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II

Y a-t-il une spiritualité cartésienne ?


Les deux Descartes de M. Foucault

par Dan Arbib

Pour Jean-Michel Muglioni

I. Un « moment cartésien » ?

On peut bien dire la Modernité l’« ère de la subjectivité », une telle


affirmation n’a pas grand sens si l’on ne se donne la peine de définir
rigoureusement une telle subjectivité et d’en repérer la présence et les
effets dans un corpus de textes précis ; de montrer que son concept offre
un surcroît d’intelligibilité à des faits, de pensée ou d’acte, qui sans
lui fussent demeurés totalement ou partiellement inexploitables, voire
inaperçus ; d’éclairer un tel concept par différence d’avec ses rivaux ou
ses antagonistes, potentiellement portés par une autre ère. C’est le grand
mérite du travail du dernier Foucault que d’avoir donné au concept
de sujet une consistance et une épaisseur telles que les rapports entre
subjectivité et Modernité ne donnent plus lieu à un slogan, mais une
thèse contrôlable, c’est-à-dire validable ou, éventuellement, invalidable.
Ainsi, dans son cours au Collège de France de 1981-1982 consacré
à L’herméneutique du sujet, élabore-t-il la thèse d’un changement de
paradigme de la subjectivité à l’orée de la modernité, changement de
paradigme dont Descartes serait le nom ou, plus vraisemblablement
54 La subjectivation du sujet

d’ailleurs, le prête-nom 1. La modernité cartésienne aurait dévalué le


souci de soi (épiméléia heautou) en faveur de la connaissance de soi : alors
que l’Antiquité avait mis la seconde sous la juridiction de la première
– l’impératif delphique du gnôti seauton n’était impératif que parce
qu’il entrait d’abord sous le chef du souci de soi qui, à tous égards,
demeurait principiel –, le « moment cartésien » a eu pour effet de briser
cette tradition longtemps maintenue (non sans rivale) en disqualifiant le
souci de soi et en requalifiant la connaissance de soi. – Requalification
de la connaissance de soi : parce que la démarche cartésienne, en plaçant
au point d’origine l’évidence telle qu’elle apparaît à la conscience, fait
de la connaissance de soi le point de départ de la recherche philoso-
phique. – Disqualification du souci de soi : parce qu’avec le moment
cartésien s’opérerait la désolidarisation entre philosophie et spiritualité.
Rappelons la définition foucaldienne de la philosophie :

La forme de pensée qui s’interroge sur ce qui permet au sujet d’avoir accès
à la vérité, la forme de pensée qui tente de déterminer les conditions et les
limites de l’accès du sujet à la vérité 2.

Et celle de la spiritualité :

La recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-


même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité. On appellera
alors “spiritualité” l’ensemble de ces recherches, pratiques et expériences que
peuvent être les purifications, les ascèses, les renoncements, les conversions
du regard, les modifications d’existence, etc., qui constituent, non pas pour
la connaissance mais pour le sujet, pour l’être même du sujet, le prix à payer
pour avoir accès à la vérité 3.

1. Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982,


texte édité par F. Gros sous la direction de F. Ewald et A. Fontana, Paris, EHESS,
Gallimard/Seuil, 2001, abrégé dans la suite sous la forme HS. Les citations des textes
de Descartes se référeront à l’édition d’Adam et Tannery (Paris, Vrin, 1897-1913) ;
nous indiquons le numéro du volume, de la page et éventuellement des lignes, sans
toujours indiquer « AT ».
2. HS, p. 16 ; cf. aussi, quelques lignes plus haut : « Cette forme de pensée qui
s’interroge, non pas bien sûr sur ce qui est vrai et sur ce qui est faux, mais sur ce qui
fait qu’il y a et qu’il peut y avoir du vrai et du faux, et qu’on peut ou que l’on ne peut
pas départager le vrai et le faux. »
3. HS, p. 16-17.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 55

Avec Descartes, ou plutôt avec le « moment cartésien », la requa-


lification du gnôti seauton irait de pair avec la disqualification de la
spiritualité, puisqu’il ne serait plus besoin de spiritualité là où le sujet
est d’emblée qualifié comme pôle central et ordonnateur de toute la
connaissance. Les deux phénomènes sont ainsi étroitement solidaires :
le point de départ étant l’évidence pour un ego cogito, la spiritualité
n’a plus de raison d’être et le souci de soi se trouve déclassé au profit
de la connaissance de soi entendue comme rapport à soi rendant
possible l’évidence. Certes, Foucault reconnaît bien la nécessité dans
la démarche cartésienne de conditions de l’accès à la connaissance, mais
ces conditions ne sont plus, dit-il, externes à la connaissance et relatives
à la qualification du sujet, mais internes à la connaissance, c’est-à-dire
épistémologiques (règles de méthode ou de constitution de l’objet,
etc.) ou « extrinsèques » (conditions de performativité, morale, etc.) 4.
Tel serait le revirement des rapports entre subjectivité et vérité que
l’adjectif cartésien serait le plus propre à qualifier.
Si brillante, si suggestive et même si enthousiasmante que soit cette
lecture, il convient d’en interroger la pertinence – pour deux motifs
au moins 5. 1/ Quelle que soit la distance qui sépare l’entreprise de
Foucault d’une analyse serrée d’histoire de la philosophie, il demeure
que l’archéologie foucaldienne n’éclairerait rien si elle ne reposait sur
des textes : en sorte qu’en retour, la valeur d’une telle entreprise se
mesure à l’éclairage qu’elle leur apporte. C’est d’ailleurs pourquoi elle
doit trouver la bonne distance entre la myopie, qui l’empêcherait de
s’élever à la hauteur d’où les pratiques reçoivent leur pleine lumière, et
le trop grand éloignement, qui interdirait toute thèse de s’appliquer à
une réalité précise. En l’occurrence, évoquer un renversement cartésien,
ce sera quand même supposer que ce renversement peut être étudié en
un lieu précis – et d’abord le corpus cartésien. L’archéologie ne s’oppose
donc pas à l’histoire de la philosophie : elle vise peut-être autre chose
qu’elle, mais sa fécondité doit pouvoir se mesurer à la pertinence des

