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Raul Matta
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de la gastronomie
péruvienne
Analyse de l’émergence
d’un objet patrimonial
225
226 Effervescence patrimoniale au Sud
(UNESCO, 2003), dans la mesure où elles sont en lien étroit avec les
notions de culture – dans le sens anthropologique du terme –, de
1 L’expression « effervescence mémoire et d’identité1.
patrimoniale » fait référence
à la multiplication d’initiatives – appuyées
Les implications économiques et sociales de la construction du
par les États et par des politiques globales
de la culture (comme celles promues par patrimoine matériel, autour desquelles il existe une abondante littérature
l’Unesco) – cherchant à faire reconnaître
la valeur patrimoniale d’objets, de sites
scientifique, s’appliquent également à celle du patrimoine alimentaire,
ou de pratiques propres à une collectivité, qui comprend aussi bien des éléments matériels qu’immatériels2.
souvent minoritaire, dans le but d’affirmer
son identité sociale et, éventuellement,
de renverser sa position subordonnée
À la fois « actifs globaux » et « ressources locales » (ALVAREZ, 2008),
dans le tissu social les cultures alimentaires sont vecteurs de projets, allant d’initiatives
(ALVAREZ et MEDINA, 2008).
dans le secteur touristique à d’autres plus ambitieuses, lorsqu’elles
2 On définira le patrimoine alimentaire
sont connectées à des stratégies de développement économique et
comme l’ensemble d’éléments matériels
et immatériels des cultures alimentaires social au niveau local. Tel est le cas du processus de patrimonialisation
considérés par une collectivité comme de la gastronomie péruvienne qui, actuellement, s’exprime en termes
un héritage partagé, comme un bien
commun. Ce patrimoine est constitué d’« opportunités », si l’on suit la formulation avancée par les médias
par l’ensemble de produits agricoles, et par la classe politique. En investissant un champ idéologique,
les savoirs et savoir-faire mobilisés qui
leur sont associés, ainsi que les modes les pratiques alimentaires sont au centre d’un « discours du
de distribution alimentaire. Il comprend
également les manières de tables,
développement » prônant que l’agrobiodiversité3 locale, si elle parvient à
les formes de sociabilité, la symbolique s’appuyer sur un équilibre entre conservation et adaptation aux marchés
alimentaire et les objets de la table
(BESSIÈRE et TIBÈRE, 2010).
internationaux, pourrait avoir un effet positif sur l’économie du pays
– en tant qu’objet touristique, moteur de l’emploi, et comme possibilité
3 Nous reprenons ici la définition
d’agrobiodiversité développée par JACKSON d’amélioration des conditions de vie de certains producteurs agricoles –,
et al. (2005), qui englobe la variété ainsi qu’un effet social réconciliateur, car elle constituerait un vecteur de
des organismes vivants qui contribuent
à la nourriture et à l’agriculture réaffirmation identitaire.
dans le sens le plus large. Elle comporte
les gènes, les espèces, les écosystèmes La construction en patrimoine des habitudes alimentaires péruviennes
et les interactions humaines avec ceux-ci.
Il s’agit donc de « nature avec culture ». appelle donc à analyser les tensions inhérentes à la sélection des parties
constitutives (CORMIER-SALEM et ROUSSEL, 2000), et à mettre à l’épreuve les
hypothèses fondées sur un principe de complaisance : la gastronomie du
pays comme unité et harmonie.
La troisième et dernière partie présente, d’abord, des faits 4 Cet article est le résultat d’un travail
R. Osterling, chef très réputé lui aussi, a connu une histoire similaire.
Fils d’un ancien sénateur, il reçoit une aide familiale pour suivre une
formation en cuisine à Londres, mais uniquement à la condition d’obtenir
un diplôme de droit et de fréquenter quelque temps l’école diplomatique
du Pérou.
Aujourd’hui, cet obstacle parental est révolu, car le métier est devenu
incontestablement valorisant. Cette récente bienveillance vis-à-vis
de la cuisine de restauration est sans doute liée à l’ascension sociale
de la figure du chef cuisinier en Europe et aux États-Unis au cours des
années 1970. En effet, ce n’est qu’à la suite de l’émancipation des
chefs de la Nouvelle Cuisine française que la visibilité des cuisiniers de
restaurant s’exprime de manière irréfutable, surtout lorsque nombre
d’entre eux deviennent leurs propres patrons (DROUARD, 2004). Depuis,
le métier a investi l’industrie culturelle, l’industrie alimentaire et les
médias presque partout en Occident, acquérant ainsi une notoriété et
une respectabilité croissantes. Cela a provoqué un changement dans
le regard porté par les élites de Lima sur le monde de la restauration,
où désormais le travail, la contrainte, le plaisir et la distinction se
confondent à des degrés différents. La réussite sociale passant de nos
jours par une réussite économique, peu importe finalement le domaine,
le fait de cuisiner remplit de ce fait une fonction sociale importante.
