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Revue d’études augustiniennes et patristiques, 55 (2009), 189-213.

Augustin hérésiologue
dans le Contra Iulianum
Dans le Contra Iulianum (421-422), Augustin taxe souvent d’hérésie son
adversaire. Mais en quoi sa doctrine est-elle hérétique ? Qu’en est-il des notions
d’hérésie et d’orthodoxie à l’époque d’Augustin ? Elles ont fait l’objet pour les
premiers siècles de plusieurs travaux1. Pour les IVe et Ve siècles, l’évolution de
l’idée d’hérésie a suscité plusieurs études portant sur des points précis, mais aucun
ouvrage de synthèse n’existe. Ch. Pietri a analysé de ce point de vue les décrétales
papales de cette époque2 ; de même F. Zuccoti s’est penché sur le livre XVI des
constitutions du Code théodosien3. B. Jeanjean a récemment analysé le concept
d’hérésie et sa représentation chez Jérôme4. G. Bonner s’est interrogé sur le chan-
gement qui s’opère à partir de Constantin dans la façon de considérer et de gérer
l’hérésie5. Augustin lui-même a été peu étudié sous cet angle. On s’est au mieux
intéressé au catalogue d’hérésies du De haeresibus et aux sources exploitées par
Augustin dans ce livre : le Panarion d’Épiphane de Salamine et le De haeresibus
de Philastre de Brescia. Le livre II du De haeresibus qui devait traiter du concept
d’hérésie n’a jamais été écrit, comme nous l’apprennent les Lettres 222 et 224
adressées à Quodvultdeus de Carthage6, commanditaire de l’œuvre : Augustin fut

1. Par W. BAUER, Rechtgläubigkeit und Ketzerei im ältesten Christentum, Tübingen, 1934, par
H. E. W. TURNER, The Pattern of Christian Truth. A study in the Relations between Orthodoxy and
Heresy in the Early Church, Londres, 1954 et par A. LE BOULLUEC, La notion d’hérésie dans la
littérature grecque (IIe-IIIe siècles), Paris, 1986.
2. Ch. PIETRI, « L’hérésie et l’hérétique selon l’Église romaine (IVe-Ve siècle) », Augustinianum,
25, 1985, p. 867-887.
3. F. ZUCCOTTI, Furor haereticorum. Studi sul trattamento giuridico della follia e sulla perse-
cuzione delle eterodossia religiosa nella legislazione del tardo impero romano, Milan, 1992.
4. B. JEANJEAN, Saint Jérôme et l’hérésie, Paris, 1999.
5. « Dic Christi ueritas ubi nunc habitas: Ideas of Schism and Heresy in the Post Nicene Age »,
dans The Limits of Ancient Christianity. Essays on Late Antique Thought and Culture in Honour
of R. A. Markus, W. E. Klingshirn-M. Vessey éd., Michigan, 2002, p. 63-79.
6. CSEL 57, p. 446-449 ; p. 451-454. Dans la Lettre 222, 2, p. 446-447, Augustin renvoie

Article écrit par Mickaël Ribreau


© Institut d’Études Augustiniennes
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trop occupé par la réfutation, dans son Contra Iulianum Opus imperfectum, de
l’Ad Florum de Julien, pour mener à terme ce livre7. A. Trapè a tenté de pallier ce
manque en cherchant dans l’ensemble de l’œuvre d’Augustin ce qu’il avait dit de
l’hérésie, sans poser la question de sa dette vis-à-vis de ses prédécesseurs sur ce
point et sans comparer les positions d’Augustin à celles de ses contemporains8.
Mentionnons, enfin, les travaux d’É. Rebillard consacrés à l’argument patristique
dans le Contra Iulianum et au rôle du peuple dans cette controverse9, et l’analyse
des procédés de la polémique par G. Würst10.
Le Contra Iulianum11 peut être un observatoire privilégié pour qui cherche à
définir ce qu’est pour Augustin l’orthodoxie et l’hérésie. En effet, Julien estime,
ce que conteste Augustin, que Pélage est parfaitement orthodoxe. Pour le moine
breton, être orthodoxe, c’est essentiellement avoir une doctrine trinitaire conforme
à celle des conciles de Nicée et de Constantinople. Pélage considère que la notion
de péché originel ne relève pas de l’orthodoxie, comme on le voit dans les Actes
du procès de Diospolis. En effet, au synode qui lui demandait s’il anathématisait
tels propos qu’on lui prêtait, il répondit : « Je les anathématise en tant que sots, non
en tant qu’hérétiques, puisqu’il n’y a pas de dogme12. » Pour Julien, la théorie du
péché originel est une pure invention de l’évêque d’Hippone, qui selon lui serait
resté manichéen13. La condamnation du pélagianisme résulte, selon Julien, des

Quodvultdeus aux ouvrages de Philastre de Brescia et d’Épiphane de Salamine.


7. Lettre 224, 2, p. 452.
8. A. TRAPÈ, « Un libro sulla nozione di eresia mai scritto da sant’Agostino », Augustinianum,
25, 1985, p. 854-865.
9. É. REBILLARD, « Augustin et ses autorités : élaboration de l’argument patristique au cours
de la controverse pélagienne », Studia patristica, 38, 2001, p. 245-263 ; ID., « Dogma populare:
Popular Belief in the Controversy Between Augustine and Julian of Eclanum », Augustinian
Studies, 38, 1, 2007, p. 175-187.
10. G. WÜRST, art. « Haeresis, haeretici », dans Augustinus-Lexikon, t. III, fasc. 3,
col. 290-302.
11. Comme introduction à cet ouvrage, peu étudié, de l’évêque d’Hippone, on pourra se repor-
ter à G. BONNER, art. « Contre Julien (Contra Iulianum) », A. D. FITZGERALD, Encyclopédie saint
Augustin. La Méditerranée et l’Europe, Paris, 2005, p. 353-354, et à l’introduction de N. CIPRIANI,
Contra Iulianum, dans Opere di sant’Agostino, polemica con Giuliano, NBA, introduction et notes
par N. Cipriani, trad. du latin par E. Cristini, Rome, 1985, p. 401-426. Au cours de ce travail, nous
nous référerons à cette édition, pour les livres I-II et IV-VI, qui reprend le texte des Mauristes
conservé par la Patrologie Latine, et pour le livre III, l’édition que nous proposons dans notre
thèse de doctorat : Le Contra Iulianum de saint Augustin : introduction générale. Édition, tra-
duction et commentaire du livre III, sous la direction de M. le Professeur V. Zarini, soutenue en
Sorbonne, en novembre 2009.
12. De gestis Pelagii, 6, 16, BA 21, p. 468 : Anathematizo quasi stultos, non quasi haereticos,
siquidem non est dogma.
13. Comme le montre la préface à l’Ad Turbantium, frag. 1, CCSL 88, p. 340-341.
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 191

manœuvres de son adversaire ; il refusa de ratifier la condamnation prononcée par


un concile d’évêques africains, par l’empereur et par le pape Zosime14.
Nous nous proposons donc d’analyser, tout d’abord, en quoi Julien est, aux yeux
d’Augustin, un hérétique ; puis, quels sont, d’après le Contra Iulianum, les critères
de définition de l’orthodoxie ; enfin quelle doit être l’attitude à avoir envers un
hérétique.

I. – COMMENT AUGUSTIN DÉFINIT-IL L’HÉRÉSIE ET L’HÉRÉTIQUE ?


Afin d’étudier ce qu’est pour Augustin une hérésie, nous reprendrons les critères
établis par A. Trapè, et en examinerons la pertinence.
A. La proximité de l’hérésie et de la philosophie païenne
L’orthodoxie de la doctrine des pélagiens est contestée en raison de sa proximité
avec les philosophes païens. On distingue plusieurs niveaux dans le recours à cet
argument. Tout d’abord, Augustin considère que les affirmations des pélagiens
ne valent pas mieux que les paradoxes des stoïciens : « Tels sont vos prodigieux
avis, les mystères surprenants de vos dogmes nouveaux, tels sont les paradoxes
des hérétiques pélagiens, plus étonnants que ceux des philosophes stoïciens. » Le
rapprochement avec la philosophie a une visée polémique, elle ne concerne que la
forme, et non le contenu15.
Puis, Augustin, accusé par son adversaire d’être épicurien, retourne contre lui
cette accusation :
« Tu fais toi-même, avec des paroles assez élégantes, ce qu’Épicure faisait de façon
non érudite et non policée ; la différence entre lui et toi : Épicure ne savait pas parler
avec élégance contrairement à toi. À mon avis, il te faudra faire des efforts pour ne pas
être épicurien tout en montrant que tu es aussi un adorateur de la volupté. Mais cesse
de prendre cette peine, moi je te libérerai de ces soucis. Tu n’es pas épicurien, parce
qu’Épicure plaçait tout le bien de l’homme dans le corps, alors que toi, tu tentes de
placer une grande partie du bien humain dans la vertu (…)16. »

14. Sur la triple condamnation de 418, voir O. WERMELINGER, Rom und Pelagius. Die theolo-
gische Position der Römischen Bischöfe im pelagianischen Streit in den Jahren 411-432, Stuttgart,
1975.
15. Comme le montre B. BUREAU, « Le thème de la polémique païenne dans la polémique
chrétienne, de Lactance à Augustin », dans La parole polémique, G. Declercq-M. Murat-J. Dangel
dir., Paris, 2003, p. 81-84.
16. Contra Iulianum, III, 21, 48 : Hoc enim tu satis eloquenter facis quod inerudite atque
impolite faciebat Epicurus ; quasi propterea sis eius aduersarius, quia diserte dicere non nouerat
ille, quae dicis. Rursus, ut sentio, laboraturus es, quomodo te ostendas et laudatorem uoluptatis
esse, et Epicureum non esse. Sed noli laborare, ego te ista cura liberabo. Non es Epicureus, quia
ille totum hominis bonum in corporis posuit uoluptate, tu autem magnam partem humani boni
ponere in uirtute conaris (…).
192 MICKAËL RIBREAU

En disant qu’il place le bien dans la vertu, Julien semble être plutôt du côté des
stoïciens que des épicuriens. C’est pourquoi Augustin rapproche dans un premier
temps la doctrine de son adversaire de celle d’Épicure, pour l’assimiler par la
suite à celle des stoïciens.
En Contra Iulianum, IV, 15, 75-78, Augustin reproche à Julien moins son utili-
sation de la philosophie que le mauvais usage qu’il en est fait ; Julien n’a pas fait
appel aux bons philosophes :
« Mais, je t’en prie, si tu te proposais de nous préférer les philosophes, pourquoi n’as-
tu pas plutôt rappelé ceux qui se sont occupés, avec une grande habileté, des mœurs,
partie de la philosophie qu’ils nomment éthique ? C’était ce qui s’accordait le plus
avec toi, qui soutiens que la volupté du corps est dans l’homme un bien, quoique
inférieur à l’honnêteté de l’esprit. Mais qui n’aperçoit pas là ton objectif ? En effet,
dans cette question de la volupté qui nous occupe, ne craignais-tu pas de te voir écrasé
par ces philosophes plus honnêtes, que Cicéron appelle ‘philosophes consulaires’, en
raison même de leur honnêteté, et de lutter contre ces stoïciens, ennemis déclarés
de toute volupté, dont tu as pensé devoir citer le témoignage, vrai, mais qui ne t’est
d’aucune utilité, par la figure de Balbus, qui discute de ce sujet chez Cicéron17 ? »
Alors que Julien traite du plaisir et s’est appuyé sur des philosophes physiques,
Augustin regrette que son adversaire ait évoqué Épicure et non les stoïciens.
L’évêque d’Hippone ne reproche pas à Julien l’utilisation d’arguments philo-
sophiques, puisqu’il lui oppose la philosophie stoïcienne, puis celle de Dinomaque
et de Platon18.
Enfin, Augustin se réfère à Cicéron ; en citant un extrait de l’Hortensius, il
montre que l’Arpinate semble plus chrétien que l’évêque d’Éclane, par ses propos
sur le plaisir :
« Comme est meilleure que la tienne et plus proche de la vérité l’opinion de ceux que
Cicéron cite dans les toutes dernières parties de son dialogue l’Hortensius, comme
conduit et poussé par l’évidence même ! En effet, (…) il dit : ‘Ces erreurs et ces
calamités de l’existence humaine font que les anciens devins ou interprètes de la
pensée divine, occupés à expliquer les cérémonies religieuses et les mystères, ont
quelquefois bien vu quand ils ont dit que nous sommes nés pour subir la peine de
crimes commis dans une existence antérieure. Elles justifient la remarque d’Aristote,
d’après laquelle nous sommes soumis à un supplice semblable à celui des gens tombés
jadis entre les mains de brigands étrusques et condamnés, par un raffinement de

