PHILIPPE
SOUPAULT
la m a n u f a c t u r e
Crédits photographiques :
Bernard Morlino : couverture et pp. 264, 265, 266.
Coll. privée : p. 251.
Coll. Chenetoff-Soupault : pp. 252, 254, 255.
Man Ray : p. 259.
Centre, Pompidou : p. 262.
Roger Viollet : p. 263.
Rebelle d'instinct
Les ancêtres de la famille Soupault furent aubergistes à
Epoisses, Côte-d'Or, avant de s'installer à Paris au X V I
siècle pour y vendre du drap. D'autres descendants ont
été marchands de dentelles et de sucre ou fabricants de
chandelles. La dernière génération a donné des notaires
et des avocats.
Les grands-parents maternels sont propriétaires d'un
grand bazar à Corbeil, bourg des environs de Paris. Son
grand-père maternel est avocat à la Cour de cassation et
au Conseil d'Etat. Son grand-père paternel dirige une raf-
finerie rue Quincampoix (3e arrondissement). Autrement
dit, des bourgeois issus du règne de Louis-Philippe. Tous
ont consolidé leur fortune sous le Second Empire, en ache-
tant des immeubles dans les nouveaux quartiers parisiens,
délimités par le préfet Haussmann.
A la fin du X I X siècle, en France, les intellectuels s'empa-
rent de l'affaire Dreyfus. Le ton judiciaire fait place peu
à peu à une confrontation d'idées et à un conflit de
valeurs. Le 13 janvier 1898, Maurice Soupault, lorgnon
sur le haut du nez, lit L'Aurore, surplombant le berceau
de son fils. J'accuse !... de Zola le passionne.
Médecin des hôpitaux de Paris dès 1882, le docteur Mau-
rice Soupault jouit d'une très grande renommée. Sa pro-
motion s'intercale entre celles des Proust père, Adrien,
et fils, Robert. Outre son chef, le doyen Debove, et Robert
Proust, de nombreux confrères viennent lui rendre visite
chez lui : les Guyon, Courtois-Suffit, Le Gendre, Dieu-
lafoy, Vasquez, ou encore Bouffe de Saint-Blaise, l'accou-
cheur de tous ses enfants. En 1893, il a publié une étude
sur Les Dyspepsies nerveuses chez Steinheil. Pour les édi-
tions Baillière et fils, il prépare un savant ouvrage sur les
« dilatations de l'estomac ».
Les premières années de Philippe Soupault se déroulent
dans un cercle de famille agrandi d'une petite fille, Marie-
Rose. L'ancrage parisien est situé rue de la Bienfaisance.
Les sorties au parc Monceau ne lui font pas oublier les
artères tristes et froides de ce quartier du 8e arrondisse-
ment. Il se détourne des grottes en papier mâché, des bâtis-
ses de style grec, des points d'eau croupie, et échappe à
la surveillance de sa mère pour courir sur la « pelouse
interdite ». Curieux langage pour des premiers pas en lec-
ture. Et le gardien de hurler : « Hep ! là-bas ! Ouste ! »
Alors, il s'enfuit, graine de bandit de grand chemin. Une
de ses tantes, grenouille de bénitier, l'« enguirlande »
parce qu'il a tiré sur la nappe, vaisselle comprise : « Je
voulais voir comment c'était dessous ! » Oter le masque
n'est pas du goût de la perruquée : « Tu seras privé de
Noël ! » Autant d'économies pour cette sale chouette,
maugrée-t-il.
Le soir, devant la cheminée, il observe le jeu des flam-
mes. Les chenets retiennent son attention : les deux fem-
mes Jivaros restent impassibles. Des flammes s'enroulent
autour de leur visage gros comme le poing. Un adulte
interrompt toujours le spectacle. On le somme d'« aller
voir ailleurs si j'y suis ». Où est-ce, ailleurs ?
