Études de philosophie
sous la direction de Chantal Jaquet et Pierre-Marie Morel
14
Stoïcisme
et lien social
Enquête autour de Musonius Rufus
PARIS
CLASSIQUES GARNIER
2014
© 2014. Classiques Garnier, Paris.
Reproduction et traduction, même partielles, interdites.
Tous droits réservés pour tous les pays.
Je ne suis pas sûr que Valéry Laurand ait entendu parler de Musonius
Rufus avant le jour où je lui proposai de faire sa thèse sur ce philo-
sophe. Je crois même savoir que cela lui apparut c omme quelque chose
d’intermédiaire entre la provocation et le canular. Et s’il avait eu quelque
doute sur ce qui l’attendait en acceptant un sujet aussi atypique, le fait
d’avoir été c onfronté durant des années à la question « Musonius qui ? »,
lui apprit que travailler sur Musonius constituait déjà en soi un acte de
courage intellectuel, un vigoureux coup de pioche dans la « sédimentation
du on ». Du point de vue de la doxa historienne en effet, Musonius a tout
pour ne pas être considéré comme philosophe. D’abord, il est Romain et
chacun sait q u’en philosophie aussi, les Romains n ’ont fait que copier les
Grecs. « Musonius Rufus », au demeurant, ce n ’est vraiment pas un nom
de philosophe, on l’imaginerait beaucoup mieux en proconsul cupide
s’emparant des richesses d’une province. Ensuite, il ne reste que peu de
chose de son œuvre, des diatribes pour l’essentiel transmises par Stobée,
dont certaines paraissent dès leur titre consternantes de banalité (« Qu’il
faut mépriser la peine », « Du meilleur viatique de la vieillesse ») ou car-
rément farfelues (« Du mobilier », « De la coupe des cheveux »). La cause
est donc entendue, Musonius n’a donc rien à voir avec la philosophie.
Mais il se trouve bizarrement qu’il fut aussi « le maître d’Épictète », sorte
d’épithète homérique qui lui est rituellement accolée. Le maître d’un
philosophe, et qui plus est d ’un très grand philosophe, peut-il ne pas
avoir été lui-même philosophe ? Qui fut le maître de Musonius ? Aucun
témoignage ne nous le révèle. Par ailleurs, comment un Romain a-t-il
pu enseigner la philosophie à un Grec, et même à des Grecs, puisque,
quand il fut exilé dans l’îlot de Gyaros, dans les Cyclades, on venait de
loin pour l’entendre parler1 ? Erreur de casting, dirait-on aujourd’hui,
1 Philostrate, Vie d’Apollonios, VII, 16.
10 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
la cité devenait tel q u’aucune action c onforme à la vertu n’y était plus
possible1. Musonius, lui, pense q u’il est toujours possible d ’agir. Il croit
imperturbablement à l’efficacité du logos, à la fois raison et parole, alors
même que les empereurs sous lesquels il vécut, Néron et Vitellius, en
particulier, étaient loin d’avoir l’intelligence de César, lequel n’avait pas
hésité à épargner quelques uns de ses pires ennemis pour asseoir une
réputation de clémence qui lui était politiquement nécessaire. Rupture
donc avec une pratique romaine de la philosophie, dans laquelle celle-
ci était indissociable du loisir, de l’otium, distance aussi par rapport à
l’idée selon laquelle le suicide serait la forme ultime de l’exercice de la
liberté. Le cynisme de Varron fut celui d ’un homme de cabinet, jouant
en érudit avec le genre littéraire de la satire. Celui de Musonius retrouve
les lieux pour ainsi dire naturels de l’inspiration cynique : la rue, les
places publiques, l’errance, le cri de protestation. Cicéron, défenseur
dans le De officiis d’un stoïcisme très convenable, n’y va pas, lui, par
quatre chemins2 : le cynisme est absolument condamnable parce qu’il
s’oppose à la uerecundia, à la fois pudeur morale et bienséance sociale.
Le moins q u’on puisse dire est que celle-ci ne paraît pas avoir été un
obstacle pour Musonius dans l’élaboration de sa propre interprétation
cynique du stoïcisme, ou stoïcienne du cynisme.
Rupture donc, mais aussi approfondissement. Dans la version de
l’oikeiôsis stoïcienne, autrement dit de la sociabilité naturelle, telle qu’elle
est exposée par Caton au livre III du De finibus cicéronien, l’essentiel
est l’adaptation de l’être vivant à sa nature, dès la naissance. On entre
dans sa propre nature comme on découvre une demeure que l’on va
habiter aussi longtemps que l’on sera en vie. Cicéron avait socialisé
la métaphore de la maison, oikos en grec, inhérente au terme même
d’oikeiôsis, en choisissant pour le traduire conciliatio et commendatio, deux
mots appartenant au vocabulaire latin des relations sociales3. L’individu
se définit par sa nature, mais il n’existe que par sa capacité à négocier
sa singularité à l’intérieur du genre. Paradoxalement, cet aspect tran-
sactionnel de l’oikeiôsis disparaît dès que Caton parle de l’origine de la
société. Au cœur de celle-ci, nous est-il dit, l’amour des parents pour
1 Voir Plutarque, Vie de Caton, 58, 1, où il est notamment raconté que celui-ci lut le Phédon
dans la nuit qui précéda son suicide.
2 Cicéron, Off. I, 148.
3 Voir sur ce point C. Lévy, Cicero Academicus, Rome, 1992, p. 378-387.
12 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Carlos Lévy
Telle est la genèse de la présente étude, issue d ’une thèse déjà ancienne,
soutenue en 20021 : ce travail m’avait alerté, en élargissant la perspective
à l’ensemble des représentants de la doctrine stoïcienne, sur le relatif
désintérêt que la critique a montré pour la pensée politique des stoïciens,
domaine si longtemps tenu pour méprisé par les stoïciens eux-mêmes. Les
bouleversements q u’ont c onnus les cités après les c onquêtes d ’Alexandre,
puis dans un Empire Romain triomphant justifiaient, disait-on, le retrait
en soi-même et la volonté de privilégier une approche individualiste
de la philosophie, tandis que la République de Zénon décrivant la cité
des sages, n’apparaissait au mieux que c omme l’expression d’un idéal
irréalisable, qui fournissait un modèle éthique, plutôt que politique,
de la conformité du sage à la nature. L’insistance de la critique sur la
quête spirituelle gommait pour ainsi dire tout un pan de la réflexion de
l’École. Car peu de philosophies insistent autant que le stoïcisme sur la
nécessité et l’importance du lien social : le sage est dit sociable (κοινω-
νικός) et, même si assurément il peut vivre seul, sans ami, « jeté sur une
plage déserte2 », une vie de la qualité de celle du dieu, ces circonstances
exceptionnelles n ’invalident en rien le principe que rappelle Diogène
Laërce : « Mais le sage ne vivra certainement pas dans la solitude (ἐρημίᾳ),
disent-ils, car il est par nature sociable et actif (κοινωνικὸς γὰρ φύσει καὶ
πρακτικός)3. » Φύσει : créer des liens avec autrui se trouve inscrit dans
la nature de l’homme, incarnée à la perfection par le sage et Cicéron
précise cette exigence : l’homme est, dit Caton dans le De finibus, « né
pour la protection et la conservation des hommes4 ». Autant dire que
le « lien social » constitue l’une des données immédiates du stoïcisme.
Étonnamment, et peut-être paradoxalement parce q u’il va de
soi, ce thème n ’a ainsi pas fait l’objet, pour lui-même, de beaucoup
1 Depuis 2002, des travaux importants ont été publiés, et en tout premier lieu ceux de
G. Reydams-Schils, et notamment son livre, The Romans Stoics : Self, Responsability, and
Affection, Chicago, University Press of Chicago, 2005, que l ’auteure m
’avait permis de lire
pour ainsi dire en avant-première, mais trop tard déjà pour que les thèses qui le fondent
puissent irriguer mon propre texte. Ce fut cependant une lecture féconde, et il serait
fastidieux de faire le compte des convergences que l’on trouvera entre les deux ouvrages.
Ou comment deux recherches aux affinités théoriques consonantes se sont retrouvées…
trop tard, mais suffisamment tôt pour m’avoir donné l’avantage de bénéficier des conseils
et de l’amitié de Gretchen Reydams-Schils.
2 Sénèque, Ep. 9, 16.
3 D.L. VII, 123 (= SVF III, 628).
4 Cicéron, Fin., III, 68.
Introduction 17
1 P. Hadot, La citadelle intérieure, Fayard, 1992, p. 244-247. Voir aussi, sur la question du
souci de soi appliqué, Exercices spirituels et philosophie antique, études augustiniennes, 1987².
2 M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Cours au Collège de France, 1981-82, Paris, Gallimard/
Seuil, 2001, p. 92.
3 Ibid., p. 226.
4 Ibid., p. 149-150, not. p. 150 : « La pratique de soi vient se lier à la pratique sociale, ou si
vous voulez : la constitution d’un rapport de soi à soi se branche, de façon très manifeste,
avec les relations de soi à l’Autre. »
18 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Les deux derniers sont évoqués négativement : si la véritable liberté est le « pouvoir de
décider de sa propre action » (D.L. VII, 121, trad. R. Goulet), et son c ontraire est l ’esclavage,
ce dernier se distingue en deux autres espèces : la subordination, et la subordination et
l’appartenance (servir, être acheté et servir : c ’est la c ondition de l ’esclave). La liberté, dès
lors, apparaît c omme le négatif de ces deux dernières formes, ce que Diogène Laërce n ’a
pas besoin de souligner, la définition proposée suffisant pour l’établir.
2 Cicéron, ibid.
Introduction 19
1 J.-C. Fraisse, Philia. La notion d’amitié dans la philosophie antique., Paris, Vrin, 1974.
2 A.-J. Voelke, Les rapports avec autrui dans la philosophie grecque d ’Aristote à Panétius, Paris,
Vrin, 1961.
3 P. Hadot propose à deux reprises un tel rapprochement : cf. op. cit., p. 198, 229.
Introduction 21
politique (il s ’agit, pour ainsi dire, de pouvoir se poser pour s ’opposer),
ce qui n ’évacue pas, dans le stoïcisme, le problème de la participation à
ce pouvoir. Le tome III de l ’Histoire de la sexualité1 montre c ombien ces
deux questions sont liées :
Mais ce n ’est pas dans ce choix entre participation et abstention que réside
la principale ligne de partage ; et ce n’est pas en opposition avec la vie active
que la c ulture de soi propose ses valeurs propres et ses pratiques. Elle cherche
beaucoup plutôt à définir le principe d’une relation à soi qui permettra de
fixer les formes et les conditions dans lesquelles une action politique, une
participation aux charges du pouvoir, l ’exercice d’une fonction seront possibles
ou impossibles, acceptables ou nécessaires2.
1 M. Foucault, Histoire de la sexualité, III, « Le souci de soi », p. 99-131 : « Soi et les autres ».
2 Ibid., p. 119.
3 Ibid., p. 120.
4 Ibid., p. 123 : « Or qui doit diriger le gouvernant ? La loi, c’est certain ; toutefois, il ne
faut pas l ’entendre comme la loi écrite, mais plutôt c omme la raison, le logos, qui vit dans
l’âme du gouvernant et ne doit jamais l ’abandonner. »
5 Voir F. Gros, « Situation du cours », p. 521.
Introduction 25
peut au moins dater son floruit entre le règne de Néron, dont il fut un
opposant, et celui de Titus, dont il fut le c onseiller) permettent cepen-
dant d’en dessiner un portrait où domine son engagement philosophique
dans l’enseignement, d’une part, et dans la vie politique, d’autre part.
Musonius est un maître de philosophie et a tenu une école à Rome et
sans doute durant son exil lors de la c onspiration de Pison dans l’île de
Gyaros. On retient surtout de lui (ce que les sources antiques ont égale-
ment retenu prioritairement) l’éclat de cet engagement philosophique,
cette parrhêsia philosophique qui peut être comprise c omme l’engagement
du discours du maître dans les actes, pour la vérité. Si la philosophie ne
se réduit pas à la sphère de la pure pensée mais c omprend également la
pleine adéquation de l ’attitude avec cette pensée, Musonius se révèle un
grand philosophe et c ’est précisément c omme tel que l ’Antiquité l ’a célé-
bré. Ainsi, Dion Chrysostome (qui après avoir écrit un traité contre notre
philosophe en devint un fervent disciple) l orsqu’il évoque « le Philosophe1 »
(Musonius – son nom n’apparaît pas, mais il semble bien établi que c’est
de lui q u’il s ’agit2) loue le fait que sa vie était en accord avec sa doctrine,
ce qui lui valut une renommée plus grande que tout autre philosophe de
son temps. Himerius3 dit q u’il est le philosophe idéal, Julien4 le c ompare
à Socrate, Thémistius5 à Platon6. Clément d’Alexandrie recopie des pas-
sages entiers de Musonius, à tel point que des c ommentateurs ont osé
l’idée – au demeurant assez extravagante – de retrouver ce qui est perdu
de notre auteur dans le Pédagogue, en ôtant du texte tout ce qui ne relève
pas de la « diatribe7 ». Justin8 et Origène9 le c omptent parmi les meilleurs
des philosophes. Il faudrait ajouter les hommages de son disciple Pline10
et le témoignage de Tacite11 qui mentionne sa célébrité.
1 Dion Chrysostome, Discours XXX, 1, 122. Il s’agit d’un séjour de Musonius en Grèce
lors duquel il fut contraint de quitter Athènes après qu’il eut vivement protesté contre
la violence d ’un spectacle de gladiateurs dans le théâtre de Dionysos.
2 Voir A. C. Van Geytenbeek, Musonius Rufus and the Greek Diatribe, Assen, 1963, p. 14-15.
3 Himerius, Or. XXIII, 21.
4 Julien, Ep. Ad Theodorum, 42, 24.
5 Themistius, Or. VI, 72d.
6 Sur les trois dernières références, cf. A.-C. Van Geytenbeek, ibid.
7 A. C. Van Geytenbeek, ibid., p. 20. Méthode largement suspecte, que même Hense rejette.
8 Justin, Apol. II, 8.
9 Origène, Cont. Cels. III, 66.
10 Pline, Ep. III, 11.
11 Tacite, Ann. XV, 71.
Introduction 27
l’on peut dire, et un autre, Musonius de Tyr, identifié par lui comme
Musonius le Babylonien, distinction qu’on tire de Philostrate, dont les
mentions à Musonius peuvent paraitre étranges sans cette hypothèse1.
Il reste q u’on peut c omprendre ces différences entre les deux groupes
de fragments non pas c omme une sorte d ’idéalisation du maître par
Lucius, qui aurait tâché de gommer les aspects les plus rugueux de la
personne pour en souligner au c ontraire les hautes exigences éthiques,
mais c omme d ’un côté le compte rendu, fidèle, mais hélas certaine-
ment incomplet, de l’enseignement de Musonius, tandis que, d ’autre
part, les fragments retiennent de Musonius des dits et faits dignes de
mémoire, des anecdotes marquantes. Par ailleurs, la remarque selon
laquelle les fragments font apparaître un Musonius plus attentif à la
physique (notamment au sujet de la Providence) et à la logique, tandis
que le Musonius de Lucius serait plus attentif à l’éthique2 me paraît
sans grand fondement : à l’étude, les textes de Lucius se fondent tout
autant que les fragments sur des notions très techniques du stoïcisme qui
appartiennent aussi bien à l’éthique qu’à la logique ou qu’à la physique.
Il reste qu’une citation sortie du contexte du cours, surtout si l’on s’en
souvient comme d ’un élément remarquable de l ’enseignement du maître,
paraît toujours donner de son auteur une personnalité plus forte que
l’exposé, même incomplet mais plus long, de ses cours. Le témoignage
de Lucius montre avec une clarté tout à fait suffisante les enjeux et les
visées de l’enseignement de Musonius et, c’est du moins ma principale
hypothèse de lecture, ce témoignage du disciple c omprend parfaitement
les intentions du maître et lui reste fidèle, sans être en aucune façon
contradictoire avec les fragments ni moins « technique ».
Les jugements sur Musonius ont été contrastés. A. C. Van Geytenbeek3
montre ainsi la philologie allemande partagée sur l’évaluation du phi-
losophe : on a d ’abord vu en lui un grand penseur de l’éthique stoï-
cienne qui sut dégager des aspects les plus quotidiens de la vie de réels
enjeux philosophiques4. Ce jugement, pourtant c onforme à bien des
égards à celui des sources antiques, fut ensuite largement nuancé par
les travaux de Zeller, Praechter, Wendland et Hirzel, entre autres1 :
Musonius y est décrit c omme un philosophe sans aucune originalité,
maître de philosophie qui se c ontente d ’une analyse sans profondeur de
quelques lieux c ommuns et, évidemment, ses meilleurs morceaux sont
des emprunts à d ’autres philosophes. Ce jugement se retrouve du reste
largement, à peine nuancé, chez A. C. Van Geytenbeek, à la fin de son
étude des traités de Musonius : « D’un point de vue seulement théorique,
l’éthique musonienne a peu de valeur2. » Le c ommentateur ne lui dénie
pas une certaine originalité dans l ’approche des thèmes « diatribiques »,
mais cette originalité ne saurait masquer les faiblesses d’un discours
unilatéralement éthique, qui passe résolument sous silence (même s ’il les
connaît sans doute) les éléments des autres parties du système stoïcien.
Musonius apparaît ainsi comme un auteur sans beaucoup d ’envergure,
philosophe secondaire, anecdotique, dont l’étude n’est justifiable q u’à
des fins d’érudition. Ce jugement demeurera le jugement commun sur
Musonius, retombé dans l ’oubli presque total depuis ces travaux, malgré
la tentative de réhabilitation qu’a tenté C. Lutz. Celle-ci n’évite cepen-
dant pas des excès inverses parfois, faisant de Musonius – en reprenant
une expression désabusée de Hirzel – le « Socrate Romain », mais sans
appuyer son analyse sur des éléments suffisamment solides pour montrer
la qualité philosophique de son enseignement.
J’ai fait le choix de ne pas voir dans les traités de Musonius q u’un
objet d’érudition, mais de prendre au sérieux, et presque au mot, pour
ainsi dire, la réflexion d’un maître de philosophie c onfronté à des lieux
communs tels que le mariage, l’exil, la c ondamnation du luxe, etc.,
persuadé que le lieu c ommun demeure un lieu philosophique au sein
duquel on peut analyser la place de Musonius et les enjeux de celle-
ci. Cela exige qu’on lise les diatribes du philosophe certes comme des
leçons de philosophie, mais en faisant le pari qu’elles ont la consistance
et la cohérence de véritables traités – ce n’est là que rendre hommage à
l’activité d’un maître qui pense ses cours. Mon autre hypothèse de départ
est que ce q u’il nous reste du témoignage de Lucius est suffisant pour
recomposer une doctrine elle aussi cohérente, mais qu’on peut cependant
1 Je voudrais remercier T. Uçan, qui m’a aidé dans la mise en page de cet ouvrage. Carlos
Lévy en a été l’origine et le souffle, Bernard Graciannette, depuis plus de dix ans, en a été
l’âme et Jean Terrel m’a fait l’honneur et l’amitié de lire, relire et commenter. Marion,
en plus de me supporter, a avec patience relu, corrigé, proposé. Et, alors que je termine
enfin ce livre là où j’en avais vraiment c ommencé la réécriture, je médite sur les bienfaits
de la « résidence d ’écrivains at G
retchen’s ».
PREMIÈRE PARTIE
ΑὐΤΑΡΚΕΙΑ
SOI-MÊME ET L’AUTRE
DANS L’ENSEIGNEMENT
ET LA PRATIQUE DU SOUCI DE SOI
FUIR LA CONTAGION DU VICE
ET SE CONVERTIR À LA PHILOSOPHIE
l’on peut dire, en ayant extirpé bien des vices et des passions mais à
qui manque la stabilité (ou la sécurité, stabilitas, que nous retrouverons
en grec avec le mot ἀσφάλεια) : « possunt enim in eadem relabi1 ». La troi-
sième catégorie (dont Sénèque montre qu’elle ne mérite aucun mépris :
ceux qui la composent sont des progressants) c onnaît certains vices, pas
tous – on peut être buveur sans être avare, ou bien intempérant sans
être colérique etc. et les dispositions à la vertu (un certain courage, par
exemple) ne sont pas fermes : ainsi peut-on avoir peur de certains objets
et non d ’autres. Évidemment, pour eux, la rechute est plus que probable.
L’image de la maladie suffit à faire comprendre que la passion et le
vice ne correspondent pas à l’état normal de l’humanité. Mais, hormis
les sages et ce qu’on pourrait appeler les gens de bien, personne n ’est
véritablement sain. Or, puisque le vice est contagieux, l ’épidémie, grave,
s’étend et gâte tout homme dès son plus jeune âge. Si nous sommes
tous nés pour la vertu, si c ’est là notre état normal, il demeure que nous
sommes (presque) tous en proie au vice, cela du fait (entre autres) de
l’entourage, ce que les stoïciens appellent la διαστροφή, la perversion, qui
nous détourne de notre destination naturelle. Il faut pour la surmonter
toute la puissance de la philosophie et du philosophe, qui par sa pratique
de l’art de la vie, a progressé vers la vertu et le bonheur. Si en effet la
fréquentation des malades rend malade, la fréquentation des gens de
bien rend sain mais les deux genres de fréquentation ne sont pas les
mêmes : lorsque le lien avec l’insensé, ce malade contagieux, contamine
par le simple contact, celui avec l’homme sain guérit et reconstruit.
1 Ibid., § 13 : « Ils risquent de rechuter dans les mêmes vices et passions. »
FUIR LA C
ONTAGION DU VICE 39
PRÉLIMINAIRES
Le même et l’autre,
imitation et rencontre
avec les vicieux pour devenir vicieux mais pour cesser de l’être, il faut
plus que le simple c ontact.
Il s’agit là d ’une relation véritable, tandis que le c ontact qui éteint,
qui corrompt, c onstitue une pseudo-relation, laquelle ne permet aucu-
nement de devenir soi-même, mais seulement de vivre sur le mode de
l’autre. Or ce dernier n ’est à vrai dire q u’un modèle à la fois perverti
et terriblement banal : devenir semblable à l’insensé revient à devenir
semblable à la foule de tous ceux qui ne vivent que sur ce mode inau-
thentique, où chaque individu se trouve comme diffracté entre une
multiplicité d ’images qui ne renvoient du reste que la même, sous
diverses facettes : celle d ’un on, vulgaire et anonyme. La pseudo-relation
appelle l’imitation1 aussi facile qu’irrésistible pour un esprit égaré ou
trop faible. Elle ne lie que des on finalement aussi anonymes l’un que
l’autre et qui se renvoient indéfiniment les reflets multiples de leur
aliénation schizophrène lorsque la véritable relation se distingue de
la simple imitation par un nécessaire travail sur soi. Être lié revient
toujours en même temps à se soucier de soi.
Sénèque, dans la Lettre 94 à Lucilius, permet d ’appréhender plus
nettement ce mouvement d ’imitation qui éloigne de soi-même :
On n ’est pas libre, je le répète, de suivre le droit chemin. Nos parents nous
fourvoient ; nos serviteurs nous dépravent. Qui s’égare ne se met pas seul
en risque : on répand la déraison sur ses proches et on la reçoit d’eux par
réciproque. Au reste, pourquoi les vices de la société se rencontrent-ils chez
l’individu ? C ’est que la société les dépose en lui. On démoralise son prochain
et, ce faisant, on se démoralise. Après avoir appris le mal, on l’enseigne. Ainsi
s’est constituée cette corruption collective qui est faite de la réunion des
opinions individuelles perverties2.
1 Sénèque, Vit. Beat. I, 3 : « Rien ne doit donc plus nous importer que de ne pas suivre à
la manière des moutons le troupeau de ceux qui nous précèdent, nous dirigeant non où
il faut aller, mais là où l’on va. Et pourtant, rien ne nous embrouille dans de plus grands
maux que de nous régler sur la rumeur, croyant que sont les meilleures les choses qui
reçoivent l’assentiment du grand nombre. »
2 Sénèque, Ep. 94, 54-55, (trad. H. Noblot).
FUIR LA C
ONTAGION DU VICE 41
LA FRAGILITÉ DU PROGRESSANT :
IL NE MET PAS EN PRATIQUE CE QU’IL SAIT
avec prudence parmi les ignorants […] Vous aussi, substituez <à vos anciennes
habitudes> d ’autres habitudes : fixez vos préjugés, entraînez-les (πήξατε ὑμῶν
τὰς ὑπολήψεις, ἐναθλεῖτε αὐταῖς)1.
L’accordement
S ’il faut un maître, c’est que celui-ci, selon Épictète, a la capacité,
contrairement au disciple progressant moins avancé (car même si le
maître n’a pas encore atteint la sagesse, il est toutefois plus avancé), de
reconnaître par simple c ontact celui qui est mal accordé et, c omme un
bon cithariste, il peut alors l’accorder :
L ’un d ’entre-vous est-il équipé à la manière du cithariste qui, alors q u’il se
saisit de la lyre, lorsqu’il touche les cordes, connaît immédiatement celles qui
sont désaccordées (τὰς ἀσυμφώνους) et accorde (ἁρμόσασθαι) l’instrument2 ?
où C. Lévy commente le texte suivant (je cite sa traduction) Plutarque, Stoic. Rep. 47. 1055-
1056A (= SVF II, 994) : « Souvent les sages font usage du mensonge à l’intention des sots
et leur suggèrent une représentation persuasive. Celle-ci n’est cependant pas la cause de
leur assentiment, car, si elle l’était, elle serait également responsable de leur c onviction
erronée et de la tromperie. » Voici le c ommentaire : « Ce texte montre clairement que
hupolêpsis n’est pas un simple doublet de sunkatathesis. La différence, à en juger en tout cas
par ce texte, paraît être celle-ci : la sunkatathesis représente l ’acte d ’assentiment envisagé
indépendamment de la proposition à laquelle on assentit, alors que la hupolêpsis est insé-
parable de celle-ci. […] Le fait d’avoir des hupolêpseis est commun à tous les hommes et
seule la qualité de celle-ci différencie le sage du sot. » Il en est manifestement de même
chez Épictète.