4. Cf. HS, p. 19.


5. Signalons d’emblée deux limites de la présente contribution : 1/ nous limitons
notre examen à la figure de Descartes telle qu’elle apparaît au début du séminaire HS,
et non dans tous les textes contemporains de Foucault (cf. les précisions apportées par
l’entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow, in Dits et écrits, Gallimard, coll. Quarto,
vol. II, 2001, texte 326, p. 1229-1230) ; 2/ la complexité et la richesse de la pensée
cartésienne nous obligent à nous contenter ici de quelques indications souvent brèves,
parfois sommaires.
56 La subjectivation du sujet

perspectives qu’elle lui ouvre. Certes, le niveau de sens élaboré par elle
ne se laisse réduire à aucune des discursivités locales d’où elle part ;
mais tout de même, si ce sens ne se trouvait confirmé dans le détail
par aucun niveau inférieur de signification, il se pourrait qu’il fût
sinon tout à fait faux, du moins tout à fait inutile. 2/ À cette nécessité
de méthode s’en ajoute une, qui tient à la figure même de Descartes
dans le discours de Foucault. Car Foucault semble hésiter entre une
relative extension accordée à l’adjectif cartésien et un extrême attache-
ment à la lettre des textes de Descartes. D’un côté, évoquant l’impor-
tance du « moment cartésien », il reconnaît par exemple que l’adjectif
cartésien est « un mot que je sais mauvais, qui est là à titre purement
conventionnel 6 » ; d’un autre pourtant, au moment même où il insiste
sur l’inadéquation d’un tel lexique, il affirme décrire « la démarche
cartésienne, celle qui se lit très explicitement dans les Méditations 7 ».
Telle qu’elle se lit explicitement : voilà qui invite à une analyse précise
du sens explicite des Meditationes, sans en référer immédiatement à
un paradigme interprétatif déjà par trop distancié du texte. Mais alors
comment comprendre cette alternance entre extension (le « moment
cartésien » n’est tel que par convention et ne renvoie pas forcément
à la figure même de Descartes) et précision (c’est de la lettre même
des textes de Descartes qu’il s’agit) ? En fait, Foucault ne nuance pas
l’adjectif cartésien au motif que les textes de Descartes pourraient ne
pas valider tout à fait la lecture qu’il en propose, mais au contraire et
paradoxalement parce qu’ils pourraient n’être ni les premiers ni les seuls
à la valider : non que le tournant cartésien ne soit le fait de Descartes,
mais il n’est pas le fait du seul Descartes : il a pu commencer avant
Descartes, bien que Descartes y soit tout à fait inscrit. Foucault va
même jusqu’à suggérer que d’autres philosophes, et non des moindres
(Kant, Hegel, Schelling, Schopenhauer, Husserl, Heidegger) 8, aient pu
reconduire l’alliance entre philosophie et spiritualité, malgré et contre
le geste cartésien de dissociation entre l’une et l’autre, si bien qu’il y
eut des cartésiens avant Descartes et des non-cartésiens après Descartes !
Si judicieuses que soient ces nuances, elles ont comme effet collatéral,
non seulement de fragiliser la périodicité proposée par Foucault (le

6. HS, p. 15 ; cf. encore quelques lignes plus bas : « le moment cartésien, encore
une fois avec des tas de guillemets… »
7. HS, p. 16.
8. HS, p. 29 sq.
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« moment cartésien » est-il encore une rupture si rien n’est rompu et


si la rupture n’interrompt pas la continuité ?), mais surtout d’isoler
encore davantage la figure de Descartes en suggérant que nul plus que
lui n’a assumé le moment cartésien ; des prédécesseurs ont pu l’anticiper,
des successeurs le trahir, mais Descartes l’endosse plus profondément
que tout autre. Ainsi, les réserves de Foucault sur l’adjectif cartésien
ne visent nullement à soustraire Descartes aux déterminations qu’il
assigne au moment cartésien, mais au contraire à en faire, non exacte-
ment le plus influent acteur ni et encore moins l’auteur, mais la plus
exemplaire illustration.
Ces deux motifs – l’intérêt de l’archéologie pour l’histoire de la
philosophie, la figure de Descartes – nous invitent à examiner la thèse
foucaldienne à la lueur de la lettre des textes cartésiens.

II. La requalification du gnôti seauton

Soit donc la première thèse :

[…] la démarche cartésienne, celle qui se lit très explicitement dans les
Méditations, a placé à l’origine, au point de départ de la recherche philoso-
phique, l’évidence – l’évidence telle qu’elle apparaît, c’est-à-dire telle qu’elle
se donne, telle que se donne effectivement à la conscience, sans aucun doute
possible. […]. [C’est donc à] la connaissance de soi, au moins comme forme
de conscience, que se réfère la démarche cartésienne 9.

Descartes a donc été conduit à refouler l’épiméléia seauton en vertu


du primat donné au critère de l’évidence : l’évidence reconduisant
toujours au sujet qui en est titulaire, ce dernier devient dès lors non
plus objet de souci de soi mais de connaissance de soi. Telle est du
moins la démarche que Foucault repère dans les Meditationes. Et en
effet, si à l’évidence est reconnue la première place, comment le souci
de soi ne le céderait-il pas devant l’examen du porteur d’évidence, qui
reste l’ultime fondement du savoir ?
Il se pourrait pourtant que cette thèse ne résistât pas beaucoup à un
examen serré du texte de Descartes, pour une raison fondamentale :

9. HS, p. 16.
58 La subjectivation du sujet

que dans les Meditationes, « l’origine », le « point de départ » n’est pas


l’évidence. D’abord parce que Descartes n’y est pas en quête de l’évi-
dence, mais d’une certitude, cette certitude fût-elle qu’aucune certitude
n’est possible (Meditatio II, AT VII 24, 7-9). Pourquoi Descartes
n’est-il pas en quête d’évidence ? Pourquoi ne peut-il être en quête
d’évidence ? Le mouvement de la Meditatio II importe ici : la première
certitude, on le sait, est le cogito ; mais le cogito n’est pas une proposition
vraie parce qu’elle serait d’abord évidente ; en réalité, le mouvement
est exactement inverse : le cogito est d’abord vrai (VII 25, 11-13), et
le critère d’évidence énoncé comme regula generalis n’est établi que
ensuite, dans la Meditatio III (VII 35, 13-15). Pourquoi ensuite ? Parce
qu’il ne peut être établi que sur la base de cette vérité première qu’est
le cogito. Ce n’est qu’en revenant sur le cogito pour déterminer ce qui
en fonde la vérité que Descartes peut établir, dans un second temps,
le critère d’évidence. Ce critère, il n’en a donc pas d’abord disposé,
puisque c’est la Meditatio II qui précisément permet de l’établir, sans
l’avoir ne fût-ce que soupçonné ni anticipé avant l’invention du cogito.
Une objection pourrait toutefois ici légitimement s’introduire : s’il
est vrai que le retour sur le cogito permet d’établir la regula generalis,
n’était-ce donc pas, à rebours, en raison de son évidence que le cogito
a pu être donné comme vrai ? Autrement demandé : la réflexion sur le
cogito, qui établit l’évidence comme critère à partir d’une vérité déjà
possédée (le cogito), n’établit-elle pas le primat de l’évidence sur le cogito
lui-même, au point de donner raison à Foucault ? L’objection, en un
sens touche juste : l’évidence est en effet le fondement de la vérité du
cogito, et nul ne saurait moins le contester que Descartes lui-même 10 ;
mais elle manque ce qui fait la singularité même des Meditationes :
que les vérités s’y enchaînent comme par approfondissement, l’ordo
rationum ne consistant pas tant à déduire de vérités établies d’autres
vérités qui leur sont hétérogènes et, pour ainsi dire, distinctes, qu’à
« tirer au clair » dans un second temps les vérités qui sont au fondement
des propositions acquises dans un premier temps 11, à faire émerger les
propositions implicites des propositions explicites déjà acquises et d’où

10. « […] nihil aliud est […] », VII 35, 9.