Premières révoltes
Philippe Soupault suit de 1905 à 1911 les cours du col-
lège Fénelon, dirigé par des prêtres. Le parc Monceau,
avec ses grilles, était une cage, les murs sombres de Féne-
lon ressemblent à ceux d'une prison. Sensation confirmée
par une surveillance permanente de sept heures à dix-neuf
heures. La chapelle, l'église, les études, tout l'ennuie. Une
véritable caserne. Haine des thèmes latins, aversion des
vers latins. Les dimanches passés en famille ne sont pas
plus agréables. Ses cousins et cousines sont soit trop
grands, soit trop petits. Même fossé avec ses frères et sa
sœur. Apprentissage de la solitude.
Depuis la disparition de son père, Fernand Renault, mari
de la sœur de sa mère, supervise l'éducation des enfants
Soupault. La famille Renault en était au début de son
ascension. L'oncle Fernand avait deux frères : Marcel, le
cadet, et Louis, le benjamin. Le trio paya cher sa réus-
site. Les deux aînés périrent au cours d'accidents, lais-
sant Louis à la tête des usines de Billancourt. A l'origine
farceur et joyeux, celui-ci se transforme en ambitieux.
Cette cynique métamorphose de l'oncle Louis amène le
neveu à tirer un enseignement : « La gloire abîme, la for-
tune pervertit. » Lors de l'effondrement d ' u n des plan-
chers de l'usine, plusieurs ouvriers trouvent la mort. Toute
la famille plaint l'oncle pour « ce grand malheur ». Pas
un mot sur les victimes. Pas un sou de dédommagement.
Cette absence de cœur marque Philippe Soupault à tout
jamais. Toute sa vie, il nourrira un profond dégoût envers
les assoiffés de la réussite et les thésauriseurs. Destiné à
la magistrature, au notariat ou à la médecine, il prend en
grippe toute sa famille, excepté sa mère. Secrètement, il
songe à devenir botaniste ou explorateur. Les fleurs res-
tent sa passion. A Chaville, il prend soin des roses, œil-
lets, dahlias et autres belles-de-nuit. En compagnie de
Daniel Defoe, il rêve de grands espaces. Robinson Cru-
soé lui a été offert après l'ablation de l'appendice. Opé-
ration superflue : il avait seulement mauvaise mine. L'île
déserte, enfin un paysage où il n'entendrait plus : « Fais
ceci, ne fais pas cela. Tiens-toi droit ! » Sa préférence va
à Vendredi, sans doute parce qu'il est noir. Tout ce qui
ne lui ressemble pas l'attire.
Davantage venu au monde qu'en faisant partie, il s'évade
dans les livres. Tous ceux qui se présentent à lui : Swift,
les contes de Perrault, les contes des frères Grimm, mais
aussi Sainte-Beuve. La lecture l'envoûte, au point
d'inquiéter son entourage : « Mais où est Philippe ? Où
est Philippe ? » Une question gravée dans sa mémoire
pour toujours. Ainsi que la constatation de sa mère :
« Pour que Philippe soit sage, il suffit de lui donner un
livre. » Gulliver lui apprend l'orgueil, au détriment de la
vanité. Certains membres de sa famille suspectent là une
manière de se dérober : « Ce n'est pas bon qu'il lise
autant. Il ferait mieux de jouer au ballon. » Singulier, il
refuse d'apprendre par c œ u r les fables de La Fontaine :
« Je ne suis pas un chien savant. » Il devine dans « La
cigale et la fourmi » l'éloge de l'avarice, dans « Le cor-
beau et le renard » celui de la méfiance, et dans « Le loup
et l'agneau » un panégyrique du plus fort, de l'injustice.
Contre son gré, on lui forge un caractère de nanti. L'édu-
cation doit suivre son cours, inéluctablement, en vue de
lui façonner un esprit d'égoïste. Tout pour lui, rien pour
les autres.
Découverte de l'amitié
De la fenêtre de sa chambre, Philippe Soupault observe
sans répit les passants. Le front appuyé contre la vitre,
il regarde les piétons et le va-et-vient des boutiquiers. Si
on l'appelle, il ne peut se détacher des scènes quelcon-
ques : serrement de main, enfant en pleurs, chien qui tra-
verse, homme sous le capot d'une automobile, colleur
d'affiches ou dame sans compagnon. Une fois dans la rue,
il est à l'affût de l'insolite. Un tel a une canne sans réel
emploi. Un homme de petite taille au bras d'une géante.