17. Contra Iulianum, IV, 15, 76, p. 754 : Verum, obsecro te, si philosophos nobis anteponere
gestiebas, cur non potius eos commemorasti qui de moribus, quae pars ab eis philosophiae
uocatur ethica, quam nos moralem dicimus, sollertissime disputarunt ? Hoc enim tibi potissimum
congruebat, qui honestate quidem mentis inferius, tamen bonum hominis esse censes corporis
uoluptatem. Sed quis non quid prospexeris cernat ? Ne scilicet in ipsa de uoluptate quaestione
unde tecum agimus, honestiores philosophi te obruerent, quod Cicero propter ipsam honesta-
tem tamquam consulares philosophos nuncupauit et ipsi Stoici maxime inimicissimi uoluptatis,
quorum testimonium ex persona Balbi apud Ciceronem disputantis, uerum quidem, sed quod tibi
prorsus nihil prodesset, interponendum putasti.
18. Contra Iulianum, IV, 15, 76, p. 754.
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 193

cruauté, à être attachés vivants, le plus étroitement possible, membre contre membre,
à des cadavres : ainsi nos âmes, liées à notre corps, sont comme des vivants attachés à
des morts.’ Des philosophes, qui formulaient ainsi leur pensée, n’ont-ils pas compris
beaucoup mieux que toi le joug pesant qui repose sur les fils d’Adam, la puissance
et la justice de Dieu, même s’ils n’ont pas compris la grâce qui a été conférée aux
hommes par le Médiateur pour les libérer19 ? »
Cicéron, comparant la vie ici-bas à un corps vivant associé à un corps mort, se
montre plus chrétien que Julien, qui serait plus proche de l’épicurisme. Ce n’est
donc pas tant l’usage de la philosophie qui pose problème, que l’usage qu’en fait
Julien. Augustin est plus original que Jérôme. En effet, dans son Dialogue contre
les Pélagiens, ce dernier luttait contre la doctrine de l’impeccantia qu’il assimilait
à l’apatheia des stoïciens. Selon Jérôme, les Pélagiens étaient donc des stoïciens20.
Augustin est plus subtil : Julien n’est pas un stoïcien cohérent, puisqu’il défend des
positions proches également des épicuriens, dont les doctrines étaient pourtant à
l’opposé de celles des stoïciens. Augustin est tout aussi éloigné de Tertullien, qui,
notamment dans son Traité sur la prescription contre les hérétiques, reproche à
ces derniers de se référer à la philosophie et les assimile aux philosophes21. On
comprend pourquoi A. Trapè n’a pas retenu l’assimilation à la philosophie comme
un des critères de l’hérésie chez Augustin.
La même analyse peut être faite au sujet de la dialectique. En effet, dans le
Contra Iulianum, Augustin reproche à plusieurs reprises à son adversaire d’ex-
pliquer comment se font les syllogismes, d’être un « éminent dialecticien », ou

19. Contra Iulianum, IV, 15, 78, p. 756 : Quanto ergo te melius ueritatique uicinius de homi-
num generatione senserunt, quos Cicero in extremis partibus Hortensii dialogi uelut ipsa rerum
euidentia ductus compulsusque commemorat ? Nam cum (…) dixisset, ‘Ex quibus humanae,
inquit, uitae erroribus et aerumnis fit, ut interdum ueteres illi, siue uates, siue in sacris initiisque
tradendis diuinae mentis interpretes, qui nos ob aliqua scelera suscepta in uita superiore, poena-
rum luendarum causa natos esse dixerunt, aliquid uidisse uideantur ; uerumque sit illud quod est
apud Aristotelem, simili nos affectos esse supplicio atque eos qui quondam, cum in praedonum
Etruscorum manus incidissent, crudelitate excogitata necabantur, quorum corpora uiua cum
mortuis, aduersa aduersis accommodata, quam aptissime colligabantur, sic nostros animos cum
corporibus copulatos, ut uiuos cum mortuis esse coniunctos’. Nonne qui ista senserunt multo
quam tu melius graue iugum super filios Adam [Eccli 40, 1] et Dei potentiam iustitiamque uide-
runt, etiamsi gratiam, quae per Mediatorem liberandis hominibus concessa est, non uiderunt ?
Sur ce passage, on pourra lire le commentaire de M. RUCH, L’Hortensius de Cicéron, histoire
et reconstitution, Paris, 1958, p. 156. Augustin cite l’Hortensius en Contra Iulianum, IV, 14,
72, p. 748 ; 15, 78, p. 756 ; V, 7, 29, p. 814 ; voir M. RUCH, L’Hortensius de Cicéron, histoire et
reconstitution.
20. Dialogus aduersus pelagianos, II, 6, CCSL 80, p. 62 ; voir B. JEANJEAN, Saint Jérôme et
l’hérésie, p. 388-390.
21. De praescriptione haereticorum, 71-13, SC 46, p. 96-99 ; Apologétique, 47, 9-11, CUF,
p. 99-100 ; voir Fr. CHAPOT, Virtus ueritatis. Langage et vérité dans l’œuvre de Tertullien, Paris,
2009, p. 205-217.
194 MICKAËL RIBREAU

d’utiliser les catégories d’Aristote pour expliquer la nature humaine ou le péché22.


J. Pépin a remarqué qu’il semblait y avoir une contradiction entre cette œuvre
d’Augustin et les œuvres anti-donatistes, où la dialectique est utilisée, revendi-
quée et justifiée par Augustin23. Mais à lire de près le Contra Iulianum, ce n’est
pas tant la dialectique en soi, ou les catégories d’Aristote en elles-mêmes24, que
l’usage qu’en fait Julien qui est remis en cause : « Tu vois comme tu n’as rien dit
conformément à la dialectique et combien tu t’es écarté de son chemin sans que ce
soit la faute de la discipline dialectique25. » L’attitude d’Augustin est différente de
celle de Tertullien, qui reproche aux hérétiques d’utiliser les catégories d’Aristote,
vides et vaines26.
B. L’hérétique est incohérent
Augustin souligne les contradictions et les incohérences du discours de Julien27.
Il montre à son adversaire qu’il se contredit lui-même non tant par ses paroles que

22. Contra Iulianum, III, 7, 14 ; Contra Iulianum, II, 10, 37, p. 572 ; Contra Iulianum, III, 6,
13 ; III, 2, 7, p. 584. Sur l’utilisation de la dialectique par Julien, voir notamment J. PÉPIN, Saint
Augustin et la dialectique, Villanova, 1976, p. 151-156.
23. J. PÉPIN, op. cit., p. 243-255.
24. Même si depuis les Confessions, IV, 16, 28, BA 13, p. 454, Augustin témoigne d’une cer-
taine méfiance à leur égard, il les a utilisées par la suite dans son œuvre.
25. Vides nempe, quam dialectice nihil dixeris, et nulla quidem culpa dialecticae disciplinae, tu
quantum a tramite eius exorbitaueris. Vides illius artis uerbis ad hoc te uti, ut eis inflatus attonitos
facias imperitos, uolendo uideri esse quod non es.
26. De praescriptione haereticorum, 7, 6, SC 46, p. 96 : Miserum Aristotelen ! Qui illis dialec-
ticam instituit, artificem struendi et destruendi, uersipellem in sententiis, coactam in coniecturis,
duram in argumentis, operariam contentionum, molestam etiam sibi ipsam, omnia retractantem
ne quid omnino tractauerit. « Pitoyable Aristote qui leur a enseigné la dialectique, également ingé-
nieuse à construire et à renverser, fuyante dans ses propositions, outrée dans ses conjectures, sans
souplesse dans ses raisonnements, artisane de controverse qui se crée à elle-même des difficultés
et qui remet tout en question de peur qu’un seul point lui ait échappé » ; ce passage est commenté
par J. PÉPIN, op. cit., p. 239-240 ; voir aussi Fr. CHAPOT, Virtus ueritatis, p. 222-223 ; de même
chez IRÉNÉE, Contre les hérésies, III, 51, SC 211, p. 55-57 ; V, 202, SC 153, p. 257 (voir A. LE
BOULLUEC, La notion d’hérésie, p. 141-145), l’hérétique est assimilé au sophiste ; cependant,
CLÉMENT justifie l’usage de la dialectique, Stromates, VI, 10, 80, SC 446, p. 222 ; voir A. LE
BOULLUEC, La notion d’hérésie, p. 276-279. Augustin, au contraire, souligne que la philosophie
et la dialectique permettent de comprendre le mystère divin, dans le De doctrina christiana, II, 31,
48, BA 11/2, p. 208 : sed disputationis disciplina (ici synonyme de dialectique) ad omnia genera
quaestionum, quae in litteris sanctis sunt, penetranda et disoluenda, plurimum ualet. « Mais la
dialectique est de beaucoup la plus importante quand il s’agit d’approfondir et de résoudre tous
les genres de questions que posent les saintes Lettres » ; voir la note d’I. BOCHET, « Le juste usage
de la culture (II, 19, 29-42, 60) », BA 11/2, p. 528-546.
27. Cf. Contra Iulianum, III, 21, 44 ; 21, 50 ; IV, 2, 7, p. 664 ; 3, 20, p. 186. Ceci est un principe
de la rhétorique judiciaire classique. Voir notamment QUINTILIEN, Institution oratoire, V, 13, 17,
CUF, p. 187 ; 30, p. 191 ; ce principe est également utilisé par les Pères, voir A. LE BOULLUEC,
La notion d’hérésie, p. 308-312 et J.-Cl. FREDOUILLE, Tertullien et la conversion de la culture
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 195

par ses actes : ses propos s’opposent à son mode de vie. Cette contradiction évo-
que deux versets bibliques, qui sous-tendent le refus d’Augustin d’une opposition
entre la langue et le cœur : « nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un
et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre » (Matthieu, 6,
24) et « si quelqu’un se croit religieux sans tenir sa langue en bride, mais en se
trompant lui-même, vaine est sa religion » (Jacques, 1, 26). Le bon chrétien se
doit de mettre en accord sa langue et son cœur28. Alors que d’ordinaire les Pères
reprochent aux hérétiques de mener une vie de débauche tout en faisant de beaux
discours, Augustin souligne que Julien est réellement chrétien par son mode vie.
L’évêque d’Éclane mène une vie de continence, conformément à certains princi-
pes chrétiens29, mais loue la concupiscence. L’évêque d’Hippone commence par
affirmer que la vie de continence menée par Julien remet en cause la louange
qu’il fait de la concupiscence, contre laquelle il combat30 ; puis, il montre que la
louange de la concupiscence pourrait remettre en cause la vie de continence de
Julien31. Enfin, il souligne à nouveau qu’il préfère accorder plus d’importance au
mode de vie qu’aux propos de Julien32.
Le reproche d’incohérence va de pair avec celui de la complexité, du refus de
simplicité33, opposée à la simplicité biblique : « Cesse de divaguer par de nom-
breuses paroles obscures, embrouillées et inutiles ; réponds à cette seule question
obvie, simple et nécessaire34. » Augustin reproche à son adversaire de tenir un
discours verbeux35, lui faisant plusieurs fois grief d’avoir écrit quatre livres pour
répondre à un seul des siens36. En ne suivant pas la doctrine simple, unique et
droite, l’hérétique se perd dans la complexité et devient incohérent.

antique, Paris, 1972, p. 307-311.