1 Cf. par exemple Stobée, SVF III, 548 : « Le sage ne c onçoit pas [des pensées] faiblement
(ὑπολαμβάνειν ἀσθενῶς), mais plutôt de manière stable et ferme (ἀλλὰ μᾶλλον ἀσφαλῶς
καὶ βεβαίως) et par suite, il n’opinera pas non plus. Les opinions sont en effet de deux
sortes : celle qui est un assentiment non cataleptique et celle qui est un préjugé faible
(ὑπόληψιν ἀσθενῆ). Les deux sortes sont étrangères à la fermeté du caractère du sage (τῆς
τοῦ σοφοῦ διαθέσεως). »
2 Épictète, Diss. 3, 16, 5.
46 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
plus aiguës ou trop graves par rapport au son que l’ensemble – la raison
de cet individu – devrait rendre, parce q u’elles sont autant d ’impulsions
qui dépassent la mesure de la raison. Cet individu, ensuite, n’est nul-
lement en harmonie avec l’ensemble du chœur que forme le monde1.
Enfin, l ’insensé est désaccordé à tous les autres (insensés et sages). L ’âme
du sage, en revanche, connaît elle-même une double harmonie : avec
lui-même, comme individu, dont la voix est différente de toute autre
et avec le monde, en tant q u’il vit en harmonie avec la nature ; il n ’est
(évidemment) pas accordé à l’insensé.
En outre, ils sont d ’avis également que l’insensé hait les dieux de tout son
être. La haine, en effet, est un désaccord au sujet des choses conformes à
la vie et une divergence de vues, alors que l’amitié est accord et c oncorde
(συμφωνίαν καὶ ὁμόνοιαν). Les insensés sont en désaccord avec les dieux au
sujet des choses c onformes à la vie, d’où il résulte que tous ceux qui n’ont pas
leur bon sens (πᾶς ἄφρων) haïssent les dieux. En outre, s’ils pensent que tous
ceux qui leur sont adversaires (τοὺς ἐναντίους αὐτοῖς) sont ennemis (ἐχθροὺς
εἶναι), alors l’insensé est adversaire du sage et le dieu est sage : l’insensé est
ennemi des dieux2.
1 Une telle image est utilisée par Cicéron, dans Off. I, 145 : « Comme dans les lyres ou
dans les flûtes, une discordance (discrepent), si petite qu’elle soit, est pourtant perçue par
un c onnaisseur, il faut faire attention à éviter les discordances dans la vie et d ’autant plus
que l’accord (concentus) dans la c onduite a plus d ’importance et de valeur que l’accord
entre les sons. »
2 SVF III, 661.
FUIR LA C
ONTAGION DU VICE 47
faut alors réunir les moyens pour guérir et ces moyens ne tiennent pas
dans la simple imitation ou l’émulation dans le mal. Homme d ’une
technique, le sage ne saurait cependant accorder directement l’insensé :
la technique philosophique est toujours en même temps, pour l’insensé,
une technique de soi1, non délégable à un autre.
1 Ce terme « technique de soi » est emprunté à M. Foucault, au sens q u’il a défini dans
« Sexualité et solitude », Dits et Écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001,
295, p. 987-997, notamment p. 990 : « Ce dont je me suis rendu compte peu à peu, c’est
qu’il existe dans toutes les sociétés un autre type de techniques : celles qui permettent
à des individus d ’effectuer, par eux-mêmes, un certain nombre d’opérations sur leur
corps, leur âme, leurs pensées, leurs c onduites et ce de manière à produire en eux une
transformation, une modification et à atteindre un cerrtain état de perfection, de bonheur,
de pureté, de pouvoir surnaturel. Appelons ces techniques les techniques de soi. » C’est
dans le même sens que M. Foucault use de ce terme dans l ’Herméneutique du sujet.
2 Sénèque, Ep. 94, 40, (trad. H. Noblot).
48 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Voir également Ep. 108, 4 où Sénèque, dans un propos moins étrange, compare la fré-
quentation du philosophe à l’exposition au soleil : « La puissance de la philosophie est
telle qu’elle vient en aide non seulement aux disciples mais aussi à ceux qui vivent en
leur c ompagnie. Celui qui vient au soleil, même s ’il n ’est pas venu dans cette intention,
prendra des couleurs ; ceux qui ont demeuré dans la boutique d’un parfumeur et s ’y sont
attardés un peu de temps, portent sur eux l ’odeur du lieu ; et ceux qui sont venus auprès
d’un philosophe en tireront quelque chose, qui, c’est nécessaire, sera utile, même aux
indifférents. »
FUIR LA C
ONTAGION DU VICE 49
L’APPRENTISSAGE DE LA RELATION
L’αὐταρκεία musonnienne
On retrouve chez Musonius Rufus tous ces éléments, qui n’ont par
là même aucune véritable originalité. Sauf que le maître d ’Épictète en
fait le sommet de ce qui semble une utopie philosophique, en élabo-
rant l’idée d’une relation entre maître et disciple tout à fait étonnante.
Pour fuir le vice des villes, pour fuir la contagion de l’entourage, il
faut partir. Mais là où Épictète dit qu’il faut quitter la patrie, là où
Sénèque propose la campagne, mais insiste pour dire que le lieu ne
contribue pas véritablement à une retraite toujours possible même au
milieu des affaires, Musonius imagine que le maître tienne école à la
campagne. Là, en dehors des villes, lieux de la corruption, il pourra
vérifier les progrès des disciples, tandis que ces derniers, vivant dans
l’intimité du maître, apprendront à son exemple que les paroles vaines
n’ont rien de la véritable philosophie, que celle-ci ne peut s’apprendre
si l’on ne s’applique pas à s’exercer à la peine et que cet exercice permet
de c omprendre c omment, véritablement, les actes peuvent suivre des
paroles. Nous avons là presque tous les ingrédients du cursus musonien.
Car parmi les authentiques amants de la philosophie, il n ’y en a aucun qui
n’eût pas voulu passer sa vie à la campagne avec un homme de bien et cela
même s’il arrivait que la campagne soit très rude : il serait là en situation
de tirer un grand profit (ἀπολαύειν1) de ce genre de vie, grâce à une vie en
1 Notons au passage l’emploi fort peu aristotélicien du verbe ἀπολαύειν : c’est même une
inversion des distinctions d ’Aristote. cf. Eth. Eud., 1222a, où le Stagirite oppose les
φιλόπονοι aux ἀπολαυστικοί. Pour une définition du βίος ἀπολαυστικός, cf. ibid., 1215
a-b : Aristote y distingue trois genres de vie (« Nous voyons qu’il existe trois genres de
vie que tous ceux que nous rencontrons peuvent choisir de vivre : la vie politique, la vie
philosophique, la vie de jouissance. Parmi eux, en effet, la vie philosophique souhaite
avoir part à la sagesse et à la contemplation de la vérité, la vie politique souhaite avoir
part aux belles actions (ce sont les actions qui tendent à la vertu) et la vie de jouissance
désire avoir part aux plaisirs du corps »). L ’otium musonien n ’est pas la vie de jouissance
aristotélicienne : on est loin, dans le traité sur les ressources appropriées au philosophe,
d’une telle distinction et de la référence à Sardanapale et à Sybaris (Éthique à Eudème,
1216a, cf. également Eth. Nic. I, 3, 1095b.) Au c ontraire : la jouissance, s’il en est une,
50 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Quoi donc ? « Ce serait être plus libre (ἐλευθεριώτερον) que de produire soi-
même pour soi-même (αὐτὸν αὑτῷ μηχανᾶσθαι) les choses nécessaires à la vie,
plutôt que de les recevoir d ’autrui » ? Mais, me semble-t-il, ne pas dépendre
de l’autre pour ses propres besoins, cela a bien plus de majesté (σεμνότερον)
que d ’en dépendre1.
À présent il me semble qu’il pourrait être tout à fait utile aux jeunes gens
non pas de fréquenter leur maître à la ville ni de l’écouter parler dans une
école, mais de le voir travaillant aux champs et démontrer par les actes (ἔργῳ
ἐνδεικνύμενον) ce q u’enseigne son discours : q u’il faut peiner et que le corps
fasse des efforts plutôt que d ’avoir besoin d ’un autre pour la nourriture1.
1 Musonius, XI, p. 57, 6 : « Il existe aussi un autre moyen de ressource en rien pire que
celui-là. »
2 Les premiers stoïciens avaient un certain mépris pour la campagne : c ’est peut-être là une
des causes de l’absence remarquable dans ce traité de référence à un quelconque auteur
stoïcien (appartenant au corpus musonien : Zénon, Cléanthe, Chrysippe), – cf. Schofield,
The stoic idea if the city, University of Chicago Press, 1999², p. 137 et C. Natali, « Oikonomia
in Hellenistic political thought », Justice and Generosity, (éd. A. Lacks, M. Schofield),
Cambridge University Press, 1995, p. 95-128. Cf. en particulier les pages 120 et 122,
voir également les notes 71 et 72 à cette même page. Enfin, cf. Cicéron, Off. II, 89 : « Mais
la c omparaison des choses utiles, puisque c’était la quatrième question – que Panétius
omet – est souvent nécessaire. De fait, sont habituellement comparés les biens du corps
avec les biens extérieurs et réciproquement et les biens du corps entre eux et les biens
extérieurs entre eux. On compare les biens du corps aux biens extérieurs comme ceci :
être en bonne santé vaut mieux q u’être riche ; les biens extérieurs avec les biens du corps :
être riche vaut mieux que la puissance du corps ; les biens du corps entre eux : la bonne
santé vaut mieux que le plaisir, la force que la vitesse ; et les biens extérieurs entre eux :
la gloire vaut mieux que la richesse, les revenus de la ville valent mieux que ceux de la
campagne. » Ce texte semble d’une part, p uisqu’il s’agit du traitement habituel (solent),
accréditer le fait que les stoïciens n ’avaient pas le même souci que Musonius de la cam-
pagne, d’autre part, montrer que le développement de Cicéron dans le livre I (I, 151, voir
infra) sur la vie aux champs est d ’inspiration romaine.
54 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
fait à chaque fois quelque chose en plus – il s’agit d ’une forme de sorite1,
argument qui, jouant sur l ’ambiguïté des limites, épouse parfaitement
l’état d’esprit de celui qui vit dans la mollesse et ne sait pour cela plus
où sont les limites dans une vie de dépense : si le mou, le dispendieux,
ne peut se passer du luxe, alors il ne peut pas ne pas vouloir dépenser ;
s’il ne peut pas ne pas vouloir dépenser, alors il entreprend de se procurer
beaucoup ; s’il entreprend de se procurer beaucoup, alors il entreprend
d’avoir plus q u’un autre ; s’il entreprend d ’avoir plus q u’un autre, alors
il est injuste. C’est q u’il faut montrer de manière tangible combien la
passion, élan déraisonnable de l’âme, comme le pensait Chrysippe, excède
les limites de la raison, à l’image d’un coureur qui, emporté par son
élan, ne peut plus s’arrêter2. Le scholarque définissait d’autre part, non
pas la truphê, mais l’akrasia comme une passion subalterne, subordon-
née sans doute à l’akolasia (relâchement moral3) et, reprenant l’image
du coureur, utilisait l’adjectif akratês pour désigner un tempérament
qui s’emporte et ne maîtrise pas son propre mouvement4. Dans une
optique sans doute plus romaine et c onforme au mos maiorum, Cicéron
1 Sur le sorite, voir LS 37E et D.L. VII, 82. L’exemple classique est celui de la limite à partir
de laquelle on peut dire que la réunion de grains de sable forme un tas : un grain de sable
seul n’en forme pas, deux non plus, trois non plus etc. jusqu’à ce q u’on arrive, par ajouts
successifs d’un grain, à ce que tous les grains de sables entassés forment finalement un
tas : mais où fixer cette limite ?
2 SVFIII, 462 = LS 65J : « Cela explique aussi l’expression “l’excès d’impulsion”, puisque
les gens dépassent la proportion propre et naturelle (καθ´αὐτοὺς καὶ φυσικὴν συμμετρίαν)
de leurs impulsions. Ce que je veux dire peut être rendu plus intelligible de la manière
suivante. Quand quelqu’un marche en accord avec son impulsion, les mouvements de ses
jambes ne sont pas excessifs (οὐ πλεονάζει), mais en proportion avec l ’impulsion, de sorte
qu’il peut s’arrêter ou changer d’allure quand il le veut. Mais quand les gens courent
en accord avec leur impulsion, il n ’en est plus de même. Le mouvement de leurs jambes
excède leur impulsion, de sorte qu’ils sont emportés et incapables de changer facilement,
dès qu’ils ont c ommencé à le faire » (traduction LS).
3 D.L. VII, 93 = SVF III, 265. Voir J.-B. Gourinat, « Akrasia and Enkrateia in Ancient
Stoicism : Minor Vice and Minor Virtue ? », in C. Bobonich, P. Destrée (eds), Akrasia in
Greek Philosophy. From Socrates to Plotinus, Leyde, Brill, 2007, p. 215-247 et T. Bénatouïl,
« La raison face à elle-même. Le statut du conflit intérieur dans la psychologie morale
de Chrysippe », in R. Lefèbvre, A. Tordesillas (éd.), Faiblesse de la volonté et maîtrise de soi.
Doctrines antiques, perspectives contemporaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2009, p. 119-129.
4 SVF III, 476 : « De telles dispositions sont relâchées (ἀκρατεῖς), aussi longtemps que, ne
se maîtrisant pas elles-mêmes, mais s’emportant (ἐκφερομένων), de même que les cou-
reurs s’emportent du fait de l’intensité de leur course, elles ne maîtrisent pas leur propre
mouvement. »
60 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
La truphê, comme l’akrasia dont elle semble une espèce, est donc
dépassement des limites de la raison, emballement4. Mais, plus que le
dépassement, cependant clairement suggéré, ce sont ses conséquences
sur l’homme (âme, corps, relations avec l’entourage) que Musonius
souligne. À propos du corps et de la santé, il utilise un argument sem-
blable à celui que nous venons d ’évoquer : il concerne la nourriture,
sujet dont il fait grand cas par ailleurs. Car c’est à son propos que la
dépendance a les effets les plus pervers, puisqu’on ne peut vivre sans
manger et puisqu’on est obligé de le faire deux fois par jour – deux fois
plus de risques de faillir :
Nous nous adonnons en effet plus rarement aux autres plaisirs et, pour
quelques-uns, nous pouvons certes nous en abstenir des mois, voire pour
certains totalement, tandis que celui-ci [le plaisir de la nourriture], il est
absolument nécessaire de l ’éprouver chaque jour et le plus souvent deux fois
par jour : il n’est pas possible à l’homme de vivre autrement. Dès lors, aussi
souvent que nous éprouvons ce plaisir durant les repas, aussi nombreux alors
sont les risques1.
chroniques furent guéries dans l ’exil, c omme sans doute pour Spartiaticus, ce
Lacédémonien qui souffrait depuis longtemps du poumon et à cause de cela
et du fait de sa mollesse, de nombreuses maladies. Dès qu’il cessa de vivre
dans le luxe, il cessa aussi d’être malade. D ’autres efféminés (ἁβροδιαίτων),
dit-on, ont été guéris de la goutte q u’ils avaient aux pieds, alors q u’ils étaient
torturés auparavant par ce mal ; ces gens que l’exil, en les soumettant à un
régime plus dur, par cela même prépara à recouvrer la santé. Ainsi l’exil
collabore-t-il, plus qu’il ne s’y oppose, au fait d’éprouver leur corps et leur
âme mieux q u’ils ne le feraient eux-mêmes1.
1 Voir, outre les textes déjà cités, qui montrent que le mou ne veut supporter aucune peine,
Musonius, I, p. 3, 14 (traduit plus bas) où Musonius emploie le verbe θηλύνω (τεθηλυμμένον)
pour qualifier un jeune homme amolli, efféminé, c ontraire, donc, à l’ἀνδρεία spartiate
chère à Musonius.
2 Musonius, VIII, p. 34, 15-18 : « C’est une chose nuisible pour le chef comme pour tout
citoyen que la mollesse. Comment pourrait-il se rendre sage, celui qui n’aurait aucun souci
de maîtriser ses désirs (τις μὴ μελετήσας κρατεῖν τῶν ἐπιθυμιῶν), ou comment l’intempérant
pourrait-il rendre les autres tempérants ? »
3 Cf. par exemple, Télès, II, 11, 5-6 : « ἡμεῖς οὐ δυνάμεθα ἀρκεῖσθαι τοῖς παροῦσιν, ὅταν
καὶ τρυφῇ πολὺ διδῶμεν, καὶ τὸ ἐργάζεσθαι… αί κρίνωμεν καὶ τὸν θάνατον ἔσχατόν τι τῶν
κακῶν ». Voir P. P. Fuentes Gonzales, Les diatribes de Télès, Vrin, 1998, p. 138-139. Il traduit
ainsi le passage cité : « Mais nous, nous sommes incapables de nous contenter de ce dont
nous disposons présentement, chaque fois que nous faisons de grandes concessions à la
64 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
mollesse et que nous jugeons le fait de travailler comme… et la mort comme, en quelque
sorte, le c omble des maux. » Dans la suite, toutes les citations de Télès proviendront de cet
excellent ouvrage, avec, sauf mention c ontraire, les traductions de l’auteur. Voir aussi le
commentaire de ce passage, à l’occasion d’un autre passage similaire (VI, 53, 1), p. 478 :
« Les Cyniques présentaient la τρυφή comme la cause qui a fait disparaître la facilité de
la vie primitive accordée aux hommes par les dieux. » On pourrait s’étonner du reste
de trouver dans le fragment VI, consacré pour une bonne part à la condamnation de la
gloutonnerie et du luxe dans la nourriture, une phrase telle que : « Il ne faut absolument
pas vivre dans la mollesse, quand les circonstances ne s ’y prêtent pas, mais faire c omme
les marins qui regardent les vents et la situation. C’est possible : utilise-les ; ce n’est pas
possible : arrête ») (p. 468 ; trad. p. 469). P. P. Fuentes-Gonzales explique ainsi : « Le fait
que le moraliste ne condamne pas le luxe en lui-même ne doit pas trop nous choquer ; cela
rentre tout à fait dans l’esprit de l’indifférence qu’il préconise chez l’homme de qualité.
Le riche peut être à la fois un ἀγαθὸς ἀνήρ s’il joue bien son rôle, s’il fait usage comme
il c onvient de son aisance, de sa magnificence […]. L’important c omme toujours est de
s’accommoder aux circonstances hasardeuses de la vie et d ’en user c omme il c onvient
(καλῶς) : un pauvre qui prétend vivre dans le luxe serait à blâmer, de même q u’un riche
qui, tout en ayant beaucoup de possessions, vivrait misérablement en raison de sa parci-
monie et de son avarice. […] Télès est persuadé que la force morale reste indépendante
de la situation concrète de l ’individu, que c ’est le caractère qu’il faut transformer et non
pas cette situation, quelle q u’elle soit (pauvreté, richesse…). C ’est pourquoi il s’adresse
de la même façon au pauvre qu’au riche, son dessein étant de servir de guide moral à
ses contemporains en général […]. Au total, il n’a donc pas de problème à consentir à
ce q u’un homme puisse vivre dans la mollesse lorsque les circonstances sont favorables
à cela » (p. 478-479). Il est inutile de souligner q u’il ne saurait y avoir rien de tel chez
Musonius, pour qui la mollesse est inconditionnellement à fuir.
1 D.L. VII, 26.
2 Musonius, XVIIIb, p. 105, 4-9.
FUIR LA C
ONTAGION DU VICE 65
faut se suffire d’une autarcie qui, tout autant qu’elle évite la transmis-
sion du vice par l’entourage, permet d’apprendre à se passer du luxe
et à supporter et prendre de la peine. Ce dernier point est le nœud de
l’enseignement moral de Musonius : prendre de la peine pour la vertu,
être philoponos, c’est vivre la vertu, en faire l’expérience et donc ne pas se
contenter de discours vides, mais aussi, par là-même, adapter son corps à
la vertu. C’est que, c omme la truphê corrompt autant le corps que l’âme,
la vertu, pour Musonius, a une action à la fois sur l’âme et sur le corps.
LA RELATION À SOI-MÊME
Corps et âme
dans la philosophie de Musonius
Il faut revenir sur un point qui n’a pour le moment été qu’esquissé :
la truphê est une passion et, comme toute passion, elle constitue, d’après
Chrysippe, une faiblesse du tonos de l’âme1 (ce n’est q u’en ce sens que
la passion est irrationnelle, ou plutôt déraisonnable). C’est dire aussi
qu’elle est un défaut du jugement. Aux parallèles déjà indiqués entre
Musonius et Chrysippe il faut en ajouter un autre et non le moindre,
puisque précisément, en une sentence lapidaire, Musonius affirme :
« Remittere » inquit Musonius « animum quasi amittere est2 ».
1 Voir par exemple SVF III, 473 (= LS 65T) : « Quelques-unes des mauvaises actions des
hommes sont rapportées par Chrysippe à des jugements fautifs, d ’autres au manque de
tension et à la faiblesse, tout comme leurs bonnes actions sont guidées par des jugements
droits en même temps q u’accompagnées par une bonne tension de l ’âme. […] Il dit q u’il
y a des moments où nous nous détournons des décisions correctes parce que la tension
de l’âme se relâche et ne persiste pas jusqu’à la fin, ou n’exécute pas complètement les
ordres de la raison. »
2 Musonius, LII, p. 133, 18-19 : « “Le relâcher”, disait Musonius, “c’est comme abandonner
son esprit”. »
3 Cf. J. S. Houser, The Philosophy of Musonius Rufus…, op. cit., p. 37-38, notamment.
4 Pour un exposé très complet de ces vues, hélas sans contre-point, cf. F. Alesse, Panezio di
Rodi e la tradizione stoica, Bibliopolis, 1994. On regrette dans ce livre une vue extrême-
ment partiale de la doctrine de Panétius (qui pourtant revendiquait son appartenance à
68 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
d ’entrer dans le détail d ’une réfutation qui a déjà été faite1. Soutenir cet
abandon chez les deux scholarques du Portique demeure extrêmement
problématique, il semble fort peu probable chez Musonius, ce qui ne
manque cependant pas d’intérêt ; car des rapprochements peuvent être
opérés à d’autres égards avec Posidonius. Ce n’est donc pas tant le rap-
prochement entre Musonius et Posidonius qui incite à la prudence que
les conséquences que l’on croit pouvoir en tirer. Cela dit, sur les points
litigieux, précisément, ces rapprochements ne s ’imposent nullement. Les
autres parallèles que l ’on pourrait établir, quant à eux, ne sont pas aussi
spécifiques à Posidonius que J. S. Houser veut bien le croire.
La passion tient entièrement pour Musonius dans le jugement et
dans lui seul et résulte de la faiblesse de la tension de l’âme, qui a
elle-même pour conséquence la faiblesse du jugement. Si le fait que
la passion consiste dans un jugement faux de la raison aurait été sans
aucun doute approuvé par Posidonius2, l’explication par la faiblesse du
tonos immanent n ’aurait cependant pas eu sa faveur : pour lui, ce tonos
était l ’une des preuves les plus claires de l ’inconséquence de Chrysippe,
puisqu’il admettait par là une faculté distincte de la raison3. Il n’en
reste pas moins que la passion demeure, pour Posidonius c omme pour
Chrysippe, mais pour des raisons différentes, relâchement : elle est en
quelque sorte l’incapacité de logistikon à se faire obéir des deux autres
fonctions. Il faudra donc interroger les linéaments d ’une c onception
musonienne de l’âme pour vérifier que les textes ne peuvent sous-entendre
une partition en l’âme entre rationnel et irrationnel (c’est la limite du
rapprochement avec Posidonius, qui, lui, admet de telles fonctions).
La source de la passion explique que l’éducation musonienne commence
par une éducation du jugement, tandis que les exercices proposés
l ’École), doctrine qui est présentée c omme un amalgame fort problématique de positions
académico-péripatéticiennes et de positions stoïciennes.
1 Cf. M. Van Straaten, Panétius, sa vie, ses écrits et sa doctrine avec une édition de ses fragments,
Amsterdam, 1956, p. 106. ; cf. également, A-C Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme,
PUF, 1973, p. 116-117 ; pour un état de la question et une réfutation, C. Lévy, Cicero
Academicus, Collection de l’école Française de Rome, 162, 1992. p. 472-480. Pour une
étude particulièrement approfondie de Posidonius, voir J. Fillion-Lahille, Le De ira de
Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions, op. cit., notamment le chapitre iii, de la troi-
sième partie, « La philosophie de la passion chez Posidonius », p. 153-162.