Un Noir aux mains enfarinées. Sur les grands boulevards,
il poursuit le vendeur de journaux à la criée : « Deman-
dez " L ' I n t r a n " ! Qui veut L a Liberté ? » Le soir, enthou-
siaste, il raconte : « Aujourd'hui, j'ai vu une femme avec
un chapeau tapissé de plumes d'autruche. Elle portait une
robe blanche et noire, à grande queue. » Louis Renault
l'interpelle : « Tu n'as rien de mieux à faire ? » Au lieu
de se taire, il rétorque : « Elle était belle comme la bouti-
que d ' u n marchand de couleurs. »
Au lycée Condorcet, à partir de 1912, il connaît le même
ennui q u ' a u collège Fénelon. Avec un de ses camarades,
Robert Bourget, le petit-fils de l'académicien et ancien
propriétaire de L a Revue des Deux Mondes, ils creusent
leurs initiales sur les pupitres. En échange des coups de
couteau, ils reçoivent des coups de règle bien ajustés sur
les doigts. Surpris en train de lire en plein cours Les Aven-
tures de Nick Carter, la punition se transforme en heures
de consigne. Il refuse d'apprendre l'aoriste, temps de la
conjugaison grecque : « Et pourquoi pas donner la pa-
patte... » Aux leçons, il préfère les histoires de « nègres »
et de fous de Nick Carter. Les gravures représentant le
héros imaginaire l'invitent à la rêverie. Ici, le détective
est assommé à coups de matraque. Là, il se promène dans
les grandes rues de Manhattan. Ces traductions, plutôt
sordides, le sortent de sa léthargie. Chick, le frère de Nick,
Patsy et le Chinois sont beaucoup plus vivants que nom-
bre de ses condisciples. Soudain, il espère devenir
« privé ». A qui avouer ce désir ?
La lecture demeure son exutoire. Il s'y adonne sans
réserve : Les Aventures du capitaine Corcoran, l' Histoire
d'Angleterre de Guizot, les Contes de Maupassant, la
Bible et Fantomas. Etourdi, il ne réagit pas lorsque son
professeur de grec lui demande de passer au tableau.
« Soupault ! Je briserai votre avenir comme un fétu de
paille ! » dit le maître en cassant un morceau de craie.
Réfractaire à la manière de Jules Vallès, il se confronte
à la tyrannie. Il se fait traiter d'« amateur ».
Il atteint le sommet de l'écœurement au moment du sui-
cide d ' u n voisin de vingt ans. Ce jeune homme fut insulté
par son père parce qu'il écrivait en cachette. Les cahiers
furent brûlés et le voisin se logea une balle dans la tempe.
La haine de son milieu est au zénith.
La consolation de ce monde violent sous ses aspects de
respectabilité lui est apportée par Emmanuel Faÿ. L'hor-
reur commune des bons élèves les unit. Faÿ se sent par-
tout dépaysé. La sensibilité de son ami est si acérée qu'il
se demande si celui-ci ne le connaît pas mieux qu'il ne se
connaît lui-même. Grâce à Faÿ, il découvre André Gide
et Arthur Rimbaud. Des journées entières à se réciter à
haute voix Une Saison en enfer, jusqu'à en perdre l'équi-
libre au moment de quitter leur chaise pour rejoindre ceux
qu'on s'acharne à nommer « les grands ». La tête ailleurs,
il se considère désormais au milieu d'étrangers. Perdu.
Loin de Paris
Sans se soucier de son avis, le conseil de famille l'expédie
en Allemagne. Le choix du pays le surprend, car à la mai-
son, au collège et à Condorcet, les discussions des adul-
tes sur la guerre franco-prussienne de 1870 désignent les
voisins d'outre-Rhin comme ennemis héréditaires.
