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CAMUS ET LES MYTHES GRECS

Jacques Le Marinel

Presses Universitaires de France | « Revue d'histoire littéraire de la France »

2013/4 Vol. 113 | pages 797 à 805


ISSN 0035-2411
ISBN 9782130618409
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CAMUS ET LES MYTHES GRECS

Jacques Le Marinel *
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Dans ses Carnets, en 1950, Camus écrivait : « Le monde où je suis le
plus à l’aise : le mythe grec » (IV, p. 10851). Nourri très tôt d’hellénisme, il
a trouvé dans la mythologie un réservoir de figures et d’histoires qui ont
stimulé sa réflexion et enrichi son imaginaire. Cette imprégnation est telle,
tout au long du processus créateur et quel que soit le mode d’expression
utilisé, qu’elle permet une relecture de l’œuvre de Camus à la lumière des
mythes grecs. Notre approche dans cette étude sera à la fois chronologique
et synchronique. Camus, en effet, a voulu structurer sa pensée et son œuvre
en trois grandes étapes – il parle lui-même d’ « étages » dans ses Carnets
– et il a placé chacun de ces cycles sous le signe d’une grande figure my-
thique, Sisyphe, Prométhée et Némésis, le dernier étant resté pour l’essen-
tiel à l’état de projet. À chacune de ces étapes, d’autres mythes issus du
même monde apparaissent, constituant une suite progressive comme Camus
a pu en trouver l’exemple chez deux de ses écrivains de prédilection, les
romanciers américains, Herman Melville et William Faulkner. D’autre part,
un système d’échos s’établit entre ces mythes, non seulement à l’intérieur
d’un même cycle mais également d’un cycle à l’autre, soulignant ainsi
l’unité profonde de l’œuvre. Chez Camus, le penseur et l’artiste ne font
qu’un, en particulier lorsqu’il redécouvre à travers ces mythes les valeurs
essentielles qui ont fondé la civilisation méditerranéenne.
Son essai, Le Mythe de Sisyphe, a donné à Camus l’occasion de définir
la démarche d’appropriation qui est la sienne vis-à-vis des mythes en géné-
ral, une démarche qui prend en compte fondamentalement la distance qui

* Université d’Angers.
1. Toutes les références renvoyant aux Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 4 vol., 2006-2008, sont indiquées entre parenthèses après la citation.
RHLF, 2013, n° 4, pp. 797-806
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sépare l’homme moderne de l’Antiquité : « Un monde demeure dont


l’homme est le seul maître. Ce qui le liait, c’était l’illusion d’un autre
monde. Le sort de sa pensée n’est plus de se renoncer mais de rebondir en
images. Elle se joue – dans des mythes sans doute – mais des mythes sans
autre profondeur que celle de la douleur humaine et comme elle inépui-
sables » (I, p. 300). Parce que l’écrivain est un créateur, cette appropriation
se fait selon un processus d’incarnation, comme Camus l’écrit dans
« Prométhée aux Enfers », l’un des textes regroupés dans le recueil intitulé
L’Été : « Les mythes n’ont pas de vie par eux-mêmes. Ils attendent que
nous les incarnions. Qu’un seul homme réponde à leur appel, et ils nous
offrent leur sève intacte » (III, p. 591).
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La démarche créatrice de Camus dans son utilisation des mythes appa-
raît avec la figure inaugurale de sa réflexion sur la condition humaine,
celle de Sisyphe. Dans son Introduction aux Œuvres complètes, Jacqueline
Lévi-Valensi écrit que « l’une des trouvailles de Camus est, à travers son
personnage, de donner à vivre l’absurde, et non de le donner à penser »
(I, p. XXXIV). L’auteur fait de Sisyphe « le héros absurde », ainsi qu’il le
désigne dans la quatrième et dernière partie de son essai, intitulée précisé-
ment, « Le mythe de Sisyphe ». Il écrit dans cette même partie : « Si ce
mythe est tragique, c’est que son héros est conscient [...]. Sisyphe,
prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa
misérable condition : c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La
clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa
victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris »
(I, pp. 302-303).
L’imprégnation mythologique remarquable dans le roman, La Mort heu-
reuse, dont la gestation difficile eut lieu alors que Le Mythe de Sisyphe était
en projet, montre comment chez Camus les différentes formes d’expression
se répondent, et en particulier l’essai et le roman. Cette première expérience
romanesque permet aussi de voir, sur le plan des significations, comment
mythe et symbole s’articulent et se renforcent réciproquement. Le choix de
Zagreus comme nom de l’un des deux personnages principaux de ce roman
est particulièrement significatif. Ce nom évoque, dans la mythologie
grecque, le fils adultérin de Zeus et de Perséphone, qui fut ensuite victime
de la jalousie d’Héra et livré aux Titans. De son cœur préservé naquit un
autre enfant qui reçut le nom de Dionysos, c’est-à-dire « celui qui naît deux
fois ». Roger Grenier peut ainsi observer « une contamination entre ces
deux mythes de mort et de résurrection2 » (2). Dans le roman, le person-
nage, amputé des deux jambes, est décrit comme « une moitié d’homme »,
ce qui renvoie au récit mythologique où le héros est démembré. D’autre