11. Cf. par ex., Meditatio V, au sujet des rapports entre la nature du triangle et
ses propriétés d’une part et la nature de Dieu et son existence d’autre part, VII 69,
3 et la traduction de M. Beyssade, in Méditations métaphysiques, Paris, Le Livre de
Poche, 1990, p. 193.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 59

elles tirent leur vérité 12. L’existence de Dieu dans la Meditatio III n’est
prouvée après la formulation du cogito comme par suite d’elle que parce
qu’elle se tire du cogito lui-même (comme on dit : « tirer au clair »), par
examen de la nature de l’ego et la reconnaissance de sa finitude. L’ordre
horizontal des raisons doit donc s’entendre comme un ordre vertical
d’approfondissement, comme une sorte de forage permettant d’accéder
aux propositions qui, comme par-dessous, soutiennent les vérités déjà
acquises et parfaitement incontestables : la démarche cartésienne s’appa-
rente alors à une démarche transcendantale, puisqu’elle travaille à faire
la lumière sur les conditions de possibilité de propositions factuelles
déjà établies. Ainsi, ce n’est qu’une fois le cogito atteint, indiscutable-
ment conquis sans que jamais soit requise la condition d’évidence, que
l’ego peut éclairer la condition d’évidence qui le soutient.
On pourra être plus précis. Il n’est de philosophia prima (par oppo-
sition aux pensées pourtant « si métaphysiques » de 1637) que si n’est
pas d’emblée disponible le critère d’évidence, que si fait défaut tout
critère de vérité quel qu’il soit : si la regula veritatis eût été admise avant
le cogito, le doute n’eût pas été complet puisqu’il l’eût épargnée. Voilà
pourquoi Descartes ne pouvait se donner de critère de certitude avant
le cogito et ne pouvait entreprendre de rechercher que la certitude, mais
non point l’évidence : définir d’emblée la certitude par l’évidence, c’eût
été déjà disposer du criterium du savoir certain. En ceci la démarche
métaphysique des Meditationes se donne-t-elle comme plus radicale et
plus complète que celle du Discours de la méthode : le Discours de 1637
se dote d’emblée de la règle d’évidence qui détermine toute certitude
(DM II, AT V 18 16-18), en sorte que le doute ne peut suspendre les
vérités mathématiques qui, Descartes en est sûr depuis 1618, y satisfont
pleinement ; en 1641, l’évidence elle-même étant suspendue, du moins
ignorée, le doute peut alors prendre pour cible l’évidence mathéma-
tique grâce à la « vetus opinio » du « Deus qui potest omnia » (VII 21,
1-22, 2) – c’est-à-dire en définitive la méthode même, pour autant qu’il
s’agissait par elle de mettre en œuvre le critère de l’évidence. Telle est la
radicalité des Meditationes : questionner même l’évidence, qui, venue
des mathématiques, avait paru, y compris dans la seconde partie du
Discours, indiscutable. Les Meditationes ne font donc pas fond sur le
critère d’évidence, elles l’établissent ; mais pour l’établir, il faut ne point

12. Sur les rapports entre implicite/explicite et l’ordre des Meditationes, cf. Entretien
avec Burman, V 147 et 153 ; J.-M. Beyssade (éd.), Paris, PUF, 1981, textes 3 et 13.
60 La subjectivation du sujet

le soupçonner par avance ; aussi l’ego dubitans ne le soupçonne-t-il pas,


pas davantage que le cogito ne le requiert pour être premier principe.
À l’ego ensuite de se réapproprier les conditions de sa certitude mais,
encore une fois, sans que cette certitude ait eu a priori à faire allégeance
à quelque condition que ce soit : l’ordo meditandi des Meditationes n’est
que la forme imposée par une telle réappropriation. Ainsi aurions-nous
peut-être concédé à Foucault sa thèse s’il n’avait prétendu restituer la
« démarche cartésienne, telle qu’elle se donne dans les Méditations » ;
son analyse eût été à la rigueur admissible s’il se fût agi du Discours de
la méthode ou des Regulæ, mais il ne pouvait ignorer que la trame des
Meditationes, à savoir l’ordo meditandi, ne se laisse ramener à aucun
système au sein duquel le cogito et le critère d’évidence pussent être
contemporains l’un de l’autre, ou le second primer sur le premier 13.
Cette conclusion impose, dans l’optique foucaldienne, une consé-
quence : puisque le sujet cartésien ne dispose pas d’avance du critère
de l’évidence, il doit travailler à l’acquérir à partir de son cogito, et
pour cela même parvenir au cogito. Ainsi la radicalité de la démarche
cartésienne imposait-elle un travail d’accès à la vérité – que l’on pourrait
avec Foucault nommer spiritualité. C’est parce qu’elle est métaphysique,
c’est-à-dire radicale et dépourvue de toute anticipation sur l’essence
de la science (comme suite de propositions évidentes donnée à l’ego)
que la démarche cartésienne des Meditationes doit pouvoir relever de
la spiritualité. Mais pour valider pareille hypothèse contre Foucault, il
conviendrait encore de procéder avec Foucault en recourant aux trois
« postulats » qui, selon lui, définissent le fond de toute spiritualité :
1/ le sujet n’a pas comme tel droit à la vérité ; 2/ l’accès à la vérité
requiert une conversion, qui se donne sous les deux formes d’eros et
askhesis ; 3/ la vérité une fois obtenue produit sur le sujet « un effet
de retour ». – Quoi qu’il en soit de la pertinence de ces critères, notre
cheminement exige d’y soumettre Descartes : si la radicalité de la
démarche métaphysique impose une qualification du sujet pour la

13. Aussi bien donner la primauté à la condition (l’évidence) sur le conditionné


(le cogito) reviendrait à admettre l’existence de Dieu comme premier principe, puisque
le cogito, pour être appuyé épistémologiquement sur l’évidence, n’en est pas moins
soutenu, épistémologiquement et ontologiquement, sur l’existence de Dieu. Or
Descartes, quelque importance qu’il accorde à l’existence de Dieu, n’en fait jamais un
principe à même de détrôner la primauté du cogito : le cogito demeure premier parce
que sans lui l’existence de Dieu n’aurait jamais pu être prouvée.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 61

vérité (contre Foucault), cette qualification se laisse-t-elle reconduire


à une spiritualité (telle que définie par Foucault) ?

III. Le sujet n’a pas comme tel accès à la vérité

Le premier « postulat » énonce que :

La vérité n’est jamais donnée au sujet de plein droit. La spiritualité postule


que le sujet en tant que tel n’a pas le droit, n’a pas la capacité d’avoir accès
à la vérité. […] Elle postule qu’il faut que le sujet se modifie, se transforme,
se déplace, devienne, dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point,
autre que lui-même pour avoir droit à [l’]accès à la vérité 14.