C’est ainsi que, à l’image de G. Acurio et R. Osterling, les premiers
chefs à occuper le devant de la nouvelle scène gastronomique de Lima
ont des origines sociales très privilégiées. Ce constat s’avère révélateur
du processus de diversification des sources de prestige social au sein
d’une population connue pour être réticente au changement et même
hostile à certains parcours professionnels « atypiques ». Toutefois, les
habitudes de classe ont été maintenues dans un domaine : la formation.
Durant les années 1990, et en raison d’une offre encore pauvre à Lima,
ces « cuisiniers d’élite » aujourd’hui âgés de 30 à 42 ans ont intégré
des écoles hôtelières européennes et nord-américaines, et acquis leurs
premières expériences dans les grands restaurants de ces contrées en
tant que stagiaires (MATTA, 2010a).
Les livres de recettes écrits par des chefs et des « gourmets reconnus »
forment la dernière catégorie. Certaines de ces publications sont assez
somptueuses et ont connu un franc succès à l’étranger. Tel est le cas
de The Art of Peruvian Cuisine (CUSTER, 2003), premier livre bilingue de
recettes péruviennes, qui rappelle le lien entre l’art et la gastronomie
(BRILLAT-SAVARIN, 1985). Les plats photographiés et leur décoration
minimaliste, prise en charge par un chef liménien réputé, sont présentés
comme s’il s’agissait de tableaux peints par un grand artiste. À l’image
des publications dédiées aux Beaux-Arts, qui indiquent le musée ou la
collection où sont conservées les œuvres représentées, l’ouvrage de
Custer fait référence aux sources utilisées : il cite le nom du restaurant à
l’origine de chaque recette. L’auteur – riche homme d’affaires péruvien –
contribue de cette façon à faire connaître le Pérou, et plus précisément
Lima, comme un lieu propice au tourisme gastronomique.
Ce constat ne signifie pas pour autant que la grande majorité de la 5 Nous entendrons par cuisine criolla
toutes les expressions culinaires d’origine
population se voit totalement exclue de la production du savoir culinaire.
côtière, mais ayant été développées
Au contraire, cette nouvelle littérature gastronomique est traversée par principalement dans la capitale
péruvienne depuis la période coloniale
des apports culinaires populaires, constitutifs de la cuisine criolla5, et au et jusqu’à l’arrivée des premières
centre des premières tentatives de définition d’une « cuisine nationale », migrations andines – au cours
de la deuxième décennie du XXe siècle –
qui eurent lieu au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle (ZAPATA, 2008). indépendamment de l’origine
de leurs ingrédients. Sont ainsi exclues
Toutefois, les livres de recettes les plus importants montrent bien de cette catégorie les cuisines
dites régionales (andine, amazonienne)
l’importance des classes supérieures en tant que passeurs culturels, et
– même si elles contiennent des traces
leur analyse montre comment elles ont « traduit » des savoirs culinaires de « métissage culinaire » (MATTA, 2010b).
Le poids de l’élite sociale est tout aussi présent dans certains ouvrages
académiques qui cherchent à formaliser les connaissances à partir
d’une perspective multidisciplinaire, dont le plus représentatif est La
7 « L’académie dans la casserole ». academia en la olla7 (SPAEY et al., 1998). Bien que les contributeurs de
cette publication n’appartiennent pas, comme de nombreux signataires
des grands livres de recettes, à une ancienne (et anachronique)
« aristocratie », ils font tout de même partie d’une élite sociale composée
de chercheurs, d’hommes d’affaires, de cadres de l’hôtellerie, de
restaurateurs, de chercheurs et journalistes.
Circulation de savoirs Depuis le début des années 1970, la nouvelle cuisine française a fait
et applications connaître dans les grandes villes d’Occident un discours gastronomique
dans la grande qui prônait la légèreté et le bien-manger. Outre l’allègement des
restauration sauces, ou leur évitement, ce courant a accentué sa distance à l’égard
de la cuisine française bourgeoise – perçue comme démodée, solennelle
et lourde – notamment en réduisant la taille des portions et en
accordant une attention particulière à la présentation des assiettes ; il
a ainsi ouvert la voie à de nombreuses innovations et discours/courants
gastronomiques.
un nouveau statut, une fois confrontés aux connaissances techniques 11 Arracacia xanthorrhiza Bancrof,
des cuisiniers, et intégrés dans un discours esthète et très médiatisé, ou « pomme de terre céleri », tubercule
qui a un goût entre le céleri, le chou
capable de mettre à l’ordre du jour des qualités inconnues et rejetées et la châtaigne grillée.