2. Roger Grenier, Albert Camus. Soleil et ombre, Paris, Gallimard, 1987, p. 76.
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part, sa mort peut être interprétée comme une seconde naissance de Mersault,
qui le tue pour profiter de son argent.
La diversité des interprétations concernant ce roman tient à la fois aux
connotations induites par la référence à Dionysos, à travers le nom de
Zagreus, et au fait que l’histoire des deux personnages principaux révèle la
double problématique que Camus développera dans ses deux essais majeurs,
celle du suicide et du meurtre. Le propos de Zagreus, proclamant devant
Mersault, « (…) je ne ferai jamais un geste pour abréger une vie à laquelle
je crois tant » (I, p. 1126), annonce le refus du suicide que Camus va bientôt
théoriser dans Le Mythe de Sisyphe. D’autre part, le meurtre de Zagreus par
Mersault, dans la scène initiale, renvoie à Nietzsche. L’auteur de La Volonté
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de puissance, comme l’écrira Camus dans L’Homme révolté, a fait le choix
de Dionysos, avec toutes ses conséquences : « Nietzsche a pensé que dire
oui à la terre et à Dionysos était dire oui à ses souffrances. Accepter tout, et
la suprême contradiction, et la douleur en même temps, c’était régner sur
tout. Nietzsche acceptait de payer le prix pour ce royaume » (III, p.  124).
Dans ce sens, Mersault est un personnage nietzschéen tandis que Zagreus
est vu dans les notes de la Pléiade comme « victime sacrificielle consen-
tante pour que la collectivité se régénère » ; il « inaugure le cycle des fi-
gures prométhéennes qui, de La Mort heureuse à L’Étranger et au Mythe de
Sisyphe, illustrent la cause de la libération de l’homme » (III, p. 1459).
Le cheminement qui, dans la pensée de Camus, va de l’absurde à la
révolte, est déjà inscrit dans Le Mythe de Sisyphe. Ainsi dans le chapitre
intitulé « La conquête », où est présenté l’un des avatars de « l’homme
absurde », fait-il de Prométhée la figure de référence : « Une révolution
s’accomplit toujours contre les dieux, à commencer par celle de Prométhée,
le premier des conquérants modernes » (I, p.  279). L’intérêt de Camus
pour cette figure remonte à l’époque du Théâtre du Travail à Alger, pour
lequel, en 1937, il adapta le Prométhée enchaîné d’Eschyle. Ce mythe est
certainement le plus présent dans son œuvre, à la fois d’un point de vue
diachronique et par les échos qu’il suscite avec d’autres figures. Le texte,
« Prométhée aux Enfers », daté de 1946, ouvre sur cette interrogation :
« Que signifie Prométhée pour l’homme d’aujourd’hui ? » (III, p.  589).
Comme il l’a fait avec Sisyphe, la préoccupation de Camus est de rappor-
ter sa réflexion au monde dans lequel il vit, d’ancrer le mythe dans la
réalité contemporaine : « (…) quelque chose nous dit que ce persécuté
continue de l’être parmi nous et que nous sommes encore sourds au grand
air de la révolte humaine dont il donne le signal solitaire ». L’auteur éta-
blit dans ce texte une continuité avec la pièce qu’il avait adaptée : « Les
voix ennemies qui insulteraient alors le vaincu seraient les mêmes qui
retentissent au seuil de la tragédie eschylienne : celles de la Force et de la
Violence » (III, p. 590). Cependant, la Notice de la Pléiade prend soin de
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préciser que « la Violence » – on pourrait aussi l’appeler « terreur » –


