l’argumentation que
d’un essai philosophique visant à faire l’apologie
Exercice 1  p. 429 de la religion chrétienne à travers la description de
1. Le texte est un dialogue philosophique entre deux la misère de l’homme sans Dieu.
interlocuteurs : Moi et le Dr Bissei. S’il se rapproche
d’un texte théâtral dans la forme (tirets, jeu de ques- 2. et 3.  Pascal parle ici de la misère de l’homme
tions/réponses), il s’en éloigne dans le fond : l’enjeu (« sa condition faible et mortelle », l. 20) comme le
est moins dramatique que philosophique puisqu’il montre le champ lexical du malheur (« malheur »,
s’agit de débattre de la question des soins prodigués l.  6, 17, 19 ; « querelles », l.  4 ; « insupportable »,
ou non à un criminel. La forme rappelle celle des l. 12, « rien ne peut nous consoler », l. 20-21). Mal-
dialogues platoniciens. heur qui découle de l’impossibilité pour l’homme
de rester en place et de la nécessité de fuir sa condi-
2. Thèse de Moi : ce n’est pas un service à rendre à
tion mortelle (l. 20-21) par des divertissements en
la société que de guérir un malfaiteur ou un criminel.
tous genres, comme le souligne le champ lexical
Thèse du Dr Bissei : en tant que médecin et confor-
de l’agitation (« ne savoir pas demeurer en repos »,
mément au serment d’Hippocrate, il se doit de gué-
l.  7 ; « s’il savait demeurer chez soi », l.  9 ; « n’en
rir toute personne, quelles que soient ses opinions,
sortirait pas pour aller », l.  10 ; « bouger », l.  13 ;
ses actes ou ses méfaits. Son rôle est de soigner,
« divertissements », l. 14 ; « ne peut demeurer chez
non de juger.
soi », l. 15). Tous les moyens sont bons (mondani-
3. Dans le dernier paragraphe, on passe du dialogue tés, achats, charges, guerres, conversations) pour
au récit, du discours direct au discours indirect. Le que l’homme se détourne de sa finitude.
narrateur prend en charge les arguments dévelop-
pés par le docteur, ce qui leur donne d’une certaine Exercice 4  p. 430
manière plus de poids : l’accumulation des conjonc- 1. Voltaire fait ici une critique de la guerre, de ses
tives permet ainsi d’étayer la thèse du docteur. À la causes dérisoires et de ses conséquences drama-
fin du paragraphe, les guillemets amorcent un retour tiques.
vers le discours direct. Tous ces changements d’énon-
ciation apportent des éléments de variation qui évi- 2. Le texte est construit sur une logique de l’enchaî-
tent la monotonie. nement implacable des faits et une gradation : ce qui,
à l’origine, n’était qu’une histoire de titres de famille
Exercice 2  p. 429 devient, à la fin, un conflit mondial. On passe ainsi
1. Machiavel et Montesquieu s’affrontent sur la d’un « généalogiste » (l. 1) et d’une « maison » (l.
question de l’utilité de la presse. Selon Machia- 4) à une « province » (l. 6), aux « autres princes » (l.
vel, la presse est à la fois haïssable et inutile ; selon 19) et enfin à des « peuples assez éloignés » (l. 24).
Montesquieu si la presse a des défauts, ceux-ci s’an- Cette spirale infernale illustre bien les ravages de
nulent devant les services qu’elle rend à la société. la guerre, liés à l’inconséquence des dirigeants et à
En effet, la presse constitue un contre-pouvoir, un la disproportion entre la cause et l’effet.
droit de parole, un espace de liberté, qui sont autant 3. Quelques éléments de la satire :
d’atouts, supérieurs à tous les défauts qu’on peut - l’humour, lors de la prise de parole de la province
lui imputer. qui tente en vain de se protéger, dans l’alliance entre
2. Montesquieu est plus convaincant, sur la fin, que un discours naïf et l’énoncé de principes démocra-
Machiavel car il utilise un raisonnement concessif tiques : « qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée
qui lui permet dans un premier temps d’admettre par lui ; que, pour donner des lois aux gens, il faut
les défauts de la presse, pour ensuite développer les au moins avoir leur consentement » (l. 9-11) ;
bienfaits qu’elle apporte à la société, la dédomma- - la caricature qui est faite du prince, quand il joue
geant de tous les abus dont elle peut faire preuve. avec les soldats comme avec des marionnettes :

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« les habille… les fait tourner à droite et à gauche » des répliques et, de manière générale, la brièveté de
(l. 16-18) ; la forme : la situation est très vite posée, le dialo-
- l’atténuation de l’horreur, avec l’emploi de litotes gue vivant, un seul vers suffit pour rendre compte
et de métaphores, « équipée » (l. 20) mis pour armée, de la situation finale.
« moissonneurs » pour mercenaires (l. 27-28). 2. On peut donc penser que la morale alourdit un
récit très léger et ôte à la fable un peu de son charme.
Exercice 5  p. 430
1. Léon Bloy qualifie Zola de « négociant » (l. 4) avec 3. On pourrait formuler ainsi la morale : « Il ne faut
« son tonnage » (l. 2) et « ses marchandises » (l. 3), pas avoir les yeux plus gros que le ventre ».
il évoque « l’expérimentalisme grossier d’un Bacon
de table d’hôte » (l.7-8) et le traite de « vieux ser- Exercice 8  p. 431
pent » (l. 13). Le texte relève du pamphlet puisqu’il 1. L’Eldorado reprend la définition de l’utopie, à
attaque violemment Zola et n’hésite pas à multiplier la fois lieu de nulle part et lieu où tout est parfait,
les injures et attaques personnelles. Au niveau du décrivant une contrée exotique, un lieu d’abondance
style on relève de nombreuses hyperboles (« Quand et un modèle de civilisation.
on a lu cent lignes […] on a tout lu », l. 3 ; « l’écra- 2. Les éléments de merveilleux : « six moutons
sante » l. 4 ; « C’est toujours », l. 7 ; « l’horreur », l. 8 ; volaient » (l. 2), l’or en abondance (l. 6-9) et de
« l’éternelle », l. 10 ; « guère », l. 14 et 18 ; « régu- manière générale les richesses et la perfection de
lièrement et infatigablement », l.  19), des termes ce lieu comme le montrent les hyperboles (cf. les
familiers (« vacherie », l.  11 ; « bon Dieu », l.  12), chiffres : « six » l. 1, « vingt » l. 9 et les expressions :
des adresses au lecteur et des exclamatives (« Ah ! « il est impossible d’exprimer », l.  5, ou « quelle
je vous en réponds », l. 13 et 14) : autant de carac- supériorité prodigieuse », l. 6).
téristiques du style pamphlétaire. 3. L’Eldorado apparaît comme un monde idéal dans
2. Bloy critique d’abord les thèmes abordés par Zola, tous les domaines :
qui reviennent inlassablement dans ses romans et - sur le plan politique : le monarque est accessible
illustrent la philosophie expérimentale et les lois du et tolérant (l. 22-23),
déterminisme ; puis il s’en prend au style de Zola qui - sur le plan social : il n’y a pas de hiérarchie sociale
accumule les clichés et ne change jamais d’un livre ni de différence entre les sexes (cf. « vingt belles
à l’autre. La phrase pivot est : « Et toute cette vache- filles de la garde », l. 9), la société est fondée sur la
rie d’idées, dans quel style, bon Dieu ! » (l. 11-12). courtoisie et le respect d’autrui.
3. La métaphore filée du premier paragraphe fait - sur le plan culturel : il s’agit d’une société qui s’in-
de Zola un commerçant (« tonnage », « marchan- téresse à l’urbanisme et à l’esthétique.
dises », « négociant littéraire », « masse »). À travers Voltaire idéalise ce pays pour critiquer de façon
cette métaphore, l’auteur reproche à Zola de faire implicite la monarchie absolue française, sa tyrannie
du négoce plus que des œuvres d’art, de se préoc- et son pouvoir arbitraire et mettre en avant l’idéal
cuper davantage de la quantité que de la qualité. des Lumières.

Exercice 6  p. 430 Exercice 9  p. 431


1. Rousseau reproche aux morales des fables d’être 1. L’art poétique est un ensemble de règles dont la
trop explicites et ainsi d’ôter à l’élève tout le plai- finalité est de définir les critères de beauté d’une
sir d’une lecture active et participative. œuvre d’art, comme dans ce texte où l’auteur
2. Ce reproche est conforme à l’éducation que Rous- conseille les écrivains sur ce qu’il faut faire ou ne
seau veut transmettre à son élève : une éducation fon- pas faire.
dée sur l’autonomie de l’élève, le plaisir des apprentis- 2. Il faut éviter dans les descriptions les surcharges
sages et la volonté de privilégier son regard critique et et détails inutiles qui risquent de rebuter le lecteur
son sens de la déduction. C’est à l’élève de trouver par et d’affadir le sujet.
lui-même les enseignements délivrés dans les fables. 3. L’efficacité de la critique provient :
- du choix d’exemples concrets : l’auteur emmène
Exercice 7  p. 431 le lecteur avec lui comme en promenade, dans
1. La qualité du texte de La Fontaine tient à l’hu- l’exemple concret d’une description surchargée : « Il
mour et à la dynamique du récit assurés par le dis- me promène… Là ce balcon… Ce ne sont que ». Le
cours direct, l’hétérométrie, l’enchaînement rapide lecteur peut ainsi le suivre pas à pas (cf. les complé-

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ments de lieu : « ici », « là », « terrasse », « corridor », tation concrète d’une image ou d’une idée abstraite.
« balcon ») ; cet exemple est décrit avec humour (cf. Dans l’Évangile, le Christ utilise des paraboles afin
l’attitude du lecteur qui, pour échapper à ces des- de mieux faire comprendre ses enseignements.
criptions interminables, « saute alors vingt feuillets Voltaire développe une parabole aux lignes 20 à
et se « sauve à peine au travers du jardin »). 27 : les fourmis représentent les hommes, les four-
- de l’interpellation directe du lecteur (« fuyez » milières, les confessions religieuses. À l’image de
l. 11 ; « ne vous chargez », l. 12), l’infiniment petit de Pascal, Voltaire démontre par
- de la formulation claire de conseils, énoncés sous cette allégorie l’absurdité des querelles religieuses et
forme de maximes (v. 13 à 15). caricature le discours religieux qui voudrait qu’une
seule confession religieuse ait l’exclusivité auprès de
Exercice 10  p. 431 Dieu, qu’une seule fourmilière parmi les neuf cent
Le discours narratif qui décrit le trajet des enfants millions de fourmis soit chère à Dieu.
vers l’usine (« où vont », « ils s’en vont », « ils vont ») À travers cette parabole, il ridiculise de manière
donne une série de détails réalistes sur l’âge des vivante et imagée l’intolérance religieuse en géné-
enfants (« huit ans », v. 3), les conditions de travail ral, sans viser une confrérie en particulier.
(« travailler quinze heures », « sous des meules »,
« accroupis ») et les conséquences sur la santé
des enfants tant sur le plan physique (« fièvre », Exercice 3  p. 433
« pâleur ») que psychologique (cf. le titre du poème : 1. Zola se défend contre l’accusation d’immoralité
« Melancholia ») À ces éléments réalistes se mêlent de l’Assommoir liée en particulier à l’apparente gros-
des images fantastiques comme la personnification sièreté du langage. Sa thèse est : « L’Assommoir est
des machines qui deviennent des ogres (« les dents à coup sûr le plus chaste de mes livres » (l. 1-2).
d’une machine sombre », v. 7 ; « monstre hideux qui 2. Ses arguments :
mâche », v. 8). Derrière le récit et la description se - il a voulu transcrire, dans son livre, la langue du
profile le discours polémique, sensible dans l’in- peuple (l. 5-6) ;
terpellation du premier vers qui vise à impliquer - ses personnages ne sont pas mauvais en eux-
le lecteur et dans le discours direct des enfants qui mêmes mais subissent l’influence néfaste de leur
redonne à ces êtres, réduits au silence et à l’asser- milieu (l. 19-20).
vissement, leur dignité et le droit à la parole. Ces deux arguments sont liés par l’aspect scienti-
fique : dans les deux cas, Zola a fait un travail scien-
tifique car il s’est appuyé sur des dictionnaires et
Les types d’arguments autres ouvrages pour fondre la langue du peuple,
ainsi que sur l’observation pour étudier les lois du
p. 432
déterminisme, appliquant la méthode expérimen-
tale à la littérature.
Exercice 1  p. 433 3. L’écho d’un argument ad hominem : « buveur de
1. La souris avance une série d’arguments logiques sang, romancier féroce » (l. 26-27).
qui font appel au bon sens et relèvent du domaine
physique (v. 5 et 6), alimentaire (v. 7 à 10) et tem-
porel (v. 11-12). Exercice 4  p. 433
2. Le récit relativise la force de ces arguments dans 1. Tartuffe justifie sa passion amoureuse en expli-
la mesure où il anticipe sur le destin tragique de la quant à Elmire que sa beauté est le reflet de la per-
souris en mettant en relief sa naïveté (« jeune », « de fection divine et qu’en l’aimant, il ne fait que rendre
peu d’expérience », « crut fléchir », v. 1 et 2). grâce à Dieu. L’amour qu’il porte à Elmire élève son
âme vers le Très Haut. On reconnaît ici le discours
Exercice 2  p. 433 hypocrite des dévots qui justifient un amour charnel
1. La thèse : il faut se tolérer les uns les autres et en par des sophismes, des raisonnements irrecevables.
particulier entre chrétiens.
2. La progression du raisonnement est celle-ci : la
2. Il utilise un raisonnement déductif : il commence thèse générale (v. 3 à 6), l’application au cas d’El-
par poser la thèse puis développe une série d’argu- mire qui reflète les beautés divines (v. 7 à 12), l’évo-
ments et d’exemples. cation de son amour pour Elmire (v. 13 et 14), des
3. Une parabole est une allégorie développée aux remords vite dissipés, un amour pas incompatible
dimensions du récit. Une allégorie est une représen- avec le salut (v. 15 à 22).

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3. Tartuffe cherche par cet éloge à flatter Elmire tout Exercice 7  p. 435
en conciliant service de Dieu et amour charnel. Il 1. L’hypocrisie est un vice à la mode qui, à la dif-
s’agit de ne pas effrayer Elmire afin de la séduire. férence des autres vices, jouit d’une totale impunité
et passe même pour une vertu.
Exercice 5  p. 434 2. Des maximes :
1. La thèse de Rousseau : Il ne faut pas faire lire les - « l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les
fables aux enfants car ils ne sont pas capables d’en vices à la mode passent pour vertus » (l. 2-3).
comprendre les morales.
- « Le personnage d’homme de bien est le meilleur
2. Les arguments : personnage qu’on puisse jouer aujourd’hui ». (l. 3-4).
- leur tournure poétique ne favorise pas la compré- 3. Dom Juan utilise un raisonnement déductif : thèse,
hension (l. 11 à 15) ; arguments, exemples.
- ces morales ne sont pas de leur âge (l. 16 à 21) ; 4. On peut relever une personnification de l’hypo-
- la morale étant confuse, son application est souvent crisie (l. 11-13) et une métaphore filée du théâtre
contraire au but recherché par l’auteur (l. 25 à 31). qui rapproche l’hypocrite d’un bon acteur (« pro-
La fable du « Corbeau et du Renard » permet d’il- fession » l. 5, « grimaciers » l. 20, « habit » l. 24).
lustrer les arguments 2 (l. 21-22) et 3 (l. 31 -33).
3. L’auteur utilise un raisonnement déductif : thèse, Exercice 8  p. 435
arguments, exemples. Il implique le lecteur par 1. On a un raisonnement déductif qui utilise de
l’emploi de la deuxième personne du pluriel, par manière systématique et abusive le rapport de cau-
des impératifs (l. 25) et par des interrogations ora- salité, partant du postulat qu’« il n’y a point d’effet
toires (l. 16-18). sans cause » et que « tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes ».
Exercice 6  p. 434 Un exemple : « les nez ont été faits pour porter des
1. Les arguments repris aux Européens : lunettes » : ici le lien qui unit l’effet à la cause est
- « Ce pays est à nous » (l. 5) ; artificiel et absurde. En effet, si on porte des lunettes
- la supériorité des Européens : « Tu es le plus fort » ce n’est pas à cause des nez mais des yeux. Ensuite
(l. 10) ; on s’adapte à la physionomie de l’homme pour lui
- le droit de faire des Tahitiens leurs esclaves (l. 15). permettre de corriger au mieux sa vue. L’accumu-
Il conteste, à travers ces arguments, l’idée qu’il y lation des exemples de ce type démontre l’arbitraire
aurait une supériorité intrinsèque de l’Européen sur du raisonnement, dont la logique n’est qu’une appa-
le Tahitien qui justifierait l’annexion de la popula- rence trompeuse qui peut justifier tout et n’importe
tion et du territoire par les Européens. quoi. À travers ces exemples, Voltaire caricature les
2. Le vieillard veut démontrer que les colonisateurs systèmes a priori, et en particulier la philosophie
européens n’ont aucun droit de s’approprier Tahiti et optimiste telle que la véhicule Pangloss.
que leurs revendications sont illégitimes. Pour cela, 2. Le paragraphe démontait déjà cette philosophie
il reprend un à un les arguments des colonisateurs puisqu’il introduisait de manière ironique Pangloss,
(cf. question 1) pour en montrer l’iniquité et abou- qualifié indirectement de nigaud à travers son ensei-
tir à la supériorité non des Européens mais des Tahi- gnement de la « nigologie » et dont Voltaire stigma-
tiens. À la fin de l’extrait, il interpelle Bougainville tise le pédantisme intellectuel avec l’accumulation
par une série de questions qui montrent l’attitude res- des titres et l’assonance en « o » qui crée un effet
pectueuse des Tahitiens à l’égard des Européens lors comique (l. 1-2).
de leur arrivée sur l’île. Tout le passage oppose donc
le comportement barbare des colonisateurs et l’hu- Exercice 9  p. 435
manité des Tahitiens, afin de renverser l’idée précon- 1. et 2. Les différents types d’arguments utilisés sont
çue selon laquelle les Européens, prétendument supé- tous absurdes et dénoncent l’esclavage, à travers l’uti-
rieurs aux Tahitiens, auraient tous les droits sur eux. lisation d’une fausse logique qui démonte un par
3. On peut relever de nombreuses phrases exclama- un les arguments avancés par les esclavagistes et la
tives et interrogatives. Le discours du vieux chef est reprise d’une série de préjugés racistes. Leur accumu-
véhément, comme le souligne l’anaphore du « tu » lation sans lien les uns avec les autres et leur présenta-
qui prend violemment à parti son interlocuteur. Les tion sous forme de liste renforcent encore l’arbitraire.
propositions sont brèves et s’accumulent comme - l. 3 à 5, argument de type historique, argument qui
autant de reproches. repose sur une fausse logique (lien de cause à effet

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abusif) : il n’y a pas de lien entre l’exploitation des - l. 14- 23, arguments physiques, introduisant une
terres et la justification de l’esclavage, l’argument comparaison avec d’autres continents et d’autres
est ironique puisqu’il semble justifier à la fois la peuples, dont la thèse est : c’est la couleur qui consti-
colonisation et l’esclavage. De plus, le rapproche- tue l’essence de l’humanité, illustrée à l’aide de
ment de l’esclavage avec le génocide des Indiens, deux exemples : les Asiatiques font des Noirs des
loin de le rendre acceptable, en souligne l’atrocité. eunuques et les Égyptiens tuaient les hommes roux.
- l. 6-7, argument de type économique, logique expri- - l. 24- 27, argument culturel, avec logique appa-
mée par l’hypothèse aussitôt réfutée. La gourman- rente : « Une preuve que ». La richesse n’est pas
dise ne saurait justifier l’esclavage. Là encore, l’es- appréciée de la même manière partout.
clavage n’a d’autre but que le profit et l’intérêt des - l. 28 à 31, argument théologique, avec logique appa-
Européens. Il met en parallèle de manière cynique rente, avec les termes : « il est impossible », « parce
l’esclavage des nègres et le luxe des Européens. que », « si » ; pour respecter le précepte chrétien qui
- l. 7-9, argument raciste, logique fondée sur un rap- dit que tous les hommes sont égaux, les esclavagistes
port de cause/conséquence. Montesquieu vise l’into- déclarent que les Noirs ne sont pas des hommes.
lérance physique et l’idée selon laquelle les Blancs
seraient plus beaux que les Noirs.
- l. 11-13, argument religieux, qui reprend l’argu-
ment raciste précédent, logique mise en évidence
par l’expression catégorique « on ne peut se mettre
dans l’esprit » (l. 11). Les esclavagistes renversent la
sagesse divine, oubliant que tous les hommes sont
égaux devant Dieu.

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Méthode et compétences

– par l’enchâssement d’une proposition subordon-


Les constituants de la phrase
1 p. 438
née circonstancielle complément de temps : « quand
il avait de l’argent. » (l. 8) ; « quand on a besoin de
lui » (l. 15) ;
Exercice 1  p. 439 – par l’enchâssement d’une proposition subordon-
a. Les paysans parlent le patois de leur région car née complétive : « qu’un de ses anciens camarades
le narrateur cherche à produire un effet de réel. du quartier venait d’être élu député. » (l. 10 à 12,
(coordination)/Les paysans parlent le patois de leur complément de « apprit ») ; « que le député devint
région : le narrateur cherche à produire un effet de ministre » (l. 16-17, sujet réel de « arriva »).
réel. (juxtaposition) b.  À chaque rencontre, Ras-
tignac connaît mieux le monde parisien : Le Père Exercice 4  p. 439
Goriot est donc un roman d’apprentissage. (juxta-
a. Les propositions sont reliées par la juxtaposition
position +  coordination) c.  L’attention du lecteur
de deux phrases nominales (« Ô nuit désastreuse !
est tenue en haleine car l’action de ce récit est de
Ô nuit effroyable, où retentit […] cette étonnante
plus en plus intense. (coordination)
nouvelle ») et de deux phrases simples : « Madame
se meurt ! Madame est morte ! » Le mode d’enchaî-
Exercice 2  p. 439 nement choisi par Bossuet renforce la brutalité du
a. Bien qu’il sache que le lecteur veuille de l’ac- décès d’Henriette d’Angleterre et la douleur éprou-
tion avant tout, Balzac propose des descriptions très vée à cette occasion. Le prédicateur entend émouvoir
détaillées au début de ses romans. b. Même si elle l’assemblée, qui doit éprouver la puissance divine
aborde des problèmes sociaux et moraux, la comé- et la vanité de l’existence.
die vise essentiellement à faire rire. c. Si le mora- b. Dans la première phrase, les deux propositions
liste observe et décrit l’homme, il ne prescrit pas sont reliées par la conjonction de coordination « et ».
de modèle à suivre. d. Parce que la photographie a Le substantif « odeur » est défini par deux complé-
bouleversé la représentation de la réalité, les peintres ments (« sans nom dans la langue » +  « qu’il fau-
ont cessé de reproduire fidèlement les paysages ou drait appeler l’odeur de pension ») dont la réunion
les hommes. s’efforce de proposer une issue à l’impasse linguis-
tique à laquelle est confronté le romancier. Le choix
Exercice 3  p. 439 rythmique de la seconde phrase prolonge cet effort :
Les différentes phrases complexes sont formées : les six propositions juxtaposées, dont la dernière se
– de deux propositions indépendantes coordon- conclut par trois COD juxtaposés en rythme ternaire
nées par la conjonction et : « Il s’éprit d’admiration cherchent moins à faire progresser l’information de
pour eux et les suivit avec obstination, de café en propos en propos, qu’à suggérer au lecteur l’odeur
café » (l. 6-7) « il se fit avocat et plaida des causes « sans nom dans la langue ».
[…] » (l. 9-10) ; c. Les six propositions s’enchaînent par juxtaposition
– par l’enchâssement d’une proposition subordonnée et par coordination. Le point-virgule (qui se distin-
relative : « qu’il avait successivement fréquentées » gue mal des deux-points aux xviie et xviiie siècles)
(l. 3-4, complément de l’antécédent « brasseries ») ; amène deux séries de propositions qui sont l’illus-
« qui crachaient de la politique » (l. 4 à 6, complé- tration de la première proposition. La coordination
ment de l’antécédent « étudiants ») ; « qu’il perdit » « et » entre les propositions 2-3 et 4-5 souligne à
(l. 9-10, complément de l’antécédent « des causes ») ; chaque fois la reprise du verbe (s’arrêter et mar-
« qui fait les corvées », « qu’on envoie chercher », cher), pour figurer le mimétisme automatique de
« et avec qui on ne se gêne point » (l. 13-16, com- l’entourage de Giton. Les deux-points qui enchaî-
pléments de l’antécédent « l’ami ») ; nent les deux dernières propositions permettent de

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tirer la signification de ce que le texte nous a mon- rend la mort de l’enfant plus émouvante encore, en
tré : « tous se règlent sur lui ». soulignant l’antithèse. Les phrases simples employées
d. La phrase, constituée d’une principale et d’une par le narrateur produisent le même effet pathétique
subordonnée causale, renforce la fausseté du rai- et renforcent les procédés de dramatisation. On peut
sonnement que Figaro prête au comte au cours de citer la dernière phrase de l’extrait : « Cette petite
son monologue. grande âme venait de s’envoler. »
e. Les vers d’Éluard forment une phrase complexe
dans laquelle quatre propositions indépendantes sont
reliées entre elles par juxtaposition. L’absence de tout Les actes de langage,
signe de ponctuation renforce l’impression de simul- 2 les types de phrases p. 440
tanéité et crée une sorte de causalité. La construc-
tion de la phrase permet de célébrer les pouvoirs de Exercice 1  p. 441
la femme aimée sur le monde. a. Phrase injonctive (verbe à l’impératif). b. Phrase
f.  Les quatre propositions s’enchaînent par juxta- déclarative (verbe à l’indicatif présent, sujet placé
position. L’absence de ponctuation renforce l’im- devant). Une négation peut affecter les quatre types
pression d’écoulement temporel comme l’antithèse de phrase présentés dans la leçon, comme le montre
du mouvement et de l’immobilité du sujet lyrique. l’exemple des phrases a et b. c. Phrase injonctive
(emploi de l’infinitif seul). d.  Phrase déclarative
Exercice 5  p. 439 (verbe à l’indicatif présent, sujet de la construction
La phrase nominale exclamative (« Voilà un impersonnelle placé devant). e.  Phrase interroga-
homme ! ») dit le regard amusé de l’adulte sur « le tive (point d’interrogation, sujet postposé, adverbe
petit garçon de sept ans », tout en permettant une interrogatif comment). f. Phrase interrogative (point
comparaison avec l’enfant qu’il a été, ou plutôt d’interrogation). Il arrive souvent, en particulier à
qu’il n’a pas été. Cette confrontation s’élargit en l’oral, que l’on ne respecte pas l’inversion du sujet.
une réflexion morale entre les lignes 6 et 11. Le Ici, la construction est celle d’une phrase déclara-
mode d’enchaînement des propositions dans cette tive ; seul le point d’interrogation suggère que c’est
seconde partie de l’extrait est la juxtaposition. Le une question. g. Phrase exclamative (point d’excla-
premier point-virgule permet d’opposer le « proprié- mation, adverbe exclamatif que). h. Phrase interro-
taire » au narrateur. Les deux-points amènent l’ex- gative (point d’interrogation, sujet postposé).
plication de « ce que je n’étais pas ». Cette explica- L’intonation peut aussi être proposée comme cri-
tion se fait en trois moments juxtaposés, qui ne sont tère pour distinguer les types de phrases. Elle monte
pas sur le même plan, ce que rend bien la différence puis descend dans les phrases déclaratives, descend
de ponctuation : le point-virgule sépare une causa- dans les phrases injonctives, et monte le plus sou-
lité d’ordre métaphysique (« je n’étais pas consis- vent dans les phrases interrogatives.
tant ni permanent ») de sa modalité matérielle, elle-
Exercice 2  p. 441
même divisée en deux variantes séparées par une
1. a.  Ordonner, phrase injonctive. b.  Affirmer,
simple virgule. La juxtaposition fait sonner la der-
phrase déclarative. c.  Affirmer, phrase interroga-
nière proposition comme une sentence.
tive. d. Interroger, phrase interrogative. e. Ordon-
ner, phrase déclarative. f. Ordonner, phrase déclara-
Exercice 6  p. 439 tive. g. Interroger, phrase déclarative. h. Ordonner,
Les propositions dans les phrases soulignées sont phrase injonctive. i. Ordonner, phrase interrogative.
reliées par coordination ou par juxtaposition. Les j. Ordonner, phrase déclarative.
deux propositions coordonnées par l’adverbe tempo- 2. Actes de langage directs : phrases a, b, d, h. Actes
rel « puis » (l. 3) permettent de raconter ce que voient de langage indirects : phrases c, e, f, g, i, j.
les révoltés parisiens, en insistant sur la brutalité de
la chute de Gavroche. La juxtaposition domine dans Exercice 3  p. 441
la seconde phrase pour rapporter les émotions de la Vraies questions : phrases b, c, h. La réponse à ces
foule, décrire les gestes ultimes de l’enfant. Mais questions n’est pas évidente.
c’est surtout la situation pathétique qui s’en trouve Demandes indirectes : phrases a, e. Ces questions
renforcée. Enfin, la construction de la dernière phrase dissimulent des demandes polies. Elles servent à
soulignée, qui réunit deux propositions coordonnées, ordonner.

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Questions rhétoriques : phrases d, f, g.  Aucune dernière question est la réponse apportée par Vol-
réponse n’est attendue car ces questions expriment taire à son interlocuteur fictif. C’est une question
d’abord l’indignation. rhétorique, dont la réponse évidente est « si », et qui
sert à affirmer. Elle rappelle la conviction chrétienne
Exercice 4  p. 441 selon laquelle tous les hommes, parce qu’ils sont
a. N’ai-je pas raison d’affirmer que l’argent ne fait créés par le même Dieu, sont frères. Cette question
pas le bonheur ?/Acte de langage : affirmer/Formu- rhétorique est habile car elle place l’interlocuteur
lation explicite : J’ai raison d’affirmer que l’argent chrétien face à ses propres contradictions : s’il est
ne fait pas le bonheur. un bon chrétien, il doit accepter les croyances et les
b. Où vas-tu chercher toutes ces histoires ?/Acte de usages différents des siens.
langage : affirmer/Formulation explicite : Tu inventes
des histoires. Exercice 8  p. 441
c. Pardon Madame, pouvez-vous m’indiquer où se – La thèse défendue par Rousseau dans cet extrait
trouve la mairie ?/Acte de langage : ordonner/Formu- peut être reformulée ainsi : « Il faut permettre aux
lation explicite : Indiquez-moi où se trouve la mairie. enfants de profiter d’une vie joyeuse et insouciante. »
d. À quoi bon résister à la tentation ?/Acte de lan- – Les phrases injonctives (au nombre de sept : l. 1-3,
gage : affirmer/Formulation explicite : Il ne sert à 5-6, 15-20) et interrogatives (au nombre de cinq :
rien de résister à la tentation. l. 4, 6-15) saturent l’extrait. Toutes les phrases inter-
e. Quel malheur plus terrible pouvait s’abattre sur rogatives sont des questions rhétoriques. Elles ser-
moi que la perte de ma sœur bien-aimée ?/Acte de vent donc, comme les phrases injonctives, à expri-
langage : affirmer/Formulation explicite : Aucun mer un ordre : épargnez tout tracas aux enfants. Le
malheur plus terrible ne pouvait s’abattre sur moi but de cette alternance d’injonctions et de questions
que la perte de ma sœur bien-aimée. est que le lecteur se sente interpellé, concerné par
f. Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu plus tôt ?/Acte de l’argumentation de Rousseau.
langage : affirmer/Formulation explicite : Tu aurais
dû me prévenir plus tôt.

Exercice 5  p. 441 3 La ponctuation p. 442


a. Prenez-moi dans vos bras.
b. Je trouve qu’il fait trop chaud dans cette chambre.
c. Ai-je bien fait d’accepter ? Exercice 1  p. 443
d. Passez-moi le sel. a. Simone de Beauvoir écrit que « satisfaite de la
place qu’[elle] occup[ait] dans le monde, [elle]
Exercice 6  p. 441 la pens[ait] privilégiée. [S]es parents étaient des
a. Je te conseille de mettre ton manteau, car il va êtres d’exception, et [elle] considér[ait] [leur] foyer
faire froid./Ne vaut-il pas mieux mettre ton manteau ? comme exemplaire. »
b.  Nous pouvons remercier le ciel qu’il n’ait pas b.  Dans un autre hôtel de luxe, le Causeway Bay
pensé à le lui demander. Plaza, il essaya encore de téléphoner. (Emmanuel
c. Auriez-vous l’amabilité de me présenter votre tra- Carrère)
vail dans huit jours ? c.  Elle demanda à Frédéric depuis quand il était
d. Il faudrait éviter de prendre l’allée Sud. rentré. (Flaubert)
d. « Monsieur, reprit le colonel, je désirerais ne
Exercice 7  p. 441 confier qu’à vous le secret de ma situation. » (Balzac)
– « Quoi ! mon frère le Turc ? mon frère le Chinois ? e. Mon fils Rafaello, le fils de ma pauvre femme,
le Juif ? le Siamois ? ». Ces quatre premières ques- dont je pleure depuis quinze ans la mort, Rafaello,
tions sont attribuées par Voltaire à un interlocuteur Monsieur, a voulu s’établir à Paris. (Anatole France)
fictif : un homme chrétien qui exprimerait sa sur- f. Quand les rafales gémissaient plus fort, on la voyait
prise et son indignation à l’idée de devoir considé- courir en tourbillons plus épais – comme, en été, la
rer comme ses frères des étrangers ou des hommes poussière des routes. (Loti)
appartenant à une autre religion. g. « Arrêtez, arrêtez, Seigneur, s’écria Candide, je
– « Oui sans doute ; ne sommes-nous pas tous enfants vous donnerai autant d’argent que vous voudrez. –
du même père, et créatures du même Dieu ? ». Cette Quoi ! c’est Candide ! disait l’un des forçats. – Quoi !

