Anda di halaman 1dari 17

Actes de la recherche en

sciences sociales

Consécration et accumulation de capital littéraire [ La traduction


comme échange inégal]
La traduction comme échange inégal
Madame Pascale Casanova

Citer ce document / Cite this document :

Casanova Pascale. Consécration et accumulation de capital littéraire [ La traduction comme échange inégal]. In: Actes de la
recherche en sciences sociales. Vol. 144, septembre 2002. Traductions: les échanges littéraires internationaux. pp. 7-20;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.2002.2804

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_2002_num_144_1_2804

Fichier pdf généré le 23/04/2018


Resumen
Consagración y acumulación de capital literario. La traducción como intercambio desigual.

Si se aborda la traducción literaria utilizando una nueva perspectiva, la de las relaciones de fuerza que
entran en juego en el campo literario internacional, es posible dejar de aprehenderla como una mera
traslación linguística y cultural. Cuando se plantea la hipótesis de una distribución desigual de capital
literario y linguístico-literario entre los campos literarios nacionales y las así llamadas lenguas
nacionales, se puede analizar los fenómenos de traducción como transferencias de capitales. Al hacer
entrar la traducción en la doble lógica de la economía simbólica y la internacionalización, se puede
demostrar que, a la inversa de lo que comúnmente se considera, la traducción no es reductible a una
única función, que siempre y en todas partes tendría el mismo significado. Por el contrario, es como si
se plantearan « operaciones » de traducción cuyo significado dependiese de la posición respectiva de
las tres instancias que determinan cada traducción : la de ambas lenguas - la lengua de partida y la
lengua de llegada -, la del autor - que debe situarse a sí mismo dos veces : una en el espacio literario
nacional y otra según la importancia de dicho espacio en el espacio mundial - y, por último, la del
traductor. Es necesario, entonces, establecer con precisión en que sentido se realiza la transferencia
del capital literario, para así poder definir la traducción, ya sea como medio de acumulación de capital
o como consagración.

Abstract
Official recognition and accumulation of literary capital. Translation as an unequal exchange.

A fresh examination of literary translation from the stand-point of the relations of power played out in
the international literary field enables one to no longer see it as a simple transfer from one language
and culture to another. Once one posits an unequal distribution of literary and linguistic-literary capital
among the fields of national literatures and among the so-called national languages, the phenomena of
translation can be analyzed in the same way as transfers of capital. Introducing translation into the twin
logic of symbolic economics and internationalization gives one the means to show that, contrary to the
ordinary view, translation cannot be reduced to a single function whose meaning would be everywhere
and always the same. Instead, it is as though one were dealing with translation « transactions » whose
meaning depended on the respective position of the three authorities that determine each translation:
the two languages -source and target ; the author - who must also be placed in two contexts, in his
national literary space and in terms of the position this space occupies in the global space ; and finally
the translator. It is therefore on condition that one determines in detail the direction in which the literary
capital is transferred that one will be able to define the translation, either as a means of accumulating
capital or as an official recognition.

Résumé
Consécration et accumulation de capital littéraire.
La traduction comme échange inégal.

Reconsidérer la traduction littéraire à partir des rapports de force qui se jouent dans le champ littéraire
international permet de ne plus l'appréhender seulement comme une translation linguistique et
culturelle. Dès lors qu'on pose l'hypothèse d'une distribution inégale de capital littéraire et linguistico-
littéraire entre les champs littéraires nationaux et entre les langues dites nationales, on peut analyser
les phénomènes de traduction comme des transferts de capitaux. En faisant entrer la traduction dans
cette double logique de l'économie symbolique et de l'internationalisation, on se donne les moyens de
montrer que, à l'inverse de la vision ordinaire, la traduction n'est pas réductible à une seule fonction
dont la signification serait toujours et partout la même. Tout se passe au contraire comme si on avait
affaire à des « opérations » de traduction dont la signification dépendait de la position respective des
trois instances qui déterminent chaque traduction : celle des deux langues - la langue source et la
langue cible -, celle de l'auteur - qui doit être lui-même situé deux fois, une fois dans son espace
littéraire national et une fois selon la place que cet espace occupe dans l'espace mondial -, celle enfin
du traducteur. C'est donc à condition de déterminer précisément le sens dans lequel s'effectue le
transfert du capital littéraire qu'on pourra définir la traduction : soit comme moyen d'accumulation de capital,
soit comme consécration.

Zusammenfassung
Anerkennung und Akkumulation literarischen Kapitals. Die Übersetzung als ungleicher Austausch.

Die Betrachtung der literarischen Übersetzung unter dem Gesichtspunkt der auf dem internationalen
literarischen Feld wirkenden Kräfteverhältnisse erlaubt es, diese nicht mehr nur als eine linguistische und
kulturelle Übertragung anzusehen. Sobald man von der Hypothese eines ungleich zwischen den nationalen
literarischen Feldern und den sogenannten Nationalsprachen verteilten literarischen und literarisch-
linguistischen Kapitals ausgeht, kann man das Phänomen der Übersetzung als Kapitaltransfer betrachten.
Anders als es der gewöhnlichen Vorstellung entspricht, wird bei Kenntnisnahme der doppelten Logik der
symbolischen Ökonomie und der Internationalisierung deutlich, dass sich die literarische Übersetzung
keineswegs auf eine einzige, überall gültige Funktion zurückführen lässt. Vielmehr spielt sich alles so ab,
als ob es sich um Übersetzungs-Transaktionen handelte, deren Bedeutung jeweils von der Position der drei
Instanzen abhängt, die jede Übersetzung bestimmen: jener der beiden Sprachen selbst - der Ausgangs-
und der Zielsprache - die wiederum zweifach situiert werden muss, einmal in den nationalen literarischen
Raum und zum zweiten nach der Stellung, den dieser Raum in der Welt einnimmt, und schliesslich die
Position des Übersetzers. Nur wenn man die genaue Richtung des Transfers von literarischem Kapital
bestimmt, wird man die Übersetzung selbst genauer definieren, entweder als Mittel der Kapitalakkumulation
oder als Mittel der Anerkennung.
Pascale Casanova

Consécration et accumulation

de capital littéraire1

La traduction comme échange inégal

« [Le
comme
et soustraction,
traducteur]
s'il s'agissait
pouvaient
opère
de signes
avec
êtremathématiques
lesramenés
éléments
à une
desqui,valeur
deux
par addition
langues
égale. »

Friedrich Schleiermachen Des différentes méthodes du traduire.

a traduction - et il ne sera question ici que des nie est un objet préconstruit, une sorte de notion-
problèmes spécifiques posés par la traduction écran qui empêche de repérer et de comprendre les
littéraire2 - est ordinairement définie comme le enjeux réels de la circulation internationale des textes
déplacement d'un texte d'une langue à une autre dans littéraires. Au lieu de l'envisager dans les seules
le cadre d'un « échange linguistique égal » Opération limites linguistiques et nationales et comme
.

supposée neutre et symétrique, elle est donc conçue transformation singulière d'un texte singulier, on se propose
d'emblée comme un transfert linéaire et « horizontal » ici de l'analyser à partir de l'« observatoire »3
.

De même que le comparatisme littéraire, sous sa international, pour reprendre le mot de Fernand Braudel. Le
forme la plus traditionnelle, présuppose des champs point de vue transnational, en rétablissant des
nationaux clos sur eux-mêmes, synchrones, égaux et relations, des hiérarchies et des rapports de force entre
sans autre relation réelle que les interactions visibles les champs nationaux, permet en effet d'inverser le
que constituerait l'échange de textes sous la forme de présupposé nationalo-linguistique et la représentation
traductions, de même la traduction littéraire, (pré) du monde littéraire selon laquelle on aurait affaire à
conçue comme une « simple » opération de translation une juxtaposition d'univers autosuffisants, fermés et
(comme le dit justement l'anglais), présuppose irréductibles les uns aux autres, et de langues égales,
l'existence de langues nationales égales et juxtaposées. séparées et autarciques. Les inégalités et les
Cette représentation « monadique » des langues hiérarchies, tant littéraires que linguistiques, qui ordonnent
nationales - qui peut être déduite pour une part de le champ littéraire mondial font apparaître une autre
l'incorporation des divisions nationales - induit une vision économie des échanges linguistiques loin d'être
:

strictement véhiculaire de la traduction elle serait l'échange horizontal ou le transfert pacifié souvent
:

simplement le moyen de faire passer les textes d'un décrit, la traduction ne peut être comprise, au
champ littéraire national à un autre. C'est pourquoi contraire, que comme un « échange inégal » se
les études de traduction s'attachent le plus souvent à produisant dans un univers fortement hiérarchisé. Du
la seule relation de transfert d'un texte d'une langue
dans une autre on étudie les distorsions que la
:

traduction fait subir au texte original ou bien on analyse 1. - Ceci est l'état provisoire d'un travail en cours: je cherche ici
le décalage entre le « texte source » et la « culture seulement à mettre l'accent sur une fonction très particulière de la
cible». Dans tous les cas, on cherche à analyser deux traduction, en prenant en compte la différence entre le capital
linguistique et le capital proprement littéraire, et la spécificité des
réalités plus ou moins superposables, deux textes ou transferts de celui-ci.
deux contextes sans relation réelle l'un avec l'autre. 2. — Voir James Holmes, José Lambert, Raymond Van den Broeck
Or si, quittant le point de vue national, on inverse la (sous la dir. de), Literature and Translation, New Perspectives in
Literary Studies, Louvain, Belgique, Acco, 1978 Henri Meschonnic, Pour
vision ordinaire en replaçant la pratique de la la poétique, t. II, Poétique de la traduction, Paris, Gallimard, 1973
;

traduction dans l'univers des échanges littéraires Poétique du traduire, Lagrasse-Verdier, 1999 Jean-René Ladmiral,
;

Traduire: théorèmes pour la traduction, Paris, Payot, 1979.


