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Les Anciens et les Modernes –

Études de philosophie
sous la direction de Chantal Jaquet et Pierre-Marie Morel
14

Stoïcisme et lien social


Ouvrage publié avec le soutien de l’université Michel-de-Montaigne
et de l’EA 4574 SPH
Valéry Laurand

Stoïcisme
et lien social
Enquête autour de Musonius Rufus

Préface de Carlos Lévy

PARIS
CLASSIQUES GARNIER
2014
© 2014. Classiques Garnier, Paris.
Reproduction et traduction, même partielles, interdites.
Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 978-2-8124-1782-5 (livre broché)


ISBN 978-2-8124-1783-2 (livre relié)
ISSN 2109-8042
Pour J.-F. M.
PRÉFACE
Musonius Rufus, ou de ­l’anonymat en philosophie

Je ne suis pas sûr que Valéry Laurand ait entendu parler de Musonius
Rufus avant le jour où je lui proposai de faire sa thèse sur ce philo-
sophe. Je crois même savoir que cela lui apparut c­ omme quelque chose
­d’intermédiaire entre la provocation et le canular. Et ­s’il avait eu quelque
doute sur ce qui ­l’attendait en acceptant un sujet aussi atypique, le fait
­d’avoir été c­ onfronté durant des années à la question « Musonius qui ? »,
lui apprit que travailler sur Musonius ­constituait déjà en soi un acte de
courage intellectuel, un vigoureux coup de pioche dans la « sédimentation
du on ». Du point de vue de la doxa historienne en effet, Musonius a tout
pour ne pas être ­considéré ­comme philosophe. ­D’abord, il est Romain et
chacun sait q­ u’en philosophie aussi, les Romains n­ ’ont fait que copier les
Grecs. « Musonius Rufus », au demeurant, ce n­ ’est vraiment pas un nom
de philosophe, on l­’imaginerait beaucoup mieux en proconsul cupide
­s’emparant des richesses ­d’une province. Ensuite, il ne reste que peu de
chose de son œuvre, des diatribes pour ­l’essentiel transmises par Stobée,
dont certaines paraissent dès leur titre ­consternantes de banalité (« ­Qu’il
faut mépriser la peine », « Du meilleur viatique de la vieillesse ») ou car-
rément farfelues (« Du mobilier », « De la coupe des cheveux »). La cause
est donc entendue, Musonius ­n’a donc rien à voir avec la philosophie.
Mais il se trouve bizarrement ­qu’il fut aussi « le maître ­d’Épictète », sorte
­d’épithète homérique qui lui est rituellement accolée. Le maître ­d’un
philosophe, et qui plus est d­ ’un très grand philosophe, peut-il ne pas
avoir été lui-même philosophe ? Qui fut le maître de Musonius ? Aucun
témoignage ne nous le révèle. Par ailleurs, ­comment un Romain a-t-il
pu enseigner la philosophie à un Grec, et même à des Grecs, puisque,
quand il fut exilé dans ­l’îlot de Gyaros, dans les Cyclades, on venait de
loin pour l­’entendre parler1 ? Erreur de casting, dirait-on ­aujourd’hui,
1 Philostrate, Vie ­d’Apollonios, VII, 16.
10 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

inversion de la normalité, retour donc à la case départ et à la salutaire


question : « qui fut donc Musonius Rufus ? »
Un point de rupture, ­d’abord. À la philosophie romaine, on reproche
depuis longtemps d ­ ’avoir longtemps été un simple dire : « Quand la
façon de dire est grecque, pas la façon de faire », pour reprendre une
formule de Florence Dupont1. Cicéron, dit-on, prêcha la fermeté ­d’une
âme vertueuse, alors q­ u’il ne fut q­ u’inconstance et Sénèque ne vit pas
­d’inconvénient à admirer la pauvreté cynique du haut de l­’immense
fortune q­ u’il avait accumulée. Avec Musonius, il devient beaucoup plus
difficile de tenir un tel discours, car il se permet de pulvériser littéralement
ces catégories. Il est d­ ’origine étrusque, mais sa romanité est profondément
grecque, sans que rien ne permette de deviner une quelconque tension
identitaire. « Du Musonius philosophe au Musonius Chevalier Romain,
membre de ­l’opposition sénatoriale à Néron, il ­n’y a aucune solution
de ­continuité », écrit fort justement Valéry Laurand. Parce ­qu’il estime
que « le philosophe qui est assurément le maître sans aucun doute et le
guide des hommes en toutes les choses qui c­ onviennent à l­ ’homme selon
la nature », Musonius ­n’attend pas que l­ ’empereur lui envoie l­ ’ordre de
se donner la mort, il ­s’engage partout avec la même fougue, au nom
­d’un idéal totalement assumé de rationalité universelle. La réciprocité
inhérente à la doctrine des beneficia ne ­l’empêcha pas de dire son fait à
Vespasien, qui pourtant avait chassé de Rome tous les philosophes, sauf
lui précisément, bel exemple de cette parrhèsia qui suscite a­ ujourd’hui un
si grand intérêt2. Itempestiua sapientia, sagesse inopportune, dira Tacite3,
à propos de sa tentative, en 69, d­ ’exhorter les légionnaires à renoncer
à la guerre. Parole ­d’homme libre, plutôt, de citoyen responsable, qui,
­convaincu cependant par la modération de certains soldats et par la
violence de quelques autres, finit par renoncer à une mission dont il avait
­compris que, dans un tel c­ ontexte, elle ­n’avait tout simplement pas de
sens. Caton, le grand adversaire de César, ­s’était donné en stoïcien une
mort platonicienne, estimant sans doute ­qu’avec la dictature l­’état de

1 F. Dupont, « ­L’altérité incluse. ­L’identité romaine dans sa relation à la Grèce », dans


F. Dupont et Emmanuelle Valette-Cagnac éds, Façons de parler grec à Rome, Paris, 2005,
p. 257.
2 Voir notamment M. Foucault, Le courage de la vérité. Cours au Collège de France, 1984,
Paris, 2009
3 Histoires III, 81
PRÉFACE 11

la cité devenait tel q­ u’aucune action c­ onforme à la vertu ­n’y était plus
possible1. Musonius, lui, pense q­ u’il est toujours possible d­ ’agir. Il croit
imperturbablement à ­l’efficacité du logos, à la fois raison et parole, alors
même que les empereurs sous lesquels il vécut, Néron et Vitellius, en
particulier, étaient loin ­d’avoir ­l’intelligence de César, lequel ­n’avait pas
hésité à épargner quelques uns de ses pires ennemis pour asseoir une
réputation de clémence qui lui était politiquement nécessaire. Rupture
donc avec une pratique romaine de la philosophie, dans laquelle celle-
ci était indissociable du loisir, de ­l’otium, distance aussi par rapport à
­l’idée selon laquelle le suicide serait la forme ultime de ­l’exercice de la
liberté. Le cynisme de Varron fut celui d­ ’un homme de cabinet, jouant
en érudit avec le genre littéraire de la satire. Celui de Musonius retrouve
les lieux pour ainsi dire naturels de l­’inspiration cynique : la rue, les
places publiques, ­l’errance, le cri de protestation. Cicéron, défenseur
dans le De officiis ­d’un stoïcisme très ­convenable, ­n’y va pas, lui, par
quatre chemins2 : le cynisme est absolument ­condamnable parce ­qu’il
­s’oppose à la uerecundia, à la fois pudeur morale et bienséance sociale.
Le moins q­ u’on puisse dire est que celle-ci ne paraît pas avoir été un
obstacle pour Musonius dans l­’élaboration de sa propre interprétation
cynique du stoïcisme, ou stoïcienne du cynisme.
Rupture donc, mais aussi approfondissement. Dans la version de
­l’oikeiôsis stoïcienne, autrement dit de la sociabilité naturelle, telle ­qu’elle
est exposée par Caton au livre III du De finibus cicéronien, ­l’essentiel
est ­l’adaptation de ­l’être vivant à sa nature, dès la naissance. On entre
dans sa propre nature ­comme on découvre une demeure que ­l’on va
habiter aussi longtemps que l­’on sera en vie. Cicéron avait socialisé
la métaphore de la maison, oikos en grec, inhérente au terme même
­d’oikeiôsis, en choisissant pour le traduire ­conciliatio et ­commendatio, deux
mots appartenant au vocabulaire latin des relations sociales3. ­L’individu
se définit par sa nature, mais il ­n’existe que par sa capacité à négocier
sa singularité à l­’intérieur du genre. Paradoxalement, cet aspect tran-
sactionnel de ­l’oikeiôsis disparaît dès que Caton parle de l­’origine de la
société. Au cœur de celle-ci, nous est-il dit, ­l’amour des parents pour

1 Voir Plutarque, Vie de Caton, 58, 1, où il est notamment raconté que celui-ci lut le Phédon
dans la nuit qui précéda son suicide.
2 Cicéron, Off. I, 148.
3 Voir sur ce point C. Lévy, Cicero Academicus, Rome, 1992, p. 378-387.
12 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

les enfants1, premier des cercles c­ oncentriques de la sociabilité, ce qui


fait que la naissance d­ ’un enfant est toujours une cosmogenèse sociale.
Or, pour que cet enfant naisse, il faut que, d ­ ’une manière ou d­ ’une
autre, un couple se c­ onstitue, ce qui ne semble absolument pas intéres-
ser Caton. Lucrèce s­’était montré beaucoup plus attentif à cet aspect,
lorsque, décrivant l­’humanité primitive, il avait défini trois modalités
primitives de ­l’accouplement : le désir mutuel, la violence ou la véna-
lité2. Chez Cicéron, on observe, au c­ ontraire, une étrange inversion : le
couple n­ ’existe que parce que l­ ’enfant est né. Musonius est le premier à
faire du mariage un véritable enjeu philosophique. Comme le souligne
Valéry Laurand, chez lui, la relation à soi-même passe toujours par la
médiation de l­’autre. Bien sûr, Sénèque avait écrit un De matrimonio,
mais celui-ci, à en juger par les fragments qui nous sont parvenus, se
­contentait de c­ ondamner le libertinage ambiant et d­ ’affirmer avec force
la normativité à la fois naturelle et sociale du mariage, hybride de la
réflexion des premiers stoïciens sur ce sujet et des lois d­ ’Auguste sur le
mariage3. Musonius va beaucoup plus loin, la question qui se trouve
au cœur de sa réflexion sur le couple est celle-ci : ­comment deux êtres
peuvent-ils ne plus en former ­qu’un seul ? « Elémentaire ! », répondra
tout lecteur du Banquet platonicien, toutefois le monde de Musonius
reste fondamentalement celui de l­’immanence stoïcienne, le mythe
­n’y est pas ­l’explication probable de ce ­qu’on ne peut ­connaître, mais
­l’annonce imparfaite de ce qui va être ­connu… et vécu. Il est inutile de
revenir ici sur ce que V. Laurand explique si bien à propos de la krasis, du
mariage c­ omme expérience humaine de la théorie stoïcienne du mélange
total, ou encore au sujet de la théorisation par Musonius de la relation
maître-disciple, si difficile à assumer en milieu romain que Cicéron en fut
réduit, dans les Tusculanes, à mettre en scène un interlocuteur anonyme
et pratiquement muet. En revanche, nous dirons un mot sur la réflexion
musonienne sur le politique, thème que V. Laurand, auteur ­d’un livre
à la fois profond et limpide sur la politique des stoïciens, était mieux
à même que quiconque de traiter4. Des trois grands penseurs qui ont
1 Cicéron, Fin. III, 62. Sur ­l’oikeiôsis sociale voir notamment G. Reydams Schils, The Roman
Stoics, chap. v, « Mariage and Community », Chicago, 2005, p. 143-176.
2 De rerum natura, V, 964-5.
3 Voir Ch. Torre, Il matrimonio del « sapiens » : ricerche sul « De matrimonio » di Seneca, Gênes,
2000.
4 V. Laurand, La politique stoïcienne, Paris, PUF, 2005.
PRÉFACE 13

précédé Musonius, le premier, Lucrèce, a stigmatisé l­ ’activité politique


­comme étant une source de passions, à ­l’opposé de ­l’ataraxie recherchée
et pratiquée par l­ ’épicurisme. Cicéron, lui, dans le De re publica et le De
legibus, a ­conçu la réflexion platonico-aristotélicienne ­comme un moyen
­d’étayer ­conceptuellement un mos maiorum, une tradition ancestrale,
qui n ­ ’avait plus l­’énergie nécessaire pour s­’imposer mimétiquement.
Quasiment c­ ontemporain de Musonius, Sénèque, paraît avoir écrit le De
clementia au moins autant pour ­contrecarrer les potentialités perverses
­qu’il entrevoyait chez son impérial disciple que pour faire l­ ’éloge de la
mansuétude affichée par celui-ci. Dans ces deux derniers cas, il y avait
une centralité de Rome, perçue c­ omme l­’ébauche historique de la cité
universelle, à tel point que Cicéron, dans le De legibus, ­n’hésite pas à en
faire ­l’espace, le seul espace où la loi naturelle se serait incarnée. On peut
discuter de beaucoup ­d’aspects de la politique de Musonius, être surpris
du mépris ­qu’il lui arrive de manifester pour la participation aux affaires
de la cité, se demander ce ­qu’il pouvait attendre de ses interventions
auprès des empereurs, mais une chose semble sûre : avec lui ­s’effectue,
avant même ­l’accentuation des menaces barbares, le détachement de la
cosmopolis par rapport à la vocation impériale romaine. Comme toute
cité, Rome a une place qui lui est structurellement assignée en tant que
regroupement ­d’êtres humains, autrement dit, pour reprendre la belle
définition q ­ u’en propose Valéry Laurand « cette c­ ommunauté que le
hasard ou la fortune a voulu de telle sorte et à tel endroit et que la nature
de ­l’homme exige ». Comme dans toute cité, la vie du Romain ­n’a de
sens que par rapport à l­ ’universalité philosophique. Comme dans toute
cité… L­ ’unicité du destin romain, tant chantée par les poètes et à qui les
philosophes avaient entrepris de donner une expression philosophique,
­n’a plus de sens avec Musonius. Dans le De clementia, la perfection du
philosophe n ­ ’est évoquée q
­ u’au second livre, ­comme arrière-plan des
qualités, et plus discrètement des failles, que Sénèque attribue à un
empereur ­qu’il présente en cosmocratôr, en souverain universel. Rien de
tel chez Musonius à qui de telles prudences et de telles c­ onfusions sont
tout simplement étrangères, quelles que soient les allusions que l­’on a
pu vouloir trouver entre les lignes. La cosmopolis n­ ’a pas besoin d­ ’être
référée à une cité en particulier ni le roi-philosophe à Vespasien.
Qu’est-ce ­qu’un grand philosophe ? Musonius Mozart assassiné par
­l’injustice de la transmission des textes ? A-t-on trop vite attribué au
14 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

disciple, Épictète, ce qui revenait au maître ? Autant de questions que


suscite ce destin singulier. Il ­s’est pourtant produit dans ces trois der-
nières décennies quelque chose de surprenant. Alors ­qu’il pouvait être
­considéré c­ omme un astre définitivement mort de la pensée antique,
Musonius a recommencé à briller, ­d’une lumière certes très discrète,
perceptible seulement par quelques regards exercés, mais réelle. Dans
ce domaine aussi Foucault et Hadot furent des précurseurs1. Grâce à
Ilaria Ramelli, nous disposons maintenant ­d’une édition et ­d’une tra-
duction des fragments facilement accessible2. ­D’importants articles lui
sont ­consacrés, sa notice, rédigée par M.-O. Goulet-Cazé3 occupe un
nombre ­conséquent de pages dans le Dictionnaire des Philosophes Antiques.
Ce stoïcien si passionnément rationnel intrigue, son indignation nous le
rend proche, sa pensée de la cité-monde rationnelle parle à nos esprits
préoccupés par une mondialisation qui ­l’est si peu, sa philosophie du
­concret dans la relation aux êtres c­ omme aux choses brise le masque de
bronze si facilement posé sur le stoïcisme romain. Il manquait toutefois,
en tout cas en France, une monographie qui restituât à la fois ­l’œuvre,
la pensée et le penseur. Restaurateur précis j­ usqu’à la méticulosité, mais
sans jamais perdre de vue la totalité de son objet, Valéry Laurand nous
présente dans une prose aussi intelligente et érudite que formellement
splendide un Musonius vraisemblable, profond et attachant à la fois.
Un philosophe et sans doute même un grand philosophe.

Carlos Lévy

1 Voir, en particulier, M. Foucault, L


­ ’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-
1982, Paris, 2002 et P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, 20022
2 I Ramelli, Diatribe, frammenti e testimonianze ; Musonio Rufo, Milan, 2001.
3 M.-O. Goulet-Cazé, « Musonius Rufus », Dictionnaire des philosophes antiques, t. IV,
p. 555-572.
INTRODUCTION

Philosophe « mineur », pratiquement inconnu et dont ont survécu mira-


culeusement cinquante-trois fragments d­ ’inégale importance, Musonius
Rufus fournit cependant des clefs essentielles pour qui veut étudier la
pensée éthique et politique stoïcienne. La richesse de sa réflexion sur le
mariage est probablement unique dans la philosophie ancienne : alors
même que ce sujet est peu étudié, réputé de faible importance, voire anec-
dotique, son étude ouvre des perspectives importantes pour une pensée
de la relation à autrui. Le couple musonien forme une unité entre deux
êtres qui ­n’abdiquent pourtant rien de tout ce qui fait leurs individualités
– là où ­l’on parle souvent de fusion entre deux êtres, Musonius insiste
sur une ­communauté totale des biens, des corps et des âmes des deux
époux, q­ u’il faut rapprocher (­comme Antipater de Tarse le fait explicite-
ment) de la krasis stoïcienne, mélange qui, pour être total, n­ ’en c­ onserve
pas moins les qualités individuelles des éléments mélangés. Bien plus,
­c’est dans le mariage que chacun des époux se découvre lui-même et se
­constitue sujet de la relation. On ne peut cependant espérer de relation
sans entreprendre ­d’abord une transformation de soi : la thématique
de ­l’ascèse, ­l’exercice philosophique, importante dans ­l’enseignement
du philosophe, permet de ­comprendre ­combien il faut se retrouver, se
­conquérir, avant de se lier à un autre. Enfin, Musonius noue de manière
très étroite mariage et cité, non pas simplement en disant que la famille
­constitue ­comme le berceau de la cité, mais en affirmant que « qui détruit
le mariage détruit la cité et la race humaine tout entière ». En ­contexte
stoïcien, le rapprochement de la cité et de ­l’humanité devait ­conduire
à une réflexion sur la Cité universelle. Le mariage apparaît c­ omme une
relation privilégiée pour étudier tous les liens, dont il est à la fois modèle
et, puisque sa destruction amène à la destruction de la cité, matrice.
Modèle, il préfigure la qualité de ­l’amitié des sages ; matrice, il est la
première véritable relation à autrui programmée par la Nature. Du souci
de soi à la cité, tel est le parcours auquel invite Musonius.
16 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Telle est la genèse de la présente étude, issue d­ ’une thèse déjà ancienne,
soutenue en 20021 : ce travail ­m’avait alerté, en élargissant la perspective
à ­l’ensemble des représentants de la doctrine stoïcienne, sur le relatif
désintérêt que la critique a montré pour la pensée politique des stoïciens,
domaine si longtemps tenu pour méprisé par les stoïciens eux-mêmes. Les
bouleversements q­ u’ont c­ onnus les cités après les c­ onquêtes d­ ’Alexandre,
puis dans un Empire Romain triomphant justifiaient, disait-on, le retrait
en soi-même et la volonté de privilégier une approche individualiste
de la philosophie, tandis que la République de Zénon décrivant la cité
des sages, ­n’apparaissait au mieux que c­ omme ­l’expression ­d’un idéal
irréalisable, qui fournissait un modèle éthique, plutôt que politique,
de la ­conformité du sage à la nature. ­L’insistance de la critique sur la
quête spirituelle gommait pour ainsi dire tout un pan de la réflexion de
­l’École. Car peu de philosophies insistent autant que le stoïcisme sur la
nécessité et ­l’importance du lien social : le sage est dit sociable (κοινω-
νικός) et, même si assurément il peut vivre seul, sans ami, « jeté sur une
plage déserte2 », une vie de la qualité de celle du dieu, ces circonstances
exceptionnelles n ­ ’invalident en rien le principe que rappelle Diogène
Laërce : « Mais le sage ne vivra certainement pas dans la solitude (ἐρημίᾳ),
disent-ils, car il est par nature sociable et actif (κοινωνικὸς γὰρ φύσει καὶ
πρακτικός)3. » Φύσει : créer des liens avec autrui se trouve inscrit dans
la nature de ­l’homme, incarnée à la perfection par le sage et Cicéron
précise cette exigence : l­’homme est, dit Caton dans le De finibus, « né
pour la protection et la ­conservation des hommes4 ». Autant dire que
le « lien social » ­constitue l­’une des données immédiates du stoïcisme.
Étonnamment, et peut-être paradoxalement parce q ­ u’il va de
soi, ce thème n ­ ’a ainsi pas fait l­’objet, pour lui-même, de beaucoup

1 Depuis 2002, des travaux importants ont été publiés, et en tout premier lieu ceux de
G. Reydams-Schils, et notamment son livre, The Romans Stoics : Self, Responsability, and
Affection, Chicago, University Press of Chicago, 2005, que l­ ’auteure m
­ ’avait permis de lire
pour ainsi dire en avant-première, mais trop tard déjà pour que les thèses qui le fondent
puissent irriguer mon propre texte. Ce fut cependant une lecture féconde, et il serait
fastidieux de faire le ­compte des ­convergences que ­l’on trouvera entre les deux ouvrages.
Ou ­comment deux recherches aux affinités théoriques ­consonantes se sont retrouvées…
trop tard, mais suffisamment tôt pour ­m’avoir donné ­l’avantage de bénéficier des ­conseils
et de ­l’amitié de Gretchen Reydams-Schils.
2 Sénèque, Ep. 9, 16.
3 D.L. VII, 123 (= SVF III, 628).
4 Cicéron, Fin., III, 68.
Introduction 17

­d’investigations de la part de la critique c­ ontemporaine et c­ ’est finale-


ment celui, opposé, de l­ ’indépendance du sage ou de l­ ’indépendance, à
­conquérir, du sujet, qui a focalisé l­’attention. C ­ ’est que le souci de soi,
­s’il a pour c­ onséquence le lien social, en c­ onstitue le préalable essentiel.
­D’où une accentuation dont le déséquilibre ­n’est pas même perceptible :
il faut se soucier de soi, le souci des autres vient alors naturellement.
Il ­s’agit ainsi, pour P. Hadot par exemple, dans La citadelle intérieure1,
de souligner tout le travail sur soi que suppose l­’ascèse philosophique,
radicale transformation du moi, qui, en le rendant à lui-même, en le
délimitant, lui permet, par la discipline de ­l’action, d­ ’excéder ses propres
limites pour se mettre au service des autres, parce ­qu’il ­s’expérimente
partie ­d’un monde dont il partage la rationalité. De même, M. Foucault,
dans ­l’Herméneutique du sujet et auparavant dans les tomes II et III de
­l’Histoire de la sexualité, montre toute l­ ’importance philosophique d­ ’une
« pratique de soi » qui ­consiste à devenir sujet, à se modifier soi-même
pour « redevenir ce q ­ u’on n
­ ’a jamais été2 », pour acquérir ce que le
philosophe appelle « un savoir relationnel3 », où chacun se découvre au
cœur ­d’une multiplicité de liens (avec les autres, avec le dieu, dans le
monde). Cette « pratique de soi » elle-même se modifie et devient aux ier
et iie siècles, ajoute M. Foucault, une « pratique sociale4 ». La c­ onstitution
­d’un rapport de soi à soi-même revient toujours à la c­ onstitution d­ ’un
rapport de soi à l­’autre.
En somme, ces analyses portent essentiellement sur un moment de
la ­constitution du lien social : celui où, surmontant les défaillances de
sa nature héritées de ­l’entourage, le sujet découvre le projet de la nature
pour ­l’homme. Moment essentiel, dans la mesure où un sujet éclaté,
diffracté dans la multiplicité des choses (cette diffraction s­’exprime
dans les désirs de gloire, désir de richesse, crainte de la mort, etc.)
dont il pense que son être dépend et auxquelles de fait il s­’asservit, ne
saurait prétendre établir des liens avec quiconque. Il faut au c­ ontraire

1 P. Hadot, La citadelle intérieure, Fayard, 1992, p. 244-247. Voir aussi, sur la question du
souci de soi appliqué, Exercices spirituels et philosophie antique, études augustiniennes, 1987².
2 M. Foucault, ­L’herméneutique du sujet, Cours au Collège de France, 1981-82, Paris, Gallimard/
Seuil, 2001, p. 92.
3 Ibid., p. 226.
4 Ibid., p. 149-150, not. p. 150 : « La pratique de soi vient se lier à la pratique sociale, ou si
vous voulez : la ­constitution ­d’un rapport de soi à soi se branche, de façon très manifeste,
avec les relations de soi à ­l’Autre. »
18 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ ommencer par être soi-même et retrouver ce que la nature a donné à


chacun pour ­qu’il le devienne : ­l’impulsion à vivre ­conformément à la
nature, ­l’oikeiôsis.
Mais ­l’articulation du soi devenu adéquat (tout autant à la nature
universelle, la raison divine, ­qu’à sa propre nature, la raison humaine)
avec le souci des autres pose un double problème, dont tous les éléments
se retrouvent tant dans ce qui précède le passage cité de Diogène Laërce
que dans la suite immédiate du texte de Cicéron. D ­ ’une part en effet,
Diogène articule la liberté, l­’indépendance et l­’appartenance à soi-
même1 au fait, d­ ’abord, que seuls les sages occupent authentiquement
des fonctions politiques (ils sont seuls rois, seuls magistrats, seuls juges,
seuls orateurs), puis au fait ­qu’ils sont naturellement sociables. Le sage
apparaît ainsi toujours en même temps κοινωνικός et πολιτικός. Cicéron
quant à lui, après avoir établi le souci de ­l’autre ­comme ­conséquence
de ­l’oikeiôsis, montre que les sages devront naturellement ­s’occuper des
affaires politiques de leur cité : moyen privilégié, pour ainsi dire, de
protéger et ­conserver son prochain :
Comme nous voyons que ­l’homme est né pour la protection et la ­conservation
des hommes, il suit de cette nature que le sage veuille s­ ’occuper et administrer
les affaires publiques2.

Les termes de notre double problème sont les suivants :

1. ­ omment définir l­ ’articulation entre souci de soi et souci des


C
autres, sorte de « point aveugle » dans la littérature critique ?
2. Comment articuler souci des autres et participation politique ?
Ce dernier point étant en quelque sorte grevé par la difficile
distinction entre éthique et politique.

La première articulation, pour P. Hadot, se trouve dans la prise de


­conscience de la véritable nature du moi, principe directeur qui a le

1 Les deux derniers sont évoqués négativement : si la véritable liberté est le « pouvoir de
décider de sa propre action » (D.L. VII, 121, trad. R. Goulet), et son c­ ontraire est l­ ’esclavage,
ce dernier se distingue en deux autres espèces : la subordination, et la subordination et
­l’appartenance (servir, être acheté et servir : c­ ’est la c­ ondition de l­ ’esclave). La liberté, dès
lors, apparaît c­ omme le négatif de ces deux dernières formes, ce que Diogène Laërce n­ ’a
pas besoin de souligner, la définition proposée suffisant pour ­l’établir.
2 Cicéron, ibid.
Introduction 19

pouvoir de juger et de choisir de se c­ onformer à la raison universelle1 à


tel point q­ u’il ­s’identifie à ce que ­l’auteur appelle « une sorte de corps
mystique », le « Tout cosmique2 ». Dans le même mouvement, c­ ’est-à-dire
en suivant la même impulsion redécouverte, ­l’individu ­connaît une triple
transformation : il découvre la Raison universelle, se découvre partie
de celle-ci et en tant que tel, « il est les autres autant que lui-même ».
Il ­n’y a donc aucun hiatus entre le souci de soi et le souci des autres :
les deux moments ne sont pas ­comme deux phases d­ ’un processus mais
en ­constituent les deux versants strictement ­contemporains : ­c’est en
rentrant en soi-même que l­ ’on redécouvre les liens que nous entretenons
avec autrui. Cependant, la définition de la nature universelle c­ omme
« norme transcendante », qui se donne sous la forme du daimôn en
chacun et apparaît ­comme Autre « qui est à la fois au-dessus de lui et
lui-même3 » implique, pour penser la relation, un choix ­d’interprétation
très lourd qui rejaillit sur deux plans.
­D’une part, ­l’exercice du moi, réservé au progressant, a pour fin
paradoxale une sorte de dissolution de ce moi dans le Grand Tout, un
dernier saut vers ce qui ­n’est plus le moi (le transcendant, ­l’autre), der-
nier acte de sa transformation. Sénèque montre ainsi, ­lorsqu’il explicite
cette transformation (transfigurari), celle-ci c­ omme un processus positif
à ­l’œuvre dans le progressant4, lorsque celui-ci a pris la décision de
rompre avec les soucis des insensés. Il précise aussi, ­d’après le témoi-
gnage d­ ’Ariston, que la fin (le terme) du processus s­ ’atteint précisément
lorsque ­l’âme ­s’est transformée en ce ­qu’elle a appris5. Aux dimensions
de ­l’univers, ­l’âme ­s’est rendue universelle et ­l’on pourrait penser que
le moi, ­s’il ­s’expérimente toujours ­comme partie du tout, se perd, en
excédant ses limites retrouvées, dans son universalité. Le progressant sort
­d’un anonymat « par défaut », où il était disséminé dans le « on » des

1 P. Hadot, ibid., p. 139 sqq.


2 Ibid., p. 245.
3 Ibid., p. 141. P. Hadot cite Claudel, Vers ­l’exil, VII : « ­Quelqu’un qui soit en moi, plus
moi-même que moi ».
4 Sénèque, Ep. 6, 1 : « Je vois bien, Lucilius, que je ne fais pas que ­m’amender : je me
transforme (Intellego, Lucili, non emendari me tantum sed transfigurari). »
5 Ibid., 94, 48 : « La philosophie, dit-il [Ariston], se divise en ces deux choses : la science et
une disposition de l­ ’âme. Qui a appris et c­ onnaît ce q­ u’il faut faire et ce q­ u’il faut éviter,
celui là ­n’est pas encore sage tant que son âme ­n’est pas transformée (transfiguratus) en ce
­qu’il a appris. »
20 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

foules insensées, pour se dissoudre dans ­l’universel. Penser la relation


que peut entretenir ce moi avec les autres ­s’avère dès lors très difficile,
faute ­d’outils c­ onceptuels. Le sage apparaît c­ omme une raison sans
moi, d­ ’une certaine façon, et ­l’on peut alors regretter, ­comme ­l’ont fait
J.-C. Fraisse1 ou A.-J. Voelke2, le « formalisme » des liens q­ u’entretient
le sage avec ses semblables et avec les autres hommes.
­D’autre part, affirmer la transcendance de la loi de la nature ne rend
pensable le processus d­ ’accordement de soi-même à soi-même que sur
le mode de ­l’extériorité. Or ­l’oikeiôsis, qui ­n’est rien ­d’autre que la loi de
la nature à ­l’œuvre dans ­l’être vivant, est un principe interne qui, en
revanche, se trouve ­contrarié par la diastrophê (perversion) qui vient, elle,
de l­ ’extérieur et empêche l­ ’accomplissement de la nature humaine dans
­l’individu. Ce que veut la nature pour ­l’homme, ce qui fait ­l’objet du
programme inscrit dans chacun (la vertu, mise en situation au sein des
relations), n­ ’est rien ­d’autre que la normalité de ­l’homme. De fait, la loi
naturelle n­ ’a rien de l­ ’impératif catégorique kantien3 et la c­ ommunauté
­qu’elle dessine n­ ’a rien d­ ’une « cité idéale » ­qu’on pourrait lire c­ omme
une sorte de précurseur du royaume des fins. La normativité de la loi n­ ’a
de sens effectif que pour le sage et se donne ­comme acceptation cordiale
de sa nature et des élans rationnels qui la définissent. Le souci des autres
doit ainsi se ­comprendre non pas c­ omme une libre soumission à une
obligation morale de soin, mais c­ omme la libre acceptation du soin porté
à autrui, de ce à quoi la nature humaine porte par elle-même sans que
ne soit nécessaire l­’impératif d­ ’une loi. C­ ’est pourquoi une loi positive
serait inutile dans la ­communauté des sages, parce que chacun ­d’eux
laisse s­’exprimer sa nature et donc la nature rationnelle.
Pourtant, cette même ­communauté des sages reste identifiée ­comme
cité universelle, ensemble des liens de droit entre les hommes et les
dieux et dont ­l’unique loi est celle de la nature. Cette naturalisation
de la politique, si ­l’on peut dire, a de quoi surprendre : les stoïciens
semblent se passer de la référence à une obligation c­ ontraignante pour
penser les rapports politiques. Cela ne les empêche pas, dans le même
temps, de penser les rapports entre les êtres ­comme des rapports toujours

1 J.-C. Fraisse, Philia. La notion ­d’amitié dans la philosophie antique., Paris, Vrin, 1974.
2 A.-J. Voelke, Les rapports avec autrui dans la philosophie grecque d­ ’Aristote à Panétius, Paris,
Vrin, 1961.
3 P. Hadot propose à deux reprises un tel rapprochement : cf. op. cit., p. 198, 229.
Introduction 21

immédiatement politiques (à tel point que l­’éthique, ­l’ensemble des


pratiques de soi, semble toujours en même temps relever d­ ’une poli-
tique). ­C’est q­ u’ils pensent la politique non pas seulement en termes
de pouvoir (le fait q­ u’il y ait des insensés implique évidemment des
relations de subordination ­qu’il faut réguler), mais surtout en termes
de cohérence et de cohésion : cohérence avec la nature, qui implique
la transformation du moi et la collaboration de ­l’individu ainsi trans-
formé au gouvernement de Zeus ; cohésion, qui a la qualité de celles qui
unissent les éléments ­d’un système, entre les êtres rationnels. La Cité
universelle, le système des hommes et des dieux, qui ne c­ onnaît pas de
frontière et dont les seuls citoyens actifs sont les sages, ­n’a pas besoin
de loi autre que celle de la nature. De là vient que les stoïciens ont une
vision de la participation politique qui peut surprendre : Cicéron précise
par exemple, dans la phrase qui suit le dernier passage cité, que le sage
se mariera et aura des enfants (lorsque les circonstances le permettent),
ce qui revient à poser un premier acte politique. En d­ ’autres termes, il
suit les élans inscrits dans sa nature. Mais ­comment articuler ces élans
au fait de ­s’occuper des affaires publiques et ­d’occuper des fonctions
politiques ? Il ­s’agit ici de c­ omprendre que le souci des autres est aussi
souci des insensés : la loi politique doit obtenir par la c­ ontrainte ce que
la nature ne peut pas, ou ne peut plus, accomplir par elle-même : la
cohésion du tissu social.
Michel Foucault nous laisse c­ omme sur les rives ­d’une telle interpréta-
tion de l­ ’articulation du souci de soi et du souci des autres, en soulignant
à la fois ­l’immanence du processus de mise en rapport du soi à soi et les
­conséquences politiques de cette immanence. L­ ’antiquité, et particuliè-
rement le stoïcisme, se révèlent pour Foucault, dans la perspective plus
large de son itinéraire philosophique, un moyen ­d’échapper au modèle
­d’un pouvoir normatif (usant ­d’une loi qui s­ ’impose de l­ ’extérieur pour
normaliser1), pour dégager celui d­ ’un pouvoir immanent, mais de soi-

1 Cf. F. Gros, « Situation du cours », in ­L’herméneutique du sujet, p. 489-526, not. p. 494-495 ;


507-508. Voir aussi J.-F. Pradeau, « Le sujet ancien d­ ’une éthique moderne. À propos des
exercices spirituels anciens dans l­ ’Histoire de la sexualité de Michel Foucault. », in F. Gros
(dir.) Foucault, le courage de la vérité, PUF « débats », 2002, p. 131-154, not. p. 147-148,
part. p. 147 : « Les ­conditions de possibilité de cette éthique, ­c’est le second aspect du
projet, dont d­ ’ordre politique. La réflexion sur les modes de subjectivation anciens et
­contemporains devait mettre à jour une ­constitution de soi étrangère au modèle juridique,
nomologique, d­ ’une loi générale s­ ’imposant à tous les individus. »
22 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

même sur soi-même, pouvoir de maîtrise de ­l’individu par lui-même,


par lequel il se ­constitue ­comme individu : c­ ’est là un modèle qui per-
met de distinguer gouvernement des autres et techniques de pouvoir
sur les autres1. Voici rassemblées, semble-t-il, deux de nos exigences :
­d’une part, une relation pensable ­comme relation ­d’un sujet ­constitué
à autrui2 ; ­d’autre part, une perspective qui permette de penser la cité
universelle ­comme ensemble de liens politiques où le sujet qui ­s’est
transformé trouve en lui-même de quoi participer à la loi naturelle,
au gouvernement du dieu. La transformation immanente de l­ ’individu
en sujet libre a pour ­conséquence une relation aux autres fondée sur
la maîtrise de soi qui se donne en même temps ­comme gouvernement
des autres (en les appelant à cette même transformation) et ­comme
collaboration à la cité universelle.
Il ­s’agit ainsi de devenir soi-même en vue de soi-même et c­ ’est là le
partage que M. Foucault découvre entre Platon et le stoïcisme :
On se soucie de soi, pourquoi ? Pas pour la cité. Pour soi-même. Ou encore :
la forme réfléchie structure non seulement le rapport à ­l’objet – se soucier

1 Cf. G. le Blanc et J. Terrel, « Foucault au collège de France : un itinéraire », in G. le Blanc


et J. Terrel (dir.), Foucault au collège de France : un itinéraire, Bordeaux, PUB, 2002, p. 7-26.
Voir p. 26.
2 ­L’objection dont fait état J.-F. Pradeau, art. cit., p. 145 ne porte pas à c­ onséquence :
« Foucault néglige ici à la fois que Sénèque fait naître la joie de la vertu, ­c’est-à-dire de
­l’action accomplie selon la nature, et que ­l’individu stoïcien est celui qui procède à un
exercice spirituel particulier dont la fonction est précisément ­d’écarter tout ce qui ne
dépend pas de soi, pour reconnaître en même temps son appartenance au monde et sa
sujétion au destin. Contrairement encore à ce que laisse entendre Foucault sur le c­ ompte
de son autonomie, le stoïcien doit d­ ’abord reconnaître que ni son corps ni son âme ne
lui appartiennent en propre, car ils sont imposés par le Destin. Seule peut lui revenir
­l’initiative, grâce au principe directeur (hegemonikon) qui lui est donné, de choisir entre
ce qui dépend et ce qui ne dépend pas de nous. La liberté stoïcienne est une liberté de
jugement (de valeur). » Le corps fait très clairement partie des choses qui ne dépendent
pas de nous. Mais que les jugements soient en notre pouvoir implique également que nos
actions le soient également. La sujétion au destin et l­ ’appartenance au monde sont moins
à déterminer c­ omme des c­ ontraintes exercées par un pouvoir qui échappe au sujet que
­comme une collaboration effective du sage à la nature, par son action (ce que Sénèque,
­comme le montre Foucault, ­L’herméneutique du sujet, p. 268, détermine ­comme ­consortium
dei, participation au destin) : le sage a parfaitement c­ onscience ­d’être cause, cause principale
et parfaite, de son action, même si celle-ci s­’effectue aussi en fonction des circonstances
extérieures, qui ne dépendent pas de lui. L­ ’insensé a l­ ’illusion d­ ’être écrasé par le destin,
le sage au c­ ontraire s­’en libère, parce q­ u’il sait q­ u’il co-écrit le destin. Voir A. A. Long,
« Freedom and Determinism », in A. A. Long (dir.), Problems in Stoicism, Athlone Press,
1996, p. 173-199.
Introduction 23

de soi ­comme objet – mais structure également le rapport à ­l’objectif et à la


fin. Une sorte […] ­d’auto-finalisation du rapport à soi1.

En d­ ’autres termes, le sujet, stoïcien en particulier, ne se soucie pas


de lui-même dans le but de gouverner les autres, mais en se souciant de
lui-même, il se découvre « membre ­d’une ­communauté humaine, qui,
des liens les plus étroits du sang, s­ ’étend j­ usqu’à l­ ’espèce tout entière2 ».
La cité n­ ’est plus le cadre régulateur et la fin du souci de soi, mais on
se c­ onstitue citoyen du monde en se c­ onstituant sujet : la réalité de la
cité universelle émerge au long du processus de transformation du soi.
M. Foucault ­n’approfondit pas la question de la relation de soi aux
autres ni la question du gouvernement des autres dans le stoïcisme3. Il
permet de ­comprendre cependant ­l’intérêt du souci de soi pour penser
­l’articulation des questions éthique et politique4, en soulignant que
le souci de soi peut être un facteur de remise en question du pouvoir

1 M. Foucault, ­L’herméneutique du sujet, p. 81.


2 M. Foucault, cité par F. Gros, art. cit., p. 519. F. Gros ­commente : « Le sujet, découvert
dans le souci, est tout le ­contraire ­d’un individu isolé : il est citoyen du monde. Le souci
de soi est donc un principe régulateur de l­’activité, de notre rapport au monde et aux
autres. Il ­constitue l­ ’activité, lui donne sa mesure et sa forme et même l­ ’intensifie. »
3 J. F. Pradeau, art. cit., p. 152-154 s­’interroge sur ce silence et propose une synthèse des
réponses possibles. Il ­conclut à « un échec plus fondamental, qui serait lié à ­l’incompatibilité
des matériaux et même des perspectives adoptées par Foucault » : ­l’autonomie dont parle
Foucault ­n’est pas grecque et est « incompatible avec le projet ­d’une analyse du gouverne-
ment, qui suppose précisément que l­ ’on rompe avec ­l’opposition hétéronomie/autonomie,
et surtout que l­ ’on refuse, c­ omme le demandait La volonté de savoir, ­d’opposer au pouvoir
une c­ onscience douée d ­ ’une intériorité, pour ne pas séparer indûment deux régimes
­d’objets dont l­ ’un serait global ou macroscopique, et l­ ’autre, individuel ou microscopique ».
F. Gros, « La parrhêsia chez Foucault (1982-1984) », in F. Gros, op. cit., p. 155-166, montre
que l­ ’engagement intellectuel et politique de Foucault ne pouvait ­s’arrêter à une « éthique
[stoïcienne] de ­l’ordre et de la discipline » (p. 165) : ­d’où un détour par la parrhêsia cynique,
qui est parole de provocation et de mise en question, où ­l’exigence de la vérité se noue à
la pratique de soi. J. Terrel, « Les figures de la souveraineté », in G. le Blanc et J. Terrel,
op. cit., p. 101-128, me semble aller dans le sens d­ ’une telle interprétation, en montrant
que la rupture dans ­l’itinéraire de Foucault a pour fonction de repenser la ­contestation
du pouvoir. On peut penser que l­’analyse stoïcienne de la participation politique telle
­qu’elle est lue par Foucault, ne lui permettait pas ­d’aller au bout de ce projet. Voir dans
cette perspective, M. Foucault, ­L’herméneutique du sujet, p. 241 : « … ­C’est peut-être une
tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable, que de c­ onstituer une éthique
du soi, s­ ’il est vrai après tout q­ u’il n­ ’y a pas d­ ’autre point, premier et ultime, de résistance
au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi » et F. Gros, « Situation du cours »,
p. 523-525.
4 Ibid., p. 242.
24 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

politique (il s­ ’agit, pour ainsi dire, de pouvoir se poser pour s­ ’opposer),
ce qui n­ ’évacue pas, dans le stoïcisme, le problème de la participation à
ce pouvoir. Le tome III de l­ ’Histoire de la sexualité1 montre c­ ombien ces
deux questions sont liées :
Mais ce n­ ’est pas dans ce choix entre participation et abstention que réside
la principale ligne de partage ; et ce ­n’est pas en opposition avec la vie active
que la c­ ulture de soi propose ses valeurs propres et ses pratiques. Elle cherche
beaucoup plutôt à définir le principe ­d’une relation à soi qui permettra de
fixer les formes et les ­conditions dans lesquelles une action politique, une
participation aux charges du pouvoir, l­ ’exercice ­d’une fonction seront possibles
ou impossibles, acceptables ou nécessaires2.

Foucault écrit ensuite que les « transformations politiques importantes


qui ont eu lieu dans le monde hellénistique et romain ont […] provoqué
une problématisation de l­ ’activité politique3 » et caractérise cette problé-
matisation ­comme relativisation de la charge politique que ­l’on occupe,
appel à la rationalité dans ­l’exercice du pouvoir4 et distanciation par
rapport à cette charge5. ­C’est en somme la subjectivation qui donne son
­contour au type de pouvoir que ­l’on exerce. Cette pratique politique et ce
modèle de ­l’engagement étaient cependant insuffisants pour le projet de
Foucault : face au pouvoir normatif qui, produisant les sujets, se trouve
aussi responsable de leur révolte, il fallait un modèle où se nouaient
plus nettement pratique de soi dans ­l’ascèse (se poser) et pratique de la
provocation critique (­s’opposer) – le cynisme pouvait fournir un outil
essentiel qui c­ oncentrait les deux : la parrhêsia. Le stoïcisme était en
somme encore trop soumis. ­C’est là sous-estimer une philosophie qui,
sans doute dans ses attaches cyniques, a puisé et pensé de quoi dénoncer
le pouvoir institutionnel, tout en évaluant la légitimité de ce pouvoir (elle
ne se réduit pas en ce sens à une puissance de c­ ontestation ou de révolte).
Dans le même chapitre, Foucault examine la relation du souci de
soi et de la c­ onjugalité, opérant par là même un rapprochement sous la

1 M. Foucault, Histoire de la sexualité, III, « Le souci de soi », p. 99-131 : « Soi et les autres ».
2 Ibid., p. 119.
3 Ibid., p. 120.
4 Ibid., p. 123 : « Or qui doit diriger le gouvernant ? La loi, ­c’est certain ; toutefois, il ne
faut pas l­ ’entendre ­comme la loi écrite, mais plutôt c­ omme la raison, le logos, qui vit dans
­l’âme du gouvernant et ne doit jamais l­ ’abandonner. »
5 Voir F. Gros, « Situation du cours », p. 521.
Introduction 25

même problématique « soi et les autres » des deux manières de participer


à la vie politique que nous avons observées précédemment : le mariage
et la participation aux affaires. Ce rapprochement n­ ’est cependant guère
thématisé. Il est pourtant essentiel. Parallèlement à une problématisation
de ­l’activité politique, on observe une problématisation ­d’une modalité
particulière du vivre ensemble, qui vaut ­comme une micro-analyse
des liens qui ont cours dans la cité : quelles sont les places relatives de
­l’homme et de la femme dans leurs relations de pouvoir et c­ omment
se ­constituer c­ omme sujet moral dans la relation avec l­’épouse (ou
­l’époux) ? Reprise pour elle-même dans la suite du livre, la question
amène Foucault à remarquer que le stoïcien Musonius définit le mariage
­comme une relation ­conforme à la nature, mais non pas seulement en ce
­qu’elle c­ onstitue un corrélat nécessaire de la procréation : il s­ ’agit aussi
­d’apprendre une manière de vivre ensemble, dans une relation d­ ’aide
et de secours mutuels1 que Musonius ­conceptualise dans la κηδεμονία
(bienveillance). Cette relation est la c­ onséquence, double en ce q­ u’elle
permet à la fois la satisfaction de ­l’instinct sexuel et la vie ­commune,
­d’un même penchant donné par la nature :
Le mariage pour Musonius n­ ’est donc pas fondé parce q­ u’il se trouverait au
point ­d’intersection de deux penchants hétérogènes : ­l’un physique et sexuel,
­l’autre raisonnable et social. Il est enraciné dans une tendance primitive
qui porte directement vers lui, ­comme fin essentielle, et donc à travers lui,
vers ses deux effets intrinsèques : formation d­ ’une descendance c­ ommune,
et c­ ompagnonnage de vie. On c­ omprend que Musonius puisse dire que rien
­n’est plus désirable que le mariage2.

Or, ­s’il manque chez M. Foucault un lien entre ­conjugalité et par-


ticipation politique, on peut en trouver chez Musonius la plus claire
et la plus explicite formulation que le stoïcisme ait pu en donner, dans
une optique, du reste, assez homogène avec les analyses du souci de soi
développées par Foucault.
Les rares informations que nous possédons sur la vie de Musonius3
(on ne sait ni quand il est né, ni avec exactitude quand il est mort ; on

1 M. Foucault, « Le souci de soi », p. 203.


2 Ibid., p. 204.
3 Voir maintenant M. O. Goulet-Cazé, « Musonius Rufus », Dictionnaire des philosophes
antiques, t. IV, p. 555-572.
26 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

peut au moins dater son floruit entre le règne de Néron, dont il fut un
opposant, et celui de Titus, dont il fut le c­ onseiller) permettent cepen-
dant ­d’en dessiner un portrait où domine son engagement philosophique
dans ­l’enseignement, ­d’une part, et dans la vie politique, ­d’autre part.
Musonius est un maître de philosophie et a tenu une école à Rome et
sans doute durant son exil lors de la c­ onspiration de Pison dans l­’île de
Gyaros. On retient surtout de lui (ce que les sources antiques ont égale-
ment retenu prioritairement) ­l’éclat de cet engagement philosophique,
cette parrhêsia philosophique qui peut être ­comprise c­ omme ­l’engagement
du discours du maître dans les actes, pour la vérité. Si la philosophie ne
se réduit pas à la sphère de la pure pensée mais c­ omprend également la
pleine adéquation de l­ ’attitude avec cette pensée, Musonius se révèle un
grand philosophe et c­ ’est précisément c­ omme tel que l­ ’Antiquité l­ ’a célé-
bré. Ainsi, Dion Chrysostome (qui après avoir écrit un traité ­contre notre
philosophe en devint un fervent disciple) l­ orsqu’il évoque « le Philosophe1 »
(Musonius – son nom ­n’apparaît pas, mais il semble bien établi que ­c’est
de lui q­ u’il s­ ’agit2) loue le fait que sa vie était en accord avec sa doctrine,
ce qui lui valut une renommée plus grande que tout autre philosophe de
son temps. Himerius3 dit q­ u’il est le philosophe idéal, Julien4 le c­ ompare
à Socrate, Thémistius5 à Platon6. Clément ­d’Alexandrie recopie des pas-
sages entiers de Musonius, à tel point que des c­ ommentateurs ont osé
­l’idée – au demeurant assez extravagante – de retrouver ce qui est perdu
de notre auteur dans le Pédagogue, en ôtant du texte tout ce qui ne relève
pas de la « diatribe7 ». Justin8 et Origène9 le c­ omptent parmi les meilleurs
des philosophes. Il faudrait ajouter les hommages de son disciple Pline10
et le témoignage de Tacite11 qui mentionne sa célébrité.

1 Dion Chrysostome, Discours XXX, 1, 122. Il ­s’agit ­d’un séjour de Musonius en Grèce
lors duquel il fut ­contraint de quitter Athènes après ­qu’il eut vivement protesté ­contre
la violence d­ ’un spectacle de gladiateurs dans le théâtre de Dionysos.
2 Voir A. C. Van Geytenbeek, Musonius Rufus and the Greek Diatribe, Assen, 1963, p. 14-15.
3 Himerius, Or. XXIII, 21.
4 Julien, Ep. Ad Theodorum, 42, 24.
5 Themistius, Or. VI, 72d.
6 Sur les trois dernières références, cf. A.-C. Van Geytenbeek, ibid.
7 A. C. Van Geytenbeek, ibid., p. 20. Méthode largement suspecte, que même Hense rejette.
8 Justin, Apol. II, 8.
9 Origène, Cont. Cels. III, 66.
10 Pline, Ep. III, 11.
11 Tacite, Ann. XV, 71.
Introduction 27

Les « traités » musoniens se donnent en fait ­comme des ­comptes


rendus de leçons – il ne s­ ’agit donc pas de « traités » au sens de l­ ’examen
théorique d­ ’une question par un philosophe, mais bien de leçons où les
quaestiones classiques étaient posées (par exemple : le mariage est-il un
obstacle au philosopher ?) et notre usage du terme « traité » se réfèrera
à cela. Tenant une école, Musonius s­ ’adresse à des disciples, progressant
sur la voie de la philosophie, tenant à la fois la fin (le sage, état qui
­n’a rien ­d’impossible ni ­d’idéal) et le moyen de parvenir à cette fin (la
philosophie).
Musonius a également marqué les esprits par son engagement poli-
tique, à tel point q­ u’on peine parfois à distinguer dans les témoignages
ce qui relève de la réalité de ce qui relève d­ ’une légende racontant les
hauts faits d­ ’une geste musonienne. Musonius est un chevalier romain,
­d’origine Étrusque. Il est né à Volsini1, fils de Musonius Capito, dont le
cercle d­ ’amis permet de le situer politiquement du côté de la mouvance
« républicaine2 » : en 62, Musonius suit Rubellius Plautus en Asie et
­l’assiste lors de son suicide3 ordonné par Néron, l­ ’encourageant à faire face
à la mort, plutôt que d­ ’essayer de résister. Après la mort de Rubellius,
Musonius rentre à Rome. En 65, il est exilé dans la peu hospitalière
Gyaros, île des Cyclades, après la c­ onspiration de Pison à laquelle il fut
mêlé (il partage là les infortunes qui touchent à la même période ses amis
Barea Soranus et, surtout, Thrasea Paetus, figure centrale de ­l’opposition
à Néron). Il y reste trois années, ­jusqu’en 68, durant lesquelles il est
entouré de jeunes gens attirés de toutes parts par son enseignement
et son aura. Dans l­’île dépourvue d­ ’eau, il découvre une source. Il est
rappelé à Rome par Galba. En décembre 694, il est envoyé en ambassade
auprès d­ ’une armée de Vespasien : il parle de paix à des hommes qui, le
22 décembre 69 prennent Rome ­d’assaut, tuent Vittelius et font recon-
naître au sénat Vespasien c­ omme empereur : l­’ambassade échoue… et
Musonius, jeté à terre, piétiné, doit sa survie à quelques modérés alors
présents5. En 70, Musonius intente un procès ­contre Egnatius Celer
1 Cf. Souda, article « Musonius ».
2 Par « mouvance républicaine », il faut ici entendre que les sénateurs et chevaliers qui la
­constituaient insistaient sur la sauvegarde des institutions, au moins de la façon dont
Auguste avait « restauré » la République dans le Principat.
3 Tacite, Ann., XV, 59.
4 Tacite, Histor., III, 81.
5 Tacite parle ici ­d’intempestivam sapientiam.
28 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

pour faux témoignage à l­’encontre de Barea Soranus à l­’époque de la


­conspiration de Pison. Il ne s­’agit pas pour lui de venger un ami : ce
procès est un acte politique de la tendance républicaine, emmenée par
Helvidius Priscus, dans le but d­ ’en finir avec le style « néronien » de
gouvernement. Celer est défendu par le cynique Demetrius, mais perd
le procès. En 71, Vespasien, sur le ­conseil de Mucianus (cible privilégiée
des sénateurs « républicains »), bannit les philosophes, à ­l’exception de
Musonius, qui a pu peut-être échapper à ­l’exil grâce à « ­l’indépendance
de sa doctrine », à ­l’ancrage dans le passé augustéen que Vespasien
(le « restaurateur » et le « ­conservateur ») a voulu donner à son règne,
mais aussi du fait de la volonté de faire oublier Néron. Cette clémence
était par ailleurs rendue politiquement nécessaire après le châtiment
­d’Helvidius Priscus mais rencontra ses limites. L­ ’intercession de Musonius
pour la paix puis son acharnement à poursuivre ­l’épuration du régime
néronien finirent sans doute par le rendre aussi suspect que les autres
philosophes : ­c’est sous ce même Vespasien que Musonius c­ onnut une
fois encore ­l’exil (en Syrie), pour être rappelé plus tard par Titus, dont il
était ­l’ami. ­C’est lors du second exil ­qu’il rencontre Pline, qui dressera
un portait élogieux de deux de ses disciples : Euphrates1 et Artémidorus2
que Musonius choisit ­comme gendre.
Son engagement politique suit donc deux axes : résistance au pouvoir
despotique de Néron et volonté de retrouver dans les institutions ­l’esprit
de la République, avec les aménagements nécessaires au c­ ompromis
­d’Auguste (aucun sénateur alors ne prône un retour à la République).
À ce titre, le rapprochement ­qu’opère Themistius, dans une phrase
extrêmement ­concentrée, mais dont le sens est clair, entre les ­conseillers
­d’Auguste et ceux de Titus (ce qui revient aussi à rapprocher les deux
règnes), éclaire la position politique de Musonius : « Auguste était lié à
Arius ­d’Alexandrie et Titus à Musonius3. » La résistance à Néron, quant
à elle, fait ­l’objet de la légende de Musonius dont témoignent certains
passages de Philostrate et de Thémistius, passages qui ne peuvent
cependant pas être ­considérés c­ omme rapportant des faits historiques4.

1 Pline, Ep. 1.10.


2 Pline, Ep. 3.11.7.
3 Thémistius, Or., XIII, 173.
4 Cf. C. Lutz, « Musonius, The Roman Socrates », Yale Classical Studies, vol. X, 1949,
p. 20-23.
Introduction 29

Ainsi le second rapporte-t-il que Musonius, ayant à écouter Néron


jouer de la lyre, eut la témérité de vouloir l­’en dissuader1, tandis q­ u’à
Démétrius venu ­l’encourager alors que Néron ­l’avait ­condamné aux
travaux forcés2, il fait remarquer q­ u’il est moins insupportable de se voir
creuser le canal de Corinthe q­ u’il ne le serait de jouer de la harpe c­ omme
Néron3. On pense ici à Thraséa, qui lui-même, selon Dion Cassius, avait
refusé ­d’applaudir Néron citharède4. Cette ­confusion avec un résistant
de première importance souligne ­l’idée que ­l’on pouvait se faire dans
­l’antiquité de Musonius, idée que C. Lutz exprime ainsi :
Ces récits légendaires […] soulignent fort bien le fait que, ­contrairement à
­d’autres philosophes, Musonius ­n’était guère un doctor umbraticus mais plutôt
un personnage public, qui participait au grand jour aux affaires publiques5.

Ce qui nous a été transmis de l­’enseignement6 de Musonius Rufus


tient, dans l­ ’édition q­ u’en a établi Hense, en cinquante-trois fragments,
que ­l’on peut diviser en deux groupes. Le premier est ­constitué des
vingt-et-un traités que nous devons à un certain Lucius et qui sont
collectés dans ­l’anthologie de Stobée ; le second groupe est, quant lui,
­constitué de trente-deux fragments, ­conservés dans les œuvres de Stobée,
Épictète, Plutarque, Aulu Gelle et Aelius Aristide. La plus grande partie
des fragments de ce second groupe ont été tirés de l­’œuvre de Stobée.
Ce groupe de fragments (dont certains sont plus exactement des
dicta, aphorismes de Musonius) ­s’ordonne ainsi :

1. les fragments XXII à XXXV sont pris de Stobée (ils sont


titrés : Μουσωνίου) ainsi que les fragments XXXVIII à XLII
(qui nous viennent très probablement d­ ’Arrien et sont titrés :
Ῥούφου ἐκ τῶν Ἐπικτήτου περὶ φιλίας) ;

1 Thémistius, Or., XXXIV ; περὶ τῆς ἀρχῆς, XV.


2 Cf. C. Lutz, ibid., p. 23, n. 86. Cette c­ ondamnation est impossible, puisque Musonius
était alors à Gyaros.
3 Philostrate, Vit. Apol. V, 19.
4 Dion Cassius, Hist. LIII, 15, 4.
5 C. Lutz, ibid., p. 24.
6 Pour cette présentation rapide de « la vie et l­’œuvre » de Musonius, je suis A.-C. Van
Geytenbeek, op. cit., p. 3-21, qui reprend tous les acquis des recherches de la philologie
allemande du xixe siècle, et C. Lutz, art. cit., p. 3-33 (les p. 34-147 sont c­ onsacrées à la
traduction des traités et fragments).
30 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

2. les fragments XXXVI et XXXVII sont extraits de Plutarque ;


3. les fragments XLIII à XLVIII sont extraits des Entretiens
­d’Épictète (Arrien)  ;
4. les fragments XLIX à LII sont extraits d
­ ’Aulu Gelle ; le dernier
fragment (LIII) nous vient ­d’Aelius Aristide.

Suidas1 semble faire référence à une autre édition de Musonius, les


ἀπομνημονεύματα μοσωνίου τοῦ φιλόσοφου2, manifestement fausse-
ment attribués à Asinius Pollio (la chose est en effet fort peu probable,
puisque ce Pollio, grammairien, était un ­contemporain ­d’Auguste). Si
ce lapsus pourrait en bien des manières ­s’expliquer (Musonius est très
proche de ­l’idéologie augustéenne), il ne peut ­s’agir que ­d’une erreur :
­l’auteur de cette collection (si toutefois elle a existé) ne peut être ­qu’un
autre Pollio, Annius, c­ ontemporain de Musonius (il fut lui aussi exilé
lors de la c­ onspiration de Pison) et gendre de Barea Soranus. O. Hense,
dans la préface à son édition de Musonius3, suppose que cette collec-
tion de fragments est pratiquement perdue. Seuls en subsisteraient
dans le second groupe de fragments (et encore ­n’est-ce pas certain) les
fragments XXXVII, XLIX et L. On a pu noter des différences entre
ces deux éditions de Musonius (celle de Lucius et celle de Pollio, pour
autant ­qu’elle ait véritablement existé) et, ­d’une manière plus générale,
entre le témoignage de Lucius sur son maître et ceux de l­ ’autre groupe
de fragments et affirmer à partir de cette observation que le Musonius
de Lucius est loin du Musonius des fragments. Ainsi C. Lutz, suivie
en cela par R. Laurenti, montre-t-elle que Lucius assume l­’héritage de
son maître à la manière de Xénophon pour Socrate4 : Lucius propose
des résumés de leçons5 où le maître apparaît plus nuancé que dans les
fragments. La différence est telle que C. P. Parker avait même tenté
de distinguer deux Musonius6 : ­l’un, Musonius ­l’étrusque, le nôtre, si
1 On peut se référer, pour une étude des informations fournies par la Souda sur notre auteur,
au site internet « Suda on line » : http://www.stoa.org/sol (moteur de recherche dans la
Souda). La référence du texte qui nous occupe est Adler Π 2165.
2 «  Mémorables du philosophe Musonius »
3 O. Hense, C. Musonii Rufi Reliquae, Teubner, 1905, réédité en 1990, p. xiii).
4 cf C. Lutz, p. 12, et R. Laurenti « Musonio e Epitteto », Sophia, 34, 1966 p. 316-335,
p. 323.
5 Cf. R. Laurenti, « Musonio, maestro di Epitteto », ANRW, 36.3, p. 2111.
6 C. P. Parker, « Musonius the Etruscan », HSPh, VII, 1896, p. 123-137, cité par C. Lutz,
art. cit., p. 22, n. 85, et A. C. Van Geytenbeek, p. 10, n. 3.
Introduction 31

l­’on peut dire, et un autre, Musonius de Tyr, identifié par lui ­comme
Musonius le Babylonien, distinction ­qu’on tire de Philostrate, dont les
mentions à Musonius peuvent paraitre étranges sans cette hypothèse1.
Il reste q­ u’on peut c­ omprendre ces différences entre les deux groupes
de fragments non pas c­ omme une sorte d­ ’idéalisation du maître par
Lucius, qui aurait tâché de gommer les aspects les plus rugueux de la
personne pour en souligner au c­ ontraire les hautes exigences éthiques,
mais c­ omme d ­ ’un côté le ­compte rendu, fidèle, mais hélas certaine-
ment incomplet, de l­’enseignement de Musonius, tandis que, d­ ’autre
part, les fragments retiennent de Musonius des dits et faits dignes de
mémoire, des anecdotes marquantes. Par ailleurs, la remarque selon
laquelle les fragments font apparaître un Musonius plus attentif à la
physique (notamment au sujet de la Providence) et à la logique, tandis
que le Musonius de Lucius serait plus attentif à ­l’éthique2 me paraît
sans grand fondement : à l­’étude, les textes de Lucius se fondent tout
autant que les fragments sur des notions très techniques du stoïcisme qui
appartiennent aussi bien à ­l’éthique ­qu’à la logique ou ­qu’à la physique.
Il reste ­qu’une citation sortie du ­contexte du cours, surtout si ­l’on ­s’en
souvient ­comme d­ ’un élément remarquable de l­ ’enseignement du maître,
paraît toujours donner de son auteur une personnalité plus forte que
­l’exposé, même incomplet mais plus long, de ses cours. Le témoignage
de Lucius montre avec une clarté tout à fait suffisante les enjeux et les
visées de ­l’enseignement de Musonius et, ­c’est du moins ma principale
hypothèse de lecture, ce témoignage du disciple c­ omprend parfaitement
les intentions du maître et lui reste fidèle, sans être en aucune façon
­contradictoire avec les fragments ni moins « technique ».
Les jugements sur Musonius ont été ­contrastés. A. C. Van Geytenbeek3
montre ainsi la philologie allemande partagée sur ­l’évaluation du phi-
losophe : on a d­ ’abord vu en lui un grand penseur de l­’éthique stoï-
cienne qui sut dégager des aspects les plus quotidiens de la vie de réels
enjeux philosophiques4. Ce jugement, pourtant c­ onforme à bien des

1 Philostrate, Vit. Apol. IV, 35 (Musonius le Babylonien) et VII, 16 (Musonius ­l’Étrusque).


2 C. Lutz, art. cit., ibid.
3 A. C. Van Geytenbeek, op. cit., p. 16-21.
4 Initiée par Nieuwland, cette vision ­culmine, dit Van Geytenbeek, avec E. Baltzer, Musonius.
Charakterbild aus der römischen Kaiserzeit, Nordhausen, 1871. Musonius est rapproché déjà
du Socrate de Xénophon.
32 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

égards à celui des sources antiques, fut ensuite largement nuancé par
les travaux de Zeller, Praechter, Wendland et Hirzel, entre autres1 :
Musonius y est décrit c­ omme un philosophe sans aucune originalité,
maître de philosophie qui se c­ ontente d­ ’une analyse sans profondeur de
quelques lieux c­ ommuns et, évidemment, ses meilleurs morceaux sont
des emprunts à d­ ’autres philosophes. Ce jugement se retrouve du reste
largement, à peine nuancé, chez A. C. Van Geytenbeek, à la fin de son
étude des traités de Musonius : « ­D’un point de vue seulement théorique,
­l’éthique musonienne a peu de valeur2. » Le c­ ommentateur ne lui dénie
pas une certaine originalité dans l­ ’approche des thèmes « diatribiques »,
mais cette originalité ne saurait masquer les faiblesses ­d’un discours
unilatéralement éthique, qui passe résolument sous silence (même s­ ’il les
­connaît sans doute) les éléments des autres parties du système stoïcien.
Musonius apparaît ainsi ­comme un auteur sans beaucoup d­ ’envergure,
philosophe secondaire, anecdotique, dont ­l’étude ­n’est justifiable q­ u’à
des fins ­d’érudition. Ce jugement demeurera le jugement ­commun sur
Musonius, retombé dans l­ ’oubli presque total depuis ces travaux, malgré
la tentative de réhabilitation ­qu’a tenté C. Lutz. Celle-ci ­n’évite cepen-
dant pas des excès inverses parfois, faisant de Musonius – en reprenant
une expression désabusée de Hirzel – le « Socrate Romain », mais sans
appuyer son analyse sur des éléments suffisamment solides pour montrer
la qualité philosophique de son enseignement.
­J’ai fait le choix de ne pas voir dans les traités de Musonius q­ u’un
objet ­d’érudition, mais de prendre au sérieux, et presque au mot, pour
ainsi dire, la réflexion ­d’un maître de philosophie c­ onfronté à des lieux
­communs tels que le mariage, l­’exil, la c­ ondamnation du luxe, etc.,
persuadé que le lieu c­ ommun demeure un lieu philosophique au sein
duquel on peut analyser la place de Musonius et les enjeux de celle-
ci. Cela exige ­qu’on lise les diatribes du philosophe certes ­comme des
leçons de philosophie, mais en faisant le pari ­qu’elles ont la ­consistance
et la cohérence de véritables traités – ce ­n’est là que rendre hommage à
­l’activité ­d’un maître qui pense ses cours. Mon autre hypothèse de départ
est que ce q­ u’il nous reste du témoignage de Lucius est suffisant pour
recomposer une doctrine elle aussi cohérente, mais ­qu’on peut cependant

1 A. C. Van Geytenbeek, ibid., p. 17.


2 Ibid., p. 160.
Introduction 33

éclairer par les autres fragments et q ­ u’il faut mettre en perspective


­d’une part avec la doctrine du Portique, telle q­ u’elle est déclinée par les
différentes figures de l­ ’école, d­ ’autre part avec les c­ onditions historiques
dans lesquelles ­s’insère la philosophie de Musonius1.

1 Je voudrais remercier T. Uçan, qui ­m’a aidé dans la mise en page de cet ouvrage. Carlos
Lévy en a été ­l’origine et le souffle, Bernard Graciannette, depuis plus de dix ans, en a été
­l’âme et Jean Terrel ­m’a fait l­’honneur et l­’amitié de lire, relire et ­commenter. Marion,
en plus de me supporter, a avec patience relu, corrigé, proposé. Et, alors que je termine
enfin ce livre là où ­j’en avais vraiment c­ ommencé la réécriture, je médite sur les bienfaits
de la « résidence d­ ’écrivains at G
­ retchen’s ».
PREMIÈRE PARTIE

ΑὐΤΑΡΚΕΙΑ

SOI-MÊME ET ­L’AUTRE
DANS ­L’ENSEIGNEMENT
ET LA PRATIQUE DU SOUCI DE SOI
FUIR LA ­CONTAGION DU VICE
ET SE ­CONVERTIR À LA PHILOSOPHIE

Il n­ ’y a rien de plus c­ ontagieux que la folie et personne de plus fragile


­qu’un progressant : il tente, ­convalescent, de sortir de la folie dans laquelle
il risque, jour après jour, de rechuter – la santé de l­’âme, avant ­d’être
pleinement assurée, n­ ’est jamais acquise, seul le sage reste à l­ ’abri. Pour
les autres, passions et vices menacent toujours, même les plus avancés
sur le chemin de la guérison. Dans la Lettre 75 à Lucilius1, Sénèque
montre que la maladie c­ onsiste dans les vices, par nature inveterata et
dura, témoins du mauvais état général de ­l’âme qui fait q­ u’une passion
(adfectus) s­ ’installe et finit par devenir, plus q­ u’une simple disposition (à
­l’avarice, par exemple), un caractère invétéré. Les sages se sont affranchis
des vices et des passions, puis viennent les insensés, dont les progrès vers
la sagesse n­ ’annulent pas la folie, catégorie q­ u’il faut elle-même diviser.
Le texte manque de clarté sur la catégorie la plus proche (du meilleur
au pire) de celle des sages : le paragraphe 9 dit q­ u’ils sont dépouillés
des vices et des passions, lorsque le paragraphe 10, plus ­conforme à la
doctrine stoïcienne, les montre encore sujets aux passions. En fait, tout
­comme le sage, ils en ressentent encore les menaces, les pré-passions2, par
exemple les larmes qui montent ou le réflexe de recul en cas de danger
soudain, mais leur peu ­d’assurance (fiducia) les maintient ­comme au
bord du précipice, c­ omme tout prêts à céder : « scire se nesciunt3 » écrit
Sénèque. Pour eux, la rechute est impossible mais demeure la crainte
de la rechute : il leur reste, pour être sages, à prendre c­ onscience de
leur transformation. Viennent ensuite ceux qui ont fait le plus gros, si
1 Sénèque, Ep. 75, 9-15.
2 Sur cette notion délicate, les « pré-passions », προπάθειαι, son usage par Sénèque et sur le
fait ­qu’il s­ ’agit là d­ ’une notion stoïcienne qui remonte aux sources du système, le ­compte
rendu le plus ­complet reste M. Graver, « Philo of Alexandria and the Origins of the Stoic
Προπάθειαι », Phronesis (44, 4, 1999), p. 300-325.
3 Ibid., § 9 : « Ils ne savent pas q­ u’ils savent. »
38 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

l­’on peut dire, en ayant extirpé bien des vices et des passions mais à
qui manque la stabilité (ou la sécurité, stabilitas, que nous retrouverons
en grec avec le mot ἀσφάλεια) : « possunt enim in eadem relabi1 ». La troi-
sième catégorie (dont Sénèque montre ­qu’elle ne mérite aucun mépris :
ceux qui la ­composent sont des progressants) c­ onnaît certains vices, pas
tous – on peut être buveur sans être avare, ou bien intempérant sans
être colérique etc. et les dispositions à la vertu (un certain courage, par
exemple) ne sont pas fermes : ainsi peut-on avoir peur de certains objets
et non d­ ’autres. Évidemment, pour eux, la rechute est plus que probable.
­L’image de la maladie suffit à faire ­comprendre que la passion et le
vice ne correspondent pas à ­l’état normal de ­l’humanité. Mais, hormis
les sages et ce ­qu’on pourrait appeler les gens de bien, personne n­ ’est
véritablement sain. Or, puisque le vice est ­contagieux, l­ ’épidémie, grave,
­s’étend et gâte tout homme dès son plus jeune âge. Si nous sommes
tous nés pour la vertu, si c­ ’est là notre état normal, il demeure que nous
sommes (presque) tous en proie au vice, cela du fait (entre autres) de
­l’entourage, ce que les stoïciens appellent la διαστροφή, la perversion, qui
nous détourne de notre destination naturelle. Il faut pour la surmonter
toute la puissance de la philosophie et du philosophe, qui par sa pratique
de ­l’art de la vie, a progressé vers la vertu et le bonheur. Si en effet la
fréquentation des malades rend malade, la fréquentation des gens de
bien rend sain mais les deux genres de fréquentation ne sont pas les
mêmes : lorsque le lien avec ­l’insensé, ce malade ­contagieux, ­contamine
par le simple ­contact, celui avec ­l’homme sain guérit et reconstruit.

1 Ibid., § 13 : « Ils risquent de rechuter dans les mêmes vices et passions. »
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 39

PRÉLIMINAIRES
Le même et l­’autre,
imitation et rencontre

L’IMITATION PERVERSE DE L­ ’AUTRE

Ainsi la rencontre de l­ ’autre c­ onstitue-t-elle toujours un risque c­ ontre


lequel il ­convient de se prémunir avec le plus grand soin selon Épictète :
Celui qui ­condescend (τὸν συγκαθιέντα) à nouer des relations fréquentes avec
certaines gens, soit dans des entretiens, soit dans des repas, soit d­ ’une façon
générale dans les rapports de camaraderie, est nécessairement amené soit à
devenir semblable à eux, soit à les c­ onvertir à son propre genre de vie. Mettez
en effet un charbon éteint auprès d­ ’un charbon embrasé, il arrivera ou bien que
le premier éteigne le second, ou que le second enflamme le premier. Puisque
le risque est si ­considérable, il faut être prudent pour ­condescendre (συγκαθίε-
σθαι) à de telles relations avec les profanes, se souvenant ­qu’on ne saurait se
frotter à un homme barbouillé de suie sans attraper soi-même de la suie1.

De manière fort intéressante, pour Épictète, on ­condescend à la rela-


tion avec autrui (συγκαθίημι signifie tout à la fois « ­s’abaisser à quelque
chose », « se laisser aller à », « ­condescendre ») : ­c’est dire que la chose
­n’a rien de véritablement souhaitable, ni de souhaité. Le disciple, tant
­qu’il ­n’est pas prêt, tant ­qu’il demeure incapable de transmettre à
­l’autre ce q­ u’il a de meilleur, ou, pour reprendre l­ ’image du texte, tant
que sa flamme n ­ ’est pas capable d­ ’enflammer l­’autre à son tour, ne
peut q­ u’être corrompu par les autres. Être éteint ou enflammer : telle
est ­l’alternative – être corrompu par le vice ou transmettre sa vertu.
Il faut souligner ­l’assymétrie de ­l’alternative : les autres ne deviennent
pas semblables à celui qui est sain c­ omme ils deviennent semblables à
celui qui est corrompu, ils sont en revanche ­convertis aux biens du ver-
tueux. On ­comprend ­combien la voie du vice se montre plus aisée : on
­l’imite facilement, ­comme un linge propre se salit par ­contact avec le
sale, tandis q­ u’il faut, pour le purifier, autre chose que le simple c­ ontact
­d’un linge propre. Il en va de même pour le vice : il suffit du ­contact

1 Épictète, Diss. 3, 16, 1-3.


40 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

avec les vicieux pour devenir vicieux mais pour cesser de ­l’être, il faut
plus que le simple c­ ontact.
Il ­s’agit là d­ ’une relation véritable, tandis que le c­ ontact qui éteint,
qui corrompt, c­ onstitue une pseudo-relation, laquelle ne permet aucu-
nement de devenir soi-même, mais seulement de vivre sur le mode de
­l’autre. Or ce dernier n­ ’est à vrai dire q­ u’un modèle à la fois perverti
et terriblement banal : devenir semblable à ­l’insensé revient à devenir
semblable à la foule de tous ceux qui ne vivent que sur ce mode inau-
thentique, où chaque individu se trouve ­comme diffracté entre une
multiplicité d ­ ’images qui ne renvoient du reste que la même, sous
diverses facettes : celle d­ ’un on, vulgaire et anonyme. La pseudo-relation
appelle ­l’imitation1 aussi facile ­qu’irrésistible pour un esprit égaré ou
trop faible. Elle ne lie que des on finalement aussi anonymes l­’un que
­l’autre et qui se renvoient indéfiniment les reflets multiples de leur
aliénation schizophrène lorsque la véritable relation se distingue de
la simple imitation par un nécessaire travail sur soi. Être lié revient
toujours en même temps à se soucier de soi.
Sénèque, dans la Lettre 94 à Lucilius, permet d ­ ’appréhender plus
nettement ce mouvement d­ ’imitation qui éloigne de soi-même :
On n­ ’est pas libre, je le répète, de suivre le droit chemin. Nos parents nous
fourvoient ; nos serviteurs nous dépravent. Qui s­’égare ne se met pas seul
en risque : on répand la déraison sur ses proches et on la reçoit ­d’eux par
réciproque. Au reste, pourquoi les vices de la société se rencontrent-ils chez
­l’individu ? C ­ ’est que la société les dépose en lui. On démoralise son prochain
et, ce faisant, on se démoralise. Après avoir appris le mal, on ­l’enseigne. Ainsi
­s’est ­constituée cette corruption collective qui est faite de la réunion des
opinions individuelles perverties2.

Le vice produit c­ omme un effet de miroir : on imite l­ ’autre et l­ ’autre


nous imite, mais ­comme il nous imite ­l’imitant, ­l’effet est inévitable-
ment grossi, ou plus exactement, chacun n­ ’est plus que le reflet détaché
­d’un autre, qui ­n’est lui-même que le reflet ­d’un jeu, finalement vide,

1 Sénèque, Vit. Beat. I, 3 : « Rien ne doit donc plus nous importer que de ne pas suivre à
la manière des moutons le troupeau de ceux qui nous précèdent, nous dirigeant non où
il faut aller, mais là où ­l’on va. Et pourtant, rien ne nous embrouille dans de plus grands
maux que de nous régler sur la rumeur, croyant que sont les meilleures les choses qui
reçoivent ­l’assentiment du grand nombre. »
2 Sénèque, Ep. 94, 54-55, (trad. H. Noblot).
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 41

de reflets. On assimile l­ ’opinion des uns, mais que surviennent d­ ’autres


gens avec ­d’autres opinions et ­l’on change ­d’avis. Encore cet avis ­n’est-il
pas véritablement celui de quelques-uns, mais ­l’avis lui-même changeant
­d’une foule bigarrée1. La relation entre ignorants se retourne c­ ontre elle-
même et se dissout, isolant toujours plus chacun des partenaires insen-
sés. Elle se résout à une juxtaposition d­ ’êtres incapables d­ ’amitié (les
insensés sont ennemis les uns des autres2). L­ ’insensé, en imitant l­ ’autre,
­s’imite lui-même et finit par se singer : on en a un très bel exemple,
parmi ­d’autres, dans la Lettre 99. Il y est question de celui qui amplifie
son chagrin pour imiter l­ ’autre : sous le regard des autres, il en rajoute,
cela parce q­ u’il se voit dans le regard des autres et voit en même temps
les autres qui le voient3. On imite ­l’autre et personne, parce que ­l’autre
­n’est fondamentalement personne et ­l’on se trouve pris dans un jeu de
miroirs déformants, où son propre reflet ­n’est que la diffraction ­d’une
diffraction. ­L’illusion est telle que ­l’insensé croit pourtant être lui-même
et se révèle, ironie ­d’un telle relation, ­comme emprisonné dans ce reflet
­qu’il croit être lui : ­l’insensé est plein ­d’un lui-même qui ­n’est pas lui,
pour cela encore plus aliéné. Sénèque nous en donne un exemple dans
la Lettre 104 : il faudrait pouvoir faire que certains deviennent autres,
­s’évadent ­d’eux-mêmes, au lieu de rechercher dans le voyage (le diver-
tissement, pour tout dire) à se fuir, tant ils sont chargés d­ ’eux-mêmes4.
Ils sont à eux-mêmes un poids et cela parce que précisément, ils ne sont
jamais eux-mêmes. Sénèque dépeint cette personnalité-gigogne dans un
passage particulièrement frappant :
Si tu veux ­d’heureux voyages, guéris celui qui ­t’accompagne. ­L’avarice te
tiendra, tant que tu logeras avec un avare et un pingre ; ­l’orgueil te tiendra,
tant que tu auras ­commerce avec un orgueilleux. Jamais tu ne quitteras ton

1 Sénèque, Vit. Beat. I, 4-5.


2 Cf. par exemple, D.L. VII, 124 : « En revanche, chez les hommes mauvais, il n­ ’y a aucune
amitié et aucun homme mauvais ne peut avoir un ami. »
3 Sénèque, Ep. 99, 16 : « ­L’ostentation de la douleur est plus exigeante que la douleur :
­combien peu sont tristes pour eux-mêmes ! ­C’est plus haut ­qu’ils gémissent, quand on
les écoute et silencieux et calmes ­lorsqu’ils sont en aparté, ils éclatent en de nouveaux
sanglots lorsque quelques-uns les regardent. »
4 Sénèque, Ep. 104, 8 : « Oh ! Comme ce serait une chance pour certains de pouvoir ­s’évader
­d’abord de leur propre personne ! En réalité ils vont chargés ­d’eux-mêmes, ­s’inquiétant, se
gâtant, ­s’affolant. Que sert-il de franchir la mer, de passer de ville en ville ? Tu demandes
le moyen d­ ’échapper aux maux qui t­’accablent ? Hanter d­ ’autres lieux ? Non : être un
autre homme. »
42 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

humeur cruelle, dans la cohabitation avec un bourreau ; la camaraderie avec


des séducteurs réveillera le feu de la débauche en toi. Si l­’on veut extirper
ses vices, il faut se retirer loin des vicieux exemples. ­L’avare, le séducteur, le
cruel, le fourbe t­ ’auraient fait bien du mal proches de toi : or ils sont en toi1.

La seule solution, pour Épictète, ­comme pour Sénèque, c­ onsiste à éviter


toute pseudo-relation. Pour le premier, le salut se trouve dans la fuite. Et,
­comme les médecins ­conseillent aux malades de partir dans des régions
plus propices à leur guérison, le philosophe recommande à ses disciples de
quitter leur patrie, lieu de ­l’enracinement de leurs mauvaises habitudes2.
On ne ­condescend plus aux relations, on les fuit, précisément pour être
(ou c­ ommencer à être), enfin, q­ uelqu’un3, pour se retourner sur soi-même
(ἐπιστροφή ἐφ´αὑτὸν), pour ­s’observer soi-même (παρατήρησις)4. Sénèque,
quant à lui, profite ­d’un voyage à la campagne pour ­comprendre le vrai
sens de la solitude, à savoir non pas tant être seul que permettre à ­l’âme
de se mettre elle-même à sa propre disposition5. Pour les deux, cette
retraite dans la solitude diffère cependant de l­ ’isolement pur et simple :
il ­s’agit moins de rompre avec les autres que de rompre avec ce type de
relation-juxtaposition qui fonde (mal) les liens entre insensés et dans
laquelle, à dire vrai, chacun ­connaît un isolement d­ ’autant plus pervers
que ­l’illusion de la relation le masque6. Mais la solitude, la retraite
(secretum), où ­l’on se retrouve soi-même avec soi-même, où ­l’on advient à
soi-même sans doute, ne ­s’atteint elle-même q­ u’au prix de ­l’effort et de
­l’exercice et il faut être accompagné sur une route où, le De Vita Beata7
le montre, on ne peut être seul, trop fragile encore.
1 Ibid., § 20-21.
2 Épictète, Diss. 3, 16, 10-13.
3 Ibid., § 16.
4 Ibid., § 15.
5 Sénèque, Ep. 104, 6-7 : « Je suis aussitôt revenu (repetiui) à moi-même : il ­n’a pas persisté,
cet engourdissement du corps incertain et animé de mauvaises intentions. Je me mets à
­l’étude de toute mon âme. À cela, le lieu ­n’y ­contribue pas beaucoup, pour peu que ­l’âme
ne se mette pas elle-même à sa propre disposition (nisi se sibi praestat animus) : celle-ci, si
elle le veut, trouvera le retrait (secretum) au milieu des occupations. »
6 Voir Épictète, Diss. 3, 13, 1 : « ­L’isolement est un état où l­’on est privé de secours. Un
homme en effet, par le fait q ­ u’il est seul, n
­ ’est pas pour cela isolé, pas plus, du reste,
­qu’il ­n’est délivré de ­l’isolement par le fait q­ u’il se trouve au milieu ­d’une foule » (trad.
J. Souilhé) et Sénèque, par exemple Vit. beat, I, 4.
7 Sénèque, Vit. Beat. I, 2 : « Il faut décider vers où ­l’on dirige et par quel chemin, non
sans [­l’aide de] ­quelqu’un d­ ’expérimenté, qui ait exploré ces voies, dans lesquelles nous
avançons. »
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 43

LA FRAGILITÉ DU PROGRESSANT :
IL NE MET PAS EN PRATIQUE CE ­QU’IL SAIT

­C’est que le progressant ne maîtrise pas ce qui se réduit pour lui


encore trop souvent à de simples mots. Pour Sénèque c­ omme pour
Épictète, la preuve de sa faiblesse, c­ ’est q­ u’il ne peut mettre en pratique ce
­qu’il apprend. Il faut des maîtres, dit Sénèque, précisément parce ­qu’ils
montreront la voie pour se distinguer définitivement de ­l’habile orateur :
Eux t­’inviteront à te mettre aux actes et non pas à simplement discourir
finement et lancer des mots pour le divertissement des auditeurs, mais à
affermir ton âme et à l­’élever face aux menaces (animum indurare et aduersus
minas erigere). Le seul port de cette vie fluctuante et agitée, c­ ’est en effet de
mépriser ce qui peut arriver, se poster avec assurance et, prêt face aux traits
de la fortune, les recevoir de grand cœur, sans se cacher, sans tergiverser1.

Il s­’agit non pas de paraître, ni de dire, mais de faire – faire suffit et


ce sont ceux qui dans leurs actes démontrent de l­’endurance, qui font
le mieux c­ omprendre la nature de la vertu : le maître devient alors un
exemple, vivant ou passé, en ce ­qu’il a su transformer ses paroles en actes,
ou tout simplement poser des actes de bravoure. Sénèque, philosophe et
romain développe les exemples de Socrate et Caton.
La relation ne peut se c­ ontenter de paroles vides, ­d’une leçon bien
apprise, simples vernis qui risquent bien de se révéler autant de nouveaux
risques de ­s’enorgueillir. Cela parce ­qu’on sait des choses élégantes,
ingénieuses (« κομψά », dit Épictète, en montrant par là ­qu’une théorie
sans pratique n­ ’est finalement q­ u’un amusement de ­l’esprit, un habile jeu
intellectuel), q­ u’on ne peut rendre belles du fait du manque ­d’habitude :
Pour quelle raison ceux-là sont plus forts que vous ? Parce ­qu’eux, ces pour-
ritures ­qu’ils disent viennent de leurs jugements, tandis que vous, les jolies
choses <que vous dites> viennent de vos lèvres. ­C’est pourquoi elles sont
sans force et mortes (ἄτονά ἐστι καὶ νεκρά), propres à dégoûter ceux qui
écoutent vos exhortations et votre misérable vertu, celle-là même que vous
rabâchez à tort et à travers (ἄνω κάτω θρυλεῖται). De fait, les ignorants vous
battent. Car partout, le plus fort, c­ ’est le jugement ; ce qui est imbattable,
­c’est le jugement. Donc, j­usqu’à ce que soient fixés en vous les jolis préjugés
(αἱ κομψαὶ ὑπολήψεις) et que vous ayez acquis quelque pouvoir pour leur
stabilité (πρὸς ἀσφάλειαν), je vous c­ onseille de descendre (συγκαταβαίνειν)

1 Sénèque, Ep. 104, 22.


44 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

avec prudence parmi les ignorants […] Vous aussi, substituez <à vos anciennes
habitudes> d­ ’autres habitudes : fixez vos préjugés, entraînez-les (πήξατε ὑμῶν
τὰς ὑπολήψεις, ἐναθλεῖτε αὐταῖς)1.

La vertu n­ ’a rien de nouveau : et il est vrai q­ u’exhorter à la vertu


revient à ne rabâcher que des banalités (θρυλέω) – rien n­ ’est plus ancré
dans le sens ­commun que ­l’idée de la vertu. Mais il est cependant éga-
lement vrai que, dès lors, la vertu apparaît misérable, sans goût, voire
dégoûtante. Il ne ­s’agit pas de se montrer un bon orateur, de savoir
enjoliver son discours et de le rendre agréable : pour toucher l­ ’auditeur,
il faut que la parole soit incarnée dans les actes. Alors le lieu c­ ommun
cesse de l­’être, du rabâché jaillit c­ omme une nouvelle ­compréhension.
Épictète énonce là un principe directement issu de la psychologie
stoïcienne, où la définition de l­ ’opinion repose sur une caractérisation de
­l’état de l­ ’âme. Ce qui n­ ’était que « préjugé », hupolepsis, devient science.
La distinction proposée par Épictète entre hupolepsis du disciple présomp-
tueux, dogmata du « on » et stabilité de la même hupolepsis chez celui
­qu’on devine être le sage est particulièrement ­complexe. Dans le dernier
cas, celui du sage, on peut au moins dire q­ u’il ne ­s’agit pas du c­ ontenu
de la pensée mais de ­l’état de ­l’âme qui accueille cette pensée. Ainsi la
même pensée peut-elle relever du « préjugé », opinion par essence faible,
parce que ­l’état de l­ ’âme est faible – atonique, sans tonos – ou bien science
(­c’est le même c­ ontenu, mais l­ ’état de l­ ’âme change), lorsque l­ ’attention
(προσοχή2) maintient l­’âme correctement tendue. On peut en c­ onclure
que le sage et le disciple auront certes la même hupolepsis, en tant que
le ­contenu demeure le même (Épictète ne dit à aucun moment ni que
le ­contenu change, ni que chez le sage il ne ­s’agit pas ­d’une hupolepsis)
mais le sage ­comprend ce ­qu’il dit et juge que ­c’est vrai, en donnant son
assentiment et ce jugement a la force et la stabilité de la science, tandis
que le disciple ne ­comprend pas, son jugement ­n’étant ­qu’une opinion.
Dès lors, le « on » de la foule a cela pour lui q­ u’au moins il juge de ce q­ u’il
dit, même si ce jugement est faux, tandis que le mauvais disciple répète
quelque chose q­ u’il ­n’a pas fait sien3. Il faut donc, ­conformément aux
1 Épictète, Diss. 3, 16, 7.
2 Ibid., § 15.
3 Sur la question de la ὑπολήψις, voir C. Lévy, « Le ­concept de doxa des stoïciens à Philon
­d’Alexandrie  », Passions and Perceptions, Studies in Hellenistic Philosophy of Mind, éd.
J. Brunschwig, M. Nussbaum, Cambridge University Press, 1993, p. 250-284. Cf. p. 254,
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 45

dogmes stoïciens, transformer le faible préjugé en une science stable, en


transformant l­ ’atonie de ­l’âme en une tension « eutonique1 » qui est aussi
une disposition ferme (diathesis), ce qui revient, en un mot, à désigner la
vertu. Que les actes se c­ onforment aux paroles c­ onstitue la preuve de la
stabilité des c­ onnaissances et, pour arriver à une telle c­ onformité, il faut
réformer les mœurs en les exerçant (ἐναθλέομαι, ­d’ἀθλέω, qui par-delà
« être athlète », signifie « prendre de la peine »).
LA RENCONTRE DU SAGE

­L’accordement
S­ ’il faut un maître, ­c’est que celui-ci, selon Épictète, a la capacité,
­contrairement au disciple progressant moins avancé (car même si le
maître ­n’a pas encore atteint la sagesse, il est toutefois plus avancé), de
reconnaître par simple c­ ontact celui qui est mal accordé et, c­ omme un
bon cithariste, il peut alors l­’accorder :
L­ ’un d­ ’entre-vous est-il équipé à la manière du cithariste qui, alors q­ u’il se
saisit de la lyre, ­lorsqu’il touche les cordes, ­connaît immédiatement celles qui
sont désaccordées (τὰς ἀσυμφώνους) et accorde (ἁρμόσασθαι) ­l’instrument2 ?

­L’âme de l­ ’insensé se révèle trois fois désaccordée. Elle n­ ’est, d­ ’abord,


pas accordée à elle-même : les passions sont autant de cordes dissonantes,

où C. Lévy ­commente le texte suivant (je cite sa traduction) Plutarque, Stoic. Rep. 47. 1055-
1056A (= SVF II, 994) : « Souvent les sages font usage du mensonge à ­l’intention des sots
et leur suggèrent une représentation persuasive. Celle-ci ­n’est cependant pas la cause de
leur assentiment, car, si elle l­’était, elle serait également responsable de leur c­ onviction
erronée et de la tromperie. » Voici le c­ ommentaire : « Ce texte montre clairement que
hupolêpsis ­n’est pas un simple doublet de sunkatathesis. La différence, à en juger en tout cas
par ce texte, paraît être celle-ci : la sunkatathesis représente l­ ’acte d­ ’assentiment envisagé
indépendamment de la proposition à laquelle on assentit, alors que la hupolêpsis est insé-
parable de celle-ci. […] Le fait ­d’avoir des hupolêpseis est ­commun à tous les hommes et
seule la qualité de celle-ci différencie le sage du sot. » Il en est manifestement de même
chez Épictète.
1 Cf. par exemple Stobée, SVF III, 548 : « Le sage ne c­ onçoit pas [des pensées] faiblement
(ὑπολαμβάνειν ἀσθενῶς), mais plutôt de manière stable et ferme (ἀλλὰ μᾶλλον ἀσφαλῶς
καὶ βεβαίως) et par suite, il ­n’opinera pas non plus. Les opinions sont en effet de deux
sortes : celle qui est un assentiment non cataleptique et celle qui est un préjugé faible
(ὑπόληψιν ἀσθενῆ). Les deux sortes sont étrangères à la fermeté du caractère du sage (τῆς
τοῦ σοφοῦ διαθέσεως). »
2 Épictète, Diss. 3, 16, 5.
46 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

plus aiguës ou trop graves par rapport au son que ­l’ensemble – la raison
de cet individu – devrait rendre, parce q­ u’elles sont autant d­ ’impulsions
qui dépassent la mesure de la raison. Cet individu, ensuite, ­n’est nul-
lement en harmonie avec ­l’ensemble du chœur que forme le monde1.
Enfin, l­ ’insensé est désaccordé à tous les autres (insensés et sages). L­ ’âme
du sage, en revanche, ­connaît elle-même une double harmonie : avec
lui-même, ­comme individu, dont la voix est différente de toute autre
et avec le monde, en tant q­ u’il vit en harmonie avec la nature ; il n­ ’est
(évidemment) pas accordé à ­l’insensé.
En outre, ils sont d­ ’avis également que ­l’insensé hait les dieux de tout son
être. La haine, en effet, est un désaccord au sujet des choses ­conformes à
la vie et une divergence de vues, alors que l­’amitié est accord et c­ oncorde
(συμφωνίαν καὶ ὁμόνοιαν). Les insensés sont en désaccord avec les dieux au
sujet des choses c­ onformes à la vie, ­d’où il résulte que tous ceux qui ­n’ont pas
leur bon sens (πᾶς ἄφρων) haïssent les dieux. En outre, ­s’ils pensent que tous
ceux qui leur sont adversaires (τοὺς ἐναντίους αὐτοῖς) sont ennemis (ἐχθροὺς
εἶναι), alors ­l’insensé est adversaire du sage et le dieu est sage : ­l’insensé est
ennemi des dieux2.

Nous ­connaissons désormais le type de ce ­qu’il faut bien appeler


« anti-lien » et qui a cours entre les insensés : c­ ’est la haine, définie
­comme l­ ’impossibilité d­ ’entrer en relation. À elle ­s’oppose la symphonie
des sages et des dieux, leur amitié réciproque. Le double sens actif ou
passif de ἐχθρός ne doit pas nous tromper : ­l’insensé ­n’est pas objet de
haine, ni de la part des dieux (la providence du dieu pourvoit à tous),
ni de celle du sage, qui se distingue au c­ ontraire par son amitié pour
­l’homme – pour tout homme. La fréquentation par ­l’insensé du sage
tisse cette relation étrange, faite de patience et de travail, entre le hai-
neux et le philanthrope, relation qui transforme, par ré-accordement à
soi-même et à la nature. Le sage a forcément une action sur l­’insensé,
alors ­qu’un autre insensé ne le ­contamine que par le simple ­contact. Le
­contact avec le sage permet à ­l’insensé ­d’établir un diagnostic ; mais il

1 Une telle image est utilisée par Cicéron, dans Off. I, 145 : « Comme dans les lyres ou
dans les flûtes, une discordance (discrepent), si petite ­qu’elle soit, est pourtant perçue par
un c­ onnaisseur, il faut faire attention à éviter les discordances dans la vie et d­ ’autant plus
que ­l’accord (­concentus) dans la c­ onduite a plus d ­ ’importance et de valeur que l­’accord
entre les sons. »
2 SVF III, 661.
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 47

faut alors réunir les moyens pour guérir et ces moyens ne tiennent pas
dans la simple imitation ou l­’émulation dans le mal. Homme d­ ’une
technique, le sage ne saurait cependant accorder directement ­l’insensé :
la technique philosophique est toujours en même temps, pour ­l’insensé,
une technique de soi1, non délégable à un autre.

De ­l’auto-imitation à ­l’imitation ­d’un modèle


Sénèque a, quant à lui, recours à une autre image que celle de
­l’accordement, une image à vrai dire assez obscure : le sage inocule une
sorte d­ ’antidote à la folie.
Non, rien ­n’est mieux fait pour enfoncer en nous les bonnes pensées, pour
ramener au droit chemin une âme indécise et sur le penchant du vice, que
la fréquentation des gens de bien ; il se dégage un charme qui s­’insinue au
plus profond du cœur avec toute la puissance des préceptes, à les voir, à les
entendre fréquemment. Que dis-je ? La simple rencontre ­d’un sage fait du
bien ; de la présence même silencieuse d ­ ’une grande âme peut résulter en
nous un progrès. Et t­ ’expliquer ­comment se produit cette influence bienfai-
sante serait malaisé ; il me serait autrement facile ­d’en ­constater les effets !
« Il y a, dit Phédon, de menus insectes dont la piqûre ne se sent pas, tant
leur nocivité est subtile et dissimulée : on ne s­’en aperçoit que par l­’enflure
de la partie atteinte et sur l­ ’enflure même aucune lésion n­ ’apparaît. » Il ­t’en
adviendra de même dans la fréquentation des sages. Tu ne reconnaîtras ni
­comment ni quand ­s’exerce leur action bienfaisante, tu en reconnaîtras les
effets bienfaisants sur toi-même2.

Là où l­’imitation du mauvais entraîne une déchéance qui ne cesse


­d’empirer et peut être sans fond (dans une espèce d­ ’émulation perverse),
­l’imitation du sage n­ ’est évidemment pas réciproque : ­l’exemple devient
modèle et l­ ’atteindre, c­ ’est être arrivé – on ne peut être plus sage que le

1 Ce terme « technique de soi » est emprunté à M. Foucault, au sens q­ u’il a défini dans
« Sexualité et solitude », Dits et Écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001,
295, p. 987-997, notamment p. 990 : « Ce dont je me suis rendu ­compte peu à peu, ­c’est
­qu’il existe dans toutes les sociétés un autre type de techniques : celles qui permettent
à des individus d ­ ’effectuer, par eux-mêmes, un certain nombre ­d’opérations sur leur
corps, leur âme, leurs pensées, leurs c­ onduites et ce de manière à produire en eux une
transformation, une modification et à atteindre un cerrtain état de perfection, de bonheur,
de pureté, de pouvoir surnaturel. Appelons ces techniques les techniques de soi. » ­C’est
dans le même sens que M. Foucault use de ce terme dans l­ ’Herméneutique du sujet.
2 Sénèque, Ep. 94, 40, (trad. H. Noblot).
48 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

sage, la vertu ­n’étant pas susceptible de plus ou de moins. ­D’autre part,


­lorsqu’il parle de cette action du sage, le propos de Sénèque s­ ’embarrasse1 :
il se trouve ­comme obligé ­d’expliciter ­l’image de la fréquentation qui
pénètre peu à peu dans le cœur (le siège de l­’hégémonique) par celle,
peu engageante, de la piqûre ­d’insecte, dont il souligne lui-même la
nocivité. On peut penser que la difficulté d ­ ’expliquer cette action à
distance du sage lui impose cette étrange c­ omparaison. Quelque chose
du sage touche au cœur ­l’insensé et le transforme de ­l’intérieur. Pour le
dire en une image trop rapide : dans sa relation à l­’insensé, l­’individu
passe du même au pire en singeant son reflet et ce pire reste finalement
le même (­qu’on aille aussi loin dans la faiblesse, on reste faible – illus-
tration du paradoxe qui c­ onsiste à montrer que toutes les fautes sont
égales). Dans sa relation au sage, ­l’individu passe du même au mieux
en imitant un modèle qui lui est au demeurant, vu son état, à la fois
opposé et étranger. On dépasse ici l­’idée de la c­ ontagion par c­ ontact
dans ­l’idée ­d’une ­conversion par transformation à la fois intérieure et
à distance. Il ne s­’agit plus pour le sage de seulement accorder ­l’être à
lui-même, mais d­ ’agir au cœur même de l­’insensé, ou plutôt de per-
mettre q­ u’il revienne à lui-même, pour, par ce retour à lui-même, tenter
­d’accéder à son modèle.

1 Voir également Ep. 108, 4 où Sénèque, dans un propos moins étrange, ­compare la fré-
quentation du philosophe à ­l’exposition au soleil : « La puissance de la philosophie est
telle ­qu’elle vient en aide non seulement aux disciples mais aussi à ceux qui vivent en
leur c­ ompagnie. Celui qui vient au soleil, même s­ ’il n­ ’est pas venu dans cette intention,
prendra des couleurs ; ceux qui ont demeuré dans la boutique ­d’un parfumeur et s­ ’y sont
attardés un peu de temps, portent sur eux l­ ’odeur du lieu ; et ceux qui sont venus auprès
­d’un philosophe en tireront quelque chose, qui, ­c’est nécessaire, sera utile, même aux
indifférents. »
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 49

­L’APPRENTISSAGE DE LA RELATION
­L’αὐταρκεία musonnienne

LA PHILOSOPHIE AUX CHAMPS

On retrouve chez Musonius Rufus tous ces éléments, qui ­n’ont par
là même aucune véritable originalité. Sauf que le maître d­ ’Épictète en
fait le sommet de ce qui semble une utopie philosophique, en élabo-
rant ­l’idée ­d’une relation entre maître et disciple tout à fait étonnante.
Pour fuir le vice des villes, pour fuir la ­contagion de ­l’entourage, il
faut partir. Mais là où Épictète dit ­qu’il faut quitter la patrie, là où
Sénèque propose la campagne, mais insiste pour dire que le lieu ne
­contribue pas véritablement à une retraite toujours possible même au
milieu des affaires, Musonius imagine que le maître tienne école à la
campagne. Là, en dehors des villes, lieux de la corruption, il pourra
vérifier les progrès des disciples, tandis que ces derniers, vivant dans
­l’intimité du maître, apprendront à son exemple que les paroles vaines
­n’ont rien de la véritable philosophie, que celle-ci ne peut ­s’apprendre
si ­l’on ne ­s’applique pas à ­s’exercer à la peine et que cet exercice permet
de c­ omprendre c­ omment, véritablement, les actes peuvent suivre des
paroles. Nous avons là presque tous les ingrédients du cursus musonien.
Car parmi les authentiques amants de la philosophie, il n­ ’y en a aucun qui
­n’eût pas voulu passer sa vie à la campagne avec un homme de bien et cela
même s­’il arrivait que la campagne soit très rude : il serait là en situation
de tirer un grand profit (ἀπολαύειν1) de ce genre de vie, grâce à une vie en

1 Notons au passage ­l’emploi fort peu aristotélicien du verbe ἀπολαύειν : ­c’est même une
inversion des distinctions d ­ ’Aristote. cf. Eth. Eud., 1222a, où le Stagirite oppose les
φιλόπονοι aux ἀπολαυστικοί. Pour une définition du βίος ἀπολαυστικός, cf. ibid., 1215
a-b : Aristote y distingue trois genres de vie (« Nous voyons ­qu’il existe trois genres de
vie que tous ceux que nous rencontrons peuvent choisir de vivre : la vie politique, la vie
philosophique, la vie de jouissance. Parmi eux, en effet, la vie philosophique souhaite
avoir part à la sagesse et à la ­contemplation de la vérité, la vie politique souhaite avoir
part aux belles actions (ce sont les actions qui tendent à la vertu) et la vie de jouissance
désire avoir part aux plaisirs du corps »). L­ ’otium musonien n­ ’est pas la vie de jouissance
aristotélicienne : on est loin, dans le traité sur les ressources appropriées au philosophe,
­d’une telle distinction et de la référence à Sardanapale et à Sybaris (Éthique à Eudème,
1216a, cf. également Eth. Nic. I, 3, 1095b.) Au c­ ontraire : la jouissance, s­’il en est une,
50 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ ommun jour et nuit avec le maître, grâce à ­l’éloignement des maux de la


ville (τῷ ἀπεῖναι τῶν ἀστικῶν κακῶν), lesquels sont un obstacle au philosopher,
grâce à l­ ’impossibilité de dissimuler ses actions, bonnes ou mauvaises, ce qui
est certes utile au plus haut point à ceux qui se forment (manger, boire et
dormir sous les yeux d­ ’un homme de bien, voilà qui est utile). Ces avantages
qui viennent nécessairement de la vie ­commune aux champs, Théognis les
loue dans les vers où il dit : « Bois et mange avec eux, assieds-toi parmi eux,
plais-leur, à eux dont la puissance est grande. » Que ce ne sont pas ­d’autres
que les hommes de bien dont il dit q ­ u’ils ont une grande puissance pour
être utile aux hommes, si l­ ’on mange, boit et s­ ’assoit avec eux, il l­ ’a montré
par ces vers : « Car ­c’est des gens vertueux que tu apprendras la vertu : mais
si tu te mêles aux méchants, tu perdras l­’esprit qui est en toi. » ­Qu’on ne
dise pas que le travail des champs soit un obstacle au fait ­d’apprendre ou
­d’enseigner (τῷ μανθάνειν ἢ τῷ διδάσκειν) les devoirs : cela ne semble pas être
le cas, surtout si ainsi et de la manière la plus intime, le disciple vivait avec
le maître, celui-ci ayant en mains son disciple1.

Ce que Musonius propose à l­’insensé qui veut bien progresser,


c­ ’est de réformer absolument sa vie et pour cela, il faut en passer par
­l’expérience ­d’un autre lien, ­d’une autre vie ­commune. ­L’école philo-
sophique à la campagne se révèle en ce sens ­l’exact opposé de la vie à
la cité, en entendant par « cité » tout autant le lieu où l­’on habite, où
tout est luxe et où le luxe pervertit la nature, c­ ’est-à-dire encore le lieu
de ­l’ombre, que l­ ’ensemble des liens sociaux qui ­s’y ­construisent, mal,
bien entendu. ­L’hypothèse de la vie aux champs (Musonius parle au
­conditionnel) n­ ’a de sens que de c­ onstruire une autre cité, où les liens
créés soient authentiques et où le philosophe détermine les ­conditions
à rassembler pour créer ces liens : vivre ensemble sous la ­conduite de la
raison, incarnée par le maître, travailler ensemble, afin que les mots se
remplissent de l­’expérience. La retraite campagnarde, l­’autarcie muso-
nienne, on le voit, n­ ’a q­ u’un but : réformer les liens, d­ ’abord le lien à
soi-même, qui passe inévitablement par le souci de l­’âme et le soin du
corps, puis le lien à l­ ’autre. Se couper des insensés ne revient ainsi pas à
rechercher ­l’indépendance de tout lien, vivre en autarcie pour échapper
à la société. ­L’autarcie musonienne ­n’est pas ­l’autarcie cynique, dont elle
reste cependant à bien des égards très proche p­ uisqu’il ne faut en rien
dépendre des autres économiquement.
est retirée du travail de la terre, de ­l’effort – la seule jouissance que ­l’on retire reste le
bénéfice de la vertu.
1 Musonius, XI, p. 61, 10-63, 4.
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 51

Quoi donc ? « Ce serait être plus libre (ἐλευθεριώτερον) que de produire soi-
même pour soi-même (αὐτὸν αὑτῷ μηχανᾶσθαι) les choses nécessaires à la vie,
plutôt que de les recevoir d­ ’autrui » ? Mais, me semble-t-il, ne pas dépendre
de ­l’autre pour ses propres besoins, cela a bien plus de majesté (σεμνότερον)
que d­ ’en dépendre1.

­L’objection semble platonicienne : peut-on décemment produire,


l­orsqu’on est philosophe ? Ne doit-on pas laisser à d­ ’autres le soin de
labourer les champs ? La réponse est cynique : l­ ’indépendance, c­ ’est déjà
la royauté, la σεμνότης, ­comme Diogène lui-même, parce ­qu’indépendant,
était le seul libre et le seul roi2. Musonius renverse les schémas classiques
de la vie de l­’homme libre, représentés par l­’objection : être affranchi
des servitudes de la production ne rend pas libre car la véritable liberté,
la seule indépendance, ­c’est être dégagé du besoin ­d’un autre pour les
choses utiles3. ­L’indépendance cynique se ­conforme parfaitement, pour
Musonius, à une nature qui a donné suffisamment de ressources pour
nourrir tout homme, pour peu que celui-ci ne s­ ’adonne pas au luxe – ce
luxe dont on retrouve sans doute le risque dans ­l’expression de l­ ’objection
« μηχανᾶσθαι τὰ ἀναγκαῖα », où μηχανᾶσθαι signifie, plus que « produire »,
« transformer », « apprêter les choses avec recherche » (à la manière des
recettes des cuisiniers que ­condamne Sénèque4, ou de la technique dont il
refuse la paternité aux sages5) : sans doute l­ ’objection, ironique, voit-elle
dans la production des « choses nécessaires » les prémisses ­d’un glisse-
ment vers le luxe, qui est le fait de ce que Glaucon, dans la République,
appelle « la cité des pourceaux6 ». ­L’autarcie musonienne, loin de courir
un tel risque, permet au ­contraire ­d’insister sur ce que réalise en fait la
production pour soi, à savoir l­ ’exercice vécu de la frugalité dans ­l’effort,
qui sanctionne par les actes la vérité d­ ’un discours :
1 Musonius, XI, p. 59, 9-12.
2 Voir à ce titre Sénèque, Tranq. VIII, 3-5, référence empruntée à M.-O. Goulet-Cazé,
­L’ascèse cynique, un c­ommentaire de Diogène Laërce VI 70-71, Vrin, 1986, p. 39 : « Ou je me
trompe, ou ­c’est être roi que de vivre environné de gens rapaces, de fourbes, de bandits,
de larrons et ­d’être le seul au monde qui soit à l­ ’abri de leurs méfaits. »
3 Notons que Musonius ne répète pas le τὰ ἀναγκαῖα de ­l’objection : ­s’il faut pouvoir se
passer ­d’un autre, ­c’est pour les choses utiles à soi-même (τὰς χρείας τὰς αὑτοῦ), non pour
le nécessaire : la philosophie – le seul véritable nécessaire – ­n’engage jamais soi-même
uniquement.
4 Par exemple, Sénèque, Ep. 95, 23.
5 Cf. Sénèque, Ep. 90, 24.
6 Platon, Resp. II, 372c.
52 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

À présent il me semble ­qu’il pourrait être tout à fait utile aux jeunes gens
non pas de fréquenter leur maître à la ville ni de l­’écouter parler dans une
école, mais de le voir travaillant aux champs et démontrer par les actes (ἔργῳ
ἐνδεικνύμενον) ce q ­ u’enseigne son discours : q­ u’il faut peiner et que le corps
fasse des efforts plutôt que d­ ’avoir besoin d­ ’un autre pour la nourriture1.

Contrairement au cynisme, cependant, Musonius ne va pas – loin de


là – j­usqu’à rejeter toute socialisation des liens, c­ omme le fit Diogène2,
pour qui toute rencontre a la ponctualité de ­l’événement et les limites
de ­l’occasion. ­C’est au ­contraire à une véritable re-socialisation ­qu’invite
Musonius, celle-ci passant par la destruction des liens de dépendance
autres que la ­commune dépendance des hommes à la raison (toute autre
dépendance est asservissement et principalement lorsque la relation est
médiatisée par l­’avoir) et la reconstruction de ceux-ci dans la lumière
de la raison. Ce n­ ’est ­qu’à ce prix (­l’indépendance, pour se retrouver
soi-même) q­ u’une relation authentique avec autrui peut se ­comprendre.
­L’ORIGINALITÉ DU TRAITÉ XI

­L’ensemble du traité XI (Quel moyen de se procurer des ressources c­onvient


au philosophe ?) est ­d’une interprétation délicate. La raison majeure tient
dans son propos, philosophiquement très original3, même s­’il ­s’agit là
sans doute de la réponse à une question classique ­d’école (sur le genre de

1 Musonius, XI, p. 60, 9-15.


2 Cf. Sur cette question, A. N. M. Rich, « The Cynic Conception of ΑΥΤΑΡΚΕΙΑ », Mnemosyne,
9, 1956, p. 23-29. L­ ’article tend à montrer, à partir de la c­ onception aristotélicienne de
­l’autarcie, que ­l’αὐτάρκεια cynique est à rejeter : « Αὐτάρκεια is […] only attainable, accor-
ding to Aristotle, in a limited sense, as a product of the c­ ontemplative life. On the practical level it
is not possible at all. Thus, as far as Aristotle is c­oncerned, there is no case for ἀυτάρκεια in the
cynic sense. For the Cynic being essentially an adherent of the βίος πρακτικός, repudiates θεωρία
in all its forms, and ipso facto, on Aristotelian premises at least, his claim to Self-Sufficiency
must be disallowed »). Mais cette auto-suffisance n­ ’est pas c­ ontradictoire avec le fait que le
Cynique puisse avoir des amis (­contrairement à ce qui est allégué p. 23, par exemple) :
voir D.L. VI, 29 (p. 710) : « Il disait ­qu’il faut tendre la main à ses amis sans replier les
doigts » ; cf. également D.L. VI, 105. Voir également M.-O. Goulet-Cazé, ­L’ascèse cynique,
op. cit., p. 38-41 et notamment la note 71 de la p. 38, où sont donnés quelques exemples
de cette autarcie de Diogène : la masturbation (D.L. VI, 46 ; VI, 69), le refus du mariage
(D.L. VI, 29), sa préférence pour les rapports de rencontre, avec notamment les courtisanes.
3 A.-C. Van Geytenbeek, Musonius Rufus and the Greek diatribe, op. cit., pourtant à ­l’accoutumée
peu enclin à voir dans Musonius un philosophe, reconnaît p. 134 ­l’orgininalité de ­l’auteur.
Voir également A.-J. Festugière, Deux prédicateurs de ­l’antiquité, Télès et Musonius, Vrin,
1978, p. 89.
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 53

vie). Le titre du fragment et le début de celui-ci (« ἔστι καὶ ἕτερος πόρος


οὐδὲν τούτουν κακίων1… ») nous invitent à penser que ce q ­ u’a sauvegardé
Lucius est une sorte de digression philosophique du maître, à partir de
cette question du choix des genres de vie. La réponse donnée offre un
propos que ­l’on pourrait soupçonner ­d’être plus romain que stoïcien,
ou tout au moins tout à la fois romain et stoïcien (­l’idéalisation de la
campagne et de ses mœurs rudes ­constitue un topos d ­ ’une littérature
qui puise dans le mos maiorum des repères que les bouleversements poli-
tiques du dernier siècle ont rendus flous). ­L’étonnement vient également
de la structure du traité musonien, dont on peut dégager deux parties
au premier abord hétérogènes, car leur lien ne va pas forcément de soi.
La première ­constate que tirer ses ressources de la campagne assure
­l’indépendance du philosophe (la terre assure l­’abondance des biens),
tandis que la seconde montre que le philosophe vivant à la campagne et
travaillant la terre sera le plus apte à procurer des leçons de philosophie,
montrant par les actes la vérité de son discours. Il ­s’agit dans ­l’ensemble
de montrer que la vie à la campagne ­n’est pas un obstacle pour la vie
philosophique, bien au c­ ontraire, puisque Musonius en affirme les béné-
fices philosophiques. Or, il est fort probable que les Anciens stoïciens
eux-mêmes n­ ’auraient guère proposé, bien au c­ ontraire2, ­l’agriculture

1 Musonius, XI, p. 57, 6 : « Il existe aussi un autre moyen de ressource en rien pire que
celui-là. »
2 Les premiers stoïciens avaient un certain mépris pour la campagne : c­ ’est peut-être là une
des causes de ­l’absence remarquable dans ce traité de référence à un quelconque auteur
stoïcien (appartenant au corpus musonien : Zénon, Cléanthe, Chrysippe), – cf. Schofield,
The stoic idea if the city, University of Chicago Press, 1999², p. 137 et C. Natali, « Oikonomia
in Hellenistic political thought », Justice and Generosity, (éd. A. Lacks, M. Schofield),
Cambridge University Press, 1995, p. 95-128. Cf. en particulier les pages 120 et 122,
voir également les notes 71 et 72 à cette même page. Enfin, cf. Cicéron, Off. II, 89 : « Mais
la c­ omparaison des choses utiles, puisque ­c’était la quatrième question – que Panétius
omet – est souvent nécessaire. De fait, sont habituellement ­comparés les biens du corps
avec les biens extérieurs et réciproquement et les biens du corps entre eux et les biens
extérieurs entre eux. On ­compare les biens du corps aux biens extérieurs ­comme ceci :
être en bonne santé vaut mieux q­ u’être riche ; les biens extérieurs avec les biens du corps :
être riche vaut mieux que la puissance du corps ; les biens du corps entre eux : la bonne
santé vaut mieux que le plaisir, la force que la vitesse ; et les biens extérieurs entre eux :
la gloire vaut mieux que la richesse, les revenus de la ville valent mieux que ceux de la
campagne. » Ce texte semble ­d’une part, p­ uisqu’il ­s’agit du traitement habituel (solent),
accréditer le fait que les stoïciens n­ ’avaient pas le même souci que Musonius de la cam-
pagne, ­d’autre part, montrer que le développement de Cicéron dans le livre I (I, 151, voir
infra) sur la vie aux champs est d­ ’inspiration romaine.
54 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ omme moyen de ressources c­ onvenable. Pour eux, classiquement,


existent trois genres de vie appropriés au philosophe : la vie ­d’un roi, la
vie politique et enfin la vie scientifique. Leur correspondent trois sortes
de rémunérations préférables : celle que l­’on tire de la fonction royale
(soit en régnant soi-même, soit en tirant ses ressources d­ ’un monarque),
ensuite, celle que ­l’on tire de ­l’activité politique et celle ­qu’on retire de
­l’enseignement.
[Les stoïciens] disent q
­ u’il y a trois vies préférables : la vie royale, la vie poli-
tique et troisièmement la vie de savoir (τόν τε βασιλικὸν καὶ τὸν πολιτικὸν καὶ
τρίτον τὸν ἐπιστημονικόν) ; de même aussi, il y a trois façons préférables de
gagner de ­l’argent : la première par le moyen de la royauté, que ­l’on soit roi
soi-même ou que ­l’on ­s’enrichisse grâce aux biens du monarque ; la seconde
par le moyen de la vie politique, puisque <le sage> participera à la vie poli-
tique en suivant la raison préférable […] : il tirera ses revenus aussi bien de la
­communauté politique que de ceux de ses amis qui ont un surplus de biens1.

On mesure évidemment tout l­ ’écart entre ces sources de biens et l­ ’ἀπὸ


γῆς2 que propose Musonius ! On ne sait pas de quelle source de reve-
nus parlait Musonius avant ­d’en venir au travail des champs : toujours
est-il que, le texte ­s’opposant par deux fois aux sophistai et ayant pour
thème également la pédagogie aux champs du philosophe musonien,
on peut penser que Musonius oppose là les ressources que ­l’on tire de
­l’enseignement (manière de gagner sa vie que Chrysippe ­conseillait et,
aux dires de Plutarque, ­qu’il prenait grand soin ­d’expliciter3) à celles
que ­l’on tire de la terre4, prenant incidemment parti ­d’autre part dans
un débat dont la suite du texte de Stobée donne un aperçu :
Quant à faire le sophiste (Περὶ δὲ τοῦ σοφιστεύσειν) et à se procurer des richesses
par l­’exercice de la sophistique, les membres de l­’école avaient un différend
sur la signification de la chose. Car d­ ’un côté, ils ­convenaient q­ u’on pouvait
tirer des revenus en enseignant, ­c’est-à-dire ­qu’on pouvait parfois percevoir
des honoraires de ses élèves ; mais, ­d’un autre côté, il ­s’élevait entre eux une

1 SVF III, 686 (trad. LS 67W).


2 Musonius, XI, p. 57, 8.
3 Voir Plutarque, Stoic. Rep., 1043E-1044A (= SVF III, 701).
4 Cf. C. Natali, art. cit., voir p. 125 : « All this is ­controversially aimed at the “sophists”,
encouraging young people not to follow a master and not to stay to listen in a school. It
is clear enough that the argument was turned against views similar to those of Epicurus,
Philodemus and Chrysippus. »
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 55

c­ ontestation sur la signification de ­l’expression, les uns entendant « faire le


sophiste » ­comme transmettre des doctrines philosophiques moyennant salaire,
les autres soupçonnant que « faire le sophiste » recouvrait quelque chose de
mauvais, ­comme ­s’il s­ ’agissait de faire ­commerce de discours1.

Pour Musonius, il ne s­ ’agit pas de faire c­ ommerce de discours, puisque


les questions d­ ’argent ont trouvé leur solution dans la première partie
du traité : le philosophe est autarkês et la majeure partie de son patri-
moine ne s­’évalue guère en argent, mais en produits naturels. D ­ ’autre
part, « faire le sophiste » est clairement pour Musonius quelque chose
de tout à fait mauvais, ce qui indique que s­ ’il y a un grand risque dans
la fréquentation ­d’autrui, le choix du maître est ­d’une importance émi-
nente, tout simplement parce que le maître lui-même, ­s’il est insensé,
a encore plus de pouvoir pour ­contaminer les disciples et les pervertir
sans doute plus encore.
Comment vivre à la campagne ne serait-il pas plus viril (ἀνδρικώτερον) que de
rester assis (τοῦ καθῆσθαι) dans les villes, à ­l’image des sophistes ? Comment
­n’est-il pas plus sain de vivre au grand air plutôt que de vivre mollement à
­l’ombre (τοῦ σκιατροφεῖσθαι)2 ?
­ u’est-ce qui empêche le disciple, en même temps q­ u’il travaille, d­ ’écouter
Q
aussi le maître dire quelque chose au sujet de la tempérance, de la justice ou
de ­l’endurance ? Il ­n’est pas besoin de beaucoup de paroles à ceux qui veulent
bien philosopher et il ne faut pas que les jeunes gens retiennent seulement
cette foule de ­connaissances (οὐδὲ τὸν ὄχλον τοῦτον τῶν θεωρημάτων ἀνα-
ληπτέον πάντως τοῖς νέοις) dont nous voyons les sophistes se gonfler (εφ´ ᾧ
φυσωμένους τοὺς σοφιστὰς ὁρῶμεν) : il y a là suffisamment de quoi épuiser
(κατατρῖψαι) la vie d­ ’un homme3.

Curieux renversement, où demeurer à la ville à écouter les sophistes


se révèle plus épuisant que le travail manuel et ­l’effort de la vie aux
champs ! Musonius choisit deux lignes d­ ’attaque c­ ontre ceux q­ u’il appelle
les sophistes : d­ ’une part, la vie ­d’école rend mou, fait perdre à la fois la
santé du corps et de ­l’âme, ­d’autre part, ­l’enseignement ­qu’on y reçoit
ne sert à rien, disqualifié par la vacuité de ­connaissances non-maîtrisées,
précisément parce ­qu’elles ne sont pas suivies ­d’effets tangibles. Pour

1 SVF III 686, (trad. LS).


2 Musonius, XI, p. 59, 7-9.
3 Musonius, ibid., p. 60, 15-61, 2.
56 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Musonius, apprendre revient ­d’abord à transformer son être. Il ne ­s’agit


pas, bien sûr, ­d’amonceler des ­connaissances : les stoïciens reprennent
là une critique classique depuis Platon, selon laquelle la science ne
dépend guère du c­ ontenu mais de l­ ’état de l­ ’âme. Enseigner devient pour
eux montrer c­ omment vivre selon la nature, que Musonius ici choisit
­d’entendre tout à la fois ­comme logos universel et ­comme « ce qui fait
pousser les êtres sur terre1 », deuxième définition q­ u’on expérimente à
la campagne. La vie à la manière des sophistes signifie la perte de ces
racines naturelles et, ­comme le souligne G. Lenta, Musonius puise dans
Xénophon de quoi alimenter sa critique des sophistes2.
Musonius ne ­s’écarte donc de la lettre de la doctrine stoïcienne que
pour en c­ onserver ­l’esprit, mais il le pousse j­ usqu’à des retranchements
qui l­ ’obligent à donner à son enseignement un accent cynique. Si l­ ’on
sait que cynisme et stoïcisme sont à bien des égards voisins, cet accent
rend évidemment ici très problématique la démarche musonienne,
­puisqu’il faut en passer par une autarcie qui doit, outre rester c­ onvenable
(le sage musonien ne mendie pas : il travaille pour assurer sa pitance),
ne pas empêcher une vie sociale c­ onforme à la raison, par une « voie
courte » (­l’effort, le ponos) qui ne falsifie cependant pas les leçons du
maître sur les vertus et qui les rende, au ­contraire, indispensables.
­S’il adopte une telle démarche, ­c’est ­qu’il faut tenir pour Musonius
deux affirmations stoïciennes : le vice est c­ontagieux, il faut donc le fuir
et la vie en société est pourtant ­conforme à la nature, parce que ­l’homme est
un être sociable. D­ ’où la nécessité de réapprendre à vivre en société, ce
qui passe évidemment par la philosophie et par une pédagogie dont
­l’idée maîtresse est l­’accordement, à soi-même et aux autres. Comme
­l’indique très souvent Musonius, la cure philosophique c­ onnaît deux
moments : fuir et reconstruire3. Or seule la philosophie donne les
1 D.L. VII, 148 : « La nature, ils disent tantôt que ­c’est ce qui maintient le monde en
cohésion, tantôt ce qui fait pousser les êtres sur terre. »
2 G. Lenta, « ­L’immagine del filosofo nelle diatribe musoniane », Quaderni del Dipartimento
di filologia A. Rostagni, 1999, p. 292-316, p. 312. « Musonio, che trova la coppia di verbi
­nell’Economico di Senofonte (IV, 2 : καθῆσθαι καὶ σκιατραφεῖσθαι), si serve dunque delle
potenzialità semantiche dei due termini per descrivere la situazione di fatto in cui si trovano i
σοφισταί e al tempo stesso per esprimere su di loro un guidizio negativo. » Avant lui, A.-C. Van
Geytenbeek, op. cit., p. 132, avait déjà remarqué le rapprochement avec Xénophon sur les
points invoqués : « Musonius and Xenophon both speak of καθῆσθαι and σκιατροφεῖσθαι ».
3 Cf. Sénèque, Ep. 94, 23 : « les vices seulement écartés, nous devons discerner ce ­qu’il faut
faire et ­comment ».
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 57

moyens de fuir le vice et ­d’acquérir la vertu : « Seule la philosophie


examine et produit le moyen pour l­’homme par lequel il peut fuir le
mal et acquérir la vertu (κακίαν μὲν ἐκφύγοι, κτήσαιτο δὲ ἀρετήν)1. »
Mais acquérir la vertu passe par un effort de reconstruction. Fuir le vice
et, parmi les vices, la mollesse (τρύφη), ne ­constitue que la première
étape d­ ’un cheminement où le salut est au bout de l­’effort : « Fuyant
la mollesse c­ omme la peste, estimant la recherche d­ ’une vie de labeur
­comme le salut2. »
­D’où une critique qui dépasse celle des sophistes et qui, par cette
dernière, vise la vie citadine en général : celle de son laisser-aller, de
son luxe, de son vain orgueil, de la τρύφη tant honnie du philosophe,
de tous des ἀστικὰ κακά (« maux citadins ») dont la campagne est pro-
tégée3. Par là, Musonius retrouve, ici c­ omme souvent, les inspirations
du mos maiorum : si les ancêtres romains valorisaient la vie rustique,
­c’est précisément parce q­ u’ils savaient, par expérience, tous les bénéfices
­qu’on peut en tirer4. Le chevalier romain Musonius (qui, sans aucun
doute, voue quelque sympathie à la mémoire ­d’Auguste et à certains
des traits de la propagande du Prince pour le retour aux mores), mais
aussi Musonius ­l’Étrusque5, enfin Musonius le philosophe, ne peut que

1 Musonius, VIII, p. 38, 2-4.


2 Musonius, XX, p. 112, 14-16.
3 Cf. à ce titre, par exemple, Musonius, XVIIIb, p. 104, 6-10 : « On peut voir que les
domestiques par rapport aux maîtres, les gens de la campagne par rapport à ceux des
villes et les pauvres par rapport aux riches sont en général plus robustes (ῥωμαλεωτέρους)
et plus capables d­ ’effort. » Voir sur ces points G. Reydams-Schils, The Roman Stoics. Self,
Responsability, and Affection, Chicago : The University of Chicago Press, 2005, p. 110-111 :
« In the Stoic appropriation of this theme, “country life” ­comes to stand fot thaht point halfway
between full and thoughtless immersion in R­ ome’s hustle and bustle and irresponsible withdrawal
among dusty books and useless theoretical quibbles. »
4 Il faut cependant distinguer ­l’éloge de la vie aux champs façon Musonius du même éloge
chez Cicéron, Off., I, 151 : « Mais de tous les moyens ­d’enrichissement, aucun ­n’est meilleur
que ­l’agriculture, ni plus fécond, ni plus doux, ni plus digne ­d’un homme libre. Comme
­j’ai longuement et suffisamment traité la question dans mon Cato Maior, ­qu’on ­s’y réfère
pour tout ce qui ­concerne ce point. » Même ­s’il est clair que Cicéron loue le mos maiorum
(il vient de dire, au § 148, ­qu’il faut suivre les coutumes), ­c’est ­l’agriculture productive
(enrichissante et non pas celle qui ne fait que couvrir les besoins ­d’une famille, c­ omme
chez Musonius) q­ u’il défend, celle-là même que proposera un ­contemporain de Musonius,
Columelle.
5 Virgile, Georg. II, 532-535 : « Voilà la vie q­ u’autrefois menaient les Vieux Sabins, / Voilà
celle de Remus et de son frère ; ainsi, évidemment, se distingua la puissante Étrurie / et
Rome devint la merveille du monde, / et, unique, enferma sept collines en ses murs. »
58 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

souscrire à la tradition. Son inspiration paraît hériter directement d­ ’un


Caton ou ­d’un Varron, dont l­’œuvre apparaît ­comme « un hymne à la
gloire de cette vie de rigueur et de peine1 ». On peut citer le second, le
parallèle saute évidemment aux yeux :
Ce ­n’est pas sans raison que ces grands hommes, nos ancêtres, ont mis les
Romains qui vivent à la campagne au-dessus de ceux qui vivent à la ville.
Car, de même que ceux qui, à la campagne, vivent dans une villa sont plus
paresseux que ceux qui travaillent aux champs, de même ils pensaient que ceux
qui séjournent à la ville sont plus indolents que ceux qui ­cultivent la terre2.

LA TRUPHÊ OU LA DISSOLUTION DE TOUS LES LIENS

Le mal de la ville, la truphê3 (dissipation, mollesse, ou plutôt mollesse


du fait d­ ’une vie dissipée dans le luxe) reste sans doute l­’exemple par
excellence d­ ’une passion qui atteint autant le corps que ­l’âme et la vie
sociale en son entier, ­puisqu’elle est source d­ ’injustice :
Quant à moi, vraiment, je me résignerais à la maladie plutôt ­qu’à la mol-
lesse. Car être malade ne porte atteinte q­ u’au corps, tandis q­ u’être mou cor-
rompt tout à la fois le corps et l­ ’âme, produisant dans le corps la faiblesse et
­l’impuissance, dans ­l’âme le dérèglement et la lâcheté. La mollesse engendre
­l’injustice, p­ uisqu’elle engendre aussi la cupidité. Le mou n­ ’est pas capable ni
de se passer du luxe, ni, vivant dans le luxe, de vouloir dépenser peu ; voulant
beaucoup, il est incapable de ne pas entreprendre de se procurer beaucoup et
en entreprenant de se procurer beaucoup, il ne peut pas ne pas entreprendre
­d’avoir plus q­ u’un autre et d­ ’être injuste. Il ne pourrait en effet se procurer
beaucoup par des procédés justes4.

Le raisonnement des dernières lignes montre le cercle vicieux de la


dépendance, qui mène à ­l’injustice. On pourrait reprendre les termes de
Musonius et en faire une série d­ ’implications, dont la suivante ajoute en
1 J. N. Robert, La vie à la campagne dans ­l’antiquité romaine, Réalia – Les Belles Lettres, 1985,
p. 47.
2 Varron, Res Rust. II, 1-3. Traduction citée par A.-J. Festugière, Deux prédicateurs de
­l’antiquité, Télès, Musonius, Vrin, 1978, p. 88.
3 Sur l­’usage du terme chez Musonius, voir la longue étude que lui c­ onsacre J. S. Houser
dans sa thèse : The Philosophy of Musonius Rufus : a Study of Applied Ethics in the Late Stoa,
Thèse de doctorat en philosophie, Brown University, dir. D. Konstan, 1997, notamment
p. 108-121. L­ ’auteur y recense toutes les occurrences du terme et souligne, sans doute
trop rapidement, ­combien cette passion atteint autant l­ ’âme que le corps.
4 Musonius, XX, p. 113, 5-15.
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 59

fait à chaque fois quelque chose en plus – il ­s’agit d­ ’une forme de sorite1,
argument qui, jouant sur l­ ’ambiguïté des limites, épouse parfaitement
­l’état ­d’esprit de celui qui vit dans la mollesse et ne sait pour cela plus
où sont les limites dans une vie de dépense : si le mou, le dispendieux,
ne peut se passer du luxe, alors il ne peut pas ne pas vouloir dépenser ;
­s’il ne peut pas ne pas vouloir dépenser, alors il entreprend de se procurer
beaucoup ; s­’il entreprend de se procurer beaucoup, alors il entreprend
­d’avoir plus q­ u’un autre ; ­s’il entreprend d­ ’avoir plus q­ u’un autre, alors
il est injuste. ­C’est q­ u’il faut montrer de manière tangible ­combien la
passion, élan déraisonnable de ­l’âme, ­comme le pensait Chrysippe, excède
les limites de la raison, à l­’image ­d’un coureur qui, emporté par son
élan, ne peut plus ­s’arrêter2. Le scholarque définissait ­d’autre part, non
pas la truphê, mais l­’akrasia ­comme une passion subalterne, subordon-
née sans doute à l­’akolasia (relâchement moral3) et, reprenant l­’image
du coureur, utilisait ­l’adjectif akratês pour désigner un tempérament
qui s­’emporte et ne maîtrise pas son propre mouvement4. Dans une
optique sans doute plus romaine et c­ onforme au mos maiorum, Cicéron

1 Sur le sorite, voir LS 37E et D.L. VII, 82. ­L’exemple classique est celui de la limite à partir
de laquelle on peut dire que la réunion de grains de sable forme un tas : un grain de sable
seul ­n’en forme pas, deux non plus, trois non plus etc. j­usqu’à ce q­ u’on arrive, par ajouts
successifs ­d’un grain, à ce que tous les grains de sables entassés forment finalement un
tas : mais où fixer cette limite ?
2 SVFIII, 462 = LS 65J : « Cela explique aussi ­l’expression “­l’excès ­d’impulsion”, puisque
les gens dépassent la proportion propre et naturelle (καθ´αὐτοὺς καὶ φυσικὴν συμμετρίαν)
de leurs impulsions. Ce que je veux dire peut être rendu plus intelligible de la manière
suivante. Quand ­quelqu’un marche en accord avec son impulsion, les mouvements de ses
jambes ne sont pas excessifs (οὐ πλεονάζει), mais en proportion avec l­ ’impulsion, de sorte
­qu’il peut ­s’arrêter ou changer ­d’allure quand il le veut. Mais quand les gens courent
en accord avec leur impulsion, il n­ ’en est plus de même. Le mouvement de leurs jambes
excède leur impulsion, de sorte ­qu’ils sont emportés et incapables de changer facilement,
dès ­qu’ils ont c­ ommencé à le faire » (traduction LS).
3 D.L. VII, 93 = SVF III, 265. Voir J.-B. Gourinat, « Akrasia and Enkrateia in Ancient
Stoicism : Minor Vice and Minor Virtue ? », in C. Bobonich, P. Destrée (eds), Akrasia in
Greek Philosophy. From Socrates to Plotinus, Leyde, Brill, 2007, p. 215-247 et T. Bénatouïl,
« La raison face à elle-même. Le statut du ­conflit intérieur dans la psychologie morale
de Chrysippe », in R. Lefèbvre, A. Tordesillas (éd.), Faiblesse de la volonté et maîtrise de soi.
Doctrines antiques, perspectives c­ontemporaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2009, p. 119-129.
4 SVF III, 476 : « De telles dispositions sont relâchées (ἀκρατεῖς), aussi longtemps que, ne
se maîtrisant pas elles-mêmes, mais s­’emportant (ἐκφερομένων), de même que les cou-
reurs ­s’emportent du fait de ­l’intensité de leur course, elles ne maîtrisent pas leur propre
mouvement. »
60 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

définit ­l’intemperantia ­comme « la source de toutes les autres passions »,


en montrant que ­c’est à partir de ce défaut de maîtrise premier que
­s’instaure le plus grand désordre dans l­’âme :
­ ’intempérance est, disent-ils, la source de toutes les passions. C
L ­ ’est un
éloignement de la droite raison par ­l’esprit tout entier ([a] tota mente a recta
ratione defectio), qui ­s’écarte tant des prescriptions de la raison ­qu’en aucune
manière on ne peut diriger ou ­contenir les impulsions de ­l’âme. De même,
donc, que la tempérance calme les impulsions, fait en sorte que celles-ci
obéissent à la droite raison et respecte les jugements que ­l’esprit a examinés,
de même, ­l’intempérance, son opposé, enflamme, trouble et excite tout état
de ­l’esprit ; ­c’est pourquoi elle donne naissance aux peines, aux craintes et à
toutes les autres passions1.

Musonius utilise également le mot akrasia pour désigner le manque


de maîtrise du truphôn2 et ce manque de maîtrise relève très clairement
pour lui d­ ’un dépassement de la mesure :
Et si par le plaisir on devait mesurer ce qui est agréable, rien ne serait plus
agréable que la tempérance ; et si par la peine on devait mesurer ce qui est à
fuir, rien ne coûterait plus de peine que ­l’intempérance3.

La truphê, ­comme ­l’akrasia dont elle semble une espèce, est donc
dépassement des limites de la raison, emballement4. Mais, plus que le
dépassement, cependant clairement suggéré, ce sont ses ­conséquences
sur l­’homme (âme, corps, relations avec ­l’entourage) que Musonius
souligne. À propos du corps et de la santé, il utilise un argument sem-
blable à celui que nous venons d ­ ’évoquer : il ­concerne la nourriture,
sujet dont il fait grand cas par ailleurs. Car ­c’est à son propos que la
dépendance a les effets les plus pervers, ­puisqu’on ne peut vivre sans

1 Cicéron, Tusc. IV, 22.


2 Voir par exemple, à propos de la nourriture, Musonius, XVIIIa, p. 99, 10-11, qui définit
la gloutonnerie, γαστριμαργία ­comme ἀκρασία περὶ τροφήν. En XII, p. 66, 20, il montre
que l­’adultère avec une esclave relève de l­’ἀκρασία, alors que précisément, il montrera
en XIII q­ u’une grande partie de la mollesse réside dans les plaisirs sexuels (de même, en
III, p. 10, 13, la femme doit avoir la maîtrise de ses plaisirs).
3 Musonius, XXIV, p. 119, 9-120, 2. Le premier membre est évidemment le détournement
stoïcien d­ ’un critère épicurien.
4 Voir également Sénèque, Ir., II, XXV, 3 : « Quand les voluptés ont corrompu à la fois
­l’esprit et le corps, rien ne semble tolérable, non parce que le fardeau est dur, mais parce
que le porteur est mou (sed quia mollis patitur) » (trad. A. Bourgery).
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 61

manger et ­puisqu’on est obligé de le faire deux fois par jour – deux fois
plus de risques de faillir :
Nous nous adonnons en effet plus rarement aux autres plaisirs et, pour
quelques-uns, nous pouvons certes nous en abstenir des mois, voire pour
certains totalement, tandis que celui-ci [le plaisir de la nourriture], il est
absolument nécessaire de l­ ’éprouver chaque jour et le plus souvent deux fois
par jour : il ­n’est pas possible à ­l’homme de vivre autrement. Dès lors, aussi
souvent que nous éprouvons ce plaisir durant les repas, aussi nombreux alors
sont les risques1.

La mollesse se trouve alors dans le manque de limite, de mesure,


dans le manger et le boire, la gloutonnerie, mais aussi dans l­’injustice,
­lorsqu’on se sert plus que la part à soi assignée et dans les fautes de tous
ordres, ­contre la santé (et ­contre soi-même) autant que ­contre autrui2.
Le truphôn corrompt, par les voluptés q­ u’il recherche et le luxe q­ u’il se
fait un devoir de trouver, son corps et son âme :
On peut voir que ceux qui font preuve de mollesse au sujet de la nourriture
sont beaucoup plus mal disposés de corps, certains d­ ’entre eux sont presque
­comme les femmes enceintes : eux aussi, c­ omme elles, ne supportent pas
les repas habituels et ont un estomac ruiné. ­D’où il vient que, ­comme le
fer usé a besoin d­ ’une trempe c­ ontinuelle, de même leurs estomacs veulent
­continuellement être trempés pendant les repas, soit par du vin pur, soit par
du vinaigre, soit par quelque aliment âcre3.

Le fonctionnement de la mollesse est donc assez simple – aussi


simple que pervers. C ­ ’est par un manque quelconque de maîtrise, dû
à ­l’habitude de vivre dans le luxe et la facilité, que ­s’engouffre, ­comme
dans une brèche, tout un lot de vices qui renforcent ­l’akrasia et fragilisent
le corps. On en trouve un nouvel exemple particulièrement étonnant
dans le traité IX, sur l­ ’exil, où Musonius montre que le Lacédémonien
Spartiaticus, affligé de maladie par suite de sa truphê, a retrouvé dans
la vie dure de l­’exil à la fois santé et vertu :
Pour d ­ ’autres, mal disposés du fait de leur vie de luxe ou de leur mol-
lesse, ­l’exil a fortifié leur corps : et nous savons que certaines des maladies

1 Musonius, XVIIIb, p. 100, 17-101, 3.


2 Ibid., p. 101, 5-12.
3 Musonius, XVIIIa, p. 97, 9-18.
62 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

chroniques furent guéries dans l­ ’exil, c­ omme sans doute pour Spartiaticus, ce
Lacédémonien qui souffrait depuis longtemps du poumon et à cause de cela
et du fait de sa mollesse, de nombreuses maladies. Dès ­qu’il cessa de vivre
dans le luxe, il cessa aussi ­d’être malade. D ­ ’autres efféminés (ἁβροδιαίτων),
dit-on, ont été guéris de la goutte q­ u’ils avaient aux pieds, alors q­ u’ils étaient
torturés auparavant par ce mal ; ces gens que l­’exil, en les soumettant à un
régime plus dur, par cela même prépara à recouvrer la santé. Ainsi ­l’exil
collabore-t-il, plus ­qu’il ne ­s’y oppose, au fait ­d’éprouver leur corps et leur
âme mieux q­ u’ils ne le feraient eux-mêmes1.

La maladie atteint donc à la fois la relation entre le corps et ­l’âme et


la relation à autrui : à la cité (le truphôn est injuste envers sa cité, parce
que celui qui vit dans la mollesse refuse de supporter des peines pour
elle) et sa relation aux dieux (il refuse de leur sacrifier) :
Il y aurait en outre une autre façon ­d’être totalement injuste pour celui qui vit
dans la mollesse : en effet, pour sa cité, il craindrait de se fatiguer aux travaux
qui ­conviennent [à un citoyen] ou bien de ne plus vivre dans son luxe et ­s’il
devait faire des efforts pour ses amis ou pour ses proches, il ­n’y résisterait
pas : sa mollesse ne le lui permettrait pas. Et, bien sûr, il faut aussi endurer
des peines à cause des dieux pour celui qui veut être juste envers eux : aussi
accomplira-t-il des sacrifices, des célébrations, ou ­d’autres services rendus aux
dieux et sur ce point, le dispendieux sera insuffisant. Il résulte de tout cela
­qu’il serait absolument injuste et envers sa cité et envers ses amis et envers
les dieux, en ne faisant pas les choses q­ u’il faut faire. P
­ uisqu’il en est ainsi,
puisque la mollesse est la cause de l­’injustice, on doit la fuir par tous les
moyens (ὡς οὖν καὶ ἀδικίας αἰτίαν οὖσαν τὴν τρυφὴν φευκτέον τρόπῳ παντί)2.

On ne peut mieux montrer c­ omment la mollesse corrompt toute


relation et dissout tout lien. Par delà même le lien politique à la cité,
­c’est l­ ’amitié que la truphê détruit, mais encore le sens de la famille, ou
de l­ ’attachement aux proches, enfin, c­ ’est l­ ’idée même de piété, de lien
avec les dieux. Pour Musonius, qui, c­ omme il en sera question en troi-
sième partie, identifie la vraie cité avec la cité des hommes et des dieux,
­c’est ­l’idée même de ­l’extension des liens de justice (de soi-même aux
dieux, en passant par les proches et par ­l’ensemble du genre humain)
que ­s’interdit celui qui vit dans la mollesse : sa relation à son corps
est pervertie, il ­n’a aucune relation avec les autres, ­puisqu’on ne peut

1 Musonius, IX, p. 44, 2-15.


2 Musonius, XX, p. 113, 16 – 114, 9.
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 63

appeler la pseudo-relation de ­l’insensé une relation, il ne peut ­d’autre


part être citoyen de sa cité, ni même citoyen du monde. Si l­ ’on se réfère
à ­l’exposé classique de ­l’extension de la relation de soi-même aux autres
et ­jusqu’au dieu, par cercles ­concentriques, où la relation à chacun des
cercles doit avoir la même force que celle au cercle le plus proche (celui
de la relation à son propre corps), ce sont tous les degrés qui se révèlent
défectueux. Du corps aux dieux, la mollesse détruit toute relation selon
la justice, c­ ’est-à-dire selon la raison : le vicieux, ne pensant q­ u’à lui et à
son profit, se nuit à lui-même et nuit aux autres en voulant s­ ’approprier
la part qui, en toute justice, leur revient.
Il faut donc pour Musonius éradiquer une mollesse qui nie toute
vertu (le courage1, la tempérance2, la justice, ­comme nous venons de le
voir) et retrouver le sens de la relation, le sens de l­ ’autre, mais aussi avant
tout se retrouver soi-même (Musonius, ­d’un élément qui semble aussi
anodin que la nourriture, ne dit pas vainement ­qu’il est « le principe
du fondement de la sagesse »). ­D’où la pédagogie originale ­qu’il propose
dans le traité XI, où le disciple vit avec le maître, dans une première
relation où il réapprend la vraie nature de la relation et où il réapprend
à être lui-même, ce qui ne peut se faire sans la médiation du maître, qui
tient le double rôle ­d’instructeur et de substitut de la société. ­C’est dans
cette optique, soulignons-le, que Musonius insiste sur le fait que maître
et disciples mangeront et boiront ensemble afin de réapprendre le sens
même de ­l’acte de se nourrir pour ­l’homme, à savoir à la fois un acte
de survie, mais aussi un acte social. L­ ’autarcie musonienne a là encore
peu à voir avec celle des Cyniques : si la ­condamnation du luxe est un
classique de la diatribe cynique ou cynicisante3, si la ­condamnation ­d’une

1 Voir, outre les textes déjà cités, qui montrent que le mou ne veut supporter aucune peine,
Musonius, I, p. 3, 14 (traduit plus bas) où Musonius emploie le verbe θηλύνω (τεθηλυμμένον)
pour qualifier un jeune homme amolli, efféminé, c­ ontraire, donc, à l­’ἀνδρεία spartiate
chère à Musonius.
2 Musonius, VIII, p. 34, 15-18 : « ­C’est une chose nuisible pour le chef ­comme pour tout
citoyen que la mollesse. Comment pourrait-il se rendre sage, celui qui ­n’aurait aucun souci
de maîtriser ses désirs (τις μὴ μελετήσας κρατεῖν τῶν ἐπιθυμιῶν), ou ­comment ­l’intempérant
pourrait-il rendre les autres tempérants ? »
3 Cf. par exemple, Télès, II, 11, 5-6 : « ἡμεῖς οὐ δυνάμεθα ἀρκεῖσθαι τοῖς παροῦσιν, ὅταν
καὶ τρυφῇ πολὺ διδῶμεν, καὶ τὸ ἐργάζεσθαι… αί κρίνωμεν καὶ τὸν θάνατον ἔσχατόν τι τῶν
κακῶν ». Voir P. P. Fuentes Gonzales, Les diatribes de Télès, Vrin, 1998, p. 138-139. Il traduit
ainsi le passage cité : « Mais nous, nous sommes incapables de nous ­contenter de ce dont
nous disposons présentement, chaque fois que nous faisons de grandes ­concessions à la
64 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

nourriture élaborée et chère partage ce classicisme, Musonius montre que


retrouver la simplicité rustique ne ­constitue pas un but en soi ­puisqu’il
­s’agit tout autant de retrouver le lien social. C­ ’est extrêmement clair à
propos précisément de la nourriture : bien manger ne revient pas seule-
ment à manger sainement (dans un régime où les légumes non-cuits et
les produits non transformés sont privilégiés, ­comme, dit-on, le faisait
Zénon1), ce n­ ’est pas non plus ­s’abstenir de viande (héritage pythagori-
cien), mais il s­’agit surtout de retrouver, dans cet acte qui ne c­ oncerne
manifestement que soi-même et sa survie, la puissance du lien social.
Pour résumer ce que j­’ai dit à propos de la nourriture, je répète que son but
doit être de produire la santé et la robustesse (δεῖν σκοπὸν μὲν αὐτῆς ποιεῖσθαι
ὑγίειάν τε καὶ ἰσχύν), ­qu’il faut manger uniquement dans ce but – cela, certes,
ne coûte rien. En mangeant, il faut se soucier de ­l’ordre et de la mesure de
ce qui ­convient (κόσμου τε καὶ μέτρου τοῦ προσήκοντος) et se distinguer par
la propreté et le calme2.

mollesse et que nous jugeons le fait de travailler ­comme… et la mort ­comme, en quelque
sorte, le c­ omble des maux. » Dans la suite, toutes les citations de Télès proviendront de cet
excellent ouvrage, avec, sauf mention c­ ontraire, les traductions de ­l’auteur. Voir aussi le
­commentaire de ce passage, à ­l’occasion ­d’un autre passage similaire (VI, 53, 1), p. 478 :
« Les Cyniques présentaient la τρυφή ­comme la cause qui a fait disparaître la facilité de
la vie primitive accordée aux hommes par les dieux. » On pourrait ­s’étonner du reste
de trouver dans le fragment VI, ­consacré pour une bonne part à la ­condamnation de la
gloutonnerie et du luxe dans la nourriture, une phrase telle que : « Il ne faut absolument
pas vivre dans la mollesse, quand les circonstances ne s­ ’y prêtent pas, mais faire c­ omme
les marins qui regardent les vents et la situation. ­C’est possible : utilise-les ; ce ­n’est pas
possible : arrête ») (p. 468 ; trad. p. 469). P. P. Fuentes-Gonzales explique ainsi : « Le fait
que le moraliste ne ­condamne pas le luxe en lui-même ne doit pas trop nous choquer ; cela
rentre tout à fait dans ­l’esprit de ­l’indifférence ­qu’il préconise chez ­l’homme de qualité.
Le riche peut être à la fois un ἀγαθὸς ἀνήρ ­s’il joue bien son rôle, ­s’il fait usage ­comme
il c­ onvient de son aisance, de sa magnificence […]. ­L’important c­ omme toujours est de
­s’accommoder aux circonstances hasardeuses de la vie et d­ ’en user c­ omme il c­ onvient
(καλῶς) : un pauvre qui prétend vivre dans le luxe serait à blâmer, de même q­ u’un riche
qui, tout en ayant beaucoup de possessions, vivrait misérablement en raison de sa parci-
monie et de son avarice. […] Télès est persuadé que la force morale reste indépendante
de la situation ­concrète de l­ ’individu, que c­ ’est le caractère ­qu’il faut transformer et non
pas cette situation, quelle q­ u’elle soit (pauvreté, richesse…). C ­ ’est pourquoi il s­’adresse
de la même façon au pauvre ­qu’au riche, son dessein étant de servir de guide moral à
ses ­contemporains en général […]. Au total, il ­n’a donc pas de problème à ­consentir à
ce q­ u’un homme puisse vivre dans la mollesse lorsque les circonstances sont favorables
à cela » (p. 478-479). Il est inutile de souligner q­ u’il ne saurait y avoir rien de tel chez
Musonius, pour qui la mollesse est inconditionnellement à fuir.
1 D.L. VII, 26.
2 Musonius, XVIIIb, p. 105, 4-9.
FUIR LA C
­ ONTAGION DU VICE 65

Musonius ­n’emploie évidemment pas le terme skopos par hasard : si


le but, indifférent par ailleurs, mais évidemment préférable, est la santé
et pas du tout le plaisir, la véritable fin (même si le mot telos ­n’apparaît
pas) demeure évidemment la vertu, ici appréhendée c­ omme harmonie
cohérente sous la double figure du kosmos et du metron, vertu qui est
parfaitement coextensive à l­’instinct de sociabilité (ici évoqué sous la
forme de la propreté et du calme). Panétius via Cicéron ne semble pas
dire autre chose : d­ ’une part, sur le fait que la nourriture doit fortifier,
tandis que le luxe amollit et est indigne de l­’être raisonnable q ­ u’est
­l’homme (Musonius lui-même dit que la gloutonnerie et toute hybris
1

dans la nourriture ravale celui qui ­s’y adonne au-dessous de ­l’animal) ;


­d’autre part, sur le fait, ­contre les Cyniques, ­qu’il faut garder la mesure,
la pudeur et la c­ onvenance dans tous les actes, c­ omme si ceux-ci étaient
toujours en public. ­C’est ce qui découle de ­l’expression « suivre la nature » :
Pour nous, « suivons la nature » ; évitons tout ce qui choque les yeux et les
oreilles : dans nos attitudes et notre démarche, dans notre manière de nous
asseoir ou de nous coucher, dans nos expressions et dans nos regards, dans le
mouvement de nos mains, gardons cette qualité de ­convenance. En pareille
matière, il faut éviter deux défauts : la mollesse d­ ’un être efféminé et la
rudesse ­d’un homme grossier2.

Épictète lui aussi insiste sur la décence dans le repas :


Comme on lui demandait ­comment il est possible de manger de manière à
plaire aux dieux : « si on le peut, dit-il, ­comme on doit, poliment et de même
avec tempérance et distinction (εὐγνωμόνως καὶ ἴσως ἐγραψῶς καὶ κοσμίως),
­n’est-ce pas le pouvoir aussi de manière à plaire aux dieux3 ? »

Dans la pédagogie musonienne, le maître est ce regard de la société


qui doit pénétrer tout acte. Il démontre ­d’autre part par les actes ­qu’il
1 Cicéron, Off., I, 106 : « On ­comprend par là que le plaisir du corps n­ ’est pas digne d­ ’un être
supérieur tel que l­ ’homme et q­ u’il doit être méprisé et rejeté ; ou, si l­ ’on accorde quelque
place au plaisir, il faut avoir soin de garder de la mesure dans la jouissance (diligenter ei
tenendum esse eius fruendae modum). Aussi la nourriture et les soins du corps doivent-ils
tendre à la santé et à la vigueur, non au plaisir ; et, si nous voulons c­ onsidérer ­l’excellence
et la dignité de la nature humaine, nous verrons ­combien il est honteux de vivre, énervé
par le luxe, ­d’une vie molle et efféminée et ­combien il est honorable de mener une vie
économe, c­ ontinente, austère et sobre » (trad. É. Bréhier).
2 Ibid. I, 128-129 (trad. É. Bréhier).
3 Épictète, Diss. 1, 13, 1 (trad. J. Souilhé).
66 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

faut se suffire ­d’une autarcie qui, tout autant ­qu’elle évite la transmis-
sion du vice par ­l’entourage, permet ­d’apprendre à se passer du luxe
et à supporter et prendre de la peine. Ce dernier point est le nœud de
­l’enseignement moral de Musonius : prendre de la peine pour la vertu,
être philoponos, ­c’est vivre la vertu, en faire ­l’expérience et donc ne pas se
­contenter de discours vides, mais aussi, par là-même, adapter son corps à
la vertu. ­C’est que, c­ omme la truphê corrompt autant le corps que ­l’âme,
la vertu, pour Musonius, a une action à la fois sur ­l’âme et sur le corps.
LA RELATION À SOI-MÊME
Corps et âme
dans la philosophie de Musonius

Il faut revenir sur un point qui ­n’a pour le moment été ­qu’esquissé :
la truphê est une passion et, ­comme toute passion, elle ­constitue, ­d’après
Chrysippe, une faiblesse du tonos de ­l’âme1 (ce ­n’est q­ u’en ce sens que
la passion est irrationnelle, ou plutôt déraisonnable). ­C’est dire aussi
­qu’elle est un défaut du jugement. Aux parallèles déjà indiqués entre
Musonius et Chrysippe il faut en ajouter un autre et non le moindre,
puisque précisément, en une sentence lapidaire, Musonius affirme :
« Remittere » inquit Musonius « animum quasi amittere est2 ».

Cette phrase apporte un élément de réponse à une question qui ­s’avère


délicate à la lecture des critiques : Musonius admet-il des parties irration-
nelles de ­l’âme ? Si oui, se situerait-il dans une perspective posidonienne3,
voire panétienne, c­ omme le montre en particulier J. S. Houser ? On a pu
voir en effet chez ces deux auteurs un abandon du monisme pour adopter
une position plus platonicienne et ­conclure ­qu’ils opposaient dans l­ ’âme
une partie irrationnelle et une partie rationnelle4. Il n­ ’est pas nécessaire

1 Voir par exemple SVF III, 473 (= LS 65T) : « Quelques-unes des mauvaises actions des
hommes sont rapportées par Chrysippe à des jugements fautifs, d­ ’autres au manque de
tension et à la faiblesse, tout ­comme leurs bonnes actions sont guidées par des jugements
droits en même temps q­ u’accompagnées par une bonne tension de l­ ’âme. […] Il dit q­ u’il
y a des moments où nous nous détournons des décisions correctes parce que la tension
de ­l’âme se relâche et ne persiste pas ­jusqu’à la fin, ou ­n’exécute pas ­complètement les
ordres de la raison. »
2 Musonius, LII, p. 133, 18-19 : « “Le relâcher”, disait Musonius, “­c’est ­comme abandonner
son esprit”. »
3 Cf. J. S. Houser, The Philosophy of Musonius Rufus…, op. cit., p. 37-38, notamment.
4 Pour un exposé très ­complet de ces vues, hélas sans ­contre-point, cf. F. Alesse, Panezio di
Rodi e la tradizione stoica, Bibliopolis, 1994. On regrette dans ce livre une vue extrême-
ment partiale de la doctrine de Panétius (qui pourtant revendiquait son appartenance à
68 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

d­ ’entrer dans le détail d­ ’une réfutation qui a déjà été faite1. Soutenir cet
abandon chez les deux scholarques du Portique demeure extrêmement
problématique, il semble fort peu probable chez Musonius, ce qui ne
manque cependant pas ­d’intérêt ; car des rapprochements peuvent être
opérés à ­d’autres égards avec Posidonius. Ce ­n’est donc pas tant le rap-
prochement entre Musonius et Posidonius qui incite à la prudence que
les ­conséquences que ­l’on croit pouvoir en tirer. Cela dit, sur les points
litigieux, précisément, ces rapprochements ne s­ ’imposent nullement. Les
autres parallèles que l­ ’on pourrait établir, quant à eux, ne sont pas aussi
spécifiques à Posidonius que J. S. Houser veut bien le croire.
La passion tient entièrement pour Musonius dans le jugement et
dans lui seul et résulte de la faiblesse de la tension de ­l’âme, qui a
elle-même pour ­conséquence la faiblesse du jugement. Si le fait que
la passion ­consiste dans un jugement faux de la raison aurait été sans
aucun doute approuvé par Posidonius2, ­l’explication par la faiblesse du
tonos immanent n­ ’aurait cependant pas eu sa faveur : pour lui, ce tonos
était l­ ’une des preuves les plus claires de l­ ’inconséquence de Chrysippe,
­puisqu’il admettait par là une faculté distincte de la raison3. Il ­n’en
reste pas moins que la passion demeure, pour Posidonius c­ omme pour
Chrysippe, mais pour des raisons différentes, relâchement : elle est en
quelque sorte l­’incapacité de logistikon à se faire obéir des deux autres
fonctions. Il faudra donc interroger les linéaments d ­ ’une c­ onception
musonienne de ­l’âme pour vérifier que les textes ne peuvent sous-entendre
une partition en ­l’âme entre rationnel et irrationnel (­c’est la limite du
rapprochement avec Posidonius, qui, lui, admet de telles fonctions).
La source de la passion explique que ­l’éducation musonienne ­commence
par une éducation du jugement, tandis que les exercices proposés

l­ ’École), doctrine qui est présentée c­ omme un amalgame fort problématique de positions
académico-péripatéticiennes et de positions stoïciennes.
1 Cf. M. Van Straaten, Panétius, sa vie, ses écrits et sa doctrine avec une édition de ses fragments,
Amsterdam, 1956, p. 106. ; cf. également, A-C Voelke, ­L’idée de volonté dans le stoïcisme,
PUF, 1973, p. 116-117 ; pour un état de la question et une réfutation, C. Lévy, Cicero
Academicus, Collection de l­’école Française de Rome, 162, 1992. p. 472-480. Pour une
étude particulièrement approfondie de Posidonius, voir J. Fillion-Lahille, Le De ira de
Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions, op. cit., notamment le chapitre iii, de la troi-
sième partie, « La philosophie de la passion chez Posidonius », p. 153-162.
2 J. Fillion-Lahille, op. cit., p. 156-159. Cf. en particulier p. 157 : « Pour Posidonius la passion
­consiste en une ­conviction qui ­s’est développée à tort au niveau du theoretikon. »
3 Voir SVF III, 473, déjà cité. Cf. en outre A.-J. Voelke, op. cit., p. 90.
La relation à soi-même 69

entremêlent discipline du jugement et discipline des impulsions. Mais


le simple fait ­qu’il y ait exercices pose en lui-même un délicat problème.
Quelle maîtrise vise-t-on en effet ? ­S’il ­n’est pas nécessaire ­d’envisager,
­comme ­l’a montré J. Fillion-Lahille, un abandon par Posidonius du
monisme rationnel, en ce que précisément pathetikon et epithumetikon
doivent finalement obéir à la raison, ne doit-on pas cependant dire
que Musonius, par sa doctrine de ­l’askêsis admet implicitement que
­l’irrationnel doive être soumis à la raison ? La réponse ne souffre aucun
doute : elle est évidemment positive, ce qui ­n’engage aucunement ­qu’il
ait pu penser que l­’âme en l­’homme c­ omportât une fonction irration-
nelle. La preuve en est q­ u’il c­ onsidère que « nous sommes tous nés pour
la vertu », tout en montrant que ­l’homme a en lui un germe de vertu
qui se développe selon une puissance, certes, mais une puissance qui est
celle d­ ’un mouvement rationnel qui porte vers la vertu. D ­ ’autre part,
M.-O. Goulet-Cazé a proposé ­l’hypothèse, notamment à partir de la
notion même de tonos, hérité selon elle (et A.-J. Voelke avant elle) de
­l’ischus cynique, que « ­l’école stoïcienne a élaboré elle aussi une méthode
originale fondée sur l­’entraînement1 ».
Un dernier problème, le plus crucial, se pose enfin à ­l’amorce de cette
réflexion : si, malgré la rareté de nos sources c­ oncernant l­ ’askêsis chez les
anciens stoïciens, il semble établi q­ u’ils admettaient l­ ’exercice du corps
­d’une part et ont, d­ ’autre part, élaboré des exercices de l­ ’âme, Musonius
propose quant à lui des exercices ­communs au corps et à l­ ’âme. Il faudra
donc chercher à c­ omprendre cette c­ ommunauté, mais aussi et surtout
les liens très problématiques entre corps et âme : que l­ ’âme puisse agir
sur le corps est aisément pensable, ­l’inverse ­l’est en revanche beaucoup
moins. Comment ­comprendre dès lors que la peine puisse amener à
la vertu, si ce ­n’est en accentuant peut être beaucoup trop ­l’héritage
cynique de Musonius ? Ou bien c­ omment accepter q­ u’une trop grande
tension du corps implique une trop grande tension de l­’âme ? Il faut
interroger les rapports éminemment importants et problématiques du
corps et de l­’âme dans la pensée musonienne.

1 M.-O. Goulet-Cazé, ­L’ascèse cynique, op. cit., p. 169.


70 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

LES ÉLÉMENTS FONDAMENTAUX


DE LA PÉDAGOGIE MUSONIENNE

­L’un des points les plus importants de l­ ’enseignement de Musonius


est sa réflexion (dont on a pu dire q­ u’elle ­constituait ­l’un des sommets
du stoïcisme1) à propos de l­ ’articulation de la théorie à la pratique. Dans
le traité I, sur la démonstration, il montre que la pédagogie du maître
­n’a de valeur que si celui-ci c­ onforme ses actes à ses paroles :
­ ’est surtout par le fait de se présenter en discourant au sujet des choses
C
les plus utiles et en c­ onformant ses actes à ses dires (ὁμολογούμενα οἷς λέγει
­ u’il dirige ses auditeurs2.
πράττοντα), oui, ­c’est ainsi, q

Puisque la philosophie est « science de la vie (ἐπιστήμη περὶ βίον3) »,


elle doit, c­ omme tout art, savoir et pouvoir actualiser par l­ ’acte la théo-
rie qui la sous-tend. Le ­contexte où cette définition apparaît montre
que même les intérêts les plus pratiques (la gestion par la femme de sa
maison) sont objets de la philosophie. Aussi devons-nous être hommes
(ce qui est le fruit de l­ ’art de vivre), à la manière d­ ’un bon pilote : non
simplement en sachant ce q­ u’est un homme, mais en le vivant, ce qui
­n’est pas uniquement affaire de bonne application d ­ ’un savoir, mais
surtout affaire de vie de ce savoir.
De la démonstration logique à la c­ ulture de la terre, il n­ ’y a donc pas
véritablement, chez Musonius, de solution de ­continuité. La démonstra-
tion doit pouvoir toucher autant ­l’esprit que le corps et elle ­constitue la
porte ­d’entrée et ­l’une des clefs de voûte de l­’édifice musonien.

1 W. Klassen, « “Humanitas” as seen by Epictetus and Musonius Rufus », Studi storicoi


religiosi, 1977, I, 1, p. 63-81, citant Pohlenz p. 67« […] he embodied Stoicism in life ». Voir
aussi et surtout ce jugement de W. Klassen, p. 66 : « … but above all, his synchronization
of theory and practice represent(s) the greatest height ever reached by stoicism ».
2 Musonius, I, p. 5, 9-11.
3 Musonius, III, p. 10, 6-7 : « ἐπιστήμη δὲ περὶ βίον οὐχ ἑτέρα τις ἣ φιλοσοφία ἐστί » (= « La
philosophie ­n’est rien ­d’autre que la science de la vie »). Sur l­’expression, cf. A. C. Van
Geytenbeek, Musonius and the Greek Diatribe, éd. cit., p. 35, qui renvoie à une définition
de la vertu dans SVF III, 560 et à Épictète, Diss. 4, 1, 118, où le disciple de Musonius
montre que Diogène possède cette science.
La relation à soi-même 71

LA DÉMONSTRATION : DU LOGIQUE À L­ ’ÉTHIQUE

­L’importance capitale de la logique dans la pensée de Musonius est


observable ­d’une part par la place que lui donne Lucius dans son ­compte
rendu des leçons du maître, puisque la démonstration fait ­l’objet de
tout un traité, (I – ­Qu’il ne faut pas, pour un seul point, user de beaucoup
de démonstrations) et par le poids que lui donnait Musonius lui-même,
­d’après le témoignage ­d’Épictète :
Pourquoi, en outre, sommes-nous paresseux, insouciants et nonchalants et
cherchons-nous des excuses pour ne pas faire d­ ’effort ni veiller pour exercer
notre raison (ἐξεργαζόμενοι τὸν αὐτῶν λόγον) ? – Si je me suis enlisé dans ces
choses-là, je ­n’en ai pas pour autant tué mon père. – Esclave ! Car où était
alors ton père, pour que tu l­’aies tué ? ­Qu’as-tu donc fait ? La seule erreur à
ce sujet, tu ­l’as faite. Et, de fait, cela même moi aussi je l­ ’ai dit à Rufus, qui
me reprochait de ne pas avoir trouvé l­ ’omission, la seule, dans un syllogisme :
« Ce n­ ’est pas ­comme si, dis-je, ­j’avais brûlé le capitole tout entier. » « Esclave !
dit-il, ici, ce qui a été oublié, ­c’est le capitole ! » Allons ! Les seules erreurs
sont-elles de brûler le Capitole ou ­d’avoir tué son père ? Mais ­l’usage de tes
représentations (χρῆσθαι ταῖς φαντασίαις ταῖς αὐτοῦ) au hasard, vainement et
au petit bonheur et le fait de ne pas suivre de près (μὴ παρακολουθεῖν1) un
raisonnement, une démonstration ou un sophisme et le fait, en un mot, de
ne pas voir ce qui est c­ onforme à ce que nous avons accordé et ce qui ne l­ ’est
pas, rien de cela n­ ’est une erreur2 ?

Musonius énonce là le paradoxe stoïcien classique sur ­l’égalité des


fautes3, qui manifestent toutes la même imperfection de l­ ’insensé : c­ ’est
­l’état de l­’âme qui rend pécheur, plus que la faute elle-même. Ainsi
1 Sur la παρακολούδησις, cf. T. Bénatouïl, Les stoïciens III, Musonius, Épictète, Marc-Aurèle,
Paris : Les Belles Lettres, 2009, p. 127-134.
2 Musonius, XLIV, p. 128, 1-19 (= Épictète, Diss. I, VII, 30-33) : » Ce passage, c­ omme tout
le chapitre d­ ’Épictète est traduit et ­commenté par J. Barnes, Logic and the Imperial Stoa,
Brill, 1997, appendix, p. 130-145. Barnes propose un ­contexte pour ­l’anecdote, à partir de la
phrase « ὅτι τὸ παραλειπόμενον žν ἐν συλλογισμῷ τινι οὐχ εὕρισκον », p. 145 : « Presumably
Epictetus is referring to a logical exercise : the teacher offers the pupil an enthymematic argument,
and he has to “find the missing premiss”. » Le fait ­qu’Épictète ait eu à résoudre un exercice
logique n­ ’entraîne cependant aucunement que ces exercices fussent institués dans le cours
de Musonius, à titre de moment du cours. Cela dit, rien ­n’empêche que Musonius ait pu
très souvent proposer de tels exercices, à titre d­ ’exercices de l­ ’âme, du reste et de manière
très exigeante et très précise : J. Barnes remarque ­d’ailleurs que Musonius a enseigné la
logique à Épictète de telle sorte que celui-ci la ­connaisse thoroughly (ibid., p. 27).
3 Voir par exemple D.L. VII, 120. Cf. J. M. Rist, Stoic Philosophy, Cambridge University
Press, 1980, p. 81-96.
72 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

­ ’est-on jamais plus ou moins dans ­l’erreur (même si elle est petite),
n
on y est toujours entièrement, parce que l­ ’âme est soit c­ onvenablement
tendue, soit relâchée (même un peu). Mais par-delà le paradoxe, il faut
souligner que pour Musonius la logique est philosophique et elle est
philosopher, dans la mesure où elle amène à fonder rationnellement une
attitude pratique. Commettre une erreur à son sujet, c­ ’est déjà se préparer
à c­ ommettre l­ ’erreur dans la pratique : cela revient, en somme, à pervertir
­l’action. La faute logique est toujours en même temps une faute morale
et la discipline du jugement est, dans une telle philosophie de l­ ’action,
toujours déjà discipline des impulsions. En d­ ’autres termes, ­commettre
une erreur dans le raisonnement, ­c’est déjà brûler le Capitole, parce que
­l’erreur logique donne le champ libre à la mauvaise action. Le manque
de ­conséquence logique entraîne le manque de c­ onséquence morale :
or, les stoïciens ne définissaient-ils pas eux-mêmes les actions propres1,
mais aussi la fin2, par la ­conséquentialité (ἀκολουθία3), celle-là même
que l­’on trouve dans les syllogismes4 ? On c­ omprend alors ­combien la
logique est essentielle : parce ­qu’elle ­constitue la pierre de touche qui
donne les moyens, dans la vie, de vérifier la vérité des représentations
pratiques et donc de juger leur ­convenance. Il ­s’agit de juger de la valeur
éthique d­ ’une proposition, par un principe entièrement clair et certain,
qui permette d­ ’établir en même temps la valeur logique (vrai/faux) de la
proposition et sa valeur éthique (­conforme à la nature / non ­conforme) :
le vrai et le ­conforme étant ­l’expression de la même réalité sur les deux
plans logique et pratique5. La logique ­constitue ainsi ­l’apprentissage de
la philosophie elle-même, en tant q­ u’elle prépare à l­ ’action et intervient
dans les assentiments. ­C’est pourquoi son étude doit être première dans

1 Par exemple, SVF III, 494 (= LS 59B1-2).


2 Cf. par exemple SVF III, 6-9.
3 É. Bréhier, cité par V. Goldschmidt, Le système stoïcien et ­l’idée de temps, Vrin, 1989, p. 82,
n. 4, montre que « ­c’est le même mot akolouthia, qui désigne la c­ onduite c­ onséquente
avec elle-même qui est celle du sage, l­ ’enchaînement des causes qui définit la volonté ou
le destin et enfin le lien qui unit ­l’antécédent au ­conséquent dans une proposition vraie ».
4 Par exemple, le titre d­ ’un ouvrage de Chrysippe sur la logique s­ ’appelle le peri akolouthôn.
Voir D.L. VII, 189. Voir également LS, le c­ ommentaire du chapitre 35.
5 R. Laurenti, « Musonio e Epitteto », Sophia, 1966, 34, p. 316-335 ; p. 320 : « ­E’ qui che
interviene la filosofia, la quale sottoponendo la proposizione a un certo trattamento ne rivela la
verita o la falsita in sede teorica e di ­conseguenza il bene o il male in sede pratica. Piu precisamente
si tratta di saggiare la proposizione alla luce di un principio asssolutamente certo, capace quindi
di illuminare quel che è incerto. Tale procedimento è la dimostrazione. »
La relation à soi-même 73

une recherche sur ­l’articulation entre théorie et pratique : la théorie


étant entièrement tournée vers ­l’action, ou bien inutile, voire perverse.

Nature de la démonstration
La démonstration apparaît ­comme ­l’instrument essentiel du philo-
sophe, ou du maître de philosophie1, non seulement pour déterminer
et atteindre le vrai, mais pour le montrer (souci pédagogique du phi-
losophe) et le vivre (souci éthique). Musonius ne s­’écarte nullement de
la tradition stoïcienne pour la définir2 :
Les dieux, bien sûr, ­c’est visible, ­n’ont besoin ­d’aucune démonstration pour
quoi que ce soit, parce que rien ne leur est obscur ni inconnu (μήτε ἀσαφὲς
μήτε ἄδηλον) ; choses pour lesquelles seules il est besoin de démonstration ;
les hommes, en revanche, nécessairement recherchent les choses qui ne sont
ni visibles ni immédiatement intelligibles par le moyen des choses visibles
et évidentes (μὴ φανερὰ μηδ´αὐτόθεν γνώριμα διὰ τῶν φανερῶν καὶ προδήλων
ζητεῖν ἀνευρίσκειν), ce qui est la tâche de la démonstration3.

Cicéron la définit ainsi :


La démonstration, ­qu’on appelle en grec ἀπόδειξις, est définie ainsi : un rai-
sonnement qui, à partir des choses perçues amène vers ce qui ­n’est pas perçu4.

Ce q­ u’ajoute Musonius a son importance : la démonstration est une


nécessité pour l­’homme ; pour les dieux, elle n ­ ’est d
­ ’aucune utilité,
puisque rien ne leur est par nature inconnu. Cette définition donne ainsi
ce ­qu’on pourrait appeler le domaine de pertinence et le champ de son

1 R. Laurenti, « Musonio, maestro di Epitteto », p. 2106 : « La dimostrazione, ἀπόδειξις, è


lo strumento filosofico per eccellenza al fine di raggiungere il vero. »
2 R. Laurenti, ibid.
3 Musonius, I, p. 2, 4-9.
4 Cicéron, Luc. 26 (= SVF II, 111). Musonius parle effectivement de κατάληψεις (p. 1, 6-7).
Voir aussi, par exemple, Sextus Empiricus, Adv. Math. VIII, 314 (= SVF II, 266) : « Lorsque,
donc, toutes ces choses se rencontrent – à savoir que ­l’argument est persuasif, vrai et fait
­comprendre ce qui est inconnu – la démonstration subsiste. De là vient aussi q­ u’ils la
définissent ainsi : “La démonstration est un raisonnement qui au moyen de prémisses
sur lesquelles on ­s’est mis ­d’accord, selon une déduction, fait ­comprendre une ­conclusion
inconnue”. » Pour la traduction de ὑφίσταμαι par « subsister », cf. V. Goldschmidt, « ὑπάρχειν
et ὐφιστάναιdans la philosophie stoïcienne », Écrits I, Vrin, 1984, p. 187-200. Bien que
­l’auteur insiste dans cet article sur le fait que la distinction des deux verbes ­n’est pas
strictement respectée, je traduis par subsister, ce qui est le mode d­ ’être des incorporels.
74 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

utilisation. Sa nécessité et sa possibilité s­ ’inscrivent dans l­ ’anthropologie


musonienne, puisque les hommes, ­d’une part, ­connaissent la diastrophê
– ce qui fait ­qu’ils ne peuvent c­ omprendre même des choses qui par
nature ne sont pas cachées :
Cependant, bien ­qu’ayant ­compris ces choses, à cause de la corruption (δια-
φθοράν) survenue dès notre enfance et de la mauvaise habitude du fait de
cette corruption, de la peine qui nous arrive, nous pensons que ­c’est un mal
qui nous vient, du plaisir qui survient, nous pensons que c­ ’est un bien qui
nous échoit1.

Mais ­d’autre part et en même temps, ils sont naturellement amenés


à rechercher la vertu, s­’appuyant sur un « germe de la vertu » qui est
fondement du développement de la vie vertueuse, par ­l’exercice notam-
ment et premièrement celui de la démonstration.

Nécessité de la démonstration : la diastrophê


En évoquant cette double caractéristique de ­l’homme, l­ ’une donnée
par la Nature, qui veut que ­l’homme la suive et qui lui en fournit les
moyens, ­l’autre, opposée à la première, qui fait obstacle au développement
du germe de vertu, Musonius se c­ onforme pleinement à l­’orthodoxie
stoïcienne. L­ ’homme est né pour la vertu, mais survient, du fait de
­l’entourage (les nourrices, les parents, les poètes2) une perversion de
cette disposition première. De manière a priori floue, Chrysippe ajoutait
une autre cause de la perversion, qui ­consiste dans « la vraisemblance
des choses extérieures » :
L­ ’animal raisonnable est perverti tantôt du fait des vraisemblances des choses
extérieures (διὰ τὰς τῶν ἔξωθεν πραγμάτων πιθανότητας), tantôt du fait de

1 Musonius, VI, p. 26, 17 – 27, 4.


2 Cf., par exemple, Sénèque, Ep. 115, 11-12 : « ­L’admiration de l­ ’or et de l­ ’argent, nos parents
­l’ont provoquée en nous et la cupidité, versée dans des esprits tendres, ­s’est profondément
ancrée et a grandi avec nous. Alors tout le peuple, en désaccord sur d­ ’autres points, sur
celui-là est unanime : c­ ’est cela q­ u’on admire, c­ ’est cela que l­ ’on souhaite pour les siens,
­c’est cela que l­’on c­ onsacre aux dieux c­ omme suprême valeur pour l­’humanité, lorsque
­l’on veut bien se montrer reconnaissant. Enfin, les mœurs sont tombées si bas que la
pauvreté est accompagnée d­ ’injure et d­ ’opprobre, méprisée par les riches, odieuse pour
les pauvres. Viennent ensuite les vers des poètes, qui enflamment pour nos passions la
braise : ils louent les richesses c­ omme l­’unique gloire et ornement de la vie. » Sur la
méfiance vis-à-vis des nourrices, cf. Sénèque, De Ira, II, XXI, 9.
La relation à soi-même 75

l­ ’instruction des proches (διὰ τὴν κατήχησιν τῶν συνόντων), puisque la nature
nous donne des penchants non pervertis (ἀφορμὰς… ἀδιαστρόφους)1.

En fait, il faut penser que ­c’est ­d’abord cette vraisemblance qui


instaure une brèche dans le mouvement naturel vers la vertu, car si la
perversion ne tenait ­qu’à ­l’entourage, on ne ­comprendrait pas ­comment
elle advient, c­ omme le remarque J. Fillion-Lahille :
Pour pervertir ­l’âme des jeunes gens, il faut d­ ’abord que les nourrices, les
parents, les pédagogues, les poètes aient été eux-mêmes pervertis et ­s’ils
­l’ont été de la même façon, par leur propre entourage, cela ne fait que
reporter ­d’une génération en arrière la question de ­l’origine première de
cette perversion2.

Un texte de Chalcidius3, montre que, malgré notre attirance pour le


bien, nous nous trompons en estimant ­qu’un plaisir est un bien et cela
vient de la vraisemblance de notre expérience elle-même :
Puisque, alors ­qu’on est à peine au début de sa vie et séparé du ventre mater-
nel, survient la naissance avec quelque douleur, ­c’est que ­l’on passe ­d’un état
où ­l’on était entouré de chaleur et ­d’humidité au froid et à la sécheresse de
­l’air. À cette douleur et au froid que ressentent les enfants ­s’oppose, sous
le prétexte de la médecine, la prévenance de ­l’art des sages-femmes : ainsi
réchauffent-elles avec de ­l’eau chaude les nouveau-nés et leur appliquent-elles
des substituts et des imitations du sein maternel, lesquels, par la chaleur ­qu’ils
produisent, apportent au corps tendre et relâché plaisir et repos. Donc des
deux sensations, tant celle de la douleur que celle du plaisir, naît une sorte
­d’opinion naturelle, selon laquelle tout bien est doux et agréable, tandis que
ce que la douleur apporte est un mal et est à éviter4.

­C’est donc par une intime intrication à la fois ­d’une vraisemblance


trompeuse, mais que l­’expérience atteste (la douleur du moment de la
naissance, au moment même où le petit d­ ’homme devient animal doué
de sensation, le choc de ­l’air froid qui produit ­l’âme etc.) et des habitudes
1 Cf. D.L. VII, 89 (= SVF III, 228).
2 J. Fillion-Lahille, op. cit., p. 103.
3 Pour une analyse de ce texte et notamment la démonstration ­qu’il ­s’agit là ­d’une « ­concession,
postérieure à Chrysippe, faite aux critiques élaborées par Posidonius », c­ ontre Chrysippe,
accusé « de ne pouvoir expliquer ­l’orgine des vices en recourant seulement à des causes
externes », voir T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006,
p. 115-119.
4 Chalcidius, Ad Timaeum, 165 (= SVF III, 229).
76 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

prises par les sages-femmes, dont ­l’art (on pourrait dire ­l’artifice) relaie
­l’instinct naturel de la mère mais en surprotégeant le nouveau-né, que
­l’enfant est préparé à ­confondre agréable et bien ou douleur et mal.
Les sages-femmes en ce sens ne font que donner crédit à une c­ onfusion
première, dans laquelle nous enfonce ­l’entourage ­jusqu’à provoquer,
plus tard, une erreur de jugement, à partir de ce qui était une simple
sensation (­d’une sensation agréable dérive, lorsque la raison est formée,
le jugement « ceci est un bien »). Cette erreur acquiert par là la force et
­l’ancrage du préjugé. En somme l­ ’art des sages-femmes induit l­ ’erreur
primordiale qui va amener ensuite les hommes à privilégier le plaisir à
la ­conformité sur la nature, voire à rechercher le plaisir pour lui-même,
­comme ­s’il était un bien.

Forme et efficacité de la démonstration


–– ­L’efficacité de la démonstration dépend de sa forme

La perversio, διαστροφή, donne la ­condition ­d’existence de la démons-


tration : elle ne peut être que parce que les hommes peuvent chercher
la vertu (ils ne sont donc pas totalement corrompus), en ­s’appuyant sur
ce q­ u’on peut appeler des prénotions. Elle en montre aussi les limites,
auxquelles est ­consacré le premier traité : la démonstration est une
sorte de seconde navigation, à ­l’usage des hommes pour qui toute
chose reste dénuée d­ ’évidence et risque bien de le rester sans son appui.
Que le plaisir ne soit pas un bien, voilà qui ­n’est pas immédiatement
évident ; cela doit cependant le devenir. Pour montrer ­d’autre part que
la démonstration supplée toute faiblesse, on pourrait écrire que les
pores de la peau seront toujours aussi non-manifestes (ἄδηλα) au sage
­qu’à ­l’insensé, mais la différence est que chez le sage, la ­compréhension
sûre de la démonstration supplée parfaitement la faiblesse de la nature
humaine – en somme, la raison qui sait démontrer peut ­s’égaler aux
dieux par le moyen d ­ ’un bon usage de la démonstration. ­D’où une
véritable éthique de cet usage, qui, pour Musonius, s­’adresse d­ ’abord
aux disciples et donc à des progressants qui ont tout à apprendre. En
premier lieu vient la ­concision :
Je dis que le maître de philosophie ne doit pas chercher beaucoup de discours
ni beaucoup de démonstrations pour les disciples, mais sur chaque sujet parler
La relation à soi-même 77

de manière opportune (καιρίως) et toucher ­l’esprit (καθικνεῖσθαι τῆς διανοίας)


de ceux qui l­ ’écoutent1.

Cette exigence ­n’est pas propre à Musonius : la forme de la démons-


tration, courte et claire, doit se ­conformer à ­l’exigence ­qu’on trouve déjà
chez Zénon2 :
Musonius dit ­qu’il ne ­convient pas de chercher beaucoup de démonstrations
pour chaque sujet, mais des démonstrations efficaces et évidentes (ἀνυσίμους
καὶ ἐναργεῖς)3.

Il ne faut pas chercher beaucoup de démonstrations, mais de bonnes


démonstrations, celles qui, en peu de mots, savent être efficaces et
persuasives. Elles doivent toucher le disciple, un peu c­ omme Sénèque
montre que le maître doit toucher (tango) son auditoire en employant
des formules resserrées :
En outre, les préceptes ont par eux-mêmes beaucoup de poids, surtout si
on les fait entrer dans la forme du vers ou si la prose les resserre en sen-
tences bien frappées, ­comme ces adages de Caton : « Achète non ­l’utile, mais
­l’indispensable », « Ce qui ­n’est pas utile est cher, même au prix ­d’un as. »
Telles encore les réponses ­d’oracles ou les maximes qui en imitent le tour :
« Sois ménager du temps, c­ onnais-toi. » Réclameras-tu des explications, quand
on te citera ces vers : « Guéris ­l’injure par ­l’oubli », « La fortune vient en aide
aux audacieux », « Le paresseux se fait à lui-même obstacle » ? Ces vérités se
passent ­d’avocat. Elles ont une action directe sur le sentiment et, moyennant
­l’intervention de la nature, produisent leur effet4.

Mais alors ­qu’il ­s’agit pour Sénèque de formules à se répéter (pour


exercer ­l’âme, il faut les avoir paratas, sous la main5) et dont la force
rhétorique (qui c­ onsiste précisément à toucher le sentiment) suffit, c­ ’est

1 Musonius, I, p. 5, 3-7. On retrouve un souci semblable chez Sénèque, Ep. 38, 2 au sujet des
préceptes : « On se borne à peu de mots mais, si ­c’est une âme bien prête qui a accueilli
ces vérités, elles croissent en force et le germe lève. Oui, il en est des préceptes c­ omme de
la graine semée : ils produisent beaucoup tout en ne tenant ­qu’une place réduite » (trad.
H. Noblot).
2 D.L. VII, 20 (= SVF I, 328) : « Comme ­quelqu’un disait que les formules des philosophes
lui semblaient courtes, il dit : “tu as raison ; pourtant, il faut que même les syllabes q­ u’ils
emploient soient brèves (βραχείας), si ­c’est possible”. »
3 Musonius, I, p. 1, 7-9.
4 Sénèque, Ep. 94, 27-28 (trad. H. Noblot).
5 Ibid., § 26.
78 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

de sa validité et de sa vérité pour Musonius que la démonstration tire


sa force. Celle-ci c­ onsiste à faire effectivement c­ omprendre ce qui était
auparavant non évident.
­L’efficacité de la démonstration se mesure donc à sa validité et à sa
force pratique, celle-ci devant non seulement persuader, mais surtout
favoriser ­l’intégration dans ­l’âme de la démonstration et son usage
pratique. Musonius pourrait en somme répondre à ­l’interrogation de
Cléanthe (« Alors ­qu’il discutait un jour avec un adolescent, il demanda
­s’il saisissait (αἰσθάνεται). Comme l­ ’autre acquiesçait, il dit : “Pourquoi
donc moi ne puis-je saisir que tu saisis ?”1 ») : le maître verra que le
disciple a c­ ompris lorsque celui-ci agira ­conformément à ce q­ u’il aura
appris. La κατάληψις est pour Musonius le fait non seulement ­d’avoir
­compris, mais aussi ­d’avoir suffisamment intégré la démonstration pour
y ­conformer chacun de ses actes.
­L’exemple du médecin proposé par Musonius dans le traité I permet
de ­comprendre ­comment la forme de la démonstration doit faciliter son
assimilation : le médecin sera jugé non en fonction de la quantité de remèdes
­qu’il prescrira, mais en fonction de ­l’efficacité de ceux-ci. La démonstration
est ainsi ­comme un remède : elle doit agir sur ­l’état de celui qui ­l’écoute
(mais aussi sur celui qui ­l’expose, car celui qui fait la démonstration doit
« agir en c­ onformité avec ses enseignements ») c­ ’est-à-dire élever sa nature
morale. D ­ ’où une attention du philosophe à la nature de son auditeur,
mais aussi (et les deux sont liés) au « temps opportun » (καιρός).

–– ­L’efficacité de la démonstration dépend aussi de la nature


du disciple

Cette référence au kairos permet du reste ­d’adapter le discours à


l­’interlocuteur et à sa nature, si ­l’on veut sauvegarder ­l’impératif de
ne pas multiplier le nombre de démonstrations. La nature du mauvais
disciple (un truphôn, bien sûr, ici de l­’espèce des malakoi – mous, sans
vigueur) nécessite « une infinité de raisonnements » pour ­qu’il accorde
(enfin) le résultat d­ ’une démonstration :
Un adolescent ou un jeune homme, élevé dans le luxe le plus ­complet, qui
présente un corps efféminé et une âme dissolue par les mœurs qui mènent

1 D.L. VII, 172 (= SVF I, 609).


La relation à soi-même 79

à la mollesse et une nature lente et bornée […]. Lui, cet esprit lent, c­ ’est
avec peine et difficilement, ­comme poussé par un levier par d­ ’innombrables
raisonnements (ὑπὸ μυρίων λόγων) ­qu’il approuvera1.

Ce texte, fort peu amène pour le mauvais disciple, appelle deux


remarques. Musonius reprend une c­ onception de ­l’éducation à la vertu
que ­l’on trouve chez le Socrate de Xénophon2 notamment, mais également
chez les Anciens stoïciens3 (ce qui montre ­qu’il y avait effectivement place
pour au moins un certain type d­ ’exercice, en témoigne ­l’usage de συγ-
γυμνάζω, « exercer ensemble »), en faisant de la philosophie un apprentis-
sage de la vertu qui dépend de trois facteurs essentiels : la nature (φύσις),
­l’apprentissage (μάθησις) de ce que Musonius appelle (en bon stoïcien
et logiquement du reste puisque la vertu est science) les θεωρήματα et
­l’exercice (ἄσκησις). La démonstration permet et facilite ­l’apprentissage, en
ce ­qu’elle permet à chacun de renouer avec les impulsions (parce q­ u’elles
peuvent être jugées ­conformes) données par la nature. Mais certaines natures
(individuelles), du fait ­d’une corruption plus importante, semblent rebelles
à tout apprentissage. Cela ne c­ ontredit pas l­’aspiration fondamentale de
chacun à la vertu. De fait, on ne saurait c­ omprendre autrement le tri que
Musonius établissait, selon Épictète, parmi ses disciples :
Les jeunes gens mous, il n­ ’est pas aisé de les pousser en avant ; car on ne prend
pas du fromage avec un hameçon (οὐδὲ γὰρ τυρὸν ἀγκίστρῳ λαβεῖν4). Ceux

1 Musonius, I, p. 3, 12-16 ; 4, 1-2.


2 Xénophon, Memor. III, 9, 1-3 ; cf. M.-O. Goulet-Cazé, op. cit., p. 135, dont je cite la tra-
duction : « Comme on lui demandait si le courage résulte de ­l’enseignement ou de la
nature, il dit : “Je crois que, tout ­comme un corps est par nature plus fort ­qu’un autre à
­l’égard des fatigues, de même une âme est par nature plus brave q­ u’une autre à l­’égard
des dangers. Je ­constate, en effet, que des gens élevés dans le cadre des mêmes lois et
des mêmes coutumes diffèrent beaucoup les uns des autres par l­’audace. Mais j­’estime
que toute nature accroît son courage grâce à l­ ’instruction et à l­ ’exercice… Il est évident
que tous les hommes, les plus naturellement doués c­ omme les plus dégénérés, doivent
apprendre et pratiquer ce en quoi il veulent exceller”. »
3 SVF III, 214 : « (Comment les hommes deviennent bons ou mauvais ?) Selon Aristote,
cela dépend de la nature, de l­’habitude et de l­’entretien philosophique (φύσει καὶ ἔθει
καὶ λόγῳ) ; et sans doute également pour les stoïciens : la vertu est en effet un art. Or,
tout art est un système qui c­ onsiste en des théorèmes exercés ensemble (σύστημα ἐκ
θεωρημάτων συγγεγυμνασμένων). Et ­l’entretien philosophique [se déroule] ­conformément
aux théorèmes et l­ ’habitude, selon l­ ’exercice en c­ ommun. Par nature nous sommes tous
nés pour la vertu en tant que nous avons [pour ­l’atteindre] des ressources [naturelles]. »
Voir également A. J. Van Geytenbeek, op. cit., p. 29.
4 ­L’expression est déjà chez Bion, ­d’après D.L. IV, 47.
80 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

qui sont ­d’une nature saine, si on les détourne, ils tiennent ­d’autant plus à
la raison. C
­ ’est pourquoi Rufus détournait la plupart : par cette épreuve, il
distinguait les natures saines et celles qui ne l­ ’étaient pas. Il disait en effet :
« Comme une pierre, si on la jette en ­l’air, retombera vers le bas en vertu de
sa ­constitution, il en va de même pour celui qui est sain : plus on le repousse,
plus il incline vers sa nature1. »

Il ne s­’agit pas à notre sens d


­ ’un refus de la part du philosophe
de prendre en charge aussi les natures les moins saines. Mais il faut
opérer un tri, car le traitement est différent. Les meilleures natures
peuvent passer à la démonstration. Les moins bonnes doivent d­ ’abord
entendre une « multitude de raisonnements ». Il faut distinguer les
logoi des démonstrations et prendre en c­ ompte le temps opportun. On
peut penser que les raisonnements peuvent être multipliés à l­’infini :
ils ressortissent à la discussion philosophique mais aussi à ces formules
que Sénèque voulait resserrées. Musonius entend sans doute par là des
« ensembles <formés de prémisses> et ­d’une ­conclusion2 », qui n ­ ’ont
pas à avoir – dans un premier temps – la nécessité de la démonstra-
tion3. ­C’est ainsi patiemment que le maître amène chacun à accorder
­l’évidence. Le passage précédemment cité ne peut être lu ­comme la
­constatation que certains demeureront définitivement rebelles. Un
texte de Clément ­d’Alexandrie montre que les stoïciens, tout en pre-
nant acte de la différence des natures entre les hommes (différence que
­l’on pourrait expliquer de manières fort diverses, de l­’éducation des

1 Épictète, Diss. 3, 6, 9-10 = Musonius, XLVI, p. 129, 6-14.