Pouvons-nous valider ce premier critère ? Le débat sur ce point sera


sans doute bref, sous condition que soit précisé le sujet dont il s’agit (et
sans doute les imprécisions de Foucault sont-elles le fait de l’oralité) :
pour Descartes, l’homme a droit à la vérité (ce qui ne revient pas à dire
que l’homme a droit à toute la vérité ou à toutes les vérités, puisque
au contraire, dès la Regula VIII, Descartes est soucieux de délimiter
exactement l’étendue du savoir possible) ; mais du moins la vérité ne
lui est-elle pas refusée comme un mystère, pas davantage que le réel
n’offre à ses yeux des contradictions à interpréter comme relevant
d’une vérité plus haute et cachée. Toutefois, que l’homme ait droit à
la vérité ne signifie pas qu’il y a accès sous n’importe quelle condition,
qu’il puisse y atteindre sans transformation ni rupture de son être. Le
« sujet en tant que tel », si par là on entend l’homme, dispose bien du
droit ou de la capacité d’accès à la vérité : la raison n’est ni trompeuse,
ni souillée d’un quelconque péché originel ; mais cette capacité exige
quand même du sujet « qu’il se modifie, se transforme, se déplace,
devienne, dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point, autre
que lui-même ».
On ne saurait contester que la vocation cartésienne – la recherche
de la vérité – ne se soit déployée, fût-ce sur un plan simplement biogra-
phique, comme une rupture au moins triple : familiale, géographique
et intellectuelle. (a) Rupture familiale d’abord, puisqu’on sait qu’après

14. HS, p. 17.


62 La subjectivation du sujet

sa licence en droit, Descartes emprunte des chemins assez éloignés de


ceux qu’avaient avant lui empruntés ses pères ; témoin de cette rupture,
le mot prêté par une tradition familiale à son père sur ce fils « assez
ridicule pour se faire relier en peau » (AT XII 433-434) ! Première
rupture, donc, avec le milieu paternel et les projets de carrières qu’on
avait nourris pour lui. (b) La seconde rupture est évidemment géogra-
phique ; là aussi, la chose est bien connue. L’« expatriation » cartésienne
revêt deux sens majeurs : d’abord, évidemment, le souci de se ménager
les conditions intellectuelles, politiques et religieuses les plus favorables
à la recherche de la vérité 15 ; mais à qui ne verrait ici que l’illustration
des « conditions extrinsèques », on rappellera (et c’est le second aspect)
que la recherche de la vérité s’est inaugurée par le voyage, c’est-à-dire
par le décentrement du sujet par rapport à son milieu à ses convictions
initiales (DM I, AT VI 9, 17 sqq.). Ce n’est qu’après et grâce à l’étude
du « grand livre du monde » (VI 21-22) que Descartes a pu tenter de
gagner la vérité en étudiant « en [s]oi-même » (VI 10, 29) 16. Les voyages
accèdent alors au statut de véritable nécessité philosophique, et non
plus seulement de contingence biographique. (c) Plus notoire est enfin
la rupture intellectuelle, puisque le cartésianisme se comprend d’abord
comme une rupture d’avec la philosophie de l’École : quelque nuances
qu’on doive apporter à la violence et à l’ampleur de cette rupture 17,
les Regulæ la mettent en acte 18, le DM en témoigne et les Meditationes

15. Cf. par exemple, sur le choix d’Amsterdam, la lettre à Guez de Balzac, 5 mai
1631, AT I 203-204 ; cf. aussi DM III, AT VI 31, 1-13.
16. Sur le passage de l’École au « livre du monde », puis de ce dernier à l’étude
« en moi-même », cf. notre article, « Le moi cartésien comme troisième livre. Note sur
Montaigne et la première partie du Discours de la méthode », Revue de métaphysique et
de morale, 2012/2, n° 74, p. 161-180.
17. Cf. la lettre de Descartes lui-même à ***, 12 septembre 1638, AT II 377-378,
et Kambouchner Denis, « Descartes et le problème de la culture », Bulletin de la société
française de philosophie, avril-juin 1998, p. 1-48. Mais, on l’aura compris, notre thèse
consiste à soutenir que même sans la méditation, la démarche cartésienne eût relevé de la
spiritualité. La pratique méditative s’ajoute aux éléments de doctrine cartésienne qui
alimentent déjà cette la teneur spirituelle de cette philosophie, mais ne la confisque
pas à elle seule. Thèse d’autant plus nécessaire que (a) tous les autres auteurs (Kant,
Spinoza, etc.) auxquels Foucault accorde la présence d’une spiritualité n’ont pas
recouru à la méditation et que (b) les Meditationes sont loin d’épuiser tout le corpus
cartésien, des Regulae aux Principia.
18. Sur les Regulæ comme débat avec l’aristotélisme de l’École, cf. Marion Jean-Luc,
Sur l’ontologie grise de Descartes, Paris, Vrin, 1975.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 63

la radicalisent, qui par le doute conditionneront l’accès à la science à


la rupture d’avec tout savoir antérieur ; puisque, comme nous l’avons
montré (§ 2), la métaphysique impose une nécessaire qualification du
sujet pour prétendre à la vérité, cette qualification exige ab initio le rejet
méthodique et hyperbolique de tout (prétendu) savoir quel qu’il soit.
Ainsi, si la spiritualité impose une transformation du sujet, une
rupture, nul mieux que Descartes n’en a offert l’exemple. On en trou-
vera d’ailleurs deux confirmations marginales dans la place conférée
à la jeunesse et l’importance donnée à la figure de l’« éveilleur ». (a)
Foucault l’avait nettement indiqué : initialement, c’était à la jeunesse
de « s’occuper de soi », avant que cette consigne se généralisât à tous les
âges de la vie 19. Ainsi en allât-il de Descartes : c’est bien à la période de
jeunesse que sont circonscrits les voyages dans leur fonction formatrice
(DM I, VII 9, 22), période dont le tournant métaphysique se présente
comme le terme (1628-1629) ; d’où l’invocation du kaïros qui inaugure
le déploiement de la méditation métaphysique (Meditatio I, VII 17,
10-13). (b) Quant à la figure de l’éveilleur, auquel Foucault donnait
pour rôle d’appeler le jeune homme au souci de soi 20, elle semble
parfaitement assumée par Beeckman, rencontré le 19 novembre 1618 ;
quelque ingratitude que Descartes semble avoir manifestée à son égard
(la brouille nous reste assez opaque), Beeckman demeure celui qui a
mis Descartes sur sa voie propre, à savoir la possibilité d’une physique
mathématique ; c’est dire que Descartes, en lui devant ses débuts, lui
doit tout, et lui-même l’aura au moins une fois reconnu 21.
Inutile de s’étendre ici sur une histoire par trop connue – seule
importe la conclusion : que la vérité ne pouvait être trouvée par un René
tout juste sorti de l’École, qu’il fallait que l’homme se modifiât, qu’il
rompît, qu’il se déplaçât au sens propre et au sens figuré, qu’il devînt
Descartes. Rechercher la vérité, Descartes l’a compris très tôt, exigeait
de lui une préparation, et cette préparation se donne comme une série
de ruptures : ruptures biographiques (familiales, géographiques) aussi
bien qu’intellectuelles (rejet de la philosophie de l’École, l’opération
du doute).