;

internationaux, c'est-à-dire dans le champ littéraire mondial, on 3. - Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme,
peut formuler l'hypothèse que la traduction ainsi t. III, Le Temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 9.
Pascale Casanova

même coup, elle peut être décrite comme l'une des Abram de Swaan4, notamment, a décrit un capital lin-
formes spécifiques du rapport de domination qui guistico-politique attaché aux langues, capital
s'exerce dans le champ littéraire international ; et inégalement distribué, qui explique qu'elles soient plus ou
aussi, de ce fait, comme un enjeu essentiel des luttes moins utilisées sur tel ou tel marché (scolaire,
pour la légitimité qui se livrent dans cet univers, c'est- professionnel, familial, national, international, etc.). On
à-dire comme l'une des voies principales de peut, selon lui, comprendre les hiérarchies
consécration des auteurs et des textes. Ce point de vue linguistiques en proposant le dessin de ce qu'il appelle des
pourrait aussi permettre de dépasser la conception de la « figurations florales ».
traduction comme relation singulière entre un texte et Pour ma part, j'ai essayé de montrer qu'est attaché à
sa transcription, en réinscrivant chaque traduction chaque langue, non seulement ce capital proprement
dans le réseau mondial des relations de domination linguistique, mais aussi un capital littéraire, ou
littéraire dont elle est l'une des formes. linguistico-littéraire, relativement indépendant du
précédent5. Il s'agit du prestige, de la croyance
Structure du champ littéraire mondial proprement littéraire attachée à une langue, de la valeur qui
lui est accordée littérairement et qui tiennent à son
Le dessin, même très rapidement esquissé, de la ancienneté, au prestige de sa poésie, au raffinement
structure du champ littéraire international est un des formes littéraires élaborées dans cette langue, aux
préalable indispensable à une analyse de ce type lui traditions, aux « effets » littéraires liés notamment aux
:

seul permet de comprendre la double hiérarchie traductions et à leur nombre, etc. C'est ce qu'on
nationale et linguistique dans laquelle s'inscrivent évoque lorsqu'on parle par exemple de « la langue de
toutes les opérations de traduction. Shakespeare», de «la langue de Racine» ou de «la
À partir de la révolution nationale herderienne, le langue de Cervantes »

.
champ littéraire mondial, formé de la (quasi-)totalité Pour mesurer le volume propre de ce capital, je
des champs littéraires nationaux, se structure de propose de transposer à l'univers littéraire les critères
façon durable, à la fois selon le volume et utilisés par la sociologie politique, à condition de
l'ancienneté du capital littéraire et selon le degré corrélatif remplacer les termes opposés « centre/périphérie » - qui
d'autonomie relative de chaque champ littéraire n'ont d'autre implication que spatiale ou simplement
national. L'espace littéraire international est donc hiérarchique - par l'opposition « dominant/dominé »,
ordonné selon l'opposition entre, d'un côté, au pôle qui suppose une structure de domination et des
autonome, les champs littéraires les plus dotés en rapports de force. Ainsi, on n'opposera pas des langues
capital et, de l'autre, les champs nationaux démunis centrales à des langues périphériques, mais des
ou en formation et qui sont dépendants à l'égard des langues dominantes à des langues dominées ce qui,
instances politiques - nationales le plus souvent. On loin d'être un simple changement sémantique,
peut repérer une homologie de structure entre transforme la perspective même de l'analyse et le type
chaque champ national et le champ littéraire d'instruments théoriques mis en œuvre.
international les champs nationaux se structurent aussi Abram de Swaan voit ce qu'il appelle le « système
:

selon l'opposition entre un pôle autonome et linguistique mondial émergent » comme un ensemble
cosmopolite, et un pôle hétéronome, national et politique. structuré par le multilinguisme c'est au nombre de
:

Cette opposition s'incarne notamment dans la rivalité locuteurs multilingues qui parlent une langue qu'on
entre les écrivains « nationaux » et les écrivains pourrait mesurer la centralité de cette langue dans le
«internationaux». La position de chaque espace système. Autrement dit, même dans l'univers politico-
national dans la structure mondiale dépend de sa économique, le nombre de locuteurs d'une langue ne
proximité à l'un des deux pôles, c'est-à-dire de son suffit pas à établir son caractère central. Dans un
volume de capital. On peut donc se représenter système décrit comme «figuration florale», c'est-à-dire
l'univers littéraire mondial comme un ensemble formé une structure où les langues dominées sont reliées au
des champs littéraires nationaux, eux-mêmes bipola- centre par les polyglottes, plus les multilingues qui
risés et situés différentiellement (et pratiquent une langue sont nombreux, plus elle
hiérarchiquement) dans la structure mondiale selon le poids
relatif qu'y détiennent le pôle international et le pôle
national (et nationaliste). 4. - Voir notamment, Abram de Swaan, «The Emergent World
La distribution inégale du capital littéraire dans Language System», International Political Science Review, vol.14, n° 3,
l'univers littéraire se double d'une distribution inégale de juillet 1993. Voir aussi, du même auteur, Words oj the World: The
Global Language System, Cambridge, Polity Press, 2001.
capital linguistico-littéraire. La science politique a 5. - Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Le
démontré l'inégalité politique et sociale des langues Seuil, 1999.
:
Consécration et accumulation de capital littéraire

domine l'univers6. De la même façon, dans le champ par conséquent, elles aussi, littérairement dominées.
littéraire international, si l'on adopte cette même Cette inégalité structurelle, qui impose de définir la
configuration, on pourra mesurer le volume de capital traduction comme rapport de force, empêche en outre
linguistico-littéraire d'une langue, non pas au nombre de lui assigner un sens unique ; sa signification dépend
d'écrivains ou de lecteurs dans cette langue, mais au en effet de la position respective des trois instances qui
nombre de polyglottes littéraires qui la pratiquent et la fondent: la langue d'abord - ou mieux, les deux
au nombre de traducteurs littéraires - tant à langues, celle de départ et celle d'arrivée -, l'auteur
l'importation qu'à l'exportation7 - qui font circuler les textes ensuite, le traducteur enfin. Pour se donner une
depuis ou vers cette langue littéraire. chance de comprendre les enjeux véritables (et le plus
La distribution inégale de ce capital ordonne le souvent déniés) de la traduction d'un texte, il est donc
champ linguistico-littéraire selon une opposition8 nécessaire de décrire au préalable la position
entre les langues littéraires dominées d'une part qu'occupent et la langue de départ et la langue d'arrivée dans
- langues récemment « nationalisées » (c'est-à-dire l'univers des langues littéraires ; de situer ensuite
devenues langues nationales relativement l'auteur traduit dans le champ littéraire mondial, et ce
tardivement), dotées de peu de capital littéraire, de peu de deux fois une fois selon la place qu'il occupe dans

:
reconnaissance internationale, d'un petit nombre de son champ littéraire national et une fois selon la place
traducteurs9 (nationaux et internationaux), ou mal que cet espace occupe dans le champ littéraire
connues et restées longtemps invisibles dans les international ; d'analyser enfin la position du traducteur et
grands centres littéraires (comme le chinois et le des divers agents consacrants qui participent au
japonais) - et d'autre part les langues dominantes, qui, du processus de consécration de l'œuvre. Selon la position
fait de leur prestige spécifique, de leur ancienneté, du respective des trois niveaux et leur «distance»
nombre de textes déclarés universels écrits dans ces objective dans l'espace littéraire, on pourra montrer que
langues, sont dotées d'un volume important de l'enjeu de la traduction diffère et que sous cet unique
capital littéraire. vocable se dissimule en réalité une série d'«
Les langues dominées ne forment pas un ensemble opérations-fonctions » tout à fait distinctes les unes des
homogène. Elles peuvent être réparties en quatre autres elle peut être notamment «
:

groupes distincts: d'abord les langues orales ou dont traduction-accumulation» - lorsque, par une stratégie collective, les
l'écriture a été récemment fixée. Par définition espaces littéraires nationaux dominés cherchent à
dépourvues de capital littéraire puisque sans écriture10, elles importer du capital littéraire ; ou bien « traduction-
sont inconnues dans l'espace international et ne consécration » - lorsque les consacrants dominants
peuvent bénéficier d'aucune traduction. Il s'agit importent un texte venu d'un espace littéraire dominé.
notamment de certaines langues africaines (yorouba, gikuyu,
amharique, etc.) ou de certains créoles11. Viennent La position des langues et des auteurs
ensuite les langues de création ou de « recréation »
récente, devenues, au moment d'une indépendance, Pour décrire les diverses positions possibles des
langue nationale (le catalan, le coréen, le gaélique, langues dans l'espace linguistico-littéraire, on peut
l'hébreu, le néonorvégien...). Elles ont peu de locuteurs, distinguer la traduction d'un texte écrit dans une
:

peu de productions à offrir, sont pratiquées par peu langue dominante vers une langue dominée ; la même
de polyglottes et n'ont pas (ou peu) de traditions opération dans le sens inverse - d'une langue
d'échanges avec d'autres pays. Elles doivent acquérir dominée vers une langue dominante ; puis d'une langue
peu à peu une existence internationale en favorisant les dominante vers une langue dominante ; et enfin d'une
traductions. Les langues de culture ou de tradition
ancienne liées à de «petits» pays, comme le
néerlandais ou le danois, le grec ou le persan, forment le 6. - Abram de Swaan, op. cit.
troisième ensemble de langues dominées. Elles ont une 7 - Voir Valérie Ganne et Marc Minon, « Géographie de la
histoire et un crédit relativement importants, mais peu traduction», Traduire l'Europe, F. Barret-Ducrocq (sous la dir. de), Paris,
.