désigne ici la forme d’oppression qui caractérise l’Histoire du xxe siècle.
Pour que s’accomplisse le passage décisif de l’absurde à la révolte,
l’homme doit surmonter la tentation du néant dont parle Camus dans un autre
texte de L’Été, « Le Minotaure ou la Halte d’Oran », texte ébauché dès 1939 :
« “N’être rien !” Pendant des millénaires, ce grand cri a soulevé des millions
d’hommes en révolte contre le désir et la douleur. Ses échos sont venus mou-
rir jusqu’ici, à travers les siècles et les océans, sur la mer la plus vieille du
monde » (III, p.  584). Et quelques lignes plus loin : « Bien entendu, c’est à
peu près en vain. Le néant ne s’atteint pas plus que l’absolu. » La pensée doit
par conséquent se reprendre afin de vaincre, comme Camus l’écrit dans un
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autre passage de ce texte, « les ténèbres d’Eurydice et le sommeil d’Isis ».
Cette référence fait écho à ce qu’il écrit par ailleurs, dans Le Mythe de
Sisyphe : « Le retour à la conscience, l’évasion hors du sommeil quotidien
figurent les premières démarches de la liberté absurde » (I, p. 259).
« Prométhée aux Enfers », le texte de L’Été, annonce directement, par
son personnage éponyme mais surtout par la pensée qui s’y exprime,
L’Homme révolté qui sera publié en 1951. Même si le nom de Prométhée
n’apparaît pas dans le titre de cet essai, certainement le plus ambitieux par
son projet, Camus a placé sa réflexion sous le signe de cette figure qu’il
présente comme « le plus grand mythe de l’intelligence révoltée »
(III, p.  83). Dans la partie consacrée à « la Révolte métaphysique », au
début de l’essai, Camus retrace l’histoire de ce mythe dont la présence fut
constante dans sa pensée. Il écrit : « Les premières théogonies nous mon-
trent Prométhée enchaîné à une colonne, sur les confins du monde, martyr
éternel exclu à jamais d’un pardon qu’il refuse de solliciter. » Puis il sou-
ligne l’apport d’Eschyle qui, dans son théâtre, « accroît encore la stature du
héros » parce qu’il « le crée lucide » (III, p. 83). De façon à souligner ce qui
sépare le monde moderne de celui des Grecs anciens, Camus nous rappelle
que « le “Prométhée porte-feu”, dernier terme de la trilogie eschylienne,
annonçait le règne du révolté pardonné ». Les autres références à la mytho-
logie grecque dans ce même chapitre, à travers Achille, Œdipe et Antigone,
vont dans le même sens pour aboutir à cette leçon essentielle que nous
donne la pensée grecque : « Le oui s’équilibre au non » (III, p. 84).
Par opposition, Camus reproche à Nietzsche ainsi qu’à Marx d’avoir
trahi l’enseignement des Grecs. Dans un numéro de la revue « Europe »,
Anne-Marie Amiot écrit que « ces prophètes aveugles et sourds au présent
de l’homme ont endoctriné le xxe siècle et renvoyé Prométhée aux enfers de
l’histoire »3. Il faut donc revenir à Prométhée et à ce qu’il nous enseigne, ce