2 Cf. D.L. VII, 45 = SVF II, 235 : « Quant à l­’argument en lui-même, c­ ’est un ensemble
<formé> de prémisses et d­ ’une c­ onclusion (σύστημα ἐκ λημμάτων καὶ ἐπιφορᾶς). Le syl-
logisme est un argument qui déduit (sa c­ onclusion) à partir de ces éléments. La démons-
tration est un argument qui ­conclut de ce qui est mieux appréhendé à ce qui est moins
bien appréhendé. »
3 J.-B. Gourinat, La dialectique des stoïciens, Vrin, 2000, p. 271-276 sur la démonstration.
­L’auteur souligne par exemple la différence entre les démonstrations qui mènent à une
­conclusion « méthodiquement » (ἐφοδευτικῶς) et celles qui y mènent en la révélant (ἐκκα-
λυπτικῶς – ce qui est le cas dans la définition précédemment proposée, tirée du texte
de Sextus, mais ce qui est aussi le cas, très clairement, chez Musonius) : « Le premier
raisonnement est seulement méthodique parce que “nous donnons notre assentiment à la
­conclusion non pas tant à cause de la nécessité des prémisses que parce que nous croyons
à la parole du dieu” (­l’exemple est : “si un dieu ­t’a dit que cet homme sera riche, il sera
riche. Or ce dieu ­t’a dit que cet homme sera riche. Donc cet homme sera riche”). Dans
le second cas, c­ ’est le raisonnement seul qui, par sa nécessité, nous permet de saisir ou
­comprendre la ­conclusion.  »
La relation à soi-même 81

parents à l­ ’influence des climats1) étaient particulièrement attachés à la


prédisposition naturelle de tout homme pour la vertu et, par suite, à la
possibilité de progresser donnée à toute nature, même la plus rebelle :
Le fait cependant que certains soient mieux disposés à la vertu que d­ ’autres,
certaines habitudes de ceux qui sont ainsi disposés, c­ ontrairement aux autres,
le démontrent. Mais on prouve que la perfection selon la vertu n­ ’est pas le
seul fait de ces natures les meilleures lorsque même ceux qui sont disposés
de manière vicieuse envers la vertu ont atteint pour la plupart, en recevant
une éducation ­convenable, la parfaite honnêteté2.

En revanche, le tri musonien permet ­l’adaptation ­d’une pédagogie qui


s­ ’opère selon la nature et le temps opportun : le maître doit « parler de
chaque sujet en temps opportun3 », parce ­qu’il sait attendre le moment
où le disciple pourra le mieux entendre et le mieux ­comprendre. Alors,
ensuite, ­l’entraînement aidant, le disciple pourra en venir à réformer
son jugement et à entendre les démonstrations.
Musonius montre d­ ’autre part que le discours doit avoir une efficience
pratique, cette efficience étant ­conditionnée par le naturel et de celui
qui le reçoit et de celui qui le propose. Il faut à ce dernier savoir joindre
le geste à la parole. La démonstration, pour Musonius, tient autant au
syllogisme q­ u’à la pratique du maître et c­ onstitue ­l’articulation entre
parole et geste. La démonstration et le discours ne ­concernent donc pas
­l’esprit seul mais ont également partie liée à l­’ensemble de la nature
humaine, de la raison à ­l’affectif et même au corps. Ainsi, du côté des
disciples à présent, dans le fragment XLIX, voit-on Musonius mon-
trer que le discours du philosophe doit avoir un effet physique sur eux,
tangible par leurs expressions de honte, signes visibles que le discours
touche l­’âme, la c­ onscience et, par retour, les corps.

1 Cf. A. A. Long, « Freedom and Determinism », Problems in Stoicism, (éd.A. A. Long), Athlone


Press, 1996², p. 173-199, not. p. 187 ; voir également du même auteur « Chrysippus on
Psychophysical causality », Passions and Perceptions, éd. cit., p. 313-331.
2 Clément ­d’Alexandrie, Stromates, I, 6 = SVF III, 225.
3 Musonius, I, p. 5, 6.
82 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

–– L’efficacité de la démonstration
dépend enfin de l­’exemplarité du maître

Que la démonstration ne ­s’adresse pas seulement à la subtilité de


­l’abstraction, mais à ­l’être dans son entier implique que le pédagogue
sache attendre le moment opportun, où ­l’expérience rejoint, se hisse au
niveau du raisonnement théorique. La pédagogie peut, du reste, précipi-
ter ce moment en proposant des exercices mais également et surtout des
exemples de bonne ­conduite (donc, on ­l’a vu, de ­conduite ­compréhensive,
intelligente).
Musonius tâche de montrer c­ omment, à la fois par la rigueur de
la forme de la démonstration et par ­l’exemple que donne le maître,
le disciple est amené à c­ omprendre ce ­qu’on lui enseigne. Dès lors, se
trouve esquissée la solution ­d’un problème important qui découle de
ce que nous avons dit : que signifie ­l’assimilation ­d’un enseignement,
lorsque les significations des démonstrations et des discours sont des
incorporels, qui ne peuvent donc être cause de quoi que ce soit ? Autrement
dit, ­comment le disciple peut-il avoir une représentation cataleptique à
partir des propos du maître ? C ­ ’est précisément la question du traité de
Musonius1 et nous pouvons par là, avec C. Imbert2, reprendre la question
de Cléanthe à ­l’adolescent, pour nous demander ­comment la représen-
tation cataleptique du maître peut être transmise dans son discours3.
La première ­condition est la rigueur dans la forme même du propos :
Les mots ­concourent à la signification, ils ­n’en accomplissent pas la fonc-
tion ; seule la forme bien liée du discours est capable de ­communiquer une

1 Musonius, I, p. 1, 5-7 : « Alors que la discussion en était venue au sujet des démonstrations
que doivent écouter les jeunes gens de la part des philosophes pour saisir les choses ­qu’ils
apprennent (πρὸς κατάληψιν ὧν μανθάνουσιν)… »
2 C. Imbert, Pour une histoire de la logique, PUF, coll. Science, histoire et société, 1999, p. 103 :
« la structure intentionnelle propre à la représentation doit résoudre, dans une philosophie
­conséquemment empiriste, l­’énigme de ­l’acquisition ­d’un savoir non expérimenté par
­l’élève, q­ u’il soit enseigné oralement ou par le livre ».
3 C. Imbert, ibid., p. 107 : « ­L’énigme de l­’échange dialectique, sous l­’hypothèse q­ u’il est
immanent au procès de la ­conversation, peut maintenant être énoncée sous la forme ­d’un
problème spécifique : c­ omment la représentation de la voix peut-elle délivrer une autre
représentation, qui accapare à son profit le mouvement de la catalepse ? L­ ’art dialectique est
tout entier dans ce retard de l­ ’assentiment qui, prenant en c­ ompte toutes les singularités
de la voix humaine, traite celle-ci non pas ­comme la donnée sensorielle à interpréter, mais
­comme un intermédiaire délivrant quelque chose à partir de quoi ­s’effectue la catalepse. »
La relation à soi-même 83

représentation rationnelle, seule elle reproduit la synthèse et la c­ ontinuité


qui caractérisent la pensée. […] Quand un fragment du discours extérieur
satisfait aux c­ onditions précédentes [C. Imbert cite Diogène Laërce VII, 59]
et joint à la grammaticalité la perfection stylistique, il est rigoureusement
échangeable avec la représentation rationnelle q­ u’il exprime et, simultané-
ment, suggère à l­’auditeur. Le privilège du locuteur s­’efface ; l­’interlocuteur
est, en droit, aussi bien pourvu que le sujet premier de la représentation pour
effectuer la catalepse1.

Cela suffit-il à c­ ondamner les sophistai ? Il est clair q­ u’une éloquence


vide et les grands mots sans le souci de la clarté et de la rigueur ­n’ont
­d’efficience que celle d­ ’une voix qui vient frapper (plus ou moins mélo-
dieusement) ­l’oreille du disciple. Mais il faut ajouter toute ­l’importance
de l­’ordonnancement des actes aux paroles. Le maître, s­’il ne fait pas
­concorder ce q­ u’il enseigne avec ce q­ u’il vit effectivement, n­ ’enseigne à
vrai dire rien, ou rien que des mots que les disciples peuvent répéter (les
sons laissent une trace q­ u’il est aisé de reproduire par la voix) : ce sont
les κομψά ­d’Épictète, simple discours proféré, c­ omme le perroquet sait le
faire, qui n­ ’a rien à voir avec une expérience de pensée, ni surtout (mais
­c’est finalement identique) avec ­l’expérience de la vie, sans laquelle on ne
pense rien du tout. C. Imbert insiste sur l­ ’actualité ­d’une représentation
­compréhensive2. Musonius, à sa manière, insiste également sur cette
actualité, en soulignant la nécessité de son actualisation par le maître,
qui, par ses actes, devient par là exemple vivant qui ne fait pas que dire
et transmettre ce que les disciples peuvent désormais penser : il le montre
effectivement et le montre lorsque le disciple est prêt à c­ omprendre ce
qui lui est montré. À l­ ’occasion de l­ ’exemple du maître, on peut penser
que le disciple redécouvre et utilise ses prénotions, forgées dans et par
­l’expérience, redécouvertes par elle.
­L’exemple démontre donc que ce ­qu’on peut établir en droit par le
moyen du raisonnement peut être effectué. ­S’il le peut, alors il doit ­l’être.
De là l­’obligation pour le pédagogue d ­ ’« agir en c­ onformité avec ses
enseignements ». Musonius ne partage donc pas le dédain cynique pour
la logique, ni même toutes les réserves de Sénèque sur la dialectique3 :
1 Ibid., p. 110-111.
2 Ibid., p. 115. Voir aussi, pour une approche du problème en utilisant la distinction entre
logos endiathetos et logos prophorikos, E. Bermon, La signification et l­ ’enseignement, Paris, Vrin,
2007, p. 414 sqq. « Le langage et la pensée ».
3 Cf. par exemple Sénèque, Ep. 82, 19-24.
84 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

il montre la nécessité de la logique en tant ­qu’elle permet de clarifier les


­conditions de ­l’action et ­d’en déterminer la valeur. Si, pédagogiquement,
la démonstration doit rencontrer l­ ’expérience, la nécessité de la logique
­s’inscrit dans la vie parce q­ u’elle permet à l­’expérience de se hausser à
la rationalité ­d’une maxime moralement droite, ­c’est-à-dire rationnelle.
Le pédagogue proposera donc des exercices, afin ­d’exercer le disciple à
se hausser à cette rationalité.
CONTENU FONDAMENTAL DE L­ ’ENSEIGNEMENT DE MUSONIUS

La démonstration ne doit ainsi pas se réduire à l­’expression d­ ’une


simple habileté dialectique ou rhétorique : elle doit pouvoir naturelle-
ment amener aux exercices philosophiques qui sont également exercices
de la vertu. De fait, elle ne porte que sur ­l’éthique et on le ­comprend
aisément en observant les seuls exemples que Musonius en donne :
Par exemple, que le plaisir ­n’est pas un bien, voilà qui ­n’est pas directement
c­ onnu (γνώριμον), ­puisqu’en fait le plaisir nous appelle c­ omme ­s’il était un
bien. Mais en prenant ­comme prémisse ­connue (λῆμμα γνώριμον) que tout bien
est à choisir (τὸ πᾶν ἀγαθὸν αἱρετὸν εἶναι) et en prenant cette autre prémisse
que quelques plaisirs ne sont pas à choisir (τινὰς ἡδονὰς οὐχ αἱρετὰς εἶναι),
nous démontrons que le plaisir ­n’est pas un bien, le non-­connu par le ­connu
(διὰ τῶν γνωρίμων τὸ μὴ γνώριμον). À nouveau, que la peine ne soit pas un
mal, voilà qui n­ ’apparaît pas directement vraisemblable (πιθανόν) – ­c’est en
effet le c­ ontraire qui paraît plus vraisemblable (πιθανώτερον), que la peine est
un mal. Si nous posons la prémisse évidente que tout mal est à fuir (πᾶν τὸ
κακὸν φευκτὸν εἶναι) et si nous lui ajoutons cette autre plus évidente (φανε-
ρωτέρου) que beaucoup de peines ne sont pas à fuir (πόνους πολλοὺς οὐκ εἶναι
φευκτούς), il se c­ onclut que la peine ­n’est pas un mal1.

Tels sont les deux arguments qui pourraient passer pour les éléments
fondamentaux de l­’enseignement de Musonius. On doit rejeter des
apparences trompeuses, issues de la corruption de ­l’enfance, admises
sans réel examen et vivre en ­conformité avec la réalité ­qu’est capable
de montrer la démonstration.
La difficulté des deux c­ onclusions, le fait que ni ­l’une ni l­ ’autre ne soit
directement évidente vient bien sûr de ce que l­’insensé n­ ’a pas accès à
cette vie selon la raison que la démonstration à la fois lui rend manifeste
1 Musonius, I, p. 2, 9-22. Cf. J. Barnes, op. cit., p. 71, n. 184 : « The schema is B holds of every
A ; B does not hold of some C ; therefore : A does not hold of some C. »
La relation à soi-même 85

et lui propose. Il ­n’est pas anodin que l­ ’on trouve dans ces deux démons-
trations les termes haireton et pheukton : la démonstration porte à la fois
sur le jugement et sur les impulsions (hormai) et les répulsions (aphormai
– mais, puisque Musonius réserve le terme aux ressources dont nous
disposons pour la vertu, nous traiterons la répulsion c­ omme une espèce
de ­l’impulsion) auxquelles ce jugement permettra de donner ou refuser
son assentiment. Les impulsions dont il ­s’agit ici relèvent manifestement
de ­l’horexis, définie très largement par les stoïciens ­comme ­l’inclination
vers un bien, réel ou supposé tel et de ­l’enklisis, impulsion à rejeter,
non pas le mal uniquement, mais tout ce qui n­ ’est pas c­ onforme à la
nature (ou supposé tel). Que Musonius choisisse de traiter de l­’horexis
en privilégiant la notion de choix rationnel ne doit pas nous étonner :
une erreur dans ce choix (ou plutôt, dans ce cas, devrait-on écrire « dans
­l’illusion d ­ ’avoir fait un choix ») a pour c­ onséquence que l­’horexis est
epithumia. ­L’horexis est en effet toujours, c­ omme le montre B. Inwood1,
soit boulesis (désir rationnel du sage, qui est une de ses bonnes passions)
soit epithumia (désir de ­l’insensé, qui se trompe sur la nature du vrai
bien et en outre poursuit son objet de manière instable et faible). Toute
­l’importance qui réside dans le jugement premier (qui déterminera
la qualité de ­l’horexis) a, on le sait, amené Épictète à distinguer cette
impulsion des autres hormai en inaugurant la formation du disciple par
la suppression du désir (car il ne saurait désirer bien2). Musonius, bien
que sa démarche revienne finalement au même, ­puisqu’il démontre en
somme par la négative q­ u’il ne faut pas désirer le plaisir, ­n’a pas cependant
une stratégie semblable à celle de son disciple : ­conforme (mais Épictète
­l’est aussi) à ­l’enseignement de ­l’École, il ­conçoit le désir ­comme une
impulsion, sans distinction supplémentaire. Il insiste néanmoins sur
­l’objet de ce désir et sur la différence entre le désir, qui se doit ­d’être
rationnel et tendu vers le bien et la répulsion, qui, un peu ­comme chez
Épictète, relève tout autant du domaine des indifférents que du vice.
­C’est que le jugement, une fois affermi et capable de choisir le bien,
peut par là même éviter ­consciemment le mal. Ces distinctions sont
très intriquées dans le raisonnement de Musonius et on ne les détecte
­qu’en étant attentif au fait q­ u’il procède par deux démonstrations qui
1 B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoicism, Oxford University Press, 1985. Voir
p. 235-237.
2 Voir en particulier Épictète, Manuel II, 2.
86 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

n­ ’ont pas tout à fait la même valeur démonstrative, puisque ­l’on passe
de gnôrimon (­connu) à pithanon (persuasif). Il ­s’agit pour Musonius (et
­l’énoncé des c­ onclusions, par sa forme négative : « le plaisir n­ ’est pas un
bien », « la peine ­n’est pas un mal » le montre) de revenir aux racines
mêmes de la diastrophê, pour extirper tout jugement défectueux.
LE PLAISIR ­N’EST PAS UN BIEN

Avec la première démonstration, il s­ ’agit de choisir le bien, non pas de


sélectionner l­ ’utile, c­ omme cependant les premières tendances données
par la nature nous y invitent (­c’est la distinction entre ἐκλογή, selectio et
αἵρεσις, expetendum explicitée par exemple par Cicéron dans le De Finibus1).
Le plaisir, indique Musonius, ­n’est pas à choisir (et en cela il s­’oppose
évidemment aux épicuriens), en revanche, le bien, lui, doit être choisi.
Il ne faut pas ­s’étonner de la mineure qui pourrait laisser penser que,
puisque certains plaisirs ne sont pas à choisir, ­d’autres pourraient ­l’être :
à rigoureusement parler, Musonius ne dit nullement cela. Il se c­ ontente
simplement là de faire appel à ­l’expérience que certains ne le sont pas,
ce qui, pour la présente démonstration, est suffisant. En c­ ommentant ce
passage, J. Barnes souligne que les syllogismes proposés « are not decked
in Stoic dress. Rather they are – mildly heterodox – Aristotelian syllogisms in
Baroco2 ». Ils ne le sont pas quant à la forme, ils le sont quant au fond,
­l’usage du terme haireton le montre. Que le bien soit à choisir est évident,
de soi-même, ­connu, parce que ­c’est là la fin même ­d’une vie rationnelle :
choisir le bien, ­s’attacher à la nature rationnelle, à son ordre et à son
harmonie. Le choix en ce sens dérive de la sélection des choses c­ onformes
à la nature, mais il la dépasse : ­c’est en choisissant le bien (la vertu) que
toute sélection dans les indifférents devient nécessairement c­ onforme à
la nature. La démonstration de Musonius, ­s’ordonne donc ainsi :

Le bien est à choisir (prénotion forgée par ­l’expérience de la


­consécution entre les sélections des choses utiles à la vie).
Certains plaisirs ne sont pas à choisir (on peut en faire
­l’expérience).
Donc le plaisir ­n’est pas un bien.

1 Cicéron, Fin. III, 16-22.


2 J. Barnes, op. cit., p. 71.
La relation à soi-même 87

Il y a une ambiguïté dans la c­ onclusion (­c’est en ce sens que J. Barnes


dit que le syllogisme est « mildly heterodox »), p­ uisqu’on ne sait si c­ ’est
tout plaisir ou quelques plaisirs qui ne sont pas un bien. Mais le sous-
bassement éthique de la démonstration supplée : il ­s’agit de tout plaisir,
qui n­ ’est, au mieux, ­qu’un indifférent, au pire, une passion.
La démonstration se déroule selon deux axes : un critère logique,
sous-tendu par une expérience morale qui joue le rôle de norme et qui
permet de distinguer finalement plaisir et bien. On peut penser ici à
la démonstration d­ ’Épictète, plus précise1, plus longue (parce que plus
développée, en deux mouvements qui permettent une même c­ onclusion),
mais moins incisive sans doute :
Le bien doit-il être tel q­ u’il faut avoir c­ onfiance en lui et se laisser mener par
lui ? – Oui. – Faut-il nous fier à une chose instable ? – Non. – Le plaisir est-il
une chose stable ? – Non. – Enlève donc ; jette-le hors de la balance ; chasse-le
très loin du pays des biens. Si tu n­ ’as pas le regard perçant2, si une raison ne
te suffit pas, prends-en une autre. A-t-on à être fier d­ ’un bien ? – Oui. – Et
a-t-on à être fier de la présence ­d’un plaisir ? Prends garde ; ne va pas dire
oui ! Sinon je croirai que tu ne mérites pas ­d’user de la balance3.

Épictète partage les arguments de son maître4 et fait dépendre la


logique de la morale. Avant lui, Musonius liait aussi dans la démons-
tration logique et éthique, l­’éthique orientant le logique et le logique
rendant raison de l­ ’éthique et le manifestant. Cette mutuelle implication
du jugement et de l­ ’impulsion, du logique et de l­ ’éthique, rend c­ ompte
de ce que V. Goldschmidt traduit par « dépendance réciproque » (ana-
kolouthia) des parties du système stoïcien5, traduite dans le temps par la
­conséquentialité dans la logique et dans les actions. On c­ omprend alors
que la logique, intermédiaire entre ­l’expérience vertueuse et la vertu
­comme norme, ne peut avoir sa fin en elle-même. Elle est partie de la
philosophie et doit pour cela être dans une relation ­d’interdépendance
avec les autres parties (physique, éthique) et le philosophe ne saurait
­l’absolutiser. Enracinée dans l­’expérience, dans la pratique, la logique

1 R. Laurenti, « Musonio, maestro di Eptteto », p. 2108.


2 On notera ici le fait implicite ­qu’Épictète partage la vision de Musonius, en faisant de la
démonstration un critère d­ ’évaluation du bon disciple.
3 Épictète, Diss. 2, 11, 20-23 (trad. L. Robin).
4 R. Laurenti, Musonio e Epitteto, p. 321.
5 V. Goldschmidt, Le système stoïcien et ­l’idée de temps, p. 65-67.
88 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

doit ordonner cette expérience en vue du bien : pour cela, elle permet le
développement du « germe de vertu » en chacun de nous et le rend visible.

La peine n­ ’est pas un mal


Que la peine ne soit pas un mal n­ ’est pas directement ­convaincant,
ou vraisemblable. Lorsque ­l’on ­compare cette démonstration à la précé-
dente, il semble que l­ ’on change de registre : nous ne sommes plus dans
le gnorimon, parce que ­l’homme ne dispose pas de prénotion spécifique
sur ce point (­l’idée de Bien supplée pour ainsi dire à toute notion du
mal, en la rendant non nécessaire). La peine ­n’est pas un bien : elle ­n’est,
seulement, pas un mal. Musonius loue1 certes (­comme Cléanthe le fit2)
le disciple zélé qui, acceptant de penser que la peine ­n’est pas un mal,
demande si elle est un bien, mais il ne dit aucunement ­qu’elle l­’est.
Ni bien, ni mal, elle est finalement indifférente et pour cela dans
­l’ordre du relatif. Musonius souligne en revanche le fait ­qu’elle ­constitue
souvent un préférable : là encore, il ­n’est pas Cynique, ou du moins ­n’est-il
pas Antisthène soutenant que la peine est un bien3. ­D’où une mineure
a priori étonnante p­ uisqu’elle donne un argument φανερώτερον, « plus
évident », c­ omme s­ ’il pouvait y avoir des degrés dans ­l’évidence. Il ­s’agit
là (« beaucoup de peines ne sont pas à fuir ») d­ ’une de ces vérités dont
Sénèque dit q­ u’elles gagnent en évidence à force ­d’être ressassées4, mais
qui demeurent dépendantes des circonstances. Si l­ ’on peut ­conclure ici
que la plupart des peines ne sont pas à fuir, on ne saurait cependant
­conclure q­ u’aucune n­ ’est à fuir, car certaines le sont effectivement. Ce
­n’est pas là simplement ­l’affaire de ­l’ambiguïté du mot ponos, justement
et orgueilleusement, puisque les ressources du latin sont ici plus riches
que celles du grec, soulignée par Cicéron dans les Tusculanes :
Il y a une différence entre l­’effort (laborem) et la douleur (dolorem). Ce sont
choses tout à fait voisines, mais il y a néanmoins une distinction à faire :
­l’effort est une fonction déterminée soit de ­l’âme, soit du corps, qui c­ omporte

1 Musonius, I, p. 4, 5-14 ; le texte est cité et traduit plus bas.


2 D.L. VII, 172.
3 D.L. VI, 2.
4 Sénèque, Ep. 94, 26 : « Toutes les vérités qui sont salutaires doivent être souvent agitées,
souvent retournées, afin ­qu’elles ne soient pas simplement ­connues de nous, mais aussi
à disposition. Ajoute à présent que ce qui est évident devient aussi par là plus évident
(aperta quoque apertiora). »
La relation à soi-même 89

une activité physique et morale relativement pénible ; la douleur, elle, est un


mouvement rude qui se produit dans nos corps et répugne à nos sens. Pour ces
deux notions, les Grecs, dont la langue est plus riche (copiosior) que la nôtre,
­n’ont q­ u’un seul terme. […] Ô c­ ombien parfois ton vocabulaire est pauvre, ô
Grèce, qui te figures avoir des mots de reste ! [ Je le répète : une chose est la
douleur, autre chose est l­ ’effort]1.

Si effectivement la douleur est un indifférent et même si la nature a


donné à l­ ’homme une impulsion à éviter celle-ci2, ­l’effort lui-même pour
Musonius doit être divisé entre effort utile et effort inutile et il ­consiste
parfois pour le philosophe à supporter la douleur – il partage là ­l’avis de
Cicéron : « Il y a néanmoins entre ces deux choses quelque ressemblance :
­l’habitude de ­l’effort (laborum perpessionem) en effet, facilite la résistance à la
douleur (dolorum faciliorem)3. » ­D’où mon choix de traduction pour πόνος,
que je rends le plus souvent par « peine » : cela préserve une ambiguïté
que Musonius veut sauvegarder – il utilise souvent κακοπαθεῶ (souffrir
de son corps) ; l­ ’expression française « prendre de la peine » implique la
volonté de faire effort, voire de supporter la douleur pour le but q­ u’on
se fixe, ce qui correspond assez bien aux propos de Musonius.
De cette ambiguïté et du statut mouvant de la peine découlent à la fois
une démonstration qui ­n’a plus pour objet le ­connu mais le vraisemblable
(vraisemblable parce que relatif et dépendant des circonstances) et une
­conclusion qui devrait c­ omporter « quelques peines ne sont pas à fuir ». Si
la peine ­n’est pas à fuir, elle est pour Musonius ­l’instrument de la vertu :
­ ’où il me vient à l­ ’esprit de dire que celui qui ne veut pas supporter de peine
D
(ὁ μὴ θέλων πονεῖν) prononce presque (σχεδόν) ­contre lui-même ce jugement
­qu’il ­n’est digne d­ ’aucun bien (μηδενὸς εἶναι ἀγαθοῦ ἄξιος), puisque tous les
biens, c­ ’est par la peine que nous les acquerrons4.

Mais précisément, Musonius prend le soin de nuancer le propos (σχεδόν)


et il ne ­s’agit pas de n­ ’importe quelle peine, de ­n’importe quel effort :
Combien est-il plus vrai, alors, que nous montrions fermeté et endurance
(ἀνέχεσθαί τε καὶ καρτερεῖν), lorsque nous savons que nous souffrons pour une
cause honnête, soit pour porter secours à des amis, ou bien pour être utile à

1 Cicéron, Tusc. II, 35 (trad. M.-O. Goulet-Cazé, ­L’ascèse cynique, p. 45, n. 98).


2 Cicéron, Fin. III, 62.
3 Cicéron, Tusc. II, 35.
4 Musonius, VII, p. 31, 9-11.
90 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

la cité, ou pour défendre femme et enfants et, ce qui est le plus grand et le
plus important, pour être bons, justes et sages, ce qui ­n’advient à personne
sans peine1.

L­ ’effort, la peine, ­qu’il faut préférer, c­ ’est ceux qui, rétablissant les
cercles de ­l’oikeiôsis dite sociale (nous y reviendrons longuement : il ­s’agit
du cercle de la famille, celui des amis, celui de la cité), mènent à la vertu.

« ­C’EST PAR LA PEINE QUE NOUS ACQUÉRONS TOUS LES BIENS »


Le lien au corps

CONVERTIR LA PEINE

Dans le droit fil cynique, Musonius2 ­s’étonne que beaucoup puissent


prendre de la peine pour des choses secondaires au regard de la vertu :
Et puis les acrobates (θαυματοποιοί) qui entreprennent des choses difficiles et
risquent leur vie, qui en faisant des sauts périlleux par-dessus des glaives ; qui
en marchant, suspendus en l­ ’air, sur une corde ; qui, à la manière des oiseaux,
volant dans les airs (un faux pas de leur part et c­ ’est la mort). Et toutes ces
choses, il les font pour un petit salaire ! Et nous, nous ne supporterons pas
de souffrir pour l­ ’entier bonheur (ὑπὲρ εὐδαιμονίας ὅλης)3.

Le texte rappelle évidemment ­l’étonnement de Diogène devant les


efforts que font les athlètes, ou les artisans, pour accomplir leur tâche,
efforts q­ u’ils refusent d­ ’endurer quant il ­s’agit de leur âme :
Il disait que les hommes entrent en lutte quand il s­’agit de gratter la terre
pour se jeter de la poussière et de se donner des coups de pieds, mais que
pour devenir un homme de bien, personne n­ ’en fait autant4.

1 Ibid., l. 3-9.
2 On retrouve chez Sénèque cet étonnement : Ir. II, XII, 5 : « Quelle belle récompense
obtient celui qui s­’est entraîné à marcher sur la corde raide, à se mettre sur le dos des
charges énormes, à ne pas laisser ses yeux céder au sommeil, à pénétrer au fond de la
mer ? » (trad. A. Bourgery).
3 Musonius, VII, p. 30, 1-8.
4 D.L. VI, 27 (trad. M.-O. Goulet-Cazé. Dans la suite, les références sont la plupart du
temps tirées de cette traduction pour le livre VI de Diogène Laërce).
La relation à soi-même 91

Il voyait en effet que, dans les arts manuels et les autres, les artisans possèdent,
grâce à la pratique, une habileté manuelle hors du c­ ommun, c­ ombien aussi les
joueurs de flûte et les athlètes, grâce au labeur approprié et ­constant, excellent
dans leur domaine respectif et ­comment, ­s’ils avaient reporté leur ascèse aussi
sur leur âme, la peine ­qu’ils prennent ne serait ni inutile, ni incomplète1.

Musonius, ­comme Diogène, regrette ainsi la peine (effort et souf-


france) finalement inutile et plus encore la peine mal employée : tant
prennent beaucoup de peine pour mal faire, alors ­qu’ils pourraient tout
aussi bien utiliser la même énergie pour bien faire, d­ ’où ­l’étonnement
de Musonius :
Combien ­d’efforts font certains à cause de désirs mauvais, ­comme ceux qui
aiment sans retenue, ­combien endurent ­d’autres pour faire du profit, ­combien
souffrent encore ­d’autres, dans leur chasse aux honneurs (θηρώμενοι δόξαν) !
Et toutefois tous ceux-là endurent volontairement toutes ces fatigues. N ­ ’est-il
pas alors étonnant que ces gens-là supportent de souffrir ces peines pour rien
­d’honnête, alors que nous, pour la perfection morale, pour fuir le vice qui
corrompt notre vie, pour acquérir la vertu, laquelle est ­comme le chef de
chœur de tous les biens (ἁπάντων τῶν ἀγαθῶν ἐστι χορηγός), nous ne sommes
pas prompts à nous exposer à toute peine2.

Beaucoup, croyant par cela trouver plus facilement le plaisir, se donnent


volontairement de la peine. À partir de cette ­constatation, Musonius
­n’a aucun mal à montrer que ­c’est une nécessité pour tous ­d’endurer
de la peine pour atteindre leur but (quel ­qu’il soit, du reste). Dès lors,
pourquoi ­l’endurer inutilement, ou pour des choses mauvaises et rejeter
le fait de prendre de la peine en vue du bien ? Mépriser la peine (­c’est le
titre du traité VII : ὅτι πόνου καταφρονητέον) revient alors à montrer,
dans la ­continuité de ce qui avait été établi dans la démonstration, que
« beaucoup de peines ne sont pas à fuir », mais ­qu’il faut au c­ ontraire
­convertir cette nécessité afin ­d’en tirer toute ­l’utilité ­qu’elle présente
pour la vie morale. Mépriser la peine, c­ ’est donc savoir supporter de
prendre de la peine pour la vertu. C­ ’est également accepter la nécessité
de la peine et ­comprendre par là que celle-ci, ­puisqu’elle accompagne
toute action, bonne ou mauvaise, équivaut à la vie pratique3 et même

1 Ibid. VI, 70.


2 Musonius, VII, p. 28, 7 – 29, 3.
3 Cf. R. Laurenti, « Musonio, Maestro di Epitteto », p. 2123.
92 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

à la vie intellectuelle (on peut rapprocher à ce titre ponos et tonos, même


s­’il faudra préciser ce point). Musonius est par là héritier de Cléanthe,
le puiseur ­d’eau1.
Il reste que pour Musonius, de manière a priori très étrange, la
philoponia amène à la philosophie. Supporter ­l’effort ne se subordonne
pas à l­’acquisition progressive des c­ onnaissances qui feront la vertu,
­c’est un premier apprentissage de la vertu (rappelons que la philoponia
est elle-même une vertu2) : le bon disciple est celui qui est déjà pré-
paré à la peine, parce q­ u’il saura mieux c­ omprendre, par expérience,
tout le bénéfice q­ u’on peut en tirer. C
­ ’est une sorte de voie « courte »
cynique, insuffisante encore pour vivre pleinement la philosophie,
suffisante pour aborder le chemin de la philosophie. ­L’ami de ­l’effort
utile (philoponos) ne manque de rien, il est toujours libre et saura tou-
jours trouver par l­’effort ce qui lui manque. Il possède ainsi ce que
la plupart des insensés ne possèdent pas encore : l­ ’expérience du mal
­qu’il faut fuir et de ce qui est réellement utile à la vie, ce qui le porte
à réévaluer son rapport à lui-même. ­C’est là tout le sens ­d’un passage
du traité IX (sur ­l’exil) :
Mais il ­n’est pas vrai que ceux qui ­connaissent ­l’exil manquent totalement
des choses nécessaires. Tous les paresseux, sans habileté et incapables ­d’agir
avec courage, ceux-là, même en vivant dans leur patrie, vivent dans le manque
le plus souvent et n­ ’ont aucune ressource. Mais ceux qui sont d­ ’une nature
noble (γεννικοί), amis de ­l’effort, avisés (συνετοί), où ­qu’ils aillent jamais, sont
dans ­l’abondance et vivent sans manquer de rien. Dès lors, nous n­ ’avons pas
besoin de beaucoup si nous ne voulons pas vivre mollement3.

Vivre sans effort, c­ ’est manquer des véritables ressources pour être
un homme. Musonius renverse les valeurs, dans un mouvement certes
cynique, mais ­conforme à la doctrine stoïcienne : ­l’autarcie que permet
­l’amour de l­’effort ­constitue la véritable richesse.

1 D.L. VII, 168 = SVF I, 463 : « Il fut célèbre pour son acharnement au travail (φιλοπονίᾳ),
lui qui, étant d­ ’une extrême pauvreté, s­’efforça de gagner sa vie. Et la nuit il puisait de
­l’eau dans les jardins, tandis que durant le jour, il ­s’exerçait dans les raisonnements (ἐν
τοῖς λόγοις ἐγυμνάζετο). »
2 Cf. par exemple SVF III, 264 : « ­L’amour de ­l’effort est la science propre à exécuter ce
­qu’on se propose (ἐπιστήμην ἐξεργαστικὴν τοῦ προκειμένου), sans en être empêché du fait
de la peine. » Idem pour SVF III, 269 (Andronicus, περὶ παθῶν).
3 Musonius, IX, p. 45, 3-6.
La relation à soi-même 93

Mais cette voie courte est insuffisante, parce ­qu’il faut en passer par
l­ ’apprentissage des dogmes. Musonius n­ ’invalide pas l­ ’aspect théorique
de la philosophie ni ­l’étude. Pour preuve, ­lorsqu’il dresse le portait (déjà
cité) du mauvais disciple, il montre ensuite le bon disciple : ­c’est le
jeune homme élevé à la spartiate, qui sait la valeur de ­l’effort. Celui-là
­comprendra plus vite et mieux les démonstrations, mais celles-ci demeurent
nécessaires. Sans elles, c­ omme le bon disciple laconien de Cléanthe, le
risque est grand que la peine ne soit absolutisée, c­ onfondue avec le
bien et ­qu’elle vaille, en somme, pour elle-même, alors q­ u’elle demeure
­l’instrument de la vertu, selon les circonstances :
Hé ! ­N’est-il pas ainsi ce petit Laconien, qui demanda à Cléanthe le philo-
sophe si la peine était un bien ? Car il semble tellement bien façonné par la
nature et élevé pour la vertu (φύσει πεφυκὼς καλῶς καὶ τεθραμμένος εὖ πρὸς
ἀρετὴν) ­qu’il pensait que la peine était plus proche de la nature du bien que
de celle du mal, lui qui, c­ omme on lui accordait ­qu’elle ­n’était pas un mal,
­s’enquérait si elle se trouvait être un bien. D­ ’où cette réplique de Cléanthe,
frappé d­ ’admiration pour ­l’enfant : “tu es sorti ­d’un sang noble, ô mon fils !
tes paroles le prouvent1 !”

Le jeune homme est certes apte à la vertu, d­ ’un bon naturel, qui lui
permettra ­d’assimiler l­ ’enseignement du maître. Il n­ ’est cependant pas
encore vertueux. Il est, pourrait-on dire, plus cynique que stoïcien. Or,
­c’est vivre en stoïcien que veut Musonius, non pas vivre en Cynique.
La ­conversion de la peine se fait ­d’abord par la ­conversion du but
auquel on doit tendre. Prendre de la peine pour le bien nécessite de
­connaître le bien : c­ ’est l­ ’objet des démonstrations de le faire c­ omprendre,
­c’est celui des exercices de ­l’expérimenter.
Si nous nous accoutumons à vivre selon la raison, alors nous saurons
pour quoi prendre de la peine. Plus encore, ­c’est en prenant de la peine
pour ce but que nous reconnaîtrons ­l’utilité de celle-ci : c­ ’est pourquoi
Musonius impose à ses disciples des exercices c­ ommuns au corps et à
­l’âme, qui, habituant à la peine, permettent une meilleure assimilation
des théorèmes sur le bien à poursuivre et luttent efficacement c­ ontre
les dangers de la truphê. ­C’est donc au sein de ­l’exercice que la peine se
trouve c­ onvertie : l­ ’exercice propose de bonnes peines, qui, parce q­ u’elles
sont relayées par ­l’enseignement et par la meditatio de celui-ci (­qu’elles

1 Musonius, I, p. 4, 5-14. Le vers est tiré d­ ’Homère, Odyssée, IV, 611 (trad. du vers A. Jagu).
94 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ ontribuent également à éclairer), font ­comprendre à la fois la nécessité


de la peine et ­l’objet de celle-ci. Il ­s’agit en fait de savoir supporter
tout événement, en se tenant prêt à lui faire face en le reconnaissant,
­puisqu’il ne nous fait aucun mal, ­comme étranger à soi-même : ­c’est par
nature « ce qui ne dépend pas de nous ». On ­comprend que ­l’exercice
correspond à un incessant va-et-vient entre théorie et pratique, chacun
enrichissant ­l’autre, qui aboutit à la fois à une réorientation des buts (la
vertu) par la raison et à une c­ onversion des moyens (la peine). La peine
ou l­ ’effort amène à c­ omprendre ce q­ u’est la vertu, et la progression vers
la vertu, en retour, modifie l­’orientation de l­’effort pour lui c­ onférer
sa valeur et son utilité. Cela dit, il faut faire droit à la distinction que
Musonius opère entre exercices pour ­l’âme et exercices pour le corps et
pour ­l’âme, q­ u’on ne saurait réduire à des exercices pour le corps. Si les
premiers ne posent pas de véritable problème, les seconds sont a priori
suffisamment obscurs pour que M.-O. Goulet-Cazé, en ­commentant
Musonius sur ce point, parle de « distinction boiteuse1 ». Il faudra
examiner ce jugement.
LA DOUBLE ASCÈSE : ASCÈSE DE ­L’ÂME
ET ASCÈSE C
­ OMMUNE AU CORPS ET À ­L’ÂME

Comme la démonstration ­confond deux plans (logique et éthique),


­l’exercice musonien se décline sur deux thèmes : discipline du juge-
ment, avec les exercices spirituels et discipline de l­’impulsion avec les
exercices du corps et de l­ ’âme. Musonius ­constate cependant leur intime
intrication l­orsqu’il finit, dans le traité c­ onsacré à ­l’ascèse, par ignorer
la distinction q­ u’il vient d­ ’établir et cite « pêle-mêle » les justifications
des exercices et leurs buts :
L­ ’essentiel, ou à peu près, vient donc ­d’être dit quant à la manière de ­s’exercer,
mais [nous n ­ ’avons pas dit] en détail dans quel but faire chacun d­ ’eux, ce
que je vais tenter ­d’exposer, sans distinguer ni séparer non plus les exercices
­communs à l­ ’âme et au corps (τά τε κοινὰ τῆς ψυχῆς καὶ τοῦ σώματος ἀσκήματα)
et les exercices propres à l­’âme (τὰ ἴδια τῆς ψυχῆς), mais en parcourant pêle-
mêle les deux parties [de ­l’ascèse]2.

1 M.-O. Goulet-Cazé, ­L’ascèse cynique, p. 188 : « Il tente alors une appropriation stoïcienne
de ­l’ascèse cynique, en établissant cette distinction un peu boiteuse, il faut bien le recon-
naître, d­ ’une double askèsis, de ­l’âme d­ ’une part, du corps et de ­l’âme de ­l’autre. »
2 Musonius, VI, p. 26, 6-11.
La relation à soi-même 95

P. Hadot a montré chez Épictète cette interdépendance1 et ­s’il ­n’y a


que deux thèmes d­ ’exercice pour Musonius, c­ ’est évidemment parce q­ u’il
ne distingue pas ὅρεξις et ὁρμή : la discipline du désir chez Musonius
recouvre les deux champs des disciplines du désir et des impulsions chez
son disciple. La distinction entre exercices ­communs et exercices de ­l’âme
est ainsi purement pédagogique quant à la façon de ­s’exercer. Quant
aux buts poursuivis, ils sont évidemment identiques. Cela montre q­ u’il
ne ­s’agit donc pas, pour ­l’exercice ­commun au corps et à ­l’âme, de ne
viser que la santé du corps.
Musonius ne distingue donc pas simplement exercices de l­’âme et
exercices du corps, exercices spirituels et exercices qui viseraient la santé.
Il ne réduit pas non plus les exercices c­ ommuns au seul corps. Dès lors,
­l’entraînement du corps bénéficie aussi à ­l’âme. On ne saurait parler,
dans la philosophie de Musonius, de « dualisme » entre l­ ’âme et le corps
et ce dernier acquiert ainsi une dignité assez remarquable.
Cette dignité ne saurait pas non plus s­’expliquer entièrement par
­l’héritage cynique de Musonius, héritage de ce point de vue assez problé-
matique. En posant que le corps participe à la vertu, il semble c­ onfirmer
une influence de Diogène, ou plutôt ­d’Antisthène. Ce dernier, sans rien
perdre de ­l’intellectualisme socratique, soulignait la force de son maître :
­l’ischus du Cynique, tout à la fois force d­ ’âme et force physique2.
­ ’Antisthène. Pour devenir des hommes de bien, il faut entraîner son corps
D
par des exercices et son âme par des raisonnements3.

Mais, et l­ ’on c­ omprend que la distinction musonienne ait pu paraître


boiteuse, il ne propose aucunement un exercice du seul corps. ­D’autre
part, la peine n­ ’a pas non plus la même fonction que pour le Cynique :
il ne s­ ’agit pas seulement ­d’user de la peine pour s­ ’affranchir de la peine
(et, ­d’une certaine manière, détournée, des exigences du corps). Si la peine
a une valeur, ce n­ ’est certes pas pour elle-même non plus, mais parce
que, nous ­l’avons dit, rien ne ­s’acquiert sans peine. Musonius donne
ainsi toute sa place au corps : il serait illusoire de le nier, ou de tenter

1 P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Études augustiniennes, 1987², « Une


clef des Pensées de Marc-Aurèle, les trois topoi philosophiques selon Épictète », p. 135-153,
p. 140.
2 M.-O. Goulet-Cazé, op. cit., p. 146-147.
3 Stobée, II, 31, 68, cité ibid., p. 148.
96 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

de le vaincre ­complètement. Il faut donc, évidemment, ­l’affermir c­ ontre


la souffrance, le maîtriser quant aux plaisirs, car il peut entraîner dans
une faute plus lourde celui qui lui lâcherait la bride ; mais plus encore
et c­ ’est là sa dignité, il est l­’instrument de la vertu. Autant dire que
pour Musonius, la vertu est toujours mise en situation, pensée ­comme
incarnée, c­ omme, si l­’on peut dire, ouverte au monde et à l­’autre, par
la médiation du corps. Cela ne signifie pas pour autant ­l’abandon de
­l’exigence intellectuelle, ou l­ ’abandon d­ ’une c­ onception de la vertu c­ omme
état de ­l’âme, mais cela signifie que ­l’âme, loin de se cantonner dans
ses retranchements, est toujours tournée vers ­l’action, vers l­’extérieur.
Cela semblerait cependant un bien étrange parti pour un stoïcien
­d’affirmer que le corps peut agir sur ­l’âme et surtout ­qu’il faut maîtriser
le corps : ­n’est-ce pas là admettre de ­l’irrationnel ? Nullement : ­c’est
admettre simplement le « poids du corps », qui ­n’est en rien une partie
de ­l’âme, mais une partie de ­l’homme et qui ­n’est en rien irrationnelle,
mais non rationnelle et qui, toujours, peut faire obstacle (­d’où l­’effort
à produire) à l­’action vertueuse, par ailleurs la seule action qui vaille
la peine. Mais le corps, pour Musonius, ne se réduit pas non plus à
un simple poids : ­c’est un viatique pour accéder à la vertu. Q ­ u’est-ce à
dire ? Si l­ ’âme agit sur le corps pour le maîtriser, Musonius n­ ’omet pas
de montrer que prendre de la peine, ­c’est déjà avoir une expérience du
discours de la philosophie c­ ’est-à-dire l­’expérience de la vie, ­qu’il faut
affiner par le dogme. En somme, l­’expérience de la peine prépare à la
philosophie.

Les exercices de ­l’âme


–– Des exercices classiques

Le stoïcien Musonius n ­ ’évite évidemment pas ­l’exercice spirituel :


puisque ­l’âme est « la partie supérieure », dit-il dans le traité VI, on doit
en prendre le plus grand soin, plus de soin même que pour le corps.
Cela ne veut pas dire cependant que ­l’exercice du corps passe sur un
second plan : mais le corps ne peut être exercé que si l­ ’âme l­ ’est aussi et
le fait est que Musonius montrera ­qu’exercer le corps, ­c’est aussi exercer
­l’âme. ­L’âme et plus précisément ­l’entendement, reste première. Il y a
donc des exercices proprement spirituels :
La relation à soi-même 97

L­ ’exercice propre à l­ ’âme est (a) ­d’abord de faire en sorte que les démonstra-
tions soient toujours sous la main (προχείρους) : celles qui c­ oncernent les biens
apparents qui ne sont pas des biens et celles au sujet des maux apparents et
qui ne sont pas des maux et de s­’habituer à reconnaître et à distinguer les
vrais biens de ce qui n­ ’est pas vrai bien ; (b) ensuite, prendre soin de ne fuir
aucun des maux apparents et de ne poursuivre aucun des biens prétendus
tels, enfin, mettre tout son talent à rejeter le mal et par tous les moyens,
rechercher les vrais biens1.

Musonius ne propose là rien de profondément original : on retrouve la


vertu d­ ’attention des stoïciens :
Pour cela, il faut que les principes fondamentaux soient toujours « sous la
main (procheiron) ». Il s­ ’agit de s­ ’imprégner de la règle de vie en l­ ’appliquant
par la pensée aux diverses circonstances de la vie, c­ omme on s­’assimile par
des exercices une règle de grammaire ou d­ ’arithmétique en ­l’appliquant à
des cas particuliers2.

L­ ’attention prépare le progressant à bien vivre tout événement3, en


transformant sa volonté et non pas ­l’événement, ­c’est-à-dire en permet-
tant une bonne tension (εὐτονία) de ­l’âme.
­L’imprégnation, par répétition, des démonstrations (meditatio) agit sur
­l’âme du philosophe et crée une habitude, ­comme une seconde nature,
qui renoue avec sa destination originelle. L­ ’exercice de ­l’âme a une visée
essentiellement pratique : de même que la démonstration ­s’appuie sur
­l’éthique, l­’exercice, qui est maniement des démonstrations, amène à
un bon agir. De fait, Musonius distingue deux moments de l­ ’exercice :
la discipline du jugement (a) – cet exercice c­ oncerne plus précisément
ce que le philosophe appelle ailleurs dianoia et qui correspond selon
R. Laurenti4 à ­l’hegemonikon, la prohairesis ­d’Épictète  ; et (b) celle des
impulsions. ­L’impulsion déraisonnable découle toujours ­d’un jugement
incorrect : fût-il un jugement vrai, il resterait incorrect, si l­’âme n­ ’est
pas eutonique. S­ ’exercer en somme c­ onsiste à rationaliser l­’expérience
du monde et, en même temps, à expérimenter la rationalité du monde.
1 Musonius, VI, p. 25, 14 – 26, 5.
2 P. Hadot, Exercices spirituels et philsophie antique, p. 20.
3 Musonius ­s’applique à lui-même ce type ­d’exercice dans le traité IX sur ­l’exil ; p. 50,
4-5 : « Ces raisonnements-ci dont je fais usage pour moi-même, pour ne pas être accablé
par ­l’exil, ceux-là, je voudrais te les dire à toi aussi » : l­’exil, apprend-on alors, ne prive
pas des vrais biens.
4 R. Laurenti, « Musonio, Maestro di Epitteto », art. cit., p. 2119.
98 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

–– Le monisme rationnel de Musonius

Il faut ici souligner que Musonius, en bon stoïcien là encore, c­ onsidère


que ­l’âme ­n’a aucune partie, ­comme nous ­l’avons déjà remarqué, malgré
des textes qui peuvent paraître, au premier abord, obscurs. ­L’exercice
de ­l’âme ­n’a donc pas pour but la domination sur telle ou telle partie
irrationnelle. Dans le cas ­contraire, il ­s’éloignerait très ­considérablement
des vues de ­l’orthodoxie stoïcienne, dont le monisme psychologique est
­comme une pierre de touche.
Il reste que les arguments en faveur ­d’une bipartition de ­l’âme, ­s’ils
ne sont pas nombreux, paraissent du moins très ­convaincants à une
première lecture. En effet, trois fragments, qui proviennent de trois
sources différentes, font état ­d’une division de ­l’âme en deux parties.
La première source vient d­ ’Aulu-Gelle, c­ ’est la plus troublante :
L­ ’esprit (animus), dit-il, de celui qui écoute un philosophe, tant que les choses
dites sont utiles et salutaires et fournissent des remèdes ­contre les erreurs
et les vices, n­ ’a pas le loisir et le temps libre des laudateurs prolixes et sans
retenue. Qui ­qu’il soit, celui qui écoute, à moins ­qu’il ne soit ­complètement
dépravé, pendant le discours même du philosophe, doit nécessairement fris-
sonner et, silencieux, ressentir tour à tour de la honte et du repentir, de la joie
et de l­ ’admiration, au point ­d’avoir des expressions variées et des sentiments
différents selon que ­l’examen de ses plaies par le philosophe ­l’affecte, lui et
la ­conscience (­conscentiam) de ­l’une des deux parties de son âme (utrarumque
animi partium), soit celle qui est saine, soit celle qui est malade (aut sincerarum
aut aegrarum)1.

­ ’ambiguïté de ce texte est due au fait que Musonius semble parler


L
de deux manières de ­l’esprit-animus. ­D’une part, en effet, il semble
dire que celui qui écoute du philosophe est c­ omme tendu : il le décrit
en effet ­comme sans otium et sans laxamentum, tout en retenue. Mais
­d’autre part, il semble distinguer, dans cet esprit, deux parties : la
partie saine, la partie malade. Est-ce là distinguer une partie ration-
nelle et une partie irrationnelle ? Ce serait aller un peu vite, p
­ uisqu’il
­n’identifie aucunement au couple sincera/aegra le couple rationalis/
irrationalis. Il faut voir ici non pas une description de ­l’esprit, qui a

1 Musonius, XLIX, p. 130, 8 – 131, 13 = Aulu Gelle, Noct. Att. V, 1. Le fragment c­ onstitue
­l’intégralité du texte de ce chapitre, aucun autre élément ne permettant de situer le propos
de Musonius.
La relation à soi-même 99

déjà été faite quelques lignes plus tôt (esprit de celui qui écoute, ­d’un
progressant, encore faible et tâtonnant dans ­l’erreur), mais ­l’expression
de ce que peut ressentir ­l’esprit de lui-même (de fait, ­c’est ce que
Musonius appelle la ­conscientia) au cours du discours du philosophe :
­l’esprit a une perception de lui-même divisé en lieux où il y a à faire
des progrès et en lieux où ­l’état est satisfaisant. ­C’est-à-dire ­qu’il a
une perception de ce q ­ u’il peut faire ou avoir fait de mauvais (les
mauvais jugements), ou de bon (la c­ onformité des impulsions à des
jugements vrais mais non fermes) : ce ­n’est pas tant la structure de
­l’esprit qui est décrite que ­l’esprit jugeant sa fonction dans le quoti-
dien de la praxis. Cette activité de l­’esprit se représentant lui-même
en diverses régions où il faut (ou non) faire porter ­l’effort se manifeste
­d’ailleurs par ­l’activité physique du visage, preuve à la fois de ­l’action
de ­l’âme sur le corps et preuve de ­l’extraordinaire tension et unité de
­l’esprit écoutant. De fait, ­l’auditeur peut nommer malade la partie
qui amène la honte et le repentir : c­ ’est tout ce ­qu’il découvre être
mauvais dans ce q ­ u’il fait ou a fait ; de même, la partie saine, c­ ’est
tout ce qui amène la joie – tout ce que l­ ’auditeur voit être bon. Nous
voyons là à ­l’œuvre ­l’idée d ­ ’examen de c­ onscience, cet examen ne
préjugeant aucunement ­d’une bipartition de ­l’âme. Un autre passage
pourrait être c­ onsidéré c­ omme problématique – et l­’a été, si l­’on en
croit les traductions adoptées :
­ uelqu’un qui ­m’exhortait à prendre ­confiance cita une sentence de Musonius ;
Q
celui-ci, dit-il, voulant relever q ­ uelqu’un qui souffrait et se laissait aller,
­s’adressant ainsi à lui, il demanda : « ­qu’est-ce que tu attends ? vers où regardes-
tu ? ­Jusqu’à ce que Dieu lui-même se tienne auprès de toi et prononce une
parole ? Ampute ton âme de ce qui est mort (ἔκκοψον τὸ τεθνηκὸς τῆς ψυκῆς)
et tu reconnaîtras Dieu. » Tel, dit-il, fut ce que dit Musonius1.

Ce qui est en jeu ici est la ­compréhension de τὸ τεθνηκός : A. Jagu


traduit : « Enlève la partie mortelle de ton âme et tu reconnaîtras Dieu2. »
On ne saurait écrire que Musonius ­considère que ­l’âme aurait une partie
mortelle et une partie immortelle (et de fait, même s­ ’il y avait une partie
mortelle, cela n­ ’impliquerait pas q­ u’une partie immortelle existe) : cela
engagerait un débat sur la physique de Musonius, afin de déterminer si
1 Musonius, LIII, p. 134, 1-7.
2 Trad. Armand Jagu, p. 104.
100 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

le monde pour lui ­connaît la ­conflagration ou non1 et, dans ­l’hypothèse


où il ne la ­connaîtrait pas, il faudrait encore démontrer que Musonius
se sépare du stoïcisme en imaginant une survie de ­l’âme après la mort,
alors que les stoïciens lui reconnaissent en général une survie limitée
– néanmoins il est vrai ­qu’on ne sait si ­l’on doit parler alors ­d’une mort
de ­l’âme2. Rien dans les fragments qui nous restent ne permet d­ ’établir
que Musonius optait pour une immortalité de l­ ’âme. Il vaut mieux alors
choisir une interprétation du participe parfait moins onéreuse et voir
dans le « ce qui est mort » non pas quelque chose qui serait voué à la
mort, mais quelque chose qui, de fait, est déjà mort.
Illaria Ramelli est donc plus proche de la réalité l­ orsqu’elle traduit :
« Amputa piuttosto la parte morta ­dell’anima, e ­conoscerai Dio3 ! », à la nuance
près que le mot « parte » peut être ambigu. La même remarque vaut
pour la traduction de C. Lutz : « Cut off the dead part of your soul and you
will recognize the presence of God4. » Les jugements ­d’une âme qui ­connaît
le désordre, en proie à la passion, la désunion avec la Nature font que
cette âme est déliée, en disharmonie avec Dieu et ne lui permettent pas
de faire œuvre de raison (vie, en tant q­ u’elle est ce qui fait de l­ ’homme
un être humain). Le propos de Musonius est donc tout à fait proche des
résultats obtenus à propos du fragment XLIX d­ ’Aulu-Gelle précédem-
ment cité. On trouve chez Lucius le dernier fragment problématique et
qui est très lié au précédent :
1 Le fragment XLII de ce point de vue ne serait absolument pas cohérent avec une doctrine
­d’une survie éternelle de l­’âme. Même s­’il c­ ommence par une formule qui fait penser à
une éternité de ­l’univers : « Ainsi, c­ ’est de cette nature que le monde était, est et sera (καὶ
ἦν καὶ ἔστι καὶ ἔσται) et il n ­ ’est pas possible q­ u’elles naissent autrement, les choses qui
viennent à ­l’existence, ­qu’elles ne sont maintenant… », la suite ne tarde pas à montrer que
­c’est le cycle que ­connaît le monde qui est éternel : « … et même, par Zeus, les quatre
éléments sont soumis aux révolutions et aux changements en tous sens ; la terre devient
eau et l­’eau devient air et de nouveau celui-ci est transformé en éther et c­ ’est le même
processus de changement de haut en bas ». Cf. sur ce point D.L. VII, 141 : « Ce dont les
parties sont corruptibles, la totalité ­l’est aussi ; or les parties du monde sont corruptibles ;
elles se transforment en effet les unes dans les autres ; donc le monde est corruptible »
(trad. R. Goulet) ; et VII, 142 : « Le monde vient à l­ ’être quand la substance, à partir du
feu, se transforme, en passant par l­ ’air, dans l­ ’humide. Ensuite sa partie la plus épaisse en
se ­contractant devient la terre, tandis que sa partie la plus fine devient air et en ­s’affinant
encore davantage, engendre le feu. »
2 Cf. D.L. VII, 156-157.
3 I. Ramelli, Musonio, Diatribe, frammenti e testimonianze, Bompiani « Testi a Fronte », 2001,
p. 307.
4 Trad. C. Lutz, p. 145.
La relation à soi-même 101

Car ce ­n’est pas par la main, ni par le pied, ni par rien ­d’autre du corps que
nous philosophons, mais ­c’est par ­l’âme et une petite partie de celle-ci (ταύτης
ὀλίγῳ μέρει), celle que nous appelons intelligence (διάνοιαν)1.

Là encore, cependant, le témoignage ne fait que ­confirmer que


Musonius se c­ onforme pleinement à ­l’enseignement stoïcien. Le ­contexte
­n’invite pas vraiment à lire ici une prise de position en faveur ­d’un dua-
lisme psychologique mais il ­considère ­l’âme dans sa réalité de corps, qui
a en tant que telle une action sur le corps, ensemble des organes. ­L’âme
­comme corps est ­composée, selon la doctrine stoïcienne classique de huit
parties : les cinq sens, la voix, la partie reproductrice et le hegemonikon,
partie directrice. Une image stoïcienne invite à ­considérer ­l’âme ­comme
un poulpe, dont la partie directrice serait la tête. Le seul aménagement
de Musonius serait alors ­d’appeler « to hegemonikon » « hê dianoia ». On
peut le ­comprendre, si Musonius indique ­l’hegemonikon par sa fonction
dans ­l’être humain, ­comme peut le faire Épictète ­lorsqu’il parle de la
prohairesis.
Après une revue des fragments qui auraient pu être interprétés en
faveur ­d’un dualisme psychologique, on peut affirmer que cette inter-
prétation ne résiste pas à leur analyse, même brève. Les arguments, au
­contraire, en faveur du monisme sont extrêmement nombreux dans
­l’œuvre de Musonius. En voici les plus significatifs.
­Lorsqu’il parle de ­l’âme ­d’un non philosophe, Musonius la carac-
térise ­comme « relâchée2 », les disciples ne doivent pas avoir corrompu
leur âme3, en s­’entraînant, cette âme « fait effort4 », on rappelle que
« le relâcher, c­ ’est c­ omme abondonner son esprit » etc. On c­ omprend
ainsi que Musonius partage définitivement la ­conception stoïcienne de
­l’âme, souffle en tension, ce qui est pleinement cohérent avec ­d’une part
­l’éthique du ponos et la définition de la vertu ­comme epistêmê.

­L’exercice c­ommun au corps et à l­’âme


Musonius ­n’estime donc pas la peine ­comme un bien et ­n’admettrait
pas une ascèse du corps qui aurait en elle-même sa propre fin. ­C’est
1 Musonius, XVI, p. 87, 14-16.
2 Musonius, I, p. 3, 14 : « … καὶ τὴν ψυχὴν ἐκλελυμένον ὑπὸ ἑθῶν ».
3 Ibid., VI, p. 24, 3 : « … οὑ προδιεφθαρρμένοι τὰς ψυχάς… ».
4 Ibid., VI, p. 25, 12 : « … ῥώννυται δὲ ἡ ψυχὴ γυμναζομένη… ».
102 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

pourquoi il propose, à côté des exercices spirituels, exercices de ­l’âme,


des exercices du corps et de ­l’âme, montrant par là que ­l’exercice du
corps a fondamentalement ­pour unique but la vertu. Sur ce point, le
parallèle avec un texte ­d’Épictète est tout à fait clair :
Il ne faut pas faire nos exercices en faisant des choses c­ ontre-nature ou
extraordinaires, parce ­qu’alors nous qui nous disons philosophes, nous ne
différerons en rien des acrobates (θαυματοποιῶν). ­C’est, en effet, difficile aussi
de marcher sur une corde et non seulement difficile, mais risqué. À cause
de cela, devons-nous, nous aussi, nous soucier de marcher sur une corde ou
de redresser un palmier, ou d­ ’embrasser des statues ? En aucun cas. Ce n­ ’est
pas tout ce qui est difficile et risqué qui c­ onvient pour l­ ’exercice, mais ce qui
est adapté à ce q­ u’on se propose d­ ’accomplir (τὸ πρόσφορον τῷ προκειμένῳ
ἐκπονηθῆναι)1.

Réminiscence ? On ne peut en tout cas ­s’empêcher de rapprocher


ce que dit Épictète de ce que disait Musonius des thaumatopoioi : chez
Musonius aussi ils marchent sur des cordes, chez lui aussi ­c’est difficile et
risqué et chez lui aussi, c­ ’est finalement assez vain. Épictète ne méprise
pas cependant les exercices du corps, malgré la pique c­ ontre une pratique
éminemment diogénienne, qui ­consistait pour le Cynique, à étreindre
­l’hiver des statues couvertes de neige2 : il méprise l­’exercice pour lui-
même, en vain, tout c­ omme, du reste, le même Épictète méprise la
logique ­lorsqu’elle a sa fin en elle-même, ou ­l’éloquence pour les mêmes
raisons. Si l­’on n
­ ’en était pas persuadé, il prend soin ­d’indiquer, à la
fin du chapitre, que le corps peut être exercé, si cependant cet exercice
exerce en même temps ­l’âme :
Et, pour ­conclure, tous les procédés dont usent à ­l’égard de leur corps ceux
qui l­’exercent peuvent être, eux aussi, matière à exercice, ­s’ils tendent en
quelque façon à exercer le désir ou ­l’aversion3.

­C’est là la c­ onfirmation que les exercices c­ ommuns au corps et à


l­ ’âme ­concernent les impulsions : ­l’exercice du corps ­n’est jamais seule-
ment ­l’exercice du corps pour lui-même, mais toujours en même temps
­l’exercice de ­l’âme.
1 Épictète, Diss. 3, 12, 1-4.
2 D.L. VI, 23, paraphrase de la traduction de M.-O. Goulet-Cazé.
3 Épictète, ibid., § 16. Cf. P. Hadot, op. cit., notamment les p. 138-141. Il ­s’agit ici de la
discipline du désir, le premier lieu ­d’exercice, le plus nécessaire selon Épictète.
La relation à soi-même 103

Pourquoi alors distinguer deux types d­ ’exercices ? Musonius ne fait-il


là que souligner ce que disaient déjà les stoïciens : « [le sage] approu-
vera cependant ­l’exercice en vue de la résistance du corps1 » ? Oui, si
la « la résistance du corps » indique ici une sorte de préparation à la
­compréhension du discours philosophique. Non, ­s’il ne ­s’agit que de
résister à la douleur. À ce titre, le c­ ontexte de notre dernière citation ne
nous aide guère : la remarque suit l­ ’affirmation que le sage est koinonikos
kai praktikos (être sociable et ­d’action) et ­l’on ne voit pas pourquoi le
fait q­ u’il ­s’exercera peut être opposé à cela (μέντοι) – ce serait plutôt le
­contraire chez Musonius : c­ ’est parce q ­ u’il est un être d­ ’action et un
être sociable que le sage exercera son corps et son âme.

–– Définition et justification de ­l’exercice c­ ommun,


un héritage cynique ?

Mais qui lit le traité de Musonius sur l­’exercice pourrait, semble-t-


il, être troublé à la fois par l­’exposé et par la légitimation de l­’exercice
­commun au corps et l­’âme :
Ainsi donc, on pratiquera l­’exercice c­ ommun aux deux (ἄσκησις ἀμφοῖν),
si nous nous habituons au froid et à la chaleur, à la soif et à la faim, à une
nourriture frugale et à une couche rude, à ­l’abstinence des plaisirs et à la
résistance aux peines. Par ces moyens et ­d’autres semblables, notre corps se
fortifie (ῥώννυται) et il devient insensible à la douleur (δυσπαθές), vigoureux et
utile pour tout travail ; notre âme se fortifie (ῥώννυται) en s­ ’exerçant au courage
par la résistance aux peines, à la tempérance par ­l’abstinence des plaisirs2.

Le premier étonnement vient évidemment du fait que les exercices pro-


posés par Musonius ressemblent beaucoup à ceux que faisait Diogène
lui-même. C
­ ’est la réaction de M.-O. Goulet-Cazé :
Or, il est facile de ­constater que les exercices ­qu’il cite ­comme relevant de
­l’ascèse ­commune à ­l’âme et au corps sont exactement les mêmes que ceux
­conseillés par Diogène. […] [Suit le passage précédemment cité] Ce passage
pourrait ­constituer une excellente définition de ­l’entraînement propre au
Cynique3.

1 D.L. VII, 123 (= SVF III, 715).


2 Musonius, VI, p. 25, 6-14.
3 M.-O. Goulet-Cazé, op. cit., p. 187-188.
104 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Jugement ­contestable : Musonius ­n’a absolument pas la même approche


de ­l’exercice que celle que M.-O. Goulet-Cazé prête à Diogène :
À la différence d­ ’un entraînement de type intellectuel qui viserait l­ ’acquisition
­d’un savoir, ­l’askèsis cynique se définit ­comme une voie courte vers le bonheur.
Autant ­qu’on peut en juger en effet, le savoir cynique est une sorte de donnée
objective dont seul le sage est appelé à bénéficier, mais dont ­l’acquisition
apparemment ne résulte pas ­d’un entraînement. ­L’askèsis cynique, elle, rend
apte à poser des actes, seul critère déterminant pour Diogène. Aussi irions-nous
­jusqu’à dire que dans la morale diogènienne le vouloir a relégué au second
rang la raison et que ­l’essentiel de la moralité réside dans la force issue de
­l’entraînement et permettant le passage à l­ ’acte1.

La différence se trouve dans les premières lignes du traité musonien,


dans lesquelles on retrouve le sens de ­l’enathleomai que nous avions, au
début de notre propos, lu chez Épictète :
La vertu, disait-il, est une science qui ­n’est pas seulement théorique, mais
aussi pratique, à ­l’image de la médecine et de la musique. Il faut donc,
­comme le médecin et le musicien ne se sont pas chacun seulement approprié
les théorèmes de leur art, mais se sont également entraînés à agir selon ces
théorèmes, nous aussi faire de même : celui qui se destine à être un honnête
homme ne doit pas seulement apprendre à fond tous les théorèmes qui mènent
à la vertu, mais aussi s­ ’entraîner en ­conformité avec eux, avec zèle et amour
de la peine (γυμνάζεσθαι κατὰ ταῦτα φιλοτίμως καὶ φιλοπόνως)2.

­L’exercice pour Musonius est la suite (nécessaire) de ­l’apprentissage


de la vertu. Celle-ci demeure une science, ­qu’on apprend grâce à des
théorèmes et q ­ u’on applique selon ces théorèmes, cela, du reste, de
manière parfaitement ­conforme avec l­’enseignement des stoïciens. On
peut approfondir le type de savoir ­qu’acquiert le disciple en analysant
­l’usage par Musonius, en bon « intellectualiste », de ­l’adage platonicien
« nul ­n’est méchant volontairement, mais par ignorance » :
Il [sc. celui qui ­s’indigne de ­l’injure ­qu’on lui fait] est incapable de réfléchir à
ceci, que tous ceux qui font des fautes le font du fait de leur ignorance et de
leur déraison (ὑπ´ἀγνοίας τε καὶ ἀμαθίας), causes que celui qui est enseigné
­d’une autre façon fait immédiatement disparaître3.

1 Ibid., p. 151.
2 Musonius, VI, p. 22, 6 – 23, 3.
3 Musonius, X, p. 56, 3-6.
La relation à soi-même 105

Le philosophe opère une distinction entre deux absences de savoir :


l­ ’agnoia, d­ ’une part, qui est, si l­ ’on peut dire, la simple ignorance, le fait
de ­n’avoir pas appris les théorèmes, ­l’amathia, ­d’autre part, q ­ u’il faut
bien traduire par autre chose q­ u’ignorance et qui doit de fait vouloir dire
autre chose puisque Musonius opère la distinction. Il faut ici se souvenir
de ce que disait Épictète : l­’hupolepsis du disciple et celle du sage sont
les mêmes, seule la disposition de ­l’âme change. ­C’est sans doute cette
disposition que le mot amathia vise et c­ ’est pourquoi je propose de le
traduire par « déraison », qui, en ­contexte stoïcien, signifie l­’atonie de
­l’âme. Dès lors, il ne suffit pas d­ ’apprendre les théorèmes : il faut s­’y
exercer, précisément pour donner à l­ ’âme cette bonne tension dont elle
a besoin pour intégrer des théorèmes qui ne soient pas seulement des
« jolies paroles », mais une science. Musonius prend le soin de dire que ce
­n’est pas simplement celui qui a appris (il aurait dû alors écrire quelque
chose ­comme μεμαθηκός) les théorèmes qui fait disparaître ces deux
ignorances. En appelant celui qui se sauve ὁ μεταδιδαχθείς, il insiste sur
deux points : d­ ’une part, celui qui n­ ’est plus un ignorant a été enseigné
par un maître (­c’est toutefois ce ­qu’on peut déduire du passif), parce
­qu’on ne peut apprendre seul la vertu ; ­d’autre part, cet enseignement
est différent ­d’un enseignement ­qu’on pourrait appeler classique, si on
veut bien entendre par ce terme ­l’enseignement de type sophiste que
Musonius méprise. ­C’est un enseignement qui insiste, au c­ ontraire de
ceux qui veulent transmettre des foules de c­ onnaissances, à la fois sur
le c­ ontenu du savoir, sur la nature de l­’âme du disciple, prête ou non
à recevoir cet enseignement et sur l­’entraînement à cet enseignement.
Celui qui le reçoit, même au début de sa formation (ce que signifie peut
être ­l’emploi de l­’aoriste), peut immédiatement voir ses progrès, parce
que sont traités, si l­’on peut dire, à la fois les symptômes (­l’action) et
les causes (­l’absence des théorèmes).
Il ­n’y a donc ­d’exercice du corps que selon les théorèmes appris. Musonius
­consacre à cette question tout le traité V, au titre suggestif de πότερον
ἰσχυρότερον ἔθος ἢ λόγος (« laquelle est la plus forte : la pratique ou la
théorie ? »). Musonius montre que c­ ’est la pratique, bien sûr. Mais il ne
­s’agit aucunement là ­d’une victoire des principes diogéniens, ou ­d’un
héritage cynique. Si la pratique est la plus forte, ­c’est ­d’avoir été guidée
­d’abord par la théorie. Après avoir passé en revue les exemples classiques
du médecin, du navigateur et du musicien, pour qui il est bien meilleur
106 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

de savoir bien pratiquer (­c’est-à-dire c­ onformément aux théorèmes de la


discipline) plutôt que, pourrait-on dire, de joliment savoir sans pratiquer,
Musonius en vient au nerf du propos : ­qu’en est-il de la tempérance ?
Au sujet de la tempérance et de la maîtrise de soi (σωφροσύνης ἢ ἐγκρατείας),
maintenant, ne faut-il pas, au fait de pouvoir en parler, préférer de beaucoup
celui de devenir maître de soi et tempérant en vue de mettre en pratique [ces
vertus] ? Le jeune homme ­concéda que parler ­convenablement de la tempé-
rance valait moins et était plus mauvais que ­d’être tempérant par ses actes1.

Le disciple qui ne fait que parler sans s­’exercer est et reste un sot,
dût-il parler de la tempérance de manière suffisante, c­ onvenable. Nanti
de cette dernière prémisse, Musonius peut alors ­conclure :
Comment donc, après cela, dit-il, avoir la science de la théorie de chacune de
ces choses serait-il meilleur que pratiquer la discipline sous la direction de
la théorie ? Puisque ­l’habitude mène au pouvoir ­d’agir, tandis que la science
de la théorie mène au pouvoir ­d’en parler. La théorie collabore en effet à
­l’action en apprenant c­ omment il faut agir, aussi est-elle, dans l­’ordre [de
­l’apprentissage], antérieure à ­l’habitude : on n­ ’est pas habitué à une belle action
sans s­’y être habitué selon la théorie (τε μὴ κατὰ λόγον ἐθιζόμενον) ; par son
autorité (δυνάμει) en revanche, ­l’habitude précède la théorie, parce ­qu’elle a
plus de pouvoir (κυριώτερον) que la théorie pour mener ­l’homme à ­l’action2.

La théorie est donc, si ­l’on peut dire, ­comme une route qui attend
­qu’on la parcoure, le savoir théorique valant ­comme le plan de la route
à suivre. On c­ omprend alors pourquoi la vertu est à la fois théorique et
pratique. En tant que c­ onnaissance pratique, elle c­ ontient déjà (et dans le
cas du sage, parfaitement) les théorèmes qui informent toute action dès
son principe3 et qui orientent la pratique et, en tant que ­connaissance

1 Musonius, V, p. 21, 11-16.


2 Ibid., p. 21, 16 – 22, 3.
3 Cicéron, Fin. III, 32, distingue ainsi la sagesse des autres arts : « Dans les autres arts,
quand on dit “­c’est fait avec art (artificiose)”, on songe à ce qui vient après, à ce qui suit
­l’art, à ce q­ u’on appelle en grec épigennêmatikon ; mais quand nous disons : “­c’est sagement
fait (sapienter)”, nous le disons dès le début de ­l’acte et nous avons bien raison : tout ce qui
vient du sage doit être de suite ­complet dans toutes ses parties (id ­continuo debet expletum
esse omnibus suis partibus) ; là réside ce qui, selon nous, est à rechercher (expetendum) » (trad.
É. Bréhier). Si toutes les actions sont vertueuses dès le début, parce q­ u’en harmonie avec
la nature et ce, même si elles manquent leur but, il faut aussi ­comprendre que toute
la vertu ne ­consiste pas dans ­l’action, mais aussi dans la disposition : la peur ­n’est pas
forcément une action et pourtant, elle n ­ ’est pas vertueuse et elle est une faute. Voir
La relation à soi-même 107

théorique, elle indique la route à suivre (la théorie est prescriptive).


Savoir parler correctement, ou suffisamment, de la théorie reste secon-
daire, car, même intellectuellement assimilée, il faut savoir la pratiquer.
Cette pratique de la vertu, du reste, suffirait presque (mais on a vu
que le maître a l­ ’intelligence aussi des principes q­ u’il sait transmettre
clairement) à ­l’enseignement de la théorie, en vertu de ­l’exemplarité
de ­l’action du maître, qui frappe prioritairement les disciples. Ce qui
ne veut pas dire que les théorèmes soient inutiles (ils sont au c­ ontraire
absolument nécessaires, car la vertu est science). L­ ’entourage ne saurait-il
pas parler clairement des principes théoriques, ceux-ci pourraient tout
de même s­ ’inscrire dans l­ ’âme à partir d­ ’une expérience de l­ ’autre et de
­l’action ­conforme à la nature. Hélas, dans une science telle que la science
de la vie, on a toujours besoin d­ ’énoncer les théorèmes pour ramener
les disciples vers le droit chemin que la nature, pourtant, ne cesse de
nous ­conseiller. ­C’est pour cela ­qu’il faut, pour se ­convertir, vivre avec
le maître et le voir à l­’œuvre. À aucun moment cependant Musonius
ne dit que la vertu ne s­ ’acquiert que par la pratique ou par l­ ’expérience.
Il le pourrait cependant s­’il ­n’y avait pas la diastrophê. ­L’expérience est
en effet τὸτῶν ὁμοειδῶν φαντασιῶν πλῆθος1, ­c’est à partir ­d’elle que se
­constituent les prénotions, représentations que forge ­l’esprit à partir
de ­l’expérience. Un théorème appartient à ces représentations, ou du
moins, mais cela revient au même, son c­ ontenu propositionnel (la repré-
sentation chez ­l’homme adulte est toujours rationnelle, elle est donc en
même temps propositionnelle). Mais nous avons été corrompus, il faut
donc le recours de l­’enseignement. Il faudrait cependant ajouter que,
selon Sénèque, sans la corruption première, ­l’homme ne deviendrait pas
sage, car il faut avoir vaincu sa nature par l­ ’art de la philosophie : c­ ’est
pourquoi seul le sage est un véritable enseignant, car lui seul peut à la
fois pratiquer et parler ­convenablement de la tempérance. ­C’est peut-
être là du reste ce qui distingue aussi dans le texte célèbre ­d’Aëtius
sur la formation des prénotions que nous venons de lire, la prénotion

R. Radice, « Oikeiosis », Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi, Vita et
pensiero, 2000, p. 214 : la sagesse « non è ­commisurabile in atti » ; p. 215 : « la saggezza, che
[…] non ha bisogno di azione per realizzarsi ».
1 SVF II, 83 : « et quand beaucoup de souvenirs du même type sont apparus, nous disons alors
que nous avons une expérience (ἐμπειρίαν) ; car ­l’expérience est une pluralité ­d’expériences
du même type » (trad. LS, 39E).
108 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

de la notion, ennoia, que ­l’on ­n’acquiert pas naturellement mais par


­l’enseignement. La perversion de ­l’entourage rend nécessaire pour
­l’homme q­ u’il se forge, pour c­ omprendre la vertu, ­comme une nouvelle
expérience, ­conforme à la théorie que lui enseigne la philosophie. On
­comprend dès lors que ­l’exercice se substitue à une expérience qui ­n’a
pas été faite : il ­n’est en ce sens nullement étonnant que le Portique
ait proposé de tels exercices.
Cela pour montrer que ce ­n’est pas par ­l’exercice du corps unique-
ment que ­l’on acquiert, pour Musonius, la vertu : ­l’exercice intervient
toujours chronologiquement en second, par rapport à ­l’apprentissage des
théorèmes (ou du moins la première partie du véritable apprentissage,
à savoir l­ ’énoncé devant les disciples, qui le retiennent, des théorèmes),
même s­’il est premier en efficacité. Le traité VI est sur ce point parti-
culièrement clair : on ne doit pas se borner à savoir, dit Musonius, il
faut ensuite ­s’exercer.

–– ponos (peine) et tonos (tension)

On pourrait également parler ­d’une influence cynique sur Musonius


dans le parallèle q ­ u’il propose entre vigueur du corps et vigueur de
­l’âme, ­l’une influençant manifestement ­l’autre. Ce serait là souligner
les attaches cyniques de la notion stoïcienne de tonos : à ­l’occasion du
ponos ­l’âme peut elle-même exercer son tonos. A.-J. Voelke, dans ­l’Idée
de volonté dans le stoïcisme, a montré c­ ombien la notion stoïcienne est
redevable au cynisme :
La persistance, au cœur du stoïcisme, de certains thèmes cyniques ne saurait
être ­contestée. Parmi ces thèmes, celui de ­l’effort tient effectivement une place
de premier plan et ­l’on a tout lieu de penser que la notion stoïcienne de tension
reprend et approfondit la notion cynique ­d’effort (πόνος). La vénération que
les deux écoles vouent à Héraclès est à cet égard des plus révélatrices : pour
le Cynique Antisthène, l­’exemple du « grand Héraclès » montre que l­’effort
est un bien ; pour le stoïcien Cléanthe, Héraclès ­n’est autre que « la tension
universelle, en vertu de laquelle la nature est forte et puissante1 ».

Mais il est à cet égard tout à fait significatif que, l­orsqu’il parle de
­l’exercice ­commun à ­l’âme et au corps, Musonius ­n’emploie pas le terme
1 A.-J. Voelke, ­L’idée de volonté dans le stoïcisme, p. 94.
La relation à soi-même 109

cynique c­ onsacré (repris par les stoïciens) : ἰσχύς. Plutôt ­qu’une expression
où apparaîtraient les mots ischuros ou ischus, il utilise le verbe rônnumi
(le corps devient ainsi stereon ; ­l’âme se fortifie, ronnutai). Significatif
également est ­l’évitement, à propos du corps, du terme apathês, auquel
Musonius préfère le plus neutre duspathês. Musonius ­n’est pas cynique
et s­ ’il empruntait ses exercices c­ ommuns à Diogène, la discrétion q­ u’il
déploierait alors sur ses sources serait en elle-même suspecte. Il n­ ’est
pas cynique et, si l­ ’on peut dire, il fait tout pour q­ u’on ne le prenne pas
­comme tel. Cela, malgré le fait que les fondateurs de sa propre école ­n’ont
guère renié cet héritage, même si la question a causé des débats entre
cynicisants et non cynicisants : certains ­s’efforcèrent manifestement de
préciser les différences entre le sage cynique et le sage stoïcien1. On peut
expliquer l­’attitude de Musonius par le fait ­qu’il partage le jugement
négatif sur le genre de vie cynique2 et surtout celui, très romain3, sur
les pseudo-Cyniques qui épousent tous les principes les plus repoussants
de Diogène, sans en intégrer la vertu :
En faisant ces choses [user de son intelligence, penser, se ­complaire au bien, ne
pas se ­complaire au mal] tu philosopherais aussitôt et cela sans avoir besoin
absolument de te couvrir ­d’un manteau grossier ni de rester ­constamment sans
tunique, ni d­ ’avoir les cheveux longs, ni de déroger aux usages c­ ommuns4.

1 Cf. Stobée II, 114 = SVF III, 638 : « Le sage est dit sévère, en tant q­ u’il ne négocie pas
pour être agréable à ­quelqu’un et refuse ­qu’on négocie en sa faveur. Ils disent que le
sage cynicise (Κυνιεῖν τε τὸν σοφὸν), étant à égalité avec le philosophe cynique en ce qui
­concerne l­ ’endurance, mais, q­ u’étant sage, il ne c­ ommencera pas à faire le Cynique ». On
peut ­conclure de ce texte que la formation du sage stoïcien et celle du Cynique ne sont
pas les mêmes et ­n’arrivent pas aux mêmes résultats : si ­l’on peut dire, la fin stoïcienne
­comprend la fin du cynique (­l’endurance en particulier, qui ­conditionne chez le Cynique
­l’accès à l­ ’insensibilité aux maux et aux plaisirs), mais elle n­ ’épouse pas forcément toute
la vie du cynique (son genre de vie en particulier). Voir sur ce point R. Radice, op. cit.,
p. 59-61 : « La percezione che gli Stoici ebbero del Cinismo ».
2 Cicéron, Off. I, 128 : « Il ne faut pas écouter les Cyniques, ni certains stoïciens fort proches
des Cyniques. »
3 Myriam Griffin, « Cynism and the Romans : Attraction and Repulsion », The Cynics : The
Cynic movement in Antiquity and its Legacy, éd. R. Bracht Branham et M.-O. Goulet-Cazé,
University of California Press, 1996, p. 190-204, montre toute ­l’ambiguïté du Stoïcisme
romain vis-à-vis des Cyniques. S­ ’ils ont repris des thèmes cyniques – mais ceux-ci ne sont
pas spécifiquement cyniques – ­comme la frugalité, la parrhêsia, ou inspirés du cynisme (et
notamment ­l’usage des exempla, ce qui est la marque la plus profonde de la romanité),
les stoïciens romains ne pouvaient accepter ses pratiques anti-sociales (voir p. 196-197
notamment), son arrogance et son exhibitionisme.
4 Musonius, XVI, p. 88, 5-8.
110 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

A.-J. Voelke et M.-O. Goulet-Cazé1, qui l­ ’a étudiée à propos de l­ ’ascèse,


ont montré toute ­l’importance de la notion de tonos dans le stoïcisme, à
la fois ­comme principe cosmologique et c­ omme principe psychologique.
Pour Cléanthe le principe de cohésion du monde c­ onsiste uniquement
dans le feu artiste qui incarne le dieu2 (mais il n­ ’ignorait pas la notion de
tonos de ­l’âme : ­c’est un « coup de feu »). Il est généralement admis que
Chrysippe a modifié cette doctrine en élaborant une physique dynamique
fondée sur la tension interne du souffle divin. Celui-ci est ­composé du
mélange intégral de deux éléments actifs : le feu, chaud et ­l’air, froid.
La coexistence de ces deux qualités opposées dans un même souffle
suffit à en expliquer les mouvements de tension : ceux-ci assurent par
des forces centrifuges et centripètes la cohésion interne de toute chose.
Tous les êtres sont donc soutenus par cette tension qui, ­d’autre part,
donne à chaque espèce la qualité qui la détermine ­comme telle espèce
mais détermine aussi chaque être ­comme tel individu. Cela ­s’explique
à la fois par la diversité des proportions entre feu et air (ce qui situe le
niveau ­d’organisation de ­l’être ­considéré) et par le rythme des mouve-
ments tensionnels (des vibrations du souffle) – ­d’une certaine manière,
leur « longueur ­d’onde » : ainsi, par exemple, tel minéral sera unifié par
le souffle dans lequel il y a un maximum ­d’air froid (ce qui en produit
par exemple la dureté). On peut ainsi expliquer à la fois les différents
niveaux ­d’organisation de tout ce qui existe, en rendant ­compte de la
différenciation des substances et établir une hiérarchie des parties du
monde. De fait, les minéraux seront organisés par le souffle qui prend
alors le nom de hexis (habitus) (mais l­ ’emploi est également plus large et
peut signifier toute qualité qui différencie une classe ­d’êtres), les plantes
sont unifiées par le même souffle dans lequel entre une proportion plus
grande de feu, la phusis, les animaux, par l­ ’âme (psuchê), les hommes et
les dieux, enfin, par ­l’âme rationnelle (psuchê logikê). Cette distinction
dans la ­composition du souffle (à mesure ­qu’il descend vers les degrés
inférieurs de cette hiérarchie le feu se mélange à plus ­d’air) institue une
échelle de la nature (scala naturae), dont Cicéron3 montre q ­ u’elle part

1 A.-.J. Voelke, op. cit., not. p. 15-18 ; 47-49 ; 87-92 ; p. 193-194. M.-O. Goulet-Cazé, op. cit.,


p. 164-167.
2 On trouvera dans Cicéron, Nat. Deor. II, 28-30 un exposé de l­’activité de ce feu dans le
monde.
3 Cicéron, Nat. Deor. II, 33-35.
La relation à soi-même 111

des êtres les plus humbles et monte par degrés j­usqu’aux êtres les plus
achevés, les dieux et particulièrement le monde.
Dans ­l’âme rationnelle de ­l’homme, la tension doit être forte et
­constante, ­c’est même ce qui indique que ­l’âme est vertueuse :
Cléanthe, dans ses Commentaires physiques, dit que le tonos est un coup de feu
et que, si dans l­ ’âme il est capable de faire accomplir ce qui incombe à l­ ’âme,
on ­l’appelle « force » et « puissance » (ἰσχὺς καλεῖται καὶ κράτος). Il ­continue
dans les termes suivants : « Cette force elle-même, cette puissance, quand
elle se produit dans les choses où il faut manifestement persévérer, ­c’est de la
maîtrise de soi (ἐγκράτειά ἐστιν). Quand elle se produit dans les choses ­qu’il
faut supporter, ­c’est du courage. Quand elle c­ oncerne ce que chacun mérite,
­c’est de la justice. Quand il s­’agit de ce q­ u’il faut choisir ou éviter, c­ ’est de
la tempérance1. »

Un autre texte de Stobée opère un parallèle entre le tonos du corps et


celui de ­l’âme :
Ils disent donc que ces vertus dont on a parlé sont parfaites à l­’égard de la
vie et ­composées de théorèmes : ­d’autres ­s’y ajoutent, qui ne sont plus des
arts mais certaines facultés (δυνάμεις), qui proviennent de ­l’exercice (ἐκ τῆς
ἀσκήσεως περιγιγνομένας), ­comme la santé de l­ ’âme, son intégrité, sa force et
la beauté. De la même manière en effet que la santé du corps ­consiste en un
bon équilibre (εὐκρασίαν εἶναι) : du chaud dans le corps, du froid, du sec, de
­l’humide, de même la santé de ­l’âme ­consiste-t-elle en un bon équilibre des
jugements dans l­ ’âme. Et de même, c­ omme la force du corps est une tension
suffisante dans les nerfs (τόνος ἐστὶν ἱκανὸς ἐν νεύροις), la force de l­’âme est
une tension suffisante dans le juger et le faire ou le ne pas faire (τόνος ἐστὶν
ἱκανὸς ἐν τῷ κρίνειν καὶ πράττειν ἢ μή). De la même façon, ­d’autre part, que la
beauté du corps tient à la juste proportion (συμμετρία) dans la disposition des
membres l­ ’un par rapport aux autres et par rapport à l­ ’ensemble, la beauté de
­l’âme est la juste proportion de la raison et de ses parties, à la fois par rapport
à ­l’ensemble de la raison et ­l’une par rapport aux autres2.

­L’exercice de l­’âme ne produit pas directement la vertu mais des


dunameis, définies selon Simplicius par les stoïciens c­ omme « la capa-
cité de supporter beaucoup de malheurs (συμπτωμάτων)3 », bien que
selon Plutarque, Zénon, Ariston et Chrysippe ­considéraient la dunamis

1 Plutarque, Stoic. Rep. 1034 D = SVF I, 563 (trad. M.-O. Goulet-Cazé, ibid., p. 164).
2 SVF III, 278.
3 SVF III, 203.
112 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ omme la vertu elle-même (elle est « une une puissance q­ u’a fait naître
la raison1 »). ­Quoiqu’il en soit, l­’exercice donne à l­’âme de pouvoir
faire face, ­comme chez Musonius les exercices propres à ­l’âme le lui
permettent, ainsi du reste que les exercices c­ ommuns (elle y apprend
la patience dans les peines, par exemple, ce qui semble parfaitement
coïncider avec la définition précédente de la dunamis).
Mais, pour en venir à la ­comparaison entre le tonos du corps et celui
de ­l’âme, on s­’aperçoit q ­ u’il ­s’agit dans les deux cas ­d’une « tension
suffisante », tandis que la santé résulte ­d’un équilibre, la beauté ­d’une
juste proportion. Dans un tel ­contexte, ­l’expression « tonos hikanos » ne
peut se ­comprendre ­comme une tension maximale mais plutôt ­comme
une tension appropriée. Un modèle assez trivial peut faire ­comprendre
la chose : celui de ­l’élastique, lequel peut être totalement relâché ou plus
ou moins tendu. On peut dire ­qu’il faut que ­l’âme soit suffisamment
tendue (à la fois pour assurer la stabilité inébranlable des c­ onnaissances
mais aussi, plus simplement, pour que les représentations des sens
­s’inscrivent dans l­ ’âme – elles sont des modifications du souffle de l­ ’âme
correspondant au sens), mais pas absolument tendue. ­L’eutonia de ­l’âme
est alors ­l’état de tension de l­ ’âme qui à la fois est ajustée à l­ ’idia poiotês
que la tension définit (à la fois pour l­’espèce : celle de l­’être rationnel
est une tension très forte ; et pour ­l’individu, puisque ­c’est, répétons-
le, la tension du souffle qui définit ­l’individu ­comme idiôs poion2) et en
harmonie avec la tension du souffle divin.
Il faut croiser les deux modèles mis à jour : celui de ­l’élastique et
celui de la musique, ce qui se fera si l­ ’on c­ onsidère le modèle dont usait
Épictète pour penser cela, celui des cordes d­ ’une cithare. Chaque indi-
vidu rend un son qui lui est propre, parce q­ u’il a une tension propre et
ce son doit être en harmonie avec ­l’âme universelle. Il ne ­s’agit donc
1 SVF I, 202.
2 Plutarque, Stoic. Rep., 1053F-1054B (= SVF II, 449) : « Dans ses livres Des habitus, il
[Chrysippe] dit de nouveau que ces habitus ne sont rien d ­ ’autre que des courants d­ ’air :
“­C’est par eux, en effet, que les corps sont soutenus ; ­l’air sustentateur est responsable de la
qualité qui appartient à chacun des corps soutenus par un habitus ; ­c’est cette qualité q­ u’on
appelle dureté dans le fer, ­compacité dans la pierre, clarté dans ­l’argent.” […] Pourtant,
ils déclarent que la matière, qui est par elle-même inerte et immobile, est partout le
substrat des qualités et que les qualités sont des souffles et des tensions aériformes qui
spécifient et informent chacune des parties de la matière dans lesquelles elles viennent
à résider » (trad. LS 47M). Voir aussi V. Goldschmidt, Le système stoïcien et ­l’idée de temps,
Vrin, 1989, p. 16-18.
La relation à soi-même 113

pas d­ ’avoir une tension maximale mais une tension adaptée à chaque
individu : ainsi ­s’explique le fait que le sage, ­losqu’il épouse la tension
du dieu, garde tout ce qui fait son individualité. Ce modèle a l­ ’avantage
de faire ­comprendre que ­l’âme puisse être trop tendue, ­comme ­l’indique
un texte ­d’une interprétation plus q­ u’épineuse, où ­l’âme peut être trop
tendue avec (συνεντείνω) le corps lorsque ce dernier fait trop ­d’efforts.
Musonius prend le soin de montrer, dans le traité XI, que la peine n­ ’a
pas sa fin en elle-même : elle est certes ce qui permet ­l’indépendance
et ainsi de substituer à des liens ­qu’on pourrait appeler utilitaires des
liens fondés sur la vertu mais le philosophe souligne ­qu’il ne faut pas
trop tendre le corps, afin que l­’âme puisse avoir le loisir de penser :
Tous les travaux en effet qui tendent (ἐντείνει) et courbent (κάμπτει) le corps
c­ ontraignent ­l’âme à ­n’exister que pour eux ou bien elle est au plus au point
tendue avec le corps (συνεντεινομένην τῷ σώματι) ; mais tous ceux des travaux
qui permettent au corps de ne pas se tendre à ­l’excès, ceux-là ­n’empêchent pas
­l’âme de ­considérer ce qui vaut le plus et, ayant réfléchi à cela, de se rendre
plus sage (σοφωτέραν), ce à quoi tend au plus haut point tout philosophe
(μάλιστα πᾶς φιλόσοφος ἐφίεται)1.

À ce titre, il semble ­qu’il ne faille pas aller trop loin dans le rappro-
chement entre tonos et ponos. Si les deux décrivent un état de tension, de
­l’âme et du corps, il ne faut pas que la tension de l­ ’âme soit strictement
liée à celle du corps, parce ­qu’elle semble ­d’une nature différente. ­L’âme
ne doit pas « exister que pour [les travaux du corps] » et si elle doit
effectivement être tendue, ce ­n’est pas « avec » (συνεντείνω) le corps,
mais pour elle-même.

Un fort beau texte d­ ’Épictète montre au moins ­qu’il peut y avoir une
trop forte tension de ­l’âme, bien ­qu’il ­n’établisse pas ­qu’une trop forte
tension du corps amène une trop forte tension de ­l’âme : il ­s’agit du
chapitre xv du livre II des Entretiens. Le disciple de Musonius y établit
­qu’il ne faut pas ­confondre fermeté et entêtement : il y a en somme
un mauvais tonos, qui se trouve être un τόνος μανικός, un tonos de fou.
Épictète raconte ainsi ­l’histoire de son ami qui veut mettre fin à ses
jours, en se faisant mourir de faim, décision ferme et stable, arrêtée :
« Il faut persévérer dans ce que ­l’on a choisi2 », dit-il. Remarque qui
1 Musonius, XI, p. 58, 18 – 59, 1.
2 Épictète, Diss. 2, 15, 7.
114 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

pousse Épictète à observer que la fermeté et la stabilité des jugements


ne suffisent pas pour ­qu’il y ait science. ­D’où la réponse ­qu’il oppose :
Non pas à tout, mais à ce q ­ u’on a choisi droitement. Si maintenant il te
semble que ­c’est la nuit, parce que tu le ressens, ne change pas ­d’avis, mais
persévère et dis ­qu’il faut persévérer dans ce que l­’on a choisi. Ne veux-tu
pas poser le principe et le fondement, examiner si ta décision est saine ou
non et ainsi il te restera à bâtir sur ce fondement l­’eutonia, la fermeté [de ta
décision] (τὴν εὐτονίαν, τὴν ἀσφάλειαν) ? Mais si tu établis un fondement
pourri et croulant, il ne faut pas bâtir et plus nombreux et forts seront les
matériaux, plus rapide sera la chute1.

Il est évidemment très délicat de passer ­d’un modèle à ­l’autre. La


solidité et la fermeté du tonos sont ici c­ omparées à la solidité et la fer-
meté ­d’une ­construction. On se demande évidemment quel peut être
le fondement du tonos, qui est lui-même le principe. À moins d­ ’arguer
que le logos serait autre chose que le tonos, ou plutôt que ce dernier serait
autre chose q­ u’un état du logos, il semble q­ u’on ne puisse c­ omprendre
le texte. Mais ajouter à côté de la raison un autre principe serait aller
très clairement c­ ontre le monisme rationnel des stoïciens. Il faut donc
que le fondement sur lequel on ­s’établit ne soit ni extérieur au tonos ni
extérieur au logos : ­c’est une question d­ ’eutonia, terme qui ­n’évoque pas
seulement la forte tension, mais aussi la souplesse élastique, ­l’élasticité2.
Le jugement sain, c­ ’est, selon Épictète, celui qui découle de l­’affection
présente (il est sur ce point parfaitement c­ onforme au dogme), mais la
représentation (ce qui affecte), elle-même a besoin, pour être saine, en
tant ­qu’elle est modification de la tension, d­ ’un tonos sain, qui ne soit
donc ni trop tendu ni, évidemment, pas assez. Si la santé de ­l’âme est
­l’équilibre des jugements, la santé du tonos et proprement sa vigueur
résident dans une tension harmonieuse.
Une trop forte tension, c­ ’est une tension de fou. Épictète la c­ ompare
au début du chapitre, à la vigueur ­d’un phrenitikos, ­d’un furieux. De fait,
­continue-t-il, la vigueur du corps sain, ce n­ ’est pas celle d­ ’un frénétique
mais celle d­ ’un athlète : « Je veux que les tensions dans le corps soient
celles d­ ’un corps sain, d­ ’un athlète (ἀλλ´ ὡς ὑγιαίνοντι, ὡς ἀθλοῦντι)3. »

1 Ibid., §7-8.
2 Le LSJ donne en troisième sens « elasticity » ; le Bailly, en premier sens « souplesse élastique ».
3 Épictète, ibid., § 2.
La relation à soi-même 115

Dans le cas ­contraire, la tension anarchique et trop forte n ­ ’est que


ἀτονία ἕτερον τρόπον1, une autre forme ­d’atonie, bien plus grave du
reste, puisque ­contre celle-ci, il n­ ’y a rien à faire.
Il reste à présent à ­comprendre et ce sont là les points essentiels,
pourquoi ­l’âme peut être trop fortement tendue du fait ­d’une trop forte
tension du corps et en quoi ­l’exercice du corps peut amener une bonne
tension de ­l’âme. Sur le premier point, Musonius souligne ainsi ­qu’il
faudra aménager des pauses pour les disciples, ­lorsqu’ils travailleront
la terre avec le maître :
Apprendre les choses les plus essentielles et les plus utiles n­ ’est pas impossible
pendant ­qu’ils travaillent la terre, en particulier ­s’ils ne sont pas toujours
à travailler, mais si on leur ménage des temps de repos (ἀλλὰ ἀναπαύλαις
χρησομένους)2.

De manière extrêmement intéressante, Musonius, à partir ­d’une


c­ onstatation q­ u’il partage avec Sénèque (il faut des pauses dans l­ ’exercice),
en tire des c­ onclusions opposées. Sénèque, dans la Lettre 15, montre en effet
à Lucilius ­qu’il faut exercer son corps (mais il ne ­s’agit pas, ­comme pour
Musonius, d­ ’exercer son âme et son corps en même temps), il note alors :
De nombreux désagréments surviennent à ceux qui dédient tout leur soin
au corps ; ­d’abord les exercices : ­l’effort ­qu’ils demandent épuise ­l’esprit et le
rend incapable de tension et ­d’études plus approfondies (inhabilem intentioni
ac studiis acrioribus)3.

Il faut donc des petits exercices physiques : course, haltères, saut.


Il ­s’agit là de mouvements faciles et breues4. Il ne faut donc pas prendre
beaucoup de peine pour le corps. Pour Musonius au ­contraire, il faut
prendre beaucoup de peine pour le corps et aménager, dans ces exercices,
des temps de pauses. ­C’est que Sénèque, ­contrairement à Musonius,
­n’accorde ­d’intérêt au corps que pour la santé et ne relie aucunement
dans ­l’ascèse le corps et ­l’âme. Il montre ­d’ailleurs ensuite ­qu’il c­ onvient
de ménager des pauses dans le travail intellectuel : « Cela cependant non
pas pour que [­l’esprit] se relâche, mais pour ­qu’il se détende (non resol-

1 Ibid.
2 Musonius, XI, p. 61, 2-5.
3 Sénèque, Ep. 15, 3.
4 Ibid.
116 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

vatur, sed remittatur)1 » ; phrase qui est à rapprocher de ­l’opposition déjà


rencontrée entre remittere et amittere dans le fragment LII de Musonius.
Le rapprochement, malgré ­l’utilisation troublante du même terme à
des fins opposées, se fait dans la ­convergence des idées : ­l’âme ne doit
pas être trop tendue.
Cette ­comparaison rapide entre cette lettre de Sénèque et le fragment
de Musonius dessine deux interprétations du stoïcisme : l­ ’interprétation
dualiste, si l­ ’on peut dire, qui insiste sur un dénigrement du corps, pour
souligner la suprématie de ­l’âme et ­l’interprétation unitaire, si ­l’on
peut dire, qui insiste sur l­’intimité des liens entre corps et âme, tout
en ne niant ni les désagréments du corps, ni la suprématie de ­l’âme. Le
point ­commun des deux voies est ­d’insister sur les dangers ­d’une trop
grande tension du corps. La divergence est que, pour Sénèque, le corps
est un indifférent auquel il faut accorder peu de soins, pour Musonius,
au c­ ontraire, le corps (qui demeure toutefois un indifférent) doit être
exercé, afin d­ ’entretenir aussi l­’âme.

–– La suprématie de l­’âme sur le corps dans le c­ omposé humain :


un dualisme ?

Musonius montre que ­l’homme est ­composé ­d’un corps et ­d’une


âme ; c­ ’est là la réalité humaine. De ce ­composé cependant, ­l’âme est
la meilleure partie :
­ uisqu’il ­n’arrive pas que ­l’homme ne soit seulement ­qu’une âme ni seulement
P
un corps, mais quelque chose ­composé de ces deux éléments (τι σύνθετον ἐκ τοῖν
δυοῖν τούτοιν), il est nécessaire que celui qui ­s’exerce ait soin des deux (ἀμφοῖν
ἐπιμελεῖσθαι), plus encore de ­l’élément le meilleur, ­comme il est juste, à savoir
­l’âme ; mais il faut prendre soin de ­l’autre, si toutefois ­l’homme est destiné
à ­n’avoir aucune des deux parties défectueuse. Il faut donc également que le
corps de celui qui philosophe soit disposé correctement (παρεσκευάσθαι καλῶς)
pour les travaux physiques, parce que souvent les vertus profitent de ce qui est
instrument nécessaire pour les actions de la vie (πρὸς τὰς τοῦ βίου πράξεις)2.

En cela, son propos semble parfaitement ­conforme au stoïcisme le


plus authentifié. Ainsi, par exemple, Sextus Empiricus3, ­lorsqu’il passe
1 Ibid., 6.
2 Musonius, VI, p. 24, 9 – 25, 4.
3 Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 46, cf. SVF III, 96.
La relation à soi-même 117

en revue les trois genres du bien – ceux de l­’âme, ceux extérieurs à


­l’âme, ceux qui ne sont ni de l­ ’âme ni extérieurs à l­ ’âme – rappelle-t-il
que les stoïciens, « laissant de côté le genre des biens du corps c­ omme
ne c­ omportant pas des biens1 », montraient que « ἐκ ψυχῆς καὶ σώματος
συνέστηκεν [ὁ ἄνθρωπος] » (« ­l’homme est un tout formé de ­l’âme et du
corps »). Composition dont l­ ’unité est le fait ­d’une krasis, un « mélange
total », toute l­ ’âme se diffusant dans tout le corps et cela à tel point q­ u’il
nous serait difficile même de penser la séparation de l­ ’âme et du corps :
De cette manière aussi une mesure de vin se mélange (κιρνᾶσθαι) à une
grande quantité ­d’eau et par là atteint une extension de cette taille. Comme
preuve claire ­qu’il en est ainsi, ils usent du fait que ­l’âme, qui a sa propre
existence individuée (ἰδίαν ὑπόστασιν ἔχουσαν), tout c­ omme le corps qui la
reçoit, pénètre la totalité du corps, tout en préservant dans le mélange avec
celui-ci sa propre substance. En effet, rien de l­’âme ne manque d­ ’être partie
prenante dans le corps qui a l­ ’âme2.

Il sera très largement question dans la seconde partie de ce type de


mélange spécifique q­ u’est la κρᾶσις : il suffit pour ­l’instant de souligner
que l­’âme (elle-même corporelle, faite du souffle igné q­ u’est le πνεῦμα)
­n’est absente ­d’aucune partie du corps. Du reste, parmi les huit parties
de l­’âme d­ ’un animal et donc de l­’homme, ne c­ ompte-t-on pas les cinq
sens ? Que la voix (de ­l’air frappé, émis par le corps mais à partir de la
pensée) soit également une partie de ­l’âme pour la plupart des stoïciens3
montre encore ­l’intimité de ce mélange. Cela dit, il reste que ­l’usage de la
notion stoïcienne de krasis à propos de la relation âme/corps (cette dernière
en ­constitue pourtant un exemple paradigmatique) trouve sa limite dans
le fait que les éléments mélangés ne peuvent véritablement être séparés4
– qualité pourtant essentielle de la krasis. Si ­l’âme en effet survit un temps

1 Ibid.
2 Alexandre, De mixtione, LS 48C, 9-10 = SVF II, 473.
3 À dire vrai, Panétius semble faire exception, mais en faisant de celle-ci « une partie du
mouvement relevant de l­ ’impulsion (τῆς καθ´ὁρμὴν κινήσεως μέρος) », (Némésius, De natura
Hominum, 15, fr. 125 Alesse, trad. LS 53J), il se rapproche de la définition proposée par
Diogène Laërce ((D.L. VII, 55) : « Chez l­ ’animal, le son vocal est de l­ ’air frappé à la suite
­d’une impulsion, chez l­ ’homme, il est articulé et émis à partir de la pensée (ζῴου μέν ἐστι
ἀὴρ ὑπὸ ὁρμῆς πεπληγμένος, ἀνθρώπου δ´ἔστιν ἔναρθρος καὶ ἀπὸ διανοίας ἐκπεμπομένη) »
(trad. R. Goulet).
4 Voir sur ce point A. A. Long, « Soul and Body in Stoicism », Stoic Studies, California Press,
2001, p. 224-249, voir p. 231-233.
118 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

après la mort (ou, pour ­l’âme du sage, ­jusqu’à la prochaine ­conflagration),


le corps sans l­ ’âme se dissout, ne pouvant plus, sans souffle hectique, se
maintenir. La krasis du corps et de ­l’âme est mélange total ­d’un élément
actif déterminant et permettant l­’existence et la cohésion de l­’autre,
passif. Si l­ ’on suit A. A. Long, il faut penser alors que l­ ’unité de l­ ’âme et
du corps se détermine par intégrations successives. On sait que l­ ’âme de
­l’embryon est encore phusis, ­c’est-à-dire que ­l’embryon animal est c­ omme
une plante, dotée d­ ’une puissance végétative. L­ orsqu’il naît, le petit est
soudainement immergé dans un milieu froid et inspire de ­l’air, lui aussi
froid : il en résulte une précipitation de la phusis en pneuma1, suite à ce
coup de froid, mais rien ­n’indique évidemment que cette transformation
annule les fonctions de la phusis : il ­s’agirait plutôt ­d’une transformation
par intégration, tout à fait ­comme ­l’âme du dieu elle-même est un pneuma
qui pénètre toute chose : ­l’âme du monde a ainsi toutes les fonctions, de
­l’hexis du minéral à la psuchê logikê, cette dernière fonction intégrant toutes
les autres, alors même ­qu’on définit chaque degré de la scala naturae par
son propre, ou plutôt par sa différence, celle-ci n­ ’annulant aucunement
les degrés inférieurs. Nous sommes ainsi face à un corps, qualifié indi-
viduellement par le souffle de la phusis, qui c­ onsiste en un assemblage
de chair et ­d’os, maintenus par la phusis, individué donc par un souffle
différent de celui de l­’âme proprement sensitive : le modèle intégratif
impose de penser un différentiel dans les différents tonoi, sans que cela
­constitue un obstacleà la notion ­d’idia poiotês – rien ­n’empêche de dire
que ce qui individue proprement Socrate est précisément ce différentiel
qui doit être harmonieux. Tout ­l’effort dudit Socrate, progressant de son
état, étant alors d­ ’harmoniser le souffle de son âme rationnelle au logos
divin par un double mouvement d­ ’harmonisation du logos avec lui-même
et avec la tension individuelle de son corps.
Musonius prend très au sérieux ce double mouvement ­d’harmonisation :
­l’âme ne saurait être ordonnée au divin si elle ­n’est pas toujours en même
temps en harmonie avec le corps et dans ce mélange q­ u’est le corps de
­l’homme, la tension du corps ­n’est pas ­d’une petite importance, d­ ’autant
­qu’elle influe directement sur celle de ­l’âme. Mais dire à présent que le

1 Cf. Thomas Bénatouïl, « Force, fermeté, froid : la dimension physique de la vertu stoï-
cienne », PhilosAnt., 5, 2005, p. 5-30, not. p. 21-23. Cf. aussi J.-B. Gourinat, « ­L’embryon
végétatif et la formation de l­ ’âme selon les stoïciens », in L. Brisson, M.-H. Congourdeau
(éd.), ­L’embryon dans ­l’Antiquité et au Moyen-âge, Paris, Vrin, 2008, p. 59-77, not. p. 73 sqq.
La relation à soi-même 119

corps participe à la vertu serait, semble-t-il, c­ ontredire un témoignage


de Clément ­d’Alexandrie selon lequel certains stoïciens pensent que ­l’âme
­n’est en rien touchée par les affects corporels :
Cela mérite q­ u’on ­s’étonne que parmi les stoïciens certains disent que nulle
âme ­n’est disposée par le corps (μηδὲν τὴν ψυχὴν ὑπὸ τοῦ σώματος διατίθεσθαι)
ni au vice ni à la vertu : ni au vice, par la maladie, ni à la vertu, par la santé.
Mais, disent-ils, maladie et santé sont des indifférents1.

La question s­ ’obscurcit cependant lorsque, malgré ce texte, ­d’autres


auteurs évoquent la sympathie qui unit corps et âme (en vertu, préci-
sément, du mélange). Deux exemples suffiront :
Cléanthe veut que ­l’âme souffre intimement (­compati) avec le corps : elle partage
ses douleurs avec le corps blessé du fait de chocs, de plaies, d­ ’ulcères ; et le
corps souffre avec ­l’âme, dont il partage ­l’abattement du fait des soucis, de
­l’angoisse (angore), de ­l’amour, par une perte, une perte de vigueur évidem-
ment (scilicet uigoris), ce dont, dit-il, témoignent la pudeur et ­l’épouvante par
le rougeur et la pâleur2.
Et Cléanthe dit encore  […] : ­l’âme souffre avec (συμπάσχει) le corps de la
maladie et de ce qui le mutile et le corps souffre avec ­l’âme : par exemple, la
rougeur naît de la honte de ­l’âme et la pâleur de sa peur3.

Ces derniers témoignages sont évidemment a priori assez peu c­ onciliables


avec le témoignage précédent de Clément ­d’Alexandrie. ­C’est que la doc-
trine des relations entre ­l’âme et le corps reste, dans le stoïcisme, des plus
­complexes, parce que finalement assez floue et l­ ’on peut supposer en effet,
­comme le suggère le τινες de Clément d­ ’Alexandrie, que la question dût
être débattue entre stoïciens : nous aurons ­l’occasion de le remarquer
à propos du sage et d­ ’observer cette ambiguïté chez Sénèque. Les sen-
sations du corps sont le fait de ­l’âme, puisque les sens sont des souffles
qui partent de l­’hégémonique. Mais toutes ces sensations ne viennent
pas ­d’affects extérieurs, bien évidemment : le corps lui-même envoie à
­l’âme des informations sur son état végétatif – ce sont les sensations de
faim, de fatigue etc., qui affectent ­l’âme aussi bien que la douleur ou

1 Clément ­d’Alexandrie, Stromates, IV, 5, SVF III, 150 ; voir également à ce sujet SVF II,
149.
2 Tertullien, De Anima, 5 (= SVF I, 518).
3 Ibid.
120 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

le plaisir : c­ ’est là ce q­ u’on pourrait appeler la proprioception, la per-


ception de son corps. ­L’âme, ­d’autre part, est nourrie par le corps : la
partie hégémonique, dans le cœur, est nourrie par le souffle du sang1.
La nourriture, à ce titre, affecte ­l’âme, ce que souligne Musonius. Il faut
ajouter en outre la détermination du climat sur le corps et sur l­ ’âme. On
trouve cette idée en particulier chez Chrysippe, pour qui, selon Cicéron,
la qualité de l­ ’air inspiré influe à ce point sur le caractère2 ­qu’elle façonne
la nature ­d’un être à titre de causes principales, ce qui amène une réac-
tion indignée de l­’Arpinate3. Cette c­ onception de l­’influence du milieu
­n’est donc pas propre à Posidonius, qui, cependant, liait beaucoup plus
nettement impulsions corporelles et impulsions irrationnelles :
Posidonius avait tout à fait raison de relier ces théories avec les découvertes
des physiognomonistes. Les animaux et les hommes qui ont la poitrine large
et qui sont plus chauds sont tous plus ardents par nature, mais ceux qui ont
des hanches larges et qui sont plus froids sont plus lâches. Il dit aussi que leur
habitat ­n’est pas de peu d­ ’importance pour le caractère des hommes en ce qui
regarde la couardise et ­l’audace, ou les attitudes vis-à-vis du plaisir ou de la
douleur, sur la base du fait que les mouvements passionnels suivent toujours
les dispositions du corps, qui ne sont pas peu altérées par le mélange [des
éléments] dans l­ ’environnement. Car même le sang chez les animaux, dit-il,
diffère en température, en densité et de bien ­d’autres manières, ce ­qu’Aristote
explique longuement […] Pour ­l’instant, mon argumentation est dirigée
­contre les Chrysippéens, qui ne c­ omprennent rien aux passions, y c­ ompris
au fait que les mélanges corporels produisent les « mouvements passionnels »
(­comme Posidonius les appelle habituellement) qui leur sont appropriés4.

­ ’est là, dit-il, ailleurs, le « poids du corps5 ». ­D’où la solution ­qu’il pro-
C
pose au traitement des passions, dont il ­n’est pas nécessaire de souligner
les échos ­qu’on trouve chez Musonius :
1 Voir SVF I, 140 : « Si donc (Diogène de Babylone) laisse Cléanthe, Chrysippe et Zénon
dire que l­ ’âme est nourrie à partir du sang, étant elle-même corporelle et un souffle (οὐσίαν
δ ´αὐτῆς ὑπάρχειν τὸ πνεῦμα)… » ; SVF II, 781 : ­l’âme est dite « ἀναθυμίασις » (« exhalaison
chaude »), « αἵματος χρηστοῦ τὸ ψυχικὸν πνεῦμα » ; cf. également A. A. Long, « Soul and
Body in Stoicism », art. cit., en particulier, p. 243, où sont données ces références.
2 Cicéron, De Fato, 7-8.
3 Cicéron, De Fato, 9. Voir A. Long, « Chrysippus and Psychophysical Causality », Passions and
Perceptions, Studies in Hellenistic Philosophy of Mind, (éd. J. Brunschwig, M. C. Nussbaum),
Cambridge University Press, 1993, p. 313-331. Voir notamment p. 321-325.
4 Voir Galien, Plac. V, 5 (trad. LS 65M 9-10). Voir J. Fillion-Lahille, op. cit., p. 132 et, sur
les tempéraments, Sénèque, Ir. II, XIX-XX.
5 J. Fillion-Lahille, ibid., p. 141 : τὸ βάρος τοῦ σώματος.
La relation à soi-même 121

Aussi le traitement des passions est-il, je pense, chose c­ ommode et facile chez
certains du fait que leurs impulsions passionnelles ne sont pas fortes et que
leur logistikon n­ ’est pas de nature faible ni sotte : ceux-là, ce sont ­l’ignorance
et les mauvaises habitudes qui les font vivre dans la passion. Pour d­ ’autres,
en revanche, ce traitement est pénible et difficile, quand les impulsions pas-
sionnelles imposées par leur ­constitution physique sont grandes et violentes
et que le logistikon est de nature faible et sotte. Car il faut que le logistikon
apprenne à ­connaître le vrai et que, grâce à de bonnes habitudes, s­ ’émoussent à
la longue les impulsions passionnelles de celui dont il ­s’agit d­ ’améliorer le
­comportement. ­C’est ainsi ­qu’il faut, dès le début, former au mieux ­l’être
humain, en se préoccupant tout d­ ’abord de ses origines génétiques, puis du
régime de la femme enceinte – nourriture, boisson, exercice, repos, sommeil,
veilles, désirs, colères et toutes choses que Platon a fort bien exposées ; tandis
que Chrysippe ­n’a lui-même dit rien de valable mais encore ­n’a laissé à aucun
de ses successeurs la possibilité ­d’avancer dans la recherche, ayant jeté de
mauvais fondements théoriques1.

Les dernières lignes s­ ’expliquent sans doute à la fois par l­ ’intérêt de


Posidonius pour Platon et aussi par la malveillance du très platonisant
Galien. Le soin à la femme enceinte est destiné à préparer ­l’enfant à
naître : c­ ’est dès le sein de sa mère en effet que sa c­ onstitution se forge,
même si la formation de ­l’âme en tant que telle ­n’aura lieu q­ u’à la nais-
sance (nous aurons l­ ’occasion de voir que les stoïciens – ou du moins une
grande partie – admettaient que les semences des parents ­comportassent
des semences des ancêtres et d­ ’eux-mêmes, q­ u’ils lèguent aux petits).
Cela dit, il suffira ici de retenir que ­l’exercice est pour Posidonius un
bon moyen de ­s’assurer une c­ onstitution correcte et une âme saine, qui
jugera bien et aura pour cela un bon tonos.
En somme Musonius exerce le corps pour exercer ­l’âme, parce que
­l’exercice du corps améliore la nature et le caractère du disciple : repre-
nant les acquis chrysippéens sur la formation des caractères, Musonius
approfondit la question dans une optique posidonnienne. Le corps a
donc toute son importance : moins partie irrationnelle que a-rationnelle,
il peut être cependant un poids. D ­ ’où le mécanisme de la truphê, qui
attaque autant le corps que l­ ’âme et, en retour, à cause ­d’une ­constitution
amollie, détend toujours plus l­’âme. Il faut donc arrêter le mécanisme
de la maladie en luttant c­ ontre elle avec ses armes : à la faiblesse des
jugements, on opposera l­ ’exercice du jugement, à la faiblesse du corps,

1 J. Fillion-Lahille, ibid., p. 133.


122 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

on oppose l­’exercice de la peine. Il ne servirait à rien de rechercher le


responsable, entre le corps et ­l’âme, ­d’une telle situation : la mollesse de
­l’un a pour ­conséquence celle de ­l’autre et réciproquement. En extirpant
la passion par l­ ’exercice, par des exercices c­ ommuns au corps et à l­ ’âme,
Musonius renoue avec un cercle vertueux. On ne saurait donc parler chez
Musonius ­d’un véritable dualisme entre le corps et ­l’âme de l­ ’homme.
­D’une manière générale à présent, tout dépend en fait de ce ­qu’on
entend exactement par l­’âme : est-ce l­’hégémonique (les stoïciens par-
laient parfois de ­l’âme en limitant cette appelation à la partie directrice1),
auquel cas parler ­d’un dualisme se ­comprend (­l’homme est ­composé ­d’un
corps et de l­’hégémonique qui est la faculté de juger) ? Est-ce la psuchê
en elle-même, entièrement mélangée au corps, qui est son principe de
vie et à ce titre intègre toutes les fonctions vitales, tout en demeurant
de part en part rationnelle ? Alors, il ne faut pas parler de dualisme.
Telle est l­’option de Musonius l­orsqu’il parle d ­ ’exercices ­communs.
Ou toutefois son option partielle : car à ­l’occasion de la peine prise par
le corps, l­’âme (la dianoia) exerce son jugement, tout en tirant profit
­d’une bonne c­ onstitution q ­ u’elle c­ ontribue à assurer. Il ne s­’agit pas
évidemment de ­s’abstraire du corps, qui a toute sa dignité, rappelons-le,
­d’instrument de la vertu, mais seulement, à ­l’occasion de la souffrance,
­d’en finir avec la souffrance.
Le Stoïcisme ne cesse à vrai dire ­d’osciller entre les deux options pro-
posées : car le jugement de ­l’âme ­contribue cependant à la désolidariser
­d’un corps qui peut être jugé c­ omme asservissant. En fait, c­ omme le
montre A. Long, si l­’âme ne peut manquer de ressentir les maladies ou
les affections du corps, il ­n’en reste pas moins ­qu’elle peut refuser son
assentiment au jugement qui la porterait à en pâtir (ou à en tirer jouis-
sance, du reste) : ce pourquoi on distingue le fait que ­l’âme « ­compatit »
(en fait, « est affectée avec », « souffre avec ») du fait q­ u’elle est « disposée »
pour cela en bien ou en mal – la vertu et le vice sont le fait exclusif de
­l’âme et cela n­ ’empêche en rien une « ­conscience » de ­l’état du corps2.
Sénèque apporte à ce jugement une ­confirmation importante à notre
avis à la fois dans son exposé des propatheiai (pré-passions) dans le De
ira3 et dans la Lettre 71, sur le même problème :
1 Voir Sextus Empiricus, Adv. Math. VII, 234 = LS 53 F.
2 A. A. Long, ibid., p. 248.
3 Sénèque, Ir. II, III.
La relation à soi-même 123

J­ ’en viens maintenant à ce fameux point où ton impatience me ­convoque. Afin


que notre vertu ne paraisse pas errer hors des réalités de la nature, le sage, lui
aussi, tremblera, lui aussi aura mal et pâlira ; toutes ces choses en effet sont
le fait de la sensibilité du corps (corporis sensus). Où donc est le malheur, où
cela est-il un mal avéré ? En ceci que ces choses entraînent l­’âme, q­ u’elles la
poussent à ­confesser sa servitude, ­qu’elles ­l’amènent à se repentir ­d’elle-même1.

La première phrase prend acte ­d’une difficulté qui ne peut man-


quer ­d’être soulevée et qui ­l’a peut-être été par Lucilius à la suite de la
Lettre 70, laquelle montre la vertu ­d’hommes qui ont su, dit Sénèque,
quitter la vie – tant d­ ’hommes, dit-il, ont eu cette vigueur (robur) qui
leur a permis de briser les barrières de l­’humaine servitude (seruitutis
humanae claustra2). Si elle est rationnelle, ­l’âme pour autant ne cesse pas
­d’être ­l’âme du corps, ce qui lui donne forme et maintien de créature
vivante – la rationalité rend ce qui ressort de la phusis dans le corps
indifférent (les fonctions végétatives, c­ omme la respiration, la digestion
etc. mais aussi ce q­ u’on pourrait appeler les réflexes, tous ces mouvements
physiologiques qui échappent à ­l’assentiment3), mais ne l­’annule pas.
Cependant, le jugement serait-il le plus sûr et le plus ferme, il reste
­qu’il ne peut neutraliser les exigences physiologiques. En somme, toute
la question serait : « le sage peut-il ­s’abstenir de dormir ou de man-
ger ? » Évidemment non. Cela ne ­l’empêche cependant pas ­d’être un
sage : cela parce q­ u’il sait être suffisamment attentif à son corps et à
ses exigences légitimes (mais encore faut-il q­ u’elles puissent être jugées
­comme telles par ­l’âme). ­C’est pourquoi Musonius montre ­qu’il faut
des pauses dans les peines.

–– Une limite à ­l’orthodoxie de Musonius ?

Si tout le reste de son propos est fort ­compréhensible et parfaite-


ment stoïcien, force est de ­constater ­qu’il demeure un point aveugle
chez Musonius. Il ­s’agit ­d’une remarque, dans le traité XI, qui précède

1 Sénèque, Ep. 71, 29.


2 Sénèque, Ep. 70, 19.
3 Là encore, cependant, on peut se dire que les stoïciens, dans leur volonté de rationaliser
tout le corps, ont tenté de montrer que la respiration, la faim etc. peuvent se maîtriser :
ainsi Zénon, dit-on, meurt-il en retenant sa respiration (ἀποπνιξας ἑαυτόν), c­ ontre tout
réflexe vital (D.L. VII, 28) et Cléanthe ­s’abstient-il volontairement de toute nourriture
(ibid., VII, 175).
124 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

immédiatement l­’évocation ­d’une trop grande tension du corps : il


préfère, dit-il, entre tous les travaux des champs, le métier de berger,
qui laisse à ­l’âme du loisir :
Pour moi donc [être berger] est le meilleur de tous les travaux de la campagne,
parce ­qu’il fournit à ­l’âme beaucoup de loisir pour la spéculation et pour la
recherche de ce qui touche à l­ ’éducation (ὅτι τῇ ψυχῇ παρέχει σχολὴν πλείονα
διανοεῖσθαι τι καὶ ζητεῖν παιδείας ἐχόμενον)1.

­ ’est là sans aucun doute le point le plus problématique du traité XI,


C
puisque tout en préférant le métier de berger, le philosophe montre
que le maître devra travailler la terre avec ses disciples. Est-ce là une
­concession suspecte à la σχολή aristotélicienne2, selon laquelle ­l’âme ne
peut soutenir la ­contemplation du fait de son lien avec le corps ? Dès lors
on ­comprendrait également pourquoi Musonius se permet ­d’écrire que
­l’âme peut être « plus sage » (σοφώτερα), ce qui ­constitue évidemment
un non-sens en bon stoïcisme.
On pourrait bien sûr arguer du fait que Musonius, après avoir fait
état de sa préférence pour le métier de berger, se reprend très vite :
À cause de cela, quant à moi, je suis au plus haut point attaché au métier de
berger (τὴν ποιμενικὴν). Si, bien sûr, ­quelqu’un philosophe et laboure tout
à la fois, je ne saurais ­comparer cette vie à une autre ni préférer un autre
moyen de ressources3.

Voilà un propos bien étrangement embarrassé de la part du philosophe.


Toutes choses étant égales par ailleurs (nous sommes dans ­l’ordre des
préférables), il se dit très attaché au métier de berger, tout en c­ oncédant
le caractère insurpassable de la vie du laboureur pour le philosophe.
Est-ce là le repentir in extremis ­d’un philosophe qui ­s’est laissé entraîner
par sa verve, après avoir cité Hésiode ? Ou bien la reconnaissance de
­l’ambiguïté du stoïcisme quant au statut du corps, tantôt prison, qui
empêche l­ ’homme ­d’accéder à la sagesse, tantôt indifférent de ce point de
vue ? Ou enfin l­ ’affirmation que tant q­ u’on n­ ’est pas sage (le philosophe
­n’est pas un sage, même s­’il endosse souvent ce rôle chez Musonius) et
­qu’on n­ ’est pas véritablement philoponos, il faut prendre garde à ne pas
1 Musonius, XI, p. 58, 15-18.
2 Cf. G. Lenta, art. cit., p. 305.
3 Musonius, XI, p. 59, 2-4 (il s­ ’agit de la suite du texte précédent).
La relation à soi-même 125

surestimer ses forces (ce qui aurait l­’avantage de faire c­ omprendre le


­comparatif σοφώτερον ­comme une sorte ­d’abus de langage destiné aux
disciples) ? Musonius ferait ainsi état de sa préférence de progressant
pour la vie de berger, dans un accent de lyrisme anthisténien, tel q­ u’on
le trouve dans Le banquet de Xénophon :
Et puis aussi, – ­c’est le plus délicieux de mes biens – vous voyez que ­j’ai tou-
jours du loisir (σχολήν) ; il m
­ ’est ainsi permis de voir ce qui en vaut la peine,
­d’entendre ce qui le mérite (τὰ ἀξιοθέατα) et, ce que ­j’apprécie par-dessus tout,
de passer libre de toute occupation mes journées en ­compagnie de Socrate.
Et lui, sans se laisser éblouir par ceux qui peuvent c­ ompter le plus d­ ’or, ­c’est
à ceux qui lui plaisent ­qu’il ­consacre tout son temps1.

Il est très difficile de trancher. Musonius a une grande estime pour


le corps, nous l­ ’avons vu, il dit ailleurs, nous le verrons également, que
la maladie ou les souffrances de la vieillesse ne sont pas un obstacle à
la vertu. Nous avons pu établir avec Épictète q­ u’il peut y avoir une
trop grande tension de ­l’âme et du corps. Peut-être Musonius veut-il
dire tout simplement que chaque c­ onstitution a ses limites, la sienne y
­compris et que c­ ’est aussi aller vers la sagesse que de les accepter. Dans
le même temps, il ­conseille ainsi c­ omme genre de vie préférable pour
le philosophe un genre de vie qui lui permettra d­ ’user de sa sagesse
pleinement, non pas seulement pour lui-même, pour son indépendance,
mais aussi pour ­qu’il puisse prendre ­conscience, dans la c­ ontemplation,
de ce ­qu’est la nature (­l’étude de la nature est ­l’ingrédient principal du
loisir chez Sénèque) ; peut-être, du reste, est-ce pour Musonius une façon
de dire q­ u’il faut se laisser le temps aussi, par exemple, de s­ ’occuper des
affaires politiques de sa cité et du monde ?

1 Xénophon, Symp. IV, 44 (trad. F. Ollier).


DE L­ ’HOMME AU DIEU
­L’oikeiôsis et ­l’homoiôsis tô theô

On lit chez un grand nombre de ­commentateurs et ­c’est ­d’ailleurs


une idée ­commune, que la sagesse pour les stoïciens est de ­l’ordre ­d’un
idéal par définition impossible. Il faudra évaluer cette affirmation qui,
en tous cas, ne tient pas chez Musonius : il dit explicitement « il ­n’est
pas impossible d­ ’être sage ». Cette proposition semble orthodoxe tout
en étant particulièrement romaine : Musonius, mais aussi avant lui
Sénèque, ont été sur ce point entre autres, largement influencés par la
philosophie de Sextius le père, dont les deux philosophes reprennent les
inspirations les plus ­conformes à ­l’esprit de ­l’école, approfondissant des
pistes laissées ouvertes par leurs prédécesseurs en stoïcisme.
Revenir à la destinée que la nature nous avait offerte avant que
­l’homme ne soit corrompu, ­c’est, pour Musonius ­comme pour tout
stoïcien, d­ ’abord en revenir à l­ ’oikeiôsis, ce mouvement naturel inscrit par
la nature dans le développement de tout être pour q­ u’il coïncide avec sa
nature et, particulièrement pour ­l’être rationnel ­qu’est ­l’homme, pour
­qu’il ­s’harmonise, dans le sens que nous avons déjà donné à ce terme :
­qu’il se rende c­ onforme aux aspirations de sa nature rationnelle et, par
là, ­qu’il vive en accord avec la nature universelle. Par là, ­l’homme se
divinise, ou plutôt « retrouve » la divinité qui normalement lui échoit.
­L’homme est-il donc ainsi un dieu mortel, pourvu d ­ ’un corps ?
Le second point ne fait aucune difficulté : le dieu ­comme monde ou
­comme souffle unificateur est corps ; les dieux astres ont évidemment
un corps ; que l­’homme pleinement réalisé en ait un ne saurait valoir
pour ­l’empêcher ­d’être dieu, moyennant une relation à ce corps qui soit
libérée de toutes les entraves q­ u’il peut présenter. Que ­l’homme soit un
dieu mortel, à présent, ne c­ onstitue pas véritablement un paradoxe : il
­n’est même pas nécessaire ici de souligner que l­’âme du sage survit à
sa déliaison d­ ’avec le corps. Les dieux astres pourraient eux-mêmes être
dits mortels, ­puisqu’ils sont intégrés au dieu lors de la ­conflagration, seul
128 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

moment où les corps perdent ainsi leur caractéristique individuelle. Seul


Zeus, la raison universelle ou du moins sa providence, est immortel, en
ce q­ u’il c­ onstitue la raison même des cycles de l­’univers. Retrouver les
élans de la nature, ­c’est donc devenir un dieu, autre forme ­d’indépendance
suprême. ­C’est pourtant parce ­qu’il est devenu un dieu que le sage sait
que sa destinée est toujours en même temps d­ ’être sociable. La vertu a
pour ­conséquence naturelle de nous tourner vers ­l’autre, précisément
parce ­qu’on peut enfin s­’en rendre indépendant.

OIKEIÔSIS :
CADRES GÉNÉRAUX DE LA NOTION

Mon intention n ­ ’est pas ici ­d’analyser pour elle-même cette notion
fondamentale et problématique ­qu’est ­l’oikeiôsis1. Sa difficulté est avouée
par Sénèque lui-même qui ­s’excuse au début de la lettre 121 : il parle
­d’une quaestiunculam, qui l­’a « retenu assez longtemps ».
DÉFINITION : LECTURE DU DE FINIBUS III, 17

Cicéron, dans la troisième partie du De finibus examine cette tendance


première ­qu’est ­l’oikeiôsis ­comme appropriation à soi-même, assimilation
par chaque individu de sa ­constitution :
Telle est ­l’opinion de ceux dont j­’approuve la doctrine : dès que ­l’animal est
né (car ­c’est de là ­qu’il faut ­commencer ­l’exposé), il est approprié à lui-même
(ipsum sibi c­onciliari) et recommandé (­commendari) à se c­ onserver et à aimer
sa ­constitution (suum statum) et les choses qui sont propres à c­ onserver sa
­constitution, au ­contraire, il est étranger à la mort et à toutes les choses qui
semblent porter la mort2.

1 S. G. Pembroke, Oikeiôsis, p. 114-115 détourne le mot sur Chrysippe, en affirmant : « If there
had been no oikeiôsis, the would have been no stoa. » Pour un état de la question, cf. G. Striker,
« The Role of Oikeiôsis in Stoic Ethics », OSAPh, 1, 1983, p. 145-167, où l­ ’auteur propose
une autre évaluation de la doctrine : « It should be obvious that oikeiôsis did have an important
part to play, though it was probably not the foundation of stoic ethics », p. 165. Un ouvrage étudie
pour elle même la notion d­ ’oikeiôsis, en en dégageant les sources : R. Radice, « Oikeiosis »
Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi, op. cit.
2 Cicéron, Fin. III, 16.
De ­l’homme au dieu 129

La traduction de ce terme, traduit par Cicéron par ­conciliatio ou


c­ ommendatio ne rend pas forcément entièrement ­compte de tout ce que
le grec implique1. ­L’oikeiôsis se donne ­comme double tendance, double
mouvement naturel d­ ’attraction/répulsion et ­comme ­conscience de sa
­constitution, c­ omme le montre Chrysippe :
La première chose appropriée (πρῶτον οἰκεῖον) à tout animal, ­c’est sa propre
­constitution et la ­conscience ­qu’il en a (τὴν αὑτοῦ σύστασιν καὶ τὴν ταύτης
συνείδησιν). Car il ne serait pas vraisemblable que la nature ait rendu ­l’animal
étranger (ἀλλοτριῶσθαι) à lui-même, ou que, ­l’ayant créé, elle ne ­l’ait rendu ni
étranger ni approprié à lui-même. Il reste donc à soutenir ­qu’en ­constituant
­l’animal, elle ­l’a approprié à lui-même. ­C’est pourquoi ­l’animal repousse ce
qui lui est nuisible et accepte ce qui lui est approprié2.

1. Il est mouvement ­d’attraction vers soi-même – ­s’aimer, aimer sa


c­ onstitution (status, ­constitutio = σύστασις, ensemble organisé, cohérent,
le corps en tant q­ u’il est structuré). Il faut ici approndir la distinction
entre « soi » et « ­constitution », entre oikeiôsis à soi-même et oikeiôsis à sa
propre ­constitution, problème que ­l’on peut retrouver et approfondir à
partir ­d’une ­comparaison entre ce texte de Cicéron et la Lettre 121 de
Sénèque. À ce sujet, D. Lories3 se montre en désaccord avec J. Brunschwig4.
Il est inutile de distinguer, selon la première, sens de soi et amour de
1 Sur ce point, cf. par exemple Pembroke, art. cit. p. 115-116. οἰκείωσις a pour radical -οἰκ
qui signifie la maison. Cicéron ne propose pas de traduction qui se ­contenterait de calquer
le mot grec (­comme Caton l­’a prévenu auparavant : « Il ne sera pas non plus nécessaire
de rendre le terme grec par un mot latin (calqué sur lui) c­ omme ont coutume de le faire
les traducteurs à court ­d’expression… »). Il substitue à la métaphore de la maison celle
de la ­conciliatio, ­commendatio : cf. la métaphore III, 23 de la lettre de recommandation.
Outre le préfixe « cum = ­con », répété à plusieurs reprises (­con-ciliari  ; ­con-mendari (­confier) ;
­conservandum (garder)), qui suppose l­ ’accord, ici accord de soi à soi, ces mots appartiennent
à la terminologie rhétorique, politique, juridique : même sponte, de spondeo : promettre,
­s’engager solennellement  ; ­commendari, recommander etc. Cf. C. Lévy, Cicero Academicus,
p. 386-387 : « Il n­ ’en reste pas moins vrai q­ u’il a ainsi utilisé, pour désigner une tendance
naturelle ­commune, selon les stoïciens, à tous les êtres vivants, des mots appartenant au
vocabulaire des relations humaines et surtout exprimant un type de relation très répandu
à Rome. Alors que ­l’οἰκείωσις stoïcienne crée la société humaine par cercles ­concentriques
à partir de la tendance naturelle, le langage cicéronien procède de manière exactement
inverse, il humanise, ou plus exactement, il romanise, la nature »
2 D.L. VII, 85 (= SVF III, 178) (trad. LS 57A).
3 D. Lories, Le sens c­ ommun et le jugement du Phronimos, Aristote et les stoïciens, Peeters, 1998,
p. 294-304 notamment.
4 J. Brunschwig, « ­L’argument des berceaux chez les épicuriens et chez les stoïciens », Études
sur les philosophies hellénistiques, PUF, 1995, p. 69-112.
130 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

sa propre ­constitution, car ce serait projeter « dans les textes une façon
toute moderne de penser le soi – sorte ­d’entité à part (transcendantale ?)
et identifiable à rien dans ­l’individu, ni son corps […] ni aucune de ses
diverses facultés, pour ­s’étonner ensuite que les textes ­n’adhèrent pas
parfaitement à cette image1».
Soi et c­ onstitution sont inséparables : « il y a une ­conception unitaire
du soi visé », le soi étant indissociablement sa ­constitution. J. Brunschwig,
toujours selon D. Lories, ­commet ainsi la faute ­d’ « hypostasier la dis-
tinction entre ­constitutio momentanée et le soi permanent ». Le problème
vient de Sénèque, qui montre la permanence du moi, malgré les diffé-
rences de ­constitutions dans le temps :
Ce ­n’est pas la même chose en effet que ­l’âge du nourrisson, celui de ­l’enfance,
celui de l­ ’adolescence et celui de la vieillesse : je suis cependant le même que le
nourrisson, l­ ’enfant et l­ ’adolescent que je fus. Ainsi, bien que la c­ onstitution
de chacun ne soit jamais la même, ­l’appropriation à sa propre ­constitution est
la même (­conciliatio c­onstitutionis suae eadem est). Car ce n­ ’est pas à un enfant,
ni à un jeune homme, ni à un vieillard, mais à moi-même que la nature
­m’approprie (me natura ­commendat)2.

La question ne se pose pas tant dans cette distinction entre ­constitution


et soi, qui effectivement serait fautive, que dans une distinction à des
fins d­ ’exposition entre deux oikeiôseis, qui n­ ’engage en aucune façon une
distinction entre les objets sur lesquels elles portent. Il n­ ’y a pas un soi
permanent mais une appropriation permanente de ­l’âme à elle-même,
qui fait q­ u’elle ne s­’approprie pas autre chose q­ u’elle-même, malgré la
différence de c­ onstitution du corps, cela parce ­qu’elle s­’approprie en
revanche une c­ onstitution toujours différente. D ­ ’une certaine manière,
on pourrait dire ­qu’il y a ­d’une part la forme de la ­conciliatio (grossiè-
rement : ­l’âme se percevant elle-même dans une ­constitution – elle ne
pourrait guère se percevoir autrement q­ u’incarnée, puisque mélangée
intégralement au corps3) et la ­conciliatio de telle ­constitution actuelle.

1 D. Lories, op. cit., p. 292, n. 207.


2 Sénèque, Ep. 121, 16.
3 Hiérocles, LS 53B6-7, montre ainsi cette auto-perception de ­l’âme qui résulte de la résis-
tance du corps : « Car en ­s’étendant et en se relâchant, ­l’âme va frapper toutes les parties
du corps, p­ uisqu’elle est mêlée à toutes et en les frappant elle est elle-même frappée en
retour. En effet, le corps, c­ omme l­’âme, oppose une résistance ; et ­l’affect qui en résulte
est à la fois une pression ­conjointe et une résistance réciproque. »
De ­l’homme au dieu 131

J. Brunschwig remarque ainsi un changement théorique et méthodolo-


gique dans ­l’exposition de ­l’oikeiôsis, où Sénèque « semble-t-il » distingue
« ­conscience de soi proprement dite, c­ ’est-à-dire […] la c­ onscience que
­l’âme, ou du moins sa partie majeure, a d­ ’elle-même » et « sentiment de
notre propre c­ onstitution, dont ­l’objet spécifique est la présence de ­l’âme
dans l­’ensemble du corps », ce qui permet au philosophe de résoudre
­l’objection classique faite aux stoïciens : ­comment assumer le bond fait
par les stoïciens entre les premières tendances, qui portent l­’être à se
­conserver (suivre la nature : se ­conserver) et la sagesse, qui ­consiste à
suivre sa nature ­d’homme (la raison)1 ?
Sénèque résout ingénieusement ce problème en utilisant la distinction entre
οἰκείωσις à soi-même et οἰκείωσις à sa propre c­ onstitution. […] Chaque âge
possède sa ­constitutio spécifique, qui est munie ­d’une ­conciliatio particulière
[…] ; mais la forme de cette ­conciliatio reste invariable et c­ ’est ce qui nous per-
met de nous référer à une οἰκείωσις permanente de l­ ’individu à lui-même2.

Roberto Radice c­ onfirme ce point, en montrant que la c­ onstitution


correspond au stade du développement de ­l’individu, tandis que le soi est
« ­l’elemento di c­ ontinuità che lega questi stadi3 ». L­ ’âme, totalement mélan-
gée au corps, en se percevant, se perçoit, répétons-le, c­ omme incarnée
et incarnée dans telle ­constitution et cela dans le même mouvement.
­C’est pourquoi on peut du reste c­ omprendre la définition stoïcienne de
la ­constitution que donne Sénèque (­c’est son interlocuteur fictif qui parle
et il souligne la perplexitas et la subtilitas de cette définition) : « principale
animi quodammodo se habens erga corpus4 » (la partie principale de ­l’âme
qui se ­comporte ­d’une certaine façon envers le corps). La partie hégé-
monique de ­l’âme reçoit en effet les informations des souffles des sens,
diffusés et tendus dans tout le corps et, percevant ces informations, elle
se perçoit elle-même les percevant5.

1 Voir ibid., § 14.


2 J. Brunschwig, ibid.
3 R. Radice, op. cit., p. 187. Cf. également p. 188 le c­ ommentaire du passage de Sénèque.
4 Sénèque, ibid., § 10.
5 Le texte de Hiérocles précédemment cité (éléments ­d ’éthique, col III, 56) permet de
­comprendre ce dernier point. Voir B. Inwood, « Hierocles : Theory and Argument in
the Second Century AD », OSAPh 2 (1984) 151-183, qui montre que ­l’oikeiôsis dont parle
Hiérocles est oikeiôsis à sa propre c­ onstitution, c­ ’est-à-dire à soi-même. Voir également
R. Radice, op. cit., p. 189-196.
132 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

2. ­L’oikeiôsis se redouble en un mouvement ­d’attraction et de répulsion


vers les choses utiles ou nuisibles à la ­conservation de l­ ’être. Il ­s’agit là
­d’une première tendance qui est indissociablement centrifuge et centripète1 :
évaluation de ce qui est « à choisir » ou « à fuir », dont l­’amour de sa
­constitution, qui découle de la perception de soi – sentiment de soi –
donne la règle. Cicéron ­confirme ce point dans ­l’exemple ­qu’il propose
à la suite du passage cité :
­ u’il en est bien ainsi, ils le prouvent par le fait que, avant que le plaisir
Q
ou la douleur ne les touchent, les petits recherchent les choses utiles à leur
­conservation et repoussent leurs c­ ontraires, ce qui ne serait pas, s­ ’ils n­ ’avaient
pas le sentiment d ­ ’eux-mêmes (nisi sensum haberent sui) et par là, s­’ils ne
­s’aimaient pas eux-mêmes eux et ce qui leur appartient. De cela, on doit
­conclure que le principe est tiré du fait de s­ ’aimer soi-même (a se diligendo)2.

Grossièrement, on pourrait dire que ­l’oikeiôsis est à la fois ce qui pousse


tout être vivant à se ­conserver, ce qui nous donne le mode ­d’emploi de
notre ­constitution (un art, une technique innée, ­comme le dit Sénèque3,
une technique d ­ ’usage – « aucun animal ne débute en novice dans
­l’utilisation ­qu’il fait de lui-même »), et ce qui fait que l­ ’être vivant est
adapté à lui-même. Que l­’oikeiôsis n­ ’ait aucune autre fin q­ u’elle même,
on le voit dans la Lettre 121 de Sénèque : même s­’il doit souffrir pour
cela, l­ ’animal recherche cette c­ onstitution naturelle, c­ omme le montre
­l’exemple de la tortue, qui, l­ orsqu’elle est renversée, ne cesse de s­ ’efforcer
de se rétablir dans sa position naturelle4.
Chez ­l’homme, cependant, cette appropriation est appropriation à la
nature rationnelle. Les trois derniers livres du De finibus se font ­l’écho
de la difficulté de la doctrine stoïcienne, sur ce point en butte à la cri-
tique des Académiciens : c­ omment passe-t-on de la nature à la nature
humaine ? Situons-en très rapidement la problématique : ­comment accorder
­l’antinomie repérable entre tendance et sagesse ? La sagesse ­consiste à suivre

1 Cette double fonction de la tendance est particulièrement frappante dans le texte de


Diogène Laërce précédemment cité. Sur les différences ­d’exposés entre Diogène Laërce
et Cicéron, cf. J. Brunschwig, op. cit. p. 91-92. Voir également M. R. Wright, « Cicero on
self love and love of Humanity in De finibus 3 », Cicero the Philosopher, Twelve Papers, éd.
J. G. F. Powel, Oxford Clarendon Press, 1999, p. 171-195, not. p. 174.
2 Cicéron, Fin. III, 16.
3 Sénèque, Ep. 121, 5.
4 Sénèque, Ep. 121, 8.
De ­l’homme au dieu 133

la nature, agir c­ onformément à la nature, mais les stoïciens, dira Cicéron


au livre IV, coupent la nature humaine en deux, le corps et ­l’âme : les
biens du corps sont indifférents (et à ce titre, peuvent être des préférables),
tandis que la vertu, (­c’est-à-dire ce qui est à rechercher, le souverain bien)
est bien de l­’âme, rationnel. Comment assumer le bond fait par les stoï-
ciens entre les premières tendances, qui portent ­l’être à se ­conserver et la
sagesse, qui c­ onsiste à suivre sa nature ­d’homme (­c’est-à-dire la raison)1 ?
Caton tâche dès lors, avant cette critique, ­d’établir la ­continuité
sans hiatus du processus qui ­concilie tout vivant à ses tendances et qui
­concilie l­ ’homme à la sagesse : dans un premier temps, il montre que la
­connaissance est recherchée pour elle-même, les représentations catalep-
tiques sont recherchées, parce que cet acte de saisie de ­l’évidence (marque
distinctive de la représentation cataleptique) est élan vers lui-même,
pour lui-même : ­l’acte de saisie de la vérité a en lui-même ce vers quoi
il tend, parce q­ u’il est à la fois d­ ’une part accueil de la représentation
vraie, ­d’autre part ­comme aspiré par cette évidence et ­confirme cette
évidence par ­l’assentiment, qui est un aspect de cette tendance fonda-
mentale q­ u’ont les hommes à vouloir le vrai2. ­C’est pourquoi les petits
­d’homme3 sont naturellement portés à la ­connaissance et nous voyons

1 Sur cette question, cf. C. Lévy, Cicero Academicus, p. 415-417. L ­ ’auteur reconstitue la
réfutation cicéronienne dans le syllogisme suivant : « – Les stoïciens proclament que la
nature nous a recommandés à nous-mêmes et que ­c’est dans cet amour de la vie ­qu’il
faut trouver la définition du souverain bien. – Or l­’homme est c­ omposé d ­ ’une âme et
­d’un corps. – ­S’il veut persévérer dans son être, il lui faut donc assurer la sauvegarde de
­l’un c­ omme de l­’autre. » Avec ce c­ ommentaire (p. 415) : « Les stoïciens sont accusés de
ne pas avoir respecté cette logique, ils ont oublié les premières données et ils se sont donc
montrés infidèles à leurs propres principes. »
2 Un texte du Lucullus de Cicéron montre très bien cela, en liant du reste οἰκείωσις et
συγκατάθεσις : Luc. 38 (= LS 40O) : « Il est nécessaire ­qu’une balance ­s’incline sous le
poids dont on charge un plateau et de même ­l’âme se plie à ­l’évidence ; tout de même
­qu’un être ne peut pas ne pas désirer ce qui ­convient à sa nature (les Grecs donnent à cela
le nom ­d’οἰκεῖον), il ne peut pas ne pas adhérer à ­l’évidence, quand elle s­ ’offre à lui. »
3 Cicéron Fin. III, 17 : « Cela, de fait, on peut ­s’en rendre ­compte chez les petits, que nous
voyons se réjouir, même si cela ne leur rapporte rien, ­s’ils ont trouvé, en raisonnant,
quelque chose par eux-mêmes. » Il faut souligner que Cicéron utilise ici le terme « parui »
et non infantes : il ne parle donc pas des tout petits, des enfants, dont on sait ­qu’ils sont
sans raison. Cf. B. Inwood, « Hierocles : Theory and Argument », p. 175, note 28, qui
­considère ce passage c­ omme une interpolation fautive de Cicéron : cette hypothèse n­ ’est
pas nécessaire, on peut penser que Cicéron insiste au ­contraire sur la ­continuité natu-
relle entre ­l’enfant et le petit homme de plus de sept ans. Voir aussi du même auteur
Ethics and Human Action in Early Stoicism, p. 187, où B. Inwood montre que cet intérêt
134 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

toujours cela dans les incessantes questions des enfants (­qu’est-ce que
­c’est ? pourquoi ?). L­ ’enfant, après avoir fait l­ ’apprentissage de son corps,
fait l­’apprentissage de sa raison : il n­ ’a pas toujours ­d’utilité directe à
raisonner pour découvrir telle ou telle chose.
De fait, il importe de bien voir que ­c’est la même tendance à la
­conservation de l­’être qui préside à la recherche du vrai. Il n­ ’y a aucune
utilité dans la ­connaissance, hors cette c­ ompréhension intellectuelle. Il faut
en déduire alors que ce mouvement de la raison qui enquête, recherche la
vérité et qui la perçoit (ce qui est proprement ­l’acte de la ­connaissance) est
­d’une part totalement gratuit et ­d’autre part, participe du mouvement de
­l’oikeiôsis1. ­D’où la transition entre l­’instinct de c­ onservation et l­’instinct
qui nous pousse à ­connaître, transition qui va de soi2. On peut donc
dire que la nature pousse ­l’homme vers ce qui est bon pour lui et ­c’est
un même processus qui gouverne ­l’acte de ­connaissance. Cicéron rend
­compte de ce passage des premières tendances à ­l’harmonie avec la vertu :
Ce qui est premier, en effet, ­c’est cet attachement à lui-même de ­l’homme
(­conciliatio hominis) à ces choses qui sont c­ onformes à la nature (secundum naturam).
Mais aussitôt ­qu’il a saisi la ­connaissance, ou, mieux, la notion (­qu’ils appellent
­l’ἔννοια), à savoir quand il a c­ onstaté la suite ordonnée et même, pour ainsi dire,
­l’accord, des choses ­qu’il doit faire (rerum agendarum ordinem et, ut ita dicam,
­concordiam), ­c’est à cet accord ­qu’il donne bien plus de valeur, plutôt ­qu’à tous
les premiers objets ­qu’il avait aimés et ainsi par la ­conception et par la raison
il en a ­conclu de décider que ­c’est dans cet accord que réside ce souverain bien
de ­l’homme, ce bien qui pour lui-même doit être célébré et recherché (expec-
tandum). Et, p­ uisqu’il est placé dans ce que les stoïciens appellent ὁμολογία,
que nous appellerons, si ­l’on veut, c­ onformité (­conuenientiam), puisque donc en
elle est ce bien auquel toute chose doit être rapportée, les actions morales et
la moralité elle-même, qui seule peut être ­comptée parmi les biens et même
si elle naît plus tard, elle est cependant ce qui seul, en raison de son essence
propre et de sa dignité doit être recherché ; tandis q­ u’aucune des tendances
premières de la nature n­ ’est à rechercher pour elle-même3.

pour la psychologie des enfants n­ ’est pas le fait des sources anciennes. Enfin, ­contra, voir
G. Pembroke, « Oikeiôsis », art. cit., p. 120-121.
1 ­C’est du reste ce ­qu’un autre texte du Lucullus postule et cette notation de Caton ici est
en accord avec une remarque de Cicéron au livre II, 46 : « La nature a encore mis en
­l’homme ­l’envie de découvrir la vérité… »
2 V. Goldsmidt, Le système stoïcien…, p. 57 : « Il ­s’agit, chaque fois, de nous insérer dans
un dynamisme naturel et facile, en sorte que ­l’élan ainsi acquis nous porte à prolonger
le mouvement initial et reçu ­jusqu’à cette tension qui nous associe à la nature entière. »
3 Cicéron, Fin. III, 21.
De ­l’homme au dieu 135

La première phrase de ce passage restitue la séquence, les degrés, de


l­’accession de ­l’homme à la vertu. Dans la première phrase, le « pre-
mier » est à prendre dans le sens chronologique. Caton introduit une
inversion entre un sens chronologique (« quamquam post oritur ») et un
sens axiologique. Le petit d­ ’homme est ­d’abord un animal qui apprend
à se rendre adéquat à sa nature (le mot nature est alors à prendre au
sens de « sa nature », c­ ’est-à-dire principe de spécificité, ici encore indif-
férencié par rapport à l­ ’animal). Chaque vivant a une nature telle ­qu’il
­s’adapte à celle-ci par instinct. Mais peu à peu, chez l­ ’homme, la nature
« instinctive » cesse ­d’être le principe moteur de ses actions et de sa vie
(cette vie ­n’est plus guidée, c­ omme chez les animaux, par ­l’instinct) :
sa raison prend le relais. Dès lors, ce qui était de ­l’ordre ­d’une loi de
nature à laquelle l­ ’enfant, encore animal, obéissait sans distance devient
une règle ­qu’on pourrait appeler, avec R. Radice, pré-morale1.
Pour l­ ’homme, être rationnel, la raison ne se superpose pas aux ten-
dances2 mais les tendances se découvrent rationnelles3. Peu à peu le petit

1 ­C’est là ce que R. Radice, op. cit., p. 197, appelle le passage ­d’une oikeiôsis ­conservatrice
à une oikeiôsis déontologique. Le passage se trouve en Fin. III, 20 : lorsque Caton énonce
­d’abord la définition de la valeur (a de la valeur ce qui est ­conforme à la nature et à la vie) :
« Les stoïciens disent ­qu’est pourvu de valeur (­c’est, je crois, ainsi ­qu’il faut ­l’appeler) ce
qui est soit lui-même en accord avec la nature, soit de nature à produire quelque chose
qui est tel ; par là même, il est digne d­ ’être sélectionné, du fait ­qu’il a un certain poids
qui lui donne de la valeur (ce q­ u’ils appellent axia), alors que son c­ ontraire est dépourvu
de valeur » (trad. LS 54D). Il dérive ensuite de cette définition descriptive une règle :
« Ces principes étant ainsi établis que les choses c­ onformes à la nature doivent être prises
pour elles-mêmes et que leurs c­ ontraires doivent être de la même manière être rejetés, la
première fonction propre (je traduis ainsi kathèkon) est de se c­ onserver dans sa c­ onstitution
naturelle ; ensuite, de s­ ’attacher aux choses qui sont c­ onformes à la nature et de repousser
celles qui lui sont ­contraires » (trad. ibid.). R. Radice lit les deux passages ainsi : « Vale la
pena di domandarsi quale rapporto esiste fra la precedente formulazione del principio di sussistenza
e questo primo dovere. Il ­contenuto, naturalmente, è lo stesso, ma la forma in cui si esprimono le due
leggi è diversa. La prima suona : ogni animale si assume il c­ ompito della propria c­ onservazione ;
la seconda : ogni animale deve assumersi il ­compito della propria ­conservazione. Se una ha
­l’aspetto descrittivo di una legge fisica, ­l’altra ha ­l’aspetto prescrittivo di un imperativo morale
o premorale. »
2 É. Bréhier, Chrysippe et ­l’ancien stoïcisme, p. 224 sqq. : « Ce ­n’est pas la tendance qui, par
un progrès, se réfléchit ; ­c’est la raison qui s­’empare de la tendance pour la pénétrer. »
­L’image ne doit pas faire oublier cependant q­ u’on ne saurait penser en l­ ’homme la tendance
­comme élément irrationnel.
3 Cf. à ce titre le § 23 : « ­L’appétition de l­ ’âme, que les Grecs appellent ὁρμή semble nous
avoir été donnée, non pas pour un genre de vie quelconque, mais en vue d­ ’une forme
­d’existence déterminée ; de même aussi la raison et la raison dans son achèvement. »
136 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

d­ ’homme devient capable de détecter ­l’ordre des ­convenables et de le


­comprendre. La tendance est alors transformée par cette ­compréhension.
La psychologie stoïcienne explique parfaitement cela par la référence aux
ennoiai. Le témoignage d­ ’Aëtius auquel il a déjà été fait allusion1 permet
de mieux c­ omprendre leur fonctionnement : l­’hegemonikon du bébé est
­comme une feuille de papyrus, vierge et qui attend d­ ’être écrite. D ­ ’une
part se forment alors des ­concepts que les stoïciens grecs appellent des
prolepseis : ce sont des ­concepts formés directement par ­l’expérience
sensible et la mémoire ­qu’on en garde (généralisation etc.), ­d’autre part
les ennoiai ­constituées par l­ ’enseignement et l­ ’étude, travail de l­ ’esprit.
­D’une manière générale, les stoïciens ­confondent très souvent les deux.
La « prénotion » du bien se forme donc par la répétition des choix du
­convenable, cette répétition induisant la découverte de la véritable fin :
non pas ­l’objet des c­ onvenables, mais la forme même, si l­ ’on peut dire,
du choix du ­convenable. Ce que la raison opère ici, ­c’est une généralisa-
tion de ce ­qu’il y a de ­commun à toutes les ­conduites ­convenables. On
voit que ­c’est à partir du plus humble niveau de la nature, qui est la
­conservation de soi, que se forme effectivement la notion du bien et ­c’est
de là que la moralité dérive, sans saut. ­L’expérience étant un ensemble
cohérent de représentations, on retrouve la généralisation du principe
­commun, qui devient choix du bien dans la vertu.
Ce ­commun saisi, ­c’est ­l’accord, cet ordre qui fait que ­l’on choisit
toujours la nature, ou selon la nature. On passe dans le texte de la réfé-
rence à l­ ’oikeiôsis c­ omme instinct à la prise en c­ onsidération de l­ ’harmonie
avec la nature : il y a toujours, de ­l’instinct à la raison, cet accord intime
de ­l’individu à la nature, sauf que de ­l’oikeiôsis à l­’homologia, il y a le
logos qui s­’inscrit dans la relation de l­’homme à lui-même. Avec cette
« ­convenientia » de Cicéron, on passe à la définition la plus canonique de
la vertu : vivre c­ onformément à la nature, définition q­ u’on trouve depuis
Zénon : « ὁμολογουμένως τῇ φύσει ζῆν2 ». Cette homologia est la forme
la plus haute de la vertu pour ­l’homme qui vit ainsi en accord avec la
nature, non plus cette nature instinctive mais sa nature ­d’homme, qui
­s’accorde au plus au point et au plus intime avec la nature, entendue
­comme le principe de développement des choses. Dès lors, la vertu est

1 SVF II, 83 = LS 39E.


2 Fin. IV, 14 tendrait à prouver que la formule est déjà celle-là depuis Zénon.
De ­l’homme au dieu 137

détachée de tout lien avec le besoin ou avec la seule inclination, elle est
proprement absolue. Elle est le bien q­ u’on doit rechercher pour lui-même,
sans que soient disqualifiés, au passage, les buts des inclinations – mais
ils ne sont plus au même niveau.
Il reste à analyser ce changement de priorité1 : du premier chronolo-
gique au premier selon la raison, qui vient seulement après dans ­l’ordre
chronologique. Cicéron insiste ici sur le caractère génétique de la moralité.
Sa parenté avec la raison fait ­qu’elle naît après les tendances naturelles et
elle naît ­d’elles, pour les dépasser ensuite. La ­construction de la phrase
manifeste bien ce changement de perspective : « quamquam » : ­concession,
tamen : opposition. La c­ oncession ne fonctionne ici même pas c­ omme
une objection : elle est prévenue avant même d­ ’être proposée, puisque la
moralité est appelée, avant la c­ oncession (quamquam), le seul bien. Dans
ce passage, on trouve déjà ce que va dire Caton dans le §23 : les tendances
nous recommandent à la sagesse, à la ­conformité à la nature et c­ ’est à
elle seule que ­l’on ­s’attache, ­comme il arrive souvent que, lorsque des
personnes aimées nous recommandent ­quelqu’un, nous nous attachions
plus à cette personne ­qu’à celles qui nous ­l’ont recommandée. ­C’est en
effet la moralité qui a une force suffisante (uis) pour nous attacher à elle,
parce que nous lui sommes dès le début recommandés.
­L’OIKEIÔSIS CHEZ MUSONIUS :
LA QUESTION DES GERMES DE VERTU

Que ­l’homme soit né pour la vertu2, Musonius le démontre dans le


traité II, sans titre. Nous avons tous une idée de ce q­ u’est la vertu, sans
que jamais personne ne nous ­l’ait pourtant enseignée :
Et, tout simplement, si ­l’on demandait à ­quelqu’un ­s’il se voit bon ou bien
méchant, il dirait ­qu’il est bon, tout en étant incapable de dire ni par quel

1 Ce changement de priorité n­ ’est pas un second type d­ ’oikeiôsis, c­ omme le propose par
exemple S. G. Pembroke, art. cit., p. 117. Si ­l’on peut penser en effet q­ u’il y a plusieurs
oikeiôseis (oikeiôsis à soi-même, à sa ­constitution), cette oikeiôsis est ici une modalité de
­l’appropriation de soi-même à sa propre ­constitution : ­c’est une variation du processus,
non pas un processus différent.
2 Titre attribué au traité II, qui ­n’en ­comporte pas, par A. Jagu (p. 25) ; Festugière pro-
pose : « Que tous les hommes ont une inclination naturelle pour la vertu » (p. 54), ce qui
semble, en ­l’absence de tout titre en grec, une meilleure approche du propos musonien :
­c’était déjà celle de C. Lutz (p. 37) : « That man is born with an inclination toward virtue. »
­L’expression «  τὸ πρὸς ἀρετὴν γεγονέναι τὸν ἄνθρωπον » figure dans le texte (p. 7, 8).
138 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

professeur de moralité, ni par quelle science de la vertu ou quel exercice il


a obtenu ­d’être formé. Cela donc ­n’est la preuve de rien ­d’autre que le fait
­qu’il existe un fondement naturel de ­l’âme de ­l’homme (ὑποβολὴν τῇ τοῦ
ἀνθρώπου ψυχῇ) pour la moralité et q ­ u’il y a un germe de vertu (σπέρμα
ἀρετῆς) en chacun de nous1.

­C’est en se fondant sur le sens c­ ommun que Musonius raisonne :


nous jugeons tous naturellement ­qu’il est bon ­d’être bon, mauvais ­d’être
mauvais, sans être sur ce point instruits et, de fait, les philosophes ne
sont pas forcément jugés plus c­ ompétents que tous les autres dans l­ ’usage
de cette vertu2 – au ­contraire de tous les autres arts (autres que celui de
la vie), où la c­ ompétence exige un savoir spécifique. Nous avons donc
tous un certain savoir sur la vertu, qui suffit amplement à une pratique
naturelle de la vertu, ou plutôt au sentiment q­ u’il vaut mieux la pratiquer,
­lorsqu’on est homme, sous peine de passer à côté de ce q­ u’est ­l’homme :
nous nous persuadons que nous sommes bons, même si c­ ’est faux et
avons honte ­d’avouer que nous ne le sommes pas3. Le savoir ­commun sur
la vertu est un savoir impuissant à engendrer l­’action vertueuse et une
adhésion totale à la vertu. En d­ ’autres termes, nous avons c­ omme des
traces de vertu, q­ u’il faut cependant faire ­l’effort de parcourir pour être
effectivement vertueux. Ce que Musonius appelle « fondement et germe »
de la vertu. Dans les c­ onditions normales, c­ ’est à dire les plus proches
de la nature, le germe se développe correctement : ce développement
est en fait l­ ’effectivité d­ ’une pratique motivée de la vertu, assentiment à
­l’action droite. Musonius déploie donc une double vision de ­l’homme :
­d’une part, il a une vocation naturelle à pratiquer la vertu, en ce sens,
tout homme peut être philosophe, ou, plus précisément, a de quoi ­l’être.
­D’autre part, nombreux sont ceux en lesquels est étouffé le développement
du germe, sans cependant le détruire : il s­’agit là d­ ’une évocation des
causes du vice et en même temps de montrer que le vice ­n’annule pas
la vérité de la vertu – ­c’est la possibilité du progrès qui est ici engagée.
Ce mot, « germe », désigne non seulement le fondement de la préno-
tion du bien, sa possibilité inscrite dans l­ ’âme du petit d­ ’homme, mais

1 Musonius, II, p. 7, 16 – 8, 2.


2 Ibid., p. 7, 3-4 : « ἐν δὲ τῷ βίῳ οὐκέτι μόνον ἀναμάρτητον εἶναι τὸν φιλόσοφον ἀξιοῦσιν,
ὃς δοκεῖ μόνος ἐπιμελεῖσθαι ἀρετῆς… » : « Et dans la vie, au ­contraire, personne ne juge
seul le philosophe infaillible, lui qui semble seul se préoccuper de la vertu… »
3 Ibid., p. 8, 2-5.
De ­l’homme au dieu 139

aussi la référence à l­’attitude pratique qui naturellement doit ou devrait


découler de cette prénotion. ­L’image du germe de vertu, ou ­d’une vertu,
doit être prise très au sérieux, d­ ’une part parce q ­ u’elle est récurrente
dans le stoïcisme romain, ­d’autre part, parce q ­ u’elle éclaire par une
autre voie un problème technique très important et redoutable, à savoir
celui de la relation entre la représentation ­compréhensive et ­l’action.
Quel est le statut de cette c­ ompréhension du bien que nous avons tous
et qui, cependant, ­n’est que peu souvent totalement c­ omprise ? On la
­comprend tellement peu que certains se disent bons (preuve ­qu’ils ont
au moins une idée schématique de ce ­qu’est le bien), sans ­l’être effecti-
vement, tandis que ­d’autres ont honte ­d’avouer ­qu’ils ne sont pas bons,
montrant par là une c­ onnaissance de ce qui est bon, sans cependant que
cette c­ onnaissance ne soit suivie d­ ’effets. Ceux-là en somme incarnent le
très classique problème uideo meliora proboque, deteriora sequor, alors même
que cette c­ onnaissance se donne c­ omme c­ ontenu et tout en même temps
injonction à se c­ onformer à ce c­ ontenu1. « Il nous faut être totalement
bons » : cela veut dire que nous sommes équipés par la nature pour
savoir ce q­ u’est le bien. Mais alors que cet équipement devrait être suivi
­d’effets, à savoir gouverner notre action, ça ­n’est pas toujours le cas. Or le
simple fait ­d’être homme a pour ­conséquence nécessaire la ­connaissance
du bien, qui n­ ’est pas un donné extérieur, mais une donnée de la nature
humaine, en ce que celle-ci a la raison en partage.
La distinction entre, d ­ ’une part, les fondements2 et, d
­ ’autre part, le
germe de vertu chez Musonius, doit être ­comprise c­ omme ­l’association
de ce qui rend possible le développement du germe et du germe lui-
même. Ce dernier est ce qui justifie et rend pensable le développement
progressif de la vertu en l­’homme. Il y a dans le germe la raison, à
entendre ici ­comme le plan, du développement de la vertu, ­comme ce
­n’est pas la plante qui se trouve dans le germe, mais à la fois les éléments
qui la c­ onstituent et la loi de son développement. L­ ’idée de germination
évoque irrésistiblement une pensée du temps qui doit être rapprochée
de celle que propose Cicéron, dans le De divinatione :

1 Musonius, II, p. 8, 2-5 : « Parce q­ u’il nous faut être totalement bons, les uns, nous nous
persuadons faussement que nous sommes bons ; les autres, nous avons honte ­d’accorder
que nous ne le sommes pas. »
2 La double notion de fondement et de germe de vertu se retrouve, presque en ces termes,
dans la Lettre 108 de Sénèque.
140 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Car les choses, qui sont à venir, n­ ’existent pas subitement, mais cela ressemble
au déroulement d­ ’un câble, c­ omme le passage du temps (traductio temporis),
qui ne produit rien de nouveau et déploie chaque chose l­ ’une après l­ ’autre1.

On retrouve cette idée d­ ’un déploiement du temps, selon la raison


du destin, dans le développement des raisons séminales2 et cette idée,
appliquée au processus de développement de la vertu, doit nous faire
­comprendre que la vertu ­n’est pas donnée déployée dès la naissance (la
présence du germe indiquant néanmoins ­qu’elle est donnée), mais ­qu’elle
suit, parce q­ u’elle lui est totalement liée, le développement de la raison
en l­ ’homme. Ce qui illustre l­ ’explication sénéquienne, dans la Lettre 121,
du développement c­ ontinu et parallèle du sentiment de la c­ onstitution
et de celle-ci, tandis que ­l’intérêt pour cette ­constitution reste iden-
tique. Nous avons tous un germe de vertu à la naissance (ce pourquoi
nous sommes nés pour la vertu), dont le développement organise notre
­constitution en vue de cette même vertu.
Épictète fait référence à des éléments très suffisants pour opérer des
rapprochements fructueux avec Musonius, même si on ne trouve pas
chez lui rigoureusement la même expression, p­ uisqu’en deux endroits
dans les Entretiens le philosophe propose ­l’image des germes. La pre-
mière suffit à montrer la pertinence du rapprochement, puisque sont
mentionnés les germes de générosité :
<­j’ai peur> ­qu’un jeune homme généreux, ayant entendu ces doctrines, ne
reçoive une impression de celles-ci ou même ­qu’impressionné, il ne détache
ses germes de générosité (τὰ τῆς εὐγενείας σπέρματα)3.

Le jeune homme bien né, généreux, ­l’est par la présence des germes de
générosité : à savoir, si ceux-ci sont en mesure de se développer (non
développés, ils sont dispositions, hexeis), alors, on peut appliquer au jeune
homme le nom de la vertu (ce qui explique la possibilité ­d’un progrès
sinon étrange de la vertu vers la vertu).
1 Cicéron, De divinatione, I, 56, 127.
2 SVF II, 306 = LS 46A : « Les stoïciens sont ­d’avis que le dieu est intelligent, un feu artiste,
qui pas à pas avance à travers la génération du monde, qui a embrassé toutes les raisons
séminales, selon lesquelles chaque chose se développe selon le destin »). Cf. J. Moreau, in
­L’âme du Monde, de Platon aux stoïciens, Georg Olms Hildesheim, 1965, p. 169 qui montre
toutes les c­ onséquences du « modèle embryologique » de la cosmologie stoïcienne. Il faut
voir dans l­ ’expression σπέρμα αρετῆς une ­conséquence de ce modèle lui-même.
3 Épictète, Diss. 2, 20, 34.
De ­l’homme au dieu 141

La seconde est insérée dans un développement un peu plus c­ omplexe


sur le philosophe et sa formation1. Partant du principe très général et,
dans la Rome du ier siècle, très développé, que le philosophe ne ­consiste
pas dans ses cheveux, sa barbe, ou son manteau (ce sur quoi Musonius,
nous ­l’avons vu, insiste lui aussi), Épictète en vient à dresser un portrait
du vrai philosophe (Socrate, philosophe modèle et le Cynique, prêtre de
la philosophie), pour déterminer ensuite sa formation2. Celle-ci doit être
lente et c­ onsiste tout entière dans le fait de laisser croître à son rythme
la vertu et lui donner les c­ onditions optimales pour cette bonne crois-
sance (tant il est vrai, ­qu’il faut associer le soin au développement de la
nature). D­ ’où l­ ’image du germe : le philosophe se développe c­ omme un
germe ; ­s’il se développe trop vite, il risque de geler ou ­d’être brûlé. Tout
­l’intérêt de ce passage réside dans le statut du temps : la maturation
ne peut ­connaître aucun autre rythme que celui du développement du
germe, qui est le seul, unique et véritable référent. Les ­conséquences
sont essentielles :
Laisse-nous donc mûrir ­conformément à la nature (κατὰ φύσιν πεπανθῆναι).
Pourquoi nous dépouilles-tu ? Pourquoi uses-tu de violence ? Laisse la racine
grandir (Ἔασον τὴν ῥίζαν αὐξηθῆναι), puis recevoir son premier nœud, puis
son second, puis son troisième, alors de cette façon, le fruit sera forcé de
produire sa nature (ὁ καρπὸς ἐκβιάσεται τὴν φύσιν), que je le veuille ou non3.

Les derniers mots sont importants : le temps de la maturation ­n’est


pas une donnée psychologique. Il est le corrélat objectif des transfor-
mations ­qu’occasionne le développement du germe et brusquer ces
transformations, ­c’est affaiblir et annuler le développement. Ce ­qu’il
faut alors, c­ ’est laisser faire, mais un laisser-faire actif, tendu vers le but.
Se laisser faire par la nature, pour être c­ onforme à la nature, c­ ’est là ce
que l­’image du germe fait c­ omprendre. ­C’est alors surtout la suite de
ce texte ­qu’il faut souligner :
Qui en effet, devenu gros (ἐγκύμων γενόμενος) et plein de dogmes aussi
importants, ne perçoit pas ­l’équipement qui est le sien (τῆς αὑτοῦ παρασκευῆς)
et ne s­ ’élance pas vers les œuvres proportionnées ? Mais un taureau ­n’ignore
pas sa propre nature ni son équipement, quand paraît quelque bête féroce et

1 Épictète, Diss. 4, 8.
2 Épictète, Diss. 4, 8, 34-43.
3 Ibid., 40.
142 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

il ­n’attend pas ­d’être excité, ni le c­ hien, ­lorsqu’il voit quelque animal sau-
vage : quant à moi, qui tiens ferme ­l’équipement ­d’un homme de bien (τὴν
ἀνδρὸς ἀγαθοῦ παρασκευήν), je resterais à attendre que tu m ­ ’équipes pour
ces œuvres qui me sont appropriées ? Pour l­’instant, cependant, je ne les ai
pas encore, crois-moi1.

Il ­n’est pas anodin ­qu’Épictète utilise ici le vocabulaire de la gestation


(ἐγκύμων) pour désigner les ­conséquences sur l­ ’individu du développe-
ment du germe : ce développement est c­ omparable en effet à celui d­ ’un
fœtus – ­c’est en effet l­ ’humaine c­ ondition elle-même qui est en gestation
et qui donne naissance à ­l’homme de bien. Cette humaine ­condition
est exprimée et se c­ onstitue dans et par ces « dogmes2 », à méditer, à
ressasser, méditation et ressassement ­constituant la ­condition même
du laisser-faire actif précédemment évoqué. La réalité de l­ ’être humain
­n’émerge que de la vie profonde de ces dogmes, mais, parce ­qu’il est
immédiatement adapté à lui-même, ­l’homme perçoit ce mouvement
secret de sa nature, ­l’oikeiôsis.
­L’expression sperma aretês ­n’apparaît pas dans ­l’index des Stoicorum
Veterum Fragmenta ­d’Adler, ce qui semblerait indiquer que l­ ’expression
­n’est pas thématisée par le stoïcisme hellénistique. On trouve néanmoins
des éléments qui semblent la préparer3. R. Laurenti rapproche ainsi le
sperma aretês de ­l’aphormê de Cléanthe et de Chrysippe4, mais on peut
ajouter aussi les propensions qui nous ont été données par la nature
(κατὰ τὰς δεδομένας ἡμῖν ἐκ φύσεως ἀφορμάς) selon lesquelles, ­d’après
Panétius, il faut vivre pour atteindre le telos.
Ni la vertu ni le vice ne c­ onnaissent de milieu (μεταξύ). Car tous les hommes
tiennent des points d­ ’appui de la nature, pour ­s’élancer vers la vertu (ἀφορμὰς
ἔχειν ἐκ φύσεως πρὸς ἀρετὴν), ­comme ­s’ils avaient la raison des demi-ïambes,
selon Cléanthe. De là vient que ceux qui n­ ’aboutissent pas sont des vicieux
(φαύλους), ceux qui parviennent à la perfection étant des sages5.
1 Ibid., 41-43.
2 Je traduis ainsi, parce ­qu’ « opinion » ici serait tout à fait impropre, « pensée » trop faible.
« Concept » aurait été pertinent, en c­ ontexte non stoïcien cependant, si l­’on tient que le
­concept ­n’atteint son effectivité que dans ce mouvement de maturation.
3 Renato Laurenti, « Musonio, maestro di Epitteto », art. cit., p. 2129.
4 Ibid., p. 2130. (Clément ­d’Alexandrie, Strom. II, 21, p. 183 Stählin, fragment 53 dans
­l’édition Alesse de Panétius, Testimonianze, Bibliopolis, 1997). Cf. également M.-O. Goulet-
Cazet, op. cit., p. 174.
5 Stobée, in SVF I, 129. Sur ce texte, cf. F. Alesse, Panezio di Rodi e la tradizione stoica, op. cit.,
p. 26 et en particulier, la note 10 : « è accostata al nome di Cleante ­l’idea che tutti gli uomini
De ­l’homme au dieu 143

Nous avons déjà cité le témoignage de Chrysippe :


l­ ’animal raisonnable est perverti tantôt du fait des vraisemblances des choses
extérieures, tantôt du fait de ­l’instruction des proches, puisque la nature
nous donne des penchants non pervertis (ἐπεὶ ἡ φύσις ἀφορμὰς δίδωσιν
ἀδιαστρόφους)1.

Ces rapprochements semblent indiquer que Musonius reprend une


idée ancienne du stoïcisme, selon laquelle la nature destine ­l’être ration-
nel, dès sa naissance et alors ­qu’il est encore un animal, à la sagesse.
Il faut à présent étudier cette fin et ce ­qu’elle signifie pour ­l’homme.
En d­ ’autres termes, se pose la question suivante : q­ u’est-ce q­ u’être sage
pour l­’homme ? Or il apparaît que, pour Musonius, être sage, c­ ’est
être à ­l’image du dieu et être divin. Mais être sage ne ­consiste en rien
­d’autre, on l­ ’a c­ ompris, q­ u’atteindre la perfection humaine : être homme,
réellement homme, c­ ’est être sage. La notion d­ ’image, utilisée c­ omme
telle, est rarissime dans le stoïcisme. Elle permet de penser la délicate
position de ­l’être humain dans ­l’échelle des êtres. Être divin, ­l’homme
demeure un homme : cela signifie q­ u’il doit faire avec le corps. Nous
tâcherons ­d’analyser ­s’il faut ­concevoir celui-ci ­comme une limite à la
divinité du sage.
Enfin, en montrant que le sage est possible et q­ u’il est divin, Musonius
nous permet de ­comprendre ­l’oikeiôsis, puis la raison humaine (que la
philosophie exprime) qui relaie la nature, une fois perdue l­’impulsion
donnée par celle-ci. Elle est ce qui permet la c­ onservation de l­ ’individu
et ce qui le porte à la vertu, en le faisant devenir un dieu. Elle est aussi
ce qui porte cet individu devenu divin à ­comprendre, alors ­qu’il ­connaît
la plus extrême indépendance, ­qu’il reste un être sociable.

ricevano dalla natura ἀφορμαὶ πρὸς ἀρετήν, e che loro ­compito sia di svilupparle pienamente.
­L’espressione è peraltro inserita in un c­ ontesto che parla di una dottrina sicuramente stoici-antica,
quella per cui non ­c’è via di mezzo fra virtù e vizio. »
1 D.L. VII, 89.
144 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

­L’HOMME, IMAGE DE DIEU


Anthropothéologie du sage

Il ­s’agit de ­comprendre ­comment l­ ’on passe de ­l’oikeiôsis à ­l’homoiôsis


tô theô, que l­’on pourrait traduire par « ­conversion qui c­ onsiste à nous
rendre semblable au dieu », ou bien par « assimilation au dieu », et
établir ­comment les stoïciens ont pu intégrer à leur pensée une thé-
matique hautement platonicienne (­l’homoiôsis tô theô), assez lointaine de
­l’oikeiôsis, qui, elle, semble a priori une impulsion égoïste : plus q­ u’à la
philanthrôpia, elle inviterait plus à une stricte philautia.
La suite de notre propos c­ onsiste en un long c­ ommentaire d­ ’un passage
de Musonius, où celui montre précisément que la nature de l­’homme
le pousse pourtant à la philanthropie. Voici le texte :
(a)La nature de chaque être le mène vers son excellence propre (πρὸς τὴν
ἀρετὴν τὴν ἐκείνου) : de sorte ­qu’il semble que ce ­n’est pas quand ­l’homme vit
dans le plaisir, q­ u’il vit selon la nature, mais quand il vit dans la vertu. Alors
en effet, il serait justement loué (ἐπαινεῖσθαι δικαίως) et pourrait ­s’estimer
lui-même (μέγα φρονεῖν ἐφ´ αὑτῷ), avoir bon espoir (εὔελπιν) et être c­ onfiant
(θαρραλέον), pour ces choses qui, nécessairement, s­’accompagnent de gaîté
­ ’une joie solide (οἷς εὐφροσύνην τε καὶ χαρὰν βεβαίαν). (b) ­D’une façon
et d
générale, seul l­ ’homme, parmi les animaux qui vivent sur terre, est image du
dieu (ἄνθρωπος μίμημα μὲν θεοῦ μόνον) et possède les vertus l­ ’en approchant
(ἐκείνῳ δὲ παραπλησίας ἔχει τὰς ἀρετάς) : puisque chez les dieux on ne peut rien
supposer de meilleur que la sagesse, la justice, le courage et la tempérance. De
même que le dieu, par la présence de ces vertus est non-vaincu par le plaisir
(ἀήττητος μὲν ἡδονῆς), non-vaincu par la c­ onvoitise (ἀήττητος δὲ πλεονεξίας),
plus fort que le désir, plus fort que ­l’envie et la jalousie (κρείττων δὲ φθόνου καὶ
ζηλοτυπίας), généreux, bienfaiteur et philanthrope (εὐεργετικὸς καὶ φιλάνθρω-
πος) – ­c’est ainsi en effet que nous c­ oncevons (ἐπινοοῦμεν) le dieu ; de même
aussi faut-il tenir que ­l’homme, son image (τὸ ἐκείνου μίμημα τὸν ἄνθρωπον
ἡγητέον), l­ orsqu’il se c­ onforme à la nature, se c­ omporte semblablement et que
ce faisant, il est digne ­qu’on rivalise avec lui (εἶναι ζηλωτόν) ; parce ­qu’il suit
immédiatement de son être ­qu’il doit être aussi heureux : nous ne rivalisons
avec personne d ­ ’autre que les gens heureux (οὐ γὰρ ἄλλους γέ τινας ἢ τοὺς
εὐδαίμονας ζηλοῦμεν). (c) Et il ­n’est certes pas impossible de devenir un tel
homme (Καὶ μὴν οὐκ ἀδύνατον γενέσθαι τοιοῦτον ἄνθρωπον) : en effet, nous
ne pouvons c­ oncevoir (ἐπινοῆσαι) ces vertus ­d’autre source que cette nature
humaine (ἀπ´ αὐτῆς τῆς ἀνθρωπείας φύσεως), lorsque nous rencontrons de
De ­l’homme au dieu 145

ces hommes qui sont tels que nous les appelons divins et semblables aux
dieux (θείους καὶ θεοειδεῖς)1.

UNE NATURE HUMAINE ÉCARTELÉE


ENTRE ANIMALITÉ ET DIVINITÉ

­L’accomplissement de la nature humaine


Les lignes qui précédent ce passage (elles visent principalement les
épicuriens2) rappellent la doctrine de ­l’oikeiôsis : chaque être est ­conduit
à accomplir sa nature età parvenir à l­ ’excellence (ἀρετή) qui est sienne,
cette excellence ne se trouvant pas dans le plaisir. On ­n’imagine pas en
effet q­ u’un c­ hien, un cheval, ou un bœuf puisse, en étant ce q­ u’il est,
passer sa vie à manger, boire et saillir ; en revanche, ­l’excellence de la
nature de tels animaux dépend de la fonction ­qu’ils ont pour ­l’utilité
de l­ ’homme et des dieux et de la peine q­ u’ils prennent à être tels3. Tout
être accomplit sa fonction propre et, de ce point de vue, ­l’homme ne doit
pas faire exception : c­ omme les bêtes montrent leur excellence – vivre
selon la nature (κατὰ φύσιν) – en agissant selon leur propre nature (κατὰ
τὴν ἑαυτοῦ φύσιν), l­ ’homme est appelé à se rendre c­ onforme à la nature
universelle en pratiquant la vertu. Pour lui, vivre selon la nature ou selon
sa nature sont deux propositions équivalentes : la nature de ­l’homme,
­c’est, dit la suite du texte, la nature du dieu, le logos universel. ­C’est
précisément la relation entre le logos divin et la raison de ­l’homme que
1 Musonius, XVII, p. 89, 15 – 91, 2.
2 La ­conception épicurienne de l­’oikeiôsis est rapportées par Torquatus, dans le De Finibus
de Cicéron : cf. I, 30 : « Tout animal, dès q­ u’il est né, recherche le plaisir et s­ ’y c­ omplait,
car c­ ’est le souverain bien et, il repousse la douleur, car ­c’est le souverain mal et, autant
­qu’il peut, il ­l’écarte de lui et il le fait, non encore déformé, sa nature étant intacte et son
jugement intègre. » Or, pour Musonius, bien sûr, « ni le cheval, en effet, ni le ­chien, ni le
bœuf, bêtes de loin moins honorables que ­l’homme, ne sont nés pour le plaisir » (XVII,
p. 89, 3-5).
3 Sur le premier point (­l’excellence du cheval est ­l’utilité ­qu’il a pour ­l’homme), voir
Musonius, XX, p. 111, 18 – 112, 3 : « Ainsi, de même que le cheval acheté à petit prix,
mais qui rend de grands services est préféré à celui qui rend peu de services bien ­qu’ayant
été acquis à grands frais etc. » ; sur le second point (le fait que la vertu du cheval, ou
bien du c­ hien etc. est dans l­’effort q­ u’ils déploient pour coïncider avec cette utilité qui
­constitue leur nature), cf. Musonius, XVII, p. 89, 8-10 : « Le ­chien non plus, ­comme le
cheval, [ne coïncide pas avec sa fin] ­lorsqu’il jouit de tous les plaisirs, ne faisant rien de
ce ­qu’on estime le fait de bons c­ hiens ». Les ἀγαθοὶ κύνες (­chiens de bonne qualité) dont
il s­ ’agit ici sont ceux qui font leur « métier de ­chien », dressés à la chasse (Musonius IV,
p. 13, 11).
146 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Musonius expose dans notre texte. L­ ’exemple de l­’animal établit une


sorte de loi de la nature animale : l­ ’animal suit les élans de son âme et
toutes ses actions sont immédiatement c­ onvenables1. ­C’est en ce sens
que ­l’animal est modèle pour l­’homme. Il n ­ ’en reste pas moins que
­l’homme est tel que la description ­d’une loi de la nature à son propos
est rendue problématique. Animal, il ­connaît la même impulsion initiale
que tout être vivant à accomplir sa nature en suivant ce qui est approprié
et ­c’est pourquoi Musonius indique que la nature de chacun mène à la
perfection (ainsi, pour ­l’homme, la raison le pousse à vivre selon la vertu
– ce qui est classiquement un « acte approprié toujours approprié » et
qui, par suite, est aussi « sans c­ onsidération des circonstances2 »), mais,
précisément, ­l’homme échoue à accomplir cette nature, à cause de la
diastrophê, qui étouffe le développement du germe de vertu. ­L’homme
perverti ne coïncide pas avec sa nature, il perd ­l’homme3, ­c’est-à-dire
­qu’il perd la qualité qui distingue ­l’homme des autres animaux. Il faut
retenir ­l’expression de Musonius : c­ ’est l­orsqu’il vit dans la vertu que
­l’homme vit selon la nature – expression qui semblerait pléonastique
(la définition de la vertu ­n’est-elle pas vivre ­conformément à la nature ?)
mais ­qu’on doit lire non seulement c­ omme indication que la nature de
­l’homme ­n’est pas au-dessous de l­ ’excellence à laquelle il est poussé, mais
aussi ­comme caractérisation de cette excellence. La vertu de l­’homme
(mais seul ­l’homme peut atteindre celle-ci) tient non pas dans telle ou
telle action, mais dans la qualité de la disposition. Celle-ci ­n’est pas
une joie éphémère, transitoire et changeante, ­comme le semblant de
joie procuré par le plaisir, mais une disposition solide, qui transforme
toute ­l’existence et en justifie les affects. La description de ­l’homme
vertueux n­ ’est pas innocente. ­C’est un homme qui peut être objet de
louanges, qui s­ ’estime lui-même, qui c­ onnaît l­ ’espoir et la gaîté : autant
de motifs de passions pour le c­ ommun, qui se trouvent ici au c­ ontraire
affermis par leur enracinement dans la vertu (vivre dans la vertu, ­c’est
y résider et cette c­ onstance est la vertu elle-même) et trouvent leur
1 Cf. par exemple, Cicéron, Tusc. V, 38.
2 D.L. VII, 109 (=SVF III, 496). Le fait que ce καθῆκον pousse en fait à accomplir des
κατορθώματα peut apparaître troublant. C ­ ’est dire q­ u’il n­ ’y a pas deux morales distinctes
pour les stoïciens : ce qui est καθῆκον, ­c’est ce à quoi la nature de chaque être le pousse, ce
­qu’on pourrait appeler la loi de ­constitution de ­l’individu – le κατόρθωμα pour ­l’homme
est alors le καθῆκον accompli dans des dispositions vertueuses.
3 Épictète, Diss. 2, 10.
De ­l’homme au dieu 147

accomplissement en se transformant en bonnes passions – ­c’est toute la


différence entre εὔελπις (qui repose sur la ­confiance) et ἐλπίς (­l’attente
­d’un supposé bien). Or celui qui est dans ces dispositions, celui pour
lequel toute action est un acte droit (katorthôma), ­c’est le sage, qui est
ainsi le seul à coïncider avec sa nature ­d’homme.
Doit-on cependant penser que la nature humaine est c­ omme écartelée
entre ce q­ u’elle porte c­ omme virtualités (le développement sans obstacle
du germe de vertu) et ­l’échec du déploiement de ces virtualités et dont
­l’une des causes se trouve précisément inscrite dans la nature humaine,
à savoir la nécessité de vivre en société ? Si la nature humaine mène en
effet à l­’excellence, force est de c­ onstater que l­’homme est aussi l­’être
qui doit se réformer, qui doit revenir, à force ­d’exercices et de soins,
non pas à ce que chaque individu a été (la diastrophê intervient avant
même que ­l’enfant ne devienne un homme), mais à ce que sa propre
nature l­’incline à être.
Il s­’agit là en fait moins ­d’un paradoxe que de ­l’expression de la
réalité humaine : ­l’homme, c­ ontrairement à ­l’animal, ne coïncide pas
immédiatement avec sa nature. ­L’histoire de l­’individu le montre : le
petit d ­ ’homme, encore animal, a reçu des semences et la nature en
lui – ­l’impulsion première – incline au développement de celles-ci, la
philosophie se chargeant de donner à ­l’adulte ­l’équipement nécessaire
pour q­ u’il devienne non ce q­ u’il est – le mot ici ne voudrait rien dire –
mais ce ­qu’il est destiné à être. Être homme, ­c’est ainsi toujours, pour
le stoïcien, ­commencer par le devenir, ­c’est un itinéraire qui va, si ­l’on
veut, du « même au même1 », du germe à son accomplissement, de
­l’élan naturel à l­’acquiescement, à ceci près que cet itinéraire est tou-
jours en son début gauchi, parce que le jugement est perverti et ­qu’il
appartient à tout individu qui veut le parcourir (et qui le doit, parce
que sa nature ­l’y appelle) de laisser ­s’exprimer en lui le programme de
la nature : ce q­ u’elle veut, c­ ’est faire de l­’homme un dieu, ou tout au
moins un être divin.
La nature humaine a ceci de caractéristique que sa qualité spécifique
ne détermine pas seulement l­’homme c­ omme espèce au-delà des ani-
maux, mais à la fois l­’homme et le dieu. L­ ’homme est un dieu : tel est
le c­ ontenu positif à donner à la notion de nature humaine, c­ ’est-à-dire

1 ­L’expression est empruntée à V. Goldschmidt, Le système stoïcien et ­l’idée de temps.