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c’est Candide ! disait l’autre. – Est-ce un songe ? dit d’écriture, dans lequel le retour de la rime consti-
Candide ; veillé-je ? suis-je dans cette galère ? Est-ce tue la marque majeure de segmentation, Apolli-
là monsieur le baron que j’ai tué ? Est-ce là maître naire revendique la dimension essentiellement musi-
Pangloss que j’ai vu pendre ? » (Voltaire) cale et orale du texte poétique, qui s’apparente au
« chant lointain ».
Exercice 2  p. 443 Texte B
Texte A Claude Simon n’emploie ici que des virgules, avec
Parfois, le dimanche, lorsqu’il faisait beau, Camille la valeur de points, dans des « phrases » comportant
forçait Thérèse à sortir avec lui, à faire un bout de peu de subordinations, qui impliqueraient l’emploi
promenade aux Champs-Élysées. La jeune femme de la virgule dans sa fonction ordinaire. L’univers
aurait préféré rester dans l’ombre humide de la de fiction est saisi comme une totalité sur laquelle
boutique ; elle se fatiguait, elle s’ennuyait au bras le narrateur a peu de prise, qu’il n’ordonne pas.
de son mari qui la traînait sur les trottoirs, en s’ar-
rêtant aux boutiques, avec des étonnements, des Exercice 4  p. 443
réflexions, des silences d’imbécile. (Zola, Thérèse Dans sa fonction d’organisation, la ponctuation
Raquin, début du chapitre XI) contribue ici à l’intelligibilité du texte. Elle donne
Texte B en outre du sens au texte. Elle permet en effet, par
Il venait de sortir quand Simonneau introduisit Auré- les guillemets, de distinguer les discours de Scapin.
lien. Un Aurélien aux traits tirés. Chez qui se faisait- Les points d’interrogation signalent les questions,
il habiller ? Il avait toujours de très jolies étoffes. Il mais, par leur répétition, ils soulignent en outre le
aurait gagné à porter des cravates plus gaies. Il fau- déchaînement de la colère. Cet emploi expressif
dra que je dise à Bérénice… Pour l’idée qui lui vint, est aussi celui du point d’exclamation, utilisé dans
Edmond rit à lui-même… Il se sentait le meneur de la fin de la réplique. Dans cet extrait de théâtre, la
jeu… la puissance… ponctuation apporte donc des indications de jeu.
« Je passais à côté, – commença Leurtillois, – je me
suis dit que je pourrais monter…
– Mais quelle heureuse inspiration ! Assieds-toi là…
non, dans le fauteuil… Tu veux une cigarette ?…. » 4 Les modes et les temps p. 444
(Aragon, Aurélien)
Exercice 1  p. 445
Texte C a. présent de vérité générale
Je l’aimais si fort que je n’ai plus voulu la quitter. b. présent exprimant un futur proche
Je l’ai emportée avec moi toujours, partout. Je l’ai c. présent de narration
promenée par la ville comme ma maîtresse… d. présent de vérité générale
Mais on l’a vue… on l’a devinée… on me l’a prise… e. présent d’énonciation
Et on m’a jeté en prison, comme un malfaiteur. On f. présent de narration
l’a prise… oh ! misère !…. g. présent d’énonciation
Le manuscrit s’arrêtait là. Et soudain, comme je rele-
vais sur le médecin des yeux effarés, un cri épou- Exercice 2  p. 445
vantable, un hurlement de fureur impuissante et de a. L’imparfait est employé comme temps de la des-
désir exaspéré s’éleva dans l’asile. cription (« il y avait », « était recouverte »), mais aussi
« écoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois pour exprimer une habitude (« passait », « entrait »,
par jour ce fou obscène. » « restait », « venait », « retournait », « demeurait »,
Je balbutiai, ému d’étonnement, d’horreur et de pitié : « sortait »). Le plus-que parfait (« avait transformée »,
« Mais… cette chevelure… existe-t-elle réelle- l. 2) exprime l’antériorité de l’action par rapport à un
ment ? » (Maupassant, La Chevelure) repère situé dans le passé (ici, la période dont se sou-
vient le narrateur). Il pourra être utile de préciser la
Exercice 3  p. 443 distinction entre l’imparfait passif (« était recouverte »)
Texte A et le plus-que-parfait actif (« avait transformée »).
L’absence de la ponctuation ne rend pas le texte b.  Une action au passé simple (« survint ») inter-
incompréhensible : la syntaxe de la phrase se confond rompt l’état durable décrit à l’imparfait (« vivaient »).
en effet avec la structure de l’alexandrin. Par ce choix c. Le premier présent (« blanchit ») est un présent

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de vérité générale. Les suivants (« vois », « sais », le présent de vérité générale. L’énoncé vaut pour
« attends ») sont des présents d’énonciation. Le toutes les femmes et tous les chats en tout temps
futur simple (« partirai ») est un futur catégorique : et en tout lieu.
il exprime la certitude que l’action se réalisera. – La forme « veux » exprime un présent d’énoncia-
d.  L’imparfait (« savais », « était ») décrit un état tion. Dans ce passage au discours direct, elle corres-
dans le passé et le conditionnel (« débarrasserais ») pond au moment où la gitane s’adresse au narrateur.
exprime le futur vu du passé. b/imparfait : « étais » (l. 1, 6), pensais » (l. 1),
e. Le passé simple (« ouvris ») exprime une action croyais » (l. 2), faisaient » (l. 4), « étais fait » (l. 4),
ponctuelle, qui se détache sur un décor, une action disaient » (l. 7), « était » (l. 8, 16), « adressait » (l.
plus longue évoquée à l’imparfait (« se levait »). 12-13), « répondait » (l. 14).
f.  Le présent employé dans la deuxième phrase – L’imparfait « pensais » décrit un état qui dure
(« est ») est un présent d’énonciation. Le conditionnel dans le passé.
(« ouvrirais ») n’est pas employé ici comme temps
c/passé simple : « levai » (l. 8), « vis » (l. 8, 9), « plut »
de l’indicatif. Il a une valeur modale : il exprime une
(l. 16), « repris » (l. 16), « s’arrêta » (l. 19), « adressa »
hypothèse considérée comme contraire à la réalité
(l. 20), « dit » (l. 20).
et rejetée avec indignation par le locuteur. Le sub-
– La forme « levai » évoque une action ponctuelle,
jonctif présent (« plaise »), qui exprime le souhait,
qui ne dure pas et interrompt l’activité décrite dans
ne doit pas figurer dans le relevé.
la phrase précédente à l’imparfait (« J’étais donc le
Exercice 3  p. 445 nez sur ma chaîne »).
– indicatif présent : « ressemble » (v. 6), « ont » (v. 9), – Les passés simples « s’arrêta » et « adressa » se
« est » (v. 13). Ces présents sont des présents de vérité succèdent pour marquer un enchaînement d’actions
générale. Cela est particulièrement évident aux vers ponctuelles dans un récit au passé.
13-14 (le refrain du poème) qui suggèrent l’image d/passé composé : « ai rencontré » (l. 10).
d’une harmonie éternelle. – Par opposition aux passés simples qui précè-
– conditionnel présent : « décoreraient » (v.  17), dent, ce passé composé « ai rencontré » renvoie
« parlerait » (v.  24). Le conditionnel est employé à un passé plus proche, qui n’est pas coupé du
avec sa valeur modale pour évoquer un pays idéal, moment de l’énonciation. La rencontre évoquée ici
un monde imaginaire. au passé composé a des conséquences dans le pré-
– impératif présent : « songe » (v. 2). L’impératif a sent puisqu’elle rend possible la conversation entre
sa valeur injonctive ; il invite l’interlocutrice à rêver. le narrateur et son interlocuteur.
– infinitif présent : « aller », « vivre », « aimer », e/futur simple : « oublierai » (l. 9).
« mourir » (v. 3-5) Ce futur « oublierai » exprime la certitude catégo-
– participe passé passif : « mouillés » (v.  7), rique, renforcée par l’adverbe « jamais », que cela
« brouillés » (v. 8), « polis » (v. 16) se vérifiera dans l’avenir.
– participe présent actif : « brillant » (v. 12), « mêlant » 2. Les autres modes
(v. 19) a/subjonctif imparfait : « eût » (l. 2) ; l’imparfait est
La distinction entre le participe présent et l’adjec- justifié par la concordance des temps.
tif verbal peut être évoquée à propos de « luisants »
b/conditionnel passé : « aurait obligé » (l. 11-12).
(v. 15). Les adjectifs verbaux sont issus des formes
La forme « aurait obligé » exprime l’irréel du passé,
du participe présent, mais ils font partie de la classe
c’est-à-dire un fait considéré comme contraire à
des adjectifs, comme le montre ici l’accord au pluriel.
la réalité dans le passé. Le procès dépend d’une
Exercice 4  p. 445 hypothèse que l’on peut expliciter en ces termes :
1. Les temps de l’indicatif « si une femme s’était montrée vêtue de cette façon
dans mon pays… »
a/présent : « entends » (l. 6-7), « connaissez » (l. 9-10),
« il y a » (l. 10), « viennent » (l. 18, 19), « appelle » c/infinitif présent : « railler » (l. 5), « se signer » (l.
(l. 18, 19), « veux » (l. 21). 12), « donner » (l. 21), « tenir » (l. 22).
– Le présent « entends » est un présent de narration. d/participe présent actif : « tombant » (l. 3), « fai-
Entouré de verbes à l’imparfait, il remplace un passé sant » (l. 14), « suivant » (l. 17). À noter que l’on
simple pour rendre le récit plus vivant. pourrait aussi analyser « suivant » comme une déri-
– Les formes « viennent » et « appelle » expriment vation adverbiale du participe, équivalant à « selon ».

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ensuite une série de conséquences. Les connecteurs
5 Les connecteurs logiques p. 446 soulignent le caractère rigoureux de l’argumentation,
qui consiste à défendre un paradoxe.
Exercice 1  p. 447
a. Voltaire écrivit ce pamphlet parce qu’il voulait Exercice 4  p. 447
aider (cause)/afin d’aider les Calas. (but) 1. ni… ni (v. 1) : addition ; mais (v. 16) : opposition.
b. Laclos ne partage pas les idées de Sade, tandis 2. + 3.
qu’il doit beaucoup à Rousseau. (opposition) – Opposition au vers 2 : au contraire, elle aimait
c.  Il s’est épuisé au travail, au point d’en mourir. – Addition au vers 3 : Et souvent le pain…
(conséquence)/Pour s’être épuisé au travail, il est – Concession aux vers 4-5 : Quoiqu’elle eût trois
mort. (cause) enfants, elle se sentait mère…
d.  Cet auteur a produit une œuvre d’une grande – Cause au vers 10 : car derrière ces ténèbres…
importance, et pourtant il n’a pas rencontré le suc- – Additions du vers 12 au vers 15 : Et elle disait…
cès public. (opposition)/Bien qu’il ait produit une – Conséquence au vers 17 : Par conséquent, avan-
œuvre d’une grande importance, cet auteur n’a pas çons !
rencontré le succès public. (concession)
e. Lamartine était un poète si peu détaché des réa-
lités, qu’il s’engagea politiquement. (conséquence)/ Exercice 5  p. 447
Comme il n’était pas un poète détaché des réalités, 1. « tellement… que » (l. 1-2) : conséquence ; « en
Lamartine s’engagea politiquement. (cause) sorte que » (l. 3-4) : conséquence ; « bien qu’» (l.
f. Même si Corneille connut la gloire, le succès de 4) : opposition ; « Car » (l. 9, 15) : cause ; « premiè-
Racine lui nuisit. (concession) rement,… et… De plus » (l. 10, 11, 13) : addition ;
« comme » (l. 16) : cause.
Exercice  p. 447 2. Les propositions participiales « chacun se donnant
a. Bien que Galilée se soit rétracté, il avait fait des tout entier » (l. 10), « la condition étant égale pour
découvertes considérables, et l’avenir lui donna rai- tous » (l. 11-12), « l’aliénation se faisant sans réserve »
son. Cette tournure permet d’éviter l’opposition à (l. 13-14), « chacun (…) étant juge » (l. 18-19), un
une opposition. lien de cause, sur le modèle de l’ablatif absolu latin.
b.  En tant que député, mais aussi comme adver-
saire de Napoléon III, Hugo a manifesté son enga-
gement politique. Les marques
c.  Diderot a été emprisonné parce que ses idées 6 de l’énonciation p. 448
paraissaient dangereuses.
d. Il a écrit d’une part des romans, d’autre part des Exercice 1  p. 449
pièces de théâtre. a. Ta réaction est surprenante. b. La troisième strophe
e.  Il n’y a pas de rapport logique entre les deux propose des métaphores énigmatiques. c. Gervaise
propositions. subit la brutalité de Coupeau d. La rencontre d’An-
f. Bien que je reconnaisse ses mérites, je ne l’ap- dré, ce garçon joyeux, lui redonnera-t-elle de l’es-
précie pas. poir ? e. Cette conclusion est invraisemblable. f. La
g. L’expression, d’abord de l’opposition, ensuite de poésie parnassienne manque d’âme : elle n’émeut
la conséquence, n’a aucune rigueur logique. pas le lecteur. g. L’amour incestueux de Phèdre a
scandalisé les spectateurs.
Exercice 3  p. 447
– D’abord… ensuite… (l. 1-2) : addition Exercice 2  p. 449
– car (l. 5) : cause a. Je suis convaincu que la découverte de cette nou-
– S (i)… (l. 6) : hypothèse velle molécule donnera des espoirs aux malades.
– par ce moyen (l. 8) : cause b. À mes yeux, la rigueur de cet hiver est due, sans
– aussi (l. 12) : conséquence aucun doute, au dérèglement climatique dont tout
– De la sorte (l. 14) : conséquence le monde parle. c.  La compréhension facile de la
Glaucon définit la conduite de l’homme injuste, en fable me séduit. d. Je préfère la comédie à la tra-
prenant des exemples : il l’étudie en situation. Il tire gédie : j’aime mieux rire que souffrir des malheurs

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représentés. e.  Le roman réaliste décrit la société au vers 23 (paroles de la défunte) désigne le couple
avec exactitude : c’est pourquoi j’estime qu’il est formé par la femme aimée et le poète, par le passé.
sérieux. f. La plupart des lecteurs estiment que la – On relève au vers 7 une marque de première per-
poésie romantique exprime des sentiments person- sonne, qui désigne le poète : « Je viens seul ». Ces
nels, et l’on peut en convenir. Mais il faut aussi, me marques explicites sont rares, et l’expression de la
semble-t-il, souligner l’universalité des sentiments. subjectivité, omniprésente, passe donc par d’autres
moyens grammaticaux et stylistiques.
Exercice 3  p. 449 – On note au vers 5 des indices de deuxième per-
1. Comme les noms des personnages présents sur sonne du singulier, qui renvoient au lac, à qui le
scène le montrent, Agnès raconte à Arnolphe sa ren- poète s’adresse : vocatif « Ô Lac ! » (v. 5), impéra-
contre avec une vieille femme, l’entremetteuse qui a tif « regarde » (v. 7), pronom personnel sujet « tu »
facilité sa rencontre avec Horace. D’après le verbe des verbes aux vers 8, 9, 10 ; déterminants posses-
introducteur de parole « en parlant de la sorte », la sifs « tes ondes » (v. 11), « tes flots harmonieux » (v.
présence des guillemets et les propositions incises 16), phrase interrogative au vers 13.
aux vers 11 et 12, la jeune fille rapporte sa conver- – Les indices de troisième personne aux vers 6 et
sation avec la vieille au style direct : paroles de l’en- 8 (pronom personnel sujet « elle » ou complément
tremetteuse (v. 3 à 8) ; réplique d’Agnès (vers 11) ; « la ») ou au vers 12 (déterminant possessif « ses
paroles de la vieille (vers 12 à 13). pieds adorés ») désignent celle dont le poète parle :
2. La réplique d’Arnolphe est un aparté : il frappe une femme aimée, décédée, la « non-personne »,
d’imprécations la vieille, non Agnès. au sens où elle est absente et morte. La périphrase
au vers 19 « la voix qui m’est chère » le confirme.
3. Le récit intéresse le spectateur pour plusieurs
raisons : – Aux vers 21 à 24, les paroles de l’être aimé sont
rapportées directement par le poète (guillemets et
– Le choix du style direct anime le récit de la jeune
locution verbale introduisant le discours, « laissa
fille et le rend plus agréable à écouter, en plus des
tomber ces mots », v.  20). L’être aimé s’adresse
informations données sur les circonstances de la
au temps puis aux « heures propices ». Il faut sur-
rencontre, événement hors scène.
tout insister sur la rupture énonciative, qui marque
– Ce choix permet également une scène de théâtre
l’apparition dans le discours du poète du discours
dans le théâtre : Agnès, qui joue sa rencontre avec
d’un(e) autre.
la vieille, occupe successivement les deux rôles et
Arnolphe est spectateur de cette scène de rencontre. 2. On peut alors réfléchir aux significations de
On peut imaginer ou faire imaginer les gestes des l’énonciation dans cette élégie : ce poème du deuil
« deux » femmes, leur intonation ; le jeu de la vieille n’est pas seulement l’expression de sentiments per-
pourra proposer une interprétation de ses intentions sonnels, un discours du je « poétique » destiné à soi.
(effrayer Agnès, la culpabiliser pour la réussite de Au contraire, dans le poème de Lamartine, comme
son projet). dans bien des poèmes lyriques, il s’agit moins de
– Enfin, le spectateur porte son intérêt sur les réac- dire « je » que « tu » ou « nous ». L’entrelacement de
tions d’Arnolphe, contraint d’écouter le récit d’un la voix du poète et de la « voix qui [lui] est chère »
événement qui contrecarre son projet, forcé de (remarquer l’emploi du présent de l’indicatif) consti-
constater la transgression de son interdiction. Sa tue un tissu dont les fils compenseraient la sépara-
position d’auditeur montre son impuissance. tion irrémédiable des amants, ramèneraient à la vie
Molière parvient donc à rendre intéressant un récit l’être perdu à jamais : c’est la voix de la défunte qui
qui, au théâtre, aurait pu ennuyer le spectateur. se fait à nouveau entendre dans la voix du poète.

Exercice 4  p. 449 Exercice 5  p. 449


1. Un repérage formel précis est nécessaire pour évi- 1. Pour rapporter les pensées du personnage, le
ter des erreurs fréquentes, qui risquent de faire man- narrateur emploie le discours direct (l. 1-2), puis
quer l’originalité du système énonciatif. le discours indirect (l. 3-7), qui se convertit rapide-
– Des vers 1 à 4, le poète emploie le pronom per- ment en un discours indirect libre (DIL), majori-
sonnel « nous » qui renvoie à l’humanité, exposée taire dans le texte. À partir de « Tous, en effet », la
au temps et à l’inconstance. En revanche le pronom voix du narrateur et celle du personnage semblent
personnel « nous » au vers 13 (discours du poète) ou pouvoir être superposées.

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2. Grâce au DIL le narrateur mêle sa voix à celle * Mortel : signifie couramment – comme à l’époque
de l’héroïne et on peut penser qu’il n’exprime alors classique – « qui cause la mort » (sens actif le plus
aucun jugement à propos de l’ennui de son person- courant) ou « sujet à la mort », c’est-à-dire « qui
nage, sinon un sentiment de compassion qui, grâce peut périr, disparaître » (sens passif). On constate
au DIL, s’exprimerait justement par la proximité du également le sens courant de « qui évoque la mort,
narrateur avec le personnage. Le regard du narra- qui a les caractéristiques propres à la mort. ». Le
teur sur le personnage serait moins ironique qu’on sens métaphorique « très pénible », « désagréable »
peut le dire un peu mécaniquement. Il n’en demeure ou « ennuyeux à mourir » n’est pas caractéristique
pas moins que le langage du personnage charrie des d’un niveau de langue en particulier.
images et des clichés qui font sourire, tels ce « cœur
[qui] se dilate » et ces « sens [qui] s’épanouissent » un Exercice 2  p. 451
peu trop mécaniquement. On voit comment l’énon-
a. flotte (fam.) ; onde (sout.). b. baille (fam.) ; flots
ciation romanesque (les discours rapportés) permet
(sout.). c.  pompes, godasses (fam.) ; les mots du
des effets d’ambiguïté qu’il faut mettre au jour.
registre soutenu pour chaussures désignent tous
des chaussures d’un type particulier (mocassin,
cothurne). d. pieu, plumard (fam.) ; couche (sout.).
e. pioncer, roupiller (fam.) ; sommeiller, être dans
7 Les niveaux de langue p. 450
les bras de Morphée (sout.). f. cabot (fam.) ; Cer-
bère (sout.). g. rincée (fam.) ; ondée (sout.). h. pif
(fam.) ; narine (sout.). i.  mirettes (fam.) ; prunelle
Exercice 1  p. 451
(sout.). j. avoir la dalle, avoir les crocs (fam.) ; crier
– Les mots d’un usage courant sont modem et cour-
famine (sout.). k. être en pétard (fam.) ; fulminer, se
riel (b et c).
courroucer, sortir de ses gonds (sout.).
– Positiver (i) appartient à un vocabulaire familier,
dont l’usage est critiqué.
– Oxymore (h) et destrier (j) relèvent d’un usage Exercice 3  p. 451
spécialisé. a. Que vas-tu faire dans les prochains jours ? b. J’ac-
cepte votre demande avec plaisir. c. Je ne peux pas
– Zéphyr (a) et affres (g) appartiennent à une lan-
faire cela aussi vite. d.  Je suis surpris par votre
gue soutenue.
comportement. J’ignorais que vous étiez si fragile.
– Les mots trouble, ennui, mortel (d, e, f) ont des
sens différents, qui déterminent le niveau de langue :
* Trouble : en emploi courant, l’adjectif signifie « qui Exercice 4  p. 451
manque de transparence », de « netteté », au propre 1. On étudiera la langue familière du personnage, à
comme au figuré, en parlant d’une chose ou d’une travers les nombreuses occurrences proposées par
personne. L’adjectif et le nom, en emploi classique, les passages de discours rapportés directement. Des
soutenu, désignent un état émotif contraire au calme, verbes : « s’en tirer » (l. 1-2), « elle me prendra »,
voire violent. Au pluriel, le nom s’emploie couram- l. 3 (= elle m’emploiera), « tu te mets », l. 4 (= tu
ment puisqu’il désigne des faits et des actes d’opposi- t’associes), « nous reviendrons sur l’eau », l. 4-5 (=
tion violents sur le plan social et religieux, ou encore nous n’aurons plus de dettes), « nous nipper » (l.
des perturbations physiologiques ou psychiques. 5-6), « tu crèves d’ambition » (l. 11) ; mais aussi des
* Ennui : par affaiblissement de sens, le déverbal noms : « trou » (l. 6), « catins » (l. 12), « traînée » (l.
est employé couramment pour évoquer un « pro- 18) ; une comparaison : « habillé comme un mon-
blème », un « souci ». Il signifie aussi « l’impres- sieur » (l. 12) ; une construction syntaxique : « elle
sion de lassitude due à l’inaction ou une occupation est propre, celle-là ! ».
sans intérêt ». Moins courant, le sens de « manque 2. Dans le premier passage de paroles rapportées
de goût aux choses », de « mélancolie ». Dans la directement, l’étude de la « parlure » du person-
langue classique, en revanche, le mot appartient au nage permet de mettre au jour le milieu ouvrier
vocabulaire de la souffrance, est employé pour dési- du personnage, son présent malheureux (détresse
gner « une douleur insupportable ». On peut rappe- liée à la pauvreté) et l’espoir d’une amélioration
ler l’étymologie du verbe ennuyer, inodiare « être modeste. Le montrent le choix de la métaphore du
odieux ». Son emploi relèverait alors d’un niveau naufrage en mer, la répétition du verbe « travailler »,
de langue soutenu. la valeur modale du verbe falloir (nécessité). Dans le

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second passage, les paroles de Gervaise expriment social. Leur ton est condescendant, sous une volonté
sa colère (cf.. le verbe « s’emporta », l.  9) devant didactique. De plus, rappeler qu’ils ont marié leur
l’indifférence de Lantier, et le manque d’harmonie fille à Dandin pour des raisons matérielles confirme
du couple. L’ensemble du passage présente le per- qu’ils ne sont guère mis en valeur par ce dialogue.
sonnage du peuple, l’ouvrière sous un jour pathé- Eux aussi apparaissent comme la cible de la satire,
tique et bien sombre. et sont sans doute les personnages les moins sym-
pathiques au spectateur.
Exercice 5  p. 451
1. Les Sotenville reprochent à Dandin son peu de Exercice 6  p. 451
civilité à leur égard, en raison de son ignorance des 1. On observera surtout l’emploi de mots d’un lan-
codes sociaux. Mme de Sotenville est offensée par la gage soutenu : la périphrase « vos extrémités digi-
« familiarité de ce mot de « ma belle-mère » » et elle tales » (l. 5-6), le mot « cothurnes » (l. 6), l’excla-
exige l’emploi du mot « Madame » ; M. de Sotenville mation alambiquée « Minerve est sa marraine » (l.
interrompt George Dandin pour lui reprocher de le 18-19). Ce langage soutenu est celui du professeur,
nommer par son nom et exiger l’emploi de « Mon- et en donne une image de précieux, voire de pédant.
sieur ». Dandin est un paysan, alors que les Soten- L’enfant emploie un langage courant, qui désigne
ville appartiennent à la petite noblesse de province, les réalités prosaïques de son univers (des « caillots
les Sotenville ne cessent d’humilier leur gendre en lui de crotte », le « fumier », l. 8) ou les objets et acces-
rappelant l’inégalité de leurs positions sociales : « les soires quotidiens, comme les « souliers » (l. 5-6). Le
choses ne sont pas égales » (l. 6), « il y a une grande registre de l’enfant peut se faire familier avec une
différence de vous à nous » (l. 10), « ceux qui sont image (« serin », l. 1, l’italique soulignant la familia-
au-dessus de nous » (l. 17). Le verbe « apprendre », rité malicieuse), un verbe (« je trousse », l. 17), une
à l’impératif, employé par les deux personnages (l. expression (« un bout de sourire », l. 13).
7 et 15), montre bien que les nobliaux de province
donnent une leçon de langage au paysan, pour lui 2. La distance de l’enfant à l’égard du langage du
enseigner la civilité qu’ils estiment leur être due. professeur est marquée par l’italique (« arakné », l. 4
Le verbe « connaître » dans la réplique de Mme de et 13 ; « cothurnes », l. 7 et 13 ; « je le sais », l. 16),
Sotenville (« vous devez vous connaître », l. 10-11) dont l’emploi ironique souligne le décalage entre des
traduit cette volonté de remettre Dandin à sa place univers bien différents. Ce décalage, le narrateur-
dans la hiérarchie sociale. enfant le souligne par une antiphrase : « de beaux
cothurnes en effet » (l. 7), qui tourne en dérision la
2. Les effets du dialogue sur le spectateur sont
périphrase héroï-comique employée par le profes-
comiques. Le rire du spectateur s’exerce contre
seur mais moquée par l’enfant, comme le signale,
Dandin, en raison de la situation du personnage
dans la suite de la phrase, l’oxymore « des dorures
d’abord : il veut parler à ses beaux-parents « caté-
de fumier » (l. 8). Enfin, le décalage apparaît à la
goriquement » (l. 12) mais il en est empêché. Il
fin du portrait, lorsque le narrateur rapporte le qui-
croit appliquer la leçon de Madame de Sotenville
proquo entre le professeur et la mère de l’enfant.
en appelant son mari « Monsieur de Sotenville » et
se trompe à nouveau, comme s’il lui était décidé- 3. Le portrait du professeur est à l’évidence sati-
ment impossible d’échapper aux pièges des règles rique, comme l’annonce le qualificatif « serin »
de la politesse. C’est le dindon de la farce. On peut (niais, nigaud) dans la phrase initiale. L’analyse du
également rire du personnage à cause de sa naïveté, jeu des discours rapportés est efficace : le narrateur
lorsqu’il déduit des paroles de ses interlocuteurs le dévalorise le discours héroï-comique du professeur
droit à l’égalité (« si vous m’appelez votre gendre, en le parodiant. Il convient de prendre en compte
il me semble que je puis vous appeler ma belle- non seulement les discours rapportés directement
mère. »). Enfin, ce personnage de comédie, qui a (les paroles du professeur, aux lignes 6 et 7, et le
voulu s’élever dans l’échelle sociale, se trouve dès bref échange très théâtral entre le professeur et la
le début de la pièce puni pour une erreur de juge- mère de l’enfant à la fin de l’extrait : cf. réponse 2)
ment dont il est conscient. Il est donc la cible prin- mais aussi les effets ironiques des termes en men-
cipale de la satire. tion (par exemple, « il dit arakné »), indiqués par les
On rit cependant également des Sotenville : par leurs italiques. Le mot « cothurnes » à la ligne 7 peut éga-
paroles et leur relation à Dandin, ils donnent l’image lement être considéré comme une citation ironique.
de personnages bien prétentieux, imbus de leur statut L’effet satirique est dû au décalage entre le langage

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soutenu et la réalité de l’univers familier du narra- moquer des gens ». e. Le verbe « risque », modalisé
teur (choses, lieu, entourage familial). Le profes- par l’adverbe « bien », et l’incise « je pense » expri-
seur fait sourire par sa culture antique qui déforme ment une hypothèse. « L’interdiction de la lecture
sa vision du monde : l’effet est proche de la paro- pourrait être décidée ». f. Le premier emploi de l’ad-
die burlesque. Le manque de culture de la mère du jectif « fantastiques » exprime une adhésion enthou-
narrateur, incapable de comprendre les allusions siaste ; outre sa familiarité, il est déconseillé en rai-
antiques, donne lieu à un quiproquo comique qui son de sa reprise au sens propre dans la seconde
fait rire en raison de la communication impossible proposition. « Maupassant a écrit des nouvelles de
entre les deux personnages. grande qualité, qui ne relèvent pas toutes du registre
fantastique ». g. « Je pense que » exprime un juge-
ment personnel, auquel l’adjectif intensifié « telle-
ment inutiles » donne un caractère définitif. « Le
8 La modalisation p. 452 roman réaliste doit proposer moins de descriptions,
car elles ne sont pas toutes utiles ».

Exercice 1  p. 453
a. La proposition « Contrairement à ce qu’on pour-
Exercice 4  p. 453
a.  Au Louvre, j’ai vu de si beaux tableaux clas-
rait croire » permet au locuteur de prendre position
siques ! b. J’aime lire des romans contemporains qui
contre une opinion reçue ; « efficace » exprime un
racontent des histoires d’aujourd’hui. c. Le profes-
jugement favorable du locuteur. b. Le verbe devoir
seur nous a imposé la lecture d’un roman de Zola.
est un auxiliaire de modalité qui exprime la néces-
d. Ils habitent une maison ancienne qui m’a séduit.
sité. c. Le type interrogatif et le conditionnel per-
e. Je ne me plonge pas dans l’histoire de ce livre
mettent de mettre en doute le bien fondé d’une affir-
invraisemblable.
mation. L’auxiliaire de modalité devoir exprime un
jugement dont la validité sera examinée. d. « À mon
avis » est une locution qui exprime la subjectivité Exercice 5  p. 453
du locuteur. e. Le conditionnel et la forme interro- Les marques de modalisation « S’il fallait l’en
gative mettent à distance une opinion courante, qui croire », « disait-il », « probablement », « à ce qu’il
devra être justifiée, à tout le moins. f. La locution paraît » multiplient les doutes du narrateur à propos
verbale « il est nécessaire » exprime la conviction d’un personnage trouble. La suite du texte confirme
intime du locuteur. la piètre opinion du narrateur sur ce Thénardier ; l’ad-
verbe « mal », détaché par un point virgule à la fin
de la dernière phrase, est d’une redoutable efficacité.
Exercice 2  p. 453
a.  La plupart des poèmes seraient écrits en vers.
b. Les philosophes des Lumières, pense-t-on, écrivent Exercice 6  p. 453
seulement pour transmettre leurs idées. c. La comédie 1. « On m’a dit » permet au personnage de rapporter
classique, semble-t-il, poursuit deux visées : plaire une rumeur flatteuse à propos de Nana. Les adjec-
et instruire. d.  Le théâtre classique peut paraître tifs « délicieuse » et « excellente » expriment un
ennuyeux. e.  Le réalisme, à en croire ses détrac- jugement élogieux. À l’inverse, les noms métapho-
teurs, serait une copie de la réalité. riques « seringue » et « paquet », empruntés à l’ar-
got, refusent tout talent de chanteuse et de comé-
dienne au personnage.
Exercice 3  p. 453
a. L’adverbe « hélas » exprime le regret. « Les valeurs 2. Nana est présentée en termes alternativement
des Lumières ont été trop vite oubliées. » b. L’ad- élogieux et dévalorisants. Cette contradiction peut
verbe « heureusement » exprime l’accord. « Le philo- traduire le conflit entre l’apparence et la réalité du
sophe des Lumières a légitimement combattu toutes personnage, sa séduction superficielle et sa vulga-
les superstitions. » c. L’auxiliaire de modalité devoir rité foncière.
et l’adverbe « certainement » expriment une hypo-
thèse. « Ce poème a sans doute ému de nombreux Exercice 7  p. 453
lecteurs ». d. L’adverbe « jamais » et la proposition 1. Voltaire affirme l’incohérence des charges rete-
finale expriment une assertion catégorique. « Cette nues contre Calas et son entourage et démontre l’er-
fable montre avec efficacité qu’il ne faut pas se reur judiciaire, fruit d’une justice aveuglée par l’in-

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tolérance et le préjugé. L’emploi de la modalisation
vient appuyer cette stratégie argumentative. 9 La langue du xviie siècle p. 454-457
Voltaire fait état d’abord des deux « suppositions » de
l’accusation (l. 1-9) : s’il a assassiné son fils, Calas
Exercice 1  p. 456
ne peut avoir agi seul car il n’en avait pas la force
a. « caresses » =  politesses ; « fureur » =  excès ;
physique ; il a donc nécessairement reçu l’aide de
« embrassements » = gestes d’amitié.
son entourage puisqu’ils ne se sont pas quittés de
b. « de l’hymen les terrestres appas » = les plaisirs
la soirée. Les marques de la modalisation, avec à
terrestres du mariage ; « desseins » = projets.
deux reprises l’alliance efficace d’un verbe et d’un
c. « faire bonne chère » = faire de bons repas ; « battre
adverbe (« il paraissait impossible », l. 1 ; « il fallait
le pavé » =  traîner dans la rue ; « galants » =  jolis
absolument », l. 5), mime le cheminement intellec-
cœurs ; « courir le bal » = faire la fête ; « brelans »
tuel de l’accusation.
= tables de jeux.
Mais c’est pour mieux en faire éclater ensuite la
contradiction interne, que dénonce la modalisation
introduite par l’adjectif « absurde ». Pour illustrer
Exercice 2  p. 456
a.  Termes valorisants : « douce », « agréable »,
cette incohérence, Voltaire a recours aux phrases
« badine ».
interrogatives et au mode conditionnel passé  qui
Termes dévalorisants : « fière », « chagrine »,
expriment non seulement la mise en doute des
« savante », « artifice », « galant ».
charges, mais constituent des affirmations. Si l’on
Dans cet extrait, la ruse de la femme, en particulier
examine les faits à la lumière de la raison, Calas et
son habileté pour se faire belle, sont stigmatisées.
son entourage n’ont pu commettre cet assassinat.
b. Termes valorisants : « galants », « polis », « civils ».
2. L’opinion de Voltaire est donc que l’accusation ne Termes dévalorisants : « durs », « féroces », « sans
repose sur aucune preuve rationnelle. L’anaphore de mœurs ni politesse », « ridicules ».
« Il était évident » renforce l’expression de la certi- L’adjectif « galant », pris en mauvaise part dans le
tude de leur innocence. L’ordre dans lequel les pro- texte a où il évoque une séduction trompeuse, est ici
positions se succèdent, par juxtaposition, à rebours valorisant car il renvoie à la bonne connaissance des
de l’ordre des propositions dans la longue phrase usages, à la politesse des gens bien élevés.
initiale, montre comment Voltaire a réfuté les thèses
c. Termes valorisants : « artifice », « subtil », « gens
de l’accusation.
de bien ».
L’émotion de Voltaire s’exprime au moyen de l’ana- Termes dévalorisants : « malice », « déçus », « impru-
phore de l’interrogative « comment… ? » : les faits dence ».
reprochés scandalisent la raison. L’image pathétique Le nom « artifice », pris en mauvaise part dans le
des mains de la « mère tendre » sur le fils, l’anti- texte a où il évoque la séduction trompeuse de la
thèse entre la tendresse de la mère et la violence femme, est ici valorisant dans la bouche de Néron
de l’acte présumé rendent inimaginable l’accusa- car il renvoie à sa propre habileté politique.
tion de parricide. On peut remarquer également la
répétition de « le/ce père seul », qui, elle aussi, pro-
Exercice 3  p. 456
voque l’émotion du lecteur.
Cœur : 1. c ; 2. a ; 3. b
3. La construction de la phrase, par juxtaposition et Sein : 1. c ; 2. b ; 3. a
coordination, imite le mécanisme de l’erreur judi- Entendre : 1. c ; 2. a ; 3. b
ciaire : à cette triple évidence – marquée par l’emploi
de l’anaphore « il était évident que » –, qui interdi- Exercice 4  p. 457
sait la condamnation de Calas, Voltaire oppose (« et 1. « ma race » (v. 8).
cependant ») le jugement du Parlement de Toulouse,
2. L’expression « mon bras » (v. 3) renvoie par synec-
scandaleux et inacceptable. Voltaire invite le lecteur
doque (la partie pour le tout) à la personne du Comte,
à partager son indignation.
qui se présente ici comme un guerrier valeureux,
au bras puissant.
L’expression « son front » (v. 8) renvoie par méta-
phore à l’honneur de la lignée à laquelle appartient
Don Diègue.

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Exercice 5  p. 457 2. La disposition AB//BA caractéristique du chiasme
1. Champ lexical de l’amour : « goûter une dou- se retrouve ici dans la mesure où l’on a l’ordre sui-
ceur extrême », « hommages », « cœur » (l. 2 et 14), vant : nom (« membres »)- adjectif (« profanes »)//
« jeune beauté », « transports », « des larmes et des adjectif (« sacrés »)- nom (« ongles »). Ce chiasme
soupirs », « doucement », « le beau de la passion », éloigne les « membres » des « ongles » et souligne
« amour », « désirs », « charmes attrayants ». l’opposition entre les deux expressions.
Champ lexical de la guerre : « combattre », « rendre
les armes », « forcer pied à pied », « petites résis- Exercice 8  p. 457
tances », « vaincre », « être maître », « conquête ». De nombreux mots ou expressions sont antéposés
2. L’association étroite des champs lexicaux de par rapport à l’ordre des mots habituel en français
l’amour et de la guerre dans le discours de Dom moderne, en particulier les compléments du nom
Juan montre que le seul moment qui l’intéresse (« des secrets de Titus ») ou du verbe (« de ce qu’il
dans ses relations avec les femmes est celui de la veut », « d’un divertissement ») placés devant le mot
séduction, qu’il envisage comme une bataille. Il se qu’ils complètent.
voit comme un guerrier de l’amour : dès qu’il rem- – Ce cabinet superbe et solitaire est souvent le dépo-
porte une victoire, il se presse d’engager un nou- sitaire des secrets de Titus.
veau combat, enchaînant ainsi les conquêtes. Dans – Je me ris d’un acteur lent à s’exprimer qui ne
cette guerre sans relâche, les femmes sont les enne- sait pas m’informer d’abord de ce qu’il veut et qui,
mies qu’il doit vaincre. débrouillant mal une intrigue pénible, me fait une
fatigue d’un divertissement.