de locuteurs, sont peu pratiquées par les polyglottes et Payot, 1992, p. 55-95. Ils distinguent l'« intraduction », l'importation
de textes littéraires étrangers dans la langue nationale, de l'«
sont peu reconnues en dehors des frontières nationales, extraduction», l'exportation de textes littéraires nationaux.
c'est-à-dire peu valorisées sur le marché littéraire 8. - II s'agit en fait d'un continuum qui permet d'observer, dans leur
mondial. Les langues de grande diffusion, enfin, comme continuité, toute la série des possibles et des positions.
9. - En France, le nombre de traducteurs de l'anglais d'une part et du
l'arabe, le chinois ou l'hindi, bien qu'elles soient dotées coréen ou du catalan d'autre part, par exemple, est un indice assez
de grandes traditions littéraires et d'un très grand précis du volume de capital littéraire de ces langues.
10. - Ou dont l'écriture est en cours de standardisation.
nombre de locuteurs, sont pourtant peu connues et 11. — Qui commencent eux aussi, grâce à l'action des écrivains, à
reconnues sur le marché littéraire international et sont conquérir un statut littéraire et une écriture codifiée.
Pascale Casanova

langue dominée vers une langue dominée (cas très « la véritable finalité historique de la traduction à
rare). Ce sont les deux premiers cas qui nous grande échelle, telle qu'elle est maintenant familière
intéresseront ici du fait de l'incommensurabilité de leurs
: chez nous»14.
enjeux et donc de leur signification sur le marché On assiste en même temps à une tentative de
littéraire mondial, ils ne peuvent pas être confondus et transformation de la langue elle-même ou plus
doivent être analysés dans des termes tout à fait précisément à une « littérarisation linguistique», à travers
distincts. l'importation de capital littéraire au sein même de la
langue. Cette sorte de « grécisation » de l'allemand,
La traduction comme accumulation de capital c'est-à-dire cette opération d'ennoblissement
Les écrivains issus de champs littéraires nationaux littéraire, peut aussi être décrite comme une stratégie
dominés doivent, s'ils veulent entrer dans la d'accroissement du volume de capital.
concurrence littéraire mondiale, travailler à importer du Dans son Introduction à î'Agamemnon d'Eschyle (1816)15,
capital, à gagner de l'ancienneté et de la noblesse en Humboldt explicite cette conception annexionniste de la
«nationalisant» (c'est-à-dire ici, très précisément, en traduction: «[...] combien la langue allemande n'a-t-elle
traduisant dans la langue nationale) les grands textes pas gagné depuis qu'elle imite la prosodie grecque, et
universels, soit ceux qui sont reconnus comme capital combien de choses ne se sont-elles pas développées dans
universel dans l'univers littéraire. C'est pourquoi les la nation, non seulement dans sa partie savante, mais
dans sa masse, jusqu'aux femmes et aux enfants, du fait
traductions de textes écrits dans une langue littéraire que les Grecs, sous une forme authentique et non
dominante vers une langue littéraire dominée peuvent dénaturée, sont véritablement devenus une lecture nationale.
être analysées dans les termes d'un « détournement de On ne peut dire quel service Klopstock a rendu à la
capital » nation allemande en réalisant la première adaptation
.

On peut décrire de ce point de vue, par exemple, le réussie de la prosodie antique, et plus encore Voss16
«programme de traduction»12 des romantiques dont on peut affirmer qu'il a introduit l'Antiquité
allemands, programme consacré notamment à l'Antiquité classique dans la langue allemande»17. Cette importation,
grecque et romaine qu'il s'agissait, du fait de la dans la langue et la littérature, de ce qui est tenu pour le
modèle même de la culture, va permettre à l'allemand de
formation nationale tardive de l'Allemagne par rapport aux prétendre rivaliser avec les plus grandes langues
autres nations européennes et au moment où littéraires. Goethe énonce ainsi comme un fait ce qui n'est
l'allemand était une langue très dominée littérairement en encore qu'une self-fulfilling prophecy « Les Allemands
Europe, d'importer sur le territoire de langue contribuent depuis longtemps à une médiation et à une

:
allemande. Dès la fin du xvnie et pendant toute la reconnaissance mutuelle. Celui qui comprend la langue
première moitié du xixe siècle, en effet, à côté de allemande se trouve sur le marché où toutes les
«l'invention» d'une littérature nationale et populaire, les nations présentent leurs marchandises»18.
Allemands mettent en place une stratégie collective Schleiermacher ajoute: « [...] notre peuple, à cause de sa
considération pour l'étranger et de sa nature médiatrice, paraît
d'annexion et d'appropriation des ressources être destiné à réunir dans sa langue, avec les siens
littéraires et philosophiques de l'Antiquité. Cette propres, tous les trésors de la science et de l'art
«nationalisation » d'un patrimoine étranger et noble entre étrangers, comme dans un grand ensemble historique au
tous permet aux Allemands, en quelque sorte, de centre et au cœur de l'Europe, afin qu'avec l'aide de
rattraper du temps, de regagner, par l'accumulation
initiale de ce capital que la traduction rend possible,
l'ancienneté manquante13. 12. - Voir Antoine Berman, L'Épreuve de l'étranger. Culture et
C'est aussi une tentative pour rivaliser avec les traduction dans l'Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984, p. 29.
13. - II faut comprendre dans la même logique les traductions
nations littéraires les plus dotées - la France en africaines de Shakespeare, notamment celles qui ont été proposées en
particulier -, seules détentrices jusque-là des plus grands swahili par Julius Nyerere, ex-président de la république de Tanzanie
classiques nationaux reconnus internationalement. (Julius Caesar [1963] et Le Marchand de Venise [1969]). Voir Pius
Ngandu Nkashama, Littératures et écritures en langues africaines, Paris,
Cette ambition est affichée quasi explicitement L'Harmattan, 1992, p. 339-350.
comme l'une des grandes tâches collectives d'intérêt 14. - Friedrich Schleiermacher, Uber die verschiedenen Methoden des
général. Friedrich Schleiermacher, l'un des grands Ubersetzens - Des différentes méthodes du traduire, Paris, Le Seuil,
1999, p. 91 (trad, par A. Berman). Je souligne.
traducteurs de Platon en allemand (à partir de 1799), 15. - Wilhelm von Humboldt, Sur la traduction. Partie centrale de
écrit en 1813, faisant ainsi l'aveu du caractère collectif l'Introduction à I'Agamemnon d'Eschyle, Paris, Le Seuil, 2000 (trad,
et national de cette entreprise « Une nécessité par D. Thouard).
16. -Johann Heinrich Voss est l'auteur de traductions d'Homère en
:

interne, dans laquelle s'exprime clairement une tâche allemand (L'Odyssée en 1781 et L'Iliade en 1793), qui sont devenues
authentique de notre peuple, nous a poussé à la de véritables « classiques » de la langue allemande.
17. - Wilhelm von Humboldt, Sur la traduction..., op. cit., p. 37-39.
traduction en masse ; nous ne pouvons reculer, nous 18. - Cité par F. Strich, Goethe und die Weltliteratur Berne, Francké
devons aller de l'avant», évoquant un peu plus loin Verlag, 1946, p. 47.
,

10
Consécration et accumulation de capital littéraire

notre langue chacun puisse jouir de la beauté produite


par les époques les plus diverses, avec toute la pureté et
la perfection possibles à l'étranger»19.
L'apport de capital littéraire est complété par le travail JAMES JOYCE
des linguistes et des philologues qui mettent leurs
instruments au service de la lutte contre la domination du
français. La grammaire comparée des langues
indoeuropéennes permet en effet de hausser les langues
germaniques au même rang d'ancienneté et de noblesse ULYSSE
que le latin et le grec, en mettant les langues
germaniques en bonne place dans la famille indo-européenne de M. AUGUSTE
VALERY
Traduction
MOREL,
entièrement
LARBAUD
française
assistérevue
paret intégrale
par
M.i'AUTEUR
STUART GILBERT
et en décrétant la supériorité des langues
indo-européennes sur les autres. Du même coup, la linguistique
fait accéder la langue allemande à une extraordinaire
ancienneté, donc à une nouvelle « littérarité » qui Illustration non autorisée à la diffusion
l'élève - dans le système de la légitimité définie par
l'ancienneté linguistico-littéraire - au niveau du latin.
On comprend mieux, dans cette logique, l'apparition
des théories, centrales dans la pensée romantique, de
la traduction comme pour compléter un travail
:

collectif d'apport de capital littéraire à la nation


allemande, il fallait aussi déclarer périmées les
traductions en français de ces mêmes textes latins et grecs, GALLIMARD
Pari» — 43, Rue de Beaune
et, pour cela, théoriser ce que devait être la ••«Mlle Mllln
«véritable » traduction. La théorie allemande de la
traduction, et la pratique qui en découle, sont fondées en
réalité sur une opposition terme à terme avec la
tradition française en ce domaine. En France, à la même
époque, on traduit en effet sans le moindre souci de
fidélité la position dominante de la littérature et de la Un cas de traduction-consécration: \' Ulysse de Joyce
:

langue françaises incite les traducteurs à annexer les (La Maison des Amis du livre, 1929), repris aux Éditions
textes en les adaptant à leur propre esthétique ou à Gallimard en 1948.
leurs catégories de pensée. «Qui prétendra affirmer
qu'on ait jamais traduit en français quoi que ce soit d'autres termes, ils garantissent la conformité du texte
des langues antiques et des langues germaniques? »20 d'arrivée au texte de départ, contribuant ainsi à faire
lance Schleiermacher. « C'est comme s'ils [les de l'allemand la seule langue de référence, c'est-à-
Français] désiraient, ajoute Schlegel, que chaque étranger, dire, après le français du xvine siècle, le nouveau
chez eux, dût se conduire et s'habiller d'après leurs «latin des modernes». La langue allemande est donc,
mœurs, ce qui entraîne qu'ils ne connaissent à au moment où son immense programme de
proprement parler jamais d'étrangers»21. «Pour les traduction est en oeuvre, prétendante au titre de nouvelle
sentiments, les pensées et même les objets, le français langue universelle.
procède comme pour les mots étrangers qu'il adapte à Et c'est ainsi que se développe, parmi les intellectuels
son parler pour chaque fruit étranger, il exige un allemands, l'idée d'une accumulation réelle et
:

succédané qui ait poussé sur son propre sol»22. objective de capital littéraire et de capital
En Allemagne, pour s'opposer à cette tradition, on linguistico-lit éraire. Goethe écrit ainsi: «Tout à fait indépendamment
théorisera donc le principe de la « fidélité » « Si la
:

traduction devait permettre à la langue et à l'esprit de


la nation de s'approprier ce qu'elle ne possède pas 19. — Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire,
[. .] la première exigence est alors une pure et simple op. cit., p. 91.
20. - Ibid.
.