En juillet 1912, Robert Soupault accompagne son frère
j u s q u ' à Oberlandstein, via Coblence. Pour la première
fois hors de portée des siens, Philippe Soupault est « fier
comme Artaban ». Il est vêtu d ' u n costume boutonné sur
une cravate en soie, avec épingle. Très tôt, il a manifesté
une volonté d'élégance. Ses cheveux frisés sont peignés
en arrière, front toujours dégagé. Ses oreilles, ni grandes
ni petites, nullement décollées, sont tout de même impres-
sionnantes.
Dans l'important village à l'embouchure de la Lahn et
du Rhin, l'accueil de ses hôtes est des plus cordiaux. Il
est traité en adulte. Son adaptation est immédiate. Pas
une seconde il ne songe à ceux qu'il a quittés. La famille
Geheimrat apprécie ses dons d'acclimatation. Le père
aime le silence. L'aînée des trois filles a pour tâche de lui
enseigner l'allemand. Ils n ' o n t pas de domestiques : cha-
cun, à tour de rôle, s'occupe du ménage ou de la cuisine.
Une ambiance à laquelle il n'était pas habitué.
La méthode pédagogique est perspicace. Les ouvrages de
grammaire délaissés, le vocabulaire et les règles gramma-
ticales sont abordés à travers les légendes du pays rhénan.
Lors des sorties sur les bords du Rhin, il retrouve les per-
sonnages des frères Grimm. Perchés sur les hauteurs des
grands châteaux vides, les oiseaux de proie s'envolent. Des
nuages de chauves-souris brouillent l'horizon.
A Oberlandstein, il est le contraire d ' u n indiscipliné. Si
docile qu'il a l'autorisation d'embarquer seul sur un vais-
seau blanc. Des heures durant, immobile sur le pont de
l'embarcation qui glisse à l'allure des serpents, il est dans
une carte de géographie en mouvement. Un vieux marin
lui tend un verre de vin qu'il avale sans se faire prier. Per-
sonne n'est là pour lui crier : « Ça va te faire du mal ! »
Il fume ses premières cigarettes.
Il voyage.
Monsieur Proust
Le cuirassier Soupault
A Tours, Philippe Soupault, mobilisé et affecté aux régi-
ments de cuirassiers, suit l'instruction militaire. Age ?
Dix-huit ans. Taille ? 1,76 mètre. Poids ? Soixante kilos.
« Maigre comme un clou et pâle comme une affiche »,
il endosse une cuirasse. Avec son casque à crinière, il a
l'air d'attendre l'appel du metteur en scène. L'ineffica-
cité de l'accoutrement est si évidente qu'on range celui-ci
au rayon des antiquités.
En février 1916, au moment où le combat se durcit à Ver-
dun, « cœur de la France », le soldat Soupault est muté
au 33e régiment d'artillerie, à Angers. Canonnier-
conducteur de deuxième classe, la caserne est vécue
comme une prison. Un inévitable brigadier, adepte de
l'excès de zèle, prend un plaisir sadique à intimer les ordres
les plus stupides : « Soupault ! Les assiettes du dessous
faut les mettre dessus ! »
Un univers de haine dans lequel il décèle néanmoins l'ami-
tié. Celle qu'il éprouve pour sept cochers de Compiègne.
Avec eux, il s'occupe des chevaux. Les gestes délicats de
ses compagnons s'opposent à la brutalité des supérieurs.
L'élève officier Soupault nargue ces derniers en lisant le
théâtre d'Aristophane. Chacun son canon de 75 !
Noté indiscipliné, il est hissé au rang de soldat de première
classe, promotion estimée insuffisante par ses oncles. Le
conseil de guerre est évité de justesse, et celui de la famille
ne peut avoir lieu, car il est tiré au sort pour expérimen-
ter le vaccin contre la fièvre thyphoïde du professeur Vin-
cent. Le sérum antityphoïdique foudroie quatre de ses
camarades. Sa température monte j u s q u ' à plus de qua-
rante degrés. Déclaré mourant, le cobaye Soupault est éva-
cué en urgence, direction : l'hôpital de Creil.