148 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

chaque homme est une partie du dieu qui reçoit beaucoup des qualités
du tout dont elle est partie (une portion du souffle qui est raison) ; mais
­c’est toujours ­d’abord un dieu dégradé1, inachevé. On rencontre là en
fait une même difficulté que le lecteur peut éprouver à la lecture d­ ’un
passage du De natura deorum, lorsque Balbus place ­l’homme au troisième
degré de ­l’échelle de la nature, supérieur aux plantes qui relèvent de
la phusis, supérieur aux animaux, qui relèvent de la psuchê, en ce ­qu’il a
part à la raison (psuchê logikê), juste avant les dieux :
Aux bêtes, [la nature] a donné la sensation et le mouvement et une certaine
impulsion à ­s’approcher des choses utiles à la ­conservation (quodam adpetitu
accessum ad res salutares) et à ­s’éloigner des choses qui la ruinent. À cela, pour
­l’homme, elle a ajouté la raison, pour que par elle fussent régies les impul-
sions de l­’âme (qua regerentur animi adpetitus, qui tum remitterentur), celles-ci
étant tantôt relâchées, tantôt c­ ontenues (tum remitterentur, tum c­ontinerentur).
Le quatrième degré et le plus élevé est celui de ceux qui sont nés bons et
sages, en qui est innée depuis le principe la raison droite et c­ onstante (quibus
a principio innascitur ratio recta ­constansque), ­qu’on doit estimer supérieure à
­l’homme et qui doit être attribuée au dieu, c­ ’est-à-dire au monde, dans lequel,
nécessairement, existe cette raison parfaite et achevée2.

­L’homme apparaît bien ­comme sommet, perfection du troisième


niveau : c­ ’est un animal auquel le dieu ajoute la raison, afin, dit Balbus,
que celle-ci dirige les impulsions. Or il prend le soin de rappeler en une
phrase le mouvement d­ ’oikeiôsis qui ordonne les animaux à leur nature
en les poussant à rechercher ce qui c­ onserve leur nature. Et l­ ’oikeiôsis de
­l’homme le pousse – dans la même logique – à rechercher, nous l­ ’avons
vu, ce qui est inconditionnellement kathêkon, à savoir la sagesse, ­c’est-à-dire
cette raison droite et ferme. La supériorité des dieux sur ­l’homme sage
se situe ainsi non pas dans une supériorité de la raison mais dans le
fait de ­n’avoir pas ­connu la diastrophê, ­d’être nés sages – ­contrairement
à ­l’homme pour qui cette sagesse ­n’est ­qu’en promesse dans le petit
animal ­qu’est ­l’enfant – et d­ ’être c­ onstamment sages – ­contrairement
à ­l’homme qui doit le devenir.

1 ­L’expression se trouve dans B. Besnier, « La nature dans le livre II du De natura deorum
de Cicéron », Le c­oncept de Nature à Rome, la physique, actes du séminaire de philosophie
romaine de ­l’université Paris XII-Val de Marne (1992-1993) (éd. C. Lévy), Presses de
­l’école Normale Supérieure, 1996, p. 127-175. Cf. p. 162.
2 Cicéron, Nat. Deor. II, 34.
De ­l’homme au dieu 149

La scala naturae : la nature humaine,


transition entre la bête et le dieu
La nature humaine apparaît ainsi c­ omme une transition, à la fois
dernier terme du troisième degré de la scala naturae et – pour le sage –
atteignant presque le quatrième degré, la sphère des dieux, dont cepen-
dant « rien ne peut approcher1 ». Il faut prendre très au sérieux cette
réalité dynamique q ­ u’est la nature humaine : elle n­ ’est pas (ou plus,
puisque l­ ’enfant en est un) celle ­d’un animal et parce ­qu’elle ne ­l’est pas,
­l’homme peut devenir pire ­qu’un animal ; elle est ­d’autre part orientée
vers le divin, qui en c­ onstitue l­’excellence et l­’accomplissement. Cette
rupture dans le troisième degré de ­l’échelle de la nature est soulignée
ailleurs par Cicéron : dans les Tusculanes, en effet, Cicéron montre que
­l’âme de ­l’homme est une parcelle détachée de ­l’âme du dieu (« humanus
autem animus decerptus ex mente diuina2 »), formule que ­l’on retrouve chez
Diogène Laërce – notre âme est un fragment du monde, ἀπόσπασμα3 –
­c’est le même terme qui est utilisé à propos du sperme qui est partie
de ­l’âme4. « Fragment » doit être pris au sens le plus fort, puisque si les
minéraux, les plantes et les animaux sont à strictement parler parties
du monde5, en tant que portions du pneuma divin, les hommes sont ces
parties spécifiques qui, si elles ne sont pas le tout, ne sont « pas autre
chose que le tout » : ces parties sont parfaitement homogènes au tout.
Ainsi ­l’homme, tout en étant un animal, se distingue-t-il cependant
radicalement des animaux : le Bien rend indifférents les objets des
tendances qui ­l’y portent, la perfection de ­l’animal, la rationalité, rend
indifférents et largement inférieurs tous les degrés de la nature qui le

1 Cicéron, Nat. Deor. II, 35.


2 Cicéron, Tusc. V, 38.
3 D.L. VII, 143, SVF II, 633 : « Donc le monde est un être vivant. Il est, d­ ’autre part,
animé, c­ omme il est clair à partir de notre âme qui en est un fragment détaché (ἐκ τῆς
ἡμετέρας ψυχῆς ἐκεῖθεν οὔσης ἀποσπάσματος) » (trad. R. Goulet).
4 SVF I, 128.
5 Cicéron, Nat. Deor. II, 19 : tous les êtres sont accordés (­consentiens, ­conspirans) entre eux
et le monde forme un tout c­ ontinu : c­ ’est ­l’idée de sympathie universelle – ainsi la lune
a-t-elle une influence sur la mer, (« ces choses ne pourraient assurément pas être ainsi,
toutes les parties du monde s­’harmonisant entre elles (omnibus inter se c­oncinentibus), si
elles ­n’étaient rassemblées par un unique souffle ­continu et divin »). Il faut souligner ici
le vocabulaire de Cicéron : ­concino, ­c’est proprement former un chœur, terme dont ­l’usage
est avant tout musical.
150 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

précèdent – ­c’est pourquoi Cicéron peut écrire q­ u’il n­ ’y a à strictement


parler aucune c­ omparaison entre les hommes et les bêtes :
Et de même q ­ u’aux bêtes différents caractères particuliers ont été donnés
par la nature, que chacune retient en propre et dont elle ne s­’écarte pas, de
même à l­’homme la nature a donné quelque chose de bien supérieur (multo
quiddam praestantius), même ­s’il faut dire « supérieures » les choses qui soient
­comparables en quelque manière1…

On pourrait dire que l­ ’homme n­ ’est pas ­qu’une portion de l­ ’univers, parce
que chaque individu en ­constitue ­comme en petit et de manière limitée,
­l’excellence. ­C’est pourtant cette limite qui le rend inférieur au monde
et aux dieux. Inférieur, mais c­ omparable, précisément parce que chaque
fragment du dieu a la densité du tout – ou la virtualité de cette densité.

Psuchê logikê : quel est ­l’écart


entre ­l’homme et la nature divine ?
De manière saisissante, c­ ’est pour Sénèque, dans ce fait de surmonter
le handicap de sa perversion que l­’homme dépasse le dieu (il peut être
en ce sens meilleur que le dieu) : « Il est une chose par laquelle l­ ’homme
dépasse le dieu (antecedat deum) : le dieu, grâce à la nature, ­n’a aucune
crainte. Le sage, c­ ’est grâce à lui-même2 », ­comme si la perfection
gagnait, dans l­’effort et l­’ascèse du sage, dans le long chemin de la
progression arrivée à ce terme que la nature avait pourtant donné dès
le début, une autre dimension, une profondeur que le dieu ne saurait
avoir (on pourrait dire que la nature humaine ­n’atteint son excellence
que de se vaincre) ; ce qui est explicitement nié par Balbus, qui semble
se référer ici à Cléanthe :
Mais ­s’il participe à la raison sans cependant être dès le début sage, c­ ’est la
­condition du monde qui est la pire, plutôt que celle de l­’homme. L­ ’homme
en effet peut se faire sage, mais le monde, ­s’il a été non sage durant ­l’éternité
du temps passé, jamais, assurément, il ­n’atteindra la sagesse : ainsi sera-t-il
pire que ­l’homme. Puisque cela est absurde, on doit tenir, dès le début, le
monde pour un sage et un dieu3.

1 Cicéron, Tusc. V, 38.


2 Sénèque, Ep. 53, 11.
3 Cicéron, Nat. Deor. II, 36.
De ­l’homme au dieu 151

Pour Sénèque, la supériorité du sage, c­ ’est d ­ ’avoir su pratiquer,


c­ ’est-à-dire aussi s­ ’approprier, ce que ne donne pas la nature : l­ ’art de la
sagesse (le don q­ u’elle apporte, c­ ’est l­ ’oikeiôsis, elle ne pourvoie pas – du
moins directement – à ­l’erreur de l­ ’homme). Ainsi les hommes de ­l’âge
­d’or, ces hommes, « ­d’une haute valeur spirituelle » et « pour ainsi dire,
tout proches des dieux1 », dont la perfection tenait dans leur capacité à
suivre innocemment la nature, n­ ’étaient-ils pas des sages. Ils avaient les
ressources, le fonds nécessaire à ­l’exercice de la vertu, mais la vertu ne
tient pas dans cette « matière » : elle tient tout entière dans son exercice2.
­C’est en ce sens que Sénèque dit ailleurs, dans un passage célèbre du
De Breuitate, que les stoïciens apprennent à « vaincre la nature3 » (mais
non pas encore la dépasser, ce qui est ­l’objet de ­l’enseignement cynique
– vaincre, donc, ce n­ ’est pas dépasser : c­ ’est seulement s­’approprier, ou
se réapproprier, ce qui était devenu étranger). La sagesse et la vertu
sont ­l’apanage et la supériorité des sages. Pour Balbus, cette sagesse
ne ­consiste pas tant dans ­l’art que dans le caractère ferme (la diathesis)
qui est la fin de cet art et, pour tout dire, son accomplissement. L­ ’art
du sage ­n’est pas autre chose que sa science, à savoir une disposition
stable, qui, certes, trouve à ­s’exprimer dans la pratique, mais parce que,
­d’abord, elle est état de l­ ’âme. C
­ ’est dans cet état q­ u’est depuis toujours
­l’hégémonique du dieu, ce que Sénèque ne c­ onteste, du reste, guère.
­C’est précisément cet état que ­conquiert le sage et ­c’est tout le chemin
de la progression qui donne son épaisseur à l­’art du sage.
­L’homme se place ainsi au troisième échelon de la scala naturae, échelon
où tout à la fois, il risque de tout perdre (il peut perdre ­l’homme4) et
est appelé à tout gagner : il peut dépasser le dieu. Mais encore faut-il
­comprendre ce dépassement, sous peine ­d’en rester à une ­contradiction
entre les propos de Balbus et de Sénèque. Comment rendre ­compte en
effet que ­c’est ce qui explique chez ­l’un la supériorité du dieu (il est né
bon et sage, preuve pour Balbus de cette supériorité, face à un homme
qui n­ ’est q­ u’une portion de ce dieu – or la partie ne saurait atteindre la
1 Sénèque, Ep. 90, 44 : « Je ne nierais pas cependant que ces hommes fussent ­d’une haute
valeur spirituelle (alti spiritus) et, pour ainsi dire, tout proches des dieux. »
2 Ibid., 46 : « ­C’est pour cela [ce sommet que c­ onstitue la vertu], certes, que nous naissons,
mais sans lui et chez les meilleurs, avant q­ u’on ne les instruise, il y a la matière de la
vertu (virtutis materia), pas la vertu. »
3 Sénèque, Brev. Vit. XIV, 2 : « hominis naturam cum Stoicis uincere, cum Cynicis excedere ».
4 Cf. Épictète, Diss. 2, 10.
152 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

perfection du tout1) qui démontre chez ­l’autre la supériorité du sage (il


prend ­conscience de ce que la sagesse est un état qui se ­conquiert, preuve
­qu’elle ­n’est pas réductible à la force ­d’âme, mais elle est un résultat
– ­l’âme correctement tendue – qui ne peut être détaché du processus
qui l­’a fait naître) ? Il faut préciser que ce dépassement, pour Sénèque,
­n’est que sur ce seul point : quant au reste, l­’homme reste inférieur,
même si ­c’est de peu. À celui qui se fait le serviteur de la philosophie,
Sénèque peut dire : « ­C’est un intervalle immense qui se creusera entre
toi et les autres ; les autres mortels, tu les dépasseras de beaucoup ; de
pas beaucoup les dieux te dépasseront (omnes mortales multo antecedes, non
multo te dii antecedent)2 », précisant que le non multo ­n’est ­qu’une différence
de durée3. Mais ce peu ­n’est q­ u’une distance infinitésimale, puisque le
sage dans sa vie a le bonheur du dieu dans les siècles. Plutarque s­ ’étonne
ainsi, dans les Notions ­communes, que les stoïciens tiennent à la fois que
la durée ­n’ajoute rien au bonheur, mais que la vertu de courte durée
­n’a aucune utilité.
De plus, ceci est ­contraire à la notion ­commune : que parmi les biens, le plus
grand soit la fermeté dans les jugements et la ­constance, tandis que celui
qui progresse vers le sommet ne la désire pas, ni ne ­s’en préoccupe lorsque
celle-ci survient et enfin que souvent il n­ ’étend pas le petit doigt pour cette
assurance et cette c­ onstance, laquelle est, pensent-ils, le bien parfait et grand.
Et ces hommes ne se ­contentent pas de dire ces choses, mais ajoutent celles-
ci : « La durée, en ­s’ajoutant au bonheur, ne l­’augmentera pas, mais si on
est sage un peu de temps, en rien on ­n’est inférieur en bonheur à celui qui,
pour ­l’éternité, pratique la vertu et passe sa vie en elle, bienheureux. » Voilà
à quoi ils tiennent avec tant de force, tandis q­ u’à rebours : « La vertu qui ne
dure q­ u’un peu de temps ­n’est ­d’aucune utilité4. »

On peut ici sans doute remédier aux coupures et élisions que fait
subir l­’auteur à la pensée du Portique : de fait, le sage vertueux est
aussi heureux que le dieu immortel, mais cette vertu est acquise au
sage une fois pour toutes. Là où Plutarque feint de croire que la vertu
pour les stoïciens ­n’est d­ ’aucune utilité ­lorsqu’elle dure peu, il faut sans
doute ­comprendre que pour les stoïciens une vertu qui ne serait ­qu’une

1 Cicéron, Nat. deor. II, 37.


2 Sénèque, Ep. 53, 11.
3 Ibid. : « Tu me demandes ce q­ u’il y a entre toi et eux ? Ils durent plus longtemps. »
4 Plutarque, Comm. Not., VIII, 1061F-1062A.
De ­l’homme au dieu 153

disposition non stable, vertu du progressant (qui peut donc faiblir, se


perdre, ou du moins en est toujours menacée), ­n’est rien face à la seule
vraie vertu qui est ­comportement stable. Sénèque, pour rendre ­compte
de cette idée d­ ’une intensité de la vertu qui surpasse tout intérêt pour
la durée de ­l’existence (intensité voulant rendre ­compte ici à la fois de
la tension effective de l­’âme et du fait que l­’homme vertueux est aussi
heureux ­qu’un dieu immortel, même si ce bonheur est de plus courte
durée) distingue, dans la Lettre 93 entre diu et satis, entre longa et plena :
Il ne faut pas nous préoccuper de vivre longtemps (diu), mais pleinement
(satis), car pour vivre longtemps (diu), c­ ’est du destin que tu as besoin, pour
vivre pleinement (satis), ­c’est de ton âme. La vie est longue (longa) si elle est
remplie (plena). Or elle est remplie lorsque l­’âme a exprimé le bien qui lui
a été donné (cum animus sibi bonum suum reddidit) et ­s’est approprié sa propre
puissance (ad se potestatem sui transtulit)1.

De ce point de vue, on est aussi loin que possible de ce q­ u’Aristote


décrit de la vie c­ ontemplative, dans un passage célèbre de l­’éthique à
Nicomaque2 : le Stagirite montre que l­’homme, autant que possible, doit
­s’immortaliser et vivre la vie du dieu en s­’identifiant à la partie en lui
la plus divine, ­l’intellect ; mais cet « autant que possible », ­comme du
reste tout le passage, démontre que l­’homme est en c­ onstante tension
vers le divin et, c­ omme ­l’écrit P. Aubenque, « la divinité de l­’homme
[…] est l­’avenir toujours ouvert de ­l’homme, qui est ­d’imiter le dieu,
­c’est-à-dire de se substituer à lui “autant ­qu’il est possible” en ­s’achevant
et en achevant le monde vers l­ ’Idée (εἶδος) de ce ­qu’ils sont et que, pour-
tant, ils ne sont jamais tout à fait. La divinité de ­l’homme est moins la
dégradation du divin en ­l’homme que l­ ’approximation infinie du divin
par ­l’homme3 ». Aussi le peu qui sépare ­l’homme du dieu pour Aristote,
ce peu qui ­s’exprime dans une immortalisation à ­l’échelle humaine (« ἐφ´
ὅσον ἐνδέχεται »), est-il, dans ­l’infinitésimal du reste de l­ ’approximation,
­l’expérience de la réalité d­ ’une distance infinie4.

1 Sénèque, Ep. 93, 2.


2 Aristote, Eth. Nic. X, 7, 1176 b 29 – 1177 a 8.
3 P. Aubenque, Le problème de l­’être chez Aristote, Puf Quadrige, 1991, p. 503.
4 P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Puf Quadrige, 1997, p. 172 : ­l’auteur ­commente ce
­qu’Aristote écrit du ­conseil que Simonide, par exemple, donne à ­l’homme (Metaph. A, 2,
982 b 30 sqq.) et dont on trouve un écho dans notre passage de ­l’Éthique à Nicomaque :
« Il ne faut donc pas écouter ceux qui ­conseillent à ­l’homme, parce ­qu’il est homme, de
154 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Ce ­n’est pas du tout le cas pour Sénèque : le reste, le « non multo »


entre ­l’homme et le dieu ­n’est q­ u’une différence de durée, non pas de
nature : là où l­ ’homme, pour le Stagirite, ne peut ­combler les faiblesses
­qu’il doit aux nécessités de sa nature (tout en devant ­s’efforcer de les
réduire), pour Sénèque, il peut très bien être un dieu et le sage partage
la vie et la sécurité du dieu – pour moins de temps, certes, mais cette
temporalité demeure secondaire. On retrouve une réflexion identique
dans les propos de Balbus :
Lorsque ­l’âme ­considère ces choses, elle parvient à la ­connaissance des dieux,
de laquelle naît la piété, à laquelle sont liées la justice et le reste des vertus,
desquelles provient la vie heureuse, égale et semblable (par et similis) aux
dieux : en aucune chose, si ce ­n’est par l­ ’immortalité, qui ne ­concerne en rien
le bien vivre, elle ne le cède aux dieux1.

Il ­s’agit moins de tendre vers le dieu que ­d’être véritablement ce


que la nature a prévu pour l­’homme : entre la vie de l­’homme et celle
du dieu, il n­ ’y a pas de différence de nature, ni même, à strictement
parler, de degré, car la vie du sage a le même degré d­ ’intensité que celle
du dieu (« par ») et la nature du dieu est celle du sage. La différence, du
point de vue du dieu, ­consiste à la fois dans la durée et surtout dans la
perfection immédiate : le dieu ne chute pas, il ­n’a pas cette faiblesse.
Du point de vue de ­l’homme, le sage ajoute à la perfection du dieu
­l’épaisseur du dépassement de la faiblesse, sans que la perfection n­ ’en
soit pour autant différente. Il faut ici se rendre attentif au début de la
Lettre 53, lorsque Sénèque rapporte son aventure d­ ’un naufrage. ­L’allusion
est transparente : la vie de ­l’homme est telle une traversée en mer. Et
quand survient la tempête, il faut savoir lui faire face, ­c’est-à-dire avoir
acquis un équipement suffisant pour ne pas périr et résister. Sénèque
se jette dans la mer froide et finit au prix ­d’efforts et de fatigues, par
atteindre le rivage. Il fait alors référence à Ulysse2 : ce ­n’est pas à la

borner sa pensée aux choses humaines et, mortel, aux choses mortelles… » : « Se ­contenter
de sa c­ ondition serait, pour ­l’homme, lâcheté ; mais il ne suffit pas de le vouloir pour la
dépasser et le croire serait démesure. Ainsi, au moment même où il pense avoir ­conjuré
­l’antique scrupule, Aristote le retrouve-t-il, plus étroitement circonscrit, certes, mais
toujours présent : scrupule résiduel, mais indéracinable, qui exprime la distance infinie,
même si elle ­n’est q­ u’infinitésimale, qui sépare ­l’homme de Dieu. »
1 Cicéron, Nat. Deor. II, 153.
2 Sénèque, Ep. 53, 4.
De ­l’homme au dieu 155

fureur des dieux q­ u’il doit son odyssée, mais à son mal de mer – le mal
de vivre de tout stultus face aux péripéties du destin ? – et il doit ainsi
son retour au fait ­d’avoir su déployer tous les efforts pour le vaincre. De
la sagesse en germe à la sagesse pleinement épanouie, du point de départ
au point d­ ’arrivée, du même au même, il y a tout le chemin de l­ ’effort
accompli, privilège de l­ ’homme, que celui-ci tire de sa faiblesse. Ce que
la nature a donné à ­l’homme, celui-ci ne ­l’achève que dans ­l’effort. Ce
qui demeure faiblesse pour Balbus, si ­l’on épouse le point de vue de la
nature du dieu, devient pour Sénèque et du point de vue humain, la
plus grande force. Le résultat reste identique. Là où ­l’homme est un dieu
dégradé, à cause de la double faiblesse d­ ’un corps qui se fatigue et d­ ’une
âme qui a été pervertie, le sage sait échapper aux nécessités du corps
parce ­qu’il a su redresser son âme et dépasser la faiblesse en l­ ’assumant
totalement1 : entre ­l’éternel immédiat de la sagesse du dieu et la force
que le sage tire de sa propre faiblesse, il ­n’y a c­ omme différence que
celle du processus qui a fait du sage ce q­ u’il est.
Mais, on le c­ onçoit, de ces deux écarts que décrit Sénèque, ­l’un, très
grand, entre le stultus et le sage, l­ ’autre, très restreint, au point de n­ ’être
par défaut (Balbus) que la faiblesse de la chair et la limitation de la partie,
ou par excès (Sénèque), la force du dépassement de cette même faiblesse,
dans ce ­qu’on pourrait bien rapprocher de ­l’Aufhebung hegelienne (la
faiblesse de ­l’humain ­n’est guère niée dans le sage, elle est surmontée,
­conservée dans le dépassement), c­ ’est le premier qui est finalement le
plus problématique, en ce ­qu’il scinde le troisième niveau de la scala
naturae entre un pan c­ omme ravalé au-dessous de l­’animal (­l’insensé
qui perd ­l’homme) et un autre c­ omme haussé déjà au quatrième niveau,
celui de la parfaite félicité. Le troisième niveau se réduit-il donc ainsi
à un ensemble vide, qui ­n’est rempli que ­d’une dialectique abstraite
entre le sous-homme et l­ ’homme réalisé ? Ce serait oublier la notion de
progression : certes, l­ ’insensé est un sous-homme, il n­ ’en reste pas moins
que le progressant, bien que radicalement insensé, travaille à vaincre sa
nature : ce travail c­ onstitue ses progrès, autant d­ ’étapes intermédiaires
entre ­l’homme qui a perdu ­l’homme et sa perfection.

1 Sénèque, Ep. 54, 7 : « Contre son gré, le sage ne fait rien ; il échappe à la nécessité, parce
­qu’il veut ce à quoi elle l­ ’aura ­contraint. »
156 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

­L’HOMME IMAGE DU DIEU

La ­complexité de la notion d­ ’image


Musonius décrit à notre sens cette ­complexité de la nature humaine
en qualifiant ­l’homme de μίμημα τοῦ θεοῦ, image du dieu. L­ ’expression
­n’est guère courante dans le lexique stoïcien. Elle n­ ’est utilisée, à notre
­connaissance, telle quelle que par Cléanthe dans son Hymne à Zeus1 et
encore ­n’est-ce ­qu’une ­conjecture2 adoptée dernièrement par A. Long et
D. Sedley et leurs traducteurs français, en citant du reste, à ­l’appui de
cette interprétation, le passage de Musonius qui nous occupe. Il ­n’est
pas question ici de trouver la solution ­d’un problème très ardu (que les
auteurs de The Hellenistic Philosophers qualifient de « well-known crux »).
Nous savons que Musonius apprécie le successeur de Zénon, qui est l­ ’un
des très rares philosophes ­qu’il cite3. Si toutefois Musonius reprend ici
le disciple de Zénon, μίμημα semble désigner, au moins autant que celle
­d’une ressemblance, l­’idée d ­ ’une parenté avec le dieu. De même que
­l’homme est (1) μίμημα θεοῦ μόνον τῶν ἐπιγείων (« le seul parmi les êtres
terrestres <à être> image du dieu »), il est, ailleurs, (2) συγγενέστατον
τοῖς θεοῖς τῶν ἐπιγείων4 (« ­d’entre les êtres qui vivent sur terre, le plus
apparenté aux dieux »), tandis que le philosophe-roi est (3) μάλιστα
θεοπρεπής5 (« Au plus haut point digne d ­ ’un dieu »). La notion d­ ’image
est évidemment très ambiguë : ­c’est parce que les hommes descendent
du dieu ­qu’ils en sont les images vivantes, le terme image désignant
alors autre chose ­qu’une simple copie, forcément incomplète par rapport

1 Cléanthe, Hymne à Zeus, LS, 54I, 4-5 : « Nous sommes ta descendance et seuls de toutes
les créatures mortelles qui vivent sur la terre et qui la foulent, nous avons en partage
une ressemblance avec Dieu (θεοῦ μίμημα) » (trad. LS – voir la note à cette même page).
Von Arnim, SVF I, 537 propose une version sensiblement différente : « Seuls, de tous les
êtres mortels qui ont vie et mouvement sur la terre, nous avons reçu en partage le son
qui imite les choses (εἴ ´ ἤχου μίμημα) » (trad. A. Jagu, qui adopte cette hypothèse dans
sa traduction de Musonius p. 80, n. 133).
2 Cf. A. C. Pearson, The fragments of Zeno and Cleanthes, Londres, 1891, cité par Long and
Sedley, vol. 1, 54 I, p. 327, ainsi que J. U. Powell, Collectanea Alexandrina, oxford, 1925,
p. 227-229.
3 Musonius, I, p. 4, 12-13.
4 Musonius, XVIIIa, p. 96, 1-2.
5 Musonius, VIII, 35, 7 : on pourrait, c­ omme le fait A. Jagu, traduire par « ressemblant à
dieu », le θεοπρεπής pouvant être celui qui a les traits d­ ’un dieu, celui qui ­convient à
­l’appellation dieu.
De ­l’homme au dieu 157

à ­l’original. Si ­l’on c­ onfronte d­ ’autre part (1) et (2), on observe que ­n’a
le statut ­d’image que ce qui est « le plus apparenté ». Il reste que par
(3), à l­’intérieur même du groupe des συγγενέστατοι, on c­ ompte ceux
qui ressemblent au plus haut point. L­ ’image indique donc, ­d’une part,
un degré de parenté que seul ­l’homme ­connaît et qui lui assure une
ressemblance, ressemblance, d­ ’autre part, plus ou moins grande selon la
moralité de ­l’individu. Ce pourquoi on passe au cours du texte de vertus
παραπλησίας τῷ θεῷ (approchant celles du dieu) aux vertus identiques :
dans un premier temps, il ­s’agit ­d’un c­ ompte rendu du plus grand nombre
(en général, καθόλου), dans un second temps, Musonius s­’intéresse au
sage. Il faut dès lors, pour ­comprendre le sens du mot « image », articuler
­d’une part les trois notions de ressemblance (par « héritage » pourrait-on
dire, ou par parenté), ­d’identité (le maximum de la ressemblance) et de
progression (de la ressemblance à l­ ’identité, l­ ’homme demeure image, ­qu’il
soit insensé ou bien sage). On aurait alors une sorte de c­ ontenu minimal
de l­’image, qui désignerait ce que nous avons appelé la virtualité de la
nature humaine ou toutefois ce sur quoi se fonde cette virtualité et une
sorte de ­contenu maximal : le sage serait image parce ­qu’il est identique
à la divinité (ou même ­l’excède, si ­l’on en croit Sénèque).
Une telle distinction ­n’est évidemment pas sans rappeler la doctrine
cicéro-panétienne des personae, à ceci près que Musonius n­ ’évoque ici
que les deux premiers rôles dégagés dans le De Officiis :
On doit aussi c­ omprendre que nous avons été revêtus par la nature pour
ainsi dire de deux masques (duabus personis) : l­’un est c­ ommun, de cela que
nous sommes tous des membres participants (participes) de la raison et de sa
supériorité, par ce masque, nous nous élevons au-dessus des bêtes, de lui on
dérive tout honnête et tout ­convenable et d­ ’après lui, on recherche le moyen
de découvrir les devoirs ; ­l’autre qui est assigné en propre à chacun (proprie
singulis est tributa). De même ­qu’il existe beaucoup de différences dans les
corps (on voit en effet que certains valent par leur rapidité à la course, d­ ’autres
par leur vigueur dans la lutte et, pareillement, chez certains, on voit de la
dignité, chez d­ ’autres du charme), de même il existe une variété plus grande
encore dans les âmes1.

Ce texte, très important, explique à la fois que tout homme est


appelé à la réalisation de son humanité, ­qu’il possède ­comme en droit

1 Cicéron, Off. I, 107.


158 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

et par nature et ­qu’il lui revient de réaliser selon sa nature propre et son
caractère (ce qui explique que deux sages ­n’auront pas forcément le même
caractère, même ­s’ils sont tous les deux aussi doux, bienveillants1 etc.
– les sages ne sont pas identiques). ­C’est en ­s’appuyant sur ce masque,
ce rôle individuel que chacun peut passer d­ ’une ressemblance au dieu
à ­l’identité (être un dieu).
­L’homme est évidemment le plus apparenté aux dieux par la raison. Or,
celle-ci n­ ’est rien ­d’autre, si ­l’on peut dire, que le pneuma divin dans son
état le plus pur et le plus chaud2. Ce sont en effet les diverses proportions
­d’air (froid) et de feu (chaud) entrant dans la ­composition du souffle3 qui
déterminent la position, dans la scala naturae, de l­ ’être c­ onsidéré (du plus
froid et donc plus dur, vers le plus chaud : ἕξις, φύσις, ψυχή, ψυχὴ λογική,
le souffle est ce qui permet, rappelons-le, la cohésion de chaque individu
et sa présence en tout être assure dans le même temps la cohésion du
monde c­ omme tout individuel). Que Musonius partage cette c­ onception
de ­l’âme humaine et donc la doctrine la plus authentique du stoïcisme,
on en a un témoignage dans le traité XVIIIa sur la nourriture :
Il faut que l­’homme, en tant que le plus apparenté aux dieux ­d’entre les
animaux terrestres (ὥσπερ συγγενέστατον τοῖς θεοῖς τῶν ἐπιγείων), mange les
choses les plus semblables et de la même manière (οὕτω καὶ ὁμοιότατα) que les
dieux. Pour eux, il ­n’y a aucun doute que les vapeurs qui ­s’élèvent de la terre
et de l­ ’eau leur suffisent : quant à nous, la nourriture qui s­ ’en rapprocherait
le plus, qui lui serait la plus semblable, ­c’est celle qui est la plus légère et la
plus pure. Ainsi, notre âme pourra être pure et sèche, de telle sorte ­qu’elle
sera la meilleure et la plus sage, c­ omme pense Héraclite l­ orsqu’il dit : « ­l’âme
brillante, sèche est la plus sage et la meilleure4 ».

En fait, on ­s’attendrait plutôt à une âme chaude, ­comme le feu dont


­l’âme est normalement formée : pour un stoïcien en effet ­c’est la terre

1 De fait, au § 112, Cicéron remarque que les devoirs différeront certes selon les circonstances
mais aussi selon les personnes : les exemples juxtaposés ­d’Ulysse et ­d’Ajax montrent q­ u’il
ne s­ ’agit pas là que ­d’une différence de sagesse.
2 Voir par exemple Sénèque, Ep. 57, 8.
3 Les stoïciens, semble-t-il, appellent pneuma non seulement le mélange ­d’air et de feu,
mais également l­’air seul ou le feu seul. Cf. Galien, Des causes sustentatrices, I, 1-2 = LS
55F. Cela peut répondre à une difficulté relevée par B. Besnier, art. cit., p. 165-166, où
­l’hexis ­d’après un texte de Plutarque (Stoic. Resp., 1053 F), serait dû à ­l’air.
4 Musonius, XVIIIa, p. 96, 1-10. Il s­ ’agit du fragment B 118 DK, c­ ommenté par M. Conche,
Héraclite : fragments, PUF « Épiméthée », 1986, p. 340-342 (fragment 97 Conche).
De ­l’homme au dieu 159

qui est sèche1. Mais Musonius remonte ici à Héraclite – dont la phy-
sique stoïcienne s­’inspire beaucoup. ­L’âme sèche ­n’est ici sans doute
que le témoignage de la c­ omposition de l­ ’âme : du feu mêlé d­ ’air (­l’air
­n’est pas un élément dans la classification d­ ’Héraclite), qui peut être
sec ou humide. ­L’âme humide est une âme sinon mourante2, au moins
celle ­d’un homme ivre3, une âme « amollie, noyée dans les impressions
présentes du corps et ne faisant que suivre les impulsions de celui-ci4 ».
­L’âme sèche, au ­contraire, est ­l’âme virile : « ­L’homme à ­l’âme sèche
est le fort : il s­ ’affirme, assuré de lui-même, splendide et radieux5. » On
trouve en revanche dans le propos de Musonius une très nette référence
à la physique stoïcienne, ­lorsqu’il est question de la nourriture des dieux,
déjà exposée par Balbus dans le De natura deorum :
Plus encore, la nourriture dont on fait usage, ils pensent ­qu’elle importe en
quelque chose à l­’acuité d­ ’esprit : il est donc vraisemblable q­ u’il existe une
intelligence supérieure dans les astres, qui habitent aussi dans la région éthérée
du monde et qui ­s’alimentent les vapeurs exhalées par les mers et les terres
(marinis terrenisque umoribus), rendues ténues à cause de la grande distance6.

­L’âme humaine est donc, pour Musonius, ce ­qu’elle est pour les stoï-
ciens : une portion du souffle le plus chaud et qui doit du reste tout faire
pour ­s’échauffer se rendre ainsi semblable à celle des dieux. Une âme refroi-
die, soit par la nourriture, mais aussi par ce dont elle est la ­conséquence,
la mollesse du caractère, perd son caractère d­ ’humanité – elle ­n’est pas à
la hauteur de sa virtualité. Dès lors, si ­l’homme est image du dieu, cela
vient de toutes les virtualités de son âme – il ne tient ­qu’à lui de rendre
cette âme adéquate à son modèle, à sa véritable nature. En ce sens, le
terme « image » doit ­s’entendre dans tout ­l’éventail de ses significations

1 D.L. VII, 137.
2 Héraclite, fragment 36 D.K., no 94 dans ­l’édition (op. cit., p. 327 sqq.) de Conche.
3 Héraclite, fragment 117 D.K., Conche, no 96 (op. cit., p. 333-335) : « ­L’homme, quand il
est ivre, est ­conduit par un enfant impubère, titubant, ne sachant où il va, ayant ­l’âme
humide (ἀνὴρ ὁκόταν μεθυσθῇ, ἄγεται ὑπὸ παιδὸς ἀνήβου σφαλλόμενος, οὐκ ἐπαΐων ὅκη
βαίνει, ὑγρὴν τὴν ψυχὴν ἔχων) » (trad. M. Conche).
4 M. Conche, op. cit., p. 334.
5 Ibid., p. 342. ­c’est cette assurance perceptible qui permet à M. Conche de traduire le
problématique αὐγή par « éclat du regard ».
6 Cicéron, Nat. Deor. II, 43 : Balbus vient de montrer que ­l’on peut établir une correspon-
dance entre la qualité de ­l’esprit ­d’un individu et la qualité de ­l’air de la région ­qu’il
habite.
160 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

possibles : depuis le reflet dégradé (­l’insensé) ­jusqu’au portrait fidèle, si


­l’on peut dire. L­ ’homme ressemble au dieu en tant que fils du dieu, q­ u’il
soit sage ou insensé et il peut devenir identique à lui en nature.

Image : entre identité et ressemblance


Il ne faut cependant pas ignorer que ­l’image a toujours un modèle :
ce pourquoi Musonius montre à la fois que ­l’homme est image du dieu,
tandis que le sage est finalement le plus ressemblant. On peut reprendre
les deux solutions proposées par Plotin, lorsque, à propos de l­ ’expression
platonicienne homoiôsis theô, il approfondit les notions ­d’homoiôsis et de
mimêma. Plotin se propose de rechercher « cet élément identique qui, à
­l’état d­ ’image en nous, est la vertu et à l­’état de modèle en dieu, n­ ’est
pas la vertu ». Une telle proposition serait évidemment rejetée par
Musonius, puisque la vertu du dieu est la même que celle des hommes.
Il reste que la distinction que propose Plotin est féconde :
Il y a deux espèces de ressemblances : la ressemblance qui exige un élément
identique entre les êtres semblables ; elle existe entre deux choses dont la res-
semblance est réciproque, parce ­qu’ils viennent du même principe ; la seconde
espèce de ressemblance existe entre deux choses dont ­l’une est semblable à
une autre, qui est elle-même primitive et dont on ne peut dire par réciprocité
­qu’elle est semblable ; ce second type de ressemblance ­n’exige pas la présence
­d’un élément identique dans les deux, mais plutôt d­ ’un élément différent,
puisque la ressemblance ­s’est opérée de la deuxième manière1.

Il y a bien un élément ­d’identité entre homme et dieu, un pneuma


uniquement ­composé ­d’éther – de l­’air très chaud. Mais on c­ omprend

1 Plotin, Enn. I, 2, 2 : ἐπισημηνάμενοι ὡς ἡ ὁμοίωσις διττή· καὶ ἡ μέν τις ταὐτὸν ἐν τοῖς ὁμοίοις
ἀπαιτεῖ, ὅσα ἐπίσης ὡμοίωται ἀπὸ τοῦ αὐτοῦ· ἐν οῖς δὲ τὸ μὲν ὡμοίωται πρὸς ἕτερον, τὸ δὲ
ἕτερον ἐστι πρῶτον, οὐκ ἀντιστρέφον πρὸς ἐκεῖνο οὐδὲ ὅμοιν αὐτοῦ λεγόμενον, ἐνταῦθα τὴν
ὁμοίωσιν ἄλλον τροπόν ληπτέον οὐ ταὐτὸν εἶδος ἀπαιτοῦντας, ἀλλὰ μᾶλλον ἕτερον, εἴπερ
κατὰ τὸν ἕτερον τρόπον ὡμοίωται. (Trad. É. Bréhier). Ce texte est cité par C. Lévy, « Cicéron
et le moyen platonisme : le problème du souverain bien selon Platon », REL, 68, 1990,
p. 50-65, p. 58. ­J’ utilise abondamment cet article dans ce qui précède et dans la suite :
notamment p. 53 (Sénèque) et surtout p. 59 (Cicéron). C. Lévy démontre que l­ ’usage du
thème de ­l’ὁμοίωσις θεῷ, idée reprise différemment par les stoïciens (qui admettent une
identité de vertu entre les sages et le dieu) et les Académiciens (qui reprennent à leur
manière le κατὰ τὸ δυνατόν de la formule platonicienne, dans un c­ ontexte probabiliste)
pour indiquer le souverain bien platonicien (­l’expression, sans référence évidemment à
une doctrine du souverain bien se trouve en Théétète, 176b) remonte à Arius Dydime.
De ­l’homme au dieu 161

également que cet air peut être plus ou moins chaud – et l­ ’âme plus ou
moins tendue : l­ ’homme perd l­ ’homme, il n­ ’en perd pas les virtualités.
Il est en ce dernier sens toujours une image, mais selon le second sens
de Plotin : un reflet dégradé.
« Image » renvoie cependant moins à ­l’expression du divin dégradé
(même s­ ’il est mortel, l­ ’homme parmi tous les mortels a cette supériorité
­d’être image) ­qu’à celle au c­ ontraire de l­ ’effective divinité de ­l’homme :
loin de ­n’être que partie du dieu, il est cette partie où ­s’exprime quelque
chose de la divinité. Cicéron, dans le De legibus, tire ainsi de la ressem-
blance de la raison entre hommes et dieux la notion de parenté :
Il y a donc ressemblance (similitudo) de ­l’homme avec le dieu. ­S’il en est ainsi,
peut-il y avoir parenté plus proche et plus certaine (proprior certiorque cognatio)1 ?

Dans un passage qui en rappelle un autre ­d’Origène2, il montre que


si les hommes, ­comme toutes les créatures, sont nés de la terre ense-
mencée par le logos spermatikos, les dieux leur ont donné en outre l­ ’âme
(­c’est toujours la notion ­d’ἀπόσπασμα). Une sorte ­d’écho platonicien
perturbe cependant la lecture de ce passage de Cicéron, écho que ­l’on
retrouve dans la mention faite du souvenir de ­l’homme : par ce souve-
nir, ­l’homme apprend ­qu’il ­connaît son origine divine. Il ­s’agit ici bien
sûr ­d’une allusion claire à la réminiscence3, mêlée ici c­ omme ailleurs4
à la référence aux prénotions. Le modèle est tout à la fois stoïcien, mais
aussi platonicien : le démiurge du Timée ordonne aux dieux de fabriquer

1 Cicéron, Leg. I, VIII, 25.


2 Un témoignage d­ ’Origène exprime sans doute la même idée en montrant que les premiers
hommes sont issus de la terre et se développent à partir de « germes du λόγος prenant
­consistance dans la terre ». Origène, Contre Celse, I, 37 = SVF II, 739 : « Il est nécessaire
que les premiers hommes ne soient pas nés d­ ’un acte sexuel, mais à partir de la terre, des
germes de raison prenant ­consistance dans la terre (σπερματικῶν λόγων συστάντων ἐν τῇ
γῇ). » Il reste que ce témoignage doit être utilisé avec précautions : Origène voit ici un
témoignage païen qui ajoute de la vraisemblance à la Genèse – mais en toute rigueur, la
même chose pourrait être dite des autres animaux.
3 Cicéron, ibid. : « De là résulte ceci, que celui-là reconnaît le dieu, qui, pour ainsi dire, se
souvient et apprend ­d’où il est né. »
4 Cf. par exemple Nat. Deor. II, 12 : « Pour tous, ­c’est inné et ­comme inscrit dans ­l’âme que
les dieux existent. » L­ ’hésitation entre un modèle platonicien et un modèle stoïcien est ici
parfaitement claire : entre innéisme platonicien (grossièrement, les âmes ont ­contemplé
un certain nombre de formes avant leur incarnation et il existe dans l­’âme ­comme des
schèmes permettant de revenir à ces formes) et empirisme stoïcien (les âmes sont des
feuilles vierges sur lesquelles viennent se graver les représentations).
162 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

l­’homme et d ­ ’ « enlacer » pour ce faire la partie immortelle, que le


démiurge avait « semée », avec une partie mortelle1, ce que ­l’image
de ­l’ensemencement, au début du paragraphe 24 du De legibus, tout à
la fois reprend et corrige, puisque la race humaine, semée à la surface
de la terre, ­s’enrichit de ­l’âme reçue du dieu. Le texte demeure ainsi
­d’inspiration stoïcienne lorsque Cicéron montre que les hommes ne
reçoivent leurs âmes des dieux ­qu’après que les germes ont été répandus
et semés – les hommes tiennent leur nature ­d’abord des autres éléments
fragilia et caduca, puis s­ ’enrichissent de l­ ’âme que le dieu leur insuffle à
la naissance2. On peut ainsi écrire ­qu’on a affaire à une raison identique
chez les hommes et chez les dieux, tout en précisant que cette raison
­n’a ­d’autre source que Zeus lui-même, justement appelé « père des
hommes et des dieux ».

­ ’homme, image mortelle de la divinité :


L
Les ambiguïtés du statut du corps
–– Le corps du dieu

Il ­n’en reste pas moins que l­’homme, même sage, n­ ’est pas totale-
ment semblable au dieu et on peut penser que le dieu est, par rapport
à ­l’homme, premier, ­c’est-à-dire « primitif », dans le sens de Plotin :
­l’homme (sage) serait alors quand même une sorte de reflet de la divinité,
non pas tant un dieu dégradé q ­ u’un dieu « en petit ». Dès lors, cette
réduction vient à la fois de son corps, qui le circonscrit à ­l’hic et nunc
­d’une partie limitée et de ses ­conditions de vie, particulièrement son
entourage : les parties ­s’entre-limitent – cette dernière caractéristique
­n’ayant du reste de validité que pour les insensés. Le dieu, lui-même
incarné ­comme monde, ­connaît bien une limitation : son développement
dans le vide est après tout limité, en grandeur c­ omme en durée (puisque
le monde croît, s­’ordonne et vit durant le temps d­ ’une grande année).
On ne saurait cependant tirer argument des palingénésies du monde et
de la ­conflagration universelle pour voir dans le dieu un dieu mortel.

1 Platon, Timée, 41 c-d.


2 Cicéron, Ibid., VIII, 24 : « animum esse ingeneratum a deo » : le principe de vie des hommes
est en effet ­jusqu’à la naissance la φύσις, puis l­ ’âme, de telle sorte que cette âme ait déjà
les virtualités de l­ ’âme rationnelle, la λογικὴ ψυχή.
De ­l’homme au dieu 163

­ ’est là le ­contresens du propos volontairement ambigu de Plutarque,


C
qui, dans un passage ­d’une ­complexité un peu vaine, tire avantage de
la difficulté ­d’une doctrine qui tout en admettant que le monde est
dieu affirme que Zeus se retire en lui-même1 lors de la c­ onflagration.
­L’âme du monde se retire alors de son corps, le monde : celui-ci est en
effet corruptible, ainsi que les autres dieux, les astres. Il n­ ’en reste pas
moins cependant que Zeus, c­ omme feu artiste, raison incarnée dans le
feu, demeure, éternel :
Il est donc c­ ontre la notion <du dieu> de maintenir que l­ ’homme est immortel
et que le dieu est mortel. Bien plus : je ne vois pas quelle serait la différence
entre le dieu et ­l’homme, si le dieu est lui aussi un animal rationnel et mortel
(λογικὸν καὶ φθαρτόν). Car s­ ’ils opposent à leur tour cette subtilité : l­ ’homme
est mortel, le dieu est non mortel, mais corruptible (οὐ θνητὸν… ἀλλὰ φθαρτόν),
vois ce qui leur arrive ; ou bien, en effet, ils diront que le dieu est à la fois
immortel (ἀθάνατον) et corruptible, ou bien ­qu’il ­n’est ni mortel ni immortel2.

Le dieu, ­contrairement à ­l’homme, est non mortel : la distinction


entre θνητός et φθαρτός rend attentif au fait que le monde meurt, si la
mort est la séparation de ­l’âme et du corps, tandis que le dieu ne meurt
pas, son âme se repliant au ­contraire en elle-même, après avoir englouti
tous les autres dieux et toutes les autres parties du monde. Est ainsi non
mortel mais corruptible le dieu, dont le corps se détruit, mais dont l­’âme
demeure, tandis que les hommes et les astres sont quant à eux à la fois
mortels et corruptibles (même si les âmes des sages subsistent à leur mort et
deviennent des astres, celles-ci, c­ omme les autres dieux, sont résorbées lors
de la ­conflagration). Dès lors la difficulté tient plus à ce ­qu’il existe une
hiérarchie entre les dieux, que dans le fait que le dieu soit effectivement
immortel. Cette différence semblerait suffire cependant pour choisir le
sens du terme « image », puisque ­l’on pourrait penser que Zeus a cette
supériorité d­ ’être à l­ ’origine de tout vivant et cette autre d­ ’être immortel :

1 Selon la belle expression de Sénèque, Ep. 9, 16. « “Quelle sera la vie du sage, dans
­l’hypothèse où, sans amis, il serait abandonné : jeté dans une prison, isolé dans quelque
peuplade étrangère, retenu au loin lors d­ ’une longue traversée des mers, ou bien enfin
échoué sur une plage déserte ?” Sa vie aurait la qualité de celle de Jupiter lorsque, une
fois le monde dissous, les dieux ­confondus en un seul et la nature arrêtée un instant, le
dieu se repose en lui-même, livré à ses pensées. ­C’est cela même que fait le sage : il se
retire en lui-même, il est avec lui-même. »
2 Plutarque, Comm. Not. 1075C.
164 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

il ne ressemblerait pas aux autres hommes et aux autres dieux, qui, eux,
lui ressembleraient, parce ­qu’ils auraient part à lui-même.
Cela n
­ ’est pas faux, sans cependant être tout à fait juste : on voit
mal, à moins de distinguer assez artificiellement le sage de sa vie (la
uita beata que mentionnait Cicéron, par et similis deorum, précisait-il),
­comment nier une ressemblance réciproque, fondée sur la c­ ommune
raison. Ce ­n’est pas faux cependant, parce ­qu’il serait pour le moins
étrange de ne faire aucune différence entre Zeus (incarné ou non dans le
monde), les dieux et les hommes. C ­ ’est précisément parce q­ u’ils ne sont
pas identiques ­qu’ils peuvent être semblables : on ne saurait ­confondre
­l’identité et la ressemblance, que Plotin prend du reste grand soin de
distinguer. Or, dans le cas des hommes et des dieux, il ne semble pas
possible de soutenir que l­’homme serait c­ omme une copie du dieu
(avec toute la lourdeur que ­l’héritage platonicien transmet au terme
« copie ») : ­l’élément ­commun aux deux ­constitue cependant le tout du
dieu, tandis q­ u’il se réduit seulementà une partie de l­’homme et une
partie qui doit faire avec le corps.

–– Le corps de ­l’homme : une limitation ?

Il ne semblerait a priori pas insensé de penser que l­ ’homme doit son


statut ­d’image à la fois à sa parenté avec le dieu par la raison et à la
limitation que lui impose son corps. Le corps du dieu ne le limite pas
puisque c­ ’est par le monde q­ u’il se manifeste et ­c’est dans le monde q­ u’il
organise la vie. En ce sens, le corps du dieu ­n’est que la c­ onséquence de la
Providence, à savoir la raison du meilleur, du plus juste et du plus utile :
il est plus rationnel ­qu’il y ait un monde plutôt ­qu’il ­n’y en ait pas et
le monde c­ omme corps obéit absolument à la raison. On pourrait donc
penser le corps de ­l’homme et donc celui du sage, ­comme une limite
(le sage a des besoins, son action est limitée etc.), ce qui expliquerait,
in fine, ­qu’il ne soit pas tout à fait un dieu, tout en l­’étant presque : il
serait une sorte de divinité seconde, ou plutôt tierce, située après Zeus
et après les dieux astres q­ u’il rejoint après sa mort. Sénèque lui-même
ne désigne-t-il pas le corps c­ omme une prison, reprenant quelque chose
­comme le jeu de mots platonicien entre σώμα et σῆμα1 (corps/tombeau),
1 Platon, Cratyle, 400c, où le rapprochement entre corps et tombeau est rapporté à « cer-
tains », qui ne sont manifestement pas les orphiques cités dans ce passage, p
­ uisqu’ils
De ­l’homme au dieu 165

lorsque, dans le De beneficiis, il montre que ce ­n’est pas ­l’âme de ­l’esclave


que le maître possède, mais son corps, dont ­l’âme peut ­s’échapper :
Il se trompe, celui qui pense que la servitude pénètre ­l’être humain dans son
entier. La partie la meilleure de ce dernier lui échappe : les corps sont soumis
et inscrits au nombre des biens des maîtres, ­l’âme, en revanche, est autonome,
elle qui est à ce point libre et sans c­ ontrainte que cette prison, dans laquelle
elle est enfermée, ne saurait l­’empêcher de prendre son élan, de remuer de
grandes idées et de s­ ’élancer dans ­l’infini, ­compagne des astres1.

Passage remarquable en ce ­qu’il explicite de manière exemplaire ­l’une


des plus grandes difficultés du stoïcisme, que nous avons déjà rencontrée :
le statut du corps dans la relation q­ u’il entretient avec ­l’âme. Si le corps
est certes prison, ses murs sont absolument perméables à l­ ’âme – on a vu
prison plus terrible… Le stoïcisme ne cesse ­d’osciller entre une position de
déni du corps (où le corps n­ ’a finalement aucun rôle dans ­l’accomplissement
de la nature humaine en nature divine) et, au c­ ontraire, une position qui
­conçoit le corps ­comme une effective limitation du sage. À cette oscillation
correspond à notre avis une hésitation remarquable entre ­l’affirmation
que le sage est un dieu, dès sa vie terrestre (étant entendu, dans tous les
cas, que son âme survit à sa déliaison ­d’avec le corps2) et celle, à vrai
dire beaucoup plus obscure, où il est ­comme un dieu, mais n­ ’en est pas
véritablement un, lors, toutefois, de sa vie terrestre. Chez Sénèque, on
trouve trace de cette oscillation et de cette hésitation notamment dans
les Lettres à Lucilius, qui paraissent être, pour la question et pour une
­confrontation à Musonius, un bon laboratoire, parce que, précisément,
chaque option est exprimée, chaque fois cependant assortie de nuances
qui permettent au lecteur de saisir ­comme en mouvement ces hésitations.
Ainsi peut-on, si ­l’on grossit un peu le trait, proposer deux balises dans
les propos de Sénèque : d ­ ’une part, la référence à Sextius le Père, qui
détermine une position où le sage est un dieu, dès sa vie terrestre, q­ u’on
trouve développée dans la Lettre 73 ; ­d’autre part, une référence non-dite
à une tradition platonicienne où le corps est au pire une prison, au mieux
font dériver σώμα de σῴζηται (voir les notes 159 et 160, p. 228-229 de la traduction de
C. Dalimier en GF, 1998) ; voir aussi Gorgias, 493 a ; Phaed., 250c.
1 Sénèque, Ben. III, XX, 1.
2 Chrysippe dit ainsi que l­’âme du sage survit après la mort et j­usqu’à la c­ onflagration,
­contrairement à l­ ’âme de l­ ’insensé (D.L. VII, 157). Sur la question d­ ’une survie plus moins
longue de ­l’âme des insensés, il semble q­ u’il y ait eu des désaccords dans ­l’école.
166 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

une limite qui ­condamne le sage à tendre vers le dieu, sans ­l’atteindre
véritablement ; la Lettre 65 peut servir ­d’exemple à cette dernière tendance.
­L’âme peut devenir une prisonnière volontaire, dans le sens où il ne tient
­qu’à elle de ne pas se laisser enfermer dans le corps. La relation de l­ ’âme
et du corps demeure pour notre problème (la ressemblance de ­l’homme
au dieu) une question extrêmement ambiguë, dont à vrai dire je ne crois
pas que les stoïciens aient donné de solution tout à fait satisfaisante, d­ ’où
le recours, in fine, à Sextius le Père.
Sénèque, dans la Lettre 65, joue une fonction « basse » de ­l’âme ­contre
une fonction « haute » :
Le sage et le prétendant à la sagesse sont de fait attachés (adhaeret) à leur
corps, mais la meilleure partie de celui-ci ­s’en absente et ils tendent (intendit)
leurs réflexions vers les régions célestes. Comme enrôlés par un serment, cela
­qu’ils vivent, ils le regardent ­comme un service ; et le sage ­s’est donné de
telles dispositions que la vie ­n’est pour lui ni objet ­d’amour ni de haine : il
supporte les choses mortelles tout en sachant ­qu’au-dessus ­d’elles il y en a
de plus sublimes (ampliora superesse)1.

­L’attachement du sage et du progressant (de manière symptoma-


tique appelé ici assectator sapientae, ­comme si, là où le progrediens ne fait
­qu’accomplir sa nature, ­l’assectator devait faire avec une sagesse hors de
lui) à leur corps les ­condamne à ne pouvoir que tendre vers la sagesse,
opposée très clairement aux choses mortelles c­ omme les choses sublimes
­d’en haut le sont aux choses mortelles d­ ’en bas. C ­ ’est dire, métapho-
riquement, que, même si l­’âme peut ­s’échapper du corps, elle ne s­’en
absout pas et ­c’est là la raison pour laquelle le sage ne peut être ­qu’un
mortel, dominé par les astres. De fait, Sénèque ­n’a pas de mots assez
durs pour le corps :
Car ce corps est un poids pour l­ ’âme et un supplice (pondus ac poena) ; par cette
oppression, il ­l’étouffe, il est pris dans ses chaînes (uinclis)2…

Il n
­ ’est ­d’autre part ­qu’un « lien (uinculum) passé autour de ma
liberté3 », chose indigne4, ­qu’il faut mépriser pour atteindre la liberté

1 Sénèque, Ep. 65, 18.


2 Ibid., § 16.
3 Ibid., § 21.
4 «  Indigna », ibid., § 22.
De ­l’homme au dieu 167

et dont Sénèque, dit-il, attend ­d’être séparé. Une telle ­conception du


corps incline vers une position aristotélo-platonicienne, que ­l’on trouve
exprimée au §16, dans un passage qui ressemble au « autant que pos-
sible » de la fin de ­l’Éthique à Nicomaque :
… À moins q­ u’elle ne se soit approchée (accessit) de la philosophie et que celle-
ci lui ordonne de respirer devant le spectacle de la Nature : elle la plonge, à
partir des choses terrestres, dans les choses divines. ­C’est cela, sa liberté, c­ ’est
cela son essor : elle se soustrait pour un moment (interim), de la prison dans
laquelle elle est retenue et se rétablit grâce au spectacle céleste1.

Comme l­ ’homme s­ ’approche du dieu sans l­ ’atteindre cependant chez


Aristote, ­l’âme ne peut que ­s’approcher de la philosophie et ne peut que
jouir ­d’un spectacle auquel elle ne participe cependant pas. Enfin et ­c’est
le point le plus significatif sans doute, Sénèque se laisse aller curieusement
à une remarque dont à vrai dire le sens stoïcien échappe : ce ­n’est que
pour un temps que l­ ’âme peut se restaurer du spectacle céleste. Cet interim
pose évidemment un problème certain, dans une philosophie où la vertu
ne se perd que sous l­ ’effet de l­ ’ivresse et encore la chose fit-elle débat…
Le ­contexte de la Lettre 65 ­n’est pas indifférent à ce propos. Elle
­commence en effet par l­ ’évocation par Sénèque de sa maladie : il montre
­comment il a vaincu la maladie pour se mettre à son écritoire, cum
materia difficili c­ontendo et uinci nolo « sur un sujet difficile, dit-il, je me
­concentre, refusant la reddition » ; otium dont des amis l­ ’ont distrait. Or,
à un état où le corps est expérimenté c­ omme une chose à vaincre, parce
­qu’on risque ­d’être vaincu, s­’ajoute une discussion dont Sénèque veut
que Lucilius l­ ’arbitre, sur la différence entre les doctrines aristotélicienne,
platonicienne et stoïcienne des causes, qui débute sur un exposé de la
distinction entre matière et agent. ­C’est là le premier acte ­d’un traité
du corps et de l­ ’âme, qui se poursuit en sous-main dans la Lettre 66, où
intervient le personnage difforme mais vertueux ­contre toute attente,
si ­l’on ­s’en tient du moins à la ­conception de la lettre précédente, de
Claranus2, qui montre que les souffrances occasionnées par le corps, loin
­d’être obstacles ou limites à la vertu, peuvent en être des occasions. La

1 Ibid., § 16. Il ­s’agit de la suite directe de la précédente citation de ce même paragraphe.


2 Sur cette lettre, voir en dernier lieu M. Graver, « Seneca and the Contemplatio Veri – De otio
and Epistulae morales », in T. Bénatouïl, M. Bonazzi (eds) Theoria, Praxis and the Conemplative
Life after Plato and Aristotle, Leiden, Brill, 2012, p. 75-100.
168 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Lettre 67 a pour sujet la kartêria (traduite ici par patientia ou tolerantia),


­l’endurance et, précisément, Sénèque a deux affirmations tout à fait
étonnantes après la lecture de la Lettre 65 :
Je rends grâce à la vieillesse qui m ­ ’a cloué à mon lit : et pourquoi ne lui
rendrais-je pas grâce à ce titre ? Tout ce que je devais ne pas vouloir, je ne le
peux pas. Je discute avec la plupart de mes livres1.

Le corps prison n­ ’est pas nié, il n­ ’est cependant plus dénié : la liberté
s­’obtient toujours dans le mépris des choses mortelles (­c’est la magni-
tudo animi) mais ce mépris change de sens. Il s­’agit toujours certes
­d’échapper aux lourdeurs du corps mais en cherchant à en subir les
effets : à la stratégie de l­’évitement succède une stratégie inverse qui
­consiste à rechercher les peines pour mieux affirmer l­ ’affranchissement
à leur égard (­c’est évidemment très proche de la logique de l­’ascèse
musonienne). D ­ ’où une valorisation chez Sénèque de l­ ’endurance : c­ ’est
une vertu, on doit donc la rechercher, même si, pour cela, l­ ’être humain
va ­contre ses premiers instincts – on a là une parfaite illustration des
paradoxes que peut engendrer la doctrine de l­’oikeiôsis et du saut, dont
les Académiciens rendent ­l’École coupable, des premières impulsions
vitales à la vie selon la raison :
Quelques-uns des nôtres estiment que l­ ’endurance vigoureuse (fortem toleran-
tiam) dans [ces désavantages] ­n’est pas souhaitable, tout en ­n’étant certes pas
abominable, parce que ce q­ u’on doit rechercher, c­ ’est un bien pur, paisible et
éloigné des peines. Je ne partage pas cet avis. Pourquoi ? ­D’abord parce ­qu’il
ne peut se faire q­ u’une chose, quoique bonne, ne soit pas en même temps
souhaitable ; ensuite si la vertu est souhaitable et s­’il n­ ’y a pas de bien sans
vertu, alors tout bien est souhaitable ; enfin, <même si ***> ­l’endurance
vigoureuse dans les tourments est souhaitable2.

­L’âme ­n’est donc guère limitée par le corps mais, en étendant sur
lui son empire, elle ­s’étend et prend sa dimension divine. Ainsi, dans
la Lettre 71, voit-on ­l’âme du sage maîtriser le corps : le sage ­n’est pas
un surhomme entre les hommes, il ­n’est pas, dit Sénèque, en dehors du
lot des hommes3. En d­ ’autres termes, le corps n­ ’est pas une prison de
1 Sénèque, Ep. 67, 2.
2 Ibid., § 5.
3 Sénèque, Ep. 71, 29 : « Je ne retranche pas le sage du nombre des hommes ni ne tient
éloignée de lui la douleur ­comme quelque roc ­n’admettant aucune sensation. Je me
De ­l’homme au dieu 169

laquelle l­ ’âme, enfermée, peut, de temps à autre, s­ ’échapper pour retomber


ensuite, il est, certes, prison, mais que ­l’âme peut habiter1, maîtriser et
dont elle peut se servir c­ omme ­d’un point d­ ’élan vers la sagesse.
De fait, le sage peut excéder les limites de son corps et ne faire q­ u’un
avec le dieu, en épousant sa vision. Ainsi Caton peut-il « parcourir
en idée ­l’ensemble des âges2 » dès ici-bas, parce ­qu’il peut lire, dans
­l’hic et nunc de la situation présente, le projet de la Providence et le
déroulement du destin. C ­ ’est que son âme, même logée dans le corps,
a les dimensions du dieu (dimensions que ­l’on peut du reste énoncer :
habet numeros suos3 – ce sont là les dimensions d­ ’une harmonie parfaite,
expression qualitative qui rend c­ ompte de la krasis de l­’âme du sage
avec celle du dieu).
­L’arrière-plan théorique de cette même Lettre se trouve dans un
acquis essentiel de la Lettre 64, où Sextius montre que le sage ­n’est pas
un idéal4, long détour qui met en exergue toutes les difficultés possibles
­d’une telle position. De fait, ­c’est Sextius qui ouvre cette méditation,
méditation ­d’un non-sage qui assume toute la distance qui le sépare
encore de l­’accomplissement.
Il me plaît ­d’avoir quelque chose à vaincre, sur quoi exercer mon endurance
(patientia exercear). Car Sextius a encore ceci de remarquable ­qu’il te montre la
grandeur de la sagesse et ne te désespère pas de l­ ’obtenir : tu sauras q­ u’elle se
tient dans les hauteurs, mais q­ u’elle est accessible à qui veut (uolenti penetrabi-
lem). Cette même vertu, elle-même te dépassera, afin que tu l­ ’admires, mais
­qu’en même temps tu ­l’espères. Quant à moi, certes, je m ­ ’attache à arracher de
longs moments à la ­contemplation de cette sagesse. Je la ­contemple, anéanti,

souviens q­ u’il est c­ omposé de deux parties : l­ ’une est non-rationnelle (irrationalis), celle-
là est mordue, brûlée, souffre ; l­’autre est rationnelle, celle-ci tient ferme des opinions
inébranlables, elle est intrépide et invincible. »
1 Ibid.
2 Ep. 71, 15.
3 Sénèque, Ep. 71, 16. Cf. également 95, 5.
4 Cf. également le célèbre passage de Sénèque, Ep. 42, 2 : « Il ­t’a déjà persuadé ­qu’il est
homme de bien, celui-là ? Pourtant, homme de bien, il ne peut le devenir si vite, ni s­ ’en
rendre ­compte. Sais-tu quel homme, maintenant, je dirais bon ? Celui dont tu me parles,
il est de qualité seconde ; car cet autre, il naît (nascitur) à peu près (fortasse), c­ omme le
phénix, une fois tous les cinq cents ans. » Il semblerait étrange que ­l’on fasse porter le
doute (fortasse) sur le fait ­qu’il naît effectivement des sages (nascitur ­n’est pas un poten-
tiel). La c­ omparaison avec le phénix ne fait que souligner la rareté des naissances de ces
hommes exceptionnels (ce qui ne veut pas dire q­ u’ils naissent sages : ils le deviennent)
et leur divinité.
170 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

pas autrement que je ­contemple, à ­d’autres moments, le monde lui-même,


que je regarde souvent ­comme par des yeux nouveaux1.

La tension entre toute la distance du progressant (il est toujours aussi


radicalement insensé que tout insensé) et la tangibilité de la sagesse à
qui sait tendre sa volonté2 apparaît au bénéfice de la seconde. Il reste que
­l’insensé, si ­conscient de ses fautes, a un dernier adversaire à c­ ombattre :
cette c­ onscience de la faute, qui, tout en le rapprochant du chemin de la
sagesse, lui donne ­l’impression ­d’être encore si loin du but. ­C’est ainsi
que ­l’insensé Sénèque ne peut que ­contempler à distance, tout en ayant
en partage cette heureuse espérance, ­comme de loin. Pour ­s’exercer à
cette vertu, possible (sinon à quoi bon la poursuivre ?), mais tellement
haute q­ u’on en demeure ­comme paralysé, il reste à marcher sur les pas
des grands devanciers : Caton, bien sûr, qui à lui seul démontre que
le bonheur est possible, Lélius, Socrate, Zénon, Cléanthe, mais aussi
Platon3, référence hautement problématique dans un tel c­ ontexte. Avec
Platon en effet la vertu ressort du thème, non platonicien, mais « médio-
platonicien » (mais c­ ’est ce Platon que lit Sénèque), de cette identification
au dieu, dans la mesure du possible, largement opposable à Sextius.
­C’est pourtant à Sextius que revient Sénèque dans la Lettre 73 : la
sagesse est possible, car le corps ­n’est pas un obstacle. ­C’est dans cette
vie même que le sage est au moins aussi heureux que le dieu. La formule
de Sextius (« Sextius avait coutume de dire que Jupiter ne pouvait être
plus puissant ­qu’un homme de bien (Iouem plus non posse quam bonum
uirum4) » ­constitue en ce sens ­l’exact opposée de la formule platoni-
cienne c­ onsacrée. La différence entre l­’homme de bien et le dieu tient
1 Sénèque, Ep. 64, 5-6.
2 Sur cette question, fort c­ omplexe, voir A.-J. Voelke, L ­ ’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit.,
p. 171. Le c­ ommentateur cite la Lettre 104, 26 et écrit : « Considérant d­ ’autre part les
détracteurs de l­’idéal stoïcien, qui se jugent incapables de parvenir à un but si élevé et
en tirent la ­conclusion ­qu’il dépasse les forces humaines, Sénèque leur reproche non pas
leur prétendue impuissance, mais leur manque de volonté et d­ ’audace, qui a pour effet
­d’augmenter les difficultés de la tâche au point de les rendre insurmontables. » Voir aussi
p. 179, où le présent passage est cité à l­ ’appui cependant de la thèse que Sénèque transforme
notablement la notion de volonté, « ­condition suffisante de la perfection morale ». D ­ ’une
manière plus générale et pour nuancer les c­ onclusions de A.-J. Voelke, sans toutefois les
invalider entièrement, cf. B. Inwood, « The Will in Seneca the Younger », CP, 95, 2000,
p. 44-60.
3 Sénèque, Ep. 64, 10.
4 Sénèque, Ep. 73, 12.
De ­l’homme au dieu 171

dès lors dans la durée du bonheur et du nombre de bienfaits que Zeus


peut accorder. ­C’est ainsi que Sextius montre la philosophie ­comme un
« court chemin », par lequel on « ­s’élève j­usqu’aux astres1 » :
Croyons donc Sextius, l­orsqu’il montre cette très belle route, en s­’écriant :
« Par là on ­s’élève vers les astres, par là, en suivant la sobriété, par là, en
suivant la tempérance, par là, en suivant le courage. » Les dieux ­n’ont ni
dédain ni hostilité : ils laissent aussi entrer ceux qui montent vers eux et ils
leur tendent (porrigunt) la main2 .

Là où l­’homme tendait à la sagesse sans l­’obtenir, ­c’est le dieu à


présent qui lui tend la main, pour ­l’aider à franchir un seuil ­qu’il ne
lui interdit aucunement. Sénèque tire cette ­conclusion à partir de la
doctrine même de ­l’apparentement à dieu telle q­ u’on l­’a vue déployée
dans le stoïcisme : le corps a reçu une parcelle de ­l’âme divine et ­c’est
parce que, ­d’abord, le dieu est descendu en ­l’homme, que ­l’homme peut
monter à lui, parce ­qu’il a tous les caractères de son origine :
Le dieu vient aux hommes. Ou plutôt, ce qui est plus proche de la vérité,
­c’est dans les hommes ­qu’il vient : nul esprit ­n’est bon sans la présence du
dieu. Des germes divins (Semina… diuina) ont été répandus dans les corps
humains : si un bon ­cultivateur les fait lever, ils poussent, semblables (similia)
à leur origine et égaux (paria) à ceux dont ils viennent, ils ­s’élèvent. ­S’il ­s’agit
­d’un mauvais c­ ultivateur, il n­ ’est semblable à rien d­ ’autre q­ u’un sol stérile et
marécageux : il étouffe les germes et produit des ordures plutôt que des fruits3.

–– Musonius : le corps ­n’est (évidemment) pas une limite

Il est remarquable que Musonius exclue de sa démonstration, dans


le texte dont nous poursuivons la lecture, toute réserve sur le corps : les
propos de notre section précédente ont au ­contraire insisté sur la dignité
­d’un corps qui peut être le lieu privilégié de l­ ’exercice de la vertu. Le corps
du sage, loin d­ ’être une limite ou un obstacle à la vertu en devient pour
ainsi dire l­ ’un des viatiques – ­c’est aussi par le soin du corps, l­ ’exercice
du corps, ­l’ascèse dans la peine et la nourriture, que ­l’homme parvient
à son excellence. Le stoïcien Musonius n­ ’a donc aucun mépris pour le

1 Ibid., 12-15.
2 Sénèque, ibid., 15.
3 Ibid., § 16.
172 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

corps : le méprisable, ­c’est ­l’asservissement, dans la mollesse, à une opi-


nion pervertie sur le corps. Dans le cas du philosophe, le corps épouse
la tension de ­l’âme et la provoque, par sa tension même. De fait, il faut
souligner à cet égard le ­contexte du passage du traité XVII : Musonius
rappelle que ­l’homme est mimêma theou l­ orsqu’il cherche à montrer que
la mort ne saurait être ­conçue ­comme un mal, ni la vieillesse ­comme
une limite – ­c’est précisément la suite de notre texte :
S­ ’il se trouve donc q­ uelqu’un qui, auparavant, l­orsqu’il était jeune encore, a
pris soin ­d’une éducation droite et a appris fermement (οὐκ ἐνδεῶς) autant de
belles sciences q­ u’il pouvait en acquérir, tout en pratiquant suffisamment ce
qui ­s’acquiert par ­l’exercice, celui-ci, dans la vieillesse, en usant des ressources
présentes en lui (ταῖς ἐνούσαις ἐαυτῷ χρώμενος ἀφορμαῖς), vivrait selon la
nature et ­c’est sans chagrin ­qu’il supporterait la privation des plaisirs de la
jeunesse, sans chagrin ­qu’il assumerait la faiblesse présente de son corps (τῇ παρούση
τοῦ σώματος ἀδυναμίᾳ), il ne s­ ’affligerait ni du mépris de ses voisins, ni de la
négligence de ses parents et amis, puisque c­ ontre toutes ces choses, il aurait un
bel antidote reposant dans sa propre faculté de penser (τῇ διανοίᾳ τῇ ἑαυτοῦ) :
­l’éducation qui le dirige. S­ ’il y avait q­ uelqu’un, au c­ ontraire, qui n­ ’a pas eu
suffisamment part à ­l’éducation, ­s’il se montrait zélé envers les choses les plus
élevées et se montrait capable de se laisser c­ onvaincre par les beaux parleurs,
celui-là ferait bien de chercher à entendre des paroles ­d’exhortation de la part
de ceux qui ont c­ onsacré leur travail à la c­ onnaissance de ce qui est nuisible
ou de ce qui est utile aux êtres humains et de la manière ­d’échapper aux uns
et ­d’acquérir les autres et ­comment on peut accepter avec calme, ­lorsqu’ils se
présentent, les maux qui n­ ’en sont pas, mais paraissent tels. En écoutant ces
choses et en en étant ­convaincu (étant établi ­qu’écouter sans être ­convaincu
est des moins profitables), la vieillesse mettrait les autres choses bien en ordre
et la crainte de la mort serait écartée, elle qui cause les plus grands troubles
et oppresse les vieillards, c­ omme s­’ils oubliaient que c­ ’est une nécessité que
la mort pour tout mortel1.

Tous les maux de la vieillesse sont supposés tels : en eux-mêmes, ils


ne sont pas des maux, mais – du moins pour la faiblesse du corps et la
mort – des choses nécessaires, leur nécessité en elle-même démontrant ­qu’il
ne s­ ’agit là que des c­ onséquences de la nature. Comme, selon Sénèque,
« chaque âge a sa ­constitution », la faiblesse du corps ­n’est rien ­d’autre
que la ­constitution propre du vieillard, avec laquelle il doit et peut vivre
dans la sagesse. Le corps, même dans l­ ’état le plus misérable, n­ ’est donc

1 Musonius, XVII, p. 91, 2 – 92, 4.


De ­l’homme au dieu 173

jamais un obstacle à la plus grande vertu. Or, celle-ci ­s’acquiert fermement


(­c’est-à-dire de manière absolument suffisante, c­ omplète) par l­ ’éducation
et l­ ’exercice : si elle s­ ’acquiert aussi par le corps, elle n­ ’appartient pas au
corps ; c­ ’est dans la dianoia ­qu’elle se tient. On est ici loin des propos
tenus par Musonius sur la tension ­commune de ­l’âme et du corps : ­l’âme
ici ­s’affranchit du corps mais ne le fuit pas. Et ­l’âme supplée les faiblesses
­d’un ­composé mortel par la force de la vertu. De fait, il ne ­s’agit pas de
regretter la faiblesse du corps mais il s­ ’agit de s­ ’adapter à cette faiblesse
et, pour ainsi dire, de transfigurer ce corps. On retrouve chez Sénèque,
dans la Lettre 66, une telle pensée, avec ­l’exemple de Claranus, qui
sut faire de son corps débile l­’image de la vertu. Ainsi, ­lorsqu’il fait le
portrait de son vieil ami, Sénèque insiste-t-il sur sa faiblesse physique :
Claranus ­n’a pas un corps, mais un corpusculum, deforme – petit corps
difforme, déformé, laid – humileque – chétif, rapetissé. Mais Sénèque
montre immédiatement que ces traits ­contrefaits ne sont cependant pas
obstacles à sa vertu. Bien au ­contraire, dans ces traits mêmes, on perçoit
sa beauté, non pas à cause de l­’harmonie des courbes du visage et du
corps, mais parce que les gestes et ­l’attitude de Claranus demeurent
calmes et c­ onvenables. ­C’est q ­ u’il supporte la vieillesse avec courage
et sérénité. À la remarque de Sénèque : « La nature s­’est c­ omportée de
manière injuste : elle a mal logé une telle âme1 », répond en écho : « [La
vertu] ­n’a besoin ­d’aucun ornement. Elle est elle-même sa propre parure
et c­ onsacre le corps qui est le sien2. »
On ne saurait donc limiter l­’homoiôsis tô theô du sage à cause des
­contingences du corps : ce serait là un retour à une ­conception plato-
nico-aristotélicienne de ­l’homoiôsis, reprise par les Académiciens, pour
lesquels l­ ’homme peut sans doute c­ onnaître un très grand bonheur dans
la vertu et par là ressembler au dieu, mais doit faire avec les exigences
du corps et se trouve c­ ondamné. Si, vertueux, il est heureux dans les
souffrances, il pourrait ­l’être plus encore en ne souffrant pas. Fatale
erreur pour un stoïcien : il ­n’y a ­qu’un seul bien et celui-ci réside tout
entier dans l­’harmonie de la vertu, que les faiblesses et les souffrances
ne sauraient limiter3. En revanche, si du point de vue de la vertu le

1 Sénèque, Ep. 66, 1.


2 Ibid., 2.
3 ­C’est cependant cette doctrine même qui a amené Denys, dit le Transfuge, à abandonner
Zénon pour les Cyrénaïques (la fin est le plaisir) – ne pouvant pas supporter les souffrances
174 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

corps est indifférent, celle-ci implique le corps dans son harmonie (­c’est


du reste en ce sens ­qu’on ne peut dire que la vertu se coupe de ses
racines) : le sage fera tout (selon l­’occasion) pour ne pas souffrir1, parce
­qu’il accomplit tous les kathekonta.

DE MIMÊMA À MIMÊSIS
­L’homoiôsis tô theô : un idéal ?

IL N
­ ’EST PAS IMPOSSIBLE D
­ ’ÊTRE UN DIEU

Il faut à présent étudier la fin du texte que nous avons entrepris de lire :
Et il n­ ’est certes pas impossible de devenir un tel homme (Καὶ μὴν οὐκ ἀδύνατον
γενέσθαι τοιοῦτον ἄνθρωπον) : en effet, nous ne pouvons c­ oncevoir ces vertus
depuis ­d’autres sources que la nature humaine (ἀπ´ αὐτῆς τῆς ἀνθρωπείας
φύσεως), lorsque nous rencontrons de ces hommes qui sont tels que nous les
appelons divins et semblables aux dieux (θείους καὶ θεοειδεῖς)2.

On ne saurait invoquer ni la souffrance, ni la mort pour penser une


limitation de ­l’homme, au c­ ontraire. Pour reprendre une image sénèquienne
dues à une maladie des yeux – ou des reins, selon Cicéron, Tusc. II, 60. (Cf. D.L. VII,
166-167 – § 166 : « Denys le Transfuge a dit que la fin était le plaisir, à cause ­d’une cir-
constance pénible : une maladie des yeux ; souffrant en effet de façon intense, il hésita à
dire que la douleur était un indifférent »).
1 On ne saurait croire en effet que le stoïcien est doloriste : il ne se ­complaît pas dans la
souffrance, qui n­ ’a pour lui aucune signification et aucune valeur, pas plus q­ u’il ne se
­complaît dans le plaisir. La mort volontaire n­ ’est à ce titre que le dernier recours, dans
une situation absolument désespérée. Cela malgré le propos de Sénèque, Ep. 70, 5, qui
serait lui-même à lire en détail : « Cogitat semper qualia vita, non quanta sit. [sit] Si multa
occurrunt molesta et tranquillitatem turbantia, emittit se ; nec hoc tantum in necessitate ultima facit,
sed cum primum illi coepit suspecta esse fortuna, diligenter circumspicit numquid illic desinendum
sit » (« Il se préoccupe sans cesse de ce que sera sa vie, non de ce ­qu’elle durera. S­ ’il voit
venir à lui une série de disgrâces qui bouleverseront son repos, il quitte la place. Et il ne
­s’y détermine pas seulement en cas de nécessité extrême, mais, aussitôt que la Fortune
lui est devenue suspecte, il c­ onsidère d­ ’un regard circonspect et minutieux s­’il ne doit
pas dès lors cesser ­d’être »). Il y a une grande différence en effet entre ­considérer la pos-
sibilité de mourir, en se disant que c­ ’est une solution et se donner la mort : Sénèque ne
dit aucunement ici que le sage se donne la mort même dans des c­ onditions qui ne sont
pas extrêmes – il pense à cette possibilité, simplement.
2 Musonius, XVII, p. 91, 1-2.
De ­l’homme au dieu 175

déjà rencontrée, ­l’homme sage a tous les caractères du dieu. Or, là où les
textes déçoivent souvent par leur flou, parce q­ u’ils font, pour ainsi dire,
descendre ces caractères du dieu vers ­l’homme, Musonius renverse les
choses : les vertus du dieu ne sont pas autres que les vertus des hommes.
Il ­s’agit certes ­d’une ratio cognoscendi et non pas de ­l’ordre de ­l’être : ­c’est
parce que l­ ’âme est un morceau détaché du dieu que nous avons part à ces
vertus, ou, énoncé de manière plus musonienne, ­c’est parce que ­l’homme
est rationnel ­qu’il peut être vertueux. Il n­ ’empêche : nous ­connaissons
les dieux parce que, ­d’abord, nous avons en nous la prénotion de leur
existence et nous forgeons cette prénotion grâce à notre ­connaissance
­d’hommes rares et sages. Il n­ ’est pas indifférent que Musonius, pour par-
ler des dieux, parle des hommes sages et divins : on pourrait tout aussi
bien dire ­l’homme, tant il est vrai que la nature de l­’homme est divine.
Lorsque Musonius écrit ­qu’il ­n’est pas impossible ­d’être homme de cette
manière, nous devons ­comprendre que ­l’homme ne tire pas sa vertu ­d’une
quelconque transcendance, mais bien de son propre fonds, qui est exacte-
ment le même que celui de la divinité. En somme, les hommes divins et
semblables aux dieux ne sont ni des surhommes, ni des hommes touchés
par une quelconque grâce1, qui, au mérite d­ ’une vie de vertu, leur trans-
mettrait un pouvoir supérieur ou divin. Ils sont hommes au sens plénier,
­comme en témoigne, pour le stoïcisme en général, un texte de Cicéron :
Dès lors, ­c’est la même vertu qui se trouve en l­ ’homme et en dieu et qui, en
outre, ne se trouve en aucune autre espèce. Car la vertu ­n’est rien d­ ’autre que
la nature parfaite et amenée à son accomplissement : il y a donc ressemblance
entre l­ ’homme et le dieu2.

On trouve dans les Stoicorum Veterum Fragmenta un grand nombre de


témoignages3 ­d’une telle doctrine, qui choque tant Clément d­ ’Alexandrie.
1 W. Klassen, « “Humanitas” as seen by Epictetus and Musonius Rufus », Studi storico
Religiosi, 1977, I, 1, p. 63-82. Voir notamment p. 71 : « Although Musonius uses the idea of
being like God (mimesis), he does not assume that God will provide man with these attributes and
virtues. […] People who appear to be godlike and whom we call godly are merely demonstrating
the best in human nature. » Voir aussi R. Laurenti, « La c­ oncezione della virtù in Musonio »,
Sophia, 35, 1967, p. 301-317, not. p. 308. Le problème est de montrer que la vertu est
possible et q­ u’elle ne se perd pas, sauf évidemment pour les progressants, lesquels ­n’ont
­qu’une disposition vertueuse, qui ­n’a pas la stabilité ­d’un état ­constant et ferme.
2 Cicéron, Leg. VIII, 25.
3 Cf. notamment dans SVF III, le § 5 de la section V, ­consacrée à la vertu (Ethica 5, De
Virtute), p. 58-59.
176 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Ce dernier, dans un passage du Contra Celsum (dirigé ­contre la perfec-


tion gnostique, rapprochée ici de la position stoïcienne) se demande
­comment ressembler ainsi à Dieu, lui-même si lointain et dont nous
ne sommes que les créatures, à la ressemblance par essence imparfaite.
­N’est-il pas impie de soutenir que ­l’image peut avoir la même vertu
que le créateur transcendant ? ­D’où l­ ’adverbe ἀθέως pour qualifier une
doctrine qui permet toutes les erreurs : « Οὐ γὰρ καθάπερ οἱ Στωικοὶ
ἀθέως πάνυ τὴν αὐτὴν ἀρετὴν ἀνθρώπου λέγομεν καὶ θεοῦ1. » Proclus,
en ­commentant le Timée, note toute la distance qui sépare les stoïciens
de la piété platonicienne, qui sépare donc aussi ­l’homoiôsis de Platon et
celle des stoïciens, tandis ­qu’il remarque perfidement que ­l’École est
ainsi fort loin des racines socratiques ­qu’elle revendique :
Les stoïciens disent que c­ ’est la même vertu que celle des dieux et celle des
hommes, étant fort loin ­d’être des partisans de la piété de Platon ou de la
modération de Socrate2.

En insistant sur le fait que ­l’origine des vertus ­n’est rien ­d’autre que la
nature humaine, Musonius offre ­l’un des témoignages les plus clairs du fait
que ­l’homoiôsis theô ­n’a rien d­ ’une transformation de la nature humaine et
que ce n­ ’est pas là, de fait, un idéal impossible : « il n­ ’est pas impossible
­d’être un tel homme », dit Musonius, prévenant par là toute objection (il ne
dit pas en effet : « il est possible ­d’être un tel homme »), indice ­qu’il ­s’agit
peut-être ici aussi ­d’en finir avec ­l’argument de ­l’inexistence du sage et de
son impossibilité. Ce n­ ’est certes pas facile, précise-t-il ailleurs (dans un
passage qui à lui seul est ­comme un ­condensé de ­l’éthique musonienne),
mais on sait que la philosophie n­ ’emprunte pas les chemins de la facilité :
Combien est-il plus c­ onforme que, quant à nous, nous soyons fermes et
endurants (ἀνέχεσθαί τε καὶ καρτερεῖν), lorsque nous savons que c­ ’est à cause
de quelque bien que nous souffrons, ou bien pour secourir nos amis ou nous
rendre utiles à la cité, ou prendre la défense de nos femmes ou de nos enfants
et, ce qui est le plus grand et le plus important, pour être bons, justes et
sages, ce qui, sans peine, n­ ’échoit à personne3 !

1 SVF III, 250 (= Clément ­d’Alexandrie, Stromates, VII, 14) : « Non pas en effet ­comme les
stoïciens, de manière impie, disent que la vertu ­d’un homme est tout à fait la même que
celle d­ ’un dieu. » Clément montre ici que la perfection de l­ ’homme ne saurait atteindre
la perfection divine.
2 SVF II, 252.
3 Musonius, VII, p. 31, 3-9, le propos est à la suite ­d’une ­comparaison avec les cailles et les coqs.
De ­l’homme au dieu 177

­D’autre part, en soulignant que l­ ’origine de la prénotion du dieu est


dans la nature humaine, Musonius montre que ­c’est bien à partir de ce
qui nous semble le meilleur dans la nature humaine que nous ­concevons
les dieux : à ceux-ci, nous appliquons tout ce ­qu’il y a de meilleur dans
la nature humaine et cela avec raison parce ­qu’effectivement, les dieux
sont de la même étoffe que l­’humanité accomplie. En somme, dire du
dieu ­qu’il est vertueux, heureux, « non-vaincu par le plaisir, non-vaincu
par la c­ onvoitise, plus fort que le désir, plus fort que la malveillance et
la jalousie, généreux, bienfaiteur et philanthrope », revient à lui donner
des caractères humains, non cependant par anthropomorphisme, ou
bien par une analogie qui se reconnaîtrait insuffisante, mais parce q­ u’il
­s’agit là effectivement de ce que les hommes et les dieux ont en partage
et qui c­ onstitue leur perfection, actuelle pour les dieux, possible pour
­l’homme, ce qui est ­confirmé par le fragment LIII :
« ­Qu’est-ce que tu attends ? Vers où regardes-tu (ποῖ βλέπεις) ? ­Jusqu’à ce
que Dieu lui-même se tienne auprès de toi et prononce une parole ? Ampute
ton âme de ce qui est mort et tu reconnaîtras Dieu. » Tel, dit-il, fut ce que
répondit Musonius1.

Le dieu se trouve dans le souffle de ­l’âme rationnelle et à ce titre, lui


parler ou obtenir de lui une c­ onsolation (dans ce fragment, Musonius
répond à un homme « déprimé et fatigué de la vie »), ­c’est obéir à la
raison et sa loi, la loi naturelle et obéir à celle-ci au point ­d’être ­comme
­l’incarnation de cette raison, c­ ’est être sage, c­ ’est être soi-même un dieu.
LE SAGE EXISTE-T-IL ? LA QUESTION DE L­ ’IMITATION

­L’une des c­ onséquences de la doctrine stoïcienne de l­’égalité entre


sage et dieu est ­l’affirmation par les adversaires que le sage ne peut
exister : il devient une sorte d­ ’idéal, dont toutes les critiques s­ ’acharnent
à montrer q ­ u’il ­n’a même rien de « régulateur », pour reprendre un
­concept kantien2 (il est donc ravalé au rang de pure fiction), p­ uisqu’il

1 Musonius, LIII.
2 Kant, Critique de la Raison Pure, Trad. Trémesaygues et Pacaud, PUF, Quadrige, 1990,
p. 413-414 : « La vertu et, avec elle, la sagesse humaine, dans toute leur pureté, sont des
idées. Mais le sage (du stoïcien) est un idéal, c­ ’est-à-dire un homme qui n­ ’existe que dans
la pensée, mais qui correspond pleinement à ­l’idée de sagesse. De même que ­l’idée donne
la règle, l­’idéal sert, en pareil cas, de prototype à la détermination ­complète de la copie et
178 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

est aussi paradoxal (le sage en vient à c­ ontredire la nature humaine)


­qu’absurde. De fait, trop souvent, les ­commentateurs modernes1, tout

nous ­n’avons, pour juger nos actions, ­d’autre règle que cet homme divin que nous portons
en nous et auquel nous nous ­comparons pour nous juger et nous corriger ainsi, mais sans
jamais pouvoir en atteindre la perfection. Ces idéaux, bien q­ u’on ne puisse leur attri-
buer de réalité objective (­d’existence), ne doivent pas, cependant, être regardés ­comme des
­chimères ; ils fournissent, au c­ ontraire, à la raison une mesure qui lui est indispensable,
­puisqu’elle a besoin du c­ oncept de ce qui est absolument parfait dans son espèce pour
apprécier et mesurer, en ­s’y référant, j­usqu’à quel point ­l’imparfait se rapproche et reste
éloigné de la perfection. Quant à vouloir réaliser l­ ’idéal dans un exemple, c­ ’est-à-dire dans
le phénomène, c­ omme, en quelque sorte, le sage dans un roman, cela demeure impraticable
et cela semble peu sensé et peu édifiant en soi, parce que les bornes naturelles battant
­continuellement en brèche la perfection existant dans ­l’idée, rendent impossible toute
illusion dans une telle tentative et, par là, nous c­ onduisent même à suspecter le bien qui
est dans l­ ’idée et à le regarder c­ omme une simple fiction. »
1 Voir, pour un exemple parmi ­d’autres, ­l’introduction de P. Veyne à son édition de
Sénèque (Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993), p. lxx-lxxiii, qui offre un florilège de
tous les arguments (et de tous les à peu près) sur le thème que le sage n­ ’existe pas. Ainsi,
p. lxxiii, « Par ­conséquent, ­l’exaltation du sage ­n’entraînait pas une dévaluation du reste
de l­’humanité, bien au ­contraire ; ce ­n’était pas non plus un élitisme et encore moins
une hyperbole provocatrice : le “modèle” du sage n­ ’est rendu inaccessible q­ u’afin de lui
­conserver sa pureté rationnelle, car seul cet or pur donne sens et valeur aux ­conduites trop
humaines qui ­l’impliquent. On ne met le sage trop haut que pour hausser les simples
hommes  […] Loin d ­ ’être ruineux, ­l’aveu de ­l’inexistence du sage était réconfortant. »
P. Veyne admet cependant que Sénèque ait cru « vraiment à la réalité du sage », tandis
­qu’il cite Musonius pour montrer q­ u’il fallait répondre à ceux qui soupçonnaient dans la
doctrine stoïcienne une coupure entre le réel et le rationnel : « situation embarrassante,
­comme le laisse apparaître un passage de Musonius : ­comment croire à la possibilité de
la vertu, si celle-ci semble dépasser ­l’humaine nature ? La seule preuve ­qu’elle est possible
est l­’existence des sages ; sur quoi Musonius, au lieu ­d’alléguer les noms de ces sages,
déclare q­ u’il ­n’est pas impossible que ces sages ­n’existent un beau jour ». Cette dernière
phrase est un ­contresens évident : ­l’ajout de « un beau jour » participant du mythe de
­l’impossibilité ou de ­l’idéalité du sage. Plus préoccupant est en fait ­l’usage des références
par P. Veyne : ­comment lire dans Sextus Empiricus (Adv. Math. IX, 133-136 = SVF III,
32Diog., voir LS 54D) que Diogène de Babylone démontre ­l’inexistence du sage, alors
­qu’il ne se prononce pas sur ce point mais montre q­ u’on ne peut pas démontrer q­ u’ils
­n’existent pas ? Comment tirer du fait ­qu’aucun des fondateurs de ­l’École ne soit reconnu
sage argument en faveur de ­l’idéalité du sage ? P. Hadot, dans ­Qu’est-ce que la philosophie
antique ?, Folio essais, 1995, note, en citant P. Veyne : « Il est facile ­d’ironiser sur cet
idéal du sage quasiment inaccessible et que le philosophe ne parvient pas à atteindre. Les
modernes ne ­s’en sont pas privés et ­n’ont pas manqué de parler “­d’irréalisme nostalgique
et ­conscient de sa ­chimère” » (p. 350). À ce « gros bon sens » (ibid.), P. Hadot propose une
vision du sage c­ omme un idéal régulateur, à la manière kantienne : il ­s’agit de philosopher
(exercice spirituel de réforme des ­conduites) pour être philosophe, sachant que cette visée
­n’est jamais parfaitement atteinte, ­qu’il ­n’y a jamais pleine adéquation entre le discours
philosophique et la c­ onduite du philosophe qui ­n’est pas un sage (cf. p. 399 sqq.). Voir René
Brouwer, « Sagehood and the Stoics », OSAPh, XXIII, 2002, p. 181-224, not. p. 186-199.
De ­l’homme au dieu 179

en soulignant par ailleurs la beauté ­d’une philosophie si exigeante et


austère, cautionnent ­l’accusation, en tenant pour acquis ­qu’il ­n’a jamais
existé de sage, q­ u’il n­ ’en existera jamais et surtout q­ u’il ne saurait en
exister. Ils ne font là que répéter des critiques anciennes, qui, prenant
acte de la reconnaissance par les stoïciens eux-mêmes de la rareté des
sages1, détournent cet aveu et le retournent ­contre les auteurs2. Ainsi,
Plutarque, par exemple, estime-t-il que « pareil homme ­n’existe pas »,
­lorsqu’il montre que les stoïciens ­contredisent la notion ­commune du
divin en soutenant que « Zeus n­ ’est pas supérieur en vertu à Dion3 ».
Or, à notre ­connaissance, aucun texte stoïcien ­n’établit un tel soupçon,
même si Plutarque montre que Chrysippe ne reconnaît ni en Zénon,
ni en Cléanthe, ni en aucun de ses disciples et surtout pas en lui-même
un sage4, remarque ­qu’il faut peut-être analyser ­comme une réponse
aux épicuriens, qui eux, voyaient dans le fondateur de ­l’école un sage,
voire même un dieu. En fait, les stoïciens maintiennent que celui qui
incarne ­l’harmonie du système philosophique et donc celle du monde
a existé et peut exister, même si, de fait, il est rare : Socrate lui-même
ne c­ ompte-t-il pas parmi les progressants, certes très avancés, mais non
encore sages ? Il reste que l­’on peut objecter que, précisément, même

1 Cf. par exemple SVF III, 668 : « Que dis-tu donc ? ­Qu’aucun homme ne te semble ne
pas être fou, pareil à Oreste ou à Alcméon, excepté le sage ? Ne sont nés ­qu’un ou deux
sages, réponds-tu, tandis que les autres à cause de leur déraison, sont fous, pareils à ceux
cités auparavant. »
2 Voir notamment Sextus Empiricus, Adv. Math. VII, 432 (= SVF III, 657). Dans une critique
de la représentation cataleptique, Sextus montre que la vérité elle-même est insaisissable
et retourne pour ce faire l­ ’argument stoïcien célèbre : « Toute ­conception de ­l’insensé est
ignorance et seul le sage dit la vérité et possède une science ferme du vrai. » ­S’il en est
ainsi, dit-il, alors, « puisque ­jusqu’à maintenant le sage s­ ’est montré introuvable », on peut
en déduire que la vérité est nécessairement introuvable et ­qu’on ne peut rien saisir par
catalepsis. ­D’autre part, puisque « ­d’après eux, Zénon, Cléanthe et Chrysippe et le reste
de ­l’École sont au nombre des insensés » on doit en déduire q­ u’ils ne c­ onnaissaient pas la
vérité et reconnaissant leur ignorance, ils auraient dû alors reconnaître ­l’impossibilité de
prétendre c­ onnaître la vérité, y c­ ompris du reste le dogme « ­l’insensé ignore toute chose »
(habile façon de retourner ­contre les stoïciens les arguments ­qu’ils forgeaient ­contre les
Sceptiques).
3 Plutarque, Com. Not., 1049E.
4 Cf. Sextus Empiricus, déjà cité et Plutarque, Stoic. Rep., 1048E (cf. SVF III, 662, cité et
668) : « Et Chrysippe, certes, ne se déclare pas sage lui-même, ni aucun de ses disciples,
ni aucun de ses maîtres. Que pensent-ils alors des autres sinon, précisément, ce q­ u’ils
disent : “Ils sont tous fous, insensés, impies, injustes, ils sont descendus au plus profond
du malheur et de toute démence”. »
180 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

si le sage est une sorte de Socrate abouti, parfait, les anciens stoïciens
ne ­s’avancèrent jamais à donner des exemples de sages, ce que firent au
­contraire les stoïciens romains. Mais le silence des Grecs sur ce point ne
permet guère de trancher la question de ­l’inexistence des sages et ainsi
celle de leur caractère idéal.

Le sage : figure idéale et modèle général


Dans un article de 1999, D. Sedley, à propos du problème de l­ ’idéalité
du sage, ­conclut :
La grande figure paradigmatique de ­l’éthique stoïcienne est le sage idéalisé,
lequel, point crucial, ­n’est pas du tout un individu. Même si toutefois nous
pouvons suspecter q ­ u’il est modelé sur la figure de Socrate, il n­ ’est jamais
identifié à Socrate ou à tout autre individu. Il est un genre (reproductible)1.

Il ­s’agit, dans la démarche de D. Sedley, de ­comprendre l­’usage


du terme technique stoïcien kathekon par certains Académiciens pour
­commenter les introductions des dialogues de Platon. Or il ­s’agit ici
­d’un usage clairement anti-stoïcien2, qui vise à montrer que la manière
dont les anciens stoïciens assuraient la formation morale (par de longs3
traités sur les kathekonta) ne pouvait structurellement atteindre son but,
les préceptes étants forcément abstraits ­d’une mise en pratique effec-
tive, ­d’autant ­qu’aucun exemple – au sens de modèle à imiter – ­n’était
proposé. De fait, aucun exemple de sage, d­ ’individu sage, clairement
établi n ­ ’est parvenu j­usqu’à nous. Platon, de son côté, pour certains
­commentateurs, proposait des exemples directement c­ ompréhensibles.
Ce pourquoi D. Sedley écrit :
­ ’opinion qui apparemment a été généralement (sinon universellement)
L
admise parmi les suivants de Platon, celle qui est au cœur de leurs débats
avec les stoïciens, était que les règles de c­ onduite étaient mieux transmises
­comme les transmettait Platon, par le moyen d­ ’un exemple pratique. Même
­s’ils reconnaissent souvent que les règles peuvent être formulées verbalement,
ils soutiennent que le personnage ­d’un dialogue, permettant ­comme il le

1 D. Sedley, « The Stoic-Platonist Debate on kathêkonta », in K. Ierodiakonou (éd.) Topics


in Stoic Philosophy, p. 128-152, ici p. 151.
2 Ibid., p. 137.
3 Cf. Simplicius, In Epicteti Encheiridion, 83.4-14, cité par D. Sedley, ibid., p. 138.
De ­l’homme au dieu 181

fait une interprétation directe d­ ’une attitude moralement bonne, est pour
­l’enseignement beaucoup plus efficace que des manuels de préceptes1.

Argument que l­’on pourrait retrouver chez Musonius, à propos de


l­’exemple du maître et, bien entendu, chez Sénèque, dans la Lettre 94.
Il reste que le débat nous intéresse ici aussi pour ce qui c­ oncerne la
notion même d­ ’imitation et, par suite, pour une possible interprétation
du fait que les stoïciens anciens n­ ’ont pas voulu donner d­ ’exemple de
sage, tout en maintenant q­ u’il est possible de le devenir (ou, du moins,
en ne niant pas cette possibilité). Le risque est grand en effet de passer
de la remarque que le sage est abordé c­ omme un grand type, un genre
à lui seul, pourrait-on dire, à la ­conclusion de son idéalité, au sens de
­l’exemplar de Spinoza2, une sorte de limite ­d’après laquelle on pourrait
établir des c­ omparaisons. Or ce risque importe ici à deux titres princi-
paux : d­ ’une part, évidemment, parce q­ u’il s­ ’agit de c­ omprendre ce que
veut dire Musonius ­lorsqu’il affirme la possibilité de devenir un sage ;
­d’autre part, parce que cette notion d­ ’imitation peut ­s’avèrer féconde
pour c­ omprendre la signification de l­’homoiôsis tô theô pour un stoïcien,
ou du moins un stoïcien romain, même si on peut sans doute étendre
ces ­conclusions à ­l’ensemble des stoïciens. Si ­l’on veut bien admettre
que le sage peut être ­considéré ­comme un dieu, cette réflexion sur le
sage-exemple permet de tirer un enseignement sur la manière dont
­l’homme est appelé à être ­l’image du dieu, ­c’est-à-dire à ressembler
au dieu et à se faire dieu. Pour cela, on peut suivre les c­ onclusions de
D. Sedley, en faisant l­ ’hypothèse suivante : les stoïciens ne donnent pas
­d’exemple de sages parce que la notion même de modèle à imiter lorsque
cela c­ oncerne le sage ou le dieu doit être profondément déplacée par
rapport à sa position dans le néo-platonisme. Il ne s­’agit pas de vouloir
égaler un modèle transcendant mais de parvenir à trouver en soi une
unité harmonieuse que le sage vit effectivement ­comme individu et par
là inimitable ­comme tel – ­s’il est possible d­ ’imiter sa vertu (Musonius le
répète suffisamment), il est impossible de l­’imiter lui :
Et ne dis pas, ­comme tu le fais volontiers, que notre sage ne se rencontre
nulle part. Ce ­n’est pas une vaine image que nous forgeons à la gloire de

1 D. Sedley, ibid.
2 Spinoza, Éthique, IVème partie, préface.
182 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

l­’humanité, un idéal ­chimérique auquel nous donnons dans nos rêves des
proportions impossibles : tel nous le décrivons, tel nous l­’avons produit, tel
nous le produirons aux yeux du monde, – à titre exceptionnel sans doute
et de loin en loin seulement au cours des siècles (car les êtres qui dépassent
­l’ordinaire et c­ ommune mesure ne foisonnent jamais), mais je me demande
si Caton, qui fut le point de départ de cette discussion, ne ­s’élève pas encore
au-dessus du modèle que nous proposons1.

Soi-même ­comme un autre : imiter ­n’est pas ­s’aliéner


En ­d’autres termes, trop grossiers cependant, il ne ­s’agit pas de vivre
une sagesse par procuration en voulant se ­conformer à un modèle, mais
il ­s’agit de trouver en soi les ressources pour être sage et les déployer
selon des circonstances pour chacun individuellement déterminées et,
pour tout dire, pour chacun fort diverses. On retrouverait bien sûr les
termes de ce problème dans un passage du De Officiis. Cicéron établit
en effet que nous devons suivre, au-delà du rôle ­d’homme que la nature
nous offre, notre propre caractère :
Pour tout dire, si quelque chose est ­convenable, rien, assurément, ne ­l’est
plus que ­l’égalité (aequabilitas) avec la vie entière, puis dans chaque action,
égalité que ­l’on ne peut c­ onserver si, en imitant la nature ­d’un autre, on
oublie la sienne propre2.

Sénèque paraît cependant plus décisif, l­orsqu’il montre q­ u’en imi-


tant des gens de bien (nous savons tous les dangers de l­’imitation des
vicieux), nous ne nous rendons pas tant semblables ni identiques à eux,
que nous nous rendons semblables et identiques à nous-mêmes. La Lettre
84, au travers d­ ’une « digression » exemplaire sur les abeilles, retourne
ainsi le schéma habituel de l­’homoiôsis :
À propos des abeilles, on ne sait pas bien si elles tirent des fleurs un suc qui
à ­l’instant même devient miel ou si elles transforment leur récolte en cette
substance savoureuse par la vertu d­ ’un certain mélange et d­ ’une propriété de
leur haleine. Quelques-uns soutiennent que l­’industrie de l­’abeille c­ onsiste
non pas à faire le miel, mais à le recueillir. Ils disent que l­’on trouve dans
­l’Inde sur les feuilles des roseaux un miel produit soit par la rosée du climat
soit par une sécrétion douce et onctueuse du végétal lui-même ; les plantes

1 Sénèque, Const., 7, 1.
2 Cicéron, Off. I, 111.
De ­l’homme au dieu 183

de nos pays, c­ oncluent-ils, présentent un élément identique, mais dans des


proportions moins importantes, moins sensibles : le rechercher, le ramasser,
telle est la fonction propre de notre insecte. Certains pensent que ­c’est un
travail de pâtissage et d­ ’arrangement méthodique qui imprime la qualité de
miel à ce que les abeilles ont recueilli sur la partie la plus tendre des feuilles
et des fleurs ; elles y ajouteraient une espèce de ferment qui lie ces matériaux
divers et en fait un tout1.

Passage très étonnant, dans un ­contexte où Sénèque montre ­qu’il


faut alterner lecture et écriture, le premier, « aliment de ­l’esprit », le
second, ce qui donne corps au premier. C ­ ’est précisément ce fait de
« donner corps » aux ­contenus de savoir qui donne lieu à la réflexion
de Sénèque : les divers c­ ontenus que l­ ’on imite ne sont pas c­ omme des
ajouts étrangers à l­ ’individu, des qualités simplement superposées, c­ omme
des masques q­ u’il mettrait. D ­ ’où l­’exemple des abeilles et le problème
­qu’il c­ omporte, problème que l­’on pourrait traduire ainsi : ne faisons-
nous ­qu’imiter des ­conduites qui nous restent étrangères, mais qui ­n’en
sont pas moins, même anonymement, ­convenables, ou bien ­l’imitation
est-elle un processus singulièrement plus c­ omplexe, irréductible à un
geste anonyme et qui implique un rôle toujours individuellement et,
pourrait-on dire, subjectivement assumé ? La vertu des actes, en ­d’autres
termes, provient-elle de ­l’acte lui-même, ­comme dans ­l’hypothèse où
le suc récolté dans les fleurs serait déjà miel, ou bien provient-elle d­ ’un
mélange où ce qui est vertueux est tout autant ­l’acte que les dispositions
singulières ­d’un individu par définition unique ? Question très profonde
en réalité, où il s­ ’agit de savoir si la science (puisque Sénèque utilise ce
terme à propos des abeilles) n­ ’est q­ u’un état de ­l’âme (une âme tendue
harmoniquement) ou si elle est toujours en même temps l­’état de telle
âme tendue harmoniquement.
On peut en effet imiter, on peut également tâcher de rendre sa
­conduite c­ onforme à la raison, mais il s­’agit toujours de rendre sa
­conduite ­conforme non pas à une raison anonyme mais à sa propre rai-
son. Si, c­ omme Sénèque le dit ailleurs, on ­n’imite que la nature2, si la

1 Sénèque, Ep. 84, 4 (trad. F. Préchac).


2 Sénèque, Ep. 66, 39 : « “Quid est ergo ratio ?” Naturae imitatio. “Quod est summum hominis
bonum ?” Ex naturae voluntate se gerere. » (« “­Qu’est-ce donc que la raison ?” ­L’imitation de
la nature. “Quel est le souverain bien de l­ ’homme ?” Tirer sa c­ onduite de la volonté de la
nature »).
184 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

raison n­ ’est autre que l­’imitation de la nature, cette imitation est tou-
jours individuellement déterminée. Le Sage en tant q­ u’esquisse n­ ’existe
pas : ce n­ ’est q­ u’un c­ oncept vide, c­ omme l­ ’Homme ­n’existe pas et n­ ’est
pas même un « quelque chose ». On ne parle du sage que par facilité
­d’expression, c­ omme lorsque l­ ’on parle de l­ ’Homme, facilité d­ ’expression
néanmoins pédagogiquement fondamentale, ­puisqu’elle dit la volonté
de la nature et ­constitue en ce sens sa loi. En revanche, on peut certes
parler de tel ou tel sage : mais ­l’imitation de tel ou tel sage ne sert à rien
si elle se résume à singer ses gestes, sa ­conduite et sa vie. Or on ne peut
que singer la vie et les gestes ­d’un autre et on peut alors se demander
­l’utilité ­d’imiter Pierre, Paul ou Jacques, alors que précisément je ne
suis ni Pierre, ni Paul, ni Jacques et que je vis d­ ’autres circonstances,
­d’autres événements irréductibles à ce q­ u’ils ont pu ou peuvent vivre.
­C’est pourquoi, dès la Lettre 33, Sénèque avait insisté sur le fait q­ u’il ne
servait à rien ­d’imiter ou de suivre les grands devanciers :
« Zénon a dit ceci » : et toi, que dis-tu ? « Cléanthe a dit cela » : et toi ?
­Jusqu’où marches-tu sous les ordres ­d’un autre ? Prends le ­commandement
et dis ce qui sera transmis à la mémoire, produis quelque chose de toi-même.
­C’est pourquoi de ces gens qui, jamais auteurs, toujours interprètes, cachés
sous une ombre étrangère, j­’estime ­qu’ils n ­ ’ont rien de généreux, eux qui
­n’ont jamais osé faire un jour ce q­ u’ils ont longtemps appris. Ils ont exercé
leur mémoire par procuration : or c­ ’est une chose de se souvenir, c­ ’en est une
autre de savoir. Se souvenir, ­c’est ­conserver une chose ­confiée à la mémoire ;
au ­contraire, savoir, ­c’est faire sienne toute chose, sans dépendre ­d’un modèle
ni sans cesse se retourner vers le maître. « Zénon a dit ceci, Cléanthe cela. »
­Qu’il y ait quelque chose entre toi et le livre. J­ usqu’à quand apprendras-tu ?
À présent, ­c’est à toi-même ­d’enseigner1.

Il s­’agit pour Sénèque non plus ­d’imiter, mais de rompre avec un


modèle, mais pour retrouver le modèle du modèle, à savoir la systématicité
et l­ ’harmonie de la nature, harmonie q­ u’incarne à sa manière tout sage
et qui seule vaut. ­C’est pourquoi Sénèque montre ­qu’il faut embrasser
tout ­l’enseignement ­d’un philosophe et se rendre attentif à sa ­continuité
et à son unité2. Ce q­ u’il faut atteindre, c­ ’est non pas ce que tel sage ferait,
mais cette même c­ ontinuité (akolouthia, qui est ­comme le déploiement
dans le temps de ­l’antakolouthia, cette implication réciproque que ­l’on
1 Sénèque, Ep. 33, 7-9.
2 Ibid., § 6.
De ­l’homme au dieu 185

retrouve dans la systématicité des parties de la philosophie, philosophie


qui, elle-même, ne fait q­ u’exprimer la vertu, le tota simul « qui carac-
tèrise cela même ­qu’il ­s’agit ­d’enseigner1 »), cette même cohérence qui
fait q­ u’un homme est un sage. Pour reprendre l­’exemple des abeilles,
le miel de la vertu ­n’a sa cohérence que parce ­qu’il est ordonné à la fois,
bien sûr, à la nature, mais aussi à ­l’individu qui, s­ ’étant ­converti à ­l’ordre
de la nature, intègre cet ordre et joue à sa manière la partition qui lui
échoit. Ce ­n’est pas alors le sage que ­l’on imite : chacun doit certes se
rendre semblable à une esquisse, mais ­c’est une esquisse qui ­n’a aucune
valeur en elle-même si elle ­n’est pas remplie ­d’une expérience toujours
individuelle. Pour prendre une expression musonienne, il ­s’agit à la fois
­d’imiter, chercher à refléter, à en être l­ ’image, l­ ’harmonie de la sagesse,
mais il ­s’agit toujours en même temps de rivaliser avec celui que l­’on
imite : chercher à ­l’égaler (ce qui ne veut pas dire être lui) ; ­l’imitation
est alors subjectivement déterminée ­comme un moi ­contre un modèle.
Il ­s’agit pour un individu non plus ­d’être simplement ­comme tel ou tel,
mais ­d’être soi-même, ou de devenir soi-même, en individualisant,
en intégrant tout en la singularisant, telle ou telle qualité de ­l’autre :
prendre les moyens de parvenir à ce que ­l’on sait être soi-même et que
­l’on voit déjà chez l­’autre.

Être l­’émule du dieu :


la notion ­d’émulation/rivalité dans le stoïcisme
La notion ­d’imitation (mimêsis) est en effet par deux fois liée à celle
de zêlosis (émulation) et, ce qui vaut ­d’être souligné, par deux fois dans
deux ­contextes différents et rapportés par deux auteurs différents, ce
qui semble indiquer ­qu’il ne ­s’agit pas ­d’une liaison exceptionelle chez
Musonius. Le premier témoignage se trouve dans le traité XI (sur le fait
que philosophe et disciples doivent vivre à ­l’écart, dans la campagne).
Musonius indique alors que puisque que « la divinité a proclamé sage
Myson de Chénée et heureux Aglaos de Psôphis », « alors donc, ne
vaut-il pas la peine de chercher à les égaler et à les imiter (ζηλοῦν τε
καὶ μιμεῖσθαι τούτους) et de ­s’attacher à travailler la terre2 ? » Le second
témoignage est de Plutarque, il ­s’agit du fragment XXXVII de Hense
1 Cf. V. Goldschmidt, Le système stoïcien…, p. 64.
2 Musonius, XI, p. 60, 1-3.
186 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

où Rutilius reproche à Musonius ­d’emprunter de ­l’argent, alors même


­qu’il prétend imiter le dieu :
Le fameux Rutilius, à Rome, ­s’approchant de Musonius : « Musonius, dit-il,
Zeus Sauveur, que tu imites et avec qui tu rivalises (ὃν σὺ μιμῇ καὶ ζηλοῖς),
­n’emprunte pas ­d’argent. » Et Musonius de répondre, avec un sourire : « Et il
­n’en prête pas. » En effet, Rutilius, qui prêtait lui-même de ­l’argent, reprochait
à Musonius d­ ’en emprunter1.

Musonius indique ailleurs, nous le savons, que nous ne sommes les


émules que des gens heureux et il l­ ’indique précisément ­lorsqu’il montre
que ­l’homme est image du dieu – ­l’homme de bien ­n’a ­d’autres vertus
que le dieu et il est digne ­qu’on rivalise avec lui (ζηλωτός), digne ­qu’on
cherche à ­l’égaler. L­ ’idée selon laquelle la rivalité peut amener à égaler
­l’autre ­n’est pas étrangère au stoïcisme, ­comme ­l’indique Cicéron dans
Les Tusculanes, passage qui nous permet ­d’autre part de distinguer trois
modalités très différentes de chagrin : ­l’envie (φθόνος/invidentia), la riva-
lité (ζῆλος/aemulatio), la jalousie (ζηλοτυπία/obtrectatio).
­L’envie (invidentiam), disent-ils, est le chagrin engendré devant la prospérité
­d’autrui, prospérité qui ne nuit en rien à l­ ’envieux. (En effet si celui qui s­ ’afflige
de la prospérité ­d’un autre en était lui-même blessé, ­l’usage du terme envier
ne serait pas correct : ainsi Agamemnon n­ ’est pas envié par Hector. Mais celui
qui, alors que les avantages de l­’autre ne lui nuisent en rien, ­s’afflige quand
même de l­ ’en voir jouir, celui-là, assurément, est envieux). La rivalité (aemu-
latio) ­d’autre part se dit en revanche en plusieurs sens (dupliciter) : en bonne
part, mais aussi en mauvaise part (et in laude et in vitio). La rivalité est en effet
imitation de la vertu (imitatio virtutis) – mais ce ­n’est pas en ce sens que nous
la prenons ici, elle est alors en effet digne de louange – elle est ­d’autre part
le chagrin ressenti lorsque ce que ­l’on ­convoitait, q­ uelqu’un ­d’autre ­s’en est
emparé et q­ u’on ­s’en trouve alors privé. La jalousie (obtrectatio) à présent (par
obtrectatio je veux traduire ce ­qu’on entend par ζηλοτυπία), ­c’est le chagrin
qui vient de ce que ­quelqu’un ­d’autre possède ce q­ u’on a soi-même désiré2.

Inuidentia, terme dont Cicéron montre q­ u’il l­’a choisi ici parce que
son usage moins répandu ­qu’inuidia en fait un terme qui se prête plus à
­l’usage technique que les stoïciens en font, traduit ici φθόνος, ce ­qu’on
pourrait traduire en français par envie. Musonius insiste pour montrer

1 Musonius, XXXVII (= Plutarque, Vit. Aer. Alien., 830 B).


2 Cicéron, Tusculanes, IV, 17 (SVF III, 415).
De ­l’homme au dieu 187

­ u’il ­s’agit d
q ­ ’une passion qui doit être extirpée (le dieu, ­qu’on imite,
est en effet κρείττων δὲ φθόνου καὶ ζηλοτυπίας) : ­c’est en effet ne pas
supporter que l­ ’autre soit heureux, alors que son bonheur ne nous nuit
en rien, ­c’est-à-dire en somme vivre le bonheur de ­l’autre ­comme une
souffrance, c­ omme si le bénéfice de ­l’autre devait toujours être porté
à notre débit. ­L’objet q­ u’atteint ­l’autre devient un objet ­qu’on ne peut
plus atteindre et la réussite de l­ ’autre ­constitue toujours un échec pour
soi-même. Autant dire que ­l’envieux ­n’arrive même pas à ­l’idée ­qu’il
pourrait aussi avoir ce que ­l’autre a (le bonheur pour lui ne se partage
pas, pas plus que les biens) et autrui lui vole non pas ­l’objet de son désir,
mais ce q­ u’il aurait pu désirer, s­ ’il avait eu une idée même approximative
de ce qui est bon pour lui : il n­ ’a donc aucune c­ onscience de ce qui est
bon pour lui et apparaît absolument aliéné, incapable ­d’être heureux,
­puisqu’il ne ­comprend ce ­qu’est le bonheur que dans ­l’écho douloureux
de celui des autres et encore s­’agit-il d­ ’un bonheur sans objet, puisque
celui-ci lui a toujours déjà échappé (il ne peut en cela déterminer ­l’objet
qui le rendrait heureux). La définition de Cicéron, il faut le souligner,
est beaucoup plus précise que la définition classique de phtonos (« ­L’envie
(φθόνον), le chagrin devant les biens ­d’autrui1 »). Andronicus précise
cependant « ­L’envie est le chagrin devant les biens d­ ’autrui, [ou bien
le chagrin devant le succès de ceux qui sont doués (τῇ τῶν ἐπιεικῶν
εὐπραγίᾳ)]2 », en sous-entendant ainsi que ­l’envieux ne se vit jamais
­comme lui-même doué – il lui manque toujours quelque chose, cette
chose étant toujours indéterminée, puisque déterminée formellement
­comme tout ce qui rend heureux autrui.
À cette indétermination d­ ’objet (ou de qualité, en prenant ici « objet »
dans un sens très large) ­s’opposent à la fois la rivalité et la jalousie, toutes
deux également espèces du chagrin, mais définies soit par la c­ onscience
du manque de tel objet que l­’autre possède, soit par l­’évaluation déli-
rante de la présence chez l­ ’autre ­d’un objet que ­l’on a soi-même, signe
elle-même ­d’une auto-évaluation largement ­complaisante. La jalousie
est ainsi ce sentiment tout à fait paradoxal qui fait que nous sommes
chagrinés de ce que ­l’autre a lui aussi ce ­qu’on a. Là encore, le jaloux
est non seulement incapable de se hausser à ­l’idée du partage, mais vit
1 D.L. VII, 111, SVF III, 412. Cf. Stobée, ecl. II, 92, 7 W : SVF III, 413 (Φθόνος δὲ λύπη
ἐπ´ ἀλλοτρίοις ἀγαθοῖς).
2 Andronicus, περὶ παθῶν, SVF III, 414.
188 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ omme une injustice le fait ­qu’il ­n’ait pas seul accès à la jouissance,
que tel bien ne soit pas un bien réservé : ­c’est ­l’idée délirante ­qu’il ­n’y
a que soi-même pour mériter telle chose, ou même pour pouvoir désirer
telle chose, qui se trouve, de fait, une sorte de prolongement de soi-
même (« je suis le seul à pouvoir avoir telle chose, voire même à pouvoir
désirer telle chose, parce que je suis exceptionnel » se dit le jaloux).
Que ­l’autre ­l’ait, ­c’est alors une agression ­contre une intégrité et une
supériorité fantasmées, où ­l’objet du désir (le bien supposé, recherché
et surtout, mais pas seulement, acquis) vaudrait c­ omme discriminant
de cette supériorité1.
À la jalousie ­s’oppose alors la rivalité, sentiment à vrai dire fort
­complexe, sans doute en tous cas beaucoup plus ambigu que les deux
autres et à propos duquel les stoïciens opèrent encore des distinctions,
distinctions dont hérite Musonius et entre lesquelles il fait un choix
­puisqu’il utilise les deux fois le terme en bonne part et au moins une
fois ­l’idée en bonne part, l­orsqu’il ­s’agit pour les époux de rivaliser de
soin ­l’un envers ­l’autre en vue de la vertu2. La rivalité est définie par les
stoïciens, en même temps que la jalousie et ­l’envie, ­comme « le chagrin
devant la présence chez autrui de ce ­qu’on désire soi-même3 ». Si ­l’on
­compare avec ­l’envie, l­ ’objet du désir est ici doublement déterminé : en
lui-même (on sait ce q­ u’on désire et on le trouve chez autrui) et c­ omme
manque (à la différence de la jalousie). C ­ ’est autour de la c­ onscience de
ce manque que se joue la multiplicité des sens :
La rivalité, le chagrin devant le fait q ­ u’un autre réussisse à atteindre les
choses que soi-même on désire, mais que ­l’on ­n’atteint pas. La rivalité a
aussi un autre sens : ­c’est le fait ­d’envier le bonheur ­d’autrui, lequel nous
manque (μακαρισμὸν ἐνδεοῦς) et, dans un autre sens encore, ­c’est ­l’imitation

1 D.L., ibid. : « La jalousie, le chagrin devant la présence chez autrui des choses que soi-
même on possède », Cf. Stobée, ibid. « La jalousie est le chagrin devant le fait q­ u’un autre
réussisse à atteindre ce que soi-même on recherchait (ἐπεθύμει) ») et Andronicus : « La
jalousie est le chagrin devant le fait q­ u’il échoit à ­d’autres ce q­ u’il échoit à nous-mêmes »).
­L’imparfait ἐπεθύμει peut étonner chez Stobée : il s­’agit en fait de l­’ambiguïté entre le
fait de rechercher ou ­d’avoir le bien soit-disant discriminant. Ce ­qu’on avait soi-même
­l’habitude de rechercher et ­qu’on avait donc déterminé ­comme un bien-pour-soi-même (si on
peut se permettre une graphie qui ­n’a de sens ici que ­d’insister sur une pseudo-exclusivité),
il est insupportable q­ u’un autre réussisse à l­’atteindre, tout c­ omme il est insupportable
­qu’il ait (ou recherche) ce ­qu’on a déjà.
2 Musonius, XIIIa, p. 68, 11.
3 D.L. VII, 111.
De ­l’homme au dieu 189

­d’une chose qui nous manque c­ omme si elle était préférable (μίμησιν ὡς ἂν
κρείττονος)1 ;
La rivalité est le chagrin devant le fait q­ u’un autre réussisse à obtenir ce que
soi-même on désire, ou bien le chagrin devant le fait que cela échoit à ­d’autres,
non à nous-mêmes, [ou bien la rivalité est ­l’envie du bonheur de celui qui a
de la finesse (μακαρισμὸς ἀστειότητος)]2 .

Le terme λύπη, chagrin, disparait dès le second sens ­qu’Andronicus


propose du mot ζῆλος (il disparaît de même dans la troisième proposi-
tion d­ ’Andronicus). On peut penser alors que, tout c­ omme le souligne
Cicéron, on trouve déjà deux usages du terme : c­ ’est une passion, lorsque
­c’est une espèce du chagrin, ­c’en ­n’est pas une autrement. ­L’élément
­commun est la perception ­d’un manque ­d’une qualité ou ­d’un bien
déterminé. Il ne semble pas important ici de spécifier la valeur du bien
­considéré : ce n­ ’est pas tant sur la chose en elle-même que les textes
insistent mais sur la manière d ­ ’accueillir, de rencontrer, d ­ ’obtenir,
celui-ci (ἐπιτυγχάνω). Celui qui rivalise (celui qui se pose en rival) est
en somme chagriné soit par le fait que l­’autre a ce q ­ u’il désirait, soit
de la manière q­ u’a l­’autre d­ ’accueillir l­’événement. Or, c­ omme le dit
Musonius, on ne rivalise dans ce cas ­qu’avec les gens heureux, à savoir
ceux qui accueillent l­ ’événement au moins avec indifférence, au mieux
­comme s­’il était un bien (on ne voit pas en effet pourquoi rivaliser
avec celui qui vivrait mal telle ou telle occasion). C ­ ’est en fait dans la
­conjonction entre objet désiré (par soi-même) et rencontré (par autrui)
que se ­constitue la rivalité, d­ ’où notre hypothèse :

1. Si le rival est chagriné seulement parce que l­’autre a atteint ce


­qu’il désirait, ­c’est là encore une catégorie de ­l’envie (sauf que le
vol fantasmé d­ ’objet est le vol d­ ’un objet déterminé et fantasmé :
la question directrice du rival pourrait s­ ’énoncer « pourquoi a-t-il
ce que je désire et pas moi3 ? », où une ­concurrence est instaurée) ;

1 Stobée, SVF III, 414.


2 Andronicus, ibid.
3 Un exemple parmi ­d’autres, ­l’ambition. Cf. Sénèque, Ep. 104, 9 : « Tu jugeras que les
honneurs sont un bien : tu prendras mal ­l’élection de celui-ci ­comme ­consul, de même
la réélection de celui-là, tu seras plein ­d’envie (inuidebis) chaque fois que tu liras que
­quelqu’un est invité plus souvent à nos fastes. Ta fureur ambitieuse (ambitionis furor) sera
telle q­ u’il te semblera n­ ’avoir personne derrière toi lorsque q­ uelqu’un sera devant toi. »
190 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

2. Si le rival est, à présent, touché par la manière (ce que souligne


le mot μακαρισμὸς) dont ­l’autre accueille ­l’objet (envier le bon-
heur de ­l’autre, chez Stobée, envier ­l’ἀστειοτής ­d’autrui chez
Andronicus, ou, plus généralement, la vertu de ­l’autre chez
Cicéron), on peut alors faire ­l’hypothèse q­ u’il prend ­conscience
de son manque de vertu.

On a dès lors deux solutions : soit ­c’est le chagrin qui domine et ­l’on
revient à la première solution (le bonheur de l­ ’autre est c­ ompris c­ omme
un objet à obtenir) ; soit ­c’est la prise de ­conscience que ce bonheur est
louable (­c’est le sens de μακαρισμός, qui mêle de manière fort ténue
­l’envie et la louange du bonheur ­d’autrui), premier pas vers une pro-
gression vers la sagesse et qui prend c­ omme guide le véritable objet du
désir, à savoir la vertu, la rivalité prenant alors le mode de ­l’imitation.
La représentation pratique du rival est alors « pour atteindre moi-même
ce bonheur, je dois l­’imiter », ­comme ­l’indiquent Cicéron, Stobée et,
donc, Musonius.
Il ne s­ ’agit donc pas d­ ’imiter ­l’autre, mais la vertu en l­ ’autre et en ce
sens, l­ ’imitation n­ ’est donc q­ u’un moyen de se trouver soi-même. Il faut
non pas avoir tel ou tel objet, mais devenir soi-même ce ­qu’est ­l’autre,
en intégrant, par ­l’imitation, cet être : on ne devient pas ­l’autre, on
tâche de participer soi-même au même bonheur et il ne s­ ’agit pas tant
­d’imiter ­l’autre que son bonheur. L­ ’émulation ajoute à la simple mimêsis
un investissement de soi-même dans la reconnaissance ­d’un manque et
­l’ordonnancement des moyens pour ­combler ce manque : là où ­l’autre
est heureux, je dois moi aussi le devenir et prendre les moyens de cette
­conversion de moi-même vers le bien. ­D’où la vertu des exemples, qui
fonctionnent ici c­ omme autant d ­ ’idéaux du moi et ce n ­ ’est pas un
hasard, de ce point de vue, si Cicéron insiste sur la valeur que peut
avoir ­l’aemulatio et si Musonius ne prend en ­compte que ce sens. Nous
sommes en effet dans un monde Romain, où il faut imiter les grands
ancêtres, où les Anciens sont autant d­ ’exempla de vertus, exemples cepen-
dant rarement tout ­d’un bloc : rares sont les ancêtres effectivement et
­complètement sages et ­s’il faut prendre modèle sur eux, ­c’est ­qu’il faut
imiter plus leur vertu q­ u’eux-mêmes et c­ ’est, de toute façon, q­ u’il faut
tâcher de vivre soi-même de cette vertu. Si nous pouvons nous permettre
une distinction plus rhétorique que réelle, mais qui illustre ce propos,
De ­l’homme au dieu 191

nous dirons : il faut vivre à leur manière, non ­comme eux. ­L’exemple
est donc certes régulateur, mais « idéal » ­comme l­’est ­l’idéal du moi
– ­l’idéal ­s’énonce phantasmatiquement ­comme devenir l­’autre à sa place
et permet ­l’accomplissement ­d’une réalité possible : devenir soi-même aussi
heureux que ­l’autre. Nous ­comprenons désormais ­comment fonctionne
la relation de ­l’insensé au sage.

Conclusions sur l­’homoiôsis


Il ­n’est donc pas étonnant de retrouver chez Sénèque une ­condamnation
à la fois très ferme et tout à fait explicite de ceux qui tiennent ­l’accès
à la sagesse pour impossible. La ­condamnation se fonde du reste sur la
distinction entre les deux sens de ­l’aemulatio, avec cette interprétation
de Sénèque : si on trouve impossible ­d’être ­comme le sage, ­c’est ­qu’on
estime impossible ­l’objet de son désir et ­d’une certaine façon, ­c’est
hypostasier le manque et en faire un argument circulaire – puisque je
manque de sagesse, je ne peux être sage – en invoquant une faiblesse
intrinsèque de l­’humaine ­condition :
Car ils ne pensent pas que se peut faire ce ­qu’ils sont incapables de faire ;
­c’est à partir de leur faiblesse ­qu’ils se prononcent sur la vertu, lui refusant
leur suffrage1.
À chaque fois se présentent ­contre moi ces gens qui ne pensent pas que peut
se faire ce q­ u’ils sont incapables de faire, qui déclarent que nous parlons de
choses plus grandes que la nature humaine ne peut supporter. Mais ­comme
­j’ai moi-même ­d’eux-mêmes une meilleure opinion ! Eux aussi pourraient
faire ces choses, mais ils ne le veulent pas (nolunt)2.

Imiter le dieu est donc chose possible, c­ ’est même la fin de toute vie
humaine et cela même si l­ ’on observe quelques hésitations chez Sénèque
et même si les stoïciens ne se sont jamais totalement débarrassés de ces
hésitations :
La nature nous a produits doués de grandeur ­d’âme (magnanimos) et ­comme
à certains animaux elle a donné la cruauté, à d­ ’autres l­’astuce, à d­ ’autres la
crainte, ainsi nous a-t-elle donné un esprit glorieux et sublime, qui demande
où est le plus honnête, non pas où vivre le plus à ­l’abri, esprit très semblable

1 Sénèque, Ep. 71, 22.


2 Sénèque, Ep. 104, 25-26.
192 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

au monde (simillimum mundo), ­qu’il suit autant ­qu’il ­l’est permis à ses pas
mortels et avec lequel il rivalise (quem quantum mortalium passibus licet sequitur
aemulaturque)1.

Il reste que seul ­l’homme peut précisément dépasser la mesure de ses


pas : la magnitudo animi que la nature lui a donnée est précisément ce qui
lui permet, à lui, homme, de s­’élever au-dessus des choses humaines2.
­C’est là ­qu’est le bien, lorsque la nature humaine ­s’est vaincue et ­qu’elle
­s’est enfin réalisée, c­ ’est-à-dire retrouvée c­ omme imitation de la nature,
humaine, parce ­qu’au-dessus ­d’elle-même :
Veux-tu, ayant abandonné les choses dans lesquelles tu seras forcément vaincu,
revenir à ce qui est ton bien ? Quel est-il ? Celui-ci : un esprit irréprochable
et pur, qui rivalise avec le dieu (aemulator dei), ­s’élève au-dessus des choses
humaines et ne dépendant de rien en dehors de lui-même. Tu es un animal
rationnel. Quel est donc pour toi le bien ? Une raison parfaite. Toi, tu as
à la faire venir d­ ’où tu en es à son achèvement, amène-la à grandir le plus
­qu’elle peut3.

Le Sage, en tant que ­concept qui, dans les mots, incarne le système et
l­ ’unifie n­ ’a donc aucune existence, les sages, en revanche, qui incarnent
dans leurs ­conduites ­l’harmonie de la nature, existent, mais les imiter
ne sert à rien : ­l’harmonie est toujours ­l’affaire d ­ ’un individu et de
son âme, toujours à nulle autre pareille. On a trop souvent tendance à
oublier cet aspect extrêmement important de la philosophie stoïcienne :
seul existe ­l’individu. Il est pourtant essentiel et explique pourquoi les
stoïciens ne donnent pas un sage à imiter, tout en parlant du sage. Les
stoïciens romains ont sans doute pu mieux faire ­comprendre une réalité
qui cependant, nous le voyons dans les distinctions opérées entre envie,
rivalité et jalousie, était très certainement déjà engagée chez les Anciens.

1 Sénèque, Ep. 104, 23.


2 Cicéron, Off. I, 61. Au paragraphe 62, Cicéron parle ­d’elatio animi.
3 Sénèque, Ep. 124, 23.
CONCLUSION
DE LA PREMIÈRE PARTIE

Le parcours que nous avons suivi va de la mauvaise imitation, où


­l’on singe soi-même et ­l’autre (distinction du reste illusoire quand on
sait q­ u’on ne singe ­qu’un on anonyme), à ­l’émulation que nous avons
­considérée ­comme moyen ­d’accéder à la vertu du sage, à partir de ses
propres ressources, léguées ­comme en héritage par la nature et perdues
dans la vie en société.
­L’utopie musonienne de la vie aux champs c­ onstitue une manière
radicale de poser le problème d­ ’une vie en société qui, forcément, fait
obstacle au déploiement du germe de vertu, tout en donnant le moyen
de le résoudre : il faut réformer ­l’idée de société et la manière de vivre
celle-ci. Le propos de Musonius n­ ’est pas sans arrière-pensée politique :
la Rome du ier siècle a besoin de cette réforme des mœurs et ­c’est par
la philosophie q ­ u’elle peut s­’accomplir. La philosophie doit ainsi être
omniprésente dans la vie de l­ ’homme (vivre correctement, ­c’est « mener la
vie philosophique1 »). Elle est ­l’aune à laquelle se mesure toute vie, toute
action2, donc, toute la société, donc toute la politique. L­ ’enseignement
de Musonius vise à ceci : la philosophie doit pouvoir réformer la vie des
hommes, en la fondant sur des bases éthiques et anthropologiques qui
permettent de penser et de créer les c­ onditions ­d’une société juste. En
somme, là où la société a causé l­ ’échec du mouvement naturel d­ ’oikeiôsis,
la philosophie doit prendre le relais de la nature, pour amener, ­comme
elle, à la raison.
Pour cela, il faut, nous ­l’avons vu, ­s’isoler de cette société, afin de se
retouver soi-même dans ­l’apprentissage d­ ’une autarcie où le seul autre
avec lequel on soit en relation soit le philosophe, seul autre qui laisse
­l’individu redevenir lui-même, renouer avec sa nature et la nature et, ce
1 Musonius III, p. 9, 14-15.
2 Cf. R. Laurenti, « Musonio, maestro di Epitteto », p. 2116-2117.
194 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

faisant, devenir sage. Cela passe par l­’exercice de l­’âme, mais aussi du
corps et de l­’âme : le premier degré de l­’oikeiôsis est l­’oikeiôsis au corps.
À partir de la c­ onception q­ u’a R. Radice de l­ ’oikeiôsis, ­conception qui va
diriger la suite de ma réflexion, il faut c­ omprendre que cette impulsion
primordiale, qui dirige toutes les autres impulsions, c­ omme un processus
qui ­comporte des degrés1. La philosophie réapprend ces degrés, ­d’où la
nécessité, d­ ’abord, de se retrouver soi-même et ses propres impulsions
naturelles. Toujours selon R. Radice, d­ ’abord ­conservatrice, ­l’oikeiôsis est
ensuite déontologique, puis oikeiôsis à la raison, alors enfin oikeiôsis sociale.
En fait elle est appropriation à la société et à ses semblables dès lors
­qu’elle est appropriation à la raison. ­D’où le mouvement que ­j’ai tâché
de dégager en fin de parcours : ­l’oikeiôsis est toujours en même temps
appropriation au divin, homoiôsis tô theô et, ­comme telle, elle est également
reconnaissance ­qu’en tant que partie du dieu, ­l’homme a ­l’obligation de
se tourner vers autrui, son semblable. Les stoïciens, pour penser les liens
de justice entre les hommes, ont ­convoqué deux modèles, celui ­l’homoiôsis
et celui de ­l’extension par degrés, selon des cercles ­concentriques, de la
relation ­d’amour de soi.
On peut le c­ omprendre ­comme le modèle de l­ ’extension progressive
de la relation dans le temps, par degrés : le premier cercle est celui de la
relation au corps, puis aux proches (ce qui correspond alors au devoir
­conforme à la nature de respecter ses parents), puis aux ­concitoyens,
aux étrangers,… enfin au dieu. Dans le second cercle se trouve ­l’épouse.
Position très étrange d­ ’un individu qui n­ ’est pas un proche, du moins dans
la logique de la proximité par le sang. Notre hypothèse est que l­ ’épouse
est cet autre particulier, spécifique, qui permet de passer ­d’une relation
auto-centrée à une relation avec tout autre. Disons tout de suite que
cette hypothèse c­ omporte un préjugé qui épouse la logique des textes
musoniens : le mariage est pour le philosophe une fonction propre, un
kathekon, qui dépend donc des circonstances, mais sur lequel Musonius
insiste plus que sur toute autre chose. On pourrait tout aussi bien
penser que pour qui ne se marie pas et n­ ’a pas d­ ’enfants (Musonius lie,
­comme tous les textes sur la question, les deux exigences), parce que les

1 R. Radice, « Oikeiôsis », Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi,
op. cit., p. 254 : « Inoltre, la tesi della oikeiôsis graduata, oltre ad avere una c­ onsiderevole capa-
cità esplicativa della morale stoica, rende anche ragione del c­ontenuto du molti altri frammenti
altrimenti incomprensibili. »
Conclusion de la première partie 195

circonstances ­l’ont voulu ainsi, la relation à ­l’ami (vertueux) peut jouer


ce rôle de transition de soi-même à ­l’autre. Musonius montre du reste
que l­’épouse est la plus grande et la plus respectable des amis (propo-
sition qui ne va pas sans poser quelques difficultés). Mais le mariage
nous donne la possibilité de le penser c­ omme la matrice de toutes les
autres relations, en ce ­qu’il est une exigence donnée par la nature dans
­l’instinct de reproduction. En somme, il est ­conforme à la nature et
nécessaire, si les circonstances le permettent, de se marier pour avoir
des enfants. Le mariage peut ainsi apparaître ­comme la transition ­d’un
cercle à un autre, de soi-même à ­l’autre, mais aussi, ajoute Musonius,
­comme viatique pour accéder à la vertu et à cette vie divine que nous
avons évoquée. Il est enfin, toujours selon le philosophe, une première
expérience de ce ­qu’est la Cité universelle, en tant que les relations ­qu’il
suppose doivent être de la qualité de celles que partagent les sages et
les dieux.
Ce nouveau parcours dont les étapes viennent d­ ’être esquissées doit
­compter d­ ’autre part avec ­l’idée selon laquelle Musonius entend réfor-
mer les mœurs, dans une philosophie qui est toujours une philosophie
politique. Dans cette perspective, le mariage est une notion-clef : c­ ’est
à partir de sa ­conception du mariage ­qu’on peut étudier le rapport
curieux de Musonius avec le mos maiorum, dont nous avons déjà observé
la prégnance dans sa pensée.
DEUXIÈME PARTIE

ΓAΜΟΣ

LE SENS POLITIQUE DU MARIAGE


INTRODUCTION
DE LA DEUXIÈME PARTIE
Mariage, philosophie et traditions

Dans les différents traités q­ u’il c­ onsacre à la question (XII : sur les
plaisirs de ­l’amour, XIII : Quelle est la « fin principale » du mariage,
XIV : Le mariage est-il un obstacle à l­’état de philosophe ? ; XV : Sur
­l’exposition des nouveaux nés ; XVI : S­ ’il faut obéir en tout à ses parents),
Musonius ne semble oublier aucun des éléments de ce qui c­ onstitue
au ier siècle un lieu c­ ommun : entre autres, par exemple, la question
de la ­compatibilité du mariage et du philosopher est un topos ­d’école  ;
la description idéale des relations entre époux et la ­condamnation de
­l’adultère ont été investis à la fois par la littérature et par la philosophie
romaine etc. On ne retient de notre auteur en général que sa sévère
morale sexuelle et ­l’on ­compare volontiers, en dégageant sa profonde
romanité, son apologie du mariage à celle, plus libérale, de Plutarque
dans ­l’Erotikôs.
­L’étude des textes trahit de fait bien des traits de cette romanité
sévère : on y pourrait reconnaître, sur ce sujet c­ omme sur tant ­d’autres1,
des traits du Caton (maior), parangon de la vertu des Anciens, Caton
qui, ­comparant le bon époux au bon sénateur, donne sa préférence au
premier2, lui que seule une affaire ­d’État urgente empêche, bel exemple
de la kêdemonia musonienne, ­d’être auprès de sa femme3, épouse modèle
1 On peut penser, sinon à une certaine admiration de Musonius pour Caton, tout au moins
au sentiment chez notre auteur d ­ ’une profonde proximité : le fragment LI paraît en
témoigner. Sur Caton c­ omme exemple privilégié de la littérature philosophique romaine,
cf. également A. E. Astin, Cato the censor, Oxford, 1978. Voir aussi pour une discussion
importante de la figure de Caton, exemplum privilégié du mos maiorum, S. Agache, « Caton le
censeur, les fortunes d­ ’une légende », Caesarordunum, XV bis, 1980, p. 71-107, où l­ ’auteur
dégage les origines, la ­construction et la diffusion de la « légende » Caton.
2 Plutarque, Cato maior, 20, 3.
3 Ibid., 20, 4. Sur Caton et la misogynie ­qu’on lui a prêtée, à tort, semble-t-il, cf. A. Haury,
« Une année de la femme à Rome, 195 av. J.-C. ? », Mélanges J. Heurgon, I, Rome, 1976,
200 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

qui nourrit au sein son enfant, c­ omme le prescrira1 Musonius. La fin du


mariage ­n’est pas seulement la procréation des enfants, mais de manière
strictement égale, la vie c­ ommune, ce q­ u’on retrouve chez Ulpien2, fin
qui dépasse évidemment la question traditionnelle des censeurs, l­ orsqu’au
recensement, ils s­ ’assurent que le mariage a bien été c­ onclu « pour que
soient engendrés des enfants3 ». Le mariage est le lieu de la c­ oncorde
entre époux, le lieu de la fidélité, celui aussi de la pudeur, du respect
des ­convenances : Concordia, Fides, Decorum – le propos a de quoi réjouir
un Romain attaché à la vertu des Anciens4.
Il reste q
­ u’il faut savoir distinguer cependant entre les traditions
elles-mêmes, la réinterprétation de ces traditions, voire leur idéalisation
et la réalité.

p. 427-436. Cf. aussi E. De Saint-Denis, Essais sur le rire et le sourire des Latins, Paris, 1965,
Chapitre iii : Caton ­l’ancien et ses boutades, p. 74 (cité par S. Agache, art., p. 76, n. 17) :
« Il aimait même sa femme, cet anti-féministe : il disait q­ u’il ne ­l’embrassait jamais sauf
quand il tonnait fort ; mais il ajoutait ­qu’il était bienheureux quand Jupiter tonnait :
­comme quoi cet anti-féministe ­n’était pas misogyne. »
1 Plutarque, ibid. ; Musonius, III, p. 11, 22. Sur ce point, voir le développement très pénétrant
de G. Reydams-Shils, The Roman Stoics, op. cit., p. 128-129, où ­l’exigence musonienne
est interprétée c­ omme une réponse à Platon : la relation entre mère et enfant doit être,
­contrairement à ce que propose la République, préservée, car elle importe au mouvement
­d’oikeiôsis.
2 Cité par A. Grilli, « Musonio o il sospetto d­ ’un mondo alla rovescia », in La langue latine,
langue de la philosophie, Collection de l­ ’École Française de Rome, 1992, p. 184. L­ ’auteur y
voit là une preuve de la romanité de l­ ’enseignement de Musonius, même si celle-ci, à bien
des égards, pose problème. Ulpien : ad Sabinum, 1. XXXIII : « non enim coitus matrimonium
facit, sed maritalis affectio ».
3 «  Liberorum quaerundum [ou creandorum] causa ».
4 Parmi la très nombreuse littérature critique sur le mariage à Rome, nous nous appuierons
essentiellement sur S. Treggiari, Roman Marriage, Iusti Coniuges from the Time of Cicero
to the Time of Ulpian, Clarendon Press Oxford, 1991 ; P. Grimal, L ­ ’amour à Rome, Payot
« Rivages », 1995, B. Rawson (éd.), Marriage, Divorce, and Children in Ancient Rome,
Clarendon Press, Oxford, 1991, P. Veyne, « La famille et ­l’amour sous le Haut-Empire
romain » in La société Romaine, Seuil, 1991. Voir aussi pour ­d’heureuses perspectives sur la
question de la sexualité et du mariage dans ­l’histoire du stoïcisme, K. L. Gaca, The Making
of Fornication : Éros, Ethics and Political Reform in Greek Philosophy and Early Christianity,
Berkeley, Los Angeles, University of California Press 2003, notamment chap. 3 « Crafting
Éros through the Stoic Logos of Nature », et chap. 4 « Reproductive technology », où
­l’auteur montre que les développements du stoïcisme tardif sur le mariage s­’inspirent
plus du pythagorisme que des fondateurs. Sur le mariage dans le stoïcisme romain et en
particulier chez Musonius, voir maintenant G. Reydams-Shils, The Roman Stoics, Chicago,
2005, not. chap. v, « Mariage and Community », p. 143-176.
Introduction de la deuxième partie 201

IDÉAL, TRADITION ET RÉALITÉ


DU MARIAGE À ROME
Quelques pistes générales

Si les antiquisants spécialistes de la question admettent une évolu-


tion de la société quant au mariage et à l­’idée ­qu’on pouvait ­s’en faire,
ils demeurent en désaccord sur la période à laquelle naît un discours
idéalisé (fin de la République1, Empire2, certains pensant même que
le mariage a toujours été plus ou moins idéalisé3). Encore faut-il aussi
distinguer l­’idéalisation de la réalité du mariage : P. Veyne4 ­comme
K. R. Bradley5 montrent que, du moins dans la haute-société romaine
et du temps de la République, la famille romaine n­ ’est pas ­conforme à
­l’épure esquissée par la littérature (­l’amour et la tendresse mutuels des
époux, la valorisation de l­ ’enfant, fruit de l­ ’union). On observe en effet
moins une structure monoparentale, où les relations entre les époux
seraient guidées par des valeurs telles que la ­confiance, la coopération,
­l’amour mutuel, que des réseaux de liens entre familles, par mariage et
remariages interposés – mariages dans lesquels les sentiments c­ omptent

1 Suzanne Dixon, art. cit., p. 103, avec cependant une certaine réserve sur l­’origine de
­l’idéal : «  My own view is that the sentimental idea possibly originated and certainly flourished
in the late republic and that its expression in litterature reflected a c­ onventional ideal of the age. »
2 Notamment avec les lois ­d’Auguste sur le mariage – cf. J. P. Hallet, Fathers and daughters
in Roman society : women and the Elite family, Princeton, 1984. P. Veyne, La société romaine :
la famille et ­l’amour sous le Haut-empire, Seuil, 1991, p. 91 : « Comment expliquer cette
évolution interne au paganisme ? La réponse probable est ­qu’elle est en rapport avec le
passage d­ ’une aristocratie c­ oncurrentielle (sorte de féodalité où les rivalités entre les clans
sont féroces) à une aristocratie de service, où l­ ’on fait carrière en étant en bons termes avec
ses pairs. ­D’où une mutation de type humain : un chef de clan a plus ­d’audace, ­d’autorité,
de capacité d ­ ’auto-affirmation, q­ u’un noble, serviteur de son prince, qui doit faire des
sourires à ses pairs […] Il faut ­qu’il ­s’invente une morale ­conjugale et sexuelle, afin que
la discipline lui vienne de nouveau de l­ ’extérieur et q­ u’il ne se trouve pas en proie à une
autonomie qui lui fait peur. »
3 ­C’est toutefois ce qui semble se dégager de la lecture de P. Grimal, L ­ ’amour à Rome. Voir
aussi S. Treggiari, op. cit., qui bien que sa période ­d’étude soit limitée à partir de Cicéron,
montre q­ u’à cette époque du moins, un certain idéal était bien ancré dans la cité : cf. par
exemple le chapitre Coniugalis amor, p. 228-261.
4 Paul Veyne, ibid.
5 K. R. Bradley, « Remarriage and family structure of the Upper-class Roman Family »,
in B. Rawson, op. cit. p. 79-98.
202 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

moins que la réalité ­d’une alliance politique et où la famille doit être


­comparée plutôt à une toile d ­ ’araignée, où il y a moins de ce q ­ u’on
appellerait ­aujourd’hui des « cellules familiales » ­qu’une multiplication
de liens entre des familles.

­ ’AUGUSTE SUR LE MARIAGE1


LES LOIS D

S­ ’il y a eu un processus ­d’idéalisation du mariage dans les œuvres


littéraires, ou bien dans les inscriptions funéraires, à partir des derniers
temps de la République, il ­n’en reste pas moins que les mœurs à la fois
de la République et du début du principat ne suivaient pas l­’exemple
littéraire. On ne saurait interpréter ce fait en tentant de montrer que
­c’est justement une dévalorisation du mariage dans la société qui a dicté
à ses intellectuels la c­ onduite de la vertu : il ne s­’agit pas, dans cette
vision du mariage, de revenir à ­d’antiques usages. ­L’idéalisation, tout
en louant les vertus de ­l’antique mariage, en change curieusement le
­contenu : lorsque Auguste arrive au pouvoir, ­l’image du mariage véhi-
culée dans la société n­ ’est plus la même que celle que c­ onnut Caton.
La femme, notamment, n­ ’y occupe plus la même place : au début de la
République, on ­considère le rapport de domination des hommes sur les
femmes ­comme une valeur. Cette domination ­n’interdit pas une certaine
sollicitude de l­’époux envers son épouse et nonobstant cette sollicitude,
la femme est surtout ­considérée ­comme la mère des enfants, maternité
qui justifie finalement le mariage. À la fin de la République et durant
­l’Empire, il semble que l­ ’on en vienne à valoriser les rapports c­ onjugaux
et que, sans aller j­usqu’à proposer une égalité entre mari et femme,
on ne réduise plus ­l’épouse uniquement à son rôle ­d’intendante et de
mère. En fait, le problème de lecture de ce que fut le mariage pour les
Romains souligne celui de la plasticité des traditions : elles changent
au fur et à mesure que les enjeux ­d’une société changent2. De fait, du

1 Cf. Dion Cassius, Hist. Rom., LVI, 1-10, discours ­d’Auguste aux chevaliers romains.
2 Sur ce point, la réponse de Valerius Messalinus à Seuerus Cecina (Tacite, Ann. III, 33-34)
est paradigmatique : alors que le second propose une loi interdisant aux épouses des
magistrats de les accompagner dans leur province, V. Messalinus montre que le mari a
Introduction de la deuxième partie 203

temps de la République, ce ­qu’on retient surtout, ­c’est ­l’impact politique


du mariage, qui ­concrétise une alliance de deux familles. Ses aspects
sentimentaux passent au second plan. Après Actium, les choses ­s’inversent
– du moins dans ­l’idéal véhiculé par le discours. Là encore, on ­s’aperçoit
que, sur la question du mariage, seuls les accents changent, mais ­qu’il y
a une certaine quantité ­d’invariants, tantôt gommés mais dont restent
les esquisses, tantôt mis en exergue. Une République d­ ’hommes, que
­l’apport des théories gecques, puis hellénistiques, du couple c­ ontribue
à façonner, ne donnera pas autant de place à la femme que les Latins
des premiers temps1, ou que les Latins du principat, redécouvrant,
certainement à la faveur des c­ onditions politiques, des aspirations qui
animèrent peut-être leurs lointains ancêtres.
Car malgré ­l’idéalisation, le mariage, à la fin de la République et
surtout (puisque c­ ’est ce ­constat qui va amener Auguste à proposer
des lois sur le mariage) au début du principat, traverse dans les faits
une crise importante. La libéralisation des divorces et la libération de
la femme romaine de la tutelle de son mari, amènent dans les faits à
une dévaluation de ­l’institution. Les classes moyennes limitaient les
naissances par souci de faire davantage fructifier leurs biens, les femmes
avortaient par peur de cet indecens onus qui les rendaient malades et
déformaient leurs corps2. Les milieux sénatoriaux se rendaient coupables
de libertinage et, à terme, Rome risquait, selon certains, de ne survivre
besoin de la douceur de sa femme, celle-ci ­n’ étant pas plus sujette à la passion que bien
des magistrats.
1 Cf. P. Grimal, op. cit. p. 27, sur la légende des Sabines : « Quel que soit le sens de la
légende, il est singulier de ­constater que les Romains se plaisaient à attribuer aux femmes
une place et un rôle privilégiés dans la formation de la cité. Ce trait, à lui seul, suffirait
à révéler la différence fondamentale qui sépare la société romaine primitive et celle que
décrivent les poèmes homériques. […]. À Rome, ­c’est tout le sexe qui se voit reconnaître,
officiellement, une fonction essentielle dans la société – et non pas seulement celle à quoi
le destine la Nature, qui est la fécondité. »
2 D. Gourevitch, M. T. Raepsaet-Charlier, La femme dans la Rome antique, Hachette Littératures,
2001, p. 130-131 : « La grossesse, qui était pour ainsi dire un état normal aux yeux des
médecins hippocratiques, finit par être c­ onsidérée à l­ ’époque romaine ­comme une sorte de
longue maladie, nécessaire mais désagréable, marquée pendant toute sa durée par divers
troubles, notamment digestifs, avec nausées, vomissements, dégoût pour les aliments ou
“envies pour des mets insolites, terre, charbon, vrilles de vigne, fruits verts et acides”. […]
Beaucoup c­ onsidèrent que la grossesse est un “poids indécent” (indecens onus) et ­qu’elle
nuit provisoirement, voire définitivement à la beauté, usant le corps féminin c­ omme
­l’agriculture use les sols, donnant un mauvais teint si l­’enfant est une fille, laissant des
éphélides sur le visage et des vergetures sur le ventre. »
204 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

que par les pérégrins et les affranchis et de fait, le nombre des esclaves,
après les ­conquêtes, devenait préoccupant1. ­C’est dans ce ­contexte que
les dernières crises de la République et ­l’avènement d ­ ’Auguste vont
amener à une réélaboration des lois matrimoniales, qui, dans ­l’esprit
du Princeps devait restaurer la pureté des Traditions et préserver l­ ’ordre
et social et politique2 :
­ ’est alors que certains hommes d­ ’État et certains penseurs s­’avisèrent que
C
le mariage avait une existence et une raison ­d’être propres : la procréation
des enfants et à long terme, l­ ’avenir de la cité3.

Ainsi est-ce dans un esprit traditionaliste, pour ­s’allier également des


sénateurs stoïcisants qui regrettaient le temps de la République et ses
valeurs – le mos maiorum – ­qu’Auguste édicte trois lois sur le mariage4 :
la loi Iulia de maritandis ordinibus, en 18 av. J.-C. ; la loi Iulia de aldulte-
riis, en 17 av. J.-C. ; et la loi Papia Poppaea, en 9. Il s­’agit de « plier les
classes supérieures à une sorte ­d’ordre moral5 », en rétablissant la dignité
du mariage entre citoyens ­d’un même ordre (pour éviter les matrimonia
iniusta – les ordres de Sénateurs et des chevaliers ont été c­ onsidérablement
réformés à l­ ’époque de la loi Iulia de maritandis ordinibus), en décourageant
le célibat et ­l’infertilité et en encourageant au ­contraire les familles nom-
breuses, enfin en réprimant ­l’adultère et en fortifiant ­l’autorité du père.
Se marier devenait un devoir pour tout citoyen romain de 25 à 60 ans
et pour toute Romaine âgée de 25 à 60 ans, sous peine de ne pouvoir
hériter6, tandis q­ u’on encourageait les veufs et les divorcés à se remarier
1 E. Maldonado de Lizalde, « Lex Iulia de Maritandibus Ordinibus, Leyes de familia del
Emperador César Augusto », Anuario Mexicano de Histoira del Derecho, vol. XIV, 2002,
p. 535-645 ; p. 538. Cet important et utile article propose une édition et une traduction
espagnole de tous les textes antiques qui ont trait à ces lois.
2 Cf. R. I. Frank, « ­Augustus’ Legislation on Marriage and Children », California Studies in
Classical Antiquity, 8, 1975, p. 41-52, not. p. 46.
3 R. Villers, « Le mariage envisagé c­ omme institution d ­ ’État dans le droit classique de
Rome », ANRW, II.14 (1982), p. 285-301, voir p. 293.
4 Pour un développement plus large de la question, voir V. Laurand, « Philosophie et poli-
tique : la “référence” ambiguë de Musonius Rufus aux lois d­ ’Auguste sur le mariage :
une lecture croisée de Dion, Histoire romaine, LVI, 1-10 et de Musonius XIII-XV », in
P. Galand-Hallyn et C. Lévy (éd), La villa et ­l’univers familial dans ­l’antiquité et à la
Renaissance, PUPS, coll. Rome et ses renaissances, 2008, p. 147-167.
5 P. Petit, Histoire générale de l­’Empire romain, I. Le haut-Empire, point Seuil, 1978, p. 61.
6 Il hérite cependant s­’il se marie dans les cent jours qui suivent la mort du testateur.
E. Maldonado de Lizalde, art. cit., p. 554.
Introduction de la deuxième partie 205

rapidement. Un citoyen ne pouvait se marier avec une non-citoyenne,


un Sénateur ne pouvait se marier avec une affranchie et, évidemment,
un homme libre ne pouvait prendre une esclave pour épouse. Pour les
Sénateurs, il faut ajouter des prohibitions spéciales : il leur était interdit
de se marier avec une femme exerçant des ludicri artes (les métiers du
théâtre, du cirque, mais aussi la prostitution)1. Les enfants nés de telles
unions n­ ’avaient aucun droit d­ ’héritage et n­ ’avaient pas de certificat de
naissance. ­D’autre part, les mariages ­contractés devaient être fertiles :
un mariage sans enfant signifiait q ­ u’on ne pouvait hériter que de la
moitié du capital laissé. Un nombre insuffisant ­d’enfants (il en fallait
au moins trois pour un homme libre, quatre pour un affranchi) don-
nait lieu à un système c­ omplexe d­ ’amendes, tandis q­ u’un citoyen qui
avait atteint son quota d ­ ’enfants, si l­’on peut dire, pouvait prétendre
de manière prioritaire à des fonctions politiques ou administratives2. Il
faut ajouter que la loi sur l­ ’adultère donnait lieu à de sévères sanctions :
la relégation de la femme adultère, cependant c­ onforme aux traditions,
mais surtout les sanctions qui frappaient le mari trop indulgent, puisque
si, dans les soixante jours après un divorce, celui-ci ne ­s’était pas fait
justice, ­n’importe quel citoyen pouvait intenter une action (reliquat
– là encore – des traditions). On peut douter que ces lois aient eu un
grand effet sur les Sénateurs. Cependant, il reste certains que ces lois
encouragèrent la délation et le chantage : on ­comprend alors que Tacite
en ait laissé un témoignage alarmiste3. Suétone ­d’autre part, outre ­qu’il
­confirme que ­l’inspiration première d­ ’Auguste trouve bien sa source dans
une interprétation du mos maiorum, nous donne à penser que ses vues
1 E. Maldonado de Lizalde, art. cit., p. 548. Cf. également M. H. Crawford (éd.), Roman
Statutes, vol. II, BICS, 64, 1996, ch. 64, « Lex Iulia de Maritandis Ordinibus – Lex Papia
Poppaea », p. 801-809, part. p. 807, qui étudie Digeste, XXIII, 2, 44 (Paulus) : « Quiconque
est <sera> sénateur, ou fils de ­l’un d­ ’eux, ou bien son petit fils issu ­d’un fils, ou bien son
arrière-petit-fils issu d­ ’un petit-fils né fils, aucun d­ ’eux, sachant cela frauduleux, n­ ’aura
de fiancée ou d­ ’épouse une femme libre (ou celle) qui elle-même, ou dont le père ou la
mère exerce ou exercera un métier ­d’amusement. Ni non plus une fille de Sénateur ou une
petite fille de sénateur issue de son fils, ou une arrière-petite-fille issue d­ ’un petit-fils né
­d’un fils, ne sera, sachant cela frauduleux, fiancée ou femme ­d’un homme libre (ou celui)
qui lui-même ou dont le père ou la mère exerce ou exercera un métier ­d’amusement, ni
aucun de ceux-là, sachant cela frauduleux, ne ­l’aura ­comme fiancée ou c­ omme femme. »
2 Sur tous ces points, cf. R. I. Franck, art. cit., p. 44-45 ; E. Maldonado de Lizalde, art. cit.,
p. 546-554. La préférence aux hommes qui ont plusieurs enfants est donnée par la Lex
Poppaea.
3 Tacite, Ann. III, 28.
206 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

prétendaient, au début, à encore plus de sévérité, puisque l­’opposition


à celles-ci eut pour effet un adoucissement de la législation, après trois
ans de réflexion du Prince1. Telle est la réalité du mariage au début du
Principat, que toutes les idéalisations ne pourraient faire oublier et telle
est ­l’ambiguïté des traditions, qui donnent du mariage ­l’image pure
du couple de Caton ­l’Ancien et qui voient dans ce même mariage, avec
Metellus (M. Macedonius, en 131 av. J.-C.) une molestia2, discours de
Metellus ­qu’Auguste, nous dit Suétone3, lut ­lorsqu’il fit voter ses lois
sur le mariage.

MUSONIUS IDÉOLOGUE ?

Cette plasticité des traditions se retrouve dans la lecture faite par


Musonius ­d’un idéal ­qu’il prône. De manière intéressante, il revient,
­comme Auguste, d­ ’après Dion Cassius4, à un discours sur l­’origine. Il
ne s­’agit pas de ­l’épisode des Sabines, mais ­d’un autre, qui à bien des
égards cependant pourrait lui être rapproché et dont usa également,
­d’après Dion Cassius, Auguste : le mythe d­ ’une séparation de la race
humaine en deux genres représentant les deux sexes, dans lesquels le dieu
a implanté un certain type de désir à partir duquel on peut esquisser et
­comprendre ce qui fonde le mariage. Par delà le modèle du couple que
donne Musonius, ­c’est le modèle ­d’une société ­qu’il façonne qui doit
1 Suétone, Aug., 34, 1-3 : « Il remania les lois et en ­consacra ­d’autres entièrement, ­comme
la loi sur les dépenses, sur ­l’adultère, sur les mœurs, sur la brigue et sur les mariages dans
les ordres. Comme il avait corrigé cette dernière avec une sévérité plus grande que pour les
autres, devant le tumulte des opposants, il ne put la faire passer sans supprimer ou plutôt
adoucir une partie des peines, tout en donnant un délai de trois ans, et en augmentant
les récompenses. » Le même discours, rapporté par Dion Cassius, Hist. Rom., LVI, 2, le
montre très clairement. Les Romains des temps anciens y sont pris en exemple : grâce
au mariage et à la procréation ­d’enfants, les Romains ont surpassé tous les peuples, et en
virilité et en population. Cf. V. Laurand, art. cit.
2 Aulu-Gelle, Noct. Att., I, 6, 1 : « Pourrions-nous vivre sans femme, Romains, nous serions
tous libres de cette ­contrainte. Mais, puisque la nature nous a transmis cela que ni avec
elles nous ne pouvons vivre suffisamment bien, ni sans elles, il vaut mieux prendre une
résolution pour le salut et l­ ’avenir plutôt que pour un plaisir éphémère. »
3 Suétone, Aug., 89, 5.
4 Dion Cassius, Hist. Rom., LVI, 2.
Introduction de la deuxième partie 207

nous intéresser : et cette société, nous le verrons, reflète moins celle de


­l’Empire ­qu’une société où les liens demeurent certes nécessairement
politiques, mais où cette nécessité politique redessine elle-même le
champ de la politique. Et ­s’il est vrai que l­ ’idéal, de manière extérieure,
correspond sur bien des points à ­l’idéologie officielle du principat, on
ne saurait néanmoins faire de Musonius un idéologue du régime1.
Toute la question sera de savoir si, lorsque Musonius parle de mariages
légitimes (nomima), il se réfère à des mariages secundum legem Iuliam et
Papiam Poppaeam.

BUTS DE CETTE PARTIE

Je voudrais montrer :

1. que Musonius tente une élaboration philosophique des tra-


ditions romaines sur le mariage, ce qui implique aussi une
analyse en filigrane des lois sur le mariage, censées revenir à
ces usages ;
2. que cette élaboration ­conduit à deux résultats. ­D’une part, à une
fondation rationnelle de la tradition. Cette fondation, d­ ’autre
part, sert de critère pour distinguer au sein de la tradition les
éléments ­conformes à la raison. C ­ ’est dire que Musonius porte
un regard intérieur, parce q­ u’il pense dans les cadres de sa
société et tout à la fois extérieur, parce q­ u’il juge ces éléments
à l­’aune de la rationalité, rationalité globalement stoïcienne.
Néanmoins, par retour, c­ ’est ce jugement de la tradition qui lui
permet, le cas échéant, de retravailler les c­ oncepts et de produire
un discours philosophique de fondation de la cité. Musonius
reste profondément stoïcien : tout autant ­qu’il pense dans les
traces du Portique, il produit une réflexion personnelle. Or,
sur ce sujet ­comme sur les autres, cela exige que notre auteur
se débarrasse des éléments romains de la doctrine, c­ omme des
éléments doctrinaux dans la Tradition. Musonius, spectateur
1 Contrairement à ce q­ u’écrit S. Dixon, art. cit., p. 107.
208 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

engagé, donc critique, se tient à la fois dans sa société et hors


­d’elle, parce que la pensée ­n’a pas de frontière. Ce qui explique
­qu’il évacue effectivement toute référence directe et explicite
au mos maiorum1, parce ­qu’il ne peut pas prendre appui sur ce
­qu’il critique et toute référence directe au stoïcisme romain,
parce ­qu’il a besoin pour critiquer d­ ’outils qui ne soient pas
en même temps juges et parties2.

Il ne ­s’agit donc pas tant de défendre une quelconque originalité de


Musonius du point de vue des ­contenus – le lieu ­commun est aussi un
lieu philosophique et où il fait bon philosopher – ou de la méthode,
mais de tenter ­d’éclairer ce lieu ­commun aux lumières des prédécesseurs
de Musonius et aux lumières de la tradition à laquelle il renvoie sans la
citer. Cela nous permettra de voir saillir certains éléments qui, s­’ils ne
posent pas en eux-mêmes de problèmes, ­convergent néanmoins vers une
position de Musonius tout à fait intéressante et du point de vue du lieu
­commun et du point de vue des attaches du philosophe au Portique.
Cela exige un aperçu de la « doctrine » (si toutefois on peut parler
de doctrine sur ce point) stoïcienne sur le mariage, qui ­n’est pas elle-
même sans ambiguïtés. Doit-on en effet ­considérer ­qu’il y a eu évo-
lution de l­’École sur la question, de Zénon à notre auteur, en passant
par Antipater de Tarse, qui semblerait être un repère essentiel sur le
chemin de cette évolution, ­puisqu’il a, semble-t-il, du moins dans ce
qui nous reste des « Anciens » stoïciens, élaborée la question pour la
première fois ? ­Qu’entendre par le fait de se marier, si cela est presque
toujours associé à la ­considération de la procréation ? Quelle est alors,
pour reprendre les termes mêmes de Musonius, la fin principale du
mariage ? Les témoignages, si on s­’y arrête, sont loin ­d’être clairs et la
question loin ­d’être résolue définitivement. Néanmoins, ces références
aux fragments de stoïciens antérieurs nous permettront ­d’ouvrir des
perspectives problématiques – et les amorces ­d’un fil directeur – sur
un traitement de la question, sinon original, du moins personnel, de la
part du maître ­d’Épictète et en particulier sur sa signification politique,
qui doit passer par une ­considération ­d’une part de la notion centrale

1 Sauf à une occasion, Caton, encore que cette référence ne soit explicitée que par Aulu
Gelle, qui transmet le fragment.
2 Sur cette évacuation des références, cf. A. Grilli, op. cit. p. 186.
Introduction de la deuxième partie 209

­d’oikeiôsis sociale et par ­l’examen du type de cité auquel Musonius se


réfère ­lorsqu’il insiste sur la nécessité de la procréation – et plus encore
de la polupaidia – au sein du mariage et donc, aussi au sein de la cité.
­C’est à partir de ces deux points (nécessité de la procréation et donc
du mariage et impact sur la cité) q­ u’il faut, semble-t-il, orienter notre
recherche, tout en ayant soin ­d’investir le terrain ­d’un rapprochement
nécessaire entre Musonius et Antipater. Celui-ci offre un fragment (le Peri
gamou) assez long pour discerner une doctrine cohérente et qui a plusieurs
traits ­communs avec notre auteur : autant de raisons suffisantes, on le
verra, pour envisager une lecture croisée des deux doctrines, lecture qui
nous permettra d­ ’analyser les écarts musoniens par rapport à Antipater
et à ses prédécesseurs, ­d’une part et au mos maiorum, d­ ’autre part : ce
qui donnera aussi la possibilité de dessiner la position de Musonius dans
le Portique, tandis que les raisons de cet écart nous permettront de le
situer dans le lieu ­commun précédemment indiqué et ­d’évaluer quelle
est la « romanité » de son enseignement et son degré de subversion.
Musonius établit un lien très clair entre le mariage et la cité, ­puisqu’il
institue entre les deux un rapport de fondation : sans mariage, il ­n’y
aurait pas de cité. On sera donc attentif aux trois points essentiels de la
question du mariage chez Musonius :

1. Le mariage est une exigence de la nature.


2. Le mariage articule deux fins : la ­concorde dans la vie ­commune
et la procréation des enfants.
3. Le mariage est le fondement de la cité.

Il nous faudra c­ omprendre et discuter chacun de ces trois points et


mesurer pour chacun ­d’eux les écarts que nous avons évoqués. ­J’opte pour
un préjugé en faveur de la rationalité de l­’enseignement de Musonius,
­c’est-à-dire en n­ ’obstruant pas la c­ ompréhension de son raisonnement
par une explication par les mœurs ou les traditions (sous peine de faire
de Musonius un idéologue avant – le cas échéant – de le démontrer) :
ce qui n­ ’exclut pas des rapprochements avec les traditions, sans sous-
entendre cependant que celles-ci fondent le discours de Musonius.
LE MARIAGE
L’élaboration musonienne de la notion
et le problème de l­’adultère

DÉFINITION

CADRES PROBLÉMATIQUES DE LA DÉFINITION

La première allusion au mariage dans ce q­ u’il nous reste des fragments


de Musonius a pour sujet les plaisirs sexuels. Musonius a cette remarque,
qui paraît au premier abord terriblement moralisatrice et ressemblant à
­s’y méprendre aux préoccupations des moralistes chrétiens1 et en tous
les cas aux lois d­ ’Auguste – ­l’usage du terme « νόμιμα » renforçant
­l’impression ­d’une référence aux lois Juliennes :
(a) Il faut que ceux qui ne vivent pas dans la mollesse (τοὺς μὴ τρυφῶντας)
ou ne sont pas mauvais tiennent pour seuls plaisirs sexuels justes (δίκαια)
ceux qui s­’assouvissent dans le mariage et qui ont pour finalité de procréer
des enfants, parce ­qu’ils sont c­ onformes à la loi (νόμιμα). (b) Ceux qui ne
­constituent ­qu’une pure recherche de plaisir sont injustes et illégaux (ἄδικα
καὶ παράνομα), même s­ ’ils ont lieu dans le mariage2.

1 A. Jagu, Musonius Rufus, Diss. et fragments, Introduction, Traduction et ­commentaire : « À


­l’avènement du christianisme, tout ­n’était donc pas que turpitude et vice dans le monde
gréco-romain. Avec les philosophes, avec les stoïciens notamment, se manifeste un
“esprit nouveau”, qui ira ­s’accentuant. Les Pères de ­l’Église, parfois si durs pour la sagesse
païenne, y verront c­ omme une préparation providentielle au message du Christ et Clément
­d’Alexandrie utilisera largement, sans le nommer, Musonius Rufus. » Sur une critique de
la source stoïcienne dans les écrits des pères de ­l’Église sur le mariage, voir K. L. Gaca,
op. cit., p. 7 sqq.
2 Musonius, XII, p. 63, 17 – 64, 4. Il faut souligner ­l’ambiguïté du terme « νόμιμος »
(­conforme à la loi / aux coutumes). ­L’usage de παράνομος ensuite tendrait à me faire opter
pour « ­conforme à la loi » (option ­d’A. Jagu, tandis que C. Lutz traduit par « lawfull »).
Tout le problème c­ onsiste à c­ omprendre ce que Musonius entend par le mot νόμος, et
212 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Les plaisirs du sexe ne sont donc permis (car ils le sont : Musonius
ne demande pas q ­ u’on ne ressente aucun plaisir lorsque l­’union est
­conforme) que sous deux ­conditions expresses : ­d’une part, ­qu’ils
­s’éprouvent dans les cadres du mariage, ­d’autre part, q­ u’on les réserve
à la procréation des enfants (a). (b) institue en plus le mariage ­comme
­condition nécessaire, mais non suffisante. En fait, (b) ­n’ajoute rien en
substance à ce ­qu’établit (a) : ­l’élément plaisir est marqué ­d’une finalité
(avoir des enfants) et est localisé dans les cadres du mariage. La finalité
tient donc dans ­l’acte qui entraîne le plaisir (et non dans le plaisir lui-
même) et cet acte n­ ’est juste que s­ ’il ­s’accorde à sa vocation (­s’il atteint
sa fin naturelle) et est correctement localisé, ce qui, en retour, rend
juste le plaisir ressenti. On voit que la légitimité du plaisir ne dépend
pas seulement du fait ­qu’il atteigne son but : il faut ­qu’il soit d­ ’autre
part situé dans des cadres qui rendent eux-mêmes c­ onformes à la loi
­l’ensemble acte / succès de cet acte. ­C’est évidemment cet ajout de
cadres, ou cette prescription d­ ’un lieu, q­ u’on c­ omprend à vrai dire le
plus mal. À la limite, on pourrait ­comprendre que Musonius insiste
sur la naturalité de la procréation et fixe ainsi ­comme ­conformes à la
nature les unions qui ont pour fin la procréation : ce ne serait là fina-
lement que démontrer la légalité de la nature et la c­ onsacrer, puisque
la nature a donné le plaisir c­ omme surcroît ­d’une nécessité à laquelle il
­convient néanmoins de se tenir, tout ­comme les animaux, par exemple,
qui ­n’usent de ­l’union sexuelle ­qu’à la saison, déterminée, des amours.
Mais que vient faire le mariage dans ce type de problématique qui, au
­contraire, se satisferait ­d’une ignorance de ­l’institution, au profit ­d’une
obéissance à la nature ?
Réciproquement, on c­ omprendrait (beaucoup moins clairement
cependant) que l­ ’accent fût porté sur la nécessité des cadres du mariage :
Musonius ­consacrerait alors cette institution, qui, par elle-même, rendrait
légaux les plaisirs érotiques, ciments de l­’union1. Mais pourquoi alors
ajouter la ­condition de satisfaction des buts du plaisir ? On pourrait
les rapports de ce que le mot signifie avec, précisément, les coutumes romaines. Voir sur
ce point R. Laurenti, « Musonio, Maestro di Epitteto », p. 2140 : « Si avverta in tutto il
brano [diatribe XII] e nel seguito della trattazione il frequente ricorrere di termini quali νόμος,
νόμιμος : νόμος è legge, non solo quella scrutta degli uomini, ma anche quella suggerita dal logo
e, in più ­d’un caso, i termini si spegiano ­l’uno c­on ­l’altro. » ­D’autre part, ce « ­conforme à la
loi » se réfère-t-il aux lois sur le mariage ­d’Auguste ?
1 ­C’est là la thèse très forte de Plutarque, Conj. Praec., 38, 143 D et surtout Amat., 23, 769 .A sqq.
Le mariage 213

penser que, sur ce thème, Musonius cherche à c­ oncilier de manière


originale nature et loi. Grossièrement, on oscille entre la position de
Diogène1, pour qui la relation sexuelle résulte ­d’une nécessité naturelle
à satisfaire et celle de Plutarque, pour qui la relation sexuelle et le
plaisir ­qu’elle engendre ­constituent un véritable adjuvant de ­l’entente
­conjugale. La nature, d ­ ’une part, pour Diogène, n­ ’a pas besoin de la
­convention et ­s’exprime dans ­l’instinct de procréation et la satisfaction
de cet instinct (et donc, in fine, la nature) qui devient de fait le critère
de la valeur du plaisir. La loi (dans le sens très large de nomos), ­d’autre
part, selon laquelle ­l’homme se doit de montrer sa supériorité sur la
nature animale en institutionnalisation la relation, la transformant en
relation durable : le plaisir, déjà situé, canalisé, ne serait pas destiné
exclusivement à la procréation, la c­ onvention suppléant la nature dans
son rôle de critère et ­l’essentiel devenant alors le couple, résultat du
mariage : ­c’est ce q­ u’on lit dans Plutarque.
Musonius se démarque de ces deux positions et allie nature et
­convention dans un même mouvement, où l­’acte sexuel est assorti de
­conditions qui lui semblent, à première vue, tout à fait extérieures. Le
mariage se réduit-il dès lors à un cadre artificiellement surajouté ?
DÉFINITION

Le but qui accomplit le mariage est défini, dans le traité XIIIa, par :


La c­ ommunauté de vie et de procréation des enfants, tel est le but principal
du mariage (Βίου καὶ γενέσεως παίδων κοινωνίαν κεφάλαιον εἶναι γάμου).
Car le marié et la mariée doivent ­s’unir (συνιέναι) chacun ­l’un à ­l’autre pour
tout, de telle sorte ­qu’à la fois chacun vive avec ­l’autre et fasse des enfants
(παιδοποιεῖσται) avec l­’autre et ­considère toutes choses c­ omme ­commune et
aucune propre (κοινὰ δὲ ἠγεῖσθαι πάντα καὶ μηδὲν ἴδιον), pas même son corps2.

On peut se demander s­’il ­s’agit là ­d’une définition du mariage en


lui-même, ou plutôt de ce qui en est le fondement et ce à quoi doit
tendre tout mariage : la c­ ommunauté de vie et de procréation. On peut

1 Cf. pour le caractère fondamentalement inopportun du mariage, D.L. VI, 29 ; 54 ; sur la
naturalité de l­ ’acte sexuel, ibid., 72.
2 Musonius, XIIIa, p. 67, 6-10 – p. 68, 1. Je choisis le παιδοποιεῖσται proposé par Peerlkamp
au ποιεῖσται de Hense. La phrase suivante va dans ce sens : « ­C’est une grande chose en
effet que la génération d­ ’un être humain, ce ­qu’accomplit cet attelage. »
214 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

néanmoins l­’accepter c­ omme définition par le « propre1 ». La seconde


phrase explicite cette définition puisque le mariage doit tendre à une
telle ­communauté que chacun des époux ­n’a plus rien ­d’individuel,
pas même le corps : il est donc une sorte ­d’union, qui tend vers ­l’unité
et ce qui permet cette unité est, dit plus loin Musonius, la sollicitude
(kêdemonia) entre époux :
(c) Il faut dans le mariage q­ u’il y ait vie totalement c­ ommune (πάντως συμβίωσίν)
et q­ u’il y ait une sollicitude (κηδεμονίαν) de ­l’homme et de la femme chacun
envers l­ ’autre, ­qu’ils soient robustes ou malades, sollicitude que chacun cherche
dans la procréation c­ omme dans le mariage2.

Il y a risque de cercle, car il faut dans le mariage la même sollicitude


­qu’on recherche précisément dans le mariage et dans la procréation :
ce dont on a besoin pour être marié se trouve dans le mariage lui-
même. Le fait que cette sollicitude se trouve aussi dans l­ ’acte sexuel,
qui paraît alors logiquement premier, ne c­ ontourne ce risque q­ u’en
apparence puisque nous retombons dans un problème similaire : par
(a), tout acte sexuel en dehors du mariage est c­ ontraire à la loi ou
aux usages.
Musonius impose-t-il en la légitimant a posteriori la nécessité du
mariage, au nom d­ ’une c­ onformité nécessaire aux traditions romaines
et aux lois juliennes ? Veut-il fonder le mariage, à la fois ­comme néces-
sité naturelle et c­ omme institution dont la valeur dérive de la nécessité
de la c­ onformité aux lois ? Il faut démontrer que Musonius fait œuvre
de philosophe, non d­ ’idéologue. (c) montre que ce qui permet l­’union
dérive de ­l’acte sexuel et se trouve ­comme ­confirmé par ­l’union elle-
même, de (a) et (b), on déduit en outre que ­l’acte sexuel ne peut avoir
lieu que dans le mariage. On distingue acte sexuel et ce qui fonde cet
acte sexuel : le désir de l­ ’acte ­comme tendance naturelle. Les propriétés
de cette tendance doivent donc permettre de tenir à la fois (a), (b) et
(c) : ­c’est-à-dire que ­d’une même tendance on puisse légitimer à la fois
­l’acte sexuel et le mariage. Il s­ ’agit à présent de démontrer ce point, en

1 D.L. VII, 60 : « Une définition, ­comme le dit Antipatros au premier livre de son traité sur
les définitions, est un énoncé, issu d­ ’une analyse, formulé de façon adéquate (à l­ ’objet), ou
bien, ­comme le dit Chrysippe dans son traité sur les définitions, ­l’explication du propre »
(trad. R. Goulet).
2 Musonius, XIIIa, p. 68, 5-9.
Le mariage 215

soulignant que pour Musonius, le mariage est une institution naturelle car


­c’est c­ onformément à la nature que l­’homme se marie :
Le philosophe qui est assurément le maître sans aucun doute et le guide des
hommes en toutes les choses qui c­ onviennent à l­’homme selon la nature :
or selon la nature (κατὰ φύσιν), y-a-t-il autre chose que le mariage, qui, lui,
semble ­l’être1 ?

­L’ALLIANCE ENTRE ΠΟΘΟΣ ET ΕΠΙΘΥΜΙΑ :


FONDEMENT DE LA NATURALITÉ DU MARIAGE

Dans le fragment XIV Si le mariage ­constitue un obstacle à la philosophie,


Musonius montre en substance que le mariage ne saurait empêcher
quiconque de philosopher, ­puisqu’il est voulu par les dieux et que la
philosophie est activité divine, ce qui permet à Musonius de c­ onclure que
le philosophe doit se marier2 (avec, pour ­conséquence nécessaire, le fait
­d’avoir des enfants). Si le philosophe est réellement le guide des hommes en
ce qui ­concerne ce qui est selon la nature, il se doit de montrer ­l’exemple
à propos du mariage. Pour montrer ce dernier point, le philosophe fait
appel à un argument classique3 : le dieu a divisé en deux la race humaine,
1 Musonius, XIV, p. 71, 6-11.
2 Cf. à ce titre les c­ onclusions de David L. Balch, « I COR 7 : 32-35 and Stoic Debates about
Marriage, Anxiety and Distraction », JBL, 102/3, 1983, p. 429-439, où le ­commentateur
pense trouver chez Musonius des arguments pour montrer que le mariage n­ ’est q­ u’un
genre de vie possible parmi ­d’autres : il ­n’est pas une nécessité, ce pourquoi, du reste,
Musonius montrerait que les époux, ­s’ils ne réalisent pas les fins du mariage, doivent se
séparer. Solution dont Balch montre la cohérence avec la nécessité pour le philosophe, chez
Épictète, de rester célibataire. Pour une critique de la position de Balch, cf. R. B. Ward,
« Musonius and Paul on marriage », NTS, 36, 1990, p. 281-289.
3 ­L’argument est un topos, repris ici néanmoins dans une perspective providentielle : ce
­n’est pas pour rien que le dieu a décidé cela, p­ uisqu’il avait en vue le mariage, et cela
démontre par là même sa bonté envers l­’humanité. Il reste que si l­’argument est utilisé
par beaucoup d­ ’auteurs, Platon, Aristote, etc., il n­ ’y a pas de ­compte rendu détaillé d­ ’une
telle fiction originelle chez les stoïciens anciens. On le trouve cependant utilisé dans le
même sens par exemple chez Épictète, Diss. 1, 6, 7 : « En vérité, par la structure même
de ses ouvrages, nous avons coutume (εἰώθαμεν) de prouver q­ u’ils sont l­ ’œuvre d­ ’un arti-
san et q­ u’ils n­ ’ont pas été c­ onstruits au hasard… » (trad. J. Souilhé). Suivent un certain
nombre d­ ’exemples, dont celui qui nous occupe, qui sont manifestement ceux utilisés
habituellement. Cf. surtout Cicéron, Nat. Deor., II, 128 : « Car d­ ’abord, il y en a qui sont
216 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

puis a doté chaque partie ­d’un sexe différent. Ainsi ­l’humanité est-elle à
jamais duelle : l­ ’être humain est mâle et femelle. Division non accidentelle,
même si elle n­ ’altère nullement les caractéristiques générales de l­’être
humain, puisque ­l’homme et la femme sont tous deux égaux du point
de vue de la vertu – ce qui est établi dans le traité II. ­S’il y a une seule
et même humanité (­c’est ­l’anthropos) sous ­l’angle de la sagesse, il ­n’en
demeure pas moins que c­ ’est une humanité scindée, divisée. C ­ ’est cette
brisure même, nous le verrons, qui permet néanmoins à cette humanité
­d’atteindre son plein achèvement, puisque gît en elle la possibilité de la
­concorde. Le dieu a voulu, outre la division, que chacun des genres (mâle
et femelle) ressente un type de désir particulier pour l­ ’autre. Ce désir est
en fait double, il ­consiste en « epithumia ischura » et « pothos ischuros » :
Dis-moi, à cause de quoi le démiurge de ­l’Homme (ὁ τοῦ ἀνθρώπου δημι-
ουργός) a-t-il ­d’abord coupé en deux notre genre, puis lui a-t-il fait deux
[sortes de] parties sexuelles, l­ ’une pour la femme, l­ ’autre pour ­l’homme, puis
pourquoi a-t-il mis ensuite dans chacun un violent désir de c­ ommerce et de
­communauté avec l­’autre (ἐπιθυμίαν ἰσχυρὰν ἑκατέρῳ θατέρου τῆς θ´ὁμιλίας
καὶ τῆς κοινωνίας) et pourquoi a-t-il mêlé aux deux une violente nostalgie
­l’un de l­ ’autre (πόθον ἰσχυρὸν ἀμφοῖν ἀλλήλων), de ­l’homme pour la femme,
de la femme pour l­ ’homme1 ?

ΠΟΘΟΣ : DÉFINITION

Ce texte est essentiel : il rassemble tous les éléments nécessaires à


la ­compréhension des fondements naturels du mariage chez Musonius.
­D’abord, la dualité du désir fondamental ; ensuite, ­l’idée de la ­communauté,

mâles, d­ ’autres femelles, ce qui est inventé (machinata) par la nature pour la c­ onservation
de l­ ’espèce, ensuite les parties du corps sont parfaitement appropriées (aptissimae), les unes
à la procréation, les autres à la c­ onception et dans les mâles et dans les femelles il y a un
merveilleux désir d­ ’unir leurs corps (­commiscendorum corporum mirae libidines). » Ce passage
­concerne les animaux en général et a pour fin de montrer la providence à ­l’œuvre dans la
nature. Il ne ­concerne pas directement les hommes, mais le discours de Balbus ­s’engage
très vite ensuite dans la démonstration que le monde est fait pour les hommes et pour les
dieux, ce qui pour lui est l­ ’occasion de montrer, à partir de c­ onsidérations physiologiques
­d’abord, que ­l’homme est supérieur aux bêtes : tout, dans ­l’homme, est ­conçu en vue de
la raison et cela, même si, physiologiquement, on retrouve les mêmes éléments chez les
hommes et chez les bêtes. Ce sont les mêmes éléments, mais ces éléments sont supérieurs
chez l­ ’homme (§145) : on ne voit pas pourquoi, dès lors, on ne retrouverait pas aussi chez
­l’homme ce « merveilleux désir » de la reproduction, rendu supérieur à celui de ­l’animal.
1 Musonius, XIV, p. 71, 11-17.
Le mariage 217

enfin ­l’idée que cette ­communauté exige un parallélisme parfait entre


homme et femme : il faut c­ omprendre que les deux partenaires dans
le mariage sont égaux, même s­ ’ils sont forcément différents (sans quoi,
du reste, la relation est impossible).
Il faut c­ omparer ce récit des origines au mythe de l­’enlèvement
des Sabines, tel que nous le raconte Tite-Live1 : les premiers Romains,
autour de Romulus, n­ ’ont pas de femmes pour faire prospérer la cité
où ils trouvent pourtant la Liberté. Après avoir invité tous les habi-
tants Sabins aux jeux q ­ u’ils allaient donner en l­’honneur des dieux,
ils enlevèrent toutes les jeunes filles alors présentes, qui furent ensuite
réparties. Ce mythe illustre la violence du désir de la reproduction. Mais
cette violence se trouve nuancée par les promesses de Romulus, suivi
de ses ­compagnons, de traiter les femmes en épouses, avec tendresse2 :
la colère des Sabines disparut. Les pères, endeuillés, décident ensuite
de faire la guerre aux voleurs, pour récupérer leurs filles. Celles-ci, sur
le champ de bataille, déchirées entre pères et maris, amènent la paix
entre les deux parties qui formeront bientôt, après accord sur un traité,
le peuple Romain. On voit ici ­comment un sentiment ambivalent – entre
­l’avidité du désir de la reproduction et la volonté ­d’entourer ce désir de
tendresse, pour atténuer la sensation ­d’arrachement – peut amener la
paix et la ­construction ­d’un peuple. ­D’une romanité scindée, qui ­n’a
jamais encore été romaine, à un peuple solidaire, désir et sentiment de
manque ­s’unissent pour ­construire la Cité.
Il serait difficile, dans un second temps, ­d’éviter de faire référence
au discours que Platon prête à Aristophane, dans le Banquet3. Il met
lui aussi en scène division de ­l’espèce et puissant désir, moteur de la
quête de la partie manquante. Mais il faut immédiatement souligner
les différences essentielles entre les deux textes de Musonius et Platon,
qui ne parlent visiblement pas de la même chose, ou du moins inter-
prètent de manière radicalement opposée la scission dans l­’humanité.
Premièrement, en effet, Platon en propose une autre origine : il ­s’agit

1 Tite-Live, Hist. Rom., I, 9.


2 P. Grimal, op. cit. p. 26 : « ­C’est [cette légende] qui fondait, en définitive, la c­ onception
que ­l’on avait des rapports entre époux, et ­c’est ainsi que les Romains penseront toujours
­l’histoire des Sabines : une c­ onquête violente qui ­s’achève dans la tendresse. »
3 Platon, Symp., 189d-193e. Sur ­l’état originaire de ­l’humanité, cf. 189d-190c ; sur la coupure
dans ­l’espèce humaine, cf.190c-191a ; sur le πόθος, 191a6.
218 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

de trois genres (hommes, femmes, androgynes), chaque individu de


chaque genre étant la réunion de deux individus soit hommes, soit
femmes, soit homme et femme (pour l­’androgyne). La toute-puissance
de ces genres les rend dangereux pour les dieux, ce qui motive la déci-
sion de Zeus de couper chaque individu en deux parties. Après cette
séparation, chacune des moitiés ressent ce désir mêlé de regret pour son
autre moitié. ­L’humanité est tripartite et chacune de ses trois parties,
­d’autre part, a une origine distincte (soleil pour les mâles, terre pour
les femelles, lune pour les androgynes), ce qui accentue encore les dif-
férences internes à ce genre ­composite q­ u’est ­l’humanité et accorde aux
mâles (et par suite, après la coupure des individus, à l­’homosexualité
masculine) une supériorité de fait. Chez Musonius, il ­n’en va pas du
tout de même. À l­’origine on trouve une humanité coupée et ce n­ ’est
­qu’à partir de cette coupure ­qu’on peut parler ­d’humanité : la nostalgie
ressentie ­n’a donc à proprement parler pas ­d’objet, ni actuel, ni passé.
En d­ ’autres termes, l­’humanité n­ ’a d­ ’existence q­ u’incarnée dans deux
genres distincts : mâle/femelle. On ­n’est Homme que de manière mâle
ou de manière femelle. Ce qui a pour résultat à la fois de maintenir
des caractères généraux de ­l’humanité, fond d ­ ’égalité entre les deux
parties : aucune des deux ­n’a eu une différence de traitement, ce qui
exclut toute définition de l­’humanité et permet d­ ’instituer dans cette
humanité distribuée (interdisant de fait tout fantasme ­d’unité de ­l’espèce)
la sexuation, dès ­l’origine, de tout rapport.
Épictète, l­ orsqu’il utilise le même argument pour démontrer la pro-
vidence divine, parle de prothumia1 (zèle, empressement, bonne volonté,
désir tourné vers son objet) ­d’un sexe pour ­l’autre, Cicéron, de « mirae
voluptates » : Musonius, lui, distingue dans ce désir deux ­composantes,
toutes deux marquées par leur forte intensité, dont ­l’une veut ­l’unité et
a pour fin manifeste la relation sexuelle, tandis que ­l’autre, au demeu-
rant assez obscure, paraît surajoutée. La première, epithumia, indique
classiquement le désir, l­ ’élan vers l­ ’objet, non ­contraint par la raison, ou,
chez les stoïciens, un élan vers un objet tenu de manière erronée pour
un bien2. Dans notre texte, il ­s’agit de ­l’élan caractéristique du désir

1 Épictète, Diss. 1, 6, 9.
2 Cf. Cicéron, Tusc. IV, 12. Voir aussi B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoicism,
Oxford University Press, 1985, p. 235-237, not. p. 236. Pour la traduction de βούλησις
par désir raisonnable, cf. B. Inwood, ibid., p. 237 (eulogos orexis / correct desire).
Le mariage 219

sexuel, ­conséquence, outre de la division du genre humain en deux, de


la disposition de deux sexes dans chacune des deux classes obtenues. Or
ce désir est tout à la fois « ἐπιθυμία τῆς θ´ ὁμιλίας καὶ τῆς κοινωνίας ».
Que ­l’epithumia soit désir du ­commerce sexuel, ­c’est dans la norme de ce
type de désir, mais q­ u’il soit penchant vers la société, voilà, semble-t-il,
une originalité de Musonius. ­C’est donc dès ­l’origine, dès la position du
désir du ou de la partenaire, ­qu’est inscrite la place du désir de ­l’autre, ­comme
élément ­d’une ­communauté et de cette c­ommunauté à c­onstruire. Il s­’agit, en
somme, dès l­’origine, même mythique, d­ ’une tendance que l­’oikeiôsis
dite « sociale », second versant de ­l’oikeiôsis, effectuera dans le temps. La
présence du mot koinônia montre que la c­ ommunauté est inscrite dans
le penchant le plus élémentaire de ­l’être humain, on ne sait pas vrai-
ment ­comment, vu la définition classique de ­l’epithumia, que Musonius
­n’abandonne pas totalement. On en déduit deux choses : d ­ ’abord on
pourrait fort bien alors penser que le terme homilia lui-même doit être lu
non pas seulement dans le sens de ­commerce sexuel – qui pourtant est
aussi pertinent – mais également dans le sens plus large de « ­commerce  »,
­commerce habituel, relation familière1. Ce changement ­d’accent, où
­l’on maintient un premier sens spécifique tout en lui apportant, dans
le même temps, une nuance (qui vaut ici élargissement du sens) nous
amène à penser que le second désir – pothos – dont parle Musonius est
fondamental pour c­ omprendre ce changement d­ ’accent ; par là même,
il ne doit pas être interprété c­ omme un désir ajouté, mais doit, si l­’on
veut expliquer ­l’orientation donnée à ­l’epithumia, être ­compris ­comme
désir du désir, désir engagé dans le premier désir, à ce titre, ­composante
du premier, qui modifie et explique son orientation. Du reste, ­c’est
ce désir seul que Musonius retient ensuite l­orsqu’il veut montrer que
­l’association entre l­’homme et la femme est « la plus nécessaire et la
plus plaisante2 ».