fidélité»23, affirme Humboldt. Contre la 21. - A. W. Schlegel, Geschichte der klassischen Literatur, Stuttgart,
«francisation» des textes, autrement dit leur réduction à des Kohlhammer, 1964, p. 17.
catégories esthétiques qui se prétendent universelles, 22. -Johann Wolfgang von Goethe, « Ubersetzungen », Noten und
Abhandlungen zu besserem Verstândnis des West-ostlichen Divans,
les Allemands prônent la «fidélité», c'est-à-dire la Goethe Werke, Hamburger Ausgabe, t. 2, p. 255-256.
vérité objective, la référence fiable à l'original. En 23. - Wilhelm von Humboldt, Sur la traduction..., op. cit., p. 39.

II
Pascale Casanova

de nos propres productions, nous avons déjà atteint, tiques, c'est-à-dire les textes fondateurs de la
grâce à la pleine appropriation de ce qui nous est modernité. Cette géographie littéraire permettrait du même
étranger, un degré de culture très élevé»24. Walter coup de mesurer la distance esthétique objective des
Benjamin lui-même, dans Der Begrijj der Kunstkritik in der différents espaces littéraires au centre législateur.
deutschen Romantik, écrit a posteriori, comme s'il Le cas du champ littéraire chinois est éloquent à cet
s'agissait d'une évidence « L'œuvre romantique durable des égard dans un univers fermé à (presque) toute
:
romantiques consiste à avoir annexé à la littérature

:
importation littéraire depuis 1949, le dramaturge Gao Xingjian
allemande des formes artistiques romanes. Leur effort (prix Nobel de littérature 2000) a publié en 1981 un
était dirigé en pleine conscience, vers V appropriation, texte intitulé « Premier essai sur l'art du roman
le développement et la purification de ces formes»25. moderne»29, dans lequel il présentait les innovations
À cette opération de simple accumulation de capital techniques et stylistiques d'auteurs et de mouvements
dans les périodes de fondation nationale et politique, littéraires « modernes » aussi différents que : Beckett, le
surréalisme, Aragon, Éluard, Prévert, Robbe-Grillet, le
il faut ajouter une opération d'« accélération dadaïsme et Perec. Tous ces écrivains, qui sont
temporelle » dans de nombreux espaces dominés qui, plus considérés dans les régions unifiées du champ littéraire mondial
anciennement constitués, sont, de ce fait, bipolarisés. comme des «classiques de la modernité», étaient
Dans ces champs, souvent européens (c'est-à-dire présentés pour la première fois en Chine. Aucun écrivain
dominés parmi les dominants), les traductions sont chinois avant Gao, qui était devenu traducteur du
les instruments de lutte privilégiés des écrivains les français et avait pu lire clandestinement de nombreux
plus autonomes, et elles permettent l'importation des ouvrages, n'avait jamais eu accès à ces textes, ni n'avait
eu même l'idée de la série de novations stylistiques,
normes centrales qui décrètent et certifient la formelles, rhétoriques, esthétiques qui ont bouleversé la
modernité. Les traducteurs sont eux-mêmes, le plus littérature depuis la fin du xixe siècle, époque à laquelle le
souvent, écrivains et polyglottes26 et peuvent donc être champ littéraire chinois s'est « arrêté »30. Le livre fut un
situés, selon la grande dichotomie qui structure les événement considérable et, par la polémique qu'il
champs nationaux, parmi les écrivains provoqua, marqua une date dans l'univers littéraire chinois.
internationaux voulant rompre avec les normes de leur espace La redistribution des positions qu'il produisit contribua
à faire entrer le champ chinois dans le champ littéraire
:

littéraire, ils cherchent à y introduire les œuvres de la


modernité définie dans les centres. Ainsi, le poète mondial, malgré sa très grande dépendance à l'égard des
instances politiques31.
Daigaku Horiguchi a importé: Verlaine, Apollinaire,
Jammes, Cocteau et Morand dans le Japon des années
1920, contribuant par là à bouleverser en profondeur 24. - Cité par Antoine Berman, L'Épreuve de l'étranger, op. cit., p. 26.
toutes les normes esthétiques de l'espace littéraire Je souligne.
25. - Walter Benjamin, Werke, I, 1, Francfort, Suhrkamp, 1974,
japonais alors en émergence27; l'écrivain hongrois p. 76. Je souligne.
Dezsô Kostolanyi28 (1885-1936) a traduit 26. — Dans le champ allemand de la fin du xvine siècle, A. W. Schle-
gel maîtrise parfaitement les principales langues européennes
Shakespeare, Byron, Wilde, Baudelaire et Verlaine; Borges a modernes, le grec, le latin, le français médiéval, le vieil-allemand, les
proposé une version espagnole de Crane, Cummings, langues d'oc ainsi que le sanskrit. Il a traduit Shakespeare, Dante,
Faulkner, Warren ; Vladimir Nabokov a traduit Lewis Pétrarque, Boccace, Calderón, l'Arioste ainsi que de nombreux poètes
italiens, espagnols et portugais moins reconnus.
Carroll en russe ; Danilo Kis, écrivain yougoslave 27. - Voir Hidehiro Tachibana, « Les Chants de Maldoror et le
d'origine juive, né en 1935 à la frontière yougo-hon- modernisme japonais - autour de Daigaku Horiguchi», Lautréamont au
groise et qui est considéré aujourd'hui comme l'un Japon ou Les Chants de Maldoror et la culture d'après-guerre, Cahiers
Lautréamont, livraison LU et LUI (1er semestre 2000), p. 18-42,
des plus grands écrivains de ce pays, a traduit en AAPPFID. La traduction d'Ouvert la nuit, de Paul Morand, par
serbo-croate les poètes hongrois Petôfi, Ady, Radnotti, Daigaku Horiguchi est publiée en 1924. Puis son grand recueil de poésie
française, Figures au clair de lune, qui contenait trois cent quarante
Atilla József, russes Mandelstam, Essenine, Marina poèmes de soixante-six poètes, paraît en 1925. On y relève, entre
Tsvetaïeva ainsi que les Français Corneille, autres, les noms de Valéry, Mallarmé, Verlaine, Gourmont, Régnier,
Baudelaire, Lautréamont, Verlaine, Prévert, Queneau, etc. Laforgue, Apollinaire, Claudel, Fort, Moréas, Louys, Max Jacob,
Cocteau, Reverdy, Soupault, Picabia, Éluard, etc.
Ces médiateurs jouent, en quelque sorte, un rôle 28. - Dezsô Kostolanyi est d'ailleurs l'auteur d'une très ironique
inverse de celui des internationaux des grandes nouvelle intitulée Le Traducteur cleptomane, Paris, Viviane Hamy, 1994.
capitales ils n'introduisent pas la périphérie au centre 29. — Xiandai xiaoshuo jiqiao chutan, Canton, Huacheng chubanshe,
1981.
:

pour la consacrer, ils importent la modernité décrétée 30. - Certaines avaient cependant été traduites et avaient circulé
au méridien de Greenwich littéraire, et ils la font clandestinement puisque l'écrivain Beidao qualifiait la traduction
connaître dans leur champ national. C'est pourquoi ils littéraire en Chine, longtemps marginalisée, de «révolution
silencieuse». Voir Beidao, «La traduction, une révolution silencieuse»,
jouent un rôle essentiel dans le processus d'unification Littératures d'Extrême-Orient au xxc siècle, Paris, Picquier, 1993,
du champ littéraire mondial on pourrait ainsi p. 125-131.
31. - Voir Noël Dutrait, «L'irrésistible poids du réel dans la fiction
:

imaginer une carte du monde littéraire qui serait dessinée à chinoise contemporaine», Littérature chinoise - Le passé et l'écriture
partir des dates de traduction des grands textes contemporaine, Annie Curien et Jin Siyan (sous la dir. de), Maison des

12
Consécration et accumulation de capital littéraire

Le cas chinois illustre très précisément les du champ tout entier, à sa « littérarisation » et à sa
conséquences mesurables du décalage temporel (il s'agit ici « dénationalisation » progressive il sert de recours

:
aussi du temps littéraire) qui existe entre des champs réel non seulement par les modèles théoriques et
littéraires nationaux entrés dans la concurrence esthétiques qu'il peut fournir aux écrivains du monde
internationale à des dates différentes32. Dans ces situations entier, mais aussi par ses structures éditoriales et
de «retard» spécifique, la traduction est le seul critiques qui soutiennent la fabrique réelle de la
moyen de « rattraper » du temps littéraire. En d'autres littérature universelle. Il n'y a pas de « miracle » de
termes, elle est un instrument d'« accélération l'autonomie chaque œuvre venue d'un espace national peu