préalablement.
http://www.youtube.com/
voit parcourir les terres et les marchés autour de la ville d’Iquitos afin de watch?v=T__44Dvhnj0
montrer l’agrobiodiversité amazonienne susceptible d’être utilisée dans
les cuisines les plus sophistiquées. Pour mettre en valeur des produits
occupant une place centrale dans le régime alimentaire des habitants de
la région, il mit l’accent sur les propriétés des aliments plutôt que sur la
façon dont ils sont utilisés au quotidien. En effet, pour capter l’attention
d’un auditoire international, il n’aurait certainement pas suffi d’expliquer
que l’aguaje13 est le fruit le plus consommé de la ville d’Iquitos – plus 13Mauritia flexuosa L., fruit d’un palmier
de la famille des Arecaceae au goût peu
de 25 tonnes par jour, selon le cuisinier – ou que le poisson gamitana14 sucré utilisé en jus, confitures et glaces.
est comestible malgré sa ressemblance aux piranhas – d’ailleurs ils sont
14 Colossoma macroporum Cuv., poisson
souvent appelés « faux piranhas » par la population locale. Il s’agit, herbivore d’eau douce qui atteint
certainement, d’une flore et d’une faune trop « éloignées » pour la plupart régulièrement 1 mètre de longueur.
Dans les deux premiers cas, on assiste à une valorisation des propriétés
nutritives – une argumentation de type « scientifique » – qui légitime
l’utilisation de ces aliments au-delà des propriétés bien connues
par les habitants de la région. Pour ce qui est du gamitana, il s’agit
principalement d’un processus d’esthétisation redevable à l’imagination
et aux compétences techniques du cuisinier. C’est ainsi que dans
le restaurant très à la mode appelé Malabar, propriété de la famille
Schiaffino, le chef s’essaye à une « cuisine fusion » fortement marquée
par l’utilisation de produits amazoniens inconnus d’une bonne partie de
sa clientèle et qui, présentés dans un autre contexte, auraient soulevé
suspicions et grimaces désapprobatrices parmi les convives. Le travail
des chefs ayant produit les premiers cette version raffinée de « cuisine
fusion » visait à neutraliser son « exotisme négatif » puis à proposer un
« exotisme positif », tout en élevant leurs créations au rang d’expressions
les plus abouties de la gastronomie du pays.
Une deuxième grande déception eut lieu en 2007, lorsqu’il fut annoncé
que l’essence de cette boisson n’allait plus être produite au Pérou, mais
au Chili, pays avec lequel les relations diplomatiques sont sensibles
depuis longtemps. D’ailleurs, celles-ci ne s’étaient certainement pas
arrangées lors de la guerra del Pisco. En 2005, le Pérou disputa au Chili
l’appellation d’origine de cette eau-de-vie, le Chili ayant commercialisé
le premier cette boisson à l’étranger sous l’appellation Pisco chileno
et signé des accords commerciaux qui lui ont permis de bénéficier de
la jurisprudence. Le Pisco chileno a donc été le premier à être reconnu
par les organismes régulateurs du commerce international, notamment
l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. En réponse, le
Pérou essaya de faire valoir l’origine à la fois historique et géographique
du Pisco qui, d’après les arguments avancés, proviendrait des vallées aux
alentours de la ville du même nom, dans le département de Ica, au sud
de Lima. La demande péruvienne a cependant été rejetée. Le Pérou a
Le cas des préparations à base de cochon d’Inde, très consommé dans les
Andes, est assez représentatif. Pour arriver dans les assiettes de certaines
tables réputées de Lima, la préparation « traditionnelle » a dû subir une
stylisation. L’usage andin présente l’animal entier dans l’assiette (avec
les pattes, les griffes et la tête) et écarté en forme d’étoile. Il arrive ainsi
que, dans les restaurants modestes ou de moyenne gamme de province,
les touristes demandent ces spécialités uniquement pour les prendre en
photo. Pourtant, la viande du cochon d’Inde est beaucoup plus savoureuse
et tendre que celle du lapin, car plus grasse. Dans les restaurants « haut de
gamme », au contraire, il est servi complètement dépecé, et le plat tout
entier fait l’objet d’un grand soin dans sa présentation.
Conclusion Dans cette réflexion s’ajoutent alors aux chefs, aux chercheurs, aux
journalistes et aux gastronomes les producteurs, les paysans, et les
techniciens agricoles. Une des conclusions tirées de ces premières
discussions souligne la nécessité de développer une production agricole
spécifique du pays (c’est-à-dire rare à l’étranger), en faible quantité, de
très grande qualité et d’une grande valeur d’échange sur les marchés
internationaux (LAUER et LAUER, 2006 : 245-253).
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