28. Comme le rappelle Augustin dans le Contra mendacium, traité rédigé en 420, peu
avant la rédaction du Contra Iulianum ; cf. Contra mendacium, 6, 14, BA 2, p. 378-381 ; voir
P. J. GRIFFITHS, Lying. An Augustinian Theology of Duplicity, Grand Rapids, 2004.
29. Exprimés par Augustin notamment dans le De continentia.
30. Contra Iulianum, III, 21, 44-50.
31. Contra Iulianum, III, 21, 51.
32. Contra Iulianum, III, 26, 66.
33. Ce qui est l’un des critères de l’hérésiologie traditionnelle, voir Fr. CHAPOT, « Le combat
pour la foi. La polémique antihérétique dans l’œuvre de Tertullien », Connaissance des Pères de
l’Église, 71, 1998, p. 25.
34. Noli euagari per multa obscura, perplexa, superflua ; ad hoc unum apertum, simplex,
necessariumque responde.
35. Sur les flots de l’éloquence et la logorrhée de Julien, voir notamment Contra Iulianum, IV,
9, 53, p. 724 ; V, 10, 43, p. 828.
36. Contra Iulianum, I, 1, 2, p. 436 ; 2, 4, p. 438.
196 MICKAËL RIBREAU

C. L’hérétique est orgueilleux


Comme ses prédécesseurs37, Augustin reproche à l’hérétique d’être
orgueilleux38. Les enjeux de la controverse pélagienne justifient particulièrement
cette accusation topique39. Les pélagiens, trop confiants dans les forces de la
nature humaine, prêchent la possibilité d’une perfection en ce monde et évoquent
plus la pose de dédain vis-à-vis du peuple des philosophes antiques que l’humilité
nécessaire au chrétien40. Poussé par l’orgueil, Julien réduit le débat qu’il mène
avec Augustin à un duel entre deux évêques ; il se veut le héros du courant péla-
gien, contre les manichéens dont Augustin serait le représentant :
« Comme les félicitations que tu t’adresses sont éclatantes et brillantes, lorsque tu
dis qu’‘un seul homme s’est avancé, un homme qui désire que l’on comprenne que
le plus fort de la bataille repose sur lui seul’, assurément pour que les Pélagiens te
voient comme [un nouveau] David, et moi comme [un nouveau] Goliath. (…) En
ce qui me concerne, loin de moi la pensée de vous provoquer en combat singulier,
car quel que soit l’endroit où vous apparaissez, l’armée du Christ, partout répandue,
triomphe de vous41. »
En réécrivant l’épisode du combat entre David et Goliath, Augustin montre que
le débat qu’il mène contre Julien est celui de l’ensemble des chrétiens contre un
hérétique. À un héroïsme de la lutte, Augustin oppose la militia Christi42. Il use
du motif hérésiologique traditionnel du nombre : les hérétiques ne représentent
qu’une petite communauté à côté de la Catholica43, dont ils se sont séparés.

37. Par exemple, CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromates, II, 11, 48-52 ; voir A. LE BOULLUEC,
La notion d’hérésie, p. 269-270.
38. Comme l’a souligné A. TRAPÈ, « Un libro sulla nozione di eresia mai scritto da
sant’Agostino », p. 858-860.
39. Contra Iulianum, II, 3, 5, p. 516 ; 4, 8, p. 524 ; 8, 25, p. 550 ; etc.
40. Cf. Contra Iulianum, III, 26, 65 ; voir J.-M. SALAMITO, Les virtuoses et la multitude,
Grenoble, 2005, p. 223.
41. Contra Iulianum, III, 1, 5 : Quam uero lauta et lepida est gratulatio tua, quod ‘unum’ dicis
‘egressum, qui in se summam proelii sitam optat intellegi’ uidelicet ut Pelagianis tu uidearis
Dauid, ego autem Golias. (…) Ego autem absit ut ad monomachiam uos prouocem, quos ubicum-
que apparueritis, ubique diffusus Christi debellat exercitus.
42. ORIGÈNE, Homélies sur la Genèse, 4, 6, SC 7, p. 159, utilisait lui aussi le motif de David,
dans la lutte contre les hérétiques, mais en évoquant l’ensemble de la communauté chrétienne.
43. Contra Iulianum, III, 1, 4.
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 197

D. Le schisme
Pour Augustin, Julien a appartenu à l’Église, qui l’a engendré par le baptême44.
L’hérétique se caractérise par une séparation volontaire de la communauté45.
Comme Augustin l’explique dans le Contra Cresconium, II, 7, 946, l’hérésie
porte le schisme et le schisme porte l’hérésie, bien que les deux notions soient
en théorie distinctes. Après la triple condamnation de 418, Julien est hérétique ;
il a été, à la suite de Pélage et de Célestius, déclaré tel, mais il est également
schismatique, puisqu’il s’est séparé de l’Église, en refusant de signer la tractoria
du pape Zosime, d’où les appels d’Augustin à revenir dans le sein de l’Église qui
l’a vu naître47. C’est pourquoi Augustin compare les pélagiens avec les donatistes,
voire les maximianistes : comme eux, les pélagiens se sont séparés de l’église
catholique48.
E. Antéchrist et présence du diable
Selon 1 Jn 2, 19, l’hérétique est un antéchrist. Cependant, jamais dans le Contra
Iulianum, Augustin ne considère Julien comme tel. Contrairement à ses prédé-
cesseurs hérésiologues, il n’estime pas que son adversaire ait été inspiré par le
diable ou que ce dernier soit l’origine de son hérésie49. En revanche, pour l’évêque
d’Hippone, Julien, en estimant que le baptême n’est pas nécessaire aux enfants,
puisqu’ils n’ont commis aucun péché qui leur fût propre, les laisse sous l’emprise
du diable et lui vient ainsi en aide volontairement, sans toutefois être la proie des
démons50. L’homme est responsable de son erreur, l’hérétique également. Comme
l’affirmait Augustin dans le De gestis Pelagii, 6, 18, les hérétiques sont responsa-
bles des sottises ou des folies qu’ils peuvent proférer : à force d’être prononcées,
celles-ci deviennent doctrine, lorsqu’il s’agit de définir Dieu. Un hérétique est
responsable de sa bêtise, stultitia, car il persévère dans l’erreur. Les thèmes
hérésiologiques de la persévérance dans l’erreur et de l’entêtement51 permettent

44. Contra Iulianum, III, 17, 32 ; VI, 26, 83, p. 980.


45. A. TRAPÈ, « Un libro sulla nozione di eresia mai scritto da sant’Agostino », p. 858 ;
G. WÜRST, art. « Haeresis, haeretici », col. 297-298.
46. BA 31, p. 168-170.
47. Notamment Contra Iulianum, III, 1, 1 ; 17, 32.
48. Contra Iulianum, III, 1, 5.
49. Sur la diabolisation de l’hérétique dans l’hérésiologie antérieure à Augustin, cf. IRÉNÉE,
Contre les hérésies, IV, 21, 1 ; voir A. LE BOULLUEC, La notion d’hérésie, p. 324-326 ; Fr. CHAPOT,
Virtus ueritatis, p. 225-229.
50. Contra Iulianum, III, 18, 34.
51. A. TRAPÈ, « Un libro sulla nozione di eresia mai scritto da sant’Agostino », p. 860-862 ; ces
thèmes sont également présents dans le Contra Iulianum, cf. II, 5, 14, p. 534 ; III, 17, 32 ; V, 2, 7,
p. 774 ; VI, 12, 39, p. 910.
198 MICKAËL RIBREAU

à Augustin de responsabiliser l’hérétique et de le distinguer des insensés ou des


stupides. L’évêque d’Hippone reprend le motif traditionnel de la folie de l’héréti-
que. Si celui-ci est insensé, furieux parfois52, Augustin n’estime pas pour autant
qu’il s’agisse là d’une fatalité. D’autant plus qu’il considère Julien moins comme
un stultus que comme un rusé53, car la stultitia n’évoque pas l’opposition entre
le sage et l’idiot, mais désigne celui qui n’est pas éclairé par la vraie doctrine.
A. Trapè a noté que, dans d’autres œuvres, l’évêque d’Hippone soulignait que
seuls de « grands hommes peuvent faire une hérésie54 ». L’idée de responsabilité
de l’hérétique et le refus de considérer l’adversaire comme un imbécile, dénué de
raison, permettent d’ouvrir la perspective hérésiologique.
De plus, la conversion est possible parce que l’hérétique est encore une « bre-
bis égarée » : la vérité demeure encore en lui, parce qu’il reste un être de raison.
Augustin souligne à plusieurs reprises les assertions de Julien avec lesquelles il est
parfaitement d’accord, et qui lui semblent en harmonie avec les Écritures ou la foi
chrétienne55. Il va même plus loin ; si le diable ne peut parler en Julien, l’homme
étant toujours responsable du mal qu’il commet56, la vérité peut parler malgré lui.
Augustin invite Julien à faire confiance à la vérité qui parle malgré lui :
« Si tu reconnais le remède, reconnais aussi la maladie ; si tu refuses la maladie, refuse
le remède. Je te le demande, cède, pour une fois, à la vérité qui parle par ta bouche ;
personne ne demande un remède pour un homme en bonne santé57. »
On ne saurait donc désespérer du salut de l’hérétique. Comme l’avait déjà
souligné Origène58, et contrairement à Tertullien59 ou à Cyprien60, Augustin ne
considère pas qu’un homme n’est pas dans l’Église ou hors de l’Église. L’hérétique

52. Contra Iulianum, I, 6, 29, p. 480 ; III, 17, 32 ; 26, 65.


53. Contra Iulianum, V, 9, 37, p. 822.
54. In ps. 124, 5, 22, CCSL 40, p. 1839 : Non fecerunt haereses, nisi magni homines ; cf. Cité
de Dieu, XXII, BA 37, 24, 3, p. 667 ; voir A. TRAPÈ, « Un libro sulla nozione di eresia mai scritto
da sant’Agostino », p. 859.
55. Par exemple en Contra Iulianum, III, 12, 24 ; 12, 25 ; 17, 33 ; V, 9, 35, p. 818 ; 13, 49,
p. 834.
56. Comme on peut le comprendre à lecture de Contra Iulianum, III, 18, 35.
57. Contra Iulianum, III, 15, 29 : Si agnoscis remedium, agnosce morbum, si negas morbum,
nega remedium. Rogo, cede aliquando etiam per os tuum tibi loquenti ueritati ; nemo prouidet
remedium sanitati.
58. ORIGÈNE, In Num. hom. IX, 1, CGS 7, p. 54. ; voir A. LE BOULLUEC, La notion d’hérésie,
p. 460-463.
59. De praescriptione haereticorum, 14, SC 46, p. 107-108.
60. Comme on peut le voir dans la célèbre formule Salus extra ecclesiam non est (Ep. 73,
21, 2, CSEL 3c, p. 555) ; la même idée est développée en De unitate ecclesiae, 9-10, CCSL 3a,
p. 255-256 ; voir à ce sujet, B. SESBOÜÉ, « Hors de l’Église pas de salut ». Histoire d’une formule
et problèmes d’interprétation, Paris, 2004, p. 51-54.
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 199

est à la fois dans l’Église (il l’a désertée, mais il en vient61) et hors de l’Église ; à
tout instant, il peut, s’il le désire, retourner en son sein, à condition, toutefois, de
se corriger et de faire pénitence62. Le concept de responsabilité de l’hérétique, pré-
féré à l’idée d’une inféodation au diable, a sans doute sa source dans la croyance
en une nature humaine certes blessée, mais potentiellement bonne si elle consent à
se soumettre, à redevenir humble, et si Dieu lui accorde sa grâce.