:
temporelle » elle permet à l'ensemble d'un champ national doté, qui prétend au titre de littérature, n'existe qu'en
:

très éloigné temporellement des centres d'entrer dans relation avec les réseaux et la puissance consacrante
la concurrence littéraire mondiale en lui donnant à des lieux les plus autonomes. Les créateurs les plus
connaître l'état des luttes (esthétiques) au méridien consacrés, les grands héros de la littérature ne
littéraire. Elle est alors une arme spécifique d'une très surgissent qu'en liaison avec la puissance spécifique du
grande efficacité dans la concurrence mondiale elle : capital littéraire autonome et international. Le cas de
peut permettre à tout un champ littéraire de changer Joyce rejeté à Dublin, ignoré à Londres, interdit à
sa position dans l'espace international et, à travers le New York et consacré à Paris, en est sans doute le
pôle le plus autonome, de déplacer l'ensemble de meilleur exemple.
l'univers. Les luttes unificatrices de l'espace international se
On remarquera qu'on a inclus ici, au titre de « livrent principalement sous la forme de rivalités dans
traduction», un texte qui n'est pas une transformation les champs nationaux. Elles opposent, au sein d'un
linguistique à proprement parler. Mais ce texte de même espace national, les écrivains nationaux — ceux
présentation et d'analyse d'oeuvres étrangères de Gao est qui se réfèrent à la définition nationale de la
aussi une forme d'« introduction» qui, du fait de son littérature - aux écrivains internationaux - ceux qui ont
action de profonde transformation esthético-tempo- recours au modèle autonome de la littérature. C'est
relle d'un champ littéraire national, joue exactement pourquoi la traduction des textes en langue dominée
le même rôle. On verra plus loin que nous proposons vers une langue centrale est l'une des voies de l'auto-
d'élargir la notion de traduction à de nombreuses nomisation du champ mondial elle permet
« opérations » qui ne sont pas d'ordinaire subsumées :
l'apparition et le renforcement de pôles autonomes dans les
sous le terme de traduction. champs nationaux dominés. Dans les espaces
dominés, lutter pour l'accès à la traduction est donc lutter
La traduction comme consécration pour la constitution d'un pôle autonome, c'est-à-dire
On a décrit plus haut l'homologie de structure entre pour la reconnaissance, au pôle autonome mondial,
chaque champ national et le champ international. d'oeuvres conformes aux critères définis au méridien
Mais il ne s'agit pas d'une simple analogie. C'est en de Greenwich littéraire.
réalité en s'appuyant sur le pôle autonome du champ Aussi bien, ce sont les mêmes protagonistes
mondial et en s'y référant que chaque espace national internationaux dans chaque champ national qui usent de
parvient d'abord à émerger, puis à s'autonomiser. toutes les ressources de l'import-export littéraire pour
L'homologie de structure est le produit de la forme faire exister ou pour renforcer leur position. Dans le
même du champ mondial, mais aussi du processus de cas de figure que nous avons décrit précédemment,
son unification chaque champ national apparaît et ils sont importateurs, autrement dit eux-mêmes
:

s'unifie sur le modèle et grâce aux instances de traducteurs ; ils importent des œuvres internationales et
consécration spécifiques qui permettent aux écrivains légitimes au pôle autonome pour détourner des
internationaux de légitimer leur position au plan ressources littéraires et contribuer ainsi au processus
international. Ainsi, non seulement chaque champ se d'autonomisation de leur champ national ; ils peuvent
constitue à partir du modèle et grâce aux instances aussi, exactement dans le même mouvement, être
consacrantes autonomes, mais encore le champ « exportateurs » et lutter pour que leurs propres textes
mondial lui-même tend à s'autonomiser à travers la
constitution de pôles autonomes dans chaque espace
national. Autrement dit, les écrivains qui sciences de l'homme, Paris, 2001, p. 35-44. Voir aussi Annie Curien,
revendiquent une position (plus) autonome sont ceux qui «Regards d'écrivains chinois contemporains sur la littérature
française du XXe siècle», France-Asie - Un siècle d'échanges littéraires,
connaissent la loi du champ littéraire mondial et qui Muriel Détrie (sous la dir. de), You Feng, Paris, 2001, p. 275-284.
s'en servent pour lutter à l'intérieur de leur champ 32. - Voir Pierre Bourdieu « [...] dans l'espace du champ artistique
comme dans l'espace social, les distances entre les styles ou les styles
national et subvertir les normes dominantes. Le pôle de vie ne se mesurent jamais mieux qu'en termes de temps», Les
autonome mondial est donc essentiel à la constitution Règles de l'art, Paris, Le Seuil, 1992, p. 226.

13
Pascale Casanova

soient traduits, c'est-à-dire légitimés et consacrés dans anglaise, pour qui, par conséquent, le problème de la
les centres. traduction ne devrait pas se poser, désigne pourtant
L'inégalité linguistico-littéraire implique que la valeur les écrivains immigrés comme des « hommes
littéraire d'un texte - sa valeur sur le marché des traduits »38, façon d'exprimer le fait que la traduction
biens littéraires - dépende, au moins en partie, de la est constitutive de la dépendance littéraire, qu'elle
langue dans laquelle il est rédigé. Cette inégalité a des appartient au geste même de l'écriture dominée.
effets si puissants qu'elle peut empêcher Autrement dit, elle est, dans les régions dominées de
objectivement (ou au moins rendre difficile) la reconnaissance l'espace littéraire, le seul moyen spécifique d'accéder
ou la consécration d'écrivains pratiquant des langues à la perception, à la visibilité, c'est-à-dire à
dominées. Le romancier danois Henrik Stangerup l'existence. Loin de se réduire à une simple
parle ainsi de sa langue maternelle comme d'une «naturalisation» (au sens de changement de nationalité), elle est,
« langue miniature » , et la figure du poète danois du beaucoup plus, l'obtention d'un certificat de «littéra-
xixe siècle Oehlenschlàger est pour lui le symbole de rité », au sens de Roman Jakobson - « ce qui fait d'une
cette marginalité linguistique « Ce Napoléon des œuvre donnée, une œuvre littéraire»39: être traduit
:

poètes, aussi titanesque dans sa productivité qu'un dans l'une des grandes langues littéraires, c'est
Hugo ou qu'un Balzac, [était] digne, s'il avait d'emblée devenir littéraire, autrement dit devenir légitime.
seulement écrit dans une langue internationale, de Fonctionnant alors comme une sorte de droit à
conspirer à leurs côtés contre la stupidité qui ignore les l'existence internationale, elle permet à l'écrivain non
frontières nationales»33. De la même façon, la critique seulement d'être reconnu littérairement hors des seules
brésilienne souligne que deux des plus grands frontières nationales, mais, bien plus encore, de faire
romanciers naturalistes de langue portugaise, le Portugais exister, au sein même de son univers national, une
Eça de Queirós et le Brésilien Machado de Assis, sont position internationale, c'est-à-dire autonome40. Du
restés pratiquement inconnus dans l'univers littéraire même coup, l'ensemble des textes traduits matérialise
international « À leur gloire nationale presque les frontières des territoires les plus autonomes du
:

hypertrophiée correspondit une décourageante obscurité champ littéraire mondial ils désignent par eux-

:
internationale», note Antonio Candido34. mêmes ce qui est littéraire (soit ce qui est universel)
La hiérarchie linguistico-littéraire est si implacable et ce qui ne l'est pas.
que la métaphore de la « cage » est l'une de celles qui On sait que la traduction anglaise (en 1859) du poète
reviennent le plus sous la plume des écrivains persan Omar Khayyam (v. 1050-1123) en fit un
dominés. Ainsi Gomez Carillo, alors qu'il était devenu un « classique » de langue anglaise ; c'est l'autotraduction
auteur célèbre et que, selon les termes de Max Dai- du poète indien Rabindranath Tagore du bengali vers
reaux, il avait « conquis le maximum de célébrité l'anglais, avant la guerre de 1914, qui lui valut le prix
auquel un auteur latino-américain puisse prétendre Nobel; la traduction en français du roman de
[dans les années 1920] »35 pouvait dire en 1930: l'écrivain iranien Sadegh Hedayat, La Chouette aveugle^1,
« Pour un écrivain dont l'esprit est tant soit peu en 1953, qui lui donna une existence à la fois à Paris
universel, la langue espagnole est une prison. Nous et à Téhéran ; la traduction française qui a permis aux
pouvons entasser les volumes, trouver même des lecteurs,
c'est exactement comme si nous n'avions rien écrit
:

notre voix ne passe pas les barreaux de notre 33. - Henrik Stangerup, Le Séducteur, Paris, Mazarine, 1987 (trad,
cage! »36. De la même façon, plus de trente ans plus par E. Eydoux).
tard, la traduction du Polonais Witold Gombrowicz 34. — Antonio Candido, Littérature et sous-développement. L'endroit et
en français lui permet, selon ses propres termes, de l'envers, Paris, Anne-Marie Métailié-Unesco, 1995, p. 236.
35. - Max Daireaux, Littérature hispano-américaine, Paris, Kra, coll.
« démolir [sa] cage argentine »37. «Panorama des littératures contemporaines», 1930, p. 32.
C'est pourquoi, dans l'univers littéraire mondial, la 36. - Ibid.
37. - Witold Gombrowicz, Journal Paris-Berlin - 1963-1964, t. III bis,
traduction est à la fois l'une des armes principales Paris, Christian Bourgois, 1968, p. 55-56 (trad, par A. Kosko).
dans la lutte pour la légitimité littéraire et la grande 38. - Salman Rushdie, Patries imaginaires - Essais et critiques, Paris,
instance de consécration spécifique. Pour un écrivain Christian Bourgois, 1993, p. 28 (trad, par A. Chatelin).
39. — Voir Roman Jakobson, La Poésie moderne russe, esquisse 1,
dominé, lutter pour l'accès à la traduction, c'est en Prague, 1921, p. 11 «L'objet de la science littéraire n'est pas la
effet lutter pour son existence même en tant que littérature, mais la "littérarité" (literaturnost) c'est-à-dire ce qui fait d'une
:

œuvre donnée une œuvre littéraire. » Voir B. Eikhenbaum, « La


,

membre légitime de la république mondiale des théorie de la "méthode formelle" », Théorie de la littérature - Textes des
lettres, pour l'accès aux centres, aux instances formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Paris,
critiques et consécratrices, pour être lu par ceux Le Seuil, 1965.
40. - Et par là de renforcer le pôle autonome du champ mondial.
qui décrètent que ce qu'ils lisent vaut d'être lu, etc. 41. - Sadegh Hedayat, La Chouette aveugle, Paris, José Corti, 1953
Salman Rushdie, romancier pakistanais de langue (trad, par R. Lescot).