Exercice 6  p. 457 Exercice 9  p. 457


1. Certains termes renvoient à la noblesse de sang, Si j’ai su jusqu’à ce jour dissimuler à vos regards
celle qui vient de la famille dans laquelle on est la flamme qui me brûle, je ne puis plus cacher les
né (« naissance » l.  2 et 8, « gentilhomme », « le transports dont mon âme est ravie à votre vue. Les
nom et les armes », « sortir d’un sang noble », « nos vœux les plus ardents que mon cœur puisse faire
ancêtres », « descendants », « aïeux », « sang »), alors sont d’être toujours auprès de vous, esclave de vos
que d’autres termes évoquent la noblesse de cœur, désirs et de votre amitié. Mais que le fer tranche ma
celle qui tient aux actions et au comportement d’une destinée si l’amour dont je vous fais part doit m’at-
personne (« mérite », « vanité », « gloire », « éclat » tirer votre courroux.
(l. 11 et 19), « engagement », « honneur », « vertus »,
« illustre », « gloire »).
2. Selon Don Luis, ceux qui sont nobles par leur
naissance doivent confirmer cet honneur par un com-
10 Prendre des notes p. 459

portement irréprochable et par des exploits dignes


de leur sang. Dans le cas contraire, ils s’exposent à Exercice 1  p. 459
une honte d’autant plus grande. Propositions : classsme, classq ; Com., comq ; cte φ. ;
3. Les termes « bassesse », « rougir », « infâmes », gen. ; lectr, lect. ; Lum. ; Litt., littér. ; Narr., narrf ;
« dégénérer », « désavouer », « déshonneur », op. ; paθq ; persg. ; πo. ; pdv. (int., ext., omn.) ; Réal. ;
« honte », qui condamnent la conduite de Dom Juan, réal. ; reg. ; R. ; romsme, romq ; s/réalste, s/réalsme ;
s’opposent au champ lexical de la noblesse. L’anti- θ^. ; Trag., tragq
thèse entre « l’éclat de leurs actions » (l. 11) et « la
honte de vos actions » (l. 21-22) souligne l’écart Exercice 2  p. 459
entre Dom Juan et ses ancêtres. Molière (J.-B. Poquelin), xviie s. Aut. comq ; 1/joue
des farces 2/écrit des Com. Pièces critées pr raisons
relig. (Tartuffe, Dom Juan) < Idites. Cpdt, immense
Exercice 7  p. 457 succès, av. et ap. (1673). Auj., tjs jouées + étudiées.
1. Alors que l’adjectif est postposé à la fin du pre- Mol. = l’un des + gds dramg du θ^. frs.
mier vers (« tes membres profanes »), il est antéposé
dans le second vers (« nos sacrés ongles »). La lan- Exercice 3  p. 459
gue du xviie siècle, en particulier dans les textes en Il y a une trad° irrécusable pr dire que la Trag., ds
vers, permettait de choisir. sa forme la + anc., n’avait d’autre obj ; que les souf-

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frces de Dionysos et que, pdt très lgtps, ce fut lui jus- du texte et en font sans doute la valeur intrinsèque :
tet le seul héros s/la sc. Ms on peut affirmer avec – les détails de la narration, comme ceux du crime
une = certitude que Dion., jusqu’à Euripide, n’a jms (l. 2-6) qui font comprendre la réaction première
cessé d’ê. le hér. tragq et que ttes les fig. ill. du θ^. de l’opinion publique et du père de Camus en par-
gr., Prom., Œd., etc., ne st que des masques de ce ticulier ;
hér. primitif. Qu’une divé se cache s/ ts ces masques, – le rythme et la tonalité du récit, qui accompa-
c’est là d’aill. la raison essent. de cette « idéalité » gnent et font partager le bouleversement du père,
typique qui a svt supris ds ces fig. Je ne sais + qui à la fin du texte.
a dit que ts les indiv., c. tels, st comq et p/là réfrac-
taires au tragq : ➞ s’ensuivrait que les Gr. ne pou-
vaient tolérer des indiv. s/la sc. tragq.
Notes : Souffrces de Dionysos =  obj. de trag., à 11 Travailler au brouillon p. 460
^ ➞ Eurip., Dion. hér. de trag. : per-
l’orig. ; ms m
sges =  masques du dieu ➞  « idéalité ». ≠ l’indiv. Exercice 1  p. 461
est comq, dc intolble s/sc. a. « Le théâtre nous est maintenant accessible sous
la forme du film ; les théâtres sont donc inutiles. »
Exercice 4  p. 459 Discutez cette affirmation.
Au xviiie  siècle, la publication de livres philoso- Mots clés : accessible (visible, on peut le découvrir) ;
phiques est dangereuse : à partir de 1757, impri- inutiles (superflus, ils ne servent à rien)
mer un ouvrage interdit devient passible de la peine Types de textes : des pièces de théâtre
de mort. On attendra que les élèves retrouvent le titre des
Voltaire est passé maître dans le détournement de la pièces de théâtre filmées qu’ils ont pu voir et qu’ils
censure : ainsi, Candide est publié à Paris, Londres, pensent à des films adaptés de pièces de théâtre,
Genève, Amsterdam sous un pseudonyme : « le doc- comme Le Père Noël est une ordure.
teur Ralph ». b. Pourquoi peut-on dire que les auteurs de fables
et de contes philosophiques ne cherchent pas seu-
Exercice 5  p. 459 lement à convaincre, mais aussi à persuader ?
◆ Chamfort, moraliste frs (1741~1794) ; conteur Mots clés : convaincre (raisonner, argumenter en
spirituel, aut. d’épigrammes : Maximes et Pensées, faisant appel à la raison) ; persuader (impression-
Caractères et Anecdotes > satire de la soc. et misan- ner, argumenter en faisant appel aux sentiments).
thropie. Suicide. Types de textes : fables et contes philosophiques,
•Enthsme de Chamfort pr Révol° (malgré succès ds apologues
la soc. aristq) > satire soc. Hostilité à la Terr. < pri- c. Selon une expression de Stendhal, « un roman,
son < suicide. c’est un miroir que l’on promène le long d’un che-
Les abréviations employées dans l’article sont les min. » Pensez-vous que les auteurs réalistes et
suivantes : naturalistes aient réussi à faire de leurs œuvres un
reflet fidèle de la réalité ?
Posth. > posthume
Mots clés : La question posée précise le sujet. Le
J. Rostand > Jean Rostand
terme miroir, employé par Stendhal, est repris par
Acad. Fr. > Académie française l’expression plus explicite de « reflet fidèle de la
réalité ».
Exercice 6  p. 459 Types de textes : des romans réalistes et naturalistes,
1. Peine de : réalé de l’exécu° =  bouleverst. ex. : c’est-à-dire essentiellement du xixe siècle.
Alger, 1914, assasst mstrueux < condamna° déca-
pita° < le père de l’aut. assiste à l’exécu° < choc, Exercice 2  p. 461
malgré approba° du jugt : la pensée du criminel Après avoir assisté à l’une des premières représen-
+ forte que celle du crime. tations de l’École des femmes au théâtre du Palais
2. Cette prise de notes tend à reproduire l’essentiel Royal, une jeune femme écrit une lettre à une amie
du récit et de ses implications argumentatives. Il pour lui faire part de ses impressions. Elle s’appuie
manque toutefois deux aspects importants, incom- sur des évocations précises du texte de Molière et
patibles avec la prise de notes, mais qui sont la chair de la mise en scène, que vous imaginerez.

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Exercice 3  p. 461 la musicalité, qui concerne davantage de textes et
– Allitération en [s] au vers 2 : harmonie imitative qui est donc plus évident que l’argument de la beauté
qui rappelle le bruit des serpents et donne l’impres- visuelle : on va du plus évident au moins évident.
sion qu’ils sont présents ; cette hallucination d’Oreste – Axe 2. L’argument des émotions est plus facile
met en évidence sa folie. à expliquer que l’argument de la beauté : on va du
– Multiplication des questions : agitation et confu- plus simple au plus complexe.
sion du personnage gagné par la folie.
– Métaphore « éternelle nuit » pour la mort : idées
d’éternité et d’obscurité, qui renforcent le tragique. Exercice 5  p. 461
– Contradiction entre les impératifs des vers 5 et 6 : Nous allons d’abord étudier comment est montrée
incohérence du personnage, signe de folie. la folie d’Oreste qui s’adresse à des interlocuteurs
– Rime déchirer/dévorer : violence, intensité de la absents. Il interpelle les déesses de la vengeance et
souffrance du personnage ; cela contribue au tra- Hermione. Le champ lexical de la vue est très pré-
gique de l’extrait. sent dans le texte, avec par exemple « vois », « yeux »
– Usage du présent de l’indicatif au vers 8 : Oreste ou « regards ». Nous pouvons de plus remarquer
a rejoint Hermione parmi les morts ; il est déjà en qu’au vers « Pour qui sont ces serpents qui sifflent
enfer ; c’est encore une hallucination qui souligne sur vos têtes ? », l’allitération en [s] évoque le bruit
sa folie. des serpents, ce qui donne à l’hallucination d’Oreste
une réalité sonore. La gradation de « déchirer » à
« dévorer », deux mots mis en valeur par leur posi-
Exercice 4  p. 461 tion en fin de vers, souligne la violence des images
Axe 1 : La poésie est d’abord un travail sur le lan- évoquées. La multiplication des questions et des
gage qui vise la beauté. interlocuteurs, les ordres contradictoires adressés
Dans son « Art poétique », Paul Verlaine donne ce aux déesses, à qui il ordonne de venir puis de par-
conseil aux poètes : « De la musique avant toute tir, montrent qu’Oreste est dans un état de doute et
chose » d’agitation violents. Le vocabulaire, les sonorités et
Argument illustré : la musicalité qui s’exprime à tra- la syntaxe s’associent donc pour représenter Oreste
vers les jeux de rythme et de sonorité est une dimen- au comble de la folie.
sion essentielle des poèmes.
Le mot calligramme est issu des mots grecs kal-
los (beauté) et gramma (lettre, écriture). C’est un
poème dont la disposition sur la page rappelle la
forme de l’objet évoqué. 12 Structurer le propos p. 462
Argument illustré : certains textes poétiques mettent
même en jeu la beauté visuelle, par exemple à tra-
Exercice 1  p. 463
vers la disposition typographique.
Le découpage en phrases met en évidence les pro-
Axe 2 : Mais la poésie sert aussi à défendre des idées. gressions thématiques.
Victor Hugo dénonce le travail des enfants à tra- Athènes eut dans son sein les mêmes forces pen-
vers son poème « Melancholia » en suscitant la dant qu’elle domina avec tant de gloire, et pendant
pitié du lecteur. qu’elle servit avec tant de honte. Elle avait vingt-
Argument illustré : les poètes défendent efficacement mille citoyens, lorsqu’elle défendit les Grecs contre
les causes qu’ils choisissent car ils savent toucher les Perses, qu’elle disputa l’empire à Lacédémone,
notre sensibilité, éveiller des émotions. et qu’elle attaqua la Sicile. Elle en avait vingt-mille
Les poètes de la Résistance, comme Louis Ara- lorsque Démétrius de Phalère les dénombra, comme
gon avec « La Rose et le Réséda », ont pu toucher dans un marché l’on compte les esclaves. Quand Phi-
de nombreux lecteurs par la simplicité et la beauté lippe osa dominer dans la Grèce, quand il parut aux
de leurs textes. portes d’Athènes, elle n’avait encore perdu que le
Argument illustré : la beauté des textes poétiques temps. On peut voir, dans Démosthène, quelle peine
donne plus de force aux idées qu’ils défendent. il fallut pour la réveiller : on y craignait Philippe,
On invitera les élèves à justifier l’ordre proposé pour non pas comme l’ennemi de la liberté, mais des plai-
classer les arguments à l’intérieur de chaque partie. sirs. Cette ville, qui avait résisté à tant de défaites,
– Axe 1. Mieux vaut commencer par l’argument de qu’on avait vu renaître après ses destructions, fut

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vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours. Qu’im- Il est encore en Europe un état capable de législa-
porte que Philippe renvoie tous ses prisonniers ? Il tion ; c’est la Corse. La valeur et la constance avec
ne renvoie pas des hommes. Il était toujours aussi laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre
aisé de triompher des forces d’Athènes, qu’il était sa liberté mériterait bien que quelque homme sage
difficile de triompher de sa vertu. lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment
Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748. qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe.
Rousseau, Du contrat social, 1762.
Exercice 2  p. 463
Le découpage en plusieurs phrases révèle une pro- Exercice 4  p. 463
gression globalement linéaire de l’extrait. 1. Pas de connecteur ; progression linéaire puis à
Mais si le cerveau est à la fois bien organisé et bien thème constant : « Théodecte », propos initial, devient
instruit, c’est une terre féconde parfaitement ense- thème sous la forme pronominale « il » ou « le ».
mencée, qui produit le centuple de ce qu’elle a reçu. 2. Progression à thème dérivé, dont la grotte de
Dans cette terre, l’imagination (pour quitter le Calypso est le thème commun explicite (« chez
style figuré souvent nécessaire, pour mieux expri- elle ») ; les connecteurs sont spatiaux.
mer ce qu’on sent et donner des grâces à la vérité 3. Progression linéaire : un propos (« sa laideur »)
même) élevée par l’art à la belle et rare dignité de devient thème (« la difformité ») qui appelle un pro-
génie, saisit exactement tous les rapports des idées pos (la « raideur ») ensuite employé comme thème.
qu’elle a conçues ; elle embrasse avec facilité une Les connecteurs « or » et « donc » soulignent la struc-
foule étonnante d’objets, pour en tirer enfin une lon- ture de syllogisme.
gue chaîne de conséquences. Et ces conséquences
ne sont encore que de nouveaux rapports, enfantés
par la comparaison des premiers, car (« auxquels »
signifie « avec lesquels ») l’âme trouve entre tous Rédiger et présenter
ces rapports une parfaite ressemblance. 13 la copie p. 464
d’après La Mettrie, L’homme Machine, 1748.
Exercice 1  p. 465
Exercice 3  p. 463 On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d’ins-
Les deux paragraphes correspondent à deux thèmes : truction, qui donnait son avis sur l’affaire mysté-
René et son miroir puis le narrateur. rieuse de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexpli-
René possède un morceau de miroir qu’il a trouvé à cable crime affolait Paris. Personne n’y comprenait
Buchenwald après le bombardement d’août. Il hésite rien.
à le sortir parce que, aussitôt, on se précipite et on M.  Bermutier, debout, le dos à la cheminée, par-
le lui réclame. On veut se regarder. lait, assemblait les preuves, discutait les diverses
La dernière fois que j’ai eu le miroir, il y avait long- opinions, mais ne concluait pas.
temps que je ne m’étais pas regardé. C’était un Plusieurs femmes s’étaient levées pour s’appro-
dimanche ; j’étais assis sur la paillasse, j’ai pris mon cher et demeuraient debout, l’œil fixé sur la bouche
temps. Je n’ai pas examiné tout de suite si j’avais rasée du magistrat d’où sortaient les paroles graves.
le teint jaune ou grisâtre, ni comment étaient mon Elles frissonnaient, vibraient, crispées par leur peur
nez ou mes dents. curieuse, par l’avide et insatiable besoin d’épouvante
Robert Antelme, L’Espèce humaine ; 1947. qui hante leur âme, les torture comme une faim.
Les deux paragraphes correspondent à deux thèmes : Guy de Maupassant, « La Main », Contes du jour
la difficulté d’établir une constitution pour un état et de la nuit.
puis le contre-exemple corse.
Ce qui rend pénible l’ouvrage de la législation est Exercice 2  p. 465
moins ce qu’il faut établir que ce qu’il faut détruire ; « Un monument national », avait dit, lorsqu’il était
et ce qui rend le succès si rare, c’est l’impossibi- ministre de l’éducation, Jack Lang. « Le baccalau-
lité de trouver la simplicité de la nature jointe aux réat, constatait le sénateur Jacques Legendre dans
besoins de la société. Toutes ces conditions, il est un rapport rendu en 2008 au nom de la commis-
vrai, se trouvent difficilement rassemblées. Aussi sion des affaires culturelles, apparaît dans la lon-
voit-on peu d’États bien constitués. gue durée comme l’un des socles sur lequel se sont

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constitués, non seulement notre système scolaire, Exercice 5  p. 465
mais aussi notre imaginaire collectif. » Le roman que lit le personnage de la nouvelle est
un de ces romans d’amour et de folle passion à
Exercice 3  p. 465 l’égard duquel Cortázar manifeste une évidente
volonté de parodie. Certains indices stylistiques la
Théophile Gautier a été l’animateur du mouvement trahissent, comme l’emphase des adjectifs et sur-
de l’art pour l’art ; son œuvre en offre une théorie tout des adverbes « abominablement » (l. 30) et sur-
complète et une éclatante illustration. Par nature, tout « Admirablement » (l. 22) qui, placé en tête de
l’art est désintéressé ; on ne doit donc lui proposer phrase, est d’une ironie très sûre. Cela ne fait que
aucun but utile : il est à lui-même sa propre fin. « Il mettre en relief le caractère conventionnel de la situa-
n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à tion et des sentiments : rôles stéréotypés du triangle
rien ; tout ce qui est utile est laid. » (Préface de Mlle de l’adultère, partage des rôles féminin et masculin
de Maupin). Ainsi l’art doit demeurer indépendant (sensualité exacerbée de la femme et farouche déter-
de la morale et de la politique. mination de l’homme), tout cela n’est qu’une savou-
Pour rester pur, il se défiera même de la sentimen- reuse accumulation des clichés romanesques les plus
talité, préférant aux émotions les sensations et les éculés. Or, c’est à ce piège douteux que va se lais-
impressions. L’artiste ne connaît qu’un culte, celui ser prendre le « liseur » de romans, pour reprendre
de la beauté. Elle seule peut fixer son rêve et apai- une célèbre formule qui distingue le consomma-
ser son inquiétude ; elle seule est éternelle. N’ayant teur passif et enivré du « lecteur » actif et vigilant.
d’autre fin que la beauté, la poésie resserrera ses Au-delà de sa virtuosité technique, la nouvelle de
liens avec les arts plastiques. Cortázar apparaît donc bien comme l’expression
Pour conquérir la beauté, l’artiste ne doit rien négli- d’une méfiance et d’une dérision envers le roma-
ger, rien laisser au hasard. Le travail de la forme, les nesque traditionnel.
recherches techniques deviennent essentiels. L’œuvre
sera d’autant plus belle qu’elle naîtra de difficultés Exercice 6  p. 465
vaincues : c’est la leçon du poème « L’Art ». Il faut Si cette nouvelle relève du fantastique, c’est qu’elle
bannir la facilité ; Gautier adopte des mètres difficiles : repose sur une double transgression qui mine la stabi-
terza rima, vers courts (« L’Art ») ; il soigne la rime, lité de notre univers physique et mental. De fait, elle
choisit des sonorités évocatrices, transpose les sen- brouille toutes les frontières : non seulement entre
sations visuelles en impressions musicales, s’inspire la réalité (du héros lecteur) et la fiction (le roman
du tracé minutieux de l’émailleur ou de l’orfèvre. » qu’il lit), mais aussi entre deux niveaux de fiction
Lagarde et Michard, xixe siècle, Bordas. (le récit de Cortázar que nous lisons et celui que lit
le lecteur de Cortázar). Cette perturbation, la nou-
Il convient de justifier cette structuration en trois velle l’étend à notre lecture même : en la découvrant,
paragraphes d’un texte qui, à partir de l’exemple de nous doutons avoir bien compris et n’avons de cesse
Théophile Gautier, définit la théorie parnassienne de la relire, approfondissant le malaise sans trou-
de « l’art pour l’art ». Le premier paragraphe pré- ver d’explication. En ce sens, Continuité des parcs
sente l’idée que l’art est désintéressé ; le second en remplit pleinement le cahier des charges défini par
déduit qu’au culte de l’émotion, l’artiste préfèrera Todorov : le fantastique naît bien, dans cette nou-
celui la beauté ; le troisième examine les conditions velle, de l’hésitation prolongée entre une explication
techniques de cette quête. surnaturelle et une explication rationnelle, sans que
l’on puisse décider laquelle est la bonne.
Exercice 4  p. 465
Le Rouge et le Noir de Stendhal ; La guerre de Troie
n’aura pas lieu de Jean Giraudoux ; Le Troisième
Homme de Graham Greene ; Mémoires d’outre- 14 Se corriger – Réécrire p. 466
tombe de Chateaubriand ; Le Chef-d’œuvre inconnu
d’Honoré de Balzac ; De si braves garçons de Patrick
Modiano ; À la recherche du temps perdu de Marcel Exercice 1  p. 467
Proust ; Une histoire française de François Nourris- a. un roman épistolaire
sier ; L’Illusion comique de Pierre Corneille ; Avec b. l’incipit du roman
mon meilleur souvenir de Françoise Sagan. c. un alexandrin

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d. le personnage narrateur b. Observateur de ses contemporains, le romancier
e. un néologisme décrit précisément la vie.
f. un dramaturge c. En proposant de plaisantes histoires d’animaux,
g. un calligramme un fabuliste veut distraire ses lecteurs, mais vise
h. une trilogie surtout à les instruire.
i. un tercet d. Le rire de la comédie n’est pas gratuit : il fait la
j. le protagoniste satire de nos défauts, en nous proposant des types
qu’il tourne en ridicule.
Exercice 2  p. 467
a. La fable poursuit une visée didactique : le but de Exercice 6  p. 467
l’histoire est d’instruire le lecteur. a. Le Rouge et le Noir ou Chronique de 1830 est un
b. Le romancier réaliste produit un effet de réel : le roman de Stendhal.
monde qu’il décrit nous donne l’illusion de la réalité. b. Le Mariage de Figaro ou La Folle Journée, comé-
c. Le lyrisme tient un discours universel, en abor- die de Beaumarchais interdite à sa création, est géné-
dant les grands thèmes de la condition humaine. ralement considérée comme une critique incisive de
d. La tragédie produit un effet cathartique sur les l’Ancien Régime.
spectateurs, en les libérant de l’excès de passion. c. Dans la préface de la seconde édition de son roman
e. La poésie parnassienne cultive l’impersonnalité, Thérèse Raquin, Zola fonde le naturalisme littéraire.
en refusant l’effusion sentimentale.
f. Par leur engagement, les œuvres des philosophes
défendent les prises de position de leurs auteurs.
Exercice 7  p. 467
Le roman d’éducation, ou roman de formation,
montre le monde selon le point de vue de son prota-
Exercice 3  p. 467 goniste. Né au xviiie siècle avec le Wilheim Meister
a. Le classicisme est caractérisé par l’imitation des de Goethe, il connaît son apogée au xixe grâce aux
Anciens. romans de Balzac, de Stendhal et de Zola. Eugène
b. Les philosophes des Lumières prônent l’idéal du de Rastignac, Étienne Lantier, Julien Sorel, jusqu’au
Progrès dans leurs écrits. Bardamu du Voyage au bout de la nuit de Céline :
c.  Lamartine affirme avoir donné à l’inspiration tous ces personnages poursuivent un parcours exem-
poétique les « fibres mêmes du cœur de l’homme ». plaire. Mais si l’histoire de ces héros intéresse le lec-
d. Les romanciers réalistes anoblissent le roman, en teur, elle ne peut lui servir de modèle de vie : il ne
le haussant au rang d’un genre sérieux doit pas – comme Emma Bovary – calquer son com-
e. Le poète confie sa souffrance amoureuse. portement sur celui de ces personnages, confondre
f. Ce texte de Voltaire propose un éloge de la tolé- la fiction et le réel.
rance.
Exercice 8  p. 467
Exercice 4  p. 467 On notera d’abord que le mouvement de révolte
a. La pensée de Voltaire repose sur les convictions n’est pas, dans son essence, un mouvement égoïste.
d’un homme des Lumières. Il peut y avoir sans doute des déterminations égo-
b.  L’Encyclopédie est une œuvre exemplaire des ïstes. Mais on se révoltera aussi bien contre le men-
Lumières. songe que contre l’oppression. En outre, à partir
c.  La Bruyère instruit ses lecteurs en leur propo- de ces déterminations, et dans son élan le plus pro-
sant des portraits. fond, le révolté ne préserve rien puisqu’il met tout
d. Zola propose une théorie du roman fondée sur en jeu. Il exige sans doute pour lui-même le respect,
un modèle scientifique. mais dans la mesure où il s’identifie avec une com-
e. Un romancier veut divertir ses lecteurs. munauté naturelle.
f. Les écrivains des Lumières reprennent l’héritage Remarquons ensuite que la révolte ne naît pas seu-
des humanistes. lement, et forcément, chez l’opprimé, mais qu’elle
peut naître aussi au spectacle de l’oppression dont
Exercice 5  p. 467 un autre est victime. Il y a donc, dans ce cas, iden-
a. Sous le masque de la fiction, l’écrivain transpose tification à l’autre individu.
des événements autobiographiques. D’après Camus, L’Homme révolté, 1951.

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Genre : traité
15 Situer un texte p. 468 Mouvement littéraire : les Lumières.
Texte C
Exercice 1  p. 469 1. Bossuet, Oraison funèbre de Henriette-Anne
Corpus 1. Objet d’étude : Le roman et la nouvelle d’Angleterre, 1670.
au xixe siècle : réalisme et naturalisme Genre : discours, éloge funèbre.
Corpus 2. Objet d’étude : Genres et formes de l’ar- Mouvement littéraire : le classicisme.
gumentation : xviie et xviiie siècle
Corpus 3. Objet d’étude : La poésie du xixe au
xxe siècle : du romantisme au surréalisme Définir la spécificité
16 et les enjeux d’un texte p. 470
Exercice 2  p. 469
Texte A. Exercice 1  p. 471
Genre : poème en vers 1. Un locuteur triste s’adresse à la deuxième per-
Indices : le titre du recueil (Derniers vers) ; la dis- sonne du singulier à un destinataire qui peut être
position typographique (retours à la ligne et majus- un homme ou une femme. Le port de Harfleur, près
cules) ; usage de l’alexandrin (à l’exception des deux du Havre, est évoqué, mais le locuteur ne s’y trouve
vers courts) ; rimes ; jeux de sonorité (« ont fait ton pas au moment de l’énonciation.
ton, ont fait ton taine ») ; répétitions de « Oh » et de L’expression « ta tombe », à l’avant-dernier vers
« tant » ; lyrisme de l’interjection « Oh »… du poème, donne au lecteur une information indis-
pensable concernant le destinataire du poème : il
Texte B. est mort.
Genre : roman
On pourra signaler dès ce moment aux élèves que
Indices : le nom de Zola ; intervention et évocation de
ce poème a été écrit le 8 septembre 1847, veille du
plusieurs personnages ; alternance de récit et de dis-
douloureux anniversaire de la mort de Léopoldine,
cours direct ; usage du passé simple ; éléments des-
fille aînée de Hugo, décédée accidentellement le
criptifs ; le titre enfin corrobore les autres éléments
4 septembre 1843.
car le nom de personnage peut annoncer un récit.
2. Ce texte est caractérisé par le mouvement de
Texte C. marche du poète, par son avancée qui se poursuit
Genre : dialogue philosophique jusqu’au vers 10. Les deux derniers vers évoquent
Indices : la disposition typographique qui se rap- l’arrivée.
proche de celle d’une pièce de théâtre, malgré les
3. Le temps dominant est le futur, qui exprime la
noms inhabituels donnés aux interlocuteurs ; les
certitude que les faits évoqués se produiront.
pronoms personnels « lui » et « moi » laissent pen-
Le présent de vérité générale apparaît aux vers 1
ser que l’auteur développe une réflexion person-
(« à l’heure où blanchit la campagne ») et 9 (« l’or
nelle ; la ponctuation, en particulier les nombreux
du soir qui tombe »). Il souligne le caractère éter-
points d’interrogation ; les sujets évoqués (philoso-
nel des cycles naturels, le retour inévitable du jour
phie, sagesse, vanité, patrie, amitié).
et de la nuit. Les présents d’énonciation du vers 2
donnent l’impression que le destinataire est présent
Exercice 3  p. 469 au moment où le poète parle.
Texte A 4. Ce poème aborde le thème de la mort et de l’ab-
2. Fénelon, Lettre à Louis XIV, 1693. sence d’une manière originale puisque le poète
Genre : lettre s’adresse à la personne disparue comme si elle était
Mouvement littéraire : Les élèves hésiteront proba- présente, au point que le lecteur ne comprend pas
blement entre le classicisme et les Lumières. S’ils avant la fin du poème qu’elle est morte.
ont déjà travaillé sur des textes des Lumières, on
attendra qu’ils rapprochent la critique du pouvoir,
Exercice 2  p. 471
formulée ici par Fénelon, des idées des Lumières.
1. On note un jeu d’opposition systématique entre les
Texte B indications temporelles qui ouvrent les deux para-
3. Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764. graphes. Les groupes nominaux « Au printemps »

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et « À l’automne », « le matin, vers dix heures » et souligné par des hyperboles comiques, notamment
« vers la fin du jour » se répondent en s’opposant. la gradation ternaire de la dernière phrase : « je me
À l’intérieur du parallélisme de construction formé meurs, je suis mort, je suis enterré ».
par les deux propositions circonstancielles de temps 3. En montrant un avare ridicule, en dénonçant un
introduites par « quand », on note l’opposition entre attachement tellement exagéré à l’argent qu’il en
le « soleil rajeuni » et le « soleil couchant » et entre devient comique, Molière offre à ses contempo-
les expressions « une bonne chaleur de saison nou- rains un anti-modèle. Reste à voir l’efficacité de
velle » et « frémissants d’un frisson d’hiver ». cette leçon : l’avare odieux et grotesque, dont on
2. Chacun des deux paragraphes est composé : rit volontiers, c’est toujours l’autre…
– d’une présentation du cadre
– d’un bref échange au discours direct entre les deux Exercice 4  p. 471
hommes, constitué par une phrase d’interpellation à 1. Cet incipit ne permet pas de connaître le genre de
la forme exclamative et une phrase en réponse com- l’œuvre car la présentation typographique du dialo-
prenant un comparatif. gue entre Jacques et son Maître rappelle une pièce
La seule différence notable est qu’au printemps, de théâtre ou un dialogue philosophique, mais ces
Morissot prend la parole le premier, alors que c’est échanges sont encadrés par des passages narratifs
M. Sauvage qui le fait à l’automne. à l’imparfait et au passé simple.
3. Le temps dominant est l’imparfait qui a ici sa 2. Le narrateur interpelle directement son lecteur
valeur itérative : il signifie la répétition dans le passé. et refuse de lui donner les informations que l’on
4. Ces deux paragraphes, qui fonctionnent en miroir, attend habituellement d’un incipit sur l’identité et
suggèrent l’harmonie parfaite entre les deux per- le passé des personnages et sur les lieux de l’his-
sonnages. toire. Néanmoins, le narrateur donne le ton en éta-
blissant un dialogue avec le lecteur. Les deux prin-
Exercice 3  p. 471 cipaux personnages du roman sont introduits, ainsi
1. La solitude en scène du personnage monologuant que le motif central du fatalisme (les élèves peuvent
semble démentie par : le deviner en observant le titre de l’œuvre) et une
– les nombreuses questions posées par Harpagon intrigue débute avec le récit de Jacques.
(l. 5-8) ;
– les impératifs (l. 8-9) ;
– le recours à la deuxième personne du singulier Identifier les formes
(l. 13-15) ; 17 de discours p. 472
– les apostrophes (« coquin », l.  9 ; « Mon pauvre
argent, mon cher ami ! », l. 12). Exercice 1  p. 473
2. Les marques du registre tragique sont très pré- 1. Texte A
sentes dans ce texte à travers : Le discours est ici argumentatif. Les deux person-
– l’abondant champ lexical de la mort : « assassin » nages qui dialoguent soutiennent une thèse sur la
(l. 1), « meurtrier » (l. 2), « je suis assassiné » (l. 4), religion et Diderot développe des arguments pour la
« je me meurs, je suis mort, je suis enterré » (l. 16) ; soutenir : « elle a créé et […] perpétue la plus vio-
– l’évocation de la justice divine : « Justice, juste lente antipathie entre les nations (l. 15), « elle a créé
ciel ! » (l. 3) ; et […] perpétue, dans la même contrée, des divisions
– le sentiment de la fatalité : « tout est fini pour qui se sont rarement éteintes sans effusion de sang »
moi » (l. 14-15) ; (l. 20). Ces arguments sont eux-mêmes illustrés.
– les doutes qui tourmentent le personnage à la
Texte B
manière d’un dilemme tragique (l. 5-8) ;
Il s’agit d’un discours descriptif. Le narrateur « donne
– la souffrance accentuée par le rythme ternaire
à voir » au présent les environs de la pension Vauquer.
« mon support, ma consolation, ma joie » (l. 14).
Pourtant, c’est le registre comique qui domine, per- Texte C
ceptible à travers le geste ridicule du personnage qui Le discours est explicatif : le lecteur de bonne volonté
s’empoigne lui-même et le décalage burlesque entre peut trouver d’utiles informations sur la marche à
la situation (il a perdu un coffre contenant de l’or) suivre pour contribuer aux activités ménagères de
et sa réaction. Le caractère exagéré de celle-ci est son foyer.

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Texte D qui est développé par quatre déterminants groupés
Le discours est ici narratif. Il s’agit d’un récit au en un rythme ternaire ascendant (« bleu pâle, bons
passé simple qui constitue la fin de l’incipit de Can- et malicieux, cerclés de petites lunettes rondes »).
dide. Le personnage éponyme commet ici la faute qui 3. Le choix du tutoiement crée une focalisation
va le priver de son paradis, le château de Thunder- interne originale, à deux voix. Le narrateur s’adresse
ten-tronck. On peut parler d’élément perturbateur. au personnage enfant, semble entrer dans son intimité.
2. On attendra des élèves qu’ils reprennent les carac-
téristiques signalées p. 472 du manuel. Exercice 4  p. 474
L’idée est ici de faire jouer les élèves avec les points
Exercice 2  p. 473 de vue. Il pourra être intéressant de leur montrer
1. Le choix du présent de narration permet de rendre comment ressaisir tous les éléments de la descrip-
plus vivant le récit. Il permet aussi de comprendre tion objective (formes, matériaux, perspectives,
pourquoi le personnage, pris dans sa lecture, n’a pas échelle) en les déformant légèrement pour obtenir
vu le temps passer. une interprétation dont il faudra choisir le registre
(fantastique, onirique, satirique…).
2. Le jeune personnage principal a été puni et
enfermé dans une salle où il a été oublié par le sur-
veillant. Pour passer le temps, il lit Robinson Cru- Exercice 5  p. 474
soé et sa lecture l’absorbe à tel point qu’il finit par 1. À première vue, on pourrait croire à un texte didac-
s’identifier au personnage et que la réalité se mêle tique, mais le « ne vous y trompez pas » de la ligne 2
à la fiction alors que la nuit tombe. Il est tiré de sa suggère en effet qu’il peut y avoir contestation. On
rêverie par le surveillant qui vient le libérer. peut donc considérer que ce texte est argumentatif
3. Le passage du temps est suggéré : dans la mesure où il semble polémique. L’engage-
– par l’état du personnage, courbaturé à force d’être ment manifesté par l’auteur au début du second para-
resté penché sur son livre ; graphe (« Voici donc, selon moi ») ôte tout doute : la
description qui suit, en phrases nominales pour l’es-
– par la référence à la nuit qui passe : on a succes-
sentiel, est l’évocation d’un « idéal » (l. 5) ; le sub-
sivement l’apparition de la lune à la ligne 6, puis
jonctif de volonté « qu’il y ait » (l. 13) le confirme.
le réveil du « petit pion » au dernier paragraphe ;
– par les temps verbaux à la fin de l’extrait avec 2. Pour Victor Hugo, un enseignement public gra-
l’utilisation d’un plus-que-parfait qui laisse sup- tuit et obligatoire est indispensable pour l’éveil de
poser qu’un moment important s’est écoulé : « qui chaque enfant.
s’est souvenu, en se levant, qu’il m’avait oublié » 3. Victor Hugo use :
(l. 17-18). – du comparatif : « plus sacré encore que » (l. 2) ;
– de l’énumération : « lycées, gymnases, collèges,
Exercice 3  p. 474 chaires… » (l. 17) ;
1. Une impression positive se dégage des deux. Le – du superlatif : « les plus profondes et les plus obs-
maître semble un peu rude d’abord mais bienveillant cures » (l. 23) ;
(cf.. l’alliance significative des deux premiers adjec- – et plus largement de l’hyperbole.
tifs : « doux, bourru », l. 1), et la classe est un lieu de Il rythme également son discours par des rythmes
paix dont le confort est symbolisé par la chaleur du binaires (« partout où il y a un champ, partout où il
poêle autour duquel tout s’organise (l. 8-10). L’au- y a un esprit », l. 12) ou ternaires (« pas une com-
teur « vénère » (l. 27) d’ailleurs les deux, réunis sans mune sans une école, pas une ville sans un collège,
distinction dans « ce qui constitue [l’] univers » de pas un chef-lieu sans une faculté », l. 13).
la petite fille (l. 23).
2. L’auteur privilégie ici l’énumération : il accumule Exercice 6  p. 474
les détails, notamment pour le portrait, comme en 1. Après la mention de la date d’entrée du mot dans
témoigne la première phrase, phrase nominale dont la langue française et de son étymologie, l’article
la structure cumulative unit la variété à l’équilibre : est organisé de façon chronologique, en partant pré-
les trois premiers adjectifs (« doux, bourru, médita- cisément de cette étymologie antique, puis rythmé
tif ») y sont épithètes du mot « homme », caractérisé par les dates (siècles ou millésimes) : « xviiie »
ensuite par un complément de qualité (« aux yeux… ») (l. 8), « 1790 » (l. 11), « 1802 » (l. 12), « 1888 » (l.