19. HS, p. 38.


20. HS, p. 9.
21. Cf. lettre du 23 avril 1619, X 163 ; le Compendium musicae est dédié à
Beeckman, X 141, 11-12.
64 La subjectivation du sujet

IV. La conversion

Ce premier point établi, soit le second postulat de la spiritualité :

Cette conversion peut se faire sous la forme d’un mouvement qui arrache
le sujet à son statut et à sa condition actuelle (mouvement d’ascension du
sujet à lui-même ; mouvement par lequel, au contraire, la vérité vient à lui et
l’illumine). Appelons, là encore très conventionnellement, ce mouvement dans
quelque sens qu’il aille : le mouvement de l’erôs (amour). Et puis une autre
grande forme par laquelle le sujet peut et doit se transformer […] : […] C’est
un travail de soi sur soi, une élaboration de soi sur soi, une transformation
progressive de soi sur soi dont on est soi-même responsable, dans un long
labeur qui est celui de l’ascèse (askêsis). Erôs et askêsis sont, je crois, les deux
grandes formes par lesquelles, dans la spiritualité occidentale, on a conçu les
modalités selon lesquelles le sujet devait être transformé pour devenir enfin
sujet capable de vérité 22.

Ce second critère, on le comprend, découle du premier : le moment


négatif de la rupture ne peut ouvrir sur la vérité que si le sujet consent
à se tourner et se retourner vers elle. La pensée cartésienne donne-t-
elle à voir pareille conversion, soit dans sa version érotique, soit dans
sa version ascétique ?
Que la vérité fût habitée pour Descartes d’une charge érotique
très forte, c’est ce que montrent indiscutablement plusieurs points.
(a) Dès sa jeunesse, le savoir est pour lui l’objet d’un désir : « Il aimait,
écrit Baillet rapportant sans doute le Studium Bonae Mentis, la philo-
sophie avec encore plus de passion qu’il n’avait fait les humanités, et
il estimait tous les exercices qui s’en faisait 23. » Descartes lui-même
explicite le fondement d’un tel désir en comparant la science à une
femme : « Scientia est velut mulier : quae, si pudica apud verum maneat,
colitur ; si communis fiat, vilescit 24. » La science ne se ramène donc pas
à l’exécution d’opérations froides et calculées ; elle suppose un désir,

22. HS, p. 17.


23. Adrien Baillet, La vie de Monsieur Descartes, Paris, Daniel Horthemels, 1691/
Hildesheim, New York, 1972, 2 vol. ; ici, I, 26/AT X 191-192 ; éd. VC GO, p. 128.
24. Cogitationes privatae, AT X 214, 4-5, in Descartes, Étude du bon sens. La recherche
de la vérité et autres écrits de jeunesse (1616-1631), V. Carraud et G. Olivo (éd.), Paris,
PUF, 2013, p. 64-65.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 65

elle déploie et suscite toute une érotique. (b) Seconde trace de cette
érotique, selon laquelle « la vérité vient [au sujet] et l’illumine » : les
songes de la nuit du 10 au 11 novembre 1619. En eux-mêmes, ces
songes ne déterminent à proprement parler aucune vocation, mais la
confortent et l’étayent par une confirmation venue de plus haut et
interprétée par Descartes comme un message divin 25 ; aussi n’y a-t-il dès
lors pas de contradiction entre la vocation scientifique et le pèlerinage
de Lorette dont Descartes formule le vœu consécutivement aux trois
songes : la vocation de vérité vient à Descartes, et d’ailleurs, mieux
encore que la vocation, la vérité elle-même, puisqu’en rêve s’énoncent
des propositions que la science cartésienne retiendra sous une forme
constituée et argumentée 26.
(c) Enfin, n’est-il pas possible de repérer le « mouvement d’ascension
du sujet à lui-même ; mouvement par lequel, au contraire, la vérité
vient à lui et l’illumine » au cœur de la recherche métaphysique qui
anime les Meditationes : l’ego ne va-t-il pas « de l’extérieur à l’intérieur
et de l’intérieur au supérieur », pour reprendre une admirable formule
d’Étienne Gilson 27 ? L’idée de Dieu n’éclaire-t-elle pas l’ego au point de
l’illuminer (« immensi hujus luminis pulchritudinem », VII 52 14-15)
et, littéralement, de le ravir (IV 608, 4) ? Parce que l’idea infiniti est
une idée que je ne peux pas causer, elle ne peut que m’advenir de
plus haut (VII 45, 15-18). Les Meditationes, dans la rigueur de leur
déploiement, donnent ainsi à voir exactement ce que Foucault appelle
l’érôs et dont pourtant il nie la présence chez Descartes. Au reste, se
passât-on de la radicalité de la recherche métaphysique, la décision de
trouver en soi-même la vérité (DM I, VI 10, 29) ne reconduit-elle pas
une forme d’innéisme qui, mutatis mutandis, inscrit Descartes dans
la lignée de la tradition platonico-augustinienne, à laquelle Foucault
n’a pas refusé la spiritualité ?
La dimension d’askêsis n’est pas moins présente dans l’œuvre
de Descartes – à double titre au moins : sous une forme que nous

25. Sur ce point, cf. Henri Gouhier, Les premières pensées de Descartes, Paris,
Vrin, 1979, chap. III.
26. Sur ce point, Jean-Luc Marion, « Le pensée rêve-t-elle ? », in Questions carté-
siennes, Paris, PUF, 1991, chap. 1.
27. Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 1929,
p. 24, cité par Jean Deprun, « Chercher la vérité : notes sur le statut de l’“homo
quaerens” chez Descartes et Malebranche » (1976), in De Descartes au romantisme,
Paris, Vrin-Reprise, 1987, p. 14, n. 24.
66 La subjectivation du sujet

qualifierions de basse et une autre de haute. (a) Sous sa forme basse nous
y reconnaîtrions la méthode : critique des représentations (analogue en
ce sens à la « discipline des représentations » stoïcienne), elle s’impose
d’abord négativement par ce qu’elle interdit d’admettre (les proposi-
tions insuffisamment évidentes) et surtout les travers contre lesquels
elle tâche de prémunir le sujet : prévention et précipitation (DM II, VI
18, 16-23). La méthode cartésienne n’est donc pas d’abord une série
d’opérations épistémologiques ; ou plutôt, si elle déploie des opérations
épistémologiques, ce n’est que parce qu’elle a d’abord établi le sol
moral où de telles opérations peuvent se tenir. Prévention et précipi-
tation ne sont pas des erreurs liées « extrinsèquement » à une démarche
insuffisamment scientifique, mais des fautes qui engagent l’usage de
liberté et la discipline de soi ; c’est pourquoi la méthode cartésienne
se donne comme un travail sur soi, condition de possibilité de tout
travail sur des objets 28. La méthode est en son fond affaire de morale,
c’est-à-dire d’usage de la liberté. (b) Sous sa forme haute, c’est évidem-
ment la meditatio métaphysique qui offrira l’illustration privilégiée de
l’exercice ascétique cartésien. Non seulement la meditatio emprunte sa
forme et ses démarches à la spiritualité ignacienne, mais elle pourrait
même déployer au moins par analogie les moments de la méditation
religieuse 29 ; du reste, elle n’est pas un procédé purement extérieur à la
recherche métaphysique, comme la mise en forme d’une enquête qui
pourrait parfaitement conquérir ses conclusions par ailleurs et autre-
ment, elle est intrinsèque à la métaphysique dont elle conditionne, par
ses succès et ses échecs, les résultats ; elle est l’exercice métaphysique par
excellence 30. D’où l’importance, au sein de la méditation, du moment
négatif : le doute constituant la première étape indispensable à l’accès
à la métaphysique, moment d’ascèse et de préparation à la vérité, il
doit lui-même prendre forme méditative, argumentée et organisée ;
son caractère métaphysique se tire non de son propos (après tout, il
n’est question que de « remacher une viande si commune 31 »), mais