14
Consécration et accumulation de capital littéraire

écrivains du boom latino-américain d'obtenir une une opération par laquelle un texte venu d'une
reconnaissance universelle42 ; l'autotraduction de contrée démunie littérairement parvient à s'imposer
Milan Kundera du tchèque en français dans les comme littéraire auprès des instances légitimes, on
années 1970, qui fit de lui l'un des écrivains les plus peut alors intégrer à la catégorie « traduction » toute
consacrés internationalement ces dernières années, la série des stratégies visant à faciliter le passage de la
comme la traduction française des romans du frontière littéraire autotraduction, transcription,

:
Portugais Antonio Lobo Antunes ; la traduction des pièces écriture directe dans la langue dominante,
de théâtre de Gao Xingjian en suédois qui lui ont valu transformations lexicales de la langue dominante, double
le prix Nobel en 2000, etc. traduction symétrique, etc. La translation linguistique
La signification de la traduction ne dépend pas ne serait plus alors que l'une des « traductions »
seulement, on Га dit, de la position des langues de départ possibles, c'est-à-dire l'une des stratégies linguistico-lit-
et d'arrivée, elle dépend aussi de la position des téraires développées par les dominés dans leur lutte
auteurs traduits, à la fois dans leur champ national et pour la légitimité.
selon la place que ce champ occupe dans l'espace Ces divers modes d'accès à la reconnaissance
mondial. C'est la seule façon de rendre compte du fait littéraire, sorte de continuum de solutions permettant
qu'elle est une consécration pour tous les auteurs d'échapper au dénuement et à l'invisibilité littéraires,
dominés, c'est-à-dire aussi bien pour les scripteurs de sont indissociables les uns des autres, aucune
langues dominées qui viennent d'être évoqués, pour frontière ne les sépare véritablement, un même écrivain
les scripteurs de langues dominantes issus de champs pouvant les emprunter à des moments différents du
littéraires nationaux dominés (position du champ processus de sa consécration. Il est ainsi possible de
national dans le champ international), que pour les repérer dans l'itinéraire de nombreux écrivains, à
écrivains occupant des positions dominées au sein de toutes les étapes de leur consécration progressive,
champs littéraires dominants (position au sein du tous les degrés et tous les possibles de la
champ national) transformation des textes.
.

Ainsi, la consécration internationale de l'Irlandais On peut aussi comprendre toutes ces solutions à la
James Joyce - la traduction d'Ulysse, supervisée par dépendance, qui mettent le traducteur en
Valéry Larbaud et publiée à Paris par Adrienne concurrence avec l'auteur ou peuvent même permettre de
Monnier en 1929, qui lui a permis d'échapper aux l'annuler, comme une série de stratégies des auteurs
diverses censures et poursuites morales dont il était pour ne pas dépendre complètement de l'arbitraire,
l'objet dans presque toutes les capitales de l'aire des préjugés, de l'ethnocentrisme, de l'ignorance ou
linguistique anglaise et de devenir l'un des grands de l'hypothétique savoir-faire des médiateurs et
écrivains de la modernité -, a constitué une consécration traducteurs et pour conserver ainsi, quand et autant
par elle-même; du Pragois Franz Kafka lui-même, qu'ils le peuvent, la maîtrise sur les transformations
complètement inconnu à la fin des années 1920, dont de leurs textes.
la traduction française (et notamment celle de La Dans chaque cas de figure qui ne sera ici qu'évoqué45,
Métamorphose en 1928 dans la NRF) a constitué la il faudra distinguer entre la position de chaque
première étape d'un processus d'universalisation et de écrivain et celle de sa langue nationale ou maternelle. On
canonisation posthume ; du Nigérian Amos Tutuola ne peut évidemment confondre les écrivains scrip-
(traduit du « pidgin english » par Raymond
Queneau)43 ; du Mexicain Juan Rulfo ; de l'Autrichien
Thomas Bernhard; du Yougoslave Danilo Kil, etc., 42. - Voir par exemple Maarten Steenmeijer, De Spaanse en Spaans-
Amerikaanse Literatuur in Nederland, 1946-1985, Muiderberg, Cou-
tous écrivains issus de champs littéraires dominés, est tinho, 1989 qui montre (notamment note 16, p. 91) que la
le produit immédiat et direct de leur traduction dans traduction française des auteurs latino-américains en français a joué un rôle
l'une des grandes langues littéraires. De même la prédominant pour leur reconnaissance en Allemagne, en Italie, aux
États-Unis et aux Pays-Bas (référence aimablement fournie par
reconnaissance des Américains Henry Miller, John J. Heilbron).
Hawkes ou Paul Auster, ou de l'Anglais Malcolm 43. - Amos Tutuola, L'Ivrogne dans la brousse, Paris, Gallimard, 1953
Lowry44, notamment, écrivains dominés dans des (trad, par R. Queneau).
44. - Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, Paris, Le Club français
champs dominants littérairement, est directement liée du livre-Le Chemin de la vie, 1959. Le livre avait rencontré un
à leur traduction-consécration parisienne. certain succès aux États-Unis, succès de malentendu puisqu'il s'était
Définir la traduction des auteurs dominés comme vendu non pas à titre littéraire, mais comme «histoire d'un
alcoolique », en même temps qu'un autre roman, The Lost Week-End,
une consécration spécifique permet de résoudre véritable confession d'un alcoolique, celui-là. C'est donc la traduction
toute une série de problèmes engendrés par la française qui le désigne comme un grand texte littéraire.
45. - De ce qu'il faut se représenter comme un continuum de
croyance dans la symétrie entre les opérations de stratégies très raffinées, je n'extrais ici que quelques positions et quelques
traduction. Si la traduction peut être décrite comme solutions parmi les plus représentatives.

15
Pascale Casanova

teurs de langues dominées parmi les dominantes position d'auteur algérien en France écrivant en
(langues européennes dans la majorité des cas et français et d'auteur national en Algérie écrivant en
décrites plus haut) ceux-là sont dominés arabe48. De même, le poète zoulou d'Afrique du Sud

:
littérairement. Et ceux qui, dominés politiques et issus du Mazizi Kunene produit une œuvre qui demeure dans
processus de décolonisation, entretiennent avec la l'aller-retour entre les deux langues il compose en

:
langue dominante un rapport de domination zoulou des épopées qui retracent l'histoire de son
inséparablement politique et littéraire : ceux-là sont peuple, puis il se traduit et publie ses textes en
doublement dominés, politiquement et littérairement. Angleterre49.
Du point de vue de l'écrivain, l'un des moyens les Lorsque l'autotraduction se révèle trop artificielle ou
plus efficaces pour assurer de façon autonome le qu'elle oblige à (re)doubler systématiquement le
passage de la frontière littéraire et supprimer totalement travail d'écriture, il peut se révéler plus efficace pour
la dépendance à l'égard d'un traducteur est l'auto- l'écrivain de rédiger ses textes directement dans la
traduction. langue de traduction. L'adoption de la langue
littéraire dominante - qui est toujours une décision
Ainsi, le dramaturge suédois August Strindberg ayant
décidé, dans les années 1890, de travailler à sa propre douloureuse - est souvent une solution provisoire
reconnaissance internationale, décida d'abord de destinée à accélérer le processus de consécration.
retraduire, c'est-à-dire de réécrire, certains de ses textes en On sait ainsi qu'à la fin du xixe siècle, du fait de la
français, mécontent qu'il était des services de son croyance dans le prestige littéraire du français, des
traducteur et de l'accueil qui était fait à ses pièces à Paris. poètes et des romanciers latino-américains (et
Nabokov, qui avait entamé une première carrière de notamment des Brésiliens) se sont mis à écrire en français.
romancier en langue russe à Berlin dans les années 1920 Strindberg est devenu écrivain français pendant
avant de « devenir » romancier américain, commença par quelques années : abandonnant la traduction de ses
se traduire du russe en anglais après la lecture de ce qu'il propres textes, il a écrit directement en français,
avait considéré comme une très mauvaise traduction entre 1887 et 1899, des textes inédits en suédois (qu'il a
anglaise de son roman, Kamera obscura (Chambre retraduits par la suite): Plaidoyer d'un fou, ainsi que le
obscure). Il écrivit, au moment où il découvrit ce texte (en célèbre Inferno qui ont été publiés à Paris50. Le poète
1935) - et ses propos sont assez révélateurs du rapport équatorien Alfredo Gangotena choisit d'écrire en français
conflictuel qui lie l'auteur et le traducteur « [cette dans les années 1920. Nabokov s'embarque pour les
:

traduction] est approximative, informe, bâclée, pleine de États-Unis pendant la guerre et devient romancier
bourdes et de lacunes elle manque de vigueur et de américain. E. M. Cioran adopte le français comme langue
;

ressort, et se vautre dans un anglais si terne, si plat, que je d'écriture, ayant compris, après s'être exilé à Paris, que
n'ai pu la lire jusqu'au bout. Tout cela est passablement la rédaction de ses textes en roumain l'aurait condamné
accablant pour un auteur qui vise dans son travail à la de facto à l'exclusion éditoriale.
précision absolue, fait les plus grands efforts pour y Kundera, écrivain tchèque exilé en France depuis 1975,
parvenir, et voit ensuite le traducteur démolir a abandonné l'écriture en tchèque pour rédiger ses livres
tranquil ement chaque fichue phrase »46. en français depuis quelques années. Bien plus, il a
Le Polonais Witold Gombrowicz, exilé en Argentine, a décidé depuis 1985, après avoir contrôlé et corrigé lui-
traduit lui-même son roman Ferdydurke en espagnol même la totalité des traductions françaises de ses romans
dans les années 1950, pour tenter une première sortie de tchèques, de faire de la version française de son œuvre la
sa «cage» argentino-polonaise. On sait que Joyce seule entièrement autorisée. Par un procédé qui inverse
participa lui-même de très près à la traduction ďUlysse et le processus ordinaire de la traduction (et qui prouve,
qu'il refusa de s'en remettre totalement à Valéry Larbaud. une fois encore, qu'il s'agit moins d'un changement de
Les différents auteurs de ce travail durent tous se langue que de « nature »), le texte français de ses romans
soumettre à la relecture de l'auteur. La page de titre de devient la version originale. « Depuis lors, écrit Kundera,
l'édition française du livre spécifie, instaurant du même coup je considère le texte français comme le mien et je laisse
une hiérarchie subtile entre les différents protagonistes, traduire mes romans aussi bien du tchèque que du fran-
et laissant à l'auteur un rôle majeur: «Traduction
française intégrale de M. Auguste Morel, assisté de M. Stuart
Gilbert, entièrement revue par Valéry Larbaud et
l'auteur»47. 46. - Vladimir Nabokov, lettre à Hutchinson & Co., 22 mai 1935,
cité par Brian Boyd, Vladimir Nabokov, t.l, Les Années russes, Paris,
Gallimard, 1992, p. 427 (trad, par P. Delamare).
Cette stratégie (provisoire ou constitutive) suppose 47. - Paris, Adrienne Monnier, 1929.
un bilinguisme - autre indice de la dépendance 48. - L'autotraduction n'a évidemment pas le même sens lorsqu'elle
littéraire - qui caractérise, parmi d'autres, les écrivains est pratiquée par un écrivain dominé, scripteur dans une langue
dominée parmi les dominantes, et par un écrivain issu d'un empire
venus des pays anciennement colonisés. Ainsi colonial: le type de domination qu'il suppose n'est pas le même,
Rachid Boudjedra, romancier algérien, se traduit-il, mais la stratégie reste la même.
depuis les années 1970, de l'arabe en français et 49 - Zulu Poems, Londres, 1970 The Ancestors and the Sacred
Mountains, Londres, 1982.
;

inversement, ce qui lui permet d'occuper une double 50. - Inferno a été publié au Mercure de France en

16
Consécration et accumulation de capital littéraire

çais. J'ai même une légère préférence pour la seconde une fois l'opération de traduction effectuée, la
solution »э1. position du texte (ou de l'auteur) traduit, c'est-à-dire,
Beckett, en un sens, n'a cessé de pratiquer les deux notamment, son degré de légitimité. Du fait que la
stratégies, puisque, à travers l'élaboration de son œuvre traduction est l'une des formes de transfert de capital
bilingue, il a pratiqué toute sa vie à la fois l'autotraduc-
tion et le passage à une langue étrangère, évitant par là littéraire, la valeur de la traduction et son degré de
et l'intrusion d'un traducteur et le choix d'une langue légitimité dépendent du capital du traducteur-consa-
nationalo-littéraire, c'est-à-dire une naturalisation crant lui-même, et du capital linguistico-littéraire de
politico-nationale. la langue d'arrivée (auxquels il faudrait ajouter aussi
Les dominés politiques et linguistiques dont la langue celui de l'éditeur, le prestige de la collection ou de la
maternelle ou nationale est trop démunie - tel Nurud- revue dans laquelle le texte paraît, etc.). Autrement
din Farah de langue Somalie, Njabulo Ndebele de langue dit, on peut déduire de la position du médiateur dans
zouloue - n'ont d'autre choix que de se convertir son champ national, de la position de la langue cible,
littérairement à la langue de la colonisation. et, secondairement, de la position de l'éditeur du livre
L'« importation» d'une langue dans une autre, dernière traduit, le degré de légitimité du livre traduit. Plus le
des solutions à la dépendance linguistico-littéraire prestige du médiateur est grand, plus la traduction est
qu'on peut extraire de ce continuum, est un autre noble, plus elle consacre54.
compromis opéré par de nombreux auteurs qui produisent Comprendre véritablement le rôle du traducteur
alors une œuvre « digraphique » - pour reprendre le suppose de le réinsérer au sein d'un ensemble, d'un
terme proposé par Alain Ricard32 -, c'est-à-dire des continuum de fonctions et d'agents : il n'est pas un
textes écrits à la fois dans la langue dominée et la découvreur ou un consacrant unique, il entre dans
langue dominante, dans la langue maternelle et dans la une chaîne très complexe de médiateurs, qui
langue de la colonisation. Ces auteurs ont mis au point comprend lecteurs bilingues, voyageurs, agents de
une solution qui leur permet à la fois d'échapper au renseignements spécifiques, éditeurs, critiques, agents
filtre et aux déformations de la traduction sans trahir littéraires, etc.
leur origine linguistique et/ou nationale. À l'un des extrêmes de ce continuum on trouve les
Ainsi le Malgache Jean-Joseph Rabearivelo (v. 1903- «médiateurs ordinaires». Ce sont des protagonistes
1937) qui parvint, dans un texte intitulé justement presque «invisibles» de l'univers littéraire, quasi
Traduit de la nuit53, à injecter la syntaxe et le vocabulaire du oubliés de l'histoire littéraire, et sans pouvoir de
malgache en français ainsi l'Ivoirien Ahmadou Kou- consécration par eux-mêmes. Ils sont traducteurs
;

rouma, qui a revendiqué, au moins dans ses premiers et/ou « agents de renseignement » de tout l'espace
romans, une « malinkisation » du français, etc. littéraire qu'ils alimentent en informations sur les
Le même mécanisme d'importation et de mélange novations littéraires des pays qu'ils visitent ou qu'ils
linguistiques est au principe du « gallicisme mental » créé connaissent. Ils sont en quelque sorte des points de
et théorisé par le poète nicaraguayen Rubén Dario à la
fin du xixe siècle. Afin de lutter contre le conservatisme repère pour qui cherche à reconstituer la totalité des
et le conformisme de la poésie espagnole, Dario a réseaux et des circuits par lesquels transite et se
cherché à importer la langue française, c'est-à-dire le transmue la littérature. On pourrait, en étudiant leur
vocabulaire, la syntaxe, les tournures du français, dans la parcours, faire une sorte de coupe transversale de
langue castillane même. Le « gallicisme mental», qui est l'espace littéraire à un moment donné du temps.
une sorte de « francisation » de la langue poétique Henri Hoppenot est l'un de ces médiateurs essentiels
castillane, a été l'une des sources du renouvellement de la et invisibles, dans le Paris de l'entre-deux- guerres ; il a
poésie espagnole, qui s'est imposé sous le nom de
«modernisme». été notamment l'un des informateurs de Larbaud
On peut comprendre dans la même logique l'entreprise pour l'Amérique latine le « médiateur ordinaire » ne
:

de Joyce dans Finnegans Wake cherchant à échapper à tient son existence que de l'exercice de la médiation
elle-même.
:

l'anglais qui était, pour lui, à la fois la langue de


l'écriture et la langue de la domination coloniale, il proposa
un texte proprement intraduisible, soit un roman qui ne
dépende, pour exister littérairement, ni de la traduction 51. - Milan Kundera, «La parole de Kundera», Le Monde, 24
ni des traducteurs. septembre 1993, p. 44.
52. - Alain Ricard, Littératures d'Afrique noire. Des langues aux livres,
Paris, CNRS-Kartala, 1995, notamment p. 151-172.
La position des consacrants 53. - Les Cahiers de barbarie, 1935.
54. - À l'inverse dans le cas de la traduction d'un livre commercial
- d'un best-seller international par exemple -, on voit que la
Le traducteur est la dernière instance à situer dans position du traducteur, le champ d'origine de l'auteur, la relation entre
les deux langues et le lieu de publication de la traduction suffisent à
l'espace littéraire mondial pour achever cette tentative déterminer la position du texte au pôle hétéronome du champ litté-
de modélisation. De sa position dépendra en effet,