II. – DE L’ARGUMENTATION ANTI-HÉRÉTIQUE


À L’ÉLABORATION DE L’ORTHODOXIE

Mais à quoi s’en prend l’hérétique, et plus précisément ici Julien ? Tout d’abord,
à la Bible, dont il ne respecte pas la lettre, ni l’esprit. Or, l’enseignement de l’Église,
comme l’explique Augustin dans le Contra Iulianum, n’est autre que ce que l’on
peut lire dans la Bible : le péché originel peut être trouvé chez Paul, c’est donc une
doctrine63. L’hérétique remet également en cause certains fondements antiques
de l’Église. Ce motif de l’ancienneté de l’Église opposée à la nouveauté qu’est
l’hérésie est un des topoi les plus connus de l’hérésiologie antique64. Augustin ne
cesse de présenter le pélagianisme comme une nouveauté65. Pour l’évêque d’Hip-
pone, l’antiquité de l’Église se manifeste tout d’abord par le texte sacré, puis par
la liturgie et ses pratiques, transmises depuis les origines du christianisme, enfin
par les enseignements transmis au peuple chrétien, selon le critère de la tradition
apostolique66, en particulier par les évêques. Augustin use de trois arguments
différents, qui viennent se compléter, car chacun est ici lié à l’autre : l’argument
scripturaire, l’argument liturgique et enfin l’argument dit patristique.
A. L’argument scripturaire
L’orthodoxie est d’abord définie par la fidélité au texte biblique67. Comme
Augustin le souligne, la Bible est au cœur du débat, c’est d’elle que les deux
adversaires tirent leurs doctrines68. Il convient, pour convaincre ceux qui seraient
tentés par les erreurs du courant pélagien, d’en rappeler constamment le contenu,
car, pour l’évêque d’Hippone, les pélagiens abusent ceux qui ont une mauvaise

61. Cf. Contra Iulianum, III, 21.


62. Comme on peut le voir en Contra Iulianum, III, 1, 1.
63. Notamment Contra Iulianum, VI, 9, 24, p. 894.
64. A. LE BOULLUEC, La notion d’hérésie, p. 28-29 ; 157 ; 239 ; 422.
65. Par exemple Contra Iulianum, I, 2, 4, p. 438 ; 3, 8, p. 444 ; II, 7, 19, p. 540 ; etc.
66. Cf. IRÉNÉE, Contre les hérésies, III, 2, 2, SC 211, p. 26.
67. A. TRAPÈ, « Un libro sulla nozione di eresia mai scritto da sant’Agostino », p. 857-858.
68. Cf. Contra Iulianum, III, 10, 20.
200 MICKAËL RIBREAU

connaissance des Écritures69. Seule la connaissance précise de la Bible permettra


de répondre à Julien et de montrer que les opinions de ce dernier sont en contradic-
tion avec les Écritures, seule source de la vérité. En effet, pour Augustin, l’hérésie
naît d’une mauvaise interprétation de l’Écriture. L’interprétation de Julien, sa
doctrine trompeuse ne prennent pas leur source dans le texte biblique70. Augustin
montre plusieurs fois à son adversaire que son opinion contredit le texte biblique,
mettant ainsi en opposition deux paroles, celle de l’homme qu’est Julien, et celle
de Dieu71.
Cette mauvaise interprétation du texte fondateur est liée à l’utilisation, plus ou
moins consciente, d’un mauvais texte biblique. La question n’est plus celle du
canon des Écritures, comme cela était le cas, par exemple, dans la lutte contre les
gnostiques72, mais celle de l’utilisation d’un texte ou plus exactement d’une tra-
duction latine peu fiable du grec de la Septante ou du Nouveau Testament. Ainsi,
en Contra Iulianum, IV, 16, 80, Augustin discute avec Julien du texte biblique en
lui reprochant d’utiliser des traductions de Paul édulcorées et tente de montrer à
son adversaire que son interprétation repose sur une mauvaise traduction du texte
grec. L’orthodoxie doit se fonder sur la Bible, mais sur un texte, sinon autorisé,
puisqu’il n’y a pas encore d’uniformisation du texte sacré, du moins proche de
l’original grec73.
B. L’argument liturgique ou populaire
Pour l’évêque d’Hippone, la doctrine pélagienne remet en cause la raison d’être
de certains sacrements, comme le baptême. En effet, si le péché originel n’existe
pas, comment expliquer les divers rites du baptême, accordé même aux enfants
qui n’ont en aucune manière pu pécher personnellement ? Augustin écrit :
« Vous ne dites pas que les enfants ne doivent pas être baptisés, mais, forts de votre
immense sagesse, vous dites des choses étonnantes : ‘Ils sont baptisés par le sacrement
du Sauveur, mais ils ne sont pas sauvés ; ils sont rachetés, mais ils ne sont pas libérés ;
ils sont lavés, mais ils ne sont pas purifiés ; ils sont exorcisés et soumis au rite du
souffle, mais ils ne sont pas arrachés à l’emprise du diable.’ (…) En fait, en disant ces
choses, vous craignez d’entendre : s’ils sont sauvés, qu’y avait-il de malade en eux ?
S’ils sont libérés, quel élément en eux était retenu par un lien de servitude ? S’ils ont
été purifiés, quelle impureté était cachée en eux ? S’ils ont été arrachés à l’emprise
du diable, pour quel démérite étaient-ils sous son emprise, puisqu’ils n’étaient pas

69. Contra Iulianum, II, 1, 2, p. 510 : Haec sunt certe uelut capita argumentorum quasi for-
midanda uestrorum, quibus terretis infirmos et minus quam contra uos expedit sacris Litteris
eruditos. « Voici les arguments que vous pensez être les principaux, apparemment terrifiants,
grâce auxquels vous effrayez les faibles et ceux qui n’ont pas une connaissance suffisante des
Écritures pour vous répondre. »
70. Contra Iulianum, III, 18, 35.
71. Voir par exemple Contra Iulianum, III, 8, 17.
72. Voir A. LE BOULLUEC, La notion d’hérésie, p. 208 ; 212 ; 249-250.
73. Même si plusieurs versions pouvaient, là encore, circuler.
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 201

coupables à cause d’une injustice qui leur fût propre, si ce n’est à cause du péché
originel, qu’ils contractent, mais que vous niez. (…) La vraie sentence n’est pas la
vôtre, mais celle de celui qui a dit : seul celui qui est rené de l’eau et de l’Esprit peut
entrer dans le royaume de Dieu [Jean 3, 5]74. »
Pour Augustin, la liturgie exprime, par ses gestes et ses paroles, une croyance, un
enseignement qui n’a pas été théorisé, mais dont le contenu est clair75. Le recours
à l’argument du rituel du baptême a été utilisé dans la controverse pélagienne
dès le De peccatorum meritis et remissione, en 411-412. L’argument liturgique
s’appuie sur l’argument scripturaire. Le rite baptismal a son origine dans la Bible
et en tire sa légitimité : Augustin cite un des versets matthéens qui ont pu justifier
la nécessité du baptême. La liturgie ne vient pas contredire ou se placer à côté
de l’argument scripturaire, elle le complète, car elle en est le développement. La
pratique de l’exorcisme et de l’exsufflation donne un enseignement évident76 : on
ne peut faire subir à un enfant le rite de l’exorcisme, traditionnel, s’il n’est pas la
proie du démon. C’est la confiance d’Augustin en la valeur du sacrement qui est
à l’origine d’une telle croyance. Certaines femmes accourent pour faire baptiser
leurs enfants, car elles savent que le baptême est nécessaire pour entrer dans le
royaume de Dieu77. Le second argument liturgique invoqué par Augustin pour
prouver sinon le péché originel, du moins l’impossibilité d’être sans péché en
ce monde, est celui de l’oratio dominica78. Pour l’évêque d’Hippone, le fait que
l’Église entière clame dimitte nobis debita nostra79 prouve l’impossibilité d’être
sans péché. La liturgie est un des éléments fondamentaux de l’orthodoxie, car elle
est une continuation presque sociale et visible de l’Écriture, de la vie ecclésiale
et partant de la définition de la communauté chrétienne. C’est pourquoi Augustin
considère que la question du péché originel remet en cause toute la communauté
catholique dans sa vie même. Les pratiques liturgiques fondamentales, connues
par l’ensemble du peuple chrétien, telles que le baptême ou l’oraison dominicale,