3.  Anne-Marie Amiot, « Un romantisme corrigé : Entre oui et non », Europe, n°  846,
octobre 1999, p. 84.
camus et les mythes grecs 801

que fait Camus à la fin de son essai, dans la partie intitulée « La Pensée de
midi », avec ces lignes qui font écho à celles que nous avons déjà rencon-
trées dans « Prométhée aux Enfers » : « Le long silence de Prométhée
devant les forces qui l’accablent crie toujours. Mais Prométhée a vu, entre-
temps, les hommes se tourner aussi contre lui et le railler. Coincé entre le
mal humain et le destin, la terreur et l’arbitraire, il ne lui reste que sa force
de révolte pour sauver du meurtre ce qui peut l’être encore, sans céder à
l’orgueil du blasphème » (III, p. 322).
L’unité profonde de l’œuvre et de la pensée camusiennes nous est ainsi
révélée à travers le système d’échos qui s’établit entre les textes d’un même
recueil, entre les œuvres d’un même cycle et parfois même d’un cycle à
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l’autre. Ceci est particulièrement vrai, s’agissant de la présence consonante
des mythes grecs dans toute son oeuvre. Deux textes figurant dans L’Été
entrent ainsi en résonance à travers les deux personnages éponymes,
« Prométhée aux Enfers » et « L’Exil d’Hélène ». La notice de la Pléiade
consacrée à « L’Exil d’Hélène » souligne le rapprochement en ces termes :
« Victime d’un rapt ou consentante, Hélène n’est en aucun cas une figure de
la révolte ; mais, en butte à l’hostilité du destin, elle peut être considérée
comme une sœur d’infortune de Prométhée » (III, p. 1327). L’un représen-
tant l’aspiration à la liberté et l’autre, la beauté, « juxtaposer dans L’Été les
éloges de Prométhée et d’Hélène, conclut sur ce sujet l’auteur de la Notice,
c’était recomposer cette union que la pensée moderne a dissoute » (III,
p. 1328).
La pensée camusienne fonctionne, on le voit, comme il l’avait annoncé
dans Le Mythe de Sisyphe, c’est-à-dire qu’elle rebondit en images, s’appro-
fondissant d’une figure mythique à une autre. Dans « Défense de L’Homme
révolté », il écrit : « L’idéologie du xixe siècle, du moins dans celles de ses
tendances dont se nourrit maintenant l’intelligence européenne, s’est détour-
née du rêve de Goethe qui unissait, avec Faust et Hélène, le titanisme
contemporain et la beauté antique, et leur donnait un fils, Euphorion » (III,
p.  373). Camus cependant ne suit pas Goethe jusqu’au bout : « Ni Faust
sans Hélène, ni Hélène sans Faust, voilà ce qui est vrai. Goethe qui avait ses
moments de prophétie faisait mourir Euphorion, trop beau pour le malheur
de ce monde. Je crois seulement pour ma part, et c’est le sens de L’Homme
révolté, qu’il dépend de nous que vive Euphorion » (III, p. 373). Faire vivre
Euphorion signifierait, aux yeux de Camus, que l’époque moderne a assi-
milé la leçon d’équilibre des Grecs anciens. S’il refuse de désespérer, il fait
preuve cependant à la même époque dans ses Carnets d’un certain pessi-
misme, tout en accusant avec véhémence ceux qui ont transformé « l’enfant
merveilleux » qu’était Euphorion en « un monstre difforme », parce qu’« ils
ont voulu répudier la beauté et la nature au seul profit de l’intelligence et de
ses pouvoirs conquérants » (IV, p. 1111).
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Dans l’utilisation personnelle qu’il fait de tous ces mythes, que ce soit
sur le plan métaphysique ou historique, Camus se révèle avant tout philo-
sophe ou moraliste mais les préoccupations de l’artiste ne sont jamais très
loin, comme le démontre le caractère souvent lyrique des textes de L’Été,
qualifiés par lui-même d’ « essais solaires ». Nous l’avons vu également
avec sa première expérience du métier de romancier, où la transposition
d’une figure mythique pour créer un personnage, Zagreus, s’accompagne de
la mise en débat d’idées fondamentales dans sa réflexion. Un autre roman,
La Peste, présente l’intérêt de montrer comment fonctionne l’insertion, dans
un texte fictionnel, de la référence mythologique. En décrivant, en ouverture
du roman, la ville d’Oran à travers ses habitants, leurs habitudes, leur ennui,
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Camus avait dans l’esprit une métaphore issue de la mythologie grecque. Il
écrivait à Jean Grenier, au moment de la gestation du roman : « Vous ne
pouvez croire l’isolement qu’on peut trouver à Oran. C’est un labyrinthe
fauve et brillant. Au détour de chaque rue, les Oranais trouvent leur
Minotaure : c’est l’ennui » (III, p. 1322). Ce propos fait écho directement à
l’essai que Camus a consacré à cette ville, dans L’Été. On y trouve ce pas-
sage en particulier, où la référence au mythe est explicite : « Oran est un
grand mur circulaire et jaune, recouvert d’un ciel dur. Au début, on erre
dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on
tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure
dévore les Oranais : c’est l’ennui » (III, p. 573).
Une autre référence mythologique apparaît dans la La Peste, de façon
plus directe, lorsque dans la quatrième partie nous assistons à une repré-
sentation de l’opéra de Glück, Orphée et Eurydice, qui devrait apporter un
répit aux habitants, leur faire oublier, le temps d’une soirée, la maladie.
Un passage dans le texte fonctionne comme l’indice d’une vérité qui va
s’imposer dans sa dimension tragique : « C’est à peine si on remarqua
qu’Orphée introduisait, dans son air du deuxième acte, des tremblements
qui n’y figuraient pas, et demandait avec un léger excès de pathétique, au
maître des Enfers, de se laisser toucher par ses pleurs » (II, p. 171). À la
différence des exemples que nous avons relevés dans les textes non-
fictionnels, où le mythe intéresse essentiellement Camus parce qu’il lui
fournit une figure emblématique, il est repris ici en tant que récit constitué
d’une suite d’événements dont la restitution est signifiante du fait de l’in-
flexion qu’elle subit, dans le sens d’une dramatisation. Fernande Bartfeld
a précisé la signification de ce qu’elle appelle « la cécité symbolique », en
référence à Œdipe, dont Camus fera le modèle du héros tragique lors de sa
conférence d’Athènes en 1955. Cet épisode dans La Peste, écrit-elle,
« histoire de regards mais de regards interdits, [est] offert en spectacle à
ceux qui justement ne veulent pas voir. Mais Orphée s’écroule, terrassé
par le Mal, obligeant les spectateurs à regarder en face la réalité dont ils
camus et les mythes grecs 803