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17). C’est d’ailleurs une organisation attendue dans n’a pas une opinion tranchée.
un Dictionnaire historique de la langue française. 3. Sa thèse est que le « tout numérique » n’est pas
2. On peut parler de volonté didactique de la part de une solution miracle et que l’on ne peut pas se pri-
l’auteur, puisqu’il s’agit de nous renseigner sur les ver d’un support papier. Elle la reformule à la fin du
évolutions du sens du mot au fil des siècles pour par- texte : « prôner le tout numérique n’est à mon sens
venir finalement au sens moderne. On constate que pas pertinent » (l. 15).
le mot « lycée » a ainsi pris son sens actuel en 1888.
Exercice 9  p. 475
Exercice 7  p. 475 1. On acceptera plusieurs versions, par exemple :
1. Le discours descriptif domine dans ce texte : le – Ce qui est précieux pour les uns ne l’est pas for-
narrateur dresse le portrait d’une « cinquantaine » cément pour les autres.
d’élèves peu sympathiques. – Lorsque l’on ne connaît pas la valeur des choses,
on n’en tire pas le meilleur parti.
2. Si l’imparfait de la description domine, on peut
également relever des occurrences au passé simple 2. Il y a en quelque sorte un double exemple au ser-
au début et à la fin du texte (« pris » (l. 1), « trou- vice de la thèse, un exemple animal et un exemple
vai » (l. 2), « haïrent » (l. 12), « assis » (l. 14), etc.) La humain. Le coq voleur qui veut de la nourriture à
description est enchâssée dans un discours narratif. la place de ce qu’il a volé et l’héritier qui préfère
l’argent à la littérature.
3. La description est quelque peu orientée : les élèves
3. Les élèves devront s’inspirer de la thèse qu’ils
sont d’emblée caractérisés péjorativement comme
auront dégagée dans la réponse 1, et être attentifs à
de « méchants drôles » (l. 2), jugement étayé par
la versification. Exemple :
les trois premiers adjectifs du second paragraphe
Le coq et son compère, ignorants sans rivaux,
(« grossiers, insolents, orgueilleux », l. 7). Ce juge-
Préféraient le court terme aux douteux lendemains :
ment négatif est confirmé par leur portrait physique,
Faute de faire valoir ce qu’on a dans les mains
là aussi exposé dans une gradation en deux temps :
les « montagnards joufflus » (l. 3), qui ne sont que On n’a jamais que ce qu’on vaut.
vaguement ridicules, deviennent objet de répulsion,
avec « cette laideur spéciale à l’enfance qui mue », Exercice 10  p. 475
et qui agresse tous les sens (la vue, l’ouïe, jusqu’à 1. Ces deux textes sont explicatifs dans la mesure
l’odorat, l. 10-12). La partialité de ce portrait est jus- où ils donnent la nature grammaticale et la défini-
tifiée par l’expérience douloureuse du peintre, qui tion de deux termes, à la manière d’un dictionnaire.
ne peut pas considérer avec objectivité les sujets de 2. La dernière phrase de chaque texte énonce de
son tableau : « J’étais pour eux l’ennemi » (l. 13). manière implicite une critique de la définition for-
mulée précédemment. Dans le premier cas, la der-
Exercice 8  p. 475 nière phrase suggère que la définition, trop impré-
1. La réponse de Pascale Gossin est argumentative cise, rend impossible l’identification du poisson en
dans la mesure où elle défend une thèse clairement question. Pour l’aguapa, la dernière phrase est iro-
formulée à la fin du texte : le tout numérique n’est nique : la définition de l’arbre, qui se contente d’in-
pas pertinent. Mais son argumentation comporte une former sur ses dangereuses propriétés sans le décrire,
dimension explicative, car elle énonce des constats devrait logiquement faire craindre aux habitants du
ou décrit des évolutions : « Scientifiquement, ce n’est pays de s’endormir sous n’importe quel arbre, car
pas démontré » (l. 3) ou « Le débat sur cette ques- il peut s’agir d’un « aguapa ».
tion a récemment évolué. On est revenu dessus avec
mesure. » (l. 6-7)
2. Le locuteur emploie des modalisateurs (« selon
moi », l. 7 ; « peut », l. 11 ; « à mon sens », l. 16) et
18 Identifier les registres p. 476

reste mesuré dans ses propos en insistant sur la diffé-


rence entre les élèves : « pour certains » (l. 9)/« pour Exercice 1  p. 477
d’autres » (l. 10). Cette retenue donne l’impression 1. Dans cet article, la critique littéraire tourne à la
d’un jugement objectif et laisse la réflexion ouverte. bordée d’injures. Le journaliste traite Baudelaire de
Mais ce n’est pas pour autant que Pascale Gossin dément, de fou furieux, comme le montre le champ

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lexical de la folie : « si follement » (l. 1), « on doute brûlé par les conquistadors, le texte reprend plu-
de l’état mental […] on n’en doute plus » (l. 2-4), sieurs caractéristiques du registre tragique :
« les démences » (l. 11), « incurables » (l. 13). – le champ lexical de la torture et de son corollaire,
2. On peut retrouver tous les thèmes cités aux lignes la souffrance : « étouffé la plainte » (l. 8), « la dou-
8-10 dans les poèmes suivants (la liste n’est pas leur » (l. 10 et 15), « brûlez, déchirez, tourmentez
exhaustive) : « Les Bijoux », « À celle qui est trop […] dévorez » (l. 24-25) ;
gaie », « Lesbos », « Femmes damnées », « Les Méta- – le champ lexical de la mort : « tomber sous vos
morphoses du vampire ». Mais, outre la caricature coups » (l. 7), « écrasé » (l. 8), « trépas » (l. 13),
produite par l’accumulation burlesque, la présen- « cendre des morts » (l. 14 -15), « vos ossements »
tation qu’en fait Gustave Bourdin nie la cohérence (l. 20 et 23) ;
de cet univers et l’inscription de ces thèmes dans – la fatalité, traduite par l’anaphore de « J’ai vu » (l.
un projet d’ensemble. D’ailleurs, lors du procès des 6 et 8) et le complément de temps « il y a soixante
Fleurs du mal en 1857, le procureur Ernest Pinard ans » (l. 5) ;
ne procéda pas autrement pour faire condamner le – l’apostrophe à la douleur et la prosopopée (l.
poète : lorsqu’un chroniqueur prépare ainsi le dos- 10-15).
sier du procureur, on sort de la critique littéraire 2. Le chef des Incas fait preuve de grandeur morale,
pour entrer dans la polémique. de bravoure et de dignité face à la mort. On admire
3. Ce texte relève de la polémique et non de la satire sa sérénité et son acceptation qui se traduisent par
dans la mesure où il s’agit bien « d’abattre » l’ad- un ton calme et posé. S’il traîte ses assassins de
versaire par une série de procédés qui ne laissent « lâches » (l. 15), il ne laisse à aucun moment écla-
pas de place à la moquerie, l’humour ou l’ironie ter sa colère. De fait, l’expression de la vengeance
même si le côté excessif du propos le rend quelque est inutile puisqu’elle viendra d’elle-même : après
peu comique : cf. la tournure hyperbolique reprise le sang versé des Incas, ce sera au tour des Blancs
en chiasme « On ne vit jamais » (l. 1) et « jamais on de s’entretuer et la mort réunira ceux qui étaient
ne vit » (l. 7), les accumulations (l. 8-10), la répéti- alors ennemis, les ossements des Blancs se mêlant
tion de « toutes » (l. 10-11). aux ossements des Indiens (l. 20-23). Cette gran-
deur rappelle le stoïcisme des Anciens qui parve-
Exercice 2  p. 477 naient à dompter la douleur et à la mettre à distance
Le comique du passage repose sur l’incompréhen- comme le fait ici le chef des Incas en s’adressant à
sion des deux personnages qui se traduit par une série elle et en la personnifiant (l. 10 à 15) ou en défiant
de quiproquos. Ceux-ci s’expliquent par l’ignorance ses bourreaux (l. 23 à 30).
de madame Jourdain qui ne connaît pas le terme 3. Le vieillard ne cherche pas à susciter la pitié ni la
turc de « Mamamouchi », qui désigne un dignitaire. compassion. Sa grandeur morale et sa maîtrise éveillent
Cela donne lieu à un véritable dialogue de sourds : plutôt un sentiment d’admiration chez le lecteur.
au sens propre comme au sens figuré, elle n’entend 4. Plusieurs éléments rapprochent ce texte d’une
pas ce que lui dit monsieur Jourdain. Ainsi « pala- tirade de tragédie, comme la longueur du monolo-
din » devient « baladin » et l’expression « Maha- gue, le travail sur le style (anaphores, prosopopée,
meta per Iordina » est incompréhensible pour elle. métaphores l. 20 à 23), l’emploi d’un vocabulaire
Si madame Jourdain est bien ignorante comme le soutenu, les interrogations qui s’adressent tour à
déplore son mari, elle ne manque cependant pas de tour à la douleur et à ses assassins.
bon sens. À travers elle, Molière dénonce la fatuité
et la vanité de monsieur Jourdain puisqu’elle n’en- Exercice 4  p. 477
tend rien à toutes ces cérémonies, ces titres et ces 1. Les éléments qui relèvent du blâme sont : « C’est
dignités comme le souligne encore l’interrogation un idiot » (l. 2), « cerveau trouble » (l. 3), « ce cer-
finale. Le comique repose donc non seulement sur veau a des lacunes » (l. 4), « absurde et fou » (l. 13).
le langage mais aussi sur les caractères : la naïveté Les éléments qui relèvent de l’éloge sont : « plu-
et l’ignorance de madame Jourdain n’est là que pour sieurs pensées […] enchaînées » (l. 5-6), « il sait ce
faire ressortir les prétentions ridicules de son mari. qu’il veut, et il y va » (l. 8-9 et 11), « Ce n’est pas
un idiot » (l. 12).
Exercice 3  p. 477 En réalité ces éléments qui semblent appartenir res-
1. Outre la situation tragique du personnage qui livre pectivement au blâme et à l’éloge s’inversent : si
ici une sorte de testament au moment où il va être Napoléon « n’est pas un idiot » selon Victor Hugo,

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c’est parce qu’il est pire : un tyran qui agit froi- – Les sonorités, elles aussi, vont dans ce sens. Dans
dement en « sa[chant] ce qu’il veut » et au mépris les consonnes, on relève l’importance des liquides
de toute idée de justice, d’humanité et de raison (v. 1) et des sonorités douces comme le « m » et le
(l. 8-11). Son « trouble » n’est qu’un anachronisme « s » (strophe 2 et refrain). Dans les voyelles, les asso-
(thème du second paragraphe) : en paraissant pour nances en « ou » et les nasales créent une impres-
la seconde fois le sauver du jugement méprisant rap- sion de continuité (strophe 3).
porté au début du texte, Hugo l’accable plus grave- – Les rimes, toutes féminines, contribuent égale-
ment, en le rangeant du côté des despotes archaïques. ment à donner une impression de fluidité.
2. Il suffit de le replacer dans un autre contexte tem- 3. Le retour régulier des vers constitue un refrain,
porel ou géographique pour voir que Louis-Napo- le poème s’apparente à une chanson avec des cou-
léon s’inscrit dans une longue lignée de despotes plets et un refrain.
cruels et tyranniques, comme le souligne l’accu- 4. Ce poème illustre parfaitement le registre lyrique
mulation de la fin de l’extrait. par :
– sa thématique : l’amour, la fuite du temps, le sou-
Exercice 5  p. 478 venir, la mélancolie ;
1. Le texte relève de l’ironie et de l’humour. – la présence de la première personne qui donne
2. Appartiennent à l’ironie les antiphrases : « sages » une dimension personnelle et autobiographique
(l. 2), « bel » (l. 4) ; les hyperboles : « plus efficace » au poème ;
(l. 3), « secret infaillible » (l. 7) ; le jeu sur le point – sa musicalité (lyrisme vient de lyre) ;
de vue : Voltaire feint d’adopter le point de vue – les images : le rapprochement entre l’eau et
des inquisiteurs, comme le soulignent les longues l’amour, la fuite du temps et l’eau qui coule mais
phrases, la tournure impersonnelle et la décision par aussi leurs différences : si l’eau ne cesse de couler
les « sages » d’organiser un autodafé. les amours passés, eux, ne reviennent plus.
L’humour noir s’appuie sur le burlesque et le déca-
lage entre la gravité de la situation et la légèreté Exercice 7  p. 478
avec laquelle les événements sont décrits, comme 1. Beaumarchais, à travers le personnage de Figaro,
le montrent le registre de l’esthétique qui apparente fait une violente critique de la censure à laquelle il
l’autodafé à un spectacle : « bel » (l. 4), « spectacle » a été lui-même confronté.
(l. 6), « cérémonie » (l. 8), et le registre culinaire 2. Les antiphrases sont : « système de liberté » (l. 2),
pour décrire le martyre des personnes « brûlées à « librement » (l. 9), « douce liberté » (l. 10).
petit feu » (l. 6) qui, tout en feignant de rapprocher
Les hyperboles sont : l’accumulation des « ni » (l. 5
les condamnés avec un plat à faire mijoter, désigne
à 8), le pronom « tout » (l. 8).
indirectement le supplice d’une mort lente.
Les antithèses sont : opposition entre « tout impri-
mer » (l. 8) et la litanie des interdictions, entre « libre-
Exercice 6  p. 478 ment » (l. 8) et « censeurs » (l. 10).
1. La première personne du singulier est utilisée 3. Antiphrases, hyperboles et antithèses sont bien
pour rappeler les souvenirs passés, « qu’il m’en sou- les indices d’un registre ironique. À ces procé-
vienne » (v. 4), elle s’oppose au « nous » qui évoque dés, on pourrait ajouter l’humour, lié à la naïveté
le couple amoureux et le passé heureux qui s’en du personnage, qui permet de faire ressortir l’arbi-
est allé à l’inverse du « je » qui demeure, comme traire de la censure : « on me dit » (l. 1), « croyant
l’évoque le refrain. n’aller » (l. 11).
2. Divers procédés traduisent la fluidité de l’eau.
– Les strophes sont hétérométriques : dans les cou-
Exercice 8  p. 478
plets, deux décasyllabes encadrent un tétrasyllabe
1. Le conseil de Rousseau : un adulte ne doit pas
et un hexasyllabe ; quant au refrain, il est composé
s’empresser d’intervenir ni faire preuve de compas-
de deux heptasyllabes. Le retour régulier de ces dif-
sion quand un enfant se blesse.
férents vers contribue à donner une impression de
mouvement régulier. 2. Le temps le plus utilisé est le présent de vérité
– Les enjambements très nombreux et l’absence de générale.
ponctuation renforcent la fluidité de la phrase que 3. Le registre utilisé ici est le registre didactique :
rien ne vient interrompre. l’extrait s’inscrit dans un traité d’éducation et vise

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à donner des conseils en la matière aux parents. Les javelots » (v. 16), « blessure » (v. 18), « efforts impuis-
procédés utilisés ici sont l’utilisation de phrases sants » (v. 25), « intrépide » (v. 30).
amples et claires qui énoncent des maximes ou géné- Le champ lexical de la peur inclut les termes :
ralités, comme le montre l’emploi du pronom on et « menaçantes » (v. 5), « trembler » (v. 9), « avec hor-
du présent. L’auteur envisage d’abord une série de reur » (v. 10), « s’en émeut » (v. 11), « épouvanté » (v.
circonstances (cf. les conditionnelles l. 1 à 4) puis 12), « la frayeur » (v. 23), « la peur » (v. 29).
énonce une attitude à suivre (cf. les affirmatives). Le champ lexical de la mort comprend les termes :
« tomber » (v. 20), « se consume » (v. 25), « sanglante
Exercice 9  p. 479 écume » (v. 26), « tombe » (v. 32).
1. On relève de nombreux points d’exclamation et
2. Le présent est un présent de vérité générale qui
d’interrogation : l’extrait multiplie les phrases excla-
actualise et dynamise le récit.
matives et interrogatives.
3. On identifie les hyperboles grâce à l’emploi
2. Les termes appartenant au lexique de la cruauté
presque systématique des pluriels, le pronom et
sont : « perfide », « horreur » (v. 1), « sanglante »
adjectif « tout » (v. 6, 13, 31).
(v. 3), « meurs » (v. 5), « souffrir », « cruels » (v. 6),
Les personnifications sont : « L’onde approche, se
« mort, cruel » (v. 9), « horreurs », « épouvante »
brise, et vomit » (v. 3), « Le ciel avec horreur voit »
(v. 11), « barbare », « sang » (v. 2, 12 et 15).
(v. 10), « Le flot […] recule épouvanté » (v. 12),
Ces termes qualifient la coupe qu’Atrée offre à
« La frayeur les emporte » (v. 23), « L’essieu crie et
Thyeste, pleine du sang de son fils qu’il vient de
se rompt » (v. 30).
faire tuer.
4. Le monstre envoyé par Neptune en guise de
3. Ce texte relève du tragique comme l’illustre sa
punition semble enfanté et vomi par la mer. Il est
thématique, son vocabulaire et les modalités des
décrit comme un « indomptable taureau », un « dra-
phrases.
gon impétueux », (v. 7) ; il a aussi l’apparence d’un
énorme serpent avec ses « écailles jaunissantes »
Exercice 10  p. 479 (v.  6) mais son front rappelle celui d’un taureau
1. Zola appartient au mouvement naturaliste. Le avec ses « cornes menaçantes » (v. 5). Il s’agit donc
registre réaliste de l’extrait illustre ce mouvement. d’une créature hybride qui rappelle bien les monstres
On peut, par exemple, relever la précision des indices mythologiques, telle la chimère.
spatio-temporels : 5. Animation des éléments, monstre inconnu qui sur-
– indices de lieu : « À Rouen » (l. 1), « sur les bords git de nulle part et qui provoque la peur : ces éléments
du Rhin » (l. 7), « au télégraphe » (l. 13), « là-bas » (l. relèvent soit du registre épique si l’on se situe dans
14), « au loin » (l. 16), « Rouen » (l. 18), « la gare de l’univers de la pensée prélogique, soit du registre
Sotteville » (l. 20), « à Rouen et à Sotteville » (l. 26) ; fantastique si l’on se situe dans la cohérence ration-
– indices de temps : « Lorsque » (l. 2), « tout de nelle du logos. Mais ces caractéristiques s’inscri-
suite » (l. 8), « déjà » (l. 16), « maintenant » (l. 23). vent aussi dans le registre tragique : impuissance de
2. On trouve aussi un registre fantastique avec l’ani- l’homme face au déchaînement des éléments, com-
mation des objets, le champ lexical de la peur, la bat dont l’issue est fatale, description qui provoque
métamorphose du train en une bête humaine. les deux sentiments qui sont les ressorts de la tragé-
3. La juxtaposition de ces deux registres donne une die et de la catharsis, à savoir la pitié et la terreur.
dimension plus littéraire au texte : l’écrivain natu-
raliste n’est pas seulement un photographe et un
scientifique mais aussi un auteur qui traduit le réel Identifier
dans ses dimensions les plus profondes par son tra- 19 les figures de style p. 480
vail sur le style, les images et la dramatisation. La
coexistence de ces deux registres n’a rien de sur-
Exercice 1  p. 481
prenant dans la mesure où le propre du fantastique
1b ; 2d ; 3k ; 4m ; 5c ; 6e ; 7n ; 8j ; 9j ; 10m ; 11g ;
est de s’ancrer dans la réalité.
12a ; 13h ; 14i

Exercice 11  p. 479 Exercice 2  p. 481


1. Le champ lexical du combat comprend les termes : 1. a. Il s’agit d’un extrait du texte « Polyptotes ». La
« indomptable […] impétueux » (v. 7), « saisit ses figure qui domine est celle de la répétition, mais par

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le biais du polyptote, c’est-à-dire de la variante mor- poids de l’objet, le ciel prend une consistance, une
phologique du même terme, ici le mot « contribuer », pesanteur et donne l’impression de l’enfermement,
qu’on retrouve sous la forme du verbe « contribuer » de l’angoisse.
et du nom commun « contribuable ». Mais « le contri- b. Il y a ici deux métaphores. D’abord le poète se
buable » est aussi une périphrase pour désigner le compare au Petit-Poucet, notamment par le moyen
passager du bus. du mot « course » : c’est ici l’image d’un enfant, à la
b.  Il s’agit d’un extrait du texte « Métaphorique- fois abandonné et fugueur, libre aussi et qui laisse
ment ». Le texte substitue à chaque élément de l’his- des traces de son passage. Puis les rimes sont com-
toire racontée des métaphores. parées aux cailloux (« graines » du verbe « égrener »)
c. Il s’agit d’un extrait du texte « Insistance ». C’est semées par le poète vagabond.
l’abondance des répétitions qui produit dans ce texte c. Par l’usage du verbe « gicler » la lumière du soleil
une impression générale d’insistance. est d’abord associée de manière métaphorique à
d.  Il s’agit d’un extrait du texte « Ampoulé ». On un liquide, à quelque chose qui jaillit et se répand,
retrouve dans cet extrait surtout des figures d’analo- peut-être à du sang. Puis on trouve une comparaison
gie, métaphores et comparaisons – qui sont majori- (« comme une longue lame étincelante ») qui asso-
taires, avec notamment la reprise parodique du pro- cie la lumière à une arme, qui atteint et qui blesse.
cédé de l’épithète homérique. La métaphore « les cymbales du soleil » rappro-
2. Avec « Visuel » on peut développer avec les élèves chent le soleil d’un élément sonore, ici d’un instru-
une métaphore filée fondée sur le champ lexical de ment de musique, comme si l’éclat, d’abord visuel
la vue ; avec « moi je » on peut travailler sur la répé- devenait ensuite aussi sonore ; mais l’idée du mar-
tition, et en particulier sur l’anaphore ; et avec « en tèlement et donc d’une forme d’agression est éga-
partie double », on peut aussi s’exercer à l’anaphore, lement présente. Enfin la dernière métaphore, « le
à la périphrase ou à l’antithèse. glaive éclatant jailli du couteau », file l’image de la
lumière agissant comme une arme sur le narrateur.
Exercice 3  p. 481 d. La métaphore associe le « jour » à un vêtement
ou à une toile par l’usage du mot « lambeau » qui
- « une gorgone » : métaphore ; une gorgone est un
évoque l’expression « tomber en lambeaux ». La
monstre mythologique à la chevelure de serpents et
fin de la journée est ici montrée comme une sorte
au regard pétrifiant.
d’émiettement, ou de mise en pièces d’un jour qui
- « gardienne et portière de la vertu de tout le
se réduit et s’use peu à peu. Par l’outil « comme »
monde » : métaphore (la figure du censeur) et
on identifie la comparaison qui désigne la maison
périphrase.
comme un bateau. On suppose que c’est par l’image
- « le masque de la laideur », « le masque de la
de la proue que l’écrivain associe la maison, au pre-
vieillesse » : métaphore (le sème du déguisement,
mier plan du paysage, au navire.
l’extérieur qui farde, l’apparat) et répétition.
- « voix chevrotante, esprit capricant » : métaphore
(animale). Exercice 5  p. 482
- « sèche, rêche, revêche, pointue, épineuse, presque La boutique est évoquée à travers deux métaphores
venimeuse » : métaphore (reprise de la métaphore filées et croisées : d’abord on la compare à un champ
filée du monstre – venimeuse – et de la plante – de bataille avec le sème de la guerre ; puis on l’as-
pointue, épineuse) et hyperbole – dans l’accumu- socie au lieu d’un désastre, avec l’idée d’une catas-
lation des adjectifs. trophe naturelle. Les deux champs lexicaux, celui de
- « domptée et pliée » : métaphore (animale). la guerre et celui de la nature sont tissés de manière
- « c’était une ortie » : métaphore (végétale). étroite et convergent vers l’idée de débâcle, de chaos,
On trouve donc essentiellement dans cet extrait d’anarchie, donnant à l’objet ici dépeint une ampleur
des figures d’analogie (métaphore), de substitution et une dimension épique.
(périphrase, hyperbole) et de construction (répé-
tition). Exercice 6  p. 482
1. L’âme est d’abord comparée par une métaphore à
Exercice 4  p. 482 un corps : « mon âme a mal aux dents » ; la dimension
a.  Comparaison : outil comparatif « comme ». Le psychologique devient ici physique. La souffrance
ciel est comparé à un couvercle ; par le biais du de l’âme devient ensuite par une autre métaphore

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une vague, « vague qui m’emporte de l’intérieur », bond » (v. 12), « la douce Nuit qui marche » (v.
puis elle s’élargit et, pour en montrer sa force et 14). L’effet produit est une dramatisation de l’état
son ampleur, se rapproche d’un phénomène naturel d’esprit, intime et recueilli, du poète (cf. le titre
(métaphore : « lames de fond ») et retrouve ensuite « Recueillement »). Par l’usage des allégories, le
l’analogie de la douleur physique – avec l’idée de la poète éclaire son âme et l’anime comme un tableau
tache, du noir, qui corrompt (comparaison : « comme vivant. Le for intérieur devient en quelque sorte le
des caries impossibles »). La métaphore de la carie lieu d’une scène de théâtre où les différents éléments
est ensuite filée avec le comparant « les bonbons trop du décor (la douleur, le soir, le plaisir, les années, le
sucrés ». L’âme est donc en train de se faire grigno- regret, le soleil et la nuit) sont personnifiés.
ter, de se faire abîmer par ces maux qui la détruisent,
mais de manière insidieuse (ils sont « sucrés »). Avec Exercice 8  p. 482
les mots « accélération » et « catastrophe frontale », a. On remplace l’œuvre (les livres) par le nom de
on retrouve ensuite l’idée d’un mal qui submerge son auteur (Baudelaire). b. On remplace le contenu
(« me porte ») et envahit le moi du personnage à la (le jus d’orange) par le contenant (le verre). c. On
manière d’un phénomène naturel. Avec « quelque remplace l’objet (les chaussures) par le nom de son
chose s’est mis à craquer », on poursuit la métaphore fabricant (Nike). d.  On remplace le contenu (les
de la douleur physique, presque comme une douleur spectateurs) par le contenant (la salle). e. On rem-
musculaire ou articulaire ; mais on peut aussi penser place l’objet (la voiture) par le nom de son fabri-
à la métaphore d’une maison qui serait en train de cant (Renault). f. On remplace l’objet (le vin) par le
s’écrouler. C’est d’ailleurs ce que poursuit l’image nom du lieu de sa fabrication (la région de la ville
suivante avec le verbe « colmater ». Le trou, c’est à de Bordeaux, la région de la Bourgogne).
la fois celui de la carie ou celui de la fissure, dans
un mur par exemple. C’est ici en tout cas l’image Exercice 9  p. 482
d’un manque, de quelque chose qui doit être comblé. Fak et Claire se parlent ici sans jamais nommer clai-
Enfin la dernière image associe les mots qui hantent rement l’objet de leur échange. On relève les péri-
l’esprit du personnage à des oiseaux : « comme des phrases suivantes : « jamais je ne le voudrais » (l.
oiseaux en nuées qui rentrent dans la maison et ne 1-2), « que mon frère t’a dit que tu le pouvais » (l.
trouvent plus la sortie alors ils se cognent partout ». 4), « que tu le puisses ou non », « jamais je ne le vou-
Plusieurs images filées se rejoignent ici : à la fois drais » (l. 5-6), « que je le peux ou non » (l. 8), « que
l’idée des mots/maux, mais aussi celle du phéno- tu le veuilles aussi » (l. 9), « que je le veuille alors
mène naturel (les « nuées »), et surtout l’idée de la que tu le peux déjà » (l. 11), « c’est bien meilleur
maison. Avec les deux derniers verbes, « mettre en lorsque tout le monde le veut » (l. 12-13), « même
pièces » et « dépecer », le réseau s’enrichit encore : si je saurais que ce serait meilleur », « si je le vou-
l’âme du personnage est à la fois un corps malade lais », « je ne le voudrais pas quand même » (l. 15-17).
et une maison qui tombe en ruine. On voit qu’il s’agit de vouloir et de pouvoir, et ceci
correspond bien à la situation dramatique puisque
2. Le personnage exprime ici ses sentiments per-
Fak fait des avances à Claire en lui proposant d’en-
sonnels et donne au texte une tonalité lyrique, mais
trer dans le hangar. La situation de séduction s’ex-
d’une manière originale. En effet elle met en scène
prime ici de manière oblique à travers la figure du
en quelque sorte son moi, son âme, et exprime sa
détour, c’est-à-dire de la périphrase. Comme le dit
souffrance en donnant une matérialité à sa psyché.
Claire (« vous voulez toujours échanger quelque
Le moi est un corps qui souffre, une catastrophe
chose contre quelque chose ») et comme souvent
naturelle qui menace et une maison qui tombe en
chez Koltès, le rapport à l’autre est souvent indirect
ruine. L’intimité du personnage est exhibée à travers
et souvent sous la forme de l’échange ou du troc.
ces trois métaphores qui se répondent et se trans-
forment au fur et à mesure. Exercice 10  p. 483
1. Les exemples de la répétition dans le texte A sont :
Exercice 7  p. 482 anaphore de « de tous » dans « de tous les êtres, de
L’allégorie est la représentation concrète d’une idée tous les mondes et de tous les temps » (l. 2-3) ; ana-
abstraite. Dans ce poème de Baudelaire, les allégo- phore de « à toi » dans « à toi qui as tout donné, à toi
ries sont nombreuses : « ma Douleur » (v. 1 et 8), « le dont les décrets sont immuables comme éternels »
Soir » (v. 2), « Plaisir » (v. 6), « les défuntes Années » (l. 6-7) ; répétition de « erreurs » (l. 8) ; répétition et
(v. 9), « le Regret souriant (v. 11), « le Soleil mori- parallélisme grammatical : « pour nous haïr », « pour

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nous égorger » (l. 10-11) ; anaphore de « entre tous » entre ceux-ci et la nature. Puis il oppose le Nouveau
dans « entre tous nos langages insuffisants, entre Monde et la Nature à l’Ancien Monde et la culture.
tous nos usages ridicules, entre toutes nos opinions Du côté de la nature, on trouve l’idée de la force,
insensées […] » (l. 14-18) ; répétition de « si » dans « vives », « vigoureuses », de la vérité : « les vraies
« si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant […] propriétés » ; et du côté de la culture, ou de
toi » (l. 17-18). l’art, on trouve l’idée de l’artifice, « artifice », « les
Les exemples de l’hyperbole dans le texte A sont : accommodant » et de la corruption « altérés, « abâ-
l’amplification des lignes 2-3 ; le rapprochement des tardies », « notre goût corrompu ».
deux termes : « faibles » et « immensité » (l. 3-4) ; la
caractérisation avec les deux adjectifs « immuables Exercice 12  p. 483
et éternels » à la ligne 7 ; le choix du mot « calami-
1. Les formes de la répétition sont : « lumière » (v.
tés » (l. 9) ; la caractérisation de la vie aux lignes
1, 2), « la terre » (v. 6, 7, 8, 9,11).
12-13 : « le fardeau d’une vie pénible et passagère » ;
Les anaphores sont : « ô » (v. 1, 2), « ceux qui
le choix des adjectifs qualificatifs aux lignes 14-18 :
n’ont… » (v. 3-5), « ma négritude n’est pas » (v.
« débiles », « insuffisants », « ridicules », « impar-
10-12)- parallélisme grammatical.
faites », « insensées », « disproportionnées ».
Les exemples de répétition dans le texte B sont : la 2. Les périphrases sont : « ceux qui n’ont… » aux
répétition des formes verbales, « laissa tomber… », vers 3, 4, 5.
« le ramassa », « elle le prit », « le jeune homme 3. Les métaphores de l’identité noire sont : la com-
baisa […] la main », « leurs bouches se rencontrè- paraison à la lumière (v. 2), puis à une gibbosité
rent, leurs yeux s’enflammèrent, leurs mains s’éga- (proéminence en forme de bosse due à une diffor-
rèrent » ; répétition des adverbes : « innocemment » mité de la colonne vertébrale) au vers 7 et enfin à
(l. 4 et 5) ; anaphore de « avec une » dans « avec un silo (v. 9). L’allégorie par laquelle l’identité noire
une sensibilité, une vivacité, une grâce toute par- est désignée est celle de la « négritude » (v.10-12).
ticulière » (l. 6-7). Ici, c’est un peu comme si Aimé Césaire inversait le
Les exemples d’hyperbole dans le texte B sont : la procédé de l’allégorie, en faisant de quelque chose
répétition de l’adverbe « innocemment » (l. 4 et 5) ; de concret quelque chose d’abstrait.
la gradation et l’expression hyperbolique dans le
4. On retrouve les antithèses qui séparent le monde
parallélisme grammatical des lignes 6-7 puis 7-9.
noir du monde blanc dans l’association du monde
2. Dans les deux textes, les répétitions et les hyper- noir aux éléments naturels et à une forme de confor-
boles impriment un rythme tantôt binaire, tantôt ter- mité à la nature (« la lumière », « la terre », « le silo »,
naire au texte et lui donnent une dimension argu- « où se préserve et mûrit »), alors que le monde blanc
mentative. est associé à la culture, au progrès, à la technique qui
Mais dans le texte A, Voltaire, en usant d’un lexique transforme et asservit la nature (« la poudre », « la
intensif, blâme l’homme et loue Dieu. Les répéti- boussole », « la vapeur », « l’électricité », « exploré »,
tions créent un rythme et soutiennent la rhétorique. la « tour », la « cathédrale »).
Le registre est épidictique.
Dans le texte B il s’agit au contraire d’un registre à la
fois ironique, comique et satirique. Voltaire parodie
Mobiliser les outils
la scène romantique type des œuvres romanesques. 20 d’analyse p. 484
Exercice 11  p. 483
1. Montaigne compare les habitants du Nouveau Exercice 1  p. 485
Monde à des fruits. 1. Nous avons affaire tout à la fois à une descrip-
2. Les termes qui filent la comparaison tout au long tion avec d’abondants détails visuels (« vides »,
du texte : « sauvages », « de même que », « les fruits « mal meublées », « draperies passées ») ou olfac-
que nature, de soi et de son progrès ordinaire a pro- tifs (« humide », « nauséabond ») et à un récit qui
duits », « vives, vigoureuses les vraies et plus utiles joue avec les codes des romans noirs et fait avancer
et naturelles vertus et propriétés », « en divers fruits la relation amoureuse entre de Marsay et Paquita.
de ces contrées-là ». 2. Cette scène est racontée du point de vue de de
3. Par la comparaison des habitants du Nouveau Marsay (« lui parut », « il reconnut », etc.) Le secret
Monde à des fruits, Montaigne fonde une analogie entoure le rendez-vous, le lieu de la rencontre et

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jusqu’à Paquita elle-même ; il imprègne donc tout vers 5 rejette de même « pour mourir », les vers 8
le passage. Contrairement au narrateur, de Marsay et 10 placent « vicomte » et « né » en contre-rejets.
ne sait rien des tenants et des aboutissants de cette
histoire. Le lecteur découvre avec lui cette maison Exercice 3  p. 485
repoussante et pénètre progressivement jusqu’à ce
1. Le discours direct occupe une large part de la
halo lumineux qui est le personnage de Paquita.
fable : d’abord utilisé au vers 8, il est repris aux vers
3. Le texte est bâti sur un contraste : celui de la 11 à 18. Toutes ces paroles sont prononcées par le
majeure partie du passage, effrayante, digne des Lion, ce qui montre l’importance du personnage et
romans noirs anglais (« humide », « nauséabond », sa domination sur la génisse, la chèvre et la brebis.
« sans lumière », « vides », « mal meublées », « vieux
2. Le lion s’exprime en alexandrins et en octosyl-
meubles, « draperies passées », « mauvais lieu »,
labes. L’alexandrin, vers noble, convient naturelle-
« poussière », « crasse », « vieille femme », « mons-
ment au discours royal. L’octosyllabe, quant à lui,
truosité ») et de la fin lumineuse (« voluptueux pei-
exprime le caractère impérieux du personnage :
gnoir », « regards d’or et de flamme », « mouve-
les vers 12, 13 et 18 sonnent comme autant d’ar-
ments lumineux »). Paquita, la femme aimée apparaît
rêts édictés par le Lion (« C’est que je m’appelle
comme l’exact opposé du monde qui l’entoure.
Lion :/À cela l’on n’a rien à dire. », « Je l’étrangle-
4. Malgré l’aspect lumineux de Paquita et la volupté rai tout d’abord »).
annoncée de la relation (l. 29), ce cadre effrayant,
3. La sonorité marquante du discours du Lion est
cette vieille femme monstrueuse annoncent la fin
celle de la consonne [d] : « doit », « dit » (v. 11),
tragique et sanglante du couple Paquita-de Marsay.
« dire » (v. 13), « seconde », « droit », « doit » (v. 14),
De fait, à la fin du roman, de Marsay, jaloux, vien-
« droit », « doit », « du » (v. 15). Elle permet de mettre
dra tuer Paquita mais se verra devancer par la maî-
en valeur les notions de « droit » et de « devoir »,
tresse de Paquita, qui n’est autre que sa demi-sœur.
et plus précisément celle de « droit du plus fort ».
4. Le Lion, dans son discours exprime des liens de
Exercice 2  p. 485 causalité sans appel comme dans les vers 11-12 : « et
1. Hernani s’adresse d’abord à Don Carlos (v. 1-17) la raison,/C’est que ». Les deux points suivis de « À
puis aux conjurés (v. 18) parmi lesquels il veut être cela » montrent que le « on n’a rien à dire » est la suite
compté en tant que grand d’Espagne. Il s’adresse logique de ce qui précède. Les deux points suivis du
indirectement au public, lui révélant sa véritable présentatif « c’est » insistent encore sur l’obligation
identité. Nous sommes à un moment stratégique de logique aux vers 14-15. Le vers 16 introduit l’argu-
la pièce, celle du dévoilement : les masques tombent, ment de la vaillance par un « comme », mais les vers
Hernani apparaît dans toute sa vérité. Cette scène 17-18 semblent abandonner toute idée de causalité,
semble être une scène typique de dénouement, mais pour laisser la place à la menace pure et simple.
nous sommes seulement à la fin de l’acte IV. L’origi-
nalité de la pièce de Hugo consiste dans la présence
d’un autre acte, qui va transformer en tragédie l’ap-
parente fin heureuse du quatrième acte (clémence Répondre à une question
du roi Don Carlos envers les conjurés).
21 sur un texte p. 486
2. Les didascalies sont importantes car, dans un
premier temps, elles distinguent Hernani des autres Exercice 1  p. 487
conjurés (« sortant du groupe », « À don Carlos ») 1. l. 1 : formulation de la réponse, qui reprend expli-
pour ensuite le rétablir dans son rang (« Il met son citement la notion ; l. 2-3 : explication de la réponse,
chapeau », comme il sied à tout grand d’Espagne, qui consiste en une définition de la notion, appliquée
et commande même aux autres de se couvrir, deve- à l’extrait ; l.4-14 : justification, avec des références
nant pour ainsi dire leur représentant et leur chef). intégrées au paragraphe, dont la formulation tient
3. Les rimes mettent en avant le personnage d’Hernani compte de l’énonciation et qui sont commentées
et son passé avec les termes « Hernani »/« impuni », (cf. le recours à l'impératif) ; l. 14-19 : conclusion
« né »/«  assassiné » et enfin « poignard »/«  monta- par un bilan (l. 14-17) et une ouverture (l. 17-19).
gnard ». Hugo use également beaucoup de rejets 2. « En effet » et « ainsi » sont des connecteurs qui
et de contre-rejets, internes ou non. Ainsi le vers 2 introduisent l’explication de la réponse (par la cause)
rejette et met en valeur le « ici » après la césure, le et la conclusion (par la conséquence). « De l’exté-