74. Contra Iulianum, III, 3, 8 : Non eos dicitis non debere baptizari, sed pro magnitudine
sapientiae uestrae res mirabiles dicitis : ‘In sacramento Saluatoris baptizantur, sed non saluan-
tur ; redimuntur, sed non liberantur ; lauantur, sed non abluuntur ; exorcizantur et exsufflantur, sed
a potestate diaboli non eruuntur.’ (…) Vt enim haec dicatis, timetis audire : si saluantur, quid in eis
aegrotabat ? Si liberantur quid in eis seruitutis uinculo tenebatur ? Si abluuntur, quid in eis latebat
immundum ? Si eruuntur, quo merito erant sub diaboli potestate, qui propria iniquitate non erant
rei, nisi quia trahunt, quod negatis, originale peccatum ? (…) Non enim uestra, sed illius est uera
sententia qui dixit : nisi quis renatus fuerit ex aqua et spiritu, non potest intrare in regnum Dei.
75. J.-A. VINEL, Le rôle de la liturgie dans la réflexion doctrinale de saint Augustin contre
les Pélagiens, p. 8-9 ; 23-24 ; « L’argument liturgique opposé par saint Augustin aux pélagiens »,
Questions liturgiques, 68, 1987, p. 237-238.
76. Exorcizantur et exsufflantur.
77. De peccatorum meritis et remissione, I, 38, 69 ; Contra Iulianum, I, 7, 31, p. 484.
78. Augustin emprunte sans doute cet argument au De oratione dominica de Cyprien, cité par
Augustin en Contra Iulianum, II, 3, 6, p. 520.
79. Commenté notamment en Contra Iulianum, III, 1, 2 ; 21, 48.
202 MICKAËL RIBREAU

constituent un des critères de l’orthodoxie, dans la mesure où elles témoignent de


cultes universels et s’appuient sur l’Écriture80.
Comme le montre J.-M. Salamito, Julien reproche à Augustin une telle concep-
tion ; il estime que son adversaire accorde crédit à des habitudes et opinions du
bas peuple, plus qu’à l’opinion des personnes avisées et cultivées81 ; l’évêque
d’Hippone s’en remettrait ainsi à un « dogme populaire », comme le nomme
Julien82, c’est-à-dire « bon pour les masses83 ». Augustin contre-attaque en disant
que Julien assimile la multitude chrétienne à une foule d’ignorants84 : « Nous
l’avouons, notre dogme est populaire, oui, parce que nous sommes le peuple de
celui qui a été appelé Jésus pour la raison qu’il sauve son peuple de ses péchés85. »
Il ne s’agit pas d’un dogme populaire, dans le sens où il faudrait distinguer élite
et peuple, au sens de bas peuple, de classes inférieures, mais d’une pratique uni-
verselle, le baptême qui apporte le salut dans le Christ.
L’universalité d’une pratique religieuse, collégiale, fondée sur l’Écriture, per-
met de définir l’orthodoxie. Ainsi, Augustin transforme la signification même de
l’expression de Julien : sous sa plume, le « dogme populaire » ne renvoie pas aux
couches populaires, mais à l’ensemble du peuple chrétien86 :
« Contrairement à tes calomnies, nous ne t’opposons pas ‘seulement le murmure du
peuple’, même s’il est vrai que le peuple lui aussi murmure contre vous, parce qu’une
telle question ne peut échapper à la connaissance du peuple. Riches et pauvres, grands
et petits de ce monde, savants et ignorants, hommes et femmes, tous savent quelle
dette est remise à chaque âge par le baptême. Aussi, par toute la terre, les mères
courent-elles avec leurs enfants non seulement vers le Christ, c’est-à-dire l’Oint,
mais aussi vers le Christ Jésus, c’est-à-dire Sauveur. Mais voici que l’assemblée des
saints devant laquelle je t’ai introduit n’est pas une multitude de gens du peuple : ce
ne sont pas seulement les fils de l’Église mais ses pères87. »

80. Ce qui les différencient de pratiques plus particulières, comme les repas sur les
tombes, certes traditionnelles, mais sans fondement scripturaire, voir BA 13, note 20, « Le
refrigerium », p. 676-677.
81. J.-M. SALAMITO, Les virtuoses et la multitude, p. 210-211.
82. Opus imperfectum, 2, 2, CSEL 85, 1, p. 165 : dogma populare.
83. Voir J.-M. SALAMITO, Les virtuoses et la multitude, p. 224.
84. J.-M. SALAMITO, Les virtuoses et la multitude, p. 214.
85. Opus imperfectum, II, 2, CSEL 85, 1, p. 165, trad. J.-M. SALAMITO, Les virtuoses et la
multitude, p. 232 : Fatemur dogma nostrum esse populare, quia populus eius sumus, qui propterea
est appellatus Iesus, quia saluum facit populum suum a peccatis eorum (…).
86. J.-M. SALAMITO, Les virtuoses et la multitude, p. 233-234.
87. Contra Iulianum, I, 7, 31, p. 484, commenté et traduit par J.-M. SALAMITO, Les virtuoses
et la multitude, p. 226-227 : Non tibi, sicut calumniaris, ‘solum populi murmur opponimus’:
quamquam et ipse populus aduersus uos propterea murmuret, quia non est talis quaestio, quae
possit etiam cognitionem fugere popularem. Diuites et pauperes, excelsi atque infimi, docti et
indocti, mares et feminae nouerunt quid cuique aetati in Baptismate remittatur. Vnde etiam matres
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 203

L’évêque d’Hippone oppose souvent à Julien la foi collective de l’Église88 : la


compétence doctrinale du peuple chrétien repose sur une inspiration divine :
« Quant à moi je n’agite contre toi nul mouvement de foule, même s’il est vrai que,
grâce à Dieu, sur la foi que vous attaquez, la multitude catholique a des conceptions
saines : en toute occasion, où ils peuvent, autant qu’ils le peuvent et selon l’aide divine
qu’ils reçoivent, ils sont très nombreux à réfuter vos vains arguments89. »
Pour É. Rebillard, « affirmer qu’Augustin réhabilite la multitude, c’est aller
beaucoup trop loin » et il considère que la discussion sur la croyance populaire
n’a qu’une faible importance90. L’évêque d’Hippone renverrait à une pratique non
pas populaire, mais universelle91. Les deux adversaires usent tous les deux de cet
argument comme d’une arme rhétorique, contredisant ainsi la doctrine de l’autre
en utilisant ses propres armes. Le peuple ne serait qu’un arbitre dans le débat92.
Ces conclusions peuvent être discutées ; elles mettent en jeu le rôle du peuple
dans la définition de l’orthodoxie. Le « dogme populaire » doit tout d’abord être
compris, comme le fait Augustin, comme l’ensemble du peuple chrétien, toute
classe sociale confondue, et non comme le bas peuple. « Dogme populaire » et
argument liturgique sont équivalents. L’argument liturgique joue un rôle dès le
début de la controverse pélagienne, dans le De peccatorum meritis et remissione.
L’exemple des femmes qui accourent pour faire baptiser leurs enfants se trouve
déjà dans ce traité daté de 41193. Cet argument a pour fondement la participation
universelle, du peuple dans son ensemble, et non de la seule « populace ».
En Contra Iulianum, V, 1, 2 et 494, l’évêque d’Hippone montre que les Écritures
sont accessibles à tous ; leur accès n’est pas aussi difficile que le prétend Julien,
qui soutient qu’il serait réservé à une catégorie de sages. Augustin use d’une fic-
tion sans doute inspirée de la vie quotidienne, mais aussi d’un schéma biblique95
qui n’est pas, nous semble-t-il, un pur artifice rhétorique, mais est, comme l’image

quotidie toto orbe terrarum non ad Christum tantum, id est, ad unctum; sed ad Christum Iesum,
id est, etiam Saluatorem cum paruulis currunt. Sed ecce, quo te introduxi, conuentus sanctorum
istorum non est multitudo popularis: non solum filii, sed et patres Ecclesiae sunt.
88. J.-M. SALAMITO, Les virtuoses et la multitude, p. 229.
89. Contra Iulianum, II, 10, 36, p. 568-570, traduit par J.-M. SALAMITO, Les virtuoses et la
multitude, p. 230 : Sed nec ego te ullius multitudinis numerositate perturbo, quamuis propitio Deo,
de hac fide, cui contradicitis, catholica sanum sapiat etiam multitudo, in qua usquequaque plurimi,
ubi possunt, quomodo possunt, sicut diuinitus adiuuantur, uana uestra argumenta confutant.
90. É. REBILLARD, « Dogma populare », p. 175.
91. É. REBILLARD, « Dogma populare », p. 177.
92. É. REBILLARD, « Dogma populare », p. 178-180.
93. De peccatorum meritis et remissione, I, 38, 69, p. 69.
94. Le § 4 est commenté par J.-M. SALAMITO, Les virtuoses et la multitude, p. 221-222, et par
É. REBILLARD, « Dogma populare », p. 180.
95. Par exemple Mc. 9, 16-26, commenté par Augustin en Contra Iulianum, III, 5, 12.
204 MICKAËL RIBREAU

des femmes courant pour faire baptiser leurs enfants, liée à l’observation de la vie
quotidienne :
« Si un homme, te montrant son jeune fils, s’adressait à toi, d’une voix dénuée
d’animosité et dans un lieu où nul ne pourrait t’entendre, en te disant : ‘Quant à moi,
doué de l’esprit, de l’intelligence et de la raison dans laquelle j’ai été créé à l’image
de Dieu, je suis doué à l’image de Dieu, j’ai pour le royaume de Dieu un amour tel
que je regarde comme un grand châtiment pour l’homme celui de ne pouvoir jamais
entrer dans ce royaume.’ Mais toi, qui n’appartiens pas à la foule des ignorants,
mais du petit nombre des avisés, n’aimes-tu pas aussi ce royaume et ne l’aimes-
tu pas avec d’autant plus d’ardeur que le petit nombre de votre société enflammée
t’alimente en ce sens sans se refroidir d’une multitude plus froide ; que répondras-tu
à cet homme ? que lui diras-tu ? ce n’est non seulement pas un grand châtiment, mais
ça n’en est même aucun de ne pouvoir entrer dans le royaume de Dieu ? (…) Soit que
tu répondes, soit que tu gardes le silence (…), il pourrait présenter son fils à tes yeux
et te dire : ‘Dieu est juste ; quel mal peut empêcher cette innocente image de Dieu
d’entrer dans son royaume, si ce n’est le péché qui est entré dans le monde par un
seul homme [Rom 5, 12] ?’ Je crois qu’aucune sagesse ne te sera utile pour sembler
plus savant que tu n’es à cet homme sans éducation, mais, pour peu que tu déposes
ton impudence, tu resteras plus enfant que cet enfant96. »
L’évocation d’un père qui montre son enfant est l’expression de l’expérience
pastorale d’Augustin. Il montre ici à Julien que les questions d’enseignement
qu’il soulève ne sont pas purement théoriques et ne concernent pas seulement de
rares sages, mais bien l’ensemble du peuple chrétien, même les plus simples, qui
ont donc une importance dans la définition de la doctrine, car ils sont porteurs de
la regula fidei ou regula ueritatis97. Bien que simples, ils connaissent les points