1 ­C’est dans ce sens ­qu’il est utilisé par Stobée, Ecl. II, 73, 1 = SVF III, 26, ­lorsqu’il dis-
tingue parmi les biens, ceux qui sont ἐν κινήσει de ceux qui sont ἐν σχέσει : « parmi les
biens, il y a ceux qui sont en mouvement, et ceux qui sont en état. Parmi ceux qui sont
en mouvement, on c­ ompte la joie, la gaieté, le c­ ommerce tempérant ». On note l­ ’ajout de
« σώφρονα » pour c­ omprendre ici le sens de ὁμιλία
2 Musonius, XIV, p. 73, 17-18 – p. 74, 1 ; 3-5 : « On ne saurait trouver ­d’autre c­ ommunauté
plus nécessaire ni plus agréable (´ἀναγκαιοτέραν οὔτε προσφιλεστέραν)… Qui, absent, est
digne de regret (ποθεινὸς) si ce ­n’est l­ ’homme pour la femme, la femme pour ­l’homme ? »
Le texte pourrait avoir ici en outre une intention polémique c­ ontre les épicuriens, ou du
220 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Cette seconde c­ omposante, du reste, a de quoi étonner. ­L’usage du


terme « πόθος » indique plusieurs sens mêlés : la nostalgie, ­l’attente
pleine de désir, le désir violent de quelque chose dont on a été séparé.
Le pothos est plus fort que la nostalgie (si forte soit-elle) de la patrie ou
du foyer, alors q­ u’on est en exil. Il s­’en rapproche pourtant par le fait
que son objet a jadis été obtenu, ou peut encore être obtenu, mais se
trouve tenu à distance par des obstacles : le sujet du désir ­n’a ­d’autre
possibilité que de le ­contenir. Il ­s’en distingue pourtant par le fait ­qu’il
a une ­composante sexuelle : le désir ­d’Amphitryon pour Alcmène1 en
donnerait un bon exemple, ­puisqu’il ­n’a pu toucher son épouse (« écarté
et privé du tendre amour2 ») bien que vivant avec elle avant ­d’en avoir
vengé les frères. Le pothos est marqué par la même tendance que l­ ’epithumia,
poursuit un même but, mais avec une autre orientation.
De fait, les stoïciens voient dans le pothos une espèce de l­’epithumia,
­puisqu’il désigne le désir pour ­l’amant absent :
­L’amour (ἔρως) est ­l’élan pour se faire un ami à travers la beauté ­qu’il mani-
feste ; la nostalgie (πόθος) est le désir de ­l’amant absent (ἐπιθυμία τοῦ ἔρωτι

moins montre-t-il suffisamment l­’opposition des stoïciens à une théorie épicurienne de


­l’instinct sexuel, défini ­comme « désir naturel non nécessaire » (« le désir de la nourriture et
du vêtement est nécessaire, le désir des plaisirs de l­ ’amour est naturel mais non nécessaire,
le désir de tels aliments, de tels vêtements ou de tels plaisirs amoureux, n­ ’est ni naturel,
ni nécessaire » – Épicure, 456 Us., cité par M. Conche, Épicure, Lettres, Maximes, PUF-
Épiméthée, p. 63. – voir aussi ce ­qu’écrit Métrodore à Pythoclès, S. V., 51 : « Les choses
de ­l’amour en effet ne sont jamais profitables et il faut se réjouir ­qu’elles ne nous nuisent
pas » (trad. J-F. Balaudé). C ­ ’est que le désir sexuel vient non pas d­ ’un manque, mais d­ ’un
surplus, et se laisse analyser chez Lucrèce c­ omme le mécanisme naturel d­ ’accumulation de
la semence. Voir A. Gigandet, « Lucrèce et ­l’amour ­conjugal. Un remède à la passion ? »,
dans B. Besnier, P.-F. Moreau, L. Renault (éd.), Les passions antiques et médiévales, Paris,
PUF « Léviathan », 2003, p. 95-110, voir p. 99 : « Sa naturalité est bien marquée, dans le
De rerum natura, par son essence intégralement physiologique, inséparable de son caractère
réglé, fonction d­ ’un processus de maturation qui correspond à ­l’adolescence (le passage à
­l’âge adulte se fait selon ­l’axe d­ ’une analyse clairement génétique) […] Vénus est le nom
­d’un processus physique dont Lucrèce souligne ­d’un bout à l­ ’autre le caractère mécanique,
anonyme, sans place pour une quelconque instance subjective. »
1 Hésiode, Bouclier, 40 : « Il n­ ’avait pas été d­ ’abord trouver ses serviteurs ou ses bergers aux
champs ; il avait voulu avant tout monter au lit de son épouse : tant le désir (πόθος) tenait
le cœur de ce chef de guerriers » (trad. P. Mazon, Budé, 1993, p. 134). P. Mazon rejette
­comme interpolation les vers suivants (41-45), parce que justement, ils ne montrent ­qu’une
“simple envie de rentrer au foyer”, alors que le texte parle, quelques lignes auparavant,
du πόθος d´Amphitryon : désir sexuel pour sa femme.
2 Ibid., p. 133, v. 15.
Le mariage 221

ἀπόντος) ; le manque (ἵμερος) est le désir de la ­compagnie d


­ ’un ami absent
(ἐπιθυμία φιλοῦ ἀπόντος ὁμιλίας)1.

Il semble que, ­contrairement à ­l’usage, Musonius distingue les deux,


en faisant du pothos un désir à part entière, unique en son genre et non
pas réservé aux seuls insensés (il ne ­s’agit aucunement ­d’une passion :
­c’est une pulsion originelle, indépendante de la volonté sans lui être
­contraire ou ­contradictoire – sinon ­comment expliquer ­l’insistance de
Musonius sur le choix de ­l’épouse ?).
­L’étymologie du mot que donne Platon dans le Cratyle2, pour « fantai-
siste » ­qu’elle soit, insiste sur le rapport du pothos à ­l’existence de l­ ’objet
et à son absence : on ne tend pas vers cet objet, mais bien vers le ­constat
de son absence actuelle, alors q ­ u’il a été présent. Le pothos est le désir
de ce dont on a été privé : ce désir n­ ’appartient pas au présent3, mais
il est « quelque part ailleurs et absent4 ». Dans le texte de Musonius,
­c’est un désir à ­l’origine de ­l’humanité, dont ­l’objet semble une unité
­condamnée à ­n’être que le ­constat de la scission et de ­l’union à faire à
partir de celle-ci. Comme si dans autrui, mâle et femelle voyaient non
pas seulement l­’objet du désir, mais l­’humanité elle-même, non pas à
retrouver, ou à reconstruire, mais à ­construire en assumant la scission.
Ce ­qu’on appellera union, par opposition à unité : on ici est assez loin
du mythe ­d’Aristophane. L ­ ’étymologie proposée par Platon, toujours
dans le Cratyle, est d ­ ’ailleurs beaucoup plus c­ omplexe et nous donne
à la fois le sens du mot, mais aussi des termes voisins : c­ ’est ainsi que
pothos a en fait le même sens que le mot himeros, à ceci près que le second
est le désir (en fait, l­’ « impétueux courant5 ») qui entraîne l­’âme avec
force, qui l­’attire vers l­’objet, cette fois présent. Le pothos est ce même
courant, mais en aval. Eros a un sens proche ­puisqu’il dérive aussi du mot
« couler » (ῥεῖν) et il est un courant importé du dehors et non pas, à la
différence des deux précédents, interne au sujet. Voisin ­d’Eros (mais il
­n’est pas tout à fait amour), pareil au désir, mais sans objet actuel (mais
­l’objet du pothos ­n’a cependant rien de fantasmatique) : cette affection
tout à fait importante relève chez Musonius d­ ’une sorte de nostalgie d­ ’un
1 SVF III, 395.
2 Platon, Crat., 420 a.
3 Ibid., « οὐ τοῦ παρόντος εἷναι ».
4 Ibid., « τοῦ ἄλλοθί που ὄντος καὶ ἀπόντος ».
5 Ibid., « ἱέμενος ῥεῖ ».
222 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

état où ­l’humanité aurait été un tout, mais où ce tout ­n’a jamais existé
effectivement que sexué. Cette nostalgie aurait pu être tragique, tant il
est vrai que cet état ne peut pas être autre, vu la nécessité de la scission
de l­’humanité entre homme et femme, mais il n­ ’en est rien, puisque
­c’est cette affection qui fait l­’humanité de l­’homme et de la femme,
ouverts à la relation à autrui. Dans ­l’individu de ­l’autre sexe, chacun
recherche à la fois ­l’autre et ­l’unité du genre humain, unité introuvable
en soi, parce q­ u’on ne la trouve que dans un autre sexué. Retenons en
tous cas de ce point que : (d) dès l­’origine, l­’Humanité a une tendance
dont les deux ­composantes sont à la fois proches et en même temps
distinctes – celui de la procréation et celui, plus c­ omplexe, résultant de
la perception ­d’un manque, manque dont on doit rechercher les sources
au sein de la différenciation sexuelle et qui a pour objet à la fois autrui et
­l’humanité, autrui en tant q­ u’objet désiré et l­’humanité en tant que ce
qui est visé c­ omme fin impossible. Retenons également que (e) ­l’homme
et la femme, objets l­ ’un pour l­ ’autre de ce désir duel, sont de fait mis sur
un pied d­ ’égalité, égalité nécessaire lorsque Musonius parle du mariage.
Résumons-nous : ­l’homme et la femme sont chacun Homme, mais
dont ­l’humanité en chacun est marquée par ­l’incomplétude, ce qui
explique à la fois ­l’instinct de procréation (désir ­d’unité et ­d’engendrement
­d’un Homme), désir qui ne peut ­qu’être déçu, et ce qui donne les cadres
de ce désir, ce ­qu’on pourrait appeler très généralement ­l’ « amour de
­l’humanité en ­l’autre », qui échoue dans la visée de ­l’objet et s­ ’ordonne
nécessairement en ­communauté avec un individu humain. Un tel usage
du terme ­n’est pas inconnu chez d­ ’autres auteurs : on le retrouve chez le
Pseudo-Lucien, cité par M. Foucault1, dans un passage des Amours, 19,
assez similaire à ce q­ u’écrit Musonius. On le retrouve également chez
Plutarque, toujours en corrélation avec les homiliai : ce que fait Aphrodite,
par leur moyen, c­ ’est mêler les âmes aux corps et les fondre en une seule2.
(d) suffit amplement pour ­comprendre que le désir de procréation est
la tendance fondamentale qui légitime l­ ’acte sexuel pour la procréation.
Hors de ce but, on c­ omprend également que l­’acte sexuel ne soit pas
légal, parce que tout simplement non nécessaire et donc hors des cadres
de la volonté juste de la nature. Le désir et l­’acte sont fondés.

1 M. Foucault, Histoire de la sexualité, III, « Le souci de soi », Gallimard, Tel, 1984, p. 284.
2 Plutarque, Symp., 156 C.
Le mariage 223

Il nous reste à ­comprendre ­l’illégalité de la satisfaction du désir


sexuel hors cadre du mariage et son caractère de passion, puisque de
toute façon excessive. La justification se trouve dans le pothos. Celui-ci
permet à Musonius de montrer que les seules unions possibles pour
les humains, parce que ­conformes à la nature, sont celles qui mettent
en jeu un homme et une femme : ­d’où son rejet des pratiques homo-
sexuelles1 ([συμπλοκαὶ] πρὸς ἄρρενας τοῖς ἄρρεσιν). L­ ’homosexuel(le) pour
Musonius (même si ­l’exemple ne c­ oncerne que ­l’homme, il en serait de
même pour la femme) rejette dans les faits la scission de l­ ’humanité et
tend à égaliser ­l’une des parties de cette scission au tout, en niant la
scission : il veut faire de ­l’anthrôpos un ensemble ­d’andres, ou de gunaikes,
selon les cas, parce q ­ u’il refuse une différence autre ­qu’accidentelle,
au nom ­d’une totalité humaine qui en droit existerait et refuse par
là même le fait fondamental que, par nature, toute relation se trouve
immédiatement sexuée. Dans un autre ordre ­d’idées, du point de vue
de ­l’apparaître, Musonius rejette définitivement toute androgynie, qui
tendrait à cacher cette césure fondamentale. Ainsi, dans le traité XXI,
sur la coupe des cheveux, insiste-t-il sur le fait que ­l’homme ­n’a pas à
chercher de sophistication dans son apparence, dans le but de plaire aux
femmes ou aux mignons : ceux-là sont
Ceux qui supportent, étant androgynes (ἀνδρόγυνοι ὄντες), de paraître effé-
minés, ce que, précisément, ils devraient fuir plus que le reste, si vraiment
ils étaient des hommes par leur être (τῷ ὄντι ἄνδρες2).

Entre ἀνδρόγυνοι ὄντες et τῷ ὄντι ἄνδρες, il y a tout l­’écart entre


la fabrication ­d’un être perverti et ce que ­l’être de ­l’homme exige :
­l’apparaître ne doit rien à ­l’artifice, il doit au ­contraire suivre la nature,
­c’est-à-dire ici ­l’être-masculin (si on peut oser ­l’expression) de tel homme.
On retrouve cette même exigence de ne pas c­ onfondre les sexes chez
Épictète. ­Qu’y-a-t-il de plus inutile que les poils au menton3  ? ­C’est

1 Musonius, XII, p. 63, 11-13 : « … Ceux qui ­s’adonnent à cette vie ont besoin de toutes
sortes de mignons, non seulement légaux, mais illégaux, non seulement féminins, mais
masculins… », ibid., p. 64, 4-7 « Quant aux autres unions, celles qui se font par adultère
sont les plus ­contraires à la loi et il ­n’y a aucunement plus de mesure dans celles qui ont
lieu entre mâles, parce q­ u’il s­ ’agit alors d­ ’une audace c­ ontre nature. »
2 Musonius, XXI, p. 116, 17-19.
3 Épictète, Diss. 1, 16, 10 – cf. G. Reydams-Schils, The Roman Stoics, op. cit., p. 46.
224 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

pourtant, dit le disciple de Musonius, ­l’un des moyens ­qu’a trouvé la


Providence pour distinguer1 ­l’homme et la femme et ainsi, permettre
­qu’ils fussent reconnus de loin (on trouve le même argument chez
Musonius : « La barbe est par ailleurs aussi un signe de la virilité
(σύμβολον γεγονέναι τοῦ ἄρρενος), ­comme la crête pour le coq ou la
crinière pour le lion2 »). Le texte ­d’Épictète incline ­d’autre part à penser
que ce critère relève ­d’une distinction dont la nécessité se lit dans le fait
que les relations à l­’homme ou à la femme ne sont pas équivalentes.
Aborder un homme, ce n­ ’est pas aborder une femme. Ce qui pourrait
passer pour un truisme indique cependant cette séparation originelle
des deux genres dans l­’humanité et montre que, s­’il y a bien égalité
entre hommes et femmes, cette égalité ­n’implique pas identité. Cela
vaut en particulier dans l­’ordre de la relation : on ne se c­ omporte pas
de la même façon avec un homme ou avec une femme.
Dès ­l’abord, de loin, la nature de chacun de nous ne crie-t-elle pas : « Je suis
un homme (ἀνήρ) : viens à moi c­ omme tel, parle-moi c­ omme tel, ne cherche
rien ­d’autre. Voici les signes (ἰδοὺ τὰ σύμβολα) » ? Réciproquement pour les
femmes, de la même façon ­qu’elle a mêlé dans leur voix quelque chose de
plus doux, la nature les a de même dépourvues de poils. Ou alors, il faudrait
laisser ­l’animal sans différence (ἀδιάκριτον) et que chacun de nous proclame
en héraut : « Je suis un homme ! ». […] ­C’est pourquoi il faudrait c­ onserver
les signes du dieu (σῴζειν τὰ σύμβολα τοῦ θεοῦ), il faudrait ne pas les laisser
tomber et ne pas c­ onfondre, autant ­qu’il est en notre pouvoir, les genres qui
ont été distingués (τὰ γένη τὰ διῃρημένα)3.

Il faut voir dans cette différence de nature entre homme et femme,


la différence de deux ἴδιαι ποιότεις, deux qualités qui individuent cha-
cune les genres masculin et féminin dans ­l’espèce humaine. ­L’humanité
­constitue ainsi la réunion de ces deux genres et ne saurait ni se trouver
au-dessus de cette distinction fondamentale, dans une ­confusion que
nous interdit Épictète, ni se résumer à l­ ’un d­ ’eux, même si, répétons-le,
la vertu rend hommes et femmes égaux.
On retrouve la même inspiration dans l­ ’insistance de Musonius, que
­l’on observe du reste aussi chez Antipater, sur le fait que la cité ­n’est pas
­composée de femmes seulement, ni ­d’hommes seulement, mais de leur
1 Ibid. : « οὐ διέκρινεν δι´αὐτῶν τὸ ἄρρεν καὶ τὸ θῆλυ ».
2 Musonius, XXI, p. 114, 15-17.
3 Épictète, ibid., 1, 12, 14.
Le mariage 225

réunion1. Mais seul le fait que ­l’union sexuelle doit être hétérosexuelle
se trouve ici démontré. Toute relation hétérosexuelle n­ ’est pas mariage.
POTHOS : ­CONDITION DE POSSIBILITÉ DE LA RELATION

Le pothos, voulu par la nature, a une c­ onséquence dont on trouve déjà


la trace chez Platon, dans les Lois : au livre VI, il montre que les époux
doivent partir de chez leurs parents pour habiter ensemble. Il a alors
cette remarque générale :
Dans les amitiés, ­s’il se trouve un certain sentiment de nostalgie (πόθος), il
soude et unit tous les caractères ; mais une union excessive et qui ­n’est pas forte
de ce sentiment qui vient dans le temps (τὸν διὰ χρόνου πόθον) fait que les uns
et les autres se séparent du fait des excès de satiété (ὑπερβολαῖς πλησμονῆς)2.

Le regret q ­ u’évoque Platon ­concerne bien sûr non pas la relation


entre les époux, mais la relation q­ u’ils doivent savoir sauvegarder avec
les parents. Il n­ ’empêche que la généralisation sur le pothos a un grand
intérêt. Au sein même de ce type particulier de désir est faite une place
à ­l’autre, ­l’objet absent et cette absence même amène l­’affection à plus
de force. Le pothos permet au couple de ne pas vouloir une unité, impos-
sible et qui, de manière fantasmatique au moins, produit forcément la
disparition de ­l’un ou ­l’autre, ou des deux, partenaires, mais une union,
où la place de ­l’autre est toujours marquée c­ omme place au sein de
­l’absence. Ce qui s­ ’oppose à la volonté de fusion qui signerait la mort de
la relation et ce qui permet aux deux parties ­d’avoir une place entière
dans cette relation. Là où le désir se laisse en général analyser ­comme

1 Cf. Musonius, XIV, p. 73, 15-18 : « ὅτι μὲν γὰρ οἶκος ἡ πόλις οὔτ´ἐκ γυναικῶν συνίσταται
μόνον οὔτ´ἐξ ἀνδρῶν μόνον, ἀλλ´ἐκ τῆς πρὸς ἀλλήλους κοινωνίας δῆλον ». à rapprocher
­d’Antipater SVF III, 254 : « ἀτελὴς γὰρ οἰκία, ὥσπερ πόλις, οὐχ ἡ ἐκ γυναικῶν μόνον,
ἀλλὰ καὶ ἡ ἐκ ψιλῶν ἀνδρῶν », en soulignant néanmoins la différence de taille : « ἐκ ψιλῶν
ἀνδρῶν », qui sous-entend que la cité est incomplète ­s’il y a des femmes seulement, ou
bien s­ ’il y a des hommes seuls. Même si le c­ ontexte du πὲρὶ γάμου ­d’Antipater nous invite
à lire cet argument en faveur du mariage, il ­n’en reste pas moins que les deux parties ne
sont pas sujettes au même traitement : une cité ne saurait être ­composée seulement de
femmes, mais doit être c­ omposée d­ ’hommes, sous la simple réserve que ceux-ci ne soient
pas célibataires. De fait, il y a dissymétrie : si les femmes, seules ou mariées, ne peuvent
­constituer la cité, les hommes mariés le peuvent. Dans ­l’union, ­l’accent est mis sur le
rôle de l­ ’homme. Ce que ne fait pas Musonius, qui, par le parallélisme de sa formulation,
maintient l­ ’égalité du traitement.
2 Platon, Leg. 776a.
226 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

désir de la disparition de l­ ’autre (désir qui tend à la destruction de son


objet), le pothos tend au c­ ontraire, sur fond d ­ ’absence, à placer l­’autre
­comme pôle essentiel de la relation. Il permet ­d’autre part la substitution
­d’un autre type de relation au seul désir de procréation, autre type qui
dérive du désir ­d’unité, apparenté au désir sexuel, mais amoindri, dans
le sens où le désir ­n’est plus de faire un avec ­l’autre (­comme on emboîte
deux parties pour c­ onstruire le tout), mais de créer une vie c­ ommune,
« souder les caractères » : ­l’union effective est rendue possible par le jeu
et les articulations que crée le pothos. Le mariage reprend ces mêmes
fondements, pour les réaliser dans le couple.
On tient ici en partie au moins la justification de (a), ­puisqu’on peut,
semble-t-il, tirer ce principe général : toute union sexuelle qui dénierait
le jeu et les articulations que fonde le pothos va ­contre la volonté divine et
se caractérise par ­l’échec d­ ’une partie au moins de la destinée naturelle
de l­’homme (ce en quoi elle est illégale). Tout en voulant procréer des
enfants, il faut que, dans cet acte même, soient créés des liens qui ne se
réduisent pas à la seule jouissance sexuelle. Par lui-même, le pothos, en
plus du désir sexuel, tend à vouloir inscrire ce désir dans le temps. Or,
ce que cette tendance esquisse, c­ ’est bien la c­ ommunauté à ­construire
et une mutuelle sollicitude, en même temps que le désir de procréation.
­C’était là la c­ ondition de notre proposition (c).
Un indice interne à ­l’œuvre de Musonius éclaire sur le destin de cette
pulsion à ­l’origine du mariage : il se trouve dans le chapitre sur le but
principal du mariage (XIIIa). Nous savons que Musonius a déjà montré
(dans le traité précédent) que les plaisirs sexuels ne sont autorisés q­ u’à
­l’intérieur des cadres du mariage et pour la procréation. Il a alors une
remarque tout à fait importante : si, en effet, ­l’instinct de procréation,
­l’instinct sexuel, était seul en jeu, on ne voit pas par quelle nécessité
les plaisirs sexuels ne seraient assouvis que dans le mariage. Il donne
­l’exemple des bêtes, qui ne ­connaissent pas cette institution et pourtant
atteignent la fin qui leur est dévolue de manière entièrement naturelle :
­ ’est une grande chose, en effet, que la naissance ­d’un être humain, que le couple
C
marié (τὸ ζεῦγος) accomplit. Mais ce n­ ’est pas encore suffisant pour qui se marie :
cela peut être aussi en dehors du mariage en ­s’accouplant (συμπλεκομένων)
­d’une autre manière, ­comme ­s’accouplent les uns aux autres les animaux1.

1 Musonius, XIIIa, p. 68, 1-4.


Le mariage 227

­L’homme et ­l’animal partagent la même pulsion ­d’origine, ou du


moins celle de la reproduction. On ne saurait dire du reste s­ ’ils ­connaissent
le pothos que Musonius ne réfère q­ u’à la « race humaine ». Quoi q­ u’il en
soit, l­ ’usage ­qu’ils font de cette pulsion diffère du tout au tout : ­l’animal
suit de manière absolument aveugle les décrets de la Nature, dont il
ne peut s­’écarter (et ne le saurait) ; l­’homme, quant à lui, oriente cette
pulsion : la même tendance, pulsion chez l­’homme et chez l­’animal,
si elle a une fonction ­commune (la reproduction), diffère quant à la
signification de cette fonction (la naissance d­ ’un être humain n­ ’a pas
la même valeur que la naissance de ­n’importe quel être) et sa portée (il
­s’agit d­ ’une donnée fondamentale de l­ ’humanité). La pulsion chez l­ ’être
humain est nécessairement rationnelle – elle est une manière ­d’être de
­l’hégémonique et l­ ’hégémonique de l­ ’homme est raison. Cette rationa-
lité transforme l­ ’acte de la reproduction, dont le naturel chez l­ ’homme
réfère immédiatement à la nature universelle, ­c’est-à-dire la raison. Le
mariage est-il dès lors lieu ­construit par cette « rationalisation » ou lieu
qui la permet ? Il faut souligner ici que la tendance ­n’est pas opposée
à la raison, c­ omme quelque chose ­qu’il faudrait maîtriser, mais ­qu’elle
est quelque chose qui devient, en même temps que l­’enfant devient
homme, rationnel1.
­L’alternative est la suivante : soit le mariage résulte d­ ’un processus
naturel au terme duquel la pulsion est tout à la fois choix rationnel
et aspiration de la raison à ce choix, ­c’est-à-dire le mariage est insti-
tution naturelle parce que ­l’expression pratique ­conforme à la raison
de la pulsion ; soit le mariage est ce qui permet à la pulsion de ne pas
dégénérer en passion, ­c’est-à-dire une sorte de « ruse de la raison »
­contre elle-même, qui lui permet de substituer à des jugements défec-
tueux sur ­l’usage de la pulsion des jugements ­conformes à la nature :
le mariage serait ainsi un garde-fou rationnel, heureuse institution
que ­l’homme invente pour ­contraindre le désir à se faire volonté. En
fait, pour Musonius, une telle alternative ne se pose pas, même si ses
termes permettent une meilleure ­compréhension du mariage : Musonius
­conserve et dépasse ­l’alternative, puisque le mariage est tout à la fois
résultat et cadre de la pulsion ; il est ce à quoi aspire la tendance à la
reproduction et ce qui permet à l­ ’homme de la justifier, c­ ’est-à-dire de

1 Cf. S. G. Pembroke, « Oikeiôsis », p. 117.


228 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

l­’empêcher de se déborder elle-même dans la passion. Le mariage ­n’a


donc rien d ­ ’un cadre surajouté à un élan naturel – car on ne verrait
absolument pas ­comment dériver le mariage de la pulsion originelle. Le
désir, marque de la nécessité naturelle, penchant que donne la nature,
devient en ­l’homme volonté, volonté qui ­confère au mariage la stabilité
et la ­constance qui le caractérisent : l­’union, même dans ses aspects
sexuels, doit faire preuve de cette ­constance et de cette stabilité. De fait,
celui qui ne mettrait pas de frein à la pulsion sexuelle, qui le pousse à
rechercher un partenaire, se trouve ­comme un animal, un « porc qui
aime se vautrer dans la boue1 ». Il ­s’agirait ici de ­l’epithumia seule, livrée
pour ainsi dire à elle-même, sans la rationalisation dont résultent les
cadres du mariage et qui, en retour, la justifient. La ­comparaison avec le
porc se veut plus polémique ­qu’inspirée de la théorie : l­ ’animal se laisse
aller à ce désir, mais n­ ’a pas besoin de le régler, n­ ’usant de la procréa-
tion, suivant la tendance, que par nécessité. L­ ’homme lui n­ ’a pas cette
qualité (­l’animal lui est en cela seul supérieur), parce q­ u’il a la raison
en partage, c­ ’est-à-dire la capacité de choix (ce en quoi il demeure dès
lors infamant de le ­comparer à l­’animal).

PISTIS 
Éloge de la fidélité et difficultés de la doctrine
de la c­ ommunauté des femmes

Nous pourrions penser avoir démontré la nécessité du mariage : ce


n­ ’est que partiellement vrai. Ce nous avons pu établir, c­ ’est seulement
que, pour l­’ensemble Y des hommes et l­’ensemble X des femmes, il
y a des lois de structuration telles tous les éléments y de l­’ensemble Y
­connaissent un désir double ­d’union sexuelle et de vie ­commune avec
­l’ensemble des éléments x de X (et réciproquement) : on pourrait fort
bien appeler « mariage », ou, pour éviter la c­ onfusion possible entre le
cadre institutionnel et la relation que ce mot recouvre, « ­conjugalité »,

1 Musonius, XII, p. 66, 2. Le texte est légitimement surtraduit par A. Jagu, le grec dit
plus sobrement « Comme des porcs ».
Le mariage 229

la réalisation de ce désir, sans pour autant que la clause d­ ’unicité du


partenaire et de fidélité à cette unité soit remplie. De fait, Musonius,
­lorsqu’il parle du pothos ne fait que souligner un désir que l­’on trouve
entre ­l’homme et la femme, en général. Doit-on penser alors que, sur
le fond, Musonius dérive ses principes des anciens stoïciens, p­ uisqu’ils
­conduisent à la possibilité de la ­communauté des femmes (ou des maris),
mais que, pour des raisons pour le moment obscures, il veut néanmoins
faire coïncider les décrets de la nature et les usages, ceux-ci c­ onsacrant
la fidélité dans le couple, ­comme lui-même, dans le traité XII, sur les
plaisirs sexuels, interdit, de manière très virulente, l­’adultère ? On
pourrait suspecter cette interdiction de pervertir la rationalité de la
pensée, en tenant plus à la coutume, aux traditions et à la loi Iulia de
Adulteriis ­d’Auguste. Il faut tenter de la mettre en perspective avec le
stoïcisme de Musonius.
SOURCES DE LA DOCTRINE

Sur ce sujet, le témoignage de Diogène Laërce sur Zénon étonne,


pour au moins les trois raisons suivantes, qui sont trois fragments de
la République :
(α) Le sage sera amoureux des jeunes gens qui manifestent par leur appa-
rence une disposition naturelle pour la vertu, ­comme le di[t] Zénon dans sa
République1.
(β) Ils ­considèrent que les femmes doivent être c­ ommunes entre les sages, de
sorte que chacun aura ­commerce avec celle ­qu’il rencontre (ὥστε τὸν ἐντυχόντα
τῇ ἐντυχούσῃ χρῆσθαι), ­comme le disent Zénon dans sa République et Chrysippe
dans son traité sur la République2 .
(γ) Et (le sage) se mariera, c­ omme le dit Zénon dans la République et il fera
des enfants3.

­ ’une part, Zénon se montre favorable à ­l’amour (ou à la « chasse4 »)


D
des jeunes garçons, mais dès lors, quelle place faire au mariage ? ­D’autre
part, Zénon, dans sa République et dans une c­ ontinuité critique de

1 D.L. VII, 129 (trad. R. Goulet).


2 D.L. VII, 33 (= SVF I, 229) ; VII, 131 (= SVF I, 269) (trad. R. Goulet).
3 D.L. VII, 121.
4 Θήρα ; cf. Plutarque, Comm. Not., 1073 B.
230 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Platon, se montre favorable à la c­ ommunauté des femmes et la liberté


du c­ ommerce sexuel des sages avec ces femmes. Enfin, il prescrit au sage
de se marier et d­ ’avoir des enfants. Ces trois propositions sont à première
vue inconciliables pour des raisons évidentes. Dès lors, c­ omment tenir
à la fois le mariage ­comme acte ­convenable et en même temps prôner
­l’abandon de la cellule familiale et du couple ?
1. Une première c­ ontradiction, celle de (α) et de (γ), se résout moins
aisément q­ u’il ­n’y paraît au premier abord. On pourrait ­d’abord arti-
culer (α) au ­conseil que donnait Zénon aux jeunes gens, ­d’éviter toute
­conduite qui pourrait faire se méprendre des prétendants licencieux
(ἀκολάστοις1) et faire de ­l’amour du sage une sorte ­d’amour platonicien,
­d’amour sans sexe2, auquel cas l­’amour pédagogique du sage n­ ’aurait
rien ni de surprenant, ni finalement de profondément choquant : il
­s’agirait ­d’amours strictement intellectuelles, selon les circonstances,
qui ne nuiraient en rien à la qualité de ­l’amour ­conjugal.
Mais que la chasse aux jeunes gens ait pour but de produire l­ ’amitié
ne signifie nullement la disqualification des relations sexuelles avec les
disciples, plaisir en lui-même indifférent3 et dont le sage, qui choisit
en pleine ­connaissance de cause, en accord avec la raison (et avec le
ou la partenaire4 !), use invariablement bien. Les stoïciens ne sont pas
platoniciens et ne disqualifieraient certainement pas un amour qui,
tout en ayant égard au corps et sans interdire de coucher avec ­l’aimé(e),
vise autre chose que le corps. Ces deux visées coïncident dans la même
impulsion5, ­l’une qui pourrait ­constituer une fin (telos) en soi (­l’amitié
vertueuse) tandis que ­l’autre (la ­consommation du plaisir) ­constituerait
un but transitoire et de fait indifférent (skopos6).
Dès lors, il faut peut-être penser à une évolution historique d ­ ’un
Portique qui, dans les premiers temps, aurait volontiers tiré de son
héritage cynique et de sa doctrine propre matière à rejeter le mariage

1 SVF I, 246. Voir aussi D.L. VII, 22.


2 Par exemple, Platon, Phaed., 256 a-b.
3 Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 188-196 ; Hyp. Pyrrh. III, 245-246 ; I, 160, et M. Schofield,
op. cit.,, p. 44-45.
4 Cf. K. L. Gaca, op. cit., p. 77, D.L. VII, 130 et SVF I, 251.
5 Cf. B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoicism, Oxford, Clarendon Press, 1985,
p. 233.
6 Cf. V. Laurand, « ­L’eros pédagogique chez Platon et les stoïciens », in M. Bonazzi, C. Helmig
(dir.), Platonic Stoicism and Stoic Platonism, Leuveun University Press, 2007, p. 63-86.
Le mariage 231

et toute morale sexuelle c­ ontrainte par une telle relation1 et seulement


en un second temps (au moins à partir ­d’Antipater) aurait théorisé le
mariage. De fait, c­ omme ­l’écrit K. L. Gaca :
Les Anciens stoïciens voulaient abolir la pratique ­conventionnelle du mariage.
Parmi les sages, hommes et femmes devaient faire ­l’amour les uns avec les
autres c­ omme bon leur semblait. Ils ne devaient pas former des couples mariés,
engagés dans familles biologiques nucléaires ou même plus étendues. Le mariage
provient (stems from) de la prémisse erronée que nous sommes des animaux
naturellement appelés à former des couples plutôt que par nature grégaires2.

Alors ­qu’à la suite d­ ’Antipater, on assiste à un renversement de position :


Bien ­qu’on ne sache pas qui le premier offrit cette modification, ou quand,
Hiérocles exprime la nouvelle position très clairement : « La nature nous a
faits non seulement grégaires (συναγελαστικούς) mais aussi disposés à vivre
en couples (συνδυαστικούς)3. »

Comment cependant ­comprendre (γ) ? En fait, on le ­comprend bien,


la ­contradiction entre (α) et (γ) se laisse assez aisément réduire à la
­contradiction entre (β) et (γ).
2. De fait, ­l’attitude de Zénon devient très problématique ­lorsqu’il
tient ensemble la c­ ommunauté des femmes et l­ ’obligation de se marier
et ­d’avoir des enfants. Avant de tenter ­d’élucider la ­contradiction entre
(β) et (γ), il faut étudier la relation systématique établie entre se marier
et avoir des enfants4.
H. C. Baldry, dans un article fondamental5, a proposé l­’hypothèse
selon laquelle :
Même si Zénon a écrit γαμήσει καὶ παιδοποιήσεται, il peut n­ ’avoir pas voulu
dire plus que le fait que le sage citoyen ­d’Utopia aurait des relations sexuelles
avec des femmes et engendrerait des enfants6.

1 Sur une interprétation très « à la lettre » de la République de Zénon allant dans ce sens,
cf. récemment R. Bees, Zenons Politeia, Leiden, Brill, 2011.
2 K. L. Gaca, op. cit., p. 79-80.
3 Ibid., p. 82. La référence à Hiérocles se trouve dans Stobée, Anth.4, 22, 22, 10-11.
4 Cf. pour des c­ onclusions différentes sur le même c­ onstat M.-O. Goulet-Cazé, Les Kynica
du stoïcisme, Hermes Einzelschriften, no 89, Stuttgart, Franz Steiner, 2003, p. 43-44 et 59.
5 H. C. Baldry, « ­Zeno’s Ideal State », JHS, 79, 1959, p. 3-15.
6 Ibid., p. 10, Baldry cite d­ ’autre part Platon, Resp., 459 a : les gardiens de la cité se marieront
et auront de même des enfants, dans un c­ ontexte où, pourtant, les femmes sont également
232 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Cette hypothèse présente l­ ’intérêt de réduire la c­ onjonction des deux


termes à une pure et simple redondance. On ne pourrait ainsi penser
­l’un sans l­ ’autre et le second apparaîtrait c­ omme c­ onséquence naturelle
du premier, même si cette équivalence ne nous est pas familière1. Mais,
dès lors, si l­’on veut, par delà une synonymie qui n ­ ’a rien d
­ ’évident,
­comprendre la spécificité du terme gamos, il faudrait alors se résigner à
penser q­ u’il ne désigne q­ u’une fonction sociale de reproduction : fonction
sociale, car on pourrait tout aussi bien faire des enfants sans être marié.
Dès lors le mariage pourrait ressortir entièrement d­ ’une sanction sociale
des rapports sexuels, mais alors, quelle en serait la nécessité (­d’autant
que dans la République, Zénon adopte la même position que les Cyniques
envers les institutions) et pourquoi cette redondance (qui ­n’est cependant
pas rare en grec) : « se marier » en plus de « faire des enfants » ?
Par ailleurs, ­comme le montrent H. C. Baldry et M. Schofield2 si
une telle équivalence demeure ­compréhensible dans ce que Diogène
Laërce fait dire à Antisthène : « [le sage] se mariera afin de procréer, en
­s’unissant aux femmes douées du meilleur naturel3 », son témoignage à
propos de Diogène le Cynique met à mal cette hypothèse :
Il demandait la ­communauté des femmes, ne parlant même pas de mariage,
mais ­d’accouplement ­d’un homme qui a séduit une femme avec la femme
­qu’il a séduite4.

Ainsi M. Schofield ­comprend-il ­qu’ici Diogène, en soulignant la spé-


cificité de ­l’institution du mariage, distingue par là-même « se marier »
et « avoir des enfants ». Il demeure évidemment possible que Diogène se
défasse justement d­ ’une habituelle équivalence pour souligner son rejet

­communes.
1 Sur ce point, voir aussi A. Erskine, The Hellenistic Stoa, Political Thought and Action,
Duckworth, 1990, p. 26 : « Le problème vient du fait que ­l’on entend par gamein ­l’institution
du mariage au sens c­ oncret et moderne. S­ ’il ­n’y avait pas de famille ou bien des formes
­contemporaines du mariage dans la société idéale, gamein pouvait être utilisé dans un tel
­contexte simplement à la place de “rapports sexuels”. […] Gamein et son substantif gamos
interviennent bien dans des ­contextes où il ­n’est pas question de mariage chez ­d’autres
auteurs, et même souvent de plus récents ; certainement, durant la période romaine,
le terme était-il cru pour désigner les rapports sexuels. Le simple fait que le sens peut
changer à ce point suggère que sa signification précise ­n’était pas fixée auparavant. »
2 Baldry, op. cit., p. 10 ; Schofield, op. cit., p. 120.
3 D.L. VI, 11 (trad. M.O Goulet-Cazé, p. 689).
4 Ibid., VI, 72 p. 738.
Le mariage 233

social du mariage : dès lors, ­c’est ­l’équivalence qui serait la norme et


non pas la très nette distinction ­qu’opère le Cynique. Là où ­l’habitude
voit dans le mariage seulement la procréation, au point de les rendre
synonymes, Diogène soulignerait, pour les refuser, les implications
sociales et institutionnelles du mariage, dont apparaîtraient en creux les
implications et notamment la spécificité du lien c­ onjugal : vie c­ ommune,
alliance et monogamie, puisque Diogène se réfère nettement ici aux
institutions existantes1. Auquel cas M. Schofield, qui repère toutes
les occurrences de la tournure le sage se mariera et aura des enfants dans
Diogène Laërce, aurait tort de rejeter ­comme nulle et non avenue une
équivalence que justement Diogène le Cynique souligne pour mieux la
détruire2, ­l’idée du mariage restant finalement la même entre Diogène
de Sinope, Antisthène et Zénon.
De fait, M. Schofield pense à une mésinterprétation du doxographe :
celui-ci aurait ajouté la prescription zénonienne à propos de l­ ’attitude du
sage dans la vie et les circonstances réelles (­c’est-à-dire la cité normale)
à celle qui ­concerne le sage dans la cité dite utopique, la première ayant
été soulignée dans les développements ultérieurs du stoïcisme3. À ­l’appui
de cette thèse, il cite une même interprétation douteuse dans D.L. III,
78 – mais ne ­s’agit-il pas ici des prescriptions que Platon donne dans
les Lois, VI, 772 e ?

1 Avec cependant une limite, celle notée par A. Erskine, op. cit. p. 26, n. 42 : « Aristote, Pol.
1253b9 notes that there is no word for a union, suzeuxis, between a man and a woman ; gamikê
is the best he can find. Marriage in classical Greece was not a single well-defined legal form, but
a ­confusion of different elements ». Et ­l’auteur cite Vernant. Voir J. Wilgaux, Le mariage dans
un degré rapproché, Anthropologie historique du mariage athénien des demi-germains à ­l’époque
classique, Thèse de doctorat, sous la direction de A. Bresson, soutenue le 15 décembre
2000 à Bordeaux III, qui insiste sur le mariage ­comme alliance. « Un mariage crée
bien une koinonia, une c­ ommunauté entre les familles nouvellement unies, mais cette
­communauté est avant tout établie par l­’intermédiaire de l­’épouse […] De ce point de
vue, l­ ’expression grecque de “­communauté des femmes” montre que cette c­ ommunauté
matrimoniale ­s’apparente ­d’abord à un “partage de femmes”. Alors que ­l’intermariage
est généralisé, ­l’accent est mis sur le partenaire qui permet véritablement cette fusion de
tous en un seul ensemble. La femme, dans cette c­ onception, est, tout c­ omme la matière,
le lieu même de la μίξις, du “mélange” » (présentation de la thèse).
2 Mais il est vrai que la tournure, pour M. Schofield, n ­ ’est pas de Diogène de Sinope,
mais la trace d ­ ’un « proto-stoïcisme » que lui attribue le doxographe Diogène Laërce
– cf. Appendice H : « ­Diogenes’ cosmopolitanism », p. 141-145, et la discussion de cette
thèse (mais pas sur le mariage) par J. L. Moles, « The cynics and Politics », in A. Lacks,
M. Schofield (éd.), Justice and Generosity, p. 120-143.
3 M. Schofield, op. cit. p. 127.
234 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Plus satisfaisante semble être, outre ­l’équivalence pure et simple et


parce q­ u’elle la maintient ­d’une certaine manière, ­l’hypothèse de Baldry :
… Zénon acceptait le mariage et la famille ­comme une institution naturelle
(a natural institution) (Crates et Hipparchia formèrent une union stable1) mais
croyait (believed) dans le même temps dans la promiscuité du rapport sexuel :
­l’accomplissement ­d’un appétit naturel dénué ­d’amour2 .

Cela voudrait dire que Zénon ­considérait le mariage ­comme une


c­ onséquence de la nature humaine, inscrite dans cette nature, ­comme
association naturelle de ­l’homme et de la femme, qui les amène à procréer.
Dès lors, subsiste toujours le problème de la multiplicité des partenaires.
Ne peut-on pas penser q­ u’en promouvant la c­ ommunauté des femmes,
Zénon, même si ­l’on ne dispose ­d’aucun texte qui démontrerait ­qu’il
a, dans sa République, fait référence à une quelconque institution de la
petite cité, ne faisait que distinguer entre faits de la cité et droit naturel ?
Au sein de la ­communauté des sages, de droit, aucune exclusivité ne
peut se justifier : cela veut dire ­qu’aucun homme ­n’est de droit réservé
à une femme et vice-versa (de fait, aucun critère autre que la vertu ne
saurait justifier telle ou telle alliance, ni la richesse, ni la beauté – autre
que morale, mais elle transparaît sur les corps, ni telle ou telle origine).
­L’instinct c­ onjugal ne dépend pour le sage de rien d­ ’autre que la vertu
et à ce titre, tous peuvent prétendre à toutes (et réciproquement). Lier
la non-exclusivité d­ ’une relation à ­l’institution mariage, qui implique
le choix d­ ’un partenaire, permettait ainsi à Zénon d­ ’articuler loi natu-
relle et loi ­d’une cité particulière, qui ­s’exprime dans des ­conventions
justes, ­c’est-à-dire qui, ne faisant pas obstacle à la loi naturelle, sont le
seul moyen possible ­d’en rendre praticables les exigences (­d’où le fait
que Diogène Laërce lie la question du mariage et de la procréation à
celle de la participation politique dans la « petite cité » : de même que
le sage, si rien ne l­’en empêche, participe à la vie politique, de même
il se marie et procrée). Il n­ ’y a donc pas de c­ ontradiction entre les deux
passages de La république, mais bien l­’évocation du mariage sous deux
plans, tout c­ omme chez Chrysippe la doctrine de la ­communauté des
femmes ­n’est nullement ­contradictoire avec le cosmopolitisme ­qu’il
professe et dont il a sans doute hérité de Zénon.
1 Cet argument est donné du reste dans Musonius, au début de la diatribe XIV.
2 Baldry, art. cit., p. 10, note 11.
Le mariage 235

INTERPRÉTATION DE LA DOCTRINE : ÉPICTÈTE

Cette dernière hypothèse trouve chez Épictète une sorte d ­ ’écho


favorable. Dans le livre II des Entretiens, en effet, le philosophe rappelle
les nécessités de la fidélité en général. Soudain, un homme intervient,
qui a été surpris en flagrant délit ­d’adultère : cet événement fournit
­l’occasion à Épictète de restreindre la généralité de son propos à un
cas particulier et de stigmatiser ­l’adultère. Il va avoir fort à faire, car
­l’adultère en question fait partie de ceux qui se ­considèrent c­ omme
philologues (τις τῶν δοκοῦντων φιλολόγων1). Et de fait, ­c’est sur un
point de doctrine que le débat ­s’engage, après q ­ u’Épictète a fait une
sorte de panégyrique de la fidélité (celui qui ­n’est pas fidèle envers sa
femme n ­ ’est pas fidèle envers ses amis, envers sa cité, il supprime la
cité : on retrouve des arguments musoniens). Son interlocuteur recadre
le débat : il ne s­’agit pas de le situer d­ ’un point de vue moral ou poli-
tique dans une cité donnée (puisque l­’argument essentiel d ­ ’Épictète
auparavant a été que, si ­l’on ôte la fidélité, on détruit « ­l’homme digne
de foi, l­’homme pudique, ­l’homme religieux2 » – fides, pudor, pietas :
vertus romaines s­’il en est), mais du point de vue de la doctrine, par
essence cosmopolitique et sans lien avec tout ce qui peut ressembler
aux institutions, puisque les sages sont d­ ’abord régis par la nature. De
fait, ­l’interlocuteur déplace le problème sur le plan de la ­communauté
de Zénon et donc sur le plan de la loi naturelle : et si nous étions sages,
­qu’en serait-il ? ­D’où sa question : « Mais quoi, les femmes ne sont-elles
pas ­communes par nature3 ? »
Déplacement tout autant doctrinal que ­culturel : il fait appel au
stoïcien grec Archèdémos4 pour justifier ce q ­ u’il dit (« Mais je suis
un philologue et je c­ omprends Archèdémos »). De fait cette référence
à Archédèmos trouve son origine dans la République de Zénon, dans
laquelle Diogène Laërce signale que la ­communauté des femmes a pour
­conséquence naturelle de supprimer la jalousie :

1 Épictète, Diss. 2, 4, 1.
2 Ibid., § 2 : « τὸν πιστόν, τὸν αἰδήμονα, τὸν ὅσιον ».
3 Épictète, Diss. 2, 4, 8.
4 Sur Archédèmos, c­ ontemporain d ­ ’Antipater de Tarse, cf. ­l’article de C. Guérard, in
Dictionnaire des philosophes antiques, sous la direction de R. Goulet, éditions du CNRS,
T. 1, 1989, p. 331-333.
236 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Nous aimerons tous les enfants ­comme si nous en étions le père et la jalousie,
qui survient à cause de ­l’adultère, sera supprimée1.

Passage du reste étonnant p ­ uisqu’on se demande pourquoi, entre


les sages, il y aurait jalousie. L­ ’adultère ne semble relever là que de la
­convention du mariage : en somme, l­’usage crée en même temps que
le mariage son opposé, qui disparaît dès lors ­qu’on fait disparaître le
premier. Épictète n­ ’est-il pas ainsi en train de ruiner la lettre de la doc-
trine stoïcienne ? En réponse, celui-ci propose une autre c­ ompréhension
de cette même doctrine, une autre interprétation, qui permet, tout en
gardant la lettre, de rendre le modèle du mariage pertinent pour toute
­communauté. Il prend deux exemples, qui, à notre sens, se c­ omplètent :
celui ­d’un ­festin où les invités se partagent un petit cochon et celui, très
classique et qui semble remonter à Chrysippe, du théâtre.
1. ­L’analogie ne manque pas de surprendre et sans doute peut-on
nourrir des doutes sur sa pertinence, mais Épictète établit ­d’abord que
les femmes sont ­communes aux hommes à la manière dont est ­commun
aux invités le cochon ­qu’ils se partagent : chacun reste propriétaire de
sa part et l­’un ne va pas prendre la part de l­’autre. On ne s­’attribue
pas le bien d­ ’autrui et c­ ’est se montrer passionné que de le faire – ­d’où
la mise en évidence de tout le caractère honteux de l­’acte : « Vole en
cachette », « sois avide », « et si tu ne peux arracher la viande, enduis
tes doigts de graisse et lèche-les ». Mais cet aspect rhétorique ­n’a en
fait aucune efficacité d­ ’un point de vue théorique, parce q­ u’il est vicié :
on ne prouve pas ­l’immoralité de l­ ’adultère en montrant ­qu’il ­n’est pas
moral. Il ne ­s’agit ici que de faire ressortir le caractère inconvenant de
­l’hypothèse. Le fait ­qu’Épictète ­s’intéresse ici à la destinée sociale d­ ’une
tendance naturelle doit être souligné.
2. Les femmes sont ­communes aux hommes, à la manière dont le
théâtre, à présent, est c­ ommun aux citoyens. Les deux exemples ont
une égale importance (le texte le relève, au second argument : « ὸὕτως
καὶ… ») et sont c­ omplémentaires.
Le premier c­ oncerne un bien à diviser entre plusieurs et qui satisfait
un besoin. Aller plus loin que le besoin témoigne ­d’une passion. Aller
voler ­l’objet du désir ­d’autrui, c­ ’est ne pas se c­ ontenter de sa part, ­c’est
aller c­ ontre la nature. ­L’objet du désir ­n’est pas déjà divisé : ­c’est un désir
1 D.L. VII, 131 (trad. R. Goulet).
Le mariage 237

qui, par nature, prend ­comme objet le sexe opposé dans la globalité et
qui doit être ensuite divisé entre les individus. ­L’instinct de reproduc-
tion, non régulé, risque de se muer en passion, qui dès lors se heurte
à une sévère critique des implications sociales d­ ’une telle attitude. Or
la régulation du désir semble, étonnamment, passer par une stabilité
de son objet. La part acquise est indifférente, mais dès lors q­ u’on l­’a
acquise, en changer, ou vouloir en changer pour la part ­d’un autre est
­considéré ­comme ­contraire à la logique naturelle du désir.
Le second c­ oncerne un bien déjà divisé et réparti. Chacun possède
une place et prendre sa place à un autre reviendrait à déroger au principe
même de la division et à aller ­contre l­ ’organisateur lui-même. Ce bien-là
(le théâtre) satisfait au besoin de ­culture et de vie collective : inclination
tout aussi naturelle chez ­l’homme que le désir de nourriture, parce ­qu’il
en va de sa spécificité d­ ’homme (ce pourquoi le philologue sera ensuite
traité de loup ou singe). Soit on est un mauvais ­convive, soit on est un
asocial (mais notons q­ u’on est déjà asocial en étant mauvais c­ onvive).
On ne sait pas partager, on ­n’ordonne son agir que selon son intérêt.
Enfin, ­d’une manière globale, à présent, car chacun des deux exemples
montre la même chose, on peut c­ onclure que chasser un spectateur de
sa place, ou lui prendre son repas, c­ ’est le priver de ce qui est par nature
­commun à tous : c­ ’est aller c­ ontre la ­communauté. Mais ne c­ onclure que
cela irait ­contre les intentions du texte qui propose les deux exemples :
il faut approfondir et lire dans ces deux exemples ­l’image de la nature
du mariage pour l­’être humain.
La c­ ommunauté des femmes requiert les deux exemples : d ­ ’une
part, l­ ’idée de l­ ’instinct sexuel et son destin humain, d­ ’autre part l­ ’idée
de ce que nous pourrions appeler une c­ ommunauté c­ ulturelle, ­d’une
manière humaine de vivre ensemble1. Cette interprétation supporte la
­confrontation à un autre texte du même Épictète. Dans Entretiens II, 20,

1 De fait, les deux exemples sont tellement liés ­qu’on ne voit pas pourquoi, ­comme le
propose l­’édition Budé, ce serait l­’interlocuteur ­d’Épictète qui prendrait la parole pour
proposer ­l’exemple du théâtre : ­d’une part, ce ­n’est pas son intérêt, ­puisqu’il défend une
position ­contraire à celle ­d’Épictète, ­d’autre part, il faudrait ­qu’il ait ­compris où veut
en venir Épictète. À partir de cette deuxième solution, on peut proposer deux nouvelles
pistes : soit, il a effectivement c­ ompris et cela veut dire que l­ ’argument est classique : les
femmes sont à placer autant du côté de ­l’instinct sexuel que du côté de ­l’instinct social ;
soit, il ­n’a pas ­compris, mais alors, on ne voit pas en quoi ­l’exemple du théâtre pourrait
­contredire le premier exemple.
238 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

en effet, le philosophe ­combat les épicuriens et les académiciens. Les


critiques se c­ oncentrent sur le ­contenu asocial de ces doctrines, avec des
différences sensibles d ­ ’accents. Contre les épicuriens, en effet, c­ ’est la
relation très étroite qui unit les tendances humaines et la nature sociable
de tout individu qui est en cause, tandis que ­contre les académiciens,
­c’est le vide dialectique des raisonnements qui amène la ruine du sens
de la justice (objection que Cicéron, dans le De Republica, avait déjà faite
à Carnéade). Plus précisèment, Épicure pervertit les premières tendances
de ­l’homme, q ­ u’il tient de la nature et à la satisfaction desquelles il
doit tendre :
Eh bien, ­l’homme non plus ne peut perdre totalement ses tendances humaines
(ἄνθρωπον οἷόν τε παντελῶς ἀπολέσαι τὰς κινήσεις τὰς ἀνθρωπικὰς) et ceux
qui subissent la castration ne peuvent du moins pas être amputés des désirs
mêmes des mâles. Ainsi en va-t-il ­d’Épicure : il a amputé tout ce qui carac-
térise ­l’homme, le chef de famille, le citoyen, ­l’ami, mais les désirs profonds,
les désirs vraiment humains (τὰς δὲ προθυμίας τὰς ἀνθρωπικὰς), il ne les a
point amputés. ­C’est q­ u’il ne le pouvait pas1…

Épicure oublie, dans sa glorification du plaisir, que nous ne sommes pas


nés pour le plaisir et si nous avons des tendances ou désirs – prothumia :
un désir avant le désir, une tendance qui oriente le désir, une pulsion du
même ordre que ­l’epibolê dont un genre est ­l’oikeiôsis – ­c’est en vue de la
société. De fait, le désir sexuel, s­’il ­n’a pas cette orientation, se réduit à
désir castré : ­l’accouplement ne suffit pas, il faut aussi être chef de famille,
si tant est que ­l’homme écoute sa nature profonde2. Le désir sexuel sans
mariage, ­c’est-à-dire sans la relation spécifique qui va avec, reste un désir
castré, faute ­d’être réellement humain, ­condition qui exige la stabilité
du couple et ­l’extension de la relation de bienveillance aux voisins (on
retrouve le schéma classique de ­l’extension de ­l’oikeiôsis). Du reste, Lucrèce
lui-même ne fait-il pas droit, dans le chant V du De rerum Natura, à l­ ’idée
­d’une extension du lien social (sous le patronage de Vénus), à partir de
la reconnaissance du lien parental3 ? Quant aux c­ onséquences de ces

1 Épictète, Diss. 2, 19, 19-20 (trad. J. Souilhé).


2 Épictète, ibid. 2, 20, 10 : « Car ­s’il en est ainsi, va ­t’étendre et dormir et mène la vie ­d’un
ver, celle dont tu ­t’es jugé digne toi-même : mange et bois, accouple-toi (συνουσίαζε), va
à la selle, ronfle. »
3 Lucrèce, Rer. Nat. V, 1011-1023 : « Puis quand ils eurent des huttes, des peaux et du feu, /
quand la femme unie à ­l’homme / *** / furent ­connus et ­qu’ils se virent une descendance, /
Le mariage 239

doctrines, pour Épictète, elles sont terribles, parce ­qu’elles justifient tous
les débordements et surtout font perdre le sens de l­’homme à l­’homme :
Je crains que nous ne fournissions à un adultère des motifs de rejeter toute
pudeur à l­ ’égard de ses actes1.

Le témoignage d­ ’Épictète s­ ’accorde tout à fait avec celui d­ ’Origène,


dans le Contra Celsum, où on apprend ­d’une part que les épicuriens ont
rejeté ­l’adultère par calcul du plaisir – risquer ­l’exil par exemple pour
ce plaisir révèle un moins bon calcul que de rester fidèle et ­d’autre part
que les stoïciens rejetaient ­l’adultère parce q­ u’ils pensaient :
À cause du caractère sociable, il est c­ ontre-nature de la part d
­ ’un animal
raisonnable de corrompre une femme qui a été déjà donnée par les lois à un
autre et de détruire la famille de l­ ’autre être humain2.

Tendance, sociabilité : le mariage articule ces deux plans. L­ ’argument


pourrait être de Musonius, pour qui epithumia et pothos ­connaissent cette
même imbrication, tous deux apparaissant ­comme les deux faces ­d’un
même élan. Être adultère revient à détruire la ­communauté dans le sens
où on exclut de la jouissance collective l­’un des membres.
Toute c­ ommunauté ne peut fonctionner ­qu’avec des règles ­d’usage
de ce qui est mis en ­commun, il en va de même pour la ­communauté
des femmes pour les hommes (ou des hommes pour les femmes). Il

l­’espèce humaine ­commença à ­s’adoucir. Le feu rendit les corps frileux, incapables / de
supporter le froid sous le manteau du ciel. Vénus énerva leur vigueur, et les caresses des
enfants / fléchirent aisément le fier caractère des parents. / Alors ils ­commencèrent à se
lier d­ ’amitié en voisins désireux d­ ’éviter le mal et les offenses, ils se recommandèrent les
enfants et les femmes, / signifiant en balbutiant, de la parole et du geste, / ­qu’il était juste
que tous aient pitié des faibles » (trad. J. Kany-Turpin, p. 371). Cf. A. Gigandet, art. cit.,
p. 110 : « En somme, Vénus crée les ­conditions psychologiques et morales du lien social,
sentiments de la justice, de la pitié, de ­l’amitié. Il y a là ­comme un repère ou la marque
­d’une norme dans le poème : le désir sexuel opère positivement à c­ ondition d­ ’être réglé,
mesuré. ­L’institution du couple marital peut ainsi apparaître c­ omme le cadre dans lequel
une telle règle, celle-là même dont la nature pourvoit spontanément les animaux, peut
opérer en l­ ’homme. »
1 Épictète, ibid.
2 Origène, Contr. Cels. VII, 63 (=SVF III, 183). La référence aux épicuriens se trouve dans
ce même chapitre. Il resterait à savoir de quels stoïciens parle ici Origène, tant il est vrai
que ­l’on peut hésiter à penser q­ u’il s­ ’agit ici d­ ’un témoignage des anciens, du moins ceux
antérieurs à Archèdemos (à moins ­d’accepter notre hypothèse ­concernant la ­communauté
des femmes dans la cité de la République).
240 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

faut cependant veiller à suivre Épictète, en prenant soin de distinguer


­communauté des femmes et c­ ommunauté des biens, ce que l­’on peut
faire en observant ­l’argument « ­communautaire » dans ­d’autres écrits :
ce n­ ’est pas l­’image du petit cochon servi à un repas qui est classique,
­c’est celle du théâtre. Ce que montre Épictète, ­c’est ­qu’on ne peut parler
de la ­communauté des femmes ­comme de la ­communauté des biens.
Il y a certes quelque chose de ­commun, ­puisqu’il y a image ­commune,
mais les deux ont cette différence q­ u’on ne jouit pas de la même façon
­d’un bien et de sa femme : la différence ­d’objet est radicale.
Peut-on en effet échanger des femmes, ­comme on échangerait des
biens ? Si tout est c­ ommun, on ne voit pas ce qui fait la difficulté.
­L’argument du théâtre est utilisé par Caton ­d’Utique dans le De Finibus1
de Cicéron, il est utilisé également par Sénèque, dans le De Beneficiis2.
À partir de ces textes, on peut se demander ce ­qu’on pourrait objecter
à ­l’idée ­d’échangisme3. Épictète résout le problème par la double réfé-
rence au désir et à ­l’instinct de sociabilité : ­l’objet du désir ­conjugal ne
saurait être ­qu’exclusif – ­comme ­l’est l­ ’amour, ­comme ­l’est le choix de
­l’amie la plus proche, la plus respectable ­qu’est ­l’épouse. Les superlatifs
­qu’utilise Musonius ­lorsqu’il parle de cette relation spécifique ­qu’est le
mariage montrent suffisamment cette exclusivité de ­l’élection, du choix
du ­compagnon, nécessité que ­l’on pourrait appeler ­d’usage social et qui
trace les frontières de la monogamie. En ­d’autres termes, ­l’homme est
un animal sunduastikos4 et le mari et la femme sont c­ ompagnons de joug
homozugoi5, liés tout à la fois par le désir sexuel exclusif, exclusivement
rapporté à la procréation et le désir de l­’autre.

1 Cicéron, Fin. III, 67 : « Mais de même que, puisque un théâtre est ­commun, on peut dire
avec justesse que ­c’est sa place, celui, quel ­qu’il soit, qui ­l’occupe, de même dans une ville
ou le monde ­commun <aux hommes et aux dieux> le droit ne ­s’oppose pas à ce que soit
sien ce que chacun possède. »
2 Sénèque, Ben. VII, IV-XIII.
3 ­L’hypothèse est proposée, non sans humour, par B. D. Shaw, « The Divine Economy :
Stoicism as Ideology », Latomus, XLIV, 1985, p. 16-54, p. 50 : « The analogy sought to rescue
the institution of family and marriage via the route of good manners, a behaviourist solution quite
fitting to Stoicism. Fortunately, the interlocutor did not ask the embarrassing question : what if
the guests would like to exchange their morsels ? Would that just be “bad manners” ? The problem,
and the position taken on it, is one measure of change in Stoic doctrinal practice on family and the
State after Zeno. » ­L’interprétation du passage suscite cependant quelques doutes.
4 Aristote, Eth. Nic. VIII, 12.
5 Musonius, XIIIa, p. 68, 16.
Le mariage 241

Il reste que la rationalité de l­ ’argument n­ ’est pas entièrement fondée :


l­’image du partage, que ce soit lors d­ ’un f­estin ou au théâtre, ne rend
­compte que d­ ’une partie du problème de l­ ’adultère, le cas où l­ ’on prend
la part de l­ ’autre, le cas où l­ ’infidélité de l­ ’un(e) entraîne une autre infi-
délité – une sorte de vision d­ ’ordre publique du mariage, vision « exter-
naliste », où il ­s’agit moins de juger une infidélité que ses ­conséquences
sociales. ­Qu’en est-il du cas où ­l’adultère serait ­consommé avec une
ou un partenaire célibataire ? Musonius, sans hésitation, c­ ondamne la
chose, au nom de l­’exclusivité de la relation c­ onjugale, qui implique
un choix. Rien ne paraît ainsi s­’opposer à ce que l­’affirmation de la
­communauté des femmes signifie ­qu’il ­n’y a par nature, ou nécessairement,
aucune femme X qui serait l­’épouse de Y, de même q­ u’aucun homme n­ ’est
par nature l­’époux de X. Toutes les femmes sont en droit à tous les
hommes et réciproquement. Mais dans le même temps, cette relation
spécifique ­qu’est le mariage engage ­d’une part ­l’élection du ou de la
partenaire, ­d’autre part un lien très spécifique entre ces deux individus,
à tel point que ces deux-là ne font ­qu’un seul corps et ­qu’une seule âme,
ce qui n­ ’empêche nullement q­ u’il peut être mis fin à la relation si l­ ’une
des deux parties ne vise pas la même fin que ­l’autre (cette fin étant la
vertu). On peut ­comprendre alors la c­ ommunauté des femmes, qui,
rappelons-le doit éviter la jalousie qui survient à cause de ­l’adultère. Dans
une optique où la relation de mariage est structurée par la fidélité ­d’un
individu homme pour une femme, rappeler que cette relation est une
relation choisie et qui peut se rompre si elle ne correspond pas à sa fin,
en montrant que cette relation n­ ’a ­d’autre nécessité que celle créée par
le choix, semblerait assez cohérent.
MONOGAMIE ET TRADITION :
LE PROBLÈME DE ­L’ADULTÈRE À ROME

Entre idéal et réalité, la tradition justifie l­’adultère du mari


Il faut ici une fois de plus distinguer entre ­l’idéalisation du mariage
et la réalité de celui-ci, réalité que forgent tout à la fois les traditions,
mais aussi les mœurs (les deux n­ ’étant pas tout à fait superposables :
les mœurs certes peuvent être guidées par les Traditions, les exempla
des ancêtres, mais leur forme générale ­n’a pas les ­contours exacts de ces
Traditions). L­ ’idéalisation, quant à elle, participe d­ ’un surinvestissement
242 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

de certains éléments traditionnels – même si ces éléments c­ ontredisent


ce qui est accepté ordinairement par le mos maiorum. Une preuve est
­l’investissement par l­’idéal de la fin de ­l’empire de certaines valeurs
dans le mariage1 (pudicia, fides, officium, c­ omitas, c­ oncordia), ­contre le relatif
désintérêt q ­ u’ont pu avoir les Pères de la cité envers celles-ci dans le
mariage : Caton ­l’Ancien ne fermait-il pas les yeux sur les incartades
­d’un jeune homme qui fréquentait les bordels – tout en lui c­ onseillant
de la modération ? ­D’autre part, pour les hommes mariés, si les tradi-
tions ­conseillaient la fidélité, il ­n’en restait pas moins ­qu’il existait une
certaine indulgence qui illustre ce que S. Treggiari appelle the « double
standard2 » : la même mesure ­n’était pas utilisée pour les incartades
des hommes et celles des femmes. On a chez Plutarque un témoignage
assez clair de ce que pouvait être ce double standard, lui qui demande à
la femme, tout en restant quant à elle fidèle à son époux, ­d’avoir une
certaine tolérance pour les incartades de son mari : n­ ’est-il pas finalement
­consolant de se dire que le mari se livre ainsi avec une courtisane à une
débauche et à des excès que le respect de ­l’épouse ­l’empêche d­ ’exercer
avec elle, tant il est vrai ­qu’on ne peut user ­d’une femme ­comme on use
­d’une maîtresse3 ? ­C’est là en tout cas un des souvenirs chez Sénèque
de ­l’enseignement de Sextius le père, philosophe romain avant ­d’être
stoïcien, qui avait coutume de dire : « adulter est in suam uxorem amator
ardentior4 ». ­D’autre part, le divorce était une réalité et avoir eu plusieurs

1 S. Treggiari, op. cit. p. 232-252.


2 Ibid., p. 299-319.
3 Plutarque, Conj. Praec., 50, 140B.
4 Sénèque, Frag. 84 Haase : « Origo quidem amoris honesta erat sed magnitudo deformis. Nihil
autem interest, quam ex honesta causa quis insaniat. Unde et Sextius in sententiis : “adulter est,
inquit, in suam uxorem amator ardentior.” In aliena quippe uxore omnis amor turpis est, in sua
nimius » = « Certes l­ ’origine de cet amour était honorable, mais son intensité était indécente.
Or on se moque de savoir si ­c’est pour des motifs honorables que ­quelqu’un est fou. ­D’où
également cette réflexion de Sextius dans ses maximes : “Il est adultère, celui qui brûle
­d’un amour trop ardent pour son épouse”. De fait, si à l­’égard de ­l’épouse d­ ’autrui tout
amour est honteux, à ­l’égard de son épouse, ­c’est ­l’excès qui est honteux » (trad. P. Samier,
Enquête sur les œuvres perdues de Sénèque le Philosophe : traduction et c­ommentaire des différents
fragment et témoignages. Thèse de doctorat, soutenue en novembre 2001, université Paris
IV, sous la direction de J.-M. André. J­ ’en ai légèrement modifié la fin). Cf. également
Fragments, 85 Haase, 27, 2, Vottero, (Hieronymus, Adu. Iouinianum, I, 49) : « Sapiens vir
iudicio debet amare ­coniugem, non affectu ; regit impetus uoluptatis nec praeceps fertur in coitum.
Nihil est foedius quam uxorem amare quasi adulteram » (= « ­L’homme sage doit aimer son
épouse avec jugement, non dans la passion, il maîtrise les impulsions du plaisir et ne se
Le mariage 243

femmes dans sa vie (ou plusieurs maris) était, dans les faits, la norme,
pour des raisons d­ ’alliances politiques, voire même avec justifications
philosophiques1.
­D’une manière générale, Musonius, pour distinguer ce q­ u’il propose,
soit des « valeurs » républicaines ­qu’il désavoue, soit des usages réels
­qu’il juge non légitimes, utilise la méthode de la ­contradiction. ­C’est
très net à propos du mariage et de la question de la fidélité :
Certes, par Zeus, dit-il, mais à la différence de celui qui c­ ommet un adultère
(ὁ μοιχεύων), qui est injuste envers le mari de la femme séduite (ἀδικεῖ τὸν
ἄνδρα τῆς διεφθαρμένης γυναικός), celui qui s­’unit à une hétaïre, ou, par
Zeus, avec une femme sans mari, n­ ’est injuste envers personne : en effet, il
ne détruit pour personne l­ ’espoir ­d’enfants2.

­L’objection se fonde sur deux propositions :

1. aller chez les courtisanes ne transgresse pas l­’interdit de


­l’adultère pour les femmes et préserve donc les mœurs de
celles-ci,
2. ­l’insupportable dans ­l’adultère, ­c’est ­qu’il ne préserve pas la
pureté du sang, mais dans le cas où ce problème ne se pose
pas, il n­ ’y a pas matière à critique.

Les réponses de Musonius sont attendues :

1. l­’adultère pour les hommes ­n’est pas moins ­condamnable


que pour les femmes : il ne saurait être question de « double
standard » sur cette question.
2. Les relations sexuelles hors mariage sont illégitimes.

­C’est que le mariage ne se résout pas à la naissance d­ ’héritiers. L­ ’homme


qui c­ ommet un adultère est injuste envers lui-même d­ ’abord, parce q­ u’il
laisse son âme dans un désordre non naturel (akolasia) : désordre que

laissera pas mener tête baissée vers ­l’union sexuelle. Rien ­n’est plus laid que ­d’aimer sa
femme ­comme si ­c’était un adultère »).
1 À ­l’exemple de Caton d­ ’Utique, qui « prête » sa femme Marcia : tout n­ ’est-il pas c­ ommun
entre amis, même les femmes ? Sur ce point, cf. C. Morana, « ­L’éthique stoïcienne des
sentiments », RPhA, 1997, no 2, p. 189-202 et particulièrement la note 53, p. 202.
2 Musonius, XII, p. 65, 2-6.
244 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Zénon, ­d’après Stobée, plaçait parmi les maux1, ­c’est le fait ­d’une âme qui
ignore les voies de la nature ; et de fait, elle n­ ’en c­ onnaît pas l­ ’harmonie
et ne sait pas que par nature, il y a des choses à fuir, ­d’autres à préférer
en ­connaissance de cause (à choisir2). La fidélité est ainsi un préférable.
Cette justification de la monogamie reste cependant encore trop vague
pour être admissible, p ­ uisqu’il manque des arguments qui puissent
prétendre établir ce point. On pourrait évidemment tenter de montrer
ici c­ ombien Musonius se c­ onforme aux lois augustéennes sur le mariage
et particulièrement à la lex Iulia de alduteriis. Le fait ­qu’il signale que de
telles relations sont « les plus ­contraires à la loi » (« συμπλοκαὶ δ´ἄλλαι
αἱ μὲν κατὰ μοιχείαν παρανομώταται3 »), alors que dans le traité II, il a
déjà remarqué que « les lois punissent à égalité le fait de séduire et de se
laisser séduire en vue de l­ ’adultère » (« Τὸ γοῦν μοιχεύειν τῷ μοιχεύεσθαι
ἐπ´ἴσης κολάζουσιν οἱ νόμοι4 »), pourrait en effet nous incliner à croire
que Musonius ne fait là que rappeler les dispositions de cette loi.
Or, il ne se c­ ontente pas de s­’y ­conformer : il va plus loin. La loi en
effet ne punit que la femme adultère et son amant5, ­conformément à ce
­qu’Auguste interprète du mos maiorum, reprenant là ­d’antiques disposi-
tions ­qu’il allège cependant (la femme ­n’est plus punie de mort, elle est
exilée, c­ omme en firent la douloureuse expérience les deux Julie, fille
et petite-fille ­d’Auguste). Elle ne punit ­l’homme marié que si celui-ci
pardonne à son épouse6. Musonius blâme quant à lui également mari et

1 Cf. SVF I, 190. ­L’ἀκολασία fait partie des maux. Cf. ­d’autre part SVF III, 262, où ­l’ἀκολασία
est définie : « Ignorance des choses à choisir, et à fuir, et des deux (ἄγνοια αἱρετῶν καὶ
φευκτῶν καὶ οὐδετέρον) ».
2 La référence à Zénon paraît plus sûre ici que celle à Panétius que Van Geytenbeek propose,
via Cicéron (Off., I, 105-106). Il est clair que Cicéron et Musonius montrent tous deux
que celui qui c­ ommet ­l’adultère se cache, ce qui indique clairement sa ­conscience de la
faute, mais j­’hésite à soutenir que cet argument est dérivé de Panétius, tant il est peu
spécifique d­ ’une philosophie particulière.
3 Musonius, XII, p. 64, 4-5 : « Les autres relations, ­d’autre part : celles qui sont adultères
sont les plus ­contraires à la loi. »
4 Musonius, IV, p. 14, 14-15.
5 M. Foucault, Histoire de la sexualité, III, « le Souci de soi », p. 130 : « […] En ­condamnant
pour adultère la femme mariée qui a c­ ommerce avec un autre homme et ­l’homme qui
a ­commerce avec une femme mariée (et non pas l­ ’homme marié qui aurait rapport avec
une femme qui ne l­ ’est pas), cette loi ne propose rien de nouveau sur la qualification des
faits. Elle reprend exactement les schémas traditionnels de l­ ’appréciation éthique […]. »
6 D. Gourevitch, La femme dans la Rome antique, p. 81 : « ­S’il pardonne, il est poursuivi
lui-même c­ omme adultère, exilé et pénalisé dans ses biens. »
Le mariage 245

femme adultères, ce ­qu’il rappelle du reste également dans le traité IV,


juste avant la citation que nous venons ­d’en proposer : la femme doit
rester tempérante, tout ­comme (ὁμοίως καί) le mari doit aussi ­l’être.
Sans doute Musonius a-t-il en tête les lois sur le mariage (le pluriel νόμοι
nous amène à le penser : ce ­n’est pas de la loi naturelle q­ u’il parle ici) :
ce q­ u’il propose en filigrane semble alors moins l­ ’éloge de la clairvoyance
­d’Auguste q­ u’une critique de l­ ’inachèvement de sa réforme sur ce point.
­S’il s­’agit pour Auguste d ­ ’un retour au mos maiorum, il ­s’agit pour
Musonius de se rendre ­conforme à la raison, devant laquelle hommes et
femmes sont égaux. Q ­ u’à présent Auguste soit allé dans ce sens (même
timidement, pourrait-on ajouter dans une ligne musonienne), cela ne
pouvait sans doute que réjouir Musonius.
Une autre objection que Musonius résout, avant même de la prêter
à son interlocuteur, c­ oncerne le plaisir que l­ ’on pourrait prétendre tirer
de droit des esclaves :
Ce n­ ’est pas moins [du désordre] pour un homme tel q­ u’il a c­ ommerce avec
sa propre esclave (ὁ δούλῃ ἰδίᾳ πλησιάζων), chose que, précisément, quelques-
uns ­considèrent de la plus haute innocence, puisque tout maître, pense-t-on,
a autorité pour user de son esclave ­comme il veut1.

On pense ici à ­l’amour peu légitime que Caton, une fois veuf, ­conçut
pour une esclave2 et qui fut à ­l’origine de son second mariage, son fils
aîné ne voyant pas d­ ’un bon œil cette union fort inconvenante. Caton
prit donc une autre femme, beaucoup plus jeune que lui, dans ­l’espoir,
dit-il, d­ ’avoir des enfants à donner à la patrie : excuse qui ne ­convainc
pas Plutarque (ni le fils de Caton), mais qui permet à Caton déjà vieux
­d’ « avoir un véhément c­ ommerce avec une femme3 ». Là encore, il
­s’agit ­d’une trace du double standard, mais en même temps on reconnaît
la marque de ­l’autorité du maître sur ses esclaves. Il ne faudrait pas
cependant tirer l­ ’argument de Musonius du côté de la c­ ondamnation de
­l’esclavage : le texte ­n’en offre aucune trace, ni ici, ni ailleurs, du reste.
On peut seulement déduire ici que ­l’esclave, pas plus que toute autre
femme, ne peut être ­l’objet de plaisirs illicites. La réponse à ­l’objection
ne manque pas ­d’intérêt. Elle ­comporte en fait deux niveaux ­d’exigence :
1 Musonius, XII, p. 66, 2-6.
2 Plutarque, Cato Maior, 24, 2.
3 Ibid., « καὶ γυναικὶ πρεσβύτης ὢν σφόδρα πλησιάζειν ».
246 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

1. Ce ­n’est pas seulement le pouvoir sur l­’esclave ­qu’elle vise,


mais également la question même du pouvoir dans un couple,
­comme le démontre la suite du passage : personne ne son-
gerait à donner le droit à l­’épouse de c­ ommettre l­’adultère
avec ses esclaves. Ce que ­l’on refuse à la femme, pourquoi
­l’admettrait-on de la part du mari, surtout si ­l’on a ­l’opinion
que le mari a supériorité sur la femme ? Nous reviendrons sur
ce point. Pour l­ ’instant, notons que la supériorité de l­ ’homme
dans le couple n­ ’est pas de l­ ’ordre de la liberté de faire ce ­qu’il
veut : les relations ­conjugales dessinent une figure particulière
du pouvoir.
2. La réponse esquisse, d ­ ’autre part, la possibilité q­ u’une femme
fasse de même avec un esclave. Hypothèse-limite, qui,
­consacrant l­’égalité des partenaires dans le couple, montre
que l­’indulgence c­ ommune à ­l’égard de l­’adultère masculin
­n’a aucun fondement rationnel.

L­ ’argument, de ce point de vue, ­n’a du reste rien de propre à Musonius.


Sénèque, dans la lettre 94 à Lucilius, exprime le même regret de cette
double mesure : on sait toujours, mais on ne fait pas, dit-il. La théorie
­n’a pourtant de validité ­qu’incarnée et les évidences théoriques, qui
devraient emporter l­ ’assentiment de tous, n­ ’ont de pertinence que pour
celui qui fait ­l’expérience de cette évidence :
Tu sais ­qu’il est malhonnête (improbum) celui qui de son épouse exige la fidélité,
étant lui-même le corrupteur ­d’autres épouses (alienarum corruptor uxorum) ;
tu sais ­qu’elle ne doit en rien avoir affaire à ­l’adultère, de même, toi, tu ne
dois en rien avoir affaire à une maîtresse1.

Cela parce que, d­ ’une part, le désir pour le partenaire est appelé à
devenir désir stable et, ­d’autre part, parce que ce désir, qui fonde toute
­communauté et toute société humaine, produit les c­ onditions pour que
cette société demeure.

1 Sénèque, Ep., 94, 26. Sénèque vient de parler des obligations de l­ ’amitié. Cité également
par van Geytenbeek, op. cit. p. 76 et dans la traduction A. Jagu, p. 61.
Le mariage 247

La bona fides : application au mariage


Or, l­ ’une de ces c­ onditions pour les Romains est la bona fides, qui doit
structurer tous les rapports humains : amitié, voisinage, mais également
inimitié, hostilité. Antérieure à toute détermination du rapport, elle en
permet l­’existence. Elle pourrait ­s’énoncer en ces termes, que Cicéron
emprunte aux formules du mos maiorum :
Ut inter bonos bene agere oportet et sine fraudatione : ­comme entre honnêtes
hommes, il faut bien agir et sans tromperie1.

Plus que les dispositions du droit civil, qui ne font que fixer des
­conduites, la bona fides est une prescription de la loi de la nature, ­c’est-à-dire
la raison, qui façonne l­ ’intention : il faut pour toute c­ onduite, avant même
­d’en c­ onnaître la c­ onformité à la loi ­d’une cité, en assurer la rationalité ; et,
pour toute relation, q­ u’elle soit établie dans un horizon de rationalité, dont
témoigne la bona fides. Une figure du mos maiorum, Q. Scaevola, le montre :
Q. Saevola le grand pontife, quant à lui, disait que la plus grande force était
dans tous les jugements auxquels on ajoutait ex bona fide (« de bonne foi ») et
il pensait que le terme « bonne foi » s­ ’étendait très largement : on le trouvait
dans les tutelles, les associations, les opérations fiduciaires, les mandats, les
affaires ­d’achat, de vente, de location, ­d’adjudication, choses qui embrassent
la vie sociale2.

On retrouve cette exigence de rationalité jusque dans les rapports


entre ennemis : la relation à l­’ennemi demeure une relation. Ainsi
Cicéron propose-t-il le bel exemple de Régulus, qui sut ménager fidé-
lité à sa patrie et fidélité à ­l’ennemi (le pire serait ­l’absence de fidélité) :
Et en effet, si des individus, amenés par les circonstances, ont fait une pro-
messe à l­ ’ennemi, en cela même leur parole doit être tenue (est in eo ipso fides
­conservanda), c­ omme, durant la première guerre Punique, Régulus, prisonnier
des Carthaginois alors q­ u’il avait été envoyé à Rome à propos de ­l’échange
des prisonniers, qui jura q­ u’il reviendrait. D
­ ’abord, quand il vint, il ne se
prononça pas en faveur de la restitution des prisonniers ; ensuite, alors ­qu’il
était retenu par ses proches et par ses amis, il préféra retourner au supplice
que faillir à la parole donnée à ­l’ennemi3.
1 Cicéron, Off. III, 70.
2 Cicéron, ibid.
3 Cicéron, ibid., I, 39.
248 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Musonius fait ainsi écho à ­l’une des plus profondes intuitions du


mos maiorum (la Fides était vénérée au Capitole) ­d’après laquelle toute
­conduite doit être sous-tendue et orientée par la raison, qui, par elle-
même, rend ­l’acte légitime ; et ­l’utilise c­ ontre une interprétation de la
tradition selon laquelle la relation avec les femmes pouvait être exclue
de cette fidélité. S­ ’élabore là, en même temps q­ u’une réflexion sur le
statut de la femme dans la société romaine, l­’une de ses c­ onséquences
les plus importantes : si la femme est, du point de vue de la vertu (de la
raison), ­l’égale de ­l’homme, la relation entre les hommes et les femmes
ne saurait supporter ­l’obscurité, le non-dit, ou la simple ­conformité à
des usages qui font du mariage non pas une relation, mais un simple
partenariat économique (en vue de la gestion et ­l’administration de la
maison, la question de la dot ou du prestige des alliances conclues), ou
productif (si l­ ’épouse ­n’a ­d’intérêt ­qu’en vue de la procréation, ­c’est-à-dire
­d’un gain pour la famille et pour la cité). Musonius montre là une des
­contradictions ­d’une société dont les ancêtres ont donné au mariage un
sens très important de « ­communauté de toute la vie1 », où la valeur du
serment dépassait effectivement sa ­conformité extérieure aux dispositions
légales2 et qui, sous couvert de ­l’ambiguïté des coutumes, dénie le mos,
en le lisant dans le sens de l­’intérêt privé mal c­ ompris et moralement
suspect. Ce que montre Musonius, ­c’est que si ­l’on manque de fides
dans cette relation primordiale ­qu’est le mariage, ­c’est tout le sens de
la justice qui est perverti (tandis que si ­l’on ne se marie pas, la justice
est anéantie) : de fait, si ­l’on doit tenir les serments jurés aux ennemis, a

1 Modestinus, dans le Digeste, XXIII, 2, 1, 1 : « Nuptia sunt ­coniunctio maris et feminae
et ­consortium omnis uitae » = « Les mariages sont ­l’union du mari et de la femme et la
­communauté de toute la vie ». Voir le ­commentaire de P. Grimal, ­l’amour à Rome, op. cit.
p. 67 : « Pour ­qu’il y ait mariage, il faut que ­l’époux et ­l’épouse possèdent, au regard des
dieux ­comme à celui des hommes, le même statut, la même valeur. Les rapports charnels
que la cité exige ­d’eux […] ne suffisent pas à ­constituer, à eux seuls, le mariage. La pro-
création n­ ’est que le corollaire de cette c­ ommunion totale des époux : l­ ’essence profonde
du mariage est ailleurs. »
2 Aulu Gelle, Noct. Att. IV, 3, et Valère-Maxime, Mem. II, 1, 4, cités par P. Grimal, op. cit.
p. 80 : « … Spurius Cervilius Ruga répudia sa femme parce q­ u’elle était stérile. Et pour-
tant, nous dit-on, il l­’aimait bien, et elle méritait cet amour, mais il avait juré, devant
les censeurs, ainsi que le voulait la coutume, ­qu’il ­s’était marié “pour avoir des enfants”,
et il ne voulait pas que son amour pour une femme dont il savait ­qu’elle ne pourrait pas
lui donner de postérité ­l’amenât à violer ce serment. Le motif était honorable. Ce qui
­n’empêcha pas Carvilius d­ ’être sévèrement blâmé par l­’opinion. On jugea que la fides,
­c’est-à-dire la loyauté envers ­l’épouse, devait primer le respect du serment civique. »
Le mariage 249

fortiori doit-on tenir les serments jurés à ­l’épouse. On pourrait rapprocher


cette exigence du respect du serment des c­ ontroverses ­construites par
Cicéron dans le livre III du De Officiis, entre Antipater et Diogène de
Babylone, qui engagent à la fois une interprétation de ­l’oikeiôsis sociale
et la loi à laquelle il faut se c­ onformer et que J. Annas, dans un article
de 19891, thématise sous ­l’alternative « moral duty / legal obligation ».
Entre réalité et vision idéalisée du mariage, qui se réclament tous
deux du mos maiorum, Musonius propose une réinterprétation de la
seconde pour la fonder dans la rationalité d­ ’une pensée de la relation
qui en exclut toute tromperie.

1 Julia Annas, « Cicero on Stoics and private propriety », Philosophia Togata, I, ed. Miriam
Griffin, Jonathan Barnes, Clarendon Press, 1997², 1ère éd. 1989.
LE MARIAGE ENTRE AMOUR ET AMITIÉ :
LA « ­CONJUGALITÉ »
Quelle spécificité de la relation entre les époux ?

Il faut à présent de tenter une caractérisation générale de la relation


entre les époux. Cette tentative, qui recherche une spécificité des liens
entre époux, ne peut se justifier à dire vrai que par des rapprochements
et des intuitions, tant les témoignages sur le mariage chez les stoïciens
font défaut, Antipater mis à part. Il est pourtant certain que les Anciens
­n’ont pas laissé la question de côté et même ­l’ont traitée pour elle-même,
au moins pour deux ­d’entre eux ­d’après Diogène Laërce : en témoignent
un Περὶ Γάμου de Persée de Cittium1, ou un Περὶ ὑμεναίου de Cléanthe2,
auquel il ­conviendrait ­d’ajouter d­ ’après Plutarque3 un Περὶ Γάμου καὶ
Παιδοτροφίας de Chrysippe, où l­’on voit que le titre calque la formule
« le sage se mariera et fera des enfants ».
Le plus gros problème de cet essai de reconstruction c­ onsiste à dis-
tinguer le mariage, ou la relation entre époux que nous avons appelée
« ­conjugalité », de l­ ’amitié, puisque le mariage, pour Antipater c­ omme
pour Musonius, se définit ­comme « la plus grande des amitiés ».
Une première hypothèse, tout autant due à des c­ onceptions modernes
du mariage et de l­’amour (et qui ne sont pas forcément totalement
sans relation avec certaines c­ onceptions antiques tardives, c­ omme chez
Plutarque, par exemple), nous ­conduirait à penser que la relation de
­conjugalité a d­ ’abord ­comme première spécificité, justement, ­l’amour.
­L’hypothèse pourrait se justifier à partir de la référence aux aphrodisia,
dont la pratique, même maîtrisée, semble, parce ­qu’elle est maîtrisée4,
1 D.L. VII, 36 = SVF I, 435.
2 D.L. VII, 175 = SVF I, 481.
3 Plutarque, Stoic. Rep., 1035 B = SVF I, 30, il faut noter que la traduction de la Pléiade
(p. 96) ne c­ omprend pas ce passage ­comme un titre ­d’œuvre de Chrysippe.
4 Cf. V. Laurand, « Le mariage : plaisir de la censure ? », dans L. Boulègue et C. Lévy,
Hédonismes : penser et dire le plaisir dans ­l’Antiquité et à la Renaissance, Lille : Presses
252 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

désigner la spécificité du mariage ­comme amitié rendue manifeste et


productive dans les plaisirs de l­ ’amour, mais qui ne se réduit pas à ceux-
ci. La c­ onjugalité serait ainsi définie c­ omme relation où l­ ’union sexuelle
est légitime, parce ­qu’exigée par la nature. À l­ ’analyse, néanmoins, cette
définition semble assez pauvre et fait ­l’impasse sur la définition stoïcienne
de l­ ’amour, qui, à partir d­ ’une c­ omposante sexuelle assumée, rend celle-ci
secondaire, ­puisqu’elle est appelée à se voir dépassée dans une ­commune
inscription des partenaires dans la vertu. Il faut donc se demander si
la référence aux aphrodisia c­ ommande la spécificité du mariage, où les
aphrodisia apparaissent maîtrisés, « ­convertis ». Dans cette hypothèse, on
pourrait définir ­l’union des époux ­comme une amitié accompagnée de
relations sexuelles fertiles. Une seconde hypothèse ­consisterait à poser
la question autrement : à savoir si c­ ’est la spécificité de cette relation
même qui c­ ommande une telle référence aux aphrodisia. Dans un cas,
on pourrait penser que mariage = amitié + aphrodisia finalisés dans un
souci de procréation ; dans le second cas, plus c­ ompliqué, le mariage
apparaît ­comme une relation structurée de telle façon que :

1. elle est la seule à pouvoir admettre des plaisirs fertiles,


2. cette c­ omposante ne se surajoute pas à une amitié, mais en
­constitue logiquement le corollaire, ce qui amène à distinguer
cette amitié spécifique de la notion générale stoïcienne de ­l’amitié.

EΡΟΣ ET ΦΙΛΙΑ

DÉFINITIONS

­C’est à partir de la doctrine stoïcienne sur ­l’amour, non attribuée


cependant nommément à Zénon, que nous pourrions, peut-être, trouver
les éléments d ­ ’une telle distinction, à c­ ommencer par ce témoignage
de Diogène Laërce :
Ils disent aussi que ­l’amitié (τὴν φιλίαν) ne se trouve que parmi les sages, à
cause de leur similitude (διὰ τὴν ὁμοιότητα). Ils disent que cette amitié est

universitaires du Septentrion, 2007, p. 103-118.


Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 253

une c­ ommunauté des choses de la vie (κοινωνίαν τινὰ εἶναι τῶν κατὰ τὸν βίον),
lorsque nous usons de nos amis ­comme de nous-mêmes. Ils disent que ­l’ami
est à choisir (αἰρετὸν) pour lui-même et q­ u’avoir de nombreux amis est un
bien (τὴν πολυφιλίαν ἀγατόν). En revanche, chez les hommes mauvais, il n­ ’y
a aucune amitié et aucun homme mauvais ne peut avoir un ami1.

Ce qui frappe évidemment est le fait q­ u’entre amis, tout soit c­ ommun,
que ­l’ami soit ­comme un alter ego2, la ­communauté ressemblant à
­l’exigence de (c) (p. 214). Plus précisément, Musonius emploie à pro-
pos du couple le terme de koinônia3, terme que ­l’on retrouve dans
Stobée : « Φιλίαν δ´εἶναι κοινωνίαν βίου· συμφωνίαν δὲ ὁμοδογματίαν
περὶ τῶν κατὰ τὸν βίον4. » Ne pourrait-on pas tirer de cela que ­l’amour
­conjugal chez Musonius reviendrait à la pure et simple amitié ? Idée
rendue encore plus probable par le fait que notre auteur montre, à la
fin du traité XIIIb, que le mariage n­ ’intéresse que les personnes dont
la droiture morale leur permet ­d’envisager un accord harmonieux. Il
emploie alors cette image :
Quel mariage en effet, sans ­concorde (χωρὶς ὁμονοίας), est beau ? Et quelle
union avantageuse ? Comment pourraient ­s’accorder des hommes qui seraient
méchants les uns envers les autres (πῶς δ´ἄν ὁμονοήσειαν ἄνθρωποι πονηροὶ
ὄντες ἀλλήλοις) ? Ou bien ­comment un bon pourrait-il ­s’accorder avec un
méchant ? Pas plus, ­c’est sûr, q­ u’un bois tordu ne ­s’accorderait avec un droit,
ou bien deux tordus ensemble5.

Il ­n’y a d
­ ’union naturellement possible q ­ u’entre hommes (êtres
humains) vertueux : Musonius reprend donc le principe que ­l’amitié
­n’existe ­qu’entre les sages, substituant « être bon » à « être sage » et
­l’amour c­ onjugal a manifestement toutes les caractéristiques de l­ ’amitié :

1 D.L. VII, 124 = SVF III, 631(trad. R. Goulet très légèrement modifiée).


2 Cf. D.L. VII, 23 (il ­s’agit de Zénon) : « Alors q­ u’on lui demandait ce q­ u’est un ami : “un
autre, dit-il, tel que moi” (Ἐρωτηθεις τί ἐστι φίλος “ἄλλος, ἔφη, οἷος ἐγώ”) » ; cf. également
SVF I, 324 : « Ὁ αὐτὸς ἐρωτηθεις τί ἐστι φίλος “ἄλλος, <ἔφη>, οἷος ἐγώ”. » Sur une vue
historique de ­l’histoire de ­l’expression, cf. A. Banateanu, La théorie stoïcienne de ­l’amitié,
Essai de reconstruction, Le Cerf, Éditions universitaires de Fribourg, coll. Pensée antique
et médiévale, Vestigia, 27, 2001, p. 39-40.
3 Cf. Musonius, XIIIb, p. 69, 7 ; XIV, p. 72, 11 (celui qui ne veut pas se marier est c­ omme
une bête sauvage qui refuse la vie en c­ ommunauté).
4 SVF III, 112 : « ­l’amitié est une c­ ommunauté de vie : l­’harmonie est une c­ onformité
­d’opinion au sujet des choses de la vie » (trad. A. Banateanu, op. cit., p. 42).
5 Musonius XIII b, p. 69, 16 – 70, 3.
254 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

dès lors, peut-on en déduire que seuls les sages sont mariés et, dans le
même ordre d­ ’idées, ne peut-on pas supposer ­qu’avoir de nombreux amis
(et donc, ici, avoir de nombreux époux) c­ onstitue un bien ?
Ce rapprochement, cependant, a des limites, p ­ uisqu’on peut lire
chez Diogène Laërce une nette distinction entre ­l’amour et ­l’amitié, où
le premier semble redéfini pour c­ onvenir à la définition de l­ ’amitié. On
passe de la remarque sur une erreur de jugement sur ce ­qu’est ­l’amour
(amour alors entendu c­ omme une passion) à la véritable et la seule
définition de sa nature1 :
ἔρως δέ ἐστιν ἐπιθυμία τιμωρίας τις <καὶ> οὐ περὶ σπουδαίου πράγματος · ἔστι
γὰρ ἐπιβολὴ φιλοποιίας διὰ κάλλος ἐμφαινόμενον2

Ce qui frappe d­ ’illégitimité la fin poursuivie par l­ ’amour c­ omme il est


généralement entendu. Reste à savoir exactement ce ­qu’est cette fin :
L­ ’amour est un effort pour se faire un ami à cause de la beauté qui se mani-
feste. Il vise non pas ­l’union sexuelle, mais ­l’amitié3.

B. Inwood4 montre que le terme ἐπιβολή est défini dans Stobée


­comme « impulsion avant ­l’impulsion ». Ainsi, ­l’amitié est-elle toujours
engagée dans ­l’amour à titre de premier moment de la recherche de
­l’union sexuelle, ­qu’elle révèle ­comme ­n’étant pas la fin de la relation
et, en retour, à titre de visée de cette union. À partir de ­l’élan vers un
corps à cause de sa beauté se révèle l­’amitié, qui tend tout aussi natu-
rellement, le cas échéant, à provoquer q ­ u’à prolonger le désir sexuel.
B. Inwood écrit ainsi : « future behaviour which is more appropriate to the
sexual ­connotations of the word eros ». La perception de la beauté amène
donc une pulsion vers la philopoiia, qui, ­consciemment ou non, peut
avoir des suites sexuelles :

1 Cf. V. Laurand, « ­L’Erôs pédagogique chez Platon et les stoïciens », not. p. 72 sqq.
2 D.L. VII, 113 = SVF III, 396 : « ­l’amour est un désir qui ne vise pas un bon motif :
­c’est en effet un effort pour se faire un ami à cause de la beauté qui se manifeste » (trad.
R. Goulet). R. Goulet adopte la leçon de la Souda. SVF porte : « οὐχὶ περὶ σπουδαίους οὐ
περὶ σπουδαίου πράγματος » (« qui ne se porte pas vers les sages »). À c­ omprendre sans
doute par le fait ­qu’il ­n’est pas spécifique aux sages, le mauvais pouvant également aimer :
­c’est un acte indifférent.
3 D.L. VII, 130.
4 B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoicism, p. 232-233 (appendice 2).
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 255

On peut ne pas être c­ onscient de ce vers quoi on est c­ onduit lorsque l­’on
sourit à une personne sexuellement attirante, ou bien peut-être ­l’est-on. Ça
­n’a aucune importance. La c­ onduite amicale provoquée par la vue ­d’une belle
personne peut avoir ­comme suite cet aspect érotique et lorsque ­c’est le cas,
eros est en vue1.

Une lecture superficielle pourrait cependant suggérer la c­ onclusion


q­ u’il y a entre les deux textes que nous venons de citer une ­contradiction,
puisque ­l’amour se trouve dans un cas stigmatisé c­ omme erreur dans la
visée du sentiment, tandis que dans le second cas, il est défini c­ omme,
justement, visée, effort vers ­l’ami. Il faut cependant faire droit aux
­contextes : le premier extrait parle des passions et en montrant la dérive
passionnelle de ­l’amour, atteint par là une redéfinition, tandis que le
second serait le « bon usage » de ­l’amour, sous entendu, ­l’usage du sage
et la bonne définition. On retrouverait ce même double sens de ­l’amour
dans les Tusculanes, où Cicéron note :
Mais les stoïciens disent que le Sage sera amoureux et ils définissent ­l’amour :
« effort en vue de produire ­l’amitié à partir de ­l’apparence de la beauté ». Lequel
serait sain s­ ’il y a dans la nature un amour sans inquiétude, sans désir, sans
souci, sans soupir ; il est en effet dépourvu de tout dérèglement (omni libidine)2.

Musonius lui-même se soucie de distinguer ­l’amitié c­ onjugale des


amours vulgaires. ­C’est q­ u’il y a une pente ­qu’il c­ onvient sans aucun
doute ­d’éviter : que le pothos ne devienne passion, ­qu’il soit assimilé
un manque tel ­qu’on ne saurait le supporter, tandis ­qu’il demeure la
­condition de possibilité de la relation. ­C’est pourtant cet aspect du pothos
qui se trouve glorifié par la littérature, témoin de choix d­ ’une vision
idéalisée du mariage. Ainsi en va-t-il de Pline, qui pourtant se présente
­comme le disciple de Musonius3. Dans les lettres ­qu’il écrit à Calpurnia,
sa femme, lettres destinées à la publication4 et qui ­contribuent à notre
1 Ibid., p. 233.
2 Cicéron, Tusc. IV, 72 : « Mais les stoïciens disent que le Sage sera amoureux et ils définissent
­l’amour : “effort en vue de produire ­l’amitié à partir de ­l’apparence de la beauté”. Lequel
serait sain ­s’il y a dans la nature un amour sans inquiétude, sans désir, sans souci, sans
soupir ; il est en effet dépourvu de toute sensualité. »
3 Pline, Ep. III, 11, 5 : « Car, autant que la différence ­d’âge le permettait, ­j’aimais Musonius
avec admiration. » Réflexion qui eût sans doute inspiré à Musonius (XLIX, p. 131, 14-16)
ce c­ ommentaire : « un grand éloge n­ ’est pas éloigné de l­ ’admiration, mais l­ ’admiration,
­lorsqu’elle est très grande, cède non aux paroles, mais au silence. »
4 S. Treggiari, op. cit. p. 256-257.
256 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ onnaissance de ce que fut l­’idéal du mariage véhiculé par la littéra-


ture, il y a plus que le regret de l­ ’absence. Le point de départ est certes
­comparable à ce que l­’on trouve chez Musonius :
tu ­m’écris que mon absence (absentia) ­n’est pas pour toi un médiocre chagrin1 ;
jamais je ­n’ai déploré davantage mes occupations qui ­m’ont empêché soit de
te reconduire quand tu partais en c­ onvalescence dans la Campanie, soit de
te rejoindre immédiatement après ton départ2.

Le philosophe a en effet théorisé ce q­ u’il arrive à Pline :


De qui ­l’absence est-elle aussi regrettée (ποθεινὸς) que celle du mari pour sa
femme et de la femme pour son mari3 ?

Il ­n’en reste pas moins que la suite des propos du poète montre des
c­ omportements que le philosophe interdirait assurément, tant ils font
preuve de mollesse, tant ils sont proches du délire de l­’insensé, délire
de ­l’imaginaire :
Je crains toutes choses, j­ ’imagine toutes choses et, chose qui est la nature des
gens qui craignent (quaeque natura metuentium), ce sont celles qui me font le
plus horreur que je me représente le plus4.

Mais c­ ’est assurément la (très belle) cinquième Lettre du livre VII


qui reste la plus représentative des coupables passions dans lesquelles
sombre ­l’amoureux séparé, qui ne peut supporter les atteintes du ποθός-
desiderium : cette articulation du couple qui devient, pour lui, son plus
grand tourment :
­ ’est incroyable c­ ombien je suis possédé par le manque de toi (desiderio tui
C
tenear). À cause de mon amour (in causa amor), ­d’abord, puis parce que ­n’avons
pas ­l’habitude d­ ’être éloignés. Voilà la cause, [voici les effets] : la plus grande
partie de mes nuits, je la passe, éveillé, dans ton image (partem in imagine tua
uigil exigo) ; au long du jour, aux heures où ­j’avais ­l’habitude de te voir, c­ ’est
vers ta chambre que mes pieds mêmes, ­comme on le dit avec vraisemblance,
me portent ; triste, affligé et c­ omme mis à la porte, je reviens de ce seuil vide.
À un seul moment ces tourments s­ ’éloignent : le temps que je passe au forum

1 Pline le Jeune, Ep., VI, 7, 1.


2 Ibid., VI, 4, 1.
3 Musonius, XIV, p. 74, 3-5.
4 Pline, Ep. VI, 4, 4.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 257

et que je tue aux procès de mes amis. Vois donc la valeur de ma vie : son
repos est dans le travail, sa c­ onsolation, dans les ennuis et dans les soucis1.

On ne reviendra pas sur la c­ ompréhension musonienne du pothos : le


desiderium plinien en est la face passionnelle et le plus grand symptôme
de cette passion réside dans la fuite dans ­l’image. ­L’insensé y demeure,
enfermé dans la sienne et celle d­ ’autrui et c­ ’est cette image qui devient
pour ainsi dire critère de la réalité (­l’usage du verbe exigo a cet intérêt
­qu’il désigne tout à la fois le fait de passer son temps dans l­ ’image, mais
également ­d’exiger cette image, vértitable atteinte du jugement – exigo
signifie aussi mesurer, juger). Cela ­conduit à des affects plus que suspects
pour le lecteur de Musonius, qui ­n’emploie jamais, pour parler du
couple, ­l’équivalent ­d’Amor (ἔρος), sauf, exception intéressante, l­ orsqu’il
­s’agit du dieu (Ἔρως)2, ou, mais c­ ’est alors le verbe, l­ orsqu’il fustige les
ἐρῶντες ἀκολάστως3. Il s­ ’agit pour le philosophe de ne pas ­complètement
­confondre sentiment ­conjugal et amour. Non sans doute que Musonius
pourrait dire avec D. Babut que la « ­conception stoïcienne du mariage
­n’accorde pas [plus] de place à ce que nous appelons ­l’amour4 ». Le pro-
blème reste plus c­ omplexe, tant les stoïciens et Musonius via la référence
au dieu Eros5, prennent au sérieux ­l’amour, peut-être au point ­d’en
faire l­’une des pulsions primordiales chez le vivant (si l­’eros se définit
­comme epibole, il ­constitue la seule pulsion à partager cette définition
avec ­l’oikeiôsis6). Le sentiment ­conjugal demeure profondément une façon
­d’aimer, mot suffisamment ample pour q­ u’il ne dise rien – ou pas grand
chose – de la nature de ce sentiment, c­ omposé ­d’élection, de sollicitude
et d­ ’attachement et mot qui, par son usage c­ ommun, rend tout à fait
opaque cette nature. Les époux ne ­s’aiment pas ou plutôt leur relation
ne saurait s­’énoncer seulement par ce mot « amour » : proposition qui
paraît hautement paradoxale, mais qui, si l­’on s­’y arrête, peut tout à
fait être c­ omprise, tant le mot « amour », même a­ ujourd’hui, regroupe
des significations extrêmement diverses.

1 Ibid., VII, 5.
2 Musonius, XIV, p. 75, 9.
3 Ibid., VI, p. 28, 8.
4 D. Babut, « Les stoïciens et ­l’amour », art. cit., p. 62.
5 Cf. V. Laurand, « Le mariage, plaisir de la censure ? », art. cit., p. 115-116.
6 Cf. la remarque pénétrante de S. G. Pembroke « Oikeiôsis », art. cit., p. 130 et V. Laurand,
« ­L’éros pédagogique… », art. cit., p. 74-75.
258 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

La Metus (φοβός) ­constitue un autre affect, autre passion qui interdit le


courage et ­qu’il faut travailler selon Musonius à extirper par ­l’exercice1.
Il ­n’est pas besoin de souligner le coupable sous-entendu ­contenu dans
­l’image de la chambre vide et de regretter ce laisser-aller à ­l’illusion :
Pline est malade et ce n ­ ’est certainement pas là pour Musonius une
­conséquence de son enseignement ! Le mariage est sans aucun doute
cependant une des meilleures thérapies ­contre les passions :
De qui la présence (παρουσία) pourrait-elle davantage alléger la tristesse,
augmenter la joie ou remédier à l­ ’infortune2 ?

Il n
­ ’en reste pas moins q­ u’il doit réunir deux êtres que leurs dis-
positions pour la vertu protègent de ces débordements. Là où Pline
insiste sur une relation fondée sur le sentiment, sur la dépendance, sur
la ­complémentarité du couple, ce en quoi il manifeste encore une fois
­l’idéal romain du mariage3, Musonius insiste sur une ­commune volonté
de vertu, où le pothos désigne moins la caractérisation psychologique
­d’un manque de l­’époux absent (même si Musonius ne nie pas q­ u’on
puisse vivre ce manque), que la ­condition même de la relation effective
des deux époux : tous deux étant présents, ils ­continuent de se manquer
et parce q­ u’il en est ainsi, ils sont en relation.
Beaucoup de ­commentateurs ont noté ­l’ambiguïté de la référence stoï-
cienne à l­’amour. C ­ ’est notamment le cas, dès l­’antiquité, de Plutarque,
qui prend un visible plaisir à refuser de ­comprendre ­d’une part les para-
doxes stoïciens (tout homme qui ­n’est pas sage est totalement stupide,
même s­’il est sur le chemin de la progression morale), ­d’autre part cette
dualité même de l­’amour, qui se mue en amitié dès lors que l­’amant a
réussi à éduquer l­ ’aimé et que celui-ci est sage à son tour. Et Plutarque de
feindre de se perdre, malignement, dans les relations entre beau moral et
beau physique, relations pourtant prises très au sérieux par les stoïciens.
Alors que ­l’amour se trouve très souvent stigmatisé ­comme passion, il
apparaît pourtant que le sage peut aimer, parce que lui seul sait aimer4.

1 Musonius, VI, p. 23, 8-11 : « Comment acquérions-nous du courage, si ayant d­ ’abord


­compris que les choses qui semblent terribles au grand nombre ne sont pas effrayantes,
nous n­ ’avons pas pris soin de rester sans crainte à leur sujet ? »
2 Musonius, ibid., 5-8.
3 Cf. S. Dixon, op. cit. p. 104.
4 Cf. notamment SVF III, 650.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 259

Cet amour se distingue alors radicalement de celui que peut ressentir


­l’insensé, parce q­ u’il est alors amour désintéressé, pédagogique, c­ omme
nous l­ ’avons déjà esquissé. Amour qui n­ ’a plus rien de ce que nous avons
coutume ­d’appeler ­l’amour, qui est une figure particulière du genre
plus large q­ u’est ­l’amitié et n­ ’a plus rien de ce q­ u’on pourrait appeler le
moment pédagogique de la relation amant/aimé. Ce pourquoi on peut
parfaitement, à notre sens, résoudre le paradoxe de Plutarque :
les jeunes gens sont laids, parce ­qu’ils sont insensés et sans esprit, tandis que
les sages sont beaux : aucun de ces derniers, pourtant beau, ­n’est ni aimé ni
digne de ­l’être. Et ce n­ ’est pas encore l­ ’étonnant : en effet, les amants des laids,
disent-ils, cessent ­d’aimer lorsque leurs amis deviennent beaux1.

Les seules différences entre l­ ’amour et l­ ’amitié tiendraient dans ce texte


au double fait que :

1. L­ ’amour est le moment pédagogique où le désir se fait « chasse


de l­’aimé », chasse dont la fin vise à le mettre sur la voie de
la sagesse et à ­l’y accompagner. Dès lors, seul le sage peut, en
toute rigueur, être amant, le progressant étant l­’aimé.
2. Au principe de cet amour réside la perception de la beauté :
émotion qui, pour le sage est tout aussi esthétique que morale :
les stoïciens ne distinguent pas deux beautés (physique et
morale), quand ils parlent de la séduction ­qu’elle a sur le sage.
­C’est bien cette apparente ­confusion de genres qui amène les
paradoxes, mais c­ ’est aussi parce que tout amour porte toujours
sur la perception ­d’une beauté. Il faut donc passer de celle du
corps à celle de ­l’âme. De fait, si « la beauté est la fleur de
la vertu2 », il faut c­ omprendre que les stoïciens interprètent
­l’aspect physique tout à la fois ­comme une expression de la
vertu et ­comme une voie d­ ’accès vers la vertu3.

1 Plutarque, Comm. Not., 1072B, cf. SVF III, 719.


2 D.L. VII, 130.
3 Sur le thème de la beauté physique dans le stoïcisme, on peut se référer à ­l’ouvrage de
M-A. Zagdoun, La philosophie stoïcienne de l­ ’art, CNRS éditions, 2000, notamment p. 90-100.
On regrettera cependant que l­ ’auteur ne propose aucune analyse de cette « physiognomo-
nie » stoïcienne et généralise un peu vite au stoïcisme en général la très réelle méfiance du
stoïcisme romain à ­l’égard de la beauté (voir p. 90 : « la beauté physique est en général
méprisée dans la doctrine stoïcienne, ce qui est assez surprenant… »). Cette méfiance ne
260 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

On pourrait regretter cette sorte de physiognomonie stoïcienne et ne


pas ­comprendre, ­comme le fait Plutarque1, pourquoi il y a une sorte de
beauté du laid (avec les jeux de mots sur αἰσχρός et κακός, qui peuvent
tous deux être utilisés tant du point de vue moral que du point de vue
esthétique) et pourquoi cette beauté transparaît là où ne devrait, en
toute rigueur, si ­l’apparence physique reflète quelque chose de ­l’âme,
transparaître que la laideur. Si la beauté est fleur de la vertu, c­ ’est
­qu’elle est l­ ’expression physique de l­ ’harmonie en ­l’âme, harmonie qui
­consiste tout entière dans la vertu. Que le corps exprime ainsi ­l’âme ne
doit pas nous étonner : le corps ­constitue la première sphère ­d’exercice
de la vertu, la beauté résultant ­d’un soin du corps et par là devenant
indice visible d­ ’un souci et ­d’un éveil à ­l’harmonie.
En somme, la beauté du corps révèle le souci du corps, qui, lui-
même, révèle une sensibilité à la beauté. Celle-ci, d­ ’autre part, peut
féconder – ­comme la fleur féconde – la vertu. Il ne faut pas négliger,
semble-t-il, la référence sexuelle engagée dans l­ ’image. Comme la fleur
est l­’organe de reproduction de la plante, la beauté est l­’organe qui
permet la reproduction de la vertu : elle exprime en ce sens la vertu (ou
la disposition que l­’on a pour elle) tout autant ­qu’elle la permet. Une
référence semble ici évidente : le discours de Diotime dans le Banquet.
La beauté des corps n­ ’est en fait q­ u’une expression de la Forme de la
beauté et ­l’on doit ­s’élancer vers cette beauté que seule ­l’âme ­connaît.
Diotime fait usage de la même ­comparaison avec la fécondation : ce
qui est recherché dans ­l’amour, c­ ’est ­l’immortalité. Celle-ci ­s’obtient

peut, cependant, être pleinement c­ omprise que si on la resitue dans une sorte d­ ’ « histoire
de la beauté » stoïcienne, où la beauté physique ­n’est pas seulement ­l’harmonie, mais
­l’indice d­ ’un exercice effectif de la vertu et où son mépris est le résultat d­ ’une réflexion
autour, non pas de la beauté en elle-même, mais des artifices – ou d­ ’un art perverti de la
beauté, qui pervertit en retour la notion de vertu. Sur la physiognomonie stoïcienne, cf.
V. Laurand, « Du morcellement à la totalité du corps : lecture et interprétation des signes
physiognomoniques chez le Pseudo-Aristote et les stoïciens », dans F. Prost et J. Wilgaux
(éd.), Penser et représenter le corps dans l­ ’Antiquité, Rennes : Presses universitaires de Rennes,
2006, p. 191-207, not. p. 200 sqq.
1 SVF III, 719 : « Ἥν δὲ λέγοντες καὶ ὁνομάζοντες ἔμφασιν κάλλους ἐπαγωγὸν εἶναι τοῦ
ἔρωτος λέγουσι, πρῶτον μὲν οὐκ ἔχει τὸ πιθανόν· ἐν γὰρ αἰσχιστοις καὶ κακίστοις οὐκ ἂν
ἔμφασις γένοιτο κάλλους· εἴπερ, ὡς λέγουσιν, ἡ μοχθηρία τοῦ ἤθους ἀναπίπλησι τὸ εἶδος » :
« ce q­ u’ils disent de l­ ’amour, en parlant de ce q­ u’ils appellent l­ ’apparence de beauté qui
séduit, ­n’a ­d’abord rien de vraisemblable. En effet, dans les gens très laids et très méchants,
il ne saurait advenir une apparence de beauté, puisque, c­ omme ils disent, la perversité
des mœurs infecte toute ­l’apparence. »
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 261

dans le corps, par ­l’union sexuelle avec un beau corps, ou1 dans ­l’âme,
par les discours et ­l’éducation.
Mais, plus que le discours de Diotime, dont les c­ onséquences der-
nières (la ­contemplation des Idées) ne ­s’accordent pas avec le stoïcisme,
il semble que le discours de Pausanias ait plus inspiré les stoïciens2. Ils
distinguent en effet c­ omme lui l­ ’amour que ressent le sage pour la vertu
(et, finalement, uniquement pour la vertu, mais on ne peut trouver cette
vertu que dans l­ ’homme ou la femme vertueuse) et l­ ’amour « vulgaire »,
­commun, sentiment des insensés3. Un témoignage cité par Von Arnim
pourrait ­confirmer cette distinction :
Et encore une fois, les épicuriens disent de ­l’amour q­ u’il est un désir intense
des plaisirs, tandis que les stoïciens disent ­qu’il est un élan pour se faire des
amis des jeunes [garçons] à travers leur belle apparence. L­ ’amour est double :
celui de ­l’âme et celui du corps (διπλοῦς δὲ ὁ ἔρος ἐστίν, ὁ μὲν ψυχῆς, ὁ δὲ
σώματος)4.

­L’amour pour le corps et qui ne s­’en tient ­qu’au corps, revient à la


passion qui ne recherche que le plaisir et qui c­ onfond dans sa recherche
beauté et plaisir. ­C’est là ­l’amour du vulgaire. ­L’amour de ­l’âme, au
­contraire, viserait une c­ ommunauté de valeurs morales, une c­ ommunauté
dont le ciment serait ­l’amitié. Dès lors, seul le sage sait reconnaître

1 Car, manifestement, ce ne peut être les deux à la fois : il y a deux types différents – les
ἐγκύμονες κατὰ τὰ σώματα et ceux qui sont féconds κατὰ τὴν ψυχήν. (cf. Symp., 208e).
2 Sur ce point, ­comme sur tout le passage qui suit, cf. B. Inwood, « Why do fools fall in
love ? », BICS, supplément 68, 1997, p. 55-69. La référence au discours de Pausanias se
trouve p. 56-57. Cf. notamment p. 57 : « in his account [sc. Pausanias], the basic division of
love is between a Love for exceptional people and a distinct Eros for the merely ordinary, the “base”
or ­common people of ancient greek society. These phauloi […] turn up over and over in later Greek
ethical writings, usually c­ ontrasted with wise people (sophoi) or morally earnest people (spoudaioi).
It is ­Pausanias’ theory, taken at face value, which I claim is the most appropriate nackdrop for
an exploration of eros in Stoic thought. »
3 Dans le même sens, pour une interprétation du fait ­qu’Eros est le dieu de la cité de Zénon,
G. Boys-Stones (« Eros in governement », CS, 48, (i), 1998, p. 175-186), établit q­ u’Eros était
­considéré de deux façons par les Grecs. ­L’auteur cite ensuite Cornutus (ier siècle ap. J.-C.),
Introduction à la théologie grecque, qui insiste sur cette distinction entre un « mauvais » Eros,
interprétation la plus ­commune du Dieu selon Cornutus, et un « bon » Eros, ­l’Eros de
« quelques-uns ». Ce dernier est identifié au cosmos tout entier : « ἔνιοι δὲ καὶ τὸν ὅλον
κόσμον νομίζουσι, Ἔρωτα εἴναι » (« Quelques-uns c­ onsidèrent q ­ u’Eros est le cosmos tout
entier »). G. Boys-Stones montre alors que, parmi ces « quelques-uns » pourraient se ranger
les stoïciens.
4 SVF III, 721.
262 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

dans la beauté les ressources pour la vertu et seul il sait c­ omment les
faire germer.
Cette dualité des amours ne résiste cependant pas à l­ ’analyse. Outre
le fait ­qu’il serait bien étrange que les stoïciens s­ ’en fussent tenus à une
dualité amour de l­ ’âme / amour des corps (il manquerait alors une troi-
sième catégorie, qui ne peut être « amour ni du corps ni de ­l’âme » et
devrait donc être « amour du corps et de ­l’âme »), ­d’autres témoignages
attestent cette troisième voie. Ainsi celui d­ ’Andronicus1, qui distingue
pour sa part trois types d­ ’amour :

1. ἐπιθυμία σωματικῆς συνουσίας, désir de ­l’union des corps ;


2. ἐπιθυμία φιλίας, désir d
­ ’amitié ;
3. ὑπηρεσία θεῶν εἰς ναῶν κατακόσμησιν καὶ καλῶν, service des
dieux en vue de l­ ’ornement et des choses belles, c­ ’est-à-dire :
ἐπιβολὴν φιλοποιίας διὰ κάλλος ἐμφαινόμενον, propension à
se créer des amis à cause de leur beauté manifeste2.

Seul le troisième, qui n­ ’est précisément pas une ἐπιθυμία, répond


réellement à la définition stoïcienne de ­l’amour, tant on peut penser
que les deux autres se réduisent à des formes de délire, qui n­ ’ont rien
de c­ ommun avec l­’amour stoïcien. Les insensés, dont symptomatique-
ment Platon et les épicuriens, incapables d ­ ’user de leurs pulsions, ne
peuvent faire autre chose ­qu’adopter à propos de ­l’amour un régime
binaire : soit il vise l­’union sexuelle, soit il vise l­’amitié, sans préciser
plus avant que pour le sage, cette amitié ­s’obtient aussi et surtout par
la séduction des corps. Sans doute du reste vaut-il mieux q­ u’il en aille
ainsi pour la psychologie fragile de ­l’insensé, incapable de ­comprendre et
de maîtriser les mille nuances ­complexes du sentiment amoureux. Seul
le sage les ­comprend et sait maîtriser la pulsion érotique pour ­l’orienter
en vue ­d’une amitié vertueuse. Or, le plaisir étant indifférent, utiliser et
maîtriser cette pulsion peut très bien, pour Zénon par exemple, passer
par la ­consommation du plaisir. Rien ­n’empêche ce choix souverain du
sage, qui sera fonction des circonstances et de ­l’intérêt pédagogique
­qu’il peut en tirer.

1 SVF III, 397.


2 Sur ces points, voir V. Laurand, « ­L’eros pédagogique chez Platon et les stoïciens », art. cit.,
p. 84 sqq.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 263

AMOUR ET BEAUTÉ DANS LA RELATION ­CONJUGALE


SELON MUSONIUS

Face à cette caractérisation de ­l’amour, ­comment interpréter ­l’amour


c­ onjugal ? Notre réflexion éclaire sans doute ­d’un jour nouveau ­l’expression
« le sage se mariera et aura des enfants » : ­comme le montre B. Inwood1,
seul le sage a réellement des titres pour aimer. Et ici, pourrait-on ajouter,
aimer son épouse et rendre cette relation doublement féconde – éducation
de ­l’épouse et, dans le même temps, fécondité selon le corps. Si ­l’amour
stoïcien a nécessairement affaire aux corps et ­n’évite pas la réalité des
pulsions sexuelles (sans doute ­contre Platon), il laisse une place à ce q­ u’on
peut appeler une sublimation de la pulsion : cette place, Musonius la
réinvente, en lui donnant les cadres de la ­conjugalité.
Il la pense c­ omme kedêmonia mutuelle, un soin réciproque et c­ omme
une amitié fondée sur une égale ­communauté de vertu. De fait, le
moteur de cet amour particulier n­ ’est guère la « belle apparence », mais
plus directement ­l’apparence vertueuse. Musonius se méfie de la belle
apparence, qui peut signifier autre chose que le soin légitime du corps
et ne manifeste rien ­d’autre que l­’indécence :
Car ce qui passe pour être de ­l’ordre (κόσμος) dans la parure est un grand
désordre (πολλὴν ἀκοσμίαν) et ne diffère en rien de la recherche dans la parure
des femmes. Et celles-ci en effet tressent une partie de leurs cheveux, en laissent
flotter une autre, apprêtent le reste d­ ’une autre manière, pour paraître plus
belles et les hommes qui se rasent font très clairement de même2.

La beauté ne tient pas dans un ordre surajouté à la nature. Tout ajout,


ou toute volonté de transférer dans ­l’ordre du corps un quelconque ordre
qui ne se trouverait pas dans la nature ­contrevient à celle-ci. Le jeu de
mots κόσμος (ordre, mais aussi parure de femme) / ἀκοσμία (désordre,
­confusion, mais aussi absence de décence) montre que l­’on ne saurait
imposer un ordre plus grand que celui de la nature. La recherche de la
beauté se révèle dangereuse, car aveugle à l­’ordre évident de la nature.
On ne saurait parler d­ ’une beauté qui transparaîtrait de la vertu, parce

1 B. Inwood, art. cit., p. 60 : « Clearly in this sense of love, only the wise will fall in love, if only
because only the wise man has the intellectual excellence to practise this techne. And indeed, in
this normative sense of the term, there is no real reason to wonder why a wise man would fall in
love. »
2 Musonius, XXI, p. 116, 3-9.
264 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

que celle-ci se c­ ontente de la normalité d­ ’un corps. Dès lors, ce n­ ’est pas
dans la belle apparence q­ u’il faut la trouver1 : si elle se manifeste dans le
corps (Musonius ne dit pas le ­contraire), elle doit se lire dans les marques
de son exercice – dans les indices de la peine, ou ­d’une aptitude à la
peine, dans les indices ­d’une vie qui se satisfait des apports de la nature.
De fait :
­ ’est pourquoi ceux qui se marient ne doivent pas fixer leurs regards sur la
C
naissance, si elle est ­d’une noble famille, ni sur les richesses, si certains en ont
acquis beaucoup, ni sur les corps, s­ ’ils sont beaux… Mais aux corps, pour le
mariage, la santé suffit et ­l’apparence moyenne (τὴν ἰδέαν μέσα) et suffisante
pour le travail manuel (αὐτουργεῖν ἱκανά)2.

Passage où ­l’idéal grec et hellénistique ­d’une beauté « cosmique »


(ordonnée, harmonieuse) est rejeté, où Musonius Rufus, Romain, se méfie
de tout esthétisme en lui préférant le signe de la véritable vertu et de
­l’ordre véritable, celui du travail manuel (et en particulier ­l’agriculture).
On trouve là bien sûr un indice de la romanité de Musonius : la beauté
du corps en elle-même n­ ’apporte rien, mais en revanche peut amener
le désordre, alors que le travail et la peine apportent et à soi-même et
aux autres. ­D’une telle femme, Sénèque a sans doute donné le portrait,
dans un passage célèbre du De Vita Beata :
… pro muris stantem, puluerulentam, coloratam, callosas habentem manus3…

Cette femme, c­ ’est la vertu.

1 Il y a une assez grande ­convergence, sur ce point, entre Antipater de Tarse et Musonius,
cf. SVF III, 62 Ant. (cité par Hense, p. 69, note ligne 4, et Jagu, p. 64, n. 103) : « ­D’abord,
la recherche en mariage ne doit pas faire au hasard, mais de manière très réfléchie : il ne
faut regarder ni la richesse, ni celle qui se glorifie ­d’une noble naissance, ni aucun sujet
­d’admiration béate, ni, par Zeus, la beauté. » Cf. également Hiérocles ap. Stobée, Anth. 4,
22, 24. La différence de fait entre Musonius et les autres penseurs est que Musonius pense
la « recherche en mariage » (μνηστεία) valable pour les deux sexes (cf. Van Geytenbeek,
Musonius Rufus and Greek Diatribe, p. 64) : cela ne doit pas nous étonner.
2 Musonius, XIIIb, p. 69, 4-6 ; 9-11.
3 Sénèque, Vit. Beat. VII, 3 : « … Debout, devant les remparts, couverte de poussière, le
visage hâlé, les mains calleuses… », (trad. A. Bourgery).
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 265

AMITIÉ ET MARIAGE

Le problème de la spécificité de cette forme à la fois de sentiment et


de relation appelée « mariage » a été posé en des termes très clairs par
A.-J. Voelke, à propos de la doctrine ­d’Antipater de Tarse :
On peut, il est vrai, se demander si ­c’est encore ­l’esprit de Zénon et de Chrysippe
qui inspire Antipater : ­l’humour que ­l’on croit deviner dans son évocation
des délices du célibat ­contraste étrangement avec ­l’austère sévérité de ­l’école.
Et surtout, on voit mal c­ omment les principes de la pensée stoïcienne per-
mettent de privilégier à tel point une forme particulière de relation humaine
et c­ omment ­l’éminente dignité de l­ ’union c­ onjugale se c­ oncilie avec l­ ’amour
général et indifférencié que le sage porte à tous les êtres raisonnables. Bref,
les vues d­ ’Antipater sont liées à une reconnaissance de l­’individu c­ oncret à
laquelle le stoïcisme primitif n­ ’aurait sans doute pu ­consentir1.

Antipater2 et Musonius3 ­s’accordent pour caractériser le mariage


­comme l­’amitié la plus haute et la plus estimable de toutes. Chacun
des deux auteurs insiste sur le fait que, de toutes les relations ­d’amitié,
celle-là reste la plus efficace et la plus utile : ­l’épouse a plus de prix
­qu’un ami (au sens ordinaire), parce ­qu’elle a le bénéfice de ­l’intimité,
de la quotidienneté et de la ­constance. La possibilité d ­ ’une telle rela-
tion se fonde dans la ­constance ­d’une vie en ­commun, jour après jour :
elle accomplit au plus près les exigences de ­l’amitié, mais, surtout, le
quotidien s­’avère le meilleur critère pour décider de la qualité et de la
vérité de la relation. Si ­l’amitié (­commune) a des moments forts, ­l’éternel
retour du quotidien a plus de vérité, parce que dans l­ ’infinie répétition
des jours passés ensemble, on ne peut mentir à ­l’autre, ni à soi-même. Le
couple ­constitue le lieu où la c­ onstance ­s’éprouve et où le choix premier
de ­l’épouse se transcende en choix de la vertu, où l­’instinct sexuel se
1 A-J. Voelke, Les rapports…, p. 152.
2 SVF III, 63Ant.
3 Cf. Van Geytenbeek, op. cit. p. 69-70 : « ­Musonius’ argument that the intimate relationship
of married partners surpasses all other relationships is, of course, a thesis one expects to find in the
most defenders of marriage only. It might be hardly that Aristotle placed love between husband
and wife higher than all other forms of φιλία. In fact, he did not (Eth. Nic. 1158b, 1161a)…
But first of all, Antipater can be c­ompared with Musonius, for he puts love of a married couple
above all forms of φιλία (Stob. IV, 22). »
266 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

transforme (ce qui ­n’invalide pas la pulsion sexuelle) en attachement, ce


dernier étant une bonne passion, rationnelle et raisonnable.
LE MARIAGE EST LA PLUS HAUTE DES AMITIÉS

Le mariage participe donc de ­l’amitié, mais on ne peut pas le réduire


à celle-ci, ce que les deux stoïciens expriment par le superlatif : le
mariage est la plus haute des amitiés. ­C’est en tout cas une ­conclusion
qui s­’impose à la lecture de Musonius :
Nulle réunion autre que celle des hommes et des femmes ne pourrait être
trouvée plus ni plus nécessaire, ni plus bienveillante. Quel ami en effet
­convient mieux que la femme agréable à son mari (ποῖος γὰρ ἑταῖρος ἐταῖρῳ
οὕτω προσηνὴς ὡς γυνὴ καταθύμιος τῷ γεγαμηκότι) ?… C ­ ’est pourquoi aussi
tous les hommes (ἄνθρωποι) pensent que ­l’amitié entre un homme et une
femme est la plus estimable (πρεσβυτάτην) de toutes1.

On retient de la première phrase les pluriels – on pourrait par-


ler, semble-t-il, d­ ’une c­ ommunauté entre les hommes et les femmes.
Cependant, dès que ­l’on parle du mariage, il est de nouveau question
­d’une relation de singulier à singulier. Les relations entre amis sont
nettement distinguées de l­’amitié de ­l’homme et de la femme mariés,
de manière du reste assez cohérente avec la doctrine stoïcienne qui dis-
tinguait des espèces au sein de l­’amitié. ­L’ἑταῖρος est l­’ami que l­’on a
choisi – par opposition au συγγενικός, qui est ­l’ami issu de la parenté2.
Chez Musonius, ­l’amour des époux est originellement – en théorie sinon
dans les faits – un amour ­d’élection ; étant la plus estimable des amitiés
(la plus grande des ἑταριαι), il déborde son espèce pour ­s’égaler au genre
tout entier (φιλία) et la plus estimable de toutes les amitiés possibles. Il
­s’agit donc bien d­ ’amitié, mais ­d’une amitié que ­l’humanité, au nom
­d’une sorte de sens c­ ommun naturel qui est au delà des opinions indi-
viduelles et met en jeu l­ ’avis général des hommes, juge c­ omme la plus
respectable parce q­ u’elle est en son principe à la fois la plus nécessaire
(donc la plus naturelle non pas ni à l­ ’homme seulement, ni à la femme
seulement, mais à l­’être humain, si l­’on veut pouvoir parler d ­ ’être
humain réalisé) et la plus bienveillante.

1 Musonius, XIV, p. 73, 17 – 74, 2 ; 74, 9-10.


2 SVF III, 27
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 267

Pourquoi cependant Musonius (­comme Antipater) admet-il des degrés


­ ’est-il pas vrai que, selon les dogmes stoïciens, seuls les
dans l­ ’amitié ? N
sages sont amis, dogme que Musonius paraît du reste partager l­orsqu’il
distingue les amis de ceux qui « ne sont pas des amis véritables1 » ?
Nous avons plusieurs possibilités de réponses.
1. Elle admet des degrés, mais ­c’est au prix du caractère absolu de la
vertu, donc de l­ ’orthodoxie stoïcienne et ­d’une prise de distance extrême
avec le cynisme. On en doute, parce que, c­ omme on l­’a vu dans notre
première partie, même si Musonius fait de la sagesse un état qui peut
tout à fait être atteint, il ne délaisse cependant pas une définition de la
vertu c­ omme manière ­d’être de l­ ’âme, c­ ’est-à-dire aussi corps : à ce titre
elle ne saurait admettre de degrés. Cela même si Musonius utilise à de
très nombreuses reprises des ­comparatifs en parlant de vertus – à chaque
fois le c­ ontexte montre que l­’on ­compare en fait ­l’incomparable : une
femme philosophe, par exemple, est plus courageuse q­ u’une femme qui
ne ­l’est pas, mais simplement parce que ce « plus » courageuse revient
en fait à « courageuse », au vrai sens du terme. Le ­comparatif pourrait
aussi s­’entendre à propos de celle qui progresse en philosophie, si le
terme « philosophe » recouvre uniquement ­l’état de progressant, ce qui
­n’est jamais très clair chez Musonius.
2. On peut dès lors penser que Musonius juge que la seule amitié
réside dans le mariage (ce qui expliquerait ­qu’il ­n’utilise pas le mot
φιλός, mais utilise ἑταῖρος, pour distinguer le mariage ­d’amitiés qui
usurpent leur nom), mais cela ne ­s’accorde pas avec ­d’autres textes, où
le philosophe montre, par exemple, ­qu’avoir des frères ou des enfants
est meilleur q ­ u’avoir des amis : si la seule amitié se trouve dans le
mariage, on ne c­ omprendrait pas vraiment c­ omment Musonius dit, dans
le traité XIV, que les époux sont plus attachés ­l’un à ­l’autre ­qu’à leur
progéniture et que les époux sont les seuls amis possibles. Il reste que
cette hypothèse a quelques titres pour q­ u’on la prenne très au sérieux :
elle semblerait en effet pouvoir se soutenir à propos ­d’un point, ­commun
à Antipater et à Musonius, qui distinguent tous deux très clairement
1 Musonius, IX, p. 41, 16 – 42, 1 : « et si certains feignent et ne sont pas de véritables
amis, il vaut mieux ­s’en délivrer que ­d’être avec eux. » Voir aussi VII, p. 29, 11-13 : « et
au lieu ­d’être ­l’esclave de quelques prétendus amis, ­comme les flatteurs, [il vaut mieux]
endurer une souffrance pour acquérir de véritables amis. » On trouve l­ ’expression « φίλων
τῶν δοκούντων » (« prétendus amis », ou « ­qu’on estime – à tort – être des amis ») en IX,
p. 43, 13.
268 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

mariage et autres amitiés, en montrant que seuls les époux partagent


leurs corps. Pour Musonius, rappelons-le :
La c­ ommunauté de vie et de procréation des enfants, tel est le but principal
du mariage. Car le marié et la mariée doivent ­s’unir chacun l­ ’un à l­ ’autre pour
tout, de telle sorte ­qu’à la fois chacun vive avec ­l’autre et fasse des enfants
avec l­ ’autre et c­ onsidère toutes choses c­ omme c­ ommune et aucune propre, pas
même son corps (κοινὰ δὲ ἠγεῖσθαι πάντα καὶ μηδὲν ἴδιον, μηδ´αὐτὸ τὸ σῶμα)1.

Pour Antipater :
Car ce sont non seulement les biens et – ce qui est le plus cher aux hommes –
les enfants, q­ u’ils ont en c­ ommun, mais aussi ils sont seuls à avoir en c­ ommun
les corps (ἀλλὰ καὶ τῶν σωμάτων οὖτοι μόνοι κοινωνοῦσι)2.

On pourrait alors ­conclure à la spécificité de ­l’amitié ­conjugale, au


sens où celle-ci ­n’a strictement rien à voir avec les autres amitiés – même
­l’amitié des sages entre eux – tandis que seule cette amitié, pour nos
deux auteurs, mériterait son nom, finalement parce ­qu’elle ­concrétiserait
au plus près l­’essence même de l­’amitié : c­ onsidérer l­’autre ­comme un
autre soi-même. Je voudrais montrer que ­s’il ­s’agit là effectivement ­d’une
spécificité de la ­conjugalité, la ­communion des corps entre les époux
ne fait que rendre sensible la ­communion qui existe, de fait, entre les
sages, ­communion q­ u’elle rend tangible. Pour affirmer ce point, on peut
­s’intéresser à une ­contradiction que croit voir A. Banateanu3 entre deux
témoignages, l­’un de Plutarque, l­’autre de Stobée :
(I) si un sage, ­n’importe où, tend le doigt avec sagesse, tous les sages de par le
monde en tirent profit. ­C’est là ­l’œuvre de leur amitié, en cela ­s’accomplissent
les vertus des sages pour leur profit ­commun4.
(II) Tous les sages se rendent mutuellement service et même s­ ’ils ne sont pas
absolument amis les uns des autres, ni bienveillants, ni honorés, ni accueillis
à cause du fait q­ u’ils n­ ’occupent ni n­ ’habitent le même lieu, ils ont cependant
­comme disposition stable ­d’être bienveillants les uns envers les autres et amis
et bienveillants et accueillants5.

1 Musonius, XIIIa, p. 67, 6-10 – p. 68, 1.


2 SVF III, 63Ant.
3 A. Banateanu, op. cit., p. 174-175.
4 Plutarque, Comm. Not., 1068 F.
5 SVF III, 626.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 269

Il n­ ’y a évidemment pas de c­ ontradiction entre nos deux textes. Tout


c­ omme le fait q­ u’un sage soit pauvre n­ ’entraîne aucunement c­ ontradiction
avec le principe « seul le sage est riche », le fait que seuls les sages sont
amis ­n’entraîne pas le fait que les sages ­connaissent effectivement une
­communauté de vie. La fin du texte de Stobée définit du reste l­ ’amitié,
en tant que vertu, ­comme une διάθεσις, caractère stable et inébranlable.
Or celui-ci n­ ’a pas besoin d­ ’être utilisé pour exister – tous les sages sont
amis, même s­ ’ils ne se c­ onnaissent pas, ils ont néanmoins tout pour être
amis, le sont immédiatement et surtout se rendent utiles les uns aux
autres rien que par leur vertu. Le problème vient de l­’usage du terme
πάντως, qui semble dans le texte (II) une ­concession à ce que le sens
­commun se représente ­comme la véritable amitié, ou même à la notion
aristotélicienne de l­ ’amitié, qui, cependant, sur ce point, n­ ’est pas tout
à fait en ­contradiction avec les thèses stoïciennes :
De même q­ u’au sujet des vertus, les uns sont appelés bons selon la disposi-
tion (καθ´ ἕξιν), les autres selon ­l’acte (κατ´ ἐνέργειαν), de même au sujet de
­l’amitié : les uns se réjouissent de vivre ensemble et à se procurer des biens,
tandis que les autres étant endormis ou bien étant séparés par les lieux, ne
sont pas amis en actes, bien q­ u’ils soient en position d­ ’agir en amis. Car la
distance ne détruit pas l­’amitié purement et simplement, mais l­’acte. Si, à
présent, ­l’absence devait durer, elle entraînerait, semble-t-il, ­l’oubli de ­l’amitié1.

La différence entre Aristote et les stoïciens tient ici dans ce que


l­’amitié des sages ­n’est jamais seulement une hexis, mais toujours une
diathesis : on pourrait dire que tout est pour eux occasion d­ ’exercer leur
amitié les uns envers les autres, même ­s’il ­n’y a pas ­d’intimité (caractère
pourtant reconnu, dit Aristote, ­comme définissant ­l’amitié2). Même
dans l­’absence, le sage reste ami des autres sages et cette amitié ne se
réduit pas à un habitus, une disposition, mais demeure un caractère
ferme : tout ce q­ u’il fait, en même temps q­ u’il le fait pour lui-même, a
une c­ onséquence bienheureuse pour les autres sages.
Dans ­l’hypothèse où le πάντως de Stobée serait l­’indice (car à stric-
tement parler, pour un stoïcien, être disposé de manière amicale envers
son ami, ­c’est déjà être son ami) ­d’une telle ­concession, on pourrait dire
alors que les propos de Musonius et d­ ’Antipater sont eux-mêmes une

1 Aristote, Eth. Nic. VIII, 6, 1157b 12.


2 Vivre ensemble et se plaire mutuellement : ibid., VIII, 7, 1158 a 9.
270 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

manière de parler : ­l’amitié des époux serait une amitié plus haute dans
le sens où elle serait amitié à la fois vertueuse et effective. Manière de
parler qui ne parvient pas cependant à cacher que la véritable amitié
des sages est toujours effective et ­qu’elle est une ­communauté de vie
dans le seul lieu qui soit, à savoir le monde (nous verrons en troisième
partie toutes les précautions à prendre lorsque ­l’on parle du lieu chez
les stoïciens), une ­communauté ­d’âme parce que ­l’âme de tout sage est
accordée à l­’âme du monde et une c­ ommunauté de corps, également,
parce que le sage expérimente ­qu’il est partie ­d’un tout : à ce titre, il
­n’est pas ce tout, mais il ­n’est pas autre chose.
Cette stratégie, ­qu’on pourrait penser pédagogique, qui ­consiste à
parler de ­l’amitié ­comme si elle ­n’était pas uniquement réservée aux sages,
tout en montrant la nécessité ­qu’elle le soit, ­n’est donc pas unique chez
les stoïciens. De fait, même si Musonius ne ­s’oppose en aucune manière
au dogme, il ne s­’intéresse cependant pas seulement au sage mais aux
stulti que nous sommes tous. On reconnaît là une réflexion menée dès
les débuts du stoïcisme sur ce que peut être l­’amitié. Chrysippe, selon
Plutarque, a en effet très clairement prévu ce cas :
Au deuxième livre De ­l’amitié, donc, il enseigne q­ u’il ne faut pas rompre les
amitiés à cause de ­n’importe quelles fautes. Il se sert de ces termes (ταύταις
κέχρηται ταῖς λέξεσι) : « Il ­convient, pour les unes, de les laisser passer tota-
lement, pour ­d’autres, ­d’y accorder peu ­d’attention, ­d’autres méritent (ἀξι-
οῦσθαι) une attention moyenne, ­d’autres méritent une totale rupture (ὅλως
διαλύσεως). » Dans le même endroit, il dit : « avec certains, nous échangerons
plus, avec d­ ’autres, moins. Certains seront plus nos amis, ­d’autres moins (τοὺς
μὲν μᾶλλον, τοὺς δὲ ἧττον φίλους εἶναι), cette différence devient très grande,
les uns méritant (ἄξιοι) cette amitié, les autres, telle autre. Ainsi, on sera jugé
digne de telle ou telle c­ onfiance et choses semblables1.

Le passage présente d ­ ’épineux problèmes quant à la définition


de ­l’amitié. À tel point que ­l’on pourrait y voir une tension dans la
doctrine, Chrysippe lui-même brisant avec le dogme. Comment en
effet, à moins de dire que le sage pourrait faire des fautes (et, sans
doute tout aussi paradoxalement, pourrait en faire de plus ou moins
grandes !), c­ ’est-à-dire perdre sa vertu ? Là encore, on peut risquer
quelques hypothèses. Une première réponse pourrait être, sur la foi de

1 Plutarque, Stoic. Rep., 1039 B (=SVF III, 724).


Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 271

Diogène Laërce, de dire que pour Chrysippe, de fait, la vertu peut être
perdue « à cause de ­l’ivresse et la mélancolie1 ». Mais cela ne saurait
suffire : on ne voit pas en effet en quoi l­ ’amitié pourrait admettre des
degrés d ­ ’attachement et en quoi les fautes pourraient admettre des
degrés de gravité.
Il faut donc penser que le texte ne ­concerne pas ­l’amitié entre les
sages et ­qu’il s­’agit, là encore, de c­ oncessions faites au sens c­ ommun
– Plutarque, du reste, le remarque peut-être en soulignant ­l’utilisation
par le scholarque de la λέξις. Il ­s’agit ici ­d’une amitié que de nom, à
savoir une amitié entre insensés, les dispositions proposées par Chrysippe
dessinant alors, ­comme ­l’indique la présence de dérivés du terme άξία2,
ce q ­ u’on a pu appeler une « morale moyenne », expression impropre
cependant puisque sage et insensé ont les mêmes devoirs et parfois
peuvent faire les mêmes actions : ­comme par accident pour l­’insensé,
alors que pour le sage ­l’action ­s’accomplit toujours en vertu.
Mais on ne c­ omprend pas très bien ce que cette amitié-là veut dire,
­puisqu’elle n­ ’a aucun des caractères qui définissent la véritable amitié. Ce
­qu’on appelle amitié au sujet de ­l’insensé n­ ’est ­qu’un simple attachement
intéressé. Il faut en déduire que pour les insensés, ­l’approximation est
reine et, dans ­l’ordre du relatif, le seul et unique critère doit rester la
vertu : la valeur ­d’une amitié s­ ’appréciera donc selon la vertu des uns et
des autres et le critère sera la capacité ­d’échange. On retrouve là la célèbre
image chrysippéenne du jeu de paume :
Je veux recourir à une ­comparaison de notre Chrysippe, empruntée au jeu
de paume : si celle-ci tombe, il est hors de doute que ­c’est la faute de celui
qui la lance ou de celui qui la reçoit ; elle ne se maintient en mouvement
­qu’en passant ­d’une main à ­l’autre, lancée et reçue exactement par les deux
partenaires en un va-et-vient ­continu. Or, il est nécessaire q­ u’un bon joueur
­s’y prenne différemment pour la lancer à un partenaire de haute taille ou de
petite taille. La même règle ­s’applique au bienfait. ­S’il ne s­ ’adapte pas exac-
tement à l­’une et à l­’autre personne, à celle qui donne et à celle qui reçoit,
il ne quittera pas les mains de la première et ­n’arrivera pas aux mains de la
seconde avec la justesse requise3.

1 D.L. VII, 127 (trad. R. Goulet). Sur ce point, voir ­l’excellente analyse de T. Bénatouïl,
Faire usage, la pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006, « Les paramètres du bon usage : le
cas du vin », p. 279 sqq.
2 Ne sont susceptibles de jugements de valeur que les indifférents.
3 Sénèque, Ben. II, XVII, 3. Cf. également Épictète, Diss. 2, 4, 15.
272 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

La valeur de ­l’amitié ne dépend guère de ce qui est échangé, mais de


la ­continuité et de la qualité de ­l’échange, de ­l’eukairia1 : ­l’échange étant
parfaitement ajusté, il est parfait à chaque fois. Mais, du point de vue
des insensés, cette qualité de ­l’échange dépendra aussi de la quantité,
non pas ­d’objets échangés, mais ­d’échanges : le nombre de ceux-ci, ou
bien la possibilité même ­d’échanger, sera le critère pour déterminer la
qualité de la relation. Le nombre ­d’échanges étant ­l’indice visible de leur
qualité. De fait, un coup raté ne porte pas à ­conséquence (toujours dans
­l’ordre relatif des insensés – car un coup raté, c­ ’est la preuve q­ u’il ne
­s’agit pas d­ ’une amitié réelle), mais plusieurs sont le signe d­ ’une relation
de moindre qualité etc. Cette harmonie dans le jeu, ­c’est ­l’harmonie
même de la vertu : ­c’est pourquoi toute relation se juge à son aune.
­L’amitié entre les sages, ­c’est-à-dire la relation entre les sages, elle, est à
­l’image ­d’un jeu perpétuel et perpétuellement juste. ­L’image ­n’a donc
de valeur démonstrative que dans le cas des insensés.
­L’austérité de la pensée musonienne du mariage doit être lue à la
lumière des développements stoïciens sur l­’amitié. Pour l­’instant en
effet, nous parvenons au résultat que le mariage pour Musonius est, au
sein des pseudo-amitiés qui unissent les insensés, au plus proche de la
pleine réalisation de l­’amitié. Il nous faut donc c­ omparer le mariage
musonien à ­l’amitié des sages telle ­qu’elle est thématisée par les stoï-
ciens. Or, sur ce sujet, il semble que nous soyons devant une difficulté
qui risque ­d’obscurcir l­ ’analyse, car on a longtemps cru pouvoir déceler
des variations très importantes entre les différents auteurs sur cette
question. Ces variations procèdent du même raisonnement que celui,
déjà cité supra, à propos d­ ’Antipater sur le mariage, par A-J. Voelke.
PEUT-ON DÉCELER UNE ÉVOLUTION
DANS LA DOCTRINE STOÏCIENNE DE L­ ’AMITIÉ ?

Cette hypothèse2 pourrait être d­ ’une grande utilité pour expliquer la


pensée du mariage : on pourrait estimer que l­ ’évolution de la doctrine
sur l­’amitié justifie à la fois que l­’on puisse, au sein de l­’indifférent
que c­ onstitue l­’amitié des stulti, parler d­ ’une « plus grande amitié »,
1 Sur ­l’εὐκαιρία/opportunitas, cf. Cicéron, Fin. III, 45.
2 ­L’essentiel de ce passage a été publié dans la revue Vita latina, no 178, juin 2008, p. 53-72
sous le titre : « Les liens de la vertu : la doctrine stoïcienne de l­’amitié ». Je remercie
Marion Bourbon pour la pertinence de ses remarques et pour l­ ’attention de sa relecture.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 273

c­ ’est-à-dire, celle qui serait au plus près de ­l’amitié des sages et que
­l’on puisse également trouver dans cette amitié plus ­qu’une relation
abstraite. Cette « plus grande amitié » serait au c­ ontraire riche ­d’une
« épaisseur » psychologique, voire sentimentale, qui expliquerait alors,
du même coup, que le mariage ne puisse valoir que dans le cadre ­d’un
couple. D ­ ’une certaine manière, on c­ omprendrait par une autre voie
le passage de la polygamie à la monogamie, qui apparaîtrait alors
­comme une ­conséquence nécessaire des infléchissements stoïciens,
­puisqu’il semble que l­’on passe de la poluphilia à la valorisation de
­l’intimité avec l­’ami – cette dernière suscitant une sorte de soupçon
sur la pluralité ­d’amis.

Cadres problématiques de l­’interprétation moderne


de l­’amitié stoïcienne
Une opinion tenace dans les études antiques voudrait, au sujet de
l­ ’amitié, que ce q­ u’on appelle alors l­ ’ « ancien stoïcisme » ait prôné une
sorte de relation aussi idéale que finalement assez vide, doctrine qui,
selon certains, aurait ­connu un certain infléchissement par les philosophes
dits du « moyen stoïcisme » en direction de la prise en ­considération
­d’aspects plus « affectifs » de la relation. Ainsi, là où le stoïcisme ancien
aurait échoué dans ses analyses trop formelles et par là même pauvres1,
de ­l’amitié, Antipater et surtout Panétius, par leur attention à la réalité
de la pâte humaine, auraient été en mesure de proposer une juste théorie
des liens avec autrui. Ce qui est reproché à leurs prédécesseurs, ­c’est
­d’avoir dissout l­’amitié dans la généralité d­ ’un type de relation, celle
des sages entre eux : relation faite de justice, ­d’amitié, de vertu ; ­c’est
ce que J-C Fraisse a appelé le « formalisme dans l­’amitié2 ».

1 A-J. Voelke, Les rapports avec autrui dans la philosophie grecque ­d’Aristote à Panétius, Paris,
Vrin, 1961, p. 123, écrit ainsi : « Mais il faut ici remarquer que la ­conception stoïcienne
de ­l’amitié est bien creuse ­comparée aux ­conceptions ­d’Aristote ou même ­d’Épicure : cette
amitié véritable que le sage prétend porter à tous ses ­confrères en sagesse se ­confond à
la fois avec l­ ’amour de la vertu – ­c’est parce q­ u’il n­ ’y a rien de plus aimable que la vertu
et q­ u’elle est présente au même degré chez tous les sages q­ u’ils sont tous dignes d­ ’être
aimés – et avec la justice, qui ­consiste à donner à chacun ce qui lui revient et à ne rien
­s’approprier de ce qui ne nous revient pas. »
2 J.-C. Fraisse, Philia. La notion d­ ’amitié dans la philosophie antique, Paris, Vrin, 1974. « Le
formalisme dans ­l’amitié » ­constitue le titre du chapitre i de la troisième partie « Oubli
et survivance de ­l’amitié antique ».
274 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Pour rendre ­compte des différences de traitement à ­l’intérieur de


l­ ’École, ­d’un thème aussi ­complexe que ­l’amitié, on hésite entre ­l’argument
­d’une radicale nouveauté et celui d­ ’une progression de la doctrine, qui
implique à la fois une réinterprétation des mêmes fondements et une
­continuité qui vaut approfondissement dans une autre direction que
celle du formalisme des anciens, tout en ne ­s’y opposant cependant pas
totalement. Cette hésitation est tout à fait perceptible chez J.-C. Fraisse,
qui ­n’arrive pas à trancher entre un aménagement dans la ­continuité
et une transformation plus radicale1. Il souligne dès lors une position
ambiguë du « moyen » stoïcisme et prête à ces philosophes un éclectisme
qui aménagerait les dogmes dans le sens ­d’un humanisme proche de la
­concrétude de ­l’expérience humaine, en utilisant pour cela des apports
­d’autres écoles (et en particulier des apports aristotéliciens). J.-C. Fraisse
voit dans des tensions internes à la doctrine de l­ ’ancien stoïcisme (au sujet
des biens, notamment) la brèche dans laquelle Panétius ­s’est engouffré
et en use pour développer les dogmes dans une nouvelle direction que
lui imposaient ­d’autre part ses choix dans le système (­l’insistance sur
la nature propre et ses ­conséquences théoriques2). Dès lors, le stoïcisme
« ancien » a été dépassé mais il a jeté lui-même les fondations de ce
dépassement par une série d­ ’ambiguïtés que les auteurs n­ ’ont pu – ou
su, ou voulu – éclaircir et par un appareillage théorique qui était
suffisamment souple pour permettre ­l’innovation3. Postuler une telle
1 Ibid., p. 414 : « ­S’il est exact que le Laelius de Cicéron nous donne une idée plus c­ omplète
des vues de Panétius sur l­’amitié que le De officiis, et si le recours à d ­ ’autres sources,
­comme nous espérons l­ ’avoir montré, n­ ’en rompt pas ­l’unité doctrinale, il est manifeste
que la ­conception stoïcienne de la philia est radicalement transformée. […] Est-ce à dire
que les analyses de ­l’ancien stoïcisme soient pour ainsi dire mises entre parenthèses, et
que ­l’on en revienne directement à l­ ’inspiration c­ ommune des autres grandes philosophies
grecques ? Que l­’opposition à une certaine dévalorisation de l­’amitié soit ce qui anime
avant tout Panétius, et q­ u’il refuse de se c­ ontenter d­ ’un accord rationnel et impersonnel
entre les sages, illustration de la vertu, et non élément de celle-ci ? Il nous semble, en
fait, que la philosophie de ­l’amitié enseignée par le Laelius, si elle marque nettement une
opposition de cette nature, ­n’en est pas moins la ­conséquence d­ ’une mutation ­conférée à
la philia, et que l­ ’ancien stoïcisme reste le responsable de cette mutation. »
2 Cf. F. Alesse, Panezio di Rodi. Testimonianze, Milan, Bibliopolis, 1997, p. 23-39 : Il fine
­come vita c­ onforme alla natura individuale : Panétius ajoute à la définition de la vertu (vivre
­conformément à la nature, c­ ’est-à-dire au λόγος universel), la ­conformité à la nature indivi-
duelle, selon les ressources dont chacun dispose.
3 J.-C. Fraisse, op. cit. p. 373 : « il faut en tous cas remarquer que le problème de ­l’amitié
est un de ceux où la différence entre la doctrine la plus ­constante de ­l’école et celle de
certains novateurs, dans ­l’école elle-même, ­s’accuse le plus ; que ces novateurs eurent
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 275

évolution, là où la seule rareté des témoignages qui nous restent de


­l’ « ancien » stoïcisme devrait imposer la prudence, n­ ’a rien de nécessaire,
et cela se montre à partir de ­l’aspect qui devrait apparaître a priori le
plus formel : la définition de l­ ’ami c­ omme un bien, telle q­ u’on la trouve
par exemple dans Diogène Laërce, définition qui doit amener à mettre
en doute ce « formalisme ». Nous pourrons alors vérifier la richesse et
la profondeur de la notion ­d’amitié, qui, des fondateurs à Sénèque, en
passant par Panétius, n­ ’a fait que se ­confirmer.

Détermination de l­’ami ­comme bien extérieur :


la relation entre les sages est-elle « formelle » ?
L­ ’une de ces « tensions internes » dans la théorie de ­l’ « ancien » stoï-
cisme c­ oncernerait la définition de ­l’ami c­ omme un bien1. La distinction
des biens dans une pensée qui – du début à la fin2 – ne voit ­comme seul
bien que la vertu exige prudence et précautions. En fait, les biens dont
il ­s’agit ­s’identifient toujours en dernier ressort à la vertu et ­s’il arrive
­qu’on parle de biens extérieurs, cette extériorité ne doit évidemment
pas être entendue dans le sens de « bien du corps », ni même dans le
sens ­d’une extériorité à la vertu. En revanche, ­c’est ­l’extériorité à ­l’âme
de tel individu qui est visée. Afin de c­ omprendre non seulement pour-
quoi ­l’ami est un bien, mais aussi ce que cette définition nous apporte
quant à une définition de ­l’amitié, on peut lire une des distinctions que
Diogène Laërce rapporte quant aux biens :
a. Dès lors, parmi les biens, les uns ­concernent l­ ’âme, d­ ’autres sont extérieurs,
­d’autres enfin ni ne c­ oncernent l­’âme, ni ne sont extérieurs. b. 1. Ceux qui
­concernent l­ ’âme, ce sont les vertus et leurs actions ; 2. ceux qui sont extérieurs,
­c’est avoir une bonne patrie et un ami sage et leur bonheur ; 3. ceux qui ni
ne c­ oncernent ­l’âme ni ne sont extérieurs, c­ ’est être soi-même par soi-même
sage (τὸ αὐτὸν ἑαυτῷ εἶναι σπουδαῖον) et le bonheur3.

une influence décisive sur les dernière réflexions du monde antique à propos de la philia.
Cette différence, ces innovations, et cette influence sont liées à la place accordée, selon
les différents moments du stoïcisme, à la théorie des c­ onvenables… »
1 Cf. J.-C. Fraisse, op. cit., p. 363, 372.
2 À ce titre, il faut hautement suspecter D.L. VII, 128 (cf. A. Long, « Carneade and the
Stoic Telos », Phronesis, XII, 1967), et les développements de F. Alesse, op. cit., p. 87.
3 D.L. VII, 95 (= SVF III, 97a).
276 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

a. On ne peut ­comprendre, dans une telle division, que les stoïciens


aient pu admettre ­d’autres biens que la vertu. Une certaine ambivalence
de la caractérisation de ­l’ami ­comme « bien extérieur » a cependant
été soulignée, dans laquelle on a lu une sorte de distinction opposant
vertu et amitié :
Parmi ces « choses avantageuses », qui n­ ’ont rien d­ ’intérêts vulgaires, c­ omme
­c’est le cas de bien des préférables, il faut sans doute ­compter les vertus et
­l’amitié elle-même. Mais celle-ci ne saurait être purement et simplement
assimilée à une vertu, puisque, selon les classifications courantes déjà ren-
contrées, les vertus ­comptent au nombre des biens de ­l’âme seule, alors que
­l’ami est un bien extérieur1.

Voir dans cette distinction une diversité des biens serait tout à fait
paradoxal. Il n­ ’y en a q­ u’un : la vertu, mais en tant que bien, elle offre
plusieurs visages. Le passage cité de Diogène Laërce suit une définition
du bien ­comme utile et, ­conformément à la définition par Crinis de
la partition2, classe cette utilité selon des lieux, à partir ­d’un centre
qui est l­’âme de tel individu I, qui peut être soit un sage, S1, soit un
insensé, F. Dès lors, la vertu peut ­constituer soit ­l’état de ­l’âme de
S1, soit ­l’état de ­l’âme de ­quelqu’un qui ­n’est pas I (on ­l’appellera
S2, individu toujours sage, l­’ami, ou le groupe d­ ’individus, la patrie
etc.) : on s­’intéresse alors à la relation entre I et S2, relation qui peut
être soit ­d’un insensé à un sage (F/S2), soit ­d’un sage à un sage (S1/S2).
Enfin, la vertu peut être c­ onsidérée c­ omme partie de l­ ’individu I, qui
est alors le sage S1.
La question à laquelle répond ce texte pourrait être posée en ces
termes : si la vertu est le seul bien et un état de ­l’individu, c­ omment
déterminer ce sur quoi elle agit en tant ­qu’utile ? La réponse pourrait
­s’énoncer ainsi : elle agit ­d’une part sur ­l’âme de S1 ;  ­d’autre part sur
tout autre individu en relation avec un sage ; elle agit enfin sur toute
la personne de S1.
b. 1. La vertu est le bien qui c­ oncerne l­’âme, c­ ’est-à-dire un état
spécifique de l­ ’âme – ce pourquoi la vertu est corps : elle n­ ’est pas autre

1 J.-C. Fraisse, ibid., p. 354.


2 D.L. VII, 62 : « Une partition est un classement (des éléments) ­d’un genre selon des lieux,
­comme le dit Crinis ; par exemple : parmi les biens, les uns sont relatifs à ­l’âme, les autres
relatifs au corps. »
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 277

chose que ­l’âme de tout sage, sinon elle ­n’est ­qu’un mot. Elle est ­d’abord
un bien en tant ­qu’elle est ­l’état ferme, ­constant et stable de ­l’âme du
sage. Il n­ ’y a pas véritablement de différence entre la vertu et l­’action
vertueuse, la seconde étant le mode de manifestation de la première :
toute action est une manière ­d’être relative de ­l’âme – en tant que tout
ce qui agit, agit sur quelque chose (ainsi les stoïciens définissent-ils la
promenade, par exemple, ­comme un corps1) qui dépend de la manière
­d’être de l­ ’âme (savoir si elle est correctement tendue, auquel cas toute
action est sage, ou pas, auquel cas toute action est vicieuse).
b. 2. Considérer les biens extérieurs (la patrie bonne et ­l’ami bon)
­comme extérieurs à la vertu, c­ omme des facteurs ou des circonstances
favorables par exemple, reviendrait à interpréter c­ omme « bien exté-
rieur » quelque chose dont l­ ’extériorité même soit ­l’exclurait du bien (si
on affirme que seule la vertu est un bien) soit nous obligerait à penser
la vertu c­ omme relative : or la vertu demeure toujours ferme, égale à
elle-même et rien ne la favorise (admettre le c­ ontraire ferait reculer très
sérieusement le stoïcisme, qui, de fait, tomberait alors sous ­l’argument
général des Académiciens : les stoïciens disent les mêmes choses que
nous, sous ­d’autres termes). Si l­ ’on accepte que le bien extérieur n­ ’est pas
extérieur à la vertu mais à ­l’âme de ­l’individu I, on peut alors distinguer
deux cas, en ce qui ­concerne la partition biens extérieurs. La vertu ­d’un
autre (­c’est-à-dire ­l’âme ­d’un sage) peut en effet agir de deux façons,
selon que I, référent, est sage ou insensé.
– ­S’il est insensé, ­d’abord (F/S2). Il est exact que « seuls les sages sont
amis », « être amis » indiquant ici une relation réciproque. Il faut alors
distinguer « être amis » de « être l­ ’ami de… », cette dernière expression
ne déterminant pas une relation d­ ’amitié, mais une relation où le sage
aime, mais ne reçoit en retour aucune amitié (­l’insensé quant à lui ne
pouvant ni ­comprendre ni pratiquer ­l’amitié ­qu’il reçoit pourtant). Le
sage est ami de tous, sages et insensés, au sens où il recherche ­l’accord

1 Sénèque, Ep. 113, 23 : « […] Cléanthe et Chrysippe ne sont pas d ­ ’accord sur ce q­ u’est
la promenade. Cléanthe dit : “­C’est un souffle qui passe du siège de ­l’âme ­jusqu’aux
pieds”. Selon Chrysippe, c­ ’est l­’âme elle-même. » On peut penser que la divergence
entre Cléanthe et Chrysippe porte essentiellement sur le type d­ ’action que ­constitue la
promenade : action sur le corps ou action de ­l’âme sur elle-même, en tant que lorsque
­l’âme meut le corps, elle doit préalablement donner son assentiment à la représentation de
­l’action (­l’assentiment dès lors est le versant logique, et logiquement premier, de ­l’action,
et distinguer l­ ’assentiment de l­ ’action demeure abstrait).
278 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

des hommes et l­’amitié1. Ami de tous, tous ne sont cependant pas


ses amis. Cette amitié, nullement partagée, étant un « accord autant
que possible » avec les autres hommes, c­ omme le montre un texte de
Stobée, qui justifie par ailleurs que cette relation à sens unique soit
effectivement un bien :
Le sage, qui se montre affable, habile, stimulant, qui poursuit à travers les
relations la bienveillance et l­ ’amitié (ὁμιλητικὸν ὄντα καὶ ἐπιδέξιον καὶ προτρε-
πτικὸν καὶ θηρευτικὸν διὰ τῆς ὁμιλίας εἰς εὔνοιαν καὶ φιλίαν), ­s’accorde autant que
possible à la foule des hommes, auprès de laquelle il est charmant, gracieux,
persuasif, mais aussi séduisant, sagace, pertinent, vif d­ ’esprit, simple, sans
­complexité, sans détour et sincère (ἐπαφρόδιτον εἶναι καὶ ἐπίχαριν καὶ πιθανόν,
ἔτι δὲ αἰμύλον καὶ εὔστοχον καὶ εὔκαιρον καὶ ἀγχίνουν καὶ ἀφελῆ καὶ ἀπερίεργον
καὶ ἁπλοῦν καὶ ἄπλαστον) : tout au ­contraire de l­ ’insensé2.

Cette « chasse » (­puisqu’il est θερευτικόν) du sage peut être définie


de deux manières : ­d’une part, elle est chasse dirigée vers ceux qui
manifestent des prédispositions pour la vertu, c­ ’est, pourrait-on dire,
le cadre général de ­l’eros stoïcien. ­D’autre part, elle peut être volonté
­d’être ami avec les insensés qui ne montrent aucun progrès. ­C’est par
cet amour que le sage est προτρεπτικός : son affabilité, sa ­compréhension
au sens large, font de lui le meilleur éducateur possible, même si sa
relation n­ ’est pas partagée. Son amour prend donc la forme ­d’une
pédagogie patiente : la relation avec un tel homme a toujours un effet
psychagogique. En face du sage, l­’insensé prend toute la mesure de
sa folie et, à défaut d­ ’en prendre c­ onscience, peut expérimenter cette

1 On retrouverait cela, mutatis mutandis, chez Marc-Aurèle, IX, 27 : « ­Lorsqu’un autre te
blâme ou bien te hait ou bien l­orsqu’ils crient de telles choses, va à leurs âmes, passe en
eux, et vois ce ­qu’ils sont. Tu verras ­qu’il ne faut pas te tourmenter pour ce ­qu’ils pensent
de toi. Il faut cependant être bienveillant envers eux (εὐνοεῖν μέντοι αὐτοῖς) : par nature,
en effet, ils sont des amis (φύσει γὰρ φίλοι), et les dieux leur viennent en aide de diverses
manières : à travers les rêves, à travers les oracles, pour ces choses, de fait, vers lesquelles
ils se portent. » (Cf. la remarque de A. S. L. Farquharson, The Meditations of the Emperor
Marcus Aurelius, Oxford, Clarendon Press, 1968, vol. II, p. 806, en ne prenant pas τὰ
ψυχάρια pour un diminutif péjoratif : il ­s’agit, ­comme le suggère la traduction anglaise,
de leur « inward selves »). Celui qui aspire à la sagesse doit ainsi c­ omprendre que tout
homme doit être regardé ­comme un ami, ­comme le dieu lui-même vient en aide à tous
les hommes, sans distinction, en leur apportant, peut-être sans ­qu’ils le sachent, non pas
ce q­ u’ils demandent, mais ce qui fait la vérité de leur demande. Cf. Farquharson, op. cit.
p. 807.
2 SVF III, 630, part.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 279

folie par différence avec ­l’être du sage. Le sage ­n’a rien ­d’un miroir qui
renverrait un reflet plus ou moins ­complaisant. La relation avec lui
échappe aux projections spéculaires. Le résultat d­ ’une telle c­ onfrontation
dépendra alors du degré de folie de ­l’individu : il peut, doté ­d’un bon
naturel, aspirer à la relation vertueuse, ­comme il peut rejeter la vertu et
ne pas supporter la ­contradiction dans laquelle le jette le sage – le sage
­n’en aura pas moins été un bien, en tant ­qu’il aura permis de déceler
un écart. C­ ’est notamment dans l­ ’insistance sur la simplicité q­ u’il faut
voir le plus grand bénéfice de ­l’amitié du sage (les termes voisins sont
nombreux – « ἀφελῆ καὶ ἀπερίεργον καὶ ἁπλοῦν καὶ ἄπλαστον » – tous
ces termes désignant la simplicité d­ ’esprit) : l­’insensé en effet n­ ’a pas
cette simplicité, lui dont l­ ’être est éclaté en une multiplicité d­ ’affects –
il se trouve sans cesse aux prises ­d’une ­complexité inhérente à son état
psychologique, où rien ne peut être simple, parce que ­l’affect non maîtrisé
­complique toujours tout. Face au sage, c­ ’est sa propre c­ omplexité que
­l’insensé vit et dont il perçoit toute ­l’illusoire ­consistance. La relation
au sage lui donne ­l’occasion ­d’une relation où ­l’insensé est enfin lui-
même, c­ omme face à lui-même et à ses propres c­ ontradictions. Le sage
permet ce retour sur soi et, si ce ­n’est la prise de ­conscience, du moins
­l’expérience de l­ ’illusion d­ ’une intériorité multiple et protéiforme. Être
enfin soi-même avec lui, voilà ce que propose le sage à ­l’insensé, même si
ce « soi-même » se décline dans la relation c­ omme un soi c­ ontradictoire,
­complexe et illusoire – ­c’est toutefois le début ­d’un parcours vers une
juste expérience de ­l’intériorité. Cet exemple de relation ­d’amitié, où
un seul est ­l’ami, montre également pourquoi ­l’ami est dit également
« bien instrumental1 » (ποιητικόν).

1 D.L. VII, 96-97 (= SVF III, 107, part.) : « Et parmi les biens, certains sont ultimes
[­contiennent en eux leur fin] (τελικὰ), ­d’autres agents [produisent cette fin] (ποιητικά).
Par suite, l­ ’ami et les avantages qui viennent de lui sont des biens agents. La résolution,
le bon sens, la liberté, la plénitude, le c­ ontentement, l­ ’absence de chagrin, et toute action
­conforme à la vertu sont ultimes. Biens agents et ultimes sont les vertus. En tant ­qu’elles
accomplissent le bonheur, elles sont des biens agents. En tant q ­ u’elles le remplissent
­complètement, au point ­d’en être les parties, elles sont ultimes » ; Cicéron, Fin. III, 55 :
« Suit cette division : dans les biens, certains atteignent cette fin ultime (­c’est ainsi en
effet que ­j’appelle ce ­qu’ils nomment “τελικά”, en vertu de cela même dont nous nous
sommes c­ onvenus, ­comme il nous a plu : dire en plusieurs mots ce que ­d’un mot nous ne
pourrions dire, afin de ­comprendre la chose), ­d’autres la produisent, les Grecs les appellent
ποιητικά, ­d’autres font les deux. En fait de biens qui atteignent, il ­n’y en a aucun à part
les actions honnêtes, pour ce qui est des biens qui produisent, il n­ ’y en a aucun, à part
280 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

On ­comprend dès lors la légitime suspicion des stoïciens envers les


amitiés qui n­ ’auraient pas d­ ’ancrage dans la vertu, les pseudo-amitiés
entre insensés :
La feinte (εἰρωνεύεσθαι), ils disent que c­ ’est le fait des insensés, car personne,
libre et sage, ne feint. De même aussi blesser par les sarcasmes, qui est feindre
en tournant ­quelqu’un en dérision1.

Le risque est grand en effet que ces amitiés ne cachent des intérêts
autres q­ u’une vie heureuse correctement entendue, ou des épanchements
­d’émotions qui ne rendent assurément pas c­ ompte de la nature réelle
de ­l’attachement, lequel provient non pas ­d’élans désordonnés, où l­ ’ami
devient support imaginaire ­d’une multitude ­d’affects qui ne sont la
preuve que ­d’une personnalité diffractée, mais ­d’une volonté de tisser
des liens entre des êtres et non entre des êtres plus illusoires que réels,
des liens qui ne soient donc pas court-circuités par des motivations
­d’ordre phantasmatique. Seul le sage peut « supporter » et maîtriser
ces projections, pour en permettre, le cas échéant, la ­conversion par
la raison de ­l’insensé. Avec toutes les précautions ­d’usage, on pourrait
dire que ­l’amitié du sage ressemble, ­lorsqu’elle permet un progrès, au
transfert psychanalytique, avec la neutralité bienveillante de l­ ’analyste, à
ceci près que le sage aimera érotiquement le cas échéant. ­C’est en tout
cas la position typiquement philosophique du maître.
Pour nous résumer, on peut ainsi écrire que ­l’amitié du sage pour
­l’insensé a cette utilité ­qu’elle réunit les ­conditions favorables (elle ­n’en
dépend pas, mais les crée) pour une relation à soi-même dégagée de
­l’illusion et peut induire chez ­l’insensé une action de soi-même sur
soi-même.
– ­L’autre cas est celui de la relation entre deux sages. ­L’individu I
est alors S1, lui-même sage et le sage S2, ­l’ami, agit sur lui (S1/S2). Il
­s’agit alors d­ ’une relation que ­l’on peut appeler « amitié réciproque ».
­C’est le seul cas où le mot amitié trouve son plein sens. Nous ­n’allons

l­’ami, mais ils veulent que la sagesse à la fois atteigne et produise la fin. Car la sagesse,
parce ­qu’elle est une action accordée à elle-même, appartient à ce genre que j­’ai appelé
atteignant la fin ; ­comme d ­ ’autre part, elle amène et produit des actions honnêtes, on
peut la dire agent » – ­c’est bien ­l’ami (amicum) et non l­ ’amitié, qui est bien instrumental,
­contrairement à la traduction Martha.
1 SVF III, 630
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 281

néanmoins ne nous intéresser q­ u’à l­’action de S2 sur S1, ce que nous en


disons impliquant la réciproque. La suite du texte de Stobée nous aide
à c­ omprendre ce type de relation :
­ ’est seulement entre les sages ­qu’ils admettent ­l’amitié, parce ­qu’entre eux
C
seulement advient la c­ oncorde (ὁμόνοια) au sujet des choses selon la vie : la
­concorde est la science des biens c­ ommuns. L ­ ’amitié véritable (φιλίαν γὰρ
ἀληθινὴ) en effet n
­ ’usurpe pas son nom et est incapable d­ ’exister sans fidélité
et ­constance (χωρὶς πίστεως καὶ βεβαιότητος)1.

Cette amitié réciproque est ainsi rendue possible par la pleine vérité
de la relation, qui se trouve dans le ­commun ancrage dans la vertu :
­c’est cette vertu qui rend la relation ferme, inébranlable et fidèle.
­L’action de la vertu du sage sur un autre sage vise, c­ omme le montre
Sénèque, à lui donner ­l’occasion ­d’exercer sa vertu :
Le sage, encore ­qu’il se suffise (­contentus est se), ne veut pas moins avoir un
ami, ne serait-ce que pour exercer ­l’amitié (ut exerceat amicitiam), pour ne pas
laisser languir une si grande vertu. Il ne veut pas, c­ omme Épicure le disait
dans la lettre susmentionnée, « ­quelqu’un qui veille à son chevet en cas de
maladie, qui le secoure dans les fers ou dans l­ ’indigence ». Il veut q­ uelqu’un,
afin de veiller lui-même à son chevet de malade, afin, ­s’il le voit pris dans la
mêlée, de le sauver lui-même des geôles ennemies2.

On peut sans nul doute élargir cette interprétation à la bonne patrie


(dans le sens où le sage n­ ’exercera une action politique que dans une
patrie en progrès3), aux bons enfants et aux parents sages, puisque les
proches par le sang sont d­ ’une manière spécifique, ­lorsqu’ils sont sages
évidemment, des amis4.
Sénèque, interprète du Stoïcisme, apporte un grand secours et ce,
malgré la position de J.-C. Fraisse5, pour qui Sénèque c­ onfondrait ici
bien et indifférent. Il est tout à fait exact que ce ­qu’il décrit dans ce
passage ressemble aux propos du De Providentia, où, paradoxalement en
apparence, les maux – ou plus exactement ces indifférents supposés tels

1 Ibid.
2 Sénèque, Ep. 9, 8 (trad. H. Noblot légèrement modifiée).
3 Cf. SVF III, 611 : « … le sage prend part à la vie politique et de façon plus grande dans ces
sociétés politiques qui montrent quelque progrès vers des sociétés politiques achevées. »
4 Il s­ ’agit de la φιλοστοργία.
5 J.-C. Fraisse, op. cit. p. 355, n. 29.
282 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

par les insensés – se révèlent occasions ­d’exercice de la vertu. Celle-ci


revêt alors une fonction accidentelle de modèle, elle est pédagogique en
sa manifestation. Mais il ne faut pas ­confondre cependant ­l’indifférent
qui, selon le kairos, peut devenir occasion de vertu, avec ce bien qui, tout
le temps, par la fermeté et la solidité des liens que ­l’on peut avoir avec
cet ami que l­’on choisit, demeure occasion de vertu. On pourrait oser
un parallèle entre, non pas ­l’indifférent qui fournit ­l’occasion ­d’exercer
la vertu, mais selon le propos même de Sénèque, entre la providence
– qui est bonne et sage – et l­’ami. La providence est toujours occasion
de vertu, tandis q­ u’on ne saurait la réduire à un indifférent, p­ uisqu’elle
­constitue l­’expression achevée de l­’amitié q ­ u’éprouve le dieu pour
­l’homme (­l’homme accompli étant le sage). Providence qui organise
tous les événements pour chacun des individus. De fait, Sénèque montre
que si le sage ­connaissait ce que la Providence veut, il irait au devant de
sa volonté, lui qui n­ ’est adéquatement lui-même que de laisser parler
en lui, sans obstacle, la (sa) nature (il vit alors c­ onformément à la et sa
nature, ­comme le veut ­l’expression par Cléanthe du telos stoïcien), lorsque
­l’insensé met tant ­d’obstacles imaginaires à ce laisser-être fondamental.
La volonté du sage ­s’identifie ainsi à celle de la providence, identité
qui n­ ’a pas besoin ­d’être fondée sur une quelconque ­connaissance des
desseins de la nature, ­puisqu’elle ­l’est sur une acceptation sans réserve
de ceux-ci. Ainsi en va-t-il de l­’amitié entre les sages : enracinée dans
la volonté c­ ommune d ­ ’adhérer à l­’ordre du monde tel q­ u’il se donne
en eux – ­c’est là l­ ’expression de cette homonoia, ­concorde fondamentale
entre les sages. En d­ ’autres termes, l­ ’attachement à ­l’ami a la qualité de
­l’attachement au dieu. De fait, toute action de l­’ami devient occasion
­d’exercice de la vertu. L­ ’attachement à l­’ami peut alors se mesurer à la
capacité ­qu’a le sage ­d’être adéquat avec sa nature : il est détachement
­d’un soi qui serait pathologiquement (au sens désormais c­ ommun de ce mot)
autocentré, parce ­qu’à la manière de ­l’insensé il serait imaginaire, tout
en demeurant ­convenablement autocentré, dans le sens où ­l’ami vertueux
peut être dit à bon droit alter ego, au sens d­ ’une c­ onvergence de vie et
­d’aspirations et dans le sens où le sage dans l­’amitié ­n’exprime que sa
nature, q­ u’il n­ ’aliène pas dans une relation phantasmatique à l­’autre.
­L’ami est donc un bien, en tant ­qu’il agit effectivement sur la vertu et
cela parce ­qu’il est vertueux. En ce sens, il ­n’est guère un bien extérieur à
la vertu, mais extérieur à cette âme q­ u’est l­ ’âme de tel sage : l­ ’extériorité
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 283

est ici distinguée à partir du critère q­ u’est cette âme individuée par la
qualité individualisante (τὸ ἰδίως ποιόν – tel sage identifié : il ­n’existe en
bon stoïcisme que des individus et ­comme deux feuilles ­d’arbres ne sont
pas identiques, deux sages ne le seront pas plus). La vertu est relative à
­l’âme en tant que c­ ’est ­l’âme dans un certain état (ce que les stoïciens
ont thématisé sous la catégorie du πως ἔχον – manière d­ ’être), ­l’ami est
extérieur en tant ­qu’on appréhende sa vertu ­comme une manière ­d’être
de son âme relative à ­l’âme du sage (­c’est la catégorie du πρὸς τι πως
ἔχον – manière ­d’être relative, tout individu est toujours analysé « en
situation », selon l­’heureuse formule de V. Goldschmidt1). Pour nous
résumer, nous dirons que l­’ami du sage agit sur la vertu du sage, en
tant ­qu’il donne l­’occasion au sage d­ ’agir vertueusement.
b. 3. Sextus Empiricus, alors q­ u’il expose une classification stoïcienne
des biens (les biens relatifs à l­ ’âme – τὰ περὶ ψυχήν, les biens extérieurs
–  τὰ ἐκτὸς et les bien ni relatifs à ­l’âme ni extérieurs –  τὰ οὔτε περὶ
ψυχὴν οὔτε ἐκτός), explique ainsi q ­ u’être sage2 ne c­ onstitue ni un bien
relatif à l­’âme ni extérieur :
οὔτε γὰρ ἐκτὸς ἑαυτοῦ δυνατὸν εἶναι αὐτὸν οὔτε περὶ ψυχὴν· ἐκ γὰρ ψυχῆς καὶ
σώματος συνέστηκεν.
« Il ne peut être en effet ni à l­’extérieur de lui-même, ni relatif à l­’âme, car
il est c­ omposé ­d’une âme et ­d’un corps3. »

Le sage ne saurait se réduire à son âme (sinon ce serait accréditer


l­’objection académicienne c­ ontre le sage stoïcien dont la nature serait
coupée en deux, en oubliant le corps et la définition stoïcienne de la vertu

1 Sur les catégories stoïciennes, cf. LS ch. 28-29 et V. Goldschmidt, Le système stoïcien…,
p. 19-25.
2 On peut sans nul doute s­ ’étonner de la formulation de Diogène Laërce. On sait en effet, et
Sénèque (Ep. 117, 2-3) nous le rappelle, que « La sagesse est un bien, disent-ils ; ils sont ainsi
amenés par c­ onséquence logique à la dire, elle aussi, corporelle. Mais être sage n­ ’implique
pas d­ ’après eux, la même c­ ondition. C ­ ’est quelque chose d­ ’incorporel, c­ ’est l­ ’accident d­ ’une
chose autre qui est la sagesse ; cet accident n­ ’a pas d­ ’action ni d­ ’utilité quelconque » (trad.
H. Noblot). Il résout toutefois notre problème en distinguant le λεκτόν et la chose à laquelle
il réfère – « être sage » ­n’est en effet ­qu’une expression, qui doit ­s’appliquer à un sage (pour
autant ­qu’elle soit vraie). De fait, ­lorsqu’on dit q­ u’être sage est un bien, ­c’est à ­l’individu
­qu’on pense. La même chose vaut pour la formulation du bien extérieur, cf., pour une autre
formulation, Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 46 (= SVF III, 96) : « extérieur, c­ ’est ­l’ami
et l­ ’homme sage, ainsi que les enfants et parents sages et les choses semblables. »
3 Sextus Empiricus, ibid.
284 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ omme seul bien) ; le sage n­ ’est pas cependant extérieur : il ne peut en


effet être extérieur à lui-même. Le fait ­d’être sage détermine donc le sage
­comme corps animé par la vertu elle-même. Il est un bien, à présent,
parce que le sage agit sur lui-même : « τὸ αὐτὸν ἑαυτῷ εἶναι σπουδαῖον ».
Il faut souligner ici le αὐτὸν ἑαυτῷ, qui montre clairement que le sage est
agent de sa sagesse mais également, ce qui nous éclaire pour tout ce qui
­concerne ­l’éducation à la vertu, que le corps est engagé dans ­l’acquisition
de la vertu. Cette action du sage sur lui-même assure au souffle de son
âme une tension correcte ce qui ne définit pas autre chose que le bonheur.
À partir de cette analyse de ­l’utilité de ­l’ami, on peut tirer plu-
sieurs ­conclusions. La première serait que cette utilité de ­l’ami dessine
les fondements d­ ’une doctrine des bienfaits entre les sages, thème qui
pourrait sembler paradoxal et dont Sénèque montre pourtant toute la
légitimité dans la dernière partie du De beneficiis. Toute action du sage
relève du bienfait pour un autre sage, parce ­qu’elle lui sera utile. Plus
profondément peut-être, on peut interpréter la relation entre les sages
autrement que par un formalisme abstrait : ce ­n’est pas verser, en effet,
dans une théorisation vide que de penser l­’amitié ­comme :

1. une relation réciproque qui se noue par delà les distances1 – le
sage est membre de cette c­ ommunauté des sages, qui n­ ’a pas
forcément à être expérimentée pour être vécue, il sait ­qu’il est
aimé et q­ u’il a de quoi l­ ’être – ne serait-ce que par le dieu, s­ ’il
­n’existe pas ­d’autres sages ;
2. une relation qui a toutes les caractéristiques de la plus pro-
fonde intimité.

­C’est du moins ce qui ressort d­ ’un nouveau texte de Stobée qui nous
permet, semble-t-il, d­ ’éclairer ­l’intimité des sages, par-delà leur sépara-
tion dans l­’espace et donc de reprendre le problème que l­’anthologiste
nous avait précédemment posé. En proposant une nouvelle classification
des amitiés, il montre en effet que les amitiés ­communes ne doivent
pas être classées parmi les biens, parce ­qu’elles ont pour fin l­’utilité,
mais plus encore peut-être parce que ces amitiés ne recouvrent que de
pseudo-liens entre personnes qui ont été séparées :
1 Cicéron, Nat. Deor. I, 121 : « Censent autem sapientes sapientibus etiam ignotis esse amicos » =
« Ils estiment que les sages sont amis des sages, même s­ ’ils ne se ­connaissent pas. »
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 285

En trois sens est dite ­l’amitié. Selon la première façon, ­d’une part, ­c’est à
cause de ­l’utilité ­commune, selon laquelle on dit ­qu’il y a des amis – celle-ci
­n’est pas dite être un bien, par le fait que, des choses qui ont été séparées (ἐκ
διεστηκότων), il ne peut exister, ­d’après eux, aucun bien. La dite amitié signifie
en second lieu une retenue amicale (κατάσχεσιν οὖσαν φιλικὴν) de la part des
proches, qui sont dits biens extérieurs, enfin, l­ ’amitié envers soi-même (περὶ
αὐτὸν φιλίαν), selon laquelle on est ami des proches, dont ils montrent q ­ u’elle
appartient aux biens de l­ ’âme1.

­L’expression ἐκ διεστηκότων doit retenir toute notre attention : les


insensés sont étrangers les uns les autres, ­comme les parties ­d’un tout
qui ont été séparées. Le texte en rappelle un autre, de Plutarque à propos
du mariage : la relation entre époux est telle que les deux forment un
tout unifié. Or Plutarque détermine alors une classification tripartite
des types de liens qui ­n’est pas sans rapport avec celle de Stobée :
Parmi les corps, les philosophes disent des uns q­ u’ils sont c­ omposés ­d’éléments
distincts (ἐκ διεστὼτων), ­comme une flotte et une armée, ­d’autres de parties
jointes (ἐκ συναπτομένων), ­comme une maison ou un navire, ­d’autres enfin
­qu’ils forment un tout ­d’une seule nature (ἡνωμένα καὶ συμφυῆ), c­ omme ­c’est le
cas de chaque être vivant. C­ ’est à peu près ainsi que, dans le mariage, l­ ’union
des gens qui ­s’aiment forme un tout ­d’une seule nature, celle des gens qui
­s’épousent pour la dot ou pour les enfants est c­ omposée de parties jointes,
celle des gens qui ne font que coucher ensemble, ­d’éléments distincts et on
pourrait penser ­d’eux ­qu’ils habitent ensemble mais ne vivent pas ensemble2.