28. Sur ces points, cf. les lieux cités par Et. Gilson, dans Descartes, Discours de
la méthode, texte et commentaire, Paris, Vrin, 1925, p. 198-199.
29. Cf. Denis Kambouchner, Les Méditations métaphysiques de Descartes, Paris,
PUF, 2005, p. 145-146. Mais en 1972, c’est Michel Foucault qui, sans doute le
premier, avait insisté sur la méditation comme exercice spirituel.
30. Ibid., p. 137-156, qui font une bonne synthèse d’une littérature très abondante
et souvent répétitive.
31. IIae Responsiones, AT VII 130, 21-22/IX 103.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 67

de sa fonction. Il est analogue à « “une vie purgative”, conditionnant


– et qui s’en étonnerait ? – l’entrée dans la “vie illuminative” 32. » On
comprend alors que le doute soit encore affaire de morale et de liberté,
comme Descartes le reconnaîtra dans la Synopsis des Meditationes (VII
12, 1à) ou les Principia (I, 6 ; mais déjà I, 1, AT VIII-1, 5-9). Ainsi,
qu’il s’agisse de la méthode, indépendamment de toute métaphysique,
ou de la méditation en métaphysique (et exemplairement de sa fine
pointe : le doute), la pensée cartésienne se déploie incontestablement
comme une ascèse à même de « qualifier » le sujet à la vérité.
L’accès cartésien au savoir requiert ainsi une condition « d’ordre
cathartique » qui se donne comme êros et askêsis 33. Mais alors deux
remarques s’imposent : (a) Il est permis de contester la pertinence de la
distinction foucaldienne entre les opérations relevant de la spiritualité
et les « conditions internes » et « extrinsèques ». – Parmi les condi-
tions internes, Foucault évoquait les « conditions formelles, condi-
tions objectives, règles formelles de la méthode, structure de l’objet
à connaître » : s’il s’agit là de la méthode des Regulæ, on comprend à
présent qu’elle n’est pas réductible à la pure et simple constitution
d’objet ; elle l’est même si peu que, comme telle, elle finit par disparaître
et tend progressivement à se confondre avec la pratique même de la
philosophie, d’où sa place de plus en plus réduite dans le corpus et sa
réduction à la Lettre-préface à la traduction française des Principia 34.
– S’agissant à présent des « conditions extrinsèques », il est révélateur
que Foucault y range le fait de n’être pas fou : car lui-même n’avait-il
pas, dans sa réponse à Derrida, interprété la folie comme une tare
risquant de disqualifier le sujet méditant ? Incontestablement, « ne
pas être fou » relevait bien alors de la spiritualité et constituait une
condition « intrinsèque » d’accès à la vérité, puisque la folie pouvait
compromettre la capacité du sujet à accéder à la vérité. C’est d’ailleurs
parce que Foucault interprétait la folie comme une tare disqualifiante
dans un parcours spirituel qu’il devait, en toute logique, en lire la

32. Jean Deprun, art. cité, p. 13 ; cf. aussi, ibid.  : « L’homo quaerens [chez Descartes
et Malebranche] ne peut atteindre le vrai s’il n’a choisi ses instruments de recherche,
écarté les idées vagues ou obscures, fait la chasse aux fausses évidences : purification
active et passive, proche parente de celle qu’avaient codifiée les mystiques. »
33. Jean Deprun, art. cité, p. 13.
34. Cf. Descartes à Elisabeth, 31 janvier 1648, AT V 111, 2-112, 11 et les obser-
vations de V. Carraud et G. Olivo sur le traité De l’érudition, in Descartes, Étude du
bon sens, op. cit., p. 165 sq.
68 La subjectivation du sujet

répudiation dans la Meditatio I 35. (b) Mais alors, s’il y a bien conversion
cartésienne, à quoi le sujet est-il converti ? Ou plutôt : en quoi/en qui
est-il changé ? Quelle figure du sujet disparaît, quelle figure apparaît ?
S’il est vrai que le DM et la Meditatio I donnent à voir une conversion,
Henri Gouhier avait vu juste en parlant de la transformation d’un
sujet « historique » en sujet « éternel 36 », nous dirions d’un « sujet empi-
rique » en un « sujet transcendantal ». Sur le plan biographique, cette
épuration admet deux paliers : la rupture de 1618/1619 et le tournant
métaphysique de 1629. Mais chacune des œuvres de Descartes l’illustre
à son échelle, de sorte qu’à tous les niveaux les textes de Descartes
offrent le témoignage d’un travail continu d’épuration : la radicalité
des Meditationes (et notamment en sa pointe avancée : le doute) se
situe dans la continuité d’une démarche de rupture et de conversion
que charrie l’ensemble de la démarche cartésienne.

V. L’effet de retour

Reste un dernier postulat – le plus complexe, le plus articulé : dans


une démarche relevant la spiritualité, la vérité produit sur le sujet un
effet de retour, une illumination, un accomplissement, en sorte que le
sujet connaît là un achèvement qui clôt toute enquête et en interdit la
prolongation. A contrario, si la démarche cartésienne renonce à toute
spiritualité, la porte est d’avance fermée pour un tel type d’accom-
plissement ; il ne reste plus au sujet qu’à miser sur le progrès infini de
sa connaissance :

L’accès à la vérité […] ne trouvera dans la connaissance, comme récompense


et comme accomplissement, rien d’autre que le cheminement indéfini de la
connaissance. Ce point de l’illumination, ce point de l’accomplissement, ce
moment de la transfiguration du sujet par l’« effet de retour » de la vérité qu’il
connaît sur lui-même, et qui transit, traverse, transfigure son être, tout ceci

35. Cf. Michel Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu », in Histoire de la folie, 2e
éd. 1972, p. 583-603, puis retiré pour réapparaître in Dits et écrits, Gallimard, 1994,
coll. Quarto, vol. I, p. 1112-1136. Cf. aussi le texte parallèle dans la revue japonaise
Paideia, « Réponse à Derrida », Dits et écrits, I, p. 1149-1163.
36. Henri Gouhie, Descartes. Essais sur le « Discours de la méthode », Paris, Vrin,
1973, p. 13.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 69

ne peut plus exister. On ne peut plus penser que l’accès à la vérité va achever
dans le sujet, comme un couronnement ou une récompense, le travail ou le
sacrifice, le prix payé pour arriver à elle. La connaissance s’ouvrira simplement
sur la dimension indéfinie d’un progrès […]. Telle qu’elle est désormais, la
vérité n’est pas capable de sauver le sujet 37.

