I. Un « moment cartésien » ?
La forme de pensée qui s’interroge sur ce qui permet au sujet d’avoir accès
à la vérité, la forme de pensée qui tente de déterminer les conditions et les
limites de l’accès du sujet à la vérité 2.
Et celle de la spiritualité :
perspectives qu’elle lui ouvre. Certes, le niveau de sens élaboré par elle
ne se laisse réduire à aucune des discursivités locales d’où elle part ;
mais tout de même, si ce sens ne se trouvait confirmé dans le détail
par aucun niveau inférieur de signification, il se pourrait qu’il fût
sinon tout à fait faux, du moins tout à fait inutile. 2/ À cette nécessité
de méthode s’en ajoute une, qui tient à la figure même de Descartes
dans le discours de Foucault. Car Foucault semble hésiter entre une
relative extension accordée à l’adjectif cartésien et un extrême attache-
ment à la lettre des textes de Descartes. D’un côté, évoquant l’impor-
tance du « moment cartésien », il reconnaît par exemple que l’adjectif
cartésien est « un mot que je sais mauvais, qui est là à titre purement
conventionnel 6 » ; d’un autre pourtant, au moment même où il insiste
sur l’inadéquation d’un tel lexique, il affirme décrire « la démarche
cartésienne, celle qui se lit très explicitement dans les Méditations 7 ».
Telle qu’elle se lit explicitement : voilà qui invite à une analyse précise
du sens explicite des Meditationes, sans en référer immédiatement à
un paradigme interprétatif déjà par trop distancié du texte. Mais alors
comment comprendre cette alternance entre extension (le « moment
cartésien » n’est tel que par convention et ne renvoie pas forcément
à la figure même de Descartes) et précision (c’est de la lettre même
des textes de Descartes qu’il s’agit) ? En fait, Foucault ne nuance pas
l’adjectif cartésien au motif que les textes de Descartes pourraient ne
pas valider tout à fait la lecture qu’il en propose, mais au contraire et
paradoxalement parce qu’ils pourraient n’être ni les premiers ni les seuls
à la valider : non que le tournant cartésien ne soit le fait de Descartes,
mais il n’est pas le fait du seul Descartes : il a pu commencer avant
Descartes, bien que Descartes y soit tout à fait inscrit. Foucault va
même jusqu’à suggérer que d’autres philosophes, et non des moindres
(Kant, Hegel, Schelling, Schopenhauer, Husserl, Heidegger) 8, aient pu
reconduire l’alliance entre philosophie et spiritualité, malgré et contre
le geste cartésien de dissociation entre l’une et l’autre, si bien qu’il y
eut des cartésiens avant Descartes et des non-cartésiens après Descartes !
Si judicieuses que soient ces nuances, elles ont comme effet collatéral,
non seulement de fragiliser la périodicité proposée par Foucault (le
6. HS, p. 15 ; cf. encore quelques lignes plus bas : « le moment cartésien, encore
une fois avec des tas de guillemets… »
7. HS, p. 16.
8. HS, p. 29 sq.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 57
[…] la démarche cartésienne, celle qui se lit très explicitement dans les
Méditations, a placé à l’origine, au point de départ de la recherche philoso-
phique, l’évidence – l’évidence telle qu’elle apparaît, c’est-à-dire telle qu’elle
se donne, telle que se donne effectivement à la conscience, sans aucun doute
possible. […]. [C’est donc à] la connaissance de soi, au moins comme forme
de conscience, que se réfère la démarche cartésienne 9.
9. HS, p. 16.
58 La subjectivation du sujet
elles tirent leur vérité 12. L’existence de Dieu dans la Meditatio III n’est
prouvée après la formulation du cogito comme par suite d’elle que parce
qu’elle se tire du cogito lui-même (comme on dit : « tirer au clair »), par
examen de la nature de l’ego et la reconnaissance de sa finitude. L’ordre
horizontal des raisons doit donc s’entendre comme un ordre vertical
d’approfondissement, comme une sorte de forage permettant d’accéder
aux propositions qui, comme par-dessous, soutiennent les vérités déjà
acquises et parfaitement incontestables : la démarche cartésienne s’appa-
rente alors à une démarche transcendantale, puisqu’elle travaille à faire
la lumière sur les conditions de possibilité de propositions factuelles
déjà établies. Ainsi, ce n’est qu’une fois le cogito atteint, indiscutable-
ment conquis sans que jamais soit requise la condition d’évidence, que
l’ego peut éclairer la condition d’évidence qui le soutient.