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rieur » explique la réponse par la définition de la Exercice 3  p. 487
notion. Dans la scène d’exposition, le dramaturge doit rensei-
3. Dumas peint un portrait complet de son person- gner le spectateur sur les enjeux de la pièce, tout en
nage. Le lecteur dispose en effet d’éléments sur le ménageant une entrée dans le jeu théâtral ; Molière y
statut social, le physique et la psychologie du person- parvient ici remarquablement. En effet, par la double
nage. Le narrateur s’intéresse à sa tenue vestimen- destination, le spectateur est informé sur ce qui doit
taire et en déduit son état social. Le « pourpoint de se passer (« la résolution de marier [Octave] ») et
laine, dont la couleur s’[est] transformée en une comprend que la situation nouvelle est probléma-
nuance insaisissable », trahit la pauvreté, le « béret » tique à cause de ce qui s’est passé auparavant (cer-
signale « le Gascon » ; l’« épée » révèle la noblesse, taines « affaires »). Ce début pose en outre un cadre
bien que le « jeune homme » puisse paraître le « fils spatio-temporel (la ville italienne de Tarente est une
d’un fermier ». Sur le plan physique, le narrateur donnée spatiale ; le « matin » suggère le respect de
évoque le « visage », « la pommette des joues », « les la règle classique d’unité de temps) et présente les
muscles maxillaires », « l’œil », « le nez », concen- personnages, empruntés à la tradition de la comé-
trant ainsi essentiellement le portrait sur le visage die latine puis de la commedia dell’arte : le jeune
du personnage et demeurant évasif sur la taille. Il homme, le père hostile à ses projets, le valet. Ces
fait de ces éléments les « signes » d’une psycholo- caractères traditionnels sont bien connus des spec-
gie « astuci[euse] » et « intelligent[e] ». Le portrait, tateurs. Quelques traits de personnalité des person-
quoique rapide, donne donc bien une représentation nages en scène se révèlent déjà : l’angoisse d’Octave,
complète du personnage. Malgré le choix d’un point à travers le débordement de questions et la colère
de vue externe, l’auteur parvient à dessiner, suivant finale ; la passivité de Silvestre, qui fera contraste
une méthode qui emprunte à la phrénologie (contem- avec la détermination de Scapin.
poraine du temps de l’écriture plutôt que de celui Mais cette exposition n’est pas un prologue, déta-
de l’action), le caractère de d’Artagnan. ché du drame : la scène est déjà propice au jeu, déjà
tournée vers l’effet à produire sur le spectateur ; elle
adopte une tonalité d’emblée comique. Ainsi, tout
Exercice 2  p. 487 au long de l’échange (en stichomythies), l’agace-
Rousseau propose pour la jeune fille une éduca- ment d’Octave croît, jusqu’à la colère, typique de
tion qui la prépare aux fonctions d’une maîtresse la farce et qui doit donner lieu, dans la représenta-
de maison. Elle doit s’appliquer à « tous les détails tion, au comique de geste. Plus subtilement, Molière
du ménage » : « l’aiguille », c’est-à-dire la couture, détourne de façon comique les codes théâtraux. Les
« la cuisine », le choix des « denrées » ; elle sait éga- deux premières phrases d’Octave sont ainsi des dodé-
lement « tenir les comptes ». Elle occupe ainsi des casyllabes, qui ne font que renforcer parodiquement
« fonctions de domestiques », « sert de maître de le pathétique de son propos. Surtout, l’inutilité de
maison ». Elle le fait « volontiers », s’appliquant à l’échange de questions et de réponses en dehors de
des travaux « qu’elle préfère à tout autre ». Pour- la double destination, et donc de sa fonction d’infor-
tant, sans que l’élève le sache (car « elle ne va pas mation du lecteur, est explicitement soulignée dans
si loin »), il ne s’agit pas de divertissement, mais la dernière réplique : Molière s’amuse de la facilité
d’une véritable formation ; « pour l’occuper ainsi », à laquelle il recourt.
sa mère a une « raison » : la fille « apprend à gou- Par l’efficacité avec laquelle il pose l’enjeu de sa
verner ». Elle dispose d’un savoir, comme le souli- pièce, tout en lui donnant un rythme, le drama-
gnent les verbes « entendre », « connaître », « savoir ». turge révèle sa maîtrise de l’écriture théâtrale et sa
L’apprentissage s’inscrit donc dans une progression constante préoccupation de la représentation.
qui mènera à « commander ». Cette éducation, qui
ignore l’égalité des sexes, nous paraît rétrograde ;
elle est datée. Elle confie à la femme l’économie
domestique et nie l’autonomie, le choix. Il ne faut
cependant pas sous-estimer la modernité, en tout
22 Lire une œuvre intégrale p. 488

cas la nouveauté de l’entreprise de Rousseau, dans


une époque où, Laclos le déplorera, on ne se sou- Exercice 1  p. 489
cie guère d’éduquer les femmes. a. En utilisant simplement le bandeau introductif qui
précède le conte et la notice biographique proposée

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à la fin du manuel (p. 567), les élèves pourront déjà Derville appartient au milieu juridique et Gobseck
s’appuyer sur quelques éléments : le fait que Voltaire au milieu financier.
était régulièrement la cible de la censure, ses mul- 2. Le thème de l’argent et du pouvoir qu’il pro-
tiples engagements contre l’intolérance et le peu de cure est essentiel dans ce roman. Il met également
cas qu’il faisait des petits contes comme celui-ci. en lumière les mœurs de l’aristocratie parisienne.
b. Liste des personnages : le philosophe Pythagore ; 3. Balzac poursuit jusqu’à vingt ans des études de
de l’herbe qui parle ; une huître qui parle ; deux droit en travaillant chez un notaire. Il y a découvert
Indiens condamnés à être brûlés ; des juges indiens ; le monde juridique et fréquenté des avoués comme
des dévotes ; un intolérant qui fait brûler Pythagore. Derville. De plus, il a écrit Gobseck au début de sa
c. Le caractère du personnage principal : attentif aux carrière littéraire, alors qu’il était criblé de dettes
autres, compatissant, sensible, humain, convain- après avoir rencontré plusieurs échecs. Cela explique
cant, tolérant. peut-être pourquoi il connaît aussi bien le monde des
Son évolution : il découvre que le mal est présent usuriers, qu’il a eu l’occasion de côtoyer.
partout dans le monde, des brins d’herbe aux tribu- Par ailleurs, ce roman, dont une première ver-
naux humains. Il prend toujours la défense des vic- sion a été publiée dès 1830 sous le titre Les Dan-
times, mais n’en est nullement récompensé. gers de l’inconduite, est l’une des œuvres fonda-
d. Schéma narratif : trices de La Comédie humaine, la vaste fresque
- situation initiale : Pythagore, qui comprend le lan- formée par les nouvelles et les romans de Balzac.
gage des plantes et des animaux, visite les Indes ; On retrouve les personnages de Gobseck, Mme de
- événement perturbateur : un brin d’herbe se plaint Restaud, Maximes de Traille ou Derville dans plu-
d’être mangé par un mouton ; sieurs romans (notamment dans Le Père Goriot).
- péripéties : une huître se plaint de la cruauté des 4. Entre 1830, la date où Balzac écrit Les Dangers
hommes ; Pythagore découvre l’injustice faite à de l’inconduite, et 1842, la date où le roman est
deux Indiens et parvient à les sauver en prenant publié sous son titre définitif, le mouvement cultu-
leur défense ; rel dominant est le romantisme. Or, Balzac s’in-
- élément de résolution : un intolérant met le feu à téresse beaucoup plus aux rapports de force liés à
la maison de Pythagore ; l’argent, qui régissent les relations entre les person-
- situation finale : Pythagore est mort brûlé à Cro- nages, plutôt qu’à leurs états d’âme. Il ne s’attarde
tone, victime de l’intolérance qu’il combattait. pas, par exemple, sur le couple d’amoureux formé
e. Thèmes abordés : la cruauté, l’intolérance, le mal, par Ernest et Camille. On assiste à travers ce roman
l’injustice de notre monde. à la naissance du réalisme.
f. Registre dominant : le comique
g. Genre du récit : conte philosophique
Exercice 3  p. 489
a. Pour écrire sa tragédie, Racine s’appuie sur les
h. Mouvement littéraire : les Lumières renseignements fournis par l’historien latin Tacite,
i. Rapport avec l’objet d’étude « Genres et formes de auteur des Annales. Les personnages d’Agrippine,
l’argumentation : xviie et xviiie siècles » : ce conte Néron, Britannicus, Burrhus et Narcisse ont réelle-
est argumentatif dans la mesure où il critique de ment existé. Néanmoins, le dramaturge semble avoir
manière amusante l’intolérance et dénonce l’omni- inventé le personnage de Junie et il prend certaines
présence du mal dans notre monde. Ne se moque- libertés avec les faits relatés par Tacite : Britannicus
t-il pas aussi de la naïveté du philosophe qui croit n’avait que 14 ans et non 17 lorsqu’il a été assas-
pouvoir combattre le mal, en vain puisque c’est lui siné par Néron ; Narcisse a toujours été fidèle à Bri-
qui en est finalement victime ? tannicus et il été assassiné par Néron.
b. Britannicus est le héros tragique de la pièce dans
Exercice 2  p. 489 la mesure où il est une victime innocente, qui tente
1. Un avoué est un officier ministériel représen- en vain de sortir du piège qui se referme sur lui. Il
tant les parties (plaignants ou accusés), mais qui ne meurt à la fin contrairement à Néron ou Agrippine,
plaide pas, à la différence d’un avocat. sur les destins desquels la pièce n’est pas centrée,
Un usurier prête de l’argent à ceux qui n’ont plus même s’ils jouent un rôle considérable dans le déve-
d’autres moyens de crédit en pratiquant des taux loppement de l’intrigue.
supérieurs aux taux courants.

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c. Schéma 1 - Sujet : Néron il s’oppose aux entreprises immorales de Néron.
Destinateur : Destinataire : Quant à Narcisse, il se présente au départ comme
Désir amoureux  Néron un allié de Britannicus, même si le spectateur est
orgueil très vite informé de sa traîtrise (II, 2).
d. Le tableau de présence des personnages révélera
par exemple aux élèves l’importance d’Agrippine,
Sujet : Objet : présente au début et à la fin de la pièce. L’apparition
Néron Le pouvoir de Néron est retardée jusqu’au début de l’acte 2 et
absolu et Junie l’unique confrontation entre l’empereur et sa mère
Agrippine a lieu à la scène 2 de l’acte IV.

Adjuvant : Opposants : Exercice 4  p. 489


Narcisse Agrippine, a.  Le mot spleen est un mot anglais issu du grec
Britannicus, Junie splên, la « rate », considérée dans la médecine antique
comme le siège de la bile noire, une humeur dont
Schéma 2 — Sujet : Agrippine l’excès produit la mélancolie. Baudelaire a emprunté
ce mot aux romantiques anglais qui l’employaient
Destinateur : Destinataire : pour désigner une douleur morale, un dégoût de la
orgueil Agrippine
vie. Chez Baudelaire, le spleen renvoie à l’ennui lié
à la condition humaine, au sentiment de la lourdeur
de l’existence, au goût du néant.
L’idéal est la perfection à laquelle on aspire, le plus
Sujet : Objet : souvent sans pouvoir l’atteindre. Chez Baudelaire,
Agrippine Le pouvoir
(en reprenant le l’Idéal prend la forme de la beauté, qu’elle soit phy-
contrôle sur sique ou artistique, du bien-être matériel et moral,
Néron) des divers paradis qui lui font oublier le spleen.
b. Avant de donner à son recueil le titre Les Fleurs
Adjuvant : Opposant : du mal, Baudelaire a envisagé de l’intituler Les Les-
Son autorité de Néron qui biennes puis Les Limbes. L’expression « fleurs du
mère sur Néron s'émancipe
mal » est oxymorique. Elle peut renvoyer aux femmes
damnées qui apparaissent dans le recueil, lesbiennes
Schéma 3 — Sujet : Britannicus ou prostituées, mais aussi aux poèmes eux-mêmes
remarquables par leur beauté, qu’ils puisent dans la
Destinateur : Destinataires :
Amour Junie, Britannicus laideur du monde, selon l’esthétique baudelairienne.
c. À l’intérieur de la section « Spleen et Idéal », on
peut considérer que les poèmes de l’Idéal se trou-
vent plutôt au début, en particulier avec des textes
Sujet : Objet : comme « Élévation », « Correspondances », « La Vie
Britannicus Junie antérieure », « Parfum exotique » ou « La Beauté ».
(surtout) et le Les poèmes représentatifs du spleen ne manquent
pouvoir pas, avec par exemple « Une Charogne », « L’Hor-
loge », la série de poèmes intitulés « Spleen », « Le
Vampire », « Le Revenant » ou encore « Le Mort
Adjuvants : Opposant : joyeux ».
Junie, Agrippine Néron
d. On acceptera les thèmes suivants : les animaux
avec notamment les poèmes sur les chats, les
femmes, l’amour, la mort, le temps qui passe, le
Le rôle actantiel des deux conseillers Burrhus et voyage, la lecture, l’ennui et la nature.
Narcisse est complexe. Burrhus défend Néron face e. La poésie de Baudelaire comporte une dimension
à l’emprise qu’exerce encore sur lui Agrippine, mais lyrique aussi bien par son style que par l’expression

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de sentiments exaltés. Les poèmes qui évoquent la gauche ; le reste du paysage se perd dans la vapeur
nature, les voyages ou certaines femmes aimées rap- et le brouillard. Le premier pont, qui fuit vers le
pellent les grands thèmes romantiques. centre de l’image, dessine la ligne de force princi-
Sur le symbolisme, on peut renvoyer les élèves à la pale ; il rejoint la ligne de l’horizon, marquée sur-
double page d’histoire littéraire (p. 60-61) ainsi qu’au tout par une palette plus sombre en haut qu’en bas
chapitre 10, où ils retrouveront un poème extrait du tableau. L’image est ainsi réduite à l’essentiel,
des Fleurs du mal, « Correspondances » (p.  298). sans anecdote : la distinction de moins en moins forte
Ce dernier texte est particulièrement indiqué pour des plans rend fidèlement compte de l’atmosphère,
montrer en quoi Baudelaire pose les fondements du tandis que la frontalité du train et le raccourci de la
symbolisme puisque le réel y est présenté comme diagonale témoignent de la puissance mécanique.
un ensemble de signes, qui renvoient à une autre
dimension, à un mystérieux langage que la poésie Exercice 3  p. 492
nous aide à décoder.
1. Au premier plan, occupant presque toute la sur-
face de la toile jusqu’à la saturer, le radeau qui donne
son titre à l’œuvre se détache sur le second plan de
la mer ; le ciel constitue un arrière-plan, sur lequel
23 Lire l’image fixe p. 490
on n’aperçoit qu’à peine le navire auquel les nau-
fragés font signe.
Exercice 1  p. 492 2. Le tableau est sombre. La lumière tombe sur les
1. On peut distinguer trois plans : naufragés, favorisant les contrastes ; elle est sur-
– au premier plan, des personnages ; tout présente à la rencontre du ciel et de la mer, et
– au deuxième plan, des façades d’immeubles ; met en valeur le naufragé juché sur un tonneau. La
– à l’arrière-plan, les tours de la basilique du Sacré- palette est réduite : chaque plan a une dominante,
Cœur, dans le Montmartre à Paris. de brun, puis de vert, enfin de noir. Le rouge de cer-
Les contrastes sont forts, dans cette image en noir et tains détails ponctue le premier plan.
blanc : le pourtour, en particulier le bas de l’image et 3. La disposition et le mouvement des personnages,
le côté droit, sont sombres, tandis que le centre est ainsi que le rouge, dessinent un triangle, doublé par
lumineux, en particulier la façade au deuxième plan. les cordages du mât. Du cadavre en bas à gauche
2. Les toits dessinent une horizontale qui partage vers le tissu agité, le regard du spectateur suit un
aux deux tiers le ciel et la ville. L’arbre, les pilastres, côté du triangle principal, qui correspond à une dia-
les immeubles, les personnages dessinent des ver- gonale accentuée vers son extrémité.
ticales. Enfin, le trottoir en bas à gauche, la répar- 4. La dynamique de l’image, la répartition de la
tition des personnages, la pente du toit permettent lumière cherchent un effet de pathétique : le specta-
de tracer une diagonale qui isole, en haut à gauche, teur découvre la misère des personnages, puis par-
les éléments d’arrière-plan. tage leur fragile espoir. Par ses dimensions, par sa
3. La diagonale et la répartition de la lumière gui- tonalité, le tableau relève de la peinture d’histoire. À
dent le regard vers le centre de l’image, la verticale une époque de hiérarchie stricte des genres picturaux,
centrale le dirige ensuite vers les clochers du Sacré- il fut reproché au peintre de traiter dans ce registre
Cœur, dont le plus petit constitue le point de fuite. un fait d’actualité ; on s’accorde à voir aujourd’hui
dans le choix de Géricault une intention politique.
Exercice 2  p. 492
1. Le tableau, qui s’intitule Pluie, vapeur, vitesse, Exercice 4  p. 493
montre un train filant vers le coin inférieur droit de 1. Les objets représentés sont ici limités aux fruits,
l’image. C’est moins le train, pratiquement réduit à de la vaisselle et à des tissus. Les fruits prolifè-
à sa cheminée, qu’il s’agit de représenter, que l’ef- rent, s’étagent au premier plan de l’image, saisie
fet atmosphérique et la puissance de la machine, comme en plongée. Le spectateur a l’impression
encore moderne en 1844. qu’ils devraient tomber, qu’ils sont en tout cas en
2. Le premier plan est distinct, avec les parapets très équilibre fragile.
écartés du pont. Le train figure au deuxième plan. 2. Le peintre dispose un tissu et de la vaisselle
À l’arrière-plan, on ne distingue qu’un autre pont, à blanche, sur lesquels se détachent, par un effet de

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contraste, les fruits, objets explicites de la représen- Il semble étranger à la scène, comme le visiteur d’une
tation. Les couleurs et les teintes de ceux-ci semblent exposition qui passerait devant cette photographie.
s’étendre à leur environnement : plus les fruits sont
clairs, ou foncés, plus le tissu d’arrière-plan l’est,
au point que pommes et oranges disparaissent en
s’éloignant du centre.
3. Le resserrement du cadre et l’obstruction de l’ar-
24 Lire l’image de film p. 494

rière-plan par le tissu ne permettent pas de se repré-


senter la pièce. Le but de Cézanne n’est pas la repré- Exercice 1  p. 497
sentation d’un décor – ni à vrai dire de pommes –, Les questions posées dans cet exercice sont pure-
mais le travail sur la matière picturale. ment descriptives. On pourra néanmoins, à l’oral,
inviter les élèves à approfondir l’analyse en les inter-
Exercice 5  p. 493 rogeant sur les impressions produites par ces quatre
1. Sur un fond uni se dessinent deux lignes de photogrammes.
force : la verticale des personnages et l’horizontale
de la portée, renforcée par la police des éléments – John Ford, La Chevauchée fantastique : plan géné-
de générique. ral qui cadre un convoi de cavaliers dans la partie
inférieure de l’image. Ces derniers semblent minus-
2. L’affiche utilise les trois couleurs primaires : elles cules, perdus au milieu du désert, et écrasés par les
sont comme les notes à partir desquelles le cinéaste deux imposants rochers qui occupent la moitié supé-
va composer sa partition. rieure de l’image.
3. Si le film est « en-chanté », comme l’annonce – Vittorio de Sica, Le Voleur de bicyclette : plan
l’affiche, c’est parce qu’il est « en musique » et moyen qui cadre deux personnages assis, un homme
« en couleurs » ; pas plus qu’ils ne chantent ni ne se adulte près d’un jeune garçon au premier plan et deux
déplacent, les personnages représentés sur l’affiche personnages en train de marcher à l’arrière-plan.
ne sauraient être en couleurs, réservées à la magie La position des deux personnages assis et l’inquié-
de la projection. La portée, les couleurs primaires, tude exprimée par leurs visages donnent l’impres-
le couple enlacé sont une promesse faite au specta- sion qu’ils sont désemparés. Leur place dans la par-
teur. En outre, le film raconte le drame d’êtres qui tie inférieure de l’image et l’indifférence des deux
ont cru, par les rêves qu’ils chantent, échapper à passants accentuent ce sentiment. On précisera aux
la pluie de Cherbourg et à la grisaille de l’histoire. élèves qu’il s’agit d’un père et de son fils et que le
4. La portée et son texte, le nom du compositeur père est inquiet car il s’est fait voler son principal
Michel Legrand mis sur le même plan que celui moyen de subsistance, sa bicyclette.
du réalisateur Jacques Demy sont des indices de
– Sidney Lumet, Douze hommes en colère : gros
genre. Enfin, les parapluies font allusion au Chan-
plan qui insiste sur l’expression du personnage inter-
tons sous la pluie de Stanley Donen (1952), dont
prété par Henry Fonda. Son front plissé et sa bouche
la vedette, Gene Kelly, figurera en 1967 au géné-
ouverte, toute la tension de sa physionomie, suggè-
rique des Demoiselles de Rochefort, de Demy : la
rent une conversation animée.
comédie musicale est un genre qui tisse de puis-
sants réseaux d’intertextualité. – Clint Eastwood, Le Bon, la brute et le truand : plan
américain, caractéristique des westerns, qui met en
évidence la corde attachée au cou du personnage,
Exercice 6  p. 493 l’expression de son visage et le geste de sa main,
1. Francis Bacon est au centre de l’image ; il des-
posée sur la poitrine.
sine une verticale forte, croisée par l’horizontale
de ses deux bras ouverts, qui donnent à l’espace sa
troisième dimension. La diagonale marquée par le Exercice 2  p. 497
mur d’arrière-plan rencontre sa tête, dont la position 1. C’est le point de vue de l’agresseur qui est adopté
(notamment l’axe des yeux) redouble la direction. dans ce plan extrait de la fameuse « séquence de
Il est le seul élément dynamique. Enfin, les regards la douche » du film Psychose d’Alfred Hitchcock.
des deux femmes convergent vers lui. 2. Les élèves qui connaissent le film se souviendront
2. Michel Leiris vient troubler la structure : son regard sans doute du couteau levé sur la jeune femme par
ignore son ami Bacon, sa tête coupe le bras du peintre. le tueur. L’ensemble de la séquence peut faire l’ob-

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jet d’une étude plan par plan qui insistera sur l’al- Exercice 6  p. 499
ternance des points de vue et soulignera comment 1. Les éléments du texte de Laclos que l’on retrouve
Hitchcock fait naître la peur chez le spectateur en dans l’adaptation filmique sont le « grand mouve-
ne montrant jamais l’essentiel : le visage du tueur. ment » évoqué par Valmont, la rencontre des regards
3. Le gros plan est le plus propre à montrer les émo- entre les deux personnages, la fuite de la Présidente
tions. En mettant en évidence les traits du visage et qui s’arrache aux bras du séducteur et certaines
les expressions, il favorise l’identification du spec- répliques de Valmont, reprises textuellement : « vous
tateur au personnage. La bouche ouverte est une posséder ou mourir » et « la mort ! »
image très crue de la peur extrême, peut-être ici 2. Chez Laclos, la scène présente déjà une dimen-
devant la mort annoncée. sion théâtrale qui rend l’adaptation filmique plus
facile. Elle comporte des indications que l’on peut
Exercice 3  p. 498 rapprocher des didascalies au théâtre :
– indications de ton : « changeant seulement l’in-
La contre-plongée adoptée dans ce plan met en valeur
flexion de ma voix » (l. 6-7), « d’un ton bas et
le drap noir dans lequel est enveloppé le personnage,
sinistre » (l. 19) ;
son visage pâle et l’aigle qui le surplombe, en par-
– indications de geste : « à vos pieds » (l. 8), « nos
ticulier les griffes et les ailes. Ce plan établit, à la
regards se rencontrèrent » (l.  9-10), « elle se leva
manière d’une métaphore dans un texte, une équi-
d’un air effrayé, et s’échappa de mes bras dont je
valence entre le personnage et l’oiseau de proie,
l’avais entourée » (l. 11-13).
pour insister sur le caractère à la fois majestueux
et inquiétant du comte Dracula. 3. Valmont agit sciemment et calcule ses effets
comme un véritable « metteur en scène ». En témoi-
gnent :
Exercice 4  p. 498 – l’usage de la première personne du singulier
Ce plan associe un gros plan très net, qui met en comme sujet ;
évidence les traits saillants du visage d’Ivan le Ter- – l’expression du but : « pour subjuguer une femme »
rible (la barbe taillée en pointe, le nez et le regard) (l. 1-2), « pour cela » (l. 6), « de façon qu’elle pût
et un arrière-plan lointain et flou, qui occupe la m’entendre » (l. 20).
partie gauche de l’image et montre une procession – les éléments qui évoquent sa « mise en scène » :
d’hommes. La juxtaposition de ces deux plans pré- « par un grand mouvement » (l.3), « changeant seu-
sente Ivan comme une sorte de géant par rapport lement l’inflexion de ma voix » (l. 6-7).
auquel les autres êtres humains apparaissent comme
de minuscules fourmis qu’il observe, manipule et 4. Le point de vue de Valmont, adopté dans la lettre,
peut écraser d’un mouvement. L’image suggère ainsi domine également dans la séquence filmique, avec
l’ambition et le pouvoir sans limite du tsar. des trouvailles proprement cinématographiques
comme le plan 1, où Valmont s’observe dans un
miroir.
Exercice 5  p. 498 5. Les indications du texte de Laclos sont globale-
1. Ce photogramme extrait du film de John Car- ment respectées par Stephen Frears et son scéna-
penter Halloween est un plan rapproché qui cadre riste le dramaturge Christopher Hampton, même si
le visage d’une jeune fille au téléphone, à droite de Valmont ne reste pas immobile lorsqu’il menace la
l’axe central qui sépare l’image en deux. Présidente de se donner la mort.
2. L’intérêt de ce plan est qu’il laisse apercevoir à 6. Les éléments absents dans les photogrammes :
gauche du même axe central, à proximité du visage – la vérité générale des lignes 1-2 ;
de la jeune fille mais à l’arrière-plan, la silhouette – l’indication de jeu « et gardant la même posture » ;
d’un personnage portant un masque blanc, le tueur – la phrase prononcée par Valmont : « j’en fais le
d’Halloween. serment à vos pieds ».
3. John Carpenter est l’un des premiers cinéastes à Les éléments ajoutés dans le film :
utiliser ce type de plan. De nombreux réalisateurs de – le regard de Valmont dans le miroir (plan 1) ;
film d’horreur l’imiteront par la suite. Il cherche à – la réplique de la Présidente (« Je désire votre bon-
susciter la peur du spectateur, alimentée par le flou heur »), qui correspond en fait à un autre passage
de l’arrière-plan et par le fait que le personnage du texte de Laclos ;
du premier plan ignore cette présence menaçante. – le dossier de la chaise (plan 5).

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7. Frears reste fidèle à l’esprit du texte. Il traduit 6. L’échelle de plan évolue d’abord dans le sens du
par exemple la dualité et la fausseté de Valmont par rapprochement avec deux gros plans qui succèdent
son regard dans le miroir : le séducteur, avant d’at- à des plans moyens. Cela montre que la tension
taquer, calcule ses effets, comme on le voit aussi monte. L’opposition entre la multitude de jurés du
dans le roman. plan 8 et le plan rapproché sur l’architecte au plan
Au plan 2, les yeux baissés de Tourvel indiquent à 9 signale qu’il a remporté l’échange.
la fois sa gêne, sa pudeur et la crainte qu’elle ressent 7. Dans un premier temps, le comptable est en posi-
face à Valmont. La légère plongée souligne cet état tion de force, ce qui apparaît avec la plongée sur
de vulnérabilité. Dans le roman, c’est le libertin qui l’architecte au plan 2 et la contre-plongée sur le
évoque avec amusement le trouble de la Présidente. comptable au plan 3. On retrouve un procédé com-
Le mouvement vif de Valmont qui se précipite aux parable, mais en sens inverse, au plan 8 où l’archi-
genoux de la jeune femme, aux plans 3 et 4, montre tecte semble légèrement au-dessus des autres jurés.
Valmont comme un prédateur et la Présidente comme 8. Sidney Lumet a utilisé différents éléments du lan-
une proie prise au piège, qui s’arrache difficilement gage filmique pour exprimer en images les rapports de
des griffes de son agresseur. force entre les deux interlocuteurs : l’échelle de plan,
Dans le plan 5, le caractère fourbe et menaçant de les angles de prise de vue et le champ-contre-champs.
Valmont apparaît grâce à la chaise. Son visage est Les deux arguments qui s’opposent, appuyés cha-
d’abord dissimulé par le cannage du dossier, puis il cun par une preuve, sont traduits par les plans 4 et 7.
laisse lentement dépasser tout son visage pour pronon-
cer la phrase fatale, qui fera succomber la Présidente.
Identifier les registres
Exercice 7  p. 499 25 de l’image p. 502
Ce film de Sydney Lumet, qui est pourtant un huis
clos, plaît beaucoup aux élèves. Il offre de mul- Exercice 1  p. 505
tiples occasions de travailler sur l’argumentation Pour faire cet exercice, on pourra orienter les élèves
et sur l’image mobile. soit vers des ouvrages soit vers des sites Internet
1. Cette séquence présente une unité narrative et consacrés aux affiches de films, à la publicité ou
surtout argumentative. Elle montre comment l’ar- aux campagnes de presse de diverses institutions
chitecte parvient à réfuter la preuve que constituait ou associations. Ils peuvent aussi faire l’exercice en
aux yeux de la majorité des jurés l’arme du crime. recherchant leurs exemples dans le manuel, où ils
C’est la séquence du couteau. ne manquent pas : on trouve entre autres :
2. La séquence comporte 9 plans, parmi lesquels on – le registre pathétique aux pages 187 (Iphigénie),
distingue les types suivants : 274, 310, 336-337, 372, 396-397 ;
– plan rapproché : plan 1 ; – le fantastique aux pages 71, 146, 147, 156, 312,
321, 330 ;
– plans moyens : plans 2 et 3 ;
– des caricatures aux pages  50, 56, 78, 122, 129
– plan d’ensemble : plan 8 ;
(Daumier), 135, 378, 510 (Daumier) ;
– effets de champ-contre-champ : plan 1/plan 2, plan – des images parodiques aux pages 187 (Jupiter),
2/plan 3, plan 5/plan 6, plan 8/plan 9 ; 224, 228, 229 (vieillards, esclave,  etc.), 390, 506
– contre-plongée : plan 3. (La Folie des grandeurs).
3. Le recours systématique au champ-contre-champ
traduit l’antagonisme argumentatif, le ton polémique Exercice 2  p. 505
de l’échange. C’est un affrontement. Entre les plans 1. Les élèves devront repérer au moins le registre
5 et 6, il indique aussi le rapport de force : l’avo- comique, éventuellement le registre polémique. La
cat est désormais seul face à deux interlocuteurs. meilleure réponse ici est le registre satirique, dans
4. On passe du plan 3 au plan 4 par un travelling la mesure où l’affiche attaque Adolphe Hitler en le
avant (un zoom) qui souligne l’importance de l’ob- tournant en ridicule.
jet sur lequel porte la polémique, le couteau, et sur 2. Il s’agit de couleurs chaudes, le rouge du fond et
le fait qu’il est unique. le jaune du visage, qui évoquent le feu, la violence.
5. Le plan 7 répond au plan 4 pour le démentir. Le Sur ce fond coloré se détachent les principaux attri-
caractère unique du premier couteau est contesté. buts du dictateur en noir, ainsi que le costume noir

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et blanc qui rend immédiatement reconnaissable le du film de 1947/un gourdin dans le film de Gérard
personnage de Charlot. On note que le front du dic- Oury ;
tateur est envahi par le rouge, comme si son visage – la posture ridicule du petit Louis de Funès gri-
était en train de s’effacer sous les coups de peigne maçant à califourchon sur le grand Yves Montand/
et de ciseau du barbier. On pourra également indi- la dignité des deux personnages du film de Pierre
quer aux élèves que le jaune, et en particulier le Billon, debout. Ruy Blas, légèrement en surplomb,
jaune citron comme celui du visage du dictateur frappe au cœur Don Salluste dont la position et l’ex-
(par opposition au jaune doré par exemple), com- pression traduisent une souffrance fatale. L’image
porte historiquement des connotations péjoratives. fait ressortir le tragique de la situation.
C’est la couleur des traîtres, des mauvais. Pour plus
2. L’image extraite du film de Gérard Oury appar-
de détails, voir les ouvrages de Michel Pastoureau
tient au registre comique : la position des person-
sur la symbolique des couleurs.
nages, leur expression volontairement exagérée et
3. Le portrait du dictateur se résume à trois traits surtout la présence du gourdin utilisé par Don Sal-
saillants : la mèche que le barbier s’apprête à cou- luste pour frapper Ruy Blas sont autant d’éléments
per, la petite moustache droite et les insignes du qui rappellent une scène de la Commedia dell’arte
pouvoir fasciste, la cravate et les croix. Cette carica- ou le comique réside essentiellement dans les gestes
ture fait du personnage une marionnette grotesque, des acteurs. À l’inverse, l’image extraite du film de
sans humanité. On relèvera en particulier l’absence Pierre Billon relève du registre tragique : elle saisit
des yeux (alors que ceux du petit Charlot sont bien l’instant précis de la mort de Don Salluste, trans-
visibles) qui empêche toute identification. percé en pleine poitrine par un Ruy Blas qui garde
4. C’est le combat de David contre Goliath. Dans une position digne, révélant la noblesse d’un gentil-
le film, le modeste barbier persécuté parvient à per- homme plus que celle d’un valet. La lumière, diri-
turber les plans du grand dictateur mégalomane. De gée vers le visage de Don Salluste, met en valeur
même, le simple acteur comique qu’est Charlie Cha- sa souffrance et une certaine dignité dans la mort,
plin (interprète des deux rôles dans le film) sape, donnant à la scène un caractère solennel.
par sa satire, les fondements du pouvoir d’Adolphe
Hitler, alors bien en place en Allemagne. Exercice 5  p. 506
1. Le cadrage de l’image s’adapte à la taille du petit
Exercice 3  p. 505 chien et met ainsi en valeur le contraste de taille
1. Les affiches et les murs dessinent des lignes ver- entre cet animal et ses deux accompagnateurs. La
ticales parallèles très droites, en léger décalage avec paire de bottes et les deux pattes à ses côtés lais-
les lignes un peu obliques et également parallèles sent deviner la présence d’un être humain et d’un
que forment les corps des deux femmes en noir. autre chien de grande taille, mais le reste de leurs
Cela souligne la double répétition en deux temps, corps sort du cadre, comme s’ils ne pouvaient tenir
le motif du double. à l’intérieur. Cela donne l’impression que ces deux
êtres, en hors champ, sont des géants… ou que le
2. Cela fait penser au parallélisme (ou au moins à
petit chien est vraiment minuscule.
la répétition).
2. On peut ressentir cette image de diverses manières.
3. Par exemple :
– Elle comporte à l’évidence une dimension comique
– La guerre produit autant de femmes en deuil que
en raison du décalage burlesque entre la taille du
de soldats.
chien et l’importance que lui donne le cadrage. Son
– L’exaltation de la bravoure guerrière conduit à la
accoutrement incongru renforce cette impression.
mort et au deuil.
– Mais on peut aussi imaginer une lecture pathé-
tique ou même tragique de cette photographie. Il
Exercice 4  p. 506 n’est pas impossible que certains élèves ressentent
1. Il s’agit dans les deux cas d’une bagarre entre Don de la compassion ou au moins de l’attendrissement
Salluste et Ruy Blas (appelé Blaze dans La Folie des en observant le regard du petit chien. Et pourquoi
grandeurs), mais il existe d’importantes différences : ne pas voir cet animal comme une image de l’être
– les couleurs criardes et les costumes excentriques/ humain prisonnier d’un monde qui le dépasse ?
la sobriété du noir et blanc ; – Entre les deux interprétations, on peut voir dans
– l’arme du crime : une dague dans l’image tirée cette photographie la satire grinçante d’une société

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qui confond les valeurs et les hiérarchies, identi- arcs du décor, et si l’on observe les lignes horizon-
fiant les jambes d’un humain aux pattes d’un dogue tales du tableau, il se trouve un « étage » au-des-
ou d’un doberman, et déguisant grotesquement un sus des femmes. Le regard du jeune garçon qui se
petit chien. trouve au sein du groupe féminin est orienté vers
eux et les fixe avec intensité, car ils sont pour lui un
Exercice 6  p. 507 modèle et représentent ainsi l’avenir. Leur héroïsme
1. Les lignes de fuite obliques qui convergent vers glorieux les place du côté du divin et s’oppose à la
le fond de la scène font ressortir le geste de l’indi- prostration des femmes, qui craignent la mort car
vidu de gauche qui, si on le prolonge, dessine une elles sont situées du côté de la chair, attachées à la
diagonale traversant l’image. vie biologique.
2. Si l’on suppose que le civil salue les soldats pour
leur rendre hommage, on a là une image de registre
Étudier les rapports
épique, qui glorifie les soldats, mis en valeur par
leur position surplombante.
26 du texte et de l’image p. 508
En revanche, on peut considérer que l’individu vêtu
de couleurs sombres s’oppose aux soldats aux uni- Exercice 1  p. 511
formes clairs en leur adressant une provocation ou 1. Du haut vers le bas, on reconnaît la colombe aux
en leur demandant de cesser leur avancée (ce qui ailes ouvertes, un jet divisé en deux parties symé-
expliquerait l’expression du soldat assis sur le char). triques et la source de cette eau jaillissante.
L’image serait alors plutôt polémique : elle véhicu- 2. Deux lettres se distinguent par leur taille des
lerait un message pacifiste. autres caractères : le « O » au centre de la source, qui
On peut proposer aux élèves de rédiger la phrase évoque l’eau et correspond à l’interjection lyrique
que pourrait prononcer l’homme au bras levé pour « Ô », présente à plusieurs reprises dans le texte ; et
les mettre sur la piste de ces diverses interprétations. le « C » qui forme le cou de la colombe (peut-être
suggère-t-il le coup de poignard évoqué à la fois par
Exercice 7  p. 507 le titre, « la colombe poignardée », et par le mot qui
1. Le groupe de femmes et d’enfants représenté à le surplombe, « poignardées »). Au milieu de l’axe
droite est nettement pathétique. L’attitude dolente qui relie le « O » et le « C », le point d’interrogation
des trois femmes traduit leur désespoir et le geste placé au sommet du jet d’eau est également mis en
de protection de la femme de gauche suggère sa valeur par sa taille. Il peut exprimer les doutes du
crainte de ce que le sort leur réserve. La représen- poète, qui se demande comment on en est arrivé là.
tation d’êtres vulnérables et inoffensifs, recroque- 3. On pourra aussi demander aux élèves d’ajouter
villés en un groupe fermé aux courbes sinueuses, la ponctuation.
incite à la compassion.
La colombe poignardée et le jet d’eau
2. Les élèves comprendront immédiatement, grâce Douces figures poignardées, Chères lèvres fleuries,
aux armes et aux armures, que les trois hommes Mia, Mareye, Yette, Lorie, Annie et toi, Marie, où
de gauche vont se battre. Leur geste indique leur êtes-vous, ô jeunes filles ? Mais près d’un jet d’eau
détermination commune : il s’agit des frères Horace qui pleure et qui prie, cette colombe s’extasie.
qui prêtent serment devant leur père de battre les Tous les souvenirs de naguère, O mes amis partis en
trois frères Curiace dans un combat qui doit déci- guerre, jaillissent vers le firmament et vos regards
der quelle ville l’emportera sur l’autre, Rome leur en l’eau dormant meurent mélancoliquement. Où
patrie ou bien Albe (v. p.  199). Ils engagent leur sont-ils Braque et Max Jacob, Derain aux yeux gris
honneur et donc leur vie. Le geste et le regard de comme l’aube. Où sont Raynal, Billy, Dalize, dont
leur père, dirigés vers le ciel, semblent invoquer les les noms se mélancolisent comme des pas dans
Dieux. C’est le registre épique qui se dégage ici : une église ? Où est Cremnitz qui s’engagea ? Peut-
ces hommes sont sur le point d’accomplir un des- être sont-ils morts déjà. De souvenirs mon âme est
tin héroïque, de s’élever au-dessus de leur condi- pleine. Le jet d’eau pleure sur ma peine.
tion de mortels. Ceux qui sont partis à la guerre au nord se battent
3. Le registre épique est mis en valeur à travers le maintenant. Le soir tombe, O sanglante mer, jar-
groupe des hommes. En effet, ce dernier occupe les dins où saigne abondamment le laurier rose, fleur
2/3 de l’image en largeur, comme le soulignent les guerrière.