96. P. 768-772 : Quorum si quisquam gestans paruulum filium, te sine clamore inuidioso, et
in parte ubi nullus audiret, compellaret ac diceret : ‘Ego ea mente, intellegentia, ratione, in qua
sum factus ad imaginem Dei, tantum amo regnum Dei ut hominis magnam iudicem poenam, si
eo numquam, possit intrare.’ Itane uero tu non homo de turba imperitorum, sed inter paucos pru-
dentissimos regni illius amator, tanto utique ardentior, quanto magis te flagrantissima paucorum
societas in illud accendit, nec facit inde torpescere frigidior multitudo, responsurus es homini
atque dicturus: Non solum magna non est, sed nulla omnino poena est imaginis Dei, numquam
posse intrare in regnum Dei ? (…) Te itaque siue respondente quodlibet, siue (…), ingereret
aspectibus tuis paruulum suum, dicens : ‘Iustus est Deus ; quid mali est quod innocentem hanc
eius imaginem prohibet intrare in regnum eius, si non hoc est peccatum quod per unum hominem
intrauit in mundum ?’ Puto quod nulla tibi aderit sapientia, qua tibi uidearis illo indocto homine
doctior ; sed si a te recesserit impudentia, illo infante remanebis infantior.
97. Augustin invoque la regula ueritatis en Contra Iulianum, I, 5, 16, p. 456, la regula fidei en
Contra Iulianum, II, 5, 10, p. 526, et la regula catholica en Contra Iulianum, I, 5, 17, p. 458 et I,
6, 22, p. 468. Augustin fait appel à ces trois mots, qui semblent ne pas avoir de sens réellement
différents, dans le dossier patristique qui exprime, notamment, le lien entre les saints docteurs de
l’Église et le peuple chrétien ; on peut donc la comprendre ici comme expression de la tradition de
l’Église, en dehors du symbole de la foi exprimé clairement. Sur la regula fidei, on pourra consul-
ter A. C. DE VEER, note 50 : « La regula apostolica », dans Traités antidonatistes IV, BA 31, Paris,
1968, p. 837-839 ; note 48 : « La regula ueritatis », op. cit., p. 832-834 ; F.-J. THONNARD, note 36 :
« Règle de foi et Tradition », dans La crise pélagienne II, BA 22, p. 788-790 (le chercheur, p. 789,
affirme que la règle de foi est le respect de la tradition apostolique, lorsque le texte biblique n’est
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 205

essentiels de la foi catholique, dont la justice et la bonté de Dieu, et les usages de


la liturgie98. L’argument du rôle du peuple, lié à l’argument liturgique, semble
être plus qu’un artifice : il montre que pour Augustin, pasteur, c’est un des enjeux
de la controverse, puisqu’il concerne le salut des enfants. Comme le montre la
fin du passage que nous avons cité, l’attitude du bon chrétien doit être l’humilité
de l’enfant. La fin de la lettre-préface du Contra Iulianum, adressée à Claudius,
ouvrait bien le débat. Augustin y demandait en effet « l’aide du Sauveur des petits
et des grands99 ». Cela n’est pas un hasard : pour Augustin, la religion chrétienne se
fonde sur l’ensemble des fidèles, quelles que soient leurs capacités intellectuelles.
Par l’argument liturgique et le « dogme populaire », tel qu’il le redéfinit, Augustin
montre que l’orthodoxie se fonde sur des conceptions théologiques exprimées par
des pratiques liturgiques universelles, mises en ordre et transmises notamment par
les évêques.
C. L’argument patristique
Pour répondre à l’accusation de Julien de ne se fier qu’à des simples ou des
ignorants, Augustin recourt à l’évocation des Pères antérieurs100. Est hérétique
celui dont la doctrine s’oppose à celle que l’ensemble des Pères a ratifiée. Augustin
use de ce que l’on appelle l’argument patristique101. Ce dernier a intéressé les
chercheurs, qui ont parfois voulu y voir la préfiguration de l’argument patristique
tel qu’il existera au Moyen Âge.
Le recours à une autorité, traditionnel dans la rhétorique judiciaire102, a déjà
été utilisé dans la controverse donatiste, en premier lieu par les donatistes, qui

pas suffisamment clair) ; L. AYRES, « Augustine on the Rule of Faith: Rhetoric, Christology and
the Foundation of Christian Thinking », Augustinian Studies, 36, 1, 2005, p. 33-49 (le chercheur
s’attache surtout aux traités antimanichéens, en particulier au Contra Faustum et examine l’utili-
sation par Ambroise de cette expression).
98. Que TURNER appelle les points « fixes » ou « stables », The Pattern of Christian Truth,
p. 26. Turner lie (p. 28) la lex orandi et les éléments fixes.
99. Apoc. 19, 18 ; Epistula 207, CSEL 57, p. 342 : in adiutorio Saluatoris pusillorum atque
magnorum.
100. F. PERAGO, « Il valore della tradizione nella polemica tra S. Agostino e Giuliano
d’Eclano », Annali della facoltà di lettere e filosofia, 10, 1962-1963, p. 143, souligne que c’est
Julien qui utilise l’argument d’autorité en premier. En effet, que ce soit dans les controverses
donatistes ou pélagiennes (contre Julien ou contre Pélage), c’est l’adversaire qui use le premier
de ce type d’argument.
101. À savoir le recours à l’autorité des Pères de l’Église, voir J. L. O’DONOVAN, art. « Autorité »,
dans Dictionnaire critique de théologie, Y. Lacoste dir., Paris, 2002, p.117-119. Sur l’argument
patristique dans le Contra Iulianum, voir M. LAMBERIGTS, « Uso agostiniano de la tradicion, en la
controversia con Juliano de Eclana », trad. E. Eguiarte, Augustinus, 214-215, 2009, p. 409-452.
102. Sur l’argument d’autorité, voir QUINTILIEN, Institution oratoire, V, 11, 36, CUF, p. 173 ;
K.-H. LÜTCKE, Auctoritas bei Augustin mit einer Einleitung zur römischen Vorgeschichte des
Begriffs, Stuttgart, 1968, p. 13-15.
206 MICKAËL RIBREAU

invoquaient Cyprien pour justifier la réitération du baptême. Augustin utilise à


son tour l’autorité de Cyprien contre les donatistes qui s’en réclamaient. Dans
le Contra Cresconium, II, 31, 39103, il montre que les écrits de Cyprien ont une
autorité inférieure à celle de l’Écriture ; sa position sur la réitération du baptême
n’est donc pas valable104. En revanche, dans le même traité, Augustin se recom-
mande de Cyprien en montrant que le martyr carthaginois est une autorité réelle,
car il s’appuie sur plusieurs textes scripturaires. L’argument patristique est la
continuité de l’argument scripturaire105. De plus, comme l’évêque d’Hippone le
souligne dans le De doctrina christiana106 ou le De utilitate credendi107, l’appel à
la tradition se justifie lorsque l’interprétation d’un texte biblique pose problème.
Dans le Contra Iulianum, la dimension collégiale, le consensus définissent
l’argument patristique108. Dans le premier livre du traité, Augustin dresse une
liste d’extraits des Pères de différentes époques, d’Irénée de Lyon à Jérôme, en
passant par Cyprien, Ambroise ou Jean Chrysostome, et de différentes parties du
monde romain : la Gaule avec Irénée ou Réticius, l’Italie avec Ambroise et les
papes Innocent et Zosime, l’Afrique avec Cyprien, l’Asie avec Jean Chrysostome,
Grégoire de Nazianze ou Basile de Césarée. Les extraits cités sont principalement
de quatre sortes. Il y a tout d’abord plusieurs actes conciliaires, comme ceux de
Diospolis109 ; puis des lettres de type pastoral, comme les écrits de Cyprien, dont
la Lettre 64, qui transmet les décisions d’un concile sur le pédo-baptisme110 ; des
traités anti-hérétiques, comme ceux d’Irénée et de Basile111 ; enfin, des écrits de
type exégétique : des commentaires au fil du texte ou des sermons112. Les passages

103. Contra Cresconium, II, 31, 39, BA 31, p. 240 : Nos enim nullam Cypriano facimus iniu-
riam, cum eius quaslibet litteras a canonica diuinarum scriptuarum auctoritate distinguimus.
104. É. REBILLARD, « Augustin et ses autorités », p. 249.
105. Ce que, dans la Lettre 148, 15, CSEL 44, p. 344, Augustin avait déjà affirmé à Jérôme.
106. III, 2, 2, BA 11/2, p. 236.
107. 14, 31, BA 8, p. 280-285.
108. Contra Iulianum, I, 7, 29, p. 482 ; 32, p. 484 ; III, 17, 32 ; IV, 16, 79, p. 758 ; VI, 22, 69,
p. 960 ; É. REBILLARD, « Augustin et ses autorités », p. 259.
109. Contra Iulianum, I, 5, 19, p. 462.
110. Contra Iulianum, I, 3, 6, p. 442. Comme l’avait noté É. REBILLARD, « Augustin et ses
autorités », p. 250.
111. Selon Julien et Augustin ; il s’agit en fait de Sérapion de Thmuis, comme l’a montré
N. CIPRIANI, « L’autore dei testi pseudobasiliani riportati nel Contra Iulianum (I, 16-17) e la
polemica agostiniana di Giuliano d’Eclano », dans Congresso internazionale su S. Agostino nel
XVI centenario della conversione. Atti I, Roma, 1987, p. 439-449.
112. Pour les commentaires exégétiques : les Commentaires sur les psaumes d’Hilaire (Contra
Iulianum, I, 3, 9, p. 444), Sur Jonas de Jérôme (Contra Iulianum, I, 7, 34, p. 490) ; Sur saint Luc
d’Ambroise (Contra Iulianum, II, 5, 10, p. 526) ; les sermons : celui d’Olympus (Contra Iulianum,
I, 3, 8, p. 442), de Jean Chrysostome (Contra Iulianum, I, 6, 22-27, p. 466-478 ; II, 6, 17-18,
p. 538-540) ou de Grégoire de Nazianze (Contra Iulianum, II, 15).
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 207

tirés de commentaires exégétiques ou de sermons représentent plus de la moitié


des extraits cités. Ces derniers sont, le plus souvent, liés à la pratique liturgique.
Ils traitent de la prière dominicale113 ou du baptême114. Augustin considère que
les Pères sont fidèles à la tradition apostolique, puisqu’ils s’enracinent dans les
mêmes textes bibliques et respectent les mêmes pratiques liturgiques, notamment
les rites d’initiation. Trois garants sont ici préférés : Cyprien, car il est le grand
saint africain, opposé à Julien l’Italien115, n’a pas connu le manichéisme et ne
peut, par conséquent, être accusé d’être manichéen ; Ambroise, parce que Pélage
se réclamait de son œuvre et parce qu’il n’a pas connu le pélagianisme ; et enfin
Jean Chrysostome, car Julien s’appuyait fortement sur cet auteur.
Pour l’évêque d’Hippone, invoquer le témoignage des Pères revient à convoquer
un synode d’évêques d’exception116, comme il l’écrit :
« Comme si toi, qui te plains surtout qu’un ‘examen et un jugement épiscopal vous
aient été refusés’, tu pouvais réunir un concile de Péripatéticiens, où l’on puisse du
moins, selon toutes les règles de la didactique relatives au sujet et à l’extension du
sujet, lancer une sentence contre le péché originel. Ces évêques sont savants, pleins
de poids, saints, défenseurs acharnés de la vérité contre toute vaine loquacité ; tu ne
peux trouver en eux, doués de la raison, de l’érudition, de la liberté, qui sont les trois
biens que tu attribues au juge, ce que tu méprises. Supposons qu’on rassemble en un
synode tous les évêques de la terre, il serait étonnant de trouver autant de si grands
docteurs que je vous en ai cités pour siéger. La raison en est qu’ils n’ont pas tous vécu
à la même époque, mais Dieu lui-même, comme il lui plaît et le juge utile, accorde,
à des époques variées et dans des lieux distants, quelques uns de ses dispensateurs
fidèles et excellents par nombre de qualités, qu’il juge utiles à l’accomplissement
de ses décrets. C’est pourquoi, ces évêques, issus de diverses époques et régions, de
l’Orient et de l’Occident, tu vois que je les ai rassemblés, non pas dans un lieu vers
lequel les hommes seraient forcés de naviguer, mais dans un livre qui puisse naviguer
vers les hommes117. »