On pourra être plus précis. Il n’est de philosophia prima (par oppo-
sition aux pensées pourtant « si métaphysiques » de 1637) que si n’est
pas d’emblée disponible le critère d’évidence, que si fait défaut tout
critère de vérité quel qu’il soit : si la regula veritatis eût été admise avant
le cogito, le doute n’eût pas été complet puisqu’il l’eût épargnée. Voilà
pourquoi Descartes ne pouvait se donner de critère de certitude avant
le cogito et ne pouvait entreprendre de rechercher que la certitude, mais
non point l’évidence : définir d’emblée la certitude par l’évidence, c’eût
été déjà disposer du criterium du savoir certain. En ceci la démarche
métaphysique des Meditationes se donne-t-elle comme plus radicale et
plus complète que celle du Discours de la méthode : le Discours de 1637
se dote d’emblée de la règle d’évidence qui détermine toute certitude
(DM II, AT V 18 16-18), en sorte que le doute ne peut suspendre les
vérités mathématiques qui, Descartes en est sûr depuis 1618, y satisfont
pleinement ; en 1641, l’évidence elle-même étant suspendue, du moins
ignorée, le doute peut alors prendre pour cible l’évidence mathéma-
tique grâce à la « vetus opinio » du « Deus qui potest omnia » (VII 21,
1-22, 2) – c’est-à-dire en définitive la méthode même, pour autant qu’il
s’agissait par elle de mettre en œuvre le critère de l’évidence. Telle est la
radicalité des Meditationes : questionner même l’évidence, qui, venue
des mathématiques, avait paru, y compris dans la seconde partie du
Discours, indiscutable. Les Meditationes ne font donc pas fond sur le
critère d’évidence, elles l’établissent ; mais pour l’établir, il faut ne point
12. Sur les rapports entre implicite/explicite et l’ordre des Meditationes, cf. Entretien
avec Burman, V 147 et 153 ; J.-M. Beyssade (éd.), Paris, PUF, 1981, textes 3 et 13.
60 La subjectivation du sujet
15. Cf. par exemple, sur le choix d’Amsterdam, la lettre à Guez de Balzac, 5 mai
1631, AT I 203-204 ; cf. aussi DM III, AT VI 31, 1-13.
16. Sur le passage de l’École au « livre du monde », puis de ce dernier à l’étude
« en moi-même », cf. notre article, « Le moi cartésien comme troisième livre. Note sur
Montaigne et la première partie du Discours de la méthode », Revue de métaphysique et
de morale, 2012/2, n° 74, p. 161-180.
17. Cf. la lettre de Descartes lui-même à ***, 12 septembre 1638, AT II 377-378,
et Kambouchner Denis, « Descartes et le problème de la culture », Bulletin de la société
française de philosophie, avril-juin 1998, p. 1-48. Mais, on l’aura compris, notre thèse
consiste à soutenir que même sans la méditation, la démarche cartésienne eût relevé de la
spiritualité. La pratique méditative s’ajoute aux éléments de doctrine cartésienne qui
alimentent déjà cette la teneur spirituelle de cette philosophie, mais ne la confisque
pas à elle seule. Thèse d’autant plus nécessaire que (a) tous les autres auteurs (Kant,
Spinoza, etc.) auxquels Foucault accorde la présence d’une spiritualité n’ont pas
recouru à la méditation et que (b) les Meditationes sont loin d’épuiser tout le corpus
cartésien, des Regulae aux Principia.
18. Sur les Regulæ comme débat avec l’aristotélisme de l’École, cf. Marion Jean-Luc,
Sur l’ontologie grise de Descartes, Paris, Vrin, 1975.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 63
IV. La conversion
Cette conversion peut se faire sous la forme d’un mouvement qui arrache
le sujet à son statut et à sa condition actuelle (mouvement d’ascension du
sujet à lui-même ; mouvement par lequel, au contraire, la vérité vient à lui et
l’illumine). Appelons, là encore très conventionnellement, ce mouvement dans
quelque sens qu’il aille : le mouvement de l’erôs (amour). Et puis une autre
grande forme par laquelle le sujet peut et doit se transformer […] : […] C’est
un travail de soi sur soi, une élaboration de soi sur soi, une transformation
progressive de soi sur soi dont on est soi-même responsable, dans un long
labeur qui est celui de l’ascèse (askêsis). Erôs et askêsis sont, je crois, les deux
grandes formes par lesquelles, dans la spiritualité occidentale, on a conçu les
modalités selon lesquelles le sujet devait être transformé pour devenir enfin
sujet capable de vérité 22.