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Exercice 2  p. 511 3. Diderot ressent une profonde admiration pour
1. On repère la lettre h ainsi que la barbe, le bon- l’œuvre de Chardin. Cela s’exprime à travers une
net et les couleurs du Père Noël. antithèse qui place Chardin au-dessus de tous les
autres peintres dans le second paragraphe, l’ana-
2. Le magasin Habitat offre à ses clients les mêmes
phore de « c’est que… », l’énumération du qua-
satisfactions que le Père Noël aux enfants. Les
trième paragraphe et l’apostrophe finale au peintre.
articles vendus sont des cadeaux : ils ne coûtent pas
cher et font plaisir. 4. Les élèves peuvent chercher des idées parmi les
nombreuses œuvres reproduites dans le manuel.
Exercice 3  p. 511
Exercice 5  p. 512
1. On lit, de gauche à droite et du haut vers le bas :
1. La disposition des dessins et des lettres formant le
12345 (ce dernier chiffre à l’envers)
titre dessine des lignes de force horizontales et ver-
RH ticales qui forment comme un quadrillage. Dans la
right hand (main droite) portion gauche de l’affiche (la première colonne de ce
POOEY (interjection qui exprime le méconten- quadrillage), le bleu domine. En allant vers la droite
tement) on a successivement du rouge et du jaune et dans
FLEXI DIGITI (doigts fléchis) la partie droite de l’image, le noir et blanc domine.
5 (à l’envers) 432
2. Le titre « À bout de souffle » évoque un épuise-
LH
ment, signifié ici par la taille des lettres. Les majus-
Left (gauche)
cules « A » et « S » bleues sont plus grandes que le
left hand (main gauche) « B » rouge, lui-même légèrement plus grand que
R (l’initiale de Robin, le jeune compagnon de Batman) le « D » jaune. Lorsque l’on progresse de la gauche
TWO WAY WRIST RADIO (double récepteur vers la droite, la taille des caractères typographiques
radio de poignet) s’amenuise et les couleurs s’estompent. La silhouette
Ces inscriptions en anglais (la langue parlée par l’ar- du jeune homme en noir et blanc à droite de l’image
tiste) et en latin (flexi digiti) fonctionnent comme suggère un effondrement : c’est la fin de la course.
des légendes, qui précisent ce qui est représenté, à
l’exception de l’interjection « Pooey », placée à l’in- Exercice 6  p. 513
térieur d’un phylactère. 1. Cette image a pour thème la censure. Cette der-
2. Cette peinture renvoie à l’univers des super-héros nière est symbolisée par l’épée qui tranche les plumes
comme Batman et plus généralement des comics. des écrivains et journalistes.
Les personnages de Batman et Robin sont immédia- 2. Au bout de chaque plume est écrit le titre d’un
tement reconnaissables grâce à leurs masques, leurs journal de l’époque, ce qui permettait d’identifier pré-
attributs (la chauve-souris dessinée sur le costume de cisément les cibles de la censure. Au mur est accro-
Batman et le R de Robin) et par les couleurs vives ché un texte que l’on déchiffre en partie : il s’agit
de leurs costumes, rouge et jaune pour Batman, rose d’un décret promulgué par Vinoy, général et séna-
pour Robin. Le phylactère, la légende « Two way teur du Second Empire, contre la liberté de la presse.
wrist radio » placée dans un rectangle, ainsi que les
petits quadrillages dispersés dans le tableau rappel- 3. Le texte signé par Vinoy ne comporte évidemment
lent la présentation d’une page de bande dessinée. aucune critique de la censure. Cette critique n’est per-
ceptible qu’à travers l’image. Cette dernière mani-
3. Si les traits assez grossiers rappellent un des- feste le caractère aveugle de la censure, qui coupe
sin d’enfant, la complexité de la composition d’en- d’un seul mouvement toutes les plumes sans distinc-
semble suggère un travail sophistiqué. Tout l’uni- tion, et sa violence, soulignée par le sang qui coule
vers de Batman est résumé, avec sa part de fantaisie, de la lame. Cette image polémique sous-entend que
mais aussi son caractère complexe et inquiétant. le général Vinoy emploie les mêmes méthodes qu’à
la guerre pour faire taire les journalistes audacieux.
Exercice 4  p. 512
1. Dans le premier paragraphe, Diderot décrit le Exercice 7  p. 513
tableau de Chardin de droite à gauche. 1. L’image illustre la légende, mais en la prenant
2. Le penseur des Lumières insiste sur la vérité de la au sens propre : le conducteur a littéralement « la
toile : le tableau de Chardin donne l’illusion du vrai. tête ailleurs ».

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2. Cette image attire l’attention car l’absence de tête Père Ubu, se précipitant, hurle, accentuant
est incongrue, d’autant plus qu’un téléphone portable « -som- ».
est appuyé contre cette tête absente. Cela peut sur- Mère Ubu, le retenant sans peine ; « moi » accen-
prendre ou amuser sans alerter nécessairement sur tué, « autre » très accentué, en fermant et en tenant
les dangers de l’utilisation du téléphone au volant. le « au- » de manière très exagérée ; du doigt, elle
3. Sans le texte, on pourrait supposer par exemple martèle sur le front de son mari les syllabes « PÈ-
que cette image est extraite d’une adaptation de RU-BU ».
L’Homme invisible. Seul le message écrit lui donne Père Ubu, les bras ballants ; à la virgule et au
son sens. À l’inverse, le texte sans image n’aurait point, ton descendant très marqué.
pas une grande portée car on se demanderait alors Mère Ubu, très droite, le dominant ; ton mon-
ce que signifie « être ailleurs ». Le message est donc tant très marqué à chaque ponctuation.
porté par le dialogue entre le texte et l’image.
Exercice 3  p. 515
1. Mots soulignés : « or » (l. 1), « la main » (l. 2-3),
« l’horrible » (l. 3), l’anaphore de « trois fois » (l. 5-6),
27 Lire à voix haute p. 514 « galoper » (l. 6-7), « pattes » (l. 8), « index » (l. 11).
2. Les séquences régulières sont nombreuses : la
Exercice 1  p. 515 phrase 1 fait se succéder deux fois fois six syl-
1. Le ton change aux deux points. La première par- labes : « trois mois après le crim’, / j’eus un affreux
tie de la phrase forme un rythme ternaire à cadence cauch’mar » (l. 1-2) ; la phrase 2 trois fois : « cou-
majeure, scandé par les deux virgules, et brutale- rir comme un scorpion/ou comme une araignée/le
ment interrompu dans la dernière proposition qui, long de mes rideaux » (l. 3-4) ; la phrase 3 deux fois
avec une brièveté lapidaire, énonce la conséquence sept syllabes : « Trois fois je me réveillai,/trois fois
inattendue de la série des causes. je me rendormis » (l.  5-6). Maupassant joue ainsi
2. Dans la première partie de la phrase, un ou des sur les cadences : cadences mineures qui marquent
points d’interrogation (après « homme de bien » la répugnance à raconter, cadences majeures qui
et/ou après « votre devoir ») indiqueraient que La marquent la réactivation du souvenir : la première
Bruyère interroge son personnage sur son carac- évocation du cauchemar retombe sur les quatre syl-
tère ; cette ponctuation soulignerait en outre la tona- labes de « et de mes murs » (l. 4-5) ; le parallélisme
lité montante du rythme ternaire. Un point d’excla- de la phrase 3 est troublé dans le troisième membre
mation final marquerait la brutalité du verdict et la de phrase, plus long (l. 6-8). La dernière phrase, de
surprise de ce paradoxe. quatre syllabes, se détache sur la proposition beau-
coup plus longue qui la précède.
3. Mais l’art de La Bruyère est plus subtil : par l’em-
ploi des deux points, propres à signaler le rapport de
causalité, il accentue le parallélisme des deux par- Exercice 4  p. 515
ties de la phrase et donne à la proposition finale un 1. Où suis-je ?/Qu’ai-je fait ?// Que dois-je fair(e)/
caractère d’évidence. À la lecture, sur un ton désin- encor(e) ?
volte, la violence du propos est masquée, et l’audi- Quel transport/me saisit ?// Quel chagrin/me dévore ?
teur saisit le paradoxe avec un retard qui contribue Errant(e),/et sans dessein,// je cours/dans ce palais.
à son indignation. Ah !// ne puis-je savoir/si j’aim(e)/ou si je hais ?
Le cruel !// de quel œil/il m’a congédi-ée !
Sans pitié,/sans douleur,/au moins étudi-ée !
Exercice 2  p. 515 L’ai-je vu se troubler// et me plaindr(e)/un moment ?
1. Le texte décrit une scène de ménage. En ai-je pu tirer// un seul gémissement ?
2. Il s’agit de personnages de farce. Le mari tout en Muet/à mes soupirs,// tranquill(e)/à mes alarm(e) s,
violence, stupide ; elle, le dominant par son astuce. Semblait-il/seulement// qu’il eût part à mes larm(e) s ?
3. Père Ubu, tourné vers sa femme, hurle, tête en Et je le plains encor(e) ?// Et pour comble d’ennui,
avant. Mon cœur,// mon lâche cœur/s’intéresse pour lui ?
Mère Ubu, les poings sur les hanches, ton d’in- 2. Le dramaturge classique privilégie la coupe prin-
dignation de la mère grondant son enfant, accen- cipale à l’hémistiche. Cependant, les nombreuses
tue les « -o- ». coupes secondaires, placées irrégulièrement, et des

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coupes principales à la troisième (« Le cruel », v. 5), souvent nominales. Une pause après « enfin » (l. 2)
la deuxième (« Mon cœur », v. 12), voire la première permettrait d’en sentir l’ambiguïté.
syllabe (« Ah ! », v. 4), assouplissent l’alexandrin en
interdisant la monotonie de la diction.
3. Le registre de l’extrait est pathétique : Hermione Faire une présentation
exprime son désespoir amoureux. Le rythme du vers 28 à l’oral p. 516
contribue à manifester son trouble.
Exercice 1  p. 517
Exercice 5  p. 515 Il faut faire sentir l’humour ou l’ironie de ces pas-
1. Beauté des femmes,/leur faibless(e),/et ces mains sages :
pâl (es) [rythme ternaire]/Qui font souvent le bien// « Il n’y a point de ces tyrans-là en Europe » (l. 4) ;
et peuvent tout le mal [rythme binaire]. « Il n’y a pas non plus de cette espèce de tyrans en
Europe » (l. 9-10) ;
2. Les vers 3 à 8 multiplient les rejets, qui consis- « selon la coutume du pays » (l. 17) ;
tent en une contradiction entre la structure syn- « ce qui est très ennuyeux à la longue quand on n’a
taxique et celle du vers : un élément lié par la syn- pas les jarrets souples » (l. 19-20).
taxe à un vers est rejeté dans le vers suivant. La
locution « rien… que… » (v. 3-4), les balancements
« toujours… même… » (v. 5-6), « ou… ou… ou… » Exercice 2  p. 517
(v. 7-8), le groupe nominal « matinal appel » (v. 6-7) Nemours troublé car
sont ainsi répartis sur deux vers. Une lecture fluide, 1. secret révélé
qui ne marque pas de pause entre les alexandrins, 2. révélé à la reine Dauphine
est nécessaire pour faire entendre le sens. Elle étire 3. présence de Mme de Clèves
le vers et tend ainsi vers le rythme musical cher au 4. embarras de Mme de Clèves
poète : « plus vague et plus soluble dans l’air » (Art v. complexité des subordonnées l. 7-11.
poétique).
Exercice 3  p. 517
Exercice 6  p. 515 1. – Dramatisation de la première nuit en prison :
exclamation, surprise, chute (« une autre froide
1. Le point de vue est interne : c’est celui du person-
comme glace »).
nage d’Aurélien, dont le narrateur connaît les pensées
– Champ lexical de la peur : « effroi », « électrisé »,
(il sait par exemple ce qu’« il se demand[e] », l. 13),
« mes cheveux se hérissèrent », « une telle frayeur »,
sans se confondre avec lui, puisqu’il le désigne à la
« incapable de penser ». Longue phrase décrivant
troisième personne : l’emploi du « je » en fin d’ex-
l’effroi. Reprise du champ lexical après : « cri per-
trait (l.  15) souligne l’intimité du narrateur avec
çant », « transi d’horreur ».
son point de vue.
– Moment de l’imagination (l. 17). Gradation (un
2. La construction syntaxique est caractéristique innocent, mon ami, mon sort) qui participe à la dra-
de la langue orale : interrogation indirecte imitée matisation.
de l’interrogation directe (« comment » au lieu de – Moment de l’action (l. 23). Verbes au présent : « je
« la façon dont », l.  3) ; mise en relief (« Les che- porte », « je la saisis », « je la serre », « et je veux ».
veux coupés, ça demande des soins », l. 9-10) ; cer- – Chute burlesque (l. 27) amorcée par le « mais » :
taines coupes de phrase justifiées par le ton, non « je ne tenais dans ma main droite aucune main que
par la syntaxe (« Mais Bérénice », l. 16) ; hésitation ma main gauche ». Humour du narrateur qui confine
(« je crois », l. 15). Le lecteur a ainsi l’impression à l’ironie polémique : « effet du lit tendre, flexible et
d’accompagner les pensées du personnage ; le texte douillet sur lequel mon pauvre individu reposait. »
relève du monologue intérieur. – Leçon de l’épisode, ou morale (l. 35). Réquisi-
3. La lecture doit être lente, assez neutre (la ponc- toire contre la prison et indirectement contre le gou-
tuation n’accentue pas). Pour mimer la pensée en vernement de Venise. Période (l. 37-42) qui met en
train de se construire, l’hésitation, la correction, la valeur l’illusion : « faux », « songes », « fantaisie »,
recherche du mot juste, il convient de marquer les « chimérique ». Jeux d’antithèses.
pauses entre les phrases, pour accentuer la fragmen- 2. Le terme « bouffon » désigne un comique bas,
tation de la syntaxe qui multiplie les phrases brèves, proche du grotesque. Ce qui se rattache à ce comique

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est la dramatisation effrayante de l’épisode suivie les aventures du naufragé, Jacques s’est triplement
d’une chute burlesque puisque le scénario tragique évadé, échappant à sa prison, à lui-même et à nous.
s’avère un simple engourdissement du bras.
3. Le plan proposé prend en compte la question Exercice 3  p. 519
posée et l’utilise dans sa problématique implicite Texte/contraste physique :
(comment le texte dépasse son simple aspect bouf- Julien (« sa taille mince ») ≠ les hommes de sa
fon pour proposer une critique du système poli- famille, colosses   registre épique = frères, « géants
tique en place). […] armés de lourdes haches » +  père : « voix de
I. Une scène bouffonne stentor » et combinaison force + agilité  totale maî-
Une dramatisation effrayante trise physique ≠ activité purement intellectuelle et
L’effet de chute comique contemplative de Julien.
L’humour constant du narrateur
II. Un réquisitoire politique
De l’humour à l’ironie Étudier un corpus
Fable et morale
30 de textes p. 520
Illusions/réalité
Exercice 1  p. 521
1. Les trois poèmes ont été écrits durant la Deuxième
Défendre son point Guerre mondiale ou au lendemain de celle-ci. Tous
29 de vue à l’oral p. 518 les trois abordent le thème de la Résistance. Chaque
texte est le lieu d’un renversement, par lequel la force
et la liberté reviennent aux résistants harcelés : ils sont
Exercice 1  p. 519 « libres » (Emmanuel, v. 1-2) et leur « liberté se sur-
1. François Bégaudeau veut que dans sa classe, la vit » (Cadou, v. 25) ; ils sont aussi du côté du « bruit
circulation de la parole soit réglée, organisée. Pour énorme des paroles » (Cadou, v. 19), d’un « bruit à
que chacun puisse se faire entendre, il faut deman- réveiller les morts » (Aragon, v. 4), tandis que les
der la parole : « On lève le doigt quand on veut par- « tyrans enroués de mutisme » (Emmanuel, v.  9),
ler ». Il répète sans se lasser cette formule (l. 4 et qui voudraient « condamner un poète au silence »
15), comme le rappel d’une loi intangible, chaque (Aragon, v. 21), souffrent d’une « angoisse fatale »
fois que cette règle est transgressée – d’abord par (Emmanuel, v. 18) : le poète résistant « trouble leur
Frida (l. 3), puis par Lydia (l. 13-14). sommeil » (Aragon, v. 2). Les trois poètes réaffir-
2. Cette régulation se fait sans dogmatisme ni rai- ment donc la suprématie des valeurs provisoire-
deur formaliste : elle n’est pas un but en soi, seule- ment défaites.
ment un moyen pour que la parole circule plus har- 2. La première personne est absente du texte 3 :
monieusement, dans le respect mutuel. On le voit René-Guy Cadou s’efface derrière les fusillés aux-
à la façon dont le professeur enchaîne immédiate- quels il rend hommage, après guerre. La troisième
ment le rappel de la loi à la reprise de l’argument personne est ici laudative, marque d’admiration pour
que l’élève a eu pour seul tort d’émettre « sans lever ceux qui ont été « en avance sur les autres » (v. 21)
le doigt ». Le plus important reste bien sûr que la – autres dont le poète, témoin de l’exécution, fait
réflexion progresse. partie. C’est par l’empathie exprimée que se mani-
feste sa présence. Dans l’hommage qu’il leur rend
Exercice 2  p. 519 également, Pierre Emmanuel, au contraire, s’asso-
Il y a, entre les lignes 8 et 9, une ellipse narrative cie aux résistants emprisonnés : il s’adresse directe-
après le titre robinson crusoÉ qui, matériali- ment à eux, comme à « [ses] frères » (v. 1) – frères
sant par les capitales la présence du livre, impose sa d’armes du poète résistant, mais aussi frères humains
concurrence au réel. Cette ellipse narrative corres- du poète chrétien. Tandis que Cadou constatait la
pond à une ellipse temporelle : la nuit est arrivée – liberté et la force des résistants, Emmanuel leur en
ce dont témoigne la brutalité de l’expression « Il est fait, en plein conflit, une promesse, pour les sou-
nuit » – sans que le lecteur en ait conscience (ni le lager de leur peur. Le projet d’Aragon est autre : le
lecteur qu’est Jacques, ni non plus les lecteurs que locuteur est explicitement et constamment présent,
nous sommes). Sans doute littéralement absorbé par à travers la personne verbale et les pronoms per-

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sonnels. Il est présent comme poète, car c’est à la ment à son activité d’écrivain, Voltaire les applique
forme spécifique de résistance que constitue l’écri- à une échelle réduite.
ture poétique engagée qu’Aragon rend hommage.
Dans la dernière strophe de l’extrait, sa figure s’élar-
git à celle du « poète » (v. 21) – et non du résistant
Exercice 3  p. 523
– donné comme type. 1. Le document A est extrait d’un essai, dont le carac-
tère argumentatif transparaît à travers l’emploi de
connecteurs logiques et de citations qui soutiennent
Exercice 2  p. 522 la thèse. Le document B est descriptif. Dans la pre-
1. Les trois textes développent le thème de la vie mière partie, un jeu de questions-réponses donne au
heureuse, que Voltaire et ses personnages trouvent texte un tour narratif. Pour autant, il ne s’agit pas
ou recherchent à l’écart du monde, dans le travail ; (pour cet extrait) d’un récit, mais plutôt d’un essai.
le mot de « retraite », au sens classique, pourrait syn- Le document C est un photogramme de film.
thétiser ce thème.
2. Les trois documents abordent le thème des condi-
2. La lettre A et la publication de Candide sont tions de travail à l’ère industrielle, et en particulier le
contemporaines – l’expression de « meilleur des rapport de l’homme et de la machine. C’est le docu-
mondes possibles » est employé dans les deux textes ment A qui exprime le plus explicitement le thème.
(l.  3 et l.  22). La lettre décrit la mise en applica-
tion par Voltaire du principe énoncé dans le conte, 3. Bien qu’ils fassent référence à des situations his-
selon lequel « il faut cultiver notre jardin », entendu toriques différentes, les deux textes développent des
d’abord dans un sens métaphorique : le philosophe idées communes : celle du rythme, celle de la répé-
se « fait une petite destinée à part » (A, l. 7-8), pour tition des tâches, celle enfin, qui en découle et qui
« rendre la vie supportable » (B, l. 12), voire trouver constitue la thèse centrale des deux textes, de l’alié-
« le plus grand plaisir » (A, l. 21). Mais c’est bien à nation de l’homme à la machine, par opposition au
la culture d’un jardin, à l’agriculture, d’après la cor- rêve et à la vie. Outre qu’elle illustre marginalement
respondance, qu’il se consacre dans cette retraite : les conditions de travail (par les outils, la tenue de
de même que Candide « travaill[e] sans raisonner » Charlot et l’arrière-plan), l’image apporte surtout
(B, l. 11) pour que la « terre rapport[e] beaucoup » un contrepoint aux textes, par l’attitude déplacée du
(B, l. 15), de même l’auteur, « particulièrement et personnage, qui a quitté la chaîne et semble entre-
utilement occupé » (A, l. 21-22), trouve le bonheur tenir avec le travail posté un rapport ludique qui en
dans les « soins champêtres » (A, l. 25). Le travail, détourne le sens et la valeur.
dont le Turc de Candide fait l’éloge, est une valeur 4. Dans le travail industriel, l’homme est aliéné à
commune à l’ensemble des textes : huit ans plus la machine, parce que, selon Jacques Marseille,
tard, dans la lettre C, Voltaire affirme qu’il n’est l’« être d’acier » (l. 23), « infatigable » (l. 16), impose
« pas rebuté » (l. 14), malgré les échecs. un rythme à l’ouvrier : « l’homme se conforme au
3. Les documents A et B représentent un idéal de métier » (l. 21). Si Robert Linhart partage la thèse de
liberté : Voltaire veut être « entièrement libre » (A, l’aliénation, il la nuance par un optimisme mesuré.
l. 10-11), tandis que Candide trouve dans son jar- En effet, une première partie de son texte illustre
din le remède aux maux qu’il a traversés. Dans la l’idée des cadences, mais la seconde, après l’articu-
lettre A, la liberté est aussi celle de l’opinion : devenu lation par le connecteur d’opposition « mais » (l. 15)
« hardi avec l’âge » (l. 36), Voltaire pense « si libre- décrit « la tactique de poste » (l. 22) par laquelle « la
ment » (A, l.  37) qu’il ne peut faire connaître sa vie […] résiste » (l. 15). Pourtant, cette résistance
pensée – la liberté d’opinion n’est pas une liberté est « dérisoire » (l. 22-23) : « la vie […] s’accroche »
d’expression. Enfin, les documents B et C représen- (l. 29), mais ne l’emporte pas. Dans l’image, la résis-
tent l’idéal de progrès : travaillée, « la petite terre tance est plus radicale : l’ouvrier se libère en poéti-
rapport[e] beaucoup », dans Candide (l. 14-15), tan- sant la réalité, il détourne ses outils, devenus acces-
dis que, si le climat ruine les efforts de plantation, soires du danseur. Mais sa radicalité l’exclut : les
Voltaire a rendu « le pays plus sain » (C, l. 4) ; il ne ouvriers, que leur aliénation maintient à l’arrière-
s’est pas rebuté (C, l. 14) : « les autres », c’est-à-dire plan, sont spectateurs d’une folie.
les générations à venir, « en jouiront » (C, l.  16). La question des cadences d’une part, celle de l’alié-
Ces idéaux de liberté, de progrès et de transmis- nation à la machine d’autre part, constituent des
sion sont caractéristiques des Lumières ; parallèle- axes de synthèse.

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« insensé de la conduite », « il voulut relâcher la
31 Rédiger une synthèse p. 524 main, et il ne le put pas ». Aurélien semble subir
l’événement : « Il eut honte de sa conduite. Cepen-
dant, impossible d’en changer ». Une sorte de fata-
Exercice 1  p. 525 lité, présente depuis le début du roman semble rap-
Voici les éléments importants du texte : procher Aurélien et Bérénice et les conduire l’un vers
- Prise de main l’autre, contre leurs véritables penchants.
- Refus
- Revient à la charge
- Bonheur dû à la fin d’un supplice
- Danger : Mme Derville propose de rentrer 32 Écrire selon des consignes p. 526
- Mme de Rênal se soumet à la volonté de Julien
Résumé : Julien saisit la main de Mme de Rênal, qui Exercice 1  p. 527
la lui enlève aussitôt. La deuxième tentative sera la Cas d’extension ou de développement : a, c, d, g.
bonne : Mme de Rênal se soumet à la volonté de Cas de transformation du texte : b, e, f.
Julien. Le bonheur que ressent Julien semble moins
dû à l’amour qu’à la fin d’une douleur psycholo-
Exercice 2  p. 527
gique. Il réussit à éviter le retour au salon et vit cela
1. Ce texte possède toutes les caractéristiques du
comme une victoire.
roman d’aventure : prison, poignard, enlèvements,
personnages prêts à tout. L’action est rapide, les
Exercice 2  p. 525 propositions courtes (on remarque un enchaînement
Le résumé proposé dans l’exercice 1 se centrait sur de propositions à l’infinitif). Dramatisation avec en
l’action : prise de main, refus, soumission. Il restait arrière-fond des éléments de roman noir.
en bonne partie extérieur, laissant de côté tout l’as- 2. En un instant, Montriveau atteignit la chambre
pect psychologique du passage. Zola met d’abord en de sœur Thérèse. Il ouvrit la porte : la religieuse, en
avant cet aspect : « se fait un devoir », « y a analysé prière, sursauta. Le général ne lui laissa pas le temps
merveilleusement les états d’âme de ses deux per- de le reconnaître : il la bâillonna, se saisit d’elle et
sonnages », « tension de volonté ». Il relève aussi un la prit dans ses bras. La sensation, contre lui, de ce
manque : celui de l’évocation du milieu : « sous les corps autrefois tant aimé l’émut profondément, etc.
branches noires d’un arbre », « subir les influences
extérieures », « odeurs », « voix », « voluptés molles ».
Cette différence entre les deux résumés s’explique Exercice 3  p. 527
par le fait que Zola écrit un article de critique et met 1. Écrire à la manière de Vallès, c’est adopter un
en valeur un traitement « réaliste » du sujet qui allie- style volontiers expressif (interrogatives, exclama-
rait psychologie et observation du milieu : il rend tives) et humoristique (« rêvé son petit naufrage »).
ainsi compte de toute la dimension intérieure de la Il faudra maintenir le regard attendri mais sans illu-
scène et en pointe les défauts. sion de l’adulte sur l’expérience enfantine.
Qui de nous n’a pas été un peu victime de Fabrice del
Exercice 3  p. 525 Dongo ?
La scène du Rouge et le Noir part d’une décision Qui n’a pas rêvé sa prison et ses amours ?
volontaire prise par Julien : saisir la main de Mme Le lac de Côme, Milan, la Sanseverina, la liberté,
de Rênal et ne pas la lâcher. Tout ensuite est réfléchi, l’insouciance.
le héros estimant qu’un certain temps est nécessaire Mon Dieu ! à quinze ans, que j’ai donc pris sou-
pour que l’épisode « compte comme un avantage ». vent les chemins de France pour des chemins d’Ita-
Le bonheur qui le submerge amoindrit quelque peu lie, parcourant la campagne et espérant y trouver
cette volonté souveraine, puisqu’il « oubli[e] de l’aventure, etc.
feindre » mais c’est quand même elle qui domine 2. Jules Vallès utilise des arguments d’expérience,
l’ensemble du passage. Chez Aragon, au contraire, fondés sur son passé de lecteur et sur l’expérience
le point de départ est involontaire : « il n’avait pas de tout un chacun.
réfléchi, il avait posé sans voir sa main sur la table ». On pourrait proposer d’autres types d’arguments
La volonté est même pointée comme inefficace : ( p. 432). Argument logique : l’empathie avec les per-

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sonnages est si grande que nous sommes toujours des du chapitre 14 (v. p. 374-389), la leçon consacrée
« victimes », influencés malgré nous dans nos émo- à la description et au portrait (v. p. 162), les fiches
tions et même dans nos idées. Argument par analogie : 1 à 8 de cette partie, dédiées à l’organisation des
lire un livre c’est comme être sous l’influence d’une phrases (v. p. 438-452), la fiche 17 sur les formes
drogue. Argument d’autorité : Flaubert, lui aussi, a de discours (v. p. 472).
dénoncé dans Madame Bovary l’influence néfaste de On rappellera que le genre du portrait est à lire selon
certains livres sur les imaginations sensibles. la visée argumentative du moraliste, qui observe et,
par ce moyen même, dénonce un comportement à
Exercice 4  p. 527 rebours de l’honnêteté. La lecture attentive de la
1. Champ lexical de l’exotisme : chez Baudelaire phrase de La Bruyère permettra d’analyser son orga-
« rivage », « feux », « île paresseuse », « arbres sin- nisation et ses effets, pour montrer comment l’ac-
guliers », « fruits savoureux », « charmants climats », cumulation des traits révèle un comportement qui
« port », « verts tamariniers », « mariniers » ; chez échappe à la raison et à la mesure.
Mallarmé « steamer », « exotique nature », « mâts », Il s’agira donc de mettre en œuvre une stratégie de
« naufrages », « fertiles îlots », « chant des matelots ». style efficace pour dévoiler et condamner le défaut
Chez Baudelaire, les adjectifs positifs « rivages visé. Voici quelques critères d’évaluation de la pro-
heureux », fruits savoureux », « charmants climats » duction écrite :
montrent l’enthousiasme du poète à l’égard de cet – le choix d’une situation pertinente selon le défaut
ailleurs. Chez Mallarmé, cela se traduit surtout à tra- visé (chez La Bruyère, le comportement du person-
vers la syntaxe  et l’accumulation d’exclamatives : nage à table) ;
« La chair est triste, hélas ! », « Fuir ! Là-bas fuir ! », – sur le plan lexical, tous les verbes doivent expri-
« D’Être parmi l’écume inconnu et les cieux ! », « Je mer le défaut du personnage par un portrait en action
partirai ». La différence entre les deux poètes vient (le portrait ne saurait être statique) ;
de l’origine de la rêverie exotique : stimulée par – sur le plan grammatical : omniprésence du sujet
les sens du poète dans « Parfum exotique », alors « il » ; verbes au présent de l’indicatif, à valeur de
qu’elle naît d’un rejet violent du monde présent caractérisation ; syntaxe amplifiant l’information à
dans « Brise marine ». propos du personnage, selon des modes d’enchaî-
2. Dans le poème de Baudelaire, très érotique, la nement variés ;
femme fait naître la rêverie exotique, alors que dans – le choix de figures de style, liées à la construction
le poème de Mallarmé la femme et l’enfant semblent syntaxique de la phrase (par exemple, l’antithèse).
faire partie de l’univers pesant que le poète veut fuir – si possible, la recherche d’effets rythmiques par
(ils ne sont pas, en tout cas, susceptibles de le retenir). le travail sur les sonorités ;
3. Mallarmé est encore sous l’influence de Bau-
delaire dans « Brise marine » et reprend le thème Exercice 2  p. 529
du voyage, de l’appel vers l’ailleurs, son « chant 1. Le narrateur décrit la jeune fille comme le peintre
des matelots » rappelant le « chant des mariniers » la perçoit et en déforme l’image. Voici les indices
de « Parfum exotique ». Pourtant les deux hommes de cette focalisation :
ont une vue différente du voyage : chez l’un ce sont – au seuil du portrait, la phrase « Le passant fut alors
les sens qui permettent de voyager et l’univers pré- récompensé de sa longue attente » (l. 6-7) connote
sent symbolisé par la femme est alors essentiel ; l’attitude patiente d’un chasseur d’images ;
chez l’autre le voyage est avant tout rupture avec le – la fenêtre à laquelle apparaît la jeune fille l’en-
monde quotidien, symbolisé par la famille (femme cadre comme le sujet d’un tableau ;
allaitant) et par le travail. D’où l’aspect très volon- – le narrateur décrit seulement ce que le peintre peut
tariste et exclamatif du poème de Mallarmé. voir de la jeune fille : sa « figure » (l. 7), « son cou,
ses épaules » (l. 12) ;
– le visage de la jeune fille est comparé, par sa grâce
33 La réécriture d’invention p. 528 et sa tranquillité, à celui des vierges de Raphaël (l.
16-18) ;
– les nombreuses comparaisons et les métaphores,
Exercice 1  p. 529 comme les adjectifs de couleur (« comme un de ces
Avant d’aborder la phase d’écriture proprement blancs calices », l. 8), attestent un regard esthétique
dite, on conseillera aux élèves de (re)lire les textes et « poétique », qui transforme ce que le narrateur