17
Pascale Casanova

Illustration non autorisée à la diffusion

André
Le consacré
Gide et Mme
le consacrant:
Conrad dans
Joseph
le Kent.
Conrad,
Photo
Agnès
au recto
Tobin, titre personnel, on pourrait parler d'une sorte d'inter-
d'une carte postale de Valéry Larbaud à Gaston Gallimard consécration ou d'échange de capital.
(juillet 191 I). © Éditions Gallimard. La traduction ďUlysse de Joyce, supervisée par Larbaud,
fut à elle seule une immense consécration. Bien mieux:
À l'autre extrême on observe les « consacrants le nom et le prestige de Valéry Larbaud comme décou-
consacrés», ou les consacrants dont le pouvoir de vreur-consécrateur-traducteur étaient si grands que sa
consécration dépend du degré de leur propre consécration. seule proposition (en 1921) de mener à bien, puis de
Ces consacrants, qu'on pourrait aussi nommer superviser une traduction d'Ulysse, lorsqu'il découvre,
« consacrants charismatiques », consacrent à titre enthousiasmé, les premiers épisodes du livre publiés
dans The Little Review, provoque d'une part la décision
personnel, par opposition aux « consacrants de Sylvia Beach de transformer Shakespeare and Company
institutionnels», qui sont en quelque sorte le troisième pôle de en maison d'édition à seule fin de publier Ulysses en
cet espace. Les consacrants institutionnels sont ceux version originale et d'autre part la décision d'Adrienne
qui appartiennent à l'institution académique ou Monnier d'en éditer la traduction française. Bien que la
scolaire, notamment les traducteurs universitaires. renommée de Joyce fût déjà grande dans les milieux
Dans le cas d'un consacrant lui-même très consacré littéraires anglo-saxons - notamment parmi les exilés
traduisant un texte - par exemple André Gide américains de Paris -, il était, au début des années 1920,
traduisant Typhon de Joseph Conrad55 ou L'Offrande lyrique dans l'impossibilité de publier son roman: ses textes
étaient considérés comme scandaleux et édités par de
de Rabindranath Tagore56 -, la traduction est à elle petites maisons d'édition qui se heurtaient à la censure
seule une consécration efficace qui n'a pas besoin d'être britannique et américaine. Les numéros de The Little
redoublée ou renforcée par des commentaires, Review, où Ulysses paraissait en épisodes, étaient
analyses, comptes rendus, prix, etc. Le traducteur désigne, régulièrement saisis et brûlés pour obscénité, jusqu'à ce que le
par son geste même, un texte qu'il vaut ensuite de lire,
puis de commenter et de tenter de comprendre. Dans
ce cas des consacrants charismatiques - écrivains,
55. -Joseph Conrad, Typhon, Paris, NRF, 1918.
intellectuels et traducteurs - qui peuvent consacrer à 56. - Rabindranath Tagore, l'Offrande lyrique, Paris, NRF, 1914.

18
Consecration et accumulation de capital littéraire

secrétaire de la New York Society for the Prevention of dans ce cas de figure, lorsque l'écrivain a été canonisé
Vice obtienne que la publication en soit définitivement et est devenu un «classique», le processus s'inverse
interdite57. La seule désignation d'un texte par un grand et c'est l'écrivain qui consacre le traducteur : ainsi de
consacrant comme « devant être traduit » suffit à le Maurice-Edgar Coindreau, traducteur de Faulkner, ou
consacrer comme un grand texte littéraire.
de Vialatte.
C'est pourquoi il peut arriver aussi que, lorsque le Pour les consacrants-créateurs, la traduction n'est pas
traducteur est lui-même très consacré, la consécration la seule voie consécrative. La préface est une forme
d'un auteur soit si efficace qu'elle permette la de consécration en acte à la fois plus prisée et plus
reconnaissance élargie de tout un champ littéraire et, par efficace la préface de Gide au roman de l'Égyptien

:
conséquent, le déplacement de l'ensemble d'un champ Taha Hussein, Le Livre des jours61 (Paris, Gallimard,
national dans la structure mondiale. Au moment de sa 1947) ; celle de Sartre à V Anthologie de la poésie nègre,
découverte d'Ulysse de Joyce, et avant même l'étape de de Leopold Sédar Senghor62 (Paris, PUF, 1969) ; celle
la traduction, Valéry Larbaud écrit par exemple « Son : de Marguerite Yourcenar à l'œuvre du romancier
œuvre fait pour l'Irlande ce que l'œuvre d'Ibsen a fait japonais Yukio Mishima63 (Paris, Gallimard, 1981)
en son temps pour la Norvège, celle de Strindberg en sont des exemples paradigmatiques. L'article ou
pour la Suède, celle de Nietzsche pour l'Allemagne du l'essai court est une autre stratégie possible : c'est un
xixe siècle [...] Bref, on peut dire qu'avec l'œuvre de article de Sartre dans La NRF en 193964, qui a, par
James Joyce, et en particulier cette œuvre qui va exemple, consacré Faulkner comme l'un des plus
bientôt paraître à Paris58, l'Irlande fait une rentrée grands écrivains américains, alors même qu'il était
sensationnelle dans la haute littérature européenne »59. complètement inconnu aux États-Unis. Du fait qu'ils
À l'inverse lorsque le traducteur est peu doté ou sont eux-mêmes des auteurs consacrés, ces grands
dépourvu de capital spécifique, c'est-à-dire doté de consacrants « recréent » l'œuvre et deviennent
peu de puissance de consécration, l'opération souvent, du même coup, les commentateurs privilégiés
d'échange capital est transférée à d'autres médiateurs des œuvres qu'ils traduisent et/ou consacrent.
plus dotés (préfacier, analyste, critique prestigieux,
etc). Comme la traduction ne représente plus, dans ce Si la traduction est un enjeu essentiel des luttes pour
cas, que l'accumulation initiale du capital nécessaire, la légitimité littéraire et l'une des voies principales de
le traducteur doit être relayé par d'autres consécration des auteurs et des textes, elle n'en
protagonistes de l'espace littéraire dont la série et demeure pas moins, en elle-même, une opération
l'enchaînement dépendent d'une part de la position du ambiguë. Les traducteurs-médiateurs, experts
traducteur, du degré de légitimité initial conféré par la spécifiques chargés à la fois de trier (donc de déterminer
traduction elle-même d'autre part, et enfin de son lieu où doit passer la frontière entre la littérature et la
de publication. non-littérature, entre ce qui est «devant être traduit»
Le cas de Kafka est exemplaire à cet égard alors qu'il était et ce qui ne l'est pas, entre l'international et le
inconnu à Paris, La Métamorphose est traduite dans la NRF national, entre l'universel et le particulier, la modernité et
:

en 1928. Le traducteur, Alexandre Vialatte, est alors, lui l'archaïsme, etc.) et de donner une valeur aux textes
aussi, pratiquement inconnu. Bernard Groethuysen, qu'ils importent sont, de ce fait, des sortes d'agents de
professeur de philosophie à l'Université de Berlin qui avait change, de cambistes spécifiques qui déterminent et
quitté l'Allemagne et s'était fait naturaliser français en fixent la valeur des textes importés par eux passe
1932, prend le relais cinq ans plus tard, en 1933, en
:

publiant dans la NRF, une longue étude tout «l'or spirituel du monde», pour reprendre les
phénoménologique de l'expérience kafkaïenne qui servira de préface termes de Valéry Larbaud.
à la traduction du Procès - traduction signée par le même
Vialatte - qui sort la même année chez Gallimard. André
Breton, consacrant consacré exemplaire enfin, le consacre 57. - Voir «Ulysse: note sur l'histoire du texte», James Joyce,
définitivement, en 1937 dans Le Minotaure et en 1940 Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la
Pléiade», 1995, p. 1030-1033.
dans L'Anthologie de l'humour noir. 58. - II fait ici allusion à l'édition d'Ulysse en langue anglaise, qui
Dans la même logique, le processus de consécration sort alors à Paris chez Sylvia Beach.
59. — Valéry Larbaud, Ce vice impuni, la lecture. Domaine anglais,
de Gombrowicz, amorcé lors de sa traduction en Paris, Gallimard, 1936, p. 233-234.
français par Constantin Jelenski, est renforcé par le 60. - Paris, Julliard, coll. « Les Lettres nouvelles », 1958.
prestige consécutif à la publication de son roman Ferdy- 61. - Paris, Gallimard, 1947.
62. -Jean-Paul Sartre, « Orphée noir», Anthologie de la nouvelle poésie
durke par l'éditeur Maurice Nadeau60, puis par les nègre et malgache de langue française, Paris, PUF, 1969.
commentaires et analyses de l'écrivain Dominique de 63. - Marguerite Yourcenar, Mishima ou la vision du vide, Paris,
Gallimard, 1981.
Roux qui dirige la publication de Cahier Gombrowicz 64. - La NRF, juillet 1939, repris in Situations, t. I, Paris, Gallimard,
aux Éditions de L'Herne en 1971. On remarque que, 1947, p. 65-75.

19
Pascale Casanova

Mais la domination qu'ils exercent leur impose, oubliant tout du contexte - historique, culturel, poli-
« noblesse oblige», de «découvrir» des écrivains non tique et surtout littéraire - qui permettrait de les
indigènes et conformes à leurs catégories littéraires. comprendre sans les réduire. Parce que les grandes
C'est pourquoi la traduction est aussi une annexion, nations littéraires font ainsi payer l'octroi d'un permis
donc une sorte d'universalisation par déni de diffé- de circulation universelle, l'histoire des célébrations
rence qui permet de détourner des œuvres au profit littéraires est aussi une longue suite de malentendus
des ressources centrales. C'est ainsi que, comme le dit et de méconnaissances qui trouvent leurs racines dans
Paul Valéry, «le capital universel s'accroît». Les l'ethnocentrisme des grands intermédiaires littéraires
médiateurs centraux réduisent en fait à leurs propres (notamment des Parisiens) et dans le mécanisme d'an-
catégories de perception, constituées en normes uni- nexion qui s'accomplit dans l'acte même de recon-
verselles, des œuvres littéraires venues d'ailleurs, naissance littéraire.

20

Anda mungkin juga menyukai