elle déploie et suscite toute une érotique. (b) Seconde trace de cette
érotique, selon laquelle « la vérité vient [au sujet] et l’illumine » : les
songes de la nuit du 10 au 11 novembre 1619. En eux-mêmes, ces
songes ne déterminent à proprement parler aucune vocation, mais la
confortent et l’étayent par une confirmation venue de plus haut et
interprétée par Descartes comme un message divin 25 ; aussi n’y a-t-il dès
lors pas de contradiction entre la vocation scientifique et le pèlerinage
de Lorette dont Descartes formule le vœu consécutivement aux trois
songes : la vocation de vérité vient à Descartes, et d’ailleurs, mieux
encore que la vocation, la vérité elle-même, puisqu’en rêve s’énoncent
des propositions que la science cartésienne retiendra sous une forme
constituée et argumentée 26.
(c) Enfin, n’est-il pas possible de repérer le « mouvement d’ascension
du sujet à lui-même ; mouvement par lequel, au contraire, la vérité
vient à lui et l’illumine » au cœur de la recherche métaphysique qui
anime les Meditationes : l’ego ne va-t-il pas « de l’extérieur à l’intérieur
et de l’intérieur au supérieur », pour reprendre une admirable formule
d’Étienne Gilson 27 ? L’idée de Dieu n’éclaire-t-elle pas l’ego au point de
l’illuminer (« immensi hujus luminis pulchritudinem », VII 52 14-15)
et, littéralement, de le ravir (IV 608, 4) ? Parce que l’idea infiniti est
une idée que je ne peux pas causer, elle ne peut que m’advenir de
plus haut (VII 45, 15-18). Les Meditationes, dans la rigueur de leur
déploiement, donnent ainsi à voir exactement ce que Foucault appelle
l’érôs et dont pourtant il nie la présence chez Descartes. Au reste, se
passât-on de la radicalité de la recherche métaphysique, la décision de
trouver en soi-même la vérité (DM I, VI 10, 29) ne reconduit-elle pas
une forme d’innéisme qui, mutatis mutandis, inscrit Descartes dans
la lignée de la tradition platonico-augustinienne, à laquelle Foucault
n’a pas refusé la spiritualité ?
La dimension d’askêsis n’est pas moins présente dans l’œuvre
de Descartes – à double titre au moins : sous une forme que nous
25. Sur ce point, cf. Henri Gouhier, Les premières pensées de Descartes, Paris,
Vrin, 1979, chap. III.
26. Sur ce point, Jean-Luc Marion, « Le pensée rêve-t-elle ? », in Questions carté-
siennes, Paris, PUF, 1991, chap. 1.
27. Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 1929,
p. 24, cité par Jean Deprun, « Chercher la vérité : notes sur le statut de l’“homo
quaerens” chez Descartes et Malebranche » (1976), in De Descartes au romantisme,
Paris, Vrin-Reprise, 1987, p. 14, n. 24.