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voit (une belle endormie qui s’éveille dans une mai- – d’omettre tout ce qui dans le portrait de la jeune
son bourgeoise) et qui fait jouer les contrastes entre fille relève de l’éloge, pour ne garder que les élé-
le sujet idyllique et son cadre vieillot et grossier (l. ments purement informatifs ;
1-3, 22-23, 28-29, 32). – de développer les circonstances de son apparition ;
2. Augustine est une jeune fille de tempérament – d’imaginer les motifs et la forme de sa rêverie ;
romanesque, que la fatalité a dotée d’une personna- – de raccorder ce récit au moment où, chez Bal-
lité incompatible avec son milieu : à sa manière elle zac, la jeune fille croise les yeux « de son adora-
annonce Emma Bovary. En rencontrant le peintre, teur » (l. 28-30) ;
elle tombe amoureuse pour la première fois. « Elle – de confirmer et d’expliciter les sentiments suppo-
eut toute la nuit pour se livrer à la première médi- sés par le narrateur de Balzac (l. 30-31).
tation de l’amour. Les événements de cette jour-
née furent comme un songe qu’elle se plut à repro- Exercice 3  p. 529
duire dans sa pensée Elle s’initia aux craintes, aux La Grange. – Mesdames, nos hommages.
espérances, aux remords, à toutes ces ondulations Du Croisy. – Nos hommages, Mesdames.
de sentiment qui devaient bercer un cœur simple et Cathos, à part et feignant de ne pas les avoir enten-
timide comme le sien. Quel vide elle reconnut dans dus. – Quoi ? Est-ce là tout ?
cette noire maison, et quel trésor elle trouva dans son Magdelon, à l’oreille de sa cousine. – Vraiment,
âme ! Être la femme d’un homme de talent, partager ils ont l’esprit bien rustique pour des gens du beau
sa gloire ! Quels ravages cette idée ne devait-elle pas monde.
faire au cœur d’une enfant élevée au sein de cette La Grange. – Nos hommages, Mesdames.
famille ! Quelle espérance ne devait-elle pas éveiller Du Croisy. – Mesdames, nos hommages.
chez une jeune personne qui, nourrie jusqu’alors de Cathos, à l’oreille de sa cousine. – Ils ne font
principes vulgaires, avait désiré une vie élégante ! guère de progrès.
Un rayon de soleil était tombé dans cette prison. La Grange. – Mesdames, nous pensions vous
Augustine aima tout à coup. En elle tant de sen- convier après dîner à une collation donnée chez
timents étaient flattés à la fois, qu’elle succomba l’un de nos amis, en son parc. Ses paysans donne-
sans rien calculer. À dix-huit ans, l’amour ne jette- ront le spectacle de quelques danses ; ce sera simple
t-il pas son prisme entre le monde et les yeux d’une et joyeux.
jeune fille ! » Ainsi le narrateur explique comment Magdelon, d’un ton sec. – Ma cousine et moi ne
deux personnages séparés par les milieux sociaux sortirons pas ce soir.
semblent se rejoindre néanmoins par le tempéra- Cathos, à part. – Sans nous, merci ! Fi de ces délas-
ment… pour mieux courir à leur perte, puisque le sements vulgaires, qui heurtent le beau et le raffiné !
récit de Balzac propose la réécriture ironique d’un Un long silence. La Grange et Du Croisy se regar-
conte de fées, mis à l’épreuve des réalités sociales. dent gênés. Cathos et Magdelon étouffent ostensi-
La première question vise à préparer la matière du blement un soupir.
texte à inventer. Centrée sur les émotions et les sen- Magdelon, d’un air ennuyé. – Messieurs…
timents du personnage, elle pourra être complétée Du Croisy, avec empressement. – Madame ?
par le portrait du peintre, aperçu par la jeune fille, Magdelon, comme à regret. – Voulez-vous prendre
après qu’elle eut regardé le ciel. un siège ?
La seconde renvoie aux procédés d’expression per- La Grange, avec un soupçon d’ironie. – C’est si
tinents. Globalement, on attend la mobilisation des gentiment offert.
registres lyrique et pathétique, adaptés à la situation Du Croisy. – Aurons-nous plus de chance si nous
et à la psychologie du personnage. Il faudrait éga- vous proposons une promenade en barque ?
lement que soient maîtrisés les discours rapportés Magdelon. – Non, n’insistez pas. Nous ne prenons
(le discours indirect libre, en particulier, mais pas le frais qu’au pays de Tendre.
exclusivement) et la description, si l’on choisit de Du Croisy. – Est-ce loin ? Nous pourrions vous y
décrire le peintre vu par la jeune fille. mener, si ce n’est pas à plus d’une lieue.
3. En demandant de réécrire la scène du point de vue Cathos, bâillant. – Laisse, ma chère, ces frais sont
de la jeune fille, la consigne implique de changer inutiles pour ces Messieurs…
la focalisation, mais non la personne du discours : La Grange, à Du Croisy. – Venez, mon cher, je
il ne s’agit pas de faire un récit à la première per- crois que nous ennuyons ces dames.
sonne. Il conviendra donc : Magdelon. – Eh bien, nous ne vous retenons pas

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puisque vous êtes pressés. Elle appelle : Almanzor, supporte l’argumentaire du valet : phrase complexe,
raccompagnez ces Messieurs. phrase construite par extraction (« C’est la passion
Cathos, à part, mais suffisamment fort pour être des honnêtes gens »), relative substantive à valeur de
entendue. J’ai cru périr, le cœur me faut. sentence (« qui vit sans tabac est indigne de vivre. »).
Pour la transformer, on prendra appui sur la leçon.
Exercice 4  p. 529 On peut par exemple modifier l’énonciation en mul-
1. Chacun des deux premiers paragraphes a un objet tipliant dans l’énoncé des indices explicites de la
spécifique : la thèse (une fenêtre fermée est plus subjectivité du locuteur. L’emploi de la première
éloquente qu’une fenêtre ouverte) et son exemple personne peut y suffire, et donner une tonalité per-
(la vieille femme) ; on peut aisément les assimiler suasive aux énoncés, si l’on y ajoute le lexique du
tous deux aux deux quatrains du sonnet. La suite goût, celui des émotions.
du poème en prose constituera le sizain. b.  La structure du raisonnement, qui apparaît au
2. 3. L’exemple de rédaction proposé ci-dessous terme d’un argumentaire, doit d’abord être mise
montre les choix opérés, qui tous reviennent (il faut au jour, grâce aux coordonnants et à la conjonc-
en convenir) à appauvrir la richesse du texte initial. tion de subordination. On peut ensuite la transfor-
On notera les omissions, les raccourcis, les dépla- mer, en choisissant, par exemple, le ton de l’indi-
cements – nécessités souvent par les exigences de gnation, en proposant des questions rhétoriques, des
la rime ou du rythme. phrases exclamatives.
4.
Qui du dehors regarde une fenêtre ouverte Exercice 3  p. 531
Ne verra jamais tant que s’il la contemplait 1. Le personnage est exalté, comme les métaphores
À travers un carreau, un rideau, un volet : le traduisent, mais aussi la répétition des interroga-
On voit par ce détour toute la vie offerte. tions rhétoriques. Son discours est provocateur par
C’est ainsi que j’ai fait la belle découverte son excès et sa haine à l’égard de « l’École », c’est-
D’une vieille ridée, cloîtrée, et j’ai refait à-dire de l’art académique. On pourrait lire ce texte,
– Avec les éléments ténus qu’elle donnait – moyennant quelques aménagements, dans un article
Sa vie qui n’aura pas en vain été soufferte. de critique d’art au ton polémique, comme Zola a
su en écrire (Mes haines) pour défendre ou attaquer
Un vieil homme aussi bien aurait pu sans effort
les peintres de son temps.
Me donner ce plaisir de pleurer sur son sort.
Ne cherchez pas si mon récit est authentique : 2. Les propos de Claude, porte-parole de Zola, per-
Je ne répondrai rien à vos sottes demandes. mettent de défendre le réalisme des accusations de
Car ces vies racontées, ou plutôt leurs légendes, platitude, de copie, d’absence d’art. En prenant appui
Ont fait éclore en moi une vie poétique. sur les métaphores, on relèvera les arguments et les
exemples de Claude. Sa thèse est que l’art doit être
réaliste, et que ce réalisme est personnel. Le réa-
lisme n’est donc pas une reproduction « plate » de
Inventer pour convaincre
34 ou persuader p. 530
la réalité, mais bien l’expression d’une vision pro-
fondément personnelle, « un coin de la création vu
à travers un tempérament », pour reprendre sa for-
Exercice 1  p. 531 mule célèbre forgée dès 1865 (Mes haines). Il est
Le soulignement de « L’échafaud » signale une ana- intéressant de situer alors le réalisme dans le pro-
phore et les mots en gras filent une métaphore longement du romantisme, et dans L’Œuvre, Zola
qui transforme progressivement le sujet (déjà mis affirme le génie créateur de l’artiste réaliste.
en relief par l’anaphore) en un monstre anthropo- 3. On se reportera aux œuvres reproduites dans le
phage. Par ces procédés, le narrateur vise à terrifier manuel (p. 51, 52, 53, 57, 59, 76-77, 79, 80, 93, 100,
et dégoûter le lecteur. 105, 107, 108, 112-113, 114, 124, 138). À défaut
« d’une botte de carotte » ou d’« une seule carotte
Exercice 2  p. 531 originale », on pourra penser à L’Asperge de Manet
a.  On identifie d’abord les procédés d’une argu- (huile sur toile, 16,5 X 21,5 cm, 1880, Paris, musée
mentation rationnelle : dans cet extrait de la tirade d’Orsay), elle aussi « grosse d’une révolution ». On
de Sganarelle, c’est la construction de la phrase qui peut d’ailleurs se demander si elle n’a pas inspiré

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ce propos que Zola prête à son peintre ; on en trou- d’arguments en faveur de la libre circulation des
vera en tout cas un très bon commentaire sur le site idées. Celle-ci permet de :
Musée Critique de la Sorbonne, à l’adresse sui- – diffuser les connaissances techniques qui suscite-
vante : http://mucri.univ-paris1.fr/mucri11/article. ront le progrès économique et élèveront la conscience
php3?id_article = 55. civique (§ 2) ;
– débarrasser le peuple des superstitions qui l’aliè-
Exercice 4  p. 531 nent (§ 3) ;
Il faut d’abord s’assurer que la thèse choisie soit bien – élever le niveau moral du peuple (§ 3 & 4) ;
comprise, ce qui permet d’entrer dans la recherche 2. Les élèves partiront de cette explicitation des argu-
d’un argumentaire simple. Un seul argument peut ments pour construire un discours en trois points,
suffire, plusieurs sont envisageables. dont l’évolution en crescendo est évidente. Ils pour-
On demande la production d’un texte relativement ront commencer par une captatio benevolentiae, et
court, à inscrire dans un genre qui sera défini en continuer dans la tactique persuasive en montrant à
fonction de la situation d’énonciation choisie : une l’autorité politique le bénéfice (immédiat et pour la
réplique, le passage d’une lettre, l’extrait d’une postérité) qu’elle tirera de cette réforme.
conversation entre deux camarades, etc. En préam-
bule, l’élève devra informer le lecteur de son choix,
mais c’est la mise en œuvre de l’argumentation qui Formuler
devra faire comprendre la personnalité du locuteur et 35 une problématique p. 532
du destinataire, et les rapports qu’ils entretiennent.
Puisqu’il s’agit d’employer une stratégie argumenta-
Exercice 1  p. 533
tive fondée sur la persuasion, l’erreur la plus domma-
1. Cet extrait se situe au tout début de la pièce. Il
geable serait de produire une argumentation désin-
s’agit des premières répliques de la scène d’expo-
carnée. Tous les registres adaptés sont possibles, de
sition. Le rôle de ce passage est donc de présenter
l’enthousiasme vibrant à l’ironie pour discréditer au
la pièce aux spectateurs : leur donner des informa-
passage la position adverse.
tions sur la situation initiale et les personnages, lan-
cer l’intrigue et donner le ton.
Exercice 5  p. 531 2. Une problématique possible : comment cet extrait
L’exercice a principalement pour but de faire tra- remplit-il les fonctions traditionnelles d’une scène
vailler l’expression de la subjectivité, de l’affecti- d’exposition ?
vité des interlocuteurs, dans le cadre d’un dialogue
théâtral conflictuel.
La réussite de l’exercice dépend de la capacité de Exercice 2  p. 533
l’élève à respecter des choix qu’il sera amené à 1. Ce poème est un sonnet. Les trois premières
effectuer, qu’il traduira de manière cohérente, par strophes développent une métaphore filée qui associe
la forme et le fond choisis. la vie du poète à un jardin soumis aux rigueurs du
Les répliques a et b laissent attendre un conflit fami- climat. Dans la dernière strophe, le poète abandonne
lial, mais d’autres situations peuvent être imaginées. la métaphore du jardin pour formuler une considé-
La c peut renvoyer à des situations très diverses, du ration générale sur le temps qui passe au présent de
conflit conjugal à la dispute entre deux amis. vérité générale et en utilisant la première personne
Si la qualité du travail d’invention ne dépend pas du pluriel pour généraliser. C’est en quelque sorte
prioritairement de la faculté d’imagination, celle-ci la morale du poème.
peut néanmoins déclencher le désir d’écrire, en fonc- 2. Ce poème traite des ravages du temps qui passe
tion d’une situation plaisante à développer. et de l’angoisse causée par l’approche inéluctable
Le contenu attendu n’est pas exclusivement argu- de la vieillesse et de la mort.
mentatif mais il doit néanmoins justifier la situation 3. La bonne problématique est la suivante :
conflictuelle imposée. « Comment, à travers l’image du jardin, Baude-
laire exprime-t-il le sentiment d’angoisse dont il
Exercice 6  p. 531 est victime ? »
1. Tout le texte de Voltaire procède par antiphrase. Il « Quelle métaphore structure le poème ? » est une
suffit de le retourner pour obtenir un certain nombre question trop précise, qui risque d’amener une

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réponse seulement descriptive, limitée à des obser-
Faire un plan
vations sur la forme du poème. 36 de commentaire p. 534
Les questions « Pourquoi Baudelaire a-t-il choisi un
jardin pour représenter sa vie ? » et « Dans quelle
Exercice 1  p. 535
mesure Baudelaire, à travers la description du jardin,
évoque-t-il sa vie ? » portent seulement sur l’inter- 1. et 2. Plan de commentaire :
prétation de la métaphore, c’est-à-dire sur le sens du I. Un univers hostile
poème. On peut y répondre sans faire de remarques d. La chaleur
sur le style du poème, ce qu’il faut bien sûr éviter… a. L’humidité
c. L’enfermement
Quant à la dernière problématique proposée, « Quelle II. Un personnage attachant
vision de la vie Baudelaire exprime-t-il ici ? », elle b. L’intensité et la durée de la souffrance
est beaucoup trop générale : on pourrait l’utiliser e. L’évocation des sensations du personnage
pour n’importe quel poème, ou même pour n’im-
f. La résistance du personnage
porte quel texte.
3. Exemple de problématique : Comment Zola rend-
il le lecteur sensible à la souffrance de Maheu face
Exercice 3  p. 533 à l’univers hostile dans lequel il travaille ?
1. Pour suggérer l’image d’un luxe exceptionnel,
Montesquieu recourt à plusieurs superlatifs (l. 1, 2, Exercice 2  p. 535
3, 11-12) et comparatifs (l. 10, 15-16) de supériorité, 1. et 2. Un plan possible :
à des hyperboles (l. 5 « cent autres », l. 8 « cinquante I. Une scène dominée par l’agitation et le désordre
artisans », l. 10-11 la comparaison entre une Pari- L’affrontement violent entre Narcisse et la foule
sienne et un monarque, l. 17-18 « un homme qui tra- La folie de Néron
vaille jusqu’au jour du jugement »), à des adverbes et II. Une fin tragique
locutions adverbiales destinés à souligner l’intensité 1. L’expression du pathétique
du plaisir procuré et des efforts fournis (l. 4 « déli- 2. L’ombre de la mort
cieusement », l.  5 « sans relâche », l.  10 « promp- 3. La présence des dieux
tement », l. 19 « sans cesse »), à plusieurs rythmes III. Un dénouement moral, destiné à édifier le spec-
binaires qui produisent l’impression d’une accumu- tateur
lation, d’une surenchère (l. 8-9, l. 9-10, l. 13-15). L’opposition entre l’innocente Junie et le traître
2. L’implication du locuteur est sensible à travers Narcisse
l’usage des pronoms personnels de première per- La punition infligée à Néron
sonne du pluriel (l.  11 « notre monarque »), et de Le mot de la fin à Burrhus, un bon conseiller
deuxième personne du pluriel pour interpeller le On écartera les axes « Le récit d’Albine » et « Les
lecteur (l. 17). réactions d’Agrippine et de Burrhus », qui condui-
Le modalisateur « peut-être », répété aux lignes 1 et sent à des développements qui ne portent que sur une
3, présente cette image de la ville de Paris comme partie du texte. L’axe « Les registres dominants » est
une opinion de l’auteur de la lettre, Usbek. La trop vague. « L’usage du présent de narration », « le
concession de la première phrase semble indiquer rythme des alexandrins » et « les champs lexicaux
qu’il est plus sensible à la dureté de la vie pour les de la mort et du désespoir » renvoient à des obser-
travailleurs qu’au luxe éblouissant déployé par les vations précises sur le style, destinées à nourrir les
riches. Enfin, l’incise « dit-il » dans la dernière phrase sous-parties, mais ne constituent pas des axes de
montre que l’auteur prend ses distances par rapport parties ou sous-parties.
au discours de l’homme en question. Il laisse ainsi
entendre qu’à ses yeux, cet homme n’a pas besoin Exercice 3  p. 536
de s’épuiser ainsi à la tâche pour gagner sa vie. 1. Proposition de plan :
I. Scènes de la vie bourgeoise
3. Ce texte est une critique des excès dont font preuve b. Le cadre d’un rituel
les Parisiens vus par le Persan dans la recherche e. De la généralité au gros plan
d’un luxe vain et ostentatoire. II. Des bourgeois caricaturés
4. Par quels moyens Montesquieu met-il en évidence a. Des êtres réduits aux objets qui les caractérisent
les excès des Parisiens ? d. Des personnages chosifiés par leur embonpoint

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III. Une critique sociale (l.  41-44) souligne qu’elle s’applique à tous les
f. Une société du paraître domaines sans exception. Les sanctions infligées
c. Le triomphe de la mesquinerie semblent très disproportionnées (autodafé, ruine, pri-
2. Ce plan pourrait répondre à la problématique sui- son). Les censeurs sont présentés comme des igno-
vante : De quelles manières Rimbaud fait-il de ce rants (l. 11-12 « pour plaire aux princes mahomé-
poème descriptif une violente satire de la bourgeoi- tans, dont pas un, je crois, ne sait lire »), des êtres
sie de province ? médiocres et mesquins qui n’ont pas autant d’esprit
que ceux auxquels ils s’attaquent (l. 13-15 « Ne pou-
Exercice 4  p. 536 vant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant » et
I. Une fusion des hommes et de la nature l. 31-32 « il n’y a que les petits hommes qui redou-
La rencontre des hommes et des éléments naturels : tent les petits écrits »).
de l’invasion à la fusion b.  Figaro fait preuve de persévérance puisqu’il
La foule des hommes changée en force naturelle n’abandonne jamais le métier d’écrivain malgré
La campagne métamorphosée les difficultés. Il n’hésite pas à s’essayer à diffé-
II. Un opéra révolutionnaire rents genres (théâtre, essai) et s’adapte à toutes les
Du silence au rugissement situations. Il fait preuve d’une certaine modestie
Une chorale de voix et d’instruments lorsqu’il évoque les « sottises imprimées » (l. 29-30)
Un chant au pouvoir irrésistible et les « petits écrits » (l. 32).
Ce plan pourrait répondre à la problématique sui- c. Les deux didascalies manifestent l’état d’esprit
vante : Par quels moyens Zola exprime-t-il la puis- de Figaro : il se lève pour exprimer sa colère contre
sance du mouvement révolutionnaire ? les censeurs au moment où il évoque son passage en
prison et il se rassied pour indiquer qu’il se calme
Exercice 5  p. 537 ou pour signifier son découragement lorsqu’il est
1. Aspect dramatique : l’histoire de l’esclave question de sa sortie de prison.
Aspect idéologique : des idées conformes aux valeurs
d. Figaro est grave lorsqu’il s’emporte contre la mes-
des Lumières
quinerie des censeurs (l. 25-32) ou lorsqu’il évoque la
Aspect polémique : la dénonciation de l’esclavage
misère à laquelle il a été réduit (l. 15-17). Toutefois,
2. Il faut commencer par l’aspect dramatique, qui l’humour et l’ironie dominent l’extrait. L’humour,
correspond à la lecture la plus évidente et la plus lorsqu’il s’amuse à souligner ses propres contradic-
simple du texte : ce texte raconte l’histoire d’un tions : l. 1-2 « Las d’attrister les bêtes malades et pour
esclave. Il contraste au niveau de la narration avec faire un métier contraire » ou l. 21-22 « n’ayant pas
l’épisode utopique de l’Eldorado. un sou, j’écris sur la valeur de l’argent ». L’ironie,
On pourra ensuite continuer avec l’aspect polémique, pour dénoncer les aspects arbitraires et ridicules de
pour montrer que Voltaire s’attaque, avec ce mini- la censure, par exemple lorsqu’il évoque sa période
apologue, au système de l’esclavage et à tous ceux en prison comme une « retraite économique » (l. 37)
qui y participent d’une manière ou d’une autre : les ou lorsqu’il explique quel « système de liberté » a
esclavagistes, les parents naïfs, les consommateurs été établi à Madrid (l. 37-46).
européens…
e. La parole est la seule arme employée par Figaro.
Enfin, la dernière partie replace l’extrait dans le cadre
On le voit en particulier dans le passage des lignes
plus général du mouvement des Lumières en mon-
28-32, où il imagine le discours qu’il tiendrait à un
trant comment Voltaire critique, à travers ces person-
puissant injuste. Il reprend la parole de ses interlo-
nages et à travers le cas particulier de l’esclavage,
cuteurs pour la mettre à distance et s’en moquer, ce
la privation de liberté, les lois iniques, la supersti-
qui est un procédé caractéristique de l’ironie.
tion, l’hypocrisie de la religion et l’Optimisme (ici
incarné non par Pangloss mais par la mère de l’es- f. Les hyperboles (l. 3 « me fussé-je mis une pierre
clave), présenté dans toute l’œuvre comme une foi au cou », l. 11 « pas un », l. 16 « l’affreux recors »,
aveugle en la volonté divine. l. 26 « ces puissants de quatre jours ») et les énumé-
rations (l. 7-10, l. 41-46) participent à la caricature.
Exercice 6  p. 537 La figure de « l’affreux recors, la plume fichée dans
1. a. Figaro insiste sur le fait que la censure s’exerce sa perruque » (l.  16-17) est une image simplifiée,
systématiquement, sans discernement et donc de réduite à un trait représentatif, des huissiers qui
manière arbitraire. L’énumération de la fin du texte poursuivent les misérables.

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Le cliché concernant les princes mahométans qui ne Sujet 3
savent rien faire d’autre que frapper les Européens Stendhal et Zola sont deux écrivains du xixe siècle ;
en disant « Chien de chrétiens ! », comme dans les le premier est rattaché au réalisme, tandis que le
chansons de geste ou les récits de croisade relève second est la figure tutélaire du naturalisme. Auteur
aussi de la caricature. à succès et à scandale, Zola fait référence à une
2. Problématique : Par quels moyens le récit de figure plus exigeante de la littérature, qui affirmait
Figaro dénonce-t-il le caractère arbitraire et inu- se soucier peu de plaire. Les adverbes de temps
tile de la censure ? décrivent moins une chronologie qu’une priorité,
Plan possible : comme si le plaisir du lecteur devait venir par sup-
I. Les tribulations de Figaro plément. Dans le roman, c’est sa vision du monde
Une succession d’épreuves que l’auteur exprime, mais il vise assurément la
publication : il propose son œuvre aux lecteurs ;
Un écrivain persévérant
chez d’autres auteurs, la thèse paraîtrait masquer
II. La parole comme arme
la déception de l’échec.
La variété des tons : sérieux et humour
L’ironie pour dénoncer les excès de la censure Sujet 4
III. La caricature des censeurs Le théâtre est habituellement un texte écrit pour être
Le recours aux stéréotypes joué ; sans la représentation, il est « incomplet »,
Le règne de la médiocrité et de la mesquinerie écrit Anne Ubersfeld. Son public est donc double,
de lecteurs et de spectateurs. La participation s’en-
tend ici dans le temps de la représentation, dont elle
peut être le synonyme ; mais il peut aussi s’agir de
Analyser un sujet l’identification aux personnages, ou de formes plus
37 de dissertation p. 538
actives de participation : réactions, non exigées, dans
le théâtre classique, dont Cyrano de Bergerac pro-
pose un exemple, ou les cabales du xixe siècle ; pla-
Exercice 1  p. 539 cement des spectateurs ; intrusions des acteurs dans
Sujet 1 le public ; provocation à l’égard de celui-ci, etc. Dans
Le sujet porte sur la littérature d’idées. Il impli- la perspective du sujet, il s’agit donc, éventuellement
quera des références aux penseurs des Lumières, pour le dramaturge, mais surtout pour le metteur en
ou aux moralistes du xviie  siècle. Les limites du scène, de faire réagir le public.
genre doivent être interrogées (le théâtre de Mari-
Sujet 5
vaux ou de Beaumarchais peut ainsi relever de la
Le sujet fait référence à des auteurs tels que La Fon-
littérature d’idées). L’efficacité, c’est ici la diffu-
taine, La Rochefoucauld ou La Bruyère, qui préten-
sion des idées à laquelle contribue la littérature :
daient dénoncer les défauts de l’homme, en particu-
dans la diversité de ses formes, elle permet de mieux
lier en société. Sous une forme parfois souriante, ils
les saisir et d’en élargir la réception. « Si tu veux
ont donné de l’homme une représentation extrême-
être philosophe, écris des romans. », affirme ainsi
ment pessimiste, ne lui proposant, à travers l’hon-
Albert Camus, dont l’exemple constitue une exten-
nêteté, qu’un modèle particulièrement exigeant. On
sion possible du champ de la réflexion. L’efficacité
a ainsi pu leur reprocher de ne pas inciter l’homme
de la littérature d’idées se mesure dans l’histoire, à
à s’amender.
la capacité qu’elle a eue de faire changer la société.
Sujet 2 Exercice 2  p. 539
L’inspiration est un souffle reçu d’une divinité. – « Encore » oriente la réflexion vers l’adaptation
L’œuvre, suggérée par le dieu, se réalise à travers le des romans à la période de leur production, contre
poète, comme malgré lui ; elle s’oppose au travail, l’idée de leur universalité.
auquel renvoie implicitement le mot d’« écriture ». – Il faut définir ce « on », qui dépasse le destinataire
Les formes fixes sont des structures poétiques, tel le de la question, et peut impliquer l’auteur.
sonnet, dans lesquelles le poète inscrit son propos ; – « Réussir » suggère que c’était leur visée, ce qui
le travail consiste dès lors à s’approprier la forme peut être contestable.
empruntée, à en faire la structure nécessaire d’une – Le déterminant défini fait du poète un type, écrasant
expression poétique propre. les particularismes. Il renforce l’adverbe « toujours ».
« Pouvoir » pose la question du fait et du droit.

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Exercice 3  p. 539 dans le souci de fidélité à la réalité que pour sus-
a. Il faut s’interroger sur la différence entre héros citer l’intérêt du lecteur ; le terme suggère l’aven-
et personnage principal, dans une perspective d’his- ture et l’invraisemblable. Le vrai est la conformité
toire littéraire. Le sujet ne spécifie pas un genre (il à une réalité effective ou possible.
ne limite pas même la réflexion à la littérature), 2. Les auteurs réalistes s’efforcent de donner une
mais renvoie implicitement au roman. Dans ce genre représentation exacte des rapports de l’homme et de
sans règles, le personnage principal peut avoir une son milieu, mais le vrai qu’ils proposent n’est pas
vie médiocre, voire sans intérêt. La question est nécessairement le réel, au sens où il ne se produit
de savoir si ce type de personnage répond aux exi- pas nécessairement effectivement, historiquement.
gences du lecteur. 3. La conjonction « ou » paraît exclusive ; cepen-
Problématique : Faut-il que le personnage princi- dant, le balancement déséquilibré (entre une fina-
pal d’un roman réalise des exploits, pour intéres- lité et une possibilité) invite à penser le romanesque
ser le lecteur ? (un romanesque vraisemblable) comme moyen d’ex-
b. La formulation du sujet emploie la négation « ne… primer le vrai.
que », comme si la réponse affirmative était attendue 4. Comment le romanesque s’éloigne-t-il du réel
a priori. La réflexion consiste donc à essayer de dis- pour chercher le vrai ?
tinguer le registre tragique du genre de la tragédie,
dans lequel il trouve son expression par excellence.
Problématique : Le registre tragique se confond-il Exercice 5  p. 539
avec les caractéristiques de la tragédie classique ? 1. Thibaudet se réfère implicitement au théâtre,
genre réglé par excellence dans l’esthétique clas-
c. Le sujet lie la comédie au travail des moralistes, sique, qu’il oppose au genre du roman.
et renvoie donc particulièrement, ou d’abord, à la
2. La composition, ce sont les règles, un art du genre,
comédie du xviie siècle. La visée moraliste n’appa-
au sens de technique.
raît cependant pas comme exclusive : « en quoi » et
« propre à » sont des modalisations dont il faut tenir 3. Le vocabulaire polémique souligne le danger
compte : en effet, la comédie vise (aussi) à faire rire, auquel est confronté le genre romanesque, dans un
comme le rappelle la citation, ici tronquée, « Casti- temps de redéfinition du genre.
gat ridendo mores ». La question est donc celle d’une 4. Si chaque roman est un art du roman, chaque
tension entre les fonctions de la comédie, divertis- période, chaque mouvement a imposé un modèle
sement ou outil cathartique. dominant : roman de chevalerie, roman picaresque,
Problématique : Ce qui se passe sur la scène d’une roman pastoral, roman psychologique, roman réa-
comédie a-t-il pour le spectateur l’effet d’une leçon liste, roman d’aventure – avec toujours des caracté-
de morale ? ristiques propres, comme autant de règles.
d. L’emploi du singulier, dans le sujet, suggère un 5. Est-ce sa liberté qui a fait la force du roman ?
modèle universel de l’homme, que les penseurs des
Lumières ont en effet dessiné, à partir de valeurs : Exercice 6  p. 539
la liberté, la raison, la tolérance, l’audace de penser 1. Genette rapproche, en un balancement strict, la
par soi-même – un état de majorité. Quels moyens nouveauté et la reconnaissance, le connu et l’in-
ont-ils employé pour changer l’homme ? Y sont-ils connu.
parvenus ? Afin de garder à la réflexion son carac-
tère littéraire, on pourra s’interroger sur la vision 2. Le plaisir, c’est ici le premier degré de récep-
de l’homme que propose notamment le roman, aux tion de l’œuvre par son destinataire, antérieure à
xixe et xxe siècles. l’analyse des causes. Son sentiment est l’impres-
Problématique : Le xviiie  siècle fait-il accéder sion qu’il éprouve.
l’homme à l’autonomie ? 3. Le lecteur est expérimenté et expert : habitué aux
codes des genres et des catégories, il mesure en quoi
l’œuvre les applique et s’en éloigne.
Exercice 4  p. 539
1. Le romancier écrit des romans ; mais, dans ce 4. Le style, c’est la manière propre à l’artiste, à
genre en particulier, peut-on concevoir un type uni- l’auteur, qui emprunte des codes de les appliquer.
versel de l’auteur ? Le romanesque est le caractère 5. Dans quelle mesure le destinataire d’une œuvre
propre du roman : un univers de fiction créé moins attend-il d’être surpris ?

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Exemples : le cageot est un objet que l’on utilise
Mobiliser ses connaissances
38 pour la dissertation p. 540
couramment sans même le regarder ; la cigarette est
un objet éphémère, que les fumeurs consomment en
pensant à autre chose avant de la jeter.
Exercice 1  p. 541 - La poésie rend le monde qui nous entoure plus
Les arguments pertinents pour discuter la citation vivant et plus intéressant.
de Molière « On sait bien que les comédies ne sont Exemples : les sentiments humains associés au cageot
faites que pour être jouées » sont les suivants : (l.  11-13 « légèrement ahuri d’être dans une pose
b. Il faut voir les acteurs sur scène pour apprécier maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est
le comique de geste. en somme des plus sympathiques ») ; les visions
d. Les costumes de certains personnages les rendent fantastiques suscitée par la cigarette de Laforgue.
encore plus caricaturaux. - En donnant de l’importance aux sonorités d’un
f. Seule la lecture permet d’apprécier pleinement la mot ou à son étymologie, un poème peut créer des
virtuosité de certains jeux de langage, par exemple associations d’idées, suggérer entre les choses des
dans les scènes de quiproquo. liens que l’on ne percevait pas avant.
g. On apprécie mieux la représentation d’une pièce Exemples : le rapprochement du cageot avec la cage
de théâtre après l’avoir lue. et le cachot ; la rime cigarette/sornettes/squelettes/
cassolettes.
Exercice 2  p. 541
Si les élèves risquent d’ignorer le genre de certaines
œuvres comme le Mariage de Figaro ou Voyage au Exercice 4  p. 541
bout de la nuit, on les invitera à se reporter aux index 1. Les lecteurs de nouvelles et de romans s’identi-
des auteurs et des œuvres (p. 571-574) ou à utiliser fient à certains personnages.
un dictionnaire des noms propres ou des œuvres. Arguments :
a.  Le théâtre est-il selon vous une bonne tribune - Les auteurs de nouvelles et de romans savent sus-
pour défendre des idées ? citer la compassion du lecteur pour certains per-
1. Le Mariage de Figaro de Beaumarchais sonnages.
3. Ruy Blas de Victor Hugo Exemple : les personnages des romans de Victor
8. L’École des femmes de Molière Hugo, entre autres la petite Cosette des Misérables.
- Les lecteurs de nouvelles et de romans partagent
b. « Les personnages de romans sont plus intéres-
souvent les doutes et les craintes des personnages.
sants par leurs défauts que par leurs qualités. »
Exemples : les nouvelles fantastiques, comme « La
4. La Comédie humaine de Balzac
Peur » ou « La Main » (p. 152-153) de Maupassant ;
7. Voyage au bout de la nuit de Céline
les romans policiers.
9. L’Éducation sentimentale de Flaubert
c.  Lorsque l’on aborde des notions abstraites ou 2. Les nouvelles et les romans donnent au lecteur
morales, quelles stratégies littéraires vous sem- des informations sur la société qu’ils évoquent.
blent les plus efficaces pour emporter l’adhésion Arguments :
du lecteur ? - Les nouvelles et les romans apportent des rensei-
2. « Le Corbeau et le Renard », Les Fables de La gnements sur des grands événements historiques,
Fontaine en les présentant d’une manière différente de celle
5. « J’accuse… ! » d’Émile Zola, paru dans le jour- des livres d’histoire.
nal l’Aurore Exemple : Fabrice à Waterloo dans La Chartreuse
6. L’Étranger d’Albert Camus de Parme de Stendhal.
- Les nouvelles et les romans donnent une image pré-
Exercice 3  p. 541 cise de la condition des différentes classes sociales
Sujet : Pensez-vous que la poésie ait le pouvoir de de leur époque.
changer notre vision du monde ? Exemple : les nouvelles réalistes de Maupassant,
Les poèmes de Francis Ponge et de Jules Laforgue comme « La Parure » ; les romans de Zola qui met-
peuvent illustrer par exemple les arguments suivants : tent en scène divers milieux et différentes profes-
- Un poème peut nous amener à considérer d’un sions (Au Bonheur des dames, La Terre, Germinal…)
autre œil un objet auquel on ne prête pas attention 3. Les nouvelles et les romans amènent les lecteurs
habituellement. à s’interroger sur le monde dans lequel ils vivent.