2 J. Fillion-Lahille, op. cit., p. 156-159. Cf. en particulier p. 157 : « Pour Posidonius la passion
consiste en une conviction qui s’est développée à tort au niveau du theoretikon. »
3 Voir SVF III, 473, déjà cité. Cf. en outre A.-J. Voelke, op. cit., p. 90.
La relation à soi-même 69
’est-on jamais plus ou moins dans l’erreur (même si elle est petite),
n
on y est toujours entièrement, parce que l ’âme est soit c onvenablement
tendue, soit relâchée (même un peu). Mais par-delà le paradoxe, il faut
souligner que pour Musonius la logique est philosophique et elle est
philosopher, dans la mesure où elle amène à fonder rationnellement une
attitude pratique. Commettre une erreur à son sujet, c ’est déjà se préparer
à c ommettre l ’erreur dans la pratique : cela revient, en somme, à pervertir
l’action. La faute logique est toujours en même temps une faute morale
et la discipline du jugement est, dans une telle philosophie de l ’action,
toujours déjà discipline des impulsions. En d ’autres termes, commettre
une erreur dans le raisonnement, c’est déjà brûler le Capitole, parce que
l’erreur logique donne le champ libre à la mauvaise action. Le manque
de conséquence logique entraîne le manque de c onséquence morale :
or, les stoïciens ne définissaient-ils pas eux-mêmes les actions propres1,
mais aussi la fin2, par la conséquentialité (ἀκολουθία3), celle-là même
que l’on trouve dans les syllogismes4 ? On c omprend alors combien la
logique est essentielle : parce qu’elle constitue la pierre de touche qui
donne les moyens, dans la vie, de vérifier la vérité des représentations
pratiques et donc de juger leur convenance. Il s’agit de juger de la valeur
éthique d ’une proposition, par un principe entièrement clair et certain,
qui permette d ’établir en même temps la valeur logique (vrai/faux) de la
proposition et sa valeur éthique (conforme à la nature / non conforme) :
le vrai et le conforme étant l’expression de la même réalité sur les deux
plans logique et pratique5. La logique constitue ainsi l’apprentissage de
la philosophie elle-même, en tant q u’elle prépare à l ’action et intervient
dans les assentiments. C’est pourquoi son étude doit être première dans
Nature de la démonstration
La démonstration apparaît comme l’instrument essentiel du philo-
sophe, ou du maître de philosophie1, non seulement pour déterminer
et atteindre le vrai, mais pour le montrer (souci pédagogique du phi-
losophe) et le vivre (souci éthique). Musonius ne s’écarte nullement de
la tradition stoïcienne pour la définir2 :
Les dieux, bien sûr, c’est visible, n’ont besoin d’aucune démonstration pour
quoi que ce soit, parce que rien ne leur est obscur ni inconnu (μήτε ἀσαφὲς
μήτε ἄδηλον) ; choses pour lesquelles seules il est besoin de démonstration ;
les hommes, en revanche, nécessairement recherchent les choses qui ne sont
ni visibles ni immédiatement intelligibles par le moyen des choses visibles
et évidentes (μὴ φανερὰ μηδ´αὐτόθεν γνώριμα διὰ τῶν φανερῶν καὶ προδήλων
ζητεῖν ἀνευρίσκειν), ce qui est la tâche de la démonstration3.
l ’instruction des proches (διὰ τὴν κατήχησιν τῶν συνόντων), puisque la nature
nous donne des penchants non pervertis (ἀφορμὰς… ἀδιαστρόφους)1.
prises par les sages-femmes, dont l’art (on pourrait dire l’artifice) relaie
l’instinct naturel de la mère mais en surprotégeant le nouveau-né, que
l’enfant est préparé à confondre agréable et bien ou douleur et mal.
Les sages-femmes en ce sens ne font que donner crédit à une c onfusion
première, dans laquelle nous enfonce l’entourage jusqu’à provoquer,
plus tard, une erreur de jugement, à partir de ce qui était une simple
sensation (d’une sensation agréable dérive, lorsque la raison est formée,
le jugement « ceci est un bien »). Cette erreur acquiert par là la force et
l’ancrage du préjugé. En somme l ’art des sages-femmes induit l ’erreur
primordiale qui va amener ensuite les hommes à privilégier le plaisir à
la conformité sur la nature, voire à rechercher le plaisir pour lui-même,
comme s’il était un bien.
1 Musonius, I, p. 5, 3-7. On retrouve un souci semblable chez Sénèque, Ep. 38, 2 au sujet des
préceptes : « On se borne à peu de mots mais, si c’est une âme bien prête qui a accueilli
ces vérités, elles croissent en force et le germe lève. Oui, il en est des préceptes c omme de
la graine semée : ils produisent beaucoup tout en ne tenant qu’une place réduite » (trad.
H. Noblot).
2 D.L. VII, 20 (= SVF I, 328) : « Comme quelqu’un disait que les formules des philosophes
lui semblaient courtes, il dit : “tu as raison ; pourtant, il faut que même les syllabes q u’ils
emploient soient brèves (βραχείας), si c’est possible”. »
3 Musonius, I, p. 1, 7-9.
4 Sénèque, Ep. 94, 27-28 (trad. H. Noblot).
5 Ibid., § 26.
78 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
à la mollesse et une nature lente et bornée […]. Lui, cet esprit lent, c ’est
avec peine et difficilement, comme poussé par un levier par d ’innombrables
raisonnements (ὑπὸ μυρίων λόγων) qu’il approuvera1.
qui sont d’une nature saine, si on les détourne, ils tiennent d’autant plus à
la raison. C
’est pourquoi Rufus détournait la plupart : par cette épreuve, il
distinguait les natures saines et celles qui ne l ’étaient pas. Il disait en effet :
« Comme une pierre, si on la jette en l’air, retombera vers le bas en vertu de
sa constitution, il en va de même pour celui qui est sain : plus on le repousse,
plus il incline vers sa nature1. »
–– L’efficacité de la démonstration
dépend enfin de l’exemplarité du maître
1 Musonius, I, p. 1, 5-7 : « Alors que la discussion en était venue au sujet des démonstrations
que doivent écouter les jeunes gens de la part des philosophes pour saisir les choses qu’ils
apprennent (πρὸς κατάληψιν ὧν μανθάνουσιν)… »
2 C. Imbert, Pour une histoire de la logique, PUF, coll. Science, histoire et société, 1999, p. 103 :
« la structure intentionnelle propre à la représentation doit résoudre, dans une philosophie
conséquemment empiriste, l’énigme de l’acquisition d’un savoir non expérimenté par
l’élève, q u’il soit enseigné oralement ou par le livre ».
3 C. Imbert, ibid., p. 107 : « L’énigme de l’échange dialectique, sous l’hypothèse q u’il est
immanent au procès de la conversation, peut maintenant être énoncée sous la forme d’un
problème spécifique : c omment la représentation de la voix peut-elle délivrer une autre
représentation, qui accapare à son profit le mouvement de la catalepse ? L ’art dialectique est
tout entier dans ce retard de l ’assentiment qui, prenant en c ompte toutes les singularités
de la voix humaine, traite celle-ci non pas comme la donnée sensorielle à interpréter, mais
comme un intermédiaire délivrant quelque chose à partir de quoi s’effectue la catalepse. »
La relation à soi-même 83
Tels sont les deux arguments qui pourraient passer pour les éléments
fondamentaux de l’enseignement de Musonius. On doit rejeter des
apparences trompeuses, issues de la corruption de l’enfance, admises
sans réel examen et vivre en conformité avec la réalité qu’est capable
de montrer la démonstration.
La difficulté des deux c onclusions, le fait que ni l’une ni l ’autre ne soit
directement évidente vient bien sûr de ce que l’insensé n ’a pas accès à
cette vie selon la raison que la démonstration à la fois lui rend manifeste
1 Musonius, I, p. 2, 9-22. Cf. J. Barnes, op. cit., p. 71, n. 184 : « The schema is B holds of every
A ; B does not hold of some C ; therefore : A does not hold of some C. »
La relation à soi-même 85
et lui propose. Il n’est pas anodin que l ’on trouve dans ces deux démons-
trations les termes haireton et pheukton : la démonstration porte à la fois
sur le jugement et sur les impulsions (hormai) et les répulsions (aphormai
– mais, puisque Musonius réserve le terme aux ressources dont nous
disposons pour la vertu, nous traiterons la répulsion c omme une espèce
de l’impulsion) auxquelles ce jugement permettra de donner ou refuser
son assentiment. Les impulsions dont il s’agit ici relèvent manifestement
de l’horexis, définie très largement par les stoïciens comme l’inclination
vers un bien, réel ou supposé tel et de l’enklisis, impulsion à rejeter,
non pas le mal uniquement, mais tout ce qui n ’est pas c onforme à la
nature (ou supposé tel). Que Musonius choisisse de traiter de l’horexis
en privilégiant la notion de choix rationnel ne doit pas nous étonner :
une erreur dans ce choix (ou plutôt, dans ce cas, devrait-on écrire « dans
l’illusion d ’avoir fait un choix ») a pour c onséquence que l’horexis est
epithumia. L’horexis est en effet toujours, c omme le montre B. Inwood1,
soit boulesis (désir rationnel du sage, qui est une de ses bonnes passions)
soit epithumia (désir de l’insensé, qui se trompe sur la nature du vrai
bien et en outre poursuit son objet de manière instable et faible). Toute
l’importance qui réside dans le jugement premier (qui déterminera
la qualité de l’horexis) a, on le sait, amené Épictète à distinguer cette
impulsion des autres hormai en inaugurant la formation du disciple par
la suppression du désir (car il ne saurait désirer bien2). Musonius, bien
que sa démarche revienne finalement au même, puisqu’il démontre en
somme par la négative q u’il ne faut pas désirer le plaisir, n’a pas cependant
une stratégie semblable à celle de son disciple : conforme (mais Épictète
l’est aussi) à l’enseignement de l’École, il conçoit le désir comme une
impulsion, sans distinction supplémentaire. Il insiste néanmoins sur
l’objet de ce désir et sur la différence entre le désir, qui se doit d’être
rationnel et tendu vers le bien et la répulsion, qui, un peu comme chez
Épictète, relève tout autant du domaine des indifférents que du vice.
C’est que le jugement, une fois affermi et capable de choisir le bien,
peut par là même éviter consciemment le mal. Ces distinctions sont
très intriquées dans le raisonnement de Musonius et on ne les détecte
qu’en étant attentif au fait q u’il procède par deux démonstrations qui
1 B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoicism, Oxford University Press, 1985. Voir
p. 235-237.
2 Voir en particulier Épictète, Manuel II, 2.
86 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
n ’ont pas tout à fait la même valeur démonstrative, puisque l’on passe
de gnôrimon (connu) à pithanon (persuasif). Il s’agit pour Musonius (et
l’énoncé des c onclusions, par sa forme négative : « le plaisir n ’est pas un
bien », « la peine n’est pas un mal » le montre) de revenir aux racines
mêmes de la diastrophê, pour extirper tout jugement défectueux.
LE PLAISIR N’EST PAS UN BIEN
doit ordonner cette expérience en vue du bien : pour cela, elle permet le
développement du « germe de vertu » en chacun de nous et le rend visible.
la cité, ou pour défendre femme et enfants et, ce qui est le plus grand et le
plus important, pour être bons, justes et sages, ce qui n’advient à personne
sans peine1.
L ’effort, la peine, qu’il faut préférer, c ’est ceux qui, rétablissant les
cercles de l’oikeiôsis dite sociale (nous y reviendrons longuement : il s’agit
du cercle de la famille, celui des amis, celui de la cité), mènent à la vertu.
CONVERTIR LA PEINE
1 Ibid., l. 3-9.
2 On retrouve chez Sénèque cet étonnement : Ir. II, XII, 5 : « Quelle belle récompense
obtient celui qui s’est entraîné à marcher sur la corde raide, à se mettre sur le dos des
charges énormes, à ne pas laisser ses yeux céder au sommeil, à pénétrer au fond de la
mer ? » (trad. A. Bourgery).
3 Musonius, VII, p. 30, 1-8.
4 D.L. VI, 27 (trad. M.-O. Goulet-Cazé. Dans la suite, les références sont la plupart du
temps tirées de cette traduction pour le livre VI de Diogène Laërce).
La relation à soi-même 91
Il voyait en effet que, dans les arts manuels et les autres, les artisans possèdent,
grâce à la pratique, une habileté manuelle hors du c ommun, c ombien aussi les
joueurs de flûte et les athlètes, grâce au labeur approprié et constant, excellent
dans leur domaine respectif et comment, s’ils avaient reporté leur ascèse aussi
sur leur âme, la peine qu’ils prennent ne serait ni inutile, ni incomplète1.
Vivre sans effort, c ’est manquer des véritables ressources pour être
un homme. Musonius renverse les valeurs, dans un mouvement certes
cynique, mais conforme à la doctrine stoïcienne : l’autarcie que permet
l’amour de l’effort constitue la véritable richesse.
1 D.L. VII, 168 = SVF I, 463 : « Il fut célèbre pour son acharnement au travail (φιλοπονίᾳ),
lui qui, étant d ’une extrême pauvreté, s’efforça de gagner sa vie. Et la nuit il puisait de
l’eau dans les jardins, tandis que durant le jour, il s’exerçait dans les raisonnements (ἐν
τοῖς λόγοις ἐγυμνάζετο). »
2 Cf. par exemple SVF III, 264 : « L’amour de l’effort est la science propre à exécuter ce
qu’on se propose (ἐπιστήμην ἐξεργαστικὴν τοῦ προκειμένου), sans en être empêché du fait
de la peine. » Idem pour SVF III, 269 (Andronicus, περὶ παθῶν).
3 Musonius, IX, p. 45, 3-6.
La relation à soi-même 93
Mais cette voie courte est insuffisante, parce qu’il faut en passer par
l ’apprentissage des dogmes. Musonius n ’invalide pas l ’aspect théorique
de la philosophie ni l’étude. Pour preuve, lorsqu’il dresse le portait (déjà
cité) du mauvais disciple, il montre ensuite le bon disciple : c’est le
jeune homme élevé à la spartiate, qui sait la valeur de l’effort. Celui-là
comprendra plus vite et mieux les démonstrations, mais celles-ci demeurent
nécessaires. Sans elles, c omme le bon disciple laconien de Cléanthe, le
risque est grand que la peine ne soit absolutisée, c onfondue avec le
bien et qu’elle vaille, en somme, pour elle-même, alors q u’elle demeure
l’instrument de la vertu, selon les circonstances :
Hé ! N’est-il pas ainsi ce petit Laconien, qui demanda à Cléanthe le philo-
sophe si la peine était un bien ? Car il semble tellement bien façonné par la
nature et élevé pour la vertu (φύσει πεφυκὼς καλῶς καὶ τεθραμμένος εὖ πρὸς
ἀρετὴν) qu’il pensait que la peine était plus proche de la nature du bien que
de celle du mal, lui qui, c omme on lui accordait qu’elle n’était pas un mal,
s’enquérait si elle se trouvait être un bien. D ’où cette réplique de Cléanthe,
frappé d ’admiration pour l’enfant : “tu es sorti d’un sang noble, ô mon fils !
tes paroles le prouvent1 !”
Le jeune homme est certes apte à la vertu, d ’un bon naturel, qui lui
permettra d’assimiler l ’enseignement du maître. Il n ’est cependant pas
encore vertueux. Il est, pourrait-on dire, plus cynique que stoïcien. Or,
c’est vivre en stoïcien que veut Musonius, non pas vivre en Cynique.
La conversion de la peine se fait d’abord par la conversion du but
auquel on doit tendre. Prendre de la peine pour le bien nécessite de
connaître le bien : c ’est l ’objet des démonstrations de le faire c omprendre,
c’est celui des exercices de l’expérimenter.
Si nous nous accoutumons à vivre selon la raison, alors nous saurons
pour quoi prendre de la peine. Plus encore, c’est en prenant de la peine
pour ce but que nous reconnaîtrons l’utilité de celle-ci : c ’est pourquoi
Musonius impose à ses disciples des exercices c ommuns au corps et à
l’âme, qui, habituant à la peine, permettent une meilleure assimilation
des théorèmes sur le bien à poursuivre et luttent efficacement c ontre
les dangers de la truphê. C’est donc au sein de l’exercice que la peine se
trouve c onvertie : l ’exercice propose de bonnes peines, qui, parce q u’elles
sont relayées par l’enseignement et par la meditatio de celui-ci (qu’elles
1 Musonius, I, p. 4, 5-14. Le vers est tiré d ’Homère, Odyssée, IV, 611 (trad. du vers A. Jagu).
94 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 M.-O. Goulet-Cazé, L’ascèse cynique, p. 188 : « Il tente alors une appropriation stoïcienne
de l’ascèse cynique, en établissant cette distinction un peu boiteuse, il faut bien le recon-
naître, d ’une double askèsis, de l’âme d ’une part, du corps et de l’âme de l’autre. »
2 Musonius, VI, p. 26, 6-11.
La relation à soi-même 95
L ’exercice propre à l ’âme est (a) d’abord de faire en sorte que les démonstra-
tions soient toujours sous la main (προχείρους) : celles qui c oncernent les biens
apparents qui ne sont pas des biens et celles au sujet des maux apparents et
qui ne sont pas des maux et de s’habituer à reconnaître et à distinguer les
vrais biens de ce qui n ’est pas vrai bien ; (b) ensuite, prendre soin de ne fuir
aucun des maux apparents et de ne poursuivre aucun des biens prétendus
tels, enfin, mettre tout son talent à rejeter le mal et par tous les moyens,
rechercher les vrais biens1.
1 Musonius, XLIX, p. 130, 8 – 131, 13 = Aulu Gelle, Noct. Att. V, 1. Le fragment c onstitue
l’intégralité du texte de ce chapitre, aucun autre élément ne permettant de situer le propos
de Musonius.
La relation à soi-même 99
déjà été faite quelques lignes plus tôt (esprit de celui qui écoute, d’un
progressant, encore faible et tâtonnant dans l’erreur), mais l’expression
de ce que peut ressentir l’esprit de lui-même (de fait, c’est ce que
Musonius appelle la conscientia) au cours du discours du philosophe :
l’esprit a une perception de lui-même divisé en lieux où il y a à faire
des progrès et en lieux où l’état est satisfaisant. C’est-à-dire qu’il a
une perception de ce q u’il peut faire ou avoir fait de mauvais (les
mauvais jugements), ou de bon (la c onformité des impulsions à des
jugements vrais mais non fermes) : ce n’est pas tant la structure de
l’esprit qui est décrite que l’esprit jugeant sa fonction dans le quoti-
dien de la praxis. Cette activité de l’esprit se représentant lui-même
en diverses régions où il faut (ou non) faire porter l’effort se manifeste
d’ailleurs par l’activité physique du visage, preuve à la fois de l’action
de l’âme sur le corps et preuve de l’extraordinaire tension et unité de
l’esprit écoutant. De fait, l’auditeur peut nommer malade la partie
qui amène la honte et le repentir : c ’est tout ce qu’il découvre être
mauvais dans ce q u’il fait ou a fait ; de même, la partie saine, c ’est
tout ce qui amène la joie – tout ce que l ’auditeur voit être bon. Nous
voyons là à l’œuvre l’idée d ’examen de c onscience, cet examen ne
préjugeant aucunement d’une bipartition de l’âme. Un autre passage
pourrait être c onsidéré c omme problématique – et l’a été, si l’on en
croit les traductions adoptées :
uelqu’un qui m’exhortait à prendre confiance cita une sentence de Musonius ;
Q
celui-ci, dit-il, voulant relever q uelqu’un qui souffrait et se laissait aller,
s’adressant ainsi à lui, il demanda : « qu’est-ce que tu attends ? vers où regardes-
tu ? Jusqu’à ce que Dieu lui-même se tienne auprès de toi et prononce une
parole ? Ampute ton âme de ce qui est mort (ἔκκοψον τὸ τεθνηκὸς τῆς ψυκῆς)
et tu reconnaîtras Dieu. » Tel, dit-il, fut ce que dit Musonius1.
Car ce n’est pas par la main, ni par le pied, ni par rien d’autre du corps que
nous philosophons, mais c’est par l’âme et une petite partie de celle-ci (ταύτης
ὀλίγῳ μέρει), celle que nous appelons intelligence (διάνοιαν)1.
1 Ibid., p. 151.
2 Musonius, VI, p. 22, 6 – 23, 3.
3 Musonius, X, p. 56, 3-6.
La relation à soi-même 105
Le disciple qui ne fait que parler sans s’exercer est et reste un sot,
dût-il parler de la tempérance de manière suffisante, c onvenable. Nanti
de cette dernière prémisse, Musonius peut alors conclure :
Comment donc, après cela, dit-il, avoir la science de la théorie de chacune de
ces choses serait-il meilleur que pratiquer la discipline sous la direction de
la théorie ? Puisque l’habitude mène au pouvoir d’agir, tandis que la science
de la théorie mène au pouvoir d’en parler. La théorie collabore en effet à
l’action en apprenant c omment il faut agir, aussi est-elle, dans l’ordre [de
l’apprentissage], antérieure à l’habitude : on n ’est pas habitué à une belle action
sans s’y être habitué selon la théorie (τε μὴ κατὰ λόγον ἐθιζόμενον) ; par son
autorité (δυνάμει) en revanche, l’habitude précède la théorie, parce qu’elle a
plus de pouvoir (κυριώτερον) que la théorie pour mener l’homme à l’action2.
La théorie est donc, si l’on peut dire, comme une route qui attend
qu’on la parcoure, le savoir théorique valant comme le plan de la route
à suivre. On c omprend alors pourquoi la vertu est à la fois théorique et
pratique. En tant que c onnaissance pratique, elle c ontient déjà (et dans le
cas du sage, parfaitement) les théorèmes qui informent toute action dès
son principe3 et qui orientent la pratique et, en tant que connaissance
R. Radice, « Oikeiosis », Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi, Vita et
pensiero, 2000, p. 214 : la sagesse « non è commisurabile in atti » ; p. 215 : « la saggezza, che
[…] non ha bisogno di azione per realizzarsi ».
1 SVF II, 83 : « et quand beaucoup de souvenirs du même type sont apparus, nous disons alors
que nous avons une expérience (ἐμπειρίαν) ; car l’expérience est une pluralité d’expériences
du même type » (trad. LS, 39E).
108 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Mais il est à cet égard tout à fait significatif que, lorsqu’il parle de
l’exercice commun à l’âme et au corps, Musonius n’emploie pas le terme
1 A.-J. Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, p. 94.
La relation à soi-même 109
cynique c onsacré (repris par les stoïciens) : ἰσχύς. Plutôt qu’une expression
où apparaîtraient les mots ischuros ou ischus, il utilise le verbe rônnumi
(le corps devient ainsi stereon ; l’âme se fortifie, ronnutai). Significatif
également est l’évitement, à propos du corps, du terme apathês, auquel
Musonius préfère le plus neutre duspathês. Musonius n’est pas cynique
et s ’il empruntait ses exercices c ommuns à Diogène, la discrétion q u’il
déploierait alors sur ses sources serait en elle-même suspecte. Il n ’est
pas cynique et, si l ’on peut dire, il fait tout pour q u’on ne le prenne pas
comme tel. Cela, malgré le fait que les fondateurs de sa propre école n’ont
guère renié cet héritage, même si la question a causé des débats entre
cynicisants et non cynicisants : certains s’efforcèrent manifestement de
préciser les différences entre le sage cynique et le sage stoïcien1. On peut
expliquer l’attitude de Musonius par le fait qu’il partage le jugement
négatif sur le genre de vie cynique2 et surtout celui, très romain3, sur
les pseudo-Cyniques qui épousent tous les principes les plus repoussants
de Diogène, sans en intégrer la vertu :
En faisant ces choses [user de son intelligence, penser, se complaire au bien, ne
pas se complaire au mal] tu philosopherais aussitôt et cela sans avoir besoin
absolument de te couvrir d’un manteau grossier ni de rester constamment sans
tunique, ni d ’avoir les cheveux longs, ni de déroger aux usages c ommuns4.
1 Cf. Stobée II, 114 = SVF III, 638 : « Le sage est dit sévère, en tant q u’il ne négocie pas
pour être agréable à quelqu’un et refuse qu’on négocie en sa faveur. Ils disent que le
sage cynicise (Κυνιεῖν τε τὸν σοφὸν), étant à égalité avec le philosophe cynique en ce qui
concerne l ’endurance, mais, q u’étant sage, il ne c ommencera pas à faire le Cynique ». On
peut conclure de ce texte que la formation du sage stoïcien et celle du Cynique ne sont
pas les mêmes et n’arrivent pas aux mêmes résultats : si l’on peut dire, la fin stoïcienne
comprend la fin du cynique (l’endurance en particulier, qui conditionne chez le Cynique
l’accès à l ’insensibilité aux maux et aux plaisirs), mais elle n ’épouse pas forcément toute
la vie du cynique (son genre de vie en particulier). Voir sur ce point R. Radice, op. cit.,
p. 59-61 : « La percezione che gli Stoici ebbero del Cinismo ».
2 Cicéron, Off. I, 128 : « Il ne faut pas écouter les Cyniques, ni certains stoïciens fort proches
des Cyniques. »
3 Myriam Griffin, « Cynism and the Romans : Attraction and Repulsion », The Cynics : The
Cynic movement in Antiquity and its Legacy, éd. R. Bracht Branham et M.-O. Goulet-Cazé,
University of California Press, 1996, p. 190-204, montre toute l’ambiguïté du Stoïcisme
romain vis-à-vis des Cyniques. S ’ils ont repris des thèmes cyniques – mais ceux-ci ne sont
pas spécifiquement cyniques – comme la frugalité, la parrhêsia, ou inspirés du cynisme (et
notamment l’usage des exempla, ce qui est la marque la plus profonde de la romanité),
les stoïciens romains ne pouvaient accepter ses pratiques anti-sociales (voir p. 196-197
notamment), son arrogance et son exhibitionisme.
4 Musonius, XVI, p. 88, 5-8.
110 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
des êtres les plus humbles et monte par degrés jusqu’aux êtres les plus
achevés, les dieux et particulièrement le monde.