Si l­ ’on admet que les amitiés ­communes chez Stobée sont à ­l’image
des réunions ­d’éléments ­composites, il resterait à montrer que l­ ’amitié
qui vient des proches se ­compare à un assemblement d­ ’éléments joints,
tandis q­ u’on rapprochera ­l’amitié des sages au tout ­d’une seule nature
que forme un couple. Or on peut soutenir ces c­ omparaisons. D ­ ’une part
en effet, l­’amitié en tant que bien extérieur définit ­l’amitié ­d’un sage
(une véritable amitié, qui fait de ­l’ami – du sage – un être réellement
profitable et donc un bien). D ­ ’autre part à présent, la fin du texte de

1 SVF III, 98. La traduction de κατάσχεσις pose un problème : je ne suis pas le LSJ (« atti-
tude » – cette phrase est la référence pour ce sens) pour ce qui apparaît un état de retenue
amicale envers les proches. Le lexique des SVF ne mentionne que cette occurrence du
terme et κατάσχεσις paraît une précision importante quant à la σχέσις (manière ­d’être,
disposition) envisagée : il y a une sorte de tension de ­l’âme dans cette retenue et une sorte
de pudeur.
2 Plutarque, Conj. Praec., 34, 142E-143A.
286 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Stobée montre en quoi l­ ’amitié est vertu (on a vu pourquoi l­ ’ami est un
bien extérieur) : être ami de ­quelqu’un en effet, ­c’est étendre ­l’amitié
que ­l’on se porte à soi-même, étendre la philautia1 à ­l’autre, expérimenté
­comme un autre soi-même. L­ ’amitié est dès lors un bien relatif à l­ ’âme,
dans le sens où elle est vertu. Par delà les distances, les sages ­connaissent
ainsi toujours l­’unité de la vertu et sont unis par elle, c­ ’est-à-dire par
­l’harmonie de leurs vertus respectives avec la nature.
On pourrait écrire sans surinterpréter les textes que les âmes des
sages sont au diapason (et, par la même, dans une proximité intime
avec ­l’âme du dieu qui elle-même, s­’étend à travers toutes choses), ce
qui explique d­ ’autre part que les amis ne forment q­ u’un, parce que
leur ­communauté est un mélange. Si seuls les sages sont véritable-
ment amis et citoyens de la Cité de Zeus, c­ ’est parce q­ u’eux seuls for-
ment ensemble un corps : ­s’égalant à la Nature, ils prennent à la fois
­l’extension du tout et sont pleinement parties de cette Nature. C ­ ’est
toutefois la définition la plus rigoureuse de ce mélange que ­constitue la
krasis, mélange par lequel Plutarque identifie le mariage et qui, même
si aucun texte à notre c­ onnaissance ne le dit clairement, peut servir
à caractériser l­’amitié des sages (la notion de συμπάθεια, clairement
indiquée par Plutarque ­lorsqu’il montre que lorsque le sage étend le
doigt sagement, ce sont tous les sages qui en tirent profit, ajoute un
élément dans ce sens2). Le sage est l­ ’alter ego ­d’un autre sage, parce que,
hormis la différence des qualités individualisantes, du point de vue de
la tension de ­l’âme, ils sont parfaitement semblables et participent par
là parfaitement au gouvernement de Zeus, en tant que parties pleine-
ment étendues dans le tout et c­ omprenant parfaitement tout décret
de la providence divine. 3. Enfin, il n­ ’est pas vrai que cette définition
de ­l’amitié manque de distinctions psychologiques – ­qu’on en juge
par la ­complexité de ­l’amitié que le sage porte à ­l’insensé. Entre les

1 Cf. A. Petit, article « amitié » in Dictionnaire d­ ’éthique et de philosophie morale, (éd. M. Canto-
Sperber), PUF, 1996, p. 30-31 : la φιλαυτία « procède des mêmes raisons que [­l’amitié],
car si ­l’on est fondé à ­s’aimer soi-même – et tel est bien le point – ce ­n’est pas pour des
raisons étrangères aux raisons qui nous font aimer ­l’ami, la raison du philein (aimer)
précède son application à moi ou à ­l’autre, il y a, si ­l’on peut dire, une racine ­commune à
­l’amour de soi et à ­l’amitié ». Voir également A. Banateanu, La théorie stoïcienne de ­l’amitié,
Essai de reconstruction, Le Cerf, Éditions universitaires de Fribourg, coll. Pensée antique et
médiévale, Vestigia, 27, 2001, p. 68-71, qui cite ce passage.
2 Plutarque, Comm. Not., 1063 F.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 287

sages, cependant, elle pourrait le paraître : c­ ’est parce que, justement,


il est parlé ici de la véritable amitié, la seule, qui ­n’a guère besoin
­d’un épanchement de sentimentalité1 qui ne peut être ­qu’occasionnel
et toujours sujet à caution, tant les sentiments peuvent être marqués
par la passion et par des désirs autres que rationnels (ce qui différen-
cie ­l’epithumia, désir désordonné de l­’insensé, de la boulêsis, volonté
rationnelle, du sage, bonne passion). L­ ’amitié des sage se développe au
­contraire dans la fermeté ­d’une relation dont la seule vérité et le seul
critère, tiennent dans cet attachement ferme et stable, qui n­ ’a besoin
pour exister ­d’aucune autre chose que lui-même et dont le seul motif
tient dans la vertu : non pas une vertu désincarnée, mais bien la vertu
toujours individualisée de tel sage, à laquelle participent les autres sages,
en lui permettant de s­’exercer. Rappelons que le sage ­n’est pas dénué
de bonnes passions, dans le sens d­ ’un épanouissement de ­l’âme, parmi
lesquelles la bienveillance (εὔνοια), la mansuétude (εὐμένεια), ­l’affection
(ἀσπασμός) et l­ ’attachement (ἀγάπησις), de la part d­ ’un homme qui se
distingue par sa jubilation (τέρψις), sa gaieté (εὐφροσύνη) et sa bonne
humeur (εὐθυμία)2. On pourrait prendre un exemple – dont la portée
est, par le fait même, limitée : la relation la plus vraie (par là même, la
plus ­concrète) ­n’a rien de la jouissance d­ ’une intimité d­ ’un instant, aussi
riche soit-elle ; elle tient en revanche dans la certitude tout au long du
temps, d­ ’une relation qui, peut-être sans effusion, dure et a l­ ’efficience
pratique ­d’un encouragement – certes inutile pour le sage – à exercer
sa vertu et ­d’une multiplicité ­d’occasions pour le faire, où ce qui est
­commun ­n’est pas tel ou tel trait mais toutes choses, en tant que toute
appartenance pour le sage est toujours sublimée par la vertu. Loin de
se satisfaire d­ ’une pensée abstraite de la relation à autrui, les stoïciens
en dégagent au ­contraire très profondément les simples ­conditions de
1 Épanchements qui ne sont pas inconnus des épicuriens. A-J Festugière, dans Épicure
et ses dieux, PUF, 19974 (1ère édition 1946), cite le cas de Colotès, tombant aux genoux
­d’Épicure (fragment 141 Us.) et auquel le Maître écrit : « Dans ta vénération pour ce
que je disais alors, tu fus pris du désir, peu ­conforme à notre philosophie de la nature,
de ­m’embrasser en ­t’attachant à mes genoux et de me donner tous ces baisements dont
certains ont coutume ­d’user dans leurs dévotions et leurs prières. Me voilà donc forcé de
te rendre les mêmes honneurs sacrés et les mêmes marques de révérence… Va donc ton
chemin en dieu immortel et tiens-nous pour immortels aussi » (trad. Festugière, p. 67-68).
Manifestations que n­ ’aurait certainement pas agréées un stoïcien, même avec la distance
ironique ­d’un Épicure.
2 D.L. VII, 116. J­ ’emprunte la traduction des termes à R. Goulet.
288 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

possibilité, dans la relation des amis. De fait, ce ­n’est pas ­l’amitié (la seule
véritable relation) qui est diluée dans la généralité de la relation, mais la
notion même de la relation, qui est réhaussée et définie ­comme amitié.

Cohérence et stabilité de la doctrine de l­’amitié


Au terme de cette analyse, nous avons pu vérifier la pertinence de
la définition de ­l’ami ­comme bien et dessiner une théorie de ­l’amitié
qui n­ ’a rien, semble-t-il, de formel et où la réalité ou la c­ oncrétude de
­l’être humain se trouve pleinement prise en charge dans une philosophie
qui ne ­s’intéresse ­qu’aux individus. ­C’est ainsi que ­l’amitié se révèle
soit une relation qui unit deux individus, sages et semble alors être la
simple ­condition de possibilité de la relation (car on ne peut unir que
deux individus et si ceux-ci ont pleine ­conscience de leur être : non
deux imaginaires fusionnels, mais deux individus séparés), soit un type
de relation (à sens unique) qui définit ­l’attention du sage (le seul ami
véritable) pour les autres, soit, enfin, type dégénéré de l­’amitié, une
pseudo-relation entre insensés dont ­l’évaluation se fait selon la vertu et
qui se fonde sur la qualité des échanges entres individus.

–– Panétius, ou Cicéron ?

On ne trouve pas de pensée différente (passant pour plus élaborée ou


plus ­concrète) de ­l’amitié chez Panétius, à moins de c­ onfondre totalement
celui-ci avec Cicéron, ce qui revient à perdre le sens même du stoïcisme
de Panétius ­d’un côté et le sens même de ­l’œuvre personnelle et philo-
sophique de Cicéron de ­l’autre. ­C’est cette erreur que fait J.-C. Fraisse
en attribuant les « meilleurs morceaux » du Laelius au scholarque du
Portique (allant, pour parler de ­l’auteur du dialogue, j­ usqu’à substituer
purement et simplement Panétius à Cicéron1). De fait, dans ces ­conditions,
il ­n’est pas très difficile de ­conclure à son propos :
Il semble donc bien que la doctrine panétienne de ­l’amitié ne soit pas plus
fidèle, malgré certaines apparences, à la philosophie stoïcienne q ­ u’elle ne
­l’était, malgré ­d’autres apparences, à l­ ’influence aristotélicienne2.

1 Cf. J.-C. Fraisse, Philia, la notion ­d’amitié…, par exemple p. 405.


2 Ibid., p. 404.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 289

Il ­n’est pas utile d­ ’entrer dans des questions c­ omplexes de méthode.


Il faut pourtant souligner que si ­l’on peut sans nul doute repérer des
similitudes entre le De Officiis et le Laelius, les deux étant du même
auteur, celui-ci n­ ’est pas Panétius, même si Cicéron accorde q­ u’il s­’est
largement inspiré de celui-ci pour le De Officiis. Que ­l’on retienne des
similitudes entre des passages qui ne sont nullement attestés, ni dans
le De Officiis, ni dans le Laelius, ­comme des fragments panétiens parce
­qu’il leur manquerait la cohérence doctrinale que l­ ’on peut légitimement
attendre ­d’un scholarque du Portique pose indéniablement problème. Il
faut donc en ­conclure que le Laelius demeure un beau traité cicéronien,
mais ­qu’il ne relève pas nécessairement de la doctrine du Portique.
Si l­ ’on se penche à présent sur les fragments acceptés c­ omme pané-
tiens, on s­’aperçoit vite, ­comme ­l’écrit du reste J-C Fraisse q­ u’« il est
cependant difficile, à la lumière des seuls témoignages du De Officiis de
Cicéron, de déterminer exactement ce que les thèses de Panétius ont
de nouveau1 ». Sénèque, citant Panétius, montre q­ u’il est possible que
le sage aime, ou plutôt que cette question n­ ’est pas tranchée et q ­ u’il
­n’est pas nécessaire de la trancher à présent2, justement parce que nous,
insensés que nous sommes, sommes incapables ­d’aimer sans passion.
Ce ­n’est pas sub specie sapientis ­qu’il faut raisonner, mais bien sub specie
stulti. Il est certain que si ­l’on a pu trouver Panétius moins austère que
ses illustres prédécesseurs, ­c’est parce ­qu’il ­s’intéresse moins au sage,
oiseau rare, ­qu’aux progressants, auxquels il faut permettre ­l’accès à la
vertu (ce qui ­n’était du reste pas hors des préoccupations des anciens).
En d­ ’autres termes, Panétius n­ ’abandonne pas la figure du sage, puisque,
si ­l’on peut oser ­l’expression, ­c’est ­d’elle que provient ­l’éclairage, mais
elle fait l­ ’objet de moins de spéculations. Il s­ ’agit donc de se placer sur
le terrain des échanges, des bienfaits, pour reprendre une image de
Chrysippe3 et d­ ’analyser ­comment les rendre ­constants et harmonieux.
Cela ne change d­ ’ailleurs pas profondément la thématique de l­ ’amitié :
au ­contraire, peut-être, car le Panétius de Cicéron4 tâche d­ ’articuler l­ ’amitié

1 Ibid., p. 382.
2 Sénèque, Ep. 116, 5-6 (=fragment 82, Alesse, 114 Van Straaten).
3 Cf. Sénèque, Ben. II, XVII, 3 ou Épictète, Diss. 2, 4, 15.
4 Voir le § 55 du livre I du De Officiis, qui correspond à un extrait du fragment 91 Alesse
(I, 50-59). Le gros problème est que ce fragment ­n’est pas c­ onsidéré par tous les spécia-
listes ­comme ­d’origine panétienne en sa totalité. On peut néanmoins retrouver dans ce
290 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

entre les gens de biens avec la bienveillance généralisée à ­l’humanité


tout entière, c­ ’est-à-dire une approche « intimiste » de l­ ’amitié avec une
approche où ­l’amitié est pensée ­comme lien social par excellence, où la
poluphilia ­constituerait la « norme » de toute vie en société, la norme,
­c’est-à-dire cette lueur qui nous vient de l­ ’exemple du sage. Le paragraphe
55 du De Officiis propose en effet une analyse – rapide – qui montre que
­l’honnêteté provoque toujours ­l’amitié. Il ­s’agit de la reprise du thème
de l­’amabilité du sage : la relation tire sa solidité de la vertu, d­ ’où un
principe général, qui équivaut, semble-t-il, à l­ ’affirmation que « seuls les
sages sont amis », au ­comparatif près et qui atteste que ­d’autres amitiés
sont possibles, mais au moins inaccomplies :
Or, rien ­n’est plus aimable et ni plus propice à ­l’union que la similitude des
bonnes mœurs1.

Le critère de ­l’amitié repose sur ­l’échange de bienfaits qui joue ­comme


une sorte d­ ’épure de la relation sociale, qui en ­constitue la matrice et
dont la fréquence détermine la solidité de ­l’amitié, ainsi ­qu’elle en per-
met ­l’évaluation :
Aussi est-elle grande cette ­communauté, qui ­consiste dans les bienfaits reçus
de part et d­ ’autre et acceptés ; et tant que ces bienfaits sont réciproques et
gracieux, ceux ­qu’ils unissent sont liés par une solide société (firma deuin-
ciuntur societate)2.

Cette solidité trouve son achèvement dans ­l’union totale des amis,
­conséquence ultime de ce jeu de renvois réciproques :
Car en ceux où se trouvent les mêmes préoccupations, les mêmes volontés,
il se fait que chacun, de manière égale, chérit ­l’autre ­comme lui-même et se
produit ce que veut Pythagore dans l­ ’amitié : q­ u’un seul soit fait de plusieurs
(ut unus fiat ex pluribus)3.

La difficulté de ce texte prête à c­ onfusion : il ne faudrait pas lire cette


union totale c­ omme une fusion, tous les individus n­ ’en formant q­ u’un

paragraphe une pensée de ­l’amitié qui semble être une ­constante des anciens à Sénèque :
il n­ ’y aurait pas ­d’exception panétienne.
1 Ibid., 56.
2 Ibid.
3 Ibid.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 291

seul1, mais bien ­comme ­l’harmonie des parties ­concourant à l­’œuvre


du tout, où chacune ­d’elles a ­l’extension du tout (il faut ­comprendre
que chaque sage, partie limitée du dieu, co-participe à ­l’organisation
du tout, du fait de l­’accueil sans réserve q­ u’il fait à ce q­ u’il lit c­ omme
volonté du dieu). L­ ’identité des vues n­ ’annule pas leur multiplicité et,
si l­’on veut, la solidité et la c­ onstance de l­’échange n­ ’en annule pas les
obligations : c­ omme le montre très bien Sénèque dans le De beneficiis, le
donner et le recevoir ne sont jamais symétriques. Le nombre de la vertu
reste l­ ’unité et ­l’harmonie des rapports réalise cette unité, en manifes-
tant ­l’articulation des parties par laquelle le tout prend corps. De fait,
aimer l­ ’autre c­ omme soi-même ne revient nullement à l­ ’annexer ou à se
perdre dans une nouvelle unité mais à prendre c­ onscience que chacun
­constitue une partie du monde et que l­’échange de bienfaits entre les
parties manifeste, en ­l’incarnant, ­l’harmonie du dieu. ­L’intimité des « gens
de biens » a tout de ­l’amitié stoïcienne des sages et que cette intimité
permet structurellement la poluphilia et même ­l’exige. ­L’imbrication de
ces deux schèmes (intimité de ­l’ami et universalisation de la relation)
­n’a rien de ­contradictoire. ­L’amitié étant la seule vraie relation, elle est
le véritable ciment de la société et le rapport social le plus éminent.

–– Sénèque interprète de Chrysippe

On ne trouverait rien de plus chez d ­ ’autres auteurs plus tardifs.


Sénèque, dans de très beaux passages sur ­l’amitié, insiste à la fois sur la
­convergence de sa doctrine avec les dogmes stoïciens, citant Chrysippe et
interprète ces dogmes dans un sens tout à fait c­ onforme à nos hypothèses.
Le sage peut certes vivre sans ami, écrit-il par exemple, au sens où,
sans ami, il ne manque de rien : il ­n’empêche ­qu’il a besoin ­d’amis,
­comme la ­conséquence ­d’un mouvement naturel qui le porte à l­ ’amitié
et qui explique que la notion du bien c­ omprenne l­’ami c­ omme partie.
Le sage se satisfait de lui-même (se ­contentus est sapiens). Cela, mon cher Lucilius,
est interprété par beaucoup de travers : le sage, ils ­l’éloignent de toutes parts

1 ­C’est cependant ­l’erreur de la traduction Testard, qui porte : « que plusieurs ne fasse q­ u’un
seul homme. » Ici, on peut éclairer le propos de Cicéron par le Laelius, où ce mélange est
appréhendé ­comme union des âmes : « Nam cum amicitiae uis sit in eo, ut unus quasi animus
fiat ex pluribus » (Lael., 92) – il faut penser que Cicéron ­conserve une des pensées les plus
fortes du stoïcisme sur ­l’amitié.
292 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

et ils le poussent à rentrer dans sa peau. Sont à distinguer cependant ce


­qu’assure cette sentence et sa portée ; le sage se suffit pour vivre heureux, non
pour vivre (ad beate uiuendum, non ad uiuendum). Pour ceci, en effet, il a besoin
de beaucoup de choses (multis illi rebus opus est) ; pour cela seulement d­ ’une
âme saine, tendue et méprisant la fortune. Je veux ­t’indiquer une distinction
de Chrysippe lui-même. Il dit que le sage ne manque de rien et cependant
il a besoin de beaucoup de choses (nulla re egere et tamen multis illi rebus opus
esse) : « Au ­contraire, à ­l’insensé il n­ ’est besoin de rien ; il ne sait en effet user
de rien, mais manque de tout. » Le sage a besoin de mains et ­d’yeux et de
beaucoup de choses en vue de l­’usage quotidien, il ne manque de rien : car
manquer est le fait de la nécessité et rien n­ ’est nécessaire au sage1.

Sénèque insiste donc sur une vision où le sage apparaît moins ­comme
un surhomme que c­ omme un homme accompli, où il est moins un idéal
inatteignable que l­’incarnation des exigences de l­’humaine c­ ondition
dans sa plus parfaite expression : et il est un fait que ­l’homme et donc
au plus haut degré, le sage, est un être sociable. Cet exposé ne ­constitue
aucunement un progrès ou un développement ultérieur du stoïcisme :
pour rarissime ­qu’il soit, le sage ne dépasse pas pour autant la nature
humaine. Au c­ ontraire, il est le seul qui l­ ’accomplisse (ce qui ne signifie
pas, on le ­comprend, correspondre à une « notion » mais avoir suffisam-
ment de ressources pour faire face aux exigences ­d’une vie humaine et,
pour accomplir l­ ’itinéraire que trace l­ ’humanité de chacun – tant il est
vrai que le sage ne saurait se réduire à une statue de marbre). Achevé, il
­n’en est pas moins homme, ce pourquoi il a besoin de certaines choses.
La distinction entre manque et besoin se fait par la notion d­ ’usage. Il
est tout différent en effet de dire « ­j’use de quelque chose pour… » au
lieu de « je manque de quelque chose pour… ». Dans le second cas, on
interprète vainement et faussement la chose ­comme partie ­constitutive
absente d ­ ’un tout : elle est alors perçue c­ omme partie de soi-même.
Si ­l’insensé ne sait pas user des choses, ­c’est parce ­qu’il diffracte son
être en de multiples parties accessoires et ­qu’il ­confond soi-même et
les autres. Dès lors, ­l’insensé survit dans un monde entravé. Le sage
ne manque de rien parce que justement, il sait user des choses c­ omme
telles : instrumentalisant le monde, il se situe dans une relation aux
choses telle que, bien loin ­d’éclater son être dans celles-ci, il les rapporte
à lui-même – il est un tout, partie du monde, qui se sert de parties du

1 Sénèque, Ep. 9, 13-14.


Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 293

monde faites pour son usage. De là dérive la distinction entre vivre et


vivre bien, du reste assez peu pertinente pour le sage (distinction ici
plus pédagogique que réelle : le sage vivra toujours bien ; vivre pour lui
ne se résume pas, c­ omme pour l­’insensé, à survivre). Le sage, c­ omme
tout homme, doit s­ ’alimenter, agir etc., on peut même dire q­ u’il ne fait
rien de fondamentalement différent de tout autre homme1 mais il le fait
bien, parce ­qu’il le fait vertueusement. Or pour vivre, il faut également
pour un homme nouer des relations avec ses semblables. De ce point
de vue, les textes ­l’assurent ­lorsqu’ils montrent que ­l’ami est un bien,
on ­n’use pas de ­l’ami ­comme de ­n’importe quelle autre chose2. Là où
toute chose doit être occasion de se rapporter à soi-même, l­’ami est ce
dont on use à la fois pour soi-même et pour lui-même. En tant que
bien, l­ ’ami n­ ’est, pour pasticher une formule kantienne célèbre, jamais
seulement un moyen mais toujours en même temps une fin. Non pas
au nom ­d’une humanité transcendante (qui ­n’existe pas), mais au nom
­d’un intérêt bien ­compris : parmi toutes les choses, seul ­l’ami est un
bien, seul un autre homme (il faut ajouter : réellement homme) a une
véritable utilité pour un homme. Le bienfait de ­l’ami, en ce sens, tient
dans ce ­qu’il rend le sage à lui-même, dans ­l’exercice même de son
détachement du monde. Il n­ ’est pas plus grande intimité que celle où
les amis se rendent à eux-mêmes, par le détour ­d’un autre ­qu’ils expé-
rimentent justement ­comme cet autre qui les mène à eux-mêmes. Ce
­n’est pas fondamentalement se détacher de soi que ­d’aller au chevet de
­l’ami malade, c­ ’est c­ ontinuer au c­ ontraire encore cette relation où l­ ’on
rencontre effectivement l­ ’autre ­comme ce bien inestimable q­ u’est celui
avec lequel on peut vivre pleinement libre en restant soi-même : il ne
peut y avoir ­d’autre véritable rencontre. Les circonstances de ­l’acte, enfin,
restent indifférentes (rencontrer ­l’ami à son chevet ou à ­l’occasion d­ ’une
fête), seul importe le fait ­qu’il y ait effectivement rencontre, laquelle
ne dépend plus dès lors que de la vertu de ceux qui se rencontrent. Le
sage peut très bien être lui-même sans ami, il n­ ’empêche que la nature

1 Cf. sur ce point Sénèque, Ep. 5.


2 De ce point de vue, il est difficile ­d’interpréter ­l’ami c­ omme un « bien fongible », ­comme
le propose B. Inwood dans sa lecture de la lettre 9 de Sénèque. Voir B. Inwood, « Why
do Fools fall in Love », art. cit., p. 66 et, pour une critique éclairante, G. Reydams-Schils,
The Roman Stoics, Self, Responsability, and Affection, Chicago : University of Chicago Press,
2005, p. 75-76.
294 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

l­’incline aux relations humaines, celles-ci ­n’étant dès lors possibles


que sous ­l’espèce de la rencontre entre amis. Ce ­n’est pas non plus
se montrer trop égoïste que de rechercher chez ­l’autre ce qui mène à
soi : ­c’est tout simplement découvrir dans ­l’autre la possibilité d­ ’une
relation justement délivrée de toute motivation aliénante, où l­ ’on voit
­l’autre c­ omme autre soi-même, parce que le rencontrer revient toujours
aussi à se rencontrer soi-même, cela n­ ’annulant nullement l­’effectivité
de la rencontre.
Notre développement visait à montrer une cohérence de la doctrine
stoïcienne de l­ ’amitié : on ne saurait dire que Panétius (ni Sénèque, du
reste) ait réellement proposé une nouvelle théorie des liens amicaux.
­L’amitié stoïcienne ne semble pas tomber sous le coup du soupçon que
­l’on retrouverait chez Plutarque au sujet de la pluralité d­ ’amis :
En outre, le profit de l­’amitié est la c­ ommunauté au quotidien et le plus
agréable tient dans le fait d­ ’être et de passer ses journées ensemble […]. ­C’est
le ­contraire que semble produire ce ­qu’on appelle la pluralité ­d’amis. ­L’une
rassemble et rapproche et tient attaché, c­ onsolidant la relation à force ­d’intimité
et de bienveillance, « comme lorsque le suc du figuier coagule et caille le lait
blanc », selon Empédocle, ­c’est une telle union, en effet, un tel assemblage
que ­l’amitié veut produire. ­L’autre, d­ ’autre part, la pluralité ­d’amis, désunit,
arrache, détourne (διίστησι καὶ ἀποσπᾷ καὶ ἀποστρέφει), en nous appelant et
en nous portant de l­’un à l­’autre, sans permettre aux sentiments d­ ’affection
de se mêler et de se souder (οὐκ ἐῶσα κρᾶσιν οὐδὲ κόλλησιν) dans l­’intimité
qui se répand autour ­d’eux et se cristallise. Cela inspire aussitôt et ­l’inégalité
dans l­’assistance et la défiance, car les avantages de l­’amitié deviennent
embarrassés par la pluralité ­d’amis […] Car nos natures ne penchent pas
pour les mêmes impulsions et nous ne sommes pas toujours réunis par des
fortunes semblables1.

Le traité dans son entier a une nette ­consonance académicienne et la


référence est nettement plus aristotélicienne que stoïcienne, par exemple
­lorsqu’on lit :
Ἐπεὶ δ´ ἡ ἀληθινὴ φιλία τρία ζητεῖ μάλιστα, τὴν ἀρετὴν ὡς καλόν, καὶ τὴν
συνήθειαν ὡς ἡδύ, καὶ τὴν χρείαν ὡς ἀναγκαῖον. Car la véritable amitié recherche
avant tout trois choses : la vertu c­ omme bien, l­’intimité c­ omme agréable et
­l’utilité ­comme nécessaire2.

1 Plutarque, Amic. Mult., 95 A-B.


2 Ibid., 93 B.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 295

Assurément, un stoïcien ne verrait c­ omme source et but de l­ ’amitié


que la vertu qui suffirait du reste à la définition de ­l’amitié ­comme bien
(­l’utilité ne pouvant être nécessaire et la jouissance de ­l’ami ­constituant
une ­conséquence, très secondaire, de la relation). Néanmoins, cela reste
la très stoïcienne notion de κρᾶσις (Plutarque montre que les âmes sont
­communes et mêlées puisque dans ­l’amitié, tout se passe « ­comme une
seule âme se trouvant insérée dans plusieurs corps1 »), qui permet à
­l’auteur ­d’exprimer le plus parfaitement la réalité de l­’amitié, dans un
texte où ­l’on passe, pour définir la c­ ommunauté que forme l­ ’amitié, de
­l’image de la coagulation, où la relation demeure extérieure au couple
­qu’elle informe au mélange total des sentiments. Il ne faudrait cepen-
dant pas aller trop loin : si la notion est stoïcienne, son usage ne ­l’est
pas. Nous avons vu ­comment le mélange des âmes des sages ­n’oppose pas
­d’obstacle à ­l’intimité – ici, le mélange dont il ­s’agit a des implications
plus psychologiques et ­c’est plutôt la notion aristotélicienne ­d’accord des
sentiments que ­l’auteur ­convoque. ­L’intimité des amis pour les stoïciens
­n’est guère menacée par le nombre, parce que la logique des bienfaits
suppose que leur mouvement (donner/accepter) ne soit pas entravé par
une quelconque exigence d­ ’exclusivité. Rien ne serait plus étranger à la
doctrine que cette exigence que sous-tendrait alors une jalousie inop-
portune, ou le risque de celle-ci. Seulement il se trouve, hélas, ­qu’une
véritable amitié demeure aussi rare ­qu’un sage.
RÉÉLABORATION DE LA QUESTION DE LA SPÉCIFICITÉ DU MARIAGE :
LA QUESTION DE LA HIÉRARCHIE DES ATTACHEMENTS

On ne saurait donc justifier d­ ’une spécificité du mariage en tentant de


montrer que le sens de ­l’amitié ­s’est infléchi dans le stoïcisme. Musonius,
du reste, ne relie ­l’aspect agréable des relations du couple à rien ­d’autre
­qu’à la vertu (et surtout pas à de quelconques épanchements sentimen-
taux). Il semble alors que cette « plus grande amitié » ­qu’est le mariage
doive effectivement ­s’entendre ­comme cette amitié qui, toutes choses
étant égales par ailleurs, tend vers la seule amitié qui soit. Le couple
devient ce lieu où la relation s­ ’institue c­ omme amitié et où chacun des
partenaires, par l­ ’intermédiaire de la relation, bénéficie du soutien actif
de ­l’autre, tente ­d’approcher la sagesse. En ­d’autres termes, la relation des

1 Ibid., 96 e : « ὥσπερ μιᾶς ψυχῆς ἐν πλείοσι διῃρημένης σώμασι ».


296 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

époux est une école de vertu (elle a donc les caractéristiques de l­ ’amour),
où chacun des époux s­ ’efforce d­ ’être un bien pour l­ ’autre (elle tend donc
vers ­l’amitié et peut même l­ ’être, si toutefois les partenaires font preuve
de vertu). Ces deux caractéristiques, jointes à la fides (et qui, du reste, ne
font que la reprendre : l­ ’amitié, on l­ ’a c­ ompris, reste l­ ’expression la plus
achevée de la fides), dessine le mariage c­ omme viatique vers la sagesse1 et
lieu où peut ­s’expérimenter ce ­qu’est la relation. Il faut illustrer ce point.

­ ’émulation dans le couple :


L
le mariage est un viatique vers la sagesse
Il semble que le mariage pourvoit au manque de sagesse des deux parte-
naires. ­S’il y a une spécificité du mariage, voici ce qui sans doute l­ ’éclaire :
il existe une relation spécifique d­ ’amitié « moyenne », capable d­ ’acheminer vers
la vertu et de permettre à celle-ci de ­s’exercer pour les deux partenaires : cette
relation est le mariage. Dans le mariage, chacun des deux partenaires,
même s­ ’il n­ ’est pas sage, encourage l­ ’autre à la vertu. C
­ ’est ce qui ressort
du moins de la lecture de Musonius et ­d’Antipater.
Ce dernier montre négativement les qualités de ­l’homme qui se marie,
en montrant les défauts de celui qui refuse le mariage :
il semble, en effet, que pour certains, la vie avec une femme soit désagréable,
à cause de leur incapacité à c­ ommander (διὰ τὸ μὴ δύνασθαι ἄρχειν) : ils sont
en fait esclaves du plaisir. Et certains sont capturés par la beauté, d­ ’autres par
la dot, certains même, en vue de celle-ci, accordent leurs faveurs à l­ ’épouse et
ils ­n’enseignent (μὴ διδάσκειν) rien des choses de ­l’économie, ni non plus de
ce qui accroît le foyer, ni rien des raisons pour lesquelles ils se sont unis et ils
­n’engendrent pas de bonnes vues ni sur les dieux, la piété ou la crainte des
dieux, ni sur ­l’égarement funeste de la vie de mollesse, ni sur ­l’ingratitude
des plaisirs et ils n­ ’accoutument pas à être tendus vers la vie passée (εἰς τὸ
ἔμπροσθεν τοῦ βίου), ni à ­considérer avec un jugement droit tout ce qui doit

1 Cf. C. Torre, Il matrimonio del sapiens, Ricerche sul De Matrimonio di Seneca, D.AR.FI.CL.
ET., 2000, p. 33 : « Musonius ­considère le mariage non seulement ­comme une propé-
deutique utile pour la philosophie, mais c­ omme l­ ’exercice même de la philosophie, dans
laquelle les deux époux sont impliqués dans les mêmes mesures, bien que dans des formes
différentes : le mari est le maître qui, en offrant ­d’abord son propre exemple, doit inciter et
assister son épouse-disciple sur le chemin de la vertu. » Si on accorde le fait que les époux
ont ­l’un envers ­l’autre des engagements égaux, on peut douter de la position systématique
de ­l’époux c­ omme maître d­ ’une épouse disciple (ce ­qu’on peut lire en revanche, non sans
ambiguïtés, chez Antipater).
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 297

arriver, ni à être, sans aveuglement et sans réflexion, pleine ­d’espoir sur le


fait que, si son mari le veut, tout peut arriver de ce q­ u’elle désire et à ne pas
exister pour le présent seulement, mais elle-même à examiner, en toutes choses,
en même temps le pourquoi et le ­comment et si ­c’est de nature à sauver et
à rassembler (ἀλλὰ καὶ αὐτὴν συνεπιβλέπειν τὸ πόθεν καὶ πῶς καὶ εἰ σωτηρίως
καὶ εἰ συμφερόντως εἰς τὰ ὅλα)1.

Côté femme, ensuite, en montrant ­l’action de la femme sur son


mari, citant Euripide, avec un c­ ommentaire c­ oncis, mais à ce titre tout
à fait révélateur :
Et Euripide, c­ onsidérant ces choses et exception faite de la misogynie q­ u’on
trouve dans ses écrits, dit ceci : « La femme en effet dans les maladies et
les maux pour l­’époux / Est la plus douce : elle s­’occupe correctement de
la maison, / Apaisant sa colère et ses découragements, / Elle c­ onvertit son
âme (ψυχὴν μεθιστᾶσ´) et rend les ruses des amis douces. / La chose atteint
­l’héroïsme (Τυγχἀνει δὲ καὶ ἡρωΐκὸν τὸ πρᾶγμα)2. »

Le mariage apparaît c­ omme un lieu privilégié pour la progression


vers la vertu, parce que la relation des époux a cette caractéristique que
chacun des deux s­ ’emploie à rendre l­ ’autre plus vertueux (ou plus proche
de la vertu) et chacun, dans le même temps, y trouve son bien : par
réciprocité, chacun progresse lui-même. Cette relation rappelle évidem-
ment celle que le disciple ­connaît avec le sage. Dans le mariage, il ­s’agit
de deux progressants qui tâchent de rendre leur imitation réciproque
efficace pour progresser vers la vertu. Le mariage se révèle ainsi c­ omme
un viatique de la vertu, où les aptitudes pour elle ­s’actualisent : il se crée
une émulation pour la vertu. Nous sommes très proches des analyses
­qu’a développées Michel Foucault, ­lorsqu’il ­commente la métaphore
de ­l’œil de ­l’Alcibiade3 : pour se voir soi-même dans ­l’œil de ­l’autre, il
faut une identité de nature, une âme semblable à la sienne et pour se
mieux voir encore, il faut une âme plus pure. Le but de Platon est de
montrer que ­l’âme doit se saisir non pas simplement dans une autre
âme, mais dans ce qui lui est apparenté, quoique supérieur, le dieu.

1 Antipater, Περὶ γάμου (= SVF III, 63Ant).


2 Ibid.
3 Michel Foucault, ­L’herméneutique du sujet, cours au Collège de France, 1981-82, collection
hautes études, notes de F. Gros, Gallimard Seuil, 2001. Voir le cours du 13 janvier 1982
(deuxième heure), notamment p. 68-70.
298 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Pour Musonius, l­’œil dans lequel chacun des époux se mire est l­’œil
du ­conjoint et ce jeu de reflets a une effectivité psychagogique : par le
jeu des reflets lui-même, les miroirs rendent une image toujours plus
pure (­c’est là ­l’exact inverse de ­l’émulation perverse entre insensés). On
pourrait également citer ce que dit le même M. Foucault de la position
du maître, à propos du souci de soi :
[…] le souci de soi est en effet quelque chose […] qui a toujours besoin de
passer par le rapport à ­quelqu’un ­d’autre qui est le maître […]. Le maître,
­c’est celui qui se soucie du souci que le disciple a de lui-même1.

Dans le mariage, nous sommes devant ce cas unique de deux personnes


douées pour la vertu (­c’est une c­ ondition nécessaire et dont l­’absence
vaut annulation de la relation dans le divorce) qui assument pour l­ ’autre
tour à tour cette position du maître : il ­n’est pas plus grand et plus bel
échange de bienfaits, où ce qui est échangé est l­ ’encouragement à la vertu.
On trouverait chez Musonius la même image, plus c­ oncise et pour
cela plus forte encore, l­orsqu’il dit que chacun des deux époux doit
« lutter », non pour lui-même, mais pour sauvegarder cette émulation :
quand donc cette sollicitude (κηδεμονία) même est parfaite et que les ­conjoints
se la procurent parfaitement, chacun luttant pour vaincre ­l’autre (ἀμιλλώμενοι
νικᾶν ὁ ἕτερος τὸν ἕτερον), alors oui, ce mariage a la sollicitude à laquelle il
­convient et il est digne d­ ’envie2.

Il ­s’agit en effet moins de vaincre l­ ’autre que de tout faire pour que
­l’un ou ­l’autre puisse vaincre. Il ne ­s’agit pas ­d’une ­compétition (où
­c’est ­l’intérêt privé qui prédomine) : chacun veut moins être soi-même
vainqueur que le fait ­qu’il y ait un vainqueur et la véritable lutte, ­l’effort
­commun, ne se poursuit pas c­ ontre l­’autre, mais pour le couple, donc
in fine pour soi. Il s­’agit d­ ’un lieu c­ ommun de la littérature, mais, là
encore, Musonius, le reprend à son c­ ompte et le hisse au statut d­ ’objet
philosophique, ­c’est-à-dire au statut ­d’une exigence pratique plus que
­d’un idéal. Par leur relation, les époux tendent asymptotiquement vers la
vertu, parce que ­l’émulation (que nous avions définie par la formule : « là
1 Ibid., p. 58, cours du 13 janvier (première heure). Pour un développement sur cette ques-
tion du maître, avec les exemples de Sénèque et ­d’Épictète, il faut aussi lire le cours du
27 janvier (première heure), notamment p. 130 sqq.
2 Musonius, XIIIa, p. 68, 9-13.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 299

où ­l’autre est heureux, je dois moi aussi le devenir et prendre les moyens
de cette ­conversion de moi-même vers le bien ») ­qu’elle ­connaît fait que
les échanges tendent exponentiellement vers des échanges vertueux.

Division, partition
et hiérarchisation de ­l’amitié
Cette ­comparaison entre amitié et mariage doit nous amener à présent
à opérer des distinctions dans le genre c­ ommun « amitié », à ­l’instar des
stoïciens eux-mêmes. Musonius prend soin en effet de distinguer trois
niveaux : le mariage, ­l’amour des proches et ­l’amitié. ­C’est dans cette
classification que nous c­ omprendrons le mieux sans doute l­’usage du
superlatif : ­l’amitié dont le philosophe parle ­n’est pas celle des sages,
mais celle du c­ ommun, ce qui, nous allons le voir, nous amène d­ ’autant
plus à analyser ­l’amitié entre les époux ­comme très proche de ­l’amitié
des sages.

1. ­l’amitié des époux – la ­conjugalité – est supérieure à celle des


enfants pour leurs parents :
aucune mère ni aucun père ayant du bon sens, ne jugerait être plus cher à
son enfant q­ u’à son c­ onjoint par le mariage (οὐδὲ μήτηρ ἢ πατὴρ νοῦν ἔχων
οὐδεὶς ἀξιοῖ φίλοτερος <εἶναι> τῷ ἑαυτοῦ τέκνῳ τοῦ συνεξευγμένου γάμῳ)1.

1 bis. ­L’amitié des époux est supérieure à celle des parents pour
leurs enfants :
Et ce récit montre clairement ­combien l­’emporte sur ­l’amitié des parents
pour leurs enfants celle de la femme pour son mari… Καὶ ὁ λόγος δὲ ἐκεῖνος
φαίνεται δηλοῦν, ὅσον προτερεῖ τῆς γονέων πρὸς τέκνα φιλίας ἡ γυναικὸς πρὸς
ἄνδρα, ὅτι2… (suit la légende d ­ ’Alceste et Admète).
2. ­L’amitié des parents – ­l’amour de la progéniture (côté père,
­l’amour paternel) – pour les enfants est supérieure à ­l’amitié.

1 Musonius, XIV, p. 74, 10-12. Trois remarques ­s’imposent à la lecture de cet extrait.
Premièrement, Musonius rappelle ­l’exigence ­d’un état ­d’esprit des ­conjoints – le mariage
exige, pour être saisi et expérimenté ­convenablement, que les époux aient du bon sens.
Deuxièmement, la relation du mariage a cette nécessité du c­ ompagnonnage de joug.
Troisièmement, enfin, ce texte est à ma c­ onnaissance le seul texte stoïcien où ainsi sou-
lignée la réciproque de ­l’amour des parents pour les enfants.
2 Ibid., p. 74, 12-15.
300 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

De même, en effet, que celui qui a plusieurs amis est plus puissant que celui
qui n­ ’en a aucun (πολύφιλος ἀφίλου ἀνδρὸς δυνατώτερος), de même aussi celui
qui a beaucoup ­d’enfants (ὁ πολύπαις) ­l’est plus que celui qui ­n’en a pas ou
en a peu et cela d­ ’autant plus ­qu’un fils est plus proche de chacun q­ u’un ami
(ὅσῳ περ ἐγγύτερον υἱὸς ἑκάστῳ ἢ φίλος)1.
2 bis. ­L’amour maternel est supérieur à la vie.
Et qui, plus ­qu’une telle philosophe en viendrait à plus aimer ses enfants que
vivre (τέκνα μᾶλλον ἀγαπᾶν ἢ τὸ ζῆν)2 ?
3. L­ ’amitié des enfants entre eux (­l’amour fraternel) est supérieure
à ­l’amitié :
et on ne jugerait pas droitement en ­comparant un bon ami à un frère, ni la
bienveillance (τὴν εὔνοιαν) des autres camarades (ἄλλων ἑταίρων) semblables
ou égaux à celle qui vient des frères3.

De ces trois rubriques, nous pouvons tirer le schéma suivant :

Mariage > amour des proches > amitié ­commune.

Les proches étant ici définis c­ omme les enfants pour les parents et
les frères entre eux. Ce schéma va nous servir pour la suite de notre
étude et dirige les développements suivants. Il montre que Musonius
privilégie très clairement ­l’élection aux liens du sang.
­L’amitié des époux tient à la fois du second et du troisième sens : le
mariage est le signe de sa fin, en tant ­qu’il est le lieu où la proximité tend
vers le mélange des âmes du mari et de la femme, qui transcende les
liens du sang. Le mariage c­ onstitue la matrice des liens du sang, sans en
être un lui-même : l­ ’épouse (ou l­ ’époux) n­ ’est ni un proche, ni soi-même
(ni une partie de soi, ­comme le sont les enfants), mais elle assume ces
deux caractéristiques, en les dépassant. Il faut l­’aimer c­ omme on aime
un proche, qui ­n’est pas soi, mais ­l’aimer aussi ­comme on ­s’aime soi-
même. Cet amour qui tient de deux registres est la double ­conséquence

1 Ibid., XV, p. 78, 18 – 79, 1. Musonius accepte la πολυφιλία, ­d’une manière du reste assez
­conforme à ce que peut dire Sénèque – il reste cependant à bien c­ omprendre la puissance
dont parle Musonius, ce qui sera l­ ’objet d­ ’une analyse infra.
2 Ibid., III, p. 11, 5-6, 9-10.
3 Ibid., XV, p. 80, 15 – 81, 1-2, avec les réserves q­ u’impose la restitution et que demande
Hense, p­ uisqu’il y a une lacune entre παρὰ τὸν et ἀπὸ, que « personne n­ ’a pu j­usqu’ici
restituer en entier » (Hense, p. 80).
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 301

d­ ’une amitié qui ­n’est pas encore celle des sages, mais le chemin vers
elle et de cette pulsion qui motive cette relation : le pothos, dont on a vu
­qu’il est ce sentiment ­d’une absence même et surtout dans la présence
de l­ ’autre – ce qui se manifeste aussi par la retenue des époux entre eux,
sentiment d­ ’une proximité faite ­d’une distance qui la rend possible.
Développons pour ­l’instant les deux versants de cette amitié : d­ ’une
part, le sentiment qui préside aux mariages (la kêdemonia de Musonius)
reçoit une définition très proche de ce que les stoïciens appellent la
philostorgia. ­D’autre part, la c­ ommunauté que forment les époux est un
mélange tel que tout leur est c­ ommun, les biens, mais aussi les corps
et les âmes.

Sollicitude et amour des proches


La philostorgia, est d­ ’abord définie par les stoïciens c­ omme une affection
que l­ ’on ressent pour la progéniture, ce que Diogène Laërce reprend ainsi :
Ils disent aussi que l­’attachement à leurs enfants (τὴν πρὸς τὰ τέκνα φιλο-
στοργίαν) est un sentiment naturel pour les sages et ­qu’il ne se trouve pas
chez les hommes mauvais1.

Un témoignage de Clément ­d’Alexandrie distingue cependant phi-


lostorgia et philoteknia (amour de la progéniture), faisant de la première
une espèce de la philanthropia :
­ ’amour des hommes et à travers lui ­l’affection, étant un ­commerce stable
L
et amical (φιλικὴ χρῆσις) avec les hommes et ­l’affection (φιλοστοργία), étant
elle-même quelque chose ­comme ­l’amour de la progéniture (φιλοτεκνία)
qui ­concerne la tendresse pour les amis et pour les proches (στέρξιν φίλων ἢ
οἰκείων), accompagnent la charité (ἀγάπῃ)2.

­L’amour du genre humain est très proche de ­l’amour de la progéni-


ture et, dans ce texte en particulier, de l­’amour des proches, dans un
­contexte où Clément veut montrer la fraternité de tous les hommes.
La philostorgia se trouve ainsi rapprochée de ­l’amour des proches, mais
aussi de l­ ’amour chrétien – la charité – pour le frère : légère distorsion

1 D.L. VII, 120 = SVF III, 183 (trad. R. Goulet).


2 SVF III, 72. Je traduis φιλικὴ χρήσις par « ­commerce stable et amical » pour faire ressortir
­l’idée d­ ’habitude que c­ ontiennent les deux mots.
302 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

du ­concept, dont on entrevoit néanmoins bien le sens – il ­s’agit pour un


stoïcien ­d’une amitié qui mêle ­l’amour du genre humain et ­l’amour des
proches, proximité définie par le sang. Plutarque montre d­ ’autre part
que les stoïciens distinguent la philostorgia de ­l’amitié, dans un texte où
il ­s’attache à montrer, c­ ontre les stoïciens en général, que l­’hypothèse
­d’un monisme psychologique et la définition de la passion qui en découle
­confinent à l­ ’absurde. Il préfère à cette hypothèse la doctrine péripaté-
ticienne de la métriopathie, que sous-tend un dualisme de ­l’âme, ou,
mieux, pour Plutarque, la tripartition platonicienne de ­l’âme :
arracher, détacher l­’affection de l­’amitié, personne, même ­s’il le voulait, ne
le pourrait1.

Ce que stigmatise Plutarque, ­c’est ici la tendance ­qu’ont les stoïciens


à multiplier les dénominations pour distinguer les affections. On ne
­comprend pas cependant pourquoi cet exemple de l­ ’amitié et de l­ ’affection,
­comme si, aux yeux du critique, ­l’une se trouvait plus près de la passion
que l­’autre (­comme la pitié est passion, tandis que la philanthropia ne
­l’est pas) : l­’amitié ­constituerait alors une bonne passion, au c­ ontraire
de ­l’affection pour les proches. Le texte de Plutarque est ici à la fois
trop polémique et trop allusif pour affirmer quoi que ce soit : retenons
la distinction stoïcienne entre philia et philostorgia, le fait que le second
soit passion ­n’étant pas établi dans les deux autres fragments ­convoqués.
­L’amour ­conjugal pourrait être quelque chose ­comme la philostorgia2,
à la fois amour du proche, soutenu par ­l’amour du genre humain : deux
options que nous retrouvons dans la nature du mariage.
Pour montrer la nécessité de celui-ci, Musonius donne des exemples
de philosophes illustres. ­L’étude de ­l’un ­d’entre eux, Cratès, permet
­d’envisager ­l’épouse ­comme alter ego3.

1 Plutarque, Virt. Mor., 451E.


2 Cf. Musonius, III, p. 13, 1, où le terme στέργειν est utilisé par Musonius, voir également
Antipater, Περὶ γυναῖκος συμβιώσεως, SVF III, 62Ant. : la φιλοστρογία est une vertu de
la mère. On retrouve du reste avec Antipater les deux exigences de ­l’amour du genre
humain et de la φιλοστοργία, mais elles sont, dans le couple pour la capacité à se faire des
amis, et la sociabilité (9-12) le fait du père, et celui de la mère pour ­l’amour des proches.
3 Cette référence, d­ ’autre part, c­ omme le note C. Torre, op. cit., p. 30, a une autre intention.
Il s­ ’agit d­ ’un argument a fortiori, qui pourrait fonctionner ainsi : si même Cratès, pourtant
issu ­d’un courant peu enclin au mariage, se marie, alors c­ ombien plus un philosophe
stoïcien le fera-t-il !
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 303

Comme ­quelqu’un ­d’autre disait ­qu’il lui semblait que le mariage et la vie avec
une femme étaient un obstacle au philosopher (ἐμπόδιον… τῷ φιλοσοφεῖν) :
– Pour Pythagore, répondit Musonius, ce ­n’était pas un obstacle, ni pour
Socrate, ni pour Cratès. Chacun ­s’est allié (συνῴκησε) avec une femme et on
ne pourrait citer aucun autre philosophe meilleur (ἄμεινον) que chacun ­d’eux1.

Épictète, l­orsqu’il parle de ce même mariage de Cratès, en souligne


­l’aspect extraordinaire :
Tu parles d­ ’une circonstance venue de l­ ’amour et tu poses une femme qui était
un autre Cratès (ἄλλον Κράτητα). Mais quant à nous, ­c’est sur les mariages
­communs et sans ce genre de circonstance que nous faisons nos recherches
(περὶ τῶν κοινῶν γάμων καὶ ἀπεριστάτων ζητοῦμεν) et, recherchant ainsi, nous
ne trouvons pas dans cette question ainsi posée que l­ ’affaire soit un préférable
pour le Cynique2.

Il a auparavant tenté de montrer les c­ onditions de possibilité d


­ ’un
mariage pour le Cynique :
– et le mariage et les enfants, dit-il, ne seront-ils pas préférablement pris en
charge (προηγουμένως παραληφθήσονται) par le Cynique ? – Si tu me donnes,
répondit-il, une cité de sages (σοφῶν… πόλιν), peut-être bien personne ne
tiendra facilement à faire le Cynique. Pour quelles raisons en effet supporte-
rait-on cette manière de vivre ? Supposons cependant une situation pareille :
rien ­n’empêchera et ­qu’il se marie et ­qu’il fasse des enfants. Et, en effet, sa
femme sera une autre semblable à lui (ἡ γυνὴ αὐτοῦ ἔσται ἄλλη τοιαύτη) et
son beau-père sera un autre semblable à lui et ses enfants seront élevés ainsi3.

On notera l­ ’étrange embarras qui naît de la lecture de la suite de ce


même extrait (« mais, la situation étant ce ­qu’elle est maintenant… »)
­lorsqu’on a lu le premier extrait : on ne voit pas bien pourquoi Cratès fait
exception et l­ ’argument utilisé (« tu poses une femme qui était un autre
Cratès ») n­ ’élucide en rien le fait que Cratès ait bénéficié de circonstances
dont Épictète a montré plus tôt q­ u’elles étaient celles, exceptionnelles,
­d’une cité de sages – il n­ ’a en effet aucunement été dit que la situation
actuelle d­ ’Épictète est plus mauvaise que celle que c­ onnaissait Cratès.
Il semble ­qu’il faille distinguer deux types de mariage : le premier que
­l’on appellerait usuel, reflet de l­’institution mariage, ancrée dans les
1 Musonius, XIV, p. 70, 11-15 – p. 71, 1.
2 Épictète, Diss. 3, 22, 76.
3 Ibid., § 67-68.
304 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

mœurs et le second, le vrai mariage, ­c’est-à-dire cette relation unique


qui unit un homme et une femme, sans la nécessité, du reste, ­d’une
institutionnalisation par la société, dont on ne ­connaît que quelques
caractéristiques « extérieures », à savoir q ­ u’il est digne des sages et
­conforme à la destination du Cynique, une fois néanmoins que sa tâche
de prêtre de la vertu (tâche ­qu’Épictète donne au Cynique, version
idéalisée et romaine des Cyniques antiques1) est non avenue. Se marier
reste la norme2. Et l­’exception de Cratès permet cependant de définir
cette norme tout en ­l’opposant au type de mariage qui a cours dans la
société : les partenaires doivent atteindre une égalité telle ­qu’ils sont
chacun pour l­ ’autre un alter ego, ou pour être plus précis, q­ u’ils ont cha-
cun la même vertu et les mêmes caractéristiques que l­ ’autre. Ce que ne
renierait certainement pas Musonius qui insiste au ­contraire, au sujet du
choix du partenaire, sur le critère de ressemblance du point de vue de
la vertu3. De même Cratès, ­lorsqu’il accepta d­ ’accéder à la supplication
­d’Hipparchia de devenir sa femme :
Se leva et enleva devant elle ses vêtements : « voici, dit-il, le jeune marié, voici
ce ­qu’il possède. Décide-toi en ­conséquence. Car tu ne seras pas ma ­compagne
si tu ne pratiques pas le même genre de vie que moi4. »

1 Cf. M-O Goulet-Cazé, « Le cynisme à l­’époque impériale », ANRW, II, 36.4, 1990,
p. 2720-2833. Cf. p. 2773-2776 ; également p. 2812 : « Quant à Épictète […], il fabrique
un Diogène revu et corrigé, hautement idéalisé, qui se distingue du sage stoïcien, en ce
­qu’il est investi d­ ’une mission exceptionnelle, d­ ’une vocation d­ ’origine divine, qui fait
de lui “­l’éclaireur des hommes” et qui ­l’amène temporairement à renoncer à ­l’exercice
des devoirs sociaux auxquels le sage stoïcien reste soumis. Mais pour Épictète, il va de
soi que la phase finale de la philosophie est la phase stoïcienne et que le cynisme ne peut
être ­qu’un état transitoire et exceptionnel. »
2 Sur la question, cf. M. Billebeck, « Greek Cynism in Imperial Rome », in M. Billeberk,
(éd.) Die Kyniker in der medernen Forschung, Amsterdam, 1991, p. 147-166, et notamment,
p. 163-164. L­ ’auteur y montre q­ u’Épictète, qui ne pouvait guère choisir Diogène, choisit
Cratès « to support his more moderate position… By his exemplary marriage to Hipparchia he
had shown that under ideal circumstances even the Cynic will be prepared to take a wife ». En
fait, Épictète, dans son œuvre d­ ’idéalisation du Cynique, recherche dans la Tradition un
exemple susceptible à la fois de rendre c­ ompte de la position spécifique du Cynique dans
la pensée ­d’Épictète et de justifier les devoirs sociaux hérités du stoïcisme. Cf. également
­l’amusante anecdote proposée par Lucien, Demonax, 55, citée par M. Billerbeck, p. 164 :
alors ­qu’Épictète ­conseille à Demonax de se marier et d­ ’avoir des enfants (dans la ligne
stoïcienne, ce qui, par le fait même, démontre, s­ ’il en était besoin, q­ u’Épictète ne déconsidère
pas le mariage), celui-ci lui répond : « eh bien, donne moi ­l’une de tes filles, Épictète ! »
3 Musonius, XIIIb.
4 D.L. VI, 96.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 305

En somme, pour Musonius c­ omme pour Épictète, son disciple, on ne


doit pas c­ onfondre le mariage avec les pratiques courantes du mariage,
pâles reflets du « vrai mariage ». Preuve que, dans cette manière très
cynique de faire sa proposition de mariage, ou plutôt ­d’accéder au
caprice ­d’Hipparchia, ce mariage a un sens, si toutefois il est union de
deux c­ hiens, donc de deux personnes également touchées par la vertu.
Il reste que nous ne pouvons évidemment tenir ce rapprochement
avec Cratès c­ omme totalement pertinent pour notre enquête, tant il est
vrai que ­d’autres traits de Cratès posent problème : d­ ’abord sans doute
le fait ­qu’il fasse ­l’amour en public (même si rien chez Musonius ne fait
mention de cela, la pudeur1, cependant, est une vertu – bien romaine),
mais surtout le mariage que le cynique propose à son fils, Pasiclès : il
­l’emmène dans un bordel et lui propose une courtisane2 – manière fort
peu musonienne, il faut en ­convenir !
De même, parmi les tempérants (σωφροσύνης), aucun n­ ’oserait avoir ­commerce
avec une courtisane, ni avec une femme libre en dehors du mariage, ni, par
Zeus, avec sa servante. Le manque de légalité et de c­ onvenance (τὸ γὰρ μὴ
νόμιμον μηδ´ εὐπρεπὲς) de ces unions en font la laideur et la grande honte
(αἶσχός τε καὶ ὄνειδος μεγά) de ceux qui les recherchent3.

Πρέπον et αἶσχος : nous quittons le terrain des Cyniques, pour entrer


dans un champ bien romain et stoïcien, que Cicéron avait déjà défini
dans le De Officiis4. Doit-on ­conclure par là que Musonius serait un
Cratès devenu romain ? Ou bien ne retient-il de Cratès que les traits du
mariage qui lui semblent effectivement dériver de la nature humaine ?
La référence à Cratès, ­d’autre part, pose plus de problèmes q­ u’elle ­n’en
résout : peut-être peut-on avec lui soutenir la naturalité ­d’un mariage
dont certains Cyniques ont semble-t-il élaboré la légitimité5. On peut

1 Voir Musonius, VIII, p. 35, 2.


2 D.L. VI, 88. Il faut cependant nuancer cette anecdote, qui semble, plutôt que le mariage,
viser le ­consentement du père au mariage, et, in fine, la puissance du père sur les choix du
fils, ce ­qu’on peut observer dans la suite immédiate du texte : Cratès qualifie de tragiques
les mariages des gens adultères – proposition que Musonius ­n’aurait pas rejetée, tant il
est vrai que ce sont là de faux mariages, puisque la relation est faussée, et stigmatise la
fréquentation par les gens mariés des courtisanes.
3 Musonius, XII, p. 64, 10-13.
4 Cicéron, Off., I, 93-96.
5 Cf. Augustin, Cité de Dieu, XIV, 20 : « ­c’est ce que n­ ’ont pas c­ ompris ces philosophes à
mœurs de ­chiens, quand ils ont mis au jour ­contre la pudeur une doctrine véritablement
306 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

penser ­qu’ils ­l’assortissaient des ­conditions que nous avons précisées. Il


­n’en reste pas moins que Cratès, idéalisé ou non, semble tenir à la mono-
gamie, si ce ­n’est en théorie, du moins en pratique. Enfin, la prudence
impose de ne parler ­d’aucune doctrine cynique établie.

La notion de κρᾶσις dans le couple musonien


À la différence d
­ ’Antipater de Tarse, Musonius n ­ ’emploie pas (ou
il ne nous reste pas ­d’exemple de cet emploi) le terme technique de
κρᾶσις (mélange total). Il en reprend pourtant clairement l­ ’idée. Antipater
écrit en effet :
Il arrive ­d’autre part que celui qui n­ ’a pas eu ­l’expérience ­d’une épouse et des
enfants ­n’a pas goûté à la plus véritable et sincère bienveillance (ἀληθινωτάτης
καὶ γνησίου εὐνοίας). Les autres amitiés et affections en effet ressemblent aux
mélanges de légumes ou choses similaires selon des juxtapositions (κατὰ τὰς
παραθέσεις μίξεσιν), tandis que celles ­d’un mari et ­d’une femme ressemblent à un
mélange total (δι´ὅλων κράσεσιν), ­comme celui du vin et de ­l’eau : ils demeurent
entièrement mélangés. Car ce ne sont pas seulement les biens, ni les enfants,
biens les plus chers aux hommes et ­l’âme, ­qu’ils partagent, mais aussi les corps1.

Tandis que Musonius définit ainsi les cadres du mariage :


Il faut dans le mariage q­ u’il y ait une vie en c­ ommun en toute chose (πάντως
συμβίωσιν) et une mutuelle sollicitude du mari et de la femme (κηδεμονίαν
ἀνδρος καὶ γυναικὸς περὶ ἀλλήλους), en bonne santé ou malades et en toute
occasion, tous deux tendant à la procréation c­ omme au mariage. Là en effet
où cette sollicitude est accomplie et que les époux se la donnent l­ ’un à l­ ’autre
de manière achevée, chacun disputant à ­l’autre la victoire, alors véritablement,
le mariage s­’approche de ce q­ u’il renferme (οὖν ὁ γάμος ᾗ προσήκει ἔχει) et
il est digne de cette émulation (ἀξιοζήλωτός). C ­ ’est une belle chose, en effet,
que cette ­communauté (καλὴ γὰρ ἡ τοιαύτη κοινωνία)2.

Ou bien, déjà cité :


cynique, c­ ’est à dire impudente et immonde. Ainsi, disent-ils, l­ ’acte c­ onjugal, étant légi-
time, peut sans honte s­’accomplir en public ; il ­n’y a pas à ­l’éviter dans la rue ou sur la
grand place » (trad. G. Combès). Encore faudrait-il se demander quels sont ces Cyniques
dont parle Augustin.
1 SVF III, 63Ant. Pour une description de ce passage et une explicitation de la théorie stoï-
cienne du mélange, A-J Voelke, Les rapports avec autrui dans la philosophie grecque ­d’Aristote
à Panétius, Vrin, 1961, p. 149-152.
2 Musonius XIIIa, p. 68, 5-13.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 307

Car le marié et la mariée doivent ­s’unir chacun ­l’un à ­l’autre pour tout (ἐπὶ
τούτῳ συνιέναι χρὴ), de telle sorte ­qu’à la fois chacun vive avec ­l’autre et fasse
des enfants avec l­ ’autre et ­considère toutes choses c­ omme c­ ommune et aucune
propre, pas même son corps (καὶ μηδὲν ἴδιον, μηδ´αὐτὸ τὸ σῶμα).

Former un couple où ­l’un des deux époux ­n’accepterait pas de « faire


effort ensemble et être animé des mêmes sentiments que son ­compagnon
­d’attelage (συντείνειν τε καὶ συμπνεῖν τῷ ὁμόζυγι)1 », serait pire que la
solitude. Συμπνεῖν (être animé des mêmes sentiments) doit ­s’entendre
ici aussi au sens très fort de respirer avec, c­ omme le souligne C. Torre2.

–– La κρᾶσις : définition et enjeux

Antipater parle de κρᾶσις3, Musonius ne parle que de πάντως συμβίω-


σις4, ou bien, utilise le verbe σὺνιέναι, mais ce terme technique semble
pourtant parfaitement c­ onvenir à ce q­ u’il décrit : un mélange5, qui se
distingue à la fois de la παράθεσις (juxtaposition : ­comme un mélange
de haricots et de grains de blé6, dans lequel les corps des deux genres

1 Ibid., XIIIa, p. 68, 16-17.


2 C. Torre, op. cit., p. 29 : « Musonius insiste sur la nécessité de ­l’authenticité d­ ’une telle
­communion : il ne suffit pas ­d’habiter la même maison, si ­l’un des deux époux reste
absent en son propre esprit ou si, ne prêtant attention ­qu’à lui-même, il ne tend pas à
­l’objectif ­commun ni ne ­s’efforce, pour ainsi dire, de respirer avec ­l’autre (συντείνειν τε
καὶ συμπνεῖν). »
3 ­C’est à ce type de mélange que fait appel Montaigne, dans un texte justement célèbre, tant
sa profondeur est grande et ­l’expression agréable, sur ­l’amitié. « En ­l’amitié de quoi je parle,
<nos âmes> se mêlent et ­confondent ­l’une en ­l’autre, ­d’un mélange si universel, ­qu’elles
effacent et ne trouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi
je ­l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer ­qu’en répondant : “parce que c­ ’était lui,
parce que ­c’était moi”. » Essais, I, XXVII. Texte que ­l’on interprète trop souvent dans le
sens ­d’une fusion, alors que Montaigne prend bien soin ­d’indiquer que la seule manière
­d’exprimer ce mélange étonnant est de manifester ­qu’il ­n’annule nullement les individua-
lités. Du reste, ce ­n’est pas inutilement que, tout de suite après, il montre que cette union
a ­connu la médiation de la force du destin : une union médiatisée ne peut être fusionnelle.
A. Banateanu, La théorie stoïcienne de ­l’amitié, op. cit., interprète à tort ce passage dans la suite
de la tradition aristotélicienne (p. 40). Rien n­ ’est moins sûr : il s­ ’agit certes d­ ’ « une seule
âme résidant en deux corps » (­comme le soutient Aristote à propos de ­l’amitié, ­d’après le
témoignage de D.L. V, 20), mais ici ­l’expression importante est bien celle ­d’un mélange
universel tandis que Montaigne insiste ­d’autre part sur les qualités individuelles (lui/moi).
4 Le mot est néanmoins utilisé par Antipater, et se trouve dans le titre d­ ’un traité sur le
mariage : περὶ γυναικὸς συμβιώσεως. Cf. SVF III, 62Ant.
5 Sur la théorie stoïcienne des mélanges cf. LS, chapitre 48 (notamment 48C) et le c­ ommentaire.
6 LS 48C §2.
308 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ onservent la même ­configuration) et de la σύγχυσις1, fusion, où les


corps perdent leurs propriétés propres et forment par leur association
un nouveau corps. La krasis résulte de la c­ ompénétration c­ omplète des
corps mélangés, ­comme ­l’eau dans le vin, et ­conserve ­l’individualité
des deux corps, qui peuvent, du reste, être de nouveau séparés2. Tous
les corps dans le mélange ont la même extension : ainsi une goutte de
vin dans la mer se mélange à ­l’eau dans sa totalité3.
Plutarque, malgré la critique acerbe ­qu’il fait de la théorie stoïcienne
du mélange, a cette très belle image :
Mais nécessairement, si le mélange a lieu ­comme ils le pensent, les [corps]
mélangés sont les uns dans les autres et ce même [corps] est ensemble c­ ontenu
par celui dans lequel il est et ­contient celui ­qu’il reçoit (ταὐτὸν ὁμοῦ τῷ
ἐνυπάρχειν περιέχεσθαι καὶ τῷ δέχεσθαι περιέχειν θάτερον). Et aucun des deux
ne peut de nouveau exister. Tous les deux sont réunis, le mélange les forçant
tous deux à ­s’étendre à travers ­l’autre (τῆς κράσεως δι´ ἀλλήλων διιέναι…
βιαζομένης) et, dès lors, aucune partie ­d’aucun ne subsiste, mais ­l’un est tout
entier rempli de tout ­l’autre (ἀλλὰ <πᾶν> παντὸς ἀναπίμπλασθαι)4.

Ce texte ­n’est évidemment pas innocent et joue sur ­l’éminent paradoxe


que deux corps peuvent être ­contenus dans le même lieu – objection5
­qu’un stoïcien ­contournerait, en ­n’analysant pas le lieu ­d’une manière
1 Ibid., §3. L­ ’exemple donné est celui des drogues médicales.
2 Ibid., §4.
3 Cf. D.L. VII, 151 (SVF II, 479) : « Les mélanges se produisent de façon intégrale, c­ omme
le dit Chrysippe au troisième livre de ses Physiques, et non par circonscription et jux-
tapositions. Un peu de vin en effet jeté dans la mer ­s’étendra ­jusqu’à un certain point,
puis il se mélangera entièrement (Καὶ τὰς κράσεις δὲ δι´ὅλου γίγνεσθαι, καθά φησιν ὁ
Χρύσιππος ἐν τῇ τρίτῃ τῶν φυσικῶν, καὶ μὴ κατὰ περιγραφὴν καὶ παράθεσιν· καὶ γὰρ εἰς
πέλαγος ὀλίγος οἴνος βληθεὶς ἐπὶ ποσὸν ἀντιπαρεκταθήσεται, εἴτα συμφθαρήσεται). » Trad.
R. Goulet, modifiée : je traduis συμφθαρήσεται par « se mélangera entièrement », ­comme
Long and Sedley traduisent « will be blended with it », et non pas, ­comme R. Goulet :
« il se corrompra », ce qui est pourtant le premier sens du mot grec. Cependant, le LSJ
propose en troisième sens melt or die away into each other, qui semble rendre aussi très
difficile la pensée de ce mélange, puisque la goutte de vin dans les faits ne se perd pas (ne
meurt pas) dans l­’immensité du volume d­ ’eau, mais se mélange totalement sans perdre
ses qualités. C ­ ’est un mélange à l­’image de celui des couleurs du prisme solaire, dans
cette expérience bien ­connue où on les place sur un disque : lorsque le disque tourne, les
couleurs se mélangent, mais aucune ne perd sa qualité propre. Voir à ce titre la même
citation de Chrysippe reprise par Plutarque, Comm. Not., 1078 E.
4 Ibid., 1078 B (=SVF II, 465).
5 Sur cette question, voir E. Bréhier, La théorie des incorporels dans ­l’ancien stoïcisme, Vrin,
19898, chapitre iii, « Théorie du lieu et du vide », p. 37-53.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 309

aristotélicienne c­ omme le c­ ontenant indépendant d ­ ’un corps1, mais


­comme une « représentation rationnelle qui accompagne la représenta-
tion des corps plus q­ u’elle ­n’en fait partie2 » : en fait le lieu du corps est
circonscrit par sa limite3, le lieu reçoit sa limite du corps q­ u’il c­ ontient4.
La position ­d’Aristote (et de Plutarque) suppose des corps impénétrables,
en ­contact, tandis que pour les stoïciens, les corps ­s’interpénètrent et
leur divisibilité à ­l’infini fait que ­l’on ne peut leur assigner ­d’extrémité
– de ce point de vue, on peut dire ­comme Sénèque que tout est dans
tout5, selon la sympathie universelle. Deux exemples classiques d­ ’une
telle c­ ompénétration supposent le même modèle : celui du mélange
total du souffle divin dans le monde q­ u’il informe, le souffle s­ ’écoulant
dans le monde, suivant une image ­connue, ­comme le miel à travers ses
rayons et celui du mélange total de l­ ’âme et du corps, particularisation
de ­l’exemple précédent pour les individus parties de ce monde, ­l’âme
occupant la totalité du corps (avec cette difficulté ­qu’on voit mal ­comment
corps et âme peuvent subsister à la séparation, à moins que celle-ci ne
soit seulement abstraite).
Il est très difficile de se représenter ce mélange total et notamment à
propos du couple : nos esprits sont enclins à critiquer une telle c­ onception
étouffante du couple et l­ ’on ne voit pas très bien a priori ce que peut être
la κρᾶσις de deux corps, si elle n­ ’est pas fusion, mais alors seulement
métaphorique.
Le même Plutarque, ­contre toute attente, utilise cette notion pour
rendre ­compte de la nature du mariage, dans un texte que avons déjà
cité, mais qui se trouve, à plusieurs égards, très proche de Musonius et
sur lequel il vaut la peine de revenir.
Parmi les corps, les philosophes disent des uns q­ u’ils sont c­ omposés ­d’éléments
distincts, ­comme une flotte et une armée, ­d’autres de parties jointes, ­comme
une maison ou un navire, ­d’autres enfin ­qu’ils forment un tout ­d’une seule
nature, c­ omme ­c’est le cas de chaque être vivant. C ­ ’est à peu près ainsi que

1 Ibid., p. 39 : « Le corps c­ ontenant est en c­ ontact avec le corps c­ ontenu dont l­ ’indépendance
est démontrée par le mouvement ­qu’il peut faire pour ­s’en séparer. »
2 Iibid., p. 44.
3 On peut peut-être pour ­comprendre cela utiliser ­l’image un temps utilisée par la vul-
garisation scientifique pour caractériser l­’expansion de l­’univers : celle du ballon de
baudruche, dont les limites définissent le lieu q­ u’il occupe.
4 Voir V. Goldschmidt, le système stoïcien et ­l’idée de temps, p. 29.
5 Sénèque, Nat. Quaest. III, 10, 4.
310 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

(σχέδον οὖν), dans le mariage, ­l’union des gens qui ­s’aiment forme un tout
­d’une seule nature, celle des gens qui s­’épousent pour la dot ou pour les
enfants est ­composée de parties jointes, celle des gens qui ne font que coucher
ensemble, ­d’éléments distincts et on pourrait penser ­d’eux ­qu’ils habitent
ensemble mais ne vivent pas ensemble (οὕς συνοικεῖν ἄν τις ἀλλήλοις, οὐ
συμβιοῦν νομίσειε). Il faut au ­contraire, tout ­comme les physiciens disent
des liquides q ­ u’il y a mélange total, que chez les époux se mêlent les uns
avec les autres, corps, biens, amis et relations. De fait, le législateur romain
a interdit aux c­ onjoints de s­’offrir ou de recevoir des cadeaux, non pas pour
­qu’ils ­n’acceptent rien de ­l’autre, mais pour ­qu’ils ­considèrent toute choses
­comme ­communes1.

L­ ’auteur utilise sans doute la notion dans un sens métaphorique (le


couple est σχέδον, à peu près, un mélange total). Les deux époux ne
forment ­qu’un seul être vivant : ils vivent ensemble (συμβιοῦν) – ­c’est
cette symbiose que souligne Musonius – et ne se ­contentent pas d­ ’avoir
une c­ ommunauté par l­’habitation, le bien, ou les joies du sexe. Un tel
mélange ne peut se ­comprendre simplement ­comme une co-appartenance :
la ­communauté des corps ­n’est pas la ­communauté des biens. Il faut
donc penser que les deux époux forment effectivement un même corps.
On peut penser cela sur le mode ­d’un idéal fusionnel ­d’harmonie telle
que les deux partenaires ne forment plus q­ u’une seule unité nouvelle.
­C’est précisément dans ce sens que Plutarque semble tirer la notion :
la fin du texte de ce point de vue a peu à voir avec ­l’échange stoïcien,
qui règle la relation, y ­compris entre les sages. De fait, le rapproche-
ment de son propos avec l­’idéal romain que véhicule la référence aux
législateurs en montre la limite : on est dans ­l’image et on est proche,
ici, de c­ onfondre krasis et fusion, ou bien krasis et annexion de l­’un
par ­l’autre (de ­l’épouse par le mari, ­comme à beaucoup ­d’égards, avec
Antipater et parfois même dans les Préceptes de Plutarque, pourtant un
ouvrage qui se démarque par la place q­ u’il accorde à l­’épouse). L­ ’idéal,
quant à lui, se trouve plus ou moins ­contaminé par la coutume de ne
voir en la femme au mieux q­ u’une aide ménagère doublée d­ ’un animal
de ­compagnie intelligent.
Ce que Plutarque oublie, c­ ’est précisément ce qui fait la spécificité de
ce mélange : que chacun des c­ onstituants c­ onserve ses propriétés. C ­ ’est

1 Plutarque, Conj. Praec. 34, 142E-143A (trad. J. Hani). Les philosophes en question sont
bien entendu les stoïciens.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 311

une voie possible pour se représenter la krasis des âmes et des corps dans
le mariage. Le mélange de deux corps ne forme pas un nouveau corps :
aucun ne perd sa qualité propre, sa tension individuelle, qui en permet
justement le maintien dans telle ou telle ­constitution et qui est le fait
de ­l’âme individuelle. On ne peut donc ­comprendre la ­compénétration
des corps que de deux manières, ­complémentaires.
La première serait de la c­ omprendre ­d’un point de vue cosmologique,
­d’abord, ­comme la prise de ­conscience éminente que chaque individu
est une partie de la substance divine, dont il tient finalement son être.
Comme les organes du corps, ou ses membres, chaque individu par-
ticipe à la vie du tout et participe de sa vie. Le mariage réalise cette
vérité profonde de la nature, si nous entendons par réalisation le fait
­d’accueillir, ­d’acquiescer et de participer volontairement aux desseins de
la nature. Alors les limites du corps s­’étendent au fur et à mesure que
­s’étend la puissance ­d’harmonie du tonos de ­l’âme avec le rythme du tonos
divin, tant il est différent de se c­ onsidérer soi-même c­ omme un tout,
ou soi-même ­comme partie ­d’un tout. Tout ­l’effort du sage tient dans
­l’observation de cette réalité de tout être, tout en vivant c­ onformément
à elle. C ­ ’est en ce sens que l­’âme du sage, en s­’y harmonisant, s­’est
dilatée aux mesures de ­l’univers pour lire dans un intérêt qui dépasse
­l’intérêt individuel borné la parfaite coïncidence de l­’intérêt personnel
et de l­ ’intérêt général : si ­l’on veut faire crédit à une image, on pourrait
utiliser cette fois la figure du mariage et de l­’union pour expliciter le
mélange total, en disant que le sage ­s’unit à la raison divine pour en
épouser la providence.
Évaluer dans quelle mesure Musonius partage ces vues reste délicat.
Ce ­qu’on peut dire néanmoins, ­c’est ­qu’il croit en la providence1 et,
­s’il pense ­l’homme c­ omme image du dieu, il ­comprend néanmoins les
­conséquences du point de vue de l­ ’amitié de cette nécessaire coprésence
des amis, ­comme présence de tous les instants de ­l’ami à l­’ami, que
ne peuvent abolir les distances : être auprès de ­l’ami reste un devoir,
si toutefois on a bien ­compris que ­l’amitié elle-même est toujours déjà
présence à l­ ’autre, un être-avec, qui est une disposition fondamentale de
­l’âme. Un passage du traité Que l­’exil ­n’est pas un mal semble indiquer
quelque chose de très proche :

1 Voir le fragment XLVII.
312 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

­ ’exil en effet, dit-il, c­ omment un homme qui n­ ’est pas dépourvu d­ ’esprit
L
pourrait en être accablé ? Il ne nous prive aucunement de l­ ’eau, de la terre, ni
du ciel, ni non plus du soleil, ou des autres astres, ni même du ­commerce des
hommes (οὐδὲ ἀνθρώπων ὁμιλίας), car partout et de toute façon, on est avec
eux (ἁπανταχοῦ καὶ πάντῃ τούτων μετουσία ἐστίν). Si nous sommes séparés
­d’une partie de la terre et de la fréquentation des hommes, q­ u’y-a-t-il en cela
de terrible ? En effet, à la maison, nous ne tirions pas partie de la terre entière
et nous n­ ’étions pas en relation avec tous les hommes ; cependant maintenant
aussi nous pourrions être nous trouver avec (συνείημεν) nos amis, les vrais,
bien sûr, ceux dont il ­convient de faire cas, car ceux-là ne sauraient nous
trahir ni nous abandonner1.

Si partout et de toute façon on a ­commerce avec les hommes, cela


semble prouver que la présence à l­ ’autre n­ ’est pas réductible à sa proxi-
mité effective, même si celle-ci reste, dans ­l’exil, une sorte de devoir, que
rappelle Musonius dans les dernières lignes – ­l’ami se doit de manifester
cette présence fondamentale dans la visite à l­’autre2. ­C’est de la diffé-
rence entre ­l’ὁμιλία, ­l’assemblée, le ­commerce familier, ­conséquence de
la μετουσία, ­qu’on tire l­ ’idée d­ ’une participation active à la c­ ommunauté
fondamentale ­qu’est le monde ­comme cité universelle et le fait de se
trouver effectivement avec eux (σύνειμι) manifeste ­l’assistance des vrais
amis (ceux qui, de fait, manifestent la réalité de la ἁπανταχοῦ καὶ πάντῃ
μετουσία). À propos du mariage, Ulpien écrit :

Si une femme et son mari habitent longtemps loin de l­ ’autre, mais ont c­ onservé
­l’un envers l­’autre le respect du mariage – ­comme nous savons que cela est
arrivé parfois même entre des personnes de rang ­consulaire –, j­ ’estime que les
donations ne sont pas valables, car les noces n­ ’ont pas été interrompues : car ce
­n’est pas le lien de chair qui fait le mariage, mais c­ ’est le sentiment c­ onjugal3.

Preuve que le droit romain a lui-même intégré que la relation des


époux, ­comme nous ­l’avons vu pour la relation des amis, ne se trouve pas
limitée par la séparation des corps : cette séparation des corps ­n’a rien à
voir avec la séparation des stulti que nous avons pu lire chez Stobée. ­C’est
là toute la différence, notée plus tard par Thémistius, entre « habiter
ensemble (sunoikeô) » et « vivre ensemble (sumbioô) ».

1 Musonius, IX, p. 41, 5-15.


2 Devoir que Musonius semble avoir fait sien durant l­ ’exil de son ami Rubellius Plautus.
Cf. Tacite, Ann. XIV, 22.
3 Digeste, XXIV, I, I.32 par. 13. Cité par P. Grimal, L
­ ’amour à Rome, p. 66.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 313

La seconde manière de c­ omprendre la c­ ompénétration des corps,


largement fondée sur la première, en c­ onstitue la c­ onséquence du point de
vue moral et politique (les deux du reste relevant fondamentalement de la
même réalité d­ ’une réforme des mœurs pour vivre mieux ensemble) : la
krasis des corps des époux signifie et réalise la ­concorde, vertu romaine par
excellence. Les deux époux se trouvent unis par l­ ’unique fin de toute vie
et, de fait, mettent en c­ ommun leurs ressources1 pour l­ ’atteindre. Cette
fin, nous ­l’avons déjà précisée : il ­s’agit de ­l’accord harmonieux avec
la nature. Cela implique l­’exercice, dans le couple, de cette c­ oncorde :
­n’avoir, pour deux corps et deux âmes, q­ u’un seul cœur, tendre vers
un seul but, mettre enfin toutes les ressources de son individualité au
service de cette seule fin.
­C’est manifestement cela que vise Musonius dans sa description du
couple : il y a bien ­communauté totale des biens, des âmes, des corps,
chaque individu c­ onservant sa qualité propre, sans quoi il y aurait fusion,
ce qui est impossible par le fait que ­l’humanité est scindée et par le
pothos. Une telle vision du mariage approfondit de manière particuliè-
rement stimulante la formule rituelle du mariage romain prononcée
par la femme : Ubi tu Gaius, ego Gaia, qui montre la ­communauté par
le même prénom et la différence, par sa déclinaison en masculin et en
féminin (mais il faudrait ajouter que pour Musonius sans aucun doute,
il faudrait la proposition réciproque dite par le mari).
On peut évidemment se demander pourquoi Musonius ­n’utilise
pas le mot krasis. Une première réponse s­ ’offre naturellement à l­ ’esprit,
­conséquence ­d’un préjugé sur ce ­qu’on appelle la « philosophie popu-
laire » : Musonius ne c­ onnaît pas le terme, dont, du reste, il se désin-
téresse. De fait, ce terme ­n’est pas utilisé dans les fragments transmis
par Stobée. Néanmoins, on résiste à la facilité d ­ ’une telle réponse et
­l’on ne voit pas vraiment pourquoi Musonius, qui utilise d ­ ’autres
termes techniques, qui ressortissent à la physique, ou à la logique, ne
­connaîtrait pas précisément celui-là, qui pourtant a été l­ ’objet de débats
entre académiciens et stoïciens et qui est une des clefs de la physique
stoïcienne. Une hypothèse voisine c­ onsisterait à penser que le rédacteur
des dits de Musonius n­ ’a pas retenu le terme. Cela reviendrait cependant
à peu près au même. Une troisième réponse c­ onsisterait à montrer que

1 Les ἀφορμαί musoniennes.


314 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

l­’abandon de ce terme résulte du désintérêt du stoïcisme romain pour


la physique, généralement assorti ­d’un « dédain » pour la logique. Il
serait difficile de souscrire à cette thèse : moins ­qu’un dédain, il y a
plutôt une instrumentalisation des c­ oncepts de la physique et de la
logique au profit de l­’éthique, ce qui ne signifie nullement désintérêt
ou nullité en ces matières. Une autre possibilité ­consisterait à penser
que Musonius aurait pu utiliser ce terme dans une des leçons plus
techniques1 qui précédaient les dialogues plus libres qui seuls nous
restent. Mais ce serait supposer un enseignement ésotérique face à celui,
exotérique, q­ u’a ­conservé Lucius, idée empreinte d­ ’un certain roman-
tisme, mais qui peut prêter à tous les discours et qui ­conserve ce préjugé
selon lequel à la philosophie « populaire » ­s’opposerait une philosophie
« sérieuse ». Il reste alors à supposer une non-utilisation volontaire de ce
terme (­d’autant plus volontaire que Musonius ne pouvait manquer de
­connaître le traité d­ ’Antipater, vu l­’intérêt q­ u’il portait à ces matières
et la c­ ommunauté des idées, des thèmes et parfois des exemples entre
Antipater et Musonius).
La fusion mal ­comprise, ­d’abord, risque de perdre sa spécificité tech-
nique dans un ­contexte romain où ­l’idéal du mariage a part au fantasme
de la fusion et où le droit Romain, plus tard, exprimera celle-ci à sa
façon2. D ­ ’une manière plus générale, on peut penser que, plus que le fait
de n­ ’être plus q­ u’un, Musonius insiste sur la c­ ommunauté q­ u’un couple
institue : avoir toutes choses en ­commun, même les corps et les âmes,
­n’est en rien réductible à « ­n’être plus q­ u’un ». À ce titre, la remarque
de Musonius q­ u’aucun ne doit se c­ onsidérer c­ omme propriétaire exclusif
de quoi que ce soit3 ne semble pas devoir mettre en péril la cohérence
doctrinale de la krasis : à le lire, en effet, on penserait ­qu’il désigne ici
une fusion. En fait, il s­ ’agit ici plutôt d­ ’une réalité du couple à laquelle
est jointe une sorte de règle organique : si celui-ci doit être à l­’image
(qui fait immédiatement suite au passage cité) de ­l’attelage, chacun doit

1 Hypothèse, peu vraisemblable (cf. première partie), ­d’un préambule fait de lectures de
textes stoïciens, et d
­ ’exercices de logique, corroborée, semble-t-il, par Épictète : frag-
ment XLIV de Musonius : « ­C’est là précisément ce que je disais moi aussi à Rufus qui
me reprochait de ne pas avoir découvert une omission dans un syllogisme… ».
2 Modestinus, Digeste, XXIII, 2, I, I : « le mariage est ­l’union totale de toute la vie. » Cité
par P. Grimal, op. cit., p. 66.
3 Les ἱδία.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 315

effectivement c­ onsidérer, pour ­conduire1 cet attelage à son but, que rien
­n’est propre, ce qui ­n’invalide pas le fait, on va le voir, que chacun des
deux partenaires garde ses propriétés individuelles (ce que montre du
reste ­l’image de la ­compétition amoureuse). En ­d’autres termes, plus
encore que le risque de la mauvaise c­ onception de ce que peut être le
mélange total représenté dans ­l’imagerie de ­l’idéal, Musonius veut insis-
ter non pas sur ­l’unité, mais sur ­l’articulation qui structure cette unité
et en permet les relations et ­l’ouverture : il délaisse quelque peu ainsi
le premier sens cosmologique de la krasis du couple, pour s­’intéresser
au second sens. Ainsi, pour ce penseur des ­conditions de possibilité de
la relation et de la relation elle-même, faut-il ­s’intéresser davantage à
une union articulée des deux époux et à sa signification, ­qu’à la totalité
que forme le couple. Même si, pour ­comprendre son propos, la notion
se révèle à la fois pertinente et éclairante, il faut soigneusement en
distinguer les c­ onditions de réalisation. D­ ’autant que l­’on peut penser
que Musonius, sur la question du mélange, se distingue de ce ­qu’a pu
écrire Antipater : si ­l’on parle de mélange total, encore faut-il éclaircir
les proportions de ce mélange.

–– ­L’égalité de l­’homme et de la femme

Alors que Musonius prend au sérieux une réelle égalité de l­ ’homme et


de la femme, Antipater semble penser que le couple peut être c­ onsidéré
simplement c­ omme un mélange qui donnerait grossièrement un corps
dont l­ ’homme serait la tête et la femme des membres supplémentaires
– dans une perspective où ­l’analyse du mariage le situe plutôt ­comme
moyen pour le mari de se ­consacrer au loisir et à des activités valorisées
et masculines : la femme, bien loin dès lors ­d’être un fardeau (critique
que l­ ’on retrouve souvent dans la littérature2), aurait au ­contraire ­comme
fonction essentielle d ­ ’alléger l­’existence de l­’homme, en le libérant
­d’un certain nombre de soucis. Cette ­conception d­ ’un mélange dont les
proportions diffèrent ne ­s’oppose pas du tout à ­l’esprit de la doctrine
du mélange universel : ­c’est en effet en opposition partielle à Aristote
que les stoïciens ont forgé cette doctrine. Si Aristote montre ­qu’une

1 Ce que signifie aussi ἡγέομαι.


2 Voir sur ce point la section que Stobée, dans l­’Anthologie, c­ onsacre au mariage et plus
précisément le deuxième chapitre sur la critique de celui-ci.
316 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

goutte de vin mélangée à une grande quantité ­d’eau perd ses qualités
vineuses et devient une partie du volume d­ ’eau1 (ce qui serait la fusion),
les stoïciens ­s’attachent à montrer q­ u’un tel mélange ne corrompt pas
les qualités de la plus petite partie mélangée : ­c’est là le ressort de la
distinction entre la fusion et la krasis et, du reste, ce qui vaut à l­’École
les quolibets de Plutarque, ­qu’il tient ­d’Arcésilas – la flotte ­d’Antigone
traverse la jambe coupée d ­ ’un soldat, tombée dans la mer2. De fait,
pour Antipater, le mélange des époux ressemble à un mélange de deux
quantités inégales : si les deux gardent leurs qualités et leurs vertus
respectives, le mélange se fait largement en faveur du mari. En ­d’autres
termes, la relation entre homme et femme pour Antipater ­n’a rien de
symétrique et ­l’on se demande ­jusqu’à quel point ­l’épouse peut être
­considérée par son mari c­ omme un alter ego.
Notre analyse doit répondre à trois questions :

1. ­ u’entendent les deux auteurs en évoquant ce mélange total et


Q
quel est le résultat de ce mélange ?
2. Quelles perspectives sur la relation des époux se trouvent
engagées dans ces ­conceptions ?
3. Quelle est ­l’originalité de Musonius ?

1. Antipater et Musonius ont tous deux une remarque fort importante


l­orsqu’ils parlent de la ­communauté des époux : elle ne ­concerne pas
seulement les biens, pas seulement les âmes, mais aussi les corps, les
deux insistant fortement sur cette dernière caractéristique. Le mariage ne
vise donc pas la seule ­communauté ­d’intérêt, où, grossièrement, ce qui
motive le lien est la sauvegarde du patrimoine. Une telle c­ ommunauté
­n’est cependant pas absente de ce que décrivent les deux philosophes.
Nous dirons que c­ ’est un premier niveau de c­ ommunauté, premier niveau
« économique », où le foyer est c­ omme une image en plus petit et une
réalisation effective, de la ­communauté à laquelle sont appelés tous les
hommes (de fait, tous les biens, dans ­l’hypothèse où chacun serait juste,
sont ­communs, dans la philosophie stoïcienne) : le mariage, ici, n­ ’est
­qu’une figure de cet idéal, où la ­communauté des biens n­ ’annule pas la
charge qui incombe à chacun de faire fructifier la part qui lui échoit de
1 Aristote, Gen. Corr., 328a26-28.
2 Plutarque, Comm. Not., 1078 E.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 317

la propriété ­commune. À la distinction de ce niveau appartiennent toutes


les remarques sur la gestion du foyer, gestion qui exige une organisation
du couple c­ omme « association » et une distribution des rôles c­ onforme
aux talents naturels du mari et de la femme.
De même, le mariage ­n’est pas seulement la ­communauté des âmes :
nouvelle distinction, qui semble se référer à présent à un autre niveau
de la vie du couple et dessine ce q­ u’on pourrait appeler sa c­ ondition de
possibilité. Il faut que le couple soit cimenté par ­l’amitié, cette amitié
par laquelle les amis ne forment ­qu’une seule âme, selon les ­conditions
que nous avons déjà développées. Les époux sont appelés à être des
amis ­comme le sont les sages eux-mêmes, cette amitié rendant du
reste possible et praticable la c­ ommunauté des biens. En ce sens, le
second niveau précède logiquement le premier, même si, dans les faits,
la c­ ommunauté des biens inaugure, au sein du couple, cette relation
spécifique q­ u’est le mariage.
La troisième distinction, la plus importante, parce que, semble-t-il,
celle qui désigne la spécificité du mariage1, ­c’est la ­communauté des corps.
Le corps de chacun n­ ’est plus propre, mais appartient à ­l’autre, de telle
sorte que le corps de ­l’autre est son propre corps. Si ­l’on ajoute à cela la
clause de ­l’union des âmes, on en déduit que le couple ne forme ­qu’une
seule âme, qui anime un seul corps – dans le cas plus c­ omplexe de la
­communauté des amis, avoir une seule âme et plusieurs corps semble
signifier que ­l’âme prend ­l’extension de ­l’âme du dieu, tandis que les
parties du dieu que forment les corps gardent ce statut de partie. On
peut alors écrire que le couple forme une nouvelle entité âme/corps,
nouvelle entité sans être cependant un nouvel individu, puisque chacun
­conserve ses propriétés. On mesure toute la difficulté à rendre c­ ompte de
ce mélange en termes de physique : la ­conscience de soi (que ­concerne
hautement la relation âme/corps, nous ­l’avons vu : avec Hieroklès,
nous avons pu observer que ­l’âme envoie pour ainsi dire des « coups de
sonde » à travers le corps par des mouvements tensionnels) de chacun
des mariés est toujours en même temps ­conscience de soi et de ­l’autre.
Chacun est à la fois soi-même et l­ ’autre, ressentant en lui-même ce que
ressent l­’autre, tout en restant toujours cependant lui-même : sur ce
point, la physique ne peut en dire davantage. ­L’accordement des ten-

1 ­C’est toutefois ce qui ressort du « μόνοι κοινωνοῦσι  » ­d’Antipater.


318 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

sions individuelles supplée ­l’impossible mélange effectif (dans un même


substrat) des corps (que l­’on peut toujours penser par la cosmologie).
Du point de vue de la sexualité, cela explicite la clause de fidélité
dans le mariage et celle, c­ onnexe, de la publicité des actes au sein du
couple : un adultère s­ ’opère à la fois au mépris de cette c­ ommunauté,
où le partenaire trompé peut légitimement se sentir lésé dans sa pro-
priété, mais aussi, plus profondément, au mépris de soi – ­d’où la honte
de ­l’adultère que souligne Musonius. Ainsi, tromper sa femme, pour
un mari, revient à se tromper lui-même. Rechercher son intérêt (mal
­compris), revient à détruire ­l’union, regarder dans une autre direction
que la direction ­commune, ­c’est pire que la solitude, parce que la
solitude ne trompe pas. Le couple ne forme q­ u’un seul corps, c­ omposé
de deux parties, d­ ’une telle façon que ce que fait chaque partie d­ ’une
part doit correspondre aux visées et à la fin du tout (et donc être en
harmonie avec les fins ultimes du mariage) et d­ ’autre part être en har-
monie avec ­l’action de ­l’autre. ­C’est pourquoi Musonius ­n’hésite pas
à prononcer la dissolution du mariage dans le cas du non-respect de
cette ­condition – le mariage raté, c­ ’est le mariage où la c­ ommunauté
de vie échoue :
Quand donc cette sollicitude (ἡ κηδεμονία αὕτη) est accomplie et quand les
époux se ­l’échangent de manière accomplie, alors le mariage a ce qui ­convient
à cette sollicitude et il est digne d­ ’être envié. C
­ ’est une belle chose en effet
­qu’une telle c­ ommunauté. Quand, en revanche, chacun vise son propre intérêt
seulement (ὅπου δ´ ἑκάτερος σκοπεῖ τὸ ἑαυτοῦ μόνον), sans s­ ’inquiéter de l­ ’autre,
ou, quand, par Zeus, l­ ’un des deux est dans une disposition telle q­ u’habitant la
même maison il regarde en esprit vers dehors, ne voulant pas faire effort avec
son ­compagnon ­d’attelage, ni être animé des mêmes sentiments (μὴ βουλόμενος
τῷ ὁμοζυγι συντείνειν τε καὶ συμπνεῖν), alors par nécessité, la c­ ommunauté
est détruite (φθείρεσθαι μὲν τὴν κοινωνίαν), les affaires pour ceux qui se sont
unis vont de manière insensée (φαύλως) et soit ils se séparent ­complètement,
soit ils ont une vie ­commune pire que la solitude (καὶ ἢ διαλύονται τέλεον ἀπ´
ἀλλήλων ἢ τὴν συμμονὴν χείρω ἐρημίας ἔχουσιν)1.

Musonius admet sans nul doute le divorce, ­contrairement du reste aux


lois d­ ’Auguste, qui ­l’interdisaient. Cela montre, au passage, la possibilité
effective de séparer les éléments mélangés : le divorce ne signifie que
­l’échec d­ ’une véritable vie ­commune, ce qui ­constitue un indice parmi
1 Musonius, XIIIa, p. 68, 9-20.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 319

tant ­d’autres de la haute idée que Musonius se fait du mariage. Ce que


nous avons appelé mariage usuel avec Épictète doit tendre vers la rela-
tion que Musonius dessine ou bien n­ ’être, au mieux, q­ u’une association
dépourvue ­d’unité profonde, minée en ses fondations.
On peut à ce titre partager les doutes de R. B. Ward1 à propos de
­l’interprétation de David L. Balch2 de ce passage, notamment lorsque
celui-ci écrit :
Musonius ne partage pas les vues ­d’Antipater : le mariage ne ­convient pas à
tout citoyen mâle. Pour paraphraser une rubrique de Stobée : le mariage est
utile pour quelques-uns (hommes et femmes), tandis ­qu’il ­n’est pas avantageux
(et plutôt désastreux) pour les autres3.

On ne voit pas à partir de quel passage de Musonius ­l’auteur ­s’autorise


cette paraphrase. L­ ’argument central c­ onsiste à dire que, selon Musonius,
un mariage sans vertu est un mariage raté, cette vie à deux étant pire
que la solitude. Mais, si cela autorise le divorce, cela ne veut pas dire
que la solitude soit un genre de vie préférable pour certains : cela veut
simplement dire que le mariage raté n­ ’est pas un véritable mariage. Cela
­n’évacue donc pas l­ ’obligation (la nécessité) de se marier, même pour le
philosophe, sous peine ­d’ignorer la nature de la justice. De ce point de vue,
certes, on note un écart ­d’Épictète par rapport à ­l’enseignement de son
maître : le philosophe (ou, plus exactement, le Cynique) n­ ’a pas à perdre
de temps avec une vie de famille qui risque bien de le détourner de son
but. ­C’est peut-être une évaluation différente de l­’institution mariage,
qui ­constitue pour la morale stoïcienne un indifférent, préférable, mais
indifférent, ce ­qu’il reste sans doute pour Musonius et Antipater, même
­s’il s­ ’agit aux dires de Hiérocles, d­ ’une classe, au demeurant étrange, de
καθηκόντων, celle de ceux qui sont « très nécessaires » : il montre en
effet que le mariage est « très nécessaire » (ἀναγκαιότατον4), sauf (bien

1 R. B. Ward, « Musonius and Paul on Marriage », NTS 36, 1990, p. 281-289, voir p. 281
2 D. L. Balch, « I Cor 7 : 32-35 and Stoic Debates about Marriage, Anxiety, and Distraction »,
art. cit., p. 429-439.
3 Ibid., p. 433. Il ­s’agit de la paraphrase du titre du chapitre 3 de la section de ­l’Anthologie
­consacrée au mariage : Que le caractère des ­conjoints rend pour les uns le mariage profitable,
nuisible pour les autres (ὅτι τοῖς μὲν ἐπωφελῆ τὸν γάμον, τοῖς δὲ ἀσύμφορον, ὁ τῶν συνα-
πτομένων ἀπετέλεσε τρόπος).
4 Stobée, Anth.4. 22.21.2 : « Il est très nécessaire, le discours sur le mariage (ἀναγκαιότατός
ἐστιν ὁ περὶ τοῦ γαμοῦ λόγος). »
320 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

sûr, ­puisqu’il ­s’agit ­d’un καθῆκον), dans certaines circonstances (κατὰ


περίστασιν) :

Et bien nous tenons pour démontré dans nos livres sur les familles que pour
le sage la vie selon le mariage est préférable (τῷ σοφῷ προηγούμενος μέν ἐστιν
ὁ μέτα γάμου βίος), celle sans épouse <se vit> selon les circonstances (ὁ δ´ἄνευ
γυναικὸς κατὰ περίστασιν). De telle sorte que, p ­ uisqu’il faut que nous puissions
vraiment imiter parmi eux celui qui a de ­l’esprit, de cela il est préférable de
se marier (προηγουμενόν ἐστι τὸ γαμεῖν). Il est évident que pour nous aussi ce
serait une fonction propre (ἂν εἴη καθῆκον), si bien sûr aucune circonstance
ne l­ ’empêche (εἴ γη μή τις εἴν περίστασις ἐμποδών). Et certes, cela est premier.
Il semble par ailleurs que la nature, à la place du sage, nous exhorte, elle qui
incite aussi le sage lui-même au mariage ; elle, ­quelqu’un qui nous achève
­comme être vivant en troupeau (συναγελαστικούς), mais aussi c­ omme être
aptes à vivre à deux (συνδυαστικούς) : je parle de la naissance ­d’enfants et
­d’une ­conduite de vie stable (εὐσταθοῦς)1.

La nature veut pour nous le mariage, ce pourquoi, le sage, celui


qui laisse parfaitement la nature s­’exprimer en lui sans lui faire aucun
obstacle, se marie : or le sage est toujours digne ­d’imitation. ­C’est là ce
qui situe le mariage parmi les préférables, en somme découlant de notre
nature d­ ’être faits pour vivre à deux : l­ ’être humain s­ ’accomplit, réalise
sa vocation ­d’homme, dans le couple. Le mariage prime parce ­qu’il se
révèle le lien, plus que le cadre, dans lequel ­l’humain advient à lui-même.
Dès lors, on ne ­s’étonnera pas que ce qui dépend des circonstances soit
moins le mariage lui-même que le fait de ne pas se marier. La manière
de dire, tout en ­n’écornant aucunement la cohérence de la doctrine (les
kathekonta dépendent bien des circonstances) insiste de manière très
significative sur la primauté du mariage : ­c’est plutôt le choix de son
­contraire qui est relatif aux circonstances (κατὰ περίστασιν).
Est-ce à dire, ­comme le propose Balch2, que le mariage est, pour
ces quatre philosophes, avantageux pour tous tout en pouvant devenir
un obstacle ou un désavantage pour certains ? Cela soulève un réel
problème d­ ’interprétation et montre que la question paraît avoir divisé
les stoïciens. Esquissons une possible voie ­d’approche : le mariage ne
semble avantageux que l­ orsqu’il est effectivement fondé sur la sollicitude
des époux (cela ressort évidemment clairement de Musonius, mais aussi

1 Ibid., Anth. 4. 22. 22. 1-13.


2 D.L Balch, ibid., p. 434.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 321

d­ ’Antipater, également de Hiérocles – ­l’épouse est une ­consolation, elle


est celle qui libère son mari des soucis de sa vie publique, notamment
par sa bonne gestion de la maisonnée1, même Épictète tient en haute
estime ce mariage heureux2), tout autre mariage (ou un mariage qui
se limiterait, pour le Cynique ­d’Épictète, à une succession de devoirs
et de services) deviendrait désavantageux. On peut penser (réserve faite
de la vocation c­ omplexe du Cynique chez Épictète) que ce n­ ’est pas la
relation mariage en elle-même qui serait désavantageuse, mais tel ou
tel mariage, qui ­n’aurait de mariage que le nom et qui ne serait pas le
viatique vers la vertu que propose Musonius. En ­d’autres termes, parce
que le mariage est le lieu de la plus grande vertu, il peut devenir le lieu
du plus grand mensonge, lorsque, si ­l’on peut dire, la relation « tourne
à vide ». Le mariage ­n’est donc pas ­conseillé à ceux qui ne sont pas sur
le chemin du progrès, ou ­n’ont pas pris ­conscience de leur itinéraire
­d’hommes. Pour les autres, se marier demeure indispensable, selon
les circonstances, parce que le mariage rassemble les ­conditions ­d’une
bonne progression. De fait, à présent, il faut souligner la proximité
entre le Cynique ­d’Épictète et le sage stoïcien : si le mariage ne lui est
pas indispensable (mais ­l’amitié ne lui est pas non plus indispensable,
nous ­l’avons vu, ce qui ne l­’empêche pas de rechercher des amis), il
peut se marier et, d­ ’un point de vue politique, il le doit. Le mariage
ne c­ onstitue en rien pour lui un désavantage, ce que nous avons tenté
de montrer précédemment. On pourrait ici reprendre les ­conclusions
de C. Torre sur le mariage chez Sénèque (un auteur que ­l’on suspecte
traditionnellement ­d’être peu enthousiaste sur la question) :
Le mariage, c­ omme ­l’amitié, non seulement est reconnu pour le sage, mais,
dans une certaine mesure, il est son apanage exclusif, parce que lui seul le vit
dans sa plénitude, ­c’est-à-dire ­comme expression de la vertu. Et nous ne serions
alors pas très loin de la pensée originale de Sénèque, si, en nous appuyant
sur la lettre 9 et sur tout ce qui a été dit précédemment, nous attribuions
au ­coniugium entre l­’homme et la femme en chemin vers la sapientia la fin
idéale de ­l’amitié entre les sages. […] Le mariage de la sapientia ­comme idéal
par lequel et au nom duquel, se justifie tout lien ­conjugal : ­c’est là peut-être
le message le plus profond et le plus original de la réflexion sénéquienne3.

1 Stobée, Anth. 4. 22. 24. 20 sqq.


2 Voir, entre autres, Diss. 3, 22, 72-73 où le Cynique est ­l’observateur de la bonne qualité
des couples.
3 C. Torre, op. cit., p. 167.
322 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

On pourrait très bien rapporter ces propos à Musonius : le mariage,


viatique vers la vertu, ­n’est tel que parce ­qu’il est éclairé par son
but, la sagesse des deux époux. La vraie différence entre Musonius et
Épictète réside dès lors dans le fait que le premier rend indispensable
le mariage du philosophe lui-même, à la fois parce ­qu’il est modèle
et parce que sa sagesse ne le dispense pas des devoirs c­ ommuns (ce
qui est cohérent avec la doctrine des kathêkonta – une circonstance
extérieure pouvant toujours empêcher le mariage : ne pas trouver la
partenaire, ou autre…) et enfin, parce que le philosophe ­n’est pas ce
prêtre de la vertu qui justifierait un mode de vie spécifique q­ u’Épictète
réserve au Cynique.
Cette c­ ommunauté du mariage se c­ onstruit dans l­ ’effort d­ ’une union
que chacun veut. Chacun fait ainsi effort pour ne plus être seulement
lui-même, mais, pour, si on peut oser l­’expression, devenir ­comme
­l’autre à force ­d’être avec ­l’autre et de vivre pour la ­communauté. Car
être marié c­ ’est se c­ omprendre c­ omme partie de la c­ ommunauté que
­l’on c­ onstitue avec ­l’autre, partie prenante, à tel point que la ­conscience
de soi se superpose parfaitement à la ­conscience de la ­communauté.
Chacun ne se perd certes pas dans un « grand nous », mais forme avec
­l’autre un corps animé, articulé par la relation de mutuelle sollicitude
des deux époux et ouvert sur la procréation, où chacun a sa place et
un rôle à tenir.
2. C
­ ’est du reste sur ce point q­ u’il faut à présent faire porter notre
analyse. Dans cette union, ce mélange total, chacune des deux parties
a un statut défini, selon du reste les trois niveaux de c­ ommunauté que
nous avons pu établir et que nous pourrions caractériser ainsi :

–– Niveau I : niveau de la gestion économique – celui de ­l’οἶκος.


–– Niveau II : niveau de la signification politique du mariage,
dont le couple est signe et q­ u’il effectue (le mélange des âmes
et ­l’amitié).
–– Niveau III : niveau spécifique du mariage – où dans la
­communauté des corps se joue à la fois la question de la pro-
création et celle de la κηδεμονία.

Le niveau III est une sorte de moyen terme entre I et II, il faudra le
préciser, mais le mariage se situe à la c­ onvergence de ces trois niveaux,
indissolublement liés.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 323

Or, il apparaît dans un premier temps que la relation entre le mari et


la femme est, pour Antipater c­ omme pour Musonius, de manière plus
étonnante d­ ’ailleurs (puisque les époux sont égaux au moins devant la
vertu), fortement dissymétrique, en faveur du mari. ­S’il y a mélange
total, ce mélange a néanmoins, pour Antipater, une tête et ­c’est ­l’homme
qui le dirige :
… parce que les autres relations offrent des occasions de se détourner de
­l’autre, « dans celles-ci, au ­contraire, il est nécessaire de porter ses regards
sur une seule âme » : celle du mari1.

L­ ’exemple classique du mélange entre le vin et ­l’eau que rappelle


Antipater pourrait peut-être être interprété ­d’une manière moins
innocente que le simple rappel d­ ’une théorie c­ onnue : c­ omme l­’eau
se mêle au vin en en prenant pour ainsi dire la couleur (ou tout au
moins le mélange a-t-il la couleur du vin), le couple ­connaît lui aussi
une dominante. On retrouve ­l’image chez Plutarque – mais il ne
­s’agit ici que ­d’une image et ­l’exemple, en perdant le terme κρᾶσις,
remplacé ici par le plus pertinent κρᾶμα, a aussi perdu beaucoup de
son sens technique – ­lorsqu’il écrit, à propos de la ­communauté en
tout des époux :
De même que nous appelons un mélange (κρᾶμα) ­d’eau et de vin où ­l’eau est
plus abondante que le vin, de même il faut dire que les biens et la maison
appartiennent au mari (τὴν οὐσίαν δεῖ καὶ τὸν οἶκον τοῦ ἀνδρὸς λέγεσται),
même si la femme y prête plus son c­ oncours (ἡ γυνὴ πλείονα συμβάλληται)2.

Le texte d­ ’Antipater est presque systématiquement une vue du


mariage « côté mari3 » : les avantages ou les possibles inconvénients du
mariage, dont le philosophe dresse la liste et qui ne sont cités que pour
être ensuite rejetés, ne ­concernent pratiquement que le mari. De fait, il
est demandé à la femme de bien tenir le foyer (avantage précieux pour
­l’homme), au mari d­ ’enseigner à sa femme l­’économie domestique4, la

1 SVF III, 63Ant.


2 Plutarque, Conj. Praec., 140 F.
3 De ce point de vue, il faut nuancer les développements d ­ ’É. Asmis, « The Stoics on
Women », in J. Ward (dir.), Feminism and Ancient Philosophy, New York, Routledge, 1996,
p. 68-94, not. p. 76-80.
4 Antipater, ibid.
324 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

piété envers les dieux et la vertu. Le mari, dans une perspective classique
dans les textes grecs, dirige le foyer en monarque, même si la femme
dirige la maison. Ainsi, le pothos ­n’est-il envisagé ici que ­comme désir
­d’une femme non éduquée1, désir dont ­l’objet doit être reconnu ­comme
légitime par le marié2.
Du reste, ­l’épouse est pour le mari « le plus agréable et le plus léger
des fardeaux3 ». ­L’expression répond aux arguments ­contre le mariage4
et ­contre ­l’épouse, fardeau plus ­qu’autre chose5. De fait, cette expression
ne manque pas ­d’un certain intérêt et pourrait être sujette à au moins
deux interprétations : la femme reste un fardeau, mais, entre tous, le
plus léger qui soit (ce qui ­n’en fait néanmoins pas le moins du monde
un argument en faveur de la nécessité du mariage et ne la fonde pas), ou
bien la femme est, dans cet oxymore, montrée ­comme ­l’anti-fardeau par
excellence, ­l’oxymore ayant pour fin d­ ’effacer par son usage l­ ’accusation.
On a du mal à choisir tant le texte est ambigu. De fait, l­ ’épouse est une
aide précieuse pour le mari et celui-ci, s­ ’il veut pouvoir prendre le temps
de philosopher ou de s­ ’adonner c­ omme il c­ onvient à la vie politique, ou
les deux, révèle en se mariant une prudence certaine :
pour ­l’homme qui aime le bien et désire avoir le loisir de ­consacrer son temps
soit aux raisonnements, soit à la politique, soit à ces deux, pour lui, ­c’est chose
parfaite à ne pas changer. D ­ ’autant plus il se détourne de l­’administration
de sa maison, ­d’autant plus il doit prendre auprès de lui une remplaçante
pour cette administration (τὴν διαδεξομένην τὴν <δι> οίκησιν παραληπτέον)
et ainsi faire en sorte de ne pas se laisser distraire des choses nécessaires (περὶ
τὰ ἀναγκαῖα ἑαυτὸν ἀπερίσπαστον)6.

1 ­L’argument apparaît en effet dans un ­contexte où le mari est aussi ­l’éducateur de sa jeune
épouse, de manière assez c­ onforme aux us hellénistiques et romains : l­ ’épouse est plus jeune
– et moins mature – que le mari, qui doit ainsi assumer sa responsabilité d­ ’éducateur.
On doute que la remarque participe ­d’une volonté de dénigrer la femme, le ­contexte ne
­s’y prête pas vraiment (­l’épouse, un peu auparavant dans le texte, ­console et apporte son
soin aux passions de son mari).
2 Antipater, ibid.
3 Ibid. « τῶν ἡδίστων καὶ κουφότατον εἶναι βάρος γαμετὴ γυνὴ δόξειε ».
4 Voir aussi Hiérocles, Περὶ γάμου, Stobée, Anth.4. 511, 15 – 512, 1 : le mari ­n’est pas
empêché de mener une vie de loisir, dédiée à la politique ou à la raison, parce que sa
femme lui permet de se libérer des distractions ­qu’amènent les nécessités quotidiennes.
Dans le même sens, voir la fin du fragment ­d’Antipater.
5 Pour un c­ ompte rendu de ces arguments, cf. Sénèque, Matr., en particulier les fragments
47-59 Haase (F 54, Vottero), où Sénèque cite les arguments de Théophraste.
6 Antipater, ibid.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 325

La remarque ­confine finalement l­ ’épouse au foyer et le texte ­consacre


la délimitation traditionnelle entre ­l’intérieur (le foyer, le lieu de la
femme, lieu de la gestion des biens) et ­l’extérieur (où travaille ­l’époux,
rapportant les biens à la maison, ou bien la vie publique, ou encore ici,
la philosophie) : ­c’est cette même délimitation que ­l’on retrouve dans
­l’Économique de Xénophon, où mari et femme sont caractérisés autant
par leurs fonctions relatives au sein de l­ ’oikos que par leur attachement
mutuel. Ce sont les limites de la maison qui définissent les statuts
réciproques de ­l’homme et de la femme. Le couple ne se définit que par
­l’intermédiaire de ce troisième terme, q­ u’il fonde et qui devient alors
le critère qui détermine la distribution des tâches, des rôles mutuels et
des fonctions1. Dans une telle perspective, les époux sont des associés2,
­l’un ayant besoin de l­’autre dans la ­complémentarité de leurs tâches3,
mais dans une relation dissymétrique, où ­c’est à ­l’homme que revient
finalement le pouvoir.
On le voit, la ­conception de la krasis à ce niveau I de la relation reste
assez éloignée de ­l’idéal du maintien des propriétés de chaque partie
­constitutive, à moins que ­l’on ­n’accorde l­’infériorité en nature et la
soumission de la femme à l­ ’homme, auquel cas le mélange ainsi décrit
­n’altère en rien ses propriétés. Aristote a largement thématisé, dans de
célèbres passages de La Politique, ­l’infériorité « permanente » (ἀεί4) de
la femme par rapport au mari. De fait, la relation qui en découle est
« politique », au sens où les deux membres du couple sont des égaux.
Mais si la logique de la relation politique impose que cette égalité des
citoyens soit rythmée et achevée dans une alternance où chacun, tour à
tour, est gouvernant et marqué pour cela ­d’une supériorité5 et gouverné
– donc dans une inégalité que ­l’alternance ajuste –, la relation du mari

1 M. Foucault, Histoire de la sexualité, II, ­L’usage des plaisirs, p. 198-215 (« La maisonnée
­d’Ischmaque »), dont je suis les analyses. Voir notamment : p. 204 : « On voit que cette
­communauté, cette koinônia, ne ­s’établit pas dans la relation duelle entre deux individus,
mais par la médiation ­d’une finalité ­commune, qui est la maison, son maintien et aussi
la dynamique de sa croissance. »
2 M. Foucault, ibid.
3 Xénophon, Oec., VII, 39-40 : « ­C’est l­’activité du mari qui fait entrer généralement les
biens dans la maison, mais ­c’est la gestion de la femme qui en règle le plus souvent la
dépense. » Cf. également Foucault, op. cit. p. 205.
4 Aristote, Pol. I, 12, 1259b10.
5 Ibid., 1259b7 : « et cependant, lorsque l­ ’un gouverne et l­ ’autre est gouverné, on cherche
à établir une différence, par des caractéristiques extérieures, par des titres et par des
326 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

et de la femme est fixée de manière permanente dans une inégalité


« politique » (inégalité sur fond ­d’égalité). On pourrait penser que la
même exigence économique amène Aristote à tempérer l­ ’égalité du mari
et de la femme : homme et femme seraient égaux, mais en raison des
fonctions ­qu’ils occupent dans la maison, il y aurait inégalité. En fait,
il s­’agit d­ ’une inégalité naturelle (­comme, du reste, chez Xénophon1,
puisque ­c’est la nature qui impose au mari et à la femme leur fonction
et cette nécessité physique a force ­d’une loi ­qu’il ne faut pas transgresser
– en prenant, pour le mari, la fonction de la femme et vice-versa), mari
et femme n­ ’ayant pas les mêmes vertus :
Ainsi est-il manifeste q­ u’une vertu éthique (ἠθικὴ ἀρετὴ) appartient à tous ceux
dont nous avons parlé et que ce ­n’est pas la même tempérance qui appartient
à ­l’homme et à la femme (καὶ οὐχ ἡ αὐτὴ σωφροσύνη γυναικὸς καὶ ἀνδρός),
ni non plus le même courage, ni la même justice, ­comme le pensait Socrate,
mais <chez ­l’homme> le courage est vertu de ­commandement (ἀρχικὴ), <chez
la femme>, de subordination (ὑπηρετική) et on a la même chose au sujet des
autres vertus2.

On doit cependant douter que telle fût la c­ onception ­d’Antipater,


p­ uisqu’il appartient à une école qui revendique un héritage socratique
et qui, c­ omme telle, n­ ’admet aucune distinction ni dans les vertus que
partagent à égalité hommes et femmes, ni, du reste et ­c’est évidemment
lié, dans leur nature3 : il faut alors penser que ­l’inégalité supposée par

honneurs (ὅμως δὲ, ὅταν τὸ μὲν ἄρχῃ το δ´ἄρχηται, ζητεῖ διαφορὰν εἶναι καὶ σχήμασι καὶ
λόγοις καὶ τιμαῖς). »
1 Xénophon, Oec., VII, 31. M. Foucault, op. cit. p. 207.
2 Aristote, Pol. I, 13, 1260 a 20 sqq.
3 On se souvient des efforts de Zénon pour ne pas paraître misogyne (D.L. VII, 13). Voir
aussi SVF III, 254 : « il c­ onvient avec nous que c­ ’est la même nature que chacun tient
selon son genre et la même vertu (τὴν αὐτὴν φύσιν κατὰ γένος ἕκαστον τὴν αὐτὴν καὶ ἴσχειν
ἀρετήν) : ainsi donc, en ce qui c­ oncerne la nature humaine, il est clair que la femme n ­ ’a
pas une nature et l­ ’homme une autre, mais c­ ’est la même, ainsi que la vertu (οὐκ ἄλλην…
φύσιν ἔχειν ἡ γυνή, ἄλλην δὲ ὁ ἀνὴρ φαίνεται, ἀλλὰ τὴν αὐτήν· ὥστε καὶ τὴν ἀρετήν). »
Sur les hésitations de Sénèque dans la Consolation à Helvia, entre autres, voir les analyses
éclairantes de J. S. Houser, The Philosophy of Musonius Rufus : a Study of Applied Ethics in
the Late Stoa, p. 164-167. L­ ’auteur fait le point sur le dossier c­ omplexe des vues de Sénèque
sur la c­ ondition féminine (depuis le « ignobilis bestia », du De Clementia, I, V, 5, j­usqu’à
la remarque de Ad Marciam, 16, 1 : « par illis, mihi crede, uigor, par ad honesta, dum libeat,
faculta est »). Cf. également C. Favez, « Les opinions de Sénèque sur la femme », REL,
1938 : il y a moins de différence entre les hommes et les femmes ­qu’entre les hommes et
femmes vertueux, et les hommes et les femmes non vertueux. Pour Oltramare (Les origines
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 327

Antipater ­n’est effectivement que fonctionnelle et ­n’implique aucune


autre inégalité.
3. On retrouve chez Musonius cette même ambiguïté1 : la femme
et l­ ’homme sont égaux, ils ont la même vertu (et doivent donc recevoir
la même éducation), mais, en même temps, le philosophe maintient la
distinction fonctionnelle entre ἐντός et ἐκτός.
ensuite, aucun des deux ne doit vivre moins justement que l­’autre : autre-
ment, cet homme ne serait pas un bon citoyen, s­ ’il était injuste ; cette femme
­n’administrerait pas sa maison c­ omme il faut, sans le faire justement – si elle
était injuste, elle serait injuste envers son mari, ­comme, dit-on, Éryphile2.

La vertu de justice, unique, se décline ainsi selon les deux versants de


­l’humanité, mâle et femelle. À ­l’homme, la fonction politique du citoyen, à
la femme, la fonction économique de la gestion du foyer, tandis que toute
injustice de la femme se révèle d­ ’abord injustice envers le mari. De fait, la
femme ne doit-elle pas servir son mari « de ses mains » (τῷ δὲ ἀνδρὶ ὑπη-
ρετεῖν χερσὶ ταῖς ἑαυτῆς3 »), ne doit-elle pas « être utile à son c­ onjoint4 » ?
Enfin et surtout, Musonius a une remarque tout à fait étonnante à la fin
du traité XII sur les plaisirs et l­’adultère, p­ uisqu’on peut lire :
Et cependant, on ­n’estimera pas (ἀξιώσει τις), je suppose, les hommes pires
que les femmes, ni moins capables de diriger leurs désirs, les plus forts par
le jugement sur les plus faibles, ceux qui c­ ommandent sur ceux qui sont
­commandés. Il ­convient que les hommes soient meilleurs de beaucoup, si
toutefois ils estiment dépasser les femmes (πολὺ γὰρ κρείττονας εἶναι προσήκει
τοὺς ἄνδρας, εἶπερ καὶ προεστάναι ἀξιοῦνται τῶν γυναικῶν), s­’ils paraissent
être moins maîtres ­d’eux-mêmes, naturellement, ils seront plus mauvais5.

de la diatribe romaine, p. 253-257), le traitement des passions des femmes (que partagent
les hommes non vertueux) ressort ­d’un topos rhétorique.
1 D. M. Engel, « ­Women’s Role in the Home and the State : Stoic Theory Reconsidered »,
HSPh, 101, 2003, p. 267-288, p. 283 fait l­ ’hypothèse tout à fait intéressante que Musonius
tente de ­combiner deux types ­d’argumentations : ­l’une, « déontologique », tient que hommes
et femmes, étant égaux devant la vertu, doivent recevoir le même traitement ; ­l’autre,
« ­conséquentialiste », se veut plus pragmatique : « si tu veux que ta femme ­s’améliore
dans ses tâches domestiques, apprends-lui la philosophie ».
2 Musonius, IV, p. 14, 8-12.
3 Ibid., III, p. 11, 22 – 12, 1.
4 Ibid., p. 12, 2-3 : « donc une telle femme ne serait-elle pas grandement utile pour son
­conjoint ? »
5 Ibid., XII, p. 66, 13-20, en acceptant la proposition de Hense de suppléer la lacune par
ἔσονται.
328 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Ce dernier passage pourrait donc ­consacrer la supériorité des hommes


sur les femmes, les uns étant plus naturellement aptes à ­commander
que les autres. Il c­ onvient cependant d­ ’apporter de très larges nuances
à ces dernières lignes et, de même, plus largement, aux propos cités
précédemment. Il est clair que Musonius ici prend le point de vue
du lieu ­commun (le τις), en jouant sur les préjugés sur les femmes. Il
ne fait que les pousser ­jusqu’à leurs dernières ­conséquences1 : si ­l’on
admet (mais, dirait-il et nous allons le vérifier, je ne ­l’admets pas) que
les femmes sont inférieures et subordonnées aux hommes, incapables
de maîtriser leurs passions, alors, nécessairement, il faut pour l­ ’homme
se montrer meilleurs ­qu’elles (et ainsi ne pas coucher avec les esclaves),
à moins alors que ­l’on ne soit pas cohérent ou que ­l’homme puisse être
jugé pire ­qu’une femmelette.
Il est tout à fait certain que Musonius accorde au niveau I que nous
avons dégagé toute son importance : de fait, c­ onformément aux exi-
gences ­d’une organisation de la maison, les fonctions de l­ ’homme et de
la femme seront différentes et cela en raison même de leur nature, parce
que la femme est physiquement plus faible que l­’homme :
Je réponds que ­puisqu’il se trouve, dans le genre humain, une nature plus
forte (ἰσχυροτέρας φύσεως), celle des hommes et une nature plus faible
(ἀσθενεστέρας), celle des femmes, pour chacun des travaux, il faut répartir
par nature les plus adaptés et attribuer aux plus forts <les travaux> plus
pénibles, aux plus faibles les plus faciles. C
­ ’est pourquoi le métier de fileuse
est plus c­ onvenable pour les femmes plutôt que pour les hommes, ainsi que
la vie domestique, tandis que la gymnastique ­convient mieux aux hommes
­qu’aux femmes, ­comme aussi la vie de plein air (ταλασία μὲν ταῖς γυναιξὶ
μᾶλλον πρέποι ἂν ἤπερ ἀνδράσιν, ὥσπερ <καὶ> οἰκουρία· γυμναστικὴ δὲ ἀνδράσι
μᾶλλον ἢ γυναιξίν, ὥσπερ καὶ θυραυλία)2.

Musonius partage-t-il ainsi les mêmes c­ onclusions ­qu’Aristote3 ? Ou


bien lit-il dans les différences de nature entre ­l’homme et la femme la
même loi que suppose Xénophon ? ­C’est sur le mot de nature que doit
se c­ oncentrer notre attention. Musonius ne tire pas de la différence de
nature entre la femme et ­l’homme la ­conclusion ­qu’en tire le Stagirite

1 Sur ce point, D. M. Engel, art. cit., p. 277, a tort.


2 Ibid., IV, p. 16, 19-21 – 17, 1-7.
3 Aristote, Oec., 1344 a, texte dans lequel on retrouve en effet des idées similaires à ce
passage.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 329

et avant lui Gorgias1. En revanche, il semble tirer tout à fait les mêmes
­conclusions que Socrate : la vertu est une et égale (il a été remarqué
par des c­ ommentateurs que Musonius utilise l­’adverbe ἴσως2), ­comme
le dit Socrate dans le Ménon :
L­ ’homme et la femme ont donc tous deux besoin des mêmes qualités, ­s’ils
doivent devenir des êtres bons : la justice et la tempérance […] et si leur vertu
­n’était pas la même vertu, ils ne seraient sans doute pas bons de la même façon3.

Musonius montre q ­ u’hommes et femmes partagent les mêmes


vertus et q
­ u’ils sont « bons de la même façon » : de ­l’homme à la
femme, la vertu ne change guère de définition et elle demeure la
tension « suffisante » de ­l’âme. Or homme et femme sont tous deux
pareillement êtres rationnels, parce que tout deux forment le genre
humain et chacun des deux sexes a en lui toutes les caractéristiques
de cette humanité. De fait, il faut donc donner la même éducation à
­l’homme et à la femme :
pour ­l’espèce humaine, il faudrait alors que les hommes aient quelque chose
de spécial dans leur éducation et dans les soins prodigués (ἐν τῇ παιδείᾳ καὶ
τροφῇ), ­contrairement aux femmes, ­comme si on ne devait pas trouver les
mêmes vertus chez les deux, aussi bien les hommes que les femmes (τὰς αὐτὰς…
ἀρετὰς ἀμφοῖν ὁμοίως ἀνδρὶ καὶ γυναικί), ou bien ­comme si pour atteindre les
mêmes vertus, on pouvait passer non par les mêmes enseignements, mais par
des enseignements différents (μὴ διὰ τῶν αὐτῶν παιδευμάτων ἀλλὰ δι´ἑτέρων).
Que les vertus de l­’homme et de la femme ne soient pas différentes, il est
facile de le c­ omprendre4.

1 Cf. Platon, Men., 71e, c­ ’est Ménon qui parle : « ­D’abord, si tu veux que je te fasse voir la
vertu ­d’un homme, il est facile de répondre que la vertu d­ ’un homme est d­ ’être capable
­d’agir dans les affaires de sa cité et, grâce à cette activité, de faire du bien à ses amis, du
mal à ses ennemis, tout en se préservant soi-même de rien subir de mal. Maintenant si
tu veux parler de la vertu ­d’une femme, ce ­n’est pas difficile à expliquer : la femme doit
bien gérer sa maison, veiller à son intérieur, le maintenir en bon état et obéir à son ami »
(trad. M. Canto-Sperber, GF, 1993², p. 127). Voir la note 23 de la traductrice, p. 218 :
« Ici, Ménon exprime sans doute la vue la plus ­commune dans ­l’Antiquité grecque sur
la fonction de la femme, réduite au soin de sa famille et à la gestion domestique ; pour
la femme, les vertus de tempérance, justice, courage ­n’ont pas les mêmes définitions que
les vertus masculines correspondantes » (suit un parallèle avec Aristote).
2 Musonius, IV, p. 15, 5, par exemple. Cf. R. B. Ward, art. cit., p. 287, Balch, art. cit.,
p. 438.
3 Platon, Men., 73b-c, (trad. M. Canto-Sperber).
4 Musonius, IV, p. 13, 16 – 14, 1-6.
330 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Le propos de Musonius (il reprend l­ ’exemple socratique des c­ hiennes


de garde1) est tout à fait celui de Socrate dans le cinquième livre de la
République, mais Musonius reprend à son ­compte la réponse de Glaucon :
[Les charges] sont ­communes. Sauf que nous les utilisons les unes ­comme
plus faibles, les autres ­comme plus forts2.

Cependant, cette vertu a une manière différente, ­c’est-à-dire qualifiée


(il y a une idia poiotès du féminin et une autre du masculin), de s­ ’incarner
dans ­l’homme et dans la femme. ­C’est là une des ­conséquences immé-
diates de ­l’origine de ­l’humanité, distribuée par le dieu entre hommes
et femmes. Cette différence, néanmoins, ne doit elle-même pas être par
trop exagérée, puisque Musonius montre très clairement que les rôles
peuvent tout à fait s­’inverser :
Quelquefois, cependant, certains hommes pourraient à bon droit entreprendre
même quelques-uns des travaux que l­ ’on pense féminins et les femmes, quant
à elles, pourraient accomplir des tâches plus rudes, dont on pense q­ u’elles
­conviennent mieux aux hommes, lorsque les choses du corps, ou du besoin,
ou du moment le prescriraient (ἐνίοτε μέντοι καὶ ἄνδρες τινὲς τῶν ἐλαφροτέρων
ἔργων ἔνια καὶ δοκούντων γυναικείων μεταχειρίσαιντ´ ἂν εἰκότως, καὶ γυναῖκες
αὖ τῶν σκληροτέρων καὶ δοκούντων μᾶλλον προσήκειν ἀνδράσιν ἐργάσαιντ´ἂν,
ὅταν ἢ τὰ τοῦ σώματος οὕτως ὑφηγῆται ἢ τῆς χρείας ἢ τὰ τοῦ καιροῦ). Tous
les travaux humains en effet sont donnés également en ­commun et aucun
­n’est réservé du fait de la nécessité aux uns ou aux autres. Quelques-uns,
maintenant, sont par nature plus ­convenables à ceux-ci, ­d’autres à ceux-là :
­d’où le fait q­ u’on les nomme les uns masculins, les autres féminins (δι´ὅ τὰ
μὲν ἀνδρεῖα καλεῖται, τὰ δὲ γυναικεῖα)3.

Nulle ­contradiction ne saurait ruiner ce passage : il en va de la dis-


tribution des tâches entre les genres ­comme des kathekonta. De manière
générale (statistiquement pourrait-on dire), il vaut mieux faire ainsi (et
de fait, des noms dérivent les devoirs, ­comme le rappelle Épictète4), mais
tout kathêkon dépend des circonstances. Il faut sans doute voir là, par
ailleurs, une réponse à Xénophon : certes, le dieu a voulu que les natures
(­c’est-à-dire, finalement ici, les ­constitutions morphologiques) des hommes

1 Platon, Resp., V, 451 d. Voir aussi Leg. 804e sqq.


2 Ibid., 451 d-e.
3 Musonius, IV, p. 17, 7-17.
4 Épictète, Diss. 2, 10.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 331

et des femmes fussent différentes : cette volonté du dieu ­n’a cependant


pas la nécessité ­d’une loi. Si ­l’on peut sans doute distribuer les tâches des
hommes et des femmes selon ces ­constitutions, il ­n’en reste pas moins
que ­d’autres nécessités (celles, étonnamment, des corps) peuvent faire
­qu’on intervertisse les tâches. Le premier niveau, celui de la gestion et de
­l’oikonomia reste, pour Musonius, un niveau certes tout à fait important,
indispensable, mais secondaire au vu de la réalité profonde du mariage.
­D’où, sans nul doute, une vision plus claire de la distribution des
rôles entre ­l’homme et la femme, dans cette économie domestique, que
définit à bon droit la coutume selon la nature. De fait, les mores romaines
retiennent de la femme son habileté à filer la laine, son courage au travail
domestique et sa soumission à ­l’homme, tandis que l­’homme est loué
pour son courage au travail à ­l’extérieur (et au grand air dans une société
rurale)1. On c­ omprend alors les soupçons qui pèse, pour la femme, sur une
vie de loisir passée à philosopher (dans un ­contexte où les relations des
Romains avec la philosophie sont pour le moins méfiantes2). De fait, un
interlocuteur de Musonius propose cette objection qui, ­comme beaucoup
des objections dans les fragments de Musonius, représente la uox morum :
Mais, tout au c­ ontraire, disent certains, elles seront de toute nécessité suffi-
santes au possible et arrogantes (αὐθάδεις ὡς ἐπὶ πολὺ καὶ θρασείας), les femmes
qui fréquentent les philosophes, quand laissant là la garde de la maison,
elles circulent au milieu des hommes et s­’occupent de raisonnements, font
les sophistes et résolvent des syllogismes : elles seront mieux à la maison, à
travailler la laine (δέον οἴκοι καθημένας ταλασιουργεῖν)3.

On peut résumer ainsi, ­comme le fait une inscription funéraire, la


femme : lanam fecit, domum seruit4. De fait, le restaurateur des antiques
1 Voir les témoignages des inscriptions funéraires, S. Treggiari, Roman mariage, p. 243-245, not.
p. 244 : « In general, wives may be praised for their thrift, which ­conserved the h­ ousehold’s resources,
or their industry, which augmented wealth. […] ­Husband’s virtues tend to be seen outside the house. »
2 Voir le très éclairant état de la question dans J. S. Houser, op. cit. p. 53-82. L ­ ’auteur
distingue 5 lieux c­ ommuns Romains c­ ontre la philosophie : 1. la philosophie séduit et
détourne des hommes de valeurs de la vie publique ; 2. les préceptes de la philosophie ne
sont pas applicables de manière ­convenable à la vie publique ; 3. la philosophie induit la
subversion ; 4. la philosophie encourage des mœurs impropres à la vie publique ; 5. il est
de toute façon difficile de distinguer le vrai philosophe du charlatan.
3 Musonius, III, p. 12, 5-10.
4 ILS 8403 = CIL 6.15.346 : « elle fila la laine et veilla sur le foyer. » Cité par J. S. Houser,
op. cit. p. 184. Je suis en grande partie les rapprochements et les ­comparaisons que ­l’auteur
fait entre Musonius et les témoignages littéraires de l­ ’époque.
332 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

mores, Auguste, se vantait, selon Suétone, de porter des vêtements de


laine tissés par les femmes de la maison1.
Musonius prend acte de cette distribution des rôles, mais rappelle
que la force physique, la ­constitution ­n’épuisent ni la nature, ni la
nature humaine. En accord avec les mœurs, il recherche une distribu-
tion des rôles qui tienne c­ ompte des différences réelles de l­’homme et
de la femme, différences q­ u’il ne minimise pas (en cela, Musonius ­n’est
certes pas un féministe révolutionnaire2) et qui s­ ’avèrent utiles quant à
­l’administration du foyer (une sorte de division pratique des tâches, en
somme). De fait, les femmes qui philosophent ne seront pas exemptées
de ces tâches, au c­ ontraire, elles les c­ omprendront d­ ’autant mieux et les
accompliront plus volontiers :
Pour moi, je serais ­d’avis q­ u’il ­n’est pas possible que les femmes qui philo-
sophent, ni non plus les hommes, laissent là les travaux qui leur ­conviennent,
pour les raisonnements seuls. Mais tous les raisonnements ­qu’ils manient,
je dis que ­c’est en vue des travaux ­qu’ils doivent les manier (τῶν ἔργων
φημὶ δεῖν ἕνεκα μεταχειρίζεσθαι αὐτούς) […] avant tout, il faut observer le
raisonnement q­ u’à notre avis suivent les femmes qui philosophent : peut-il
les rendre arrogantes (θρασείας ποιεῖν), celui qui montre que la pudeur est
un très grand bien ? Accoutume-t-il à vivre de manière impudente, celui qui
montre la voie de la plus grande décence ? ­N’enseigne-t-il pas la tempérance,
celui qui démontre que la licence est un mal extrême ? Ne pousse-t-il pas à
administrer sa maison, celui qui établit que la gestion du foyer est une vertu3 ?

Il est vrai que ce dernier point n­ ’est pas strictement réservé aux femmes :
et le philosophe, c­ omme ­l’a dit Socrate, est celui qui passe sa vie à observer
« ce qui se produit de bon et de mauvais dans les maisons4 ».

1 Suétone, Aug., 73.


2 De ce point de vue, les c­ onclusions de M. Nussbaum, The therapy of desire : theory and practice
in hellenistic Ethics, Princeton, 1994, p. 323-324 doivent être nuancées. Cf. D. M. Engel,
art. cit., pour ces nuances, même si certains points avancés sont eux-mêmes discutables :
nous l­’avons déjà remarqué et il faut encore remarquer q­ u’il ne signale nulle part cette
possible interversion des tâches traditionnellement masculines et féminines. Pour une
étude détaillée du « féminisme » (pour lui très limité, même s­ ’il admet que le philosophe
­constitue une particularité notable dans le stoïcisme – p. 287) de Musonius, cf. en parti-
culier p. 273-278, 279-283.
3 Musonius, III, p. 12, 11-15 ; 19-24 – 13, 1.
4 Ibid., p. 10, 7-9 (traduction ­d’A. Jagu pour la citation de Homère via Platon – Odyssée,
IV, 392). Voir en outre D.L. II, 21 : « ­S’étant rendu ­compte que ­l’observation de la nature
­n’est pour nous ­d’aucune importance, ­c’est des questions éthiques ­qu’il recherchait la
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 333

En revanche, Musonius maintient que le genre, dont la c­ ulture


romaine a fait un critère, ­n’est pas l­’essentiel, au c­ ontraire de l­’égalité,
dont le véritable critère est la raison1, donc la vertu. Cette égalité dont
­l’affirmation ­culmine dans l­ ’inversion possible (mais il faut rester pru-
dent et ne pas oublier que cela ne c­ oncerne que certaines tâches – on ne
sait pas ce que recouvrent les autres) des rôles dans l­ ’oikos. Inversion que
­n’eût assurément pas goûtée un vieux romain, pour lequel un homme
filant la laine eût été tout à fait ridicule. Cicéron rapporte ainsi une
plaisanterie de Quintus Optimius sur ­l’ex c­ onsul Egilius :
Quid tu, Egilia mea ? Quando ad me uenis cum tua colu et lana2 ?

Musonius ne ­s’éloigne cependant pas tant des mœurs romaines.


P. Grimal a montré dans L ­ ’amour à Rome que le véritable ressort des
relations entre époux, celui de la bienveillance, tient dans ­l’attachement
à une épouse, attachement qui risque bien d­ ’être en lui-même le moteur
­d’une inversion plus profonde et qui peut s­ ’exprimer dans cette remarque
de Caton :
Parlant de la domination des femmes (γυναικοκρατίας) : « Tous les hommes,
disait-il, ­commandent à leurs femmes ; quant à nous, tous les hommes nous
obéissent, mais nous obéissons à nos femmes (ἡμεῖς δὲ πάντων ἀνθρώπων,
ἡμῶν δ´αἱ γυναῖκες)3. »

Là encore, Musonius joue une tendance du mos maiorum ­contre une


autre, plus discrète mais plus ­conforme aux exigences de sa philosophie.
­C’est sans nul doute là ce qui justifie le troisième niveau de la relation
à ­l’épouse : les sentiments qui attachent les époux distinguent des rôles
plus importants sans doute, qui ne sont plus de l­ ’ordre de ­l’économique
mais de ­l’ordre d­ ’un statut dans les liens affectifs qui unissent effecti-
vement les membres de la famille. On passe des liens ­d’association à
­connaissance, aussi bien dans les ateliers que sur la place publique ; voilà, disait-il, l­ ’objet
de sa recherche : “parce que ­c’est bien dans les maisons q­ u’il se fait du bien et du mal” »
(trad. M. Narcy).
1 ­C’est une des ­conclusions majeures de ­l’article de R. Laurenti, « Musonio maestro di
Epitteto », art. cit., puisque ­l’auteur y montre ce ­qu’on ­n’aura de cesse de répéter, que
Musonius cherche une refondation des mœurs romaines sur le λόγος.
2 Cicéron, Orat., 2, 277 : « Que deviens-tu, ma chère Egilia ? Quand viendras-tu à moi avec
ta quenouille et ta laine ?. »
3 Plutarque, Cato Maior, 8, 4.
334 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

des liens qui évoquent, même avec l­ ’épouse, les liens du sang, le motif
de cette proximité tenant à ce que, dans ce mélange total, l­’épouse est
effectivement un autre soi-même. Car la philosophie, pour Musonius,
si elle pousse la femme (mais aussi l­’homme) à l­’art d ­ ’administrer la
maison, en le haussant au niveau de la vertu, ­c’est parce ­qu’avant tout
« ­c’est à chérir (στέργειν) […] et à travailler de ses mains que le raison-
nement des philosophes (τῶν φιλοσόφων λόγος) pousse la femme1. »
Antipater et Musonius mais aussi Hiérocles2 dessinent entre les époux
des relations que la gestion du foyer n­ ’épuise donc pas. Musonius montre
que la femme doit chérir ses enfants, les nourrir au sein3, chérir son mari.
Là encore, cet ensemble de relations que tisse la kêdemonia inclut le mari.
­C’est du reste parce que cette sollicitude est mutuelle et réciproque que le
couple reste stable. On retrouve une vision assez voisine chez Antipater,
dans un passage ­d’abord assez obscur : ­l’épouse doit se ­concentrer sur
les volontés du mari, du moins tant que ses parents sont toujours en vie ;
­l’un et ­l’autre pourront ensuite jouir de leur relation et se montrer l­ ’un
à ­l’autre « elle à son mari », « lui, à sa femme », la bienveillance4 qui est
à ­l’origine de leur couple. Tout se passe c­ omme si la prédominance du
mari, du point de vue du sentiment, était ­conditionnée par la survie des
parents de ­l’épouse. Il faut déduire ici que ­s’imbriquent dans la pensée
­d’Antipater les schèmes de la propriété (­l’épouse, dans le cas devenu
la norme dans la Rome républicaine, d­ ’un mariage sine manu, reste la
propriété de son père tant q­ u’il est vivant) et les schèmes du sentiment.
­C’est sans doute cette imbrication, que ­connaissent la société grecque et
la Rome de la République5, qui rend obscures les vues ­d’Antipater sur
1 Musonius, III, p. 13, 1-3.
2 Hiérocles, Περὶ γάμου = Hense 4.504, 1-16, déjà cité : l­’auteur montre la gentillesse, la
sollicitude, les attentions de l­ ’épouse pour le mari.
3 Il s­ ’agit là de la méfiance traditionnelle du philosophe face à la nourrice.
4 εὔνοια, cf. SVF III, 63Ant.
5 Voir P. Veyne, La société Romaine, p. 97 : « [Sous la République] la femme mariée ne dépend
nullement de son mari, mais ­continue à dépendre de son père, qui ­n’a fait que la prêter,
elle et sa dot, au gendre […]. À vrai dire, le père était plus furieux que le mari : c­ ’était
lui qui demeurait le vrai maître de la sexualité de ses filles. » La réalité est en fait plus
­compliquée, et moins excessive : cf. D. Gourevitch, M. T. Raepsaet-Charlier, La femme dans
la Rome antique, éd. cit., p. 69-70 : « Deux types de mariage coexistent, aux effet juridiques
assez différents, en particulier en ce qui ­concerne la vie de ­l’épouse : le mariage cum manu,
et le mariage sine manu, la main (manus) étant la puissance d­ ’un type particulier que le
mari acquiert sur son épouse par le fait d­ ’une c­ onvention (­conventio in manum) distincte
du mariage et ­conclue séparément […] La ­conventio in manum soustrait définitivement
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 335

les relations du couple. Chez Musonius, et cela tient aussi aux cadres de
­l’époque dans laquelle il s­ ’inscrit (où la femme a tendance à s­ ’affranchir
des tutelles paternelle et maritale), la symétrie devient beaucoup plus
sensible : si le philosophe ­concède aux traditions une division des tâches,
cette division ­n’induit pas forcément un rapport de dominant à dominé
et la femme, qui a toutes les vertus, y c­ ompris le courage1 (la femme doit
être « virile2 »), est, tout autant sinon plus, vue sous ­l’espèce de ­l’épouse
attentive et de la mère aimante (image épurée de la materfamilias). Il
montre ainsi que si la vertu a toujours une face masculine et une autre
féminine, si la femme apparaît ­confinée au foyer, ce ­n’est pas seule-
ment – même si ça ­l’est aussi – dans une optique fonctionnaliste mais
également dans une visée où, certes, mari et femme ont des fonctions
différentes, mais où, également, ils ont des statuts différents dans le jeu
des relations familiales. Il est très difficile ici de rendre une nuance que
l­’épouse à la patria potestas de son père pour la soumettre à celle de son mari, ou de son
beau-père si celui-ci est encore en vie. Par c­ onséquent, elle rompt les liens ­d’agnation de
­l’épouse avec sa famille et en établit avec celle de son mari, ce qui signifie que l­’épouse
est placée juridiquement dans la position ­d’une fille (filiae loco) de son mari et donc ­d’une
sœur de ses enfants […] Autrement dit, l­’épouse sous manus est c­ omplètement intégrée
à la famille de son mari et, en principe, sans esprit de retour, tandis que ­l’épouse sans
manus vit avec son mari mais reste soumise à la patria potestas de son père (ou grand-père
paternel), lequel peut toujours intervenir pour la protéger ou la recueillir ; elle ­conserve
ses liens d­ ’agnation avec sa famille et sa vocation successorale. Mais une des différences
fondamentales entre les deux types de mariage […] réside dans la possibilité de divorce :
exclu dans le cas de la manus – seule la répudiation de ­l’épouse est possible, il est admis
dans le mariage sans manus à ­l’initiative de ­l’un ou ­l’autre des ­conjoints, peut-être avec
autorisation du pater familias. » On voit par là que Musonius, ­s’il a en tête une forme
de mariage, parle du mariage sans manus, celui-là même qui est réductible au simple
­concubinage, ce qui est somme toute normal, puisque le mariage à partir de ­l’époque
impériale étant sans manus. Cf. R. Villers, « Le mariage ­comme institution ­d’État dans
le droit classique de Rome », art. cit., p. 300 : « À ­l’époque d­ ’Auguste, très rares étaient
les mariages accompagnés de c­onuentio in manum […]. Un épisode circonstanciel vint la
démanteler dès le début de l­ ’Empire. Dans les milieux aristocratiques eux-mêmes, où se
recrutaient les grands-prêtres, la ­conferreatio était délaissée : et pourtant l­ ’une de c­ onditions
requises pour accéder à la dignité de flamine était justement ­d’être né de parents mariés
par ­confarreatio. Un jour vint où les candidats valables se firent vraiment très rares. On
évita la pénurie par un subterfuge. En ­l’an 11 de notre ère, un sénatus-­consulte décida, au
moins pour les femmes de flamines, que la ­conferreatio les ferait bien passer sous la manus
de leur mari dans le domaine religieux, mais non dans le domaine civil […]. Dépouillée
de ses effets civils, la manus perdait ce qui, durant de longs siècles, avait été sa c­ onséquence
principale et presque sa raison ­d’être : en réalité, elle n­ ’était ­qu’un souvenir. »
1 Voir R. Laurenti, art. cit., p. 2141 : « La femme que Musonius désigne c­ omme idéal est
surtout la femme virile. »
2 Musonius, III, p. 11, 11 ; IV, p. 15, 6 ; cf. R. Laurenti, art. cit., p. 2141.
336 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

le grec n­ ’explicite pas vraiment (peut-être entre οἶκος et οἰκία ?), entre


la gestion de la maison et la vie de famille. Musonius ­n’insiste pas tant
sur ­l’association économique, presque au sens moderne du mot, que sur
la place de l­’épouse dans la c­ ommunauté familiale.
Musonius ne partage donc pas la c­ onclusion d­ ’Antipater, que ­l’union
de l­’homme et de la femme ne porte que sur une seule âme, celle du
mari (toute action de la femme se rapportant à son mari c­ omme à sa rai-
son et à son critère) : ­l’exemple précédemment évoqué ­d’Éryphile indique
plutôt que toute injustice détruit la ­concorde entre le mari et la femme
et donc rejaillit en premier lieu sur la ­communauté – donc sur le mari
autant que sur la femme et les enfants. Le péché ­d’Éryphile est, selon
Épictète, ­d’avoir détruit ­l’amitié1, le couple et la famille, pour un collier.
Cet exemple ­n’est pas anodin : il montre que ­l’injustice ­d’Éryphile
détruit la fides entre les époux et en somme, rompt le niveau où ­s’enracine
la ­concorde, le niveau II que nous avions dégagé. Musonius, plus sans
doute ­qu’Antipater ou que Hiérocles, qui en restent à ­l’organisation du
foyer et aux affections réciproques qui le cimentent, insiste sur le fait que
ces affections ont une origine et une fin ­commune – elles manifestent
un attachement plus fort encore que ­l’amour des proches et cette amitié
entre époux explique la ­conséquence alors naturelle ­qu’en tire Musonius :
ἀρκὴ οἶκου ὑποβολῆς <γάμος>ὥστε ὁ ἀναιρῶν ἐξ ἀνθρώπων γάμον ἀναιρεῖ μὲν
οἶκον, ἀναιρεῖ δὲ πόλιν, ἀναιρεῖ δὲ σύμπαν τὸ ἀνθρώπειον γένος. <le mariage>
est principe du fondement de la famille. De telle sorte que celui qui fait
disparaître de chez les hommes le mariage, il fait disparaître également la
famille, il fait disparaître aussi la cité, il fait disparaître encore la totalité de
la race humaine2.

­L’analyse de cette affirmation sera ­l’objet de la troisième section.

Conclusions et perspectives problématiques


Cette section recherchait une spécificité du mariage. Je pense avoir
montré les trois points suivants.

1 Épictète, Diss. 2, 22, 33-34 : « telle fut la force sauvage, telle fut la force destructrice de
­l’amitié, celle qui ne permit plus à une femme ­d’être vraiment une épouse, à une mère
­d’être une mère » (trad. J. Souilhé).
2 Musonius, XIV, p. 73, 10.
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 337

1. Le mariage est une relation qui, pour Musonius au moins,


si ce n­ ’est pour tous les stoïciens, mène à la vertu, il est pour cela
kathêkon. Il faut bien ­comprendre cependant ­qu’il ne ­l’est que dans
la mesure où chacun des deux époux manifeste des dispositions pour
cette vertu. ­D’où ­l’insistance de Musonius sur le choix réciproque des
époux1 (μνηστεία) (­qu’il faut mener chez Antipater2 πεφροντισμένως
– avec prudence). Le mariage dépend à ce titre des circonstances et
parmi celles-ci, de celui ou celle avec qui ­l’on se marie. Il faut penser
que Musonius sans doute plus que ­d’autres penseurs du Portique
­s’intéresse à cette symétrie des rapports engagée dans la relation : se
marier ne se limite pas à choisir une épouse qui satisfera à des critères
extérieurs de bonne gestionnaire, ou de femme discrète. Comme
Antipater, il insiste sur la vertu que doit posséder l­’épouse3, plus
1 Il faut insister sur ce fait que Musonius ne traite pas seulement du choix de ­l’épouse,
mais bien des deux époux réciproquement. Il ne fait aucune mention des sexes dans
ce passage : les corps doivent avoir les mêmes caractéristiques pour orienter le choix :
celles de la vertu. Il revient à G. Reydams-Schills ­d’avoir clairement relevé ce point :
op. cit., p. 152 not.
2 Antipater, Περὶ γυναικὸς συμβιώσεως, SVF III, 62Ant.
3 Antipater insiste beaucoup, du reste dans la ligne, on le verra, du Portique (preuve encore
que sur cette question, il ne faut pas se reporter ­qu’à Posidonius) sur les caractères de
­l’épouse hérités de ses parents. Lorsque ­l’on choisit une épouse, dit Antipater, ce sont les
parents ­qu’il faut regarder et leurs fréquentations, et faire une enquête approfondie auprès
de tout l­’entourage, quitte à bénéficier de ses indiscrétions. La jeune fille doit être issue
­d’un foyer d­ ’une moralité au-dessus de tout soupçon. Citons en son entier le fragment 62
(SVF III, 62 Ant.) : « Première chose : il faut que le choix (τὴν μνηστείαν) ne se fasse pas
au hasard, mais de manière entièrement prudente (πεφροντισμένως) ; il ne doit prendre en
­compte ni la richesse, ni une noblesse orgueilleuse, ni aucun autre objet ­qu’on regarde avec
envie, ni non plus, par Zeus, la beauté : car ­c’est cela que retient en général un caractère
enflé ­d’orgueil et despotique (πᾶν ὄγκον καὶ δεσποτικόν). En revanche, en premier lieu sont
pris en ­compte le caractère et la ­conduite que l­ ’on juge de ceux du père : s­ ’il est sociable,
facile à vivre et ­d’une âme noble, mais aussi tempérant et juste, et, outre cela, ­s’il ne fait
pas d ­ ’effort en vain et s­’il suit la piste et les autres choses q­ u’il faut pour acquérir des
amis de cette nature. Ensuite on ­considère la mère, par laquelle celle qui est sur le point
­d’être donnée en mariage est élevée : ­c’est ­qu’elle façonne la plus grande partie de son
caractère. Après cela, si [les parents] ont élevé leur fille c­ onformément à leur caractère
et sans faiblesse, en ­s’étant détournés de ­l’avantageux à cause ­d’un très grand amour de
leurs proches. Avoir examiné à fond et avec habileté cela, [en questionnant] les esclaves
et les hommes libres de la famille et en dehors ainsi que les voisins et les autres, ceux qui
entrent dans la maison à cause des fréquentations des amis ­qu’on reçoit à table et pour
­d’autres raisons  ; [par une enquête auprès] des cuisiniers, des ouvriers, des couturières ou
des autres artisans, hommes et femmes. Car, de fait, ils admettent ces gens chez eux, sous
la main et mettent entre leur main, au-delà de tout mérite, leur c­ onfiance et de grandes
choses. »
338 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

­ u’Antipater (ou du moins de ce q


q ­ u’il nous reste de son enseignement
relatif à la question), il insiste sur le fait que cette vertu est une et la
même chez ­l’homme et chez la femme : l­’épouse ne se réduit pas à
la jeune fille prêtée par le père avec une dot et, au mieux, pleine de
bonne volonté et prête à écouter le mari, elle est la femme qui peut
et doit philosopher, c­ omme l­’indique le titre du traité III1. ­L’objet
de ce ­convenable (finalement la personne avec qui on se marie) ­n’est
pas indifférent quant à la réussite de ce ­convenable. Il ­n’est pas même
second. En effet, ­l’époux et ­l’épouse en tant ­qu’individus vertueux
sont en eux-mêmes gages de la réussite de la finalité du mariage. De
fait, si le sage doit se marier, c­ ’est que le mariage est selon la nature,
mais la situation n ­ ’est pas ­comparable à la richesse, par exemple, car
si ­l’on peut bien ou mal user de la richesse, on ne peut bien ou mal
« user de son époux ou de son épouse », si ­l’on peut oser ­l’expression :
on peut en revanche se tromper ­d’époux, ou se tromper sur la nature
du mariage. ­C’est dire que le mariage est ce ­convenable au croisement
de deux intentions, celle de l­ ’époux et celle de l­ ’épouse et q ­ u’il tient
entièrement dans la qualité de leur relation. L ­ ’objet c­ onditionne donc
­l’action, si l­ ’on peut dire. Le mariage se trouve tout autant c­ onditionné
par ­l’intention de ­l’époux que par celle de ­l’épouse. ­C’est pourquoi,
si la femme a autant de titres que ­l’homme pour être vertueuse et
philosophe, on ne peut se ­contenter ­d’envisager la femme ­comme
­n’importe quel bien. Dans le mariage, donc, il y a deux propriétés
indissolublement liées :

1 On trouvera des témoignages sur cette égalité de vertu et de nature dans les SVF et
notamment celui de Lactance (SVF III, 253) (­qu’on utilisera par ailleurs avec toutes
les précautions indiquées par S. J. Houser, op. cit., p. 163-164 : « ­L actantius’ sources for
Stoic thought were c­ omparatively late, mostly dating after Seneca, upon whose work Lactantius
also drew. We do not know L ­ actantius’ source for this particular precept of the Stoics. It is at
least possible that he has tapped a later Stoic source, whose veracity as a witness to the views of
Chrysippus can not be evaluated. On the other hand, it is perhaps safer to say that Lactantius
may with caution be used as a source for the views of the later Stoics. » Voici le témoignage
de Lactance : « Or si la nature de ­l’homme est capable de sagesse, il faut que les
ouvriers, les paysans, les femmes, bref, tous ceux qui ont forme humaine, reçoivent un
enseignement, pour avoir la science ; et que le peuple des sages soit formé du mélange
de <gens> de toutes langues, de toute c­ ondition, de tout sexe et de tout âge. Les stoï-
ciens ont soutenu cela à ce point q ­ u’ils ont dit que même les esclaves et les femmes
devaient philosopher, Épicure aussi, qui a invité les ignorants de toute littérature à
philosopher. »
Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité » 339

1. le choix du mariage, ­conforme à la nature,


2. le choix de ­l’époux ou de ­l’épouse, qui ­conditionne la perti-
nence du premier choix.

Le mariage (mais aussi, nous le verrons, une relation telle que


l­’enseignement) ­n’est pas un ­convenable simple, parce ­qu’en toute fin,
­l’objet sur lequel il porte n­ ’est pas indifférent sous le rapport de l­ ’action.
Il s­ ’agit moins, dans un premier temps, d­ ’être vertueux que d­ ’être apte
à la vertu. Le choix de ­l’époux(se) sera donc ­conforme aux signes extérieurs
­d’aptitude à la vertu. Il faut dès lors savoir lire ces signes et rechercher dans
la relation autre chose que le plaisir : celui-ci ­n’épuise pas la vie ­commune,
il la menace même, par son instabilité, parce ­qu’il ne peut être modéré,
alors que, par nature, il est insatiable. En définitive, le choix du partenaire
dans le mariage ­constitue ­l’expression si ce ­n’est de la vertu elle-même,
du moins des dispositions à la vertu. Ces dispositions, dans le mariage,
trouvent un terrain favorable pour germer et se développer pleinement.
2. La relation des époux est avant toute chose une amitié, c­ omme
telle, fondée sur la vertu (à l­ ’état de disposition, puis en développement,
en même temps que se réalisent les fins du mariage). Les époux vivent
donc cette amitié que seuls les sages, pour les stoïciens, peuvent c­ onnaître
et dont Musonius souligne, nous ­l’avons vu, ­qu’il ­n’est pas impossible
de le devenir. Dès lors, le bon mariage est non pas ­l’apanage ­d’un sage
qui ­n’aurait ­d’existence que λόγῳ, mais de tout homme ­conscient ­qu’il
faut « rechercher les choses qui sont appropriées et qui ­conviennent en
paroles (λόγῳ) et les accomplir en actes (ἔργῳ)1 ».
­L’amitié dont il s­’agit est ainsi bien celle des sages – avec toute la
valeur ­d’attachement profond q­ u’il c­ onvient de donner à une telle rela-
tion. Mais c­ ’est une amitié en train de se réaliser dans et par un autre
type ­d’attachement ­qu’est la kêdemonia, que nous avons rapprochée de
la philostorgia stoïcienne. Ainsi le mariage est-il cette relation où ­l’amitié
selon le choix réciproque se mue en amour du proche, pour atteindre
­l’amitié. ­C’est ce qui la différencie de ­l’eros pédagogique, par exemple,
qui tient son élan de la pulsion sexuelle.
3. Cette pulsion, pourtant, ­n’est pas absente. Bien au ­contraire, elle
trouve dans le mariage son achèvement, sous la forme de l­ ’achèvement de

1 Musonius, XIV, p. 76, 15-16.


340 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

la ­composante sexuelle dans la procréation, ce qui distingue le mariage


de ­l’amitié (­l’amitié a son but en elle-même). Le mariage ­n’est cependant
parfait que sous la double ­condition d­ ’aboutir ­d’une part à ­l’amitié entre
les époux et ­d’autre part à la procréation. Nous avons avancé que, pour
Musonius, nulle relation sexuelle ne pouvait être humaine si elle ne
trouvait pas sa place dans une telle amitié. Il faut approfondir ce point
et montrer que ce type d­ ’amitié transforme la relation sexuelle. Il ­n’est
certainement pas c­ onforme à la ­conception musonienne du mariage de le
penser ­comme la simple somme amitié + pulsion sexuelle – en ­d’autres
termes, les époux ne sont pas deux amis qui couchent ensemble, ce
dernier trait distinguant les amis normaux des époux. Michel Foucault
montre ce point de manière décisive :
Il serait inexact de dire que Musonius donne la préférence aux relations ­d’aide
et de secours sur ­l’objectif ­d’une descendance. Mais ces objectifs ont à ­s’inscrire
dans une forme unique, qui est celle de la vie ­commune ; la sollicitude ­qu’on
se témoigne mutuellement et la progéniture ­qu’on élève ensemble sont deux
aspects de cette forme essentielle1.

Les deux époux sont deux amis tels q­ u’ils ne peuvent manquer de
se désirer (et en se désirant, ils désirent aussi la procréation c­ omme
skopos), mais dans le même temps, ce désir lui-même est transformé
par leur relation et devient non plus seulement la satisfaction ­d’une
nécessité vitale (encore moins évidemment la motivation du plaisir),
mais la manière même de réaliser et de vivre cette relation. Le pothos se
décline tout autant en désir de la relation avec cet autre q­ u’est le c­ onjoint
­qu’en désir de rendre cette relation féconde. En cela, il se découvre non
plus seulement ­comme ­condition de possibilité de la relation, mais
encore ­comme matrice des relations familiales, qui elles-mêmes sont
les fondements de la justice et de ­l’amour de ­l’autre. Ce ­qu’il nous reste
à analyser, en même temps que nous allons nous pencher sur la haute
signification politique que ­confère Musonius au mariage.

1 M. Foucault, Histoire de la sexualité, III, Le souci de soi, p. 203.


SIGNIFICATION POLITIQUE
DU MARIAGE
­L’οἰκείωσις musonienne

Il faut à présent définir la fonction que prête Musonius au mariage.


Rappelons-en la formulation la plus décisive :
<Le mariage> est principe du fondement de la famille. De telle sorte que
celui qui fait disparaître de chez les hommes le mariage, il fait disparaître
également la famille, il fait disparaître aussi la cité, il fait disparaître encore
la totalité de la race humaine1.

La version pour laquelle j­ ’opte est celle du texte q­ u’a établi Meineke
et que signale O. Hense. Ce dernier propose de corriger ὑποβολῆς par
περιβολῆς, suivi en cela par C. Lutz. Il est vrai que la phrase précédente
montre que la famille doit « entourer » la cité, tel un rempart (οὕτω καὶ
πόλεως ἑκάστῳ τῆς αὐτοῦ φροντιστέον καὶ τῇ πόλει οἶκον περιβλητέον)
A. Jagu traduit tout le passage ­comme suit :
Chacun doit se soucier de sa propre cité et l­’entourer de sa maison c­ omme
d­ ’un rempart. Or le mariage en est la première réalisation.

tandis que C. Lutz traduit ainsi :


It would be each ­man’s duty to take thought for his own city, and to make of his
home a rampart for its protection. But the first step toward making his home such a
rempart is marriage.

Festugière, en revanche, propose une traduction qui suit Meineke :


Or le principe du fondement de la famille, c­ ’est le mariage.

1 Musonius, XIV, p. 73, 10 : « ἀρχὴ οἴκου ὑποβολῆς <γάμος> ὥστε ὁ ἀναιρῶν ἐξ ἀνθρώπων
γάμον ἀναιρεῖ μὲν οἶκον, ἀναιρεῖ δὲ πόλιν, ἀναιρεῖ δὲ σύμπαν τὸ ἀνθρώπειον γένος ».
342 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

De même I. Ramelli, de manière, du reste, assez étrange. Alors q­ u’elle


adopte dans le texte grec de sa traduction la leçon de Hense (περιβολῆς),
elle indique en note : « Nel testo di Musonio Meineke legge ὑποβλητέον e
ὑποβολή in luogo di περιβλητέον e περιβολή e c­on lui Festugière, che seguo
in questo caso » et traduit :
… ciascuno deve preoccuparsi della propria città e creare una famiglia che ­contribuisca
alla città. Ma principio del fondamento d­ ’una famiglia è il matrimonio1.

Une formule semblable, ἀρχὴ καὶ ὑποβολή suivie du génitif, est


employée par Musonius à une autre occasion, dans le traité XVIII sur
la nourriture – la maîtrise de ce que l­’on mange et de ce que l­’on boit
étant le principe et le fondement de la sagesse : « ᾤετο γὰρ ἀρκὴν καὶ
ὑποβολὴν τοῦ σωφρονεῖν2… ». Dans notre présent texte, Musonius
insiste sur ­l’idée du mariage non pas simplement ­comme fondement
de la cité, mais ­comme le principe de celui-ci. Cette distinction a son
importance : en tant que principe du fondement, le mariage oriente la
façon de c­ omprendre (mais aussi de vivre) la famille : il c­ onstitue cette
relation matricielle qui à la fois se donne ­comme modèle des relations
dans la famille et dans la cité (puisque Musonius propose d­ ’étendre la
sollicitude à tous les c­ oncitoyens) et c­ omme moment essentiel de la vie de
tout individu, moment qui voit naître ­l’aptitude à de telles relations.
Dès lors, on peut assigner à la famille la fonction de fondement
de la cité (selon une théorie classique, au moins depuis les Politiques
­d’Aristote). Mais avec Musonius le mariage devient en outre ­condition
de possibilité de la famille : sans lui, il n­ ’y en a pas ou du moins n­ ’existe
aucune famille c­ onforme à la loi. La suite du texte (« qui détruit le
mariage etc. ») ­m’incline à opter pour cette solution, plutôt que celle
de la reprise de la phrase précédente, avec l­’idée de περιβολή. On ne
­comprend pas en effet quelle est la relation de c­ onséquence exacte entre
­l’idée de la famille c­ omme rempart et le fait que qui détruit le mariage
détruit la cité. En fait, dans l­ ’interprétation la plus largement adoptée,
περιβολή doit être c­ ompris ­comme ­l’indice que le mariage permet à la
famille d­ ’atteindre sa fin par rapport à la cité, ­d’être rempart de la cité.

1 I. Ramelli, Musonio, Diatribe, frammenti e testimonianze, Bompiani, Testi a fronte, 2001,


p. 184-185, et note 60.
2 Musonius, XVIII, p. 94 6-7
Signification politique du mariage 343

Le mariage a un usage téléologique, dans lequel tient toute sa valeur ;


il est pour ainsi dire la relation qui par elle-même sauvegarde la cité et
ce pour un certain nombre de raisons, dont, entre autres, le fait que le
mariage lui donne des enfants qui pourront la défendre, mais également,
avec Musonius, le fait q­ u’il est l­ ’exercice de la sagesse (défense de la cité
­contre ­l’ennemi intérieur, les stulti). Dans l­ ’interprétation que je propose
la valeur du mariage ne réside pas seulement dans le fait, extérieur à
lui-même, q­ u’il sauvegarde la cité, ce qui reste néanmoins une de ses
caractéristiques, mais aussi et surtout en lui-même : il est fondement de
la famille et donc, de la cité. Se marier, ce n­ ’est pas seulement, si l­’on
peut dire, fonder une famille, première société qui forme les fondations
de la cité, mais ­c’est surtout entrer dans une relation qui par nature
transforme et réorganise fondamentalement toutes les relations sociales1.
Dans la première interprétation, la cité serait détruite faute ­d’un
rempart, mais a finalement plus d­ ’importance que le mariage, tandis
que la seconde interprétation voit dans le mariage l­’élément premier,
­constitutif de la cité – il est non seulement ce qui fonde la cité mais
aussi ce qui la sauvegarde.
Pour Musonius en effet, la cité n ­ ’est pas d­ ’abord un ensemble
­d’hommes et de femmes, mais apparaît ­comme un ensemble de liens
à tisser entre ces hommes et ces femmes, liens qui trouvent leur source
dans le mariage. Pour c­ omprendre ce point, il faut se souvenir du
témoignage de Plutarque c­ onvoqué pour développer l­’idée de krasis,
où ­l’auteur montrait que pour les stoïciens, il y a plusieurs niveaux
­d’organisations des corps. Sénèque, dans la lettre 109 à Lucilius prend
le même exemple :
Certains corps sont homogènes (­continua), ­comme l­’homme, certains sont
­composites (­composita), ­comme un navire, une maison, toutes choses, de
manière générale, dont les parties destinées à être jointes sont séparées (quorum
diuersa partes iunctura in unum coactae sunt). Certains sont ­composés ­d’éléments

1 En ce sens, les analyses de M. Foucault (Le souci de soi) sont tout à fait importantes : en
montrant que les théories grecques du mariage mettent l­’accent sur ses finalités exté-
rieures (grossièrement : une économique et sa fonction reproductrice : le mariage donne
des enfants à la cité) tandis que les théories hellénistiques et surtout, avec Musonius,
romaines, infléchissent la réflexion dans le sens ­d’une esthétique de ­l’existence (p. 246-
247), Foucault montre que le mariage, c­ ’est-à-dire la relation affective qui unit l­ ’homme
et la femme, est à lui-même sa propre fin. Finalité qui par elle-même est de nature à
réorganiser, ­comme on le voit chez Musonius, toutes les relations sociales.
344 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

distincts (ex distantibus), dont les membres sont jusque là séparés (separata),
­comme une armée, un peuple, le sénat. Les éléments qui ­constituent ces
corps, se maintiennent ensemble par le droit et la fonction sociale, sont par
nature séparés et individuels (natura diducti et singuli). ­Qu’est-ce à dire ? Je
veux te montrer ceci : nous pensons q­ u’aucun bien ne c­ onsiste dans ce qui
est c­ omposé ­d’éléments distincts1.

Cette doctrine explique en partie le refus des institutions dans la Cité


de Zénon : toute cité c­ omposée ­d’éléments distincts, disjoints, revient à
un regroupement indifférent qui n­ ’apporte aucun bien2.
Il en va ainsi pour Musonius et le mariage c­ omme κρᾶσις ou συμβιώσις
a pour c­ onséquence une cité qui ne sera pas seulement le regroupement
­d’éléments séparés, mais bien une cité unie, qui aura toutes les carac-
téristiques des ἡνωμένα de Plutarque ou des ­continua de Sénèque. C ­ ’est
pourquoi Musonius définit la cité ­d’abord par la qualité des relations
entre ses membres : la ­concorde. De fait, il faut généraliser la philos-
torgia et, plus profondément, la kêdemonia, afin que tous les membres
de la cité s­’aiment c­ omme ­s’ils étaient des proches. C­ ’est un problème
stoïcien classique : ­l’extension de ­l’amour de soi à ­l’amour des proches
et de l­’amour des proches à l­’amour de l­’humanité. C ­ ’est là ce q­ u’on
appelle ­l’oikeiôsis sociale.
Cette section a pour fonction de montrer que la doctrine musonienne
du mariage exige la pensée ­d’une cité cimentée par les liens ­d’affection
entre ses membres et que cette doctrine permet, si ce n­ ’est de résoudre,
du moins d­ ’éclairer certains des problèmes liés à la doctrine stoïcienne
de ­l’oikeiôsis.

1 Sénèque, Ep. 109, 6-7 (part).


2 G. Pembroke, « Oikeiôsis », art. cit., p. 131. Je reprends ici ses analyses en tentant de les
appliquer à notre cas.
Signification politique du mariage 345

CONCORDE ET JUSTICE
L’amour stoïcien est le ciment de la cité universelle

LES DEUX FIGURES D


­ ’EROS

On a pu voir que ­l’amour pour les stoïciens, du moins ­l’amour cor-


rectement entendu et pratiqué, diffère ­considérablement de la passion
amoureuse, ou d­ ’une image populaire du sentiment. De fait, Zénon en
avait fait dans la République, le dieu tutélaire de sa Cité.
Pontianus a dit de Zénon ­qu’il a pris Eros c­ omme dieu de ­l’amitié et de
la liberté, qui produit la ­concorde, mais rien ­d’autre. ­C’est pourquoi il dit
­qu’Eros est le dieu auxiliaire du salut de la cité (Ποντιανὸς δὲ Ζήνωνα ἔφη
τὸν Κιτέα ὑπολαμβάνειν τὸν Ἔρωτα θεὸν εἶναι φιλίας καὶ ἐλευθερίας, ἔτι δὲ
καὶ ὁμονοίας παρασκευαστικὸν, ἄλλου δ´οὐδενός. Διὸ καὶ ἐν τῇ Πολιτείᾳ ἔφη
τὸν Ἔρωτα θεὸν εἶναι συνεργὸν ὑπάρχοντα πρὸς τὴν τῆς πόλεως σωτηρίαν)1.

On peut ­s’étonner de cette c­ onfiance en un dieu que l­’on pourrait


cependant légitimement suspecter de causer la perte de ceux qui se
­confient à lui. Eros est le fils capricieux ­d’Aphrodite (elle même déesse
peu recommandable par de multiples aspects) et source d­ ’une pulsion
sexuelle qui n ­ ’a pas en général le destin q ­ u’on a vu les stoïciens lui
prêter. Le problème est donc le suivant : c­ omment peut-on prendre
pour dieu de la cité un dieu dont la réputation semble ­contredire la
définition de la cité que forge l­’École ? M. Schofield et G. Boys-Stones
proposent deux interprétations de ce haut patronage, fort proches quant
aux c­ onséquences sur la cité.
Pour le premier2, il faut rechercher les raisons de cette ­confiance dans
­l’admiration de Zénon pour Sparte et dans des coutumes qui faisaient
précisément ­l’objet des critiques de Platon3. La c­ oncorde est en effet
­l’une des définitions de l­ ’amitié et en découle. Si en effet, la c­ oncorde est
­l’accord sur le bien c­ ommun grâce à la c­ onnaissance q­ u’on en a4, ­l’amitié

1 Athénée, Deipn., 561d, cité par G. Boys-Stones, art. cit., p. 168.


2 M. Schofield, The Stoic Idea of the City, op. cit., p. 22-56.
3 M. Schofield, ibid., p. 41.
4 Voir les définitions de Stobée, II, 106, 12-17, II. 108, 15-18, II. 93, 19-94, 6, citées par
M. Schofield, op. cit., p. 47.
346 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

des sages ne peut manquer d­ ’apporter à la fois cette reconnaissance du


fait que le seul bien est la vertu et l­’accord des sages sur le fondement
de l­ ’éthique stoïcienne. Or ­l’amour, on le sait, vise ­l’amitié. Platon dans
les Lois1 critique l­’homosexualité à Sparte, dont M. Schofield montre
­qu’elle avait pour fonction première ­l’établissement d­ ’une cohésion des
hommes, en particulier dans une perspective militaire2. Cette cohésion
permet de penser la cité ­comme un tout, cimentée par ­l’amour, non
pas un amour finalisé et hétérosexuel, mais ­l’amour homosexuel, dont
nous avons déjà montré les vertus pédagogiques.
G. Boys-Stones, quant à lui, voit dans la référence à Eros l­’écho
­d’une tradition mythologique qui ne c­ onsidère pas le dieu c­ omme le
fils d­ ’Aphrodite, mais c­ omme le Πρωτόγονος, ­l’Ἔρως de la Théogonie
­d’Hésiode3, qui émergea dit-on du Chaos en premier pour introduire
ordre et harmonie dans le cosmos. G. Boys-Stones trouve dans un
témoignage de Cornutus une preuve que tel est l­’Ἔρως des stoïciens,
expurgé de son caractère irrationnel. Dans son Introduction à la mythologie
grecque, en effet, Cornutus distingue les deux traditions, ­l’une, populaire,
qui voit dans le dieu la source de la passion amoureuse, ­l’autre, ­qu’on
devine plus philosophique, partagée par « quelques uns », qui voit en
Eros le cosmos lui-même :
Quelques uns pensent ­qu’Eros est ­l’univers en son entier, beau et aimable,
jeune et en même temps le plus vieux des êtres, qui a fait usage de beaucoup
de feu et qui cause un mouvement rapide c­ omme celui d­ ’une flèche tirée ou
celui ­d’un oiseau4.

L­ ’amour du dieu est donc ce qui maintient la cohérence de l­ ’univers,


ce qui ordonne les éléments les uns aux autres et assure ­l’harmonie du
tout. L ­ ’amour que les sages, parties c­ onscientes de l­’univers, ont les
uns pour les autres a en partage ­l’ordre, ­l’harmonie, la stabilité et la
cohérence de l­’amour du Dieu. Cet amour n­ ’a dès lors plus rien à voir
avec ­l’Eros vulgaire.
1 Platon, Leg. 636 a-d.
2 M. Schofield, ibid., p. 36.
3 Hésiode, Theog., 116-122.
4 Cornutus, Introduction à la mythologie grecque, 48, 5-9, cité par G. Boys-Stones, art. cit.,
p. 171 : ἔνιοι δὲ καὶ τὸν ὅλον κόσμον νομίζουσιν Ἔρωτα εἶναι, καλὸν τε καὶ ἐπαφρόδιτον
καὶ νεαρὸν ὄντα καὶ πρεσβύτατον ἄμα πάντων καὶ πολλῷ κεχρημένον πυρὶ καὶ ταχεῖαν ὥσπερ
ἀπὸ τοξείας ἢ διὰ πτερῶν τὴν κίνησιν ποιούμενον.
Signification politique du mariage 347

JUSTICE ET C
­ ONCORDE : ­L’EXTENSION
DES RELATIONS FAMILIALES À LA CITÉ

Justice et mariage, ­l’accord sur le bien c­ommun


Si la ­concorde est ­l’accord sur les biens, la justice est définie par les
stoïciens c­ omme la science des biens et des maux, science qui permet
de rendre à chacun selon ses mérites. Musonius partage tout à fait
cette définition de la justice, en estimant q ­ u’il est nécessaire au roi
­d’apprendre la philosophie, afin de réaliser dans sa cité ­l’accord sur le
juste et ­d’appliquer la justice pour maintenir cet accord1.
Or la justice déborde le cadre public des relations dans la cité pour
devenir selon Musonius le principe le plus haut qui gouverne les rela-
tions c­ onjugales, ou plus exactement : la justice dans la cité découle de
la justice engagée dans ces relations. De la justice au sein du mariage
découle chez Musonius la justice dans la cité, qui en est ­l’extension, ce
­qu’a très bien vu C. Torre2. Or cette c­ ompréhension de la justice passe
pour Musonius, assez logiquement, par la certitude que ­l’intérêt personnel
­n’est rien d­ ’autre que l­’intérêt général, c­ omme ­l’intérêt de chacun des
époux réside dans leur bonheur ­commun, dans cette ­compétition où
chacun œuvrant pour l­ ’autre œuvre aussi pour lui-même. De fait, cette
relation fonde pour ainsi dire son propre élargissement aux relations
avec le voisinage :
S­ ’il en est ainsi et q­ u’ensuite, outre cela, on admette que les vices de ­l’homme,
la sauvagerie et l­ ’indifférence à ce qui rend le voisin malheureux sont choses
injustes, tandis que la vertu est la philanthropie, la bonté et la sollicitude
pour le voisin (φιλανθρωπία καὶ χρηστότης καὶ τὸ κηδεμονικὸν εἶναι τοῦ πέλας),
alors aussi il revient à chacun de se soucier de sa cité et ­d’entourer la cité du

1 Musonius, VIII, p. 33, 7 – 34, 7.


2 C. Torre, Il matrimonio del Sapiens, p. 31 : « Distingant clairement l­ ’acte sexuel du γὰμος,
Musonius définit le mariage ­comme ­l’unique principe de la génération (γένεσις), du
moins celle qui est juste et légitime (δίκαια καὶ νόμιμος) et ­l’élève c­ omme un principe
éthique sur le fondement duquel on évalue la justice de toutes les formes successives de
la société humaine. Il est peut-être ici permis de retrouver le noyau plus de profond de
la réévaluation par Musonius du γὰμος, ­c’est-à-dire la reconnaissance de sa haute valeur
non seulement pour la propagation de la lignée humaine, mais surtout pour la fondation
­d’une société caractérisée par la δικαιοσύνη […] Une telle δικαιοσύνη ne se trouve pas
­conçue seulement ­comme légitimité extérieure dictée par des scrupules moraux, mais
elle est ressentie par Musonius ­comme une valeur plus haute. »
348 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

rempart de sa famille (οὔτω καὶ πόλεως ἑκάστῳ τῆς αὑτοῦ φροντιστέον καὶ τῇ
πόλει οἶκον περιβλητέον)1.

La kêdemonia apparaît ainsi c­ omme la matrice des relations entre


époux, mais aussi avec les voisins. Ceux-ci sont les « proches » qui ne
sont cependant pas nécessairement les proches dans la famille. Ce sont
pourtant les relations qui définissent la famille (οἶκος) qui sont appelées
à servir de rempart à la cité : ce qui protège et définit géographiquement
la cité, mais aussi tout simplement ce qui entoure la cité – ­c’est toute la
cité qui doit ­connaître des liens de proximité identiques à ceux qui ont
cours dans une famille.
Le texte ­comporte néanmoins une ambiguïté, qui paradoxalement,
éclaire ce que Musonius écrit à propos de la tâche du philosophe : il faut
se soucier de sa cité (πόλεως τῆς αὑτοῦ), pour entourer la cité (τῇ πόλει)
du rempart de la famille. Musonius utilise peut-être ici le mot « cité »
en deux sens : se soucier de la cité dont on est citoyen, afin ­d’ordonner
toutes les c­ onditions pour que cette cité ne soit plus seulement un agré-
gat politique de familles ou d­ ’intérêts privés, plus ou moins ordonnés
au bien ­commun, mais en même temps q­ u’elle s­’érige ­comme partie
de la Cité universelle.
Un autre passage résume cette alliance du bien ­commun et de la
famille :
Alors dis-moi, lequel des deux c­ onvient : que chacun s­ ’occupe aussi du bien
­d’autrui (ἕκαστον ποιεῖν καὶ τὰ τοῦ πέλας) <ou bien du sien propre seulement>,
pour ­qu’il y ait des familles dans sa cité, pour que la cité ne soit pas déserte
et pour que le bien ­commun soit avantageux (καὶ ὅπως οἶκοι ὦσιν ἐν τῇ πόλει
αὐτοῦ, καὶ ὅπως ἡ πόλις μὴ ἔρημος ᾖ, καὶ ὅπως τὸ κοινὸν ἕξει καλῶς)2 ?

Le bien propre et le bien ­d’autrui sont assimilables ­lorsqu’il ­s’agit du


bien c­ ommun : dès lors, il ne ­s’agit pas de distinguer son bien propre
du bien ­commun, mais ­d’articuler les deux, cette articulation valant
­comme assimilation : c­ ’est pourquoi ποτέρα est à c­ omprendre ­comme
une question portant non pas sur une ­condamnation du bien propre,
mais sur la ­condamnation du fait de ne pas voir dans le bien propre
aussi le bien ­commun.

1 Musonius, XIV, p. 73, 3-10.


2 Musonius, XIV, p. 72, 3-6.
Signification politique du mariage 349

Musonius a recours au paradigme animal pour montrer que ­l’intérêt


au bien ­commun seul est le fait de la bête sauvage, tandis que ­l’abeille
– exemple tout ce ­qu’il y a de plus ­commun – voit que son intérêt passe
par celui de la ruche. Cet intérêt c­ ommun, c­ ’est la cité en tant que telle,
­c’est-à-dire c­ omme ensemble des liens de sollicitude entre ses membres. La
cité est avant tout c­ ommunauté humaine et cette c­ ommunauté c­ onstitue
le véritable bien c­ ommun. C­ ’est pourquoi il ne faut pas q­ u’elle soit déserte,
sous peine, non seulement de périr en tant que cité, mais également (et
­c’est une ­conséquence) de déshumaniser l­ ’homme – ­puisqu’il ­n’a plus alors
la possibilité de vivre une vie ­d’homme (­comme ­l’abeille disparaîtrait
sans sa ruche). Il faut donc faire des enfants pour ne pas détruire la cité1.
Ils assurent en effet la pérennité à la fois de la cité et du genre humain.
­C’est là tout le sens de la polupaidia, sur laquelle porte essentiellement
le traité XV. Mais les enfants assurent aussi, par ­l’éducation qui leur
est donnée au sein du couple, la justice dans les liens – obéissance aux
parents sages, liens fraternels d­ ’entraide et de sollicitude.

Par le mariage s­’engendre la cité universelle


­C’est par ­l’utilité du mariage pour la cité, donc par la signification
politique de ­l’oikos, que débute le Περὶ Γάμου ­d’Antipater. Tout jeune
bien né et doué ­d’intelligence (εὔψυχος), ­conscient des significations poli-
tiques de son état ­d’homme et des devoirs envers la cité qui incombent
à cet état, doit c­ omprendre (θεωρῶν) ­qu’avoir des enfants est un bien
pour la patrie, puisque ceux-ci seront ses défenseurs, la protégeront et
lui viendront en aide2. ­C’est ainsi les fruits du mariage q ­ u’Antipater
accentue, ainsi que la garantie ­qu’ils offrent ­d’une double sauvegarde
de la cité – protection c­ ontre les ennemis et protection dans le temps,
puisque les enfants assurent le relais entre les générations. Cela illustre
un double principe de fondation de la cité par le mariage : fondation
en nature, par le renouvellement des générations, fondation politique,
par le renouvellement des citoyens. Avec les enfants, la maison, mais
aussi la cité, seront c­ omme un troupeau qui ne craint pas l­ ’extinction3.
Comme un troupeau a besoin ­d’être ­constamment maintenu et agrandi,

1 Musonius, XIV, p. 73, 13-15.


2 Antipater, SVF III, 63Ant.
3 Ibid., p. 254, 29 – ποίμνη, βουκόλιον.
350 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

la cité et la maison ont besoin ­d’avoir des membres en nombre et que


la stérilité ne menace pas. La ­comparaison vise à montrer une double
exigence quant à la fin de la cité : elle doit, ­d’une part, se maintenir,
pour ne pas ­s’éteindre (exigence de survie et de pérennité), elle doit,
­d’autre part, se développer (exigence économique du bien c­ ommun, qui
ne se situe pas uniquement dans la richesse matérielle, mais également
dans le nombre). Un troupeau qui ne se reproduit pas ­n’est pas en bon
état (οὐ καλή, <οὐκ> εὐθηνοῦν). Cela parce que ­d’une part il ­n’atteint
pas la fin que le gardien du troupeau lui assigne (qui est assignée de
toute façon par nature, tant il est vrai que les bêtes sont à l­’usage des
hommes). Il s­ ’agit alors d­ ’un troupeau de mauvaise qualité, un troupeau
qui ne rapporte pas (<οὐκ> εὐθηνοῦν). ­D’autre part, il se détruit ­comme
troupeau, le troupeau n­ ’existant que par la pluralité de ses parties. S­ ’il
en est ainsi ­d’un troupeau, il faut penser ­qu’il en sera de même pour la
cité, mais sur le double plan du bien ­commun et de la particularité du
troupeau humain. ­D’une part la cité en elle-même est organisée pour
grandir et se développer. Chaque membre de ce troupeau se trouve à
la fois partie et possiblement berger, c­ ’est-à-dire à la fois partie du bien
­commun et responsable de ce bien – qui est aussi le sien. Cela veut dire
que le seul bien valable de la cité ­n’est pas ­l’enrichissement matériel, mais
se situe dans le πλῆθος, dans la quantité. ­D’autre part, la cité humaine,
qui doit ­compter avec les incertitudes des passions humaines (on peut
­comprendre ­l’usage de la métaphore militaire c­ omme ­l’illustration de
la défense ­contre les ennemis intérieurs, ­contre les stulti) doit être assez
forte pour se maintenir et donc se protéger.
Une cité est c­ omme un troupeau qui rapporte : son bien réside en elle-
même. ­L’essentiel tient tout autant dans le nombre que dans la qualité des
relations qui forment la cité : ­lorsqu’Antipater insiste sur le patriotisme
des habitants, Musonius insiste sur les relations de justice qui les unissent.
Ce qui maintient cette ­concordia (mais ­l’idée ­n’est pas soulignée dans ces
textes) est ­l’identification du bien ­commun et du bien propre et ­c’est au
niveau très humble de la vie de l­ ’individu dans la cité ­qu’ils se situent. Dès
lors la sauvegarde de la cité peut être envisagée d­ ’une double manière :
la vigilance à la non-décroissance du nombre (sinon, la cité périt), mais
aussi à son augmentation (­d’où ­l’exigence de mariages féconds) pour que
­l’on tire avantage de la cité : Musonius insiste plus nettement encore
­qu’Antipater sur l­’exigence ­d’avoir le plus d­ ’enfants possible.
Signification politique du mariage 351

La notion problématique de polupaidia


–– Problématisation : Platon, Aristote

Platon, ­d’une part, dans la République et dans les Lois et Aristote,


­d’autre part1, ne montrent pas de telles exigences. Pour Platon, dans
la République, il s­’agit de maintenir le nombre ­d’habitants dans la cité,
afin que celle-ci ni ne se dépeuple, ni ne ­s’accroisse :
Quant aux nombre de ceux-ci [les mariages], ­c’est sur l­’avis des magistrats
que nous le fixerons, afin que le c­ hiffre de la population soit c­ onservé autant
que possible le même, en faisant leur place aux prévisions de guerres, de
maladies et de tout ce qui est de cet ordre et que, selon ce qui est possible
pour lui, notre État ne devienne ni grand, ni petit2.

Il reste que ces dispositions apparaissent avant que Platon préco-


nise à la fois la mise en ­commun des enfants, un certain eugénisme et
la disparition de la cellule familiale – on ne trouve évidemment rien
de tel ni chez Antipater ni, a fortiori, chez Musonius. On en revient
à l­’idée, mais dans un sens opposé, de la disparition de l­’oikos par la
­communauté totale des femmes et des enfants déjà observée chez Zénon
et Chrysippe. De fait, par exemple, à l­’homme courageux à la guerre,
il sera donné une « plus large permission de coucher avec les femmes »
(nous sommes là bien loin de Musonius !). Ce souci de maintenir dans la
cité le même nombre de citoyens fait également ­l’objet ­d’une réflexion
dans les Lois3 où on lit que le nombre des foyers devra toujours se situer
autour de cinq mille quarante. ­D’où une série de stratégies pour réguler
ce nombre : ­contrôle des naissances (pour en restreindre le nombre – au
moins, dans les Lois, pour la fondation de nouvelles colonies4 ; ou pour

1 Sur les rapprochements entre Musonius et Platon (dans la République seulement cependant
sur cette question) et entre Musonius et Aristote : cf. Van Geytenbeek, Musonius Rufus
and Greek Diatribe, p. 81-82. Sur les dispositions c­ oncernant le mariage dans les Leg. pour
Platon, et pour Aristote (Politiques, Éthique à Nicomaque, Économiques – tout au moins le
livre I), cf., entre autres, la revue de C. Vatin, Recherches sur le mariage et la ­condition de la
femme mariée à ­l’époque hellénistique, éd. De Boccard, « Bibliothèque des Écoles ­d’Athènes
et de Rome », 216, 1969, p. 17 sqq.
2 Platon, Resp., 460 a, (trad. L. Robin).
3 Platon, Leg. 739 e – 741 e.
4 Platon à part cette idée, ne propose jamais très clairement les moyens pour atteindre cette
fin. Voir cependant dans La Resp., où l­ ’exposition (cf. 460 c : « ἐν ἀπορρήτῳ τε καὶ ἀδήλῳ
352 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

l­ ’augmenter – primes à la natalité et surveillance de la procréation)1, lois


sur le mariage2. Si le mariage reste la c­ ondition primordiale de l­ ’existence
­d’une cité3 (mais ce mariage ­n’est ­qu’une sanction rituelle et sociale de
la procréation), si les enfants sont la c­ ondition également de sa survie,
il ­n’en reste pas moins que celle-ci doit ­s’en tenir à ses limites : elle doit
vivre repliée sur elle-même, sans c­ ommercer avec d­ ’autres4 et donc doit
pouvoir subvenir aux besoins de ses habitants, ­d’où les ­conditions géo-
graphiques et économiques qui président à son établissement. Une cité
trop nombreuse devrait soit se séparer d­ ’une de ses parties en fondant
une colonie, soit périr parce que les biens matériels ne seraient pas en
nombre suffisant. Par ailleurs, dans chaque famille, le bien doit rester
identique, ce qui semble impossible dans une cité où les enfants sont
trop peu nombreux, ou trop nombreux5.
­C’est ce dernier cas que vise Aristote, dans une objection ­qu’il fait,
à tort semble-t-il, à Platon, l­orsqu’il montre que, si l­ ’on limite les pro-
priétés de chaque citoyen, il faut logiquement instituer une limitation
de la procréation :
Ne rien imposer, c­ omme dans la plupart des États, c­ ’est aboutir inévitablement
à la misère pour les citoyens : or la misère engendre la sédition et le crime6.

Aristote souligne le problème de la surpopulation beaucoup plus que


celui de la dépopulation, même ­s’il ­n’ignore pas tout à fait ce dernier7.
En fait, le problème ne ­consiste pas uniquement dans le partage des

κατακρύψουσιν ὡς πρέπει »), voire l­ ’infanticide ou l­ ’avortement (cf. 461 c, dans le cas du


dépassement de l­ ’âge de la procréation chez une femme, « … dans le cas de la grossesse,
que pas un fœtus ne parvienne à la lumière ; et, dans le cas ­d’accouchement forcé, de tenir
pour assuré q­ u’il n­ ’y a pas de subsistance pour un enfant de cette sorte » – trad. Robin)
sont ­conseillés.
1 Cf. également Platon, Leg. VII, 784 b. La procréation fait ­l’objet d ­ ’un ­contrôle par les
« inspectrices » (ἐπίσκοποι… γυναῖκες), cf.. VI, 784 a.
2 Platon, ibid., IV, 721c.
3 Ibid. IV, 721a.
4 Cf. par exemple, ibid., IV, 704 sqq.
5 Même idée dans Resp. II, 372 b-c : « ne feront-ils pas bonne chère en ­compagnie de leurs
jeunes enfants, buvant par là-dessus du vin, chantant la gloire des Dieux, ayant du plaisir
à vivre ensemble, ne dépassant pas leur revenu dans la procréation de leurs enfants, prenant leur
précaution ­contre indigence ou guerre ? »
6 Aristote, Pol. II, 1265 a 38 – 1265 b 16, pour la critique de Platon (trad. J. Aubonnet).
7 Sur ce point, cf. C. Vatin, op. cit., p. 28, qui ne voit pas que le problème est – rapidement –
pris en charge par Aristote.
Signification politique du mariage 353

richesses, mais surtout dans la possibilité de gouverner une cité. Celle-ci


doit certes avoir un nombre minimal d­ ’habitants pour se suffire à elle-
même, mais la population ne saurait être trop nombreuse, sans quoi
la cité ne serait plus gouvernable parce ­qu’il ­n’y aurait plus moyen ­d’y
établir des institutions politiques :
Il en va pareillement d­ ’une cité : si elle est formée de trop peu de gens, elle
ne peut se suffire à elle-même (or la cité est autarcique) ; au ­contraire formée
de trop de gens, elle se suffira pour les besoins essentiels, ­comme un peuple
(ὥσπερ ἔθνος), mais non ­comme une cité : car il ­n’est pas facile alors ­d’avoir
des institutions politiques ; qui sera le général ­commandant cette multitude
par trop excessive ? ou qui en sera le héraut, s­ ’il n­ ’est pas un Stentor1.

La cité ­connaît en effet deux sortes de mesures : la grandeur du


territoire (μέγεθος) et le πλῆθος, ­c’est-à-dire la quantité d
­ ’habitants,
qui doivent être adaptés à ­l’αὔταρκες (norme de la mesure de la cité)
et qui doivent permettre un gouvernement juste, où les citoyens tran-
cheront les questions judiciaires et se répartiront les charges publiques
en ­connaissance de cause. Ce qui permet à Aristote de ­conclure sur la
double limite supérieure et inférieure du nombre ­d’habitants dans la cité :
On voit donc que la norme de grandeur la meilleure pour une cité, ­c’est le
nombre ­d’habitants le plus élevé possible qui assure une vie « autarcique », tout
en permettant une bonne vie de ­l’ensemble (ἡ μεγίστη τοῦ πλήτους ὑπερβολὴ
πρὸς αὐτάρκειαν ζωῆς εὐσύνοπτος)2.