113. Notamment Contra Iulianum, II, 3, 6, p. 520.


114. Notamment Contra Iulianum, I, 6, 22, p. 468.
115. Voir à ce sujet D. WEBER, « ‘For What is so Monstrous as What the Punic Fellow says?’
Reflections on the Literary Background of Julian’s Polemical Attacks on Augustine’s Homeland »,
dans Augustinus Afer, Y. Fux-J.-M. Roessli-O. Wermelinger dir., Fribourg, 2003, p. 75-82 ;
M. LAMBERIGTS, « The Italian Julian of Aeclanum about the African Augustine of Hippo », dans
Augustinus Afer, p. 83-93.
116. Synode a le même sens que concile, voir W. BEINERT, art. « Synode », dans Dictionnaire
critique de théologie, p. 1131-1132 : « À l’échelle de l’empire le synode prend traditionnellement
le sens de concile. »
117. Contra Iulianum, II, 10, 37, p. 572 : Quasi tu, qui maxime quereris ‘examen uobis et
episcopale iudicium denegari’, Peripateticorum possis inuenire concilium, ubi de subiecto et
his quae sunt in subiecto contra originale peccatum dialectica sententia proferatur. Isti episcopi
sunt docti, graues, sancti, ueritatis acerrimi defensores aduersus garrulas uanitates ; in quorum
ratione, eruditione, libertate, quae tria bona iudici tribuisti, non potes inuenire quod spernas. Si
episcopalis synodus ex toto orbe congregaretur, mirum si tales possent illic facile tot sedere. Quia
nec isti uno tempore fuerunt, sed fideles et multis excellentiores paucos dispensatores suos Deus
208 MICKAËL RIBREAU

Alors que Julien considérait que le jugement qui n’avait pas été rendu en sa
faveur était celui ou du concile africain ou de l’empereur ou du pape Zosime,
Augustin n’y voit pas le même type de justice et de juges. Pour lui, ce n’est pas la
sentence de l’empereur qui est ici importante, et il n’y fera que peu allusion dans
le traité118. Il ne semble pas, au regard de notre traité, que l’action du pouvoir
temporel entre vraiment en compte dans la définition de l’hérétique, même si le
pouvoir impérial a ici joué un rôle important, puisqu’il a accéléré la condamnation
du courant pélagien119. L’autorité de l’empereur alors invoquée n’est qu’une des
conséquences de la condamnation, une demande d’application. On peut d’ailleurs
noter que Julien récuse également cette intrusion du temporel, puisqu’il réclame
un jugement d’évêques, un concile120. Or, Augustin lui montre qu’un jugement
épiscopal lui a été rendu : les Pères se sont tous prononcés contre le pélagianisme,
avant même de connaître ce mouvement, comme le prouve l’ensemble du dossier
patristique121 ; les doctrines pélagiennes sont condamnées par les évêques des
époques antérieures. L’évêque d’Hippone considère que l’argument patristique
a une véritable valeur, car les propos des évêques sont le fruit de l’inspiration
divine. R. Martil, dans son étude de la tradition chez Augustin, a montré que, pour
ce dernier, les Pères sont inspirés122, comme on peut le voir à la lecture de plu-
sieurs passages du Contra Iulianum123. Comme l’a souligné J.-M. Salamito124,

per diuersas aetates temporum, locorumque distantias, sicut ei placet atque expedire iudicat, ipse
dispensat. Hos itaque de aliis atque aliis temporibus atque regionibus ab Oriente et Occidente
congregatos uides, non in locum quo nauigare cogantur homines, sed in librum qui nauigare
possit ad homines.
118. Contra Iulianum, III, 1, 2.
119. O. WERMELINGER, « Décisions du concile africain de 418 sur la grâce et la liberté, présen-
tées par Augustin à Boniface, évêque de Rome », dans Augustinus Afer, p. 222.
120. Contra Iulianum, II, 10, 37, p. 494 : iudicium episcopale.
121. Contra Iulianum, III, 1, 2.
122. G. MARTIL, La tradición en san Agustín. A traves de la controversia pelagiana, Rome,
1939, p. 88-90.
123. I, 5, 20, p. 464 : istos aspice, istis erubesce, istis parce, uel tibi potius, ne rector et habi-
tator illorum tibi forte non parcat. « Contemple [les évêques d’Orient et d’Occident], rougis pour
eux, épargne-les ou plutôt épargne-toi toi-même de peur que ne t’épargne pas celui qui les dirige et
vit en eux » ; I, 7, 35, p. 492 : (…) tuumque pectus ueritate complendum, non Platonico Xenocrati,
sed istis sacerdotibus christianis, uel potius in eis ipsi Domino Christo (…). « Plût à Dieu que tu
laisses la vérité s’emparer de ton cœur non pas grâce au platonicien Xénocrate, mais grâce à ces
évêques catholiques, ou plutôt grâce au Seigneur Jésus présent dans la personne de ces évêques » ;
II, 10, 34, p. 566 : (…) eorumque sententias, quantum sufficere uidebatur, sine ulla editas ambi-
guitate digessi, ut in eis timeas, non ipsos, sed illum qui sibi eos utilia uasa formauit, et sancta
templa construxit. « Autant qu’il m’a paru nécessaire, j’ai choisi leurs avis les plus explicites, afin
que tu craigne en eux, non pas leur propre personne, mais celui qui les a appelés pour s’en faire
des vases utiles, et des temples saints. »
124. Les virtuoses et la multitude, p. 241.
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 209

l’argument du rôle du peuple, par le biais de la pratique liturgique, et l’argument


patristique, sont intimement liés, car ils forment tous deux l’ecclesiastica sapien-
tia125. Cette sagesse de l’Église défendue par Augustin se comprend bien si l’on ne
perd pas de vue que les arguments des Pères, dont le fondement est le texte sacré,
ont été inspirés, et que les chrétiens, dans leur ensemble, les classes plus hautes
comme les plus basses sans distinction, sont en tant que membres de l’Église
inspirés eux-aussi126.
L’argument patristique n’est pas un simple artifice rhétorique. Il repose avant
tout sur une triple idée : le consensus géographique et temporel127, la continuité128,
enfin l’inspiration.
Enfin, les trois types d’arguments décrits, l’argument scripturaire, l’argument
liturgique et l’argument patristique, dépendent les uns des autres, le premier
nourrissant les deux autres ; ils sont mus, tous les trois, par l’inspiration divine.
L’hérétique s’oppose à une doctrine manifeste, c’est-à-dire énoncée par la Bible,
ou dans un usage liturgique, ou dans l’enseignement des Pères, dans la catéchèse,
conformément à l’argument de la tradition.

III. – QUELLE EST L’ATTITUDE À ADOPTER AVEC UN HÉRÉTIQUE ?


L’hérétique Julien est une épreuve, selon Augustin. Dans l’exorde du livre I du
Contra Iulianum, il écrit :
« Tes outrages et tes malédictions, Julien, inspirés dans tes quatre livres par la haine la
plus ardente, si je dis que je les méprise, je mentirai. Comment, en effet, pourrais-je les
mépriser, quand, songeant au témoignage de ma conscience, je comprends que je dois
ou m’en réjouir pour moi-même ou en gémir pour toi et pour ceux que tu trompes ?
Or, qui méprise ce qui cause de la joie ou de la douleur ? En effet, ce qui nous cause
de la joie ou de la tristesse, en aucun cas nous ne le méprisons. Ce qui m’apporte de
la joie, c’est cette promesse énoncée par le Seigneur : Quand les hommes, par haine
pour moi, disent mensongèrement contre vous toutes sortes de mal, réjouissez-vous

125. Les virtuoses et la multitude, p. 230.


126. Cf. Contra Iulianum, II, 10, 36, p. 568-570.
127. Proche de la célèbre définition de l’orthodoxie par VINCENT DE LÉRINS, ubique, sem-
per, ab omnibus (Tractatus Peregrini, dit Commonitorium, 2, 5, CCSL 64, p. 149 : in ipsa item
catholica ecclesia magnopere curandum est ut id teneamus quod ubique, quod semper, quod ab
omnibus creditum est. « Dans l’Église catholique même, il faut veiller avec le plus grand soin à
retenir ce qui a été cru partout, toujours et par tous »).
128. Ce qui est la suite logique de l’argument de tradition développé par Irénée de Lyon.
Mais cette continuité n’est pas une continuité de siège épiscopal, mais une continuité doctrinale.
F. PERAGO, « Il valore della tradizione nella polemica tra S. Agostino e Giuliano d’Eclano »,
p. 139, souligne que la tradition est pour Augustin plus dogmatique qu’historique. Augustin ne
cesse d’insister sur le fait que les évêques qu’il cite dans le Contra Iulianum enseignent ce qu’ils
ont appris, cf. Contra Iulianum, II, 9, 30, p. 558 ; 10, 35, p. 568, etc ; ce que faisait déjà Paul :
I Cor 11, 23 : Ego enim accepi a Domino, quod et tradidi uobis ; 15, 3 : Tradidi enim uobis in
primis, quod et accepi, quoniam Christus mortuus est pro peccatis nostris secundum Scripturas.
210 MICKAËL RIBREAU

et exultez, parce qu’une très grande récompense vous attend dans les cieux [Mat 5,
11-12]. D’un autre côté, ce qui cause mon chagrin, c’est ce cri de l’Apôtre, quand je
lis : Qui est faible, sans que je devienne faible avec lui ? qui est scandalisé, sans que
je brûle ? [II Tim 2, 24-26]129. »
Les deux citations bibliques indiquent deux attitudes à adopter envers un
adversaire. L’hérétique est tout d’abord un aiguillon de la foi. En effet, le mal
en s’opposant au bien le renforce. Selon les versets de Paul130 et de Matthieu
que cite Augustin131, l’hérétique renforce la foi du vrai chrétien. Julien, en tant
que persécuteur, permet au vrai chrétien de prouver sa foi en faisant face aux
difficultés qu’il propose. Il ne faut pas le mépriser, mais se réjouir d’une telle
épreuve. Les méchants viennent éprouver la foi des vrais chrétiens. Augustin cite
très peu ce verset de Matthieu132 ; en revanche, on trouve chez lui une vingtaine
d’utilisations de la citation de Paul133. Ce verset renvoie à la compassion liée à la
charité. Plus la charité est grande grâce à la foi, plus on éprouve de douleur devant
les scandales qu’offrent les autres. Ces « scandales » peuvent être variés : dans le
cadre des controverses religieuses, ils renvoient au refus de l’unité134. Selon la
seconde citation biblique, l’hérétique est un aiguillon de la caritas. En effet, il est
considéré comme un homme malade, que le Verbe de Dieu, le vrai médecin, doit
guérir. On retrouve la même attitude dans le Contra Iulianum, I, 7, 35 :
« Quant à moi, en raison de l’amour que j’ai pour toi, et que, si Dieu m’aide, tous tes
outrages ne pourront jamais arracher du plus profond de mon cœur, je préférerais,
Julien, mon fils, que tu sois vaincu par une jeunesse meilleure et plus forte que toi,
et que l’animosité, toute humaine, par laquelle tu désires que l’emporte ton opinion,
quelle qu’elle soit, soit dépassée par une piété plus puissante que la vôtre (…). Quant