Dans l’âme rationnelle de l’homme, la tension doit être forte et
constante, c’est même ce qui indique que l’âme est vertueuse :
Cléanthe, dans ses Commentaires physiques, dit que le tonos est un coup de feu
et que, si dans l ’âme il est capable de faire accomplir ce qui incombe à l ’âme,
on l’appelle « force » et « puissance » (ἰσχὺς καλεῖται καὶ κράτος). Il continue
dans les termes suivants : « Cette force elle-même, cette puissance, quand
elle se produit dans les choses où il faut manifestement persévérer, c’est de la
maîtrise de soi (ἐγκράτειά ἐστιν). Quand elle se produit dans les choses qu’il
faut supporter, c’est du courage. Quand elle c oncerne ce que chacun mérite,
c’est de la justice. Quand il s’agit de ce q u’il faut choisir ou éviter, c ’est de
la tempérance1. »
1 Plutarque, Stoic. Rep. 1034 D = SVF I, 563 (trad. M.-O. Goulet-Cazé, ibid., p. 164).
2 SVF III, 278.
3 SVF III, 203.
112 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
c omme la vertu elle-même (elle est « une une puissance q u’a fait naître
la raison1 »). Quoiqu’il en soit, l’exercice donne à l’âme de pouvoir
faire face, comme chez Musonius les exercices propres à l’âme le lui
permettent, ainsi du reste que les exercices c ommuns (elle y apprend
la patience dans les peines, par exemple, ce qui semble parfaitement
coïncider avec la définition précédente de la dunamis).
Mais, pour en venir à la comparaison entre le tonos du corps et celui
de l’âme, on s’aperçoit q u’il s’agit dans les deux cas d’une « tension
suffisante », tandis que la santé résulte d’un équilibre, la beauté d’une
juste proportion. Dans un tel contexte, l’expression « tonos hikanos » ne
peut se comprendre comme une tension maximale mais plutôt comme
une tension appropriée. Un modèle assez trivial peut faire comprendre
la chose : celui de l’élastique, lequel peut être totalement relâché ou plus
ou moins tendu. On peut dire qu’il faut que l’âme soit suffisamment
tendue (à la fois pour assurer la stabilité inébranlable des c onnaissances
mais aussi, plus simplement, pour que les représentations des sens
s’inscrivent dans l ’âme – elles sont des modifications du souffle de l ’âme
correspondant au sens), mais pas absolument tendue. L’eutonia de l’âme
est alors l’état de tension de l ’âme qui à la fois est ajustée à l ’idia poiotês
que la tension définit (à la fois pour l’espèce : celle de l’être rationnel
est une tension très forte ; et pour l’individu, puisque c’est, répétons-
le, la tension du souffle qui définit l’individu comme idiôs poion2) et en
harmonie avec la tension du souffle divin.
Il faut croiser les deux modèles mis à jour : celui de l’élastique et
celui de la musique, ce qui se fera si l ’on c onsidère le modèle dont usait
Épictète pour penser cela, celui des cordes d ’une cithare. Chaque indi-
vidu rend un son qui lui est propre, parce q u’il a une tension propre et
ce son doit être en harmonie avec l’âme universelle. Il ne s’agit donc
1 SVF I, 202.
2 Plutarque, Stoic. Rep., 1053F-1054B (= SVF II, 449) : « Dans ses livres Des habitus, il
[Chrysippe] dit de nouveau que ces habitus ne sont rien d ’autre que des courants d ’air :
“C’est par eux, en effet, que les corps sont soutenus ; l’air sustentateur est responsable de la
qualité qui appartient à chacun des corps soutenus par un habitus ; c’est cette qualité q u’on
appelle dureté dans le fer, compacité dans la pierre, clarté dans l’argent.” […] Pourtant,
ils déclarent que la matière, qui est par elle-même inerte et immobile, est partout le
substrat des qualités et que les qualités sont des souffles et des tensions aériformes qui
spécifient et informent chacune des parties de la matière dans lesquelles elles viennent
à résider » (trad. LS 47M). Voir aussi V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps,
Vrin, 1989, p. 16-18.
La relation à soi-même 113
pas d ’avoir une tension maximale mais une tension adaptée à chaque
individu : ainsi s’explique le fait que le sage, losqu’il épouse la tension
du dieu, garde tout ce qui fait son individualité. Ce modèle a l ’avantage
de faire comprendre que l’âme puisse être trop tendue, comme l’indique
un texte d’une interprétation plus q u’épineuse, où l’âme peut être trop
tendue avec (συνεντείνω) le corps lorsque ce dernier fait trop d’efforts.
Musonius prend le soin de montrer, dans le traité XI, que la peine n ’a
pas sa fin en elle-même : elle est certes ce qui permet l’indépendance
et ainsi de substituer à des liens qu’on pourrait appeler utilitaires des
liens fondés sur la vertu mais le philosophe souligne qu’il ne faut pas
trop tendre le corps, afin que l’âme puisse avoir le loisir de penser :
Tous les travaux en effet qui tendent (ἐντείνει) et courbent (κάμπτει) le corps
c ontraignent l’âme à n’exister que pour eux ou bien elle est au plus au point
tendue avec le corps (συνεντεινομένην τῷ σώματι) ; mais tous ceux des travaux
qui permettent au corps de ne pas se tendre à l’excès, ceux-là n’empêchent pas
l’âme de considérer ce qui vaut le plus et, ayant réfléchi à cela, de se rendre
plus sage (σοφωτέραν), ce à quoi tend au plus haut point tout philosophe
(μάλιστα πᾶς φιλόσοφος ἐφίεται)1.
À ce titre, il semble qu’il ne faille pas aller trop loin dans le rappro-
chement entre tonos et ponos. Si les deux décrivent un état de tension, de
l’âme et du corps, il ne faut pas que la tension de l ’âme soit strictement
liée à celle du corps, parce qu’elle semble d’une nature différente. L’âme
ne doit pas « exister que pour [les travaux du corps] » et si elle doit
effectivement être tendue, ce n’est pas « avec » (συνεντείνω) le corps,
mais pour elle-même.
Un fort beau texte d ’Épictète montre au moins qu’il peut y avoir une
trop forte tension de l’âme, bien qu’il n’établisse pas qu’une trop forte
tension du corps amène une trop forte tension de l’âme : il s’agit du
chapitre xv du livre II des Entretiens. Le disciple de Musonius y établit
qu’il ne faut pas confondre fermeté et entêtement : il y a en somme
un mauvais tonos, qui se trouve être un τόνος μανικός, un tonos de fou.
Épictète raconte ainsi l’histoire de son ami qui veut mettre fin à ses
jours, en se faisant mourir de faim, décision ferme et stable, arrêtée :
« Il faut persévérer dans ce que l’on a choisi2 », dit-il. Remarque qui
1 Musonius, XI, p. 58, 18 – 59, 1.
2 Épictète, Diss. 2, 15, 7.
114 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Ibid., §7-8.
2 Le LSJ donne en troisième sens « elasticity » ; le Bailly, en premier sens « souplesse élastique ».
3 Épictète, ibid., § 2.
La relation à soi-même 115
1 Ibid.
2 Musonius, XI, p. 61, 2-5.
3 Sénèque, Ep. 15, 3.
4 Ibid.
116 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Ibid.
2 Alexandre, De mixtione, LS 48C, 9-10 = SVF II, 473.
3 À dire vrai, Panétius semble faire exception, mais en faisant de celle-ci « une partie du
mouvement relevant de l ’impulsion (τῆς καθ´ὁρμὴν κινήσεως μέρος) », (Némésius, De natura
Hominum, 15, fr. 125 Alesse, trad. LS 53J), il se rapproche de la définition proposée par
Diogène Laërce ((D.L. VII, 55) : « Chez l ’animal, le son vocal est de l ’air frappé à la suite
d’une impulsion, chez l ’homme, il est articulé et émis à partir de la pensée (ζῴου μέν ἐστι
ἀὴρ ὑπὸ ὁρμῆς πεπληγμένος, ἀνθρώπου δ´ἔστιν ἔναρθρος καὶ ἀπὸ διανοίας ἐκπεμπομένη) »
(trad. R. Goulet).
4 Voir sur ce point A. A. Long, « Soul and Body in Stoicism », Stoic Studies, California Press,
2001, p. 224-249, voir p. 231-233.
118 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Cf. Thomas Bénatouïl, « Force, fermeté, froid : la dimension physique de la vertu stoï-
cienne », PhilosAnt., 5, 2005, p. 5-30, not. p. 21-23. Cf. aussi J.-B. Gourinat, « L’embryon
végétatif et la formation de l ’âme selon les stoïciens », in L. Brisson, M.-H. Congourdeau
(éd.), L’embryon dans l’Antiquité et au Moyen-âge, Paris, Vrin, 2008, p. 59-77, not. p. 73 sqq.
La relation à soi-même 119
1 Clément d’Alexandrie, Stromates, IV, 5, SVF III, 150 ; voir également à ce sujet SVF II,
149.
2 Tertullien, De Anima, 5 (= SVF I, 518).
3 Ibid.
120 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
’est là, dit-il, ailleurs, le « poids du corps5 ». D’où la solution qu’il pro-
C
pose au traitement des passions, dont il n’est pas nécessaire de souligner
les échos qu’on trouve chez Musonius :
1 Voir SVF I, 140 : « Si donc (Diogène de Babylone) laisse Cléanthe, Chrysippe et Zénon
dire que l ’âme est nourrie à partir du sang, étant elle-même corporelle et un souffle (οὐσίαν
δ ´αὐτῆς ὑπάρχειν τὸ πνεῦμα)… » ; SVF II, 781 : l’âme est dite « ἀναθυμίασις » (« exhalaison
chaude »), « αἵματος χρηστοῦ τὸ ψυχικὸν πνεῦμα » ; cf. également A. A. Long, « Soul and
Body in Stoicism », art. cit., en particulier, p. 243, où sont données ces références.
2 Cicéron, De Fato, 7-8.
3 Cicéron, De Fato, 9. Voir A. Long, « Chrysippus and Psychophysical Causality », Passions and
Perceptions, Studies in Hellenistic Philosophy of Mind, (éd. J. Brunschwig, M. C. Nussbaum),
Cambridge University Press, 1993, p. 313-331. Voir notamment p. 321-325.
4 Voir Galien, Plac. V, 5 (trad. LS 65M 9-10). Voir J. Fillion-Lahille, op. cit., p. 132 et, sur
les tempéraments, Sénèque, Ir. II, XIX-XX.
5 J. Fillion-Lahille, ibid., p. 141 : τὸ βάρος τοῦ σώματος.
La relation à soi-même 121
Aussi le traitement des passions est-il, je pense, chose c ommode et facile chez
certains du fait que leurs impulsions passionnelles ne sont pas fortes et que
leur logistikon n ’est pas de nature faible ni sotte : ceux-là, ce sont l’ignorance
et les mauvaises habitudes qui les font vivre dans la passion. Pour d ’autres,
en revanche, ce traitement est pénible et difficile, quand les impulsions pas-
sionnelles imposées par leur constitution physique sont grandes et violentes
et que le logistikon est de nature faible et sotte. Car il faut que le logistikon
apprenne à connaître le vrai et que, grâce à de bonnes habitudes, s ’émoussent à
la longue les impulsions passionnelles de celui dont il s’agit d ’améliorer le
comportement. C’est ainsi qu’il faut, dès le début, former au mieux l’être
humain, en se préoccupant tout d ’abord de ses origines génétiques, puis du
régime de la femme enceinte – nourriture, boisson, exercice, repos, sommeil,
veilles, désirs, colères et toutes choses que Platon a fort bien exposées ; tandis
que Chrysippe n’a lui-même dit rien de valable mais encore n’a laissé à aucun
de ses successeurs la possibilité d’avancer dans la recherche, ayant jeté de
mauvais fondements théoriques1.
OIKEIÔSIS :
CADRES GÉNÉRAUX DE LA NOTION
Mon intention n ’est pas ici d’analyser pour elle-même cette notion
fondamentale et problématique qu’est l’oikeiôsis1. Sa difficulté est avouée
par Sénèque lui-même qui s’excuse au début de la lettre 121 : il parle
d’une quaestiunculam, qui l’a « retenu assez longtemps ».
DÉFINITION : LECTURE DU DE FINIBUS III, 17
1 S. G. Pembroke, Oikeiôsis, p. 114-115 détourne le mot sur Chrysippe, en affirmant : « If there
had been no oikeiôsis, the would have been no stoa. » Pour un état de la question, cf. G. Striker,
« The Role of Oikeiôsis in Stoic Ethics », OSAPh, 1, 1983, p. 145-167, où l ’auteur propose
une autre évaluation de la doctrine : « It should be obvious that oikeiôsis did have an important
part to play, though it was probably not the foundation of stoic ethics », p. 165. Un ouvrage étudie
pour elle même la notion d ’oikeiôsis, en en dégageant les sources : R. Radice, « Oikeiosis »
Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi, op. cit.
2 Cicéron, Fin. III, 16.
De l’homme au dieu 129
sa propre constitution, car ce serait projeter « dans les textes une façon
toute moderne de penser le soi – sorte d’entité à part (transcendantale ?)
et identifiable à rien dans l’individu, ni son corps […] ni aucune de ses
diverses facultés, pour s’étonner ensuite que les textes n’adhèrent pas
parfaitement à cette image1».
Soi et c onstitution sont inséparables : « il y a une conception unitaire
du soi visé », le soi étant indissociablement sa constitution. J. Brunschwig,
toujours selon D. Lories, commet ainsi la faute d’ « hypostasier la dis-
tinction entre constitutio momentanée et le soi permanent ». Le problème
vient de Sénèque, qui montre la permanence du moi, malgré les diffé-
rences de constitutions dans le temps :
Ce n’est pas la même chose en effet que l’âge du nourrisson, celui de l’enfance,
celui de l ’adolescence et celui de la vieillesse : je suis cependant le même que le
nourrisson, l ’enfant et l ’adolescent que je fus. Ainsi, bien que la c onstitution
de chacun ne soit jamais la même, l’appropriation à sa propre constitution est
la même (conciliatio constitutionis suae eadem est). Car ce n ’est pas à un enfant,
ni à un jeune homme, ni à un vieillard, mais à moi-même que la nature
m’approprie (me natura commendat)2.
1 Sur cette question, cf. C. Lévy, Cicero Academicus, p. 415-417. L ’auteur reconstitue la
réfutation cicéronienne dans le syllogisme suivant : « – Les stoïciens proclament que la
nature nous a recommandés à nous-mêmes et que c’est dans cet amour de la vie qu’il
faut trouver la définition du souverain bien. – Or l’homme est c omposé d ’une âme et
d’un corps. – S’il veut persévérer dans son être, il lui faut donc assurer la sauvegarde de
l’un c omme de l’autre. » Avec ce c ommentaire (p. 415) : « Les stoïciens sont accusés de
ne pas avoir respecté cette logique, ils ont oublié les premières données et ils se sont donc
montrés infidèles à leurs propres principes. »
2 Un texte du Lucullus de Cicéron montre très bien cela, en liant du reste οἰκείωσις et
συγκατάθεσις : Luc. 38 (= LS 40O) : « Il est nécessaire qu’une balance s’incline sous le
poids dont on charge un plateau et de même l’âme se plie à l’évidence ; tout de même
qu’un être ne peut pas ne pas désirer ce qui convient à sa nature (les Grecs donnent à cela
le nom d’οἰκεῖον), il ne peut pas ne pas adhérer à l’évidence, quand elle s ’offre à lui. »
3 Cicéron Fin. III, 17 : « Cela, de fait, on peut s’en rendre compte chez les petits, que nous
voyons se réjouir, même si cela ne leur rapporte rien, s’ils ont trouvé, en raisonnant,
quelque chose par eux-mêmes. » Il faut souligner que Cicéron utilise ici le terme « parui »
et non infantes : il ne parle donc pas des tout petits, des enfants, dont on sait qu’ils sont
sans raison. Cf. B. Inwood, « Hierocles : Theory and Argument », p. 175, note 28, qui
considère ce passage c omme une interpolation fautive de Cicéron : cette hypothèse n ’est
pas nécessaire, on peut penser que Cicéron insiste au contraire sur la continuité natu-
relle entre l’enfant et le petit homme de plus de sept ans. Voir aussi du même auteur
Ethics and Human Action in Early Stoicism, p. 187, où B. Inwood montre que cet intérêt
134 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
toujours cela dans les incessantes questions des enfants (qu’est-ce que
c’est ? pourquoi ?). L ’enfant, après avoir fait l ’apprentissage de son corps,
fait l’apprentissage de sa raison : il n ’a pas toujours d’utilité directe à
raisonner pour découvrir telle ou telle chose.
De fait, il importe de bien voir que c’est la même tendance à la
conservation de l’être qui préside à la recherche du vrai. Il n ’y a aucune
utilité dans la connaissance, hors cette c ompréhension intellectuelle. Il faut
en déduire alors que ce mouvement de la raison qui enquête, recherche la
vérité et qui la perçoit (ce qui est proprement l’acte de la connaissance) est
d’une part totalement gratuit et d’autre part, participe du mouvement de
l’oikeiôsis1. D’où la transition entre l’instinct de c onservation et l’instinct
qui nous pousse à connaître, transition qui va de soi2. On peut donc
dire que la nature pousse l’homme vers ce qui est bon pour lui et c’est
un même processus qui gouverne l’acte de connaissance. Cicéron rend
compte de ce passage des premières tendances à l’harmonie avec la vertu :
Ce qui est premier, en effet, c’est cet attachement à lui-même de l’homme
(conciliatio hominis) à ces choses qui sont c onformes à la nature (secundum naturam).
Mais aussitôt qu’il a saisi la connaissance, ou, mieux, la notion (qu’ils appellent
l’ἔννοια), à savoir quand il a c onstaté la suite ordonnée et même, pour ainsi dire,
l’accord, des choses qu’il doit faire (rerum agendarum ordinem et, ut ita dicam,
concordiam), c’est à cet accord qu’il donne bien plus de valeur, plutôt qu’à tous
les premiers objets qu’il avait aimés et ainsi par la conception et par la raison
il en a conclu de décider que c’est dans cet accord que réside ce souverain bien
de l’homme, ce bien qui pour lui-même doit être célébré et recherché (expec-
tandum). Et, p uisqu’il est placé dans ce que les stoïciens appellent ὁμολογία,
que nous appellerons, si l’on veut, c onformité (conuenientiam), puisque donc en
elle est ce bien auquel toute chose doit être rapportée, les actions morales et
la moralité elle-même, qui seule peut être comptée parmi les biens et même
si elle naît plus tard, elle est cependant ce qui seul, en raison de son essence
propre et de sa dignité doit être recherché ; tandis q u’aucune des tendances
premières de la nature n ’est à rechercher pour elle-même3.
pour la psychologie des enfants n ’est pas le fait des sources anciennes. Enfin, contra, voir
G. Pembroke, « Oikeiôsis », art. cit., p. 120-121.
1 C’est du reste ce qu’un autre texte du Lucullus postule et cette notation de Caton ici est
en accord avec une remarque de Cicéron au livre II, 46 : « La nature a encore mis en
l’homme l’envie de découvrir la vérité… »
2 V. Goldsmidt, Le système stoïcien…, p. 57 : « Il s’agit, chaque fois, de nous insérer dans
un dynamisme naturel et facile, en sorte que l’élan ainsi acquis nous porte à prolonger
le mouvement initial et reçu jusqu’à cette tension qui nous associe à la nature entière. »
3 Cicéron, Fin. III, 21.
De l’homme au dieu 135
1 C’est là ce que R. Radice, op. cit., p. 197, appelle le passage d’une oikeiôsis conservatrice
à une oikeiôsis déontologique. Le passage se trouve en Fin. III, 20 : lorsque Caton énonce
d’abord la définition de la valeur (a de la valeur ce qui est conforme à la nature et à la vie) :
« Les stoïciens disent qu’est pourvu de valeur (c’est, je crois, ainsi qu’il faut l’appeler) ce
qui est soit lui-même en accord avec la nature, soit de nature à produire quelque chose
qui est tel ; par là même, il est digne d ’être sélectionné, du fait qu’il a un certain poids
qui lui donne de la valeur (ce q u’ils appellent axia), alors que son c ontraire est dépourvu
de valeur » (trad. LS 54D). Il dérive ensuite de cette définition descriptive une règle :
« Ces principes étant ainsi établis que les choses c onformes à la nature doivent être prises
pour elles-mêmes et que leurs c ontraires doivent être de la même manière être rejetés, la
première fonction propre (je traduis ainsi kathèkon) est de se c onserver dans sa c onstitution
naturelle ; ensuite, de s ’attacher aux choses qui sont c onformes à la nature et de repousser
celles qui lui sont contraires » (trad. ibid.). R. Radice lit les deux passages ainsi : « Vale la
pena di domandarsi quale rapporto esiste fra la precedente formulazione del principio di sussistenza
e questo primo dovere. Il contenuto, naturalmente, è lo stesso, ma la forma in cui si esprimono le due
leggi è diversa. La prima suona : ogni animale si assume il c ompito della propria c onservazione ;
la seconda : ogni animale deve assumersi il compito della propria conservazione. Se una ha
l’aspetto descrittivo di una legge fisica, l’altra ha l’aspetto prescrittivo di un imperativo morale
o premorale. »
2 É. Bréhier, Chrysippe et l’ancien stoïcisme, p. 224 sqq. : « Ce n’est pas la tendance qui, par
un progrès, se réfléchit ; c’est la raison qui s’empare de la tendance pour la pénétrer. »
L’image ne doit pas faire oublier cependant q u’on ne saurait penser en l ’homme la tendance
comme élément irrationnel.
3 Cf. à ce titre le § 23 : « L’appétition de l ’âme, que les Grecs appellent ὁρμή semble nous
avoir été donnée, non pas pour un genre de vie quelconque, mais en vue d ’une forme
d’existence déterminée ; de même aussi la raison et la raison dans son achèvement. »
136 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
détachée de tout lien avec le besoin ou avec la seule inclination, elle est
proprement absolue. Elle est le bien q u’on doit rechercher pour lui-même,
sans que soient disqualifiés, au passage, les buts des inclinations – mais
ils ne sont plus au même niveau.
Il reste à analyser ce changement de priorité1 : du premier chronolo-
gique au premier selon la raison, qui vient seulement après dans l’ordre
chronologique. Cicéron insiste ici sur le caractère génétique de la moralité.
Sa parenté avec la raison fait qu’elle naît après les tendances naturelles et
elle naît d’elles, pour les dépasser ensuite. La construction de la phrase
manifeste bien ce changement de perspective : « quamquam » : concession,
tamen : opposition. La c oncession ne fonctionne ici même pas c omme
une objection : elle est prévenue avant même d ’être proposée, puisque la
moralité est appelée, avant la c oncession (quamquam), le seul bien. Dans
ce passage, on trouve déjà ce que va dire Caton dans le §23 : les tendances
nous recommandent à la sagesse, à la conformité à la nature et c ’est à
elle seule que l’on s’attache, comme il arrive souvent que, lorsque des
personnes aimées nous recommandent quelqu’un, nous nous attachions
plus à cette personne qu’à celles qui nous l’ont recommandée. C’est en
effet la moralité qui a une force suffisante (uis) pour nous attacher à elle,
parce que nous lui sommes dès le début recommandés.
L’OIKEIÔSIS CHEZ MUSONIUS :
LA QUESTION DES GERMES DE VERTU
1 Ce changement de priorité n ’est pas un second type d ’oikeiôsis, c omme le propose par
exemple S. G. Pembroke, art. cit., p. 117. Si l’on peut penser en effet q u’il y a plusieurs
oikeiôseis (oikeiôsis à soi-même, à sa constitution), cette oikeiôsis est ici une modalité de
l’appropriation de soi-même à sa propre constitution : c’est une variation du processus,
non pas un processus différent.
2 Titre attribué au traité II, qui n’en comporte pas, par A. Jagu (p. 25) ; Festugière pro-
pose : « Que tous les hommes ont une inclination naturelle pour la vertu » (p. 54), ce qui
semble, en l’absence de tout titre en grec, une meilleure approche du propos musonien :
c’était déjà celle de C. Lutz (p. 37) : « That man is born with an inclination toward virtue. »
L’expression « τὸ πρὸς ἀρετὴν γεγονέναι τὸν ἄνθρωπον » figure dans le texte (p. 7, 8).
138 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Musonius, II, p. 8, 2-5 : « Parce q u’il nous faut être totalement bons, les uns, nous nous
persuadons faussement que nous sommes bons ; les autres, nous avons honte d’accorder
que nous ne le sommes pas. »
2 La double notion de fondement et de germe de vertu se retrouve, presque en ces termes,
dans la Lettre 108 de Sénèque.
140 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Car les choses, qui sont à venir, n ’existent pas subitement, mais cela ressemble
au déroulement d ’un câble, c omme le passage du temps (traductio temporis),
qui ne produit rien de nouveau et déploie chaque chose l ’une après l ’autre1.
Le jeune homme bien né, généreux, l’est par la présence des germes de
générosité : à savoir, si ceux-ci sont en mesure de se développer (non
développés, ils sont dispositions, hexeis), alors, on peut appliquer au jeune
homme le nom de la vertu (ce qui explique la possibilité d’un progrès
sinon étrange de la vertu vers la vertu).
1 Cicéron, De divinatione, I, 56, 127.
2 SVF II, 306 = LS 46A : « Les stoïciens sont d’avis que le dieu est intelligent, un feu artiste,
qui pas à pas avance à travers la génération du monde, qui a embrassé toutes les raisons
séminales, selon lesquelles chaque chose se développe selon le destin »). Cf. J. Moreau, in
L’âme du Monde, de Platon aux stoïciens, Georg Olms Hildesheim, 1965, p. 169 qui montre
toutes les c onséquences du « modèle embryologique » de la cosmologie stoïcienne. Il faut
voir dans l ’expression σπέρμα αρετῆς une conséquence de ce modèle lui-même.