Ses esprits revenus, un capitaine-commissaire lui octroie
un congé de convalescence qu'il n ' a pas demandé. « Rom-
pez ! » Coup de tampon. « Au suivant ! » Il traîne
d'hôpital en hôpital, j u s q u ' a u jour où un médecin major
l'ausculte : « Tuberculeux. A rentrer dans ses foyers. »
Rue de Rivoli, il se remet à travailler le droit maritime.
Le 15 décembre 1916, alors que le haut commandement
militaire renonce à l'offensive de Verdun, il est à nouveau
hospitalisé à cause d ' u n e fièvre tenace. Sa mère a juste
le temps de lui donner des nouvelles de ses frères, mira-
culeusement indemnes. Il s'endort. Inconscient. Epuisé.
Le premier poème
Une infirmière bénévole, Mme Chaumont-Guitry, offre
à son malade plusieurs numéros de SIC, la revue du poète
Pierre Albert-Birot, peintre et sculpteur. Fondé en jan-
vier 1916, le cahier mensuel du 37 de la rue Tombe-Issoire
(14e arrondissement) est imprimé par les soins de son créa-
teur, avec le concours de sa femme Germaine et du poète
polonais Ary Justman. SIC, titre gravé sur bois, a une
double signification : d'une part c'est le « oui » latin, et
d'autre part c'est l'abréviation de « sons, idées, couleurs »
— et aussi « formes », mot abandonné pour raison
d'esthétique.
Le ton de la revue le revigore. Son esprit détruit par les
horreurs de la guerre refait surface. Tous ces aveux anti-
conventionnels lui redonnent des raisons d'espérer. Dans
le numéro 7 daté de juillet 1916, une pleine page, présen-
tée façon panneau d'oculiste, attire particulièrement son
attention :
ÇA NE SE FAIT PAS
AVANT, en France,
vous demandiez un vêtement pas comme les
autres :
Ç A NE SE F A I T PAS.
U n instrument pas comme les autres :
ÇA NE SE FAIT PAS.
Un papier, une étoffe pas comme les autres :
Ç A NE SE FAIT PAS.
Une machine pas comme les autres :
ÇA NE SE FAIT PAS.
U n artiste présentait une œuvre pas comme les
autres :
ÇA NE SE FAIT PAS.
Or maintenant la France réveillée
SAIT
que tout " C E QUI NE SE FAIT P A S "
P E U T SE FAIRE
et se F E R A
Aquarium, 1917.
L a visite à A p o l l i n a i r e
Le café de Flore
Pendant le printemps 1917, Apollinaire et Soupault se pro-
mènent côte à côte dans Paris, au gré de leur flânerie. Ils
aiment la capitale comme s'il s'agissait d'une brune aux
longues jambes fines : l'inspirateur de SIC la surnomme
« ma grande améthyste ». Au milieu de la sinistre rue de
la Banque, près de la Bourse où Apollinaire est employé
à la censure, ils dressent l'inventaire de la boutique d'un
brocanteur : clefs, assiettes, rasoirs hors d'usage, porte-
plumes avec vues ou vieux programmes de l'Opéra-
Comique, tout est motif d'émerveillement. Le commer-
çant reste bouche bée. Eux éclatent de rire en actionnant
des clystères du temps de Molière. Au rayon des jouets,
ils touchent sans rien acheter. Apollinaire désigne un bidet
1. Apollinaire, en 1918, dédicace ainsi Calligrammes (1913-1916) : « A
la mémoire du plus ancien de mes camarades, René Dalize, mort au
champ d'honneur le 7 mai 1917. »
b i s c o r n u : « C ' e s t c o m b i e n ? » a v a n t d ' ê t r e pris p a r u n
f o u rire. M i n e d e rien, il d é v o i l e à s o n j e u n e a m i l ' a r t et
l a m a n i è r e de l a p o é s i e v i v a n t e . Il p r e n d S o u p a u l t p a r la
m a i n et l ' e n t r a î n e d a n s u n e c o u r s e folle, sans d é p a r t ni
arrivée.