On se gardera sur ce dernier point de toute affirmation extrême ;


une certaine prudence est de mise, qui impose de penser à la fois la
réalité du progrès indéfini des connaissances laissant dans une certaine
mesure indemne la disposition intérieure du sujet et la possibilité d’un
accomplissement du sujet consécutif à sa rupture (§ 3) et à sa conversion
(§ 4) à la vérité. Il est incontestable que la science cartésienne propose à
la connaissance un horizon indéfini, et la sixième partie du DM suffirait
à étayer la vision d’un tel progrès. Mais ce progrès, s’il comporte une
dimension de perfectibilité et s’inscrit dans la perspective d’un savoir
totalisé, ne saurait compromettre l’accomplissement du sujet, en quelque
sorte par le haut, c’est-à-dire par l’accès aux vérités de la métaphysique.
La transfiguration cartésienne est attendue de la métaphysique et obtenue
en elle, alors que le progrès indéfini ne peut en définitive promettre autre
chose qu’un certain degré de confort et de moyens, certes favorables à
un tel épanouissement, mais qui n’en constituent pas le cœur.
Deux points sont ici particulièrement révélateurs : (a) La connais-
sance de Dieu. La Meditatio III s’achève sur une contemplation de
Dieu, dont Descartes reconnaît qu’elle satisfait son âme tout entière et
constitue la maxima voluptas (VII 52, 20) ; mieux, il va jusqu’à déclarer
qu’elle anticipe sur la vision béatifique (52, 16-20), en une audace qu’il
sera amené d’ailleurs à tempérer dans la lettre à Silhon de mars ou
avril 1648 (V 136, 23-137, 17) ; mais cette nuance tardive, à maints
égards décisive, ne change rien à l’affaire : la métaphysique, en sa partie
théologique, est bien à même de donner à l’ego une satisfaction sans
égal. Qu’il y ait là quelque chose qui « transit, traverse, transfigure son
être », c’est ce que révéleront encore d’autres lieux du corpus cartésien
évoquant la connaissance de Dieu : les perfections de Dieu sont moins
comprises par l’ego qu’elles ne le comprennent elles-mêmes s’il tourne
vers elles leur regard (Iae Responsiones, AT I 114, 6-9) ; l’amour de Dieu
est la plus violente passion que nous puissions connaître en cette vie

37. HS, p. 20.


70 La subjectivation du sujet

(IV 608, 4). Bref, il y a bien, dans l’itinéraire méditatif des Meditationes
une promotion de la contemplation de Dieu comme aboutissement,
accomplissement, illumination. Que les Meditationes se poursuivent
après la Meditatio III, qu’elles ne trouvent pas à s’arrêter définitive-
ment dans la contemplation de la divinité, voilà qui n’amoindrit en
rien la félicité gagnée, mais indique simplement que l’édification de
la connaissance (à travers la recherche métaphysique des Meditationes
IV-VI) n’est pas du même ordre que l’accomplissement atteint (en
Meditatio III). (b) Second point : ce qu’il est convenu d’appeler la
« morale » n’attesterait-il pas d’un effet de retour de la vérité sur le sujet ?
Certes, là encore, l’horizon du DM demeure la possibilité d’une morale
définitive fondée sur l’achèvement du savoir, en défaut de laquelle la
méthode fournit quelques maximes d’action relativement consen-
suelles constituant une morale « par provision » (VI 22, 27-28) ; mais
dès l’instant que ce savoir est reconnu comme intotalisable et que le
bonheur doit s’atteindre en l’absence d’une telle totalisation, la morale
par provision demeure la seule morale possible, qui enseigne à trouver
son accomplissement indépendamment du cours de la science. Dès
lors, le progrès (horizontal, pourrait-on dire) n’ajourne pas l’accom-
plissement de la nature humaine et sa vocation à la béatitude, car c’est
à chaque moment que le bonheur peut s’atteindre : l’horizon de la
connaissance demeure certes indéfini, mais l’accomplissement du sujet
est d’un autre ordre que celui de la connaissance : il n’est pas un bien
qu’une connaissance aboutie pourrait nous donner, ni même qu’un
savoir accru pourrait accroître à son tour. Qu’est-ce qui rend possible
cet accomplissement du sujet en l’absence de tout savoir définitif ? La
connaissance métaphysique : parce qu’elle n’est susceptible d’aucun
progrès, parce que son rôle fondationnel en a épuisé dans une certaine
mesure le contenu, elle peut offrir les bases d’une béatitude qui s’atteint
et s’obtient ici-bas. Donnons-en quatre exemples. (i) La discipline des
passions proposée par les PA repose tout entière sur des acquis méta-
physiques, puisque étudier les passions « en physicien » (XI 326, 15),
impose en effet de revenir aux racines métaphysiques de toute physique,
à savoir la distinction de l’âme et du corps (Meditatio VI) et le fait de
leur union (Meditatio VI). (ii) S’agissant des thèses de physique, on
observera que dans la mesure où elles sont fondées métaphysiquement,
elles sont tout autre chose que de simples thèses dépourvues de tout
engagement du sujet ou d’effet sur lui. Ainsi du refus de l’étude des
causes finales : certes, il s’inscrit dans une démarche générale visant
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 71

à reconduire toute physique aux principes de la « Mathesis pura et


abstracta » (Principia II, 64) ; mais parce que la Meditatio IV le fonde
sur l’infinité et l’incompréhensibilité de Dieu (VII 55, 14-26), il est
aussi et surtout l’expression d’une sagesse de la finitude au cœur de la
science. Refuser l’investigation des causes finales, ce n’est pas seule-
ment se donner pour précepte méthodique d’écarter l’inconnaissable
pour n’admettre que les questions auxquelles on puisse répondre, c’est
d’abord regarder le monde comme relevant d’une puissance causale
plus haute mais insondable, où notre finitude se réfléchit et qu’il n’est
pas interdit d’admirer à défaut de la connaître ; c’est enfin cesser de
se croire soi-même le centre et la fin de la création (à Chanut, 6 juin
1647, AT V 53, 24-55-12). (iii) La lettre à Elisabeth du 15 septembre
1645 illustre à la perfection l’usage moral des vérités de métaphysique
et de physique : en méditant sur l’essence et l’existence de Dieu ainsi
que la nature de l’âme et sa distinction d’avec le corps, en méditant
l’indéfinité du monde et le caractère parcellaire de l’individu, l’esprit
peut s’élever à une béatitude indépendante de tout progrès scienti-
fique, mais uniquement fondé sur les conquêtes de la philosophie 38.
(iv) Enfin, les émotions intérieures (Passions de l’âme, art. 147, 148,
et 212) consistent à éprouver en morale des distinctions conquises
démonstrativement en métaphysique, et d’abord la distinction de l’âme
et du corps. Si elles constituent le dernier mot de la morale cartésienne,
alors il faut admettre que ce dernier mot est métaphysique 39.
Ainsi y a-t-il deux axes d’accomplissement de l’homme chez
Descartes : un axe horizontal, progrès indéfini qui sans cesse ajourne
la totalité des conditions du bonheur ; un axe vertical, selon lequel
l’ego trouve sa béatitude en toute chose, à tout moment, et de façon
même tout à fait indépendante de l’accroissement de sa connaissance
– ce qui impose un autre concept de béatitude que celui de la simple
jouissance des fruits de la connaissance 40. Sans doute le premier axe

38. Sur ce point, cf. Laurence Renault, Descartes ou la félicité volontaire, Paris,
PUF, 2000, p. 139-151.
39. Cf. notre étude « La métaphysique, dernier mot de la morale cartésienne ?
Descartes et les émotions intérieures », Les Études philosophiques, 2014/2 n° 109,
p. 219-236
40. Descartes définit la béatitude comme « un parfait contentement d’esprit et une
satisfaction intérieure que n’ont pas ordinairement ceux qui sont le plus favorisés de la
fortune, et que les sages acquièrent sans elle », par opposition à « l’heur » qui ne dépend
que des choses qui sont hors de nous » (à Elisabeth, 4 août 1645, IV 264, 8-11 et 3-4).
72 La subjectivation du sujet

est-il davantage propre l’humanité en général qu’à l’ego en particulier ;


sans doute aussi n’est-il pas interdit de suggérer que de la jeunesse à la
maturité, Descartes a déplacé l’accent du premier axe vers le second :
ainsi, in fine, ne travaille-t-il plus tant à éloigner la mort qu’il apprend
à ne pas la craindre (à Chanut, IV 442, 1-3) 41.