3 Épictète, Diss. 2, 20, 34.
De l’homme au dieu 141
1 Épictète, Diss. 4, 8.
2 Épictète, Diss. 4, 8, 34-43.
3 Ibid., 40.
142 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
il n’attend pas d’être excité, ni le c hien, lorsqu’il voit quelque animal sau-
vage : quant à moi, qui tiens ferme l’équipement d’un homme de bien (τὴν
ἀνδρὸς ἀγαθοῦ παρασκευήν), je resterais à attendre que tu m ’équipes pour
ces œuvres qui me sont appropriées ? Pour l’instant, cependant, je ne les ai
pas encore, crois-moi1.
ricevano dalla natura ἀφορμαὶ πρὸς ἀρετήν, e che loro compito sia di svilupparle pienamente.
L’espressione è peraltro inserita in un c ontesto che parla di una dottrina sicuramente stoici-antica,
quella per cui non c’è via di mezzo fra virtù e vizio. »
1 D.L. VII, 89.
144 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
ces hommes qui sont tels que nous les appelons divins et semblables aux
dieux (θείους καὶ θεοειδεῖς)1.
chaque homme est une partie du dieu qui reçoit beaucoup des qualités
du tout dont elle est partie (une portion du souffle qui est raison) ; mais
c’est toujours d’abord un dieu dégradé1, inachevé. On rencontre là en
fait une même difficulté que le lecteur peut éprouver à la lecture d ’un
passage du De natura deorum, lorsque Balbus place l’homme au troisième
degré de l’échelle de la nature, supérieur aux plantes qui relèvent de
la phusis, supérieur aux animaux, qui relèvent de la psuchê, en ce qu’il a
part à la raison (psuchê logikê), juste avant les dieux :
Aux bêtes, [la nature] a donné la sensation et le mouvement et une certaine
impulsion à s’approcher des choses utiles à la conservation (quodam adpetitu
accessum ad res salutares) et à s’éloigner des choses qui la ruinent. À cela, pour
l’homme, elle a ajouté la raison, pour que par elle fussent régies les impul-
sions de l’âme (qua regerentur animi adpetitus, qui tum remitterentur), celles-ci
étant tantôt relâchées, tantôt c ontenues (tum remitterentur, tum continerentur).
Le quatrième degré et le plus élevé est celui de ceux qui sont nés bons et
sages, en qui est innée depuis le principe la raison droite et c onstante (quibus
a principio innascitur ratio recta constansque), qu’on doit estimer supérieure à
l’homme et qui doit être attribuée au dieu, c ’est-à-dire au monde, dans lequel,
nécessairement, existe cette raison parfaite et achevée2.
1 L’expression se trouve dans B. Besnier, « La nature dans le livre II du De natura deorum
de Cicéron », Le concept de Nature à Rome, la physique, actes du séminaire de philosophie
romaine de l’université Paris XII-Val de Marne (1992-1993) (éd. C. Lévy), Presses de
l’école Normale Supérieure, 1996, p. 127-175. Cf. p. 162.
2 Cicéron, Nat. Deor. II, 34.
De l’homme au dieu 149
On pourrait dire que l ’homme n ’est pas qu’une portion de l ’univers, parce
que chaque individu en constitue comme en petit et de manière limitée,
l’excellence. C’est pourtant cette limite qui le rend inférieur au monde
et aux dieux. Inférieur, mais c omparable, précisément parce que chaque
fragment du dieu a la densité du tout – ou la virtualité de cette densité.
On peut ici sans doute remédier aux coupures et élisions que fait
subir l’auteur à la pensée du Portique : de fait, le sage vertueux est
aussi heureux que le dieu immortel, mais cette vertu est acquise au
sage une fois pour toutes. Là où Plutarque feint de croire que la vertu
pour les stoïciens n’est d ’aucune utilité lorsqu’elle dure peu, il faut sans
doute comprendre que pour les stoïciens une vertu qui ne serait qu’une
borner sa pensée aux choses humaines et, mortel, aux choses mortelles… » : « Se contenter
de sa c ondition serait, pour l’homme, lâcheté ; mais il ne suffit pas de le vouloir pour la
dépasser et le croire serait démesure. Ainsi, au moment même où il pense avoir conjuré
l’antique scrupule, Aristote le retrouve-t-il, plus étroitement circonscrit, certes, mais
toujours présent : scrupule résiduel, mais indéracinable, qui exprime la distance infinie,
même si elle n’est q u’infinitésimale, qui sépare l’homme de Dieu. »
1 Cicéron, Nat. Deor. II, 153.
2 Sénèque, Ep. 53, 4.
De l’homme au dieu 155
fureur des dieux q u’il doit son odyssée, mais à son mal de mer – le mal
de vivre de tout stultus face aux péripéties du destin ? – et il doit ainsi
son retour au fait d’avoir su déployer tous les efforts pour le vaincre. De
la sagesse en germe à la sagesse pleinement épanouie, du point de départ
au point d ’arrivée, du même au même, il y a tout le chemin de l ’effort
accompli, privilège de l ’homme, que celui-ci tire de sa faiblesse. Ce que
la nature a donné à l’homme, celui-ci ne l’achève que dans l’effort. Ce
qui demeure faiblesse pour Balbus, si l’on épouse le point de vue de la
nature du dieu, devient pour Sénèque et du point de vue humain, la
plus grande force. Le résultat reste identique. Là où l’homme est un dieu
dégradé, à cause de la double faiblesse d ’un corps qui se fatigue et d ’une
âme qui a été pervertie, le sage sait échapper aux nécessités du corps
parce qu’il a su redresser son âme et dépasser la faiblesse en l ’assumant
totalement1 : entre l’éternel immédiat de la sagesse du dieu et la force
que le sage tire de sa propre faiblesse, il n’y a c omme différence que
celle du processus qui a fait du sage ce q u’il est.
Mais, on le c onçoit, de ces deux écarts que décrit Sénèque, l’un, très
grand, entre le stultus et le sage, l ’autre, très restreint, au point de n ’être
par défaut (Balbus) que la faiblesse de la chair et la limitation de la partie,
ou par excès (Sénèque), la force du dépassement de cette même faiblesse,
dans ce qu’on pourrait bien rapprocher de l’Aufhebung hegelienne (la
faiblesse de l’humain n’est guère niée dans le sage, elle est surmontée,
conservée dans le dépassement), c ’est le premier qui est finalement le
plus problématique, en ce qu’il scinde le troisième niveau de la scala
naturae entre un pan c omme ravalé au-dessous de l’animal (l’insensé
qui perd l’homme) et un autre c omme haussé déjà au quatrième niveau,
celui de la parfaite félicité. Le troisième niveau se réduit-il donc ainsi
à un ensemble vide, qui n’est rempli que d’une dialectique abstraite
entre le sous-homme et l ’homme réalisé ? Ce serait oublier la notion de
progression : certes, l ’insensé est un sous-homme, il n ’en reste pas moins
que le progressant, bien que radicalement insensé, travaille à vaincre sa
nature : ce travail c onstitue ses progrès, autant d ’étapes intermédiaires
entre l’homme qui a perdu l’homme et sa perfection.
1 Sénèque, Ep. 54, 7 : « Contre son gré, le sage ne fait rien ; il échappe à la nécessité, parce
qu’il veut ce à quoi elle l ’aura contraint. »
156 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Cléanthe, Hymne à Zeus, LS, 54I, 4-5 : « Nous sommes ta descendance et seuls de toutes
les créatures mortelles qui vivent sur la terre et qui la foulent, nous avons en partage
une ressemblance avec Dieu (θεοῦ μίμημα) » (trad. LS – voir la note à cette même page).
Von Arnim, SVF I, 537 propose une version sensiblement différente : « Seuls, de tous les
êtres mortels qui ont vie et mouvement sur la terre, nous avons reçu en partage le son
qui imite les choses (εἴ ´ ἤχου μίμημα) » (trad. A. Jagu, qui adopte cette hypothèse dans
sa traduction de Musonius p. 80, n. 133).
2 Cf. A. C. Pearson, The fragments of Zeno and Cleanthes, Londres, 1891, cité par Long and
Sedley, vol. 1, 54 I, p. 327, ainsi que J. U. Powell, Collectanea Alexandrina, oxford, 1925,
p. 227-229.
3 Musonius, I, p. 4, 12-13.
4 Musonius, XVIIIa, p. 96, 1-2.
5 Musonius, VIII, 35, 7 : on pourrait, c omme le fait A. Jagu, traduire par « ressemblant à
dieu », le θεοπρεπής pouvant être celui qui a les traits d ’un dieu, celui qui convient à
l’appellation dieu.
De l’homme au dieu 157
à l’original. Si l’on c onfronte d ’autre part (1) et (2), on observe que n’a
le statut d’image que ce qui est « le plus apparenté ». Il reste que par
(3), à l’intérieur même du groupe des συγγενέστατοι, on c ompte ceux
qui ressemblent au plus haut point. L ’image indique donc, d’une part,
un degré de parenté que seul l’homme connaît et qui lui assure une
ressemblance, ressemblance, d ’autre part, plus ou moins grande selon la
moralité de l’individu. Ce pourquoi on passe au cours du texte de vertus
παραπλησίας τῷ θεῷ (approchant celles du dieu) aux vertus identiques :
dans un premier temps, il s’agit d’un c ompte rendu du plus grand nombre
(en général, καθόλου), dans un second temps, Musonius s’intéresse au
sage. Il faut dès lors, pour comprendre le sens du mot « image », articuler
d’une part les trois notions de ressemblance (par « héritage » pourrait-on
dire, ou par parenté), d’identité (le maximum de la ressemblance) et de
progression (de la ressemblance à l ’identité, l ’homme demeure image, qu’il
soit insensé ou bien sage). On aurait alors une sorte de c ontenu minimal
de l’image, qui désignerait ce que nous avons appelé la virtualité de la
nature humaine ou toutefois ce sur quoi se fonde cette virtualité et une
sorte de contenu maximal : le sage serait image parce qu’il est identique
à la divinité (ou même l’excède, si l’on en croit Sénèque).
Une telle distinction n’est évidemment pas sans rappeler la doctrine
cicéro-panétienne des personae, à ceci près que Musonius n ’évoque ici
que les deux premiers rôles dégagés dans le De Officiis :
On doit aussi c omprendre que nous avons été revêtus par la nature pour
ainsi dire de deux masques (duabus personis) : l’un est c ommun, de cela que
nous sommes tous des membres participants (participes) de la raison et de sa
supériorité, par ce masque, nous nous élevons au-dessus des bêtes, de lui on
dérive tout honnête et tout convenable et d ’après lui, on recherche le moyen
de découvrir les devoirs ; l’autre qui est assigné en propre à chacun (proprie
singulis est tributa). De même qu’il existe beaucoup de différences dans les
corps (on voit en effet que certains valent par leur rapidité à la course, d ’autres
par leur vigueur dans la lutte et, pareillement, chez certains, on voit de la
dignité, chez d ’autres du charme), de même il existe une variété plus grande
encore dans les âmes1.
et par nature et qu’il lui revient de réaliser selon sa nature propre et son
caractère (ce qui explique que deux sages n’auront pas forcément le même
caractère, même s’ils sont tous les deux aussi doux, bienveillants1 etc.
– les sages ne sont pas identiques). C’est en s’appuyant sur ce masque,
ce rôle individuel que chacun peut passer d ’une ressemblance au dieu
à l’identité (être un dieu).
L’homme est évidemment le plus apparenté aux dieux par la raison. Or,
celle-ci n ’est rien d’autre, si l’on peut dire, que le pneuma divin dans son
état le plus pur et le plus chaud2. Ce sont en effet les diverses proportions
d’air (froid) et de feu (chaud) entrant dans la composition du souffle3 qui
déterminent la position, dans la scala naturae, de l ’être c onsidéré (du plus
froid et donc plus dur, vers le plus chaud : ἕξις, φύσις, ψυχή, ψυχὴ λογική,
le souffle est ce qui permet, rappelons-le, la cohésion de chaque individu
et sa présence en tout être assure dans le même temps la cohésion du
monde c omme tout individuel). Que Musonius partage cette c onception
de l’âme humaine et donc la doctrine la plus authentique du stoïcisme,
on en a un témoignage dans le traité XVIIIa sur la nourriture :
Il faut que l’homme, en tant que le plus apparenté aux dieux d’entre les
animaux terrestres (ὥσπερ συγγενέστατον τοῖς θεοῖς τῶν ἐπιγείων), mange les
choses les plus semblables et de la même manière (οὕτω καὶ ὁμοιότατα) que les
dieux. Pour eux, il n’y a aucun doute que les vapeurs qui s’élèvent de la terre
et de l ’eau leur suffisent : quant à nous, la nourriture qui s ’en rapprocherait
le plus, qui lui serait la plus semblable, c’est celle qui est la plus légère et la
plus pure. Ainsi, notre âme pourra être pure et sèche, de telle sorte qu’elle
sera la meilleure et la plus sage, c omme pense Héraclite l orsqu’il dit : « l’âme
brillante, sèche est la plus sage et la meilleure4 ».
1 De fait, au § 112, Cicéron remarque que les devoirs différeront certes selon les circonstances
mais aussi selon les personnes : les exemples juxtaposés d’Ulysse et d’Ajax montrent q u’il
ne s ’agit pas là que d’une différence de sagesse.
2 Voir par exemple Sénèque, Ep. 57, 8.
3 Les stoïciens, semble-t-il, appellent pneuma non seulement le mélange d’air et de feu,
mais également l’air seul ou le feu seul. Cf. Galien, Des causes sustentatrices, I, 1-2 = LS
55F. Cela peut répondre à une difficulté relevée par B. Besnier, art. cit., p. 165-166, où
l’hexis d’après un texte de Plutarque (Stoic. Resp., 1053 F), serait dû à l’air.
4 Musonius, XVIIIa, p. 96, 1-10. Il s ’agit du fragment B 118 DK, c ommenté par M. Conche,
Héraclite : fragments, PUF « Épiméthée », 1986, p. 340-342 (fragment 97 Conche).
De l’homme au dieu 159
qui est sèche1. Mais Musonius remonte ici à Héraclite – dont la phy-
sique stoïcienne s’inspire beaucoup. L’âme sèche n’est ici sans doute
que le témoignage de la c omposition de l ’âme : du feu mêlé d ’air (l’air
n’est pas un élément dans la classification d ’Héraclite), qui peut être
sec ou humide. L’âme humide est une âme sinon mourante2, au moins
celle d’un homme ivre3, une âme « amollie, noyée dans les impressions
présentes du corps et ne faisant que suivre les impulsions de celui-ci4 ».
L’âme sèche, au contraire, est l’âme virile : « L’homme à l’âme sèche
est le fort : il s ’affirme, assuré de lui-même, splendide et radieux5. » On
trouve en revanche dans le propos de Musonius une très nette référence
à la physique stoïcienne, lorsqu’il est question de la nourriture des dieux,
déjà exposée par Balbus dans le De natura deorum :
Plus encore, la nourriture dont on fait usage, ils pensent qu’elle importe en
quelque chose à l’acuité d ’esprit : il est donc vraisemblable q u’il existe une
intelligence supérieure dans les astres, qui habitent aussi dans la région éthérée
du monde et qui s’alimentent les vapeurs exhalées par les mers et les terres
(marinis terrenisque umoribus), rendues ténues à cause de la grande distance6.
L’âme humaine est donc, pour Musonius, ce qu’elle est pour les stoï-
ciens : une portion du souffle le plus chaud et qui doit du reste tout faire
pour s’échauffer se rendre ainsi semblable à celle des dieux. Une âme refroi-
die, soit par la nourriture, mais aussi par ce dont elle est la conséquence,
la mollesse du caractère, perd son caractère d ’humanité – elle n’est pas à
la hauteur de sa virtualité. Dès lors, si l’homme est image du dieu, cela
vient de toutes les virtualités de son âme – il ne tient qu’à lui de rendre
cette âme adéquate à son modèle, à sa véritable nature. En ce sens, le
terme « image » doit s’entendre dans tout l’éventail de ses significations
1 D.L. VII, 137.
2 Héraclite, fragment 36 D.K., no 94 dans l’édition (op. cit., p. 327 sqq.) de Conche.
3 Héraclite, fragment 117 D.K., Conche, no 96 (op. cit., p. 333-335) : « L’homme, quand il
est ivre, est conduit par un enfant impubère, titubant, ne sachant où il va, ayant l’âme
humide (ἀνὴρ ὁκόταν μεθυσθῇ, ἄγεται ὑπὸ παιδὸς ἀνήβου σφαλλόμενος, οὐκ ἐπαΐων ὅκη
βαίνει, ὑγρὴν τὴν ψυχὴν ἔχων) » (trad. M. Conche).
4 M. Conche, op. cit., p. 334.
5 Ibid., p. 342. c’est cette assurance perceptible qui permet à M. Conche de traduire le
problématique αὐγή par « éclat du regard ».
6 Cicéron, Nat. Deor. II, 43 : Balbus vient de montrer que l’on peut établir une correspon-
dance entre la qualité de l’esprit d’un individu et la qualité de l’air de la région qu’il
habite.
160 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Plotin, Enn. I, 2, 2 : ἐπισημηνάμενοι ὡς ἡ ὁμοίωσις διττή· καὶ ἡ μέν τις ταὐτὸν ἐν τοῖς ὁμοίοις
ἀπαιτεῖ, ὅσα ἐπίσης ὡμοίωται ἀπὸ τοῦ αὐτοῦ· ἐν οῖς δὲ τὸ μὲν ὡμοίωται πρὸς ἕτερον, τὸ δὲ
ἕτερον ἐστι πρῶτον, οὐκ ἀντιστρέφον πρὸς ἐκεῖνο οὐδὲ ὅμοιν αὐτοῦ λεγόμενον, ἐνταῦθα τὴν
ὁμοίωσιν ἄλλον τροπόν ληπτέον οὐ ταὐτὸν εἶδος ἀπαιτοῦντας, ἀλλὰ μᾶλλον ἕτερον, εἴπερ
κατὰ τὸν ἕτερον τρόπον ὡμοίωται. (Trad. É. Bréhier). Ce texte est cité par C. Lévy, « Cicéron
et le moyen platonisme : le problème du souverain bien selon Platon », REL, 68, 1990,
p. 50-65, p. 58. J’ utilise abondamment cet article dans ce qui précède et dans la suite :
notamment p. 53 (Sénèque) et surtout p. 59 (Cicéron). C. Lévy démontre que l ’usage du
thème de l’ὁμοίωσις θεῷ, idée reprise différemment par les stoïciens (qui admettent une
identité de vertu entre les sages et le dieu) et les Académiciens (qui reprennent à leur
manière le κατὰ τὸ δυνατόν de la formule platonicienne, dans un c ontexte probabiliste)
pour indiquer le souverain bien platonicien (l’expression, sans référence évidemment à
une doctrine du souverain bien se trouve en Théétète, 176b) remonte à Arius Dydime.
De l’homme au dieu 161
également que cet air peut être plus ou moins chaud – et l ’âme plus ou
moins tendue : l ’homme perd l ’homme, il n ’en perd pas les virtualités.
Il est en ce dernier sens toujours une image, mais selon le second sens
de Plotin : un reflet dégradé.
« Image » renvoie cependant moins à l’expression du divin dégradé
(même s ’il est mortel, l ’homme parmi tous les mortels a cette supériorité
d’être image) qu’à celle au c ontraire de l ’effective divinité de l’homme :
loin de n’être que partie du dieu, il est cette partie où s’exprime quelque
chose de la divinité. Cicéron, dans le De legibus, tire ainsi de la ressem-
blance de la raison entre hommes et dieux la notion de parenté :
Il y a donc ressemblance (similitudo) de l’homme avec le dieu. S’il en est ainsi,
peut-il y avoir parenté plus proche et plus certaine (proprior certiorque cognatio)1 ?
Il n’en reste pas moins que l’homme, même sage, n ’est pas totale-
ment semblable au dieu et on peut penser que le dieu est, par rapport
à l’homme, premier, c’est-à-dire « primitif », dans le sens de Plotin :
l’homme (sage) serait alors quand même une sorte de reflet de la divinité,
non pas tant un dieu dégradé q u’un dieu « en petit ». Dès lors, cette
réduction vient à la fois de son corps, qui le circonscrit à l’hic et nunc
d’une partie limitée et de ses conditions de vie, particulièrement son
entourage : les parties s’entre-limitent – cette dernière caractéristique
n’ayant du reste de validité que pour les insensés. Le dieu, lui-même
incarné comme monde, connaît bien une limitation : son développement
dans le vide est après tout limité, en grandeur c omme en durée (puisque
le monde croît, s’ordonne et vit durant le temps d ’une grande année).
On ne saurait cependant tirer argument des palingénésies du monde et
de la conflagration universelle pour voir dans le dieu un dieu mortel.
1 Selon la belle expression de Sénèque, Ep. 9, 16. « “Quelle sera la vie du sage, dans
l’hypothèse où, sans amis, il serait abandonné : jeté dans une prison, isolé dans quelque
peuplade étrangère, retenu au loin lors d ’une longue traversée des mers, ou bien enfin
échoué sur une plage déserte ?” Sa vie aurait la qualité de celle de Jupiter lorsque, une
fois le monde dissous, les dieux confondus en un seul et la nature arrêtée un instant, le
dieu se repose en lui-même, livré à ses pensées. C’est cela même que fait le sage : il se
retire en lui-même, il est avec lui-même. »
2 Plutarque, Comm. Not. 1075C.
164 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
il ne ressemblerait pas aux autres hommes et aux autres dieux, qui, eux,
lui ressembleraient, parce qu’ils auraient part à lui-même.
Cela n
’est pas faux, sans cependant être tout à fait juste : on voit
mal, à moins de distinguer assez artificiellement le sage de sa vie (la
uita beata que mentionnait Cicéron, par et similis deorum, précisait-il),
comment nier une ressemblance réciproque, fondée sur la c ommune
raison. Ce n’est pas faux cependant, parce qu’il serait pour le moins
étrange de ne faire aucune différence entre Zeus (incarné ou non dans le
monde), les dieux et les hommes. C ’est précisément parce q u’ils ne sont
pas identiques qu’ils peuvent être semblables : on ne saurait confondre
l’identité et la ressemblance, que Plotin prend du reste grand soin de
distinguer. Or, dans le cas des hommes et des dieux, il ne semble pas
possible de soutenir que l’homme serait c omme une copie du dieu
(avec toute la lourdeur que l’héritage platonicien transmet au terme
« copie ») : l’élément commun aux deux constitue cependant le tout du
dieu, tandis q u’il se réduit seulementà une partie de l’homme et une
partie qui doit faire avec le corps.
une limite qui condamne le sage à tendre vers le dieu, sans l’atteindre
véritablement ; la Lettre 65 peut servir d’exemple à cette dernière tendance.
L’âme peut devenir une prisonnière volontaire, dans le sens où il ne tient
qu’à elle de ne pas se laisser enfermer dans le corps. La relation de l ’âme
et du corps demeure pour notre problème (la ressemblance de l’homme
au dieu) une question extrêmement ambiguë, dont à vrai dire je ne crois
pas que les stoïciens aient donné de solution tout à fait satisfaisante, d ’où
le recours, in fine, à Sextius le Père.
Sénèque, dans la Lettre 65, joue une fonction « basse » de l’âme contre
une fonction « haute » :
Le sage et le prétendant à la sagesse sont de fait attachés (adhaeret) à leur
corps, mais la meilleure partie de celui-ci s’en absente et ils tendent (intendit)
leurs réflexions vers les régions célestes. Comme enrôlés par un serment, cela
qu’ils vivent, ils le regardent comme un service ; et le sage s’est donné de
telles dispositions que la vie n’est pour lui ni objet d’amour ni de haine : il
supporte les choses mortelles tout en sachant qu’au-dessus d’elles il y en a
de plus sublimes (ampliora superesse)1.
Il n
’est d’autre part qu’un « lien (uinculum) passé autour de ma
liberté3 », chose indigne4, qu’il faut mépriser pour atteindre la liberté
Le corps prison n ’est pas nié, il n ’est cependant plus dénié : la liberté
s’obtient toujours dans le mépris des choses mortelles (c’est la magni-
tudo animi) mais ce mépris change de sens. Il s’agit toujours certes
d’échapper aux lourdeurs du corps mais en cherchant à en subir les
effets : à la stratégie de l’évitement succède une stratégie inverse qui
consiste à rechercher les peines pour mieux affirmer l ’affranchissement
à leur égard (c’est évidemment très proche de la logique de l’ascèse
musonienne). D ’où une valorisation chez Sénèque de l ’endurance : c ’est
une vertu, on doit donc la rechercher, même si, pour cela, l ’être humain
va contre ses premiers instincts – on a là une parfaite illustration des
paradoxes que peut engendrer la doctrine de l’oikeiôsis et du saut, dont
les Académiciens rendent l’École coupable, des premières impulsions
vitales à la vie selon la raison :
Quelques-uns des nôtres estiment que l ’endurance vigoureuse (fortem toleran-
tiam) dans [ces désavantages] n’est pas souhaitable, tout en n’étant certes pas
abominable, parce que ce q u’on doit rechercher, c ’est un bien pur, paisible et
éloigné des peines. Je ne partage pas cet avis. Pourquoi ? D’abord parce qu’il
ne peut se faire q u’une chose, quoique bonne, ne soit pas en même temps
souhaitable ; ensuite si la vertu est souhaitable et s’il n ’y a pas de bien sans
vertu, alors tout bien est souhaitable ; enfin, <même si ***> l’endurance
vigoureuse dans les tourments est souhaitable2.