D a n s les H a l l e s , A p o l l i n a i r e c é l è b r e la g o u r m a n d i s e . A u
c o u r s d ' u n m é m o r a b l e r e p a s , ils e n g l o u t i s s e n t t r o i s d e m i -
d o u z a i n e s d ' e s c a r g o t s , u n p a n t a g r u é l i q u e p l a t de t r i p e s ,
u n k i l o d e petits f o u r s et p l u s i e u r s b o u l e s d e c r è m e gla-
cée. A u m o m e n t d e l ' a d d i t i o n , il r é c l a m e u n s a c h e t d e
c a r a m e l s , et a u s s i d u t a b a c d o n t il r a f f o l e , t o u t c o m m e
s o n c o m p a g n o n q u i f u m e d e p u i s ses q u a t o r z e a n s .
Ce parcours d u poète effectué, Apollinaire conduit Sou-
p a u l t d a n s s o n f i e f d u c a f é d e F l o r e , o ù t o u s les m a r d i s ,
d e 17 h 15 p r é c i s e s à 19 h e u r e s , il r e ç o i t ses a m i s . Assis
f a c e à u n p i c o n - c i t r o n , le visage éclairé d ' u n l a r g e s o u -
rire, il m e t des n o m s s u r les visages. C h a r l e s M a u r r a s et
R é m y d e G o u r m o n t o n t le n e z p l o n g é d a n s les j o u r n a u x .
F r a n c i s C a r c o r a c o n t e ses f r a s q u e s v é c u e s a v e c les « a p a -
c h e s ». R a o u l D u f y et P i e r r e B e n o î t r e s t e n t d i s t a n t s . L e
v e r b e h a u t , M a x J a c o b a l ' a i r p l u t ô t p r é t e n t i e u x , et J e a n
C o c t e a u p a r l e d ' i n a u g u r a t i o n s , d e r é c e p t i o n s , de c o u p s
de téléphone à donner aux journalistes pour clamer qu'il
est l ' a u t e u r d e P a r a d e . « M é f i e z - v o u s d e C o c t e a u , c ' e s t
u n c a m é l é o n i n t r i g u a n t », le p r é v i e n t A p o l l i n a i r e . E r i k
S a t i e l ' a v a i t d é j à m i s en g a r d e q u e l q u e s j o u r s a v a n t la p r e -
m i è r e des Ballets r u s s e s d e S e r g e d e D i a g h i l e v , le 18 m a i
1917, a u t h é â t r e d u C h â t e l e t : « P i c a s s o a c r é é les d é c o r s
et c o s t u m e s , j ' a i c o m p o s é la m u s i q u e , C o c t e a u a écrit trois
lignes, et P a r a d e est d e C o c t e a u ! » A l ' é p o q u e d u r a f f i -
n e m e n t d e R a v e l et d e D e b u s s y , les r y t h m e s s y n c o p é s s u r
f o n d de foire de P a r a d e propulsèrent au premier plan
l'ancien directeur du Patronage d'Arcueil. Jean Cocteau
a v a i t le t o r t d e s ' a p p r o p r i e r la p a t e r n i t é d ' u n e œ u v r e q u ' i l
avait n é a n m o i n s provoquée. Ce m a n q u e d'humilité agace
Soupault, d ' a u t a n t qu'Apollinaire, sous l'insistance de
Satie, r é d i g e a l a p r é s e n t a t i o n d u p r o g r a m m e . M a i s sur-
t o u t , C o c t e a u élabora P a r a d e en pleine guerre. Les
338 000 A l l e m a n d s et les 364 0 0 0 Alliés m a s s a c r é s à V e r -
d u n n ' e m p ê c h è r e n t p a s s a m o n d a n i t é de s ' e x e r c e r . P o u r
Soupault, P a r a d e a une o d e u r de cadavre, amplifiée p a r
la récente m o r t de R e n é D e s c h a m p s : u n éclat d ' o b u s t r a n -
c h a n e t l ' a r t è r e f é m o r a l e d e s o n c o u s i n et m e i l l e u r a m i .
A c c a b l é p a r ce m a l h e u r , il est d é ç u p a r « L ' a d i e u a u cava-
lier » : « A h D i e u ! q u e la g u e r r e est jolie. » M a l à l ' a i s e ,
il n ' o s e p a s a v o u e r s a d é c e p t i o n à A p o l l i n a i r e .