VI. Métaphysique et spiritualité

Ces quelques indications autorisent plusieurs conclusions.


D’abord, il y a bien une spiritualité cartésienne : cette thèse se dresse
contre celle de Foucault, mais grâce à elle – à deux titres au moins.
D’abord, parce que le grand mérite de Foucault est d’avoir proposé
un concept de spiritualité pertinent pour l’étude de la pensée carté-
sienne. Refuser à la pensée cartésienne les caractères d’une démarche
spirituelle a obligé Foucault à formaliser les traits d’une telle démarche
– traits que, contre Foucault, nous pouvons alors repérer dans l’œuvre
cartésien. Mais ensuite parce que Foucault lui-même les avait d’abord
reconnues : au cours de la polémique avec Derrida, Foucault n’avait-
il pas lui-même magistralement éclairé la spiritualité de la démarche
métaphysique cartésienne ? Cette conclusion en appelle deux autres.
La première portera sur Foucault. Il semble bien qu’il y ait deux
Descartes dans l’œuvre de Foucault. Le premier, qui émerge de la
discussion avec Derrida (1972), déploie les réquisits d’une spiritualité
intense : les Meditationes se donnent comme entreprise de qualification
morale et spirituelle d’un sujet prétendant à la vérité 42. Le second,
plus tardif (1981-82), a rompu avec la tradition spirituelle pour faire
donner son nom à une épistémè où la vérité se gagne par obéissance
à des contraintes objectives défaites du souci de soi. Il n’y a pas lieu,
croyons-nous, d’affaiblir la tension entre ces deux lignes interprétatives.
Foucault lui-même l’a-t-il entrevue ? Sans doute : toutes les précau-
tions prises dans L’herméneutique du sujet pour distinguer le « moment
cartésien » de la figure précise de Descartes trahissent la présence

41. Cf. déjà à Mersenne, 9 janvier 1639, II 480, 23-24 ; mais à Huygens,
4 décembre 1637, I 649, 16-31.
42. Nous rejoignons donc, par d’autres voies, les conclusions de Pierre Guenancia,
« Foucault / Descartes : la question de la subjectivité », Archives de Philosophie, 2002/2,
65, p. 239-254.
Y a-t-il une spiritualité cartésienne ? 73

résiduelle d’une spiritualité cartésienne d’autant moins contestable


que Foucault lui-même l’avait âprement soutenue dix ans auparavant.
L’interprétation foucaldienne semble définitivement grevée d’une indé-
cision fondamentale : ainsi en a décidé la mort précoce de Foucault.
Néanmoins, quoi qu’il en soit de cette indécision, notre lecture de
Descartes y gagne en profondeur :
– D’abord, parce que l’insistance sur la spiritualité cartésienne permet
de conférer au corpus cartésien une unité marquée par la rupture.
Si rechercher le vrai, c’est d’abord rompre avec un certain ancrage
(scolaire, familial et géographique) pour se tourner vers la vérité par
l’amour et l’ascèse, alors de telles ruptures se repèrent tant au début
du parcours (1618-1619), que dans les premières réflexions sur la
méthode (1619-1627) et la méta­physique (1629-1637), jusqu’au
sein de la métaphysique aboutie (1641) où il est encore question de
rompre – avec l’évidence même cette fois, c’est-à-dire en somme avec
ce qui présentait jusqu’alors aux yeux de Descartes lui-même les plus
insurpassables garanties : en 1641, en rompant avec sa propre confiance
dans l’évidence, Descartes rompt avec lui-même pour approfondir
toujours davantage sa quête. Dans ces conditions, la métaphysique,
et en son sein le doute, ne sont que des paliers supplémentaires d’une
radicalisation toujours accrue d’une démarche tout entière affectée par
la rupture.
– Ensuite, la reconnaissance d’une spiritualité cartésienne le rend
pleinement à l’histoire de la philosophie : car si Foucault reconnaît que
l’exigence de spiritualité s’est éteinte au début du xviie siècle, il n’en
reconnaît pas moins qu’elle s’est maintenue vivace chez les plus grands,
Spinoza, Kant, Hegel, Nietzsche ; et alors, une fois reconnue (contre
Foucault) une spiritualité cartésienne, il n’y a plus à s’interroger sur
une prétendue exceptionnalité cartésienne, ni à se demander pourquoi
Foucault accorde au Tractatus de Intellectus Emendatione de Spinoza
ce qu’il refuse aux Regulæ et surtout au Discours de la méthode 43.
– Dernière remarque. Peut-être y a-t-il ici quiproquo qu’il convien-
drait de dissiper en distinguant – ce que Foucault ne fait pas – la
démarche métaphysique cartésienne d’avec la science sur laquelle elle
ouvre, qui s’est poursuivie sans elle et contre elle. Le savoir positif de
la science moderne ne suscite, on pourrait en convenir, aucun « effet

43. HS, p. 29 sq.


74 La subjectivation du sujet

de retour » sur le sujet ; mais la philosophia prima, elle (puisque après


tout c’est d’elle qu’il s’agit), ne le laisse au contraire pas indemne :
elle lui promet (et lui offre) l’épanouissement. Cette dernière thèse
a son prix : que la métaphysique ne disparaît jamais chez Descartes,
qu’elle ne recule pas, qu’elle ne fait point silence, mais qu’elle ne cesse
d’irriguer toutes les démarches du penseur – de même que jamais le
tronc ni les branches d’un arbre ne s’émancipent de ses racines. C’est
donc à la métaphysique qu’il revient de maintenir vivaces les impli-
cations spirituelles de tout savoir ; et si la science cartésienne demeure
habitée par une sagesse qu’elle tient de la métaphysique qui la pénètre
tout entière, c’est sa postérité non philosophique qui, en arrachant la
science (cartésienne) à son fondement métaphysique, a réduit le sujet
moderne à un pur sujet épistémique dont, en effet, le savoir positif se
tient étranger à toute spiritualité. C’est de ce sujet-là (s’il est encore à
proprement parler sujet : on pourrait en douter) qu’on peut bien dire
qu’il a désarticulé vérité et spiritualité, mais non de Descartes même,
et encore moins de celui qui dit « ego sum, ego existo » (VII 25, 12). Si
Descartes demeure marqué par la spiritualité, c’est parce qu’il demeure
métaphysicien en toute sa science.

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