On le voit, c­ ’est un parti pris politique qui règle la question du


nombre : une cité avec trop de citoyens est ingérable et plutôt q­ u’une
cité nombreuse, il vaut mieux une cité puissante, c­ ’est-à-dire une cité
qui utilise au maximum les habitants ­qu’elle ­contient. ­C’est là toute
la différence entre une πόλις et un peuple –  ἔθνος : le peuple est une
­communauté plus large ­qu’une cité. Alors que cette dernière est régie
par une c­ onstitution, un gouvernement auquel participent les citoyens
(soit tous, soit les magistrats délégués), le peuple n­ ’a pas de c­ onstitution
en dehors des coutumes, il n­ ’a pas d­ ’institutions. Le peuple n­ ’est pas
en état de parvenir à la fin du politique : assurer le bonheur dans la vie
collective. Dès lors, pour ­contenir la cité et la maintenir en tant que cité,
1 Pol. VII, 1326 b 2-7.
2 Pol. VII, 1326 b 22-24.
354 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

il incombe à ­l’État de limiter les naissances. C ­ ’est pourquoi Aristote


insiste surtout sur la limitation des naissances, ne développant pas outre
mesure la question du nombre minimal des citoyens, c­ omme ­s’il opérait
une ­conséquence naturelle entre fécondité et mariage, ­conséquence qui
­n’a pas à être remise en cause1. Peut-être doit-on en trouver ­l’explication
dans la Rhétorique, I, V, l­orsqu’Aristote montre que la polutechnia est
­constitutive du bonheur – telle est du moins, dit-il, l­ ’opinion générale,
objet ­d’un large c­ onsensus q­ u’exploite la rhétorique. Si le lieu c­ ommun
est la matière de la Rhétorique, ce n ­ ’est pas le cas dans les Politiques,
où le discours est philosophique, scientifique2. Toujours est-il que les
dispositions pour ­contrôler le nombre de naissances sont très rigides :
Quant aux enfants à exposer ou à élever dès leur naissance, que ce soit une
loi de n­ ’élever aucun enfant difforme ; et dans le cas ­d’un trop grand nombre
­d’enfants, si la règle des mœurs l­ ’interdit, q­ u’on ­n’expose aucun des nouveaux-
nés : il faut, de fait, avoir fixé une limite au nombre ­d’enfants à procréer ; et si,
par suite de l­ ’union de tel ou telle malgré ces règles, quelque enfant est c­ onçu,
on doit, avant q­ u’il ait sensibilité et vie, pratiquer l­’avortement : est-ce une
action permise ou impie, ce sera la sensibilité et la vie qui le détermineront3.

–– Réponse : le soin de la cité est toujours en même temps le soin


de la cité universelle

Les cités de Musonius et d­ ’Antipater semblent ne pas devoir recevoir


de limite dans le nombre des habitants. C ­ ’est avant tout q­ u’elles n­ ’ont
pas à en recevoir. Le πλῆθος est la règle même de la vie de la cité, à tel
point ­qu’il en est même la ­condition ­d’existence – une cité ne peut se
maintenir ­qu’à la c­ ondition d­ ’un grand nombre de citoyens.
On peut proposer plusieurs hypothèses pour expliquer ces divergences
avec de grands prédécesseurs. La première ­consisterait à dénier aux stoï-
ciens tout sens politique et un manque d­ ’analyse des c­ onditions de vie
­d’une cité. Le discours philosophique sur la cité relevant alors ­d’un idéal,
vecteurs ­d’autres ­considérations morales plus importantes : on retiendra
alors ­l’importance de la famille et de la fécondité du couple, érigées
en valeur absolue, critère de la moralité de telle ou telle ­conduite (une
1 Sur ce point, cf. C. Vatin, op. cit., p. 28.
2 Sur la distinction des discours, et ­l’application de la rhétorique au lieu ­commun, cf.
Rhétorique, I, XII.
3 Pol. VII, 1335 b 19-26 (trad. J. Aubonnet).
Signification politique du mariage 355

femme volontairement inféconde sera par là même immorale, de même


un mari infidèle). On sépare ainsi deux problèmes, mariage et vie de la
cité, pourtant indissociables. Doit-on cependant opter pour une opinion
inverse et lire Antipater et Musonius ­comme hérauts ­d’une politique
nataliste raisonnée et motivée par une vision pointue des problèmes
démographiques ­d’une cité ? On en doute, puisque ­l’hypothèse de ce ­qu’on
appellerait maintenant le « planning familial » ­n’est pas même soulevée.
Le ­contexte du début du fragment d­ ’Antipater semblerait pourtant
naturellement mener vers une telle hypothèse : tout jeune bien né (garçon
ou fille, du reste, ὁ εὐγενὴς καὶ εὔψυχος νέος), policé et citoyen (ἥμερος
καὶ πολιτικός) doit c­ omprendre ­qu’une cité ne peut vivre sans enfants
pour remplacer les parents morts et défendre la patrie. Avons-nous là
une preuve de la prise de ­conscience de deux facteurs démographiques
importants, le renouvellement des générations (qui exige donc un nombre
­d’enfants suffisant, c­ ompte-tenu de la mortalité de ceux-ci) d­ ’une part,
­d’autre part de la réalité de la guerre et du non moins nécessaire renou-
vellement des troupes1 ? L ­ ’image de l­’arbre, dont les feuilles tombent
puis sont remplacées par de jeunes pousses, c­ onfirmerait cette perspec-
tive. Il est difficile cependant ici de se cacher ­qu’une telle interpréta-
tion ne résout en réalité rien du tout, la question des limites de la cité
­n’étant posée que de manière négative, ­puisqu’il s­ ’agit de les défendre,
­c’est-à-dire, finalement, de leur accorder une effectivité d ­ ’autant plus
grande ­qu’elles se verraient justement menacées : or la limite ­contient
toujours des habitants et, plutôt que la protéger, agrandir la cité par
la guerre serait plus judicieux, si toutefois on veut sauvegarder l­’idée
de son accroissement c­ omme ­condition ­d’existence durable. On devrait
pourtant en rester là, si une remarque ­n’ouvrait la possibilité ­d’une autre
explication. Par un pieux souci d­ ’honorer les dieux, Antipater relie les
exigences de préservation de la patrie à ­l’exigence de préservation du
genre humain tout entier :
et notamment ce qui ­concerne la sauvegarde de la patrie et son accroissement
(τὴν τῆς πατρίδος σωτηρίαν καὶ αὔξησιν) et plus encore, le ­culte des dieux (καὶ
ἔτι μᾶλλον εἰς τὴν τῶν θεῶν τιμήν). Si en effet le genre humain disparaît, qui

1 On ­connaît les problèmes de recrutement et de renouvellement de l­’armée romaine au


temps de la République. Cf. Claude Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine,
chap. iv, Arma et toga ; ­l’aspect démographique, p. 150-155. Tel Gallimard, 1976.
356 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

sacrifiera aux dieux ? Quelques loups ou une race de lions tueurs de taureaux
(λύκοι τινὲς ἢ ταυροκτόνων γένος λεόντων)1 ?

Cette remarque n­ ’a rien d­ ’anodin : il y a certes le souci de la démo-


graphie de la cité, mais le fait même que la question des limites ne soit
pas posée se trouve justifié par la référence au genre humain et sa relation
au divin. Ce ­n’est pas seulement la cité ­comme patrie de naissance, celle
où ­l’on remplace les ancêtres dans le cours normal de la vie, qui est en
jeu dans la question du mariage et de la polupaidia : il en va du genre
humain tout entier et ­d’une autre cité, celle qui ­comprend les hommes et
les dieux, dieux et sages étant citoyens du monde. Cette question touche,
on le voit, à la fois la « petite cité » et la cité universelle, la vraie et la seule
digne de ce nom. À la croisée de ces deux questions, on ­comprend ainsi
que le problème des limites ne saurait se poser dans les mêmes termes q­ ue
pour Aristote et Platon. Il s­ ’agit d­ ’accroître le nombre de citoyens autant
dans la cité que dans la cité universelle, qui ne c­ onnaît pas de limite.
Un autre indice oriente vers cette hypothèse. Le fragment 62
­d’Antipater, qui précède dans les SVF III celui que nous lisons, recherche,
on ­l’a vu, les critères du choix de la bonne épouse, de la bonne mnesteia.
Or, de ce point de vue, Antipater adopte pour seul critère la qualité
morale de ­l’épouse et non pas la fortune ou ­d’autres critères. Dans notre
fragment, le jeune homme εὐγενής participe à la noblesse de la vertu : il
­s’agit en somme d­ ’accroître le nombre de vertueux dans la cité, manière
de prendre soin de sa cité, tout en augmentant le nombre des citoyens
de la Cité universelle, ­communauté des hommes et des dieux régis par
la loi naturelle, cela en augmentant les liens vertueux. ­C’est en ce sens
­qu’Antipater écrit : « Une fois q­ u’il a c­ ompris ces choses, et dans la pensée
­qu’il est devenu par nature sociable (ὠς φύσει πολιτικὸν γενόμενον), le
jeune homme bien né doit augmenter la patrie (συναύξειν τὴν πατρίδα
δεῖ)2 » : c­ ’est ­lorsqu’il a pris femme que le jeune homme ­s’expérimente
πολιτικὸς φύσει, ­c’est par le mariage q ­ u’il découvre sa vocation politique
et c­ ’est dans le mariage q­ u’il peut sauver la cité3, précisément en étant
membre, par sa vertu, de la Cité universelle.

1 Antipater, SVF III, 63Ant.


2 Antipater, ibid.
3 Ibid. : « et en effet, ce n­ ’est pas autrement q­ u’on peut sauver les cités (καὶ γὰρ οὐκ ἄλλως
δύναιντο αἱ πόλεις σῴζεσθαι). »
Signification politique du mariage 357

­C’est, mutatis mutandis, par un argument semblable que Musonius


montre l­ ’importance que revêt pour le genre humain le fait d­ ’avoir des
enfants : ainsi, celui qui expose ses enfants se rend injuste envers sa
famille et ­commet une faute c­ ontre le dieu de la famille (ὁ ὁμόγνιος ζεύς1),
­comme il pèche ­contre le dieu protecteur des amis (Ζεὺς φιλίος) et c­ ontre
le dieu protecteur des étrangers (Ζεὺς ξένιος). On c­ omprend ainsi tout le
sens de la pensée musonienne : c­ ’est le genos humain, la famille humaine
dont Zeus est le père, qui est en jeu. Qui est pieux, qui cherche à imiter
le dieu se refusera à l­’injustice et gardera tous ses enfants, c­ omme le
dieu lui-même assure la protection de tout homme et ­comme, du reste,
la Providence veille sur chacun. La doctrine musonienne du mariage et
de la polupaidia vise donc autant le renouvellement des générations que
­l’avenir moral de l­’humanité. Se marier selon la plus haute définition
du mariage revient à permettre à la cité d­ ’avoir des enfants eux-mêmes
vertueux. C ­ ’est pourquoi il incombe prioritairement au philosophe de
se marier, par souci ­d’accroître sa cité, dans une optique que Musonius
hérite peut-être, en tous cas partage, avec Antipater :
Ou bien [pourrait-on dire] de ­l’homme qui ne prend pas soin de sa cité ­qu’il
n­ ’est pas plus mauvais et plus injuste que ­l’homme qui en prend soin (τοῦ
μὲν κηδομένου τῆς ἑαυτοῦ πόλεως ὁ μὴ κηδόμενος) ? De même pour celui qui
ne regarde que son propre intérêt par rapport à celui qui a pour but ­l’intérêt
­commun (τὸ κοινὸν σκοποῦντος ὁ τὸ αὐτοῦ μόνον ὁρῶν) ? Ou bien q­ u’est ami
de sa cité, philanthrope et sociable (φιλόπολις καὶ φιλάνθρωπος καὶ κοινωνικὸς)
celui qui choisit une vie solitaire, plus encore que celui qui administre une
famille, qui fait des enfants et accroît sa cité, choses qui appartiennent à
­l’homme marié ? ­C’est pourquoi donc il ­convient au philosophe de se soucier
de se marier et de faire des enfants : ­c’est évident2.

Comment étendre la kêdemonia à la cité entière, si le philosophe ne


se marie pas et n­ ’a pas d­ ’enfants ? Se marier et avoir des enfants, revient
à se montrer juste, parce que ­l’intérêt personnel est strictement égal à
­l’intérêt de la cité. ­C’est là ce ­qu’il faut à présent tenter de ­comprendre.
De fait, Musonius, interdit tout abandon des enfants3 et cela parce
que les législateurs ont estimé, dit-il, avec raison que « le fait ­d’avoir des

1 Musonius, XV a, p. 78, 7.
2 Musonius, XIV, p. 76, 3-11.
3 Musonius, XV b. « ­S’il faut élever tous les enfants qui sont nés ».
358 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

enfants et beaucoup, est avantageux (τὸ δὲ ἔχειν παῖδας καὶ… πὅλλοὺς


ἔχειν έἶναι λυσιτελές)1.
­C’est avantageux pour la cité (quelque soit le sens donné au mot :
petite cité ou cité universelle) autant que pour les parents. ­C’est que
les enfants accroissent la puissance de leur père, dit Musonius, dans un
passage éminemment problématique à au moins deux égards :
et que ce soit une chose belle et profitable que d­ ’éduquer beaucoup d­ ’enfants
(ὅτι καλὸν καὶ λυσιτελές παίδων ἀνατροφὴ πολλῶν), on le verrait en prenant en
­compte le fait ­qu’est honoré dans la cité (ἔντιμος ἐν πόλει) ­l’homme qui a de
nombreux enfants, que ses voisins lui vouent du respect, ­d’autre part, ­qu’il
est plus puissant que tous ses semblables (δύναται πλέον πάντων τῶν ὁμοίων),
si du moins ils n­ ’ont pas d­ ’enfant. De la même façon en effet, je pense, que
celui qui a beaucoup ­d’amis est plus puissant (δυνατώτερος) que celui qui en
a peu, de même celui qui a beaucoup d­ ’enfants l­ ’est beaucoup plus que celui
qui n­ ’en a pas, ou qui en a peu et cela d­ ’autant plus ­qu’un fils touche de plus
près q­ u’un ami (ὅσῳ περ ἐγγύτερον υἱὸς ἑκάστῳ ἢ φίλος)2.

De quelle puissance le père jouit-il l­orsqu’il a des enfants ? Celle-ci


s­’étend sur trois domaines : (i) la position dans la cité ; (ii) les relations
familiales ; (iii) la relation au dieu. Comme souvent chez Musonius,
il faut lire le passage à travers une double grille : est engagée en effet
une première signification fondée sur le sens c­ ommun q ­ u’elle tâche
de réformer. Une seconde signification permet alors de c­ omprendre le
propos de Musonius, précisément parce que la première signification
reste inopérante. ­L’analogie (soulignée par le οἶμαι de Musonius) entre la
poluphilia et la polupaidia offre le canevas de cette double lecture. ­D’une
part, celui qui a beaucoup d­ ’amis détient plus de puissance que celui
qui en a peu. Vient immédiatement à ­l’esprit ­d’un Romain la notion de
clientèle, c­ omparable pour nous à celle de réseau d­ ’influence. Hypothèse
­qu’il faut étudier très sérieusement, puisque Musonius, dans ce même
traité, fait référence aux législateurs qui ont accordé des récompenses
aux couples qui ont de nombreux enfants :
Les législateurs, à qui est revenue la charge de rechercher et d­ ’examiner ce
qui est un bien pour la cité et ce qui est un mal et ce qui est utile et ce qui
est nuisible au bien ­commun, n ­ ’ont-ils pas tous ­considéré ­qu’est plus utile

1 Musonius, XV a, p. 77, 10-12.


2 Musonius, XV a, p. 78, 14 – 79, 1.
Signification politique du mariage 359

pour les cités que les familles des citoyens s­’accroissent, tandis q­ u’est plus
nuisible ­qu’elles diminuent (πάντες συμφορώτατον μὲν ταῖς πόλεσιν ἐνόμισαν
τὸ πληθύνεσθαι τοὺς τῶν πολιτῶν οἴκους, βλαβερώτατον δέ τὸ μειοῦσθαι) ?
­N’ont-ils pas vu ­comme un désavantage le fait ­qu’un citoyen ­n’ait pas ­d’enfants
ou en ait peu, tandis q­ u’avoir des enfants et, par Zeus, en avoir beaucoup est
avantageux ? ­C’est pourquoi il ont refusé aux femmes ­l’avortement et ont
infligé une amende à celles qui ­n’obéissent pas, pour cela encore, ils leur ont
interdit d­ ’opter pour la stérilité et d­ ’empêcher la grossesse ; pour cela encore
ils ont établi des privilèges pour les hommes et pour les femmes qui ont de
nombreux enfants et ont exposé le fait de ­n’avoir ­d’enfant à des amendes.
Comment donc ­n’agirions-nous pas de manière injuste et illégale (ἄδικα καὶ
παράνομα) en agissant ­contre la volonté des législateurs, hommes divins et
aimés des dieux, dont on pense q­ u’il est honnête et utile de leur obéir (θείων
καὶ δεοφιλῶν ἀνδρῶν, οἷς ἕπεσθαι νομίζεται καλὸν καὶ συμφέρον)1 ?

Il serait difficile de ne pas reconnaître là les dispositions des lois


d­ ’Auguste, dont on se souvient q­ u’elles infligeaient de lourdes sanctions
(la moitié de l­’héritage) aux couples sans enfants (orbitas) et q ­ u’elles
accordaient en revanche de grands avantages et notamment l­’accès à
des charges administratives et politiques, aux citoyens qui avaient trois
enfants et plus (quatre pour les affranchis)2. Pour Auguste ­comme pour
Musonius, le mariage devait être fertile. Suétone en donne un témoi-
gnage vibrant, dans le geste de l­ ’empereur face à la ferme opposition des
chevaliers à ses lois : il offre alors l­ ’image idéale de la famille romaine,
prenant ses petits enfants dans ses bras, aux cotés de son petit-fils3. Il ne
serait donc pas étonnant que notre passage, fort important par ailleurs,
­constitue aussi un éloge du législateur Auguste. On peut ainsi penser
que le philosophe fait référence aux avantages prévus par les lois sur le
mariage, ce qui expliquerait la puissance du père, δύναμις pouvant être
lu dans le sens ­d’influence.
Or, il ne s­’agit évidemment pas que de cela – ce type d­ ’argument
qui utilise finalement la menace et la rétribution ne vaut que pour les
insensés. Le profit que l­’on tire des enfants, on le voit très vite, n­ ’a pas
grand chose à voir avec ce ­qu’on peut tirer des relations de clientèle, ou
­d’une charge dans la cité. Si le père a plus de puissance que l­ ’on peut en

1 Musonius, XV a, p. 77, 4 – 78, 8.


2 E. Maldonado de Lizalde, « Lex Iulia de Maritandibus Ordinibus, Leyes de familia del
Emperador César Augusto », art. cit., p. 548 « Promoción de la fecundidad ».
3 Suétone, Aug., 34, 3.
360 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

avoir avec les amis, c­ ’est ­qu’il ­s’agit d­ ’une puissance autre que le pouvoir
que l­’on peut avoir grâce au cercle ­d’amis. Les honneurs que reçoit un
père entouré de ses enfants par les voisins ­n’ont rien de la crainte ou de
­l’envie. On le c­ omprend à la lecture de deux autres passages. Le premier
se trouve dans le traité suivant, qui montre que si le fils doit obéir en
toute chose à son père, il doit alors se ­conformer à la vertu, quitte alors
à ne pas suivre en tout les ordres de son père. La véritable obéissance,
dit alors Musonius, c­ onsiste dans ­l’obéissance à la loi naturelle du dieu
et aucun père, aussi mauvais soit-il, ne peut vouloir autre chose que
cette loi pour son fils. Aussi le fils bien élevé, élevé dans la philosophie,
se révèle-t-il pour le père source de fierté et d­ ’honneur :
celui qui philosophe (φιλοσοφῶν) sera en effet, c­ ’est sûr, tout plein
­d’empressement pour entourer son père de toutes sortes de soins prévenants
(θεραπεύειν τὸν πατέρα θεραπείαν ἅπασαν), il sera parfaitement décent et
très doux, dans la relation, il sera le moins querelleur et le moins égoïste, ni
emporté, ni turbulent, ni coléreux ; avec cela, il sera maître de sa langue, de
son ventre, des plaisirs sexuels, endurant face aux dangers ­comme face aux
peines ; et encore c­ onscient de ce qui est bien et négligeant ce qui paraît tel.
De cela résulte ­qu’il laissera volontiers à son père tous les plaisirs (τῶν ἡδέων
ὑφήσεται τῷ πατρὶ πάντων ἑκών), prenant sur lui les choses pénibles. Qui ne
prierait les dieux ­d’avoir un tel fils ? Qui ­l’ayant ne ­l’aimerait pas, lui grâce
à qui il serait heureux et digne ­d’être imité par tous les gens de bon sens
(ζηλωτὸν εἶναι καὶ μακαριστὸν πατέρα παρὰ τοῖς εῦ φρονοῦσι πᾶσιν)1.

Ce ­n’est pas seulement dans le fait ­d’avoir un fils qui supporte pour
soi toutes les peines que réside la puissance du père (mais cela peut valoir
­comme argument pour qui n­ ’est pas encore philosophe !), mais dans le
fait d­ ’avoir un fils vertueux, qui entoure le père de sollicitude et offre
au père une relation de la qualité de la vertu. La puissance du père, ­c’est
la vertu du fils : ­l’argument doit être utilisé a fortiori ­lorsqu’il y a beau-
coup d­ ’enfants élevés dans la vertu. ­C’est en ce sens que la polupaidia est
λυσιτελής : elle dégage un profit2, celui de partager des liens d ­ ’affection
et de tendresse que même un père qui refuse à son fils de faire de la
philosophie, devant son fils philosophe, partage. La puissance du père
est alors ­d’être aimé et ­d’aimer en retour. Même mal, à ­l’image de ce
père qui vendit les charmes de son fils ; mais, précise alors Musonius,
1 Musonius, XVI, p. 86, 2-15.
2 D.L. VII, 99.
Signification politique du mariage 361

« ­c’est que, je suppose, tous les parents ont de la bienveillance pour leurs
enfants (πάντες οἱ γονεῖς εὐνοοῦσι δήπου τοῖς ἑαυτῶν παισίν), ayant de
la bienveillance, ils veulent ­qu’ils fassent les choses ­qu’il faut et qui
­conviennent (βουλόνται ἅ χρὴ καὶ συμφέρει πράττεσθαι ὑπ´αὐτῶν)1 ».
Tout parent est ainsi par nature bienveillant : vouloir le mal reflète
une sorte de perversion de ­l’amour ­qu’a mis la nature en chacun des
parents pour leurs enfants. Ainsi pris dans des liens ­d’affection et de
tendresse, suffisamment souples et de bonne qualité pour permettre
à ­l’autre ­d’être ce ­qu’il est et le laisser libre (­c’est une autre lecture
possible du texte : le fils a une telle relation avec son père ­qu’il le res-
pecte même dans son désir de ne pas philosopher et ­d’être déchargé
des travaux et peines ­qu’il pourrait endurer ; ­c’est en tout cas ce que
doit faire le bon père : accepter que le fils fasse ce qui lui c­ onvient), le
père est digne ­d’être imité2. Nous avons vu en première partie toute
­l’importance de la notion de ζἠλωσις, émulation, imitation. Il semble
­qu’elle soit la clef du passage qui suit le texte du Traité XVa que nous
avons cité précédemment : il s­ ’agit de l­ ’explication de la renommée des
parents dans la cité, explication qui, plus q­ u’elle ­n’explique, opère une
sorte de déplacement de l­ ’analogie que Musonius avait alors proposée :
­comme celui qui a beaucoup d­ ’amis est puissant, celui qui a beaucoup
­d’enfants est plus puissant encore (analogie qui ­n’apporte rien, sinon la
reconnaissance q­ u’il n­ ’y a précisément pas de c­ ommunauté de rapport).
Il ­s’agit alors de proposer une sorte de mise en scène, où les parents
sont en position de quasi-divinités que les enfants honorent. Spectacle
étonnant, ­comme ­l’est chez Musonius un tel passage :
il vaut la peine de méditer sur la qualité du spectacle (ποῖόν τι καὶ θέαμα)
­qu’offrent un homme ou une femme qui ont beaucoup ­d’enfants (ἀνὴρ πολύπαις
ἢ γυνὴ) vus avec tous leurs enfants réunis (σὺν ἀθρόοις). On ne pourrait assister
à une procession en ­l’honneur des dieux aussi belle, à une danse chorale en
­l’honneur des dieux, bien réglée et aussi digne ­d’être vue ­qu’un chœur de nom-
breux enfants devançant dans la cité leur père ou leur mère et c­ onduisant leurs
parents par la main, ou les entourant de sollicitude (περιεπόντων κηδεμονικῶς)
­d’une autre manière. Peut-on voir plus beau spectacle ? Y-a-t-il parents plus
dignes ­d’être imités (ζηλωτότερον), surtout s­ ’ils sont équitables (ἐπιεικεῖς)3.

1 Musonius, XVI, p. 84, 8-11.


2 Cf. G. Reydams-Schils, The Roman Stoics, op. cit., p. 133 not.
3 Musonius, XV a, p. 79, 1-10.
362 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Le philosophe se fait lyrique dans ­l’évocation ­d’un chœur ­d’enfants


c­ onduisant en procession des parents presque divinisés. Le passage
réunit pourtant les trois domaines où ­s’étend la puissance que donne
la polupaidia au père. Avoir de nombreux enfants revient d­ ’abord, dans
la mesure où les hommes sont les enfants du dieu, à imiter le dieu en
étant soi-même fertile. Même un spectacle en ­l’honneur des divinités
­n’aurait pas cette beauté : la vraie piété ne se trouve pas dans la religion
populaire, mais dans la c­ onduite philosophique et singulièrement celle
de se marier et ­d’avoir des enfants. Ce ­qu’on pourrait retrouver du reste
chez Chrysippe lui-même, d­ ’après un témoignage – peu bienveillant –
de Sénèque ; le sage se mariera par piété envers Zeus :
­ ’est avec un argument ridicule (ridicule) que Chrysippe prescrit au sage de
C
se marier (ducendam uxorem sapienti) de peur d ­ ’outrager Jupiter Gamélius
et Généthlius. Car avec ce raisonnement chez les Latins le mariage ne sera
pas nécessaire ­puisqu’ils ­n’ont pas de Jupiter nuptial. Mais si, ­comme il le
pense, les noms des dieux portent préjudice à la vie des hommes, alors celui
qui sera resté volontiers assis offensera Jupiter Debout (offendet ergo Statorem
Iouem, qui libenter sederit)1.

Musonius répondrait à Sénèque :


Des dieux veillent sur lui [le mariage], qui sont de grands dieux selon
­l’estimation des hommes. Tout ­d’abord Hèra et ­c’est pourquoi nous la disons
« qui préside aux unions ». Ensuite, éros, ensuite Aphrodite. Tous ces dieux en
effet, nous pensons q­ u’ils ont réalisé cet ouvrage, d­ ’unir ensemble l­ ’homme et
la femme pour la procréation des enfants (πάντας γὰρ τούτους ὑπολαμβάνομεν
ἔργον πεποιῆσθαι τοῦτο, συνάγειν ἀλλήλοις πρὸς παιδοποιίαν ἄνδρα καὶ γυναῖκα)2.

­C’est, ­d’une part, être pieux et imiter le dieu que se marier et avoir
des enfants. En citant Hèra, Eros et Aphrodite ensemble à propos du
1 Sénèque, ap. Jérôme, Adv. Iou. I, 48 (= Sénèque, Fragments, 46 Haase, F24 Vottero, p. 136,
trad. P. Samier).
2 Musonius, XIV, p. 75, 7-12 (trad. Festugière). D. Vottero Lucio Anneo Seneca, i frammenti,
Pàtron editore, 1998, p. 243, cite en outre, à propos du fragment de Sénèque, le traité XVa
de Musonius, p. 78, 6-13, et c­ ommente : « Il ragionamento di Crisippo, per quanto singolare, ebbe
­comunque una certa fortuna, essendo stat recepito proprio ­nell’età di Seneca dallo stoico Gaio Musonio
Rufo. » C. Torre note cette même fortune de ­l’argument de Chrysippe, et ­commente le passage
ainsi : « Questo legame forte e quasi filiale tra l­’uomo e Dio fa sì che non solo la partecipazione alla
vita pubblica, ma anche il γάμος e la vita familiare vengano ­concepiti da Crisippo ­come espressione di
pietas nei ­confronti della divinità stessa, intendo ­con questa il Λόγος cosmico, il quale però, ­nell’ambito
­dell’allegorismo tipico della scuola stoica, può essere anche ­chiamato c­on il nome di Ζεὺς γενεθλιος. »
Signification politique du mariage 363

mariage, Musonius, pour la première fois sans doute dans ­l’histoire des
réflexions philosophiques sur le mariage1, unit mariage/gamos (Hera),
amour/Eros et Aphrodisia (Aphrodite) : le mariage est le lieu légitime
(le seul) des plaisirs sexuels dans ­l’amour de l­’épouse. C ­ ’est, d
­ ’autre
part, avoir une place de tout premier ordre dans la cité, cela parce q­ u’on
prend soin de sa cité. On ne peut séparer cette dernière observation de
ce que nous avons appelé la puissance des liens familiaux : Musonius
exprime physiquement cette tendresse mêlée de respect ­lorsqu’il montre
les enfants prenant la main des parents et les c­ onduisant vers la cité.
Mais, plus profondément sans doute, ce passage exprime une autre
façon d ­ ’aborder l­’articulation entre famille et cité, entre l­’intérieur
et ­l’extérieur, q ­ u’on pourrait exprimer de la manière suivante : avoir
beaucoup ­d’enfants prépare les parents aux liens politiques. Les stoïciens
expriment l­ ’extension des liens d­ ’amitié et de la justice par une série de
cercles ­concentriques dont le centre est ­l’âme de ­l’individu, le premier
cercle son corps, le troisième la famille, le quatrième les proches etc.
­jusqu’à la totalité des hommes. Musonius adopte visiblement ce même
schéma que Hiérocles a rendu célèbre et tente de penser la transition
­d’un cercle à un autre sur le mode de la saturation du cercle précédent,
saturation qui permet cette transition. Par l­’expression « saturation
­d’un cercle » je propose ­d’entendre la parfaite harmonie des liens entre
le centre et la périphérie du cercle en question. Ainsi, peut-on voir que
Musonius prend un soin tout à fait particulier à envisager trois cas : le
cercle des enfants autour du père, autour de la mère (ce ­qu’il exprime
par la disjonctive avec ἤ), puis les deux parents ensemble entourés des
enfants. Les enfants autour des parents forment un tout unifié ; ce ­n’est
pas en vain en effet q­ u’est utilisé ἀθρόος : les enfants sont vus c­ omme
formant un ensemble unifié, non pas une troupe ­d’éléments disjoints.
Ils sont unis les uns aux autres c­ omme le sont les frères, mais unis aussi
à chacun des deux parents et au couple que ces derniers forment. Ces
­conditions permettent que ­l’on fasse effort (­c’est le terme que Hiéroclès
utilise) pour que la relation avec les éléments des cercles plus extérieurs ait
la même qualité que les liens du sang. Encore faut-il, montre Musonius,
que ceux-ci soient d­ ’une force suffisante.
1 Cf. V. Laurand, « Le mariage : plaisir de la censure ? » in L. Boulègue, C. Lévy (éd.), Hédonismes
– Penser et dire le plaisir dans l­ ’Antiquité et à la Renaissance, Lille : Presses universitaires du
Septentrion, coll. Cahiers de philologie, 2007, p. 103-118.
364 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Dès lors, que ce spectacle soit ­comparable à un spectacle en ­l’honneur


des dieux ne doit pas étonner outre mesure. Deux modèles sont c­ onvoqués,
qui tendent tous les deux à la même fin1 : ­l’extension des liens (avec
Musonius, de la κηδεμονία) par absorption des cercles extérieurs dans
les cercles plus intérieurs, mais aussi le modèle de ­l’ὁμοίωσις τῷ θεῷ,
­l’imitation du dieu. La saturation de chaque cercle est une manière de
­s’identifier toujours un peu plus au dieu.
Si nous revenons maintenant à la polupaidia, on ­comprend que ­l’objection
économique d­ ’Aristote méconnaît la signification profonde de ce q­ u’est
le bien et la nature de la puissance acquise par le père, q­ u’il transmet
aux enfants. On peut lire une sorte de réponse à cette objection dans un
texte attribué à Musonius (à vrai dire et même s­ ’il va tout à fait dans le
sens de la doctrine de notre philosophe, le texte a trop de la métaphore
évangélique bien ­connue pour que cette attribution ne fasse aucun doute) :
Par Zeus, répondit-il, mais si je suis indigent et dépourvu de ressources – ­j’ai
eu beaucoup d­ ’enfants – par quel moyen vais-je tous les nourrir ?
– Par quel moyen, alors, ces petits oiseaux, beaucoup plus dépourvus que toi,
les hirondelles, les rossignols, les alouettes et les merles, nourrissent-ils leurs
couvées ? ­D’eux, Homère dit ceci : « Tel un oiseau à ses petits sans ailes offre
pour becquée ce q­ u’il peut trouver, ce q­ u’il trouve à grand peine2. » De deux
choses ­l’une, ou ces animaux surpassent ­l’homme en intelligence, mais tu
ne le dirais pas. Mais alors ? En force et en vigueur ? Cela encore moins. Eh
quoi ? Mettent-ils en réserve et c­ onservent-ils la nourriture3 ?

1 Cf. C. Lévy, « Philon ­d’Alexandrie et l­ ’épicurisme », Epikureismus in des späten Republik und der
Kaiserzeit, Akten der 2. Tagung der Karl-und-Gertrud-Abel-Stiftung vom 30. September – 3. Oktober
1998 in Würzburg. (éd. M. Erler, R. Bees), Franz Steiner Verlag Stuttgart, 2000, p. 122-
136 ; Voir notamment p. 133 : « Cicéron ­s’était moqué de son ami épicurien Atticus en
lui faisant remarquer lors de la naissance de sa fille, que la doctrine à laquelle il adhérait
ne lui permettait pas d­ ’assumer ­l’oikeiôsis sociale qui met la relation enfants-parents au
centre des cercles c­ oncentriques de la sociabilité humaine. Philon se réfère à cette même
doctrine, d­ ’origine stoïcienne, mais il le fait à sa manière, à la fois moins et plus systéma-
tique. Moins systématique, parce ­qu’à aucun moment il ­n’évoque un mouvement dont
toute relation humaine serait issu et que, de surcroît, il brouille quelque peu ­l’agencement
des cercles ­concentriques en multipliant les énumérations de détail ; plus systématique, car
il ajoute aux trois cercles traditionnels (famille, patrie, humanité) le cercle de la relation
à Dieu, qualifié de “gouverneur de toutes choses”. Dans ­l’immanentisme stoïcien, Dieu
étant partout, c­ ’est la structure de sa présence dans ­l’humanité qui se trouve exprimée
dans la théorie de l­’oikeiôsis sociale. Chez Philon, ­c’est au c­ ontraire la transcendance de
Dieu, extérieur à ­l’humanité et ­l’incluant, que décrit le texte du Quod deus. »
2 Iliade, IX, 323-324 (trad. P. Mazon, citée par A. Jagu p. 73).
3 Musonius, XV – le texte est cité par C. Lutz, p. 100, 17-28 : il ­constitue le texte ­d’un
papyrus The Rendel Harris Papyri, que ne cite pas Hense. Voici le texte : νὴ Δία, φησίν,
Signification politique du mariage 365

­L’excuse du coût de ­l’éducation ne tient pas à qui sait faire effort


pour devenir père. En revanche, le bien ­qu’apportent les enfants, ce qui
les rend profitables par rapport à la peine déployée pour les élever, reste
la qualité des liens ­qu’ils entretiennent avec les parents et entre eux :
Quel bien pourrait-on ­comparer à la bienveillance ­d’un frère pour qui ­concerne
la sécurité ? Quel ­compagnon mieux disposé pourrait-on avoir ­qu’un frère
modéré ? De qui la présence dans les malheurs pourrait-on souhaiter que
celle d­ ’un tel frère ? Quant à moi, je pense ­qu’est le plus digne ­d’être imité
(ἀξιοηλότατον) celui qui vit au milieu de beaucoup de frères qui ont les mêmes
sentiments (τὸν ἐπὶ πλήθει ἀδελφῶν ὁμονοούντων βιοῦντα) et je c­ onsidère q­ u’est

ἀλλ´ἂν πὲν<η>ς ὦ καὶ χρημάτων ἀπορῶ, <κε>κτῆται δὲ μοι πολλὰ τέ<κνα>, πόθεν ἂν
αὐτὰ θρέψαιμα<ι πάν>τα; πόθεν δὲ τὰ μικρὰ τα<ῦτα ὀρ>νίθια, πολὺ σοῦ ἀπορώτερα,
<αἱ> χελιδόνες καὶ ἀηδόνες <καὶ> κορυδοὶ καὶ κόσσυφοι τρέ<φου>σι τοὺς νεοττοὺς τοὺς
ἑαυ<τῶν>; περὶ ὧν καὶ Ὀμηρος λέγ<ει οὕ>τως·ὡς δ´ὄρνις ἀπτῆσι <νεοσ>σοῖσιν προφέρη-
ται/μά<στακ´> ἐπεί κε λάβῃσι, κακῶς <δ´ἄρα> οἱ πέλει αὐτῇ./πότερον <συν>έσει τὰ ζῷα
ταῦτα τοῦ ἀν<θρώ>που προτέρ<ε>ῖ ; ἀλλ´ οὐκ ἀν <εἴποις>. Τί δὲ ; ῥώμῃ καὶ ἰσκύι ; ἀ<λλὰ
πολὺ> ἔτι/τοῦτο ἧττον. Τὶ δ´; ἀποτί<θε>ται καὶ φυλάσσει τροφήν;  La dernière phrase est
assez énigmatique et il y a deux manières de la ­comprendre. ­D’une part, on peut lire les
trois dernières remarques ­comme évoquant les infériorités des oiseaux sur ­l’homme : (1)
ils sont moins intelligents ; (2) ils sont moins forts et moins robustes ; (3) ils ne mettent
pas en réserve et ne ­conservent pas, ­comme lui, la nourriture. Le dernier point serait alors
indiqué ­comme une supériorité de ­l’homme (il ­conserve la nourriture, ­contrairement à
eux), ce qui serait assez cohérent avec, par exemple, ce que dit Cicéron dans Off., I, 12 :
« velit [sc. natura] ob easque causas studeat[sc. homo] parare ea, quae suppeditent ad ­cultum et ad
victum, nec sibi soli, sed ­coniugi, liberis, ceterisque quos caros habeat tuerique debeat… » – mais
parare ne signifie pas forcément mettre en réserve. Le propos serait cependant alors assez
­confus, car on se demande, dans le ­contexte, pourquoi placer en réserve la nourriture,
alors ­qu’il ­convient justement de se ­contenter de ce que ­l’on trouve. Il vaut mieux,
semble-t-il, lire le texte en ­comprenant les deux premiers points (­comme ­l’indique le
πότερον) ­comme une supériorité de ­l’homme sur les oiseaux, ce qui implique, (3), ­qu’il
doit alors pouvoir suivre leur exemple, en ne mettant pas en réserve de la nourriture, sous
peine de ne pas être à la hauteur de cette supériorité. On retrouverait ce soupçon sur le
fait de mettre en réserve chez Épictète, Diss. II, 9 : Épictète montre q­ u’il ne sert à rien
­d’apprendre des choses sans les mettre en pratique, il propose alors ce parallèle : « Autre
chose est en effet de mettre en réserve dans un cellier des pains et du vin, autre chose est
de manger. Ce qui est mangé est digéré, distribué à travers le corps ; ­c’est devenu nerfs,
chair, sang, teint florissant, saine respiration. Ce qui est en réserve, tu peux facilement
le prendre et le montrer quand tu veux, mais tu ­n’en tires aucun profit, sauf celui ­d’avoir
la réputation de le posséder » (trad. J. Souilhé). Il reste que cette interprétation ­n’est pas
tout à fait satisfaisante : Musonius, à la fin du traité XIX, ­lorsqu’il parle de ­l’habitation
des hommes qui doit rassembler ce qui est strictement nécessaire à sa vie et rien de plus
(Musonius montre alors que les grottes naturelles sont parfaitement c­ onformes à ces
buts) précise, dans un texte du reste assez c­ onfus lui aussi, que la maison doit c­ ompter
un endroit où déposer la nourriture que ­l’homme met en réserve (nous y reviendrons en
troisième partie).
366 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

le plus aimé de dieux l­’homme qui tire ces biens de chez lui (οἴκοθεν). ­J’en
­conclus que chacun de nous s­’efforce de laisser en héritage à ses enfants des
frères plutôt que des richesses : ainsi le laissera-t-il de plus grandes ressources
de biens (ἀφορμὰς αγαθῶν)1.

Ἀφορμὰς αγαθῶν : le vrai bien ne se trouve pas dans les χρημάτα,


mais dans la vertu. Comme ­l’ami est un bien extérieur, chaque frère
modéré deviendra un bien pour un enfant et si le philosophe ne vit pas
seulement pour le présent, mais aussi pour ­l’avenir2, ­l’héritage de la
vertu est le bien le plus important à transmettre.
ÉLARGISSEMENT : LA FONCTION POLITIQUE DU MARIAGE
DANS LA TRADITION STOÏCIENNE

Deux fragments de Stobée, dans les SVF (SVF III, 611, 686), insistent
sur la c­ onséquence forte q­ u’il existe, depuis sans doute Chrysippe, entre
le mariage du sage et son activité politique. Ces quelques lignes, extraites
de ces fragments, ­confirment nos perspectives sur la fonction politique du
mariage chez Musonius et vont nous fournir les cadres problématiques
de notre réflexion sur la notion ­d’οἰκείωσις sociale :
(a) Prendre part à la vie politique c­ onformément à la raison principale que
se marier aussi bien ­qu’avoir des enfants (γαμήσειν καὶ παιδοποιήσεσθαι), ces
choses découlent (ἀκουλουθεῖν) de la nature de l­ ’animal rationnel, sociable et
tissant des liens ­d’amitié (τοῦ λογικοῦ ζῴου καὶ κοινωνικοῦ καὶ φιλαλλήλου)3.
(b) Ils disent que le juste est par nature et non par c­ onvention (τὸ τε δίκαιόν
φασι φύσει εἶναι καὶ μὴ θέσει). Il suit de cela le principe : le sage prend part
à la vie politique et de façon plus grande dans ces sociétés politiques qui
montrent quelque progrès vers des sociétés politiques achevées (τὸ πολιτεύσθαι
τὸν σοφὸν καὶ μάλιστ´ἐν ταῖς τοιαύταις πολιτείαις ταῖς ἐμφαινούσαις τινὰ προ-
κοπὴν πρὸς τὰς τελείας πολιτείαις). Ainsi, faire des lois et éduquer les hommes
et de même rédiger des choses capables d­ ’être utiles à ceux qui sollicitent des
règles écrites, c­ ’est approprié pour les sages et aussi de c­ onsentir à se marier et
à procréer, en faveur à la fois de lui-même et de la patrie (τὸ συγκαταβαίνειν
καὶ εἰς γάμον καὶ εἰς τεκνογονίαν καὶ αὑτου χάριν καὶ τῆς πατρίδος) et de subir
pour elle, si elle est modérée et la peine et la mort4.

1 Musonius, XV b, p. 81, 2-14.


2 Cicéron, Fin., III 64 : ­contre ­l’adage « après moi le déluge », Caton montre que « certe
verum est etiam iis, qui aliquando futuri sint, esse propter ipsos c­onsulendum ».
3 SVF III, 686.
4 SVF III, 611.
Signification politique du mariage 367

Le premier extrait est issu d­ ’un texte où il s­’agit ­d’exposer les trois
genres de vie à préférer et les trois genres de rétributions qui leur corres-
pondent. Le passage cité ­concerne ­l’activité politique. Faire des enfants
dans les liens du mariage découle nécessairement de la nature humaine,
selon trois rubriques : parce que ­l’homme a une raison, parce ­qu’il est
sociable et parce que cette sociabilité se traduit par une amitié naturelle
(et mutuelle) pour ceux qui lui ressemblent. La difficulté majeure ici
provient du fait que les trois qualificatifs sont mis sur le même plan,
simplement juxtaposés par la c­ onjonction καί. Ces trois facettes de la
nature de l­ ’homme sont-elles liées ? Il pourrait évidemment ne s­ ’agir ici
que de trois propriétés, qui, prises ensemble, expliquent que l­ ’homme se
marie. On pressent cependant q­ u’il ne ­s’agit pas que de cela, en tenant
­compte de deux rapports. Entre κοινωνικοῦ et φιλαλλήλου, ­d’une part, où
­l’amitié naturelle se voit spécifiée ­comme vie en société ­constituée par des
liens affectifs. Il est vrai q­ u’il n­ ’est pas nécessaire, pour vivre en société,
­d’aimer ses semblables. ­C’est pourtant ce trait précis qui, avec la raison,
­conditionne visiblement l­’intelligibilité du mariage. Celui-ci se révèle
­comme l­’approfondissement de la sociabilité en amitié mutuelle. C ­ ’est
parce que les rapports sociaux sont c­ ompris c­ omme rapports affectifs q­ u’on
se marie. Pour celui qui se marie et qui a des enfants, vivre en société,
­c’est aimer son prochain et se faire aimer de lui et il se marie parce q­ u’il
vit ainsi. Le texte indique que ­l’affectivité a pour ­conséquence la socia-
bilité et une société se déterminera dès lors c­ omme résultante des liens
mutuels ­d’amitié entre des individus. Le second rapport doit être établi
entre λογικός ­d’une part et les deux adjectifs κοινωνικός et φιλαλλήλος
­d’autre part : doué de raison, l­ ’homme est sociable φιλαλλήλως. On ne
sait cependant si c­ ’est parce ­qu’il est rationnel que l­ ’homme vit ainsi en
société, ou si ­c’est seulement une autre de ses caractéristiques. Ce qui est
clair en revanche, c­ ’est que ­c’est parce q­ u’il est doté d­ ’une telle nature
que l­ ’homme prend part à la vie politique, le mariage étant la manière
de le faire. Le πολιτεύεσθαι a pour ­condition ­d’être λογικός, κοινωνικός
et φιλαλλήλος et se décline en γαμεῖν et παιδοποιεῖσθαι.
Le second texte précise ce dernier point : le sage se mariera et aura
des enfants, pour son propre salut et celui de sa patrie. ­C’est pour lui une
manière appropriée de participer à la vie politique, de la même façon que
rédiger des lois pour ceux qui en ont besoin et q­ u’éduquer les hommes,
voire même souffrir ou mourir pour la patrie, si elle en vaut la peine,
368 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ ’est-à-dire si elle est « modérée ». Notons que cette dernière clause ne


vient nuancer que le second point : « souffrir ou mourir pour sa patrie »
et non pas le fait, acquis, de rédiger des lois, ­d’éduquer, ou de se marier
et ­d’avoir des enfants. Le texte encadre la participation à la vie politique
par deux c­ onditions, toutes deux limitatives : la cité doit être en progrès,
la cité doit être modérée. Le sage participera à la vie politique, d­ ’une
part, de manière proportionnelle au progrès ­qu’elle fait1, ­d’autre part, il
­consentira à mourir pour elle si elle est modérée. Deux interprétations
semblent possibles : ­d’une part, il existerait une règle de proportion par
laquelle les actes du sage peuvent eux-mêmes recevoir une évaluation par
des degrés qui correspondraient aux degrés ­d’achèvement de la cité. Il
y aurait là encore en toute rigueur deux manières de ­l’interpréter : soit
il éduquera plus ou moins etc. L­ ’hypothèse devient tout à fait embar-
rassante cependant pour notre réflexion sur le mariage : ­comment se
marier plus ou moins (à moins de proposer une lecture qui fasse droit
à la polygamie) ou, pire, ­comment plus ou moins avoir des enfants (à
moins q­ u’il ne s­ ’agisse d­ ’avoir plus ou moins d­ ’enfants) ? Soit ce sont les
actes qui sont relatifs : mais que vaut-il mieux entre éduquer, rédiger
des lois, se marier ? Dans cette hypothèse, le degré le plus haut serait la
modération, qui correspondrait à ­l’acte le plus grand du sage : mourir
pour une patrie modérée. Une autre manière de lire le texte (meilleure,
semble-t-il), serait de distinguer trois lignes de partage :

1. dans une cité qui ­n’est pas en progrès, le sage ne prend pas
part aux affaires publiques2, ce qui, semble-t-il, exclut ­qu’il se
marie, puisque le mariage est défini ­comme un acte politique ;
2. dans une cité en progrès, le sage prend part à la vie politique,
par les actions indiquées,
3. et, si, de plus, cette cité est modérée (mais quelle est la mesure
de cette modération ? le texte ne le dit pas), alors le sage
­consentira à souffrir et à mourir pour elle.

1 Il faut sans doute voir là une spécification de la proposition de Chrysippe : πολιτεύσεσθαι


φασὶ τὸν σοφὸν ἂν μὴ τι κωλύῃ. D.L. VII, 121 = SVF III, 697.
2 Mais ce point est hautement problématique, nous y reviendrons : Chrysippe lui-même
a semblé admettre que le sage pût participer à la vie politique dans une cité qui ne fût
pas en progrès, ou plutôt du reste, dans un cité dont le roi ­n’est ni un progressant, ni,
encore moins, un sage. Cf. Plutarque, Sto. Rep., 1043 D, et la troisième section de notre
troisième partie.
Signification politique du mariage 369

On pourrait dire ainsi que la manière normale pour le sage de par-


ticiper à la vie de la cité (puisque, sinon, il ­n’y participerait pas) est
indiquée par ces quatre devoirs : éduquer, légiférer, se marier et avoir
des enfants. Puis, en nantissement, si cette cité a les titres pour cela, le
sage pourra, le cas échéant, mourir et souffrir pour elle. Cette normalité
a deux faces : l­’une ­qu’on pourrait caractériser ­comme égocentrée – le
sage se marie (mais également éduque etc.) pour son bien propre ; et
­l’autre allocentrée – le sage se marie pour le bien de sa cité. Le bien-
fait (χάρις) que c­ onstitue le mariage ­n’est pas purement altruiste : on
peut en déduire que les motivations pour se marier ne le sont pas non
plus. Quand on est sage, on ne se marie pas simplement pour le bien
de la cité, mais aussi pour soi-même. On ­comprend que le ­convenable
­qu’est le mariage (et la procréation) n­ ’est pas seulement altruiste, mais
aussi et de la même manière, « égoïste », le sens du mot n­ ’ayant rien ici
de péjoratif. En somme, il faut être sociable et ami de ses semblables
pour se marier (ce ­qu’établit le premier texte), mais le mariage ­n’est
pas uniquement expression de cette sociabilité et cette amitié (ce que
montre le second texte).
On peut tirer enfin un dernier enseignement du second texte : la
participation à la vie politique est dérivée du juste et celui-ci est naturel.
Cette naturalité fonde la scansion de la participation à la vie politique
en autant d­ ’actes que ­l’éducation, le mariage etc. ­C’est parce que le juste
est par nature que le sage participera à la vie politique (parce ­qu’il suit
la nature dans un rapport que sa sagesse rend immédiat) et ­c’est aussi
pour cette raison que cette participation se manifeste dans les actes
décrits (parce q­ u’ils ­conviennent à la nature du sage, ils sont encore le
propre du sage). Là encore, le mariage dérive de la nature, à la fois celle
du sage, mais aussi la nature universelle. Ce point doit nous permettre
­d’éclaircir le lien recherché précédemment entre raison et ce type par-
ticulier de sociabilité ­qu’est ­l’amitié mutuelle : ce lien est la justice.
Même si le terme ­n’est pas utilisé chez Musonius, le mariage est à
la fois une c­ onséquence de l­’oikeiôsis1 et une étape très importante du
« processus » de ­l’oikeiôsis sociale. Celle-ci étant aussi tendance naturelle
à vivre en société et à se ­conformer à cette vie, ἀκολουθεῖν désigne
alors cette ­convenientia qui traduit chez Cicéron l­ ’ὁμολογία des stoïciens

1 Sur ce même texte (SVF III, 611), voir C. Torre, Il matrimonio del Sapiens, p. 20-21.
370 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

l­ orsqu’ils parlent de l­ ’oikeiôsis humaine. En d­ ’autres termes, il appartient


au mouvement même de l­ ’instinct qui approprie ­l’homme à lui-même et
par ­l’intermédiaire de ­l’amour de soi, aux autres, ­c’est-à-dire à ­l’oikeiôsis
sociale, de se marier et ­d’avoir des enfants.

­L’OIKEIÔSIS SOCIALE :
SOI-MÊME ­COMME UN AUTRE ?

DEUX INTERPRÉTATIONS C
­ ONCURRENTES ?

Nous l­’avons précédemment esquissé, ­l’oikeiôsis est également, de


manière a priori paradoxale1, le fondement des relations de justice entre
les hommes : les stoïciens font dériver de ­l’amour que chacun porte à
soi-même ­l’amour que devons porter aux autres hommes. On en trouve
un premier témoignage dans le De finibus, de Cicéron :
­ ’est pourquoi de même q­ u’il est clair que la nature nous pousse à avoir de
C
­l’aversion pour la douleur (a dolore abhorrere), de même il est évident par la
nature elle-même que nous aimons (amemus) ceux que nous avons mis au monde.
De cela résulte q ­ u’il est bien, c­ ommune aux hommes en société (­communis
hominum inter homines), naturelle, une tendance primitive (­commendatio), telle
­qu’il faut q­ u’un homme, pour cette raison même q­ u’il est homme, ne soit
pas vu ­comme un étranger par un autre homme (ut opporteat hominem ab
homine ob id ipsum, quod homo sit, non alienum videri)… Ces choses, de manière
beaucoup plus étroite, pour les hommes. C ­ ’est pourquoi par nature nous
sommes appropriés à l­ ’accouplement, à former des assemblées et des cités2.

Cicéron, après avoir montré que pour tout être naturel, il y a une
tendance primordiale qui fait que les parents aiment leurs enfants,
1 R. Radice, « Oikeiôsis », Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi,
p. 224-225 énonce le paradoxe ainsi : « ­L’oikeiôsis ­conservativa obbliga ogni essere vivente
(animale, pianta, o uomo che sia) ad incrementare il proprio essere e la propria vita, non subor-
dinandoli a nulla, né ai aprenti, né ai ­contittadini, né ai propri simili e tanto meni ai posteri,
­come invece vorrebe il principio di solidarietà. Insomma, ­l’amor omnium non potrebbe in ogni
caso derivare d­ all’amor sui, ossia non potrebbe venire d­ all’instinto di autoconservatzione : e ciò,
indubbiamente, implica una sorta di frattura n­ ell’ambito del processo d­ ell’oikeiôsis fra il livello
personale e quello sociale. »
2 Cicéron, Fin. III, 62-63.
Signification politique du mariage 371

montre ensuite que cette tendance est pour ­l’homme à la fois le fonde-
ment ­d’un humanisme « térencien » (­l’homme, parce ­qu’il est homme
et ­s’approprie cette nature humaine, ­comprend celle-ci) et le fondement
des sociétés : ­c’est à partir, donc, du niveau très humble de ­l’instinct
qui nous pousse à rechercher les choses selon notre nature et à fuir la
douleur, que ­l’on explique l­’instinct de société.
Le premier modèle de la base de la société que propose Cicéron
­consiste dans la relation symbiotique1 au sein du règne animal. Il ne
­s’agit pas là d­ ’altruisme : dans la recherche de l­ ’intérêt propre réside la
satisfaction de ­l’intérêt ­commun. ­C’est parce que le crabe peut se loger
dans la coquille et se protéger (donc être utile à lui-même) ­qu’il est en
même temps utile à la pinne : il ne fait pourtant rien de spécial pour
le coquillage. Il ­s’agit donc là ­d’une sorte ­d’explication utilitariste de
­l’oikeiôsis sociale et de la justice.
Dans le même ordre ­d’idées, Épictète, montre que ­l’intérêt personnel
est strictement identique à ­l’intérêt ­commun. À un disciple2 qui ­s’étonne
de ­n’être pas ­l’objet du soin du philosophe (ou de ­l’être ­comme le serait
une marmite), Épictète répond :
ce ­n’est pas égoïste (φίλαυτον) : car ­c’est ainsi ­qu’est né ­l’animal – il fait tout
pour lui-même (γέγονε γὰρ οὕτως τὸ ζῷον· αὑτοῦ ἕνεκα πάντα ποιεῖ)3.

Il montre que ­c’est ainsi que le dieu lui-même se ­comporte envers les
hommes : ce dieu ­qu’on loue pour sa pluie, le dieu qui est le père des
hommes et des dieux, fait tout pour lui. Mais, ce faisant, il rencontre
exactement ­l’intérêt général. ­C’est ainsi que ­l’homme, son enfant, lui
ressemble :
En général et la nature et l­ ’animal raisonnable, il [Zeus] les a équipés (κατε-
σκεύασεν) de telle sorte q ­ u’aucun ne puisse obtenir aucun bien propre sans
­contribuer à ­l’utilité du bien ­commun (μηδένος τῶν ἰδίων ἀγαθῶν δύνηται
τυψχάνειν, <ἂν> μή τι εἰς τὸ κοινὸν ὠφέλιμον προσφέρηται). Ainsi ­n’est-il
plus insociable (ἀκοινώνητον) de tout faire pour soi-même. ­Qu’on renonce
à soi-même et à ses propres intérêts ? Et ­comment encore un seul et même
principe sera-t-il ­l’οἰκείωσις pour soi-même (ἵνα τις ἀποστῇ αὑτοῦ καὶ τοῦ

1 Ibid. § 63.
2 En fait, on ne sait pas trop si Épictète a changé ou non d­ ’interlocuteur fictif. Si tel n­ ’est
pas le cas, c­ ’est au tyran ­qu’il répond.
3 Épictète, Diss. 1, 19, 20-21.
372 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

ἰδίου συμφέροντος ; καὶ πῶς ἔτι μία καὶ ἡ αὐτὴ ἀρχὴ πᾶσιν ἔσται ἡ πρὸς αὑτὰ
οἰκείωσις)1 ?

­L’oikeiôsis à soi-même apparaît ainsi ­comme le moteur secret de toutes


les relations sociales : c­ ’est par intérêt personnel2 que l­ ’homme aime les
autres, mais dans un intérêt personnel bien ­compris, qui ­n’est pas per-
verti par de faux jugements et qui découle directement de cette hormê
fondamentale q­ u’est ce que Cicéron appelle l­’amour de soi. L­ ’exemple
de Zeus explicite cette ­conclusion, ce que montre B. Inwood :
Le divin est le paradigme pour la vie terrestre ; nos relations cosmiques sont
à la fois le modèle et la cause de nos relations humaines – et ce qui est plus
important, le divin nous aide à ­comprendre que ­l’expérience humaine est un
système rationnel et cohérent3.

­L’oikeiôsis à soi-même ­comme partie du cosmos nous incline à voir


dans ­l’intérêt du cosmos, ­c’est-à-dire dans sa rationalité, notre intérêt
personnel. ­C’est bien au nom de cette similitude profonde que par-
tagent tous les hommes, parties du cosmos c­ onscientes de participer
au gouvernement universel en agissant selon la volonté de Zeus que le
lien entre les hommes est multo ­coniunctius.
Cependant et ­c’est ce que souligne B. Inwood, une telle vision ne
rend pas à elle seule c­ ompte du rapport à soi-même. C
­ ’est ainsi un autre
modèle, beaucoup plus classique, que propose Cicéron, dans le De Officiis.
Nous en avons deux témoignages.
Car il y a cela de c­ ommun entre les êtres animés, q­ u’ils ont le désir de procréer
(libidinem procreandi) : la première société ­consiste dans ­l’union ­conjugale elle-
même (ipso ­coniugio est), la plus proche de celle-ci ­consiste dans les enfants, puis
dans une seule demeure (una domus) et dans la c­ ommunauté de tous les biens
(­communia omnia). Or c­ ’est là le principe d­ ’une ville et c­ omme la source d­ ’un
État. Suivent les liens fraternels, les cousins germains et issus de germains,
qui, c­ omme une seule demeure ne peut plus les assembler, s­’en vont dans
­d’autres demeures, c­ omme on part dans des colonies. Viennent ensuite des
mariages, des parentés et par eux, les proches deviennent plus nombreux :

1 Ibid., § 10-15 – cf. également Diss. 2, 22, 15-16.


2 Voir également Sénèque, Ep. 121, 17.
3 B. Inwood, « ­L’oikeiôsis sociale chez Épictète », in Keimpe, A. Algra, Pieter W. van der
Horst, David T. Runia. E. J. Brill (dir.), Polyhistor, Studies in the History & Historigraphy
of Ancient Philosophy. 1996, p. 243-264. Cf. p. 261.
Signification politique du mariage 373

cette extension et cette postérité forment ­l’origine de la République. Le lien


du sang unit les hommes par la bienveillance et l­ ’affection mutuelle (sanguinis
autem ­coniunctio et benivolentia devincit homines [et] caritate)1.

Cicéron ne va pas j­usqu’à la cité universelle2, mais propose l­’image de


plusieurs « colonies ».
À ce ­compte rendu cicéro-panétien, il ­convient de ­comparer un texte
de Hiérocles, très classique, dans lequel ­l’auteur ­compare la dianoia au
centre de plusieurs cercles ­concentriques, dont les rayons augmentent
proportionnellement à la distance par les liens du sang (appartenance à la
même famille, élargie peu à peu), puis par les liens du sol (appartenance
au même dème, à la même tribu, à la même cité, aux cités voisines),
enfin par les liens issus de la c­ ommune appartenance à la cité du monde.
Chacun de nous est tel q ­ u’il est inscrit c­ omplètement dans beaucoup de
cercles, certains plus petits, d­ ’autres plus grands, ceux qui entourent, ceux
qui sont entourés, selon les différents et inégaux rapports des uns et des
autres relativement. Le premier cercle, le plus proche, que chacun a soi-
même tracé c­ omme autour d ­ ’un centre, sa faculté de pensée (ὃν αὐτός τις
καθάπερ περὶ κέντρον τὴν ἑαυτοῦ γέγραπται διάνοιαν). Dans ce cercle sont
­contenus le corps et les choses en vue du corps (τό τε σῶμα περιέχεται καὶ
τὰ τοῦ σώματος ἕνεκα). ­C’est ainsi ­qu’il est presque le plus court et peu ­s’en
faut que ce cercle ne touche le centre lui-même. Le second, ensuite, écarté de
ce cercle, plutôt éloigné du centre, c­ ontient le premier : en lui sont ordonnés
les parents, les frères, la femme, les enfants (τετάχαται γονεῖς ἀδελφοὶ γυνὴ
παίδες). Écarté de celui-ci, le troisième cercle : en lui les oncles et les tantes,
les grands pères et les grands mères, les neveux, enfin les cousins. Après
lui, le cercle qui inclut les autres parents (συγγενεῖς). Celui qui suit celui-là,
­c’est celui des membres du dème, puis après celui des membres de la tribu,
ensuite celui des citoyens, il reste, de la même manière, le cercle de ceux des
villes voisines et celui de ceux qui appartiennent au même peuple. Tout à
fait au dehors, le plus grand, entourant les cercles, celui du genre humain
tout entier (ὁ δ´ εξωτάτω καὶ μέγιστος περιέχων τε πάντας τοὺς κύκλους ὁ τοῦ
παντὸς ἀνθρώπων γένους). Ces cercles passés en revue, ­c’est à celui qui tend
<vers la vertu> de rassembler, eu égard au traitement dont chacun a besoin
individuellement, les cercles ­comme autour du centre et de transporter avec
zèle ces cercles de ceux qui c­ ontiennent à ceux qui sont c­ ontenus (τούτων οὖν
τεθεωρημένων, κατὰ τὸν ἐντεταμένον ἐστὶ περὶ τὴν δέουσαν ἑκάστων χρῆσιν
τὸ ἐπισυνάγειν πως τοὺς κύκλους ὡς ἐπὶ τὸ κέντρον καὶ τῇ σπουδῇ μεταφέρειν

1 Cicéron, Off., I, 54.


2 Sur ce point, mais sur un autre texte, cité infra, cf. Carlos Lévy, Cicero academicus, p. 527 sqq.
374 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

ἀεὶ τοὺς ἐκ τῶν περιεχόντων εἰς τοὺς περιεχομένους)… On ­s’attache au fait de


devoir le respect de manière égale et à ceux qui sont du troisième cercle et
aux parents. Quelque chose en effet de la bienveillance sera enlevé lorsque
­l’on ajoute la distance selon le sang (ἀφαιρήσεται μὲν γάρ τι τῆς εὐνοίας τὸ
καθ´αἷμα διάστημα πλέον ὄν) : c­ ’est à nous cependant de chercher activement
de même ­l’assimilation (τὴν ἐξομοίωσίν). On atteindrait la juste mesure, si, de
notre propre fait, nous raccourcissions la distance du rapport des uns envers
les autres : et on a mentionné la manière principale et la plus efficace. Il faut
même aller plus loin encore dans notre usage des appellations (κατὰ τὴν τῶν
προσηγοριῶν χρῆσιν), en appelant nos cousins, nos oncles et nos tantes, les
uns frères, les autres pères et mères, ceux qui font partie des parents, les uns
oncles, les autres frères, les autres cousins, ­comme si on laissait tomber ce qui
a trait à la génération en faveur de la tension attentive q­ u’on porte aux noms
(ὡς ἄν καὶ τὰ τῆς ἡλικίας παρείκῃ ἕνεκα τῆς ἐν τοῖς ὀνόμασιν ἐκτενείας)… Cette
manière de les appeler en effet serait un signe pas peu visible de notre effort
vis-à-vis de chacun ­d’eux, ­d’autant ­qu’elle activerait et étendrait encore le
resserrement des cercles que nous avons laissé entrevoir1.

La c­ onséquence morale que tire Hiérocles2 est que chacun doit pouvoir
transférer dans les cercles voisins la même relation que celle qui unit
le centre et les cercles proches : il y a, somme toute, un double mouve-
ment ­d’une part d­ ’extension de la relation à soi-même vers les autres
cercles, ce qui est cohérent avec les textes déjà cités et ­d’autre part de
réduction (mouvement rétrograde) de chacun des cercles à celui qui lui
est immédiatement voisin. Mais il faut insister sur ­l’effort (« transporter
avec zèle ») que suppose une telle réduction des cercles : il ­constitue la
­conséquence de la prise de c­ onscience de la parenté effective qui unit
tous les hommes ­comme enfants de Zeus, ­c’est-à-dire la ­conséquence de
la progression vers la sagesse. Cette notion ­d’effort, très présente dans
le texte, permet de ­considérer que passer des liens du sang aux autres
liens, dans le travail d­ ’homogénéisation des cercles, relève d­ ’un acte de
la raison. Or, cet acte, cet effort, Hiérocles le situe dans le passage du
deuxième au troisième cercle : ce q­ u’on perd du point de vue des rela-
tions du sang, on le gagne en substituant aux liens du sang la raison.
Une phrase – curieusement non traduite par Long et Sedley – est à cet
égard très importante : « ὡς ἄν καὶ τὰ τῆς ἡλικίας παρείκῃ ἕνεκα τῆς ἐν
1 Hiérocles, ap. Stobée, IV, 671, 7 – 673, 11 = LS 57G.
2 Sur quelques unes des difficultés de ce texte, cf. B. Inwood, « Theory and Argument in
the Second Century AD », OSAPh, 2 (1984), p. 151-183, not. p. 181-183 et V. Laurand,
La politique stoïcienne, Paris, PUF, 2005, p. 34-56.
Signification politique du mariage 375

τοῖς ὀνόμασιν ἐκτενείας », que ­j’ai traduite par : « ­comme si on laissait


tomber ce qui a trait à la génération en faveur de la tension attentive
­qu’on porte aux noms ». Il faut lire là le mouvement même par lequel on
peut exprimer la problématique de l­ ’élection, lorsque les liens choisis se
substituent à des liens du sang. Or, il y a un cercle dans lequel on peut
penser ­qu’il y a un intrus, un élément qui n­ ’est pas de la même nature
que les autres, du point de vue de ces liens, c­ ’est bien sûr le second
cercle, celui de ce q­ u’on pourrait appeler le noyau familial et ­l’élément
« intrus » est ­l’épouse : celle-ci ne partage aucun lien du sang, mais est
­l’objet du choix premier, celui par lequel adviennent les liens du sang.
De fait, ce que Cicéron par ailleurs précise, ­c’est la distinction entre
­coniugium et liberi : la première société est pour lui celle du mari et de
­l’épouse. Tout se passe chez Cicéron c­ omme si dans les cercles de Hiérocles,
le second cercle ne c­ ontenait plus la femme et les enfants, mais seulement la
femme, puis ensuite viendrait un troisième cercle, avec les enfants. Doit-on
voir là une innovation de Panétius (que ne prendrait pas en ­compte
Hiérocles, dans un traitement du sujet dans une optique plus ­conforme
à ­l’enseignement ­d’un stoïcisme primitif), qui désolidariserait ainsi le
mariage de la paidopoia, pour mettre l­ ’accent sur le mariage ? En ce cas,
il sera intéressant de mieux ­comparer ce témoignage de Cicéron avec le
précédent du même (­compte rendu par Caton de la doctrine stoïcienne,
plus c­ onforme à l­’enseignement des anciens stoïciens) et de le mettre
en perspective avec les deux positions ­d’Antipater et de Musonius, qui
soulignent tous deux la place privilégiée de ­l’épouse et singulièrement
Musonius, qui donne à la relation c­ onjugale une importance de tout
premier plan, ­puisqu’elle est plus étroite et plus forte que celle que l­ ’on
entretient avec les enfants.
Mais alors se pose une fois de plus le problème insoluble de la place à
accorder aux autres traités sur le mariage des anciens stoïciens cités plus
haut : mettaient-ils ­l’accent sur la relation à ­l’épouse, ou bien inscrivaient-
ils le mariage (dans l­’esprit de ce que fait Antipater) dans la visée de la
­conception des enfants, tout en dégageant les c­ onvenables dans la relations
à ­l’épouse ? Q ­ uoiqu’il en soit, on ­constate avec Hiérocles q­ u’est prise en
­compte et pensée la notion d­ ’élection : la logique du choix se substitue1 à
1 On peut ­comprendre le passage d­ ’un cercle à un autre c­ omme un processus temporel : voir
C. Lévy, « Sénèque et la circularité du temps », dans B. Bakhouche (éd.), ­L’ancienneté chez
les anciens, t. 2 : « Mythologie et religion », Montpellier, Publications Montpellier 3, 2003,
376 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

la logique de la génération, sans pour autant en annuler les effets, bien au


­contraire, puisque tous les devoirs que ­l’on a envers les parents deviennent
des devoirs que ­l’on a envers le genre humain tout entier. En ­d’autres
termes, les liens que ­l’on tisse en dehors des liens du sang sont à penser
sur le modèle des liens du sang, infiniment élargis, tandis que les liens
du sang, quant à eux, tirent une puissance nouvelle du fait ­qu’ils sont,
­comme par retour, choisis (ce double mouvement centrifuge et centripète
illustrant l­ ’extension et la réduction des cercles). Ces deux points sont très
importants, car ils permettent de ­comprendre, via un auteur cependant
plus tardif, pourquoi Musonius semble affirmer la primauté des liens
entre père et fils sur les liens d­ ’amitiés, ou des liens entre frères sur les
mêmes liens1. La primauté demeure, car ce sont ces relations qui servent
de modèles pour les autres et non l­’inverse. On c­ omprend dès lors que
les stoïciens aient maintenu dans les kathekonta le respect dû aux parents
et aux frères à côté des devoirs dus aux amis2. Que le sage ne fasse pas
de différence entre un ami et un frère ­n’implique pas l­’abandon des
devoirs envers le frère : bien au c­ ontraire, puisque c­ ’est le même respect
et le même lien que le sage partagera avec un ami et avec un frère et
de même ­considèrera-t-il tout homme ­comme son frère. Il ­n’y a pas de
­contradiction, montre Épictète dans les Entretiens3, entre εὐλογίστον et
φιλόστοργον ; les deux sont c­ onformes à la nature et on peut ­conclure :

Il suit dès lors que partout où nous rencontrons l­’affection de famille unie
à la raison (φιλόστοργον ὁμοῦ δ´εὐλόγιστον), nous déclarons sans hésiter que
­c’est là chose droite et bonne4.

Il faut ici prévenir une difficulté qui pourrait amener une objection de
taille : ­l’amitié des sages, avons-nous dit, est le modèle de toute relation.

p. 491-509, voir p. 495-496 ; G. Reydams-Shils, The Roman Stoics : Self, Responsability, and
Affection, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 2005, p. 31. Il faut alors croiser
ce modèle temporel avec le mouvement rétrograde de ­l’élection : M. Biziou et V. Laurand,
« Recommandation et sympathie chez Hume », Lumières, 1, 2003, p. 105-127, not. p. 127.
1 Pour la relation entre père et fils ­comparée à ­l’amitié, cf. Musonius, XV a, p. 79, 1, passage
déjà cité ; pour la relation entre frères ­comparée à ­l’amitié, cf. Musonius, XV b, p. 80,
15 – 81, 2 : « On ne peut ­comparer ni un bon ami à un frère, ni le secours qui vient des
autres hommes, amis ou égaux, à celui qui vient d­ ’un frère » (trad. A. Jagu).
2 D.L. VII, 108.
3 Épictète, Diss. 1, 11, 18.
4 Ibid., § 19.
Signification politique du mariage 377

Ici, ce sont les relations familiales qui doivent être modèles pour toute
relation. On pourrait légitimement suspecter là une c­ ontradiction. Il
faut néanmoins tenir les deux. Tenir q­ u’avec ­l’élection, ce n­ ’est le plus
le sang qui justifie une quelconque primauté ni le sentiment d ­ ’une
appartenance à une famille ou à un clan. Mais tenir également que la
relation selon la raison a la puissance – la même du point de vue des
effets – que la relation selon le sang : ­d’où le fait que Hiérocles souligne
que ­l’on subvertit ­d’une certaine façon les noms, en appelant père, mère
ou frère les voisins et les étrangers. Ce double mouvement ­d’extension
et réduction ­n’est cependant pas dialectique : les relations selon le sang
sont bien remplacées, mais au profit ­d’un autre lien qui institue une
autre famille, où l­’étranger ne ­l’est plus, parce q­ u’il est membre de la
famille humaine et où le père ­n’est pas seulement père parce ­qu’il est
géniteur, mais parce q­ u’il est choisi tel selon la raison : il faut obéir au
père en obéissant à la raison, ou plus exactement, dit Musonius dans
le traité ­S’il faut obéir à ses parents, obéir à la raison, c­ ’est toujours obéir
à ses parents. La relation aux parents doit être une relation fondée sur
la raison, ou elle ­n’est pas digne ­d’être relation1 (le père dont les ordres
sont malhonnêtes ­n’est pas digne ­d’être un père, si un père veut toujours
le bien de ses enfants) :
Celui, donc, qui fait ce qui est c­ onvenable et utile, celui-là fait ce que veulent
ses parents (ὅστις οὖν πράττει τὰ προσήκοντα καὶ τὰ συμφέροντα, πράττει οὕτος
ἃ βούλονται οἰ γονεῖς). De sorte ­qu’il obéit à ses parents en faisant ces choses,
même si ceux-ci ne lui ordonnent pas de faire ces choses par les paroles (τῷ
λόγω). C
­ ’est ceci uniquement q­ u’il doit avoir en vue, celui qui veut obéir à
ses parents en chacun de ses actes : si ce q­ u’il veut faire est honnête et utile,

1 Sur cette question, voir B.  Inwood, « Rules and Reasoning in Stoic Ethics », in
K. Ierodiakonou (éd.), Topics in Stoic Philosophy, Oxford University Press, 2001, p. 95-127,
p. 103, note 28. Le respect dû aux parents ne fait pas partie des aei kathêkonta, sauf lorsque
les parents ordonnent le bien. « But the clearest proof that honouring o­ ne’s parents is only held
to be unconditionnaly obligatory if by it we mean doing what is morally right can be found in
Musonius, Diatribe 16 ; in the Socratic spirit of the early Stoics, Musonius argues that refusing to
obey a parent is not disobedience if the ­command is morally wrong and that doing what is morally
right even if the parent does not instruct the ­child to do it. » Voir aussi G. Reydams-Schils,
The Roman Stoics, op. cit., chapitre 4, p. 115-141 et notamment p. 133 pour cette référence
à Musonius : « ­Musonius’s advice clearly builds on the assumption that human parenthood
ought to be in alignment with ­Zeus’s fatherhood. When it is not, the latter prevails. » Voir enfin
G. Reydams-Schils, « Virtue, Marriage and Parenthood in ­Simplicius’ Commentary on
­Epictetus’ Encheiridion », in K. Corrigan, J. D. Turner (eds), Platonism : Ancient, Modern,
and Postmodern, Leiden, Brill, 2007, p. 109-125. Voir notamment p. 119 pour notre texte.
378 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

rien d­ ’autre ; de sorte que, si c­ ’est là sa fin, il obéit alors immédiatement à


ses parents en agissant. Toi, maintenant, jeune homme, ne crains pas de
désobéir à ton père, si tu refuses de faire ce q­ u’il ­t’ordonne lorsque ces choses
ne ­conviennent pas, ou ­s’il t­ ’ordonne de ne pas faire ce ­qu’il ­convient (ἂν ἢ ἃ
<μὴ> προσήκει δρᾶν κελεύοντος τοῦ πατρὸς ἀπέχῃ τοῦ ταῦτα δρᾶν, ἢ ἃ προσήκει
ἀπαγορεύοντος, <τοῦ> ταῦτα μὴ δρᾶν)1.

On retrouve les mêmes données du problème chez Épictète, dans un


texte qui peut étonner, parce ­qu’il semble a priori en ­contradiction avec
le devoir ­d’honorer ses parents :
À cause de cela, nous choisissons de préférence le bien à tous les liens de
parenté (πάσης οἰκειότητος προκρίνεται τὸ ἀγαθόν). Aussi mon père ­n’est-il
rien pour moi, à la différence du bien.
– Peut-on être aussi dur ?
– ­C’est ­comme ça que je suis par nature : ­c’est là la monnaie que le dieu m ­ ’a
donnée. Aussi, si le bien diffère du beau et du juste, tout disparaît : et le père
et le frère et la patrie et tout le reste. Mais quoi ? Que je méprise mon propre
bien pour que tu le laisses perdre, que je te cède la place ? En échange de quoi ?
– Je suis ton père.
– Mais pas le bien.
– Je suis ton frère.
– Mais pas le bien. Et si l­ ’on place celui-ci dans la droite faculté de choisir, le
fait de ­conserver la disposition naturelle des choses devient un bien. Et reste
celui qui abandonne certaines choses extérieures, celui-là atteint au bien2.

Choisir le bien de préférence au lien du sang ­n’annule pas cependant


des relations qui c­ onservent un statut de modèle pour toutes les autres
relations, c­ ’est pourquoi Épictète peut montrer en quoi c­ onsistent les
rôles ­d’un fils ou d­ ’un frère, à la fois parce que ces rôles font partie de
la nature humaine, ­qu’on risque fort de perdre si on ­n’accomplit pas
les devoirs associés aux rôles que nous tenons et parce que l­orsqu’ils
sont accomplis selon la droite raison, ils ne sont rien d ­ ’autre que
­l’exercice de la philanthropie. ­Lorsqu’ainsi père et frères sont choisis
selon la raison, ­c’est-à-dire lorsque l­’amitié que l­’on a pour eux ­n’est
plus ­l’effet des liens du sang mais celui d ­ ’une tendresse rationnelle,
alors ils deviennent ces amis ­d’autant plus proches que la proximité
découle de la raison.

1 Musonius, XVI, p. 84, 11 – 85, 3.


2 Épictète, Diss. 3, 3, 5-8.
Signification politique du mariage 379

En outre, souviens-toi que tu es fils. Quel est le c­ ommandement de ce rôle ?


Regarder tout ce qui t­’appartient c­ omme appartenant à ton père, obéir en
tout, à ne jamais le blâmer devant q­ uelqu’un ni dire de lui ou lui faire quoi
que ce soit de mal, à être déférent et lui céder en tout, en lui apportant, dans
la mesure du possible, ta collaboration. Et encore, sache aussi que tu es frère.
Et pour tenir ce rôle, tu es tenu à faire des c­ oncessions, à l­’indulgence, à la
bienveillance dans tes paroles ; tu ne dois jamais disputer à ton frère la posses-
sion des choses qui ne sont soustraites à ton pouvoir, mais les lui abandonner
volontiers, afin ­d’être riche de celles qui dépendent de toi1.

Ce sont finalement les mêmes devoirs q­ u’exigent les rôles de fils et


de frère : ce sont les devoirs dont Musonius dira, nous le verrons, que
­c’est le dieu lui même qui les exige de la part de tous les hommes dans
leurs relations avec les autres hommes. Le modèle familial ­n’est pas
abandonné2 : il est déplacé sur un autre terrain et dans ce déplacement,
élargi. Or le premier lien qui permet ce déplacement est symptoma-
tiquement un lien où s­’éprouvent la logique du sang et la logique de
­l’élection c­ omme indissolublement liées, puisque ­l’épouse est choisie
et par elle advient une nouvelle génération.
UN EXEMPLE DE LA DÉRIVATION DE ­L’AMOUR DE SOI :
LA RELATION À LA PROGÉNITURE

Il s­ ’agit à présent de c­ omprendre c­ omment l­ ’amour des enfants peut


être une variation de ­l’amour de soi3. La chose est essentielle, parce que
­l’oikeiôsis aux enfants est assez ­comparable à ­l’oikeiôsis à soi-même, mais
soi-même pris c­ omme un autre. Dès lors, cette réflexion c­ onstitue une
étape importante pour montrer que la première étape du processus de
­l’oikeiôsis sociale est ­l’oikeiôsis à l­’épouse vue ­comme autre soi-même.
1 Épictète, Diss. 2, 10, 7-8.
2 Cf. Épictète, Diss. 3.21.4–6 : le modèle et ses c­ onséquences sont maintenus. Il s­’agit
­d’apprendre à être fils, y c­ ompris ­contre son père, et donc de savoir « supporter » une
paternité que l­’on doit choisir, sans s­’en inventer une autre. Voir le c­ ommentaire de
G. Reydams-Schils, « Authority and Agency in Stoicism », Greek, Roman, and Byzantine
Studies 51 (2011), p. 296–322, not. p. 317-318, où ­l’ont voit que la relation avec le père
­n’est guère transférable au maître de philosophie.
3 Je suis très largement ici les ­conclusions de B. Inwood, « ­L’oikeiôsis sociale chez Épictète ».
On lit, p. 253 : « Comme je ­l’ai soutenu moi-même il y a quelques années, il partit pro-
bablement de nos relations en tant que parents à nos enfants. Ils sont (selon Plutarque)
des “parties de nous-mêmes” ; si nous sommes ­conçus par nature pour nous occuper de
nous-mêmes et de nos parties c­ onstitutives, alors, nos enfants – étant des parties de nous-
mêmes – nous sont également chers. »
380 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Le souci de la survie
Le lien quasi-systématique entre mariage et procréation dans les
textes antiques pourrait être interprété ­comme une volonté de réduire
le mariage à la fonction de reproduction et d­ ’en faire, ispo facto, le lieu
de la satisfaction de ce q­ u’on pourrait appeler « pulsion de vie », pulsion
qui exige de perpétuer l­ ’espèce. On a vu q­ u’une telle vue, pourtant lar-
gement partagée dans l­’antiquité au point de rendre inconciliables les
trois termes eros, gamos et aphrodisia, ne serait pas totalement acceptée
par Musonius1 – le mariage admet au titre de skopos la procréation tan-
dis que son telos reste la vie ­commune. Il ­s’agit ici de tenter ­d’éclaircir
cette pulsion de vie par ce qui lui est le plus proche dans la doctrine
stoïcienne : ­l’oikeiôsis, pour découvrir le sens que peut revêtir le mariage
­comme ­l’une des étapes de celle-ci.
Il y a plus dans ­l’oikeiôsis que la simple auto-appropriation, le
simple souci immédiat de sa propre vie : au sein de cette relation de
soi à soi-même, quelque chose ­d’une nécessité plus haute (et pour cela
plus impérieuse), amène une appropriation de l­’individu non seule-
ment à lui-même, mais aussi à ce mouvement secret qui le dépasse :
­l’exigence naturelle de la vie, au delà de l­’individu. Tout être vivant
­s’adapte ainsi à la volonté de la nature qui trouve sa traduction dans
le désir et ­l’acte de la reproduction : la Nature veut plus que la simple
appropriation de ­l’être à sa propre c­ onstitution, elle veut également
­l’appropriation de cet être au mouvement plus général ­qu’est le cycle
de la vie. Caton, dans les paragraphes 62 à 64 du livre III du De
finibus en témoigne :
Ce q­ u’on doit ­d’abord penser à partir de la ­configuration et des membres du
corps, qui eux-mêmes rendent manifeste que la raison du fait de procréer se
tient de la Nature (procreandi a natura habitam esse rationem)2.
Et même chez les bêtes, on peut observer cette force de la nature (uis naturae),
lorsque nous discernons leur labeur dans la mise au monde et ­l’éducation de
leurs petits, ­c’est la voix de la nature elle-même (naturae ipsius uocem) ­qu’il
nous semble entendre3.

1 Sur cette c­ onciliation problématique des trois termes dans l­’antiquité et l­’exception
musonienne, cf. V. Laurand, « Le mariage : plaisir de la censure ? », art. cit.
2 Cicéron, Fin. III, 62.
3 Ibid.
Signification politique du mariage 381

Et ­puisqu’on juge inhumaine et criminelle cette parole de ceux qui disent ne


pas ­s’opposer à ce que la destruction totale (terrarum omnium deflagratio) succède
à leur propre mort (­c’est là, on le sait, ce qui est proclamé par un vers grec
­commun), c­ ’est q­ u’il est vrai que même les générations à venir doivent être
­l’objet, pour elles-mêmes, de nos soins (certe verum est etiam iis, qui aliquando
futuri sint, esse propter ipsos c­onsulendum)1.

Le désir de la reproduction dépasse l­ ’amour de soi, l­ ’appropriation à


soi-même : il s­’agit de l­’appropriation à un projet dans lequel, au-delà
de ­l’individu, la nature fait entendre, dans le désir de donner la vie, sa
propre voix. La notion de force (vis) de la nature approprie chacun à soi-
même, mais cette appropriation, étant appropriation à la vie, dépasse
­l’individuel dans ce qui, en lui, est de l­ ’ordre de la génération. On peut
du reste lire ce dépassement dans le fait que si, dans ­l’oikeiôsis, par nature,
­l’individu évite les choses qui procurent la douleur, il ­n’en reste pas
moins que dans cas, la douleur est dépassée par la pulsion.
­L’appropriation à sa propre c­ onstitution est aussi naturellement appro-
priation au rejeton, ce dernier, ipso facto, fait partie de la ­constitution
propre de ­l’individu. Cette question ­complexe pourrait se voir thématiser
sous l­’appellation générale problématique stoïcienne de l­’apparentement, ou
­l’apparentement lui-même serait à problématiser c­ omme appariement du
parent à son enfant. On retrouve cette thématique à partir de Chrysippe,
qui, selon Plutarque, répétait ad nauseam que dès notre naissance, nous
sommes disposés de telle sorte que nous avons une appropriation de
nous-mêmes, de nos parties et de nos rejetons2. ­L’enfant apparaît en
premier lieu c­ omme une partie de soi-même, ce qui pourrait également se
dire ainsi : l­’enfant ­continue le parent.

1 Ibid., 65.
2 Plutarque, Stoic. Rep., 1038 B (= SVF III, 179) : « Comment alors (nous) fatigue-t-il (ἀπο-
κναίει) encore tout au long de ses traités sur la nature, par Zeus, et sur ­l’éthique, écrivant
que “nous sommes appropriés à nous-mêmes dès notre naissance et à nos parties et à nos
enfants (καὶ τὰ μέρη καὶ ἔκγονα τὰ ἑαυτῶν)” ». Sur ce point, voir C. Lévy, Cicéro Academicus,
op. cit., p. 385, n. 27 et G. Reydams-Schils, The Romans Stoics, op. cit., p. 126-127.
382 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

­ ’enfant est une partie des parents :


L
embryologie stoïcienne1
Comment s­ ’approprier ce qui ­n’est pas soi, si ce ­n’est en ­considérant
l­’enfant ­comme une extension de soi-même ? La théorie de la relation
de la partie au tout doit rendre pensable que ­l’enfant soit une partie
non essentielle du parent, partie qui peut gagner son indépendance.
­D’autre part, il faut se demander si cette extension n­ ’est pas abusive,
puisque ­l’enfant n­ ’a jamais un seul parent. Deux solutions doivent être
ici écartées : ­d’une part que le petit soit partie ­d’un seul parent et en
particulier du père. Ce serait envisageable dans une philosophie où seule
la semence du père est efficiente et où la mère ­n’est q­ u’un réceptacle,
­comme chez Aristote, par exemple2. ­C’est ce qui semble – mais pas
­d’une manière aristotélicienne, il faut le souligner – se dégager de la
lecture ­d’un passage de Diogène Laërce :
et ­c’est des corps dans leur totalité (ἀφ´ ὅλων δὲ τῶν σωμάτων) que vient la
semence, disent ceux qui sont disciples de Sphairos (οἱ περὶ τὸν Σφαῖρον),
et de fait, elle est génératrice de toutes les parties du corps (πάντων γοῦν
γεννητικὸν εἶναι τῶν τοῦ σώματος μερῶν). Ils montrent que la semence de la
femelle est non fertile : elle est atonique en effet, en petite quantité, et pleine
­d’eau, ­comme le dit Sphairos (Τὸ δὲ τῆς θηλείας ἄγονον ἀποφαίνονται· ἄτονόν
τε γὰρ εἶναι καὶ ὀλίγον καὶ ὑδατῶδες, ὡς ὁ Σφαῖρος φησιν)3.

On hésite cependant à faire de ce fragment la doctrine « officielle »


de ­l’école : on ne ­comprendrait pas bien alors ce qui explique la res-
semblance des petits aux deux parents4. Dans une doctrine qui ­n’a pas

1 Dans ce qui suit, il faut noter une grande c­ onvergence de vues avec G. Reydams-Shills,
Roman Stoics, op. cit., p. 123 sqq.
2 Une revue de détail de la théorie aristotélicienne de la procréation serait ici trop longue et
trop fastidieuse pour les cadres de cette étude, parce que le sujet est lui-même c­ omplexe
et parce que le Stagirite semble parfois assez flou. Un aperçu fort éclairant en est donné
par J. Wilgaux, op. cit. p. 508-519, centré sur la question du rôle « dévalué » de la femme
dans la génération. Pour une approche du problème, on peut se reporter à J. M. Cooper,
« Metaphysics in A ­ ristotle’s embryology », in D. Devereux et P. Pellegrin (éd.), Biologie,
Logique et Métaphysique chez Aristote, CNRS, 1990, p. 55-84.
3 D.L. VII, 159 (= SVF I, 626).
4 Aristote a bien évidemment tenu c­ ompte des problèmes que pose la ressemblance des
enfants aux deux parents. Sa solution, là encore, est ­complexe. Pour schématiser, on pour-
rait dire que, curieusement, la ressemblance n­ ’est thématisée chez Aristote que c­ omme
ressemblance au père. La ressemblance à la mère est une « dissemblance », au nom de ce
Signification politique du mariage 383

de la matière la même c­ onception q­ u’avait Aristote, il faut bien que la


semence de la mère ait quelque fertilité. C
­ ’est ce qui, semble-t-il, ressort
­d’un témoignage ­d’Aëtius :
Les stoïciens – du corps entier et de l­’âme est tiré le sperme et les marques
et les traits de la ressemblance se forment des mêmes parents (τῆς ὁμοιότητος
αναπλάττεσθαι ἐκ τῶν αὐτῶν γενῶν τοὺς τύπους καὶ τοὺς χαρακτῆρας) : ­comme
un peintre formerait avec les mêmes couleurs ­l’image de ce ­qu’il regarde. La
femme aussi émet de la semence (Προΐεσθαι δὲ καὶ τὴν γυναῖκα σπέρμα·) : et
si la semence de la femme ­l’emporte, l­’enfant sera semblable à la mère (ἐπι-
κρατήσῃ τὸ τῆς γυναικός, ὅμοιον εἶναι τὸ γεννώμενον τῇ μητρί) ; si ­c’est celle
du père, l­ ’enfant ressemblera au père1.

Les stoïciens, si ­l’on veut bien suivre un témoignage ­d’Origène, résol-


vaient le problème de la ressemblance du rejeton à ses parents par l­ ’idée
essentielle de mélange. Il y a dans chaque sperma des logoi (­comparables
au λόγος σπερματικός, fragments du λόγος de tel ou tel, détachés lors
de la production du sperme) provenant des ascendants, parents, aïeux,
oncles. Selon la proportion qui ­l’emporte, le petit ressemblera à tel ou
tel. Même si le texte sur ce point peut étonner, parce que les représen-
tants de la génération dont sont issus le père et la mère sont tous des
hommes (père, grand-père, oncle, etc.), le cas semble identique q ­ u’il
­s’agisse de ­l’homme ou de la femme et ce jeu intime des proportions
se joue dans des mélanges incessants (« bouillonnement » – βρασμός),
« ­jusqu’à ce que ­l’emporte ­l’une des raisons spermatiques » :
­ uisqu’en effet celui qui engendre a en lui des raisons [spermatiques] des
P
ancêtres et des parents, lorsque ­c’est sa raison [spermatique] qui ­l’emporte est
enfanté un petit qui lui ressemble (ὁτὲ μὲν κρατεῖ ὁ ἀυτοῦ λόγος καὶ ἀποτίκτεται
τὸ γεννώμενον τῷ σπείραντι ὅμοιον), lorsque c­ ’est la raison [spermatique] de
son frère ou de son père, ou de son oncle, quelque fois même de son grand
père, c­ ’est de manière c­ omparable à ces raisons que le petit ressemble à tel ou
tel. Il y a d­ ’autre part à observer aussi la raison [spermatique] de la femme,
quand elle ­l’emporte, ou bien celle du frère de celle-ci ou bien de son grand-
père (Εστι δὲ ἰδεῖν ἐπικρατοῦντα καὶ τὸν λόγον τῆς γυναικὸς ἢ τοῦ ἀδελφοῦ
αὐτῆς ἢ τοῦ πάππου αὐτῆς), selon les bouillonnements dans ces mélanges de
tous les éléments mélangés en même temps ­jusqu’à ce que ­l’une des raisons

principe. Il ­s’agit en fait ­d’une résistance de la matière apportée par la mère (tout ­comme
le monstre a pour origine la résistance de la matière à la forme).
1 SVF II, 749.
384 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

spermatiques ­l’emporte (ἐν ταῖς μίξεσι βρασμοὺς ἅμα πάντων σειομένων ἕως
ἐπικρατήσῃ τις τῶν σπερματικῶν λόγων)1.

On peut ainsi ­conclure à partir du problème de la ressemblance des


rejetons (ὁμοιότης)2, que la semence de la femelle est tout aussi fertile
que celle du mâle et ­qu’ainsi, ­l’enfant, parce q­ u’il y a mélange, est par-
tie des deux parents, sans être cependant réunion ­d’une partie du père
et ­d’une partie de la mère (cas qui c­ ompliquerait singulièrement notre
problème, ­puisqu’alors, le tout de l­’enfant ne pourrait être c­ onsidéré
­comme partie ­d’un seul individu). Il y a donc bien oikeiôsis à l­’enfant
­comme partie du parent, de ­n’importe lequel des deux, puisque ­l’enfant,
dans le mélange des semences, devient indissociablement partie unique
de deux parents, mais aussi finalement le résultat de la réunion de deux
familles, partie dans laquelle chacun des deux peut reconnaître dans
ce tout une partie de lui-même (que ­l’une des proportions ­l’emporte ne
change pas profondément la donne du mélange). La c­ ontradiction entre
les textes provient alors sans doute d­ ’un désaccord entre stoïciens et ­d’une
position ‘­atypique’ de Sphairos et de son entourage (οἱ περὶ τὸν Σφαῖρον).
­Qu’il en soit ainsi ­d’autre part, cela ressort assez clairement de ce qui
précède la position de Sphairos dans le ­compte rendu de Diogène Laërce :
La semence, ils disent que ­c’est ce qui est capable ­d’engendrer des êtres sem-
blables à celui dont elle-même provient. La semence de l­’être humain, que
­l’être humain émet avec un produit humide, se mélange aux parties de ­l’âme
selon un mélange identique à ses proportions à celui des parents. (Σπέρμα δὲ
λεγόυσιν εἶναι τὸ οἷόν τε γεννᾶν τοιαῦτα ἀφ´οἵου καὶ αὐτὸ ἀπεκρίθη. ἀνθρώπου
δὲ σπέρμα, ὃ μεθίησιν ὁ ἄνθρωπος μεθ´ὑγροῦ, συψκιρνᾶσθαι τοῖς τῆς ψυχῆς
μέρεσι κατὰ μιγμὸν τοῦ τῶν προγόνων λόγου)3.

Le singulier « ἀφ´οἵου » pourrait faire difficulté : mais la semence


provient bien ici de chacun des deux parents et la ressemblance à celui-
ci est alors affaire de mélange avec la semence qui vient du partenaire.
À vrai dire, la lecture de ce passage est singulièrement ­compliquée
1 SVF II, 747.
2 Sur le fait que Panétius, entre autres, se servit de ce problème c­ omme prémisse pour
démontrer la mortalité de ­l’âme, cf. F. Alesse, Panezio di Rodi…, p. 185-189.
3 D.L. VII, 158 (= SVF II, 741). Trad. R. Goulet, légèrement modifiée : je remplace
« homme » par « être humain » (ἄνθρωπος), tant il faut nous déshabituer de lier semence
(sperme) et mâle et le pluriel « à ceux dont elle provient » par le singulier que propose le
grec.
Signification politique du mariage 385

par ­d’autres témoignages, qui sembleraient, à première vue, impliquer


que le sperme ne vient que du père : c­ ’est toutefois cette interprétation
que soutient J. Mansfeld, dans un court article de 19831. ­L’auteur y
montre ­l’influence ­d’Aristote sur la doctrine zénonienne du mélange,
malgré l­’originalité de celle-ci, originalité due en très grande partie
au matérialisme de Zénon : ce sont des corps et non des qualités qui
se mélangent. Il propose ensuite une analyse d­ ’un cas de ce mélange :
celui du sperme. De fait, en ­s’appuyant sur SVF I, 128 dans lequel on
trouve cinq citations fort semblables, on définit aisément (a) la nature
du sperme, (b) le rôle du sperme masculin, (c) celui de la femme, (d) le
phénomène de la ­conception :
(a) le sperme, ­d’autre part, que ­l’être humain émet, ­c’est un souffle avec
un produit humide, c­ ’est une partie de l­’âme, et une partie détachée, et un
mélange du sperme des ancêtres, et une mixture assemblée des parties de
­l’âme : (b) tenant les mêmes raisons du tout, le sperme, quand il est projeté
dans la matrice, (c) est rassemblé par un souffle des deux, [à savoir] les parties
de l­ ’âme de la femme, (d) et attaché, il devient c­ ompact, caché, et croît, mû et
ventilé par ce souffle de la femme, toujours prenant du liquide, et s­ ’accroissant
par celui-ci. (Τὸ δὲ σπέρμα φησὶν ὁ Ζήνων εἶναι, ὃ μεθίησιν ἄνθρωπος, πνεῦμα
μεθ´ ὑγροῦ, ψυχῆς μέρος καὶ ἀπόσπασμα καὶ τοῦ σπέρματος τοῦ τῶν προγόνων
κέρασμα καὶ μῖγμα τῶν τῆς ψυχῆς μερῶν συνεληλυθός· ἔχον γὰρ τοὺς λόγους
τῷ ὅλῳ τοὺς αὐτοῦς τοῦτο, ὅταν ἀφεθῇ εἰς τῆν μήτραν, συλληφθὲν ὑπ´ ἄλλου
πνεύματος, μέρους ψυχῆς τῆς τοῦ θήλεος καὶ συμφυὲς γενόμενον κρυφθέν τε
φύει, κινούμενον καὶ ἀναρριπιζόμενον ὑπ´ ἐκείνου, προσλαμβάνον ἀεὶ [εἰς] τὸ
ὑγρὸν καὶ αὐξόμενον ἐξ αὐτοῦ)2.

(a) Il ­s’agit bien du σπέρμα ὃ μεθίησιν ἄνθρωπος, non pas ἀνδρός : de


­l’être humain, non pas du seul mâle. Partie de l­’âme, on c­ omprend égale-
ment que le sperme vienne du corps entier, l­ ’âme lui étant intégralement
mélangée, ce que ­confirme du reste le fait ­qu’il soit le mélange de ses
fonctions (les cinq sens, ­l’hégémonikon, la voix et la fonction reproductrice).
Le mélange de souffle et de liquide rappelle que ­l’âme, ­d’autre part,
est elle-même un « souffle chaud3 », mélange d­ ’air et de feu. Etant une
partie détachée (ἀπόσπασμα), le sperme ­n’est guère pensable ­comme
« partie » de ­l’âme au sens des huit parties précédemment indiquées.

1 J. Mansfeld, « Zeno and Aristotle on mixture », Mnemosyne, XXXVI (3-4), 1983, p. 306-310.
2 SVF II, 741.
3 D.L. VII, 157, πνεῦμα ἔνθερμον.
386 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

La différence entre κέρασμα et μῖγμα doit nous intéresser. J. Mansfeld1


opère un rapprochement avec μίξις et κρᾶσις, le premier mélange ayant
alors un sens plus général que celui, très précis, de κρᾶσις. Cela ne fait
pas de difficulté, d­ ’autant q­ u’on ne c­ omprendrait pas vraiment c­ omment
les fonctions de l­’âme, qui sont en fait chacune l­’âme dans sa totalité,
se verraient « mélangées » autrement ­qu’ainsi. Pour les raisons sperma-
tiques des ancêtres, chaque semence venant d­ ’un géniteur antérieur, les
hommes dans la génération se transmettent à la fois une partie de leurs
caractères, mais surtout cette partie du logos divin qui forma (et forme
à chaque palingénésie) les premiers hommes.
­L’ambiguïté vient de ce que le sujet reste toujours le même l­orsqu’il
est parlé de l­ ’émission de sperme dans la matrice. Le mot ἄνθρωπος est
en effet utilisé dans le sens restreint de ἀνήρ, ce qui reste parfaitement
possible. Cela ne change pas grandement le problème, puisque, même
­s’il ­n’est pas parlé alors de σπέρμα γυναικός, on ­comprend néanmoins
que ce sperme ne rencontre pas autre chose, p­ uisqu’il a une c­ omposition
semblable – cf. (c) : συλληφθὲν ὑπ´ ἄλλου πνεύματος, μέρους ψυχῆς τῆς
τοῦ θήλεος. Du reste, l­’emploi du mot θήλυς souligne l­’opposition, au
sein du genre humain, du masculin sous-entendu au féminin. La fin du
fragment montre ensuite que l­ ’embryon ainsi formé croît dans le ventre de
la mère et souligne encore le rôle du souffle de la mère dans la croissance.
Il est significatif que J. Mansfeld ne retienne de ce texte que le fait
que Zénon parle ­d’un
Cas intéressant ­d’une telle mixture ou mélange, ­c’est-à-dire la semence humaine
­comme produite par le mâle […]. ­L’âme doit être un mélange total ­d’air et de
feu […], de même que son ἀπόπασμα, qui, de plus […] est un mélange de la
semence des ancêtres et une mixture c­ ombinée à partir des parties de l­ ’âme,
à savoir, celle du père. Elle a les mêmes λόγους que ­l’ensemble pneuma-âme
du père2.

J. Mansfeld dresse ensuite un parallèle avec ­l’engendrement du


monde par le dieu, en s­’appuyant sur Diogène Laërce VII 1363, qui
1 Art. cit., p. 309, n. 9 : « The juncture κέρασμα καὶ μῖγμα strenghtens D
­ iels’ μῖξιν <καὶ>
κρᾶσιν ».
2 Art. cit. p. 308-309.
3 D.L. VII, 136 : « Et, de même que la semence est c­ ontenue dans la liqueur séminale,
de même (Dieu) qui est la raison séminale du monde, reste en tant que raison séminale
en retrait dans la substance humide, travaillant à se rendre la matière malléable pour la
Signification politique du mariage 387

c­ ompare effectivement la présence de la semence dans la raison sémi-


nale et la présence du dieu dans la substance humide. Le dieu est ainsi
principe actif et fabrique « chacune des choses en utilisant la totalité
de la matière1 », qui, elle, est principe passif. La c­ omparaison invite-
rait ainsi à attribuer au sperme masculin une action proche, dans la
­conception de ­l’embryon, de celle du dieu dans la génération du monde.
Mais on doute de la pertinence de cette lecture : ce n­ ’est pas ­l’action
des semences qui est ­comparée mais ce sont les lieux où se trouvent la
semence et le dieu. De fait, il faudrait distinguer la naissance du monde
et la c­ onception d­ ’un embryon2 :
Aux origines, isolé en lui-même, le dieu change la totalité de la substance
en eau en passant par l­ ’air. Et, de même que la semence est c­ ontenue dans la
liqueur séminale, de même (le dieu) qui est la raison séminale du monde, reste
en tant que raison séminale en retrait dans la substance humide, travaillant à
se rendre la matière malléable pour la création des êtres à venir. Il engendre
ensuite ­d’abord les quatre éléments, feu, eau, air et terre3.

­L’analogie reste une analogie. Si le développement du monde est bien


c­ omparable à celui ­d’un germe, il n­ ’en reste pas moins ­qu’on aurait du
mal à situer l­ ’état embryonnaire du monde qui est un animal rationnel.
Peut-on soutenir ainsi ­qu’il y aurait, par exemple durant une période
de la différenciation des éléments, un « stade » où le monde ne serait
que phusis ? On en doute. Si on a pu ­comparer ­l’union du mâle et de
la femelle à une autre union originelle, celle du feu, principe actif du
monde, le Dieu en lui-même, et de la matière, Chrysippe lui-même lisait
au grand scandale de certains, selon Diogène Laërce (VII, 187-188), cette
même union dans une peinture représentant « le visage ­d’Héra près des
parties honteuses de Zeus4 ». Mais, précisément : d­ ’une part, dans les

création des êtres à venir. Il engendre d­ ’abord les quatre éléments, feu, eau, air et terre »
(trad. R. Goulet).
1 D.L. VII, 134 (trad. R. Goulet).
2 Sur ce point, cf. D. E. Hahm, The origins of stoic cosmology, Colombus, 1997, p. 60, cité par
J. Mansfeld (qui ­s’écarte de ce ­commentaire), p. 309 : « It is obvious that a birth and nothing
else, is described. »
3 D.L. VII, 136.
4 Voir SVF II, 1072 pour la description du tableau (Clément Romain) : « Chrysippe, dans
ses Lettres érotiques, rappelle ainsi un tableau d­ ’Argos, dans lequel Héra mouillait son
visage au sexe de Zeus » (trad. E. Bara). Voir aussi E. Barra, « ‘Faire des choses que l­ ’on ne
peut pas ­nommer’. Fellation et cunnilingus en Grèce ancienne », Clio, 31 (2010), p. 53-77,
388 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

faits, jamais cette union ­n’eut réellement lieu, p­ uisqu’en toute rigueur,
le feu ne saurait être dès ­l’origine, ou plutôt dès le ­commencement ­d’un
cycle du monde, sans matière : il est corps et à ce titre, totalement mêlé
à la matière. D­ ’autre part, Héra figure aussi bien, dans les textes, éther
et matière, « sœur et épouse » de Zeus, ­l’air, à peu près semblable au
feu. Enfin, et peut-être surtout, ­l’image décrite par Chrysippe ­n’est
(à plus ­d’un titre, ­d’ailleurs !) pas innocente : dieu ne pénètre pas la
matière en vue d­ ’un processus c­ omme la reproduction. La fellation de
Zeus par Hera détourne le modèle et montre par là que le monde ne
naît pas ­d’un tel processus.
Il reste alors à résoudre deux problèmes : ­d’une part, quel est le
principe actif dans la génération ? D ­ ’autre part, si les spermes masculin
et féminin ont chacun en eux ce principe, pourquoi faut-il la rencontre
de deux semences pour faire un embryon ?
La première réponse est aisée et c­ ’est cela même qui rend malaisée
la solution au second problème. Premièrement, le principe actif est sans
aucun doute cette part intimement mélangée à ­l’air dans ­l’âme, élément
divin, λόγος σπερματικός, raison spermatique. De fait, les deux spermes
ont cet élément, qui organise effectivement la matière et produit ­l’être.
Mais, deuxièmement, il faut pour cela :

1. une matrice, que seule la femme a,


2. un mélange (ou sinon, la femme pourrait sans aucun doute
engendrer seule, ce qui serait, du point de vue de la théorie,
pour le moins gênant).

­C’est ce mélange qui permet la fécondation. Comme ­c’est « en vertu


d­ ’un mélange de ces éléments [les quatre éléments primitifs] [que] sont
engendrés les plantes, les animaux et les autres genres de créatures1 ».
Ce ­n’est certes pas en effet directement par une action du dieu sur la
matière, puisque cette action ne donne naissance q­ u’aux éléments et
seulement de manière seconde, par mélanges, aux autres éléments. ­C’est
là ­l’obscure mais bien réelle puissance du mélange. C
­ ’est de même par

voir notamment p. 61 sqq. Voir aussi G. Reydams-Schils, op. cit., p. 125 (je maintiens
cependant que Chrysippe détourne le modèle de la sexualité humaine en parlant de la
cosmogonie).
1 D.L. VII, 142 (trad. R. Goulet)
Signification politique du mariage 389

la puissance du mélange entre deux semences que peut être engendré


­l’embryon. Il serait du reste étrange de voir dans le sperme masculin une
activité ­comparable à celle du dieu, alors que le texte d­ ’Eusèbe signale
clairement que c­ ’est le souffle de la femme qui rassemble la semence.
­C’est donc bien ­d’un mélange des proportions des deux parents ­qu’il
­s’agit, lorsque ­l’on parle de ­conception d ­ ’un embryon. Ce pourquoi
­l’enfant ressemble aussi bien à la mère ­qu’au père, parfois plus à ­l’un
­qu’à l­’autre et pas uniquement à ­l’un des deux.
Ainsi se trouve, par la doctrine du mélange, résolue la difficulté
de la relation de la partie au tout : l­’enfant est un tout formé de deux
parties mélangées de manière si intime ­qu’elles ne forment plus ­qu’un,
tout en gardant les propriétés de chacun des deux parents. Cela dit, la
question ­n’est résolue ­qu’au prix ­d’une anomalie théorique, ­puisqu’il faut
bien admettre que le modèle de la krasis ne peut avoir ici ­qu’une perti-
nence limitée : il faut bien se rendre à l­ ’évidence q­ u’on ne pourrait guère
séparer les éléments mélangés dans le nouvel être ainsi créé. Force est de
­conclure que ­l’embryologie stoïcienne relève ­d’une sorte de spécificité étonnante,
où une première krasis ­s’achève de manière atypique dans une sugchusis
(de la fusion résulte en effet un nouveau corps). Ce dernier point explique
néanmoins que chacun des parents puisse reconnaître dans le rejeton
une partie de lui-même. Cela explique de même que les frères peuvent
­n’avoir q­ u’un seul parent en c­ ommun : ils n­ ’en restent pas moins frères1.
Cela explique enfin que cette partie est un tout indépendant en devenir.
On peut ­conclure de cet aperçu que les stoïciens attribuent un rôle
égal aux deux partenaires, d ­ ’autre part et par suite, q­ u’ils s­’écartent
de ­l’idée classique selon laquelle ­l’enfant ­continue le père. Il c­ ontinue
les deux parents, non pas cependant sur le mode de ­l’éternité (­concept
extrêmement peu pertinent dans un c­ ontexte stoïcien), mais parce q­ u’il
­continue ­l’œuvre de la Nature, qui veut la vie. Dans une philosophie
où chaque être est déterminé (principe d­ ’individuation), le c­ ontraire eût
été au moins surprenant. Si l­ ’enfant est partie des parents, il n­ ’en reste
pas moins ­qu’il en est, après la naissance, une partie indépendante et
individuée par le pneuma de ­l’âme.
On ne peut donc voir, dans la partie de soi-même q­ u’est l­ ’enfant, un
être qui ne serait, effectivement, que partie, ou, c­ onsidéré alors c­ omme

1 Cf. B. Inwood, op. cit. p. 259.


390 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

tout, un autre soi-même. Nous avons vu avec Musonius et Épictète que


­l’épouse peut être ainsi envisagée. ­L’épouse, non ­l’enfant. ­D’une manière
générale, pour les stoïciens, seul le sage pour un autre sage et ainsi ­l’ami
véritable pour un ami, est un « autre soi-même ». Il revient à B. Inwood
­d’avoir montré, à partir de la pensée ­d’Épictète et des recherches de
J. Barnes sur les relations entre parties et tout dans le Stoïcisme1, que
cette partie ­qu’est ­l’enfant ­n’est pas une partie indispensable en tant
que totalité :
Nos parties nous sont certainement indispensables, mais elles ne sont pas
nous – en tant que parties elles sont non-pas-autres que nous, c­ omme
diraient les stoïciens (voir Sextus, M 9.336). Certaines parties sont indispen-
sables pour nous-mêmes en tant que totalités (nos poumons, par exemple),
tandis que ­d’autres parties ne le sont pas (nos pieds, par exemple) […] Nos
enfants sont des parties, au moins dans le sens que ­c’est en tant que parties
de nous-mêmes ­qu’ils revendiquent notre affection. Si ­l’on peut dans cer-
tains cas se passer d­ ’une de nos parties, on peut se passer encore plus d­ ’un
enfant. […] Et pourtant, ­l’enfant est une partie de nous-mêmes ; il ­n’est pas
« autre » que nous2.

L­ ’enfant est pour le parent une partie de soi-même et à ce titre il est


objet de cette relation égocentrée ­qu’est ­l’amour de soi, ­l’oikeiôsis. Il ­n’est
cependant pas une « ­continuation » de soi-même, au sens où ­l’enfant
est une partie qui est un tout qui a son indépendance. Cette ­conclusion
revêt une certaine importance pour la suite de notre réflexion.
­L’argument de la ressemblance, dont ­l’observation semble remonter
au moins à Cléanthe, permit à celui-ci de faire l­’hypothèse que la res-
semblance avec les deux parents ­s’étend des caractéristiques du corps
aux caractéristiques de ­l’âme :
Cléanthe c­ ompose le syllogisme suivant : nous naissons, dit-il, semblables à
ceux qui nous ont engendrés non seulement selon le corps, mais aussi selon
­l’âme, en ce qui c­ oncerne les passions, les caractères et les dispositions (ὅμοιοι
τοῖς γονεῦσι γινόμεθα κατὰ τὸ σῶμα ἀλλὰ καὶ κατὰ τὴν ψυχὴν τοῖς πάθεσι,
ταῖς ἤθεσι, τοῖς διαθέσεσι). Or, le semblable et le dissemblable, ­c’est du corps
[que cela se dit], non pas de ce qui est incorporel : ­l’âme est donc un corps3.

1 J. Barnes, Bits and Pieces, in Matter and Metaphysics, edd. J. Barnes et M. Mignucci, Naples,
1988, p. 223-294.
2 Brad Inwood, op. cit. p. 257-258.
3 Cf. Némesius, SVF I, 518, cité par F. Alesse, op. cit., p. 185, n. 41.
Signification politique du mariage 391

Argument que semble reprendre Chrysippe :


mais il montre que ­l’âme est née et née bien plus tard, il utilise le fait que les
enfants ressemblent à leurs parents du point de vue des mœurs et du caractère1.

Pour le premier, il s­ ’agit de montrer que ­l’âme est corporelle2. Pour


le second, c­ ’est le fait que l­ ’âme ne naît pas dans le fœtus (­c’est la phusis
qui permet le développement de celui-ci), mais après la naissance de
­l’enfant ­qu’il faut démontrer3.
Si ­l’on ­s’en tient à ces deux arguments, on ­comprend que le sage
doive faire des enfants, si toutefois ceux-ci lui ressemblent (on sent aussi
­l’importance, de fait, du problème du choix de ­l’épouse). Néanmoins, cette
doctrine ­d’une ressemblance des âmes reste surprenante, si ­l’on admet
que ­l’âme ­d’un insensé donne également ses caractères à l­ ’enfant, dans un
système qui pose que la perversion de l­ ’âme vient de l­ ’entourage et ainsi
­n’est pas héritée. En fait le ­conflit ­n’est ici ­qu’apparent. La nature donne
à chacun de manière égale au point de départ les ressources suffisantes
pour être vertueux. Cela n­ ’empêche aucunement des caractères acquis,
provenant des parents, chez des enfants, qui, ­d’autre part, n­ ’ont pas dans
un premier temps de motifs de souffrir moralement, le cas échéant, de
cet héritage, ­puisqu’ils ne deviendront rationnels que vers sept ans (ou
quatorze ans, lorsque leur raison sera ­complètement ­constituée). ­C’est
à eux alors, et la nature les a pleinement et également équipés pour
cela, de devenir ­conformes à leur propre nature, c­ ’est-à-dire à la nature
Universelle et rationnelle. De fait, la diastrophê ne vient pas de la nature,
mais de l­ ’entourage, ici, de l­ ’entourage le plus direct q­ u’il soit, p­ uisqu’il
­s’agit des parents. La perversion, si elle peut advenir avec l­’âme à la
naissance, ­n’est pas définitive, elle ­n’agit pas ­comme un destin atavique.
Pour tout homme, il est ­convenable de faire des enfants, parce que cela
suit la pulsion de vie et parce que tout enfant a les moyens naturels de
surmonter les caractères acquis dès la naissance (ce pourquoi ­l’éducation
1 Plutarque, Stoic. Rep., 1053 D (=SVF II, 806).
2 Sur cet argument, et sa faiblesse, cf. E. Bréhier, La théorie des incorporels dans l­’ancien
stoïcisme, Paris : Vrin, 1980, p. 11.
3 Sur ces points, cf. F. Alesse, op. cit., qui montre que ces deux syllogismes sont utilisés par
Panétius, pour montrer la mortalité de ­l’âme. Sur cet argument de Panétius, cf. égale-
ment C. Lévy Cicero Academicus, p. 461-462. Cf. également J.-B. Gourinat, « ­L’embryon
végétatif et la formation de l­ ’âme selon les stoïciens », in L. Brisson, M.-H. Congourdeau
(éd.), ­L’embryon dans ­l’Antiquité et au Moyen-âge, art. cit., p. 74-76.
392 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

est d­ ’une importance capitale et ce pourquoi il existe des philosophes,


qui sont à même de surmonter les carences du milieu). Cependant, ce
­convenable « avoir des enfants » dépend toujours des circonstances. Face
à la vertu, le sage tiendra pour rien ­d’avoir des enfants ou non. Seule la
vertu et donc lui-même en tant que corps vertueux, ­compte. Si donc le
choix d­ ’avoir des enfants pourrait n­ ’être pas rationnel, ou ne pas par-
ticiper à la vertu (dans le cas, par exemple, où l­’entourage serait trop
corrompu et où il serait impossible de donner une éducation suffisante),
le sage s­’abstiendra.
­L’OIKEIÔSIS SOCIALE CHEZ MUSONIUS

Un extrait du traité III, sans ajouter grand chose de plus par rapport


au germe de vertu que nous avons étudié en première partie, permet de
préciser les degrés de ­l’oikeiôsis chez Musonius :
La raison, d­ ’abord : c­ ’est la même que les hommes q­ u’ont reçue des dieux
les femmes (τὸν αὐτὸν εἰλήφασι παρὰ θεῶν αἱ γυναῖκες τοῖς ἀνδρασιν), elle
dont nous nous servons dans nos rapports les uns avec les autres et d­ ’après
laquelle nous pensons sur chaque chose (ᾧ τε χρώμεθα πρὸς ἀλλήλους καὶ καθ´
ὃν διανοούμεθα περὶ ἑκάστου πράγματος) : si ­c’est un bien, ou un mal, et si
­c’est beau ou honteux. Pareillement, ensuite, le sexe féminin a les mêmes sens
que ­l’homme : voir, entendre, sentir et autres choses. Pareillement, encore, ce
sont les mêmes parties du corps qui appartiennent à chacun, et aucun ­n’en
a plus que ­l’autre. En outre, le désir et l­’appropriation par nature pour la
vertu n­ ’adviennent pas seulement aux hommes, mais aussi aux femmes (ἔτι δὲ
ὄρεξις καὶ οἰκείωσις φύσει πρὸς ἀρετὴν οὐ μόνον γίνεται τοῖς ἀνδράσιν, ἀλλὰ καὶ
γυναιξίν) ; car celles-ci, non moins que les hommes, sont attachées par nature
à se c­ oncilier dans les actions belles et justes, et à rejeter les actions qui leur
sont ­contraires. Dès lors, ces choses étant, à cause de quoi enfin c­ onviendrait-il
aux hommes de chercher et viser c­ omment vivre honnêtement, ce qui pré-
cisément est le philosopher, et non aux femmes ? Des deux, il ­conviendrait
seulement aux hommes ­d’être bons, et non aux femmes1 ?

Il ­s’agit de savoir si les femmes peuvent apprendre la philosophie.


Musonius ­commence par exhiber les c­ onditions de possibilité d­ ’un tel
apprentissage et établit que les femmes en droit peuvent philosopher
(il s­’agit de notre extrait). Dès lors Musonius passe en revue les diffé-
rentes vertus qui ­conviennent à la femme de bien : ces vertus, ­qu’on

1 Musonius, III, p. 9, 1-17.


Signification politique du mariage 393

aurait pu croire spécifiques à la femme, relèvent en fait des manières


­d’être des quatre vertus principales, elles-mêmes manières ­d’être de la
vertu. La vertu chez ­l’homme et la femme est donc une, même si elle
suit la distinction des sexes, en étant différenciée dans chaque partie de
­l’humanité. Cette individualisation ­n’étant de ­l’ordre ­d’une différence
quantitative, ni même qualitative : c­ ’est la mise en scène, la mise en
situation, « la manière ­d’être relative » de la vertu qui change.
­L’analyse des ­conditions de possibilité de ­l’apprentissage de la philo-
sophie ­consiste tout entière dans ­l’analyse de la disposition naturelle à
la vertu : chercher à vivre honnêtement, voilà ce à quoi, l­’homme tout
autant que la femme, sont disposés et c­ ’est cela philosopher. Apprendre
la philosophie, revient ainsi à apprendre à vivre selon la manière dont
la nature a disposé ­l’homme : c­ ’est en fait, apprendre à être Homme.
Or, de ce point de vue là, les femmes ont les mêmes ressources que les
hommes. D ­ ’une manière a priori étonnante, Musonius adopte dans ces
lignes un ordre inverse de celui de Cicéron dans le De Finibus, puisque
­l’on c­ ommence par la raison pour finir par ­l’oikeiôsis. Mais les buts des
deux auteurs ne sont pas les mêmes : s­ ’il s­ ’agissait pour Caton d­ ’établir la
vérité de la doctrine stoïcienne par la ratio essendi des jugements moraux,
il ­s’agit pour Musonius de décrire les ressources naturelles de ­l’Homme
pour vivre et agir moralement : cette description suit naturellement la
ratio cognoscendi du développement de la moralité en l­’Homme.
Dans ces ressources données par la nature, on c­ ompte quatre éléments :
la raison, la sensation, la c­ onformation du corps, enfin la tendance,
laquelle, c­ omme en retour, éclaire les précédents.
La raison, d­ ’abord : on en c­ onnaît l­ ’origine et la destination d­ ’usage.
­L’origine en est divine : c­ ’est la doctrine du logos spermatikos. Son usage
est double : d­ ’une part, elle nous sert très généralement dans les rap-
ports intersubjectifs, d­ ’autre part elle est critère pour juger les objets
et rendre notre disposition vis-à-vis de ces objets c­ onforme à ce juge-
ment1. On reconnaît là les deux ­conséquences de ­l’oikeiôsis, à la fois sur
la sociabilité naturelle de ­l’homme (­c’est la ­conséquence sur laquelle
insiste Musonius) et sur le choix des objets c­ onformément à la vertu,
que Musonius (­comme le fera Épictète) appelle ailleurs l­’usage des

1 διανοοῦμαι : avoir dans ­l’esprit, ­concevoir, penser, mais aussi être disposé vis à vis de
quelque chose.
394 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

représentations. La raison apparaît c­ omme ce qui médiatise tout rapport


de ­l’individu à ­l’extériorité, divisée en deux grandes catégories ­qu’on
classerait grossièrement ­comme celle des personnes et celle des choses
(dans le sens le plus vague de πρᾶγμα). On pourrait ­s’étonner, du reste,
de voir la raison caractérisée ­comme médiation et de la manière dont
Musonius la définit c­ omme une sorte d­ ’instrument. La raison se donne à
voir dans les rapports intersubjectifs et dans les évaluations des choses et
­c’est parce que nous la voyons à ­l’œuvre que, par abus de langage, nous
la décrivons c­ omme apparemment distincte de l­’individu. La suite du
texte sur ce point ne laisse aucune équivoque : l­ ’oikeiôsis montre que cet
apparent médium entre extériorité et intériorité ­n’est rien ­d’autre que la
­condition de l­’immédiateté de tout rapport. L­ ’expression « se servir de
la raison » signifie donc au fond « se servir de soi ». La raison se trouve
ainsi décrite à la fois ­comme norme et critère. Elle est norme effective
puisque loin d­ ’être seulement c­ ondition formelle des rapports, elle les
permet et les effectue (­d’où, ­d’autre part, ­l’usage du verbe κρώμεθα) : il
ne s­ ’agit pas, dans les rapports humains, seulement de se situer dans ce
­qu’on pourrait appeler un horizon de rationalité, mais c­ ’est la raison qui
est à ­l’œuvre ­comme loi et ­comme moteur de ces rapports ; il ­n’y a ainsi
de rapport que rationnel sans lequel il n­ ’y a pas de relation mutuelle.
­C’est dans cette profonde vérité de la relation, qui la situe ­comme rai-
son qui norme et qui ­contraint à ­l’obéissance à cette norme, norme de
justice, loi naturelle, que la raison peut être définie ­comme ­condition
de ­l’effectivité du rapport, de la relation en tant que telle, parce que ce
rapport est légiféré. C
­ ’est pourquoi les insensés sont ennemis les uns
les autres, somme d­ ’individus isolés.
La raison joue aussi le rôle de critère, c­ omme on peut le juger par
ces lignes : « 1. καὶ καθ´ ὃν διανοούμεθα περὶ ἑκάστου πράγματος, <εἰ>
2. ἀγαθὸν ἢ κακὸν ἐστι, καὶ 3. καλὸν ἢ αἰσχρόν. » La raison est ce qui
juge et le critère par rapport auquel on juge et (1) elle tient à la fois
de la balance et du cordeau dont parle Épictète dans les Entretiens1 : ce
1 Épictète, Diss. 2, 11, 13 : « Voici le principe de la philosophie… la recherche d­ ’une certaine
règle (κανόνος), c­ omme, pour les choses pesantes, nous avons trouvé la balance, et pour les
choses droites et les choses courbes, nous avons trouvé le cordeau. » Usage des exemples
qui à la fois montre ce q­ u’est la norme, la règle, p­ uisqu’elle détermine (­comme la balance
détermine le poids) et distingue (­comme le cordeau distingue le droit du courbe), et du
reste, fait fond sur l­’emploi du mot κανῶν : la règle, c­ omme la règle de l­’écolier, longue
tige droite, mais aussi le fléau de la balance.
Signification politique du mariage 395

qui distingue (car tout jugement est distinction) et ce qui détermine


(mais toute détermination se fait sur fond de distinction). On juge
­d’abord du « bon » et du « mauvais » (2), ­c’est-à-dire de ce que l­’on
sélectionne ou rejette de manière presque instinctive. Puis (3), ­c’est le
« beau » (­l’honnête, le καλόν grec, l­’honestum latin) et le honteux. On
­comprend toute la différence ­qu’il y a entre (2) et (3) : on passe ici une
étape, la même que dans le De finibus, avant et après la saisie du Bien
­comme harmonie du choix, ou choix en harmonie avec la nature. ­C’est
que le couple bon/mauvais ne saurait ni ­s’assimiler, ni se superposer au
couple bien/mal et ­s’il y a certes un rapport entre les deux, il ne ­s’agit
pas ­d’une ­conséquence nécessaire de bon à honnête et de mauvais à
honteux, du rapport entre l­ ’indifférent (préférable ou non préférable) et
le vertueux. Musonius prend acte de cette définition absolue de la vertu,
qui tient tout entière dans le couple καλὸν/αἰσχρόν, le premier donnant
son c­ ontenu positif à l­’absolu de la vertu, le second en délimitant, de
­l’extérieur, les ­contours : ce qui donne la pertinence de la distinction
entre le (seul vrai) bien et les biens (indifférents). Ces derniers sont sus-
ceptibles ­d’une évaluation selon la valeur, la vertu étant au-dessus de
toute échelle de valeur. Musonius ne délaisse pas cette pierre de touche
du stoïcisme. Hommes et femmes jouissent donc de manière égale de la
raison, parce ­qu’ils sont humains : si ­l’Homme ­n’existe pas, parce que le
genre humain est scindé et que tout être humain ­n’existe ­qu’individué
en homme ou en femme, il n­ ’en reste pas moins que chaque partie du
­l’humanité possède toutes les caractéristiques de ­l’humanité. ­L’origine
de l­’humanité effectue et justifie l­’égalité entre homme et femme, sur
le plan de la raison : identité de nature, donc identité de vertu.
De fait, si maintenant on régresse vers les sensations (toute sensation
étant pénétrée de raison1), il faut bien se rendre à ­l’évidence que homme
et femme ont un même appareillage, les mêmes ressources pour vivre,
à partir des mêmes informations, qui ne sont pour personne ni plus
fines ni plus élaborées, parce q­ u’ils ont une même âme (abstraction faite

1 ­L’image du poulpe (LS 53 H), est à cet égard tout à fait importante : si l­ ’âme est c­ omparable
à un poulpe, dont la tête est l­’hégémonique et les tentacules les cinq sens, la voix et la
partie reproductrice, il faut bien c­ omprendre que, pour l­ ’homme, la raison n­ ’est pas q­ u’une
petite partie de l­’âme, mais l­’âme tout entière est rationnelle. Il n­ ’y a pas de partie non
rationnelle, parce que sensitive : le tout est entièrement rationnel, parce ­qu’il ­n’y a pas,
entre la tête et les tentacules, de rupture du souffle unique dont est c­ omposée ­l’âme.
396 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

de la différence de tension individuelle). De même ­qu’il ­n’y a aucune


différence dans la c­ onformation des corps, la différence entre hommes
et femmes ne se situe pas dans la forme générale de ­l’espèce : les corps
­d’un homme ou d­ ’une femme, du point de vue de l­ ’organisation géné-
rale et vitale, n­ ’offrent pas de différence quantitative – il ­n’y a que des
différences qualitatives et fonctionnelles. Que Musonius insiste sur la
­conformation des corps importe : le corps de l­’homme, nous apprend
Cicéron dans le De natura deorum1, est façonné pour la vertu, ou plutôt,
­comme nous le verrons, la vertu le façonne.
À partir de ces humbles niveaux (la sensation, le corps), on peut
alors dégager le mouvement essentiel de la vertu stoïcienne et Musonius
tire les ­conséquences de ce qui vient ­d’être dit sur le corps et la sensa-
tion, pour, dans un raccourci extrêmement dense, introduire la notion
­d’oikeiôsis. Cette référence explique les propos sur corps et sensations,
éclaire la référence à la raison et c­ onsacre la naturalité de la vertu. Tout
Homme (homme et femme) c­ onnaît par nature le désir de la vertu
­comme une tendance naturelle. Il ne saurait être question ici ­d’une
tension quelconque entre la nature et la raison, ou d­ ’un hiatus entre
ce qui appartient généralement au corps ou à l­ ’âme : corps et âme sont
faits pour la vertu, qui est ­l’unique justification de ce ­qu’ils sont : par
nature naturellement approprié à la nature humaine et on peut poser une
­communauté de rapports entre nature humaine, raison et nature univer-
selle. Musonius ne répète pas en vain par deux fois que ­l’appropriation
à la vertu se fait par nature (φύσει : nature universelle) et que par nature
(πεφύκασι : nature spécifique selon laquelle croissent et se développent
les êtres humains – ce que nous c­ omprenons après l­ ’analyse de la notion
de germe de vertu), hommes et femmes tendent vers les actions belles et
justes. ­C’est bien la vertu qui ­constitue la fin de ­l’oikeiôisis, cette unique
vertu qui, ­d’une manière générale, est moralement belle et, parce que
­c’est strictement identique du point de vue de la vertu et de la raison,
juste. Le καλόν se décline pour ­l’homme dans ses relations avec autrui
en δικαίον. Musonius, penseur de la relation humaine et stoïcien, ne
peut manquer de traiter honnête et juste ­comme indiquant, chacun
selon un point de vue différent, la même réalité.
Il ­s’agit à présent de montrer que le mariage ­constitue un moment
essentiel de ­l’oikeiôsis et permet de ­comprendre que chacun est appelé
1 Cicéron, Nat. Deor. II, 140-141.
Signification politique du mariage 397

à passer de ­l’amour de soi à ­l’amour des autres, un amour qui soit de


la même force que ­l’amour des proches (philostorgia) et dont on puisse
dériver la justice. Quatre ­conditions doivent être remplies :

1. L­ ’oikeiôsis peut se c­ omprendre c­ omme un processus qui se déroule


dans le temps : le mariage en c­ onstitue une étape essentielle.
2. ­L’épouse (ou ­l’époux) peut se définir ­comme partie de la
­constitution de l­ ’époux (de l­ ’épouse). À défaut de cette c­ ondition,
on introduirait subrepticement un sentiment pour un autre en
expliquant l­’amour pour autrui par l­’amour pour un autrui
certes singulier, mais dont la singularité ne résoudrait rien à
notre problème.
3. Cependant, la relation à cet(te) autre lie tout à la fois le même
et l­’autre, sans quoi on ne verrait pas ­comment la kedêmonia
pourrait être dérivée du mariage.
4. Enfin, mais ­c’est très lié, cette relation ne se limite pas aux liens
du sang, sans quoi on ne ferait que montrer que ­l’attachement
à ­l’autre ne fait que dériver, parfois fort lointainement, des
liens du sang.

Le premier point est assez aisément démontrable si ­l’on ­considère


l­ ’oikeiôsis non pas seulement, un peu c­ omme le texte de Hiérocles tendrait
à le faire penser, c­ omme un développement logique, mais ­comme un
développement dans le temps : plutôt que des cercles, ce seraient plutôt
des cônes q ­ u’il faudrait c­ onsidérer. Deux textes de Sénèque semblent
autoriser cette ­compréhension1. Dans le premier, il dit très clairement
que chaque âge a sa ­constitution :
La réponse est que chaque âge a sa c­ onstitution (Unicuique aetati sua ­constitutio
est) ; celle du bébé ­n’est pas celle du garçonnet ni du vieillard. Tous ­s’intéressent
à la ­constitution qui les ­concerne (omnes ei c­ onstitutioni ­conciliantur in qua sunt).
Le bébé n­ ’a pas de dents et s­’intéresse à cette sienne c­ onstitution. Ses dents
ont-elles percé ? Il ­s’intéresse à cette ­constitution. Car le brin ­d’herbe qui sera

1 Voir C. Lévy, « Sénèque et la circularité du temps », dans B. Bakhouche (éd.), ­L’ancienneté


chez les anciens, t. 2 : « Mythologie et religion », Montpellier : Publications Montpellier
3, p. 491-509, voir p. 495-496 ; G. Reydams-Shils, The Roman Stoïcs : p. 31. Il faut alors
croiser ce modèle temporel avec le mouvement rétrograde de ­l’élection : cf. M. Biziou et
V. Laurand, « Recommandation et sympathie chez Hume », Lumières, 1, 2003, p. 105-127,
not. p. 127.
398 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

pied de blé et grains a lui aussi sa ­constitution quand il est tendre et dépasse
à peine le sillon ; il en a une autre, dès q­ u’il a pris de la force et se dresse sur
une tige frêle, mais qui supporte son poids ; une autre encore l­orsqu’il blon-
dit, que ­l’aire ­l’attend et que son épi a durci. À quelque ­constitution ­qu’il
parvienne, ­c’est elle ­qu’il envisage, ­c’est sur elle ­qu’il ­s’organise. Âge infantile,
croissance, jeunesse, vieillesse ne sont pas la même chose ; et cependant je
ne fais q­ u’un avec le petit enfant, l­’enfant, l­’adolescent que j­’ai été. Ainsi,
la ­constitution de chacun a beau passer par des états différents, ­l’intérêt de
chacun pour sa ­constitution reste le même ; ce ­n’est pas un enfant, un jeune
homme, un vieillard, ­c’est moi-même que la nature me recommande (me natura
­commendat). Par c­ onséquent, l­’enfant s­’adapte à la c­ onstitution qui pour lors
lui est échue, non à celle ­qu’il aura demain, devenu jeune homme. Et de fait,
si un état supérieur ­l’attend auquel il devra passer, le modeste état où il naît
ne laisse pas ­d’être c­ onforme à la nature1.

La vie ­d’un homme se déroulerait ainsi en plusieurs périodes, en plu-


sieurs âges de la vie ­comme le note M. Foucault dans le cours du 24 mars
1982. La référence ­qu’il propose à cet égard a beaucoup ­d’intérêt ; il ­s’agit
de la lettre 12 de Sénèque, où ­l’on trouve une analogie entre ces diffé-
rents âges de la vie et des cercles c­ oncentriques. Si le modèle des cercles
­concentriques est très ­commun pour modéliser ­l’oikeiôsis, il ­l’est moins
pour parler des âges de la vie – le rapprochement devient dès lors tentant :
Un jour, ­c’est un degré (gradus) de la vie. L ­ ’existence entière se divise en
époques ; elle présente un certain nombre de cercles inégaux et ­concentriques
(orbes habet circumductos maiores minoribus). Il en est un dont la fonction est
­d’envelopper et de circonscrire tous les autres : il ­s’étend de la naissance à
notre dernier jour. Le deuxième enclôt les années de jeunesse. Le troisième
resserre dans son tour toute ­l’enfance2.

­L’usage ­d’un même modèle pour décrire les différents âges de la vie,
l­ ’un amenant à ­l’autre par degrés, et ­l’extension de ­l’oikeiôsis permettent
de ­considérer le mariage c­ omme ­l’une des transitions pour passer ­d’un
cercle à un autre et d­ ’un degré à un autre. En d­ ’autres termes, le mariage
pourrait être ce moment crucial où ­l’on passe d­ ’un état où, petit, on est
encore partie dépendante des deux parents à un état où l­ ’on prend son
indépendance pour entrer dans le jeu ­d’une relation où ­s’élabore tout un
mécanisme de dépendance, d­ ’indépendance et d­ ’interpdépendance. Le

1 Sénèque, Ep. 121, 15-16.


2 Sénèque, Ep. 12, 6.
Signification politique du mariage 399

mariage correspond au temps de la vie où se mettent à fonctionner, si


­l’on peut dire, les tendances que la nature a inscrites dans ­l’être humain
et que nous avons pu analyser : pothos et epithumia ­comme désirs de la
procréation et de la c­ ommunauté.
Nous avons suffisamment insisté sur le fait que les époux apparaissent
chacun ­l’alter ego de ­l’autre. Cette notion, certes absente du texte de
Musonius, doit être liée à celle de c­ ommunauté de vie (sumbiôsis) telle
que définie par le philosophe. Si ­l’homme et la femme ne forment pas
une seule unité, ils entretiennent cependant une relation fort c­ omplexe,
où se joue une dialectique assez subtile entre le même et l­’autre. Le
même, d­ ’abord, parce que mari et femme partagent les mêmes vertus
et pour cela la même fin (une vie harmonieuse dans les relations du
mariage) et vivent leur relation ­comme relation du même au même sous
­l’espèce de la vertu. On pourrait dire que les mariés projettent1 chacun
sur ­l’autre la relation q­ u’ils entretiennent à eux-mêmes. C ­ ’est pourquoi
­l’on peut parler ­d’union effective : les deux époux sont liés entre eux
­comme chacun d­ ’eux est lié à lui-même.
Musonius ne développe guère cette relation ­d’amour de soi. Nous
avons vu au ­contraire que pour lui, ­lorsqu’il ­s’agit de ­l’exposer, ­l’oikeiôsis
revient toujours à ­l’oikeiôsis sociale. Or le mariage en fournit les cadres
et le modèle. Si mon hypothèse est exacte, le mariage a toutes les carac-
téristiques de la krasis stoïcienne : les deux époux gardent donc chacun
leurs qualités propres. Nous avons déjà souligné les ­conséquences de
la référence au pothos dans la doctrine musonienne : ­c’est encore dans
cette pulsion première q­ u’il faut rechercher le fondement de la relation
à ­l’époux ­comme relation à un autre et même à cet autre (autrui).
Si Musonius insiste tant sur la dualité homme/femme et sur leur
relation, c­ ’est que, pour lui, tout homme ne s­ ’éprouve réellement homme
que face à une femme et réciproquement. Une partie du genre humain
ne peut tenir sa qualité de partie non pas du tout, ­l’humanité, qui
­n’existe pas en tant que tel, mais de ­l’autre partie de cette humanité.
De fait, seule la relation entre hommes et femmes peut rendre ­compte
de manière cohérente de l­ ’humanité : c­ ’est pourquoi, le philosophe, qui
est guide de tous les humains, doit aussi, le premier, se marier, parce
que le mariage est c­ onforme à la nature humaine :

1 Le mot est de M. Schofield, « Two Stoic Approaches of Justice », art. cit.


400 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

et vraiment, le philosophe est sans doute le maître et le guide (διδάσκαλος


δήπου καὶ ἡγεμὼν) pour les êtres humains des choses qui ­conviennent à ­l’être
humain selon la nature : or le mariage, entre toutes choses, se montre c­ omme
étant selon la nature (κατὰ φύσιν δ´, εἴ τι ἄλλο, καὶ τὸ γαμεῖν φαινέται ὄν)1.

Le philosophe se révèle maître qui enseigne à ­l’être humain ce qui


lui est approprié en tant que tel et guide qui montre la voie et de fait se
doit le premier de se marier. Le mariage ­convient à la nature humaine,
parce que sans lui, il n­ ’y a que des individus qui, isolés, ne sont aucu-
nement déterminés ­comme êtres humains, cette détermination, pour
Musonius, tenant dans le fait de pouvoir se dire être humain homme
ou être humain femme, parce q­ u’il y a relation entre les deux parties,
ce que nous déjà avons pu lire :
que la maison ou la cité ne c­ onsiste pas dans les femmes seulement ou dans
les hommes seulement, mais de la réunion des deux, ­c’est évident2.

On ne peut donc être et se percevoir homme ou femme et se déter-


miner ­comme être humain, que dans la relation à ­l’autre sexe. De fait,
chacun des sexes a une détermination négative, ­comme ce qui ­n’est pas
féminin pour le masculin, ce qui ­n’est pas masculin pour le féminin
(toute chose du point de vue de l­’humanité étant égale par ailleurs,
détermination rendue tangible par le manque de l­’autre, pothos). De
fait, ­c’est en général que ­l’autre sexe manque. Il ­n’en reste pas moins
que de ce manque naît la ­communauté (sans lui, il ­n’y en a pas, car soit
la ­communauté se trouve réduite à la relation fusionnelle, négation de
la ­communauté, soit la c­ ommunauté n­ ’existe pas, faute de se présenter
­comme nécessité).
­D’une manière générale, ­d’abord, on ­conçoit que ­l’autre est, dans
la relation du mariage, appréhendé ­comme ­l’autre absent, ­c’est-à-dire
­l’autre qui échappe et qui se donne d­ ’abord c­ omme l­ ’autre sexe, l­ ’autre
manquant. Mais ­l’expérience de ­l’autre ne se limite pas à celle de la
généralité ­d’autrui. ­L’autre se particularise dans cet autre choisi ­comme
époux ou épouse. Le mariage est le lieu de l­ ’expérience de l­ ’autre en tant :
1 Musonius, XIV, p. 73, 7-11 : « et vraiment, le philosophe est sans doute le maître et le
guide pour les êtres humains des choses qui c­ onviennent à l­ ’être humain selon la nature :
selon la nature, ­s’il est une chose, apparaît être le mariage. » Suit le récit de la scission du
genre humain.
2 Musonius, XIV, p. 73, 15-18.
Signification politique du mariage 401

1. ­qu’il est ­l’alter ego,


2. ­qu’il n­ ’est pas moi (immédiate différence des sexes)
3. ­qu’il est lui-même ou elle-même (ce qui rend possible la relation).

­C’est du moins ce que l­ ’on peut déduire de la clause de fidélité exigée


par Musonius. La relation ne se fonde ni sur ­l’identité indifférenciée de
la vertu, toute vertu étant toujours déjà individualisée (de même que
la ­concorde ou ­l’amitié pour le voisin ne se fonde pas sur une valeur
qui transcenderait l­ ’individu, c­ omme une hypothétique nature humaine,
qui n­ ’a ­d’autre existence que toujours déjà incarnée dans tel homme –
de même q ­ u’on n
­ ’a pas de relation avec un c­ oncept, on ne se marie
pas avec une notion), ni sur la seule différence des sexes (qui marque
cependant la non pertinence du rêve ­d’une humanité, qui, justement,
ne serait pas scindée). En d­ ’autres termes, c­ omme on se c­ onnaît toujours
immédiatement tel ­qu’on est, chacun des mariés reconnaît ­l’autre, aussi
dans cette rivalité que nous avons observée, tel ­qu’il est. Si le mariage est
bien le creuset où se ­constitue la relation, toute relation à ­l’autre, sous
­l’espèce de la kedêmonia, on ­n’a pas à ­s’étonner ­qu’il soit source de justice,
­c’est-à-dire, la science qui permet de donner à chacun selon ses mérites.
­L’extension de la relation aux proches atteint la justice c­ omme résul-
tat, par un effort de la raison qui substitue à la puissance des liens du
sang la force de la vertu. Cette extension ­n’a de sens pour Musonius que
parce que, au départ, intervient une donnée fondamentale : l­ ’épouse ou
­l’époux n ­ ’est jamais un proche par le sang. Cette relation, et celle-là
seule dans cette perspective, qui est pourtant première dans la série des
cercles ­concentriques, échappe à la logique de la proximité.
Pourtant on trouve, chez Musonius, une hiérarchie des relations
qui passe par la proximité du sang, mais la relation à l­ ’époux subvertit
­l’ordre du sang :
­ ’histoire que voici montre clairement ­combien ­l’emporte sur ­l’amitié des
L
parents pour les enfants ­l’amitié de la femme pour son mari (ὅσον προτερεῖ
τῆς γονέων πρὸς τέκνα φιλίας ἡ γυναικὸς πρὸς ἄνδρα). Admète reçut des dieux
ce don : ­s’il procurait ­quelqu’un pour mourir à sa place, il vivrait le double
du temps qui lui avait été fixé. Il arriva que ses parents, pourtant vieillards,
ne c­ onsentant pas à mourir pour lui, son épouse Alceste, bien que tout à fait
jeune, accepta avec empressement de mourir à la place de son mari1.

1 Musonius, XIV, p. 74, 13-15 – 75, 1-5.


402 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Alceste meurt pour son époux1, les parents de celui-ci refusent. Les
relations familiales relèvent encore du discontinu imparfait, là où le
mariage achève l­’idée de relation. Nous avons vu que Musonius pense
­l’extension des cercles par la saturation de ceux-ci. De fait, les mariages
dans la cité augmentent la ­concorde, dans le sens où ils augmentent
les familles : les alliances élargissent logiquement le cercle des proches.
À cette logique (qui est aussi celle de Cicéron2), Musonius ajoute la
logique ­d’un attachement qui déborde toutes les relations pour s­ ’ériger
en modèle de la bonne relation. Ce faisant, il substitue au modèle de
la famille celui de la relation des époux pour c­ omprendre la cohésion
dans la cité que la doctrine demande.
Avec cette dernière remarque, nous tenons nos quatre ­conditions.
­L’oikeiôsis se révèle pour Musonius ­comme un processus, ­l’épouse ­comme
une partie de la c­ onstitution de l­ ’époux, elle est autre et elle est choisie.
Nous pouvons donc c­ onclure sur ce point.
Le mariage est un kathêkon pour les stoïciens, ­l’un des premiers et des
plus nécessaires pour Antipater3. On peut c­ omprendre maintenant son
utilité et pour soi et pour les autres : pour soi, parce q­ u’il rend possible
­l’accès à la relation aux autres, c­ omme relation librement choisie, pour
les autres, parce que l­ ’une des principales c­ omposantes de cette relation
appelée mariage, la sollicitude, kedêmonia, doit pouvoir s­ ’étendre à tout
homme. Ce pourquoi le sage doit se marier, pour Musonius : il ­s’agit
­d’un devoir et, faute de s­ ’y plier, l­ ’homme deviendrait c­ omme un loup4.

1 ­C’est exactement le ­contraire de ­l’histoire de Clytemnestre et ­d’Ériphyle : cf. Sénèque


ap. Jérôme, Adv. Iou. I, 48 (= Sénèque, 66 Haase : [Clytaemnestra dicitur] occidisse uirum ob
amorem adulteri, [Eriphylam] prodidisse Amphiarum et saluti uiri monile aureum praetulisse »
= « [Clytemnestre, dit-on] tua son mari par amour pour son amant, [Ériphyle] trahit
Amphiaraüs et préféra un collier d­ ’or au salut de son mari » (trad. P. Samier).
2 Cf. J. Wilgaux, op. cit. p. 574, à propos de Off. I, 54-55 : « Le fondement naturel de la
société est la famille, qui se développe ­jusqu’aux enfants de cousins, ­c’est-à-dire j­ usqu’au
6e degré romain, puis se scinde pour former de nouvelles familles. Les relations ­d’alliance
­complètent alors les relations de c­ onsanguinité et permettent de maintenir et ­d’étendre les
relations sociales au sein de la République. […] Le mariage est une ­condition de ­l’union et
de la solidarité à ­l’intérieur de la cité ; après la ­consanguinité, l­ ’alliance arrive en seconde
position pour assurer la cohésion sociale » : ­c’est là toute la différence entre Musonius et
Cicéron.
3 SVF III, 63Ant. : « ­C’est ­comme parmi les plus nécessaires et premiers devoirs q ­ u’ils
regardent le fait de se lier par le mariage (τῶν ἀναγκαιοτάτων καὶ πρώτων καθηκόντων
νομίζουσι τὸ συγκραθῆναι εἰς γάμον). »
4 Musonius, XIV, 72, 3-6, not.
Signification politique du mariage 403

Passage à la limite musonien : ­comme kathêkon, fut-il « très nécessaire »,


il ­n’en reste pas moins indifférent et soumis aux circonstances.
Il reste ­l’obscurité ­concernant la c­ ommunauté des femmes : rien ne
­s’oppose, même si ce ­n’est pas le choix de Musonius, ni celui ­d’Antipater,
à ce ­qu’on maintienne cette c­ ommunauté. Du reste, les stoïciens Romains
­l’ont maintenue à leur manière : on en a vu un exemple avec Épictète (II,
IV ; 8  sqq.). Cela dit, on pourrait tout à fait imaginer, puisque la rela-
tion est une κρᾶσις et à ce titre doublement individuée, que l­’on reste
fidèle à plusieurs relations du même type. Donnons un exemple : il n­ ’y
a que les enfants pour se disputer et vouloir qui être le meilleur ami de
­l’autre, qui avoir c­ omme meilleur ami Un-tel. Pour l­’amitié véritable,
il ­n’y a pas de hiérarchie qui tienne et tous les amis sont égaux, mais
toutes les amitiés sont différentes : cela ­n’empêche pas la fidélité en
amitié ­d’être une valeur (ce sont là les fondements de la poluphilia). De
fait, on pourrait soutenir ­qu’avec Zénon la relation avec les épouses est
à chaque fois différente et ­l’on peut tout à fait être fidèle en mariage
avec telle ou telle épouse ou époux : la fidélité sanctionne à la fois la
­confiance en l­’autre, la c­ onstance et la solidité de l­’union. Ce n­ ’est pas
ce point ­qu’on accentué Antipater, ni bien sûr Musonius, ce ­n’est pas
ce point que naturellement nous accentuons dans l­’union ­conjugale
­aujourd’hui. C ­ ’est aussi que nous ne sommes pas des sages.
CONCLUSION
DE LA DEUXIÈME PARTIE

Les lois sur le mariage ­d’Auguste faisaient partie ­d’un projet ambi-
tieux de réforme de ­l’Empire, dans laquelle le retour au mos maiorum,
ou du moins, nous l­ ’avons vu, à une interprétation de celui-ci, revêtait
une importance c­ onsidérable. Il permettait à l­ ’empereur de se c­ oncilier,
­contre le Sénat et les classes supérieures, la masse du peuple romain,
mais aussi et surtout italien : Auguste jouait en somme la rusticitas
­contre ­l’urbanitas1, grâce à la création d ­ ’une idéologie qui prônait le
retour aux mœurs antiques c­ ontre la corruption et le délabrement
moral, évidemment largement exagérés. Le passé romain, idéalisé, dans
une certaine mesure falsifié parce que purifié de ses éléments les moins
cohérents avec les intentions du pouvoir, devenait le socle sur lequel
­l’empereur allait assurer la stabilité du nouveau régime et en faire ainsi
­l’héritier du meilleur de la République (les mœurs), dont on corrigeait
les échecs en réformant les institutions. Parmi ces réformes, il n­ ’est pas
anodin de ­constater que ­l’ordre des chevaliers prenait une importance de
premier plan et cela au détriment des sénateurs : ­c’est parmi les equites,
alliés depuis 36 av. J.-C. à Auguste ­contre Antoine, ­qu’on recrutait les
cadres administratifs de ­l’Empire, de hauts postes leur étaient réservés,
à eux qui formaient désormais le corps privilégié des fonctionnaires de
­l’État. Or cet ordre était c­ omposé, à la fin du règne d­ ’Auguste, pour
la majeure partie de provinciaux italiens, gens de la campagne, pour
lesquels le retour aux mœurs anciennes signifiait aussi la revanche de
la rusticitas. ­L’Étrusque Musonius, lui-même chevalier, ne pouvait pas
être insensible à des mesures qui avaient, un peu moins ­d’un siècle
auparavant, honoré et son ordre et ses origines. ­D’où le légitime soupçon,
émis notamment par S. Dixon, soupçon alimenté par des traités dont
­l’austérité c­ onsonne avec le mythe du retour au mos maiorum, ­d’une œuvre
1 R. I. Frank, « ­Augustus’ Legislation on Marriage and Children », art. cit., p. 50.
406 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

pseudo-philosophique finalement largement c­ onsacrée à la transmission


de ­l’idéologie augustéenne1.
Il est vrai que le philosophe semble citer, nous l­ ’avons vu, les lois sur
le mariage, l­orsqu’il se réfère aux législateurs divins qui interdirent les
avortements et sanctionnèrent durement les couples sans enfants, mais
aussi l­orsqu’il montre ­l’illégalité de ­l’adultère. Il faut ici reposer un
problème que nous avions laissé ouvert en début de la présente partie,
au profit d ­ ’une analyse qui privilégiait une cohérence philosophique
du propos de Musonius : les mariages νόμιμα sont-ils des mariages
secundum legem Iuliam et Papiam Poppaeam ? Et la lecture musonienne du
mos maiorum a-t-elle pour but de fonder en raison le mythe augustéen ?
Nous pouvons répondre assez rapidement à la première question par
la négative, à la fois parce que Musonius va plus loin que les dites lois,
parce ­qu’il en montre les imperfections et surtout parce que son propos
­n’en a pas toutes les finalités politiques. Il va plus loin, par exemple,
au sujet de ­l’adultère, nous ­l’avons vu, ­puisqu’il n­ ’a aucune indulgence
pour le mari trompeur (la lex Iulia de adulteriis, malgré sa relative
douceur par rapport aux traditions, montre ainsi son insuffisante au
regard de la raison). Plus loin encore, évidemment, lorsque Musonius
montre que ­l’union de deux êtres transcende ­l’appartenance à un ordre
(­c’est pour ainsi dire la raison même de la loi De maritandibus ordinibus
qui se trouve rejetée et Musonius lui préférait sans doute ­l’antique loi
Canuleia, qui en 445 av. J.-C. autorisait le mariage entre plébéiens et
patriciens). Le critère de choix n­ ’est pas la fortune, mais bien la vertu et
les seules classes q­ u’un tel discours pourrait distinguer sont celles des
insensés radicaux, des insensés progressants, qui peuvent prétendre à
un mariage qui les ­conduit vers la vertu et celle des sages. Distinction
de trois ordres qui autorise du reste le divorce : plus ­qu’une union qui
­n’aurait en vue ­qu’une ­conformation vide à la loi, pour en obtenir des
avantages matériels, ­c’est une union effective des cœurs tendus vers la
vertu que demande Musonius. Il est clair que c­ ’est la loi de la raison, loi
de la nature, ­comme nous le verrons bientôt, que Musonius vise ­lorsqu’il
exige que les mariages lui soient ­conformes : moins que des mariages
secundum legem Iuliam et Papiam Poppaeam, ce sont plutôt des mariage
1 V. Laurand, « Philosophie et politique : la “référence” ambiguë de Musonius Rufus aux
lois d­ ’Auguste sur le mariage – une lecture de Dion Cassius, Histoire romaine, LVI, 1-10
et de Musonius, XIII-XIV », art. cit.
Conclusion de la deuxième partie 407

secundum legem naturae. Toute union qui ­n’a pas les buts que Musonius
lui assigne ne saurait se voir correctement nommée « mariage », même
si, par les lois de la cité, elle ­l’est (le mariage de ce point de vue ­n’est
– répétons-le – jamais seulement une institution, mais toujours une
relation spécifique).
Il ­n’empêche : Musonius ne renierait rien de ­l’esprit de lois qui
tiennent en haute estime le mariage fécond et font de la famille le
« principe du fondement de la cité » et de la fidélité le ciment de celle-
ci. Ainsi se justifie le jugement très favorable sur les législateurs qui
ont édicté de telles lois. Cet éloge, malgré un témoignage ­d’Ariston
sur les peines encourues par les célibataires à Sparte, ne peut ­concerner
en rien Lycurgue1, que Musonius cite pourtant au traité XX ­comme
le premiers des meilleurs législateurs2 (parce q ­ u’il a su exclure de
Sparte le luxe pour lui substituer la simplicité). Mais sur le mariage,
Lycurgue aurait été plutôt ­conforme à la ­communauté des femmes et
à ­l’enseignement de Zénon… quant à ­l’exposition des enfants, on se
doute que Musonius ­l’eût fortement désapprouvée ! Il semble donc
que ce soit Auguste q ­ u’ait en vue le philosophe l­orsqu’il loue les
législateurs, hommes divins, auxquels il faut savoir obéir, mais aussi
les législateurs de la Rome républicaine, dont Auguste dit lui-même,
­d’après Dion Cassius, q­ u’il ne fait que suivre leurs prescriptions, tout
en alourdissant les peines.
Cela ne peut dans un premier temps que nous étonner. Après avoir
exposé des vues aussi hautes sur la fonction du mariage, ­comment
pouvons-nous ainsi avancer que Musonius propose ­comme exemples des
lois dont il ne pouvait par ailleurs cautionner toutes les dispositions ?
Cette référence c­ ompromet-elle à la fois notre c­ ompréhension de son
enseignement et sa pureté théorique ? ­C’est peu probable et au ­contraire,
notre présente interrogation nous donne deux directions de recherche
que l­’on pourrait esquisser ainsi :

1. le rôle du législateur dans la cité ;


2. le statut de la patrie dans l­’enseignement musonien.

1 SVF I, 400 : « La loi des Spartiates fixe des amendes ­d’abord c­ ontre le célibataire, deu-
xièmement ­contre celui qui ­s’est marié tard, et troisièmement, ­c’est la plus importante,
­contre le mariage illégitime (κακογαμίου). »
2 Musonius, XX, p. 112, 10-11.
408 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Les deux pistes se lient de manière très problématique l­orsqu’on


s­ ’aperçoit que Musonius, tout en affirmant q­ u’il faut prendre soin de sa
cité, montre que la patrie ne recouvre rien de nécessaire (elle est secon-
daire par rapport à ­l’unique cité qui vaut, le monde). Que, dans le même
temps, il promeuve à ce point le mos maiorum et ­l’accroissement de l­ ’État
par la famille le rend suspect ­d’un nationalisme, bien peu cohérent a
priori avec le cosmopolitisme q­ u’il affiche. ­C’est que les deux tendances
peuvent parfaitement ­s’harmoniser, sous certaines ­conditions cependant,
la première étant que la société du genre humain ne soit guère une vue
de ­l’esprit et que nationalisme romain ne veuille pas forcément dire,
­comme pour Auguste, supériorité des Romains sur les autres peuples.
­N’oublions pas ­qu’à Auguste s­’adressant aux chevaliers sans enfants :
Car vous voyez de vous mêmes ­combien vous êtes plus nombreux que les
hommes mariés, quand vous devriez à présent nous avoir fourni au moins
autant d­ ’enfants que vous, ou plusieurs fois votre nombre. Comment donc,
autrement, les familles peuvent-elles subsister ? Comment ­l’État peut-il être
protégé, si nous n­ ’avons ni femme ni enfants ? Car sûrement vous n­ ’espérez
pas que des hommes vont sortir de terre pour succéder à vos biens et à ­l’intérêt
public, c­ omme le décrit le mythe ! Et cependant il ­n’est ni vrai ni pensable
que notre race puisse s­’éteindre, que le nom des Romains soit effacé avec
nous et que la cité soit offerte aux étrangers – Grecs, ou même Barbares1 !

Musonius répond :
<Le mariage> est principe du fondement de la famille. De telle sorte que
celui qui fait disparaître de chez les hommes le mariage, il fait disparaître
également la famille, il fait disparaître aussi la cité, il fait disparaître encore
la totalité de la race humaine (ἀνθρώπειον γένος)2.

Certes, il s­ ’agit dans les deux cas de la protection par le mariage de


la cité et de la lignée. Mais Musonius ajoute ἀνθρώπειον et tout change.
En somme, Auguste serait tout à fait dans la ligne de la critique du
­commentateur anonyme du Théétète, en privilégiant sur tout autre lien
les liens du sang. Ce ­n’est pas le cas de Musonius : lui ­consacre les liens
­d’élection et cela parce que ­l’épouse est, du point de vue de la vertu (et
donc de la raison), l­ ’égale de son mari, son alter ego et parce que le mariage

1 Dion Cassius, Hist. Rom. LVI, 7, 4-5.


2 Musonius, XIV, p. 73, 10.
Conclusion de la deuxième partie 409

est ainsi la première étape fondatrice de toutes les relations d­ ’élection


κατὰ ἀρετήν. Et même si dans un autre passage, qui suit immédiate-
ment la référence aux législateurs des lois sur le mariage, il montre que
qui ­n’obéit pas à ces législateurs et évite ­d’avoir de nombreux enfants
pèche c­ ontre le dieu protecteur de la famille et les dieux des pères, c­ ’est
en opérant une c­ omparaison qui neutralise, pour ainsi dire, les liens du
sang dans la lignée par la référence aux amis et aux étrangers :
Comment en faisant cela ne ­commettrions-nous pas une faute (ἐξαμαρτάνοιμεν)
­contre les dieux de nos pères et c­ ontre Zeus protecteur des familles (ὁμόγνιον
Δία) ? De même en effet celui qui est injuste envers les étrangers pèche (ὁ περὶ
ξένους ἄδικος) ­contre Zeus protecteur des étrangers, et celui qui est injuste
envers les amis pèche ­contre Zeus protecteur des amis, de même celui qui
est injuste envers sa lignée (γένος) pèche ­contre les dieux des pères et ­contre
Zeus, le protecteur des familles qui observe ceux qui pèchent ­contre la lignée
(τὸν ἐπόπτην τῶν ἁμαρτημάτων τῶν περὶ τὰ γένη). Or celui qui pèche ­contre
les dieux est impie1.

Musonius indique très clairement que c­ ’est bien d­ ’abord ­contre les
liens du sang que l­’on pèche, liens du sang doublement protégés par
Zeus et les dieux des pères, ce qui, du reste, lèverait dans un premier
temps toute ambiguïté : c­ ’est de la nation q­ u’il s­’agit ici. Ce n­ ’est plus
là le mariage c­ omme rempart de la race humaine, mais bien la procréa-
tion ­comme perpétuation de la famille, au travers des générations. Mais
­qu’y-a-t-il là de non ­conforme aux dogmes stoïciens ? ­N’est-il pas κατὰ
φύσιν de ­n’être pas injuste envers sa descendance, puisque la nature a
donné à ­l’homme l­’instinct de protéger ses rejetons ? De même, il est
­conforme au dogme ­d’être juste envers ses parents, ­comme nous avons
pu le voir. En gardant l­ ’ambiguïté du mot γένος, traduit par « lignée »
et en ­l’entendant dans le sens de nation, de lignée de citoyens, si ­l’on
veut, il ne serait pas du tout, encore une fois, ­contraire au stoïcisme de
dire ­qu’il faut la sauvegarder : cela fait partie du soin à la cité que de
protéger la patrie, qui est un préférable. Mais ­comme pour éviter à son
interlocuteur tout risque de c­ ontre-sens augustéen (protéger la patrie
­contre l­’étranger), Musonius prend le soin de mettre sur le même plan
la protection de la famille, celle de ­l’étranger et celle de ­l’ami. Toutes
ces relations, finalement, se valent du point de vue de la vertu.

1 Musonius, XVa, p. 78, 7-13.


410 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Il faut cependant trancher : c­ omment articuler alors soin de la patrie


et ­communauté du genre humain ? La lecture de Musonius prévient
au moins de deux erreurs possibles sur le cosmopolitisme stoïcien : ce
­n’est pas le rêve internationaliste d­ ’une seule grande nation de tout le
genre humain, rêve qui pourrait voir dans ­l’impérialisme romain sa
­concrétisation progressive et dans la Rome pacifiée ­d’Auguste c­ omme
une c­ onfirmation de sa pertinence, c­ omme Plutarque avait pu la voir
dans les ­conquêtes ­d’Alexandre1. Mais la cité Universelle ­n’est pas non
plus sans rapport avec l­ ’autre cité : c­ ’est au nom même de son apparte-
nance à la Cité universelle, la grande cité qui regroupe les hommes et
les dieux et dont le sage est citoyen, que ce dernier doit participer à la
vie politique de la petite cité. Musonius reste particulièrement attentif
à cette participation et au rôle du législateur. Or la petite cité ne se
gouverne pas ­comme la grande, parce que les citoyens ­n’y sont pas les
mêmes : si les sages et les dieux suivent la loi de la Cité universelle, la
petite cité ­comprend des insensés, ­qu’il faut bien cependant à la fois
éduquer et gouverner selon les règles de la raison. ­D’où la recherche
­d’un c­ ompromis politique entre la droite raison, unique loi qui vaut
et des lois pour les insensés, qui au moins doivent, en ayant pour but
­l’intérêt général, assurer la paix et la ­concorde, tout en amenant tout
citoyen à la participation à la vraie cité, la grande.
­L’ambiguïté de la référence aux législateurs divins et le nombre de
rapprochements que nous avons pu faire entre la réflexion de Musonius
et l­’idéologie augustéenne, permet au moins de poser ce problème : le
philosophe, tout en prenant de nettes distances avec la lettre des lois,
en légitime ­l’esprit – faire du mariage un acte qui ­n’est plus privé,
mais politique2, parce que le mariage est ­l’institution par excellence par
laquelle peut advenir une réelle unité des citoyens et une réelle éducation
de ceux-ci à la vertu, si tant est que, dans le même temps, les mœurs
des mêmes citoyens soient purifiées (un mariage entre insensés n ­ ’est
pas encore un vrai mariage, mais peut le devenir si ces insensés veulent
progresser vers la vertu). Pour mener à bien sa tâche, nous savons que

1 Voir à ce titre le ­commentaire de Long et Sedley de LS 67.


2 ­C’est tout le sens de la démonstration de R. Villers, « Le mariage envisagé ­comme ins-
titution ­d’État dans le droit classique de Rome », art. cit. Le mariage, acte privé dans
la République, devient avec Auguste une institution ­d’État. « Définitivement, le droit
législatif et national l­ ’avait emporté sur le droit familial et coutumier. »
Conclusion de la deuxième partie 411

Chrysippe, dans la Rhétorique, montrait que le sage, en tant que politique,


devait employer le langage des insensés1, pour lesquels, de toute façon,
on produit la loi, même si Chrysippe lui-même reconnaissait, ajoute
Plutarque, que son enseignement n­ ’était pas ­conforme aux besoins ni aux
pratiques ­d’alors. C ­ ’est que le sage, dans son activité politique c­ omme
dans toute sa vie, tient ­compte des circonstances : le peuple ­qu’il gou-
verne, mais aussi ses traditions, ses aspirations et ses besoins. ­C’est tout
cela ­qu’il ­s’agit de réformer et pour chaque peuple, cette réforme peut
avoir un visage différent. Musonius montre que les lois ­d’Auguste sont
une sorte ­d’aménagement des besoins et des pratiques, aménagement
que le philosophe reconnaît partiellement ­conforme à la loi de la raison.
Or la loi civile ­n’est-elle pas vouée à ­n’être que partiellement ­conforme ?
­C’est là le dernier point ­qu’il faut souligner avant ­d’entreprendre
un nouveau chantier : Musonius est, c­ onformément à la doctrine, tout
autant philosophe que politique. Mais il ne faudrait pas ­conclure de ce
qui précède une sorte de c­ onformisme, que Musonius aurait trouvé sans
doute particulièrement étrange, lui dont Tacite regrette l­ ’intempestiuam
sapientam2. Il se réserve le droit de critiquer les lois et le pouvoir. Il montre,
en filigrane, sans jamais citer ni Auguste ni les mœurs romaines, ni
directement les Romains3, les faiblesses des lois sur le mariage, c­ omme il
montre, ailleurs, son opposition très nette à Néron4, ­qu’il paya par ­l’exil.
Notre réflexion sur le mariage nous amène, parce que le mariage est
le fondement premier des relations selon la vertu et parce ­qu’il fonde la
cité, à interroger cette pensée politique de Musonius, avec c­ omme idées
directrices les deux pistes que nous avons indiquées plus haut.

1 Plutarque, Stoic. Rep., 1034 B : « ῥευτορεύσειν καὶ πολιτεύσεσθαι τὸν σοφόν, ὡς καὶ τοῦ
πλούτου ὄντος ἀγαθοῦ καὶ τῆς δόξης καὶ τῆς ὑγιείας : Le sage sera rhéteur et participera à
la vie politique, c­ omme si la richesse était un bien, ainsi que la réputation et la santé. »
2 Cf. G. Reydams-Schils, « The Stoics of the Imperial Era », in Daniel Richter, William
Johnson (dir.), Oxford Handbook to the Second Sophistic, à paraître.
3 Il ­n’y a ­qu’une seule occurrence du mot dans tout le corpus : dans le traité VIII, où
Musonius rencontre un roi « sujet des Romains ». Expression sur laquelle je reviendrai
longuement en troisième partie.
4 Cf. le ­commentaire de C. Lutz, art. cit., p. 24 : « À la différence de certains philosophes,
Musonius ­n’était guère un doctor umbraticus, mais plutôt un personnage public, participant
remarquablement aux affaires publiques. Son importance certaine dans la vie publique,
son intérêt actif pour les problèmes de son époque, et son vif souci du devoir envers la
société fit de lui nécessairement un objet de la persécution de Néron. »
TROISIÈME PARTIE

ΠΟΛΙΤΕΙΑ

­L’HOMME ET LA CITÉ
INTRODUCTION
DE LA TROISIÈME PARTIE

De ­l’autarcie à la cité : nous avons tenté de ­comprendre dans la partie


précédente quelles étapes rendaient le passage possible, sur fond de phi-
losophie. En reprenant un cheminement assez semblable (de la solitude
de l­’exil au gouvernement de la cité), il s­’agit à présent de montrer ce
­qu’est la cité pour Musonius et ce q­ u’est « vivre dans la cité ».
­L’homme, être sociable par excellence, se trouve attaché, lié à la vie
en société sous peine de « perdre ­l’homme ». ­C’est pourtant par le cas
pratique et paradigmatique de l­’homme sans cité que je c­ ommencerai
cette étude, dans un ­commentaire du traité IX, Que ­l’exil ­n’est pas un mal.
La cité, pour Musonius, ce ­n’est pas ­d’abord la patrie, ni le lieu où ­l’on
vit : elle est faite des liens que tissent les hommes qui la c­ onstituent et
­l’exil ne prive pas du plus puissant d­ ’entre eux, l­’amitié. Cette remise
en question de l­ ’idée de patrie, d­ ’apparence banale, donne au lecteur de
Musonius, plus q­ u’un simple et énième traité de c­ onsolation de l­ ’exilé,
­l’occasion ­d’observer c­ omment la redéfinition de la cité et des liens
sociaux a pour double ­conséquence de déterminer les ­conditions ­d’une
activité politique (par la réponse à la question classique « ­l’exil prive-t-il
de la libertas – παρρησία ? ») et d­ ’en fixer la pratique. La cité, la vraie, est
la Cité universelle : le cosmopolitisme de Musonius est stoïcien, par là
même politique. Si la cité universelle est le monde, elle répond cependant
aux réquisits fondamentaux de la définition musonienne de la cité : elle
résulte elle aussi, ­d’abord, d­ ’un ensemble de liens, gouvernés par la droite
raison, la loi universelle du dieu. Or celle-ci, œuvrant dans ­l’impulsion
de ­l’oikeiôsis1, entraîne les hommes à s­ ’assembler et les attache les uns aux
autres. Moteur du rassemblement, elle en est aussi l­’arbitre : la nature
vise à faire des êtres raisonnables un tout unifié, ensemble des hommes
1 Cf. K. M. Vogt, Law, Reason, and the Cosmic City, Oxford : Oxford University Press, 2008,
not. p. 99-110.
416 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

et des dieux. Or, la réponse de la praxis humaine et insensée en fait des


agrégats mal agencés, où la nécessaire obligatio1 (au demeurant dérivant
­d’obligo, « attacher » et « lier ») de l­ ’homme envers l­ ’homme, de chacun
répondant de chacun, devient recherche d­ ’un pouvoir sur l­ ’autre, d­ ’une
influence et où ­l’idée de pouvoir se trouve elle-même pervertie. ­D’où
la nécessité d­ ’une réévaluation du pouvoir politique, à partir du critère
de la loi naturelle : du Musonius philosophe au Musonius Chevalier
Romain, membre de l­’opposition sénatoriale à Néron, il ­n’y a aucune
solution de ­continuité. Car le pouvoir se reçoit de la loi naturelle, qui
en définit les modalités.
Dans le traité XVI (­S’il faut obéir en tout à ses parents), un jeune homme
demande à Musonius ­s’il faut obéir à son père, lorsque celui-ci (de manière
bien romaine, héritant de l­ ’antique méfiance d­ ’un Caton l­ ’ancien2) interdit
à son fils de faire de la philosophie. Dans un mouvement socratique, le
philosophe entreprend de rechercher avec lui la définition de ­l’obéissance
et pour cela, il passe par un travail de définition de la désobéissance :
« Car “désobéir” et “désobéissant” sont injure et reproche : ne pas faire
ce q­ u’il ne faut pas, cela ­n’est pas reproche, mais approbation (ἃ μὴ χρὴ
οὐκ ὄνειδος, ἀλλ´ἔπαινος)3. » Le fond de l­’affaire tient une fois de plus
dans le jugement et dans le critère de celui-ci : la valeur d­ ’un ordre ne
dépend pas de son ­contenu, encore moins de sa forme impérative, mais
de son effective c­ onformité à un devoir primordial, à une nécessité pre-
mière (χρή) ; ce ­qu’il faut faire et ce ­qu’il ne faut pas faire. Or, ce χρή est
­d’abord désolidarisé par Musonius de toute verbalisation. Ce q­ u’il faut
faire, dit-il au jeune homme, tu le sais c­ omme tout le monde. Si donc
ton père ­t’ordonne ce ­qu’il ne faut pas faire, ne le fais pas. À la fin du
traité la source de ce premier devoir est donnée : la loi du dieu ordonne
à l­ ’homme d­ ’être bon, juste et bienfaisant, et dieu donne à l­ ’homme les
moyens de réaliser ce ­qu’il ordonne (la loi ordonne – κελεύει – et elle
donne l­’impulsion –  προτρέπει). Il revient à chacun de juger selon la
raison et, pour ainsi dire, de se laisser être bon. Désobéir à l­’injustice
1 Cf. Valéry Laurand, « Sénèque et ­l’organisation politique des affections sociales : les
théories c­ oncurrentes du De clementia et du De beneficiis », in F. Brahami, Les affections
sociales, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 55-83.
2 Plutarque, Cato maior, 22-23. En 23, 1, Caton est dit « ὅλως φιλοσοφίᾳ προσκεκρουκώς » =
« Éprouvant une totale aversion envers la philosophie ». C ­ ’est q
­ u’il lui préfère, pour la
jeunesse romaine, ­l’enseignement de la loi et des magistrats (22, 7).
3 Musonius, XVI, p. 83, 9-11.
Introduction de la troisième partie 417

n­ ’a rien ­d’une injure portée à soi-même et ­l’on encourt moins le blâme


­qu’on ne l­’oppose. Or, c­ ontinue Musonius, si obéir à la raison ne peut
jamais signifier désobéir à son père, désobéir au tyran reste un devoir.
On ne peut obéir à celui qui ne sait pas : si le père, sans être médecin,
prescrit à son fils malade une drogue qui lui nuira, faut-il lui obéir ?
Évidemment non et lui désobéir, dans le fond, reviendra à lui obéir.
Sans le dire cependant (mais la référence au mauvais chef ou au despote
y invite), Musonius amène à la ­conclusion q­ u’il faut aussi une science
pour se faire obéir. Pour le roi, dans le traité VIII, qui sera l­’objet de
la deuxième section de cette étude, cette science est la science poli-
tique, c­ ’est-à-dire la philosophie. La loi naturelle vaut pour les sages :
les insensés lui demeurent indifférents, trop engoncés q­ u’ils sont dans
les ­contradictions de leurs jugements et de leurs impulsions. Il faudra
donc que le politique soit sage et q­ u’il fasse des lois. C ­ ’est là revenir à
­l’interrogation qui clôturait la deuxième partie : ­comment, ­puisqu’il
faut des lois, les accommoder (le mot serait presque de Musonius, qui
emploie μηχανᾶσθαι) à la fois aux insensés et à la loi naturelle, par défi-
nition non écrite et dépourvue de c­ ontenu ? Musonius trouve la réponse
dans la doctrine stoïcienne, q­ u’il éclaire par une voie pythagoricienne.
LA THÉORIE MUSONIENNE
DE LA CITÉ

ÉTUDE DU ΠΕΡΙ ΦΥΓῆΣ DE MUSONIUS


(TRAITÉ IX)

UN TOPOS DE LA LITTÉRATURE PHILOSOPHIQUE,


UN TRAITÉ DE ­CONSOLATION

Le traité de Musonius sur ­l’exil n­ ’a a priori rien ­d’original : il ­s’agit


là du traitement par notre auteur d ­ ’un lieu ­commun rebattu et qui
­constituait, selon Cicéron, ­l’une des questions sur lesquelles les Grecs
disposaient de « leçons déterminées1 ». De fait, si l­ ’on c­ ompare avec les
traités sur ­l’exil cités, dans leur intégralité ou non, par Stobée dans le
chapitre xl de ­l’Anthologie ­consacré à la question (Sur la terre étrangère
–  Περὶ ξένης2) et notamment avec les Περὶ φυγῆς de Plutarque (dont
Stobée ne cite que quelques extraits3) et de Télès (moraliste du iiie siècle
av. J.-C4), et si ­l’on ajoute à ceux-ci la c­ onsolation à Helvia de Sénèque, on
retrouve chez tous ces auteurs des motifs ­communs : l­’exil n­ ’est q­ u’un
changement de lieu (­c’est la définition même de l­’exil pour Sénèque5,
1 Cicéron, Tusc. III, 81.
2 Stobée, Anth.III 40, 8, t. III (I), p. 738, 7 – 748, 4 Hense.
3 Voir Plutarque, De exilio, Traité 44, établissement du texte, traduction et ­commentaires
par J. Hani, Œuvres Morales, tome VIII, CUF, 1980, p. 133-170 (désormais dans cette
partie abrégé en E). Sur l­ ’exil c­ omme lieu c­ ommun, cf. également D. Babut, Plutarque et
le stoïcisme, p. 102-107.
4 Toute cette étude doit beaucoup à la lecture de P. P. Fuentes Gonzales, Les diatribes de Télès,
éd. cit., et en particulier aux analyses de ­l’auteur sur le fragment III de Télès, ΤΕΛΕΤΟΣ
ΠΕΡΙ ΦΥΓΗΣ, p. 274-283 (pour le texte revu et la traduction), et p. 284-355, pour le
­commentaire, très approfondis, ­comme tous les autres ­commentaires de cet ouvrage
essentiel.
5 Sénèque, ad Helviam, VI, 1 : « voyons ce q­ u’est ­l’exil : ce n­ ’est rien q­ u’un changement de
lieu – Nempe loci ­commutatio » (désormais dans cette partie abrégé en H).
420 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

idée que ­l’on retrouve chez les autres1) ; ­l’exil n­ ’a aucune c­ onséquence sur
la vertu2 ; ­l’exil ne prive pas des biens nécessaires (nourriture, santé…)
et même permet, pour certains, de ­s’enrichir3 ; ­l’exil ne prive pas de la
réputation4. ­L’exil est finalement chose indifférente, il n­ ’est pas un mal,
seule l­’opinion le fait paraître tel5.
Le propos de Musonius ne nous apprend pas grand-chose sur ces
points et surtout il faut le prendre pour ce ­qu’il est : rien de plus que
le développement d ­ ’un lieu ­commun. Cependant, certains passages
peuvent paraître surprenants de la part d­ ’un stoïcien.
On ­s’étonne ainsi ­d’une certaine ­complaisance, aux limites de la
doctrine6, de la part de Musonius (­contrairement à Sénèque) : l­’exil ne
prive pas des biens nécessaires et même, il peut apporter une meilleure
santé, rendre plus riche et apporter une meilleure réputation. Tant
­d’intérêt pour les biens extérieurs peut paraître louche. Musonius accu-
mule les exemples classiques : Ulysse, qui s­ ’enrichit chez les Phéaciens,
Thémistocle, chez les Perses et Dion de Syracuse. On remarque la
même chose à propos de la réputation, qui rappelle le passage sur les
exilés illustres de Plutarque7 : ­l’exil ne prive pas des honneurs et même

1 Musonius, IX, p. 42, 14 sqq., cf. infra ; Télès, III, 25, 5 : « ­j’ai changé de lieu et j­’habite
ailleurs (μεταβὰς ἀλλαχοῦ κατοικῶ) » ; Plutarque, E, 600 E et 607 E (­l’âme ne doit pas
­s’effaroucher de se déplacer ­d’un lieu à un autre).
2 Musonius, p. 43, 6 : l­ ’exil ne fait pas obstacle à l­ ’acquisition de la vertu (κτῆσιν ἀρετῆς) ;
voir aussi p. 50, 8-15 : ­l’exil ­n’empêche aucunement d­ ’être juste, tempérant, courageux,
et prudent ; Télès, III, 24, 9 : ­qu’on soit chez soit ou à ­l’étranger, ­c’est ­conformément
à la même prudence (εὐβουλία) que l­’on use de ce q­ u’il ­convient et ­qu’on c­ ommande ;
Plutarque, E, 607 E ; Sénèque, H, VIII, 2.
3 Musonius, IX, p. 44, 16 sqq. et p. 45, 10 – 46, 3 : les exilés peuvent acquérir de grandes
richesses ; Télès, III, 22 en entier : ­l’exil ne nous prive ­d’aucun bien, et même apporte
une situation meilleure ; Plutarque, E, 602 A, où ­l’on trouve ­l’exemple, ­commun à Télès,
Musonius et Plutarque, de Thémistocle, exilé, qui ­s’enrichit auprès du roi de Perse ;
Sénèque, H, X, 11, qui ne reprend pas ­l’hypothèse limite que ­l’exil enrichit, mais montre
que ­l’exil ne prive pas des biens nécessaires.
4 Musonius, IX, p. 47, 1 sqq. : « Mais il n­ ’y a pas non plus nécessité pour que les exilés aient
de toute façon mauvaise réputation (ἀλλ´ οὐδὲ κακοδοξεῖν πάντως ἀνάγκη τοὺς φυγόντας
δία τὴν φυγήν) » ; Télès, III, 25, 9 ; les deux auteurs montrent que si l­ ’exil est injuste, c­ ’est
plutôt aux accusateurs que devrait revenir l­’infamie. Cf. Plutarque, E, 605 D, Sénèque,
H, XIII, 2.
5 Musonius, IX, p. 51, 5-8 : à un homme de bon sens, ­l’exil ne paraît pas chose terrible,
mais seul le vice est ainsi estimé ; Télès, III, 23, 2-3 ; Plutarque, E, 600 D ; Sénèque, H,
entre autres, VI, 1 : laisser de côté le jugement de la foule et adopter celui du sage.
6 Cf. par exemple A. C. Van Geytenbeek, op. cit., p. 151.
7 Plutarque, E, 604 D – 605 E.
La théorie musonienne de la cité 421

a permis à certains de devenir illustres (Aristide le Juste, Hermodore,


Diogène de Sinope, Cléarque de Lacédémone). Tout se passe c­ omme si
Musonius, non ­content de c­ onsoler le banni auquel il ­s’adresse1 en lui
montrant que ­l’exil ­n’est pas un mal, poussait la παραμυθία ­jusqu’à
épouser les phantasmes de son interlocuteur (ou de son destinataire2) et
ses craintes ­jusqu’à montrer que, même si ­l’on se trompe à propos de la
définition du bien, l­’exil ne peut être c­ onsidéré c­ omme un mal (­l’exil
pourtant était bien une c­ ondamnation qui privait l­ ’exilé de ses proches,
mais aussi de ses biens et le frappait ­d’infamie). Il ­s’agit là ­d’un aspect
assez chrysippéen3 de la cure musonienne, où ­l’auteur procède en deux
temps. D­ ’une part, il montre que, même si ­l’on c­ onsidère ­comme des
vrais biens les biens extérieurs, l­ ’exil ne peut être c­ onsidéré ­comme un
mal : au ­contraire, il est même un bien, ­puisqu’il apporte à la fois une
meilleure santé, plus grande richesse et meilleure réputation4. Dans un
second temps, néanmoins, Musonius a soin de recadrer sa c­ onsolation :
(a) Ces raisonnements (Οἷς) dont je fais usage pour moi-même, pour ne pas être
accablé par ­l’exil, ceux-ci (τούτους), je voudrais te les dire à toi aussi : (b) il me
semble que ­l’exil ne prive pas c­ omplètement l­ ’homme, ni même de ces choses
que la plupart estiment des biens (οἱ πολλοὶ νομίζουσιν ἀγαθῶν), ­comme je viens
de le montrer. (c) Si même il prive soit de quelques de ces choses, soit de toutes,
des véritables biens, il n­ ’en prive pas (τῶν γε ἀληθῶς ἀγαθῶν οὐ στερίσκει)5.

1 Cf. le début du traité : « Comme un exilé se plaignait de son exil, voici ­comment il le
­consola.  »
2 C. Lutz, « Musonius Rufus, The Roman Socrates », p. 5 note 8 et p. 9, note 22, propose
­l’hypothèse d­ ’une lettre q­ u’aurait envoyée Musonius depuis son exil, en montrant que
le traité emprunte des tournures épistolaires (le fait ­qu’il ­n’ait ­d’autre part ici ­qu’un seul
interlocuteur est également à prendre en ­compte).
3 Ce serait en effet ­l’application d­ ’un principe de Chrysippe : Cf. SVF III, 474 et A.-J. Voelke,
« La fonction thérapeutique du logos selon Chrysippe », art. cit., p. 77, (où le passage
­d’Origène est traduit) : « Le témoignage d­ ’Origène nous apprend en effet q­ u’il [Chrysippe]
se proposait ­d’appliquer sa méthode dans tous les cas, quelles que fussent les opinions
philosophiques défendues par ceux auxquels il venait en aide et sans trop se préoccuper de
la vérité de ces opinions : “Il ne faut pas, au moment où ­l’ardeur des passions ­culmine, se
soucier à l­ ’excès de l­ ’opinion préalablement suivie par celui que la passion affecte, de peur
­qu’en passant son temps à réfuter intempestivement les opinions qui se sont au préalable
emparées de son âme on ne perde la possibilité de le soigner” [citation ­d’Origène]. Cette
perspective thérapeutique ­n’excluait donc aucune hypothèse quant à ­l’objet de sa passion »
– ce que ne voit pas J. S. Houser, The Philosophy of Musonius Rufus…, p. 28-29.
4 Par exemple, Musonius, IX, p. 44, 13-15 : « Ainsi donc l­ ’exil aide-t-il à un meilleur état
et du corps et de ­l’âme, plus q­ u’il ne ­s’y oppose. »
5 Musonius, IX, p. 50, 4-9.
422 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Ce passage mérite ­qu’on s­ ’y arrête un peu. (a) Musonius, en exil lui-


même1, ce qui rend les c­ onditions de la c­ onsolation assez semblables à
ce q­ u’a pu ­connaître Sénèque2 et peut-être Télès3, ­s’exerce à méditer les
raisons qui peuvent ­l’amener à supporter cet exil (sans doute à Gyaros,
lors de la ­conspiration de Pison). Il avoue par là son affliction ­d’être ainsi
écarté, ce qui expliquerait peut-être que, ­comme Sénèque à ­l’époque
du De Otio, il privilégie dans ce même traité le loisir par rapport à une
participation politique qui paraît alors tout à fait impossible. Il faudra
discuter plus loin cette interprétation par le c­ ontexte historique. Plus
directement, ­c’est ici l­ ’usage du couple de démonstratifs οἷς/τούτους ­qu’il
faut souligner : les raisonnements dont fait usage le philosophe, ce ne
sont guère les développements que vient de proposer Musonius – ceux-
là sont de ­l’ordre de la ­consolation – mais ceux ­qu’il propose à présent,
dans la suite immédiate4 du texte (­l’exil ne prive pas des vrais biens qui
sont le courage, la justice, la tempérance et la prudence, ­l’exil ne saurait
nuire à ­l’homme vertueux, ­c’est le vice qui amène le chagrin, non l­ ’exil
en lui-même). ­C’est, en fin de ­consolation, la véritable thérapie, pour
un esprit qui a été préparé par les développements précédents : il faut
montrer ce que sont les vrais biens. (b) Du reste, Musonius rappelle la
démarche suivie : il faut montrer que l­ ’exil ne prive pas l­ ’homme de tout
bien, pour ensuite déterminer la véritable définition de ces biens. Or, les
biens extérieurs, ces choses que la plupart c­ onsidèrent c­ omme des biens,
ne sont pas les vrais biens – ils sont indifférents : même si ­l’exil nous
en privait, ce ne serait pas là la preuve ­qu’il est un mal. ­C’est peut-être
là aussi le bienfait de ­l’exil, p­ uisqu’il donne ­l’occasion ­d’éprouver cette
vérité que ce que ­l’on peut prendre pour un bien ne ­l’est pas. (c) De fait,
­l’exil nous priverait-il de la santé, de la richesse et de la réputation, il ne
1 Dion Cassius, Hist. Rom., LXII, 27.
2 Même si les buts des deux auteurs peuvent différer quelque peu, à en croire du moins P. Veyne
dans son introduction à la c­onsolation à ma mère Helvia (Robert Laffont, coll. Bouquins,
p. 45) : « … Cette c­ onsolation n­ ’est pas une missive privée, mais une publication desti-
née au public des lecteurs. Consoler Helvia n­ ’est q­ u’un prétexte ou une occasion. Il faut
montrer à l­’opinion quel sort a été fait à un homme c­ onnu et quelle fière attitude a cet
exilé. Il faut obtenir ­d’être rappelé ­d’exil. » On peut penser que Musonius se trouve dans
une situation assez analogue : il n­ ’écrit pas pour être rappelé, mais il regrette sans doute
cet exil.
3 Voir l­ ’état de la question dans P. P. Fuentes Gonzalès, op. cit., p. 318-320.
4 Du reste, après avoir donné le c­ ontenu de ces λογισμοί, Musonius reprend : « Ces raisonne-
ments là, je me les suis répétés à moi-même c­ ontinuellement… (Ταῦτα καὶ πρὸς ἐμαυτὸν
ἔλεγον ἀεὶ…) ».
La théorie musonienne de la cité 423

nous priverait pas de ­l’essentiel, donc du vrai bien, à savoir la vertu. Que
­l’on ait quelques-uns de ces biens, ou pas du tout, ­c’est chose indifférente.
Musonius renoue ici avec des positions plus clairement stoïciennes : le
vice est le seul mal (le seul véritable exil) et la vertu reste le seul bien.
Le cosmopolitisme du c­ onsolateur c­ onstitue un autre topos de la
littérature ­d’exil. Si l­’exilé ­n’a rien à regretter, c­ ’est q
­ u’il est chez lui
en toutes cités. Cela, parce que le monde est une cité unique, la seule
véritable cité et la seule véritable patrie. Curieusement, ce topos ne figure
pas en tant que tel chez le cynique Télès, alors que le thème, même s­ ’il
est improprement rattaché à Socrate1 (la tradition socratique n ­ ’étant
pas forcément toujours fidèle à Socrate), est d ­ ’inspiration cynique et
stoïcienne. Plutarque, ­qu’on ne peut guère soupçonner de stoïcisme2,
utilise ce qui n­ ’est plus alors q­ u’une image très utile pour les c­ onsolations
sur ­l’exil. Cicéron, dans un passage des Tusculanes où il expose des
­consolations épicuriennes (ce qui montre bien que le thème déborde plus
que largement l­ ’École stoïcienne) et alors q­ u’il cite Socrate, montre que
ces formules peuvent être reprises et généralisées dans celle du Teucer
de Pacuvius : « Itaque ad omnem rationem Teucri vox accommodari potest : /
“Patria est, ubicumque est bene3”. »
­C’est pourtant dans le passage de Musonius c­ onsacré aux idées cos-
mopolites q ­ u’il est possible de dégager quelques traits de ce q­ u’il est
­convenu ­d’appeler le cosmopolitisme stoïcien. Car son usage du topos
semble déborder la simple figure rhétorique pour signifier une réalité
très profonde : la seule patrie, ­c’est le monde, parce que celui-ci est

1 Musonius, IX, p. 42, 1-2 : « Et quoi ? ­N’est-ce la pas la patrie ­commune de tous les hommes
(κοινὴ πατρὶς ἀνθρώπων ἀπάντων), le monde, c­ omme le jugeait Socrate ? » ; Plutarque, E,
600 F : « Socrate le disait bien mieux : il ­n’était ni Athénien, ni Grec, mais du Monde
(Κόσμιος) » ; voir encore, sur la référence à Socrate, le passage célèbre des Diss. ­d’Épictète,
1, 9, 1, voir aussi Cicéron, Tusc. V, 108. Sur l­’attribution à Socrate de ce thème, cf. la
note 7 de la page 152 de la traduction J. Hani de Plutarque, ou bien Festugière, Deux
prédicateurs de ­l’antiquité…, p. 81, n. 1. Voir également B. L. Hijmans Jr, Ἄσκησις : Notes
on ­Epictetus’ Educationnal System, p. 72-77, et J. Moles, « Le cosmopolitisme cynique »,
art. cit., p. 260-261 : « ­L’attribution de formules presque identiques à Socrate et à ­d’autres
philosophes antérieurs à Diogène manque de vraisemblance. »
2 Pour D. Babut, (op. cit., p. 106-107), on ne saurait s­ ’appuyer sur un rapprochement entre
le De exilio de Plutarque et la critique que l­ ’on trouve dans les Comm. Not. (1076 F = SVF
III, 333) pour avancer l­’idée d­ ’une transformation ou même d­ ’un assouplissement des
positions de Plutarque. Voir en particulier p. 107.
3 Cicéron, Tusc. V, 108 : « ­c’est pourquoi le mot de Teucer peut s­ ’appliquer à tous les cas :
“Ma patrie, c­ ’est partout où est le bien”. »
424 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

l­’ensemble des hommes et des dieux. De cette affirmation émergeront


alors certaines perspectives de ­l’action politique du stoïcien Musonius.
LE ΠΕΡΙ ΦΥΓῆΣ : TRAITÉ THÉRAPEUTIQUE OU TRAITÉ POLITIQUE ?

Musonius insiste sur le fait q­ u’il n­ ’y a q­ u’une seule vraie patrie : le


monde :
­N’est-ce la pas la patrie c­ ommune de tous les hommes, le monde, c­ omme le
jugeait Socrate (οὐχὶ κοινὴ πατρὶς ἀνθρώπων ἀπάντων ὁ κόσμος ἐστίν, ὥσπερ
ἠξίου Σωκράτης)1 ?

Il ­s’approche par là de ce ­qu’on appelle généralement le « cosmopoli-


tisme négatif » des cyniques, dont on retient d­ ’ordinaire les vers ­qu’avait
­l’habitude de citer Diogène, ­d’après Diogène Laërce :
ἄπολις, ἆοικος, πατρίδος ἐστερημένος,
πτωχός, πλανήτης, βίον ἔχων τοὐφ´ ἡμέραν2.

Sans trancher encore au sujet du cosmopolitisme diogénien, on peut


penser que Musonius reste là plus proche de ­l’idée très banale déjà sou-
lignée. Mais il faut revenir au mouvement même du texte de Musonius
en ce début de traité :

–– Le monde, dit-il, est la patrie ­commune de tous les hommes.