Seuls d e u x c o n s o m m a t e u r s d u c a f é d e F l o r e le s é d u i s e n t :
Blaise C e n d r a r s et P i e r r e R e v e r d y . L e p r e m i e r p o u r s o n
e x h u b é r a n c e ; le s e c o n d , p a r ses silences. G a i , e n t h o u -
siaste, C e n d r a r s , a m p u t é d e l ' a v a n t - b r a s d r o i t , a p p r e n d
à é c r i r e de l a m a i n g a u c h e . M é g o t s u s p e n d u a u x lèvres,
il r a c o n t e s a p r e m i è r e — et d é f i n i t i v e — f u g u e , à d o u z e
a n s , et ses v o y a g e s e n C h i n e , s u r les m e r s d u S u d , et ses
virées de M a d a g a s c a r . E t s o n a m o u r des t r a i n s , des
b a t e a u x , et d e t o u s les a u t r e s engins. T o u t e n a v a l a n t u n e
s a l a d e d e pissenlit c o r s é e d ' a i l , C e n d r a r s le c o n j u r e d e n e
j a m a i s c o n t r ô l e r ni s o n é c r i t u r e ni ses a m o u r s . M a g i s t r a l ,
il illustre ses p r o p o s à la s e c o n d e s u i v a n t e :
« Q u a n d t u a i m e s il f a u t p a r t i r
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte t o n amie
Quitte ton amante quitte ton a m a n t
Q u a n d t u a i m e s il f a u t p a r t i r . »
« Sois v r a i , S o u p a u l t ! Sois v r a i ! » C o u r o n n e m e n t de la
rencontre, son nouvel ami, truculent, lance une phrase
m o r d a n t e : « Cocteau ? C'est un vide-poches, un
cendrier ! »
P h i l i p p e S o u p a u l t est d e l o i n le p l u s j e u n e d e l ' a s s e m b l é e .
Il n ' a p a s e n c o r e v i n g t a n s . R e v e r d y et C o c t e a u o n t c h a -
c u n v i n g t - h u i t a n s , C e n d r a r s , t r e n t e , et A p o l l i n a i r e t r e n t e -
s e p t . S o u p a u l t est a c c e p t é p a r C e n d r a r s et R e v e r d y q u i
lui dit e n c o r e : « L e rêve est f i l o n d ' o ù il f a u t e x t r a i r e les
m o r c e a u x d ' o r . Il f a u t d e s c e n d r e d a n s la m i n e p o u r t r o u -
ver les p l u s belles p é p i t e s . » L ' a u t e u r d e « L a l u c a r n e
o v a l e », a m b i t i e u x m a i s p a s arriviste, s'est-il r e n d u c o m p t e
d e s o n i m p a c t ? Ces conseils d o n n é s a u m i l i e u des t i n t e -
m e n t s d ' a s s i e t t e s , d u t o h u - b o h u , s o n t inscrits à j a m a i s
d a n s la m é m o i r e de s o n c a d e t . A p r è s cet a p r è s - m i d i de
1917, il s a i s i r a c h a q u e o c c a s i o n d ' é r e i n t e r J e a n C o c t e a u .
Il n e s ' e n p r i v e r a p a s , a u r i s q u e d e p a s s e r p o u r u n j a l o u x .
L a rencontre avec B r e t o n
U n e j o u r n é e d u p r i n t e m p s 1917, A p o l l i n a i r e c o n v o q u e
Soupault au café de Flore : « Je vous présenterai à u n
j e u n e p o è t e . C e l u i q u i m ' a e n v o y é des p o è m e s , c o m m e
v o u s . » A l ' h e u r e d u r e n d e z - v o u s , il m e t e n p r é s e n c e ses
deux poulains : « Philippe Soupault... André Breton !
A n d r é Breton... Philippe Soupault ! » A v a n t de repar-
tir, i m m é d i a t e m e n t , il a j o u t e : « Il f a u t q u e v o u s d e v e -
niez a m i s . »