129. Contra Iulianum, I, 1, 1, p. 436 : Contumelias tuas et uerba maledica, Iuliane, quae ardens
iracundia libris quattuor anhelasti, si me contemnere dixero, mentiar. Quomodo enim possum ista
contemnere, ubi, testimonium conscientiae meae cogitans, uel gaudere me uideo debere pro me,
uel dolere pro te, et pro eis qui decipiuntur abs te ? Quis autem contemnat siue exsultationis
suae materiam, siue maeroris ? Nam unde partim laetamur, partim contristamur, nulla ratione
contemnimus. Meorum quippe causa gaudiorum est promissio Domini dicentis : Cum dicunt
omne malum aduersum uos, mentientes, propter me, gaudete et exsultate, quoniam merces uestra
multa est in caelis. Et rursus mei causa moeroris est Apostoli affectus, ubi lego : Quis infirmatur,
et ego non infirmor ? Quis scandalizatur, et ego non uror ?
130. II Tim 2, 24-26.
131. Mat 5, 11-12.
132. En. in psalmos, 93, 7, CCSL 49, p. 1308 ; Sermo 163b, 2, NBA, p. 710 ; Serm. 356, 15,
NBA, p. 276. Ce sont les seules citations de ces versets dans l’œuvre d’Augustin.
133. Lettre 40, 4, CSEL 34, 2, p. 77 ; 78, 6, CSEL 34, 2, p. 340 ; 124, 2, CSEL 44, p. 2 ; 208, 1,
CSEL 57, p. 342 ; De doctrina christiana, IV, 7, BA 11/2, p. 338 ; Adnotationes in Iob, 26, NBA,
p. 563 ; 575, p. 122 ; Commentaire de la première épitre de Jean, 1, 12, SC 75, p. 142 ; Expositio
ad Galatas, 38, CSEL 84, p. 107 ; En. in psalmos, 54, 8, CCSL 39, p. 663 ; 55, 6, CCSL 39, p. 681 ;
120, 12, CCSL 40, p. 1798 ; 141, 19, p. 2058 ; Contra litteras Petiliani, II, 102, 235, BA 30, p. 534 ;
Contra Gaudentium, I, 22, 25, BA 32, p. 564.
134. Cf. Contra Gaudentium, I, 22, 25, BA 32, p. 564.
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 211

à ce stylet injurieux (…), puisses-tu non pas l’apporter comme quelqu’un qui vient
pour la première fois, mais le rendre, comme quelqu’un qui revient. Quant à moi, en
effet, et si tu te corriges, ce qui est mon vœu le plus cher, je connaîtrai le comble de la
joie, et si, ce que je redoute, tu persévères dans cette perversité, j’aurai pour fruit de tes
injures, pour moi, un surplus de récompenses dans le ciel, et, pour toi, l’épine d’une
douleur pleine de miséricorde135. »
L’amour et l’appel insistant au retour sont liés à une volonté d’accueil de
l’hérétique136, qui pour l’évêque d’Hippone n’est pas théorique, puisque son
Église, à Hippone, a pu accueillir d’anciens hérétiques donatistes qui ont décidé
de revenir dans le sein de la Catholica. Les liens entre les controverses donatiste
et pélagienne ont été, semble-t-il, assez peu étudiés ; cependant, on peut penser
que la réflexion d’Augustin sur la valeur des sacrements, sur la validité réelle du
ministère, notamment épiscopal, et sur le baptême, explique l’attitude du pasteur
envers l’hérétique : ce dernier, qu’il l’ait quittée ou non, fait partie de l’Église, car
il a été baptisé.
Plusieurs fois dans le traité, Augustin évoque la douleur que cause l’hérétique
à l’Église tout entière137. Alors que Julien voulait verser des larmes sur le peuple
insensé, Augustin évoque les larmes de l’Église entière pour ses adversaires138.
L’hérétique met à l’épreuve la compassion, l’amour et l’ouverture des chrétiens.
Augustin souligne que ce n’est pas lui qui doit amener Julien à se convertir par ses
paroles, mais Dieu, ou la grâce de Dieu par sa bouche139. La doctrine de la grâce,
sujet du débat qui l’oppose aux pélagiens, trouve une application pratique dans le

135. P. 492-494 : Ego quidem pro dilectione quae mihi est erga te, quam Deo propitio quibus-
libet conuiciis absit ut de medullis mei cordis exstirpes, mallem, fili Iuliane, ut iuuentute meliore
atque fortiore te uinceres, et animositatem (quid aliud quam humanam ?), qua cupis tuam, qualis-
cumque sit, quoniam tua iam facta est, praeualere sententiam, potentiore pietate superares (…) ;
et stilum (…) non uelut qui nunc primum ueneris, traderes, sed uelut qui recesseras, redderes.
Quod si tibi consilium meum displicet, age ut placet. Ego enim et si correctus fueris, quae maiora
uota mea sunt, abundantius cumulatiusque gaudebo; et si, quod abominor, in hac prauitate per-
manseris, ex opprobriis tuis fructuosum habebo, et pro me caelestis mercedis augmentum, et de te
misericordis doloris aculeum.
136. A. TRAPÈ, « Un libro sulla nozione di eresia mai scritto da sant’Agostino », p. 859.
137. Par exemple en Contra Iulianum, V, 6, 24, p. 894.
138. Contra Iulianum, V, 6, 24, p. 894.
139. Contra Iulianum, II, 10, 37, p. 572 : His igitur eloquiis et tanta auctoritate sanctum,
profecto (…) sanaberis Dei misericordia donante, quod quantum tibi optem, uidet qui faciat (…).
Aduersus hanc autem miserabilem, quam Deus a te auertat, insaniam, sic respondendum esse
uideo libris tuis, ut fides quoque aduersus te defendatur istorum ; sicut contra impios et Christi
professos inimicos etiam ipsum defenditur Euangelium. « Par ces paroles et cette si grande autorité
de nos saints docteurs, (…) tu seras guéri grâce au don de la miséricorde de Dieu, car celui qui
l’accomplit voit combien je le souhaite pour toi (…). Contre cette misérable folie, dont Dieu peut
te détourner, je vois qu’il me faut répondre à tes livres, afin que la foi de ces évêques soit défendue
contre toi, de même que l’Évangile lui-même est défendu contre les ennemis impies et déclarés
du Christ. »
212 MICKAËL RIBREAU

traité même, la conversion n’étant possible que par la grâce de Dieu, que l’Église
peut demander par la prière. Tous ces thèmes, la grâce, l’accueil de l’hérétique,
la prière pour sa conversion ne sont pas liés par un simple artifice littéraire, mais
procèdent d’un même principe : la croyance en la grâce gratuite d’un Dieu bon et
juste. C’est pourquoi Augustin écrit en Contra Iulianum, IV, 3, 15 :
« As-tu oublié que nous disons contre vous, en accord avec les Écritures, la volonté
est préparée par le Seigneur [Prov 8, 35], ou le Seigneur opère en nous-mêmes le
vouloir [Phil 2, 13] ? Ennemis de la grâce de Dieu ! Ennemis de la grâce du Christ,
vous qui n’êtes chrétiens que de nom ! L’Église ne prie-t-elle pas pour ses ennemis ?
Pourquoi prie-t-elle, je te prie ? Si elle demande que leur soit accordée la récompense
de leur volonté, que demande-t-elle pour ses ennemis sinon un grand supplice ? Cette
prière ferait son mal et non son bien ; elle prie en la faveur de ses ennemis, donc,
non pas parce que leur volonté est bonne, mais pour que leur mauvaise volonté soit
changée en bonne volonté, parce que la volonté est préparée par le Seigneur [Prov
8, 35] et parce que Dieu est, comme le dit l’Apôtre, celui qui opère en vous-même le
vouloir [Phil 2, 13]140. »
Le concept de grâce permet de comprendre la position de l’hérétique vis-à-vis
de l’Église : il est hors de l’Église, mais peut y revenir, s’il se corrige, avec l’aide
de Dieu, car elle seule pourra permettre à Julien de se convertir. En revenant sur
l’interprétation du verset praeparatur uoluntas a Domino141, Augustin évoque la
conversion de l’hérétique au cœur d’un raisonnement sur la grâce. Il montre que
celle-ci n’est pas qu’un concept, mais concerne la vie du chrétien.

Ainsi, dans le Contra Iulianum, Augustin reprend plusieurs éléments de


l’hérésiologie traditionnelle, tels que la nouveauté que représente l’hérétique,
son obstination, sa mauvaise interprétation de la Bible. Mais il en ouvre les
perspectives en refusant certains motifs tels que l’amalgame de l’hérésie avec
la philosophie ou des hérésies antérieures, ou la diabolisation de l’adversaire,
tandis qu’il en préfère d’autres comme l’incohérence ou l’orgueil. Il développe
deux arguments peu utilisés par les Pères précédents, l’argument patristique et
l’argument liturgique, qui sont liés, car ils sont inspirés. L’idée augustinienne de
grâce vient éclairer la conception de l’hérésie et l’attitude à avoir envers l’hé-
rétique. En effet, accordée gratuitement par Dieu, la grâce peut permettre à un
hérétique de se convertir. Si l’hérésie reste condamnable, l’hérétique peut être

140. P. 676 : Itane oblitus fueras, nos cum Scriptura dicere contra uos: Praeparatur uoluntas
a Domino uel quod in nobis Deus operetur et uelle ? O ingrati gratiae Dei ! O inimici gratiae
Christi, et solo uocabulo christiani ! Nonne pro inimicis suis orat Ecclesia ? Quid orat, obsecro ?
Si ut eis suae uoluntatis retribuatur pretium, quid eis orat, nisi grande supplicium ? Quod iam
contra eos est, non pro eis ; orat autem pro eis : non ergo quia est illis uoluntas bona, sed ut
conuertatur in bonam uoluntas mala ; quoniam praeparatur uoluntas a Domino, et : Deus est enim,
ut ait Apostolus, qui operatur in uobis et uelle.
141. Voir à ce sujet A. SAGE, « Praeparatur uoluntas a Domino », Revue des Études
Augustiniennes, 10, 1964, p. 1-20.
AUGUSTIN HÉRÉSIOLOGUE DANS LE CONTRA IVLIANVM 213

guéri et revenir dans le sein de l’Église qu’il a quittée. Cette conception de la


grâce ouvre le carcan hérésiologique et justifie l’accueil que l’on doit réserver à
l’hérétique : il reste un chrétien en devenir, tout comme Augustin a pu l’être jadis
quand il était manichéen.
Mickaël RIBREAU
Fondation Thiers
Paris IV-Sorbonne
Institut d’études augustiniennes

RÉSUMÉ : Sur la base du Contra Iulianum, sont étudiés les critères utilisés par Augustin pour
définir ce qu’est une hérésie, ce qu’est l’orthodoxie. L’évêque d’Hippone reprend plusieurs
éléments de l’hérésiologie traditionnelle, mais il en ouvre cependant les perspectives en refusant
certains principes, comme la diabolisation de l’adversaire, préférant d’autres aspects tels que
l’incohérence ou l’orgueil de l’hérétique.
Augustin développe deux arguments peu utilisés par les Pères précédents, l’argument patristique
et l’argument liturgique, qui sont liés, car ils relèvent tous deux de l’inspiration divine. Le concept
de grâce vient éclairer sa conception de l’hérésie et de l’attitude à avoir envers l’hérétique. En
effet, la grâce, accordée gratuitement par Dieu, peut permettre à un hérétique de se convertir.
Si l’hérésie reste condamnable, l’homme qui la porte peut être guéri et revenir dans le sein de
l’Église qu’il a quittée.

ABSTRACT : This article analyses the Contra Iulianum to define Augustine’s specific approach
of heresy and orthodoxy. Taking up the traditional methods of heresiology, he nonetheless offers
new perspectives, as he notably refuses to demonize the heretics and chooses to insist on their
inconsistency or their pride.
Augustine chiefly elaborates on two arguments that had been seldom used by the previous
Fathers, namely the patristic and the liturgical arguments, both of them depending on divine
inspiration. The concept of grace is a useful key to understand Augustine’s conception of heresy
and his attitude towards the heretics: as a free gift from God, grace allows for the conversion of
heretics. While heresy is reprehensible, the heretics can be cured and they can return to the Church
they had left.

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