66 La subjectivation du sujet
qualifierions de basse et une autre de haute. (a) Sous sa forme basse nous
y reconnaîtrions la méthode : critique des représentations (analogue en
ce sens à la « discipline des représentations » stoïcienne), elle s’impose
d’abord négativement par ce qu’elle interdit d’admettre (les proposi-
tions insuffisamment évidentes) et surtout les travers contre lesquels
elle tâche de prémunir le sujet : prévention et précipitation (DM II, VI
18, 16-23). La méthode cartésienne n’est donc pas d’abord une série
d’opérations épistémologiques ; ou plutôt, si elle déploie des opérations
épistémologiques, ce n’est que parce qu’elle a d’abord établi le sol
moral où de telles opérations peuvent se tenir. Prévention et précipi-
tation ne sont pas des erreurs liées « extrinsèquement » à une démarche
insuffisamment scientifique, mais des fautes qui engagent l’usage de
liberté et la discipline de soi ; c’est pourquoi la méthode cartésienne
se donne comme un travail sur soi, condition de possibilité de tout
travail sur des objets 28. La méthode est en son fond affaire de morale,
c’est-à-dire d’usage de la liberté. (b) Sous sa forme haute, c’est évidem-
ment la meditatio métaphysique qui offrira l’illustration privilégiée de
l’exercice ascétique cartésien. Non seulement la meditatio emprunte sa
forme et ses démarches à la spiritualité ignacienne, mais elle pourrait
même déployer au moins par analogie les moments de la méditation
religieuse 29 ; du reste, elle n’est pas un procédé purement extérieur à la
recherche métaphysique, comme la mise en forme d’une enquête qui
pourrait parfaitement conquérir ses conclusions par ailleurs et autre-
ment, elle est intrinsèque à la métaphysique dont elle conditionne, par
ses succès et ses échecs, les résultats ; elle est l’exercice métaphysique par
excellence 30. D’où l’importance, au sein de la méditation, du moment
négatif : le doute constituant la première étape indispensable à l’accès
à la métaphysique, moment d’ascèse et de préparation à la vérité, il
doit lui-même prendre forme méditative, argumentée et organisée ;
son caractère métaphysique se tire non de son propos (après tout, il
n’est question que de « remacher une viande si commune 31 »), mais
28. Sur ces points, cf. les lieux cités par Et. Gilson, dans Descartes, Discours de
la méthode, texte et commentaire, Paris, Vrin, 1925, p. 198-199.
29. Cf. Denis Kambouchner, Les Méditations métaphysiques de Descartes, Paris,
PUF, 2005, p. 145-146. Mais en 1972, c’est Michel Foucault qui, sans doute le
premier, avait insisté sur la méditation comme exercice spirituel.
30. Ibid., p. 137-156, qui font une bonne synthèse d’une littérature très abondante
et souvent répétitive.
31. IIae Responsiones, AT VII 130, 21-22/IX 103.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 67
32. Jean Deprun, art. cité, p. 13 ; cf. aussi, ibid. : « L’homo quaerens [chez Descartes
et Malebranche] ne peut atteindre le vrai s’il n’a choisi ses instruments de recherche,
écarté les idées vagues ou obscures, fait la chasse aux fausses évidences : purification
active et passive, proche parente de celle qu’avaient codifiée les mystiques. »
33. Jean Deprun, art. cité, p. 13.
34. Cf. Descartes à Elisabeth, 31 janvier 1648, AT V 111, 2-112, 11 et les obser-
vations de V. Carraud et G. Olivo sur le traité De l’érudition, in Descartes, Étude du
bon sens, op. cit., p. 165 sq.
68 La subjectivation du sujet
répudiation dans la Meditatio I 35. (b) Mais alors, s’il y a bien conversion
cartésienne, à quoi le sujet est-il converti ? Ou plutôt : en quoi/en qui
est-il changé ? Quelle figure du sujet disparaît, quelle figure apparaît ?
S’il est vrai que le DM et la Meditatio I donnent à voir une conversion,
Henri Gouhier avait vu juste en parlant de la transformation d’un
sujet « historique » en sujet « éternel 36 », nous dirions d’un « sujet empi-
rique » en un « sujet transcendantal ». Sur le plan biographique, cette
épuration admet deux paliers : la rupture de 1618/1619 et le tournant
métaphysique de 1629. Mais chacune des œuvres de Descartes l’illustre
à son échelle, de sorte qu’à tous les niveaux les textes de Descartes
offrent le témoignage d’un travail continu d’épuration : la radicalité
des Meditationes (et notamment en sa pointe avancée : le doute) se
situe dans la continuité d’une démarche de rupture et de conversion
que charrie l’ensemble de la démarche cartésienne.
V. L’effet de retour
35. Cf. Michel Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu », in Histoire de la folie, 2e
éd. 1972, p. 583-603, puis retiré pour réapparaître in Dits et écrits, Gallimard, 1994,
coll. Quarto, vol. I, p. 1112-1136. Cf. aussi le texte parallèle dans la revue japonaise
Paideia, « Réponse à Derrida », Dits et écrits, I, p. 1149-1163.