cherchaient à se détourner4 ». Ce passage fait écho à la phrase suivante,


concernant Œdipe, dans Le Mythe de Sisyphe : « À partir du moment où il
sait, sa tragédie commence » (I, p. 303).
Il s’agit, dans l’exemple précédent tiré de La Peste, d’intertextualité,
dont « la principale fonction », écrit Marc Eigeldinger dans Mythologie et
intertextualité, « est transformatrice et sémantique. Il ne s’agit pas de repro-
duire à l’état brut le matériau d’emprunt, mais de le métamorphoser et de le
transposer (…) dans le but d’inaugurer, d’engendrer une signification nou-
velle5 ». Dans l’exemple dont nous venons de parler, la signification est liée
au thème de la séparation, thème central dans La Peste, avec sa double
dimension personnelle et historique. Cet exemple permet d’autre part de
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souligner le lien, chez Camus, entre mythe et symbole. Quel que soit le
mode de transposition du mythe, dans l’essai ou dans le roman, Camus
l’utilise toujours pour expliciter une situation existentielle fondamentale,
comme celle de la séparation dans La Peste. Le mythe d’Orphée et Eurydice
n’est pas seulement un récit ou une histoire, il symbolise la condition de
l’homme « privé de ». On peut faire la même observation, avec Jean
Sarocchi, à propos des principaux mythes que Camus réinvente dans ses
textes non-fictionnels : « Sisyphe roulant son roc à la pointe extrême du
Mythe, Hélène en exil, Ulysse naviguant vers son île, Prométhée que le
vautour dévore, le Minotaure identifié à la grande ville moderne, ces figures
légendaires stylisent, dans l’aura de leur drame archaïque, la condition
humaine6. » On voit ici en quoi Camus se sépare de Gide, alors qu’ils ont
pourtant puisé dans le même fonds culturel, et surtout mythologique. Très
tôt dans ses Carnets, Camus a dit tout son intérêt pour « le mythe et sa
signification antipsychologique » (II, p.  845). À la différence de Gide qui
est, comme lui-même l’a déclaré, à la recherche de « la vérité psycholo-
gique », la réflexion de Camus à travers les mythes et ce qu’il a voulu leur
faire signifier, dépasse l’individu pour dire l’Homme et sa condition, qu’il
partage avec tous les autres. L’époque dans laquelle il vivait lui dictait cette
exigence. Il répondait à une interview en 1951, en disant : « […] aujourd’hui
les passions du siècle sont les passions collectives parce que la société est
en désordre. »
Se séparant radicalement de l’historicisme comme de « l’existentialisme
moderne », selon son expression, Camus écrivait dans ses Carnets, au len-
demain de la guerre : « La réflexion grecque n’est pas historique. Les
valeurs sont préexistantes » (II, p. 1061). L’une de ces valeurs est symboli-
sée par le personnage d’Hélène, passion qu’il partageait avec son ami René