L’âme n’est donc guère limitée par le corps mais, en étendant sur
lui son empire, elle s’étend et prend sa dimension divine. Ainsi, dans
la Lettre 71, voit-on l’âme du sage maîtriser le corps : le sage n’est pas
un surhomme entre les hommes, il n’est pas, dit Sénèque, en dehors du
lot des hommes3. En d ’autres termes, le corps n ’est pas une prison de
1 Sénèque, Ep. 67, 2.
2 Ibid., § 5.
3 Sénèque, Ep. 71, 29 : « Je ne retranche pas le sage du nombre des hommes ni ne tient
éloignée de lui la douleur comme quelque roc n’admettant aucune sensation. Je me
De l’homme au dieu 169
souviens q u’il est c omposé de deux parties : l ’une est non-rationnelle (irrationalis), celle-
là est mordue, brûlée, souffre ; l’autre est rationnelle, celle-ci tient ferme des opinions
inébranlables, elle est intrépide et invincible. »
1 Ibid.
2 Ep. 71, 15.
3 Sénèque, Ep. 71, 16. Cf. également 95, 5.
4 Cf. également le célèbre passage de Sénèque, Ep. 42, 2 : « Il t’a déjà persuadé qu’il est
homme de bien, celui-là ? Pourtant, homme de bien, il ne peut le devenir si vite, ni s ’en
rendre compte. Sais-tu quel homme, maintenant, je dirais bon ? Celui dont tu me parles,
il est de qualité seconde ; car cet autre, il naît (nascitur) à peu près (fortasse), c omme le
phénix, une fois tous les cinq cents ans. » Il semblerait étrange que l’on fasse porter le
doute (fortasse) sur le fait qu’il naît effectivement des sages (nascitur n’est pas un poten-
tiel). La c omparaison avec le phénix ne fait que souligner la rareté des naissances de ces
hommes exceptionnels (ce qui ne veut pas dire q u’ils naissent sages : ils le deviennent)
et leur divinité.
170 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Ibid., 12-15.
2 Sénèque, ibid., 15.
3 Ibid., § 16.
172 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
DE MIMÊMA À MIMÊSIS
L’homoiôsis tô theô : un idéal ?
IL N
’EST PAS IMPOSSIBLE D
’ÊTRE UN DIEU
Il faut à présent étudier la fin du texte que nous avons entrepris de lire :
Et il n ’est certes pas impossible de devenir un tel homme (Καὶ μὴν οὐκ ἀδύνατον
γενέσθαι τοιοῦτον ἄνθρωπον) : en effet, nous ne pouvons c oncevoir ces vertus
depuis d’autres sources que la nature humaine (ἀπ´ αὐτῆς τῆς ἀνθρωπείας
φύσεως), lorsque nous rencontrons de ces hommes qui sont tels que nous les
appelons divins et semblables aux dieux (θείους καὶ θεοειδεῖς)2.
déjà rencontrée, l’homme sage a tous les caractères du dieu. Or, là où les
textes déçoivent souvent par leur flou, parce q u’ils font, pour ainsi dire,
descendre ces caractères du dieu vers l’homme, Musonius renverse les
choses : les vertus du dieu ne sont pas autres que les vertus des hommes.
Il s’agit certes d’une ratio cognoscendi et non pas de l’ordre de l’être : c’est
parce que l ’âme est un morceau détaché du dieu que nous avons part à ces
vertus, ou, énoncé de manière plus musonienne, c’est parce que l’homme
est rationnel qu’il peut être vertueux. Il n ’empêche : nous connaissons
les dieux parce que, d’abord, nous avons en nous la prénotion de leur
existence et nous forgeons cette prénotion grâce à notre connaissance
d’hommes rares et sages. Il n ’est pas indifférent que Musonius, pour par-
ler des dieux, parle des hommes sages et divins : on pourrait tout aussi
bien dire l’homme, tant il est vrai que la nature de l’homme est divine.
Lorsque Musonius écrit qu’il n’est pas impossible d’être homme de cette
manière, nous devons comprendre que l’homme ne tire pas sa vertu d’une
quelconque transcendance, mais bien de son propre fonds, qui est exacte-
ment le même que celui de la divinité. En somme, les hommes divins et
semblables aux dieux ne sont ni des surhommes, ni des hommes touchés
par une quelconque grâce1, qui, au mérite d ’une vie de vertu, leur trans-
mettrait un pouvoir supérieur ou divin. Ils sont hommes au sens plénier,
comme en témoigne, pour le stoïcisme en général, un texte de Cicéron :
Dès lors, c’est la même vertu qui se trouve en l ’homme et en dieu et qui, en
outre, ne se trouve en aucune autre espèce. Car la vertu n’est rien d ’autre que
la nature parfaite et amenée à son accomplissement : il y a donc ressemblance
entre l ’homme et le dieu2.
En insistant sur le fait que l’origine des vertus n’est rien d’autre que la
nature humaine, Musonius offre l’un des témoignages les plus clairs du fait
que l’homoiôsis theô n’a rien d ’une transformation de la nature humaine et
que ce n ’est pas là, de fait, un idéal impossible : « il n ’est pas impossible
d’être un tel homme », dit Musonius, prévenant par là toute objection (il ne
dit pas en effet : « il est possible d’être un tel homme »), indice qu’il s’agit
peut-être ici aussi d’en finir avec l’argument de l’inexistence du sage et de
son impossibilité. Ce n ’est certes pas facile, précise-t-il ailleurs (dans un
passage qui à lui seul est comme un condensé de l’éthique musonienne),
mais on sait que la philosophie n ’emprunte pas les chemins de la facilité :
Combien est-il plus c onforme que, quant à nous, nous soyons fermes et
endurants (ἀνέχεσθαί τε καὶ καρτερεῖν), lorsque nous savons que c ’est à cause
de quelque bien que nous souffrons, ou bien pour secourir nos amis ou nous
rendre utiles à la cité, ou prendre la défense de nos femmes ou de nos enfants
et, ce qui est le plus grand et le plus important, pour être bons, justes et
sages, ce qui, sans peine, n ’échoit à personne3 !
1 SVF III, 250 (= Clément d’Alexandrie, Stromates, VII, 14) : « Non pas en effet comme les
stoïciens, de manière impie, disent que la vertu d’un homme est tout à fait la même que
celle d ’un dieu. » Clément montre ici que la perfection de l ’homme ne saurait atteindre
la perfection divine.
2 SVF II, 252.
3 Musonius, VII, p. 31, 3-9, le propos est à la suite d’une comparaison avec les cailles et les coqs.
De l’homme au dieu 177
1 Musonius, LIII.
2 Kant, Critique de la Raison Pure, Trad. Trémesaygues et Pacaud, PUF, Quadrige, 1990,
p. 413-414 : « La vertu et, avec elle, la sagesse humaine, dans toute leur pureté, sont des
idées. Mais le sage (du stoïcien) est un idéal, c ’est-à-dire un homme qui n ’existe que dans
la pensée, mais qui correspond pleinement à l’idée de sagesse. De même que l’idée donne
la règle, l’idéal sert, en pareil cas, de prototype à la détermination complète de la copie et
178 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
nous n’avons, pour juger nos actions, d’autre règle que cet homme divin que nous portons
en nous et auquel nous nous comparons pour nous juger et nous corriger ainsi, mais sans
jamais pouvoir en atteindre la perfection. Ces idéaux, bien q u’on ne puisse leur attri-
buer de réalité objective (d’existence), ne doivent pas, cependant, être regardés comme des
chimères ; ils fournissent, au c ontraire, à la raison une mesure qui lui est indispensable,
puisqu’elle a besoin du c oncept de ce qui est absolument parfait dans son espèce pour
apprécier et mesurer, en s’y référant, jusqu’à quel point l’imparfait se rapproche et reste
éloigné de la perfection. Quant à vouloir réaliser l ’idéal dans un exemple, c ’est-à-dire dans
le phénomène, c omme, en quelque sorte, le sage dans un roman, cela demeure impraticable
et cela semble peu sensé et peu édifiant en soi, parce que les bornes naturelles battant
continuellement en brèche la perfection existant dans l’idée, rendent impossible toute
illusion dans une telle tentative et, par là, nous c onduisent même à suspecter le bien qui
est dans l ’idée et à le regarder c omme une simple fiction. »
1 Voir, pour un exemple parmi d’autres, l’introduction de P. Veyne à son édition de
Sénèque (Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993), p. lxx-lxxiii, qui offre un florilège de
tous les arguments (et de tous les à peu près) sur le thème que le sage n ’existe pas. Ainsi,
p. lxxiii, « Par conséquent, l’exaltation du sage n’entraînait pas une dévaluation du reste
de l’humanité, bien au contraire ; ce n’était pas non plus un élitisme et encore moins
une hyperbole provocatrice : le “modèle” du sage n ’est rendu inaccessible q u’afin de lui
conserver sa pureté rationnelle, car seul cet or pur donne sens et valeur aux conduites trop
humaines qui l’impliquent. On ne met le sage trop haut que pour hausser les simples
hommes […] Loin d ’être ruineux, l’aveu de l’inexistence du sage était réconfortant. »
P. Veyne admet cependant que Sénèque ait cru « vraiment à la réalité du sage », tandis
qu’il cite Musonius pour montrer q u’il fallait répondre à ceux qui soupçonnaient dans la
doctrine stoïcienne une coupure entre le réel et le rationnel : « situation embarrassante,
comme le laisse apparaître un passage de Musonius : comment croire à la possibilité de
la vertu, si celle-ci semble dépasser l’humaine nature ? La seule preuve qu’elle est possible
est l’existence des sages ; sur quoi Musonius, au lieu d’alléguer les noms de ces sages,
déclare q u’il n’est pas impossible que ces sages n’existent un beau jour ». Cette dernière
phrase est un contresens évident : l’ajout de « un beau jour » participant du mythe de
l’impossibilité ou de l’idéalité du sage. Plus préoccupant est en fait l’usage des références
par P. Veyne : comment lire dans Sextus Empiricus (Adv. Math. IX, 133-136 = SVF III,
32Diog., voir LS 54D) que Diogène de Babylone démontre l’inexistence du sage, alors
qu’il ne se prononce pas sur ce point mais montre q u’on ne peut pas démontrer q u’ils
n’existent pas ? Comment tirer du fait qu’aucun des fondateurs de l’École ne soit reconnu
sage argument en faveur de l’idéalité du sage ? P. Hadot, dans Qu’est-ce que la philosophie
antique ?, Folio essais, 1995, note, en citant P. Veyne : « Il est facile d’ironiser sur cet
idéal du sage quasiment inaccessible et que le philosophe ne parvient pas à atteindre. Les
modernes ne s’en sont pas privés et n’ont pas manqué de parler “d’irréalisme nostalgique
et conscient de sa chimère” » (p. 350). À ce « gros bon sens » (ibid.), P. Hadot propose une
vision du sage c omme un idéal régulateur, à la manière kantienne : il s’agit de philosopher
(exercice spirituel de réforme des conduites) pour être philosophe, sachant que cette visée
n’est jamais parfaitement atteinte, qu’il n’y a jamais pleine adéquation entre le discours
philosophique et la c onduite du philosophe qui n’est pas un sage (cf. p. 399 sqq.). Voir René
Brouwer, « Sagehood and the Stoics », OSAPh, XXIII, 2002, p. 181-224, not. p. 186-199.
De l’homme au dieu 179
1 Cf. par exemple SVF III, 668 : « Que dis-tu donc ? Qu’aucun homme ne te semble ne
pas être fou, pareil à Oreste ou à Alcméon, excepté le sage ? Ne sont nés qu’un ou deux
sages, réponds-tu, tandis que les autres à cause de leur déraison, sont fous, pareils à ceux
cités auparavant. »
2 Voir notamment Sextus Empiricus, Adv. Math. VII, 432 (= SVF III, 657). Dans une critique
de la représentation cataleptique, Sextus montre que la vérité elle-même est insaisissable
et retourne pour ce faire l ’argument stoïcien célèbre : « Toute conception de l’insensé est
ignorance et seul le sage dit la vérité et possède une science ferme du vrai. » S’il en est
ainsi, dit-il, alors, « puisque jusqu’à maintenant le sage s ’est montré introuvable », on peut
en déduire que la vérité est nécessairement introuvable et qu’on ne peut rien saisir par
catalepsis. D’autre part, puisque « d’après eux, Zénon, Cléanthe et Chrysippe et le reste
de l’École sont au nombre des insensés » on doit en déduire q u’ils ne c onnaissaient pas la
vérité et reconnaissant leur ignorance, ils auraient dû alors reconnaître l’impossibilité de
prétendre c onnaître la vérité, y c ompris du reste le dogme « l’insensé ignore toute chose »
(habile façon de retourner contre les stoïciens les arguments qu’ils forgeaient contre les
Sceptiques).
3 Plutarque, Com. Not., 1049E.
4 Cf. Sextus Empiricus, déjà cité et Plutarque, Stoic. Rep., 1048E (cf. SVF III, 662, cité et
668) : « Et Chrysippe, certes, ne se déclare pas sage lui-même, ni aucun de ses disciples,
ni aucun de ses maîtres. Que pensent-ils alors des autres sinon, précisément, ce q u’ils
disent : “Ils sont tous fous, insensés, impies, injustes, ils sont descendus au plus profond
du malheur et de toute démence”. »
180 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
si le sage est une sorte de Socrate abouti, parfait, les anciens stoïciens
ne s’avancèrent jamais à donner des exemples de sages, ce que firent au
contraire les stoïciens romains. Mais le silence des Grecs sur ce point ne
permet guère de trancher la question de l’inexistence des sages et ainsi
celle de leur caractère idéal.
fait une interprétation directe d ’une attitude moralement bonne, est pour
l’enseignement beaucoup plus efficace que des manuels de préceptes1.
1 D. Sedley, ibid.
2 Spinoza, Éthique, IVème partie, préface.
182 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
l’humanité, un idéal chimérique auquel nous donnons dans nos rêves des
proportions impossibles : tel nous le décrivons, tel nous l’avons produit, tel
nous le produirons aux yeux du monde, – à titre exceptionnel sans doute
et de loin en loin seulement au cours des siècles (car les êtres qui dépassent
l’ordinaire et c ommune mesure ne foisonnent jamais), mais je me demande
si Caton, qui fut le point de départ de cette discussion, ne s’élève pas encore
au-dessus du modèle que nous proposons1.
1 Sénèque, Const., 7, 1.
2 Cicéron, Off. I, 111.
De l’homme au dieu 183
raison n ’est autre que l’imitation de la nature, cette imitation est tou-
jours individuellement déterminée. Le Sage en tant q u’esquisse n ’existe
pas : ce n ’est q u’un c oncept vide, c omme l ’Homme n’existe pas et n ’est
pas même un « quelque chose ». On ne parle du sage que par facilité
d’expression, c omme lorsque l ’on parle de l ’Homme, facilité d ’expression
néanmoins pédagogiquement fondamentale, puisqu’elle dit la volonté
de la nature et constitue en ce sens sa loi. En revanche, on peut certes
parler de tel ou tel sage : mais l’imitation de tel ou tel sage ne sert à rien
si elle se résume à singer ses gestes, sa conduite et sa vie. Or on ne peut
que singer la vie et les gestes d’un autre et on peut alors se demander
l’utilité d’imiter Pierre, Paul ou Jacques, alors que précisément je ne
suis ni Pierre, ni Paul, ni Jacques et que je vis d ’autres circonstances,
d’autres événements irréductibles à ce q u’ils ont pu ou peuvent vivre.
C’est pourquoi, dès la Lettre 33, Sénèque avait insisté sur le fait q u’il ne
servait à rien d’imiter ou de suivre les grands devanciers :
« Zénon a dit ceci » : et toi, que dis-tu ? « Cléanthe a dit cela » : et toi ?
Jusqu’où marches-tu sous les ordres d’un autre ? Prends le commandement
et dis ce qui sera transmis à la mémoire, produis quelque chose de toi-même.
C’est pourquoi de ces gens qui, jamais auteurs, toujours interprètes, cachés
sous une ombre étrangère, j’estime qu’ils n ’ont rien de généreux, eux qui
n’ont jamais osé faire un jour ce q u’ils ont longtemps appris. Ils ont exercé
leur mémoire par procuration : or c ’est une chose de se souvenir, c ’en est une
autre de savoir. Se souvenir, c’est conserver une chose confiée à la mémoire ;
au contraire, savoir, c’est faire sienne toute chose, sans dépendre d’un modèle
ni sans cesse se retourner vers le maître. « Zénon a dit ceci, Cléanthe cela. »
Qu’il y ait quelque chose entre toi et le livre. J usqu’à quand apprendras-tu ?
À présent, c’est à toi-même d’enseigner1.
Inuidentia, terme dont Cicéron montre q u’il l’a choisi ici parce que
son usage moins répandu qu’inuidia en fait un terme qui se prête plus à
l’usage technique que les stoïciens en font, traduit ici φθόνος, ce qu’on
pourrait traduire en français par envie. Musonius insiste pour montrer
u’il s’agit d
q ’une passion qui doit être extirpée (le dieu, qu’on imite,
est en effet κρείττων δὲ φθόνου καὶ ζηλοτυπίας) : c’est en effet ne pas
supporter que l ’autre soit heureux, alors que son bonheur ne nous nuit
en rien, c’est-à-dire en somme vivre le bonheur de l’autre comme une
souffrance, c omme si le bénéfice de l’autre devait toujours être porté
à notre débit. L’objet q u’atteint l’autre devient un objet qu’on ne peut
plus atteindre et la réussite de l ’autre constitue toujours un échec pour
soi-même. Autant dire que l’envieux n’arrive même pas à l’idée qu’il
pourrait aussi avoir ce que l’autre a (le bonheur pour lui ne se partage
pas, pas plus que les biens) et autrui lui vole non pas l’objet de son désir,
mais ce q u’il aurait pu désirer, s ’il avait eu une idée même approximative
de ce qui est bon pour lui : il n ’a donc aucune c onscience de ce qui est
bon pour lui et apparaît absolument aliéné, incapable d’être heureux,
puisqu’il ne comprend ce qu’est le bonheur que dans l’écho douloureux
de celui des autres et encore s’agit-il d ’un bonheur sans objet, puisque
celui-ci lui a toujours déjà échappé (il ne peut en cela déterminer l’objet
qui le rendrait heureux). La définition de Cicéron, il faut le souligner,
est beaucoup plus précise que la définition classique de phtonos (« L’envie
(φθόνον), le chagrin devant les biens d’autrui1 »). Andronicus précise
cependant « L’envie est le chagrin devant les biens d ’autrui, [ou bien
le chagrin devant le succès de ceux qui sont doués (τῇ τῶν ἐπιεικῶν
εὐπραγίᾳ)]2 », en sous-entendant ainsi que l’envieux ne se vit jamais
comme lui-même doué – il lui manque toujours quelque chose, cette
chose étant toujours indéterminée, puisque déterminée formellement
comme tout ce qui rend heureux autrui.
À cette indétermination d ’objet (ou de qualité, en prenant ici « objet »
dans un sens très large) s’opposent à la fois la rivalité et la jalousie, toutes
deux également espèces du chagrin, mais définies soit par la c onscience
du manque de tel objet que l’autre possède, soit par l’évaluation déli-
rante de la présence chez l ’autre d’un objet que l’on a soi-même, signe
elle-même d’une auto-évaluation largement complaisante. La jalousie
est ainsi ce sentiment tout à fait paradoxal qui fait que nous sommes
chagrinés de ce que l’autre a lui aussi ce qu’on a. Là encore, le jaloux
est non seulement incapable de se hausser à l’idée du partage, mais vit
1 D.L. VII, 111, SVF III, 412. Cf. Stobée, ecl. II, 92, 7 W : SVF III, 413 (Φθόνος δὲ λύπη
ἐπ´ ἀλλοτρίοις ἀγαθοῖς).
2 Andronicus, περὶ παθῶν, SVF III, 414.
188 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
c omme une injustice le fait qu’il n’ait pas seul accès à la jouissance,
que tel bien ne soit pas un bien réservé : c’est l’idée délirante qu’il n’y
a que soi-même pour mériter telle chose, ou même pour pouvoir désirer
telle chose, qui se trouve, de fait, une sorte de prolongement de soi-
même (« je suis le seul à pouvoir avoir telle chose, voire même à pouvoir
désirer telle chose, parce que je suis exceptionnel » se dit le jaloux).
Que l’autre l’ait, c’est alors une agression contre une intégrité et une
supériorité fantasmées, où l’objet du désir (le bien supposé, recherché
et surtout, mais pas seulement, acquis) vaudrait c omme discriminant
de cette supériorité1.
À la jalousie s’oppose alors la rivalité, sentiment à vrai dire fort
complexe, sans doute en tous cas beaucoup plus ambigu que les deux
autres et à propos duquel les stoïciens opèrent encore des distinctions,
distinctions dont hérite Musonius et entre lesquelles il fait un choix
puisqu’il utilise les deux fois le terme en bonne part et au moins une
fois l’idée en bonne part, lorsqu’il s’agit pour les époux de rivaliser de
soin l’un envers l’autre en vue de la vertu2. La rivalité est définie par les
stoïciens, en même temps que la jalousie et l’envie, comme « le chagrin
devant la présence chez autrui de ce qu’on désire soi-même3 ». Si l’on
compare avec l’envie, l ’objet du désir est ici doublement déterminé : en
lui-même (on sait ce q u’on désire et on le trouve chez autrui) et c omme
manque (à la différence de la jalousie). C ’est autour de la c onscience de
ce manque que se joue la multiplicité des sens :
La rivalité, le chagrin devant le fait q u’un autre réussisse à atteindre les
choses que soi-même on désire, mais que l’on n’atteint pas. La rivalité a
aussi un autre sens : c’est le fait d’envier le bonheur d’autrui, lequel nous
manque (μακαρισμὸν ἐνδεοῦς) et, dans un autre sens encore, c’est l’imitation
1 D.L., ibid. : « La jalousie, le chagrin devant la présence chez autrui des choses que soi-
même on possède », Cf. Stobée, ibid. « La jalousie est le chagrin devant le fait q u’un autre
réussisse à atteindre ce que soi-même on recherchait (ἐπεθύμει) ») et Andronicus : « La
jalousie est le chagrin devant le fait q u’il échoit à d’autres ce q u’il échoit à nous-mêmes »).
L’imparfait ἐπεθύμει peut étonner chez Stobée : il s’agit en fait de l’ambiguïté entre le
fait de rechercher ou d’avoir le bien soit-disant discriminant. Ce qu’on avait soi-même
l’habitude de rechercher et qu’on avait donc déterminé comme un bien-pour-soi-même (si on
peut se permettre une graphie qui n’a de sens ici que d’insister sur une pseudo-exclusivité),
il est insupportable q u’un autre réussisse à l’atteindre, tout c omme il est insupportable
qu’il ait (ou recherche) ce qu’on a déjà.
2 Musonius, XIIIa, p. 68, 11.
3 D.L. VII, 111.
De l’homme au dieu 189
d’une chose qui nous manque c omme si elle était préférable (μίμησιν ὡς ἂν
κρείττονος)1 ;
La rivalité est le chagrin devant le fait q u’un autre réussisse à obtenir ce que
soi-même on désire, ou bien le chagrin devant le fait que cela échoit à d’autres,
non à nous-mêmes, [ou bien la rivalité est l’envie du bonheur de celui qui a
de la finesse (μακαρισμὸς ἀστειότητος)]2 .
On a dès lors deux solutions : soit c’est le chagrin qui domine et l’on
revient à la première solution (le bonheur de l ’autre est c ompris c omme
un objet à obtenir) ; soit c’est la prise de conscience que ce bonheur est
louable (c’est le sens de μακαρισμός, qui mêle de manière fort ténue
l’envie et la louange du bonheur d’autrui), premier pas vers une pro-
gression vers la sagesse et qui prend c omme guide le véritable objet du
désir, à savoir la vertu, la rivalité prenant alors le mode de l’imitation.
La représentation pratique du rival est alors « pour atteindre moi-même
ce bonheur, je dois l’imiter », comme l’indiquent Cicéron, Stobée et,
donc, Musonius.
Il ne s ’agit donc pas d ’imiter l’autre, mais la vertu en l ’autre et en ce
sens, l ’imitation n ’est donc q u’un moyen de se trouver soi-même. Il faut
non pas avoir tel ou tel objet, mais devenir soi-même ce qu’est l’autre,
en intégrant, par l’imitation, cet être : on ne devient pas l’autre, on
tâche de participer soi-même au même bonheur et il ne s ’agit pas tant
d’imiter l’autre que son bonheur. L ’émulation ajoute à la simple mimêsis
un investissement de soi-même dans la reconnaissance d’un manque et
l’ordonnancement des moyens pour combler ce manque : là où l’autre
est heureux, je dois moi aussi le devenir et prendre les moyens de cette
conversion de moi-même vers le bien. D’où la vertu des exemples, qui
fonctionnent ici c omme autant d ’idéaux du moi et ce n ’est pas un
hasard, de ce point de vue, si Cicéron insiste sur la valeur que peut
avoir l’aemulatio et si Musonius ne prend en compte que ce sens. Nous
sommes en effet dans un monde Romain, où il faut imiter les grands
ancêtres, où les Anciens sont autant d ’exempla de vertus, exemples cepen-
dant rarement tout d’un bloc : rares sont les ancêtres effectivement et
complètement sages et s’il faut prendre modèle sur eux, c’est qu’il faut
imiter plus leur vertu q u’eux-mêmes et c ’est, de toute façon, q u’il faut
tâcher de vivre soi-même de cette vertu. Si nous pouvons nous permettre
une distinction plus rhétorique que réelle, mais qui illustre ce propos,
De l’homme au dieu 191
nous dirons : il faut vivre à leur manière, non comme eux. L’exemple
est donc certes régulateur, mais « idéal » comme l’est l’idéal du moi
– l’idéal s’énonce phantasmatiquement comme devenir l’autre à sa place
et permet l’accomplissement d’une réalité possible : devenir soi-même aussi
heureux que l’autre. Nous comprenons désormais comment fonctionne
la relation de l’insensé au sage.