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- En observant le destin d’un personnage, on peut Exercice 3  p. 543
s’interroger sur nos propres choix, sur les erreurs Sujet : Que peut apporter de nos jours à un specta-
à éviter. teur la représentation des tragédies et des comédies
Exemple : Madame Bovary ou L’Éducation senti- composées au xviie siècle ?
mentale de Flaubert. I. Certes la société mise en scène dans ces pièces
- Des personnages placés dans des situations extra- est très différente de la nôtre.
ordinaires mettent en évidence des problèmes de 1. Les tragédies classiques mettent en scène des
société. héros antiques ou de grands rois.
Exemples : Le Dernier jour d’un condamné de Vic- 2. La condition des femmes telle qu’elle apparaît
tor Hugo ; « L’homme à la cervelle d’or » dans Les dans les pièces du xviie  siècle ne correspond pas
Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet (p. 148- aux réalités actuelles.
151) ; « Le veston ensorcelé » dans Le K de Buz- 3. L’importance accordée à la religion et aux dieux
zati (p. 151). par les personnages est caractéristique d’une époque
- Certains personnages étonnants suscitent des inter- très religieuse.
rogations sur la nature humaine II. Pourtant, les pièces classiques sont toujours
Exemple : L’Étranger d’Albert Camus. pleines d’enseignements pour les spectateurs d’au-
jourd’hui.
1. L’actualité des pièces classiques est mise en évi-
Choisir le plan dence par certaines mises en scène qui transposent
39 en fonction du sujet p. 542 l’action de nos jours.
2. Les dilemmes auxquels sont confrontés les per-
Exercice 1  p. 543 sonnages des tragédies rappellent les choix que doit
1. Pensez-vous que le poète doive s’engager dans faire l’individu moderne au cours de sa vie.
son temps et mener les hommes au combat ? 3. Les grandes forces tragiques (destin, pas-
Plan B sions,  etc.), si elles ont changé de forme, conti-
nuent à s’exercer sur les individus.
2. La poésie est-elle seulement l’expression de sen-
timents personnels ? Exercice 4  p. 543
Plan C Sujet : Pourquoi peut-on dire que les romans offrent
3. Pourquoi la poésie est-elle, selon l’expression aux lecteurs une peinture de la réalité de nature à
de Gabriel Celaya, « une arme chargée de futur » ? en favoriser la compréhension ?
Plan A Axe 1 : Les romans permettent de mieux comprendre
la réalité parce qu’ils en donnent une image fidèle.
1. Certains romans ont une valeur documentaire : ils
Exercice 2  p. 543
apprennent beaucoup à leurs lecteurs sur l’histoire
Sujet : Dans quelle mesure un récit plaisant vous
ou la société d’une époque.
paraît-il la meilleure façon de défendre ses idées ?
2. Le roman représente des personnages à la psy-
La formulation du sujet invite plutôt à choisir un chologie complexe, qui évoluent dans le temps, de
plan dialectique. Le plan B est celui qui convient manière plus précise que les autres genres littéraires.
le mieux. Axe 2 : Les romans permettent de mieux comprendre
En effet, le plan A est un plan analytique, qui répond la réalité parce qu’ils expriment le point de vue de
plutôt à une question du type : Quels avantages un l’auteur, son interprétation de la réalité.
récit plaisant présente-t-il pour défendre ses idées ?/ 1. Les romanciers modifient librement les person-
En quoi un récit plaisant est-il un moyen efficace nages et les situations empruntés à la réalité.
de défendre ses idées ? 2. Les romanciers savent faire partager leur enthou-
Quant au plan C, qui est dialectique, il répond à siasme pour un lieu, un personnage, un régime poli-
une question plus précise, qui inviterait à compa- tique.
rer les récits et les discours, par exemple : Quel est Axe 3 : Les romans permettent de mieux comprendre
selon vous le meilleur moyen d’argumenter : un récit la réalité parce qu’ils dévoilent des mystères nor-
plaisant ou un discours théorique ?/Pensez-vous que malement inaccessibles.
l’on défend mieux ses idées par un récit plaisant ou 1. Le point de vue interne nous donne accès aux
par un discours ? motivations secrètes des personnages.

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2. Grâce à un narrateur omniscient, le lecteur peut Exercice 3   p. 545
en savoir plus sur la situation des personnages que a. L’autobiographie ne raconte pas toujours un sou-
les personnages eux-mêmes. venir exact. Ainsi, lorsque Jean-Jacques Rousseau
raconte le vol des pommes dans les Confessions, il
cherche moins à reconstituer ce qu’il a vécu qu’à
accomplir une réécriture de l’œuvre de saint Augus-
40 Utiliser des exemples p. 544 tin. Cela prouve que l’autobiographie n’est pas seu-
lement mémoire de faits.
Exercice 1  p. 545 b. Le théâtre classique recherche la vraisemblance.
1. Le dramaturge a une influence sur la mise en C’est pourquoi les auteurs s’imposent des règles
scène. d’unité : unité de temps, de lieu et d’action. En
c. Les didascalies chez Ionesco. effet, le spectateur doit pouvoir croire au spectacle
Cet exemple s’appuie sur toute l’œuvre théâtrale qui lui est proposé.
d’un auteur. c.  Le personnage romantique est un orphelin de
2. L’écriture peut être un engagement. l’épopée napoléonienne, comme le montre le cas
b. Victor Hugo, Châtiments. de Julien Sorel : le héros du roman Le Rouge et le
On prend l’exemple d’un recueil poétique. Noir ne cesse de chercher les signes d’un destin
héroïque. Plus généralement, le romantisme est un
3. Une même vision du monde peut s’exprimer sous
mouvement qui a la nostalgie de la grandeur.
différentes formes artistiques.
d.  Le romantisme en peinture (Delacroix) et en
musique (Chopin). Exercice 4  p. 545
On prend l’exemple d’un mouvement culturel, en Le réalisme de la première page du roman de
choisissant deux de ses représentants. Flaubert, L’Éducation sentimentale, tient notam-
4. Le roman est le genre le plus apte à rendre compte ment à la précision des indications de temps et de
de la réalité. lieu. Ainsi, les tout premiers mots de l’œuvre posent
a. La Comédie humaine d’Honoré de Balzac. un cadre spatio-temporel d’une parfaite précision :
Cet exemple repose sur l’ensemble formé par l’œuvre « Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin,
romanesque de Balzac. la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros
tourbillons devant le quai Saint-Bernard ». D’autres
lieux parisiens contemplés par le personnage sont
Exercice 2  p. 545 évoqués par la suite, dans l’ordre où un voyageur
a. La poésie propose une vision lyrique de la réa- quittant le quai Saint-Bernard devrait en effet les
lité. Par exemple, le paysage mis en scène dans « Le découvrir : l’île Saint-Louis, la Cité et Notre-Dame.
Lac » de Lamartine est transfiguré par les sentiments Le trajet suivi par le personnage, du Havre à Nogent-
qu’y projette le poète. sur-Seine, est entièrement détaillé. En permettant au
b.  Connaître la vie de l’écrivain éclaire la com- lecteur de reconstituer l’itinéraire de son person-
préhension de l’œuvre. On interprète mieux cer- nage, Flaubert le plonge dans un monde qui res-
tains poèmes de Victor Hugo, comme « Demain dès semble beaucoup au monde réel. Il ancre d’emblée
l’aube », lorsque l’on sait combien il a été affecté son roman dans la réalité de son temps.
par la mort de sa fille Léopoldine.
c.  Le lecteur de roman s’identifie facilement au
Exercice 5  p. 545
héros. Cela est manifeste dans les romans policiers :
Les textes littéraires touchent d’autant plus le lec-
on entre facilement dans la peau du personnage qui
teur qu’ils ont le pouvoir d’éveiller chez lui des émo-
enquête et on partage ses doutes et ses découvertes.
tions variées. La supplication désespérée adressée
d. Les philosophes du xviiie siècle ont repensé l’idée par Andromaque à sa rivale Hermione pour sauver
de nature, comme on peut le constater en feuilletant son fils de la mort dans la pièce de Racine suscite
l’œuvre collective qu’est l’Encyclopédie. par exemple la pitié et place alors naturellement le
e. Le théâtre est un genre qui permet de défendre lecteur du côté de l’héroïne. Le rire peut tout aussi
des idées, ainsi que le prouve la célèbre scène où bien attirer l’adhésion d’un public : Voltaire met faci-
Ruy Blas dénonce la corruption des ministres dans lement de son côté les lecteurs sensibles à l’ironie
le drame de Victor Hugo. de ses contes philosophiques. Les différents genres

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littéraires mettent ainsi leur force de persuasion au vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par
service des idées qu’ils défendent. conséquent, réellement vécue, c’est la littérature. »

Exercice 6  p. 545 Exercice 3  p. 547


La représentation d’une pièce de théâtre est propre a. « Le théâtre, on ne saurait trop le répéter, insiste
à émouvoir le spectateur. Ainsi, la supplication Victor Hugo, a de nos jours une importance immense
désespérée adressée par Andromaque à sa rivale […]. Le théâtre est une tribune. Le théâtre est une
Hermione pour sauver son fils de la mort dans la chaire. »
tragédie de Racine est encore plus touchante si elle b. « Le merveilleux seul, soutient André Breton, est
est prononcée par une comédienne talentueuse. On capable de féconder des œuvres ressortissant à un
entend alors la violence de la douleur maternelle, genre inférieur tel que le roman […]. »
soulignée par l’interjection « hélas ! » et par la bru-
c. « Ma sensibilité, estime le romancier Jean Giono,
tale césure du vers 10. Les noms de ceux dont la
dépouille la réalité quotidienne de tous ses masques »
pensée obsède Andromaque, « Hector » et « un fils »,
et donne naissance à « une réalité magique ».
résonnent à plusieurs reprises à la césure. Enfin la
métaphore du cœur percé et les manifestations phy-
siques de la douleur évoquées dans la tirade d’An- Exercice 4  p. 547
dromaque prennent une autre dimension lorsqu’elles a. Les parenthèses marginalisent la citation : L’au-
sont interprétées de manière expressive. La mise en teur se dévalorise, en révélant que « ce crapaud-là,
scène est donc susceptible de renforcer le registre c’est [lui] ».
pathétique. b.  Le changement de personne n’est pas pris en
compte dans ce discours indirect : Le chevalier
affirme qu’il ne se sentait « aucun penchant à la
Introduire et commenter jalousie ».
41 des citations p. 546 c. La citation implique un changement de personne,
au mépris du vers qui en est l’enjeu ; mieux vaut
Exercice 1  p. 547 ici ne pas la faire (en soi, elle ne prouve rien) et la
a. « J’ai ma vision du monde », écrit Jean Giono réserver à l’analyse de la démarche moraliste pro-
dans Noé. prement dite.
b. Paul Valéry écrit que « le lyrisme est le dévelop- d. Les citations sont réduites à des fragments mal
pement d’une exclamation ». intégrés au propos, qui perdent leur sens : Ubu
c.  Les deux premiers décasyllabes de ce sonnet menace sa femme de l’assommer et de lui « arra-
de Louise Labé : « Je vis, je meurs, je me brule cher les yeux ».
et me noye./J’ay chaud estreme en endurant froi-
dure », traduisent les violents contrastes de la pas- Exercice 5  p. 547
sion amoureuse. Un narrateur personnage. Le narrateur est également
d.  Pour désigner au lecteur l’ironie de son éloge un personnage du roman. En effet, il est non seule-
de la guerre, le narrateur de Candide désigne les ment un témoin, mais aussi un acteur de la narration.
combats par l’oxymore de « boucherie héroïque ». Ainsi, si la première occurrence de la première per-
sonne renvoie seulement à sa fonction de narrateur,
Exercice 2  p. 547 qui organise le récit, les suivantes le font entrer dans
a. Figaro déclare dans son monologue que « sans la l’univers de la fiction, par exemple lorsqu’il indique
liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ». qu’il « [s’]arrêt[a] un moment pour [s’]informer » :
b. Dans La Peste de Camus, le père Paneloux décrit il existe alors aux yeux des autres personnages, et
métaphoriquement l’épidémie en déclarant à ses sur le même plan qu’eux.
fidèles qu’ils se trouvent « sous les murailles de Une chronologie complexe. La chronologie de l’ex-
la peste » et que c’est « à [l’]ombre mortelle » de trait est rendue complexe par la multiplication des
celles-ci qu’il « [leur] faut trouver [leur] bénéfice ». repères temporels relatifs, subjectifs et allusifs. La
c.  Le narrateur du Temps retrouvé souligne l’im- rencontre est ainsi située « un jour », ce qui la date à
portance de la littérature pour comprendre vérita- la manière du conte, en dehors de tout temps histo-
blement nos vies, en affirmant que « la vraie vie, la rique. La situation par rapport à d’autres événements,

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postérieure comme le « départ pour l’Espagne » ou adouci ». Le lexique est caractéristique de la tragé-
antérieure comme « une affaire au Parlement de Nor- die classique.
mandie », n’est pas plus éclairante, parce que ces c. p. 226, l. 19 : « Il me prend des tentations d’ac-
repères relèvent de la biographie du narrateur. Enfin, commoder tout son visage à la compote. » Le registre
en signalant qu’il rencontre ici « pour la première finalement familier de la phrase est révélateur de la
fois le chevalier des Grieux », il renvoie à d’autres situation du personnage dans la pièce.
rencontres à venir, dont le lecteur ne sait rien.
Une scène réaliste. La scène est réaliste : les emprunts d.  p.  48, doc.  1 : « Il me manquait quelque chose
à une réalité effective ou potentielle dans la construc- pour remplir l’abîme de mon existence. » La mélan-
tion de l’univers de fiction confèrent de la vraisem- colie est l’état de manque d’un objet indéfinissable.
blance à celui-ci. L’espace de l’action s’ancre en e. p. 298, v. 9, 12 et 13 : « Il est des parfums frais
Europe, à des villes, régions ou pays comme le mon- comme des chairs d’enfants,/[…] Ayant l’expansion
trent les allusions aux noms de « Rouen », « Évreux », des choses infinies,/Comme l’ambre, le musc, le
« Normandie » ou « Espagne » ; ces lieux font partie benjoin et l’encens ». Ces vers offrent des exemples
du monde connu des lecteurs. La narration évoque intéressants de coupes et de diérèse.
en outre des réalités observables, par les descrip-
f.  p.  273 : le lexique épique (« orage », « gloire »,
tions esquissées de la « mauvaise auberge » ou des
« héros ») est caractéristique d’une poésie de célé-
chevaux « qui paraissaient fumant de fatigue » : en
bration ; p. 279 : lyrique, la poésie exprime des sen-
quelques traits, l’auteur ébauche ici un univers réa-
timents personnels (présence de la première per-
liste. Enfin, l’emploi de la première personne sug-
sonne, perte et dégoût) ; p. 293 : la poésie du Parnasse
gère un pacte d’authenticité : par le « je », le narra-
cherche à faire accéder à la beauté ; p. 326 : la poé-
teur s’engage, comme une personne réelle rapportant
sie libérée du xxe  siècle, comme celle de Baude-
des faits réels.
laire, fait exister le monde dans le poème et dit le
Des différences sociales marquées. L’extrait est
rapport que le poète entretient avec lui.
le lieu d’une peinture sociologique. Le narrateur-
personnage appartient de toute évidence à la bour- g.  p.  156 : « Il avait commencé à lire le roman
geoisie aisée, voire à la noblesse. Il voyage, pour quelques jours auparavant. » Le récit débute expli-
régler des affaires, ici « la succession de quelques citement dans une action engagée. Les déterminants
terres ». C’est avec une certaine condescendance définis échappent au lecteur.
qu’il observe les villageois : cette « populace » qui h. p. 122, cet extrait donne l’exemple de la présen-
produit un « tumulte », « beaucoup de confusion », tation du personnage par le portrait.
n’est capable de fournir que « peu d’éclaircisse-
ment ». Le lexique et les impressions éprouvées, i.  p.  435 : « Si nous les supposions des hommes,
nettement péjoratifs, sont ceux d’un homme d’une on commencerait à croire que nous ne sommes pas
classe sociale élevée. nous-mêmes chrétiens. » Montesquieu suggère autre
Un effet d’attente. Ce texte suscite chez le lecteur chose que ce qu’il affirme.
un effet d’attente : le récit suggère qu’un événement j. p. 431, la morale de « La Grenouille » est une sor-
grave s’est produit, mais sans rien apprendre sur la tie du narratif : aux temps du récit au passé succède
nature de celui-ci. Les habitants « en alarme […] se le présent de vérité générale, les personnages s’ef-
précipit[ent] ». Le lexique dramatise ainsi la situation. facent au profit de types humains, l’anaphore élar-
La position de témoin du narrateur met en abyme le git le particulier à l’universel./p.377, la fable est
questionnement du lecteur : il se décrit « surpris », un conseil ; les hommes y remplacent les animaux.
s’arrêtant pour « [s’]informer ». Il se replace ainsi
dans un état de curiosité insatisfaite. Prévost crée
un véritable suspense.

Exercice 6  p. 547
a.  p.  262, les didascalies de Courteline donnent
des indications de ton, de jeu, de déplacements,
d’éclairage.
b.  p.  210, v.  2-3 : « Ma fortune va prendre une
face nouvelle ;/Et déjà son courroux semble s’être

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Rédiger une introduction Exercice 4  p. 549
42 et une conclusion p. 548
a. La fin de l’épopée napoléonienne laisse, au début
du xixe siècle, un monde en ruines aux jeunes artistes
qui formeront la génération romantique. Atteints
Exercice 1  p. 549 d’un « mal du siècle », souffrant d’un manque indé-
Le sujet est : « Les romans ont-ils encore quelque finissable et impossible à combler, ils reconnaissent
chose à dire aujourd’hui ? » les états de leur âme dans le spectacle du monde,
L’entrée en matière (l. 5-8) propose une mise en et l’expriment dans des œuvres volontiers lyriques.
perspective historique du genre littéraire, qui justi- C’est ainsi le moi qui est au cœur de leur production,
fie l’emploi de l’adverbe « encore » (l. 11). qui est l’objet de leur préoccupation. Pour autant,
La définition de la problématique (l. 8-13) est intro- le romantisme est-il un égoïsme ? Les œuvres n’en
duite par la conjonction « mais », qui annonce un sont-elles qu’un reflet de soi, qui exclurait le lec-
enjeu de réflexion. Le sujet est repris puis précisé : teur ? On sait pourtant que celui-ci s’y reconnaît.
l’indéfini « quelque chose » est compris comme Ainsi, comment le romantisme, exprimant une expé-
représentation du monde, le problème est déplacé rience personnelle, peut-il s’adresser à chacun ? Il
de l’auteur vers la notion technique du genre, qui est vrai que la littérature romantique est une litté-
se prête mieux à l’analyse. rature du moi, mais ce moi se conçoit dans un rap-
Le plan (l. 13-21) est annoncé clairement, en trois port au monde, qui peut prendre la forme de l’enga-
phrases qui correspondent aux parties. Les connec- gement. En fait, l’expérience personnelle dont rend
teurs soulignent la progression logique de la réflexion : compte le romantique vaut pour chacun : elle prend
un constat simple, ses limites, leur dépassement. un sens universel.
b. Confronté à la puissance mystérieuse de la poé-
Exercice 2  p. 549 sie, qui, à partir de la langue de chacun, fait accé-
Le bilan (l. 1-8) vise à montrer que la probléma- der à des réalités insoupçonnées, on ne l’explique
tique a été traitée ; le développement est résumé pas, en l’attribuant à une inspiration, une liberté du
efficacement. poète. Il faut pourtant renoncer à cette facilité et se
L’ouverture (l. 8-14) dépasse la singularité du texte demander s’il y a un travail du poète. La poésie est-
commenté en généralisant les observations qu’il a elle répétition d’une technique, ou pure expression
permises. libre ? Que la forme choisie par le poète soit fixe ou
pas, elle implique un travail d’écriture. Mais chaque
poète est libre, dans la façon dont il s’approprie cette
Exercice 3  p. 549 forme. L’inspiration est ainsi le nom que l’on donne
1. Annonce d’une partie de plan. La formulation à l’art qu’a le poète de trouver l’expression la plus
est maladroite : elle ne saisit pas la forme du son- juste d’une pensée personnelle.
net comme un objet d’analyse. « Nous verrons que
ce texte est un sonnet. »
Exercice 5  p. 549
2. Situation du texte et problématique. La progression a. Un apport majeur des Fleurs du mal de Baude-
linéaire retarde la définition de la notion majeure ; laire (1857) tient dans l’effort du poète pour pro-
la problématique est tirée non de la singularité du duire du neuf, c’est-à-dire pour inventer une poé-
texte, mais de sa conformité attendue à une norme. sie capable de signifier le rapport au monde dans sa
3. Situation du texte. Elle comporte trop d’élé- modernité, sans renier la tradition poétique. La sec-
ments inutiles. tion des « Tableaux parisiens », en particulier, prend
4. Annonce de plan. L’emploi des connecteurs n’est pour cadre la ville, espace moderne par excellence.
pas cohérent. Dans le poème « Paysage », Baudelaire se met en
scène, en poète, observant la réalité des activités de
5. Définition de la problématique. Le connecteur la ville et capable de s’en exclure par sa nature et la
« donc » est employé artificiellement : il n’y a pas puissance de son imagination poétique ; il incarne
de lien direct entre l’ambition scientifique du natu- ainsi la figure idéale du poète. Nous nous deman-
ralisme et la réception des œuvres. derons donc comment ce paysage paradoxal met en
6. Problématique. Les caractéristiques de l’interroga- valeur la toute-puissance du poète. Nous verrons
tion indirecte sont méconnues : l’inversion du sujet d’abord que ce « paysage » constitue un tableau de
et le point d’interrogation sont des fautes. la vie parisienne. Puis nous montrerons que, par-

321

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delà la réalité observée, le poète est en quête d’une c. Les Caractères de La Bruyère (1688) peignent les
idylle. Enfin, nous dirons en quoi ce poème exprime mœurs à travers différents milieux. Dans la section
la puissance du poète et en fait l’éloge. « De la cour », il met en scène l’entourage, plus ou
b. Secrétaire de la société française, Balzac fait de moins proche, du souverain. La cour et les courti-
ses personnages les révélateurs d’une comédie du sans, il les connaît bien, pour avoir été au service du
monde. Dans Illusions perdues (1836), l’itinéraire Grand Condé. Ici, à travers le portrait de Cimon et
de Lucien consiste ainsi dans sa confrontation à des de Clitandre, il adopte le point de vue d’un témoin
milieux. C’est pourquoi le romancier choisit ici de qui se laisserait d’abord prendre aux apparences de
traiter l’histoire d’amour non du point de vue de la réalité qu’il explore. Mais cette observation d’un
ceux qui la vivent, mais de celui de la société qui en faux explorateur traduit en fait le point de vue d’un
est le témoin. Nous verrons donc en quoi cette say- moraliste. En effet, si la précision du regard offre
nète offre une vision décalée de l’histoire d’amour un portrait précis des deux personnages, en adhé-
entre Lucien et Mme de Bargeton. La réception que sion avec eux, elle est surtout le moyen de dépasser
les personnages réservent au poème de Lucien et le les apparences par un changement de point de vue.
traitement théâtral qu’en fait Balzac confèrent une C’est ainsi que La Bruyère fait œuvre de moraliste,
tonalité comique à la scène. Mais le comique se en offrant à son lecteur la leçon d’une révélation.
retourne contre ceux qui le produisent, en une satire
de la société. À un autre niveau cependant, derrière
la visée moralisatrice, c’est un roman d’amour qui
s’esquisse ici.

Bâtir une fiche


43 (de lecture, de révision) p. 550

Exercice 1  p. 551
On veillera à ce que l’élève respecte la concision dans
son résumé, et distingue bien les faits et l’analyse.

Exercice 2  p. 551

Caractéristiques La liberté d’examen et de critique


L’émancipation de l’homme par la raison et le savoir
L’émergence du concept de laïcité
La naissance des droits de l’homme

Écrivains représentatifs Montesquieu (1689-1755)


Voltaire (1694-1778)
Rousseau (1712-1778)
Diderot (1713-1784)
D’Alembert (1717-1783)
Condorcet (1743-1794)

Principales œuvres Montesquieu, L’Esprit des lois (1748)


Diderot et d’Alembert, L’Encyclopédie (1750-1765)
Rousseau, Du contrat social (1762)
Voltaire, Traité sur la tolérance (1763)
Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795)

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Exercice 3  p. 551

Auteur Guy de Maupassant (1850-1893), disciple de Flaubert, nouvelliste et romancier appartenant à


l’école réaliste.

Titre - Date Bel-Ami (1885)

Résumé Georges Duroy, ancien sous-officier hussard d’Afrique du Nord, décide de monter à Paris pour
y faire fortune. Un ancien camarade de régiment, Forestier, lui ouvre une carrière de journaliste
à La Vie française, et lui permet de découvrir les coulisses de la vie parisienne. Son absence de
dons est compensée par son charme sur les femmes, dont il use pour gravir les échelons. Il
quitte sa maîtresse Clotilde de Marelle, dont la fille lui donnera son surnom de « Bel-Ami »,
pour épouser Madeleine Forestier, devenue veuve. C’est elle qui lui suggère de changer son
nom en Du Roy de Cantel. Quand elle ne lui est plus utile, il s’en détache et séduit la femme
de son patron, Virginie Walter, qui lui révèle les fructueuses spéculations de son mari au
Maroc. Devenu baron et richissime, il obtient le divorce en prenant Madeleine en flagrant délit
d’adultère, afin d’épouser en grande pompe la fille du couple Walter, Suzanne.

Contexte de Les débuts de la IIIe République. Les scandales financiers sur fond de politique coloniale.
rédaction de Maupassant, quant à lui, est déjà un conteur célèbre (« La maison Tellier », 1881), mais un
l’œuvre romancier encore débutant, qui a seulement publié Une vie (1883).

Analyse À travers l’ascension d’un « héros » qui n’a pour tout atout que son pouvoir érotique et
son absence totale de scrupule, la peinture au vitriol d’une société en mutation, celle de
la IIIe République naissante, société ouverte, triviale, dynamique, amorale. Une écriture
impressionniste, sans jugement explicite, mais traduisant un profond pessimisme, fait de la
conscience tragique du temps qui passe et du néant.

Sources La propre expérience de Maupassant dans le milieu du journalisme, où il publia la plupart de


ses chroniques et de ses 300 nouvelles, et qui le mit au contact des mondes de l’argent et
de la politique. Les premiers lecteurs lurent d’ailleurs son roman comme un livre à clefs, et
voulurent mettre des noms réels sur les personnages de la fiction.

Personnages Georges Duroy, l’arriviste dont le charme sans scrupule est le principal atout. Finit sous le nom
principaux de Baron Du Roy de Cantel.
Clotilde de Marelle, la première maîtresse de Georges, sans doute la seule femme qu’il aime
vraiment.
Charles Forestier, journaliste, ancien camarade de régiment de Duroy, qu’il introduit dans le
milieu de la presse.
Madeleine Forestier, épouse puis veuve de Charles ; initie au journalisme Duroy, qui devient son
amant puis son mari.
Norbert de Varennes, poète, ami de Duroy, dont le pessimisme amer est celui de Maupassant.
M. Walter, directeur du journal La Vie française, richissime financier.
Virginie Walter, son épouse, vieille maîtresse pathétique de Duroy.
Suzanne Walter, leur fille, jeune fille romanesque, qui se laisse enlever par Duroy pour forcer le
mariage.

Thèmes L’arrivisme dans une société sans repères moraux


La collusion de la finance, de la presse et du pouvoir politique
L’influence des femmes

Réception de Succès important et durable, dont témoignent les nombreuses adaptations


l’œuvre cinématographiques.

Exercice 4  p. 551
On peut se reporter à une bonne analyse de ce fabliau
sur le site du collège Doisneau à Gonesse, dans
l’académie de Versailles : http://www.clg-doisneau-
gonesse.ac-versailles.fr/spip.php?article206

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Exercice 5  p. 551

Auteur Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière

Titre - Date Les Précieuses ridicules (1659)

Résumé Pour se venger du dédain que leur ont manifesté Cathos et Magdelon, deux cousines
provinciales installées depuis peu à Paris et qui se piquent de préciosité, La Grange et Du
Croisy leur envoient leurs valets, qui se font passer pour des aristocrates et de beaux esprits.
Malgré l’outrance de ces bouffons, Cathos et Magdelon tombent dans le panneau, jusqu’à
l’arrivée de La Grange et Du Croisy qui dévoilent la supercherie pour la plus grande confusion
des précieuses.

Contexte de Quand Molière revient à Paris en 1658, à 36 ans, après 13 années à parcourir la province, il
rédaction de conquiert la faveur royale, non dans la tragédie où il pensait briller, mais avec la petite comédie
l’œuvre du Docteur amoureux, qui lui vaut d’obtenir la salle du Petit Bourbon où il joue avec succès
L’Étourdi et Le Dépit amoureux. L’année suivante, il engage le célèbre farceur Jodelet ainsi que
les jeunes La Grange et Du Croisy : l’équipe est au complet pour créer le premier chef-d’œuvre.

Analyse Toute la nouveauté de la pièce tient à l’alliance de la satire des mœurs, sur un thème à la
mode (la peinture de la préciosité), et du comique farcesque, lui-même hérité des traditions
italienne et française mêlées.

Sources On a accusé Molière d’avoir plagié une comédie de l’abbé de Pure, Les Précieuses, inspirée du
Mystère de la ruelle, roman du même auteur. Mais Molière en vit sans doute la réduction à un
simple canevas de la Commedia dell’arte. Le dramaturge s’est aussi inspiré des comédies de
Scarron, comme Jodelet ou le Maître valet (1645).

Personnages La Grange et Du Croisy, amant rebutés


principaux Gorgibus, bon bourgeois prosaïque, père de Magdelon
Cathos et Magdelon, précieuses ridicules
Mascarille, pseudo marquis, valet de La Grange
Jodelet, pseudo vicomte, valet de Du Croisy

Thèmes La préciosité excessive, critiquée non pas dans l’effort pour raffiner le langage et les mœurs,
mais en tant qu’antinature.

Réception Un succès éclatant, et par là, les premiers démêlés de Molière avec les éditeurs peu scrupuleux,
de l’œuvre les plagiaires et les jaloux de toute espèce.

Exercice 6  p. 551 nyme – comme chez Balzac, Goncourt et Maupas-


1. Les textes supports : sant, ou secondaire comme chez Zola, il est l’objet
– Balzac, La Duchesse de Langeais (1834), p. 86 ; du même soin.
– Goncourt, Germinie Lacerteux (1865), p. 106 ; – Il procède par accumulation de détails précis et
– Zola, Le Docteur Pascal (1893), p. 126 ; suggestifs, souvent pittoresques, incitant le lecteur à
– Maupassant, Boule de suif (1880), p. 143. « voir », et par là-même ancrant davantage la fiction
2. Les rubriques : traits stylistiques ; point de vue ; dans l’expérience du réel.
fonctions. – Mais il dépasse aussi cette seule fonction réaliste
3. La fiche : pour acquérir une autre dimension :
– Portrait effectué selon un point de vue omniscient ; * dimension symbolique chez Balzac (la duchesse
à nuancer toutefois dans Germinie Lacerteux, où il de Langeais est « le type le plus complet […] de sa
est introduit par le regard inquisitorial et amusé d’un caste ») et chez Zola (Charles Rougon est l’allégo-
personnage de la fiction, et dans Boule de suif, où rie de l’épuisement « d’une antique race déchue ») ;
immédiatement après, la fille galante est jugée par * dimension satirique chez les Goncourt et chez Mau-
ses respectables voisins. passant : mais ici, la satire porte moins sur le person-
– Il accompagne et assure la présentation initiale nage observé que sur l’entourage sous le regard duquel
du personnage : qu’il soit principal – et même épo- se fait le portrait, et sur les jugements qu’il déclenche.

324 Méthode et compétences

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suivant la généalogie imaginaire d’une famille sous
44 Utiliser les ressources p. 552 le Second Empire. Abandonné par certains de ses
disciples, comme Huysmans, il évolua lui-même
vers un certain idéalisme humanitaire. »
Exercice 1  p. 553
Questions et thèmes :
Exercice 3  p. 553
– À quel moment de la carrière de Zola intervient
Il faut aller à cette adresse :
l’écriture de L’Assommoir ?
http://www.bnf.fr/documents/biblio_henri_iv_
– À quelle enquête Zola a-t-il procédé ? Enquête de
france_moderne. pdf
terrain, enquête linguistique.
On voit, dans cette liste d’ouvrages parus entre 1589
– La réception du roman : scandale, succès, adap-
et 1610, trois sujets principaux :
tation théâtrale.
– la trace encore brûlante des guerres de religion ;
– Quelle est la composition du roman ? Bref résumé
– l’exaltation de la personne du Roi, de son sacre
en fonction de cette ligne directrice.
au mariage qui consolide son trône ;
– Quels sont les lieux du roman ? Lieux inventés
– le choc de son assassinat par Ravaillac.
et lieux « réels ».
–Le système des personnages :
• leur place dans l’arbre généalogique des Rou-
Exercice 4  p. 553
1. Faisons d’abord remarquer aux élèves les défauts
gon-Macquart ;
de ces textes d’une qualité très inégale :
• personnages principaux et secondaires.
– Le texte A (pris sur le site d’un collège américain)
– Le style parlé du roman :
rend bien compte de la complexité du réseau d’in-
• l’argot ;
trigues et le mouvement vif qui en résulte, mais en
• le discours indirect libre.
mettant toutes les données sur le même plan, il ne
– Les thèmes du roman :
donne pas l’idée de l’architecture dramaturgique.
• l’alcoolisme ;
Par ailleurs, certaines formulations sont contestables.
• le monde des artisans parisiens ;
La première phrase sur le « ridicule » est soit une
• la fatalité.
impropriété de vocabulaire, soit une erreur de juge-
– le sens symbolique du titre. ment. Figaro n’est « jaloux du Comte » que sur la
Sources : fin de la pièce, à la faveur d’un quiproquo vite dis-
– Section consacrée à Zola et plus spécialement à sipé : laisser entendre que c’est un des ressorts de
L’Assommoir, dans l’exposition virtuelle « Brouillons l’intrigue fait contresens. Enfin, si Fanchette est bien
d’écrivains », sur le site de la BNF : la « fille d’Antonio », et s’il est vrai que ce dernier
http://expositions.bnf.fr/brouillons/ecrivains/ « surveille sa fille », la proposition « Fanchette, fille
indexz1.htm ; d’Antonio qui surveille sa fille » est d’une redou-
– Deux études de Colette Becker sur L’Assommoir, table maladresse, à la limite de l’obscurité.
aux PUF (collection « Études littéraires », 1994) et – Le texte B (reprise partielle d’une notice de Wiki-
chez Hatier (collection « Profil d’une œuvre », 1972) ; pedia) donne une idée assez exacte de l’action dra-
– Jean-Pierre Leduc-Adine, L’Assommoir d’Émile matique et de ses bases. Il privilégie toutefois celles-
Zola, collection Foliothèque, Gallimard, 1997. ci, au détriment de l’intrigue, concentrée dans la
formule suggestive et elliptique « une coalition qui
Exercice 2  p. 553 finira par triompher de lui ». Exeunt, donc, des per-
L’exercice demande de convertir le collectif en sin- sonnages comme Chérubin ou Marceline. Une petite
gulier, en recentrant sur Zola les informations dont il inexactitude, par ailleurs : Figaro est déjà « fiancé à
est le plus souvent le point de départ ou la référence Suzanne » ; c’est marié qu’il « doit être ».
essentielle. Cela peut donner ce résultat : – Le texte C (4e de couverture de l’édition de la pièce
« Émile Zola fut le chef de file du mouvement natu- dans la collection « Folio théâtre, éditions Gallimard)
raliste, variante scientifique du réalisme. Il en définit donne une assez juste idée du tourbillon des intrigues,
l’esthétique en 1880, dans Le Roman expérimental, comme le A, en plus léger et donc plus réussi, sans
et en mit en œuvre les principes dans les Rougon- prétendre au résumé : c’est davantage un programme.
Macquart (1871-1893). Dans les vingt romans de – Le texte D réduit l’intrigue à la question cen-
cette « saga », il s’efforça de combiner les données trale, en mettant l’accent sur la dimension idéolo-
de l’analyse sociologique et les lois de l’hérédité en gique de la pièce.

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2. Deux éléments intéressants émergent de ces textes : 3. Introduction et annonce du plan pour un exposé
– le tourbillon des intrigues mis en valeur par les sur Le Mariage de Figaro :
textes A et C (ce que signale le titre original de la En créant le personnage de Figaro dans Le Barbier
pièce La Folle Journée) ; de Séville, Beaumarchais avait pu sembler donner
– la dimension politique que prend la défaite du un successeur à Scapin ; du reste, l’intrigue de cette
comte, qui « doit faire face à une coalition » (texte Précaution inutile (sous-titre de la pièce) rappelait
B), dans « une pièce écrite à la veille de la Révolu- celle de bien des comédies de Molière, à commen-
tion où les valets triomphent des maîtres » (texte D). cer par L’École des femmes. Tout change avec Le
Mariage de Figaro, qui sous le couvert du rire, fronde
Les sites ne manquent pas, sur lesquels les élèves
l’ordre politique de l’Ancien Régime, et semble
peuvent trouver des informations. Leur apprendre
annoncer la Révolution française quatre ans avant
à les discriminer en fonction de leur notoriété et de
1789. Pareille entreprise devait fatalement se heur-
leur caution scientifique, et à se méfier des sites ali-
ter à des résistances et à la censure : c’est ce que
mentés par des cours plus ou moins approximatifs.
nous verrons dans un premier temps. Nous exami-
Leur rappeler que les anthologies présentes au CDI
nerons ensuite (en la relativisant au besoin) la por-
leur fourniront la plupart des renseignements dont
tée subversive de cette œuvre. Nous verrons enfin
ils ont besoin. Leur signaler l’existence de dossiers
que l’efficacité de ce message tient à la folle gaieté
pédagogiques en ligne à l’adresse de la plupart des
dont résonne cette comédie.
théâtres publics, en fonction de leur programmation.
On peut trouver un portrait convenable de Beau-
marchais à cette adresse :
http://www.histoire-pour-tous.fr/biographies/3528-
beaumarchais-1732-1799-biographie.html

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