4.  Fernande Bartfeld, L’Effet tragique, « Essai sur le tragique dans l’œuvre de Camus », Paris,
Champion-Slatkine, 1988, p. 226.
5.  Marc Eigeldinger, Mythologie et intertextualité, Genève, Slatkine, 1987, p. 16.
6.  Jean Sarocchi, dans Les Critiques de notre temps et Camus, Paris, Garnier, 1970, p. 133.
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Char. Afin d’exalter sa beauté, il termine le texte qu’il lui consacre dans
L’Été par une citation d’Eschyle, que l’on trouve sous sa forme complète
vers la même époque dans les Carnets : « Âme sereine comme le calme des
mers, beauté qui ornait la plus riche parure, doux yeux qui perçaient à l’égal
d’un trait, fleur d’amour fatale aux cœurs » (II, p. 1083). La beauté, selon
Camus, a un rôle essentiel à jouer dans la recherche de cet « équilibre supé-
rieur » qu’il envie à la Grèce. Dans la quatrième partie de L’Homme révolté,
intitulée « Révolte et art », il écrit : « […] il y a peut-être une transcendance
vivante, dont la beauté fait la promesse, qui peut faire aimer et préférer à
tout autre ce monde mortel et limité » (III, p. 283).
La beauté s’articule chez Camus avec deux autres valeurs, issues de
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l’ héritage grec, le sens des limites ainsi que l’amour de ce monde, l’attache-
ment à la terre. Parlant dans « L’Exil d’Hélène » de la pensée grecque, il
écrit : « Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. Notre
Europe, au contraire, lancée à la conquête de la totalité, est fille de la déme-
sure » (III, p.  597). Cette idée de démesure introduit quelques lignes plus
loin, afin de rétablir l’équilibre, le nom d’une autre figure mythique :
« Némésis veille, déesse de la mesure, non de la vengeance. » Camus pré-
cisera sa pensée en ces termes à la fin de L’Homme révolté : « Une réflexion
qui voudrait tenir compte des contradictions contemporaines devrait deman-
der à cette déesse son inspiration » (III, p.  315). Le nom de Némésis est
ainsi inscrit dans le texte de L’Homme révolté, comme celui de Prométhée
l’était dans Le Mythe de Sisyphe, montrant la continuité de la pensée camu-
sienne. À partir des années cinquante et jusqu’à la fin de sa vie, ce nom ne
cessera d’occuper l’esprit de Camus, comme le montre le titre « Pour
Némésis », daté de 1959 à Lourmarin, et désignant les fragments d’un texte
dont le projet existait depuis quelques années déjà.
Le monde, ou la terre, autre valeur essentielle que Camus redécouvre en
opérant ce retour aux sources grecques, fait apparaître une figure mythique
qui est restée jusqu’ici en arrière-plan : il s’agit d’Ulysse. L’associant à celle
qui est le symbole de la beauté dans « L’Exil d’Hélène », il en fait un modèle
d’humanité par opposition à son époque, à laquelle il reproche, par goût de
l’absolu, de déserter ce monde : « Ulysse peut choisir chez Calypso entre
l’immortalité et la terre de la patrie. Il choisit la terre, et la mort avec elle. Une
si simple grandeur nous est aujourd’hui étrangère. » Camus soulignera, dans
« La Pensée de midi », son adhésion à cette sagesse en utilisant le pronom
« nous » : « Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et
frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. Dans la lumière, le
monde reste notre premier et notre dernier amour » (III, p. 323).
Préfaçant, en octobre  1955, les Œuvres complètes de Roger Martin du
Gard, Camus reviendra sur cette figure exemplaire à ses yeux, à travers le
personnage d’Antoine, le médecin du cycle romanesque des Thibault qui
camus et les mythes grecs 805