Imiter le dieu est donc chose possible, c ’est même la fin de toute vie
humaine et cela même si l ’on observe quelques hésitations chez Sénèque
et même si les stoïciens ne se sont jamais totalement débarrassés de ces
hésitations :
La nature nous a produits doués de grandeur d’âme (magnanimos) et comme
à certains animaux elle a donné la cruauté, à d ’autres l’astuce, à d ’autres la
crainte, ainsi nous a-t-elle donné un esprit glorieux et sublime, qui demande
où est le plus honnête, non pas où vivre le plus à l’abri, esprit très semblable
au monde (simillimum mundo), qu’il suit autant qu’il l’est permis à ses pas
mortels et avec lequel il rivalise (quem quantum mortalium passibus licet sequitur
aemulaturque)1.
Le Sage, en tant que concept qui, dans les mots, incarne le système et
l ’unifie n ’a donc aucune existence, les sages, en revanche, qui incarnent
dans leurs conduites l’harmonie de la nature, existent, mais les imiter
ne sert à rien : l’harmonie est toujours l’affaire d ’un individu et de
son âme, toujours à nulle autre pareille. On a trop souvent tendance à
oublier cet aspect extrêmement important de la philosophie stoïcienne :
seul existe l’individu. Il est pourtant essentiel et explique pourquoi les
stoïciens ne donnent pas un sage à imiter, tout en parlant du sage. Les
stoïciens romains ont sans doute pu mieux faire comprendre une réalité
qui cependant, nous le voyons dans les distinctions opérées entre envie,
rivalité et jalousie, était très certainement déjà engagée chez les Anciens.
faisant, devenir sage. Cela passe par l’exercice de l’âme, mais aussi du
corps et de l’âme : le premier degré de l’oikeiôsis est l’oikeiôsis au corps.
À partir de la c onception q u’a R. Radice de l ’oikeiôsis, conception qui va
diriger la suite de ma réflexion, il faut c omprendre que cette impulsion
primordiale, qui dirige toutes les autres impulsions, c omme un processus
qui comporte des degrés1. La philosophie réapprend ces degrés, d’où la
nécessité, d ’abord, de se retrouver soi-même et ses propres impulsions
naturelles. Toujours selon R. Radice, d ’abord conservatrice, l’oikeiôsis est
ensuite déontologique, puis oikeiôsis à la raison, alors enfin oikeiôsis sociale.
En fait elle est appropriation à la société et à ses semblables dès lors
qu’elle est appropriation à la raison. D’où le mouvement que j’ai tâché
de dégager en fin de parcours : l’oikeiôsis est toujours en même temps
appropriation au divin, homoiôsis tô theô et, comme telle, elle est également
reconnaissance qu’en tant que partie du dieu, l’homme a l’obligation de
se tourner vers autrui, son semblable. Les stoïciens, pour penser les liens
de justice entre les hommes, ont convoqué deux modèles, celui l’homoiôsis
et celui de l’extension par degrés, selon des cercles concentriques, de la
relation d’amour de soi.
On peut le c omprendre comme le modèle de l ’extension progressive
de la relation dans le temps, par degrés : le premier cercle est celui de la
relation au corps, puis aux proches (ce qui correspond alors au devoir
conforme à la nature de respecter ses parents), puis aux concitoyens,
aux étrangers,… enfin au dieu. Dans le second cercle se trouve l’épouse.
Position très étrange d ’un individu qui n ’est pas un proche, du moins dans
la logique de la proximité par le sang. Notre hypothèse est que l ’épouse
est cet autre particulier, spécifique, qui permet de passer d’une relation
auto-centrée à une relation avec tout autre. Disons tout de suite que
cette hypothèse c omporte un préjugé qui épouse la logique des textes
musoniens : le mariage est pour le philosophe une fonction propre, un
kathekon, qui dépend donc des circonstances, mais sur lequel Musonius
insiste plus que sur toute autre chose. On pourrait tout aussi bien
penser que pour qui ne se marie pas et n ’a pas d ’enfants (Musonius lie,
comme tous les textes sur la question, les deux exigences), parce que les
1 R. Radice, « Oikeiôsis », Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi,
op. cit., p. 254 : « Inoltre, la tesi della oikeiôsis graduata, oltre ad avere una c onsiderevole capa-
cità esplicativa della morale stoica, rende anche ragione del contenuto du molti altri frammenti
altrimenti incomprensibili. »
Conclusion de la première partie 195
ΓAΜΟΣ
Dans les différents traités q u’il c onsacre à la question (XII : sur les
plaisirs de l’amour, XIII : Quelle est la « fin principale » du mariage,
XIV : Le mariage est-il un obstacle à l’état de philosophe ? ; XV : Sur
l’exposition des nouveaux nés ; XVI : S ’il faut obéir en tout à ses parents),
Musonius ne semble oublier aucun des éléments de ce qui c onstitue
au ier siècle un lieu c ommun : entre autres, par exemple, la question
de la compatibilité du mariage et du philosopher est un topos d’école ;
la description idéale des relations entre époux et la condamnation de
l’adultère ont été investis à la fois par la littérature et par la philosophie
romaine etc. On ne retient de notre auteur en général que sa sévère
morale sexuelle et l’on compare volontiers, en dégageant sa profonde
romanité, son apologie du mariage à celle, plus libérale, de Plutarque
dans l’Erotikôs.
L’étude des textes trahit de fait bien des traits de cette romanité
sévère : on y pourrait reconnaître, sur ce sujet c omme sur tant d’autres1,
des traits du Caton (maior), parangon de la vertu des Anciens, Caton
qui, comparant le bon époux au bon sénateur, donne sa préférence au
premier2, lui que seule une affaire d’État urgente empêche, bel exemple
de la kêdemonia musonienne, d’être auprès de sa femme3, épouse modèle
1 On peut penser, sinon à une certaine admiration de Musonius pour Caton, tout au moins
au sentiment chez notre auteur d ’une profonde proximité : le fragment LI paraît en
témoigner. Sur Caton c omme exemple privilégié de la littérature philosophique romaine,
cf. également A. E. Astin, Cato the censor, Oxford, 1978. Voir aussi pour une discussion
importante de la figure de Caton, exemplum privilégié du mos maiorum, S. Agache, « Caton le
censeur, les fortunes d ’une légende », Caesarordunum, XV bis, 1980, p. 71-107, où l ’auteur
dégage les origines, la construction et la diffusion de la « légende » Caton.
2 Plutarque, Cato maior, 20, 3.
3 Ibid., 20, 4. Sur Caton et la misogynie qu’on lui a prêtée, à tort, semble-t-il, cf. A. Haury,
« Une année de la femme à Rome, 195 av. J.-C. ? », Mélanges J. Heurgon, I, Rome, 1976,
200 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
p. 427-436. Cf. aussi E. De Saint-Denis, Essais sur le rire et le sourire des Latins, Paris, 1965,
Chapitre iii : Caton l’ancien et ses boutades, p. 74 (cité par S. Agache, art., p. 76, n. 17) :
« Il aimait même sa femme, cet anti-féministe : il disait q u’il ne l’embrassait jamais sauf
quand il tonnait fort ; mais il ajoutait qu’il était bienheureux quand Jupiter tonnait :
comme quoi cet anti-féministe n’était pas misogyne. »
1 Plutarque, ibid. ; Musonius, III, p. 11, 22. Sur ce point, voir le développement très pénétrant
de G. Reydams-Shils, The Roman Stoics, op. cit., p. 128-129, où l’exigence musonienne
est interprétée c omme une réponse à Platon : la relation entre mère et enfant doit être,
contrairement à ce que propose la République, préservée, car elle importe au mouvement
d’oikeiôsis.
2 Cité par A. Grilli, « Musonio o il sospetto d ’un mondo alla rovescia », in La langue latine,
langue de la philosophie, Collection de l ’École Française de Rome, 1992, p. 184. L ’auteur y
voit là une preuve de la romanité de l ’enseignement de Musonius, même si celle-ci, à bien
des égards, pose problème. Ulpien : ad Sabinum, 1. XXXIII : « non enim coitus matrimonium
facit, sed maritalis affectio ».
3 « Liberorum quaerundum [ou creandorum] causa ».
4 Parmi la très nombreuse littérature critique sur le mariage à Rome, nous nous appuierons
essentiellement sur S. Treggiari, Roman Marriage, Iusti Coniuges from the Time of Cicero
to the Time of Ulpian, Clarendon Press Oxford, 1991 ; P. Grimal, L ’amour à Rome, Payot
« Rivages », 1995, B. Rawson (éd.), Marriage, Divorce, and Children in Ancient Rome,
Clarendon Press, Oxford, 1991, P. Veyne, « La famille et l’amour sous le Haut-Empire
romain » in La société Romaine, Seuil, 1991. Voir aussi pour d’heureuses perspectives sur la
question de la sexualité et du mariage dans l’histoire du stoïcisme, K. L. Gaca, The Making
of Fornication : Éros, Ethics and Political Reform in Greek Philosophy and Early Christianity,
Berkeley, Los Angeles, University of California Press 2003, notamment chap. 3 « Crafting
Éros through the Stoic Logos of Nature », et chap. 4 « Reproductive technology », où
l’auteur montre que les développements du stoïcisme tardif sur le mariage s’inspirent
plus du pythagorisme que des fondateurs. Sur le mariage dans le stoïcisme romain et en
particulier chez Musonius, voir maintenant G. Reydams-Shils, The Roman Stoics, Chicago,
2005, not. chap. v, « Mariage and Community », p. 143-176.
Introduction de la deuxième partie 201
1 Suzanne Dixon, art. cit., p. 103, avec cependant une certaine réserve sur l’origine de
l’idéal : « My own view is that the sentimental idea possibly originated and certainly flourished
in the late republic and that its expression in litterature reflected a c onventional ideal of the age. »
2 Notamment avec les lois d’Auguste sur le mariage – cf. J. P. Hallet, Fathers and daughters
in Roman society : women and the Elite family, Princeton, 1984. P. Veyne, La société romaine :
la famille et l’amour sous le Haut-empire, Seuil, 1991, p. 91 : « Comment expliquer cette
évolution interne au paganisme ? La réponse probable est qu’elle est en rapport avec le
passage d ’une aristocratie c oncurrentielle (sorte de féodalité où les rivalités entre les clans
sont féroces) à une aristocratie de service, où l ’on fait carrière en étant en bons termes avec
ses pairs. D’où une mutation de type humain : un chef de clan a plus d’audace, d’autorité,
de capacité d ’auto-affirmation, q u’un noble, serviteur de son prince, qui doit faire des
sourires à ses pairs […] Il faut qu’il s’invente une morale conjugale et sexuelle, afin que
la discipline lui vienne de nouveau de l ’extérieur et q u’il ne se trouve pas en proie à une
autonomie qui lui fait peur. »
3 C’est toutefois ce qui semble se dégager de la lecture de P. Grimal, L ’amour à Rome. Voir
aussi S. Treggiari, op. cit., qui bien que sa période d’étude soit limitée à partir de Cicéron,
montre q u’à cette époque du moins, un certain idéal était bien ancré dans la cité : cf. par
exemple le chapitre Coniugalis amor, p. 228-261.
4 Paul Veyne, ibid.
5 K. R. Bradley, « Remarriage and family structure of the Upper-class Roman Family »,
in B. Rawson, op. cit. p. 79-98.
202 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Cf. Dion Cassius, Hist. Rom., LVI, 1-10, discours d’Auguste aux chevaliers romains.
2 Sur ce point, la réponse de Valerius Messalinus à Seuerus Cecina (Tacite, Ann. III, 33-34)
est paradigmatique : alors que le second propose une loi interdisant aux épouses des
magistrats de les accompagner dans leur province, V. Messalinus montre que le mari a
Introduction de la deuxième partie 203
que par les pérégrins et les affranchis et de fait, le nombre des esclaves,
après les conquêtes, devenait préoccupant1. C’est dans ce contexte que
les dernières crises de la République et l’avènement d ’Auguste vont
amener à une réélaboration des lois matrimoniales, qui, dans l’esprit
du Princeps devait restaurer la pureté des Traditions et préserver l ’ordre
et social et politique2 :
’est alors que certains hommes d ’État et certains penseurs s’avisèrent que
C
le mariage avait une existence et une raison d’être propres : la procréation
des enfants et à long terme, l ’avenir de la cité3.
MUSONIUS IDÉOLOGUE ?
Je voudrais montrer :
1 Sauf à une occasion, Caton, encore que cette référence ne soit explicitée que par Aulu
Gelle, qui transmet le fragment.
2 Sur cette évacuation des références, cf. A. Grilli, op. cit. p. 186.
Introduction de la deuxième partie 209
DÉFINITION
CADRES PROBLÉMATIQUES DE LA DÉFINITION
Les plaisirs du sexe ne sont donc permis (car ils le sont : Musonius
ne demande pas q u’on ne ressente aucun plaisir lorsque l’union est
conforme) que sous deux conditions expresses : d’une part, qu’ils
s’éprouvent dans les cadres du mariage, d’autre part, q u’on les réserve
à la procréation des enfants (a). (b) institue en plus le mariage comme
condition nécessaire, mais non suffisante. En fait, (b) n’ajoute rien en
substance à ce qu’établit (a) : l’élément plaisir est marqué d’une finalité
(avoir des enfants) et est localisé dans les cadres du mariage. La finalité
tient donc dans l’acte qui entraîne le plaisir (et non dans le plaisir lui-
même) et cet acte n ’est juste que s ’il s’accorde à sa vocation (s’il atteint
sa fin naturelle) et est correctement localisé, ce qui, en retour, rend
juste le plaisir ressenti. On voit que la légitimité du plaisir ne dépend
pas seulement du fait qu’il atteigne son but : il faut qu’il soit d ’autre
part situé dans des cadres qui rendent eux-mêmes c onformes à la loi
l’ensemble acte / succès de cet acte. C’est évidemment cet ajout de
cadres, ou cette prescription d ’un lieu, q u’on c omprend à vrai dire le
plus mal. À la limite, on pourrait comprendre que Musonius insiste
sur la naturalité de la procréation et fixe ainsi comme conformes à la
nature les unions qui ont pour fin la procréation : ce ne serait là fina-
lement que démontrer la légalité de la nature et la c onsacrer, puisque
la nature a donné le plaisir c omme surcroît d’une nécessité à laquelle il
convient néanmoins de se tenir, tout comme les animaux, par exemple,
qui n’usent de l’union sexuelle qu’à la saison, déterminée, des amours.
Mais que vient faire le mariage dans ce type de problématique qui, au
contraire, se satisferait d’une ignorance de l’institution, au profit d’une
obéissance à la nature ?
Réciproquement, on c omprendrait (beaucoup moins clairement
cependant) que l ’accent fût porté sur la nécessité des cadres du mariage :
Musonius consacrerait alors cette institution, qui, par elle-même, rendrait
légaux les plaisirs érotiques, ciments de l’union1. Mais pourquoi alors
ajouter la condition de satisfaction des buts du plaisir ? On pourrait
les rapports de ce que le mot signifie avec, précisément, les coutumes romaines. Voir sur
ce point R. Laurenti, « Musonio, Maestro di Epitteto », p. 2140 : « Si avverta in tutto il
brano [diatribe XII] e nel seguito della trattazione il frequente ricorrere di termini quali νόμος,
νόμιμος : νόμος è legge, non solo quella scrutta degli uomini, ma anche quella suggerita dal logo
e, in più d’un caso, i termini si spegiano l’uno con l’altro. » D’autre part, ce « conforme à la
loi » se réfère-t-il aux lois sur le mariage d’Auguste ?
1 C’est là la thèse très forte de Plutarque, Conj. Praec., 38, 143 D et surtout Amat., 23, 769 .A sqq.
Le mariage 213
1 Cf. pour le caractère fondamentalement inopportun du mariage, D.L. VI, 29 ; 54 ; sur la
naturalité de l ’acte sexuel, ibid., 72.
2 Musonius, XIIIa, p. 67, 6-10 – p. 68, 1. Je choisis le παιδοποιεῖσται proposé par Peerlkamp
au ποιεῖσται de Hense. La phrase suivante va dans ce sens : « C’est une grande chose en
effet que la génération d ’un être humain, ce qu’accomplit cet attelage. »
214 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 D.L. VII, 60 : « Une définition, comme le dit Antipatros au premier livre de son traité sur
les définitions, est un énoncé, issu d ’une analyse, formulé de façon adéquate (à l ’objet), ou
bien, comme le dit Chrysippe dans son traité sur les définitions, l’explication du propre »
(trad. R. Goulet).
2 Musonius, XIIIa, p. 68, 5-9.
Le mariage 215
puis a doté chaque partie d’un sexe différent. Ainsi l’humanité est-elle à
jamais duelle : l ’être humain est mâle et femelle. Division non accidentelle,
même si elle n ’altère nullement les caractéristiques générales de l’être
humain, puisque l’homme et la femme sont tous deux égaux du point
de vue de la vertu – ce qui est établi dans le traité II. S’il y a une seule
et même humanité (c’est l’anthropos) sous l’angle de la sagesse, il n’en
demeure pas moins que c ’est une humanité scindée, divisée. C ’est cette
brisure même, nous le verrons, qui permet néanmoins à cette humanité
d’atteindre son plein achèvement, puisque gît en elle la possibilité de la
concorde. Le dieu a voulu, outre la division, que chacun des genres (mâle
et femelle) ressente un type de désir particulier pour l ’autre. Ce désir est
en fait double, il consiste en « epithumia ischura » et « pothos ischuros » :
Dis-moi, à cause de quoi le démiurge de l’Homme (ὁ τοῦ ἀνθρώπου δημι-
ουργός) a-t-il d’abord coupé en deux notre genre, puis lui a-t-il fait deux
[sortes de] parties sexuelles, l ’une pour la femme, l ’autre pour l’homme, puis
pourquoi a-t-il mis ensuite dans chacun un violent désir de c ommerce et de
communauté avec l’autre (ἐπιθυμίαν ἰσχυρὰν ἑκατέρῳ θατέρου τῆς θ´ὁμιλίας
καὶ τῆς κοινωνίας) et pourquoi a-t-il mêlé aux deux une violente nostalgie
l’un de l ’autre (πόθον ἰσχυρὸν ἀμφοῖν ἀλλήλων), de l’homme pour la femme,
de la femme pour l ’homme1 ?
ΠΟΘΟΣ : DÉFINITION
mâles, d ’autres femelles, ce qui est inventé (machinata) par la nature pour la c onservation
de l ’espèce, ensuite les parties du corps sont parfaitement appropriées (aptissimae), les unes
à la procréation, les autres à la c onception et dans les mâles et dans les femelles il y a un
merveilleux désir d ’unir leurs corps (commiscendorum corporum mirae libidines). » Ce passage
concerne les animaux en général et a pour fin de montrer la providence à l’œuvre dans la
nature. Il ne concerne pas directement les hommes, mais le discours de Balbus s’engage
très vite ensuite dans la démonstration que le monde est fait pour les hommes et pour les
dieux, ce qui pour lui est l ’occasion de montrer, à partir de c onsidérations physiologiques
d’abord, que l’homme est supérieur aux bêtes : tout, dans l’homme, est conçu en vue de
la raison et cela, même si, physiologiquement, on retrouve les mêmes éléments chez les
hommes et chez les bêtes. Ce sont les mêmes éléments, mais ces éléments sont supérieurs
chez l ’homme (§145) : on ne voit pas pourquoi, dès lors, on ne retrouverait pas aussi chez
l’homme ce « merveilleux désir » de la reproduction, rendu supérieur à celui de l’animal.
1 Musonius, XIV, p. 71, 11-17.
Le mariage 217
1 Épictète, Diss. 1, 6, 9.
2 Cf. Cicéron, Tusc. IV, 12. Voir aussi B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoicism,
Oxford University Press, 1985, p. 235-237, not. p. 236. Pour la traduction de βούλησις
par désir raisonnable, cf. B. Inwood, ibid., p. 237 (eulogos orexis / correct desire).
Le mariage 219
1 C’est dans ce sens qu’il est utilisé par Stobée, Ecl. II, 73, 1 = SVF III, 26, lorsqu’il dis-
tingue parmi les biens, ceux qui sont ἐν κινήσει de ceux qui sont ἐν σχέσει : « parmi les
biens, il y a ceux qui sont en mouvement, et ceux qui sont en état. Parmi ceux qui sont
en mouvement, on c ompte la joie, la gaieté, le c ommerce tempérant ». On note l ’ajout de
« σώφρονα » pour c omprendre ici le sens de ὁμιλία
2 Musonius, XIV, p. 73, 17-18 – p. 74, 1 ; 3-5 : « On ne saurait trouver d’autre c ommunauté
plus nécessaire ni plus agréable (´ἀναγκαιοτέραν οὔτε προσφιλεστέραν)… Qui, absent, est
digne de regret (ποθεινὸς) si ce n’est l ’homme pour la femme, la femme pour l’homme ? »
Le texte pourrait avoir ici en outre une intention polémique c ontre les épicuriens, ou du
220 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
état où l’humanité aurait été un tout, mais où ce tout n’a jamais existé
effectivement que sexué. Cette nostalgie aurait pu être tragique, tant il
est vrai que cet état ne peut pas être autre, vu la nécessité de la scission
de l’humanité entre homme et femme, mais il n ’en est rien, puisque
c’est cette affection qui fait l’humanité de l’homme et de la femme,
ouverts à la relation à autrui. Dans l’individu de l’autre sexe, chacun
recherche à la fois l’autre et l’unité du genre humain, unité introuvable
en soi, parce q u’on ne la trouve que dans un autre sexué. Retenons en
tous cas de ce point que : (d) dès l’origine, l’Humanité a une tendance
dont les deux composantes sont à la fois proches et en même temps
distinctes – celui de la procréation et celui, plus c omplexe, résultant de
la perception d’un manque, manque dont on doit rechercher les sources
au sein de la différenciation sexuelle et qui a pour objet à la fois autrui et
l’humanité, autrui en tant q u’objet désiré et l’humanité en tant que ce
qui est visé c omme fin impossible. Retenons également que (e) l’homme
et la femme, objets l ’un pour l ’autre de ce désir duel, sont de fait mis sur
un pied d ’égalité, égalité nécessaire lorsque Musonius parle du mariage.
Résumons-nous : l’homme et la femme sont chacun Homme, mais
dont l’humanité en chacun est marquée par l’incomplétude, ce qui
explique à la fois l’instinct de procréation (désir d’unité et d’engendrement
d’un Homme), désir qui ne peut qu’être déçu, et ce qui donne les cadres
de ce désir, ce qu’on pourrait appeler très généralement l’ « amour de
l’humanité en l’autre », qui échoue dans la visée de l’objet et s ’ordonne
nécessairement en communauté avec un individu humain. Un tel usage
du terme n’est pas inconnu chez d ’autres auteurs : on le retrouve chez le
Pseudo-Lucien, cité par M. Foucault1, dans un passage des Amours, 19,
assez similaire à ce q u’écrit Musonius. On le retrouve également chez
Plutarque, toujours en corrélation avec les homiliai : ce que fait Aphrodite,
par leur moyen, c ’est mêler les âmes aux corps et les fondre en une seule2.
(d) suffit amplement pour comprendre que le désir de procréation est
la tendance fondamentale qui légitime l ’acte sexuel pour la procréation.
Hors de ce but, on c omprend également que l’acte sexuel ne soit pas
légal, parce que tout simplement non nécessaire et donc hors des cadres
de la volonté juste de la nature. Le désir et l’acte sont fondés.
1 M. Foucault, Histoire de la sexualité, III, « Le souci de soi », Gallimard, Tel, 1984, p. 284.
2 Plutarque, Symp., 156 C.
Le mariage 223
1 Musonius, XII, p. 63, 11-13 : « … Ceux qui s’adonnent à cette vie ont besoin de toutes
sortes de mignons, non seulement légaux, mais illégaux, non seulement féminins, mais
masculins… », ibid., p. 64, 4-7 « Quant aux autres unions, celles qui se font par adultère
sont les plus contraires à la loi et il n’y a aucunement plus de mesure dans celles qui ont
lieu entre mâles, parce q u’il s ’agit alors d ’une audace c ontre nature. »
2 Musonius, XXI, p. 116, 17-19.
3 Épictète, Diss. 1, 16, 10 – cf. G. Reydams-Schils, The Roman Stoics, op. cit., p. 46.
224 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
réunion1. Mais seul le fait que l’union sexuelle doit être hétérosexuelle
se trouve ici démontré. Toute relation hétérosexuelle n ’est pas mariage.
POTHOS : CONDITION DE POSSIBILITÉ DE LA RELATION
1 Cf. Musonius, XIV, p. 73, 15-18 : « ὅτι μὲν γὰρ οἶκος ἡ πόλις οὔτ´ἐκ γυναικῶν συνίσταται
μόνον οὔτ´ἐξ ἀνδρῶν μόνον, ἀλλ´ἐκ τῆς πρὸς ἀλλήλους κοινωνίας δῆλον ». à rapprocher
d’Antipater SVF III, 254 : « ἀτελὴς γὰρ οἰκία, ὥσπερ πόλις, οὐχ ἡ ἐκ γυναικῶν μόνον,
ἀλλὰ καὶ ἡ ἐκ ψιλῶν ἀνδρῶν », en soulignant néanmoins la différence de taille : « ἐκ ψιλῶν
ἀνδρῶν », qui sous-entend que la cité est incomplète s’il y a des femmes seulement, ou
bien s ’il y a des hommes seuls. Même si le c ontexte du πὲρὶ γάμου d’Antipater nous invite
à lire cet argument en faveur du mariage, il n’en reste pas moins que les deux parties ne
sont pas sujettes au même traitement : une cité ne saurait être composée seulement de
femmes, mais doit être c omposée d ’hommes, sous la simple réserve que ceux-ci ne soient
pas célibataires. De fait, il y a dissymétrie : si les femmes, seules ou mariées, ne peuvent
constituer la cité, les hommes mariés le peuvent. Dans l’union, l’accent est mis sur le
rôle de l ’homme. Ce que ne fait pas Musonius, qui, par le parallélisme de sa formulation,
maintient l ’égalité du traitement.