–– Le banni est seulement privé d­ ’une certaine cité (celle où il
est né et a été élevé).
–– ­C’est du moins ce q ­ u’il doit se dire surtout s­’il juge être
­quelqu’un de qualité.
–– Cet homme place en lui-même l­’univers.
–– Et « il reconnaît être citoyen de la cité de Zeus, qui est formée
des hommes et des dieux3 ».

Une telle succession d­ ’arguments ne peut q­ u’étonner. Le problème peut


­s’énoncer très simplement : c­ omment passe-t-on de la « patrie c­ ommune
1 Musonius, IX, p. 42, 1-2.
2 D.L. VI, 38 : « Sans cité, sans maison, privé de patrie, / Mendiant, vagabond, vivant au
jour le jour » (trad. M.-O. Goulet-Cazé).
3 Musonius, IX, p. 42, 9-10 : « Καὶ νομίζει εἶναι πολίτης τῆς τοῦ Διὸς πόλεως, ἣ συνέστηκεν
ἐξ ἀνθρώπων καὶ θεῶν. »
La théorie musonienne de la cité 425

de tous les hommes qui est le monde », à la « cité des hommes et des
dieux » dont l­ ’homme de qualité se reconnaît citoyen ? On pourrait certes
passer sur cette différence ­d’accent, tant il semble que Musonius n­ ’insiste
que sur le seul fait que le monde est patrie et non sur la citoyenneté
spécifique q­ u’impliquerait la Cité de Zeus. Celle-ci ne serait alors q­ u’une
autre façon de mettre à profit le lieu ­commun de la cité Universelle,
dans un traité qui n­ ’invite pas à première vue à une réflexion politique
très poussée : il ­s’agit ­d’une ­consolation et non ­d’une réflexion sur la
nature du citoyen. Néanmoins, le thème apparaît en creux : Musonius
y revient sans cesse, c­ omme si l­ ’exil était finalement l­ ’un des meilleurs
moyens de ­comprendre ce ­qu’est ­l’activité politique selon le stoïcien.
­C’est ainsi que, paradoxalement, l­ ’exil est pensé c­ omme ce qui permet,
parce ­qu’il détourne de ce qui fait obstacle à la véritable vie politique,
de réaliser en actes la seule véritable liberté :
(a) Et au souci de soi-même et à ­l’acquisition de la vertu ­l’exil ferait-il obstacle ?
Lorsque, en vérité, nul n­ ’est tenu à l­ ’écart de ­l’apprentissage ni de l­ ’exercice
ni de ce dont on a besoin à cause de l­’exil. (b) « Comment l­ ’exil n­ ’aiderait-il
pas aussi à une chose semblable, en procurant à vrai dire le loisir et la faculté
­d’apprendre et de pratiquer les bonnes actions, plus q­ u’auparavant, (c) étant
donné que nous ne sommes plus ni tirés en tous sens pour les corvées politiques
par ce qui semble être notre patrie, ni par ceux que nous croyons nos amis ou
par des parents gêneurs (μήθ´ ὑπὸ πατρίδος τῆς δοκούσης περιελκομένοις εἰς
ὑπηρεσίας πολιτικὰς μήτε ὑπὸ φίλων τῶν δοκούντων ἢ συγγενῶν ἐνοχλουμένοις),
eux qui sont étonnamment habiles à nous entraver et à nous arracher à l­ ’élan
vers le meilleur (τῆς ἐπὶ τὰ κρείττω ὁρμῆς)1.

(a) Est posée ­d’abord une définition négative des bienfaits de ­l’exil : il


ne détourne pas du meilleur, c­ ’est-à-dire du souci de soi par l­ ’apprentissage
et l­’exercice, qui amènent à la vertu, dont l­’acquisition reste totale-
ment indépendante du lieu. Par là, Musonius distingue pratique de la
vertu et pratique de la vie politique dans la patrie. La mise à distance
des ­conditions politiques de la patrie n ­ ’entraîne pas l­’impossibilité
­d’apprendre la vertu.
(b) Plus encore, et c­ ’est là l­ ’essentiel, l­ ’exil c­ ontribue à la vraie liberté
qui se définit non par la liberté prise au sens politique (participation, en
droit si ce n­ ’est en fait, aux affaires de la cité : d­ ’une manière très générale,

1 Musonius, IX, p. 43, 5-15.


426 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ ’est le sens de la libertas romaine), mais par la faculté ­d’apprendre et de


pratiquer ce qui est bien. En cela, l­ ’exil ­n’est pas seulement obstacle, mais
encore il est une ­condition de la vraie liberté : on peut, en exil, mieux
­qu’auparavant, vivre la vertu. Le véritable obstacle à la vie philosophique
­n’est pas l­ ’exil, mais bien la vie politique elle-même, telle q­ u’on la pra-
tique dans la patrie. À la limite, il vaut mieux être en exil que résider
dans sa patrie, si l­ ’on veut du moins vivre c­ omme il ­convient. D­ ’où l­ ’idée
(qui semble-t-il pourrait se soutenir) que ­l’exil peut se vivre ­comme un
exercice valable ; rien ­n’empêcherait que ­l’on se mette en situation ­d’exil,
dans sa patrie même. L­ ’exil pourrait bien c­ onstituer la modalité normale
de la vie philosophique, même et y c­ ompris dans la patrie.
(c) Il semble que ­l’on puisse tout à fait soutenir cette perspective
lorsque Musonius se livre à ce qui paraît être une déconstruction d­ ’un
certain idéal politique, porté par la participation à la vie politique de
la patrie – réduite ici à un fantasme de liberté. C ­ ’est ainsi que la patrie
devient le véritable obstacle au loisir, tandis que, sous ­l’horizon des liens
que tisse cette idée de la patrie et de la participation à la vie politique,
les amis détournent du bien et les parents se révèlent des gêneurs.
On peut s­’étonner ainsi du mépris dans lequel Musonius tient la
participation aux affaires de la cité. On réserve plutôt le mot ὑπη-
ρεσία, qui désigne originellement la tâche du rameur, aux fonctions
des serviteurs, non à ­l’activité politique de ­l’homme libre. Plus ­qu’à un
écrit stoïcien, on pense ici au δεσμωτήριον par lequel Épicure qualifie
les affaires publiques1. Du reste, opposer ainsi la participation poli-
tique au loisir c­ onstitue déjà en soi une étrangeté dans l­ ’École dont les
membres, par exemple avec Panétius2, ont tâché de donner à ­l’otium
une valeur positive que les Vieux Romains étaient loin de lui accorder
–  ­l’otium ­constitue une perte de temps, « ­l’otium est devenu inertia3 »
pour le vieux Caton4. ­L’otium est, classiquement – pour Panétius, par

1 Épicure, S. V., 58 : « Il faut se libérer des occupations quotidiennes et des affaires publiques
(πολτικὰ δεσμωτηρίου) » (texte et trad. M. Conche).
2 Cf. J.-M. André, ­L’otium dans la vie morale et intellectuelle romaine, des origines à l­’époque
augustéenne, p. 163-169, not. p. 167 : « Le droit au loisir, que semblaient revendiquer les
chefs, est remplacé par le devoir du loisir ; cette évolution a pour ­conséquence de rendre
­l’esprit disponible pour une tâche plus grande : mettre l­ ’intelligence au service de la cité. »
3 Ibid., p. 33.
4 Avec cependant les précisions apportées par J.-M. André ibid., p. 57-58 : « Hostile à ­l’otium
de principe, premier représentant de la théorie selon laquelle il faut dérober jalousement
La théorie musonienne de la cité 427

exemple – cette vie intellectuelle qui doit avoir pour pendant ­l’action
dans la cité, celle-ci étant c­ omme ­l’horizon et la raison de tout loisir.
Tout se passe c­ omme si Musonius voulait disjoindre les deux notions
(analysables dans les termes de la relation entre libertas et otium) ­qu’une
longue évolution de la réflexion politique dans la République (­comme
Cicéron de manière ­complexe et parfois tragiquement1), avait tellement
tenté d­ ’articuler, en stigmatisant une vie politique qui serait de l­ ’ordre
du paraître et qui, vide de toute action réellement vertueuse et par là
réellement utile, ­constituerait un obstacle à la vie du philosophe, pour,
parallèlement, donner la primauté à la vie de loisir. Celle-ci, ­comme
­l’indique du reste suffisamment notre texte, ne se résolvant pas dans la
seule ­contemplation, mais dans la synthèse la plus rationnelle possible
(­c’est-à-dire la seule possible pour Musonius, pour qui la c­ ontemplation
pure ­n’existe pas) entre une vie de théorie et ­d’action. La question se pose
alors de savoir quelle alternative Musonius propose à ­l’action politique
dans la cité et quelle liberté il oppose à la seule libertas ­qu’un Romain
– même du temps du Principat, malgré les limites de la notion que
­l’histoire politique de Rome a rendues floues – accepte : celle de la vie

son otium mais en recueillir les fruits pour ­l’action, Caton se situe au ­confluent de la vieille
éthique romaine, axée sur la uirtus, cette uirtus qui donne ­l’hégémonie extérieure et ­l’ordre
intérieur, et d­ ’une réflexion politique grecque, issue de la dislocation de la polis. »
1 Ibid., p. 331 : « Par tempérament et par scrupule, Cicéron ne peut accepter la vie
­contemplative ; il peut tout au plus en accepter l­’idée, quand déboires et chagrins
le chassent de la vie sociale… Ce qui reste bien établi, ­c’est que ­l’otium ne saurait
avoir pour lui de valeur absolue, non plus que le βίος θεωρητίκος… ». Voir aussi ce
jugement de J.-M. André sur les différentes analyses cicéroniennes de ­l’otium (p. 290) :
« Cicéron ­n’acceptera pas ­d’emblée ­l’idée ­d’une éminente dignité du loisir, sa démarche
de pensée suivra une courbe capricieuse, pour ne pas dire une ligne brisée ; tantôt
mobilisé totalement, il “rognera” sur le loisir légitime, q ­ u’il admettait même dans le
Pro Archia, et mobilisera toute espèce de c­ ulture ; tantôt il inclinera à faire de l­ ’otium,
sublimé par la c­ ulture, un genre de vie avouable, et en tout cas désirable. » ­L’auteur
propose, de 68 à 44, trois périodes de la pensée cicéronienne de ­l’otium (p. 284) : 1/
de 68 à 60, où Cicéron « se présente ­comme un homme très occupé, et […] se plaît à
styliser ­l’opposition de deux genres de vie, dominés, l­’un par la recherche insatiable
de la dignitas, l­ ’autre par un souci ­d’un honestum otium » ; 2/ de 60 à 50, « ­l’otium ­n’est
pas vraiment recherché : il prend le visage des incertitudes et des hésitations de
­l’orateur  » : ­l’otium se présente ­comme un loisir ­cultivé, dont sont exclues « et la joie
des sens et la pure ­contemplation » (p. 314), dont la fin unique est la uirtus romaine,
­c’est-à-dire, grossièrement, ­l’action politique. 3/ 50-44 : ­l’otium apolitique a ­comme
justification morale le cas de force majeure, Cicéron est en effet écarté de la vie publique.
Encore faut-il souligner que cet otium doit pour Cicéron pouvoir influencer la politique
(cf. p. 318 sqq.).
428 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

du citoyen, vie qui se détermine ­comme ensemble de droits et de devoir


au sein de la cité, ­conformément à la ­constitution1.
On le voit, le traité sur ­l’exil n
­ ’est pas seulement une ­consolation
mais un traité où se dessine une réflexion politique assez ­complexe. Elle
ne tient pas seulement dans le rejet de toute action politique ni dans le
dédain des réalités politiques et sociales de ­l’État. De ce point de vue,
­s’il peut apparaître tentant de rapprocher Musonius d ­ ’un philosophe
­comme Sextius le Père, il ne faut pas méconnaître les limites de cette
entreprise. Sextius rejette ­l’honneur du laticlave, selon le témoignage
de Sénèque2, parce que l­’école nouvelle q ­ u’il fonde vise autre chose :
non pas la participation politique, ni les luttes, alors à peine terminées
à Rome, pour la paix et la liberté ou, de manière tout aussi importante,
­contre les ambitions de tel ou tel, mais la lutte individuelle c­ ontre les
passions3, lutte qui demande le loisir total de ­l’homme de lettres (à la
manière de ce que propose Sénèque – qui cite du reste Sextius – dans la
lettre 73) et une vie totalement ordonnée au βίος θεωρητικός4 (Sextius
apparaît ainsi en quelque sorte c­ omme un anti-Cicéron). Sextius prêche
un retrait total de ­l’activité économique et politique que Musonius ne
propose pas, ou du moins pas de cette façon, malgré l­’utopie de la vie
à la campagne. Certes, pour ­l’un ­comme pour ­l’autre, la poursuite des
ambitions ou des honneurs politiques a sans doute tout ­d’une poursuite
vaine face à la seule véritable lutte ­qu’il vaille la peine de mener et de
gagner : celle ­contre les passions. Encore faut-il souligner les différentes
modalités de cette lutte : le mot correspond bien à la vision agonistique
de la vie humaine de Sextius5, mais correspond moins au πόνος du
pacifique Musonius – les passions, pour ce dernier, ­n’ont sans doute ni
la dignité ni la puissance d ­ ’un ennemi au c­ ombat. Le soin que propose
Musonius a des c­ onséquences, que Sextius ignore6, sur le lien social :
1 Cf. C. Wirszubski, Libertas as a Political Idea at Rome during the Late Republic and Early
Principate, p. 3 (définition) ; 7-30 (caractères généraux de la libertas) ; et surtout p. 122-123.
2 Sénèque, Ep. 98, 13.
3 I. Lana, « Sextiorum noua et romani roboris secta », RFIC, XXXI, 1953, p. 3-26 ; 209-
234. Cf. not. p. 20.
4 Ibid., p. 20-21.
5 Cf. I. Lana, « La scuela dei Sestii », in La langue latine, langue de la philosophie, p. 109-124,
et notamment, p. 113. Cf. également à ce titre la métaphore militaire de Sextius, rapportée
par Sénèque, Ep. 59, 7.
6 Il est toutefois permis de le penser, si c­ omme I. Lana ­l’écrit (« Sextiorum noua… »,
art. cit., p. 5) : « Sextius, en revanche, [plaçait sa visioin de l­’intégrité] au service ­d’un
La théorie musonienne de la cité 429

la thérapie ne se réduit jamais à une cause individuelle, elle engage


toujours la vie sociale et la place de ­l’individu dans le monde, ­conçu
non seulement ­comme habitation des hommes, mais aussi et surtout
­comme ensemble des liens sociaux.
De fait, le traité sur ­l’exil fournit à Musonius ­l’occasion ­d’opérer
ce déplacement et cette transformation nécessaire : déplacement du
problème politique et transformation de la question politique. On peut
proposer un plan du propos qui, ­s’il suit la forme ­d’une ­consolation,
détermine, sans traiter cependant la question pour elle-même, le champ
politique q­ u’elle dessine :

I. Définition de la cité musonienne.


II. Disqualification de ­l’activité politique – et par là même de la
liberté – telle ­qu’elle est ­conçue habituellement (dans un déve-
loppement q­ u’on pourrait qualifier de sextien, ­s’il n­ ’était précédé
­d’une réélaboration de ­l’idée de cité via la notion de patrie).
III. Évaluation des jugements habituels sur les biens extérieurs
classiques (santé, richesse, réputation) et de leur usage.
IV. Réélaboration d­ ’une pratique politique (autour de l­ ’idée essen-
tielle de parrhêsia).
DÉFINITION DE LA PATRIE

Il ­n’y a q­ u’une seule patrie : le monde


Le mot πάτρις est utilisé huit fois par Musonius (toutes les occurrences
se trouvent dans le traité sur l­’exil) dans son sens classique de cité de
naissance, terre des pères et terre de naissance. C ­ ’est ainsi que l­ ’entend
précisément notre auteur, puisque c­ ’est la naissance qui distingue patrie
et cité : la patrie désigne le lieu de naissance, la cité elle, à la faveur du
parallèle entre cité et maison, le lieu où l­ ’on habite (sans préjuger pour
­l’instant des ­conséquences eu égard à la participation à la vie de la cité,
donc au statut de citoyen) :
De même, donc, que, si ­quelqu’un, parce ­qu’il est dans la patrie tout en
habitant une autre maison que celle où il a été mis au monde, s­ ’en affligeait et

idéal philosophique de perfectionnement moral qui, pour le moins, ignorait toute réalité
politique et sociale. »
430 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

s­ ’en plaignait, il serait sot et ridicule ; de même aussi celui qui, habitant une
autre cité que celle où, par hasard il se trouve q­ u’il est né (οὐκ ἐν ᾗ τυγχάνει
γεγονώς), trouverait que c­ ’est un malheur, celui-là serait jugé non sans raison
­comme fou et sans intelligence1.

Ce parallèle fonde la définition de la patrie c­ omme « πόλις ἐν ᾗ


τυγχάνει γεγονώς », par la ­comparaison entre patrie et cité, mais il
opère également une analogie, assez étrange au demeurant p ­ uisqu’il
lui manque un terme. En effet, on tire : la maison2 de naissance est à la
patrie ce que la cité de naissance est à X, qui est bien entendu la Cité
universelle dont Musonius a parlé juste auparavant.
Musonius ôte par là toute valeur à la patrie. La naissance n­ ’a rien de
nécessaire – ­c’est la fortune qui décide du lieu (τὺγχάνει) – il advient
­qu’on naisse ici, c­ omme on aurait tout aussi bien pu naître ailleurs ; la
patrie reste une cité c­ omme une autre : la naissance ne lui donne aucun
titre à ­l’exception et, de fait, tout attachement à cette cité apparaît aussi
délirant que l­ ’attachement à sa maison de naissance (que la vie peut nous
amener à quitter). Habiter sa patrie reste donc en droit un indifférent :
Musonius rejette tout lien affectif entre ­l’individu et telle ou telle cité.
Il ­n’y a aucun patriotisme chez Musonius, aucun lien affectif quel ­qu’il
soit avec telle ou telle terre, ni non plus, à la lumière de l­ ’analogie, avec
telle ou telle politeia.
Une citation ­d’Ariston par Plutarque peut éclairer le premier point :
Par nature, en effet, il n­ ’y a pas de patrie, c­ omme il n­ ’y a [par nature] ni
maison, ni champ, ni forge, ainsi que l­ ’a dit Ariston, ni cabinet de médecin ;
mais [le lieu] devient chacune de ces choses, plutôt est nommé et appelé
ainsi, chaque fois du point de vue de l­’habitant ou de celui qui en use
(μᾶλλον δὲ ὀνομάζεται καὶ καλεῖται, τούτων ἕκαστον ἀεὶ πρὸς τὸν οἰκοῦντα
καὶ χρώμενον)3.

La patrie ­n’a ­d’autre réalité que le nom ­qu’on lui donne, elle ne relève
aucunement de la nature (qui, de fait, n­ ’est pas morcelée en petites unités
­d’espace distinctes, différentes et hétérogènes) : il en va de même pour

1 Musonius, IX, p. 42, 14 – 43, 5.


2 Sur ­l’image de la maison, lieu ­commun dans les traités sur ­l’exil, cf. P. P. Fuentes Gonzalez,
op. cit., p. 321-322. Sur les lieux ­communs sur la louange à la patrie, ­l’auteur renvoie à
Lucien, Éloge de la Patrie.
3 Plutarque, E, 600 F (= SVF I, 371).
La théorie musonienne de la cité 431

la maison, le champ, la forge et le cabinet du médecin – tous ces lieux


ont bien une réalité en tant ­qu’espaces, mais par nature tel espace de
la Terre ­n’est pas nécessairement un champ, ­comme tel autre ­n’est pas
nécessairement le cabinet d­ ’un médecin. Ce n­ ’est pas de la nature q­ u’un
espace tient son nom, mais de son usage : il se trouve que tel forgeron
travaille dans tel endroit. Nous avons là un exemple assez intéressant
­d’une théorie stoïcienne du langage qui gagnerait à être approfondie :
­l’appellation ici ne dérive pas de la nature, mais ­n’est pas non plus le
seul fait de la c­ onvention. Dans une nature dans laquelle toute chose
est produite à l­ ’usage des dieux et des hommes, ­c’est cet usage qui règle
les appellations.
Plus profondément, il est tout à fait essentiel de tenter un parallèle
entre ce fragment, le problème de ­l’exil et la théorie stoïcienne du lieu1
(qui, sur une telle question, puisque l­’exil n­ ’est q­ u’un changement de
lieu, devrait sembler tout à fait décisive). Dans un premier temps, en
effet, on c­ omprend que tel lieu soit nommé en fonction de l­’usage que
­l’on en fait (et en particulier en ­l’habitant – ­c’est le τὸν οἰκοῦντα de notre
texte), si ­l’on se rappelle que, pour les stoïciens, le lieu est « ­l’intervalle
occupé par un être et rendu égal à l­ ’être qui ­l’occupe2 » : le vide reçoit
et épouse les limites du corps qui le remplit et devient le lieu, de ce
corps dérive aussi la dénomination du lieu. De fait, la maison ­n’a de sens
que si elle est habitée, la forge, que si elle abrite un forgeron3, etc. Mais
­c’est surtout dans les c­ onséquences ultimes de la théorie du lieu, dont
rend ­compte É. Bréhier, que nous pouvons ­comprendre définitivement
­l’aspect second de la dénomination de tel lieu. Car pour un stoïcien, il
­n’y a finalement ­qu’un lieu, qui est l­’univers (τὸ ὅλον) :
Dès lors, il est impossible de parler de plusieurs lieux. L­ ’univers est un corps
unique qui par sa tension interne détermine son lieu et qui se diversifie

1 Sur cette théorie, voir en particulier. É. Bréhier, La théorie des incorporels dans l­’ancien
stoïcisme (mais ­l’enseignement stoïcien sur ­l’exil, et ce ­jusqu’à Marc-Aurèle, en passant
par Sénèque, montre que cette théorie est toujours valable chez des stoïciens plus récents),
chapitre 3, « La théorie du lieu et du vide », p. 37-53, et V. Goldschmidt, Le système stoïcien
et ­l’idée de temps, A, II, « le vide et le lieu », p. 26-30.
2 V. Goldschmidt, op. cit.,p. 26.
3 Sur ce point, voir la très éclairante proposition, p. 41, de Bréhier, op. cit. : « Au c­ ontraire
[­contre la position aristotélicienne qui veut que le lieu donne les limites, soit le ­contenant
des corps], pour les stoïciens, ­l’extension est ­considérée ­comme le résultat de la qualité
propre qui ­constitue un individu corporel. »
432 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

par de multiples degrés de tension, mais non pas par les diverses positions
occupées par ses parties1.

Pour le sage, il n­ ’est aucun lieu qui soit « patrie », ou qui soit « sa
maison », etc. puisque ­l’âme du sage épouse la tension de l­’univers. Il
­n’est pas ­d’exil pour lui et ­l’univers est sa seule et unique patrie.
­C’est ainsi que, pour Musonius, la patrie doit être réduite à une
« certaine cité », cité ­comme une autre :
Aussi ne faut-il pas croire non plus que tu es banni de ta véritable patrie, si
tu es sorti de cet endroit où tu es né et où tu as été élevé : tu as seulement
été privé ­d’une certaine cité, surtout si tu juges être ­quelqu’un de qualité
(κἂν ἀξιοῖς τις εἴναι ἐπιεικής)2.

Si on ­s’estime de qualité, ­comme il faut (ἐπιεικής), donc bien éduqué, il


faut à coup sûr penser que cette éducation reçue dans tel ou tel endroit
amène nécessairement à une juste ­conception de la patrie. On trouve un
argument de ce type dans les fragments de Télès. C ­ ’est ­l’interlocuteur
de Télès qui objecte :
– ­C’est toutefois une grande chose que de rester sur la terre où on est né et
où on a été élevé. – Et de rester aussi dans la maison où on a été élevé et où
on est né, même si elle est pourrie, s­ ’éboule et s­ ’écroule3 ?

On note d­ ’abord le changement d­ ’ordre q­ u’impose le pédagogue :


l­ ’interlocuteur c­ onsidère la naissance c­ omme première, c­ ’est sur l­ ’éducation
­qu’insiste Télès. Ce qui au fond ne change rien au fait que dans ­l’éducation
et la naissance, ce n­ ’est pas le lieu qui importe. D­ ’où le jugement que
­l’exil ne peut être un mal, surtout si la patrie que ­l’on quitte tombe en
ruines : ce n­ ’est jamais un malheur, dit auparavant Télès, de s­ ’apercevoir
enfin que la patrie « pour laquelle on ­s’est donné beaucoup de peine, est
perverse et ingrate4 », de même que ce ­n’est pas un mal de ­s’apercevoir
que sa femme est « mauvaise et rusée », ou que son serviteur est un voleur.
Pour Musonius, cependant, c­ ’est autant le mauvais état de la cité qui
est en cause que son insignifiance en tant que cité : la cité ­n’est q­ u’une

1 É. Bréhier, op. cit., p. 42.


2 Musonius, IX, p. 42, 2-6.
3 Télès, III, 26-27, p. 279.
4 Ibid., § 26.
La théorie musonienne de la cité 433

parcelle de la Terre ; ou, plus exactement, le nom que l­’on donne à cet
emplacement (χωρίον) ­n’a aucune importance :
Un tel homme [sc. ­quelqu’un de qualité] en effet ni ­n’honore ni ne méprise
aucun emplacement (χωρίον) ­comme une cause (αἴτιον) de bonheur ou de
malheur, mais il place en lui-même ­l’univers (αὐτὸς δὲ ἐν αὑτῷ τίθεται τὸ πᾶν)1.

Aucun emplacement n­ ’est en droit différencié ni n­ ’a de titre pour être


objet d­ ’attachement, de crainte ou de tout autre élan : par lui-même,
il ­n’apporte ni joie, ni peine (la seule cause du bonheur ou du malheur
réside dans le jugement). De fait, le lieu appartient à cette catégorie
­d’être que les stoïciens nomment incorporels : il est attribut des corps, il
­n’a aucune c­ onséquence sur eux qui, seuls, agissent. Le philosophe doit
donc être en mesure de placer en lui-même l­’univers – on retrouve là
encore une variation autour de la théorie du lieu. Si l­ ’exilé « emporte »
partout avec lui son lieu2 (le lieu ne dépendant aucunement, on ­l’a
­compris, ­d’un emplacement extérieur, mais simplement du corps qui
­l’occupe), le lieu du sage est entièrement sous sa dépendance et ­c’est
­l’univers entier : le sage est partie de l­ ’univers, mais une partie dont la
fonction même c­ onsiste à prendre toute l­’extension du tout.

Un « cosmopolitisme négatif » ?
Cette définition du monde c­ omme patrie universelle serait insuffisante
en elle-même pour distinguer, si ce n­ ’est une spécificité, du moins la place
exacte de Musonius dans le lieu c­ ommun. En fait, si l­ ’on s­ ’en tient à ce
seul fait, on pourrait tout à fait voir en Musonius, non plus un héritier
de la pensée sextienne (on doute que Sextius eût pu tenir la patrie pour
indifférente, lui qui se défendait ­d’être stoïcien3, non seulement sans
1 Musonius, IX, p. 42, 6-8. Notons que Musonius ­confond sans doute la distinction clas-
sique entre l­’univers et le tout, τὸ ὅλον et τὸ πᾶν, « où l­’univers signifie le monde, et le
tout, le monde avec, en outre, le vide environnant » (V. Goldschmidt, op. cit., p. 27), cf.
SVF II, 522-525.
2 ­L’expression est une ­concession à ­l’impression de la pluralité des corps : en fait, il ­n’y a
­qu’un lieu pertinent, le monde (voir la réponse donnée par É. Bréhier à l­’objection « le
lieu change de lieu », p. 42).
3 Cf. Sénèque, Ep. 64, 2-3 : « On a ensuite lu le livre de Q. Sextius le Père, un grand homme,
crois-moi, et, bien ­qu’il le nie, un stoïcien (et licet neget Stoici). Que de vigueur, chez lui,
dieux bons !, et que ­d’âme ! Cela, tu ne le trouveras pas chez tous les philosophes : les
écrits de certains, pourtant porteurs d­ ’un nom illustre, sont dépourvus de sève. Ils font
434 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

doute pour ne pas avoir à partager avec le Portique sa doctrine politique


– et notamment la participation du sage à la vie politique – mais aussi
parce que son école était noua, ­c’est-à-dire inaugurait – ou voulait inau-
gurer – une nouvelle tradition philosophique, c­ onforme aux aspirations
proprement romaines de son fondateur1), mais un ­continuateur de la
pratique cynique, qui, avec Diogène, ­l’exilé et selon ­l’expression bien
­connue, falsifiant la monnaie2, falsifie toute politique et toute cité. Il
falsifie toute politique, ­d’abord, en invectivant les rois :
Et toi même tu ­n’es pas excepté de cette ignorance, autant q­ u’il me semble.
­C’est pourquoi tu dois plus que quiconque te soucier de cette c­ onnaissance
(ἐπιμελητέον σοι τῆς γνώσεως), et cela d­ ’autant q­ u’il est plus honteux à un
homme qui est roi q­ u’à un particulier ­d’être dans ­l’ignorance de la justice3.

Il falsifie la cité, nous l­ ’avons vu, en rejetant l­ ’idée de patrie (Musonius


et Diogène ont tous deux été exilés et cet exil a ­constitué pour tous
deux une occasion de philosopher), en méprisant la participation à la
vie politique et en promouvant ­l’autarkeia pour le philosophe.

des raisonnements, exposent, coupent les cheveux en quatre : ils ne forment pas ­l’esprit,
parce ­qu’ils ­n’en ont pas. Lorsque tu liras Sextius, tu diras : “Il vit, plein de vigueur, il est
libre, il dépasse l­ ’homme (supra hominem est), il me remplit d­ ’une ardente assurance (dimittit
me plenum ingentis fiduciae)”. » On peut évidemment s­ ’étonner de ­l’annexion par Sénèque
de Sextius à ­l’École. ­N’est-ce pas là la preuve que son enseignement, même politique,
correspond finalement aux nouvelles données du temps (un peu à la manière du Cicéron
de la dernière période : mieux vaut, vu les ­conditions politiques, se retrancher dans la
vie philosophique) ? Mais ce serait là méconnaître les propositions du De otio : sans doute
le temps ­n’est pas à ­l’action dans la cité, mais rien ­n’empêche que le sage participe au
bonheur c­ ommun dans son loisir. C ­ ’est sans doute beaucoup plus la différence avec les
autres philosophes (des autres écoles, non les stoïciens, qui, par le fait même, sont exclus
de la ­comparaison) qui motive le jugement du philosophe. On pourrait ­d’autre part
nuancer le jugement de Sénèque lui-même, qui, finalement, associe Sextius au cynisme
plus ­qu’au stoïcisme, si ­l’on se réfère au De breuitate uitae, XIV, 2 : le stoïcisme vainc la
nature humaine (hominis naturam vincere), le Cynisme la dépasse (hominis naturam excedere)
– on retrouverait là le supra hominem. Il ne ­s’agit pas tant pour un stoïcien de dépasser la
nature humaine, que de vivre c­ onformément à cette nature. Pour un c­ ommentaire du
passage du De tranquilitate sur la c­ omparaison entre stoïcien et Cynique, cf. M. Billerbeck,
« Greek Cynism in Imperial Rome », art. cit., p. 154.
1 Sénèque montre que l­’école de Sextius est une « noua et Romani roboris secta » ; cf. Nat.
Quaest. VII, 32.
2 D.L. VI, 20. C ­ ’est ce qui lui valut, selon certains, ­d’être exilé de Sinope.
3 Musonius, VIII, p. 34, 7-11. On se souvient par ailleurs de ­l’anecdote célèbre de Diogène
avec Alexandre – D.L. VI, 38 ; cf. également VI 44, à propos de la lettre d­ ’Alexandre à
Antipater, et D.L. VI, 43 sur la réponse de Diogène à Philippe.
La théorie musonienne de la cité 435

Musonius, cependant ne va pas aussi loin que Diogène, lui qui,


­ ’une manière générale, rejette toutes les c­ onduites que le Stoïcisme
d
fera siennes – du mariage à la vie auprès d­ ’un roi :
Il louait les gens qui, sur le point de se marier, ne se mariaient point ; qui,
sur le point de faire une traversée, ne la faisaient point ; qui, sur le point de
­s’occuper de politique, ne s­’en occupaient point et d­ ’élever des enfants n­ ’en
élevaient point ; il louait également ceux qui ­s’apprêtaient à vivre dans la
­compagnie des princes et qui ne ­s’en approchaient point1.

­C’est dans le retournement que ­consiste la falsification, le passage


d­ ’une attitude que ­l’on pouvait estimer droite (dans ­l’ordre de ­l’opinion)
à une attitude ­conforme à la nature, mais jugée fausse par le ­commun.
Ce ­n’est pas l­’abstention qui importe, mais bien l­’expérience du retour-
nement des valeurs, ce moment de soupçon qui doit être étendu à toute
la vie, pour passer du c­ onformisme qui prend pour guide la coutume
et la loi à l­’anticonformisme fondé sur la nature. C­ ’est ce qui explique
le rejet par Diogène de toute cité et de toute loi :
Aucune cité, aucune loi parmi celles que nous c­ onnaissons, n­ ’était à ses yeux
une cité ou une loi2.

Ce rejet fonde, selon une lecture classique du cynisme, le cosmopoli-


tisme alors qualifié de « négatif » du Cynique : parce ­qu’il ­n’appartient
à aucune polis, parce ­qu’il ne reconnaît aucune loi et aucune coutume
(toujours attachées à une cité particulière), le Cynique est cosmopolite,
adoptant par défaut le monde ­comme cité, alors réduite à ­l’habitation, et
tenant ­d’une liberté qui se définirait par le fait ­d’être dégagé de toutes
­contraintes et notamment celles forgées par les sociétés humaines. Ce
qui fait dire à Diogène q­ u’il est ἄπολις, ἆοικος, πατρίδος ἐστερημένος,
et c­ ’est également pourquoi Épictète lui fait dire :
Voyez-moi, je suis sans maison, sans cité, sans ressource, sans esclave (ἄοικός
εἰμι, ἄπολις, ἀκτήμων, ἄδουλος). Je dors à la dure. Je n
­ ’ai ni femme, ni enfants,

1 D.L. VI, 29, (p. 710).


2 Philodème, De Stoic. XX, 3-4, p. 103 dans T. Dorandi, « Filodemo. Gli Stoici (PHerc. 155
e 339) », Cronache Ercolanesi 12 (1982), p. 91-133. Voir aussi T. Dorandi, « La POLITEIA de
Diogène de Sinope », in Le cynisme ancien et ses prolongements, op. cit., p. 57-68, notamment
p. 64, pour ce passage. Voir enfin S. Husson, La République de Diogène, Paris, Vrin, 2012,
p. 159-163 notamment, avec une discussion des arguments de J. Moles.
436 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

ni palais de gouverneur, mais la terre seule et le ciel et un seul vieux manteau.


Et ­qu’est-ce qui me manque ? Ne suis-je pas sans chagrin et sans crainte,
ne suis-je pas libre (οὐκ εἰμὶ ἄλυπος, οὐκ εἰμὶ ἄφοβος, οὐκ εἰμὶ ἐλεύθερος)1 ?

­ ’absence des c­ ontraintes liées à la fois à la maison (la famille, et


L
­l’abri), à l­ ’économie (avec la mention des ressources et de l­ ’esclave) et à la
cité détermine la liberté du Cynique. Il ­n’a besoin, ­comme seul ­contenu
« positif », que de la terre et du ciel, c­ ’est-à-dire du cosmos (ici la plus simple
et la plus nue des réalités), qui dessine les limites physiques de ­l’abri mais
aussi de l­’action de Diogène. La multiplication des préfixes privatifs et
des négations a toute son importance : cet état de non-­contrainte, résul-
tat du rejet de la cité, pourrait bien ressembler au propos de Musonius.
Ce serait là cependant une double erreur. ­D’une part, la définition
musonienne de la cité ­n’est pas celle des Cyniques. ­D’autre part, il se
pourrait bien que le cosmopolitisme cynique ne soit pas « négatif » et
que la réponse de Diogène à la question « ­d’où es-tu ? », « κοσμοπολίτης
εἰμι2 », ne soit pas pour lui une autre manière de dire ­qu’il est sans
patrie, mais q­ u’il donne à la citoyenneté qui est la sienne un c­ ontenu
qui ne soit pas que la négation de la notion de citoyenneté. Il revient à
J. Moles d­ ’avoir entrepris cette réflexion :
Comment un πολίτης, membre ­d’un groupe aussi petit ­qu’une πόλις, peut-il
être un πολίτης du κόσμος, le plus grand organisme q­ u’on puisse imaginer ?
[…] Comme dans d ­ ’autres formules cyniques célèbres, le défi de trouver
une signification quelconque ­s’exprime en termes ­d’une opposition entre
des c­ ontraires. Les réponses suggérées par la plupart des savants modernes,
­c’est-à-dire : « je ne suis citoyen ­d’aucune πόλις » et « il ­n’y a pas de vraie
πολιτεία », sont d­ ’une part d­ ’une banalité insupportable et d ­ ’autre part ne
tiennent pas ­compte de ces oppositions3.

1 Épictète, Diss. 3, 22, 47-48. Trad. J. Souilhé très légèrement modifiée – ἄοικος est rendu
par « sans abri » parce q­ u’Épictète vient de dire que Diogène est ἄοικος et ἀνέστιος, que
le mot ici reprend ces deux idées, ­comme le montre la suite : Diogène montre ­qu’il est
sans femme et sans enfant (la famille, que peut traduire aussi οἶκος) et que la terre et le
ciel seul lui fournissent un abri, qui n­ ’est pas fait de quatre murs, dussent-ils être ceux
­d’un palais. L­ ’expression « sans maison » espère joindre ces deux idées ; ­d’autre part,
ἄπολις est rendu par « sans patrie », dans le but de garder ici la notion ­d’absence de cité :
elle semble indiquer, plus que le rejet de la patrie en tant que telle, le rejet de la cité et
ses ­conséquences politiques.
2 D.L. VI, 63 – « je suis citoyen du monde ».
3 J. Moles, « Le cosmopolitisme cynique », art. cit., p. 265-266. Dans la suite je m ­ ’appuie
sur les thèses de J. Moles, énoncées dans cet article, et dans « The Cynics and Politics »,
La théorie musonienne de la cité 437

­L’auteur propose cinq « preuves » (cette extrait est la quatrième) d­ ’un


c­ ontenu positif à donner au cosmopolitisme de Diogène : 1/ Diogène
Laërce rapporte du Cynique une affirmation qui revêt un grand intérêt :
La seule forme correcte de gouvernement (πολιτεία) est celle qui régit ­l’univers
(κόσμος)1.

Cette phrase semble impliquer que Diogène ait reconnu une perti-
nence à une politeia plus large que celle de la cité. 2/ Le cosmopolitisme
de Diogène doit être réintégré dans une tradition plus large, où des
auteurs ­comme Héraclite, Euripide, Antiphon, Hippias, etc. ont donné à
la notion une valeur positive : « une interprétation restrictive et négative
des formules parallèles chez Diogène est injustifiable2 ». 3/ Il faut tenir
­compte de la rivalité entre Aristippe et Diogène et c­ omprendre que si
Aristippe est partout ξένος3, étranger, désengagé, Diogène reste, quant
à lui, πολίτης : « Diogène substitue le positif et l­ ’engagé (πολίτης, πολι-
τεία) au négatif et au désengagé4. » 4/ Il faut interpréter les oppositions
proposées par Diogène. 5/ Il faut aussi tenir c­ ompte des paradoxes qui
semblent menacer la doctrine cynique5 (­comment articuler rejet de la
cité et l­’assomption de ­l’état de citoyen ?).
Je ne suis pas toutes les c­ onclusions de J. Moles. Elles sont ramassées
dans une phrase de c­ onclusion :
(1) Le cynique proclame son allégeance au κόσμος. Il peut mener une vie
honnête n­ ’importe où : la terre entière lui sert de chez-soi. (2) Il maintient
une attitude positive face au monde naturel et (3) au monde animal. (5) Il

in Justice and Generosity (A. Lacks, M. Schofield), p. 120-143. Le premier sera abrégé CC


et le second CP.
1 D.L. VI, 72. Moles traduit : « And he said that the only correct state was the one in the universe »,
CP, p. 130.
2 CC, p. 264.
3 On retient, ibid., p. 267, la différence que fait ­l’auteur entre « je suis partout chez moi »
et « je suis partout étranger » : « la vérité est que le cynique exprime à la terre entière
une allégeance positive ».
4 Ibid., p. 265.
5 On pourrait très vite répondre que la doctrine ne peut être menacée pour la simple raison
que le cynisme n­ ’a pas de doctrine et remettre en cause, c­ omme cela a été souvent fait, le
jugement de Diogène Laërce en VI, 103 (qui serait un artifice de doxographe, une façon
de faire des stoïciens « les héritiers de Socrate par l­ ’intermédiaire des Cyniques », ­comme
­l’indique la note 4 p. 766 de la trad. M.-O. Goulet-Cazé) : voir les mises au point de
Moles sur cette question, CP, p. 144.
438 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

est lui-même semblable aux dieux. (4) Il reconnaît sa parenté véritable avec
les autres sages et sa parenté potentielle avec les hommes en général ­qu’il
cherche à c­ onvertir. (6) Il est médiateur entre les hommes et les dieux et cette
médiation est une partie importante de son activité pédagogique1.

Certaines d­ ’entre elles me semblent discutables2. Je ne pense pas que


­l’on puisse soutenir que Diogène ait pu affirmer que « le κόσμος est la
patrie ­commune des dieux et des sages3 », même si Diogène emprunte
souvent à une ­conception assez générale des dieux : ces références au divin4
­n’impliquent aucune attitude de foi envers les dieux5, ­l’attitude ­commune
(la religion et la superstition) étant, quant à elle, réévaluée au même titre
que toutes les attitudes sociales6. Cela n­ ’importe du reste pas : rejeter
deux c­ onclusions sur les six proposées ­n’invalide en rien ­l’hypothèse de
Moles, à savoir celle de la positivité de ­l’enseignement de Diogène. Par
(2) et (3), Diogène montre ­qu’il a du κόσμος la vision ­d’un ­continuum
unifié7, où il y a une parenté (suggérée par Moles par l­’expression, au
demeurant assez obscure, « avoir une attitude positive envers8 ») entre

1 CC, p. 277. Je rétablis entre parenthèses ­l’ordre des arguments tels q­ u’ils sont proposés
dans la démonstration.
2 Cf. M.-O. Goulet-Cazé, « Les premiers cyniques et la religion », Le cynisme ancien et ses
prolongements, (dir. M.-O. Goulet-Cazé & R. Goulet), p. 117-158, et notamment p. 149-
150 : « Rien ne prouve donc que Diogène était un athée c­ onvaincu, rien ne prouve non
plus ­qu’il était pieux. Comment alors définir son attitude ? ­C’était un parfait agnostique
qui, une fois pour toutes, s­ ’était débarrassé du problème de fond de la religion et qui s­ ’en
tirait par des pirouettes quand on lui posait des questions gênantes. […] On découvre
ainsi dans le cynisme une insignifiance des dieux et on peut ­constater ­qu’il ­n’y a pas de
place dans la philosophie diogénienne pour une préoccupation de nature religieuse. La
religion aux yeux de Diogène ne sert à rien, et même entrave l­’apathie. » Cf. S. Husson,
La République de Diogène, op. cit., p. 81-83.
3 CC, p. 270.
4 Par exemple, D.L. VI, 44 (la vie accordée aux hommes par les dieux est facile) ; VI, 51
(les hommes de biens sont les images des dieux).
5 Cela dit à propos de Diogène, et sans préjuger de la position de Ménédème (D.L. VI,
102) : ce peut être du reste une preuve ­d’une grande liberté du cynisme sur cette
question.
6 Voir par exemple la remarque à la femme qui se prosterne de manière indécente – D.L. VI,
37.
7 CC, p. 269. On retrouve cette parenté en D.L. VI, 73 : « Si on écoute la droite raison,
tout, disait-il, est à la fois dans tout et partout ; de fait, dans le pain il y a de la viande
et dans le légume il y a du pain, les autres corps étant en toutes choses du fait que
leur masses s­’interpénètrent par des pores invisibles et se réunissent sous forme de
vapeurs. »
8 Ibid., p. 268, notamment.
La théorie musonienne de la cité 439

les êtres naturels, les animaux1 et les hommes, par (4) cette parenté se
traduisant par une attention particulière y ­compris au genre humain,
(même si celle-ci prend parfois la tournure d­ ’un rejet de l­’autre, dans
­l’injure ou la violence2 et malgré l­’autarcie revendiquée du Cynique),
genre qui se distingue, de manière du reste positive ou négative3, des
animaux. Cette parenté ne sous-entend aucune organisation sociale, mais
le sentiment ­d’une responsabilité envers autrui, que ­l’on retrouve dans
­l’attention que le Cynique lui porte. Cette attention aux hommes se lit
dans la volonté du Cynique ­d’être didaskalos : ­c’est grâce à son ensei-
gnement4 que les non-Cyniques, les non-sages5 peuvent devenir sages et
­c’est pour cela que le Cynique prend soin, à sa façon, de son prochain.
À partir de (1), si ­l’on maintient ­d’autre part (2), (3) et (4), on peut
­conclure que Diogène avait pour ainsi dire une théorie du meilleur
régime, absolument coextensif à ­l’état de Cynique :
Dans un geste typique de réévaluation, ou ­d’appropriation, des termes, les
Cyniques emploient les mots patris, polis, politeia, etc., c­ omme des métaphores
du mode de vie Cynique lui-même, de fait, la politeia cynique, ­l’« État »
cynique, n­ ’est rien d­ ’autre que l­’« État » ­d’être cynique, ce qui est tout à la
fois un état matériel ou social et un état moral […]. ­L’« État » cynique est
­conçu c­ omme coextensif avec le kosmos et dans une certain relation positive
avec lui et les divers éléments qui le c­ onstituent6.

Les être humains sont ainsi divisés en sages et non-sages, Cyniques


et non-Cyniques, les uns citoyens du monde, ­c’est-à-dire capables ­d’une

1 Cf. D.L. VI, 79, sur ce q­ u’ordonne Diogène pour sa sépulture : (p. 744) « Certains disent
que Diogène mourant ordonna ­qu’on le jetât en terre sans sépulture afin que ­n’importe
quelle bête sauvage pût prendre sa part, ou q ­ u’on le poussât dans un trou et ­qu’on le
recouvrît d­ ’un peu de poussière […] afin ­qu’il fût utile à ses frères. »
2 Cf. par exemple D.L. VI 24 ; 32 ; 42 ; 46.
3 D.L. VI, 24.
4 Cet enseignement peut prendre beaucoup de formes : D.L. VI, 35, par exemple, sur les
épreuves q­ u’inflige Diogène aux hommes, ou à ceux qui veulent le suivre (cf. également VI,
36) et sur la manière ­d’enseigner : « Il disait ­qu’il imitait les maîtres de chœur. Ceux-ci
en effet entonnent un ton plus haut afin que les autres trouvent le ton juste. »
5 Si ­l’on ­convient que Diogène ait pu partager les vues ­d’Antisthène : seuls les sages sont
amis, cf. D.L. VI, 12.
6 CP, p. 137-138. On retrouve cette idée dans ce que dit de lui Cratès : « il se disait aussi
citoyen de Diogène (καὶ Διογένου εἶναι πολίτης) » – cf. CP, p. 138 : « … Crates is “citizen
of Diogenes”, which implies both that Diogenes is the embodiment if the Ideal state and that
Crates himself is too ».
440 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

relation au monde et aux autres fondée sur la nature, seul critère et


seul motif de cette relation ; les autres, citoyens potentiels, ­c’est-à-dire
appelés (par les Cyniques, notamment, par leur enseignement) à par-
ticiper à cette vie cynique, à cette relation au monde et à ­l’autre qui,
plus que la coutume, la loi ou l­’opinion, prend pour guides les élans
premiers de la nature en soi (ce q­ u’on pourrait appeler aussi sans aucun
doute la vertu) et non une institutionnalisation de ces liens qui tend à
une universalisation toujours fausse ou approximative et toujours liée à
­l’opinion, dont toute la vie cynique ­consiste en une transgression. Il faut
semble-t-il prendre très au sérieux cette transgression : elle ­constitue
non pas seulement la mise en action ­d’une démarche de libération par
négation, mais avant tout, peut-être, ­l’exercice de cette citoyenneté qui,
fondamentalement, indique ­l’insurmontable ­contradiction entre les
aspirations de la nature et les c­ onstitutions et ­constructions humaines.
Il ne semble ainsi pas nécessaire de faire de la politeia de Diogène un
« état » idéal : de fait, Diogène vit en Cynique, ­c’est-à-dire pratique (ou
pourrait pratiquer) sa philosophie1.
Il est vrai que des principes c­ omme la c­ ommunauté des enfants et des
femmes, plus que la réalité actuelle, semblent dessiner une c­ ommunauté
idéale. Là encore, il n­ ’est pas nécessaire de le penser : rien n­ ’empêche
que Diogène ait agi, non pas seulement ­comme si tous les enfants étaient
­communs, mais ­comme un père véritable (à sa manière) pour les enfants
de Xéniade, par exemple, ou pour ses jeunes disciples2. Pour ce qui est de

1 Cf. T. Dorandi, art. cit., p. 60-62, pour la traduction des ­comptes rendus par Philodème
(p. 60-61), et Diogène Laërce (p. 62) de cette πολίτεια.
2 Cf. l­’attitude de Diogène avec les enfants de Xéniade, rapportée par D.L. VI, 92-93 :
« Eubule, dans son ouvrage intitulé vente de Diogène, dit q­ u’il apprit aux enfants de Xéniade,
après les autres disciplines, à monter à cheval, tirer à ­l’arc, lancer la fronde et le javelot.
Puis, à la palestre, il ne permit pas au pédotribe de leur donner une formation ­d’athlètes,
il le laissa seulement leur apprendre les exercices qui donnent des bonnes couleurs et une
bonne santé. Ces enfants retenaient par cœur certains passages de poètes, des prosateurs
et des ouvrages de Diogène lui-même ; il les faisait s­ ’exercer à tout procédé permettant de
se souvenir vite et bien. À la maison, il leur apprenait à se servir eux-mêmes, à prendre
une nourriture frugale et à boire de l­’eau ; à son instigation, ils avaient des cheveux
tondus au ras de la tête, ils allaient sans coquetterie, sans tunique, pieds nus, gardant le
silence, marchant les yeux baissés dans la rue. Ils les emmenait également à la chasse. »
Bel enseignement de ­l’αὐτάρκεια cynique. On ­comprend ­d’autre part ­l’interdiction faite
au pédotribe par la disqualification ­d’une ἄσκησις qui ­n’aurait pas ­d’autre fin ­qu’elle
même. Voir aussi D.L. VI, 75 pour les enfants ­d’Onésicrite (et Onésicrite lui-même,
ensuite – § 76).
La théorie musonienne de la cité 441

la ­communauté des femmes, les idées de Diogène sur le mariage disent


assez que cette ­communauté ­n’indique pas autre chose que la possibilité
­d’unions sexuelles libres. Que Cratès, par exemple, surtout pour ce qui
est du mariage, ait traduit ces principes autrement indique, plus ­qu’une
autre πολίτεια, une autre expression de ce qui demeure l­ ’essentiel, à savoir
la nature au sein des rapports humains. De ce point de vue, il semble
que Cratès ait pensé, c­ omme le penseront les stoïciens, que la relation
spécifique du mariage, telle que définie précédemment, ait été plus
­conforme à la nature et à ce titre plus ­conforme à l­’état (de) Cynique.
Le cosmopolitisme diogénien, plus ­qu’un rejet pur et simple de
la cité, indique une autre manière de c­ omprendre et de pratiquer les
rapports humains (et plus largement les rapports avec les animaux et
les êtres naturels), pratique mise en danger par les c­ onstitutions poli-
tiques humaines. La pratique du lien inter-individuel est fondée sur
la transgression, attitude fondamentale qui engage une autre façon de
­considérer l­’autre. Il ne faudrait néanmoins sans doute pas en déduire
que ces rapports avaient ­comme sous-bassement une idée de fraternité
humaine. Le lien cynique ne c­ onstitue rien de ce q­ u’on pourrait appeler
société, ce ­n’est pas un lien social, ce qui ne signifie pas ­qu’il soit purement
négatif. La relation du Cynique aux autres n­ ’a pas besoin d­ ’un ciment
(si l­’on peut oser ce mot) c­ omme ­l’amitié ou la philanthropie c­ omme
manière ­d’être fondamentale, elle est seulement ouverte à la rencontre
de ­l’autre, ­comme événement (­qu’aucune loi, ou pré-organisation ne
peut clore), marqué par une attitude bienveillante, qui se traduit par
­l’appel du Cynique à la vie cynique. En d ­ ’autres termes, ­l’amitié du
Cynique n­ ’a pas pour corrélat une réflexion sur l­’organisation de l­’être
ensemble1, mais ne rejette pas non plus tout lien.
­C’est pourquoi la distinction ­qu’opère J. Moles, à propos de la pensée
cynique, entre trois états reste discutable. Un premier état serait selon
lui défini par le rejet des ­conventions et ­l’autosuffisance du Cynique2,
un deuxième serait défini par la c­ ommunauté des sages cyniques3, un
troisième serait la ­communauté potentielle, aux dimensions du cosmos, de
tous les hommes, ­convertis au cynisme4. En fait, il ­n’y a ­qu’un seul état,

1 Cela même si les sages ont des amis et si les sages sont amis.
2 CP, p. 141.
3 Ibid., p. 142.
4 Ibid.
442 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

celui, positif, des Cyniques, qui partagent, non pas un ensemble de valeurs
­communes (ce qui serait retomber en-deçà du principe παραχαράττειν
τὸ νόμισμα), mais une pratique des liens entre les hommes, à laquelle
ne participent pas tous les hommes, les non sages étant dès lors les vrais
apatrides, qui enferment la relation (à soi-même et aux autres) dans les
filets des traditions, des lois, en somme, de la c­ onvention.
On ne saurait évidemment déceler chez Musonius une telle pensée
du lien : ­s’il faut prendre soin de soi-même et d­ ’autrui, c­ ’est, pour notre
philosophe, dans la pensée que se ­constitue par-delà les ­communautés
humaines existantes un autre type de c­ ommunauté, fondée et cimentée
par la bienveillance et l­ ’amitié. Pour Musonius, le lien à autrui est fon-
dateur ­d’une ­communauté, il est toujours lien social, même si la société
ou la ­communauté ­qu’il fonde ­n’est guère la c­ ommunauté politique
institutionnelle. On peut le lire dès le περὶ φυγῆς, dans le passage du
monde c­ omme patrie universelle à la cité des hommes et des dieux, qui
implique, plus ­qu’une parenté ou une attitude, la ­commune obéissance
à des lois de ­constitution de la ­communauté humaine, qui fondent la
parenté des hommes et ­l’attitude qui en est la ­conséquence. Dans ce
lien, se joue autre chose q­ u’une simple pratique. Pour Musonius, c­ omme
pour les stoïciens, le lien inter-individuel n­ ’est pas de l­ ’ordre uniquement
­d’un savoir se rencontrer, ou savoir prendre soin de soi et des autres, mais
il exige ­comme soubassement naturel ­constance et solidité : en ce sens,
le mariage apparaît, une fois de plus, ­comme le premier de ces liens et
leur matrice.
­D’où la différence entre les deux états ­d’habitant du monde ­comme
patrie universelle et de citoyen de la cité de Zeus, qui ne renvoient pas
à la même chose (même si patrie universelle et cité de Zeus forment les
deux faces de la même réalité : ­comme la France peut être unité géogra-
phique et unité qui désigne une c­ ommunauté politique). Pour Musonius
(mais cela ne l­ ’intéresse pas directement dans ce traité), l­ ’homme de bien
ne juge pas seulement que le monde est la patrie universelle, mais en
plus, il pense q­ u’il participe à une ­communauté qui dépasse toutes les
­communautés politiques : citoyen ­d’un corps social formé des hommes
et des dieux, il participe, en tant que tel, à la vie de cette ­communauté.
On peut être habitant du monde sans être citoyen du monde : c­ ’est
le cas de l­’insensé, qui, potentiellement, reste citoyen mais sans exercer
actuellement cette citoyenneté.
La théorie musonienne de la cité 443

De fait, Musonius ne dit pas tout cela dans le traité sur ­l’exil : la


seule chose q­ u’il oppose réellement à l­’action politique de la cité est la
philosophie, ou « ­l’élan vers le meilleur », à l­’image de Diogène, à qui
­l’exil permit de philosopher1. On peut penser ­qu’au minimum, ­comme
­l’état de Cynique est l­’État des cyniques, l­’état de sage stoïcien pour
Musonius est la véritable πολίτεια, qui permet à la fois la santé du corps et
de ­l’âme. De la même manière ­d’autre part q­ u’il rejette le luxe des villes
(donc une pratique issue de la corruption des cités), en montrant que la
nature donne bien assez pour vivre, il soupçonne la justice qui y a cours :
Ceci étant c­ onnu de tous, que beaucoup de sentences sont prononcées de
manière mauvaise (δίκαι πολλαὶ δικάζονται κακῶς) et ainsi beaucoup sont
bannis injustement (ἀδίκως) de leur patrie, et q­ u’on a déjà vu des hommes
de biens (τινὲς ἄνδρες ἀγαθοὶ) exilés par leurs c­ oncitoyens2 .

La justice de la cité insensée procède ­d’une mauvaise ­compréhension :


elle subvertit même la justice (juger mal – κακῶς, ­c’est aller ­contre la
justice véritable – ἀδίκως). Cette mauvaise justice a deux fois pour critère
la ­convention, puisque ­d’une part, elle se rend sur ­l’opinion ­d’hommes
(les ­concitoyens du texte), opinion incapable, l­’expérience le prouve,
de discerner la valeur morale d ­ ’un individu et, d
­ ’autre part, elle est
rendue sur la foi ­d’un regroupement social (le lien politique qui unit
les citoyens) non pertinent, si ses seuls fondements sont l­ ’unité géogra-
phique du rassemblement et les institutions particulières qui naissent
de ce regroupement. En d­ ’autres termes, et dans ces c­ onditions, les lois de
la cité, ou du moins celles qui permettent de bannir q­ uelqu’un, n­ ’ont
aucun fondement rationnel. On retrouve là certainement quelques uns
des τῶν ἀστικῶν κακά que dénonce Musonius dans le traité XI et qui
­constituent un obstacle au philosopher (ἐμπόδιον τῷ φιλοσοφεῖν). Nous
avons cependant déjà pu observer que la cité peut avoir des lois justes
si le législateur prend soin de les c­ onformer à la la loi de la nature : il
faudra revenir sur ce point très important. Musonius dit bien « δίκαι
πολλαὶ », non pas toute loi.
Le texte du περὶ φυγῆς ne permet seulement, à vrai dire, que d­ ’esquisser
des hypothèses. ­L’otium musonien ­n’est certainement pas un rejet de

1 D.L. VI, 49.
2 Musonius, IX, p. 47, 3-6.
444 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

toute action politique et il ­n’est pas non plus un rejet pur et simple de
la cité. Au ­contraire : il faut savoir prendre soin de sa cité, car ­c’est dans
la notion même de cité (pour peu ­qu’elle soit correctement entendue)
que l­ ’on peut découvrir la vérité des liens humains. Malgré ses réalisa-
tions très imparfaites, elle est essentielle pour ­comprendre l­ ’homme et
la réalité des cités est le lieu même de ­l’action philosophique ­comme le
montre l­’impératif de prendre soin de sa propre cité.

LE SOIN DE LA CITÉ :
ARTICULER CITÉ UNIVERSELLE
ET « PETITE » CITÉ

Il ne faut pas croire en effet que la référence à la cité universelle


se réduise pour Musonius à un désintérêt pour la « petite » cité. Il
­n’est pas Diogène. Cet aspect de son enseignement pourrait paraître
­contradictoire, si l­ ’on ne s­ ’en tient q­ u’au rapprochement abrupt des textes.
On ­comprend mal en effet pourquoi, ­d’un côté, Musonius stigmatise
tout ce qui est de la cité, ce qui est ἀστεῖος, lorsque, d­ ’un autre côté, il
insiste tant sur le soin que chacun doit apporter à sa cité, en soulignant
toujours l­’engagement du citoyen pour sa cité. C ­ ’est clairement le cas
pour le traité XIV : le mariage témoigne de ce soin parce que le mariage
­constitue la matrice de toutes les relations à autrui ; la sollicitude des
époux est à la fois chronologiquement la première relation où ­l’amour
de soi est transféré sur autrui et logiquement le modèle de toute rela-
tion. L­ ’attention au bien ­commun et au bien d­ ’autrui est ­l’apanage de
­l’homme marié, précisément parce ­qu’il sait ­d’expérience ce ­qu’est la
relation entre les hommes et parce q­ u’il s­ ’est expérimenté animal social.
La cité, pour Musonius, n­ ’est rien ­d’autre que ce lien entre les hommes,
dans la ­continuité du mariage et prendre soin de sa cité, c­ ’est faire en
sorte que ce regroupement humain, cette c­ ommunauté que le hasard
ou la fortune a voulu de telle sorte et à tel endroit et que la nature de
­l’homme exige, devienne au plus près c­ onforme à cette exigence même.
La cité dans laquelle les hommes vivent reste, de fait, face à la Cité uni-
verselle, secondaire et jamais accomplie, mais elle demeure en même
La théorie musonienne de la cité 445

temps, dans son aspect maladroit, inabouti, le lieu privilégié offert à


­l’homme pour se rendre ­conforme à sa nature. ­C’est pourquoi il faut
en prendre soin, c­ ’est pourquoi ce soin doit prendre souvent le visage
de la participation à la vie politique de la cité.
(a) Car si ­d’une part tu me dis que ­c’est son bien propre seul ­qu’il faut
­considérer, tu démontres (ἀποφαίνεις) que ­l’homme ne diffère en rien ni ­d’un
loup ni ­d’une autre bête parmi les plus sauvages, qui sont nées pour vivre
de violence et de cupidité et qui ­n’épargnent rien de ce dont elles sont en
situation de recueillir du plaisir, qui ne participent pas à la c­ ommunauté, qui
ne participent pas, en outre, à ­l’assistance réciproque, qui ne participent pas,
enfin, à tout ce qui est juste (ἄμοιρα μὲν κοινωνίας ὄντα, ἄμοιρα δὲ συνεργίας
τῆς ἀπ´ ἀλλήλων, ἄμοιρα δὲ δικαίου παντός). (b) Si, d ­ ’autre part, tu c­ onviens
(ὁμολογήσεις) que la nature humaine ressemble surtout à ­l’abeille, qui ne peut
vivre seule – elle se perd en effet si on la laisse seule (ἀπόλλυται γὰρ μονωθεῖσα),
mais qui ­converge vers une seule et ­commune tâche des individus de son
espèce (πρὸς ἕν δὲ καὶ κοινὸν ἔργον τῶν ὁμοφύλων), leur prêtant son c­ oncours
et travaillant avec ses voisines ; (c) si tu vois les choses de cette manière (εἰ
ταῦτα ταύτῃ ἔχει) et que, de plus, les vices de ­l’homme sont c­ onçus ­comme
les actes injustes, sauvages, et ­l’indifférence aux maux du voisin, tandis que
la vertu est la philanthropie, la bonté et la justice, et être bienfaisant et plein
de sollicitude envers le voisin (καὶ τὸ εὐεργετικὸν εἶναι καὶ τὸ κηδεμονικὸν εἶναι
τοῦ πέλας) – dans ce cas alors, chacun doit se soucier de sa propre cité et faire
de la famille le rempart de la cité (πόλεως ἐκάστῳ τῆς αὑτοῦ φροντιστέον καὶ
τῇ πόλει οἶκον περιβλητέον)1.

Le texte procède par antithèse (entre a et b), puis c­ onclut de b et c


la proposition finale : chacun doit se soucier de sa cité. Il ­s’agit ici de
déterminer la destination de la nature humaine, pour en tirer ce qui
peut l­’accomplir. Musonius ne définit pas une « nature humaine » en
elle-même, ­c’est pourquoi il passe par la ­comparaison avec les bêtes. La
nature humaine ne ressemble pas à la bête sauvage, mais à ­l’abeille :
en cela, elle est appelée à se réaliser dans des actions qui ressemblent à
celles de ­l’abeille, si ­l’on y ajoute des traits spécifiques qui appartiennent
manifestement à ­l’homme. En d ­ ’autres termes, il ­n’est pas question
­d’une nature humaine achevée q­ u’il faudrait égaler (­comme ­s’égaler à
un modèle), mais le texte de Musonius indique, par le jeu des hypo-
thèses et des oppositions ­d’images, la voie vers laquelle tout individu
humain incline.

1 Musonius, XIV, p. 72, 6 – 73, 10.


446 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

De (a), il faut retenir que Musonius rejette le modèle d­ ’un homme


isolé, jouissant de tout bien ­qu’il peut trouver – ­l’homme ­n’a rien ­d’une
bête sauvage. Or la spécificité de la bête sauvage, outre sa violence et
sa cruauté, ­c’est sa totale indépendance. Musonius accepterait ainsi la
première partie ­d’une alternative aristotélicienne célèbre : ­l’homme en
dehors de la cité est soit une bête, soit un dieu (il n­ ’accepterait pas la
seconde, puisque la cité universelle est précisément cité des hommes et
des dieux1, une caractéristique des dieux étant leur sociabilité). Cette
indépendance se manifeste surtout dans ce que Musonius appelle être
ἄμοιρος (mot ­qu’il répète trois fois) : être exclu, ne pas participer à
quelque chose (si l­’on décompose le mot, c­ ’est être sans rang, être un
citoyen sans classe –  μοῖρα, on pourrait écrire « sans destin », sans la
part échue à ­l’humain). L­ ’homme qui ne privilégie pas le bien ­commun
et s­’en tient à son bien propre ­n’a ainsi pas sa place et ne peut prendre
part à la c­ ommunauté. Moins parce ­qu’il s­ ’exclut par sa recherche de la
jouissance que parce ­qu’il ne peut trouver sa place dans la ­communauté,
­l’assistance réciproque et la justice. La répétition semble indiquer ­d’autre
part un approfondissement de la signification de la c­ ommunauté : elle
reste certes un ensemble ­d’individus, mais ceux-ci sont liés par une
mutuelle bienfaisance. ­L’échange de bienfaits renforce la c­ ommunauté
et en exprime la justice.
(b) Cet échange permet de ­comprendre que la c­ ommunauté dont parle
Musonius ne se réduit pas à un ensemble d­ ’individus, même organisé,
même si elle demeure cependant un tel ensemble : tous les individus sont
liés les uns aux autres. Musonius le montre en deux temps : ­l’abeille,
premièrement, se perd si elle est seule. Le verbe ἀπόλλυμαι veut dire
tout à la fois périr, être arraché, se perdre, et désigne ici ­l’arrachement
que signifie la solitude et la perte par l­ ’abeille, non pas tant de sa nature
que de la vie propre à une abeille2. ­L’abeille isolée ne vit pas ­comme
une abeille, passe à côté de sa destination – ­c’est en ce sens ­qu’elle se
perd3. Deuxièmement, l­’abeille poursuit avec ses ­congénères la même
1 Par là même, Musonius ne partage pas les principes épicuriens (hommes et dieux ne
peuvent habiter ensemble la même cité) – cf. A. Gigandet, Lucrèce et les raisons du mythe,
Vrin, 1998, notamment p. 79-81.
2 De même, la vie la meilleure pour un homme, c­ ’est celle de l­’homme vertueux – cf.
Musonius, XVII, p. 92, 13 : « ἄριστος βίος ὁ τοῦ ἀγαθοῦ ἀνδρός ».
3 Épictète, Diss. 2, 10, fait un usage similaire du verbe ἀπόλυμαι/ἀπόλλυμι. Cf. §14 et
16-17 : « Et si, au lieu ­d’un homme, civilisé, et sociable, tu deviens une bête, nuisible,
La théorie musonienne de la cité 447

fin : celle-ci crée un tissu de liens ­d’entraide, de travail ­commun, à


partir duquel on c­ omprend que ­l’abeille ne reçoit sa nature que de ces
jeux de relations. Il en est de même pour chaque individu humain qui
prend sa place (­lorsqu’il participe et assume cette participation) dans un
tissu de relations sociales : ­l’individu perd l­’homme en s­’abstenant de
participer à cette vie sociale, pour autant que celle-ci soit effectivement
œuvre c­ ommune de justice et ­d’entraide en vue du bien c­ ommun – le
seul bien c­ ommun étant en toute rigueur la vertu de chacun. La cité
est ainsi ­conçue ­comme un système où les relations ­qu’entretient tout
individu avec ses semblables valent autant pour la qualité de ­l’individu
que lui-même. Tout individu tient sa qualité d­ ’homme des relations q­ u’il tisse
et ­qu’il laisse tisser avec le prochain, la c­ onstance de ces relations détermi-
nant la qualité ­d’homme, qui ne se définit donc que par la capacité de
chacun à entrer dans ce tissu de relations et à le renforcer. La cité ne
désigne donc pas seulement un groupe ­d’individus, mais aussi ­l’ensemble
des relations qui ­s’y tissent : cela distingue une vraie cité de ce ­qu’on
nomme, mais par abus de langage, une cité.
(c) Aussi Musonius insiste-t-il sur les vertus sociales, vertus ­d’un indi-
vidu dans ce tissu, qui tiennent dans la manière de se rapporter à ­l’autre.
Si ­l’absence voulue de rapport à l­’autre définit le vice, ainsi que toute
disposition qui fausserait ce rapport en le rendant sauvage (un tel lien ne
serait pas ­d’entraide, mais un rapport où ­l’autre ­n’est que le support de la
sauvegarde du bien propre), ces vertus sociales au c­ ontraire c­ onsistent dans
­l’exercice d­ ’une disposition fondamentale d­ ’accueil de l­’autre (la bonté1,

qui attend sa proie et la mord, n­ ’as-tu rien perdu (οὐδὲν ἀπολώλεκας) ? Mais te faut-il
perdre une piécette (ἀλλὰ δεῖ σε κέρμα ἀπολέσαι) pour subir un dommage, la perte de
rien ­d’autre ­n’apporte-t-elle pas un dommage à l­ ’homme ? […] Pourtant, ces choses-là
[la science de la grammaire, la musique] sont perdues du fait d ­ ’une cause extérieure et
non délibérée (παρ´ ἔξωθέν τινα καὶ ἀπροαίρετον αἰτίαν ἀπόλλυται), tandis que celles-là
[la pudeur, la dignité, le fait ­d’être civilisé] sont notre fait. Celles-ci, les avoir ­n’est
pas bon, les perdre ­n’est pas honteux, tandis que ne pas avoir celles-là et les perdre,
­c’est honteux et blâmable et c­ ’est un échec. Que perd celui qui est sous la coupe du
débauché ? Il perd l­’homme (τί ἀπολλύει ὁ τὰ τοῦ κιναίδου πάσχων; τὸν ἄνδρα). Et
celui qui le traite ainsi ? Plein de choses, et d­ ’autres encore, et aussi rien moins que
­l’homme (καὶ αὐτὸς δ´οὐδὲν ἧττον τὸν ἄνδρα). » Il s­’agit d ­ ’une perte d­ ’une qualité :
on peut vivre en ­l’ayant perdue, mais cette vie ­n’est pas celle ­d’un homme, ­n’atteint
pas la destination de ­l’homme ; ­c’est un échec ­d’autant plus honteux ­qu’elle est de la
responsabilité de tout homme.
1 Hiéronyme (ad Galatas, III, 5, 22 = SVF III, 291) : la χρηστότης, ­c’est uirtus sponte ad bene
faciendum exposita : la vertu spontanément ouverte au bienfait.
448 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

la philanthropie1). Être vertueux, ­c’est aussi être en mesure ­d’accorder son


aide au prochain de manière juste2, la bonté (benignitas3/χρηστότης) étant
la science de la bienfaisance4 à ­l’égard du prochain. Il ­convient en effet de
savoir échanger en donnant à chacun selon ses mérites, c­ ’est-à-dire savoir
évaluer ce dont l­ ’autre manque pour parvenir au salut (pour que lui-même
entre dans le jeu des relations de manière ­conforme à la destination de
­l’homme). Comme ­l’abeille, tout individu doit être utile à ses ­congénères,
tourné vers eux5 : il doit agir pour sans cesse maintenir la ­communauté.
Comme ­l’abeille ne cesse de travailler pour la ­communauté, ­l’homme
doit sans cesse pouvoir créer et maintenir des liens. Musonius a cepen-
dant besoin de préciser ­l’image de ­l’abeille en soulignant la spécificité
de la vertu de l­ ’homme : c­ ontrairement à ce q­ u’il se passe pour la ruche,
le tout ne précède pas ­l’individu, il lui est strictement ­contemporain (ce
­n’est pas dans un tout pré-organisé ­qu’un individu prend place, mais il
lui revient ­d’organiser ce tout et ­d’en entretenir ­l’unité). Il incombe à
chacun ­d’agir pour que la ­communauté soit effectivement unie. D ­ ’où
la qualité, pour ­l’homme, ­d’être εὐεργετικός , qualité traditionnelle et
6

fondamentale du roi dans les monarchies hellénistiques, q­ u’accomplit le


sage pour Musonius, car l­ ’ὁμονοία (la c­ oncorde) lui incombe en premier
lieu. Sauver les vicieux fait partie de ­l’action évergétique du philosophe :
tant ­qu’ils ne sont pas guéris, tant ­qu’ils sont insensés et incapables par
là même de toute relation, les hommes, méprisables7, ni ne donnent
1 SVF III, 292 (= Clément ­d’Alexandrie, Stromates, II, p. 451 Pott.) : « La philanthropie
– le c­ ommerce fondamentalement amical des hommes (ἥ τε φιλανθρωπία – φιλικὴ χρῆσις
ἀνθρώπων ὑπάρχουσα) ».
2 La bonté est classiquement subordonnée à la justice (SVF III, 264) : avec la piété, la
sociabilité – ­l’être bien en ­communauté : εὐκοινωνησία – et la disposition à créer des
liens – εὐσυναλλαξία.
3 SVF III, 291.
4 SVF III, 264 : ἐπιστήμη εὐποιητική.
5 ­C’est la définition donnée par Hiéronyme (ibid.) de la bonitas (« la bonitas ­n’est pas éloignée
de beaucoup de la bonté ») : elle est la vertu qui est utile, dont ­l’utilité naît. Ou bien ­d’où
naît ­l’élan source de l­ ’utilité.
6 Sur ­l’évergétisme chez Musonius, vertu royale par excellence, mais ici devoir de tout
homme, cf. G. Lenta, « ­L’immagine del filosofo nelle Diatribe musoniane », p. 294-295.
Cf. aussi Musonius, VIII, p. 32, 10, passage dont on trouvera le c­ ommentaire à la fin de
la présente partie.
7 SVF III, 563 : « ­L’insensé, lui, inexpérimenté q­ u’il est de la droite relation, fait tout mal,
agissant selon la disposition ­qu’il a, ­puisqu’il est instable et ­s’enfonce chaque instant dans
le repentir […] À cause de cela, tout insensé est méprisé, ­n’étant digne ­d’aucune valeur,
­n’étant pas honorable. ­L’estime, en effet, ­c’est la c­ onsidération de la dignité, et la dignité,
La théorie musonienne de la cité 449

ni ne reçoivent de bienfaits, ce pourquoi sauver est un préalable. Pour


sauvegarder ­l’union dans la cité, il ­convient de prendre soin des relations
qui s­’y créent, il faut donc prendre soin des individus pour les sauver.
Cette dernière qualité a une importance telle que Musonius indique
que c­ ’est la loi de Zeus qui demande à l­’homme d­ ’être bienfaisant :
le ­commandement de celui-ci [sc. le dieu] et sa loi (Πρόσταγμά τε γὰρ ἐκείνου
[sc. τοῦ θεοῦ] καὶ νόμος), c­ ’est en effet que ­l’homme soit juste, bon, bienfaisant,
tempérant, généreux, plus fort que la peine, plus fort que le plaisir, pur de
toute malveillance et de tout esprit de ­complot : pour abréger, ­c’est à être
bon que la loi de Zeus appelle ­l’homme (ἀγαθὸν εἴναι κελεύει τὸν ἄνθρωπον
ὁ νόμος ὁ τοῦ Διός)1.

On ne pourrait mieux dire que la Loi de Zeus appelle l­’homme à


philosopher. On remarquera bien sûr que les vertus sociales dépendent
de trois types de maîtrise : celle de la peine, celle du plaisir et celle d­ ’une
juste estimation de soi-même et de ­l’autre (­n’être pas jaloux, malveillant,
ne pas c­ omploter, et c­ omprendre que l­’autre ne peut être en lui-même
moyen pour réaliser ses fantasmes de pouvoir ; être généreux, ­c’est avoir
une saine estime de soi) qui permettent la relation, la seule vraie : celle
fondée sur la justice et sur le bienfait. La loi de Zeus indique le chemin
de réalisation de l­’homme et appelle celui-ci à le suivre. Or il ne se
réalise que dans la relation à autrui, qui forme la vraie cité, cité de Zeus.
Prendre soin de sa cité, signifie ainsi tâcher de tenir en elle la place
qui revient au philosophe : celle de sauver les hommes par son ensei-
gnement et de sauvegarder les liens sociaux en leur ­conférant plus de
solidité. Cela implique, nous venons de le voir, ­d’être à ­l’écoute ­d’une
autre loi que celle de la cité : celle du dieu. Cela implique ­d’autre part
un type de participation du philosophe qui modifie profondément la
notion q­ u’on pourrait en avoir : cette participation est toujours en même
temps participation à la cité de Zeus, qui est ce système de relations
stables que nous avons tâché de décrire. Une bonne ­constitution politique,
quelle ­qu’elle soit par ailleurs, se doit donc de favoriser ces relations :
là aussi se trahit la faiblesse de toute ­constitution, qui, parce q­ u’elle ne
gère pas individuellement ­l’ensemble de ses membres et parce ­qu’elle

c­ ’est la récompense de la vertu bienfaitrice. Celui qui ne participe pas à la vertu est donc
dit avec justice méprisable (τὸν οὖν ἀρετῆς ἀμέτοχον ἄτιμον δικαίως λέγεσθαι. »
1 Musonius, XVI, p. 87, 2-7.
450 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

est toujours spécifique, ne peut q­ u’échouer à réaliser l­’homme. Sauver


la cité, ce n­ ’est donc pas la faire devenir une cité au vrai sens du terme
mais « en petit » – ­c’est, bien sûr, impossible. En revanche, parce que
la cité met en œuvre de manière imparfaite la disposition fondamentale
de ­l’homme, on peut tout faire pour corriger cette disposition là même
où elle pèche par son imperfection et pour organiser les c­ onditions
­d’émergence ­d’un corps social qui, ignorant les frontières, sait user
(en leur rendant leur fonction) des institutions ­comme d ­ ’indifférents
préférables (­c’est dire ­qu’il pourrait aussi ­s’en passer). Ce corps, ­c’est la
cité des sages – ou des philosophes, où le philosophe est tout autant
citoyen que personnage royal (βασιλικός), parce que citoyen réalisé :
si l­’on ne trouve pas l­’expression « cité des sages » chez Musonius, on
peut au moins en déceler des indices et ébaucher, à partir de ceux-ci,
­l’esquisse de cette cité.
LE TRAITÉ
« QUE LES ROIS DOIVENT,
EUX AUSSI, PHILOSOPHER »
Un traité politique

Après ­l’étude de la notion de cité telle ­qu’elle apparaît dans le traité


sur ­l’exil et celle de l­’idée de participation politique qui la sous-tend,
­l’étude du traité VIII, où Musonius définit le bon politique sous les traits
du roi philosophe, doit ­confirmer ces hypothèses. Il s­ ’agira de c­ omprendre
­comment assembler les c­ onditions dans lesquelles l­ ’homme peut répondre
à ­l’invitation de la nature à tisser des liens avec ses semblables1. Car une
cité ­n’est ­qu’un assemblage ­d’insensés ­qu’il faut bien tâcher ­d’unifier :
il faut un chef qui soit en même temps, ­comme Musonius le dit du
philosophe, un guide, qui ait en outre une ­compétence non plus seule-
ment pédagogique (il ne ­s’agit plus seulement ­d’instruire les disciples
à la campagne) mais surtout politique.
Musonius dessine dans le traité VIII un portrait spécifique de ce roi :
sous le titre ὅτι φιλοσοφητέον καὶ τοῖς βασιλεῦσιν, le traité montre que si
« les rois doivent, eux aussi, philosopher », c­ ’est parce que le roi véritable,

1 La notion ­d’obligation, et le mot même, peuvent faire ­comprendre cette invitation : il


faut à vrai dire revenir au plus près du sens étymologique ­d’obligatio, qui vient ­d’obligo,
attacher, lier à, puis, par suite, engager. « Obligatio » dès lors, pourrait signifier ce lien
entre q­ uelqu’un et son obligé, lien dissymétrique en apparence, puisque q­ uelqu’un s­ ’attache
­quelqu’un ­d’autre (­c’est tout le sens de ­l’obligeance), mais dont le sens même nous rend
attentifs à sa réciprocité : ­lorsqu’on s­ ’attache q­ uelqu’un, on est tout autant attaché à lui,
mais celui qui oblige est à ­l’initiative du lien ainsi créé. L­ ’obligeance ­constitue ainsi un
appel qui n­ ’attend finalement rien ­d’autre ­comme réponse q­ u’une acceptation volontaire
de lien proposé. On verrait de manière beaucoup moins négative la notion ­d’obligation si
­l’on prenait toujours garde q­ u’à la source il y a l­ ’obligeance, dont les synonymes français
­n’ont rien de coercitifs : l­ ’amabilité, affabilité, gentillesse, prévenance… Cf. V. Laurand,
« Sénèque et l­ ’organisation politique des affections sociales : les théories ­concurrentes du
De clementia et du De beneficiis », in F. Brahami, Les affections sociales, Presses universitaires
de Franche-Comté, 2008, p. 55-83.
452 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

ou le « bon roi1 », est « nécessairement et immédiatement philosophe2 ».


Or ce roi-philosophe apparaît ­comme ­l’« émule de Zeus », et à ce titre
« père de ses sujets3 », et a une nature telle q­ u’il est parfait4, ce qui lui
vaut ­d’être θεοπρέπης5, ­c’est-à-dire celui qui a la majesté ­d’un dieu ;
enfin, il est surtout « loi animée », νόμος ἔμψυχος. Tant de caractères,
de ­l’imitation du dieu à cette loi vivante manifestent à la fois le fait que
le roi dont il ­s’agit est un sage, mais trahissent aussi sans doute une
inspiration pythagoricienne.

PRÉSENTATION DU TRAITÉ

Ce traité, d­ ’une importance c­ onsidérable autant que trop peu remar-


quée par les c­ ommentateurs6, est d­ ’une c­ omplexité à la mesure de son
sujet et pose au lecteur d­ ’épineux problèmes d­ ’interprétation. On aurait
trop vite fait de ­s’en tenir à une simple équivalence entre philosophe et
roi, qui du reste ne tiendrait pas, de toute façon, la c­ onfrontation avec
le texte : si le roi est bien un philosophe, la réciproque ne se vérifie
pas, malgré une ­construction du texte qui semble indiquer cette piste,
puisque le philosophe ­n’est jamais βασιλεύς, mais toujours βασιλικός.
Il faut ainsi distinguer le philosophe du bon roi (le sage, dieu parmi les
hommes). Mais si tout roi n­ ’est pas un sage, tout sage est évidemment
un « bon roi », notion très classique dans sa formulation mais qui est
rendue singulière chez Musonius, puisque que le roi, ­s’il est ­l’homme
vertueux par excellence, dispose ­d’une nature qui le distingue des autres

1 ὁ βασιλεὺς ὁ ἀγαθός. Cf. par exemple Musonius VIII, p. 36, 23 ; 37, 12 ; 38, 9 ; 38, 13 ;
38, 16 –39, 1.
2 Musonius, VIII, p. 38, 16 – 39, 2 : « De sorte que le bon roi se trouve être nécessairement
et immédiatement philosophe (ὥσθ´ ὁ βασιλεὺς ὁ ἀγαθὸς ἐξ ἀνάγκης εὐθὺς καὶ φιλόσοφος
εὑρίσκεται ὤν). »
3 Ibid., p. 37, 4-6 : « ζηλωτὴν δὲ τοῦ Διὸς », « πατέρα τῶν άρξομένων ».
4 Le roi, être infaillible et parfait (ἀναμάρτητος καὶ τέλειος) : cf. p. 36, 24.
5 Ibid., p. 35, 7.
6 Voir A. C. Van Geytenbeek, Musonius Rufus and Greek Diatribe, p. 129 : « Il apparaît, de
fait, que Musonius dans ce discours développe nombre de réflexions qui ressortissent de
thèmes bien c­ onnus chez les cyniques et les stoïciens. Son argumentation est claire et
logique, mais manque d­ ’originalité. »
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 453

hommes et le rend apte à sa fonction. De fait, et ce ­n’est pas le moindre


problème, la question se pose de c­ omprendre la nature (ou du moins la
spécificité) de ce roi qui a nécessairement une ἐμπειρία τοῦ βασιλεύειν
et plus précisément, parce le philosophe aussi partage cette expérience,
qui a une « ­compétence spéciale1 » : cette loi vivante (νόμος ἔμψυχος)
doit veiller à « produire la légalité et la ­concorde et exclure ­l’illégalité
et la division2 ».
Il faut ici tenir c­ ompte des c­ onditions (réelles ou fictives, la chose
­n’importe pas ici3) du propos de Musonius : il s­ ’agit ­d’un entretien avec

1 Cf. G. Lenta, « ­L’immagine del filosofo nelle Diatribe musoniane », p. 298 : « Il est clair, cepen-
dant, que la βασιλεία est également une ­compétence spéciale, ­l’art de “bien gouverner le
peuple et la cité” et de “­commander les hommes”. » Si G. Lenta voit bien cette spécificité
que partagent philosophe et roi (gouverner et c­ ommander sont le fait de l­ ’homme royal
– le βασιλικός), il n­ ’approfondit guère la question et replie le propos sur ce seul parallèle
entre philosophe et roi.
2 Musonius, ibid., p. 37, 2-3 : « έὐνομίαν μὲν καὶ ὁμονοιαν μηχανώμενον, ἀνομίαν δὲ καὶ
στάσιν ἀπειργοντα ».
3 Elle importe au ­contraire pour une tentative de datation du traité, car si ­l’entrevue ­qu’il
relate a réellement eu lieu, elle ne peut être postérieure à l­ ’an 106 ap. J.-C., date à partir
de laquelle il ­n’y a plus de roi en Syrie. D ­ ’où une rédaction du traité par Lucius que
­l’on situe en général entre 106 et 110, ce qui permet également une approximation de
la date de la mort de Musonius, ­puisqu’il est parlé de lui au passé (Voir la note 1 de la
page 74 de la traduction de A. J. Festugière et surtout A. C. Van Geytenbeek, Musonius
Rufus and Greek Diatribe, p. 9-10). Q ­ u’en est-il à présent de la date de la rencontre elle-
même ? W. Klassen, « The king as “living law” with particular reference to Musonius
Rufus », Studies in Religion, 14, 1985, p. 63-71, not. p. 63-64, rappelle que c­ ’est un topos
de la littérature hellénistique de montrer l­ ’autonomie du philosophe face au roi. Il ajoute
cependant : « In the case of Musonius it is just possible that an actual encounter did take place
since the king is not named and therefore it is hardly an attempt to embellish ­Mlusonius’ reputa-
tion. » La suite est plus discutable : « Above all it accords with other evidence that Musonius
did not hesitate to advise kings on matters of policy or indeed of military strategy. For such advice
he spent c­onsiderable time in exile and in that respect was closer to the Hebrew prophets than to
the sycophancy of his fellow Stoic, Seneca, or the disdain shown for kings and public policy by
some of the Cynics. » Outre le jugement peu vraisemblable sur Sénèque, on doute que
Musonius ait véritablement ­conseillé des rois sur les affaires militaires (son initiative sous
Vitellius reste bien une initiative personnelle, qui montre, rappelons-le, pour Tacite son
intempestiua sapienta). Il reste q­ u’il dut certainement à ses prises de position politiques ses
exils. Cela dit, il est évidemment tentant d­ ’esquisser au moins des pistes pour dater cette
possible entrevue, si toutefois elle ­n’a pas eu lieu à Rome même. Musonius était auprès
de Rubellius lorsque celui-ci était en exil en Syrie (Tacite, Ann., XIV, 59), de 62 à 64
– Rubellius part en 62 et est exécuté en 64. Cf. C. Lutz, « Musonius Rufus, the Roman
Socrate », p. 14. Musonius, ­d’autre part, après son exil à Gyaros, après la ­conspiration de
Pison, est renvoyé, semble-t-il, en exil par Vespasien (même si, dans un premier temps,
il échappe à la proscription : cf. Dion Cassius, Ep. LXVI, 13). Il rappelé sans doute par
Titus, dont il était ­l’ami (Hieronyme, Interpretatio Chronicae Eusebii Pamphili, 597f, cf.
454 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

un roi de Syrie1, roi dont ­l’autorité est à la fois limitée par les traités avec
Rome (le roi est ὑπήκοος Ῥωμαίων, sujet des Romains), puisque depuis
les ­conquêtes de Pompée, la Syrie est devenue une province Romaine et
cependant intacte quant à la politique intérieure, ­c’est-à-dire quant à la
relation du roi à ses propres sujets. ­C’est ainsi que le terme ὑπήκοος est
utilisé ailleurs plusieurs fois dans le traité pour désigner à la fois le roi
et ses sujets. Ce roi qui vient à la rencontre de Musonius (il est hélas
impossible de l­ ’identifier) dépend ainsi de l­ ’empereur romain (il est son
client), rex datus2, « il sait q­ u’il est révocable sans préavis et que rien
­n’assure ­qu’il transmettra son royaume à ses fils3 » ; il est donc une sorte
de fonctionnaire (procurateur) de ­l’empereur et a la charge ­d’administrer

I. Ramelli, p. 326 : « Titus Musonium Rufum filososofum de exilio reuocat » ; Themistius,


Orationes XIII, 173 c, ­confirme ­l’amitié entre Musonius et Titus, cf. I. Ramelli, ibid., « ὁ
Σεβαστὸς Ἀρείῳ συνῆν τῷ Αἰγυπτίῳ καὶ Τίτος Μουσωνίῳ » = « Auguste était lié à Arius
­d’Alexandrie, et Titus avec Musonius »). Il est alors en Syrie et c­ ’est là q­ u’il rencontre
Pline et choisit son gendre, Artémidore. Il peut donc être en Syrie après 71 – date de la
proscription des autres philosophes – et ­jusqu’en 81, date de la mort de Titus, et plus
probablement en 79, date de son avènement au Principat, auquel il était cependant
associé depuis 71. Soit, donc, deux possibilités au moins, si ­l’entrevue a lieu en Syrie :
62-64 ou 71-79. Dans le second cas, il est dans une province qui ­connaît, sous Vespasien,
aidé du père du futur empereur Trajan, une période de prospérité extraordinaire : cf.
G. W. Bowersock, Studies on the Eastern Roman Empire, Social, Economic and Administrative
History, Religion, Histotriography, Keip Verlag / Keip Publishing 1994, not. « Syria under
Vespasian », p. 85-92, où l­ ’on apprend q­ u’à l­ ’initiative de l­ ’empereur et du légat et futur
proconsul Trajan, tous deux fins c­ onnaisseurs ­d’une province avec ­l’aide de laquelle
Vespasien devint empereur, des cités ­connurent une grande expansion, notamment
grâce à de grands travaux et à une diplomatie qui permit à la fois des rapprochements
et des échanges entre cités et d­ ’éviter des rébellions. Parallèlement ­s’achevait peu à peu
­l’annexion par Rome de tous les territoires.
1 Celle-ci est en fait une mosaïque de petits territoires, dont certains sont des royaumes
vassaux, bientôt annexés par Rome au fur et à mesure de la disparition des rois (on ne
sait évidemment pas ici de quel roi il est parlé) ­d’où la formulation : « Εἰσελθόντος δέ
ποτε ὡς αὐτὸν τῶν βασιλέων τινὸς τῶν ἀπὸ τῆς Συρίας » = « Comme l­ ’un des rois de Syrie
­s’avançait un jour vers lui… », et la parenthèse – délicate pour notre analyse : « ἦσαν γὰρ
ἔτι τότε έν Συρίᾳ βασιλεῖς Ῥωμαίων ὑπήκοοι » (= « Il y avait en effet encore alors en Syrie
des rois sujets des Romains »).
2 Voir M. Sartre, L ­ ’Orient romain, Provinces et sociétés provinciales en Méditerranée orientale
­d’Auguste aux Sévères (31 avant J.-C. – 235 après J.-C.), Le Seuil, 1991, notamment ch. 3,
« Hègémonia tôn Rhômaiôn », p. 61 : « Ce qui c­ ontribua le plus à la réduction du prestige
royal en Orient, ce fut que le roi client était un rex datus : le rex datus doit, par définition,
son trône à Rome, ­qu’il soit un individu quelconque que ­l’on promeut au rang de roi ou
­qu’il soit l­’héritier d­ ’une longue lignée royale. D
­ ’une façon ou d­ ’une autre, tous les rois
clients furent des reges dati, même s­ ’ils ne le furent pas de la même manière. »
3 Ibid., p. 62.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 455

une cité1 ; il est cependant roi, βασιλεύς, et même vaincu, il reste traité
avec les égards dus à son rang2 et, pour ses sujets, il est finalement
­l’autorité la plus immédiate : le roi a une armée et une police, il rend
la justice, etc. « En apparence, le roi client paraissait souverain dans son
royaume, à quelques nuances près3 » : la politique étrangère reste du
ressort de Rome et le roi est maintenu sous la tutelle du gouverneur
de la province qui peut écraser des tentatives de révoltes ou de traités
entre cités ­contre Rome4, enfin, le royaume paie un tribut à Rome.
Il ­s’agit donc ici d­ ’un roi-client (les rois sont clients d­ ’un homme, et,
depuis Auguste, qui a récupéré la clientèle ­d’Antoine, de l­ ’empereur). Le
passage à la langue grecque permet ici de restituer ce que cette qualité
­d’ami ou de client ­contient de soumission et permet à Musonius de lire
la question du pouvoir à la fois dans une grille qui reste romaine (ou
plutôt emprunte-t-elle un horizon politique romain) tout en étant pen-
sée dans les cadres d­ ’une monarchie héritée de la période hellénistique.
­D’où un traité apparemment étrange où Musonius fait la leçon au roi,
lui parlant d­ ’un pouvoir ­qu’il doit à ses sujets plus q­ u’il ne le possède
réellement, un pouvoir dont il n­ ’a, si l­’on peut s­’exprimer ainsi, que
­l’usufruit mais ­qu’il décrit pourtant ­comme ­n’étant rien moins q­ u’un
pouvoir qui, à plusieurs égards, paraît d­ ’un type pastoral.
Michel Foucault a noté, dans Le souci de soi5, les ­conséquences sur
la réflexion politique et morale des cadres nouveaux du jeu politique
hérités de la période hellénistique et romaine. Ces transformations ont
causé une problématisation nouvelle de la participation politique, où le
pouvoir apparaît doublement relativisé : d­ ’une part, écrit M. Foucault,

1 Cela est si vrai que « paradoxalement, la disparition progressive des États clients dans le
dernier tiers du ier siècle fut, en partie, la ­conséquence de leur succès : ils avaient rempli
la tâche qui leur était implicitement assignée de préparer le régime de ­l’administration
directe. Là où ­l’échec était manifeste, il n­ ’y avait pas de raison de maintenir plus longtemps
des princes qui avaient fait la preuve de leur incapacité » (Ibid., p. 65).
2 D. C. Braund, « Client Kings », The Administration of the Roman Empire 241 BC – AD 193,
éd. D. C. Braund, Exeter Studies in History, 18, 1988, p. 69-96. Cf. notamment p. 73-75 :
lorsque les rois sont enchaînés, ­c’est dans des chaînes en or.
3 M. Sartre, ibid., p. 64.
4 Comme ce fut le cas sous Vespasien : G. W. Bowersock, op. cit., p. 87 : « In 72, allegedly on
receipt of a report that Antiochus, the king of Commagene, was about to join forces with Vologaeses,
the king of Parthia, Caesennius Paetus, governor of Syria and kinsman of Vespasian, promptly
annexed A ­ ntiochus’ realm to the empire of Rome. »
5 Michel Foucault, Histoire de la sexualité III, Le souci de soi, chapitre iii, ii, « Le jeu politique ».
456 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

la participation politique n­ ’est plus seulement une obligation issue du


statut, mais aussi ­d’un libre choix ; ­d’autre part le pouvoir est toujours un
pouvoir limité (« on est toujours ­d’une certaine façon gouvernant et gou-
verné1 »). Cette problématisation nouvelle n­ ’est donc pas la c­ onséquence
­d’une crise de la participation politique, avec le repli sur soi ­qu’on croit
pouvoir lui attribuer, mais bien la recherche ­d’un autre rapport à la poli-
tique, où la question du pouvoir revient toujours à celle ­d’un jeu entre
autorité et soumission. À ce titre, le roi-sujet des Romains ­n’a ­d’autre
place que celle de membre de ce tissu de relations ­complexes, où la
traditionnelle opposition ἀρχόμενον/ἄρχον ­n’a plus autant de pertinence
ou, toutefois, plus les mêmes ­contours ni la même signification, et où
les cités, si elles ­continuent à être « la forme première et normale de
­l’organisation sociale2 », doivent en même temps « ­considérer q­ u’[elles]
“ne forment plus ­qu’une seule grande cité” » :
­ ’est un fait en tous les cas que les monarchies hellénistiques ont beaucoup
C
moins cherché à supprimer, à brider, ou même à réorganiser de fond en ­comble
les pouvoirs locaux ­qu’à ­s’appuyer sur eux et à ­s’en servir ­comme intermédiaires
et relais pour la levée des tributs réguliers, pour la perception des impôts
extraordinaires et pour la fourniture de ce qui était nécessaire aux armées.
­C’est un fait également que, d­ ’une façon assez générale, ­l’impérialisme romain
­s’est orienté vers des solutions de ce genre plutôt que vers l­’exercice d ­ ’une
administration directe ; la politique de municipalisation a été assez une ligne
assez ­constante dont ­l’effet était de stimuler la vie politique des cités dans le
cadre plus large de l­ ’empire3.

Quel portrait de roi Musonius entend-il dessiner devant un roi qui


ne tient pas son autorité de lui-même ? Et, surtout, ce roi dont il révèle
la nature est-il roi ­comme ­l’est son auditeur ? La question revient à
celle-ci : peut-on sans perdre certains des aspects du texte montrer
que le roi musonien est simplement, si ­l’on peut dire, un sage stoïcien,
dont il a toutes les caractéristiques, au risque alors de diluer dans des
­considérations morales un texte dont la circonstance elle-même exige

1 Ibid., p. 121. Cf. aussi p. 124 : « Qui exerce le pouvoir a à se placer dans un champ de
relations ­complexes où il occupe un point de transition : son statut a pu le placer là ; ce
­n’est pas ce statut cependant qui fixe les règles à suivre et les limites à observer. »
2 Ibid., p. 114.
3 Ibid., p. 115 – M. Foucault cite ici Dion Cassius, Histoire romaine, LII, 19 (propos de Mécène
à Auguste).
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 457

q­ u’on prenne soin de distinguer les intentions politiques de ­l’auteur ? Si,


­comme ­l’indique le paradoxe stoïcien, « seul le sage est roi », il ­s’agit
ici de déterminer le portrait d­ ’un sage roi en exercice, qui n ­ ’a pas la
position ­d’un ­conseiller et ­n’est pas roi par la pure c­ ompétence que lui
donne sa sagesse (ce cas est cependant pris en ­compte par Musonius,
mais il ­s’agit ici du βασιλικός, ­qu’est de toute façon le roi et q­ u’est le
philosophe).
Il est frappant de c­ onstater que Musonius prend en c­ ompte et appro-
fondit ici la relation de pouvoir entre les sujets et le roi et permet
­d’éclairer un aspect assez peu souligné du stoïcisme : ­d’une manière
générale en effet, on peut penser que le sage-roi du stoïcisme est un roi
sans sujets (le sage n­ ’est-il pas appelé à prendre part à la vie politique
dans une politeia en progrès ? Comment assurer ­d’autre part la ­concorde
chez les stulti, absolument incapables ­d’avoir le moindre rapport les uns
envers les autres ?), doté d­ ’une royauté métaphorique qui ne signale que
la perfection de son état moral et qui ­n’a rien ­d’une activité politique
réelle1 ou toutefois ne prend pas la peine d­ ’en fixer les exigences et les
règles. Il est vrai ­qu’on chercherait vainement dans les fragments sur
la royauté du sage des Stoicorum Veterum Fragmenta une mention des
ὑπηκοοί des sages. Au c­ ontraire, presque, puisque certains insistent sur
­l’inaptitude quasi-­complète de quiconque n­ ’est pas un sage de pouvoir
seulement se c­ onformer à la loi2, ou, plus préoccupant même, de pouvoir
être gouverné :
Ils assignent en outre aux êtres policés (ἀστείοις) l­’autorité, la fonction de
surveillant et les choses du même genre : la royauté, le ­commandement

1 SVF III, 618 : « De même que nous appelons ouvrier non pas celui qui possède les
outils de ­l’ouvrier, mais celui qui en a acquis ­l’habileté, de même aussi nous appelons
­commandant et roi celui qui possède la science royale et non pas celui qui exerce son
pouvoir sur un grand nombre. Le pouvoir visible ­n’est en effet ­qu’un outil, tandis que la
disposition est ce dont on se sert effectivement (Ὄργανον γάρ ἐστιν ἡ φαινομένη δύναμις,
τὸ δὲ χρώμενον ἡ ἔξις) : sans elle, jamais personne ne pourrait être chef ou bien roi. » On
retrouvera chez Musonius un tel discours, non pas à propos du roi spécifiquement, mais
à propos du personnage royal, qui, possédant la science royale, peut régner sur lui-même,
son épouse, ses enfants ou ses amis, sans perdre le titre de βασιλικός.
2 Cf. SVF III, 614 : « Aucun insensé ne se ­conforme à la loi ni ­n’est capable de la ­comprendre
(μηδένα δὲ τῶν φαύλων μήτε νόμιμον εἶναι μήτε νομικόν) », le νόμιμος ἀνήρ étant défini ἀκο-
λουθητικὸς τῷ νόμῳ καὶ πρακτικὸς τῶν ὑπ´αὐτοῦ προσταττομένων (« disposé à suivre la loi
et porté à faire ce ­qu’elle lui ordonne »), tandis que le νομικός est ἐξηγητικὸς τοῦ νόμου
(« interprète de la loi »), deux qualités réservées au sage.
458 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

d­ ’armées, de vaisseaux, et choses semblables. ­D’après cela, alors, seul le sage


­commande, si ce n­ ’est absolument en acte, du moins en a-t-il absolument la
disposition (μόνος ὁ σπουδαῖος ἄρχει καὶ εἰ μὴ πάντως κατ´ ἐνέργειαν, κατὰ
διάθεσιν δὲ καὶ πάντως). Et seul le sage est volontiers obéissant, étant disposé
à suivre celui qui gouverne. Parmi les insensés, aucun n­ ’a ces qualités : aucun
ne gouverne, ni n­ ’est gouverné – ­c’est que l­’insensé est arrogant et déréglé
(αὐθάδης τις.. καὶ ἀνάγωγος)1.

Il est tout à fait symptomatique que Stobée oppose ici les ἀστείοι, autre
nom du sage, à l­’insensé αὐθαδης et ἀνάγωγος : c­ ’est le « bien élevé »,
le c­ ultivé, le raffiné face à celui qui ­n’a aucune éducation (ἀνάγωγος),
trop grossier pour pouvoir obéir à qui que ce soit. De fait alors, seul
le sage peut gouverner, mais également être gouverné : tout se passe
­comme si le jeu politique, ou du moins la citoyenneté telle que la ­conçoit
Aristote dans une πολιτεία juste2 (les citoyens, ­lorsqu’ils sont égaux3,
­commandent et sont c­ ommandés alternativement – ­c’est ce qui se passe
dans « la plupart des régimes politiques4 »), ­n’était le fait que des sages
seuls – les insensés se voient ainsi exclus de toute vraie participation
politique et de toute citoyenneté. Comment alors penser q­ u’un roi sage
peut avoir des sujets qui ne soient pas eux-mêmes des sages ?
­C’est pourtant ce sur quoi insiste Musonius dans ce traité, présentant
­l’activité du roi qui gouverne mais, dans le même temps, est lui-même
gouverné. Il s­’agit alors :

1. de lire le traité c­ omme parole adressée à un roi dont le pouvoir


dépend finalement ­d’un autre ;
2. de déterminer ce que recouvre la notion musonienne de pouvoir
en déterminant la nature du roi ;
3. de revenir alors à la notion de sujétion pour ­comprendre ce
­qu’elle recèle ­comme intention philosophique et politique.
1 SVF III, 615.
2 Cf. Aristote, Pol. III, 6, 1279 a 9-10 : « De là vient q­ u’en ce qui regarde aussi les fonc-
tions d­ ’ordre politique, quand ­l’État est fondé sur ­l’égalité des citoyens et leur parfaite
similitude, ceux-ci prétendent au droit de gouverner à tour de rôle. » De fait les sages
sont tous strictement égaux du point de vue de la loi naturelle et ont la même valeur du
point de vue de la vertu. Dans de telles c­ onditions, cette alternance c­ ommander / être
­commandé est, dit Aristote en III, 16, 1287 a 15 sqq., une loi.
3 Mais Aristote note en III, 13, que si un citoyen ­l’emporte sur les autres par la vertu et la
capacité politique, alors il est la loi.
4 Ibid., I, 12, 1259 b 5-6.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 459

Il est évident que Musonius ne cherche pas à faire un traité sur la


royauté en elle-même, pour la justifier et le texte ­n’indique aucune pré-
férence quelconque pour la monarchie : il se trouve que Musonius parle à
un roi, qui lui demande ­conseil (et il est ­conforme à la doctrine stoïcienne
que le philosophe soit le ­conseiller d­ ’un roi). Il ­n’a donc pas les mêmes
buts que le Sénèque du De Clementia, traité à vrai dire ambigu, mais qui
manifestement cherche dans la doctrine stoïcienne et dans la Nature de
quoi justifier la monarchie à Rome1, tout en avançant très clairement
­l’association du princeps et du nom de roi2, dont on sait cependant ­qu’il
était honni à Rome depuis Tarquin le Superbe3. Il s­ ’agit pour Musonius,
dans la ligne des traités politiques hellénistiques, avant tout de dégager ce
que doit être, pour un philosophe stoïcien, la fonction du politique, dans
les circonstances et la ­constitution qui sont celles de sa cité. Que Musonius
ait eu quelque sympathie pour la monarchie, ­c’est possible par ailleurs,
ou plus exactement, il fut sans doute, ­comme tous les sénateurs, suffi-
samment clairvoyant pour ­comprendre que les circonstances ­l’imposaient
aussi à Rome. On c­ onnaît son amitié avec Titus, dont la réputation,
durant un règne pourtant court (deux années seul au pouvoir, entre 79
et 81) c­ ontraste singulièrement avec son attitude passée4 et ­l’absolutisme
assumé de son frère Domitien5– mais ­c’est peut-être la brièveté même de
son règne qui l­ ’a enjolivé. Titus n­ ’est-il pas cependant décrit par Suétone
« amor ac deliciae generis humani6 » ? Toujours est-il q­ u’il fut apprécié par

1 Sénèque, Clem. I, XIX, 2 « Car c­ ’est la Nature qui a imaginé la royauté, ce q­ u’on peut
reconnaître à partir du règne animal, et notamment à partir des abeilles. »
2 Ibid., I, IV, 2 : « ­C’est pourquoi il ­n’est pas étonnant que les princes et les rois (principes
regesque), et ceux qui, quel que soit leur nom, sont les gardiens de l­ ’État, soient aimés plus
encore que toutes les autres relations q­ u’on noue entre particuliers »). Sur cette phrase,
voir M. Griffin, Seneca, a Philosopher in Politics, p. 144-148, not. p. 146-147 : « The phrase
“Kings and principes and by whatever other names guardians of the public order go” will then
be a deliberate expression of impatience with those who attach too much importance to the summi
fastigii uocabulum. »
3 Cf. Cicéron, Resp. II, XXVII, 49.
4 Suétone, Titus, 6-7. Chapitres qui rendent son amitié avec Musonius étonnante si elle est
nouée avant que Titus soit empereur : il aime les jeux du cirque, ce qui ne peut être du
goût ­d’un philosophe dont Dion Chrysostome (à supposer cependant que le ὁ φιλόσοφος
dont parle le Cynique soit bien Musonius) nous dit q­ u’il fut c­ ontraint de quitter Athènes
parce ­qu’il s­’opposait aux spectacles sanglants des jeux (Discours XXXI, 122) ; et sa
débauche eût difficilement plu au maître.
5 Suétone, Domitien, 13.
6 Suétone, Titus, 1.
460 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

le Sénat (parce q­ u’il n­ ’usa pas de la loi de majesté et poursuivit les déla-
teurs) et secourable envers le peuple. En somme, il fut une incarnation
possible du « bon roi » : son règne – auquel il faudrait ajouter ses amours
passées et l­’action ­qu’il mena dans cette partie de l­’empire – le porta
vers une c­ onception orientale de la royauté ; la vénération q­ u’il eut pour
Isis (divinité égyptienne, très populaire à Rome), renforçait d­ ’autre part
le ­culte impérial, et ne pouvait par ailleurs que plaire à Musonius – Isis
­n’est-elle pas la déesse de la fidélité et de la maternité1 ?

LA NATURE DU ROI,
UNE NATURE DIFFÉRENTE ?

La relation du roi à ses sujets a pour ­condition nécessaire la supériorité


absolue du roi sur tout autre. Le roi doit ­l’emporter en tout : « Il faut
que le roi soit partout sans crainte, résolu, et invincible2 », sur tous,
parce ­qu’il est d­ ’une nature telle q­ u’en lui, les qualités des hommes (ce
­qu’on appellerait improprement des vertus chez des insensés) deviennent
autant de titres de gloire, autant de preuves que le sage est un dieu parmi
les hommes et cela parce ­qu’il possède la science par excellence ­qu’est
la philosophie. Le roi, ­comme le philosophe, doit acquérir les quatre
vertus cardinales de la philosophie (δίκαιοσύνη, ἀνδρεία, σωφροσύνη,
φρόνησις), de telle sorte ­qu’en chacune ­d’elles il l­’emporte sur tous.

1. Δικαιοσύνη :
Et, certes, il c­ onvient au roi, ou plutôt est-ce pour lui une nécessité (καὶ μὴν
προσήκει μὲν τῷ βασιλεῖ, μᾶλλον δ´ἀνάγκη ἐστὶν αὐτῷ), de juger du juste
pour ses sujets (τὰ δίκαια βραβεύειν τοῖς ὑπηκόοις), afin q­ u’aucun n­ ’ait plus
ni moins q­ u’il ne mérite, mais ­qu’il advienne à ceux qui le méritent honneur
ou châtiment. Ces choses, c­ omment pourrait-on les faire s­’il n­ ’y a personne
de juste ? Et c­ omment q ­ uelqu’un pourrait être juste sans c­ onnaître de la
justice ce ­qu’elle est ? […] et cela ­d’autant plus ­qu’il est plus honteux pour
un homme roi que pour un particulier d­ ’être dans ­l’ignorance de la justice3.

1 M. Sartre, ­L’Orient Romain, p. 473.


2 Musonius, VIII, p. 36, 21-22.
3 Musonius, VIII, p. 33, 7-14 ; 34, 9-11.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 461

2. Ἀνδρεία :
­ ’est pourquoi, puisque les rois doivent acquérir le courage et doivent ­l’acquérir
C
plus que tous les autres (κτητέον δὲ παντὸς <ὁτου>οῦν ἑτέρου μᾶλλον), il
faut ­qu’ils se soucient de philosopher, parce q ­ u’ils ne pourraient devenir
courageux autrement1.
3. φρόνησις :
L­ orsqu’il arrive que les rois soient faibles en cela, nécessairement on les trompe,
on les force à admettre le faux c­ omme vrai, ce qui précisément est l­ ’œuvre de
la démence et de la dernière des ignorances. La philosophie n­ ’examine rien
­d’autre plus que ce q­ u’elle procure naturellement à ceux qui la poursuivent :
­l’emporter sur autrui par le raisonnement, distinguer le faux du vrai et de
réfuter ­l’un et fortifier ­l’autre2.
4. σωφροσύνη :
Et quelle science mène à la tempérance en dehors de la philosophie ? Impossible
­d’en citer une. C ­ ’est elle en effet qui enseigne à être au-dessus du plaisir, à
être au dessus de la c­ onvoitise, à aimer la simplicité, qui habitue à avoir le
sens de la pudeur, à maîtriser sa langue, et procure la décence, l­’ordre et la
gravité, bref, le ­convenable, dans les gestes et dans le maintien. Ces qualités,
­lorsqu’elles appartiennent à un homme, lui procurent majesté et sagesse. Et
par suite, un roi à qui appartiendraient ces mêmes qualités, serait au plus
au point digne ­d’un dieu et objet de louanges (Ταῦτα δὲ άνθρώπῳ προσόντα
παρέχεται σεμνὸν καὶ σώφρονα αὐτόν. Καὶ δὴ καὶ βασιλεύς, ὅτῳ ὑπάρχει ταῦτα,
μάλιστα ἂν εἴη θεοπρεπής τε καὶ αἰδοῦς ἄξιος)3.

LE ROI EST UN SAGE

Ces textes induisent-ils une distinction entre homme et roi du type


de ­l’opposition entre sage et insensé ? De fait, le texte (3) semble généra-
liser le propos et l­ ’élargir à toute personne qui c­ ultive la philosophie. Il
se trouve ­qu’une telle personne, ayant atteint la perfection de sa nature
de philosophe, l­’emportera sur tous les autres. C ­ ’est sans doute en cela
que c­ onsiste la différence entre homme et roi, différence suffisamment
marquée dans les textes. Mais ce ­n’est pas tout : certes, le bon roi est sans
nul doute un sage, mais les textes orientent également vers une autre
piste, à vrai dire beaucoup plus ­complexe. Si la distinction ­n’était ­qu’entre

1 Ibid., p. 35, 15 – 36, 1.


2 Musonius, VIII, p. 36, 4-11.
3 Ibid., p. 34, 18 – 35, 8.
462 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

homme et sage, on en déduirait facilement que l­’homme auquel fait


allusion Musonius dans notre dernier extrait (4) est un insensé, insensé
que nous sommes tous, bien que nous puissions devenir sages et chez
lequel (ou plutôt dans l­ ’âme duquel) surviennent des qualités qui ne sont
alors que des dispositions (ἕξεις). Toujours dans cette hypothèse, le roi
jouissant des mêmes qualités les amènerait à leur accomplissement : il
serait parfaitement vertueux, parce que, dans son âme de sage, ces qualités
seraient des caractères (διαθέσεις). Mais le texte ne permet pas une telle
interprétation, qui serait pourtant la plus simple. Dans le raisonnement
de Musonius, il y a ­l’homme, ­d’une part, qui peut prétendre à la majesté
et à la sagesse (et ces qualités les lui procurent), il y a le roi d­ ’autre part,
mais ce roi peut très bien ne pas avoir ces qualités. L­ ’usage en effet, dans
­l’extrait (4) de la ­construction ἄν + optatif présent – εἴη – ­m’amène à
traduire le texte par un ­conditionnel : « le roi à qui appartiendrait ces
qualités serait au plus haut point… ». Ce qui implique semble-t-il :

1. la ­confirmation que le roi a une nature qui diffère, dans une


certaine mesure ­qu’il va falloir établir, de celle ­d’un homme ;
2. ­qu’il peut, ­comme il y a des hommes insensés ou sages, y avoir
des rois insensés ou sages, ce qui explique du reste que les rois
aussi doivent philosopher, précepte qui est le titre même du
traité et qui insiste sur la possible faiblesse ­d’un roi, que sa
fonction devrait pourtant lui interdire. En ce sens, de la même
manière que tout homme peut être un sage, un dieu, parce
que cet état n­ ’est pas impossible (les vertus du dieu sont les
vertus de ­l’homme), pour Musonius, tout roi peut devenir un
bon roi, mais ne tient pas sa sagesse du simple fait ­qu’il est roi.

Musonius ne ­confond pas ici deux affirmations de portées bien dif-


férentes : la fameuse formule stoïcienne « seul le sage est roi » et une
formule qui représenterait plutôt une c­ onception orientale de la royauté
– reprise à Rome sous l­’Empire1, « tout roi est sage2 ». On voit par là
1 Voir sur la propagande de Néron, dieu solaire, ­l’article de P. Grimal, « Le “De Clementia”
et la royauté solaire de Néron », REL 49, 1971, p. 205-217, où ­l’auteur voit dans le De
clementia un ouvrage ­composé à partir ­d’un discours prononcé à ­l’occasion de la nuncupatio
uotorum du 1er janvier 56 et dont ­l’enjeu était une définition de la fonction royale.
2 Sur les épithètes que les rois de Syrie se donnaient, cf. L. Delatte, Les traités de la royauté
­d’Écphante, Diotogène et Sthénidas, Droz, 1942, p. 138-139 : « Lorsque Antiochus I de
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 463

tout l­’écart q­ u’il peut y avoir entre une « théologie du roi » et le traité
que propose Musonius1 – le roi doit recevoir une éducation, sans laquelle
il ­n’a pas la légitimité de son titre, que seule lui ­confère sa vertu ­qu’il
rend visible (­c’est le decorum cicéronien) dans les gestes et dans le main-
tien. Mais il faut ajouter cette précision : lorsque le roi est un sage, il
est alors au plus haut point digne d­ ’un dieu. Il reste alors à c­ omprendre
la différence entre l­’homme sage et le bon roi – le roi sage. Différence
qui semble évidente à la lecture des textes (1), (2), et (4).
Un premier mouvement ­consisterait, après ­l’avoir remarquée, à réduire
cette différence : après tout, l­ ’homme qui a toutes les vertus est σεμνός,
mot que le c­ ontexte amène à traduire par la notion de majesté, puisque
roi et homme « ordinaire » sont ici c­ omparés. Être σεμνός, emprunt de
majesté, ce ­n’est pas être roi, mais en avoir la dignité. Si on ajoute à cela
la sagesse (­l’homme qui a toutes ces vertus est σώφρων), on ne voit alors
plus véritablement la différence entre le sage (entendons ­l’homme qui
aurait toutes les qualités énumérées par Musonius) et le roi sage. Elle
existe pourtant, sinon on ne verrait pas pourquoi Musonius soutient la
­comparaison, ni pourquoi dans les textes 1 et 2 le roi doit ­l’emporter sur
tout autre homme. La solution la plus féconde revient alors à ­considérer que
si « seul le sage est roi », tous les sages ne sont pas rois en exercice et si
tous les sages ont toutes les vertus, il ­n’en reste pas moins que tous les
sages ne feront pas usage des mêmes vertus : certains usages des vertus
restent donc spécifiques au roi, qui impliquent aussi, certainement, une
double relation spécifique aux sujets et aux dieux. Les vertus engagées
dans cet usage spécifique sont le courage et de manière éminente la

Commagène ­s’appelle νέα Τύχη, il veut signifier q­ u’il est une nouvelle personnification
de la déesse de la Fortune royale (le Gad des Syriens). L­ ’épithète ἐπιφανής ou θεὸς ἐπι-
φανής ou Διόνυσος (ou tout autre nom de divinité) révèle une ­conception analogue. Les
premiers qui aient porté ce titre sont, au début du iie siècle avant notre ère, Antiochus IV
et Ptolémée V. Il fut, après eux, décerné à presque tous les Séleucides, à la plupart des rois
Arsacides à partir du dernier quart du iie siècle, à des rois de Bithynie, de Cappadoce, de
Commagène et aux princes du royaume Bactro-indien. ­L’épithète indique que le roi est
­considéré c­ omme un être divin, soit que sa présence ait un caractère surnaturel (ἐπιφανής)
soit ­qu’une divinité nouvelle ou non identifiée ­jusqu’alors se révèle dans la personne du
roi (θεὸς ἐπιφανής) soit encore q­ u’une divinité du panthéon officiel se soit incarnée en lui
(Διόνισος ἐπιφανής). »
1 L. Delatte, ibid., p. 149-150, écrit : « Musonius insiste beaucoup sur le devoir qui incombe
au roi d­ ’étudier la philosophie, ­comme ­s’il voulait critiquer une opinion selon laquelle le
roi est naturellement parfait. »
464 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

justice (puisque dans ce cas, Musonius opère très clairement une dis-
tinction ­d’ordre politique en ­comparant deux hommes, ­l’un βασιλεύς,
­l’autre ἰδιώτης). Il faut souligner également la spécificité de l­’usage
de la tempérance, puisque le domaine dans lequel le roi doit en faire
usage est celui des discours. Ces points pourront être approfondis lors
de ­l’étude de la fonction du roi pour Musonius : il suffit pour l­ ’instant
­d’écrire que si le roi doit exceller dans le courage, c­ ’est parce q­ u’il est
chef des armées ; dans les discours, parce q­ u’il doit savoir s­’adresser à
ses sujets ; dans la justice, de manière évidente.
ΒΑΣΙΛΕΥΣ ET ΒΑΣΙΛΙΚΟΣ

Nous lisons dans le traité une autre distinction qui répond ­comme


en écho à la première : celle établie entre le βασιλεύς ­qu’est le roi et le
βασιλικός ­qu’est le philosophe. Il est frappant de ­constater que Musonius
­n’identifie jamais les deux, malgré un propos qui peut amener à bien
des ­confusions. Si en effet il insiste pour montrer que tout roi doit
être philosophe, et tout philosophe un personnage royal, il reste que,
précisément, ce personnage royal (βασιλικός) ­n’est pas un roi1. Il n­ ’y a

1 ­C’est sur cette distinction fort importante que joue Scipion, victorieux des Ibères en 209
av. J.-C., lorsque des princes ­d’Espagne veulent le proclamer βασιλεύς. Polybe, Histoire,
X, 40, 5, écrit : « Il voulait bien recevoir d­ ’eux le titre de βασιλικός, être réellement tel,
mais… il ne c­ onsentait ni à être βασιλεύς, ni à recevoir le titre de βασιλεύς de personne »
– traduction É. Foulon, dans « Βασιλείς Σκιπὺων », BAGB, 1992, 1, p. 9-30 ; voir p. 13, et
le c­ ommentaire : « Ce deuxième titre qui se substitue au premier représente un c­ ompromis
diplomatique entre sensibilité ibère et sensibilité romaine : Scipion ­s’efforce ­d’une part
de ne pas froisser la susceptibilité nationale ibère, en dédaignant le titre qui lui est offert
avec un tel enthousiasme et en c­ ontrariant une coutume, sinon un rituel, profondément
ancrés dans la population indigène, car il risquerait de s­’aliéner le mouvement qui se
dessine en faveur de lui-même et de Rome, et de perdre une alliance qui est ­l’objectif
prioritaire ; mais il ­s’efforce d­ ’autre part de ne pas froisser la susceptibilité républicaine
romaine, en ­consentant à recevoir – et ce ­d’un peuple étranger – le titre de rex, si odieux
à Rome depuis 509, car il risquerait de provoquer au sein de l­’armée des remous et des
troubles, et de faire son deuil de la carrière militaire et politique ­qu’il a entreprise. »
Voilà pour le ­contexte historico-politique. É. Foulon se propose ensuite (p. 13-14) de
déterminer la signification du titre βασιλικός : « Être “royal”, c­ ’est avoir une “âme royale”,
et ce indépendamment de tout exercice du pouvoir ou même de tout satisfaction ­d’une
ambition. ­C’est posséder un certain nombre de qualités morales qui justifient ce titre
élogieux. » On peut penser que Musonius fait sienne cette distinction et ­l’utilise lui-
même pour distinguer ce que les stoïciens ont souvent ­confondus, à savoir ­l’âme royale
du philosophe et la fonction politique du roi – cf. ibid., p. 15-16 : « En outre, le βασιλεύς
hellénistique n ­ ’est pas sans rapport avec le roi éclairé, philosophe d­ ’Isocrate, l­’homme
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 465

donc pas de réciproque : si tout roi est philosophe, tout philosophe n­ ’est
pas roi. Cela semble indiquer que Musonius a parfaitement c­ onscience
des enjeux proprement politiques de la fonction du roi, et sans doute
également de tout ce que suppose pour un lecteur latin l­’appellation
βασιλεύς, que le latin traduit soit par imperator, soit par le titre honni
des latins de la République, rex. Nous verrons plus tard ce que suppose
la fonction du βασιλεύς pour Musonius et s­’il ­convient de lire dans ce
titre le ­contenu ­qu’y mettaient les Orientaux. Pour le moment, notons
que le roi doit être moralement parfait, ­comme tout sage, mais doit au
surplus maîtriser l­’art politique :
(a) Quant à moi, je pense que le bon roi est de toute nécessité en même temps
un philosophe, et que le philosophe est en même temps un personnage royal.
(b) Examinons le premier point. Ainsi c­ omment un roi pourrait-il être bon sans
être un homme bon ? On ne saurait dire. Or, un homme est-il bon sans être
aussi philosophe ? Non, par Zeus, si véritablement philosopher est rechercher
la parfaite honnêteté. Dès lors, le bon roi se trouve être de toute nécessité en
même temps philosophe. (c) À présent, que le philosophe soit absolument
royal, voici c­ omment on le montrerait (καὶ μὲν ὅ γε φιλόσοφος ὅτι πάντως καὶ
βασιλικός, οὕτως ἂν μάθοις). On sait en effet ­qu’il appartient au personnage
royal de pouvoir gouverner c­ onvenablement les peuples et les cités et d­ ’être
digne de ­commander les hommes (Τοῦ γὰρ βασιλικοῦ δήπου ἐστὶ τὸ δύνασθαι
καλῶς ἐπιτροπεύειν ἔθνη καὶ πόλεις καὶ εἶναι ἄξιον ἀνθρώπων ἄρχειν). Or qui
serait ou bien plus capable de diriger des cités ou bien d­ ’être plus digne de
­commander des hommes que le philosophe ? ­C’est bien à lui ­qu’il ­convient
(si toutefois il est un vrai philosophe) ­d’être prudent, tempérant, magnanime,
capable de juger du juste et du décent, capable de réaliser ce q­ u’il a pensé,
capable de supporter les peines ; en outre, il serait ­confiant, sans crainte, il
garderait son sang-froid devant les choses ­qu’on croit terribles ; et puis il

royal de Platon, le chef et maître ­d’Aristote ; mais il a encore davantage de rapport avec
le sage cynique, le sage sceptique, ou, mieux, le sage stoïcien. Chez tous ces penseurs,
dans toutes ces philosophies, le pouvoir absolu personnel se trouve légitimé par le savoir,
la sagesse, la vertu. Mais avec le stoïcisme, on passe de la royauté locale – en gros, le
cadre de la πόλις – à la royauté universelle reflétant l­ ’ordre cosmique de Zeus souverain.
­C’est q­ u’entre temps, Alexandre a c­ onquis le monde, provoquant une expansion sans
précédent de ­l’hellénisme. En somme, donc, le roi est un être d­ ’exception, dont le titre est
justifié par des qualités transcendantes, tant militaires ­qu’intellectuelles et morales et ce
indépendamment de l­’exercice du pouvoir. » En établissant cette distinction, Musonius
se donne la possibilité de penser ce q­ u’est le pouvoir politique et, ce faisant, de l­ ’analyser
philosophiquement. Dans cette optique, l­ ’interprétation du traité est difficile : Musonius
propose-t-il un pouvoir absolu ? On en doute, sinon, précisément, il n­ ’aurait peut-être
pas proposé une distinction aussi forte entre βασιλεύς et βασιλικός qui, dans ­l’esprit ­d’un
Romain, rappelle Scipion.
466 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

serait bienfaisant, obligeant, philanthrope. Pourrait-on trouver q­ uelqu’un de


plus approprié, de plus capable de gouverner ­qu’un tel homme ? Personne1.

La première phrase, qui donne la structure du raisonnement qui


suit, peut mener à des ­confusions : on se ­contente généralement, en
effet, de montrer que le roi est philosophe, en c­ onsidérant souvent que
le philosophe est aussi un roi. Or cette réciproque n­ ’est pas vraie. En
revanche, et c­ ’est tout l­’intérêt de ce passage, Musonius instaure une
distinction entre le βασιλικός et le βασιλεύς, qui permet de c­ omprendre
que tout philosophe, parce q ­ u’il est philosophe, a la capacité d ­ ’être
roi. Cette distinction entre capacité de régner et règne effectif permet
­d’établir la différence entre le philosophe et le roi. Ce faisant, Musonius
semble éclaircir une phrase que l­’on trouve dans Stobée : « En outre,
seul le sage est roi et personnage royal (βασιλέα τε καὶ βασιλικόν) et
aucun des insensés2. » Seul le sage a cette ­compétence supplémentaire,
pourrait-on dire, que le philosophe ­n’a pas, tandis que le sage ­n’est pas
nécessairement en position d­ ’en faire usage.
Cela dit, (b) permet aussi de ­comprendre la spécificité du roi au sein
de la nature humaine. Le bon roi, dit Musonius, doit être un homme
bon – il doit être un sage – ce qui montre clairement ­qu’il ­n’est pas autre
chose q­ u’un homme. La question peut se poser pourtant à la lecture
­d’un autre passage de ce traité :
(d) ­D’une manière générale, c­ ’est une nécessité absolue que le bon roi soit
parfait et irréprochable en paroles et en actes, ­s’il est vrai que, ­comme le
pensaient les Anciens, il doit être une loi vivante (νόμον ἔμψυχον), produisant
une bonne législation et la ­concorde (εὐνομίαν μὲν καὶ ὁμόνοιαν μηχανώμενον),
excluant ­l’illégalité et la division, émule de Zeus (ζηλωτὴν δὲ τοῦ Διὸς ὄντα)
et, ­comme lui, père de ses sujets. Comment ­quelqu’un pourrait-il être tel
­s’il n­ ’use pas d­ ’une nature qui diffère (φύσει τε διαφερούσῃ κεκρημένος), ­s’il
­n’a pas n­ ’a pas reçu l­’éducation la meilleure, et s­’il n­ ’a pas toutes les vertus,
toutes celles qui c­ onviennent à l­ ’homme3.

Le roi semble ici différer de ­l’homme non par ses vertus mais bien par
sa nature, ­qu’il parachève par ­l’éducation. ­C’est en effet ­l’expression μὴ

1 Musonius, VIII, p. 38, 8 – 39, 5. J­ ’emprunte à A. Jagu la traduction de βασιλικός par


« personnage royal ».
2 SVF III, 617.
3 Musonius, ibid., p. 36, 23 – 37, 8.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 467

φύσει τε διαφερούσῃ κεκρημένος qui étonne, au sens où le terme ici ne


semble pas faire uniquement référence à la perfection du roi (perfection
du sage) – elle différerait en ce cas de la nature de l­ ’insensé, nature qui
­n’est pas menée à son terme et qui n­ ’accomplit pas l­ ’humaine divinité –
mais à une nature donnée, dont il faut faire usage.

Une inspiration néo-pythagoricienne :


Écphante, une prédestination à la royauté
Nous avons déjà observé (à propos de la nourriture) des éléments
pythagoriciens de ­l’enseignement de Musonius ; ils sont ici patents
(notamment avec la référence au νόμος ἔμψυχος ­qu’il faudra approfon-
dir) et dire que le roi diffère par sa nature pourrait être ­l’un ­d’eux. On
pourrait en effet supposer un roi intermédiaire entre hommes et dieux et
cela, dans un texte qui, en outre, semble soutenir une théorie pastorale
du pouvoir. Musonius, à la suite de certains Pythagoriciens, proposerait
ainsi une « théologie politique1 », à ­l’image de celle ­d’Écphante, avec
cette affirmation, reprise deux fois dans le traité Περὶ βασιλείας :
Sur la terre et chez nous, l­ ’homme a la meilleure nature de tous ; mais le roi
est un être plus divin (θειότερον), ­l’emportant dans la nature c­ ommune par
son principe supérieur (ἐν τᾷ κοινᾷ φύσει πλεονεκτῶν τῶ κρέσσονος). Il est
semblable aux autres par la « guenille », attendu q­ u’il fut fait de la même
matière ; mais il fut fabriqué par le meilleur artiste, qui le créa en se prenant
lui-même pour modèle2.

Delatte ­commente ce texte ainsi :


Son [sc. Écphante] roi est un homme, mais créé par le roi de ­l’Univers et pos-
sédant une nature plus divine que les autres hommes. Peut-on serrer de plus
près cette définition et découvrir à quelle catégorie ontologique c­ onnue de la

1 ­L’expression appliquée aux Pythagoriciens, se trouve dans H. Thesleff, An Introduction to the


Pythagorean Writtings of the Hellenistic Period, Åbo, Åbo Akademi, 1961 ; cité par A. Petit
« Le pastorat politique ou ­l’impossible raccourci théologico-politique », dans E. Cattin,
L. Jaffro, A. Petit (éd.) Figures du théologico-politique, Vrin, 1999, p. 9-23, voir notamment
p. 12 n. 3.
2 Écphante ap. Stobée, Anth. 4, 7, 64, 17-21. Cf. L. Delatte, Les traités de la Royauté d­ ’Écphante,
Diotogène et Sthénidas, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l­ ’Université
de Liège – Fascicule XCVII, Droz, 1942, p. 25, 7 – 26, 4. Pour les trois auteurs, c­ ’est
désormais cette traduction qui sera utilisée. Cf. également H. Thesleff, op. cit. Le même
passage est répété p. 27, 12 – 28, 5.
468 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

théologie et de la philosophie ancienne, ce roi appartient ou de laquelle tout


au moins il se rapproche ? Sa nature est intermédiaire entre Dieu et ­l’homme1.

Le problème, en établissant un parallèle entre Musonius et Écphante,


peut alors ­s’énoncer aisément – il l­’a été, du reste, mais avec un autre
auteur, par L. Delatte. À propos ­d’un passage tout à fait similaire à
celui ­d’Écphante q­ u’il trouve chez Eurysos, le ­commentateur ­s’étonne :
« Comment expliquer cette extraordinaire correspondance des termes,
jointe à une discordance capitale : Eurysos parle de ­l’homme, Écphante
du roi2 ? » ­C’est ­qu’en effet nous avons pu établir, à partir notamment de
la notion musonienne ­d’homme μίμημα τοῦ θεοῦ, que pour Musonius
­l’homme réalisé est un dieu, tandis que, d­ ’une manière générale dans
le stoïcisme l­’homme occupe dans l­’échelle des êtres cette position
unique ­d’être à la fois le plus achevé des animaux et, ­lorsqu’il lui-même
pleinement réalisé, le moins grand des dieux (puisque l­’on peut oser
une hiérarchie divine : Zeus est le père des dieux, tandis que les autres
divinités lui obéissent). Peut-on alors à présent faire du roi un être encore
différent et soutenir que celui-ci est d­ ’une nature telle que, participant
de la nature de l­ ’homme et de la nature divine, elle dépasse la première
et se trouve dépassée par la seconde ? Cela permettrait toutefois de
­comprendre la différence que signale Musonius à propos ­d’une nature
« de roi ». On en doute cependant, et, du reste, notre auteur ­n’aurait
jamais admis le propos d­ ’Écphante sur le corps-guenille. L­ ’homme-dieu,
pour Musonius ­comme pour les autres stoïciens, ­c’est le sage, ce ­n’est
pas uniquement le roi et tout homme peut (et devrait) parvenir à la
divinité inscrite en lui, « revenir à ce ­qu’il ­n’a jamais été », selon la belle
formule de M. Foucault. Musonius ne dit rien ­d’autre que le bon roi est
1 L. Delatte, ibid., p. 175.
2 Ibid., p. 177, le texte ­d’Eurysos se trouve dans Clément ­d’Alexandrie, Strom. V, 5, 29, il ­s’agit
­d’un fragment ­d’un Περὶ τύχας, que H. Thesleff, op. cit., p. 88, n. 4 attribue cependant à
Écphante. Contre une telle interprétation (qui fut celle de E. R. Goodenough, The political
philosophy of hellenistic kingship, Yale Classical Studies, I, 1927, p. 272, 12), L. Delatte fait
valoir que Clément cite Eurysos à propos de la création de ­l’homme, non ­d’un roi : « Pour
le corps, [il est] semblable aux autres, vu ­que’il est fait éd. la même matière ; mais (il a
été) créé par le meilleur artiste, qui ­l’a fabriqué en se prenant pour modèle (τὸ δὲ σκᾶνος
τοῖς λοιποῖς ὅμοιον, οἷα γεγονὼς ἐκ τᾶς αὐτᾶς ὕλας, ὑπὸ τεχνίτα δὲ εἰργασμένον λῴστω, ὅς
ἐτεχνίτευσεν αὐτὸν ἀρχετύπῳ χρώμενος ἑαυτῷ). » Que le texte soit effectivement du même
Eurysos (Eurytos pour Thesleff) ou non, il n­ ’en demeure pas moins que le problème que
pose L. Delatte, en ces termes, peut tout à fait être posé à propos de la c­ omparaison entre
Musonius et Écphante.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 469

un sage, ce qui le distingue du ­commun des hommes, les insensés. Or,


il ­n’est pas de sagesse sans philosophie et le véritable philosophe, parce
­qu’il assume toutes les dispositions de la philosophie en les incarnant
(il n­ ’y a pas de c­ onflit entre ses paroles et ses actes) est un sage. Ce que
­confirme le passage (d) de Musonius : le roi, s­ ’il tire parti d­ ’une nature
« qui diffère », ne fait q ­ u’utiliser toutes les dispositions de la nature
humaine q­ u’il mène à sa perfection. Il n­ ’est pas tant entre hommes et
dieux que déjà dieu, parce q­ u’homme accompli qui a su, par et dans
­l’étude de la philosophie, redresser ce qui avait été perverti. De fait,
Musonius ne pourrait souscrire à cette autre affirmation ­d’Écphante :
Pour moi, je pense que le roi sur la terre ne peut être inférieur en aucune
vertu au Roi qui est dans le ciel ; mais vu ­qu’il est un être émigré (ἀπόδαμον),
un étranger venu d­ ’en haut chez les hommes (ξένον ἐκεῖθεν ἀφιγμένον πρὸς
ἀνθρώπως), on pourrait penser aussi que ses vertus sont œuvres de Dieu et
­qu’elles ne sont œuvres du roi que grâce à Dieu. Cette parole apparaît dès
­l’abord c­ omme la vérité à celui qui réfléchit1.

Là où Musonius fait des vertus du dieu des vertus humaines, Écphante


fait des vertus du roi des vertus divines et institue en ce sens une
séparation entre ­l’humain et le divin beaucoup plus nette que celle
­qu’on a pu observer chez le stoïcien : ­l’homme qui ­n’est pas roi est un
« bâtard » (νόθος2) et celui qui devient roi le devient parce q­ u’il l­’était
dès le principe (ce qui n­ ’empêche pas q ­ u’il doive toujours faire effort
pour « ­s’assimiler » au dieu dont il vient). Si pour Musonius l­’insensé
reste en deçà de l­ ’homme, ce n­ ’est pas parce q­ u’il est bâtard, mais parce
que la nature humaine a pour vocation la perfection. Ni le roi ni le sage
ne sont donc ἀπόδημοι ou ξένοι, de même q­ u’on ne saurait dire c­ omme
Écphante que « Sur la Terre, l­ ’homme est un être émigré et fort déchu
de sa nature, qui est plus pure (ἐπὶ δὲ γᾶς ἄνθρωπος ἀπῳκισμένον χρῆμα
καὶ πολὺ τᾶς καθαρωτέρας φύσιος ἐλαττούμενον)3 », phrase q ­ u’on ne
saurait invoquer, du reste, pour faire droit à une nouvelle hypothèse qui
voudrait que le roi ­d’Écphante soit alors, c­ omme le roi de Musonius,
un homme qui a retrouvé la plénitude de sa nature. Tout indique en
effet que le roi d­ ’Écphante est prédestiné : de même que l­’homme du

1 Écphante, ap. Stobée, Anth. 4, 7, 64, 59-66 ; Delatte, p. 31, 1-7, (p. 49).
2 Écphante, ibid., Hense, 273, 8 ; Delatte, p. 28, 14.
3 Ibid., Delatte, p. 25, 2-3, (p. 45).
470 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

c­ ommun est un νόθος, le roi est γνήσιος1, légitime, sa royauté, innée,


vient de sa parenté spécifique avec le dieu.
Il serait déconcertant que Musonius dessine au roi syrien, son interlo-
cuteur, le portrait ­d’un être divin, choisi des dieux, ou élu par les dieux,
depuis toujours, alors ­qu’il lui fait finalement remarquer ses défaillances !
En somme, ce n­ ’est pas au nom d­ ’un droit spécial et divin que le roi
tire sa royauté, mais par l­’effort ­qu’un homme fait pour retrouver sa
nature – il est roi ­d’abord parce ­qu’il est royal, sage. Il est roi, ensuite,
parce que les circonstances ont placé ce βασιλικός en situation ­d’avoir
­l’autorité sur ses sujets.

La nature différente du roi n­ ’est pas prédestinée :


le signe du roi, Dion Chrysostome
Plus que vers Écphante, c­ ’est vers Dion Chrysostome q ­ u’il faut
se tourner pour éclairer la différence de nature du roi dont parle
Musonius, ou plus exactement la différence entre personnage royal
et ­commun des mortels (il faudrait alors distinguer le philosophe du
roi). Dans le IVème discours, Sur la royauté, Dion prête à Diogène cette
accusation lancée ­contre Alexandre : « Il lui dit ­qu’il ­n’avait même pas
le signe royal (τὸ σημεῖον τὸ βασιλικόν)2. » ­D’où la surprise légitime
­d’Alexandre, puisque Diogène a affirmé quelque temps auparavant que
le roi n­ ’avait besoin d­ ’aucun signe extérieur pour affirmer sa royauté.
Ce ne sont en effet ni la pourpre ni la tiare qui font le vrai pouvoir,
mais la vertu du roi :
Non pas, ­c’est sûr, des signes extérieurs tels la tiare et le pourpre (ἔξωθεν
οἷον τιάρας καὶ πορφύρας) : cela n
­ ’est d­ ’aucune utilité. En revanche, celui qui
vient de la nature (τὸ δὲ ἐκ τῆς φύσεως), ­c’est celui-là qui doit appartenir [au
roi] plus que tout3.

Ce signe est le signe des abeilles (ὃ καὶ τῶν μελιττῶν) : le roi des
abeilles est établi par nature et non de manière héréditaire4, le seul qui
naisse sans dard, parce ­qu’il ­n’a besoin ­d’aucune arme pour manifester

1 Ibid., Delatte, p. 28, 12.


2 Dion Chrysostome, Discours IV, 61.
3 Ibid.
4 Ibid., § 62.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 471

sa puissance et sa royauté1. Or, ajoute Dion, ­l’argument du signe a une


fonction dans le propos de Diogène :
Or Diogène lui dit ces choses pour l­’exhorter à mettre sa ­confiance dans la
bienfaisance (εὐεργεσίᾳ πιστεύειν) et dans le fait de se montrer juste et non
pas dans les armes2.

Le signe de la royauté, c­ ’est ainsi d­ ’avoir toutes les vertus. ­C’est cela
seul qui distingue l­’homme du c­ ommun, qui n ­ ’est q
­ u’un fou, et le
personnage royal, qui peut gouverner, parce ­qu’il a philosophé, parce
­qu’il est devenu sage. Celui qui méconnaît cette distinction ne peut-
être ­qu’un roi de pacotille – vanité q ­ u’on lit dans ­l’adjectif ματάιος,
qui doit apprendre à vivre parmi les siens en apprenant ­d’abord, dans
la solitude, le respect de lui-même et de la raison – apprentissage aux
allures presque musoniennes :
Ainsi donc, roi de pacotille (μάταιε), ­n’entreprends pas de régner avant ­d’être
devenu sage : en attendant, dit-il, il vaut mieux ne pas donner ­d’ordre, mais
vivre seul en portant une peau de bête3.

­ ’est que le personnage royal a en lui un démon (δαίμων) ­qu’il a su


C
se ­concilier, en en prenant soin, en le rendant libre – ­c’est en ce sens
lui qui a su inscrire en son âme sa différence de nature par un travail
sur lui-même :
Sache bien, dit-il, que tu ne seras pas roi avant que tu ne te sois c­ oncilié ton
démon (πρὶν ἂν ἱλάσῃ τὸν αὑτοῦ δαίμονα) et que tu en aies pris soin ­comme
il faut et que tu l­ ’aies rendu propre à c­ ommander, libre et royal (βασιλικόν) ;
mais non pas, ­comme celui que tu as à présent, esclave, non-libre, et mauvais4.

Avec ­l’idée ­d’un démon, apparaît, semble-t-il, quelque chose c­ omme


un intermédiaire entre ­l’humain et le divin. Or, ce qui est remarquable
dans ce texte, ­c’est que le démon personnel ne dépend de rien ­d’autre
que soi-même. Chose évidente l­ orsqu’on sait que « ­l’intelligence propre
à chacun, ­c’est cela ­qu’est le démon de ­l’homme qui la possède (ὁ δὲ

1 Sénèque utilise la même image pour montrer à Néron que la Nature a voulu que le roi
fût clément : Clem. I, XIX, 3.
2 Dion Chrysostome, Discours IV, 65.
3 Ibid., § 70.
4 Ibid., § 75.
472 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

ἴδιος ἑκάστου νοῦς, οὗτός ἐστι δαίμων τοῦ ἔχοντος ἀνδρός)1 », ce que
Marc-Aurèle redira2. Ainsi le démon de ­l’homme servile sera servile,
celui de l­’homme libre sera libre, celui de l­’homme royal sera royal. Il
appartient ainsi à chacun de changer sa nature, au roi de faire usage ­d’une
nature royale. La différence de nature ­n’est rien ­d’autre que celle que le
sage a lui-même c­ onquise par la philosophie3. Musonius, même s­’il ne
fait pas appel au δαίμων, ne dit sur ce point rien ­d’autre. Ne dit-il pas
par ailleurs que ­c’est avec une petite partie de ­l’âme – la διανοία – que
nous philosophons4 ? Il ajoute cependant un point très important : le roi
fait usage de cette nature royale, dans le sens où il lui revient ­d’utiliser
cette disposition que possède tout vrai philosophe.
­C’est là la différence entre le personnage royal et le roi définie en (c),
différence que ­l’on peut rapprocher, cette fois encore, de ­l’idée panétienne
des rôles, des personae. Nous avons déjà observé deux de ces personae, la
nature ­commune et la nature propre, mais ce sont ici les deux autres
qui semblent pertinentes :
Et à ces deux rôles, dont j­’ai parlé plus haut, un troisième s­’ajoute, que les
circonstances ou bien la c­ onjoncture imposent et aussi un quatrième, que
par notre jugement nous adaptons à nous mêmes. Car tout ce qui c­ oncerne

1 Ibid., § 80.
2 Marc-Aurèle, V, 27 : « “Vivre avec les dieux”. Il vit avec les dieux celui qui leur montre
une âme ­contente de la part qui lui est attribuée et agissant selon la volonté du démon
que Zeus a donné à chacun ­comme chef et ­comme guide (προστάτην καὶ ἡγεμόνα) et qui
est un fragment de lui-même (ἀπόσπασμα ἑαυτοῦ). Ce démon, ­c’est ­l’intelligence et la
raison (νοῦς καὶ λόγος) que possède chacun de nous » (trad. E. Bréhier). On pense ici,
bien sûr, à la définition du philosophe donnée par Musonius dans le traité XIV, p. 73,
7-8 : « ὅ γε φιλόσοφος διδάσκαλος δήπου καὶ ἡγεμὼν πάντων τοῖς ἁνθρώποις ἐστὶ ». Sur la
notion de daimôn chez Marc-Aurèle, voir F. Ildefonse, « La multiplicité intérieure chez
Marc-Aurèle » in Rue Descartes, (2004) 43, p. 58-67 et « ­L’idion hègemonikon est-ce le moi ? »,
in F. Ildefonse et G. Aubry (éd.), Le moi et ­l’intériorité, Paris, Vrin, 2008, p. 71-81.
3 On peut songer ici à la réponse de Libanius à Thémistius (Laud. Constant., 24, 25, 29-32 ;
cité par L. Delatte, op. cit., p. 158 : « À ­l’encontre de Thémistius, son ami Libanius rejette
résolument toute c­ onception mystique quand il parle de la royauté. Il faut écarter, dit-
il, ­comme des ornements inutiles, les légendes et croyances qui font des rois des êtres
­d’origine divine. Il soutient que les rois ont besoin de l­ ’éducation des philosophes et des
leçons de la philosophie, car ils ne deviennent pas parfaits par les seules ressources de
leur nature. Les vertus essentielles du roi sont celles que définit la doctrine stoïcienne,
mais particulièrement la douceur et la bienveillance. » Voir également A. Erskine, The
Hellenistic Stoa, Political Thought and Action, Duckworth, 1990, p. 73 : « What the Stoics
present is not the idealisation of the king, but the idealisation of the wise man. »
4 Cf. Musonius, XVI, p. 87, 14-16, passage, déjà cité en première partie.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 473

la royauté, le pouvoir suprême, la noblesse, les honneurs, les richesses, les


puissances, et les choses qui leur sont ­contraires, sont le fruit des circonstances
et dépendent de la ­conjoncture ; mais quant au fait de tenir le rôle que nous
avons voulu, il dérive de notre volonté. C ­ ’est pourquoi les uns se c­ onsacrent à
la philosophie, les autres au droit civil, ­d’autres encore à ­l’éloquence, et parmi
les vertus elles-mêmes, on préfère exceller dans l­ ’une ou l­ ’autre1.

Le « nous » ­d’un texte qui ­n’est pas réservé aux sages2 ne doit pas
faire oublier que Cicéron tient pour valide la formule « qui unam haberet,
omnes habere virtutes3 », et ­qu’il use, à la suite de Panétius, ­d’expressions
­communes pour expliciter les devoirs. Pour nous, il ­s’agit de nous ajuster
au projet que nous formons, en ­cultivant la vertu spécifique ­qu’il met
en jeu, ­c’est-à-dire en essayant de lui donner force et c­ onstance, ce qui
dessine un chemin vers la sagesse. Pour le sage, qui a toutes les vertus,
il faut néanmoins en utiliser plus précisément certaines selon la posi-
tion ­qu’il a dans la société. Répétons que tout sage ­n’est pas roi, mais
au sage à qui la royauté est donnée, et au roi qui accède à la sagesse,
incombe ­d’user des vertus spécifiques à cette fonction. C ­ ’est précisé-
ment ce q ­ u’indique Musonius : le roi qui a cette nature particulière
­d’être ­d’un homme accompli, ayant toutes les vertus, doit faire usage
de toutes ces vertus.
LE SENS POLITIQUE DE LA DISTINCTION
ENTRE ΒΑΣΙΛΙΚΟΣ ET ΒΑΣΙΛΕΥΣ

Pour approfondir cette distinction entre βασιλικός et βασιλεύς, il


c­ onvient de la penser dans le cadre ­d’une double distinction entre, ­d’une
part posséder la science du gouvernement et ­s’en servir effectivement
et, ­d’autre part, entre les différentes sphères de gouvernement. Ainsi le
(vrai) philosophe est-il celui qui :

1. « est le plus capable de diriger peuples et cités » (ἐπιτροπεύειν


ἔθνη καὶ πόλεις) ;
2. « le plus digne de c­ ommander les hommes » (ἀνθρώπων ἄρχειν)  ;
3. « le plus capable et le plus digne de gouverner » (ἄρχειν ἐπι-
τηδειότερος ἢ δυνατώτερος).

1 Cicéron, Off. I, 115. Je remercie Marion Bourbon de ses suggestions de traduction.


2 Cf. Cicéron, ibid., I, 46.
3 Ibid., II, 35 = « qui a une vertu les a toutes ».
474 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Dans une première approche, on pourrait alors faire l­’hypothèse


que le philosophe-βασιλικός se définit par une aptitude au gouver-
nement, aptitude dont, du fait des circonstances, il ne fait pas usage.
Ce n­ ’est cependant pas exactement cela. Musonius, quand il définit le
βασιλικός, montre que celui-ci gouverne effectivement (même peu de
sujets), possède la science du gouvernement et en fait usage dans un
cadre restreint, puisque
­N’aurait-il pas beaucoup de gens soumis et lui obéissant (ὑπακούοντας καὶ
πειθομένους), on ne pourrait à cause de cela aucunement lui retirer le fait
­qu’il est royal (βασιλικὸς εἶναι) : il suffit en effet ­qu’il ­commande aux amis
dont il dispose, ou à sa femme et à ses enfants, ou bien, par Zeus, seulement
à lui-même1.

Il ne semble pas ­qu’on puisse opérer une distinction claire entre les
ὑπακούοντας et les πειθομένους. On aurait pu penser en effet à une diffé-
rence dans la manière de gouverner, telle ­qu’on la trouve chez Aristote :
le type de pouvoir sur les enfants est monarchique, tandis que le type
de pouvoir sur l­’épouse se rapproche d ­ ’un pouvoir politique2 (mais,
rappelons-le, la femme est perpétuellement subordonnée à ­l’homme).
Ici cependant, le fait ­qu’il y ait trois types de pouvoirs (sur les amis ;
sur la femme et les enfants – il ­n’y a pas de distinction entre pouvoir
sur la femme et pouvoir sur les enfants ; et sur soi-même) semblerait
plutôt vouloir dire que Musonius, c­ omme souvent, opère une extension
par cercles ­concentriques autour du philosophe, extension q­ u’il décrit à
rebours. C ­ ’est la même science exactement qui permet de se gouverner
soi-même (éviter la τρυφή et ­l’ἀκολασία) et de gouverner les autres,
­comme c­ ’est exactement le même lien qui lie soi-même à soi-même,
soi-même à sa femme, à ses enfants et à ses amis. Musonius ne distingue
pas ce pouvoir de celui du roi, parce que, fondamentalement, ce sont
les mêmes, en ce que leurs buts ultimes sont identiques (les moyens
peuvent différer et par là la spécificité de la fonction royale). Nous avons
déjà rapidement observé dans la précédente section que le roi, ­comme le

1 Musonius, VIII, p. 39, 14-18.


2 Aristote, Pol. I, 12 ; cf. également Eth. Nic. V, 10, 1134 b 15 : « De là vient que la justice
qui ­concerne ­l’épouse se rapproche davantage de la justice proprement dite que celle qui
a rapport à ­l’enfant et aux propriétés, car il ­s’agit là de la justice domestique, mais même
celle-là est différente de la forme politique de la justice » (trad. J. Tricot).
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 475

philosophe, doit être σωτήρ et εὐεργετής, mots qui dans le c­ ontexte du


traité impliquent évidemment leur sens éminemment politique (nous
avions souligné que ce sont là les titres des rois hellénistiques), mais,
nous l­’avons vu, Musonius les détourne pour qualifier le philosophe
(détournement qui, loin de réduire la porté politique des termes, élargit
la fonction du philosophe qui est toujours en même temps politique).
Pour être ce sauveur et ce bienfaiteur (il faudrait ajouter « philan-
thrope » et on obtiendrait les vertus sociales musoniennes qui, nous
avons pu le remarquer dans le traité XIV, dérivent de la κηδεμονία1),
le roi doit possèder les quatre vertus cardinales du stoïcisme que le
sage possède évidemment lui aussi. Sans entrer dans ce qui fait la dif-
férence des usages de ces vertus, on c­ omprend que gouverner, pour le
roi et pour le philosophe (avec la différence que le gouvernement du
roi a une spécificité), c­ ’est avant tout se rendre utile. On retrouverait
un argument assez semblable chez Sénèque : en cherchant la vertu,
dit ce dernier dans le De Otio, on se met en position ­d’être utile, et de
servir ­l’intérêt général, c­ ’est-à-dire ici les affaires publiques de la Cité
universelle (­commune negotium) :
­ ’est là, n­ ’est-ce pas ? ce ­qu’on exige d­ ’un homme : q­ u’il soit utile aux hommes
C
(ut prosit hominibus) ; ­s’il se peut, à beaucoup, sinon, à peu, sinon, à ses proches,
sinon, à lui-même. Car en se rendant utile aux autres, on s­ ’occupe des affaires
­communes (­commune agit negotium). Comme celui qui se déprave ne nuit pas
seulement à lui-même, mais à tous ceux auxquels, en se rendant meilleur, il
aurait pu être utile, celui qui se rend service à lui-même est utile aux autres
par ce fait même q­ u’il se prépare à leur être utile (quod illis profuturum parat)2.

Les parallèles avec Musonius sont ici nombreux : le philosophe, parce


q­ u’il a pris soin de lui-même, est le plus capable d­ ’être utile aux autres
(et être capable de régner, c­ ’est être capable de leur être utile, et régner
­n’est pas autre chose que se mettre au service des autres3). On retrouve
le même mouvement rétrograde des cercles de l­ ’oikeiôsis sociale : le plus
grand nombre, peu (les amis ?), les proches, soi-même. Régner ou être
utile ainsi à peu, c­ ’est de fait participer à la vie politique de la Cité

1 Musonius, XIV, p. 73, 6-8.


2 Sénèque, Ot. III, 5.
3 Cf. Sénèque, interprète de Posidonius, Ep. 90, 5 : « Gouverner, ce ­n’était pas régner, ­c’était
servir (Officium erat imperare, non regnum). »
476 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

universelle (le « vivre avec les dieux » de Marc-Aurèle) : ­c’est là toute


­l’action de Cléanthe, Chrysippe et Zénon1.
Musonius établit une ­comparaison, largement problématique pour la
distinction qui nous occupe, entre le médecin, le musicien, le cavalier et
le philosophe. On ­n’est pas moins médecin avec peu de patients ­qu’avec
beaucoup, ­comme on n­ ’est pas moins musicien avec peu ­d’élèves, c­ omme
on ­n’est pas moins cavalier si on n­ ’a ­qu’un ou deux chevaux. ­C’est la
même science qui est utilisée et, de même, c­ ommander à beaucoup ou
à peu ne change rien :
Et celui qui ­n’a ­qu’une ou deux personnes qui lui obéissent est un personnage
royal à peu près de la même façon (βασιλικὸς παραπλησίως) que celui qui a
beaucoup de sujets : q­ u’il ait seulement l­’expérience du gouvernement et il
peut être personnage royal (μόνον ἐχέτω τὴν τοῦ βασιλεύειν ἐμπειρίαν, ὥστε
καὶ βασιλικὸς εἴη ἄν)2 .

Le mot παραπλησίως a ici son importance : avoir beaucoup de sujets


et en avoir peu est presque semblable, dans le sens où dans les deux cas,
il suffit de posséder la science du gouvernement et de savoir l­ ’appliquer
(savoir c­ onvenablement allier la théorie et la pratique, tant il est vrai q­ u’il
ne suffit pas d­ ’avoir la science pour être un bon philosophe ou un bon
βασιλικός). Or la philosophie ­n’est rien ­d’autre que la science politique :

­ ’est pour ceci, me semble-t-il, que Socrate a appelé la philosophie la science


C
politique et royale (πολιτικήν τε καὶ βασιλικὴν ἐπιστήμην) : parce que celui qui
­l’a reçue est immédiatement un politique (εὐθὺς πολιτικός)3.

La référence à Socrate est à vrai dire ambiguë. Musonius fait-il


référence au Socrate de Platon, qui dans la République, montre que le
philosophe est un être royal ? ou bien fait-il référence aux propos de
­l’étranger dans le Politique, où le roi a une mission très précise dans la
cité ? Dans le second cas, évidemment, il n­ ’aurait pas à invoquer Socrate.
Cependant son roi est sans doute plus proche du politique platonicien.
Cela dit, Musonius se c­ ontente peut-être de souligner l­ ’équivalence entre

1 Sénèque, Ot. VI, 5, reprend le paradoxe proposé par Plutarque (Stoic. Rep., 1033 F, cité
infra), et l­ ’interprète (bien sûr) autrement. Les fondateurs ont participé à la vraie Politeia,
faute de pouvoir participer à la vie politique de leur cité.
2 Musonius, VIII, p. 40, 4-7.
3 Ibid., p. 40, 7-10.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 477

la philosophie et la science politique, ce ­qu’on trouve de fait dans la


République. Pour notre philosophe en effet, le politique est toujours avant
tout un philosophe, mais philosophe qui gouverne et prend en charge la
diversité de son peuple.
Le roi (βασιλεύς) a ainsi une mission plus spécifique encore que le
philosophe et il faut distinguer deux ordres de gouvernement. On peut
gouverner ses amis, c­ omme on se gouverne soi-même, dans la logique
de ­l’extension du pouvoir que ­l’on a sur soi-même. ­C’est là une émula-
tion dans ou vers la vertu et c­ ’est la dimension psychagogique autant
que citoyenne du philosophe, tant il est vrai que toute la philosophie
a pour fin la justice dans les liens sociaux. Il reste que diriger ainsi les
hommes et diriger des peuples ou des cités ­n’est sans doute pas tout à
fait la même chose et Musonius en a bien c­ onscience. Le premier mode
de gouvernement participe de la justice telle ­qu’elle est par nature, décou-
lant de la loi naturelle, dont l­’une des expressions est le processus de
­l’oikeiôsis sociale : il dérive de la πολιτεία parfaite de la Cité universelle.
Le second implique la prise en ­compte ­d’autres πολιτεῖαι, particulières
à chaque peuple. Il incombe au philosophe d­ ’user l­ orsqu’il le peut de sa
capacité à ­commander. ­C’est là sa manière de participer à la vie politique
de la Cité universelle, en permettant aux hommes de devenir parties
prenantes, ou tout ou moins parties ­conscientes de la Cité universelle.
­C’est là, pourrait-on dire, le but de tout gouvernement et c­ ’est pourquoi
on ne saurait être roi sans être philosophe, sans avoir toujours en vue
la Cité universelle. Mais le roi a ceci ­d’un peu différent ­qu’il a affaire à
un peuple et à une cité. Si on ne peut être roi sans être philosophe, on
peut être philosophe sans être roi. La différence entre le βασιλικός et le
βασιλεύς se tient là : si le βασιλικός se révèle le plus capable de diriger
peuples et cités, c­ ’est le βασιλεύς qui accomplit cette tâche. C ­ ’est dire
que l­’on doit distinguer très nettement le pouvoir du philosophe et le
pouvoir du roi, non pas la nature des deux pouvoirs (ce sont là deux
pouvoirs politiques et qui ont la même fin), mais la manière de les
mettre en œuvre, leur exercice, leur usage1.

1 Sur cette notion d­ ’usage de la vertu, la référence déjà classique est évidemment T. Bénatouïl,
Faire usage, op. cit., particulièrement « ­L’usage de la vertu ».
478 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

­L’ARTICULATION ENTRE CITÉ UNIVERSELLE


ET « PETITE CITÉ »
Vers une fonction spécifique du roi

L’HYPOTHÈSE PHILONIENNE DE L­ ’AJOUT DES ­CONSTITUTIONS


À LA NATURE : COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALITÉ

Les stoïciens ont été très attentifs à la différence des ­constitutions


politiques entre les cités et la Cité universelle, même si, à en croire
Philon dans un extrait célèbre du De Josepho, une cité est dirigée ­comme
on dirige une famille. Deux affirmations dont on ne voit pas très bien,
a priori, ­comment elles ­s’accordent vu la diversité des ­constitutions des
cités et ­l’unité – et ­l’exemplarité – de la Constitution de la Nature.
Ce texte de Philon ­d’Alexandrie présente les petites cités ­comme des
ajouts artificiels à la c­ onstitution de la Cité universelle. Malgré son ton
polémique (largement fondé sur ­l’opposition classique entre physis et
nomos), on peut à la fois y lire la pensée stoïcienne de ­l’articulation des
petites cités à la grande et en reconnaître ­l’une des faiblesses :
(1) ­S’ajoute (προσθήκη) en effet à la nature qui a la suprématie en toutes
choses la ­constitution relative au peuple (ἡ κατὰ δήμους πολιτεία). a En
effet la Cité universelle (μεγαλόπολις) est ce monde-ci et use ­d’une seule
­constitution et d­ ’une seule loi. La raison de la nature est ce qui est propre
au ­commandement des choses qui sont à accomplir et ce qui est propre
à ­l’interdiction des choses qui sont à ne pas faire. b Les autres cités selon
les lieux sont non circonscrites par le nombre (πόλεις ἀπερίγραφοί τε εἰσὶν
ἀριθμῷ) et elles usent de c­ onstitutions qui diffèrent et de lois qui ne sont
pas les mêmes. c Le non-mélange (ἄμικτον) et la non-mise en ­commun
(ἀκοινώνητον) sont la cause de l­ ’opposition des Grecs aux Barbares ou des
Barbares aux Grecs, mais aussi de l­’opposition de chacun des peuples en
particulier à la c­ ommunauté de race (τὸ ὁμόφυλον). (2) Ensuite, à ce ­qu’il
semble, a en accusant des choses innocentes, ­comme des circonstances
involontaires, la stérilité des fruits, ­l’infertilité de la terre, la position
géographique (maritime, au milieu des terres, insulaire, ­continentale et
choses semblables) ils passent sous silence la vérité. b Celle-ci, c­ ’est la
cupidité, la défiance mutuelle, à cause desquelles [les cités particulières]
résistent aux décrets établis par la nature : les choses qui à l­’assemblée
unanime paraissent utiles à ­l’intérêt ­commun, voilà ce ­qu’ils ­consacrent
­comme lois. c ­C’est pourquoi, vraisemblablement, il y a plutôt un grand
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 479

nombre de c­ onstitutions qui s­ ’ajoutent une à une à ­l’unique ­constitution


selon la nature. Elles ­s’ajoutent, ces lois relatives aux cités, à la droite
raison de la nature1.

La logique du texte, suffisamment claire, permet de ne pas accep-


ter ­comme stoïcienne ­l’hypothèse ­d’une prosthêsis, un ajout, des
­constitutions particulières à la ­constitution de la nature : cette notion
reflète ­l’interprétation (1) par Philon de ­l’écart entre ce que les stoïciens
appellent cependant vraie cité et cités d­ ’insensés. Philon, à partir du
­constat par les stoïciens eux-mêmes de cet écart, objecte à leur vision de
la cité ­comme regroupement naturel (2) une réélaboration de ­l’opposition
stricte entre physis et nomos.
Toute la première partie du texte vise à démontrer la justesse du
raisonnement de Philon. Si l­ ’on admet (a) ­l’existence d­ ’une loi naturelle
qui organise la Cité universelle (et Philon reprend ici les définitions
stoïciennes de la loi naturelle et du monde ­comme cité), il faut alors se
rendre à ­l’évidence ­d’un écart insurmontable entre celles-ci et les lois
instituées de la petite cité (b). Ces cités particulières sont apérigraphoi
arithmô – ce ­qu’il ­convient sans doute de lire non seulement ­comme
« infinies en nombre » mais aussi ­comme « non-harmonieuses », à savoir
non-réglées selon le nombre de la vertu. ­C’est précisément ce manque de
mesure, au sens d­ ’une c­ onformité à la vertu, qui explique la diversité des
cités, diversité qui ­s’oppose immédiatement à ­l’unité de la loi naturelle
et de la politeia de la nature. La cité particulière ­compte nécessairement
des insensés. Cette diversité s­’exprime du reste dans la multiplicité
des politeiai, chacune propre à une cité particulière et des lois qui leur
sont attachées. À chaque peuple sa ­constitution, qui varie donc selon
les circonstances, la position géographique, etc. Mais on observe dans
le texte un glissement de la notion de différences à celle ­d’oppositions.
Celles-ci sont doublement déterminées c­ omme oppositions mutuelles et
réciproques des cités entre elles (c), mais aussi des races (Grecs/Barbares)
et ­comme opposition de chacun des peuples à la Cité universelle, qui
ne ­considère ­qu’une seule race et ­qu’un seul peuple, ­l’humanité (­c’est
le homophulon). La Cité universelle est ici déterminée négativement
­comme ce qui accomplit à la fois la ­communauté parfaite et le mélange
des citoyens, ce que nous pouvons ­comprendre si ­l’on tient que la Cité
1 Philon, Jos., 30 (= SVF III, 323, part.).
480 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

universelle rassemble des citoyens dont les liens sont des liens ­d’amitié
de la qualité de celle des sages. On en arrive alors à ce c­ onstat : les cités
ne permettent pas, par leur nature, d ­ ’étendre les relations entre les
hommes au-delà d­ ’elles-mêmes – elles ­s’opposent donc au mouvement
naturel de ­l’oikeiôsis. Par ce ­constat de fait, Philon disqualifie la vision
stoïcienne de la cité ­comme ­l’un des degrés de ­l’oikeiôsis sociale. ­D’où
­l’hypothèse, démontrée, de l­’ajout artificiel de c­ onstitutions à la loi
naturelle avec laquelle elles ­n’ont rien à voir.
La seconde partie du raisonnement (2) oppose ­d’abord ce qui vient
­d’être établi à une interprétation faible des regroupements en cité. On
ne saurait se c­ ontenter d­ ’accuser (aitiômenoi) les circonstances naturelles
pour légitimer des regroupements. C ­ ’est là cacher la vérité (a) et les
stoïciens ont tout intérêt à le faire, vu les options qui sont les leurs sur
la loi de la cité. Si la loi en effet est le fondement sur lequel s­’établit la
justice de la cité, celle-là même qui la rend asteia, force est de ­constater
que les stoïciens ne gagneraient rien à admettre que celle-ci elle-même
ne se fonde que sur le jeu des intérêts (b). Philon montre là toute la
puissance ­d’une réflexion originale : ­l’écart entre physis et nomos ne passe
pas, c­ omme à l­ ’accoutumée, par la dévalorisation de lois votées par une
majorité par essence suspecte de promouvoir des intérêts de classes.
Elle passe par la stigmatisation de ­l’intérêt général ­comme intérêt qui
demeure particulier : toute la pertinence du raisonnement ­consiste en
effet à changer ­d’échelle. Si ­l’on admet que ­l’assemblée de la cité va dans
le sens de ­l’intérêt général de ses citoyens, il faut cependant se rendre
­compte, dit Philon, ­qu’au sein de la cité universelle ­qu’est le monde,
­l’intérêt général des citoyens de la cité X devient l­ ’intérêt particulier de
cette cité par opposition aux intérêts des autres cités dont est ­composé
le monde. Aussi la loi de X peut-elle s­ ’opposer à la loi de Y, tandis que
les deux s­ ’opposent à la loi naturelle (la première opposition réciproque
rendant nécessaire cette seconde opposition). Prenant au mot les stoï-
ciens, Philon les oblige à ne pas se ­contenter de penser seulement les
­conditions intérieures d ­ ’une cité particulière, mais ce q­ u’on pourrait
appeler les relations internationales dans la cité universelle. Or, à une
telle échelle, on ne peut que ­constater (c) une discordance des intérêts
généraux des cités, discordance qui semble ­consacrer la thèse de ­l’ajout
des ­constitutions à la ­constitution naturelle qui exige, semble-t-il, au
­contraire, ­l’harmonisation des intérêts.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 481

Peut-on alors soutenir que la législation ­d’une cité ­comporte, lorsque


celle-ci est en progrès, ­d’une manière ou ­d’une autre, le reflet de la loi
universelle ? Si oui, cela exige de faire un pas que les stoïciens ­n’ont pas
fait, ou du moins ­n’en ont-ils pas laissé trace, à savoir de penser aussi les
relations entre les cités et non pas seulement les c­ onditions intérieures
­d’une cité juste : le bien ­commun ne saurait se résoudre en somme au
bien de la cité, il doit toujours en même temps être le bien de ­l’humanité
entière, qui s­ ’évalue selon les circonstances et donc en ne perdant pas de
vue les particularité actuelles des toutes les cités. De fait, on peut penser
que le droit de telle ou telle cité tire sa valeur de la plus ou moins grande
­convenance (harmonie) avec la loi universelle – mais cette harmonie,
en assurant ­l’harmonie ­d’une cité, assure-t-elle ­l’harmonie générale du
cosmos ­comme ensemble de cités ? Nous sommes réduits à des hypo-
thèses, dont celle-ci : est-on en droit de proposer une analogie entre
oikeiôsis ­d’une cité et celle de ­l’individu ? Comme ­l’harmonisation du
sage à sa nature est toujours en même temps harmonisation à la nature
universelle, ­l’harmonisation de la cité à sa nature de cité (à ce qui la
rend asteia, donc à la justice) est-elle harmonisation à la loi naturelle,
et aux autres cités ?
LA CITÉ UNIVERSELLE ET LA CITOYENNETÉ DES SAGES

La Cité universelle est le monde,


le sage en est citoyen avec les dieux
Pour expliquer cette opposition de Philon et des stoïciens entre Cité
universelle et cités, il faut ­d’abord préciser ce q­ u’est la Cité universelle
et le véritable citoyen du monde. La cité universelle, qui ­n’est autre que
ce monde-ci (ce que souligne le texte de Philon – ὅδε ὁ κόσμος ἐστὶ), est
la seule vraie cité1 – les autres ne sont appelées ainsi q­ u’improprement2,
1 Cf. la belle formulation de D. Obbink, « The Stoic Sage in the Cosmic city », art. cit.,
p. 186 : « For those who understand, there exists not the kind of chaotic world of diversity and
multiplicity experienced by ἄφρονες, but a single world, lived-in politically by gods (who are by
definition wise) and men (who are potentially so), characterized by the kind of unceasing (and
therefore regular and unitary) change described by Heraclitus (as the Stoics read him). While such
a world might be awaited indefinitely by normal progressors, for the Stoic wise man this is a feature
of the cosmos as it exists now, now only in thought but as a material, cosmic reality. »
2 Cf. SVF III, 327. Cf. également M. Schofield, The Stoic Idea of the City, p. 61. Cf. aussi
V. Goldschmidt, Le système stoïcien et ­l’idée de temps, Paris, Vrin, 19794, p. 102.
482 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

et la seule vraie politeia est celle de la cité universelle ­c’est-à-dire le gou-


vernement des dieux sur les hommes, leurs sujets. Un texte ­d’Eusèbe
permet de caractériser cette πολιτεία de la cité universelle :
Le monde est aussi appelé, ­d’autre part, la demeure des dieux et des hommes
(τὸ οἰκητήριον θεῶν καὶ ἀνθρώπων) et le système (σύστεμα) c­ onstitué des dieux,
des hommes, et de toutes les choses qui sont produites en vue de ceux-ci.
En effet, de la même façon que la cité est dite de deux manières, c­ omme
la demeure et aussi ­comme le système ­constitué de la réunion de ceux qui
habitent avec les citoyens, de même le monde est ­comme une cité (ὁ κόσμος
οἱονεὶ πόλις ἐστὶν) ­composée des dieux et des hommes, les dieux ayant le
­commandement, les hommes étant asservis. Ils forment une ­communauté
par leur participation à la raison (κοινωνίαν δ´ ὑπάρχειν πρὸς ἀλλήλους διὰ
τὸ λόγου μετέχειν), qui est par nature la loi. Toutes les autres choses, quant
à elles, sont produites pour eux1.

Le monde ­n’est pas cité seulement ­comme habitation, mais aussi


c­ omme lien de droit et de justice entre les dieux et les hommes (ce que
suggère le mot système, utilisé par ailleurs par le même Eusèbe dans
le chapitre xv de la Préparation évangélique – SVF III, 528, par Clément
­d’Alexandrie, SVF III, 327, et q­ u’on retrouve chez Marc-Aurèle2 ainsi
que chez Sénèque, lorsque dans le De Otio, il parle de la cité universelle
­comme ­d’une Res Publica). Or, dans cette politeia, ce sont les dieux qui
gouvernent, parce que la raison divine traverse de part en part toutes
choses et les hommes, dont ­l’hégémonique est un fragment de cette
raison, sont gouvernés. Il ­s’agit ­d’une ­constitution, parce que sont dis-
tingués gouvernant et gouvernés : le dieu est nomothète, parce que sa
raison est (la seule) loi du monde, Providence. Cette description, par
les stoïciens, de ­l’activité de la nature en termes politiques doit être
articulée avec la notion de destin et il revient au sage non pas de se
­conformer de manière extérieure à cette loi mais d­ ’en accomplir volon-
tairement les décrets. Le sage est totalement soumis à la Providence,
en ce que les événements du monde, suivant la distinction q­ u’Épictète
a rendue célèbre, ne dépend pas de lui. Assez logiquement, vu ce que
nous avons pu dire précédemment, le sage devrait régner, ­puisqu’il est
un dieu. Les stoïciens ont été suffisamment cohérents pour retenir ce
point : le sage est un dieu, il est aussi roi, etc., dans la Cité universelle
1 SVF II, 528. Cf. également SVF II, 527. Cf. V. Laurand, La politique stoïcienne, 2ème partie.
2 Marc-Aurèle, VII, 13.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 483

dans laquelle, si les dieux ­commandent, eux-mêmes sont ­commandés,


­comme nous l­’avons vu chez Sénèque, précisément par la raison de
Zeus, la Providence. On pourrait du reste tout à fait penser que le dieu
lui-même est attaché aux décrets de sa propre raison : les stoïciens en
effet opèrent une triple distinction entre la Providence, qui est le dieu
lui-même en tant que feu organisateur et qui prévoit ­l’organisation du
monde selon le principe du meilleur ; le monde, qui est ­comme le corps
du dieu, dont ­l’âme est le pneuma et ­l’hégémonique le soleil ou ­l’éther
(la partie la plus chaude du cosmos) ; et la nature, qui est le dieu en tant
­qu’il produit les êtres1. On peut alors sans doute soutenir que le dieu
se tient à sa providence et que sa raison lui dicte ce q­ u’il doit faire : en
ce sens, le dieu possède cette liberté q­ u’ont les dieux et les sages eux-
mêmes – la liberté de se soumettre à la Providence2. Les dieux, les astres,
suivent pleinement cette raison et Plutarque, qui stigmatise l­ ’absurdité
cosmologique des stoïciens, parce q­ u’ils rendent involontairement selon
lui les dieux responsables des maux, offre un témoignage tout à fait
précieux dans ce sens :
Mais voilà que le monde est une cité et que les astres sont des citoyens et puis
bien sûr, il y a, ­c’est évident, des membres de tribus et des chefs, et le soleil
est c­ onseiller et Hadès y est prytane et astynome3.

Rien ­n’interdit de penser que dans cette cité, puisque les seules
différences entre les humains ne sont pas de races mais de vertus, les
différentes tribus de la cité soient les dieux, les sages, les hommes,
citoyens en puissance. Un texte du ier siècle (­contemporain d­ ’Auguste) de
Manilius, intéressant ­d’autre part en ce ­qu’il montre ­qu’on ne pouvait
alors s­’empêcher de penser la Cité universelle dans des cadres romains
(alors que Cicéron a ­confondu les deux), reprend un schéma similaire :
Comme dans les immenses villes le peuple est divisé en classes : les sénateurs
­conservent le premier rang et proche de ceux-ci, le rang des chevaliers, puis on
peut voir venant après l­ ’ordre équestre, le peuple, après le peuple, la populace
(uulgus iners) et enfin la foule sans nom ; de même dans l­’univers existe une
Cité, établie par la Nature, qui dans le ciel a fondé une ville. Il y a les étoiles,
pareilles aux premiers citoyens, puis près des premiers, les astres, il y a les

1 Par exemple, Cicéron, Nat. Deor. I, 39.


2 Sénèque, Ben. VI, XXI, 2.
3 Plutarque, Comm. Not., 1076 F – 1077 A.
484 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

degrés et tout ce qui c­ onvient aux rangs supérieurs, il y a la grande masse


du peuple, emporté dans les sommets des hauteurs1.

Le ciel se trouve ordonné en cité : cette vision cosmique de la Cité


universelle invite à poursuivre l­ ’analogie. Si les étoiles ont rang de séna-
teurs, les astres (que deviennent peut-être les sages après leur séjour sur
la terre) ont rang de chevaliers. Les insensés sont cependant absents du
poème : la Cité universelle est la cité des hommes et des dieux, certes,
mais ­n’en sont citoyens que les sages et les dieux. Si le populus du ciel
pour Manilius c­ ompte manifestement les étoiles de la Voie Lactée, il
­n’accorde aucun statut au uulgus iners que pourraient bien être les insensés.
On a beaucoup écrit sur le fait que Zénon ne semble pas dessiner
une telle cité : les premiers textes cosmopolitiques, à ce titre, nous vien-
draient de Chrysippe, tandis que Zénon aurait pensé une cité idéale.
Dirk Obbink montre très clairement q­ u’il ­convient ­d’être beaucoup plus
prudent, notamment à partir ­d’un texte du De Stoicis de Philodème2 :
grossièrement, la République de Zénon, ouvrage qui répondait à la
République de Platon, ne peut être ­considérée ­comme la description
­d’une cité idéale, mais c­ ’est celle de la c­ ommunauté des sages, ce corps
social, qui participe au gouvernement de Zeus. La cité, ­c’est déjà la cité
universelle, dans laquelle de fait, les sages sont les seuls véritables rois,
les seuls véritables magistrats, etc.

La loi naturelle
–– Esquisse de définition de la loi naturelle stoïcienne
et de la citoyenneté dans la Cité universelle

Le sage est, pour les raisons que nous avons indiquées, le seul vrai
citoyen, parce ­qu’il ne se ­contente pas ­d’une ­conformité à la loi naturelle,
mais l­’accomplit : il n ­ ’y a aucune distance entre la c­ onduite du sage
et la loi naturelle qui ­n’a aucun ­contenu spécifique, p­ uisqu’elle ne fait
­qu’ordonner ce que nous devons faire et interdire ce que nous ne devons
pas faire3. En somme, cette loi n­ ’est que le mouvement de l­ ’oikeiôsis à la
1 Manilius, Astronomica, 5, 734-742.
2 D. Obbink, ibid., p. 183-186.
3 Par exemple, Cicéron, Resp. III, XXII, 33 : « Il existe certes une vraie loi, c­ ’est la droite
raison ; elle est c­ onforme à la nature, répandue chez tous les hommes ; elle est immuable
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 485

raison1 – choisir le bien et se détourner du mal, voilà ce ­qu’ordonne la


raison : en ce sens, si ­l’on doit faire droit à G. Striker ­lorsqu’elle affirme
que la loi naturelle des stoïciens a pour origine ­l’oikeiôsis, on peut être
plus circonspect quant aux ­conséquences q­ u’elle en tire :
Finalement, les ­contenus de la loi naturelle stoïcienne sont dérivés des ten-
dances fondamentales de la nature humaine et, de fait, la loi naturelle pourrait
être tout aussi bien représentée ­comme une loi de la nature humaine – ce
qui ­conduit à soutenir ­l’accusation ­d’une ­confusion entre lois descriptives et
lois normatives, accusations soulevées par les utilitaristes du xixe siècle. Ce
procès ne peut se justifier en ce qui ­concerne les stoïciens, puisque ce ­n’est
que le ­contenu, et non pas la force prescriptive de la loi naturelle, qui est
dérivé de ­l’observation2 .

Je fais mienne la réponse de Brad Inwood3 : il serait difficile de


donner un c­ ontenu fixe aux prescriptions de la loi naturelle. Non écrite,
elle n­ ’est pas soumise à la lettre (seul le sage peut l­’interpréter, lui qui
sait lire les événements), mais s­’accorde à tout événement, puisque la
droite raison juge toujours correctement ce qui est ­conforme au bien. La
force de ses prescriptions est celle de la tendance, absolument libre et
débarrassée de tout obstacle, du sage qui obéit au destin ­comme à une
loi. La distinction entre fait et loi chez les stoïciens n­ ’a aucune perti-
nence : tout fait a la force ­d’une loi, ce qui ne veut pas dire que le sage
lui-même ­n’ait pas à collaborer activement aux événements. Le destin
­n’écrase pas le sage, qui ­l’accepte, et ce ­n’est bien sûr pas parce ­qu’il y
a destin que le sage ne doit rien faire (la participation à la vie politique
­n’a rien d­ ’une soumission aux lois de la cité ou du tyran, mais a tout de
­l’activité, c­ onforme à la raison, de critique et de progrès dans la moralité
des citoyens dans les c­ onstitutions politiques qui doivent permettre ce
progrès). La loi naturelle ne saurait donc être épuisée dans une liste de

et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. Si


toutefois elle ­n’adresse jamais en vain aux honnêtes gens ses ordres et ses interdictions,
elle ne peut, par ces moyens, faire impression sur les malhonnêtes. » Cf. également Marc-
Aurèle, IV, 4.
1 ­J’ai été ravi de retrouver cette hypothèse, très fortement exposée, dans Katja Maria Vogt,
Law, Reason, and the Cosmic City, Oxford, Oxford University Press, 2008, not. p. 99 sqq.
2 Cf. G. Striker, « Origins of the Concept of Natural Law », Proceedings of the Boston Area
Colloquium in Ancient Philosophy, vol. II, (J. J. Cleary éd.), University Press of America,
1987, p. 79-94. Cf. p. 94.
3 B. Inwood, « Commentary on Striker », ibid., p. 95-101.
486 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

kathekonta qui serait infinie et bien inutile, puisque ces dispositions,


aussi nombreuses soient-elles, ne pourraient ­s’adapter parfaitement
aux événements. La loi naturelle s­ ’identifie à la providence en ce q­ u’elle
justifie tous les événements, dont la succession ­s’inscrit éternellement
dans la raison du dieu et du sage, ce dernier ayant su coïncider pleine-
ment avec les tendances premières que la nature lui a données et avec
les événements (εὐκαίρια1).
La loi naturelle est ainsi tout à la fois loi génétique de la structuration
humaine (­l’oikeiôsis), qui amène normalement l­ ’homme à vivre en harmo-
nie avec sa nature, parce ­qu’en harmonie avec la raison divine, et appel
normatif à retrouver le sens de la nature humaine : là où l­ ’homme perd
­l’homme à cause de la diastrophê, la raison, relayée par ­l’enseignement
stoïcien et la morale dite des préceptes, a pour fonction de lui rappeler
sa nature et le rôle ­qu’il doit jouer dans le kosmos.
Tout homme est partie de celui-ci, partie éminente, parce que capable
de se rendre ­l’égal du dieu ou des dieux, mais tout homme ­n’est pas
capable de participer effectivement au gouvernement divin. Cette idée
est exprimée dans plusieurs textes, deux exemples suffiront. Le premier
est tiré ­d’Épictète :
En outre, tu es citoyen du monde et partie de celui-ci (πολίτης εἶ τοῦ κόσμου
καὶ μέρος αὐτοῦ), non pas de celles qui sont subordonnées, mais de celles qui
sont principales : tu es capable en effet de suivre ­l’administration divine et de
réfléchir à ses c­ onséquences. Quelle est donc la promesse du citoyen ? Ne rien
avoir d­ ’avantageux pour son propre ­compte, ne pas délibérer dans la pensée
­qu’il est détaché [du monde] (ἀπόλυτον), mais [agir] ­comme si la main ou
le pied avaient la faculté de raisonner et pouvaient suivre la ­constitution de
la nature : jamais ils ­n’auraient ­d’autre impulsion ou désir que ceux ­qu’ils
imputeraient au tout2.

­L’homme qui ­considère ­qu’il est homme et prend au sérieux sa nature


se trouve ainsi partie du kosmos telle ­qu’elle se distingue de toute autre
partie : il est une partie dominante et à ce titre, véritable citoyen du

1 P. A. Vander Waerdt, « Philosophical Influence on Roman Jurisprudence ? The case of


Stoicism and Natural Law », ANRW II.36.7 (1994) p. 4851-4900. Voir p. 4855 : « Since
the ­sage’s right reason is circumstance-dependant, and since there is no moral rule that does not
admit of exception in “special circunstances”, natural law as c­ onceived by the early scholars cannot
be specified in any uniform code of precepts or moral rules. »
2 Épictète, Diss. 2, 10, 3-4.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 487

monde – en tant que partie du tout qui, c­ omme le disent les stoïciens,
­n’est « pas autre chose que le tout », il ­comprend que ­l’intérêt général
prime sur tout autre intérêt et participe ainsi activement à ­l’ordre du
monde, ­c’est-à-dire au gouvernement de Zeus. Le citoyen du monde obéit
ainsi parfaitement à tout événement, interprété toujours correctement
­comme disposition du destin.
Le second texte est de Marc-Aurèle et ­concentre dans une seule dis-
tinction c­ onceptuelle ce que nous venons de dire : l­ ’homme, c­ ’est-à-dire
celui qui tient son rang ­d’homme, ­d’être divin, ­n’est pas seulement
partie du monde, mais surtout membre, participant au gouvernement
divin par son obéissance à la loi naturelle et son action :
« Je suis un membre (μέλος) du système fait des êtres raisonnables ». Si tu te
dis que tu en es une partie (μέρος), ­c’est que tu n­ ’aimes pas encore les hommes
de tout ton cœur, ­c’est que tu ne ­comprends pas encore la joie du bienfait (τὸ
εὐεργετεῖν) ; ­c’est que tu y vois simplement une chose ­convenable (πρέπον),
que tu ne fais pas de bien aux hommes ­comme à toi-même1.

Dans le « système ­composé des hommes, des dieux, et de tout ce


qui est produit pour leur utilité » ­qu’est le monde, l­’homme accède à
la pleine citoyenneté l­orsqu’il prend ­conscience de ce à quoi ­l’appelle
la loi naturelle et y ­consent. ­L’insensé ­n’est à ce titre ­qu’un citoyen en
puissance : il pourrait l­’être, mais n ­ ’en prend pas les moyens, en ne
­s’assujettissant pas à la loi naturelle (il reste que, même s­ ’il ne peut être
dit citoyen à part entière, un tel homme « collabore » effectivement avec
le dessein du monde et est admis ­comme collaborateur de Zeus2). De
fait, ­l’insensé ­n’est ­qu’un abcès du monde3, partie anarchique, inutile et
qui peut devenir dangereuse puisque la folie de l­ ’insensé est ­contagieuse.
Tous les hommes ne participent donc pas effectivement à la Cité uni-
verselle, parce ­qu’ils ­n’ont pas tous part à la droite raison : de fait, ­comme
­l’a montré P. A. Vander Waerdt4, il faut souligner que Cicéron, ­lorsqu’il
identifie la loi naturelle à la loi de la raison, ­commune aux hommes

1 Marc-Aurèle, VII, 13 (trad. É. Bréhier modifiée). Le sens « mélodique » de μέλος est éga-
lement pertinent : d­ ’une certaine façon, l­’accord de l­’âme du sage avec elle-même entre
en harmonie avec celui de l­ ’âme du monde.
2 Marc-Aurèle, VI, 42.
3 Ibid., IV, 29 ; voir également VIII, 34, où l­’on voit que l­’on peut redevenir citoyen du
monde (cf. aussi XI, 8).
4 P. A. Vander Waerdt, « Philosophical Influence… », art. cit., notamment p. 4872-4878.
488 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

et aux dieux, opère en fait une distorsion de la pensée stoïcienne. Si la


raison est en effet ­commune aux hommes et aux dieux, seule la droite
raison du sage se ­conforme à la loi naturelle, qui est la raison divine.
Il y a donc, ­puisqu’il n­ ’y a rien de mieux que la raison et que celle-ci est pré-
sente dans ­l’homme et dans le dieu, une première association de raison entre
­l’homme et le dieu. Entre eux, la raison est ­commune, entre les mêmes, la
droite raison aussi est c­ ommune (Inter quos autem ratio, inter eosdem etian recta
ratio [et] ­communis est) : et p
­ uisqu’elle est la loi, nous devons penser que les
hommes sont associés aux dieux par la même loi. Par suite, entre eux existe
une c­ ommunauté de loi, entre eux existe une c­ ommunauté de droit. Mais ceux
pour qui ces choses sont ­communes doivent être ­considérés ­comme appartenant
à la même cité. Mais si en vérité ils obéissent aux mêmes ­commandements et
aux mêmes autorités, encore plus obéissent-ils à ­l’harmonie céleste, à la pensée
divine et au dieu tout-puissant, de sorte que, à présent, il faut ­considérer ce
monde en son entier ­comme une seule cité c­ ommune aux dieux et aux hommes1.

La forme très aboutie du raisonnement ne doit pas faire oublier que


Cicéron ajoute à la doctrine stoïcienne, c­ onformément à l­ ’enseignement
­d’Antiochus ­d’Ascalon, la phrase « Inter quos autem ratio, inter eosdem
etian recta ratio [et] ­communis est2 ». Pour les stoïciens, la droite raison ­n’est
pas c­ ommune aux hommes et aux dieux, mais aux dieux et aux sages
seulement. La participation de ­l’homme à la raison ­n’est que le gage
­d’une possibilité offerte à l­’homme de participer à la Cité universelle.

–– Définition musonienne de la loi naturelle :


elle implique une définition de la citoyenneté du sage

Pour déterminer ce que Musonius entend par loi naturelle, il faut


d­ ’abord de fixer le sens général du mot « loi » tel q­ u’il est utilisé dans
les traités. Une référence très claire, ­d’abord, ordonne le ­concept à la
volonté de Zeus : dans un texte déjà cité, Musonius montre que la loi

1 Cicéron, Leg. I, VII, 23.


2 P. A. Vander Waerdt, ibid., p. 4873 : « A simple technical modification, though one motivated
by fundamental revisions in Stoic psychology, thus radically changes the orientation of the theory
odd natural law. Most importantly, this theory now becomes a practical political doctrine of great
philosophical ressources : whereas natural law, as originally ­conceived, presupposed an unbridgeable
gulf between ­man’s natural ­community, the just polity to which only the sages may belong, and
all existing regimes, Cicero now revises this doctrine in such a way that all human beings now
participates in this ­community. So modified, the theory asserts more powerfully than any other
natural right teaching the harmony between human nature and civil society. »
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 489

de Zeus ordonne à ­l’homme ­d’être juste, bon, bienfaisant, tempérant,


généreux, plus fort que la peine, plus fort que le plaisir. En somme,
toutes les qualités que doit avoir le roi :
Le c­ ommandement de celui-ci [sc. le dieu] et sa loi, c­ ’est en effet que l­ ’homme
soit juste, bon, bienfaisant, tempérant, généreux, plus fort que la peine, plus
fort que le plaisir, pur de toute malveillance et de tout esprit de c­ omplot :
pour abréger, ­c’est à être bon que la loi de Zeus appelle ­l’homme1.

Nous avons déjà observé les occurrences de la notion lorsque Musonius


parle du mariage et montré toute ­l’ambiguïté de ces références. Dans la
définition ­qu’il donne du mariage, Musonius brouille sans aucun doute
les références entre loi naturelle et loi de la cité l­orsqu’il dit que seuls
sont νόμιμα les mariages qui ont pour fin la c­ ommunauté de vie et la
­concorde2, tandis que le pluriel νομοί ­lorsqu’il est question des lois qui
blâment ­l’adultère (« Les lois punissent à égalité le fait de séduire ou ­d’être
séduit (τὸ γοῦν μοιχεύειν τῷ μοιχεύεσθαι ἐπ´ ἴσης κολἀζουσιν οἱ νόμοι)3 »)
reste embarassant. Le c­ ontexte historique dans lequel parle Musonius
ne peut q­ u’inviter à penser que ce pluriel renvoie aux dispositions de la
loi Iulia De Aldulteriis et peut-être aux antiques dispositions de la loi
de XII tables c­ ontre la femme adultère. Et, du reste, la précision déjà
signalée ­qu’apporte Musonius deux lignes plus haut4 montre q­ u’en citant
les lois, il leur ajoute expressément une disposition supplémentaire : ne
pas punir la femme uniquement mais le mari aussi.
Une dernière occurrence du mot (qui ­n’est pas dans le corpus de
Lucius) permettra de trancher. Dans le fragment XXXVIII, en effet,
Musonius montre que la loi fait partie des choses qui dépendent de
nous, ainsi que la justice, et oppose, dans le même temps, patrie et
loi, puisque la patrie ne fait précisément pas partie de ce qui dépend
de nous (au même titre que le corps et les enfants) – les lois de la cité
dépendent des circonstances extérieures :
Parmi les choses, les unes, le dieu les a placées sous notre dépendance (ἐφ´ἡμῖν),
les autres, non. Sous notre dépendance, le plus noble et le plus précieux, ce

1 Musonius, XVI, p. 87, 2-7.


2 Musonius, XII, p. 63, 17 – 64, 4 (déjà cité).
3 Musonius, IV, p. 14, 14-15.
4 Ibid., l. 12-14 : « La tempérance de la part de la femme est belle, elle ­l’est également pour
le mari. »
490 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

dont il tire lui-même aussi son bonheur : l­’usage des représentations (τὴν
χρῆσιν τῶν φαντασιῶν). En effet, par cet usage correct surviennent la liberté,
­l’absence de trouble, la c­ onfiance, la fermeté (ἐλευθερία ἐστίν, εὔροια, εὐθυμία,
εὐστάθεια) ; par lui surviennent également la justice, la loi, la tempérance, et
la vertu tout entière (δίκη ἐστὶ καὶ νόμος καὶ σωφρσὺνη καὶ ξύμπασα ἀρετή).
Quant à toutes les autres choses, ce ­n’est pas sous notre dépendance ­qu’il les
a établies. Ainsi donc, il nous faut nous ranger au jugement du dieu (ἡμᾶς
συμψήφους χρὴ τῷ θεῷ γενέσθαι) et, ayant divisé nos activités de cette manière,
il nous faut nous arroger de toute façon celles qui dépendent de nous, mais,
celles qui ne dépendent pas de nous, il nous faut les ­confier à ­l’ordre du monde
et avec joie, ­qu’elles ­s’attachent aux enfants, à la patrie, au corps, ou à quoi
que ce soit, y renoncer1.