36. Henri Gouhie, Descartes. Essais sur le « Discours de la méthode », Paris, Vrin,
1973, p. 13.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 69
ne peut plus exister. On ne peut plus penser que l’accès à la vérité va achever
dans le sujet, comme un couronnement ou une récompense, le travail ou le
sacrifice, le prix payé pour arriver à elle. La connaissance s’ouvrira simplement
sur la dimension indéfinie d’un progrès […]. Telle qu’elle est désormais, la
vérité n’est pas capable de sauver le sujet 37.
(IV 608, 4). Bref, il y a bien, dans l’itinéraire méditatif des Meditationes
une promotion de la contemplation de Dieu comme aboutissement,
accomplissement, illumination. Que les Meditationes se poursuivent
après la Meditatio III, qu’elles ne trouvent pas à s’arrêter définitive-
ment dans la contemplation de la divinité, voilà qui n’amoindrit en
rien la félicité gagnée, mais indique simplement que l’édification de
la connaissance (à travers la recherche métaphysique des Meditationes
IV-VI) n’est pas du même ordre que l’accomplissement atteint (en
Meditatio III). (b) Second point : ce qu’il est convenu d’appeler la
« morale » n’attesterait-il pas d’un effet de retour de la vérité sur le sujet ?
Certes, là encore, l’horizon du DM demeure la possibilité d’une morale
définitive fondée sur l’achèvement du savoir, en défaut de laquelle la
méthode fournit quelques maximes d’action relativement consen-
suelles constituant une morale « par provision » (VI 22, 27-28) ; mais
dès l’instant que ce savoir est reconnu comme intotalisable et que le
bonheur doit s’atteindre en l’absence d’une telle totalisation, la morale
par provision demeure la seule morale possible, qui enseigne à trouver
son accomplissement indépendamment du cours de la science. Dès
lors, le progrès (horizontal, pourrait-on dire) n’ajourne pas l’accom-
plissement de la nature humaine et sa vocation à la béatitude, car c’est
à chaque moment que le bonheur peut s’atteindre : l’horizon de la
connaissance demeure certes indéfini, mais l’accomplissement du sujet
est d’un autre ordre que celui de la connaissance : il n’est pas un bien
qu’une connaissance aboutie pourrait nous donner, ni même qu’un
savoir accru pourrait accroître à son tour. Qu’est-ce qui rend possible
cet accomplissement du sujet en l’absence de tout savoir définitif ? La
connaissance métaphysique : parce qu’elle n’est susceptible d’aucun
progrès, parce que son rôle fondationnel en a épuisé dans une certaine
mesure le contenu, elle peut offrir les bases d’une béatitude qui s’atteint
et s’obtient ici-bas. Donnons-en quatre exemples. (i) La discipline des
passions proposée par les PA repose tout entière sur des acquis méta-
physiques, puisque étudier les passions « en physicien » (XI 326, 15),
impose en effet de revenir aux racines métaphysiques de toute physique,
à savoir la distinction de l’âme et du corps (Meditatio VI) et le fait de
leur union (Meditatio VI). (ii) S’agissant des thèses de physique, on
observera que dans la mesure où elles sont fondées métaphysiquement,
elles sont tout autre chose que de simples thèses dépourvues de tout
engagement du sujet ou d’effet sur lui. Ainsi du refus de l’étude des
causes finales : certes, il s’inscrit dans une démarche générale visant
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 71
38. Sur ce point, cf. Laurence Renault, Descartes ou la félicité volontaire, Paris,
PUF, 2000, p. 139-151.
39. Cf. notre étude « La métaphysique, dernier mot de la morale cartésienne ?
Descartes et les émotions intérieures », Les Études philosophiques, 2014/2 n° 109,
p. 219-236
40. Descartes définit la béatitude comme « un parfait contentement d’esprit et une
satisfaction intérieure que n’ont pas ordinairement ceux qui sont le plus favorisés de la
fortune, et que les sages acquièrent sans elle », par opposition à « l’heur » qui ne dépend
que des choses qui sont hors de nous » (à Elisabeth, 4 août 1645, IV 264, 8-11 et 3-4).
72 La subjectivation du sujet
41. Cf. déjà à Mersenne, 9 janvier 1639, II 480, 23-24 ; mais à Huygens,
4 décembre 1637, I 649, 16-31.
42. Nous rejoignons donc, par d’autres voies, les conclusions de Pierre Guenancia,
« Foucault / Descartes : la question de la subjectivité », Archives de Philosophie, 2002/2,
65, p. 239-254.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 73