rentre, survivant mais gazé, de la guerre de 14 où il a rempli courageuse-


ment sa tâche de médecin. On lit dans cette Préface : « Que peut-il faire
d’autre, sinon s’accepter encore dans ses limites et tenter de concilier les
devoirs qu’il a envers lui-même et envers les autres ? Pour le reste, il lui
faut parier une fois de plus. Ulysse, gazé et déchu, cherche à définir sa
sagesse et reconnaît qu’elle doit avoir une face de folie et de risque »
(III, p.  975). Rappelant qu’Antoine s’est défini lui-même comme « un
homme moyen », Camus en fait le véritable héros de l’ouvrage : « La vérité
d’Ulysse, après tout, recouvre aussi celle d’Antigone, alors que l’inverse
n’est pas vrai. » Le personnage de Martin du Gard, de même que cet autre
médecin, le docteur Rieux dans La Peste, fait partie de ces hommes qui
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s’inscrivent dans la lignée de Prométhée, comme Camus l’écrit à la fin de
« Prométhée aux Enfers » : « Au cœur le plus sombre de l’histoire, les
hommes de Prométhée, sans cesser leur dur métier, garderont un regard sur
la terre, et sur l’herbe inlassable » (III, p. 592). Ces valeurs ne fondent pas
seulement une sagesse mais une morale de l’action. Ce que le romancier de
La Peste exprime par l’intermédiaire de Rieux lorsque celui-ci se retourne,
à la fin du livre, sur le combat qu’il vient de mener contre le fléau, conférant
ainsi à son personnage un destin, rejoint ce qu’il disait à propos de Sisyphe
dans son essai : « […] persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est
humain », il « est toujours en marche » (I, p. 304).
Au début de son œuvre, dans Noces, Camus écrivait : « […] qu’ai-je
besoin de parler de Dionysos pour dire que j’aime écraser les boules de
lentisques sous mon nez ? » (I, p. 107). Il privilégiait alors le contact direct
avec le monde, avec la nature, sans avoir besoin de la médiation des mythes,
même grecs. Cependant, le mûrissement de sa pensée et de son œuvre,
indissociables de sa confrontation avec l’Histoire et ses excès, lui a fait
rapidement comprendre tout ce qu’il pouvait retirer de l’héritage grec et,
plus largement, méditerranéen. Il écrit dans « La Pensée de midi » : « […]
l’absolutisme historique, malgré ses triomphes, n’a jamais cessé de se heur-
ter à une exigence invincible de la nature humaine dont la Méditerranée, où
l’intelligence est sœur de la douce lumière, garde le secret » (III, p.  318).
Prenant comme modèle, en tant qu’écrivain, Eschyle et son œuvre, à la fois
énigmatique et exaltante par la quête du sens à laquelle elle nous convie,
Camus écrit dans « L’Énigme », un autre texte de L’Été : « […] aux fils
indignes, mais obstinément fidèles, de la Grèce, qui survivent encore dans
ce siècle décharné, la brûlure de notre histoire peut paraître insoutenable,
mais ils la soutiennent finalement parce qu’ils veulent la comprendre. Au
centre de notre œuvre, fût-elle noire, rayonne un soleil inépuisable, le même
qui crie aujourd’hui à travers la plaine et les collines » (III, p. 606).

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