Le texte fait deux fois allusion à la loi, si l­ ’on y regarde de près, avec
le mot νόμος, évidemment, et avec l­’adjectif σύμψηφος. D ­ ’une part
­l’usage correct des représentations, outre ses effets psychologiques au
sens large, a des c­ onséquences sur les vertus, dont Musonius souligne
ici celles de justice et de tempérance, et, entre elles et de manière assez
inattendue, la loi. Ainsi, dans l­’âme advient la liberté, par ­l’équilibre
que crée sa tension, liberté dont Musonius montre les trois caracté-
ristiques, classiques dans le stoïcisme2 : ­l’εὐστάθεια fait référence à la
stabilité, peut-être à ­l’équilibre de fonctions de ­l’âme3  ; ­l’εὐθυμία est
définie par Andronicus « Joie dans le cours de la vie ou dans ­l’absence de
recherche incessante (χαρὰ ἐπὶ διαγωγῇ ἢ ἀνεπιζητησίᾳ παντός)4 » et par
Sénèque sedes stabilis animi5  ; ­l’εὔροια βίου est la définition, dès Zénon,
suivi en cela par Cléanthe et Chrysippe, de ­l’εὐδαιμονία6, bonheur. Or,

1 Musonius, XXXVIII, p. 124, 18 – 125, 11. Sur ­l’usage des représentations : Thomas
Bénatouïl, Les stoïciens III, Musonius, Épictète, Marc-Aurèle, Paris, Les Belles Lettres, 2009,
p. 97-125.
2 A. Grili, « Musonio o il sospetto d­ ’un mundo alla rovescia », art. cit., p. 179-181, montre
que ces trois caractéristiques remontent à Panétius.
3 Celles-ci, si elles peuvent être déraisonnables (et il y a alors déséquilibre) ­n’en sont pas
moins rationnelles.
4 SVF III, 432.
5 Sénèque, Tranq. II, 3 : « Cet équilibre fondamental de l­ ’âme que les Grecs appellent euthy-
mia, sur laquelle porte un très bel ouvrage de Démocrite, moi, je l­ ’appelle tranquillité :
il ­n’est en effet pas nécessaire ­d’imiter et d­ ’employer leurs mots avec leur forme ; c­ ’est la
chose elle-même ­qu’il ­s’agit de signifier par un mot qui doit avoir le sens du grec, non
­l’aspect.  »
6 SVF I, 184 « Le bonheur, Zénon le définissait de cette façon : le bonheur est l­’heureux
cours de la vie (τὴν δὲ εὐδαιμονίαν ὁ Ζήνων ὡρίσατο τὸν τρὀπον τοῦτον · εὐδαιμονία εὔροια
βίου) ». Cf. également SVF I, 554 (version Cléanthe).
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 491

ce bonheur, ce cours harmonieux de la vie, c­ onsiste, dit Diogène Laërce,


dans l­’obéissance à la loi de Zeus, dans l­’harmonie entre la partie de
­l’univers q­ u’est un être humain et le tout q­ u’est le dieu, chef du gou-
vernement des êtres :
Car nos natures sont des parties de celle de ­l’Univers. ­C’est pourquoi la fin
devient : vivre en suivant la nature, c­ ’est-à-dire à la fois la sienne propre et celle
de ­l’Univers, en ne faisant dans nos actions rien de ce ­qu’a coutume d­ ’interdire
la Loi ­commune, à savoir la Raison droite qui parcourt toutes choses, cette
raison identique à Zeus, qui, est, lui, le chef du gouvernement des êtres. Et
­c’est en cela que ­consiste la vertu et la facilité de la vie heureuse, quand tout
est accompli selon l­ ’accord harmonieux du démon qui habite en chacun avec
la volonté du gouverneur de ­l’Univers. Μέρη γὰρ εἰσιν αἱ ἡμέτεραι φύσεις τῆς
τοῦ ὅλου. διόπερ τέλος γίνεται τὸ ἀκολούθως τῇ φύσει ζῆν· ὅπερ ἐστὶ κατὰ τε
τὴν αὑτοῦ καὶ κατὰ τὴν τῶν ὅλοων, οὐδὲν ἐνεργοῦντας ὧν ἀπαγορεύειν εἴωθεν
ὁ νόμος ὁ κοινός, ὅσπερ ἐστὶν ὁ ὀρθὸς λόγος διὰ πάντων ἐρχόμενος, ὁ αὐτὸς ὢν
τῷ Διΐ, καθηγεμόνι τούτῳ τῆς τῶν ὄντων διοικήσεως ὄντι. εἶναι δ´αὐτὸ τοῦτο
τὴν τοῦ εὐδαίμονος ἀρετὴν καὶ εὔροιαν βίου, ὅταν πάντα πράττηται κατὰ τὴν
συμφωνίαν τοῦ παρ´ἑκαστῳ δαίμονος πρὸς τὴν τοῦ ὅλου διοικετοῦ βούλησιν1.

Ce texte, fort dense et très beau, vaudrait à lui seul que lui soient
c­ onsacrées plusieurs dizaines de pages. Il permet de c­ onfirmer en tous
cas la parfaite ­conscience ­qu’a Musonius des implications politiques
de la vertu du sage, ­qu’il souligne en introduisant la loi juste après
avoir montré les ­conséquences psychologiques de ­l’usage correct des
représentations (si les trois caractéristiques de l­’εὐθυμία remontent à
Panétius, Musonius les relie très clairement à l­ ’enseignement des fonda-
teurs) : par cet usage correct des représentations, ­l’être humain parvient
à la droite raison, c­ ’est-à-dire à la loi du dieu. Or, cela passe par une
harmonisation de l­’âme, qui ne c­ omporte alors plus aucune tendance
déraisonnable, entièrement c­ onforme à la mesure de la droite raison :
­c’est là pour l­ ’homme être ­conforme à sa nature ­d’être doué de raison et
qui doit être pour cela raisonnable. Pour reprendre une image ­qu’on a
utilisée maintes fois (et ­qu’autorise pleinement le terme συμφωνία dans
le texte de Diogène Laërce), il faut que l­ ’âme de chacun soit harmonisée
­comme une lyre bien accordée, aucune de ses cordes ne rendant un son
dissonant, ou, pour prendre un exemple sénéquien, il faut que ­l’âme
soit à ­l’image ­d’une voix harmonieuse. ­C’est là être en harmonie avec le

1 D.L. VII, 88 = SVF III, 4 (Trad. R. Goulet).


492 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

daimôn en chacun de nous (la dianoia ou l­ ’hégémonique rationnel, pour


Musonius). Accordée, ­c’est naturellement ­qu’elle prendra part au chœur
du monde, étant en harmonie avec les autres sages et en harmonie avec
le tout ­qu’est le dieu.
Musonius propose une interprétation politique de l­ ’εύθυμία de l­ ’âme
et ­c’est là la seconde allusion à la loi : une âme harmonisée, qui, littéra-
lement « vote avec » (σύμψηφος) le dieu, partageant le même bonheur
et la même loi, âme ­d’un citoyen participant à la Cité universelle et à
son gouvernement. Joindre son vote à celui du dieu, c­ ’est aussi c­ onsentir
à sa loi, au destin : ­c’est avoir en ce sens discipliné son assentiment,
συγκατάθεσις, autre terme qui signifie le vote1. Nous savons que Marc-
Aurèle (VII, 13) a unifié les deux images, celle, politique, du vote, et
celle, musicale, du chant, en montrant que le sage est tout à fois partie
– μέρος – et membre – μέλος, terme qui veut tout aussi bien dire chant,
mélodie, et qui montre que l­ ’harmonie avec le dieu n­ ’est pas une fusion
totale avec lui, mais est bien à se représenter sous la forme de la krasis (une
unité par le mélange de parties individuellement déterminées). Il revient
à chacun de n­ ’être pas seulement partie, mais également membre de la
Cité universelle et ­d’unir alors son vote à son gouvernement, ­comme sa
tension individuelle à la tension du dieu (la référence musicale permet
alors de ­comprendre que le sage ne perd pas sa tension individuelle en
devenant sage, mais l­ ’harmonise parfaitement avec celle du dieu, c­ omme
le son d­ ’un instrument particulier ­s’harmonise avec ­l’ensemble du chœur).
LA PARTICIPATION POLITIQUE DU SAGE
ET ­L’ARTICULATION DES POLITEIAI

Tout en expliquant la diversité des cités, les stoïciens sont attentifs aux
différences q­ u’elles c­ onnaissent (il n­ ’y a pas de politique qui puisse les
ignorer). On ne peut diriger une cité en faisant abstraction des particula-
rismes de celle-ci, que reflète en quelque sorte la ­constitution en ce ­qu’elle
encadre tel peuple et non tel autre – on peut penser que les stoïciens en
avaient parfaitement ­conscience2 : il est normal, vu les différences qui

1 A.-J. Voelke, ­L’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit., p. 31 : « Le terme synkatathésis désigne
à ­l’origine le fait d
­ ’être d
­ ’accord avec q ­ uelqu’un et évoque ­l’idée ­d’un scrutin où ­l’on
dépose le même suffrage ­qu’un autre votant. »
2 Avec toutes les réserves ­qu’indique par ailleurs P. A. Vander Waerdt, « Politics and
Philosophy… », (qui ­constitue une discussion critique du livre ­d’Erskine, notamment
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 493

existent ­d’une cité à l­’autre, que les lois changent de l­’une à l­’autre. On
ne peut non plus diriger des cités en faisant abstraction de la loi naturelle
qui est loi du dieu, loi de la raison et seule loi de la Cité universelle. Pour
les stoïciens, il existe une ­constitution parfaite qui ne dépend pas des cir-
constances mais dont il semble q­ u’il ne faille pas rechercher d­ ’équivalent
dans les ­constitutions des cités. On a ainsi prêté aux stoïciens “anciens” une
préférence pour la démocratie1, à moins que ce ne fût pour une c­ onstitution
mixte2, ou bien la royauté3. On peut supposer que les circonstances ont
guidé leurs traités et la participation politique de certains ­d’entre eux.
Il faut cependant, semble-t-il, réserver le cas de Diogène de Babylone et
de Panétius, deux philosophes qui furent, ­d’après Cicéron, les premiers
stoïciens à s­ ’intéresser aux mérites relatifs des c­ onstitutions et accordèrent
leur préférence à une ­constitution mixte. La Monarchie, ­comme régime
idéal des stoïciens, n­ ’est avancée que tardivement et encore uniquement
par Sénèque qui avait c­ omme but, du moins dans les premiers temps
du règne de Néron, de fonder en raison un régime que les circonstances
historiques à Rome avaient rendu à ses yeux nécessaire.
La théorie stoïcienne ne permet cependant pas de trancher réellement
entre ces différences cruciales et on peut penser que la participation
politique stoïcienne c­ onsiste avant toute chose à tenter de mettre un
peuple et la ­constitution ­d’une cité particulière, que les circonstances
rendent souhaitable ou dangereuse, en c­ onformité avec la c­ onstitution
de la Cité universelle.

sur une pseudo-préférence des anciens stoïciens pour la démocratie), on peut se référer à
A. Erskine, The Hellenistic Stoa, Political Thought and Action, éd. citée. Voir par exemple
p. 70 : « The early Stoics are unlikely to have ­completly ignored questions about the relative merits
of different types of ­constitution, a subject that had figured so prominently in the writtings of Plato
and especially Aristotle. The fact that over a period of several hundred years they acquiesced in
various forms of governement should not be used to determine the ideas of the early stoa. Moreover,
their apparent indifference to ­constitutions need not be as extreme as the fragments suggest, because
we are relying for evidence on what fairly late authorities thought interesting at a time when
such distinctions were largely irrelevant. » Bien que d­ ’accord avec ces arguments, je ne vois
pas la nécessité de penser que les stoïciens avaient une préférence pour une ­constitution
particulière – par exemple : les Anciens pour la démocratie (cf. p. 71).
1 Cf. A. Erskine, op. cit.
2 En se fondant sur D.L. VII, 131 (« La ­constitution la meilleure est la ­constitution mixte,
formée de démocratie, de royauté et ­d’aristocratie »). Pour une analyse critique de la cita-
tion, voir par exemple A. Erskine, op. cit., p. 73, qui montre q­ u’elle renvoie à des stoïciens
de la période dite du « moyen stoïcisme » (Panétius).
3 M. Griffin, Seneca, a Philosopher…, p. 202 sqq., ne parvient pas à décider sur ce point.
494 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

De fait, toute ­constitution ­d’une petite cité, ­s’ajoutant, ­comme ­l’écrit


Philon, à la c­ onstitution de la cité universelle, en est nécessairement
différente et lui est même opposée, tout ­comme l­’insensé, à quelque
niveau q­ u’il soit dans sa progression vers la vertu, demeure opposé au
sage. Il reste alors à définir le degré de différence et ­d’opposition et à
se demander si la c­ onstitution de telle ou telle cité peut être c­ onforme
à, ou en harmonie avec (ce qui a l­’avantage de permettre de penser la
différence) celle de la cité universelle. Il ne faut donc pas rechercher une
­constitution idéale des stoïciens qui n­ ’existerait, de fait, nulle part. Il vaut
mieux ainsi ­concevoir l­ ’articulation entre la cité et la Cité universelle à
la manière de Marc-Aurèle : suivre la nature, être citoyen du monde et,
du point de vue de la participation à la vie politique de la cité, savoir
se c­ ontenter de petits progrès :
La cause universelle est un torrent : elle emporte toute chose. Homme, dis-moi !
Fais ce que réclame maintenant la nature, élance-toi (ὅρμησον), si cela t­’est
donné, et ne regarde pas alentour pour voir si ­quelqu’un le saura. N ­ ’espère pas
la république de Platon (μὴ τὴ Πλάτωνος πολιτείαν ἔλπιζε), mais ­contente-toi
­d’un tout petit progrès, et songe que son résultat ­n’est pas une petite chose (ἀλλὰ
ἀρκοῦ, εἰ τὸ βραχύτατον πρόεισι, καὶ τούτου αὐτοῦ τὴν ἔκβασιν ὡς οὐ μικρόν τί
ἐστι διανοοῦ). Comme ils sont vulgaires, ces petits hommes, ces politiques qui
croient aussi pratiquer la philosophie : des morveux ! Car qui changera leur
opinion ? Et sans un changement de leur opinion, que sont-ils ­d’autre ­qu’un
groupe d­ ’esclaves gémissants alors q­ u’ils prétendent obéir ? Va, maintenant,
parle-moi d­ ’Alexandre, de Philippe et de Démétrius de Phalère. Je suivrai,
­s’ils ont perçu ce que veut la nature, ­s’ils se sont instruits ; mais ­s’ils ont joué
une tragédie (ἐτραγῴδησαν), rien ne me ­condamne à les imiter. Être simple
et réservé : voilà la tâche de la philosophie. Ne me c­ onduis pas à la vanité1.

Ὅρμησον : ce ­qu’on pourrait sans doute traduire aussi par « ­conforme-toi


à ­l’impulsion dont ­t’a pourvu la nature », si cela ­t’est donné. Être politique
dans la Cité universelle, ­c’est, une fois de plus, suivre l­’oikieôsis, suivre
la loi de la nature et donc être philosophe. Il ne ­s’agit pas de chercher à
instituer une ­constitution idéale, mais à c­ ontribuer au bien de la cité, à
enseigner aux hommes à vivre selon les volontés de la nature.
Il ­n’y a pas de politeia « idéale » chez les stoïciens, car le but de ceux-ci
­n’était pas de fonder une cité cosmopolite qui fût une sorte de modèle
que ne parviendrait à réaliser aucune des cités existantes. Marc-Aurèle

1 Marc Aurèle, IX, 29. Sur ce texte, voir P. Hadot, La citadelle intérieure, p. 321-325.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 495

l­’établit fort bien en se disant, sans ­contradiction, à la fois citoyen du


monde et citoyen Romain1. Ce ­n’est là que ­l’affirmation d­ ’une double
appartenance au monde et à une cité particulière, double appartenance
que chaque homme doit revendiquer et dont ­l’une (­l’appartenance à la
Cité universelle) ne fait que renforcer la première dans le sens où le citoyen
­d’une cité qui est aussi citoyen du monde, soumis à la raison, ne peut
que tenter d­ ’amener sa cité vers le progrès moral. Il ne s­’agit pas de se
désintéresser de ­l’une pour aller à ­l’autre ; au ­contraire, ­l’appartenance à
la Cité universelle ne peut ­qu’être source de bienfaits pour la seconde2.
Il ne faut pas se désintéresser, mais cela ­n’empêche aucunement que
la petite cité demeure indifférente du point de vue de la vertu : c­ ’est
la grande cité ­qu’il ­convient de servir ­d’abord et ­c’est ce que suggère
Musonius ­lorsqu’il dit que ­l’exil ­n’est aucunement un mal. Le Romain
Musonius exilé ­s’expérimente citoyen du monde, dans un otium que les
circonstances politiques rendent inévitable, mais Musonius exilé reste
Romain l­orsqu’il montre que la participation à la vertu implique aussi
une forme de non-participation à la vie politique qui par elle-même peut
désavouer tout régime non ­conforme. ­Qu’elle revête la forme ­d’une parti-
cipation active et éclairée ou ­d’une non-participation non moins active et
non moins éclairée, la participation à la Cité universelle a donc toujours
une efficience politique dans la petite cité, même à distance dans l­ ’exil.
LA DÉFENSE DE LA PROPRIÉTÉ :
FIN DE ­L’ACTION POLITIQUE ?

La sauvegarde de la propriété
Dans un article où il montre que les stoïciens ­n’étaient nullement
étrangers à la défense des intérêts individuels et de la propriété, parce
que cette dernière se voit pour ainsi dire inscrite dans la nature humaine
au titre ­d’un élan voulu par ­l’oikeiôsis, A. A. Long3 cite un texte du De
Officiis, où Cicéron propose une autre genèse des différents États et une
autre justification du politique que le hasard des circonstances :

1 Marc-Aurèle, VI, 44.


2 On peut sans doute le lire dans cette injonction que se fait Marc-Aurèle (II, 5) : il faut
agir ­comme Romain et homme.
3 A. A. Long, « Stoic Philosophers on Persons, Property-ownership and Community », BICS,
supplément 68, 1997, p. 13-31. Voir p. 18-19.
496 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

En premier lieu, celui qui dirigera la République devra prendre des mesures
pour que chacun garde ce qui est à lui et ­qu’on ne fasse pas de prélèvement
sur les biens des particuliers au nom de ­l’État. […] ­C’est en effet principale-
ment pour cette raison-ci, que chacun puisse garder ses propres biens, que
les ­constitutions et les cités furent instituées. Car, bien que les hommes se
soient rassemblés sous la direction de la nature, c­ ’est cependant dans l­ ’espoir
de sauvegarder leurs biens ­qu’ils ont recherché les protections des cités1.

L­ ’action politique, dans une cité ­d’insensés aurait donc la fonction


­d’assurer à chacun la protection de ses biens afin que ceux-ci ne soient
pas aliénés à autrui. Il s­ ’agit donc que la distinction entre le mien et le
tien soit ­conservée et protégée, parce ­qu’elle est voulue par la nature. Le
politique, en somme, se ­conformerait à la volonté de la nature et à une
­conséquence de ­l’oikeiôsis en rendant possible et prospère la propriété
privée, quelle que soit la c­ onstitution adoptée par ailleurs. Cette protec-
tion a pour corollaire une vision q­ u’on pourrait appeler pré-capitaliste2,
ou plus exactement libérale (du moins dans le De Officiis) selon laquelle
­l’État ne doit intervenir dans les affaires privées (réglées par les échanges
des particuliers) q­ u’en encadrant par des lois ces échanges, afin ­qu’ils
soient ­conformes aux intérêts de chacun.

La propriété privée, c­onséquence de l­’oikeiôsis :


les hésitations musoniennes
Lier propriété et oikeiôsis revient à reconnaître la fonction de cette
dernière à ­l’intersection de deux usages tout à fait centraux ­qu’il faut
croiser : ­l’usage des choses et l­’usage d­ ’autrui. Si l­’oikeiôsis à l­’autre
fonde la justice et si ­l’autre est pour moi un autre moi-même, je dois
lui reconnaître la même possibilité, le même droit, de s­’approprier les
choses dont il a besoin pour sa c­ onservation et, réciproquement, l­ ’autre
doit le reconnaître pour moi. Or pour établir le rapport entre propriété
et oikeiôsis, qui pousse l­ ’homme à maintenir sa ­conservation de la manière
la plus juste, A. Long cite un autre texte de Hiérocles :
­ ’oikeiôsis à soi-même est bienveillante, celle qui c­ oncerne les parents est
L
tendre : ­l’oikeiôsis en effet est appelée par beaucoup de noms. Celle aux biens

1 Cicéron, Off. II, 73.


2 A. A. Long, « ­Cicero’s Politics in De Officiis », in Justice and Generosity, p. 213-240. Cf.
p. 236.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 497

extérieurs est appelée « qui choisit » (αἰ]ρετική) ­comme donc ­c’est tendrement
que nous nous approprions en général à nos enfants et en choisissant bien
(αἱρετικῶ[ς]) que nous nous approprions aux biens extérieurs, de même ­c’est
de manière bienveillante que l­ ’animal ­s’approprie à lui-même1.

En c­ ommentant ce passage, A. A. Long en souligne la progression,


puisque ­l’on part de ­l’oikeiôsis à soi-même, qui ­concerne les animaux,
pour passer à l­ ’oikeiôsis aux rejetons, qui ­concerne également les animaux,
mais qui pour les hommes est la source de la justice, et enfin arriver à
une oikeiôsis « qui choisit (hairetikê) » dont on ne sait hélas rien de plus
et qui c­ oncerne les biens extérieurs. Étrange oikeiôsis, lorsque ­l’on sait
­qu’il ­n’y a ­qu’un seul bien digne de choix, ­l’honnête, la vertu et que les
seuls biens extérieurs dignes ­d’être choisis (mais ils sont alors nommés
agatha) sont les amis, les bons enfants, une bonne patrie, autant de
manifestations du seul vrai bien, la vertu. Ici, ­c’est bien de chrêmata ­qu’il
­s’agit : les biens, les ressources, soit des indifférents, certes préférables.
Hiérocles, en utilisant ­l’adverbe hairetikôs, ne qualifie aucunement les
biens, qui demeurent des indifférents notoires, mais la manière de les sélec-
tionner : il ­n’y a aucune différence entre une bonne sélection ­qu’opérerait
le sage et le choix du bien qui est toujours le sien. Le sage, c­ omme tout
un chacun, mange, boit et passe sa vie à opérer sélections et rejets : mais
chacun d­ ’eux est occasion de l­’unique choix de la vertu. Les richesses ne
sont donc directement pas visées en tant que telles, mais le sage, dans ses
sélections, opère correctement le choix du Bien. De fait on retrouve le mou-
vement de ­l’oikeiôsis : ­l’adaptation, via la relation aux choses, à soi-même.
Ce point essentiel étant établi, on peut ­comprendre que les stoïciens
aient voulu, dans une cité de non-sages, rendre positif le droit de pro-
priété, même si parler d­ ’une c­ onception de la propriété et surtout lier
celle-ci à la notion, centrale dans le système stoïcien, ­d’oikeiôsis, peut
paraître bien étrange. Cela suppose ­qu’on pourrait ­d’une manière ou
­d’une autre trouver une justification au fait de posséder, alors c­ onforme
à la nature, justification qui admettrait que la sphère du propre pourrait
­s’élargir ­jusqu’à des biens matériels que les stoïciens classaient pourtant
­comme indifférents et alors même ­qu’ils appelaient les hommes à ne
pas se projeter dans les choses.

1 Hiérocles, Éléments ­d’éthique, col. IX. 3-10, cité par A. A. Long, « Stoic Philosophers… »,
art. cit., p. 28.
498 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Cette genèse des cités éclaire ce qui semble une ambiguïté du stoïcisme
sur la propriété, alors même que ­l’un des premiers usages du mot dans
son sens actuel (relation à un objet que ­l’on peut revendiquer ­comme
sien) se trouve chez Sénèque employé dans un sens très péjoratif :
La folle avidité des mortels, avec ses distinctions de possession et ­d’exclusive
propriété (possessionem proprietatemque), croit que rien n­ ’est à elle de ce qui est bien
de tous. En revanche, le sage estime que rien ­n’est mieux à lui que ce ­qu’il a en
partage avec tous les hommes. Ce ne seraient pas, ­comme on les appelle, avantages
­communs, si une part n ­ ’en revenait à chaque individu. On est copartageant
de tout ce qui, même dans une minime proportion, est avantage ­commun1.

Il semble que Sénèque stigmatise ici le fait de ­s’aliéner dans la


possession en perdant le sens de ­l’essentiel : la ­communauté dans la
perspective de la Cité universelle.
Dans un passage dont nous avons déjà eu ­l’occasion, dans notre
partie précédente, de souligner l­’ambiguïté, Musonius montre q ­ u’il
faut, dans les habitations, un espace où entreposer la nourriture mise
en réserve par ­l’homme :
­ ’une manière générale, ce que fournirait une grotte naturelle, en donnant à
D
­l’homme un abri modeste, ­c’est cela que doit nous fournir la maison, de même
que, même si ­c’est superflu, une réserve ­convenable de nourriture pour ­l’homme2.

Réserve superflue, puisque l­ ’homme, à ­l’image des petits oiseaux du


ciel peut trouver sa nourriture en abondance sur toute la terre3 mais que
le stoïcien prévoit tout de même – ­c’est un luxe que la nature permet4.
Cicéron5, quant à lui, montre que c­ ’est un devoir pour l­’homme que
de se procurer ce qui est nécessaire pour le vêtement et la nourriture
pour lui-même et sa famille. Même si pour Musonius, il vaut mieux
laisser à ses enfants ­comme héritage et pour toute richesse (χρήματα) des
frères6, on peut penser ­qu’est inscrit dans la nature de ­l’homme, du fait
même de l­ ’instinct parental et de la tendresse naturelle que ­l’on a pour

1 Sénèque, Ep. 73, 7.


2 Musonius, XIX, p. 108, 1-5.
3 Cf. le fragment Rendel Harris traduit en deuxième partie.
4 ­C’est aussi sans doute une manière de se distinguer du sage épicurien, qui « prêtera
attention à ce ­qu’il possède et à ­l’avenir » (D.L. X, 120, trad. J. F. Balaudé).
5 Cicéron, Off. I, 12.
6 Musonius, XV b, p. 81, 13-14, cité en deuxième partie.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 499

les siens, ­l’élan vers un certain nombre de biens qui rendent possibles
la protection et la survie de la famille. Pour Musonius, il s­’agit de la
maison (même si elle doit avoir le luxe fruste d­ ’une grotte, elle n­ ’en est
pas une), du vêtement, de ­l’ameublement et, de manière on ­l’a vu plus
­complexe, de la nourriture.

Maison :
Puisque nous bâtissons aussi les maisons en vue de notre protection, ­j’affirme
­qu’il faut les bâtir elles aussi en vue des besoins essentiels (τὸ τῆς χρείας ἀνα-
γκαῖον), pour se préserver du froid, écarter la véhémence de la chaleur ; elles
sont une protection pour ceux qui en ont besoin c­ ontre le soleil et le vent1.

La destination de la maison, ­c’est la protection et la survie et seulement


pour « ceux qui en ont besoin ». Musonius a en effet précisé auparavant :
Et, d­ ’une manière générale, il ne faut pas ne pas avoir goûté aux vertus du
froid et de la chaleur, mais être près à supporter suffisamment de mauvais
temps et d­ ’exposition au soleil ­d’été, et le moins possible rester dans ­l’ombre
de la maison (σκιατροφεῖσθαι ἥκιστα)2.

Il est évidemment bien loin de la très académicienne juste mesure


prônée par Cicéron au sujet des demeures dans le De Officiis : s­ ’il souligne
­l’usage que doit avoir la maison (la protection), Musonius ne dit nulle
part, ­comme ­l’Arpinate, ­qu’il faut adapter la demeure à la fonction de
­l’homme qui ­l’habite3.

Vêtement :
et il faut préférer ne porter ­qu’une seule tunique (ἑνὶ χρῆσθαι χιτῶνι) plutôt
que d­ ’en avoir besoin de deux, et, plutôt que d­ ’en porter une, préférer n­ ’en
avoir aucune, seulement un manteau (ἱματίῳ μόνον). Aller pieds-nus vaut
mieux, autant que possible, que chaussé4.

Musonius dit ἱματίον et non le fameux τρίβων, qui ne sert ­qu’à ceux
qui veulent avant tout paraître philosophes et qui, dans cette optique,

1 Musonius, XIX, p. 107, 16 – 108, 1.


2 Ibid., p. 107, 3-5.
3 Cf. Cicéron, Off., I, 138-139.
4 Musonius, ibid., p. 107, 5-9.
500 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

ressemble à un luxe ­qu’inspire la mode doublé ­d’une coupable malhon-


nêteté intellectuelle. Il s­ ’agit de se vêtir modestement, de se couvrir de
ce qui est nécessaire au ­commun des mortels : ­l’austérité musonienne
­n’a rien ­d’une austérité démonstrative, il ­n’y a donc pas à en tirer gloire.

Ameublement :
Toutes ces choses sont recherchées, alors q ­ u’une litière ne nous fournit en
rien une couchette plus mauvaise ­qu’un lit en argent ou en ivoire, et alors
­qu’une peau est tout à fait suffisante pour se couvrir, de telle sorte q­ u’il n­ ’y
ait pas besoin de pourpre ou ­d’étoffe écarlate ; alors ­qu’il nous est possible
de manger sans dommage sur une table en bois sans regretter ­qu’elle ne soit
pas en argent ; il est possible de boire, par Zeus !, dans des coupes en argile,
lesquelles étanchent la soif ­comme celles qui sont en or, ne corrompent pas le
vin q­ u’on y verse et rendent son arôme au c­ ontraire bien plus agréable (ἡδίω1)
que les coupes en or ou en argent2.

­ ’une manière générale, ajoute Musonius, il faut respecter trois


D
critères pour le mobilier : l­’acquisition (κτῆσις), l­’usage (χρῆσις) et la
­conservation (τήρησις-φυλακή) :
Toutes les choses dont ­l’acquisition (κτήσασθαι) est difficile ou ­l’usage (χρήσα-
σθαι) désavantageux ou la ­conservation (φυλάξαι) incommode, toutes ces
choses sont de moindre valeur ; celles en revanches que nous acquérons sans
peine, que nous utilisons aisément et que nous c­ onservons facilement, ces
choses ont de la valeur3.

La valeur retrouve ici une définition parfaitement stoïcienne, puisque a


le plus de valeur ce qui est le plus ­conforme à la nature, à portée de main.

Nourriture :
De même q­ u’il faut préférer la nourriture qui coûte peu à la nourriture qui
coûte cher et celle qui est facile à se procurer à celle qui est difficile, de même

1 ἡδίω : le terme peut surprendre chez Musonius. Il s­ ’agit de montrer que l­ ’or ou l­ ’argent
corrompent la nature, tandis que les produits (moins luxueux) de la terre la magnifient.
Est-ce là, ­comme ­l’affirme A. Grilli (« Musonio o il sospetto ­d’un mondo alla roverscia »,
art. cit., p. 186) inconséquence de Musonius que ­d’opposer un produit de la terre à un
autre (­l’or) ? ­C’est peu probable : si la Nature a pris le soin de cacher l­’or, elle ne cache
pas ­l’argile.
2 Ibid., XX, p. 110, 8 – 111, 4.
3 Ibid., p. 111, 7-10.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 501

aussi il faut préférer celle qui c­ onvient à la nature de l­ ’homme (τὴν σύμφυλον
ἀνθρώπῳ) à celle qui ne c­ onvient pas. Or c­ onvient à notre nature celle qui
est prise des fruits de la terre, que ce soit des céréales ou non, capable de
nourrir l­ ’homme de manière honorable ; celle aussi venant des animaux q­ u’on
­n’a pas tués ou bien des animaux domestiques. Parmi ces aliments, les plus
­convenables sont ceux dont on peut user sur place, sans feu, p­ uisqu’ils sont
prêts : ainsi les produits de saison, quelques légumes, du lait, du fromage, et
du miel. Ainsi aussi cependant ceux qui exigent du feu : des céréales ou des
légumes, et ils ne sont pas impropres à l­ ’homme mais c­ onviennent tous à sa
nature (ἀλλὰ σύμφυλα ἀνθρώπῳ πάντα)1.

Dans ces textes résonne bien sûr une c­ ondamnation sans appel du
luxe, c­ ondamnation à vrai dire c­ ommune à beaucoup de philosophes2,
mais également les linéaments d­ ’une théorie générale de la propriété et de
­l’État qui fonde un retour au mos maiorum3 (on retrouve en effet, un peu
surpris, les prescriptions de la lex fannia4, à laquelle seuls trois stoïciens
– Rutilius Rufus, Aelius Tubero, Mucius Scaevola – se c­ onformèrent).
Musonius ­n’autorise que la possession de ce qui sert directement à la
survie de soi-même et des siens, ne se vole pas et dont on peut effecti-
vement assurer la ­conservation. Je ne pense pas, ­comme A. Grilli, ­qu’il
­s’agit là ­d’ingénuité5 : il s­’agit au c­ ontraire d­ ’examiner les c­ onditions
requises pour assurer la protection de la propriété et ­l’examen de sa
distribution. Ce ­n’est pas un hasard si, d­ ’autre part, Musonius semble
hésiter au sujet de la nourriture. Ce n­ ’est pas vainement que Musonius
le prend très au sérieux :
Au sujet de la nourriture, il avait ­l’habitude de répéter souvent et avec beaucoup
de force (πολλάκις λέγειν καὶ πάνυ ἐντεταμένως) ­qu’il ne s­ ’agissait pas là ­d’une

1 Ibid., XVIII a, p. 94, 9-95, 10.


2 Cf. J. S. Houser, The Philosophy of Musonius Rufus…, p. 129-135.
3 A. Grilli, art. cit., p. 185-186.
4 Cf. I. Hadot, « Tradition stoïcienne et idées politiques au temps des Gracques », REL 47
(1970), p. 135-179, voir p. 178 : « Cette loi, édictée c­ ontre le luxe de la table, prescrivait
­qu’habituellement il ne pouvait y avoir que trois invités qui prissent part aux repas ­d’une
famille ; aux jours de marché, ­c’est-à-dire trois fois par mois, on pouvait en admettre cinq.
En outre, la loi fixait une somme annuelle déterminée et très modique pour la dépense
destinée à la nourriture dans une année. »
5 Ibid., mais A. Grilli ­n’approfondit pas sa remarque : « Infine accato a tutto ciò ci sono della
ingenuità : è vero che la terracotta ha migliore τήρησις ­dell’oro e ­dell’argento ; ma che vuol dire
τήρησις ? Vuol dire φυλακή, perchè non è facile che si trovi gente che voglia rubarla. Che però
la terracotta sia più fragile ­dell’oro e ­dell’argento non si dice. Di ­chi è ­l’ingenuità ? Di Musonio
e fa parte di quei minuscoli dati che fanno nascere il sospetto di un mondo alla rovescia. »
502 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

petite affaire ni qui portait à petites ­conséquences (οὐ περὶ μικροῦ πράγματος
οὐδ´εἰς μικρὰ διαφέροντος) : il pensait en effet que la maîtrise dans le boire et
le manger était le principe et le fondement (ἀρχὴν καὶ ὑποβολὴν) de la sagesse1.

­ ’est, entre autres (car la nourriture est un problème central pour qui
C
veut vivre en philosophe : on ne peut s­ ’en passer, mais c­ ’est du manger
et du boire que découlent le plus grand nombre de fautes) q­ u’il appar-
tient au philosophe ­d’assurer sa subsistance et son indépendance en tra-
vaillant la terre. Il s­ ’agit bien sûr ­d’une situation toute théorique, mais
riche d­ ’enseignement. Car les fruits de ce travail sont autant destinés au
philosophe-laboureur ­qu’à celui à qui appartient le champ, dans le cas,
précise Musonius, où ce champ ne serait pas la propriété du philosophe :
Il existe également un autre moyen <­d’acquérir des ressources>, en rien pire
que celui-là, vraisemblablement d­ ’ailleurs jugera-t-on sans déraison q­ u’il a
même plus de valeur pour un homme dont le corps est vigoureux : celui ­qu’on
tire de la terre, q­ u’on la possède en propre ou bien non (ἄν τ´ οὖν ἰδίαν ἔχῃ τις
ἄν τε καὶ μή). Beaucoup en effet qui labourent la terre d ­ ’un autre (ἀλλοτρίαν
γῆν), l­ ’État ou un particulier (ἢ δημοσίαν ἢ ἰδιωτικήν), peuvent non seulement
se nourrir eux-mêmes, mais aussi leurs enfants et leurs épouses (μόνον αὑτούς,
καὶ τέχνα δὲ καὶ γυναῖκας) : certains en tirent de grandes ressources, pourvu
­qu’ils travaillent de leurs mains et aiment l­ ’effort (αὐτουργικοὶ καὶ φιλόπονοι).
La terre en effet donne en échange à ceux qui en prennent soin ce ­qu’elle a de
plus beau et de plus équitable (κάλλιστα καὶ δικαιότατα), rendant au centuple
ce ­qu’elle reçoit et fournissant en abondance, à celui qui veut bien faire des
efforts, tout ce qui est nécessaire à la vie, et cela de manière ­convenable et
sans honte pour aucun d­ ’entre eux2.

Nous avons déjà souligné en première partie l­ ’inspiration très romaine


du traité XI – ­c’est le mos maiorum qui parle à travers Musonius. La
propriété dans ce texte apparaît pour ainsi dire secondaire, la prospérité
ne dépend pas des possessions foncières, mais uniquement du travail
fourni, travail que la nature elle-même rétribue, au centuple, parce ­qu’il
est toujours en même temps un soin q­ u’on lui apporte – de ce point
de vue, il est des plus ­conformes à la nature3. Il faut souligner ­qu’on
1 Musonius, XVIII a, p. 94, 4-8.
2 Musonius, XI, p. 57, 6-58, 3.
3 Musonius, ibid., p. 59, 4-6 : « Comment tirer sa nourriture de la terre ne serait-il pas plus
­conforme à la nature, qui est notre nourricière et notre mère, que de la tirer ­d’une autre
source ? (πῶ μὲν γὰρ οὐ κατὰ φύσιν μᾶλλον ἀπὸ γῆς, ἣ τροφός τε καὶ μήτηρ ἐστὶν ἡμῶν, ἢ
ἀπ´ἄλλου τοῦ τρέφεσθαι;) ».
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 503

ne s­’enrichit pas à partir d­ ’échanges marchands : le philosophe vit en


autarcie et ­n’a surtout pas besoin ­qu’un autre le nourrisse – ce qui
rend très obscure, puisque Musonius ne précise rien de cette ­condition
de locataire-salarié d ­ ’un propriétaire, la remarque sur les gens qui
­cultivent la terre d ­ ’autrui. Si la terre appartient à un particulier, ses
fruits reviennent à celui qui les retire et dont le seul salaire réellement
profitable reste le travail. On c­ onçoit plus aisément (quoique…) le cas où
la terre appartient à ­l’État : elle est alors virtuellement à tous les citoyens
et celui qui la c­ ultive en perçoit les fruits. Ces biens tirés de la nature
ont pour fonction la nourriture de la famille (femme et enfants). Mais
on se demande dès lors à quoi peu bien servir ­l’abondance que promet
Musonius à qui saura être suffisamment philoponos (­d’autant ­qu’il ­n’est
jamais nécessaire de faire des réserves).
La fin du traité XIX permet de préciser un peu cependant la fonction
de cette richesse. Alors q­ u’il fustige ceux qui achètent de somptueuses
maisons, avec fresques, colonnes, et toits dorés, Musonius ajoute :
Toutes ces choses ne sont-elles pas superflues et non nécessaires : sans elles on
peut vivre et être en bonne santé, elles sont la source de nombreuses difficultés
et on les acquiert moyennant beaucoup de richesses (χρημάτων), par lesquelles
on pourrait faire du bien à beaucoup ­d’hommes, que ce soit aux frais de ­l’État
ou sur ses biens propres (ἀφ´ ὧν ἄν τις ἐδυνήθη καὶ δημοσίᾳ καὶ ἰδίᾳ πολλοὺς
ἀνθρώπους εὐεργετῆσαι) ? Et certes, ­combien il est plus glorieux de faire du
bien à beaucoup que d­ ’habiter une demeure somptueuse ! Combien il est plus
honorable de dépenser pour des hommes que pour du bois et des pierres !
Combien il est plus avantageux ­d’acquérir beaucoup ­d’amis (τὸ κεκτῆσθαι
φίλους πολλούς), ce qui arrive à celui qui fait du bien de bon cœur, que d ­ ’être
entouré d­ ’une grande maison ! Qui tirerait de la grandeur et de la beauté ­d’une
maison plus grand profit que des services rendus à la cité et aux citoyens grâce
à ses biens (ἀπὸ τοῦ χαρίζεσθαι πόλει καὶ πολίταις ἐκ τῶν ἑαυτοῦ)1 ?

Les biens – χρήματα – serviront à acquérir ­d’autres biens plus pré-


cieux – les amis – et seront également autant ­d’occasions de vertu (pour
reprendre une formulation de Sénèque). On retrouve une nouvelle fois
la nécessité ­d’avoir des amis plutôt que des richesses : aux enfants, il
faut des frères plutôt ­qu’un gros héritage, aux citoyens, il faut des amis
plutôt que des richesses. Dès lors, la prospérité ne doit servir ­qu’au
bien ­d’autrui, ce qui affaiblit les notions de propriété ou de richesse
1 Musonius, XIX, p. 108, 10 – 109, 9.
504 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

personnelle et la différence entre ce qui ressort de la fonction de l­’État


et de la volonté privée d­ ’aider ses semblables. Dans cette perspective (et
dans celle-ci seulement, en omettant le c­ ontexte dans lequel Cicéron place
la citation), on pourrait appliquer à Musonius cette parole d­ ’Hécaton :
Il est d­ ’un sage de tenir c­ ompte de ses intérêts de familles, si ses actes n­ ’ont
rien de c­ ontraire aux coutumes, aux lois et aux institutions ; nous voulons être
riches non seulement pour nous, mais pour nos enfants, pour nos proches,
pour nos amis et surtout pour la République ; les fortunes des individus font
la richesse de la cité.

La propriété en effet, pour Musonius, découle de cette rationem rei


familiaris (et Hécaton reprend la succession des différents cercles de
­l’oikeiôsis : les enfants, les proches, les amis, la cité) et ­l’on pourrait
dire également que les biens des particuliers font la richesse de la cité
puisque ­l’abondance en biens est redistribuée aux c­ oncitoyens soit par
­l’intermédiaire de la cité, soit par ­l’initiative privée.
La propriété découle donc pour Musonius également de l­ ’oikeiôsis : il
faut de quoi nourrir et protéger la famille et, le cas échéant, on peut en
faire profiter les amis, les c­ oncitoyens… voire tous les hommes.
Nous sommes là à vrai dire au centre du problème très musonien de
la ­confusion entre cité et Cité universelle : tous les biens sont c­ ommuns
aux sages, qui ­n’ont du reste besoin que de ­l’essentiel, et ­c’est parce que
la nature peut couvrir à elle seule ces besoins essentiels que les sages
­n’ont besoin de rien ­d’autre. En somme, ­l’oikeiôsis, qui a pour but la
survie et la c­ onservation et pour fin la vertu, prescrit à l­’homme à la
fois de savoir se c­ ontenter du nécessaire et d­ ’aider autrui (la priorité à
la famille étant alors une simple ajustement à l­’instinct parental, l­’un
des degrés, nous le savons, vers la relation juste à autrui). Il ne s­’agit
pas là bien sûr ­d’une Constitution idéale, mais ­d’une simple exigence
rationnelle de justice c­ omme de survie.
Dans le débat ­qu’a reconstitué I. Hadot1 à partir de la lecture de
Cicéron, on peut assurément juger Musonius hériter des idées (sans doute
pas cependant des pratiques) de Blossius et, avant lui, de Sphairos, s­’il
est vrai que ce dernier inspira les réformes de Cléomène à Sparte. La
référence (cependant classique) reste la même, du reste, de Sphairos à

1 I. Hadot, art. cit.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 505

Musonius : Lycurgue et le mode de vie des anciens Spartiates. Lycurgue,


deux fois loué par Musonius, ­comme le meilleur législateur et roi le
plus bienveillant. Il faudra revenir sur le second point. Voici le premier :
Et, de fait, nous aurions pu rencontrer les meilleurs des législateurs (νομοθετῶν
τοὺς ἀρίστους), et en premier lieu Lycurgue (πρώτοις Λυκοῦργον), chassant
le luxe de Sparte, lui substituant la simplicité et préférant, pour le courage,
un genre de vie frugal au superflu, se détournant de la mollesse c­ omme ­d’un
fléau, estimant la recherche de la bonne volonté au travail c­ omme un salut.
Les preuves de cela, les endurances des éphèbes, là-bas : ils ont été habitués à
supporter la faim et la soif, en plus le froid, mais encore les coups et d­ ’autres
peines… élevés par de nobles coutumes, les anciens Lacédémoniens étaient
estimés les meilleurs par les Grecs et ils l­ ’étaient en effet : ils ont rendu leur
pauvreté plus digne d­ ’envie que la richesse du roi1.

Musonius partage avec Lycurgue ­l’idéal ­d’une éducation austère,


dans une société où les femmes ­s’exercent c­ omme les hommes, qui rend
obligatoire le mariage et bannit le luxe (il eût en revanche moins appré-
cié sans doute ­l’abandon des enfants mal formés dans les Apothètes,
­l’interdiction de l­ ’agriculture pour les citoyens, la c­ onception spartiate
du mariage, etc.). Mais ­c’est ici évidemment ­l’égalité parfaite des citoyens
­qu’il faut souligner et la distribution de la terre en lots égaux :
Si grande était devenue ­l’inégalité des fortunes que les gens sans avoir ni
ressources étaient une charge pour la cité, tandis que la richesse était entiè-
rement tombée dans les mains d­ ’un petit nombre. Lycurgue voulut bannir
de Sparte ­l’insolence, l­’envie, le crime, le luxe et les maladies sociales plus
importantes encore et plus graves que celles-là pour un État : la richesse et la
pauvreté. Il persuada aux citoyens de mettre toutes les terres en ­commun, ­d’en
faire ­d’abord un nouveau partage, puis de vivre tous égaux entre eux avec les
mêmes ­conditions de vie et de ne rechercher ­d’autre distinction que la vertu,
­puisqu’il ne devait y avoir entre eux ­d’autre différence et ­d’autre inégalité que
celle qui découle du blâme des mauvaises actions et de l­ ’éloge des bonnes2.

I. Hadot montre que les réformes de Cléomène, assisté de Sphairos,


visaient en grande partie à rétablir la c­ onstitution de Lycurgue (et
notamment la redistribution de la propriété par le partage égal des
terres et la remise de toutes les dettes), tout en la rénovant sur certains

1 Musonius, XX, p. 112, 10 – 113, 5.


2 Plutarque, Lyc., 8, 1 sqq., (trad. I. Hadot, art. cit., p. 155-156).
506 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

points1. Cela dit, il semble, pour les raisons déjà indiquées, q­ u’on ne
puisse en c­ onclure q­ u’ « on ne peut guère douter ­qu’avec cette réforme
nous sommes en présence d­ ’une tentative pour réaliser l­’idéal stoïcien
sous la forme ­d’un État2 ».
Si l­’on revient à Musonius, il est peu problable que la référence à
Lycurgue fût pour lui un paradigme politique à instituer à Rome. Il ­s’agit
pour lui de réformer les mœurs et ­l’on peut penser ­qu’il voit dans les
circonstances ­l’urgence ­d’un retour raisonné aux mœurs anciennes, tout
en rappelant que le politique doit permettre la justice. Sans se prononcer
clairement sur une question aussi vaste que celle de la redistribution
des terres, il rappelle simplement q­ u’il appartient aussi au politique de
venir en aide aux citoyens, au moins en rendant possible la satisfaction des
nécessités essentielles, dont, du reste, les citoyens devraient apprendre à
se ­contenter. En somme, nous sommes assez loin du pré-capitalisme à la
Cicéron : ­l’État lui aussi, dit-il clairement, devra ­s’associer aux initiatives
privées. Cette distinction entre privé et public, presque imperceptible
dans les traités de Musonius, intervient – et ce ­n’est pas un hasard –
dans le traité XI et dans le traité XX qui, avec ceux sur la nourriture,
sur les vêtements et la maison, ­constituent une véritable Πολιτεία
musonienne, révélant une double exigence de la loi naturelle (et de la
Cité universelle) – celle de savoir se ­contenter de peu, mais également de
fournir ce peu à autrui – et ­l’exigence minimale imposée à ­l’État en la
matière3. ­L’argument pourrait fonctionner ainsi : les sages se soumettent
à la loi qui leur est c­ ommune, à laquelle ils participent (cette loi est
virtuellement également ­commune aux autres hommes, mais ils ne ­s’y
soumettent pas) et parce q­ u’ils sont ainsi citoyens de la Cité universelle,
tout ce dont ils ont besoin leur appartient de droit (ou plutôt : tout leur
appartient, mais ils ne voient pas la nécessité d­ ’user de tout).
Dès lors, la vraie propriété n­ ’est rien d­ ’autre que ce pouvoir d­ ’user
des choses nécessaires. Soit on en use effectivement et personne ­d’autre

1 Cf. A ; Erskine, op. cit., p. 123-149, not. sur les rénovations : p. 125.
2 I. Hadot, ibid., p. 159. Voir P. A Vander Waerdt, art. cit., p. 201, note 39.
3 Ce qui distingue suffisamment la cité musonienne de la « cité de pourceaux » (selon
­l’expression de Glaucon) que Socrate imagine dans le livre II de la République, cité fon-
dée sur les échanges que les nécessités naturelles fondamentales exigent : la nourriture,
­l’habitat, le vêtement (dont les chaussures). Soulignons d­ ’autre part que chacun, selon
Musonius, doit être à même de subvenir à ses propres besoins : le lien politique ne dépend
pas de ce type de nécessités.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 507

évidemment ne peut jouir de ce dont on use (­d’où la nécessité de ne


pas exciter l­’envie de dérober, qui est c­ omme un corollaire de cette
propriété ­d’usage), soit on en ­n’use pas et ces biens inutilisés pour soi
doivent servir pour ­d’autres, quitte à ce que l­’État prenne en charge
cette redistribution. On trouve donc à propos de la propriété un dispo-
sitif théorique un peu ­complexe, que je pense avoir développé peut-être
plus nettement ailleurs1 avec ­l’aide de Sénèque, ce dernier reprenant
la métaphore déjà vue avec Épictète (à propos de la c­ ommunauté des
femmes) du théâtre, héritage de Chrysippe.
Le texte de Musonius fonde ainsi une articulation assez nette entre
le droit de la Cité universelle et celui de la cité : aucun des citoyens
– fût-il un insensé et ils le sont évidemment pour la majorité – ne doit
manquer des biens nécessaires et ­c’est autant aux ­concitoyens plus aisés
­qu’à l­’État de subvenir à ces besoins essentiels. Par là on ­comprend
mieux le sens de l­’évergétisme du roi musonien : il doit être bienfai-
teur, ­comme le politique doit tout mettre en œuvre, en général, pour le
bienfait des c­ oncitoyens. On pourrait sans doute ainsi généraliser : tout
État, c­ ’est-à-dire n­ ’importe quelle c­ onstitution, a ce devoir de protéger
la propriété que tout homme a par nature sur les biens nécessaires, y
­compris par la redistribution du superflu d ­ ’un autre. Accomplir cela
dans un État c­ onstitue un progrès vers la c­ onformité à la loi naturelle.
Ce ­n’est pas le seul à faire : il ­s’agit à présent ­d’étudier plus spécifique-
ment la fonction du roi chez Musonius.

HOMONOIA :
LE ROI PRODUIT LA C
­ ONCORDE

Nous avions observé dans la deuxième partie toute ­l’importance, chez


les stoïciens, de la notion de ­concorde dans la Cité universelle, puisque
le dieu tutélaire de la cité de Zénon est Eros, dans une c­ ommunauté des
sages que cimente l­’amitié. Cette c­ ommunauté se présente c­ omme un
tout parfaitement unifié, à l­ ’image de la krasis dans le couple musonien.

1 V. Laurand, La politique stoïcienne, p. 100 sqq.


508 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Musonius, dans la définition de ce que doit être le roi, indique que celui-
ci doit pour ainsi dire fabriquer la légalité et la ­concorde. Rappelons
­d’abord ce texte essentiel :
­ ’une manière générale, ­c’est une nécessité absolue que le bon roi soit parfait
D
et irréprochable en paroles et en actes, ­s’il est vrai que, ­comme le pensaient
les Anciens, il doit être une loi vivante, produisant une bonne législation et
la c­ oncorde (εὐνομίαν μὲν καὶ ὁμόνοιαν μηχανώμενον), excluant l­ ’illégalité et
la division, émule de Zeus et, ­comme lui, père de ses sujets1.

Μηχανῶμαι signifie « fabriquer avec art », « ­combiner avec adresse »,


mais aussi « machiner (quelque mauvais dessein) ». On peut sans nul
doute faire droit ici aux deux premiers sens, si ce ­n’est aux trois. Le
roi produit, fabrique la légalité et la c­ oncorde, c­ onsacrant, c­ omme chez
Platon2, la politique ­comme art de production ­d’un tissu social dont il
faut garantir ­l’unité, unité toujours fragile l­ orsqu’il s­ ’agit d­ ’administrer
une foule ­d’insensés. Le politique produit des liens sociaux justes et
unifiés, autant que possible, fonction ­d’autant plus importante dans les
cités où règne la division (les insensés sont ennemis les uns des autres) :
cela implique un effort pédagogique particulier et l­’emploi de lois.
Le roi, ­d’autre part, ­combine légalité et ­concorde. Comment ­combiner
le corps parfaitement unifié des sages et des dieux, la Cité universelle
et la légalité sur laquelle on doit néanmoins fonder la c­ oncorde dans la
cité ? Question à laquelle il ­convient de rajouter un corollaire : ­jusqu’à
quel point le sage doit-il se plier aux lois ?
Enfin, le roi doit machiner la légalité et la ­concorde, dans le sens où,
dans une cité, c­ ’est en ­s’appuyant (­comme Musonius le montre) sur
1 Musonius, VIII, p. 36, 23 – 37, 5.
2 Cf. J.-F. Pradeau, « Platon, l­’institution de la science politique », Platon et ­l’objet de la
science, (P. M. Morel, dir.), P.U.B., 1996, p. 53-68. Cf. notamment p. 61-62 : « [Dans le
Politique,] la politique n­ ’est plus c­ onçue c­ omme l­ ’occasion ­d’une imitation immédiate ou
­d’une duplication ­d’une autre réalité – psychologique notamment [­comme ­c’est le cas
dans la République]-, mais […] elle est définie c­ omme production. ­C’est-à-dire, ­puisqu’il
­s’agit ­d’une technique, ­qu’elle doit disposer ­d’un matériau et ­l’informer afin de fabriquer
un objet. Ce sont toutes les affaires humaines, ­considérées toujours sous ­l’aspect de la
vertu, q­ u’il faut assembler. » Voir aussi p. 62-63 : la politique dans le Politique est poé-
tique, « souverainement productrice sans être immédiatement pratique », qui ordonne le
matériau politique « en produisant l­ ’ordre susceptible de favoriser la perfection dont il est
capable. De la sorte, la politique réalise une œuvre, un ouvrage ». L­ ’ouvrage dont il ­s’agit,
qui ­n’est pas un objet de production manuel, est « ­l’enveloppement de la cité, ­c’est-à-dire la
réalisation de ­l’unité de toutes ses parties de la meilleure façon possible ».
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 509

la rhétorique ­qu’on c­ onvainc les foules et où il faut savoir c­ omposer


entre la parfaite unité et la division, même si c­ ’est les yeux fixés sur la
science et la vérité que le roi doit user ­d’une rhétorique philosophique.
Ce point semble déjà résolu : Chrysippe en effet acceptait que le sage
pût faire usage des mots de la foule pour s­’adresser à elle et pour son
progrès moral.
DE LA NÉCESSITÉ DES LOIS

En somme, homme excellent et accompli, citoyen actif d­ ’une Cité


où les hommes vivent avec les dieux, en harmonie avec le logos divin, le
sage-roi doit cependant être expert dans un art de ­l’entre-deux, où il
faut ­composer avec la variété, la dissension, voire la violence. ­C’est là tout
le paradoxe de la fonction du roi – mais le paradoxe n­ ’est q­ u’apparent.
­C’est là aussi la nécessaire et délicate position de toute autorité face à
des êtres qui ­n’obéissent pas forcément et ­qu’il faut éduquer. Ce pourrait
être aussi le paradoxe du bon père devant des fils récalcitrants – le roi
est père de ses ­concitoyens. Nous retrouvons, chemin faisant, ­l’« éco-
nomie politique » dont parlait Philon ­d’Alexandrie (la cité ­n’est rien
­d’autre ­qu’une grande maison). Cependant, que la masse des principes
soit plus grande ­lorsqu’il s­’agit ­d’une cité que l­orsqu’il s­’agit ­d’une
maison explique la spécificité de ­l’action du politique : le « plus grand »
­n’implique pas seulement un changement d­ ’échelle mais également une
véritable spécialisation de l­’art politique. Sans doute Sénèque, dans le
De clementia, où le prince se trouve dans cette position de père de ses
sujets, exprime-t-il cette avec la plus très grande clarté :
Pour les grands empires, cherchons ­l’exemple pris des plus petits. Il ­n’existe
pas q­ u’une seule sorte de pouvoir (Non unum est imperandi genus) : le prince a
pouvoir sur ses citoyens, le père sur les enfants, le maître sur ses disciples, le
tribun ou le centurion sur les soldats1.

Les principes demeurent les mêmes (­c’est toujours ­l’imperare) mais


­c’est la manière de les mettre en œuvre qui, forcément, change.

1 De Clementia I, XVI, 2.
510 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

­L’EXPRESSION ΝΟΜΟΣ ΕΜΨΥΧΟΣ

Citant les Anciens, Musonius donne du roi une définition où est


introduite une expression qui a fait couler beaucoup ­d’encre1, puisque
le roi est loi vivante. On ­n’a aucun mal à ­comprendre tout le poids pro-
blématique de cette expression : Musonius esquisse-t-il là le portrait de
­l’absolutisme royal, où toute parole du roi aurait valeur de loi ? Ce serait
particulièrement étrange, car, même si le roi auquel il ­s’adresse est un
βασιλεύς ­d’Orient, c­ ’est un roi sujet. Si c­ ’est bien sur l­ ’idée de sujétion
que Musonius insiste, c­ ’est une sujétion à la loi naturelle : loi vivante,
le bon roi est sage parce que sujet de la loi naturelle q­ u’il incarne par
son obéissance parfaite. De manière ainsi assez étonnante, Musonius
montre à un roi sujet q­ u’il est de son devoir d­ ’être libre et sage, préci-
sément pour mieux se régler sur la loi naturelle, ce qui explique sans
doute la fin du texte. Le roi en effet, précise le narrateur, est heureux
de ce que vient de lui dire Musonius (« Après que Musonius eut dit
ces choses, le roi se réjouit de ces paroles et avouait sa reconnaissance
à Musonius pour les choses ­qu’il avait dites2 ») – joie intérieure ­qu’il
faut sans doute lier à la révélation de la philosophie. Mais cette joie et
cet aveu ne font finalement ­qu’attiser les prétentions du roi – on ne se
réjouit pas de l­ ’enseignement d­ ’un philosophe, on l­ ’accueille en silence.
Aussi, Musonius, lorsque son interlocuteur lui propose de se choisir un
cadeau en échange de ces justes paroles, ne fait-il que rappeler celui-ci
à son premier devoir : se c­ onformer à ­l’enseignement du philosophe
– ne pas se ­contenter en somme d­ ’admirer mais pousser l­’avantage du
­contentement que procure la vérité ­jusqu’à se ­conformer à elle :
En échange de ces [paroles], dit-il, demande-moi ce que tu veux, car je ne
saurais rien te refuser. Alors, Musonius : « je te demande, dit-il, de te ­conformer
et de suivre ces paroles que tu loues. C ­ ’est cela et rien d­ ’autre qui me fera le
plus plaisir et qui te sera le plus utile3. »

1 Voir en particulier I. Ramelli, Il basileus c­ome nomos empsychos tra diritto naturale e diritto
divino. Spunti platonici del ­concetto e sviluppi di età imperiale e tardo-antica, Naples, Bibliopolis,
2006.
2 Musonius, VIII, p. 40, 10-12.
3 Ibid., l. 12-17. Ces lignes rappellent évidemment le témoignage d­ ’Épictète (Épictète, Diss.
3, 23, 29 = Musonius, XLVIII, p. 130, 3-4) : « Rufus disait souvent : “si vous prenez
le temps de me louer, c­ ’est que je ne dis rien (εἰ εὐσχολεῖτε έπαινέσαι με, ἐγὼ δ´οὐδεν
λέγω)”. » La suite du propos du disciple de Musonius est, pour ce qui nous occupe,
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 511

Le βασιλεύς qui se tient devant Musonius ne mérite ainsi en rien son


titre et sa fonction lui échappe sans doute. De fait, le véritable βασιλικός,
ici juge ­d’un roi, reste Musonius1.

Une expression problématique : du pourvoir absolu


au pouvoir c­onforme aux lois
Le nomos empsychos ­qu’est le roi-sage se fait l­ ’esclave de la loi naturelle,
j­usqu’à en épouser pleinement les décrets, lui qui est en harmonie avec
elle2. Il a pour tâche, parce ­qu’il est loi incarnée, de produire ­l’εὐνομία.
Or celle-ci ne semble pouvoir se c­ omprendre c­ omme « obéissance à la loi
naturelle » ­qu’à titre second. Si en effet le sage-roi obéit à cette dernière,
il a face à lui des insensés, par nature (ou du moins, plus exactement,
par la perversion de leur nature) rétifs à la loi de la raison, ­qu’il lui faut
éduquer. La c­ onformité à la loi naturelle exprime alors la science du
droit qui en découle :
Car il faut, sans doute, que le roi puisse sauver les hommes et leur être bien-
faisant (σῴζειν ἀνθρώπους καὶ εὐεργετεῖν). Or celui qui ­s’apprête à sauver et
à être bienfaisant, il lui faut avoir la science de ce qui est bien pour l­ ’homme
et de ce qui est mal, également de ce qui est utile et de ce qui est nuisible,
puis, bien sûr, de ce qui est avantageux et de ce qui est désavantageux ; si du
moins se perdent ceux qui tombent dans les vices et que sont sauvés ceux qui
obtiennent les biens, sont objets de bienfaits ceux qui sont dignes des choses
utiles et profitables, de dommages ceux qui se jettent dans les désavantages et
les choses nuisibles. Or, de ce qui est bon et mauvais, de ce qui est avantageux
ou désavantageux, de ce qui est utile ou nuisible, la ­connaissance ­n’appartient
à nul autre q­ u’au philosophe3.

intéressante : « ­C’est un cabinet médical, les gars, ­l’école d­ ’un philosophe : on ne doit
pas en sortir en ­s’étant réjoui, mais en ayant souffert (Ἰατρεῖόν ἐστιν, ἄνδρες, τὸ τοῦ
φιλοσόφου σχολεῖον· οὐ δεῖ ἡσθέντας ἐξελθεῖν, ἀλλ´ ἀλγήσαντας). » Ce que précisément
le roi ne voit pas.
1 Cf. le jugement de Sénèque sur Attale, Ep. 108, 13 : « Ipse regem se esse dicebat, sed plusquam
regnare mihi videbatur cui liceret censuram agere regnantium. » (= « Lui même se disait roi,
mais, quant à moi, je le regarde ­comme plus ­qu’un roi, celui à qui il était permis de
censurer les rois »).
2 Cf. Musonius, XXXI, p. 122, 2-4 : « Ils ne se maintiennent pas longtemps, ceux qui,
devant leurs sujets, ont pris ­l’habitude de dire de leurs actions non pas : “­c’est mon
devoir” mais “ça m ­ ’est permis” (μὴ τὸ “καθήκει μοι” λέγειν μελετηκότες, ἀλλὰ τὸ “ἔξεστί
μοι”). »
3 Musonius, VIII, p. 32, 10 – 33, 3.
512 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Le roi peut alors « fabriquer » des lois pour les cités, parce q­ u’elles
seront les plus justes, dans un ­contexte où les insensés ­d’une cité ­s’écartent
largement de la loi naturelle. Il faut souligner que ce ­n’est pas direc-
tement la volonté du roi qui chez Musonius fait loi, mais bien les lois
­qu’il fabrique.
Dans son ­commentaire du traité de Diotogène Περὶ Βασιλεῖας,
L. Delatte1 dresse une classification des emplois de ­l’expression νόμος
ἔμψυχος. Il distingue entre une signification « modérée », qui désigne
une « royauté ­constitutionnelle » et une autre, « radicale », qui ferait
référence à une « royauté absolue ». Dans ce dernier cas, c­ ’est la volonté
du roi qui est la loi, ­comme César a pu vouloir que sa volonté fût tenue
pour loi2 ; dans l­ ’autre cas, le roi est loi vivante, parce q­ u’il applique la loi,
la fait exécuter et s­ ’y c­ onforme. On trouve la racine de ces deux usages
­d’une même expression dans deux passages d­ ’Aristote, qui permettent
de les préciser : en fait, le Stagirite ­n’emploie pas ­l’expression exacte,
mais deux formules qui lui ressemblent. La première se trouve dans
les chapitres 16 et 17 du livre III de la Politique ­lorsqu’Aristote définit
la royauté absolue (la pambasileia – seule forme « ­constitutionnelle » de
royauté3). Dans ce type de régime, ­c’est la volonté du roi qui fait loi :
le roi gouverne κατὰ τὴν αὐτου βούλησιν4 et il possède la souveraineté
absolument (κύριον μὴ κατὰ μέρος τοῦτον ἀλλ´ἀπλῶς5). On peut donc
­conclure avec L. Delatte : « Aristote nous présente un politique dont la
volonté crée à tout moment la loi, un roi qui est la loi6. »
La seconde référence illustrant un deuxième usage de ­l’expression
νόμος ἔμψυχος se trouve dans l­ ’Éthique à Nicomaque. Alors q ­ u’il définit
la justice corrective, Aristote montre q­ u’en cas de désaccord sur la rectifi-
cation de la perte subie, les parties doivent ­s’adresser au médiateur ­qu’est
le juge, qui doit rechercher, en arbitrant la cause, la position la plus juste :

1 L. Delatte, op. cit., p. 245-249.


2 Suétone, César, 77 : « Debere homines ­consideratius iam loqui secum ac pro legibus habere quae
dicat. »
3 Sur les problèmes de la définition aristotélicienne de la royauté, cf. V. Laurand, « Nature
de la royauté dans les Politiques d­ ’Aristote », in E. Bermon, V. Laurand, J. Terrel (dir.),
Politique ­d’Aristote : Nature, Régimes, Education, Presses universitaires de Bordeaux, 2011,
p. 71-87.
4 Aristote, Pol. III, 16, 1287 a.
5 Ibid., III, 17, 1288 a.
6 L. Delatte, op. cit., p. 246.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 513

­ ’est pourquoi l­orsqu’il y a ­contestation entre les deux parties, elles ont
C
recours au juge : aller vers lui, ­c’est aller vers le juste. En effet, le juge vise à
être ­comme le juste vivant (δίκαιον ἔμψυχον)1.

Le juge ­s’en tient, pour appliquer le droit, aux lois écrites et leur
donne vie. On peut rapprocher ce cas du βλέπων νόμος de Xénophon2 :
Le βλέπων νόμος ne remplace pas les lois écrites, mais a sur elles une supé-
riorité : quand il a donné ses ordres, il remarque les infractions et sévit, ce
que la loi écrite est incapable de faire. Cette loi vivante ne gêne pas et ne
remplace pas les lois écrites3.

Il peut ­d’autre part, sans en ­contredire la lettre, interpréter la loi


pour les cas q­ u’elle ­n’aurait pas prévus.

Musonius et Diotogène : ­l’ambiguïté


de ­l’expression νόμος ἔμψυχος
Comment choisir, à partir de cette distinction entre deux sens, celui
q­ u’on appliquera au roi musonien ? Accordant sa volonté à celle du dieu,
il se soumet de fait à sa loi naturelle (et donc à sa propre volonté). Mais
on pourrait aussi bien penser q­ u’il peut ne pas s­ ’appliquer à lui-même sa
propre législation. À vrai dire, trop peu ­d’éléments permettent ­d’oser une
réponse définitive. Il en va en somme de l­ ’interprétation de Musonius un
peu ­comme de celle de Diotogène, où ­l’on hésite entre lire chez ce dernier
une ­conception légicentriste, lecture de la fonction royale défendue par
L. Delatte, pour qui le roi doit se ­conformer à ses propres lois, et ­n’est donc
pas au-dessus, et une c­ onception absolutiste de cette fonction, position
­d’Alain Petit4, qui situe le roi au-dessus des lois, parce que son caractère
­d’être divin lui ­confère une fonction harmonisatrice qui tient lieu de

1 Aristote, Eth. Nic. V, 7, 1132a.


2 Xénophon, Cyropédie, VIII, I, 22, cité par L. Delatte, p. 246.
3 L. Delatte, ibid., p. 247. ­L’auteur montre que Diotogène a une ­conception de la royauté
qui se rattache au sens « modéré » de la formule νόμος ἔμψυχος, tel q­ u’il est explicité par
Aristote dans l­ ’Éthique à Nicomaque. Il remarque alors en passant ­qu’il ­convient de lire
le passage de Musonius dans le même sens.
4 A. Petit, art. cit., p. 15 : « La suréminence de ce pouvoir est reconnaissable tout d­ ’abord
au dépassement de la loi, que L. Delatte minimise à ­l’excès dans son ­commentaire du
Pseudo-Diotogène : les parallèles cités […] ne sauraient prévaloir ­contre ­l’association des
idées de “loi animée”, d­ ’irresponsabilité, et d­ ’incarnation de Dieu dans le monde. »
514 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

fonction législative. Or de nombreux points c­ ommuns existent entre le


traité de Musonius et celui de Diotogène, ­qu’il faut tenter de regrouper.
Un premier ensemble décrit les qualités essentielles de ce roi : le
roi de Diotogène c­ omme celui de Musonius est bienfaisant (évergète),
a une expérience (mot que Diotogène explicite par le mot τριβή : une
pratique c­ onsommée, une longue expérience) du fait de régner1, il
surpasse tous les hommes par ses vertus2, il ne peut être vaincu par le
plaisir3, sa majesté transparaît dans ses gestes, thème que Diotogène
développe plus longuement que Musonius. Cela ne va pas, d­ ’ailleurs, sans
alimenter ­l’ambiguïté du traité du pythagoricien, ambiguïté à vrai dire
omniprésente, du fait même des parallèles, pas toujours suffisamment
clairs, entre le roi et le dieu.
Le roi est tout ­d’abord, sans doute c­ omme pour Musonius, celui
qui par sa justice et par les lois distribue les bienfaits et crée, c­ omme
chez Musonius, ­l’harmonie de la cité (si ­l’on ­convient ­qu’ὁμονοία fait
référence à l­’harmonie ou à ce qui ­s’en rapproche le plus) :
En vérité, le fait de rendre la justice et de répartir le droit, en ­commun
­d’abord, à la société entière, puis, en particulier, à chacun, est le propre du
roi, ­comme ­c’est le propre de Dieu dans le monde dont il est ­commandant
et président, ­d’accorder ­d’abord en ­commun ­l’univers selon une harmonie et
un c­ ommandement unique, ensuite, ­d’accorder aussi dans le détail toutes les
parties d­ ’après la même harmonie et le même c­ ommandement (μίαν ἁρμονίαν
τε καὶ ἀγεμονίαν). En outre, le roi doit bien traiter ses sujets et les ­combler
de bienfaits et cela non sans justice et au moyen de la loi (ταῦτα δ´οὐκ ἄνευ
δικαιοσύνας καὶ νόμῳ)4.

On c­ omprend la proximité des thèses de Musonius et de Diotogène :


évergétisme et justice du roi, harmonie à établir. ­C’est dans le parallèle
entre le Dieu et le roi q­ u’il est peut-être possible de trouver une diffé-
rence : pour Musonius, si la divinité du roi est acquise, il ­n’est pas Zeus
ni ne peut gouverner ­comme lui. De fait, son gouvernement ne demeure
1 Diotogène, Περὶ βασιλείας, 267, 10-11 ; p. 42, 3-4. Pour les citations de Diotogène, je
donne ­d’abord les références dans Stobée, que ­l’on retrouvera à la fois dans ­l’édition de
Thesfleff et celle de L. Delatte, puis la page et la ligne dans ­l’édition de L. Delatte. Enfin,
­comme pour Écphante, je cite, le cas échéant, la traduction de L. Delatte.
2 Ibid., 266, 2 ; p. 40, 5-6.
3 Ibid., 265, 14-15 ; p. 39, 15-16.
4 Diotogène, 264, 12 – 265, 1, L. Delatte, op. cit., p. 38-39. (trad. légèrement modifiée pour
la dernière phrase).
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 515

q­ u’une essentielle approximation. On peut accorder dans certaines limites


­l’analogie le roi est à la cité ce que le dieu est au monde. Pour Musonius la
loi de la cité et la loi naturelle ont certes quelque chose de c­ ommun,
de même que le ­commandement du dieu et celui, dans la cité, du sage.
Mais ce que fait le sage dans la cité ­n’est pas ce que le dieu fait dans le
monde, tout simplement parce que si la cité universelle s­ ’ordonne dans
la plus parfaite harmonie, celle-ci est impossible dans la petite cité, dont
­l’homonoia ­n’atteindra jamais celle de la cité universelle (­comme il y a un
sens « ­commun » – ou vulgaire – du mot cité, auquel s­ ’oppose celui de
la Cité universelle, il y a un sens ­commun de la ­concorde, qui ­n’est pas
celui de la cité des sages). Si le roi musonien doit devenir « père de ses
sujets » ­comme Zeus est père des hommes et des dieux, il ­n’en reste pas
moins que ­l’un gouverne des insensés au moyen de lois et de pédago-
gie, tandis que ­l’autre gouverne les hommes par la loi naturelle1. Chez
Diotogène, les formulations sont à vrai dire assez floues : la majesté du
roi lui permet ­d’imiter la divinité (il est θεόμιμος2) ; le roi, parce ­qu’il est
νόμος ἔμψυχός, « figure Dieu parmi les hommes » : θεὸς ἐν ἀνθρώποις
παρεσχημάτισται – le verbe παρασχηματίζω signifiant « revêtir ­d’une
nouvelle forme » : le roi se revêt de la forme du dieu mais, si ­l’on ose
dire, pas de son être. L­ ’expression cependant ­s’insère dans un passage
qui pourrait faire penser que le roi revêt ainsi la forme de la divinité
précisément parce q­ u’il détient un pouvoir égal :
1 Le fait que Zeus, du reste, gouverne tous les hommes, sages et insensés de la même façon n­ ’est
pas sans poser de redoutables difficultés ­d’interprétation ­lorsqu’on lit ­l’Hymne à Zeus de
Cléanthe : « Mais tu sais ramener à la mesure ce qui est excessif, à ­l’ordre ce qui est désor-
donné. Tu aimes ce qui n­ ’est pas aimé. Car tu as si bien ajusté toutes choses en une seule,
les bonnes avec les mauvaises, que la raison de toutes choses s­ ’unifie, éternelle. Ils la fuient
et la négligent, tous ceux des mortels qui sont méchants, les malheureux, qui toujours
ont l­’envie de posséder des biens, mais qui ne voient ni ­n’entendent la loi ­commune de
dieu, à laquelle ils devraient obéir pour jouir d­ ’une belle vie guidée par l­’intelligence »
(LS, 54 I 3, trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin). Les insensés – et ­c’est pourquoi ils sont
insensés – ­n’obéissent pas à la loi du dieu. Dès lors, on pourrait croire q­ u’ils échappent
à tout gouvernement divin. Mais c­ omment c­ omprendre alors, par exemple, le propos de
Balbus, dans Cicéron, Nat. Deor., II, LXV, 164 : « Et cependant ce n­ ’est pas seulement
sur le genre humain dans sa totalité, mais aussi sur les individus que les Dieux veillent
en leur providence. Il est possible en effet de rassembler ­l’universalité du genre humain,
puis de dériver graduellement à un plus petit nombre, puis aux individus » ? Il faut penser
que le gouvernement du dieu ­consiste à effectuer ­l’harmonie entre actions vertueuses et
actions des insensés. ­C’est là la ­conclusion de A. A. Long, « Freedom and Determinism »,
art. cit., p. 179.
2 Diotogène, 267, 12, p. 42, 5.
516 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Le même rapport qui unit Dieu au monde unit le roi à ­l’État (ἔχει δὲ καὶ ὡς
θεὸς ποτὶ κόσμον βασιλεὺς ποτὶ πόλιν), et le roi est à Dieu c­ omme l­ ’État est au
monde : car ­l’État, ­constitué par ­l’accordement (συναρμοσθεῖσα) ­d’éléments
nombreux et divers, imite ­l’organisation et ­l’harmonie du monde (σύνταξιν καὶ
ἁρμονίαν) et le roi, parce ­qu’il exerce un pouvoir sans ­contrôle (ἀνυπεύθυνον)
et q­ u’il est en personne la loi vivante (νόμος ἔμψυχος), figure Dieu parmi les
hommes (θεὸς ἐν ἀνθρώποις παρεσχημάρισται)1.

­ ’est bien sûr l­’adjectif « ἀνυπεύθυνον » qui pose un problème de


C
taille (il n­ ’est pas utilisé par Musonius). Tâchons cependant, avant d­ ’en
venir à ce terme, de c­ omprendre le mouvement général du passage. Dieu
est au monde ce que le roi est à ­l’État : s­ ’agit-il ­d’un gouvernement absolu,
le roi a effectivement le pouvoir du dieu ? La seconde analogie nuance
la réponse que ­l’on pourrait donner : le roi est à Dieu ce que ­l’État est au
monde. ­L’État imite le monde, mais n ­ ’est pas le monde. De même, le
roi imite le dieu, il n­ ’est pas le dieu. Son pouvoir a donc un rapport de
proportion avec celui du dieu, mais n­ ’est pas le même. Le c­ ommentaire de
L. Delatte est sur ce point tout à fait éclairant :
Ici, Diotogène entend simplement montrer que le roi occupe dans ­l’État la
même place que Dieu occupe dans le monde. […] La fonction royale a donc
un certain caractère de ressemblance avec la fonction divine ; mais il n ­ ’est
nullement question ­jusqu’ici, ­d’assimiler la nature du roi à celle du Dieu.
Sa personne est hors de cause, il n­ ’est question que de sa dignité. La formule
employée θεὸς ἐν ἀνθρώποις παρεσχημάρισται indique, dans l­ ’esprit de ­l’auteur,
une réserve encore accentuée par le choix d­ ’un verbe qui a souvent une nuance
péjorative. […] Il ­n’est donc pas certain que Diotogène admette ­l’origine divine
du roi et on peut se demander ­s’il reconnaît la légitimité ­d’un c­ ulte royal. En
tous cas, la dignité royale est ­considérée ­comme une imitation du pouvoir
divin et cela peur justifier tout au moins certains honneurs exceptionnels2.

La ­conclusion est prudente mais très claire : ­comme pour Musonius,


pour Diotogène le gouvernement du roi ­n’est pas celui du dieu et le
roi, ­contrairement à celui ­d’Écphante, ­n’est pas un être descendu du
ciel sur la terre.
Que dire alors de ­l’irresponsabilité du roi ? Elle semble tenir au fait
­qu’il n­ ’a de c­ ompte à rendre q­ u’au dieu et à la loi, non pas aux hommes,
­comme l­ ’irresponsabilité du sage stoïcien tient au fait ­qu’il n­ ’a de c­ ompte
1 Ibid., 265, 6-12, p. 39, 7-13.
2 L. Delatte, op. cit., p. 255.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 517

à rendre q­ u’au dieu (la raison droite). Mais cela ne nous éclaire pas véri-
tablement, sauf à dire évidemment que le bon roi ­n’est pas un tyran
­puisqu’il gouverne selon la raison chez les stoïciens ou le droit naturel
chez les Pythagoriciens. Une autre question serait alors de savoir « la
dose d­ ’arbitraire » (dans un sens ici forcément noble, p­ uisqu’il s­ ’agit d­ ’un
« arbitraire juste », si le mot a un sens) dans la pratique gouvernementale
du roi : le roi est-il au-dessus de la loi ? Le début du traité de Diotogène
semble démontrer avec une certaine insistance le c­ ontraire, puisque le roi
est νόμιμος, et même le plus juste parce que le plus c­ onforme aux lois :
­ ’est l­’homme le plus juste (δικαιότατος) qui serait roi et c­ ’est l­’homme le
C
plus c­ onforme à la loi (νομιμώτατος) qui serait le plus juste ; car sans justice,
personne ne pourrait être roi, et, sans loi, il n­ ’y a pas de justice1.

Mais la question semble se reposer dans la suite immédiate du texte,


lorsque Diotogène distingue deux sortes de rois :
Car le juste est dans la loi et la loi est la cause du juste et le roi est soit la loi
vivante, soit le magistrat qui se ­conforme à la loi (ἤτοι νόμος ἔμψυχος ἐντὶ ἢ
νόμιμος ἄρχων). ­C’est pour cette raison par ­conséquent que le roi est ­l’homme
le plus juste et le plus c­ onforme à la loi2.

Il faut se rendre à ­l’évidence : Diotogène joue sur deux tableaux et


utilise pour ainsi dire les deux sens de l­ ’expression νόμος ἔμψυχος que nous
avons dégagés. Le roi est un monarque absolu, incarnation non du dieu,
mais de son droit. Ce roi peut se passer de loi, parce ­qu’il est lui-même
la loi. Dans le même temps cependant, le roi se trouve c­ ommandant,
magistrat pleinement c­ onforme à la loi et qui sait l­ ’interpréter. Mais il
apparaît que Diotogène délaisse quelque peu le second sens au profit
­d’une théologie du roi qui n­ ’est jamais très claire.
Il faut à ce titre parler d­ ’une autre différence ou du moins ­d’une
absence remarquable dans le texte de Musonius, ainsi que d­ ’une autre
ambiguïté dans le traité de Diotogène, qui ­s’ajoute à la précédente : ­c’est
le fait que le roi doive rendre la justice en ­commun et en particulier.
Diotogène le qualifie pour cela de δίκαιος (juste), ἐπιεικής (équitable) et
εὐγνώμων (clément).

1 Diotogène, 263, 15-17, p. 37, 6-8 (p. 52).


2 Ibid., 263, 17-20, p. 37, 8-11 (p. 52).
518 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Tout roi sera bon en étant, ­d’une façon générale, juste, équitable et clément
(δίκαιός τε ὤν καὶ ἐπιεικὴς καὶ εὐγνώμων). La justice, en effet, est un principe
qui maintient la société et qui en resserre les liens et ­c’est bien la seule dis-
position de ­l’âme qui soit adaptée aux relations avec le prochain. Le même
rapport qui unit le rythme au mouvement et le mode à la voix (ὅν λόγον γὰρ
ἔχει ῥυθμὸς ποτὶ κίνασιν καὶ ἁρμονία ποτὶ φωνάν), unit la justice à la société ;
car ­c’est pour le bien ­commun des ­commandants et des ­commandés que la
justice crée ­l’accordement (συναρμοστικά) de la société politique. ­L’équité et
la clémence (ἐπιείκῃα καὶ <ἁ> εὐγνωμοσύνα) sont les ­compagnes de la justice.
­L’une adoucit ­l’excès du châtiment, ­l’autre distribue les pardons à ceux qui
pèchent légèrement1.

Le texte indique ailleurs, nous l­’avons vu, « non sans justice et


par la loi (οὐκ ἄνευ δικαιοσύνας καὶ νόμῳ) », mais il ­s’agit alors de la
bienfaisance du roi (« le roi doit bien traiter ses sujets et les c­ ombler de
bienfaits »). Sommes-nous alors dans une optique plutôt platonicienne,
qui se rapproche évidemment de l­’idée même de gouvernement pas-
toral et du politique savant, infiniment disponible2 ; ou bien dans une
optique plus proche de celle du juge équitable d­ ’Aristote, qui sait adapter
parfaitement, en bon interprète, la loi aux cas particuliers ? Il ­s’agit là
en somme des deux pans de la sagesse politique q­ u’Aristote3 définit,
et qui réunit la généralité de la science et des lois et l­ ’appréhension du
particulier de la φρόνησις.
Il faut trancher et le flou q­ u’entretient Diotogène n­ ’y aide pas. Une
esquisse de solution pourrait se trouver dans une différence que Diotogène
opère entre ­l’ἐπιεικής et l­ ’εὐγνώμων. Le premier terme se réfère à ­l’équité
(le terme peut vouloir dire sensiblement la même chose ­qu’εὐγνώμων,
mais il faut tenir c­ ompte de la présence des deux termes). Ce sens ne
pose aucun problème : il ­s’agit de savoir interpréter la loi. Le second
terme, en revanche, induit une nuance subjective qui, il faut bien le
dire, obscurcit le propos : il signifie celui qui est indulgent, sensible,

1 Diotogène, 268, 15-269, 10 (p. 55).


2 P. Aubenque, La prudence chez Aristote, p. 43 : « Platon oppose la loi à la science : la loi
est ­comparée à un homme sûr de lui mais ignare, elle est ­l’alibi de ­l’ignorance ou, du
moins, le substitut d­ ’un savoir momentanément indisponible, ­comme il advient lorsque
le médecin part en voyage et laisse derrière lui des prescriptions écrites. Le chef est, au
­contraire, celui qui ­n’a pas besoin de loi, “parce ­qu’il pose sa propre science ­comme loi”
[Pol. 297a] : sa disponibilité infinie à ­l’égard des cas particuliers manifeste la fécondité
de son savoir. »
3 Aristote, Eth. Nic. VI, 8, 1141b8sqq.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 519

prudent, qui a du bon sens, de bons sentiments1. Cette distinction induit


le franchissement d­ ’une limite et la stratégie de Diotogène n­ ’est pas sans
rappeler les efforts déployés par Sénèque dans le De clementia pour tenter
de justifier une clémence politique du Prince avec un usage paradoxal
­d’arguments stoïciens2. Συγγνώμων (qui pardonne) et εὐγνώμων ne sont
évidemment pas équivalents, mais trop ­d’éléments du texte amènent à
lire chez Diotogène une chose quand bien même il écrit l­ ’autre : à l­ ’image
du portrait du bon roi que Sénèque tend à Néron, le roi de Diotogène
est absolu, il est lui-même loi qui ­s’applique à chaque particulier, et ­n’a
donc pas besoin ­d’autre loi. Mais à la différence de Sénèque, Diotogène
ne l­ ’annonce pas nettement (que la chose n­ ’ait pas besoin d­ ’être dite, ou
que la dire soit au c­ ontraire à bien des égards périlleux : le choix n­ ’est
sans doute pas possible, c­ omme n­ ’est pas véritablement établie la date
du traité, qui pourrait cependant aider ici à c­ omprendre Diotogène3).
On ­n’a aucune trace ­d’une clémence du roi dans ni dans le traité
musonien, ni dans le corpus. Mais ­s’il avait abordé le sujet, on doute
que Musonius eût passé sous silence une détermination aussi importante
de son roi : la simple qualification de celui-ci ­comme νόμος ἔμψυχος ne
suffit pas en effet à ­l’établir, ni même la référence aux anciens.
On pourrait évidemment invoquer le propos du traité X, εἰ γραφὴ
ὕβρεως γράψεταί τινα ὁ φιλόσοφος, (« le philosophe intentera-t-il des
poursuites pour outrage ? »), où Musonius montre, à la manière de
Sénèque dans le De c­onstantia sapientis, que le philosophe, défini par sa
grandeur ­d’âme, peut supporter l­ ’injustice et les outrages. Il peut ignorer
ces derniers, car il sait où se tiennent les vrais biens et les vrais maux,

1 La liste de ces termes résulte des définitions croisées du LSJ et du Bailly.


2 Cf. Sénèque, Clem., II, VII, 2 à ­confronter à SVF III, 640 et D.L. VII, 123 = SVF III, 641
par exemple.
3 L. Delatte, op. cit., p. 119 (à partir de ­l’étude de la syntaxe et de la stylistique), p. 284-
286 (­conclusions) établit, avec des arguments ­convaincants, une fourchette allant du ier
au iie siècle de notre ère pour les trois traités d ­ ’Écphante, Diotogène et Sthénidas, et
remarque : « cette royauté [dont il ­s’agit chez ces auteurs] universelle est celle de ­l’empire
romain » (p. 285) ; H. Thesleff, op. cit., p. 78, de son côté, ne fait que remarquer au sujet
­d’Écphante : «  No c­ onclusive arguments have been brought up against regarding him as an early
Pythagorean. » Goodenough (W. Klassen, « The king as “living law” with a particular
reference to Musonius Rufus », art. cit.) situe nos trois auteurs à la période hellénistique.
­L’usage par Musonius de ­l’expression νόμος ἔμψυχος ­n’est pas étranger à cette décision,
puisque le traité VIII serait directement inspiré d­ ’Écphante et de Diotogène, ce dont on
peut douter.
520 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

la vertu et le vice. De fait, il ne portera donc pas plainte pour injure,


parce que ce serait là une sorte de vengeance
­ ’est pourquoi celui qui a du bon sens ne saurait se porter ni à des procès ni
C
à des accusations, ­puisqu’en effet il n­ ’estimerait pas non plus être outragé :
­c’est avoir l­ ’esprit petit (μικρόψυχον) que de s­ ’irriter ou ­d’être atteint par de
telles choses. C ­ ’est avec douceur et avec calme au ­contraire q­ u’il supportera
les événements, puisque ­c’est là ce qui ­convient à celui qui veut être magna-
nime (μεγαλόφρονι)1.

Le thème est classique dans ­l’École. Déjà Cléanthe, insulté par le


poète Sosithéos, se tint calme à la stupéfaction de la foule et se montra
même bienveillant en accueillant son détracteur2. La question « le sage
peut-il outrager ou être outragé ? » recevait, d­ ’après Stobée cette réponse :
Ils disent que le sage n­ ’est pas outragé [ni lui-même insolent] : ni il n ­ ’est
outragé en effet, ni il ­n’outrage, parce que ­l’offense est injuste, déshonorante
et ­constitue un dommage. Or on ne peut ni faire du mal ni faire du tort au
sage : ceux qui se portent c­ ontre lui injustement et outrageusement agissent
injustement. Par suite, ­l’outrage ne ­constitue pas même une injustice qui
atteint [­l’autre], mais elle est déshonorante et outrageante [par elle-même].
Celui qui a de l­ ’esprit est à ­l’abri de ces choses et en rien ­n’en est déshonoré :
en lui en effet se tiennent le bien et la vertu divine, par lesquels il a été délivré
de tous les maux et dommages3.

Il ­n’est pas nécessaire ici de multiplier les témoignages d­ ’une doctrine


suffisamment claire et avérée dans le Portique4. Reste cependant que la
justice civile dans le texte de Musonius semble passer pour une sorte
de moyen fâcheux pour se venger ­contre l­’injustice que l­’on a subie :
Car examiner de quelle façon sera mordu en retour celui qui mord (ὅπως
ἀντιδήξεταί τις τὸν δακόντα) et c­ omment on fera du mal en retour à celui qui
a ­commencé, ­c’est le fait ­d’une bête sauvage, non ­d’un homme5.

­S’agit-il là ­d’une disqualification de la justice de la cité, une manière


de dire que le philosophe se rend ­complice ­d’une pseudo-justice qui
1 Musonius, X, p. 54, 7-12.
2 D.L. VII, 173.
3 SVF III, 578.
4 A. C. Van Geytenbeek, Musonius Rufus and Greek Diatribe, p. 134-142 donne beaucoup
de références chez les stoïciens (en particulier Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle).
5 Musonius, X, p. 55, 15-56, 2.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 521

fonctionne sur ­l’opinion, sur ­l’erreur de jugement, ignorant que le coupable


­d’injustice ne faute que par ignorance ? Ou est-ce une manière de dire
­qu’à la sanction pénale, la cité devrait plutôt substituer la droite éduca-
tion ? À une telle interprétation pourrait ­s’ajouter le fragment XXXIX,
où l­ ’on voit Lycurgue lui-même pardonner et éduquer un jeune homme
qui lui a arraché un œil :
­ ’action de Lycurgue le Lacédémonien, qui d­ ’entre nous ne l­’admire pas ?
L
Quand il fut privé d­ ’un de ses yeux par l­ ’un de ses c­ oncitoyens et q­ u’il reçut
le jeune homme des mains du peuple pour le punir c­ omme il voulait (ἵνα
τιμωρήσαιτο ὅπως αὐτὸς βούλεται), il ­s’en abstint, ­l’éduqua et, ­l’ayant fait
devenir un homme honnête, le ­conduisit sur la scène du théâtre. Devant la
stupeur des Lacédémoniens, il leur dit : « Celui-là que ­j’ai pris insolent et
violent, je vous le rends équitable et plein d­ ’humanité (ἐπιεικῆ καὶ δημοτικόν)1. »

Le philosophe doit ainsi pardonner les fautes, ­comme le roi Lycurgue


lui-même pardonna, au nom du principe socratique : nul ­n’est méchant
volontairement mais par ignorance. Comme ­l’a très bien vu A. C. Van
Geytenbeek, il ne ­s’agit pas là ­d’une clémence publique mais ­d’un acte
qui relève de l­ ’initiative privée2. Le sage doit pardonner l­ ’offense ­qu’on
lui fait parce q­ u’elle ne le c­ oncerne pas, elle ne dépend pas de lui, mais
aussi parce ­qu’il sait que ­l’ignorance en est la cause profonde. Le sage se
fait alors l­’éducateur du peuple insensé. Mais le sage-roi éduque aussi
par les lois et dans le cas où ­l’acte met en danger la cohérence du tissu
social, il faut sévir. Que Musonius ait lui-même appliqué cette théorie
­n’est pas douteux : on le voit dans un épisode de sa vie qui, sans cette
distinction des deux sphères publique et privée, serait incompréhensible.
En février 703, le Sénat ­s’assembla pour le procès de P. Egnatius
Celer qui devait répondre de délation : il avait été témoin à charge lors
du douloureux épisode4 de la c­ ondamnation à mort, sous Néron, de
Barea Soranus, ami de Thrasea Paetus, et de sa fille. Or, l­ ’accusateur fut

1 Musonius, XXXIX, p. 125, 13-126, 4.


2 A. C. Van Geytenbeek, op. cit., p. 137. Voir aussi I. Ramelli, « Il tema del perdono in
Seneca e in Musonio Rufo », Quaderni del dipartimento di filologia linguistica e tradizione
classica, Pàtron editore, 1995, p. 191-207, not. p. 206-207.
3 La date est établie par R. S. Rogers, « A Criminal Trial of A.D. 70 (Tacitus, Histories,
4.44) », TAPA 80 (1949), p. 347-350. Voir p. 348.
4 Tacite, Ann. XVI, 31-32 montre toute la charge ­d’émotion de ce procès ­d’un père qui
veut sauver sa fille, ­d’une fille qui veut sauver son père.
522 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Musonius. Le défenseur fut le Cynique Demetrius, ce qui ne manque


pas ­d’avoir surpris la critique, ­d’autant que le jugement de Tacite sur
cette défense est fort peu élogieux :
Il semblait que Musonius avait achevé un juste procès (iustum iudicium), à
­l’opposé de ce ­qu’on pensait de Démétrius qui, alors ­qu’il se donnait ouver-
tement c­ omme adepte du cynisme, avait défendu une cause manifestement
plus ambitieuse ­qu’honnête (ambitiosius quam honestius)1.

Il ­n’est pas inutile de rappeler le c­ ontexte historique et les luttes


politiques de la fin ­d’une courte période (un peu plus ­d’une année) qui
vit la fin de Néron, une guerre civile incessante et trois empereurs. En
66, alors que Thrasea lui-même est inquiété, Barea Soranus et sa fille
sont c­ ondamnés à mort : Soranus était un proche de Rubellius Plautus
(dont on ­connaît les liens avec Musonius) ; il était accusé ­d’avoir ourdi
une révolte en Asie ; le père et la fille étaient ­convaincus ­d’avoir ­consulté
des devins2. Ils furent tous deux c­ ondamnés à une mort q­ u’ils purent
choisir. Or, bien que le plus furieux délateur fût E. Marcellus, on ­s’étonna
de voir P. Egnatius Celer, lui-même stoïcien et qui avait, au surplus, été
le maître en philosophie et client de B. Soranus3, céder à l­ ’appât du gain
(ce que suggère Tacite) et montrer par là des vices que sa philosophie
­condamnait et que ses liens avec Barea auraient dû c­ ontenir.
Toute indigne ­qu’ait été ­l’attitude de Celer, force est de ­constater
cependant q­ u’il n­ ’était lui-même q­ u’un méprisable c­ omparse : c­ ombattre
Marcellus eût été beaucoup plus essentiel et cela eût permis, qui plus
est, ­d’étendre les poursuites à tous les délateurs. Ce que tenta le sénateur
stoïcien Helvidius Priscus, par ailleurs gendre de Thrasea, profitant d­ ’une
­conjoncture qui lui semblait favorable : Néron n­ ’étant plus, il était temps
de poursuivre ce qui avaient collaboré à ses crimes et de remettre au goût
du jour la Lex Cornelia de Falsis, ­contre le faux-témoignages, étendue,
­d’ailleurs, par le Sénatus-­consulte Libonianum qui frappait ceux qui
avaient accepté de ­l’argent ­contre leur témoignage ­contre des innocents4.
1 Tacite, Hist. IV, 40.3. Les débats sont nombreux autour et de ce jugement de Tacite
et des raisons pour lesquelles Demetrius défendit Celer. Pour un état de la question :
J. Moles « “Honestius quam ambitiosus” ? An Exploration of the ­Cynic’s Attitude to
Moral Corruption in his Fellow Men », JHS (1983), p. 101-123.
2 Tacite, Ann. XVI, 30.
3 Ibid., 32.
4 R. S. Roger, art. cit., p. 347.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 523

Priscus essaya une première fois sous Galba, en vain, ­l’attitude ambiguë
et timorée de ­l’empereur ­l’ayant ­convaincu ­d’abandonner1. Il ne put
poursuivre sous Vitellius : pour des raisons mal éclaircies2, il ­s’était
disputé avec l­ ’empereur. Il reprit les poursuites (qui devaient s­ ’étendre à
­d’autres delatores) sous Vespasien, lequel, pour des raisons fort c­ omplexes,
tenant en partie à des liens familiaux ­qu’il avait partagés avec B. Soranus
avant sa ­condamnation (Titus, fils de Vespasien, avait pris pour femme
Marcia Furnilla, nièce de B. Soranus, et avait divorcé après ­l’affaire,
évitant ainsi un danger possible pour sa carrière3) était enclin à laisser
poursuivre, cela ­contre l­ ’avis ­d’une partie du Sénat (on le ­comprend) et
notamment de ­l’un de ses membres, Mucianus. Celui-ci se distingua
en prenant une première fois la défense des délateurs de manière fort
habile, il faut en ­convenir, ­puisqu’à la lex Cornelia il opposa, lorsque
Helvidius Priscus voulut représenter son accusation c­ ontre Marcellus,
le sénatus-­consulte Turpilianum, voté en 61 : celui-ci interdisait que ­l’on
rouvre un dossier ­qu’on avait abandonné avec des charges similaires4.
­D’où le choix politique des sénateurs à tendance républicaine : charger
E. Celer, pour espérer faire jurisprudence. Ce fut un succès mitigé : le
traître stoïcien fut exilé, mais la sentence ne fut suivie d­ ’aucune autre
poursuite c­ ontre quiconque.
Cet aperçu historique c­ onfirme d ­ ’une part c­ ombien Musonius
était au fait des circonstances politiques de son temps et c­ ombien
il était engagé, tout en éclairant ­d’autre part, par une autre voie, la
pensée de notre auteur : la loi, ­lorsqu’elle est juste, doit être appliquée
(­qu’on ait usé d­ ’une disposition remontant à Auguste ne surprend pas)
­lorsqu’il ­s’agit d­ ’affaires civiles. On est très loin évidemment du retrait
évoqué dans le traité sur l­’exil. C ­ ’est que les circonstances sont tout
autres : ­contre le tyran, la libertas du sénateur peut ­s’exprimer dans la
désobéissance civile, parce ­qu’une loi supérieure (la raison) y oblige.
Musonius, du reste, dans une incise tout à fait intéressante, montre
dans le traité XVI (­S’il faut obéir en tout à ses parents) ­qu’il ­convient de
désobéir au tyran :

1 Tacite, Hist. IV, 6, 43 ; Cf. J. K. Evans, « The Trial of P. Egnatius Celer », CQ 29 (1979),
p. 198-202, p. 202.
2 J. Moles, art. cit., p. 105.
3 J. K. Evans, art. cit., p. 200-201.
4 Ibid.
524 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

De telle sorte que celui qui ne fait pas ce que lui ­commandent soit un père,
soit un chef, soit, par Zeus, un despote, alors q­ u’ils prescrivent des choses
injustes ou honteuses (ἢ ἄδικα ἢ αἰσχρά), ne désobéit en rien, et de même ­n’est
ni injuste, ni ne c­ ommet une faute (οὐκ ἀπειθεῖ οὐδαμῶς, ὥσπερ οὐδ´ ἀδικεῖ οὐδ´
ἁμαρτάνει). Mais celui-là seul désobéit qui ne se préoccupe en rien et refuse
les choses bonnes et c­ onvenables (καλῶς καὶ συμφερόντως) ­qu’on lui prescrit1.

Il faut obéir aux prescriptions honnêtes et ­convenables, association


de termes dans laquelle il ­convient de lire la nécessaire dualité des lois :
­conformes à la loi naturelle, elles passent par ce qui est c­ onvenable pour
instaurer ­l’homonia et la libertas et si celle-ci elle-même peut être sinon
restaurée entièrement (les sénateurs « républicains » ne voulaient pas
­d’un retour à la République), tout au moins garantie, alors il faut user
des bonnes lois.
Le roi musonien ne semble donc pas au-dessus de la loi pour deux
raisons :

1. il ­n’est pas clément (­l’hypothèse semble s­’imposer) ;


2. il se ­conforme lui-même à des prescriptions ­conformes à la
nature.

Musonius et Archytas :
la double ­conformité de la loi
Il faut alors rechercher une autre référence au νόμος ἔμψυχος susceptible
de correspondre à ce que nous venons de voir. Ce ­n’est pas Diotogène,
ni, encore moins, Écphante. Le traité de Sthénidas, autre auteur invoqué
pour ce patronage2, trop court, ne donne pas assez d­ ’éléments. Il faut
donc chercher du côté ­d’Archytas. Il semble que Musonius, ­s’il se réfère
aux « Anciens » ne pense ni à Diotogène, ni à Écphante, mais peut-être
à Archytas, pour lequel il y a accord sur une datation du ive siècle av.
J.-C. et à d­ ’autres Pythagoriciens dont il ne nous resterait rien.
On peut donc se tourner vers certains passages que ­l’on peut lire
dans le Περὶ νόμου καὶ δικαιοσύνης ­d’Archytas3, avec néanmoins autant
1 Musonius, XVI, p. 83, 12-17.
2 W. Klassen, art. cit.
3 Cf. pour le texte, Thesleff, The Pythagorean texts, op. cit., p. 33-36 (abrégé dans la suite en
Th.) ; traduction du traité et ­commentaire, A. Delatte, Essai sur la politique Pythagoricienne,
op. cit., chap. iv, p. 71-124 (abrégé en Del. par la suite).
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 525

de précautions q ­ u’il ­convient : Musonius et Archytas ne parlent pas


toujours de la même loi. Pour Archytas, il y a deux types de lois : les
νόμοι θεῶν ἄγραφοι (lois non-écrites des dieux) et les lois de la cité,
parmi lesquelles il faut encore distinguer le roi, loi animée et les lois
écrites, inanimées : « νόμων δὲ ὁ μὲν ἔμψυχος βασιλεύς, ὁ δὲ ἄψυχος
γράμμα1 ». En fait, dans la suite du texte, on peut penser q ­ u’il s­ ’agit des
lois de la cité. Du reste, ce que A. Delatte reconnaît ­comme fragment
du περὶ νόμου καὶ δικαιοσύνης, le passage où il est question des lois
des dieux2, ­n’est pas ­considéré ­comme tel par Thesleff. Et, d­ ’autre part,
tout au long du traité, Archytas ne parle que d­ ’une seule Loi, celle de
la ­communauté politique, et l­’on ne voit pas très bien, à une première
lecture, ­comment se rattache au reste du texte la mention des lois
divines, à moins de penser q­ u’elles sont lois de la Nature auxquelles les
lois de la cité doivent se ­conformer. Pour Musonius, il y a ­d’une part la
loi de la nature (de Zeus), ­d’autre part la loi que le roi fabrique pour les
insensés ­qu’il gouverne, afin ­d’établir dans la cité ­l’eunomia, tout à la fois
la « bonne législation », adaptée à la cité et c­ onforme à la loi naturelle,
mais aussi la « bonne obéissance aux lois » que le sage doit obtenir en
faisant des lois adaptées et enfin, sans doute, par « bonne obéissance à
la loi naturelle » qui demeure la fin poursuivie par le politique c­ omme
par le philosophe. Si ­l’on admet ­l’hypothèse que les lois des dieux sont
les lois de la nature, on peut alors tenter de rapprocher les réflexions
­d’Archytas et de Musonius, à ceci près que le sage musonien, ­comme
le sage stoïcien, incarne la loi naturelle, ce qui ­n’est pas explicité dans
le texte du pythagoricien.
Celui-ci, ­conformément aux doctrines pythagociennes, tient en haute
estime3 la loi de la cité, qui en tant que règle de vie, a une fonction
éducative :
La loi est à ­l’âme et à la vie de l­’homme ­comme ­l’harmonie est à l­’ouïe et à
la voix (ὅπερ ἁρμονία ποτ´ἀκοάν τε καὶ φωνάν) ; car la loi enseigne (παιδεύει)
­l’âme et organise la vie (συνίστησι δὲ τὸν βίον) ­comme ­l’harmonie rend l­ ’ouïe
savante et fait que la voix s­ ’accorde avec elle4.

1 Archytas, Περὶ νόμου καὶ δικαιοσύνης, in Stobée, 4.1.135, Th., p. 33. Del., p. 79.


2 Archytas, in Stobée, 4.1.132, Th., p. 47, 24-26 ; Del. p. 79.
3 Del., p. 43, parle ­d’un ­culte pythagoricien de la loi, sans laquelle la cité est soumise à
­l’anarchie, « le plus grand des maux », tandis que ­l’homme périt.
4 Archytas, in Stobée, 4.1.135, Th. p. 33, 3-6 ; Del., ibid.
526 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

­L’eunomie de la cité pour les Pythagoriciens, explique A. Delatte,


est « semblable à ­l’harmonie musicale ». Cette harmonie ne pourrait
cependant sans doute pas être ­comparée à celle que nous avons pu
découvrir chez les stoïciens, p­ uisqu’elle c­ oncerne, un peu c­ omme dans
la République de Platon (mais il y a alors trois parties de ­l’âme cor-
respondant aux trois « classes1 » de la cité, ou aux trois groupes dont
­l’harmonisation ­constitue la justice2), deux « parties » de ­l’âme, et a
pour c­ onséquence la maîtrise des passions, ces deux parties ayant leur
équivalent dans la cité :
En effet, les actions sont faites de l­’entrelacement de ces trois principes :
­commander, obéir et maîtriser (τοῦ ἄρχειν καὶ τοῦ ἄρχεσθαι καὶ τρίτον ἐκ τοῦ
κρατεῖν). Commander est le propre de celui qui est le plus fort et le meilleur ;
obéir, de celui qui est le plus faible et le moins bon ; maîtriser appartient
aux deux. Ainsi la partie de ­l’âme qui a de la raison ­commande, la partie
irraisonnable obéit et toutes deux maîtrisent les passions. Car de ­l’accord de
ces deux parties se forme la vertu, et celle-ci, délivrant l­’âme des plaisirs et
des douleurs, la mène au calme et à ­l’absence de passions3.

Même si les « parties » peuvent s­ ’entendre chez les stoïciens c­ omme des
fonctions de ­l’âme à partir de Posidonius, aucun texte à ma ­connaissance
ne propose la théorisation d­ ’une telle correspondance entre l­’âme et
la cité. Cela dit, il faut souligner la fonction de cette loi : c­ ’est par
une c­ ommune obéissance à la loi que s­’harmonisent les parties de la
cité (­commandants et ­commandés). En effet, Archytas a dit plus haut
dans le traité que « toute ­communauté se ­compose d ­ ’un chef, ­d’un
­commandé, et, troisièmement, de lois4 ». Si l­ ’on ajoute à cette formule
celle du texte précédent « les actions sont faites de l­’entrelacement de
ces trois principes : c­ ommander, obéir et maîtriser », il en découle que

1 J.-F. Pradeau, Platon et la cité, p. 27-28 : « On parle souvent des trois “classes” de citoyens.
Le terme est impropre, non seulement parce ­qu’il est anachronique, mais surtout parce
­qu’il ne rend pas suffisamment ­l’idée que, pour Platon, les trois groupes sont trois espèces
ou trois affections ­d’une même nature citoyenne, tout ­comme ­l’âme ­compte trois espèces
(sans ­qu’il y ait pour autant trois âmes différentes). »
2 Platon, Resp., 443 d – Le paradigme musical semble remonter au pythagorisme, cf. Del.,
p. 90 : « Il se pourrait que Platon ait emprunté aux Pythagoriciens le procédé qui c­ onsiste
à chercher la solution des problèmes de la politique dans la théorie musicale. »
3 Archytas, ibid., Th., p. 33, 13-18 ; Del., p. 86.
4 Archytas, ibid., Th., p. 33, 6-8 : « φαμὶ δὴ ἐγὼ πᾶσαν κοινωνίαν ἐξ ἄρχοντος καὶ ἀρχομένω
συνεστάμεν καὶ τρίτον νόμων » ; Del., p. 84.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 527

la loi permet de maîtriser les passions. Dès lors, ­l’obéissance à cette


loi est vertu :
Or ici reparaît le même ordre d­ ’idées, puisque la vertu morale est représentée
­comme un effet de ­l’« harmonie » de la raison et de la partie irraisonnable.
Transportée dans le domaine de la politique, cette théorie signifie que la vertu
politique est formée par l­ ’accord des magistrats et des citoyens1.

Si, à présent, nous nous intéressons à la définition par Archytas du


roi ­comme νόμος ἔμψυχος, nous nous apercevons que celui-ci tire sa
légitimité (il est νόμιμος, ­conforme à la loi) de ­l’obéissance à la loi. Dans
le cas c­ ontraire, tous partagent un malheur ­commun, car le roi est un
tyran qui tient en esclavage le peuple des ­commandés :
Parmi les lois, l­’une est animée, ­c’est le roi ; ­l’autre est inanimée, ­c’est la loi
écrite (νόμων δὲ ὁ μὲν ἔμψυχος βασιλεύς, ὁ δὲ ἄψυχος γράμμα). La loi est l­ ’élément
principal. ­C’est en effet par l­’observation de la loi que le roi est légitime, le
magistrat, ­conforme <à la loi>, le ­commandé, libre, et toute la ­communauté,
heureuse. Par sa transgression, un roi devient tyran, un magistrat, « non
­conforme », le ­commandé, esclave, et toute la ­communauté, malheureuse2.

Le roi se définit à la fois ­comme loi vivante et ­comme ­conforme à


la loi (il n­ ’est, en tant que loi, pas c­ ompté parmi les « ­commandants »,
les « magistrats », mais avec la loi, il permet l­’harmonie de la cité, si
toutefois toutes les parties de celle-ci lui obéissent). Pour expliquer cela,
les Delatte père et fils divergent. Le premier ­conclut au pouvoir absolu
de ce roi, ignorant beaucoup trop la mention du terme νόμιμος, sur
laquelle il ne ­s’arrête guère que pour la remarquer :
La distinction de deux sortes de lois, dont ­l’une est animée, le Roi, l­’autre,
inanimée, ­l’Écrit, pose devant nous un problème important ­d’interprétation.
En effet, après avoir été appelé lui-même une loi, et de l­ ’espèce la plus élevée,
­puisqu’elle est vivante, le Roi est représenté, peu après, ­comme soumis aux
lois. Donc le roi envisagé dans les mots loi animée est un Roi idéal, absolu-
ment parfait, dont les idées et la volonté tiennent lieu de loi. Il est tel que
celui auquel songe Aristote […] et qui, hypothétiquement, possédant une
vertu et une puissance politique incomparables, serait semblable à un dieu
et pourrait être identifié à la Loi3.

1 Del., p. 89.
2 Archytas, ibid., Th., p. 33, 8-12 ; Del., p. 84.
3 Del., p. 84-85.
528 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Le second montre ­qu’Archytas a en tête une ­constitution mixte sur


le modèle de Sparte1, où le roi est loi animée en ce ­qu’il fait, représente
et fait appliquer la loi :
Archytas n ­ ’admet pas, dans la pratique, de royauté absolue ; il prône un
mélange de divers types de ­constitutions dont le modèle est pris à Sparte. La
royauté ­qu’il ­connaît est donc limitée et ­constitutionnelle, ­comme ­l’indique
déjà le fait que le roi doit être νόμιμος. ­D’après cela, il paraît peu probable
­qu’Archytas distingue deux sortes de royauté : ­l’une, idéale, où le roi est loi
animée ; ­l’autre, c­ onstitutionnelle, où il est soumis aux lois. Le roi est loi animée
parce q­ u’il représente la loi écrite et la fait exécuter.

En fait, il semble q­ u’il faille donner raison au second c­ ontre le pre-


mier2. Le roi d ­ ’Archytas est loi vivante au sens où il ­connaît et peut
imiter le droit de la nature et où sa seule volonté ne fait pas loi : il peut
en revanche forger des lois qui seront justes. La suite du traité d­ ’Archytas
(un passage au demeurant obscur) qui fournit peut-être une clef pour
­comprendre la formule :
Il faut que la loi soit a) ­conforme à la Nature (ἀκόλουθον ἦμεν τῇ φύσει), b)
efficace (δυνατὸν) pour les affaires publiques, c) utile à la ­communauté poli-
tique (συμφέροντα τᾷ πολιτικᾷ κοινωνίᾳ). Car si elle manque de l­’une ou de
plusieurs, ou de l­ ’ensemble de ces qualités, elle ne sera pas une loi ou elle ne
sera pas une loi parfaite. La loi serait c­ onforme à la Nature, si elle imitait le
droit de la Nature (μιμεόμενος τὸ τᾶς φύσιος δίκαιον) : celui-ci est le (droit)
proportionnel et ce qui revient à chacun selon sa dignité (τοῦτο δέ ἐστιν τὸ
ἀναλογον καὶ τὸ ἐπιβάλλον ἑκαστῳ κατὰ τὰν ἑκάστου ἀξίαν)3.

A. Delatte, dans son ­commentaire de ce passage, ­l’obscurcit en


­n’opérant pas immédiatement4 de distinction entre loi de la nature et

1 ­Qu’il cite en effet en montrant que celle-ci a la meilleure ­constitution, cf. Del., p. 109 :
« Il faut que la Loi qui veut être puissante, ainsi que la Cité, soit ­composée de toutes
les autres ­constitutions ; ­qu’elle ait une institution de caractère démocratique, une autre
oligarchique, une autre encore royale et aristocratique, ­comme ­c’est le cas à Lacédémone »
(= Archytas, in Stobée 4.1.138, Th., p. 34, 16-18).
2 ­C’est un peu la lecture d­ ’A. Petit, art. cit., p. 14-15, qui, prudent, remarque : « Le légi-
centrisme est encore dominant dans ­l’ouvrage de Pseudo-Archytas, et ­l’expression de
“loi animée” ne ­confère pas au roi le rang hyperbolique qui va marquer dans ­d’autres
pseudépigraphes une véritable théologie de la souveraineté. »
3 Archytas, in Stobée, 4.1.136, Th., p. 33, 20-25 ; Del., p. 91.
4 Il ne l­’opère du reste jamais explicitement, mais éclaire le texte de manière définitive
­lorsqu’il analyse le type de proportionnalité qui a cours dans le droit de la nature, p. 99.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 529

droit de la nature. La ­conformité de la loi de la cité à la loi de la Nature


tient justement dans ce que la loi de la cité respecte le droit de la
nature. La loi de la nature ne peut en effet absolument pas s­ ’exprimer
en mots, p­ uisqu’elle est fondamentalement et essentiellement non écrite
et q­ u’elle ­consiste en la droite raison qui choisit le meilleur et le plus
juste selon les circonstances. À ce titre, le premier fragment ­considéré
par A. Delatte ­comme appartenant au περὶ νόμω apporte un éclairage
important :
Les lois non écrites des dieux (νόμοι θεῶν ἄγραφοι), édictant le sort mauvais
propre aux mauvaises mœurs et infligeant un dommage à celui qui ne (leur)
obéit pas, (sont) pères et guides (πατέρες <γὰρ> καὶ ἡγεμόνες) des lois écrites
et des décrets imposés aux hommes1.

Les lois des dieux donnent à chacun sa part selon le droit naturel qui
c­ onsiste à attribuer à chacun selon son mérite, le mérite étant ici d­ ’obéir
aux dieux. Mais si aucun parallèle ne peut être tiré entre une loi écrite
et une telle loi non écrite (aucune loi écrite ne pourrait ne serait-ce que
donner une idée de la loi naturelle, parce q­ u’elle ne pourrait jamais en
épuiser les dispositions, q­ u’elle ne saurait non plus figer dans l­’écrit),
on peut tenter une analogie :

Loi de la cité / loi de la Nature


= droit de la nature / droit de la cité.

Le premier rapport s­ ’éclaire par la définition du second : nous savons


ce ­qu’est le droit de la nature (« le droit proportionnel et ce qui revient à
chacun selon son mérite ») et le second rapport droit de la nature / droit
de la cité c­ onsiste dans un rapport de deux proportions qui doivent être
égales : dans la cité, la loi doit permettre que chacun obtienne selon
son mérite ­comme, au sein de la nature, la loi de la nature le permet.
La valeur dont il s­ ’agit étant définie par un double critère, l­ ’obéissance
à la loi mais aussi la qualité morale de ­l’individu. La loi de la cité doit
ainsi favoriser la moralité des citoyens (premier critère ­d’une loi juste) et

1 Archytas, in Stobée, 4.1.132, Th., p. 47, 24-26 ; Del. p. 79 – Le mot ἀθέων est « une
forme hyperdorienne pour ἠθέων (= ἠθῶν attique). Cette erreur dialectale est imputable
aux copistes » (Del. p. 79, note 3 ; cf. aussi Th., qui établit la même équivalence ἀθέων =
ἠθῶν dans la note à la ligne 24 de la p. 47).
530 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

ne pas faire ­d’exception (deuxième critère de la loi juste), en punissant


de manière égale (égalité proportionnelle) ceux qui lui désobéissent.
Le roi, loi animée, produit ce second rapport, en produisant des lois
justes (sinon le roi est un tyran) ­conformes au droit naturel ­d’abord,
adaptées à la cité ensuite et utiles à la ­communauté enfin. Il ne ­s’agit dès
lors pas d­ ’une simple imitation de la loi naturelle mais d­ ’une imitation
de la proportion ­qu’une telle loi met en jeu. Le roi est loi animée en tant
­qu’il c­ onnaît le type de proportionnalité qui a cours dans la nature et
que veulent les dieux. Il ­s’agit ici ­d’une proportion subcontraire ou har-
monique, ­comme le démontre avec beaucoup de détails A. Delatte dans
la suite de son ­commentaire sur les différentes formes de ­constitutions
passées en revue par Archytas : appliquée à la politique, cette pro-
portion mathématique1 a c­ omme équivalent une distribution inégale
« des droits, honneurs et charges attribués aux citoyens et aux groupes
­qu’ils forment » : « par là cette proportion peut être c­ onsidérée ­comme
le modèle du gouvernement aristocratique2 ». Cette proportion harmo-
nique, outre ­qu’elle est utilisée c­ omme base de la théorie des accords
musicaux3, a cours également dans la nature : « ­C’est un droit que la
divinité applique dans l­ ’organisation et le gouvernement de l­ ’Univers. »
Le bon législateur, le roi ­comme νόμος ἔμψυχος, imite dans la loi de
la cité le droit de la nature, qui peut être énoncé mathématiquement
­comme une proportion harmonique, promulguant des lois ­conformes
au droit naturel, ­c’est-à-dire qui assurent la justice dans la cité, malgré
­l’obligation pour le roi ­d’adapter ses lois aux circonstances de la cité et
à ­l’état moral de ses citoyens :
La loi doit aussi tenir ­compte du terrain et des lieux (ποτὶ τάν χώραν καὶ ποτὶ
τὼς τόπως ἀποβλέπειν), car de même que la terre ne produit pas (partout) les

1 Del. p. 98 cite un passage de Porphyre (In Ptol. Harm.), où Archytas définit mathémati-
quement, dans un texte un peu ­complexe pour le lecteur ­d’­aujourd’hui, cette proportion :
« Le moyen subcontraire, ­qu’on appelle harmonique, existe lorsque le premier terme surpasse
le second d­ ’une fraction de lui-même identique à la fraction de lui-même dont le troi-
sième est surpassé par le second. Là, le rapport des plus grands termes est plus grand et
celui des plus petits, plus petit. » Ce ­qu’on pourrait expliquer ainsi (­c’est ­l’exemple que
donne Nicomaque, Intr. Arithm., II, 21 ss., cité par Delatte, ibid.) : soit la suite 6, 4, 3. Le
premier terme, 6, dépasse 4 de 2, soit d­ ’un tiers de lui même (6 x 1/3 = 2) ; de même 4
dépasse 3 de 1, ce qui est, évidemment, le tiers de 3 (3 x 1/3 = 1).
2 Del., ibid.
3 Ibid., p. 99.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 531

mêmes fruits, de même, l­ ’âme des hommes ne peut admettre la même vertu
(ὰν αὐτὰν ἀρετὰν)1.
La loi est efficace quand elle a de l­’accordement avec les citoyens pour qui
elle est portée. Car beaucoup ne sont pas capables de recevoir ce qui est bon
par nature en premier ordre, mais seulement le bien qui leur ­convient et qui
est réalisable (τὸ δὲ ποθ´αὑτοὺς καὶ τὸ ἐνδεχόμενον). Car ­c’est ainsi aussi que
les malades et les personnes faibles reçoivent des soins2.

­ ’après ce que nous venons de dire, il devient inutile de lire ce dernier


D
passage c­ omme le propose A. Delatte :
[Comme] une restriction imposée à la réalisation de la première [­condition].
Celle-ci, en effet, posait un principe général et tout à fait idéal. ­L’auteur est
­ ’avis q
d ­ u’en appliquant ­d’une façon uniforme le droit naturel ou propor-
tionnel, on obtiendrait sans doute une ­constitution excellente en soi, mais
impuissante sur les mœurs et la c­ onduite des affaires publiques. C ­ ’est un
élément de relativité q­ u’il introduit dans la politique3.

Il suffit en effet que la loi de la cité permette la justice proportionnelle


pour q­ u’il y ait ­conformité avec la loi naturelle. Il n­ ’y a pas en somme
à appliquer les dispositions de la loi naturelle, ce qui est de toute façon
impossible. Pour Archytas, le roi est certes un bon roi, mais sa science
lui permet d­ ’établir des lois justes, auxquelles il est du reste lui-même
soumis (­d’où ensuite la nécessité ­d’une ­constitution mixte, où la sou-
mission du roi à la loi est assurée).
On retrouve beaucoup de ces traits chez Musonius et on ­comprend
mieux à présent d­ ’où vient son insistance l­ orsqu’il dit q­ u’il est nécessaire
que le roi soit juste et même le plus juste. Rappelons le texte :
Et, certes, il ­convient au roi, ou plutôt est-ce pour lui une nécessité, de juger
du juste pour ses sujets, afin ­qu’aucun ­n’ait plus ni moins ­qu’il ne mérite,
mais ­qu’advienne à ceux qui le méritent honneur ou châtiment. Ces choses,
­comment pourrait-on les faire s­’il n ­ ’y a personne de juste ? Et c­ omment
­quelqu’un pourrait être juste sans ­connaître de la justice ce ­qu’elle est ? […]
et cela d­ ’autant plus q­ u’il est plus honteux pour un homme roi que pour un
particulier d­ ’être dans ­l’ignorance de la justice4.

1 Archytas, in Stobée, 4.1.137, Th., p. 33, 31-34, 3 ; Del., p. 93.


2 Archytas, in Stobée, 4.1.136, Th., p. 33, 25-28, Del., p. 92.
3 Del., p. 92-93.
4 Musonius, VIII, p. 33, 7-14 ; 34, 9-11 (en partie déjà cité en seconde partie).
532 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Les stoïciens définissent la justice c­ omme « la science qui distribue à


chacun selon ses mérites (ἐπιστήμην ἀπονεμητικὴν τῆς ἀξίας ἑκάστῳ)1 »
et les stoïciens situent l­’origine de la notion de droit, ­d’après Cicéron2,
dans la loi naturelle, parce que celle-ci, en ordonnant ce ­qu’il faut faire
et en interdisant ce ­qu’il ne faut pas faire, distribue à chacun ce qui lui
revient, ­comme la loi de la cité, la loi écrite (ce que le sens ­commun juge
­comme la seule loi), en imitant le droit naturel, corrige ­l’injustice en
proportion de la faute. Il ­s’agit chez les stoïciens, à ­n’en pas douter, ­d’une
proportion harmonique : le dieu accorde aux sages (les meilleurs) plus
de bienfaits en leur accordant le bonheur3. Aux insensés qui ­s’excluent
eux-mêmes de ce bonheur, il accorde la présence du sage ou de philo-
sophes, qui peuvent apparaître alors c­ omme un don de la Nature aux
hommes. Musonius voit dans le législateur celui qui prescrit ce q­ u’il faut
faire et interdit ce ­qu’il ne faut pas faire, prévoyant un châtiment pour
ceux qui ­n’obéissent pas. Si tous les hommes sont nés pour la vertu,
­comme l­’indique le titre du traité II, alors tous les hommes, c­ omme
tous les êtres, tombent sous la juridiction de la loi naturelle. Au légis-
lateur dès lors revient d­ ’adapter cette loi, en respectant la fondamentale
proportionnalité du droit naturel et la généralité nécessaire de la loi :
À tous, de manière égale, les législateurs aussi ordonnent ce q­ u’il faut faire et
interdisent ce q­ u’il ne fait pas faire, sans excepter, en le laissant impuni, aucun
de ceux qui désobéissent ou fautent, q­ u’il soit jeune, vieux, fort ou faible4.

Telle est la spécificité du politique (ou, ici, du roi), selon Musonius.


De manière tout à fait intéressante, il distingue de la science politique
­qu’est la philosophie l­’art spécifique du politique en tant que celui-ci
fabrique des lois. Il est loi vivante à peu près dans le même sens que le
roi ­d’Archytas est loi vivante. Il ne ­s’agit donc pas d­ ’un gouvernement
de type pastoral, tel que ­l’a thématisé M. Foucault5 : le gouvernement
de la cité, même par le roi, se fait selon la loi, seul moyen de parvenir à
la ­concorde, qui est produite elle-même par l­ ’obéissance aux lois. Le sage
1 SVF III, 262. Cf., pour d­ ’autres références similaires, M. Schofield, The Stoic Idea of the
City, p. 72.
2 Cicéron, Leg. I, 19.
3 Sur un droit naturel qui suit l­ ’égalité (qualifiée cependant de géométrique), cf. P. Hadot,
La citadelle intérieure, p. 234-235.
4 Musonius, II, p. 6, 3-12.
5 M. Foucault, « Omnes et singulatim… », 291, Dits et écrits, IV, p. 134-161.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 533

stoïcien incarne la raison divine : la loi animée incarne la loi naturelle,


sa volonté s­ ’accorde à celle des dieux. En tant que tel, il est le plus apte
à assurer la justice de la cité et de ses lois, car, ­puisqu’il incarne la loi
naturelle, il incarne également son droit. ­C’est pourquoi il est autant
un roi absolu (mais dont la volonté est absolument celle des dieux – il
ne peut donc pas mal vouloir et reste sujet de la loi naturelle), ­qu’un roi
νόμιμος à double titre : il se ­conforme à la loi naturelle et se ­conforme à
la loi q­ u’il édicte, au nom même de la c­ onformité des paroles et des actes.
CONCLUSION GÉNÉRALE

De ­l’autarkeia, retrouvée en fuyant un entourage ­comme précipité


dans un « on » anonyme, à ­l’homonia, que le roi-philosophe tente de
­construire, ce parcours a permis de dégager les ­conditions ­d’une société
juste c­ omposée ­d’hommes qui vivraient enfin à la hauteur de la raison
­qu’ils ont en partage. La philosophie ramène chacun de ­l’erreur, ­d’un
tout indifférencié, lieu de toutes les ­contradictions, où il se perd dans
un jeu de miroirs, où ce q­ u’il croit son reflet n­ ’est que l­ ’infinie et vaine
diffraction d­ ’une même pantomime. Elle mène ensuite les progressants à
la systématicité solide d­ ’une Cité dont ­l’unité résulte du c­ oncours ­d’êtres
qui, sachant être eux-mêmes, ont découvert c­ omment être aux autres et
collaborent ensemble au bien ­commun. ­L’amour de ­l’autre ­commence
par le souci de soi – on retrouve cette unique impulsion fondamentale
à aimer l­’autre ­comme soi-même.
Deux modèles ont orienté ­comme en filigrane ma recherche : celui,
avant tout musical, de la symphônia, que ­l’on peut lire par exemple chez
Épictète, et celui, cosmologique, dont use Musonius, de la sympnoia. Les
deux c­ onvergent en fait vers la même réalité ­d’un accord fondamental.
Le modèle musical indique que chaque individu doit ­d’abord se préoc-
cuper ­d’accorder son âme ­comme on accorderait une lyre : car, une fois
trouvée la justesse de son propre chant, ­c’est naturellement que ­l’âme
­s’accorde à celui du monde. Le second modèle ne dit rien d­ ’autre : le
souffle de l­’âme, toujours individualisé, doit retrouver la tension juste,
celle où les mouvements vibratoires de ­l’air et du feu ­s’accorderont à
la tension propre. L­ ’eutonie est toujours en même temps une syntonia,
­communauté de tension de souffles qui eux-mêmes ne sont que des
parties du même pneuma divin.
Si les deux modèles disent la même chose, l­’un corrige cependant
­l’autre : il ne faudrait pas en effet lire dans le chœur du monde ­l’illusion
que le monde se réduit à un ensemble de voix que le destin, ­comme
un chef de chœur, harmoniserait. Si chacun est cause principale de ses
536 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

assentiments, il ­n’en reste pas moins que tous ses actes sont co-déterminés
et à ce titre dépendants de la chaîne des causes du destin. Les causes sont
des souffles1, disent les stoïciens, et il faut ­comprendre par là que tout
homme se trouve à la fois déterminé certes par sa nature (la nature du
souffle de son âme, ­qu’il lui faut tâcher d­ ’harmoniser) mais aussi par les
circonstances extérieures (auxquelles il doit ­s’adapter) : ­c’est dire encore
que l­ ’homme est une portion du souffle, portion sans doute très subtile,
mais une portion ­d’un tout qui le dépasse forcément et dans lequel il
prend sa place de partie. La collaboration de l­ ’homme au destin est donc
toujours à la fois causante et causée2 et la collaboration intelligente du
citoyen de l­ ’Univers c­ onsiste à harmoniser son souffle de partie au souffle
qui parcourt le tout. Il faut alors faire droit à la notion de sympnoia.
Mais celle-ci ne saurait non plus faire oublier que le sage, même
parfaitement harmonisé, ne perd pas sa tension individuelle, à moins
de se perdre dans le tout (ce qui advient lors de la c­ onflagration mais
pas avant : si le sage devient un astre, il est toujours individuellement
déterminé). Les stoïciens disent certes q­ u’il y a une « ­communauté de
souffle et de tension3 » qui unifie l­ ’univers en un tout ordonné (ἡνωσθαι).
La sympnoia définit évidemment la ­communauté de souffle : le même
souffle parcourt le monde ; on rencontre plus de difficulté à c­ omprendre
la syntonia, à moins de dire que chacun partage la même tension, ce
qui ­n’est pas possible. Il faut donc en revenir à ­l’interprétation selon le
modèle musical : on retrouve alors la syntonia dans ­l’accord des tensions
de chacun des êtres, terrestres et célestes, accord plus intime entre les
sages et les dieux astres.
Il faut ainsi parvenir à ­l’unité, vocation de ­l’être rationnel, unité
­consciente et différenciée, dont on a un exemple dans la sympnoia que

1 SVF II, 340 : « les stoïciens [disent] que toutes les causes sont corporelles : ­c’est ­qu’elles
sont des souffles (Οἱ Στωϊκοὶ πάντα τὰ αἴτια σωματικὰ · πνεύματα γὰρ) ».
2 Il est clair que la réalité du destin, ­lorsqu’on ­comprend celle de la participation au gouver-
nement de Zeus, devient moins lourde : tout événement est certes co-déterminé (­confatale),
mais précisément, déterminé par soi et par le destin. Distinction que A. A. Long permet de
penser au plus juste, l­ orsqu’il écrit, dans « Freedom and Determinism », art. cit., p. 178 :
« The world can be viewed as nothing but the activity of all-pervasive pneuma. Yet logos, the
causal principle, is inside the individual man as well as being an external force ­constraining him.
God is expressed in the whole, the sum of the all substances, which includes particular logoi. »
3 D.L. VII, 140 = SVF II, 543 : « Dans l­ ’univers, il ­n’y a aucun vide, mais ­l’univers est unifié
(ἀλλ´ἡνῶσθαι αὐτόν). La c­ ommunauté de souffle et la c­ ommunauté de tension (σύμπνοιαν
καὶ συντοινίαν) rendent cela nécessaire. »
Conclusion générale 537

partage le couple musonien, que ­j’ai interprété, à la suite ­d’Antipater,


c­ omme une krasis. La chose ne va certes pas de soi, mais n­ ’est-ce pas là
une manière de décrire tout être ­comme une partie du même tout, tout
en sauvegardant la nécessaire distinction des qualités individuelles ?
Certes les époux (puisque le mariage c­ onstitue le premier lieu d ­ ’une
telle union) ne partagent pas le même corps, on ne saurait donc parler
en toute rigueur de mélange total. Mais n­ ’est-ce pas là encore une autre
manière de décrire l­’unité des êtres sociables, objet régulier des médi-
tations de Marc-Aurèle :
Une, la lumière du soleil, même si elle se scinde sur les murs, sur les mon-
tagnes, sur des milliers d­ ’autres obstacles. Une, la matière c­ ommune, même
si elle se scinde sur des milliers de corps individuels. Une, ­l’âme, même si
elle se scinde dans des milliers de natures et des milliers de limites propres.
Une, ­l’âme intelligente, même si elle semble se séparer. Certes, les autres
parties des choses dont j­ ’ai parlé, tels les souffles et les substances insensibles
ne ­s’accordent pas les unes avec les autres et pourtant le principe ­d’unité et
de gravitation les maintient ensemble. L­ ’intelligence, quant à elle, tend d­ ’une
manière propre vers ce qui est de son espèce, s­ ’associe et son sentiment social
ne se disperse pas (οὐ διείργεται τὸ κοινωνικὸν πάθος)1.

Les corps ne sont que des particularisations ­d’une même matière et


sont tenus ensemble, malgré leurs différences et les limites sur lesquelles
ils sont repliés, par la même force de gravité. Combien plus encore les êtres
sociables doivent-ils alors tendre à l­ ’unité ! ­C’est bien la même matière
qui est c­ ommune entre tous les êtres naturels (de la plante à l­ ’homme),
la même âme q­ u’ont en c­ ommun les animaux, la même intelligence qui
est ­commune entre les hommes, distribuée entre des corps qui ne font
pas obstacle à ­l’unité fondamentale des êtres rationnels. Ils partagent
une même et unique matière et une même et unique âme, cependant
chaque fois individuées différemment2 : ­c’est le souffle divin qui chaque
fois possède une tension différente. La krasis revient dès lors à une autre
manière de penser la syntonia et la sympnoia, en faisant droit à ce mélange
des êtres sociables et au maintien, dans le mélange, des qualités indi-

1 Marc-Aurèle, XII, 30. En lisant avec Farquharson, The Meditations of the Emperor Marcus
Antoninus, éd. cit., p. 248 τὸ ἑνοῦν au lieu de τὸν νοῦν : il ­s’agit du principe de la gravitation.
2 Voir VIII, 56 : « Car même si nous sommes nés fondamentalement les uns pour les autres,
il reste que nos hégémoniques ont chacun leur propre pouvoir (τὰ ἡγεμονικὰ ἡμῶν ἕκαστον
τὴν ἰδίαν κυρίαν ἔχει). »
538 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

viduelles, tout en insistant sur leur unité fondamentale. Ce serait là, en


quelque sorte, répondre au trouble de Marc-Aurèle. Après avoir montré
en 9, 9, que tous les êtres qui ont part à une chose c­ ommune ­s’efforcent
et tendent (σπεύδει) vers cette détermination semblable, il c­ onclut :
Et donc tout être qui partage une c­ ommune nature intelligente tend pareille-
ment vers une affinité (πρὸς τὸ συγγενὲς ὁμοίως σπεύδει) et même davantage :
plus en effet un être est meilleur que les autres, plus il est disposé à se mélan-
ger et à se c­ onfondre avec ce qui lui est apparenté (πρὸς τὸ συγκιρνᾶσθαι τῷ
οἰκείῳ καὶ συγχεῖσθαι ἑτοιμότερον). Et précisément, déjà parmi les êtres non-
rationnels, on trouve des essaims, des troupeaux, ils élèvent leurs petits, et,
­d’une certaine manière, ils ­s’aiment : déjà en effet en eux se trouvent des âmes
et l­’on trouve une union qui s­’intensifie chez les meilleurs, telle q­ u’on ­n’en
trouve ni dans les végétaux, ni dans les pierres, ni dans le bois. Mais parmi
les êtres rationnels on trouve des gouvernements, des amitiés, des familles et
des rassemblements, et dans les guerres, des traités et des armistices (πολιτεῖαι
καὶ φιλίαι καὶ οἶκοι καὶ σύλλογοι καὶ ἐν πολέμοις συνθῆκαι καὶ ἀνοχαί). Mais
parmi les êtres supérieurs et séparés (κρειττόνων καὶ διεστηκότων), il existe
une sorte ­d’unité (τινὰ ἕνωσις), ­comme entre les astres : ainsi la progression
vers les êtres les meilleurs peut produire une sympathie (συμπάθειαν) même
chez ceux qui sont séparés1.

On retrouve la place problématique de ­l’homme, telle ­qu’elle a été


établie à la fin de la première partie : parmi les êtres les meilleurs, les
êtres rationnels, l­’homme est c­ ontraint à une diversité de liens q ­ u’il
­n’arrive pas à unifier. Liens politiques (­construits dans la politeia), fami-
liaux, amicaux, lien social au sens le plus large (le rassemblement).
Encore cette unité ­n’est-elle parfois gagnée sur la discorde (la guerre)
que par la puissance de la fides dans les traités. Au-dessous de lui, chez
les animaux, existe une sorte ­d’unité par rassemblement, au-dessus de
lui, une unité plus fondamentale, qui réalise ce à quoi il est appelé :
être un dieu parmi les dieux et partager leur union, mélange que Marc-
Aurèle qualifie étonnamment de σύγχυσις, fusion. Mais il ­s’agit alors
de la plus haute union qui soit, unique en son genre : la fusion totale

1 Marc-Aurèle, IX, 9. Je ­n’adopte pas ­l’hypothèse de Farquharson, op. cit., p. 177, qui


traduit par un passé, puisque Marc-Aurèle évoquerait selon lui (p. 797) un âge d­ ’or q­ u’il
regretterait. Il s­ ’agit en fait de l­ ’ascension dans l­ ’échelle des êtres et d­ ’un mouvement vers
­l’unité qui se trouve, déjà, ­contrarié ­lorsqu’on arrive au niveau humain – on ne voit pas
pourquoi les bêtes et les dieux-astres seraient ainsi inclus dans le rappel d­ ’un âge d­ ’or de
­l’humanité.
Conclusion générale 539

du monde dans le dieu, lorsque, lors de la c­ onflagration, il se retrouve


lui-même en sa pensée. Plus ­l’on monte dans ­l’échelle des êtres, plus
intime devient le mélange, et la classique distinction entre παραθέσις,
κρᾶσις et σύγχυσις se révèle insuffisante pour en exprimer toutes les
nuances. On passe de la παραθέσις des troupeaux à la σύγχυσις dans le
dieu au moyen ­d’intermédiaires multiples. Les animaux ainsi ­connaissent
quelque chose c­ omme un mélange supérieur dans les amours. Avec les
dieux-astres est évoqué un mélange bien plus intime : même séparés,
ils sont unis – ­c’est la sympathie universelle, davantage, la sympnoia.
Pour les hommes, le mélange s­ ’avère inqualifiable : parce ­qu’ils semblent
échouer à réaliser leur nature et à prendre ­conscience de leurs réelles
inclinations. C
­ ’est en quelque sorte le regret de Marc-Aurèle :
Vois à présent ce ­qu’il arrive : seuls les êtres intelligents ont oublié maintenant
leur zèle les uns pour les autres (τῆς πρὸς ἄλληλα σπουδῆς) et leur tendance
à ­l’union (συννεύσεως), et là seulement on ne voit pas de mélange (σύρρουν).
Mais bien q­ u’ils se fuient, ils en viennent à se rejoindre (φεύγοντες περικατα-
λαμβάνονται) : car la nature est puissante (κρατεῖ γὰρ ἡ φύσις)1.

La traduction du mot σύρροος fait difficulté : il ­s’agit, pour une


rivière, ­d’unir son cours à une autre ; le mélange est parfait. Chez les
êtres rationnels, seul l­’homme ne parvient pas à cette perfection, alors
que la nature ­l’a ­comme programmé pour cela. Il lui faut en revenir à
ses premières impulsions : ce que suggère sans doute le verbe περικα-
ταλαμβάνω (rejoindre, atteindre, après une révolution).
­J’espère avoir montré à quel type de retour sur soi-même Musonius
invite pour retrouver ces tendances à se mêler à ­l’autre. Pour lui, cepen-
dant, il ne s­’agit pas d­ ’une fusion, mais, parce que le πόθος maintient
une distance dont l­ ’être humain a besoin, le meilleur modèle demeure,
pour penser le lien que veut la nature entre les hommes la σύμπνοια (avec
­communauté de corps). Celle-ci se réalise dans la première union, point
­d’élan vers ­l’extension des relations : le mariage. Mélange des corps, sans
doute plus métaphorique que ­conceptuellement assuré chez Antipater,
mais modélisation de ­l’intuition de ce que les époux ressentent ­l’un
pour l­’autre, perdant dans l­’union leur indépendance, non leur liberté
de jugement : ­c’est la ­communauté de souffle et de corps chez Musonius,
qui n­ ’est pas fort différente de la κρᾶσις ­d’Antipater.
1 Ibid.
540 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Les autres rassemblements doivent tendre vers cette unité : cela reste
vrai de ­l’amitié. D­ ’où la nécessité ­d’étendre quelque chose de la rela-
tion spécifique des époux aux c­ oncitoyens : la sollicitude que les époux
partagent. Ainsi s­ ’exprime, dans le temps et par le biais d­ ’une pulsion
naturelle, la nécessité fondamentale de ­l’oikeiôsis : renouer peu à peu avec
soi-même pour, dans le même temps, renouer avec la raison et ceux qui,
par elle, sont apparentés à tout être rationnel. Devenir raisonnable revient
toujours à devenir sociable et, pour ainsi dire, plus ­l’homme s­ ’apparente
à la raison, plus il ­s’accorde avec sa divinité, plus il est naturellement lié
avec les autres, même si ce lien peut ne pas être partagé.
Même chez les insensés, la nature ­s’avère la plus forte : ­d’où ce ras-
semblement hétéroclite mais nécessaire q­ u’est la cité. Il revient au seul
vrai politique, le sage, de permettre un lien plus étroit : par l­ ’éducation,
le fait du philosophe, être royal ; par la loi, le fait du roi, toujours philo-
sophe. Cela pour lutter c­ ontre l­ ’oubli par l­ ’homme de sa nature et pour
redresser des élans qui, pervertis, errent dans des unités trompeuses :
à la sédimentation du « on », le philosophe tâche, par les moyens les
plus pertinents (les préceptes, les exercices mais aussi les lois) d­ ’opposer
­l’harmonie de liens assumés ; à ­l’irrationnel de liens fantasmés, irréels,
il substitue la profondeur de l­’attachement.
Parce q­ u’il montre un tel souci et tente de le théoriser à la fois dans
mais aussi souvent ­contre les cadres ­culturels qui sont les siens, Musonius
apparaît, à qui veut bien le lire sans méfiance, ­comme un vrai philosophe.
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Admète : 299, 401 Carnéade : 238, 275 n


Aelius Aristide : 29, 30 Caton ­d’Utique : 10, 11, 12, 26, 43,
Aelius Tubero : 501 129 n, 133, 134 n, 135, 137, 169, 170,
Alceste : 299, 401, 402 182, 240, 243 n, 336 n, 375, 380, 393,
Alexandre : 16, 410, 434 n, 465 n, 427 n
470, 494 Caton ­l’Ancien : 58, 77, 199-202, 206,
Annius Pollio : 30 242, 245, 333, 416, 426
Antiochus ­D’Ascalon : 488 Chrysippe : 53 n, 54, 59, 67, 68, 72 n, 74,
Antiochus I De Commagène : 455 n, 75 n, 110, 111, 112 n, 120, 121, 128 n,
462 n 129, 135 n, 142, 143, 165 n, 179, 214 n,
Antiochus IV : 463 n 229, 234, 236, 251, 265, 270, 271,
Antipater De Tarse : 15, 208, 209, 277 n, 289, 291, 292, 308 n, 351, 362,
224, 225 n, 231, 235 n, 249, 251, 366, 368 n, 381, 387, 388, 391, 411,
264 n, 265, 267, 268, 269, 272, 273, 421 n, 476, 484, 490, 507, 509
296, 297 n, 302 n, 306, 307, 310, 314- Claranus : 167, 173
Cléanthe : 53 n, 78, 82, 88, 92, 93, 108,
316, 319, 321, 323, 324 n, 326, 327,
110, 111, 119, 120 n, 123 n, 142, 150,
334, 336, 337, 349-357, 375, 402,
156, 170, 179, 184, 251, 277 n, 282,
403, 537, 539
390, 476, 290, 515 n, 520
Antiphon : 437 Cléarque de Lacédémone : 421
Antisthène : 88, 95, 108, 232, 233, Cléomène : 504, 505
439 n Cratès : 234, 302-306, 439 n, 441
Archèdémos : 235, 239 n
Aristippe : 437 Démétrius : 28, 29, 494, 522
Ariston : 19, 111, 407, 430 Diogène De Babylone : 120 n, 177 n,
Arius ­d’Alexandrie : 28, 454 n 249, 493
Artémidorus : 28, 454 n Diogène le Cynique : 18, 51, 52, 70 n,
Asinius Pollio : 30 90, 91, 95, 103, 104, 109, 213, 232,
Auguste : 12, 27 n, 28, 30, 57, 201 n, 233, 304 n, 421, 423 n, 424, 434-
202-206, 211, 212, 229, 244, 245, 444, 470, 471
318, 332, 335 n, 359, 405-411, 454, Dion De Syracuse : 420
455, 523 Diotime : 260, 261
Domitien : 459
Balbus : 148, 150-159, 216 n, 515 n
Barea Soranus : 27, 28, 30, 521, 522 Egnatius Celer : 27, 521-523
Blossius : 504 Euphrates : 28
556 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Euripide : 297, 437 Ptolémée V : 463 n


Eurysos : 468 Pythagore : 290, 303
Eusèbe : 389, 482
Régulus : 247
Galba : 27, 523 Rubellius Plautus : 27, 312 n, 453 n,
Glaucon : 51, 330, 506 n 522

Hécaton : 304 Sabines : 203 n, 206, 217


Helvidius Priscus : 28, 522, 523 Scipion : 464 n
Héraclite : 158, 159, 437 Sextius (le Père) : 127, 165, 166, 169-
Hermodore : 421 171, 242, 428, 433, 434 n
Hiérocles : 130 n, 131 n, 133 n, 231, Socrate : 26, 30, 31 n, 32, 43, 79, 118,
264 n, 319, 321, 324 n, 334, 336, 363, 126, 141, 170, 176, 179, 180, 303,
373-377, 397, 496, 497 326, 329, 330, 332, 423, 424, 437 n,
Hipparchia : 234, 304, 305 476, 506 n
Hippias : 437 Sosithéos : 520
Spartiaticus : 61, 62
Lucius : 29, 30, 31, 32, 53, 71, 100, 314, Sphairos : 382, 384, 504, 505
453 n, 489
Lycurgue : 407, 505, 506, 521 Thémistocle : 420
Thrasea Paetus : 27, 29, 521, 522
Marcellus : 522, 523 Titus : 26, 28, 453 n, 459, 523
Marcia Furnilla : 523
Metellus : 206 Ulysse : 154, 158 n, 420
Mucianus : 28, 523
Mucius Scaevola : 501 Varron : 11, 58
Vespasien : 10, 13, 27, 28, 453 n, 455 n,
Néron : 10, 11, 26-29, 411, 416, 462 n, 523
471 n, 493, 519, 521, 522 Vitellius : 11, 453 n, 523

Panétius : 53 n, 65, 67 n, 117 n, 142, Xénophon : 30, 31 n, 56, 79, 125, 325,
144 n, 273-275, 288, 289, 294, 375, 326, 328, 330, 513
384 n, 391 n, 426, 473, 490 n, 491,
493 Zénon : 16, 53 n, 64, 77, 111, 120 n,
Pasiclès : 305 123 n, 136, 156, 170, 173 n, 179, 184,
Pausanias : 261 208, 229-235, 244, 252, 253 n, 261 n,
Posidonius : 68, 69, 75 n, 120, 121, 262, 265, 326 n, 344, 345, 351, 385,
337 n, 475 n, 526 386, 403, 407, 476, 484, 490, 507
INDEX DES NOMS MODERNES

Adler, M. : 30, 142 Cooper, J. M. : 382


Agache, S. : 199 Crawford, M. H. : 205
Alesse, F. : 67, 142, 274, 275, 384, 390,
391 Delatte, A. : 524-531
André, J.-M. : 426, 427 Delatte, L. : 426, 463, 467-469, 472,
Annas, J. : 249 512, 513, 516, 519, 527
Asmis, E. : 323 Dixon, S. : 201, 207, 258, 405
Astin, A. E. : 199 Dorandi, T. : 435, 440
Aubenque, P. : 153, 518 Dupont, F. : 10

Babut, D. : 257, 419, 423 Engel, D. M. : 327, 328, 332
Balaudé, J.-F. : 220, 498 Erskine, A. : 232, 233, 472, 492, 493,
Balch, D. L. : 215, 319, 320, 329 506
Baldry, H.-C. : 231, 232, 234 Evans, J. K. : 523
Baltzer, E. : 31
Banateanu, A. : 253, 268, 286, 307 Farquharson, A. S. L. : 278, 537, 538
Barnes, J. : 71, 84, 86, 87, 390 Favez, C. : 326
Barra, E. : 387 Festugière, A.-J. : 52, 58, 137, 287, 341,
Bees, R. : 231 342, 362, 423, 453
Bénatouïl, T. : 59, 71, 75, 118, 167, Fillion-Lahille, J. : 68, 69, 75, 120, 121
271, 477, 490 Foucault, M. : 10, 14, 17, 21-25, 47,
Bermon, E. : 83 222, 244, 297, 298, 325, 326, 340,
Besnier, B. : 148 343, 398, 455, 456, 468, 532
Billerbeck, M. : 304, 434 Foulon, E. : 464
Biziou, M. : 376, 397 Fraisse, J.-C. : 20, 273-276, 281, 288,
Bobonich, C. : 59 289
Bowersock, G. W. : 454, 455 Frank, R. I. : 204, 405
Boys-Stones, G. : 454, 455 Fuentes Gonzáles, P. P. : 63, 64, 419,
Bradley, K. R. : 201 422, 430
Braund, D. C. : 455
Bréhier, É. : 65, 72, 106, 135, 160, 308 Gaca, K. L. : 200, 211, 230, 231
Brouwer, R. : 178 Gigandet, A. : 220, 239, 446
Brunschwig, J. : 129-132, 515 Goldschmidt, V. : 72, 73, 87, 112, 147,
185, 283, 309, 431, 433, 481
Conche, M. : 158, 159, 220, 426 Goodenough, E. R. : 468, 519
558 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Goulet, R. : 18, 100, 117, 149, 214, 229, Laurenti, R. : 142, 175, 193, 212, 333,
236, 253, 254, 271, 287, 301, 308, 335
384, 387, 388, 491 Le Blanc, G. : 22
Goulet-Cazé, M.-O. : 14, 25, 51, 52, Lenta, G. : 56, 124, 448, 453
69, 79, 89, 90, 94, 95, 102, 103, 104, Lévy, C. : 11, 14, 33, 44, 45, 68, 129,
110, 111, 142, 231, 232, 304, 424, 133, 148, 160, 364, 373, 375, 381,
437, 438 391, 397
Gourevitch, D. : 203, 244, 334 Long, A. A. : 22, 81, 117, 118, 120, 122,
Gourinat, J.-B. : 59, 80, 118, 391 156, 275, 308, 374, 410, 495, 496,
Graver, M. : 37, 167 497, 515, 536
Griffin, M. : 108, 459, 493 Lories, D. : 129, 130
Grilli, A. : 200, 208, 500, 509 Lutz, C. : 28, 29, 30, 31, 32, 100, 137,
Grimal, P. : 200, 201, 203, 217, 248, 211, 341, 364, 411, 421, 453
312, 314, 333, 462
Gros, F. : 21, 23, 24 Maldonado de Lizalde, E. : 204,
Guérard, C. : 235 205, 359
Mansfeld, J. : 385-387
Hadot I : 501-506 Moles, J. L. : 233, 423, 435-438, 441,
Hadot, P. : 14, 17-20, 95, 97, 102, 178, 522, 523
494, 532 Morana, C. : 243
Hallet, J.-P. : 201 Moreau, J. : 140
Haury, A. : 199 Morel, P.-M. : 58
Hense, O. : 26, 29, 30, 185, 213, 264,
300, 327, 334, 341, 342, 364, 419, 469 Natali, C. : 53, 54
Hijmans, B. L. : 423 Nicolet, C. : 355
Houser, S.J : 58, 67, 68, 326, 331, 338, Nussbaum, M. : 332
421, 501
Husson, S. : 435, 438 Obbink, D. : 481, 484
Oltramare, A. : 326
Ildefonse, F. : 472
Imbert, C. : 82, 83 Parker, C. P. : 30
Inwood, B. : 85, 131, 133, 170, 218, Pellegrin, P. : 515
230, 254, 261, 263, 293, 372, 374, Pembroke, S. G. : 128, 129, 134, 137,
377, 379, 389, 390, 485 227, 257, 344
Petit, A. : 286, 467, 513, 528
Jagu, A. : 93, 98, 137, 156, 211, 228, Petit, P. : 204
246, 264, 332, 341, 364, 376, 466 Powell, J. U. : 156
Pradeau, J. F. : 21, 22, 23, 508, 526
Klassen, W. : 70, 175, 453, 519, 524
Radice, R. : 107, 109, 128, 131, 135,
Lana, I. : 428 194, 370
Laurand, V. : 204, 206, 230, 251, 254, Raepsaet-Charlier, M. T. : 203, 334
257, 260, 262, 363, 374, 380, 397, Ramelli, I. : 14, 100, 342, 454, 510, 521
406, 416, 451, 482, 507, 512 Rawson, B. : 200, 201
Index des noms modernes 559

Reydams-Schils, G. : 12, 16, 57, 200, Treggiari, S. : 200, 201, 242, 255, 331
223, 293, 337, 361, 376, 377, 379,
381, 382, 388, 397, 411 Van Arnim, J. : 156, 261
Rich, A. N. M. : 52 Van Geytenbeek, A. C. : 26, 29-32,
Rist, J. M. : 71, 552 52, 56, 70, 79, 244, 246, 264, 265,
Robert, J.-N. : 58 351, 420, 452, 453, 520, 521
Rogers, R. S. : 521 Van Straaten, M. : 69, 289
Vander Waerdt, P. A. : 486, 487, 488,
Saint-Denis (de), E. : 200 492, 506
Samier, P. : 242, 362, 402 Vatin, C. : 351, 352, 354
Sartre, M. : 454, 455, 460 Veyne, P. : 178, 200, 201, 334, 422
Schofield, M. : 53, 230, 232, 233, 345, Villers, R. : 204, 335, 410
346, 399, 481, 532 Voelke, A.-J. : 20, 68, 69, 108, 110,
Sedley, D. N. : 156, 180, 181, 308, 374, 170 ; 265, 272, 275, 306 ; 421, 422
410, 541 Vogt, K. M. : 415, 485
Shaw, B. D. : 240 Vottero, D. : 242, 324, 362
Striker, G. : 128, 485
Ward, R. B. : 215, 319, 323, 329
Terrel, J. : 22, 23, 33 Wilgaux, J. : 233, 384, 402
Thesleff, H. : 467, 468, 519, 524, 525 Wright, M. R. : 132
Torre, C. : 12, 296, 302, 307, 321, 347,
362, 369 Zagdoun, M.-A. : 259
INDEX DES PASSAGES CITÉS

Archytas, Περὶ νόμου καὶ δικαιοσύνης I, 12, 1259 b 7 : 325


(Stobée, Anthologium) : I, 13, 1260 a 20 : 326
4.1.132 : 525, 529 II, 1265 a 38 - 1265 b 16 : 352
4.1.135 : 525 III, 6, 1279 a 9-10 : 458
4.1.136 : 528, 531 III, 13 : 458
4.1.137 : 531 III, 16, 1287 a 15 : 458
4.1.138 : 528 III, 16, 1287 a : 512
III, 17, 1288 a : 512
Aristote, Éthique à Eudème (Eth. Eud.) : VII, 1326 b 22-24 : 353
1215 a-b : 49 VII, 1326 b 2-7 : 353
1216a : 49 VII, 1335 b 19 - 26 : 354
1222a : 49
Aristote, Rhétorique (Reth.) :
Aristote, Éthique à Nicomaque (Eth. I, XII : 354
Nic.) :
I, 3, 1095 b : 49 Aristote, Économiques (Oec.) :
V, 10, 1134 b 15 : 474 1344 a : 328
V, 7, 1132 a : 513
VI, 8, 1141 b 8 : 519 Athénée, Deipnosophiste (Deipn.) :
VIII, 12 : 240 561d : 345
VIII, 6, 1157 b 5- 12 : 269
VIII, 7, 1158 a 9 : 269 Augustin, Cité de Dieu :
X, 7, 1176 b 29 - 1177 a 8 : 153 XIV, 20 : 305

Aristote, Génération et corruption (Gen. Aulu Gelle, Nuits attiques (Noct. Att.) :
Corr.) : I, 6, 1 : 206
328 a 26-28 : 316 IV, 3 : 248
V, 1 : 98
Aristote, Métaphysique (Metaph.) :
A, 2, 982 b 30 : 153 Cicéron, Du destin (De Fato) :
7-8 : 120
Aristote, Politiques (Pol.) : 9 : 120
I, 12 : 474
I, 12, 1259 b 5-6 : 458 Cicéron, La divination (Div.) :
I, 12, 1259 b 10 : 325 I, 56, 127 : 140
562 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Cicéron, Des fins extrêmes des maux et des II, 43 : 159
biens (Fin.) : II, 128 : 215
I, 30 : 145 II, 140-141 : 396
III, 16 : 128, 132 II, 153 : 154
III, 16-22 : 86 II, 164 : 515
III, 17 : 133
III, 20 : 135 Cicéron, Des devoirs (Off.) :
III, 21 : 134 I, 12 : 365, 428
III, 23 : 129, 137 I, 39 : 247
III, 32 : 106 I, 46 : 473
III, 45 : 272 I, 54 : 373
III, 55 : 279 I, 54-55 : 402
III, 62 : 12, 89, 380 I, 55 : 289
III, 62-63 : 370 I, 56 : 290
III, 64 : 366 I, 61 : 192
III, 65 : 381 I, 93-96 : 305
III, 67 : 240 I, 105-106 : 244
III, 68 : 16, 18 I, 106 : 65
IV, 14 : 136 I, 107 : 157
I, 111 : 182
Cicéron, ­L’amitié (Lael.) : I, 112 : 158
92 : 291 I, 115 : 473
I, 128 : 109
Cicéron, Les Lois (Leg.) : I, 128-129 : 65
I, 19 : 532 I, 138-139 : 499
I, 23 : 488 I, 145 : 46
I, 25 : 161, 175 I, 148 : 11, 57
I, 151 : 53, 37
Cicéron, Second Académiques II (Luc.) : II, 35 : 89, 473
26 : 73 II, 73 : 496
38 : 133 II, 89 : 53
III, 70 : 247
Cicéron, La nature des dieux (Nat. Deor.) :
I, 39 : 483 Cicéron, ­L’orateur (Orat.) :
I, 121 : 284 2, 277 : 333
II, 12 : 161
II, 19 : 149 Cicéron, La République (Resp.) :
II, 24 : 162 II, XXVII, 49 : 459
II, 28-30 : 110 III, XXII, 33 : 484
II, 33-35 : 110
II, 34 : 148 Cicéron, Les Tusculanes (Tusc.) :
II, 35 : 149 II, 35 : 89
II, 36 : 150 II, 60 : 174
II, 37 : 152 III, 81 : 419
Index des passages cités 563

IV, 12 : 218 VI, 79 : 439


IV, 17 : 186 VI, 88 : 305
IV, 22 : 60 VI, 92-93 : 440
IV, 72 : 255 VI, 96 : 304
V, 38 : 146, 149, 150 VI, 102 : 438
V, 108 : 423 VI, 103 : 437
VI, 105 : 52
Clément ­d’Alexandrie, Stromates VII, 13 : 326
(Strom.) : VII, 20 : 77
II, 21 : 142 VII, 22 : 230
V, 5, 29 : 468 VII, 23 : 253
VII, 26 : 64
Diogène Laërce, Vies et opinions des VII, 28 : 123
philosophes illustres (D. L.) : VII, 33 : 229
II, 21 : 332 VII, 36 : 251
III, 78 : 233 VII, 45 : 80
IV, 47 : 79 VII, 55 : 117
V, 20 : 307 VII, 60 : 214
VI, 2 : 88 VII, 62 : 276
VI, 11 : 232 VII, 82 : 59
VI, 12 : 439 VII, 85 : 129
VI, 20 : 434 VII, 88 : 491
VI, 23 : 102 VII, 89 : 75, 143
VI, 24 : 439 VII, 93 : 59
VI, 27 : 90 VII, 95 : 275
VI, 29 : 52, 213, 435 VII, 96-97 : 279
VI, 32 : 439 VII, 99 : 360
VI, 35 : 439 VII, 108 : 376
VI, 36 : 439 VII, 109 : 146
VI, 37 : 438 VII, 111 : 187, 188
VI, 38 : 424, 434 VII, 113 : 254
VI, 42 : 439 VII, 116 : 287
VI, 43 : 434 VII, 120 : 71, 301
VI, 44 : 438 VII, 121 : 18, 229, 368
VI, 46 : 52, 439 VII, 123 : 16, 103, 159
VI, 49 : 443 VII, 124 : 41, 253
VI, 51 : 438 VII, 127 : 271
VI, 54 : 213 VII, 128 : 275
VI, 63 : 436 VII, 129 : 229
VI, 69 : 52 VII, 130 : 230, 254, 259
VI, 70 : 91 VII, 131 : 236, 493
VI, 72 : 213, 232, 437 VII, 134 : 387
VI, 73 : 438 VII, 136 : 386, 387
VI, 75 : 440 VII, 137 : 159
564 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

VII, 141 : 100 263, 17-20 : 517


VII, 142 : 388 264, 12 - 265, 1 : 514
VII, 143 : 149 265, 14-15 : 514
VII, 148 : 56 265, 6-12 : 514
VII, 151 : 308 266, 2 : 514
VII, 156-157 : 100 267, 10-11 : 514
VII, 157 : 165, 385 267, 12 : 515
VII, 158 : 384 268, 15-269, 10 : 518
VII, 159 : 382
VII, 166-167 : 174 Écphante, Peri Basileias (édition
VII, 168 : 92 L. Delatte) :
VII, 172 : 78, 88 p. 25, 2-3 : 469
VII, 173 : 520 p. 25, 7-26, 4 : 467
VII, 175 : 251 p. 27, 13-28, 5 : 467
VII, 189 : 72 p. 28, 12 : 470
X, 120 : 498 p. 28, 14 : 469
p. 31, 1-7 : 469
Digeste :
XXIII, 2, 1, 1 : 314 Épictète, Entretiens (Diss.) :
XXIII, 2, 44 : 205 1, 6, 7 : 215
XXIII, 2, I, I : 248 1, 6, 9 : 218
XXIV, I, I.32 : 312 1, 6, 10 : 223
1, 7, 30-33 : 71
Dion Cassius, Histoire Romaine (Hist. 1, 9, 1 : 423
Rom.) : 1, 11, 18 : 376
LIII, 15, 4 : 29 1, 11, 19 : 376
LII, 19 : 456 1, 12, 14 : 224
LVI, 7, 4-5 : 408 1, 13, 1 : 65
LVI, 1-10 : 202, 204 1, 16, 10 : 223
LVI, 2 : 206 1, 19, 10-15 : 372
LXII, 27 : 422 1, 19, 20-21 : 371
2, 4, 1 : 235
Dion Chrysostome, Discours : 2, 4, 8 : 235, 403
IV, 61 : 470 2, 4, 15 : 271, 289
IV, 62 : 470 2, 9 : 365
IV, 65 : 471 2, 10 : 146, 151, 330, 446
IV, 70 : 471 2, 10, 3-4 : 486
IV, 75 : 471 2, 10, 7-8 : 379
IV, 80 : 471 2, 10, 14 : 446
XXX, 122 : 26, 459 2, 10, 16-17 : 446
2, 11, 13 : 394
Diotogène, Peri Basileias (édition 2, 11, 20-23 : 87
L. Delatte) : 2, 15, 2 : 114
263, 15-17 : 517 2, 15, 7 : 113
Index des passages cités 565

2, 15, 7-8 : 114 Hésiode, Bouclier :


2, 19, 19-20 : 238 40 : 220
2, 20, 10 : 238
2, 20, 34 : 140 Hésiode, Théogonie (Theog.) :
2, 22, 15-16 : 372 116-122 : 346
2, 22, 33-34 : 140
3, 3, 5-8 : 378 Hiérocles ap. Stobée, Anthologium
3, 6, 9-10 : 80 (Anth.) :
3, 12, 1-4 : 102 4, 22, 24 : 264
3, 12, 16 : 102 4, 671, 7-673, 11 : 374
3, 13, 1 : 42 4, 504, 1-16 : 334
3, 15 : 42, 44 4, 511, 15-512 : 324
3, 16, 1-3 : 39
3, 16, 5 : 45 Hiérocles, éléments ­d’éthique :
3, 16, 7 : 44 col III, 56 : 131
3, 16, 10-13 : 42 col. IX. 3-10 : 497
3, 16, 15 : 42
Himerius, Discours (Or.) :
3, 16, 16 : 42
XXIII, 21 : 26
3, 21, 4-6 : 379
3, 22, 47-48 : 436
Homère, Odyssée :
3, 22, 67-68 : 303 IV, 392 : 332
3, 22, 72-73 : 321 IV, 611 : 93
3, 22, 76 : 303
3, 23, 29 : 510 Homère Iliade :
4, 1, 118 : 70 IX, 323-324 : 364
4, 8 : 141
4, 8, 34-43 : 141 Julien, Lettres (Ep.) :
Ad Theodorum 42, 24 : 26
Épictète, Manuel :
II, 2 : 85 Justin, Apologie pour les Chrétiens (Ap.) :
II, 8 : 26
Épicure, Fragments :
141 Us : 287 Long, A. A.  , Sedley, D. N.  , The
456 Us : 220 Hellenistic Philosophers (LS) :
37E : 59
Épicure, Sentences Vaticanes (S. V.) : 39E : 107, 136
51 : 220 40O : 133
58 : 426 46A : 140
47M : 112
Héraclite, Fragments : 48C : 307
36 DK : 159 48C2 : 307
117 DK : 159 48C3 : 307
118 DK : 158 48C4 : 307
566 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

48C 9-10 : 117 I, p. 1, 7-9 : 77


53H : 395 I, p. 2, 4-9 : 73
53B 6-7 : 130 I, p. 2, 9-22 : 84
53F : 122 I, p. 3, 12-16 : 79 
53J : 117 I, p. 3, 14 : 63, 101
54D : 135, 178 I, p. 4, 1-2 : 79
54 I3 : 515 I, p. 4, 5-14 : 88, 93
54I4-5 : 156 I, p. 4, 12-13 : 156
55F : 158 I, p. 5, 3-7 : 77
57A : 129 I, p. 5, 6 : 81
57G : 374 I, p. 5, 9-11 : 70
59B1-2 : 72 II, p. 6, 3-12 : 532
65J : 59 II, p. 7, 3-4 : 138
65M 9-10 : 120 II, p. 7, 16-8, 2 : 138
65T : 67 II, p. 8, 2-5 : 138, 139
67W : 54, 55 III, p. 9, 1-17 : 392
III, p. 9, 14-15 : 193
Lucrèce, La nature des choses, (Rer. Nat.) : III, p. 10, 6-7 : 70
V, 964-5 : 12 III, p. 10, 7-9 : 332
V, 1011-1023 : 238 III, p. 10, 13 : 60
III, p. 11, 5-6 : 300
Manilius, Astronomica : III, p. 11, 9-10 : 300
5, 734-742 : 484 III, p. 11, 11 : 335
III, p. 11, 22 : 200
Marc Aurèle, Pensées : III, p. 11, 22-12, 1 : 327
II, 5 : 495 III p. 12, 2-3 : 327
III, 34 : 487 III, p. 12, 5-10 : 331
IV, 29 : 487 III, p. 12, 11-15 : 332
IV, 4 : 485 III, p. 12, 19-24-13, 1 : 332
V, 27 : 472 III, p. 13, 1 : 302
VI, 42 : 487 III, p. 13, 1-3 : 334
VI, 44 : 495 IV, p. 13, 11 : 145
VII, 13 : 482, 487, 492 IV, p. 13, 16-14, 1-6 : 329
VIII, 34 : 487 IV, p. 14, 8-12 : 327
VIII, 56 : 537 IV, p. 14, 12-14 : 489
IX, 9 : 538-539 IV, p. 14, 14-15 : 244, 489
IX, 27 : 278 IV, p. 15, 5 : 329
IX, 29 : 494 IV, p. 15, 6 : 335
XI, 8 : 487 IV, p. 16, 19-21-17, 1-7 : 328
XII, 30 : 537 IV, p. 17, 7-17 : 330
V, p. 21, 11-16 : 106
Musonius (O. Hense, C. Musonii Rufi V, p. 21, 16-22, 3 : 106
Reliquae, Leipzig, Teubner, 1905) : VI, p. 22, 6-23, 3 : 104
I, p. 1, 5-7 : 82 VI, p. 23, 5-8 : 258
Index des passages cités 567

VI, p. 23, 8-11 : 258 IX, p. 41, 5-15 : 312


VI, p. 24, 3 : 101 IX, p. 41, 16-42, 1 : 267
VI, p. 24, 9-25, 4 : 116 IX, p. 42, 1-2 : 423-424
VI, p. 25, 6-14 : 103 IX, p. 42, 2-6 : 432
VI, p. 25, 12 : 101 IX, p. 42, 6-8 : 433
VI, p. 25, 14-26, 5 : 97 IX, p. 42, 9-10 : 424
VI, p. 26, 6-11 : 94 IX, p. 42, 14 - 43, 5 : 420, 430
VI, p. 26, 17-27, 4 : 74 IX, p. 43, 5-15 : 425
VII, p. 28, 7-29, 3 : 91 IX, p. 43, 6 : 420
VI, p. 28, 8 : 257 IX, p. 43, 13 : 267
VII, p. 29, 11-13 : 267 IX, p. 44, 2-15 : 62
VII, p. 30, 1-8 : 90 IX, p. 44, 13-15 : 421
VII, p. 31, 3-9 : 176 IX, p. 44, 16 : 420
VII, p. 31, 9-1 : 89 IX, p. 45, 3-6 : 92
VIII, p. 32, 10 : 448 IX, p. 45, 10-46 : 420
VIII, p. 32, 10-33, 3 : 511 IX, p. 47, 1 : 420
VIII, p. 33, 7-34, 7 : 347 IX, p. 47, 3- 6 : 443
VIII, p. 34, 7-11 : 434 IX, p. 50, 4-5 : 97
VIII, p. 33, 7-14 : 460, 531 IX, p. 50, 4-9 : 421
VIII, p. 34, 9-11 : 460, 531 IX, p. 50, 8-15 : 420
VIII, p. 34, 15-18 : 63 IX, p. 51, 5-8 : 420
VIII, p. 34, 18-35, 8 : 461 X, p. 54, 7-12 : 520
VIII, p. 35, 2 : 305 X, p. 55, 15-56, 2 : 520
VIII, p. 35, 7 : 156, 452 X, p. 56, 3-6 : 104
VIII, p. 35, 15-36, 1 : 461 XI, p. 57, 6 : 53
VIII, p. 36, 4-11 : 461 XI, p. 57, 6-58, 3 : 502
VIII, p. 36, 21-22 : 460 XI, p. 57, 8 : 54
VIII, p. 36, 23 : 452 XI, p. 58, 15-18 : 124
VIII, p. 36, 23-37, 5 : 508 XI, p. 58, 18-59, 1 : 113
VIII, p. 36, 23 - 37, 8 : 466 XI, p. 59, 2-4 : 124
VIII, p. 36, 24 : 452 XI, p. 59, 4-6 : 502
VIII, p. 37, 2-3 : 453 XI, p. 59, 7-9 : 55
VIII, p. 37, 4-6 : 452 XI, p. 59, 9-12 : 51
VIII, p. 37, 12 : 452 XI, p. 60, 1-3 : 185
VIII, p. 38, 2-4 : 57 XI, p. 60, 9-15 : 52
VIII, p. 38, 8-39, 5 : 466 XI, p. 60, 15-61, 2 : 55
VIII, p. 38, 9 : 452 XI, p. 61, 2-5 : 115
VIII, p. 38, 13 : 452 XI, p. 61, 10-63, 4 : 50
VIII, p. 38, 16-39, 2 : 452 XII, p. 63, 11-13 : 223
VIII, p. 39, 14-18 : 474 XII, p. 63, 17-64, 4 : 211, 489
VIII, p. 40, 4-7 : 476 XII, p. 64, 4-5 : 244
VIII, p. 40, 7-10 : 476 XII, p. 64, 4-7 : 223
VIII, p. 40, 10-12 : 510 XII, p. 64, 10-13 : 305
VIII, p. 40, 12-17 : 510 XII, p. 65, 2-6 : 243
568 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

XII, p. 66, 2 : 228 XV a, p. 78, 7-13 : 409


XII, p. 66, 2-6 : 245 XV a, p. 78, 14-79, 1 : 358
XII, p. 66, 13-20 : 327 XV a, p. 78, 18-79, 1 : 300
XIIIa, p. 67, 6-10 ; 68, 1 : 213, 268 XV a, p. 79, 1 : 376
XIIIa, p. 68, 1-4 : 226 XV a, p. 79, 1-10 : 369
XIIIa, p. 68, 5-9 : 214 XV (? Fragment Rendel Harris) : 364
XIIIa, p. 68, 5-13 : 306 XV b : 357
XIIIa, p. 68, 9-13 : 298 XV b, p. 80, 15-81, 2 : 300, 376
XIIIa, p. 68, 9-20 : 318 XV b, p. 81, 2-14 : 366
XIIIa, p. 68, 11 : 188 XV b, p. 81, 13-14 : 498
XIIIa, p. 68, 16 : 240 XVI, p. 83, 9-11 : 416
XIIIa, p. 68, 16-17 : 307 XVI, p. 83, 12-17 : 524
XIIIb : 304 XVI, p. 84, 8-11 : 361
XIIIb, p. 69, 4-6 : 264 XVI, p. 84, 11-85, 3 : 378
XIIIb, p. 69, 7 : 253 XVI, p. 86, 2-15 : 360
XIIIb, p. 69, 9-11 : 264 XVI, p. 87, 2-7 : 449, 489
XIII b, p. 69, 16-70, 3 : 253 XVI, p. 87, 14-16 : 101, 472
XIV, p. 70, 11-15-71, 1 : 303 XVI, p. 88, 5-8 : 109
XIV, p. 71, 11-17 : 216 XVII, p. 89, 3-5 : 145
XIV, p. 71, 6-11 : 215 XVII, p. 89, 8-10 : 145
XIV, p. 72, 3-6 : 348, 402 XVII, p. 89, 15-91, 2 : 145
XIV, p. 72, 6-73, 10 : 445 XVII, p. 91, 1-2 : 174
XIV, p. 72, 11 : 253 XVII, p. 91, 2-92, 4 : 172
XIV, p. 73, 3-10 : 348 XVII, p. 92, 13 : 446
XIV, p. 73, 6-8 : 475 XVIII a, p. 94, 4-8 : 502
XIV, p. 73, 7-11 : 400 XVIII a, p. 94, 6-7 : 342
XIV, p. 73, 10 : 341 XVIII a, p. 94, 9-95, 10 : 501
XIV, p. 73, 10 : 336, 408 XVIII a, p. 96, 1-2 : 156
XIV, p. 73, 13-15 : 349 XVIII a, p. 96, 1-10 : 158
XIV, p. 73, 15-18 : 225, 400 XVIII a, p. 97, 9-18 : 61
XIV, p. 73, 17-18 ; 74, 1 : 219 XVIII a, p. 99, 10-11 : 60
XIV, p. 73, 17-74, 2 : 266 XVIII b, p. 100, 17-101, 3 : 61
XIV, p. 74, 3-5 : 256 XVIII b, p. 101, 5-12 : 61
XIV, p. 74, 9-10 : 266 XVIII b, p. 104, 6-10 : 57
XIV, p. 74, 10-12 : 299 XVIII b, p. 105, 4-9 : 64
XIV, p. 74, 12-15 : 299 XIX, p. 107, 3-5 : 499
XIV, p. 74, 13-15 ; 75, 1-5 : 401 XIX, p. 107, 5-9 : 499
XIV, p. 75, 7-12 : 362 XIX, p. 107, 16-108, 1 : 499
XIV, p. 75, 9 : 257 XIX, p. 108, 1-5 : 498
XIV, p. 76, 3-11 : 357 XIX, p. 108, 10-109, 9 : 503
XIV, p. 76, 15-16 : 339 XX, p. 110, 8-111, 4 : 500
XV a, p. 77, 4-78, 8 : 359 XX, p. 111, 7-10 : 500
XV a, p. 77, 10-12 : 358 XX, p. 111, 18-112, 3 : 145
XV a, p. 78, 7 : 357 XX, p. 112, 10-11 : 407
Index des passages cités 569

XX, p. 112, 10 - 113, 5 : 505 Platon, Ménon (Men.) :


XX, p. 112, 14-16 : 57 71e : 329
XX, p. 113, 5-15 : 58 73b-c : 329
XX, p. 113, 16-114, 9 : 62
XXI, p. 114, 15-17 : 224 Platon, Théétète :
XXI, p. 116, 3-9 : 263 176b : 160
XXI, p. 116, 17-19 : 223
XXIV, p. 119, 9-120, 2 : 60 Platon, Banquet (Symp.) :
XXXI, p. 122, 2-4 : 511 190c-191a : 217
XXXVII : 186 189d-190c : 217
189d-193e : 217
XXXVIII, p. 124, 18-125, 11 : 490
191a6 : 217
XXXIX, p. 125, 13-126, 4 : 521 208e : 261
XLII : 100
XLIV : 71, 314 Platon, Phèdre (Phaed.) :
XLIV, p. 128, 1-19 : 71 256a-b : 230
XLVI, p. 129, 6-14 : 80 250c : 165
XLVIII, p. 130, 3-4 : 510
XLVII : 311 Platon, République (Resp.) :
XLIX, p. 130, 8-131, 13 : 98 372c : 51
XLIX, p. 131, 14-16 : 255 443d : 526
LII, p. 133, 18-19 : 67 459a : 231
LIII : 77 460 a : 351 
LIII, p. 134, 1-7 : 99 460c : 351
372b-c : 352
Origène, Contre Celse (Contr. Cels.) : 451d : 330
I, 37 : 161
III, 66 : 26 Platon, Cratyle (Crat.) :
VII, 63 : 239 400c : 164
420a : 221
Philodème, Sur les Stoïciens (De Stoic.) :
XX, 3-4 : 435 Platon, Gorgias :
493a : 165
Philon ­d’Alexandrie, De Josepho (Jos.) :
Platon, Les lois (Leg.) :
30 : 479-481 636a-d : 346
704a : 352
Philostrate, Vie ­d ’Apollonios (Vit. 721a : 352
Apol.) : 721c : 352
IV, 35 : 31 739e-741 e : 351
V, 19 : 29 772e : 233
VII, 16 : 9 776a : 225
784a : 352
Platon, Timée : 784b : 352
41 c-d : 162 804e : 330
570 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Pline, Lettres (Ep.) : Plutarque, Préceptes de mariage (Conj.


1, 10 : 28 Praec.) :
3. 11 : 26 140 B : 242
3, 11, 5 : 255 140 F : 323
3, 11, 7 : 28 142E-143A : 285 
6, 4, 1 : 256 143D : 121, 310
6, 4, 4 : 256
6, 7, 1 : 256 Plutarque, ­Qu’il ne faut pas ­s’endetter
7, 5 : 256 (Vit. Aer. Alien.) :
830 B : 186
Plotin, Ennéades :
I, 2, 2 : 160 Plutarque, Sur ­l’exil (E)
600 D : 420
Plutarque, Sur ­l’amour (Amat.) : 600 E : 420
23 : 42 600 F : 423, 430
604 D-605E : 420
Plutarque, De la pluralité d­ ’amis (Amic. 605 D : 420
Mult.) : 607 E : 420
93 B : 294
95 A-B : 294 Plutarque, Lycurgue (Lyc.) :
96 E : 295 8, 1 : 505

Plutarque, Caton ­l’Ancien (Cato maior) : Plutarque, Des Contradiction des Stoiciens
8, 4 : 333 (Stoic. Rep.) :
20, 3 : 199 1033 F : 476
20, 4 : 199, 200 1034 B : 411
22-23 : 416 1034 D : 111
24, 2 : 245 1035 B : 251
1038 B : 381
Plutarque, Notions ­communes ­contre les 1039 B : 270
stoïciens (Comm. Not.) : 1043 D : 368
1049 E : 179 1043 E-1044 A : 54
1061 F-1062 A : 152 1048 E : 179
1063 F : 286 1053 D : 391
1068 F : 268 1053 F : 158
1072 B : 259 1053 F-1054 B : 112
1073 B : 229
1075 C : 163 Plutarque, Banquet (Symp.) :
1076 F : 423 156 C : 222
1076 F-1077 A : 483
1078 B : 308 Plutarque, Vie de Caton :
1078 E : 308, 316 58, 1 : 11
Index des passages cités 571

Plutarque, De la vertu morale (Virt. 15, 3 : 115


Mor.) : 15, 6 : 116
451 E : 302 33, 6-9 : 184
38, 2 : 77
Polybe, Histoires (Hist.) : 42, 2 : 169
X, 40, 5 : 464 53, 4 : 154
53, 11 : 150, 152
Sénèque, Fragments (Frag.) : 54, 7 : 155
46 Haase : 362 57, 8 : 158
47-59 Haase : 324 59, 7 : 428
66 Haase : 402 64, 2-3 : 433
84 Haase : 242 64, 5-6 : 170
85 Haase : 242 64, 10 : 170
65, 16 : 166
Sénèque, Consolation à Marcia (Ad 65, 18 : 166
Marc.) : 65, 21 : 166
16, 1 : 326 65, 22 : 166
66, 1-2 : 173
Sénèque, Les Bienfaits (Ben.) : 66, 39 : 183
II, XVII, 3 : 271, 289 67, 2 : 168
III, XX, 1 : 165
67, 5 : 168
VI, XXI, 2 : 483
70, 5 : 174
VII, IV-XIII : 240
70, 19 : 123
71, 15 : 169
Sénèque, La brièveté de la vie (Brev. Vit.):
XIV, 2 : 151, 434 71, 16 : 169
71, 22 : 191
Sénèque, La clémence (Clem.) : 71, 29 : 123, 168
I, IV, 2 : 459 73, 7 : 498
I, V, 5 : 326 73, 12 : 170
I, XVI, 2 : 509 73, 12-16 : 171
I, XIX, 2 : 459 75, 9-15 : 37
I, XIX, 3 : 471 82, 19-24 : 83
II, VII, 2 : 519 84, 4 : 183
90, 5 : 475
Sénèque, La c­onstance du sage (Const.) : 90, 24 : 51
7, 1 : 182 90, 44 : 151
90, 46 : 151
Sénèque, Lettres à Lucilius (Ep.) : 93, 2 : 153
5 : 293 94, 23 : 56
6, 1 : 19 94, 26 : 77, 88, 246
9, 8 : 281 94, 27-28 : 77
9, 13-14 : 192 94, 40 : 47
9, 16 : 16, 163 94, 48 : 19
12, 6 : 398 94, 54-55 : 40
572 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

95, 5 : 169 Sénèque, Le loisir (Ot.) :


95, 23 : 51 III, 5 : 475
98, 13 : 428 VI, 5 : 476
99, 16 : 41
104, 6-7 : 42 Sénèque, De la Tranquilité de ­l’âme
104, 8 : 41 (Tranq.) :
104, 9 : 189 II, 3 : 490
104, 20-21 : 42 VIII, 3-5 : 51
104, 22 : 43
104, 23 : 192 Sénèque, La vie heureuse (Vit. Beat.) :
104, 25-26 : 191
I, 2 : 44
104, 26 : 170 
I, 3 : 40
108 : 137
108, 4 : 48 I, 4 : 42
108, 13 : 511 I, 4-5 : 41
109, 6-7 : 344 VII, 3 : 264
113, 23 : 277
115, 11-12 : 74 Sext us Em pir icus, Contre le s
116, 5-6 : 289 mathématiciens (Adv. Math.) :
121, 5 : 132 XI, 46 : 116
121, 8 : 132 VII, 234 : 122
121, 10 : 131 VII, 432 : 179
121, 14 : 131 VIII, 314 : 73
121, 15-16 : 398 IX, 133-136 : 178
121, 16 : 130 IX, 336 : 390
121, 17 : 372 XI, 188-196 : 230
124, 23 : 192 XI, 46 : 283
Sénèque, Consolation à Helvia (H.) : S e x t us E m p i r ic us , E sq u i s s e s
VI, 1 : 419, 420 Pyrrhonniennes (Hyp. Pyrrh.) :
VIII, 2 : 420 I, 160 : 230
X, 11 : 420
III, 245-246 : 230
XIII, 2 : 420
Simplicius, In Epicteti Encheiridion :
Sénèque, La colère (Ir.) :
II, III : 122 83.4-14 : 180
II, XII, 5 : 90
II, XIX-XX : 120 Suétone, Auguste (Aug.) :
II, XXI, 9 : 74 34, 1-3 : 206
II, XXV, 3 : 60 34, 3 : 359
73 : 332
Sénèque, Questions Naturelles (Nat. 89, 5 : 206
Quaest.) :
III, 10, 4 : 309 Suétone, César :
VII, 32 : 434 77 : 512
Index des passages cités 573

Suétone, Domitien : II, 527 : 483


13 : 459 II, 528 : 482
II, 543 : 536
Suétone, Titus : II, 633 : 482
1 : 459 II, 739 : 161
6-7 : 459 II, 741 : 384, 385
II, 747 : 384
Stoicorum Veterum Fragmenta (SVF) : II, 749 : 383
I, 30 : 251 II, 781 : 120
I, 128 : 149, 385 II, 806 : 391
I, 129 : 142 II, 1072 : 387
I, 140 : 120 III, 4 : 491
I, 184 : 490 III, 6-9 : 72
I, 190 : 244 III, 26 : 219
I, 202 : 112 III, 27 : 266
I, 229 : 229 III, 107 : 279
I, 246 : 230 III, 112 : 253
I, 269 : 229 III, 150 : 119
I, 324 : 253 III, 178 : 129
I, 328 : 77 III, 179 : 381
I, 371 : 430 III, 183 : 239, 301
I, 400 : 407 III, 203 : 111
I, 435 : 251 III, 214 : 79
I, 463 : 92 III, 225 : 81
I, 481 : 251 III, 228 : 75
I, 518 : 119, 390 III, 229 : 75
I, 537 : 156 III, 250 : 176
I, 554 : 490 III, 253 : 338
I, 563 : 111 III, 254 : 225, 326
I, 609 : 78 III, 262 : 144, 532
I, 626 : 382 III, 264 : 92, 448
II, 83 : 107, 136 III, 265 : 59
II, 111 : 73 III, 269 : 92
II, 149 : 119 III, 278 : 111
II, 235 : 80 III, 291 : 447, 448
II, 252 : 176 III, 292 : 448
II, 266 : 73 III, 323 : 479
II, 306 : 140 III, 327 : 481, 482
II, 340 : 536 III, 333 : 423
II, 449 : 112 III, 395 : 221
II, 465 : 308 III, 396 : 254
II, 473 : 117 III, 397 : 262
II, 479 : 308 III, 412 : 187
II, 522-525 : 433 III, 413 : 187, 189
574 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

III, 414 : 187 III, 63Ant. : 265, 268, 297, 306, 323,
III, 415 : 186 334, 349, 356, 402
III, 432 : 490 III, 32Diog. : 178
III, 462 : 59
III, 473 : 67, 68 Tacite, Annales (Ann.) :
III, 474 : 421 III, 28 : 205
III, 476 : 59 III, 33-34 : 202
III, 494 : 72 XIV, 22 : 312
III, 496 : 146 I XIV, 59 : 453
II, 528 : 482 XV, 59 : 27
III, 548 : 45 XV, 71 : 26
III, 560 : 70 XVI, 30 : 522
III, 563 : 448 XVI, 31-32 : 521
III, 578 : 520 XVI, 32 : 522
III, 611 : 181, 366, 369
III, 614 : 457 Tacite, Histoires (Hist.) :
III, 615 : 458 III, 81 : 10, 27
III, 617 : 466 IV, 6, 43 : 523
III, 618 : 457 IV, 40, 3 : 522
III, 626 : 268
Télès, Diatribes
III, 628 : 16
II, 11, 5-6 : 63
III, 630 : 278, 280
III, 22 : 420
III, 631 : 253
III, 23, 2-3 : 420
III, 638 : 109
III, 24, 9 : 420
III, 640 : 519 III, 25, 5 : 420
III, 641 : 519 III, 25, 9 : 420
III, 657 : 179 III, 26-27 : 432
III, 661 : 46 VI, 53, 1 : 64
III, 662 : 179
III, 668 : 179 Thémistius, Discours (Or.) :
III, 686 : 54, 55, 366 VI, 72 : 26
III, 697 : 368 XIII, 173 : 28
III, 701 : 54 XXXIV : 29
III, 715 : 103
III, 719 : 259, 260 Tite-Live, Histoire Romaine (Hist. Rom.) :
III, 72 : 301 I, 9 : 217
III, 721 : 261
III, 724 : 270 Valère-Maxime, Faits et dits mémorables
III, 96 : 116, 283 (Mem.) :
III, 97 : 275 II, 1, 4 : 248
III, 98 : 285
III, 650 : 258 Varron, De ­l’agriculture (Res Rust.) :
III, 62Ant. : 264, 302, 307, 337 II, 1-3 : 58
Index des passages cités 575

Virgile, Géorgiques (Georg.) : Xénophon, Banquet (Symp.) :


II, 532-535 : 57 IV, 44 : 125
Xénophon, Cyropédie :
Xénophon, Mémorables (Memor.) : VIII, 1, 22 : 513
III, 9, 1-3 : 79
Xénophon, Économiques (Oec.) :
VII, 31 : 326 Inscriptions :
VII, 39-40 : 325 ILS 8403 = CIL 6.15.346 : 331
TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE
Musonius Rufus, ou de ­l’anonymat en philosophie  . . . . . . . . . . . .  9
Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  15

Première partie
ΑὐΤΑΡΚΕΙΑ
SOI-MÊME ET ­L’AUTRE
DANS ­L’ENSEIGNEMENT
ET LA PRATIQUE DU SOUCI DE SOI

Fuir la ­contagion du vice


et se c­ onvertir à la philosophie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  37
Préliminaires.
Le même et ­l’autre, imitation et rencontre  . . . . . . . . . . . . . . .  39
­L’apprentissage de la relation.
­L’αὐταρκεία musonnienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  49
La relation à soi-même
Corps et âme dans la philosophie de Musonius  . . . . . . . . . . . . . .  67
Les éléments fondamentaux de la pédagogie musonienne  . . . .  70
« ­C’est par la peine que nous acquérons tous les biens. »
Le lien au corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  90
578 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

De ­l’homme au dieu
­L’oikeiôsis et l­’homoiôsis tô theô . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  127
Oikeiôsis : cadres généraux de la notion . . . . . . . . . . . . . . . . .  128
­L’homme, image de dieu.
Anthropothéologie du sage  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  144
De mimêma à mimêsis.
­L’homoiôsis tô theô : un idéal ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  174
Conclusion de la première partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  193

Deuxième partie
ΓAΜΟΣ
LE SENS POLITIQUE DU MARIAGE

Introduction de la deuxième partie


Mariage, philosophie et traditions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  199
Idéal, tradition et réalité du mariage à Rome.
Quelques pistes générales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  201
Les lois ­d’Auguste sur le mariage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  202
Musonius idéologue ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  206
Buts de cette partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  207
Le mariage
L’élaboration musonienne de la notion
et le problème de ­l’adultère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  211
Définition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  211
­L’alliance entre πόθος et ἐπιθυμία :
fondement de la naturalité du mariage . . . . . . . . . . . . . . . . .  215
Pistis. Éloge de la fidélité et difficultés de la doctrine
de la ­communauté des femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  228
Table des matières 579

Le mariage entre amour et amitié : la « ­conjugalité »


Quelle spécificité de la relation entre les époux ?  . . . . . . . . . . . .  251
Ἔρος et φιλία  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  252
Amitié et mariage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  265
Signification politique du mariage
L­ ’οἰκείωσις musonienne  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  341
Concorde et justice.
L’amour stoïcien est le ciment de la cité universelle . . . . . . . .  345
­L’oikeiôsis sociale : soi-même ­comme un autre ?  . . . . . . . . . . .  370
Conclusion de la deuxième partie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  405

Troisième partie
ΠΟΛΙΤΕΙΑ
­L’HOMME ET LA CITÉ

Introduction de la troisième partie . . . . . . . . . . . . . . . . .  415


La théorie musonienne de la cité . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  419
Étude du περὶ φυγῆς de Musonius (traité IX)  . . . . . . . . . . . .  419
Le soin de la cité : articuler cité universelle
et « petite » cité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  444
Le traité « Que les rois doivent,
eux aussi, philosopher »
Un traité politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  451
Présentation du traité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  452
La nature du roi, une nature différente ? . . . . . . . . . . . . . . . .  460
­L’articulation entre Cité universelle et « petite cité ».
Vers une fonction spécifique du roi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  478
Homonoia : le roi produit la c­ oncorde . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  507
580 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL

Conclusion générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  535


Bibliographie  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  541
Index des noms anciens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  555
Index des noms modernes  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  557
Index des passages cités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  561

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