2 Platon, Leg. 776a.
226 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
PISTIS
Éloge de la fidélité et difficultés de la doctrine
de la c ommunauté des femmes
1 Musonius, XII, p. 66, 2. Le texte est légitimement surtraduit par A. Jagu, le grec dit
plus sobrement « Comme des porcs ».
Le mariage 229
1 Sur une interprétation très « à la lettre » de la République de Zénon allant dans ce sens,
cf. récemment R. Bees, Zenons Politeia, Leiden, Brill, 2011.
2 K. L. Gaca, op. cit., p. 79-80.
3 Ibid., p. 82. La référence à Hiérocles se trouve dans Stobée, Anth.4, 22, 22, 10-11.
4 Cf. pour des c onclusions différentes sur le même c onstat M.-O. Goulet-Cazé, Les Kynica
du stoïcisme, Hermes Einzelschriften, no 89, Stuttgart, Franz Steiner, 2003, p. 43-44 et 59.
5 H. C. Baldry, « Zeno’s Ideal State », JHS, 79, 1959, p. 3-15.
6 Ibid., p. 10, Baldry cite d ’autre part Platon, Resp., 459 a : les gardiens de la cité se marieront
et auront de même des enfants, dans un c ontexte où, pourtant, les femmes sont également
232 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
communes.
1 Sur ce point, voir aussi A. Erskine, The Hellenistic Stoa, Political Thought and Action,
Duckworth, 1990, p. 26 : « Le problème vient du fait que l’on entend par gamein l’institution
du mariage au sens c oncret et moderne. S ’il n’y avait pas de famille ou bien des formes
contemporaines du mariage dans la société idéale, gamein pouvait être utilisé dans un tel
contexte simplement à la place de “rapports sexuels”. […] Gamein et son substantif gamos
interviennent bien dans des contextes où il n’est pas question de mariage chez d’autres
auteurs, et même souvent de plus récents ; certainement, durant la période romaine,
le terme était-il cru pour désigner les rapports sexuels. Le simple fait que le sens peut
changer à ce point suggère que sa signification précise n’était pas fixée auparavant. »
2 Baldry, op. cit., p. 10 ; Schofield, op. cit., p. 120.
3 D.L. VI, 11 (trad. M.O Goulet-Cazé, p. 689).
4 Ibid., VI, 72 p. 738.
Le mariage 233
1 Avec cependant une limite, celle notée par A. Erskine, op. cit. p. 26, n. 42 : « Aristote, Pol.
1253b9 notes that there is no word for a union, suzeuxis, between a man and a woman ; gamikê
is the best he can find. Marriage in classical Greece was not a single well-defined legal form, but
a confusion of different elements ». Et l’auteur cite Vernant. Voir J. Wilgaux, Le mariage dans
un degré rapproché, Anthropologie historique du mariage athénien des demi-germains à l’époque
classique, Thèse de doctorat, sous la direction de A. Bresson, soutenue le 15 décembre
2000 à Bordeaux III, qui insiste sur le mariage comme alliance. « Un mariage crée
bien une koinonia, une c ommunauté entre les familles nouvellement unies, mais cette
communauté est avant tout établie par l’intermédiaire de l’épouse […] De ce point de
vue, l ’expression grecque de “communauté des femmes” montre que cette c ommunauté
matrimoniale s’apparente d’abord à un “partage de femmes”. Alors que l’intermariage
est généralisé, l’accent est mis sur le partenaire qui permet véritablement cette fusion de
tous en un seul ensemble. La femme, dans cette c onception, est, tout c omme la matière,
le lieu même de la μίξις, du “mélange” » (présentation de la thèse).
2 Mais il est vrai que la tournure, pour M. Schofield, n ’est pas de Diogène de Sinope,
mais la trace d ’un « proto-stoïcisme » que lui attribue le doxographe Diogène Laërce
– cf. Appendice H : « Diogenes’ cosmopolitanism », p. 141-145, et la discussion de cette
thèse (mais pas sur le mariage) par J. L. Moles, « The cynics and Politics », in A. Lacks,
M. Schofield (éd.), Justice and Generosity, p. 120-143.
3 M. Schofield, op. cit. p. 127.
234 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Épictète, Diss. 2, 4, 1.
2 Ibid., § 2 : « τὸν πιστόν, τὸν αἰδήμονα, τὸν ὅσιον ».
3 Épictète, Diss. 2, 4, 8.
4 Sur Archédèmos, c ontemporain d ’Antipater de Tarse, cf. l’article de C. Guérard, in
Dictionnaire des philosophes antiques, sous la direction de R. Goulet, éditions du CNRS,
T. 1, 1989, p. 331-333.
236 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Nous aimerons tous les enfants comme si nous en étions le père et la jalousie,
qui survient à cause de l’adultère, sera supprimée1.
qui, par nature, prend comme objet le sexe opposé dans la globalité et
qui doit être ensuite divisé entre les individus. L’instinct de reproduc-
tion, non régulé, risque de se muer en passion, qui dès lors se heurte
à une sévère critique des implications sociales d ’une telle attitude. Or
la régulation du désir semble, étonnamment, passer par une stabilité
de son objet. La part acquise est indifférente, mais dès lors q u’on l’a
acquise, en changer, ou vouloir en changer pour la part d’un autre est
considéré comme contraire à la logique naturelle du désir.
Le second c oncerne un bien déjà divisé et réparti. Chacun possède
une place et prendre sa place à un autre reviendrait à déroger au principe
même de la division et à aller contre l ’organisateur lui-même. Ce bien-là
(le théâtre) satisfait au besoin de culture et de vie collective : inclination
tout aussi naturelle chez l’homme que le désir de nourriture, parce qu’il
en va de sa spécificité d ’homme (ce pourquoi le philologue sera ensuite
traité de loup ou singe). Soit on est un mauvais convive, soit on est un
asocial (mais notons q u’on est déjà asocial en étant mauvais c onvive).
On ne sait pas partager, on n’ordonne son agir que selon son intérêt.
Enfin, d’une manière globale, à présent, car chacun des deux exemples
montre la même chose, on peut c onclure que chasser un spectateur de
sa place, ou lui prendre son repas, c ’est le priver de ce qui est par nature
commun à tous : c ’est aller c ontre la communauté. Mais ne c onclure que
cela irait contre les intentions du texte qui propose les deux exemples :
il faut approfondir et lire dans ces deux exemples l’image de la nature
du mariage pour l’être humain.
La c ommunauté des femmes requiert les deux exemples : d ’une
part, l ’idée de l ’instinct sexuel et son destin humain, d ’autre part l ’idée
de ce que nous pourrions appeler une c ommunauté c ulturelle, d’une
manière humaine de vivre ensemble1. Cette interprétation supporte la
confrontation à un autre texte du même Épictète. Dans Entretiens II, 20,
1 De fait, les deux exemples sont tellement liés qu’on ne voit pas pourquoi, comme le
propose l’édition Budé, ce serait l’interlocuteur d’Épictète qui prendrait la parole pour
proposer l’exemple du théâtre : d’une part, ce n’est pas son intérêt, puisqu’il défend une
position contraire à celle d’Épictète, d’autre part, il faudrait qu’il ait compris où veut
en venir Épictète. À partir de cette deuxième solution, on peut proposer deux nouvelles
pistes : soit, il a effectivement c ompris et cela veut dire que l ’argument est classique : les
femmes sont à placer autant du côté de l’instinct sexuel que du côté de l’instinct social ;
soit, il n’a pas compris, mais alors, on ne voit pas en quoi l’exemple du théâtre pourrait
contredire le premier exemple.
238 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
doctrines, pour Épictète, elles sont terribles, parce qu’elles justifient tous
les débordements et surtout font perdre le sens de l’homme à l’homme :
Je crains que nous ne fournissions à un adultère des motifs de rejeter toute
pudeur à l ’égard de ses actes1.
l’espèce humaine commença à s’adoucir. Le feu rendit les corps frileux, incapables / de
supporter le froid sous le manteau du ciel. Vénus énerva leur vigueur, et les caresses des
enfants / fléchirent aisément le fier caractère des parents. / Alors ils commencèrent à se
lier d ’amitié en voisins désireux d ’éviter le mal et les offenses, ils se recommandèrent les
enfants et les femmes, / signifiant en balbutiant, de la parole et du geste, / qu’il était juste
que tous aient pitié des faibles » (trad. J. Kany-Turpin, p. 371). Cf. A. Gigandet, art. cit.,
p. 110 : « En somme, Vénus crée les conditions psychologiques et morales du lien social,
sentiments de la justice, de la pitié, de l’amitié. Il y a là comme un repère ou la marque
d’une norme dans le poème : le désir sexuel opère positivement à c ondition d ’être réglé,
mesuré. L’institution du couple marital peut ainsi apparaître c omme le cadre dans lequel
une telle règle, celle-là même dont la nature pourvoit spontanément les animaux, peut
opérer en l ’homme. »
1 Épictète, ibid.
2 Origène, Contr. Cels. VII, 63 (=SVF III, 183). La référence aux épicuriens se trouve dans
ce même chapitre. Il resterait à savoir de quels stoïciens parle ici Origène, tant il est vrai
que l’on peut hésiter à penser q u’il s ’agit ici d ’un témoignage des anciens, du moins ceux
antérieurs à Archèdemos (à moins d’accepter notre hypothèse concernant la communauté
des femmes dans la cité de la République).
240 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Cicéron, Fin. III, 67 : « Mais de même que, puisque un théâtre est commun, on peut dire
avec justesse que c’est sa place, celui, quel qu’il soit, qui l’occupe, de même dans une ville
ou le monde commun <aux hommes et aux dieux> le droit ne s’oppose pas à ce que soit
sien ce que chacun possède. »
2 Sénèque, Ben. VII, IV-XIII.
3 L’hypothèse est proposée, non sans humour, par B. D. Shaw, « The Divine Economy :
Stoicism as Ideology », Latomus, XLIV, 1985, p. 16-54, p. 50 : « The analogy sought to rescue
the institution of family and marriage via the route of good manners, a behaviourist solution quite
fitting to Stoicism. Fortunately, the interlocutor did not ask the embarrassing question : what if
the guests would like to exchange their morsels ? Would that just be “bad manners” ? The problem,
and the position taken on it, is one measure of change in Stoic doctrinal practice on family and the
State after Zeno. » L’interprétation du passage suscite cependant quelques doutes.
4 Aristote, Eth. Nic. VIII, 12.
5 Musonius, XIIIa, p. 68, 16.
Le mariage 241
femmes dans sa vie (ou plusieurs maris) était, dans les faits, la norme,
pour des raisons d ’alliances politiques, voire même avec justifications
philosophiques1.
D’une manière générale, Musonius, pour distinguer ce q u’il propose,
soit des « valeurs » républicaines qu’il désavoue, soit des usages réels
qu’il juge non légitimes, utilise la méthode de la contradiction. C’est
très net à propos du mariage et de la question de la fidélité :
Certes, par Zeus, dit-il, mais à la différence de celui qui c ommet un adultère
(ὁ μοιχεύων), qui est injuste envers le mari de la femme séduite (ἀδικεῖ τὸν
ἄνδρα τῆς διεφθαρμένης γυναικός), celui qui s’unit à une hétaïre, ou, par
Zeus, avec une femme sans mari, n ’est injuste envers personne : en effet, il
ne détruit pour personne l ’espoir d’enfants2.
laissera pas mener tête baissée vers l’union sexuelle. Rien n’est plus laid que d’aimer sa
femme comme si c’était un adultère »).
1 À l’exemple de Caton d ’Utique, qui « prête » sa femme Marcia : tout n ’est-il pas c ommun
entre amis, même les femmes ? Sur ce point, cf. C. Morana, « L’éthique stoïcienne des
sentiments », RPhA, 1997, no 2, p. 189-202 et particulièrement la note 53, p. 202.
2 Musonius, XII, p. 65, 2-6.
244 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Zénon, d’après Stobée, plaçait parmi les maux1, c’est le fait d’une âme qui
ignore les voies de la nature ; et de fait, elle n ’en c onnaît pas l ’harmonie
et ne sait pas que par nature, il y a des choses à fuir, d’autres à préférer
en connaissance de cause (à choisir2). La fidélité est ainsi un préférable.
Cette justification de la monogamie reste cependant encore trop vague
pour être admissible, p uisqu’il manque des arguments qui puissent
prétendre établir ce point. On pourrait évidemment tenter de montrer
ici c ombien Musonius se c onforme aux lois augustéennes sur le mariage
et particulièrement à la lex Iulia de alduteriis. Le fait qu’il signale que de
telles relations sont « les plus contraires à la loi » (« συμπλοκαὶ δ´ἄλλαι
αἱ μὲν κατὰ μοιχείαν παρανομώταται3 »), alors que dans le traité II, il a
déjà remarqué que « les lois punissent à égalité le fait de séduire et de se
laisser séduire en vue de l ’adultère » (« Τὸ γοῦν μοιχεύειν τῷ μοιχεύεσθαι
ἐπ´ἴσης κολάζουσιν οἱ νόμοι4 »), pourrait en effet nous incliner à croire
que Musonius ne fait là que rappeler les dispositions de cette loi.
Or, il ne se c ontente pas de s’y conformer : il va plus loin. La loi en
effet ne punit que la femme adultère et son amant5, conformément à ce
qu’Auguste interprète du mos maiorum, reprenant là d’antiques disposi-
tions qu’il allège cependant (la femme n’est plus punie de mort, elle est
exilée, c omme en firent la douloureuse expérience les deux Julie, fille
et petite-fille d’Auguste). Elle ne punit l’homme marié que si celui-ci
pardonne à son épouse6. Musonius blâme quant à lui également mari et
1 Cf. SVF I, 190. L’ἀκολασία fait partie des maux. Cf. d’autre part SVF III, 262, où l’ἀκολασία
est définie : « Ignorance des choses à choisir, et à fuir, et des deux (ἄγνοια αἱρετῶν καὶ
φευκτῶν καὶ οὐδετέρον) ».
2 La référence à Zénon paraît plus sûre ici que celle à Panétius que Van Geytenbeek propose,
via Cicéron (Off., I, 105-106). Il est clair que Cicéron et Musonius montrent tous deux
que celui qui c ommet l’adultère se cache, ce qui indique clairement sa conscience de la
faute, mais j’hésite à soutenir que cet argument est dérivé de Panétius, tant il est peu
spécifique d ’une philosophie particulière.
3 Musonius, XII, p. 64, 4-5 : « Les autres relations, d’autre part : celles qui sont adultères
sont les plus contraires à la loi. »
4 Musonius, IV, p. 14, 14-15.
5 M. Foucault, Histoire de la sexualité, III, « le Souci de soi », p. 130 : « […] En condamnant
pour adultère la femme mariée qui a c ommerce avec un autre homme et l’homme qui
a commerce avec une femme mariée (et non pas l ’homme marié qui aurait rapport avec
une femme qui ne l ’est pas), cette loi ne propose rien de nouveau sur la qualification des
faits. Elle reprend exactement les schémas traditionnels de l ’appréciation éthique […]. »
6 D. Gourevitch, La femme dans la Rome antique, p. 81 : « S’il pardonne, il est poursuivi
lui-même c omme adultère, exilé et pénalisé dans ses biens. »
Le mariage 245
On pense ici à l’amour peu légitime que Caton, une fois veuf, conçut
pour une esclave2 et qui fut à l’origine de son second mariage, son fils
aîné ne voyant pas d ’un bon œil cette union fort inconvenante. Caton
prit donc une autre femme, beaucoup plus jeune que lui, dans l’espoir,
dit-il, d ’avoir des enfants à donner à la patrie : excuse qui ne convainc
pas Plutarque (ni le fils de Caton), mais qui permet à Caton déjà vieux
d’ « avoir un véhément c ommerce avec une femme3 ». Là encore, il
s’agit d’une trace du double standard, mais en même temps on reconnaît
la marque de l’autorité du maître sur ses esclaves. Il ne faudrait pas
cependant tirer l ’argument de Musonius du côté de la c ondamnation de
l’esclavage : le texte n’en offre aucune trace, ni ici, ni ailleurs, du reste.
On peut seulement déduire ici que l’esclave, pas plus que toute autre
femme, ne peut être l’objet de plaisirs illicites. La réponse à l’objection
ne manque pas d’intérêt. Elle comporte en fait deux niveaux d’exigence :
1 Musonius, XII, p. 66, 2-6.
2 Plutarque, Cato Maior, 24, 2.
3 Ibid., « καὶ γυναικὶ πρεσβύτης ὢν σφόδρα πλησιάζειν ».
246 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Cela parce que, d ’une part, le désir pour le partenaire est appelé à
devenir désir stable et, d’autre part, parce que ce désir, qui fonde toute
communauté et toute société humaine, produit les c onditions pour que
cette société demeure.
1 Sénèque, Ep., 94, 26. Sénèque vient de parler des obligations de l ’amitié. Cité également
par van Geytenbeek, op. cit. p. 76 et dans la traduction A. Jagu, p. 61.
Le mariage 247
Plus que les dispositions du droit civil, qui ne font que fixer des
conduites, la bona fides est une prescription de la loi de la nature, c’est-à-dire
la raison, qui façonne l ’intention : il faut pour toute c onduite, avant même
d’en c onnaître la c onformité à la loi d’une cité, en assurer la rationalité ; et,
pour toute relation, q u’elle soit établie dans un horizon de rationalité, dont
témoigne la bona fides. Une figure du mos maiorum, Q. Scaevola, le montre :
Q. Saevola le grand pontife, quant à lui, disait que la plus grande force était
dans tous les jugements auxquels on ajoutait ex bona fide (« de bonne foi ») et
il pensait que le terme « bonne foi » s ’étendait très largement : on le trouvait
dans les tutelles, les associations, les opérations fiduciaires, les mandats, les
affaires d’achat, de vente, de location, d’adjudication, choses qui embrassent
la vie sociale2.
1 Modestinus, dans le Digeste, XXIII, 2, 1, 1 : « Nuptia sunt coniunctio maris et feminae
et consortium omnis uitae » = « Les mariages sont l’union du mari et de la femme et la
communauté de toute la vie ». Voir le commentaire de P. Grimal, l’amour à Rome, op. cit.
p. 67 : « Pour qu’il y ait mariage, il faut que l’époux et l’épouse possèdent, au regard des
dieux comme à celui des hommes, le même statut, la même valeur. Les rapports charnels
que la cité exige d’eux […] ne suffisent pas à constituer, à eux seuls, le mariage. La pro-
création n ’est que le corollaire de cette c ommunion totale des époux : l ’essence profonde
du mariage est ailleurs. »
2 Aulu Gelle, Noct. Att. IV, 3, et Valère-Maxime, Mem. II, 1, 4, cités par P. Grimal, op. cit.
p. 80 : « … Spurius Cervilius Ruga répudia sa femme parce q u’elle était stérile. Et pour-
tant, nous dit-on, il l’aimait bien, et elle méritait cet amour, mais il avait juré, devant
les censeurs, ainsi que le voulait la coutume, qu’il s’était marié “pour avoir des enfants”,
et il ne voulait pas que son amour pour une femme dont il savait qu’elle ne pourrait pas
lui donner de postérité l’amenât à violer ce serment. Le motif était honorable. Ce qui
n’empêcha pas Carvilius d ’être sévèrement blâmé par l’opinion. On jugea que la fides,
c’est-à-dire la loyauté envers l’épouse, devait primer le respect du serment civique. »
Le mariage 249
1 Julia Annas, « Cicero on Stoics and private propriety », Philosophia Togata, I, ed. Miriam
Griffin, Jonathan Barnes, Clarendon Press, 1997², 1ère éd. 1989.
LE MARIAGE ENTRE AMOUR ET AMITIÉ :
LA « CONJUGALITÉ »
Quelle spécificité de la relation entre les époux ?
EΡΟΣ ET ΦΙΛΙΑ
DÉFINITIONS
une c ommunauté des choses de la vie (κοινωνίαν τινὰ εἶναι τῶν κατὰ τὸν βίον),
lorsque nous usons de nos amis comme de nous-mêmes. Ils disent que l’ami
est à choisir (αἰρετὸν) pour lui-même et q u’avoir de nombreux amis est un
bien (τὴν πολυφιλίαν ἀγατόν). En revanche, chez les hommes mauvais, il n ’y
a aucune amitié et aucun homme mauvais ne peut avoir un ami1.
Ce qui frappe évidemment est le fait q u’entre amis, tout soit c ommun,
que l’ami soit comme un alter ego2, la communauté ressemblant à
l’exigence de (c) (p. 214). Plus précisément, Musonius emploie à pro-
pos du couple le terme de koinônia3, terme que l’on retrouve dans
Stobée : « Φιλίαν δ´εἶναι κοινωνίαν βίου· συμφωνίαν δὲ ὁμοδογματίαν
περὶ τῶν κατὰ τὸν βίον4. » Ne pourrait-on pas tirer de cela que l’amour
conjugal chez Musonius reviendrait à la pure et simple amitié ? Idée
rendue encore plus probable par le fait que notre auteur montre, à la
fin du traité XIIIb, que le mariage n ’intéresse que les personnes dont
la droiture morale leur permet d’envisager un accord harmonieux. Il
emploie alors cette image :
Quel mariage en effet, sans concorde (χωρὶς ὁμονοίας), est beau ? Et quelle
union avantageuse ? Comment pourraient s’accorder des hommes qui seraient
méchants les uns envers les autres (πῶς δ´ἄν ὁμονοήσειαν ἄνθρωποι πονηροὶ
ὄντες ἀλλήλοις) ? Ou bien comment un bon pourrait-il s’accorder avec un
méchant ? Pas plus, c’est sûr, q u’un bois tordu ne s’accorderait avec un droit,
ou bien deux tordus ensemble5.
Il n’y a d
’union naturellement possible q u’entre hommes (êtres
humains) vertueux : Musonius reprend donc le principe que l’amitié
n’existe qu’entre les sages, substituant « être bon » à « être sage » et
l’amour c onjugal a manifestement toutes les caractéristiques de l ’amitié :
dès lors, peut-on en déduire que seuls les sages sont mariés et, dans le
même ordre d ’idées, ne peut-on pas supposer qu’avoir de nombreux amis
(et donc, ici, avoir de nombreux époux) c onstitue un bien ?
Ce rapprochement, cependant, a des limites, p uisqu’on peut lire
chez Diogène Laërce une nette distinction entre l’amour et l’amitié, où
le premier semble redéfini pour c onvenir à la définition de l ’amitié. On
passe de la remarque sur une erreur de jugement sur ce qu’est l’amour
(amour alors entendu c omme une passion) à la véritable et la seule
définition de sa nature1 :
ἔρως δέ ἐστιν ἐπιθυμία τιμωρίας τις <καὶ> οὐ περὶ σπουδαίου πράγματος · ἔστι
γὰρ ἐπιβολὴ φιλοποιίας διὰ κάλλος ἐμφαινόμενον2
1 Cf. V. Laurand, « L’Erôs pédagogique chez Platon et les stoïciens », not. p. 72 sqq.
2 D.L. VII, 113 = SVF III, 396 : « l’amour est un désir qui ne vise pas un bon motif :
c’est en effet un effort pour se faire un ami à cause de la beauté qui se manifeste » (trad.
R. Goulet). R. Goulet adopte la leçon de la Souda. SVF porte : « οὐχὶ περὶ σπουδαίους οὐ
περὶ σπουδαίου πράγματος » (« qui ne se porte pas vers les sages »). À c omprendre sans
doute par le fait qu’il n’est pas spécifique aux sages, le mauvais pouvant également aimer :
c’est un acte indifférent.
3 D.L. VII, 130.
4 B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoicism, p. 232-233 (appendice 2).
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 255
On peut ne pas être c onscient de ce vers quoi on est c onduit lorsque l’on
sourit à une personne sexuellement attirante, ou bien peut-être l’est-on. Ça
n’a aucune importance. La c onduite amicale provoquée par la vue d’une belle
personne peut avoir comme suite cet aspect érotique et lorsque c’est le cas,
eros est en vue1.
Il n’en reste pas moins que la suite des propos du poète montre des
c omportements que le philosophe interdirait assurément, tant ils font
preuve de mollesse, tant ils sont proches du délire de l’insensé, délire
de l’imaginaire :
Je crains toutes choses, j ’imagine toutes choses et, chose qui est la nature des
gens qui craignent (quaeque natura metuentium), ce sont celles qui me font le
plus horreur que je me représente le plus4.
et que je tue aux procès de mes amis. Vois donc la valeur de ma vie : son
repos est dans le travail, sa c onsolation, dans les ennuis et dans les soucis1.
1 Ibid., VII, 5.
2 Musonius, XIV, p. 75, 9.
3 Ibid., VI, p. 28, 8.
4 D. Babut, « Les stoïciens et l’amour », art. cit., p. 62.
5 Cf. V. Laurand, « Le mariage, plaisir de la censure ? », art. cit., p. 115-116.
6 Cf. la remarque pénétrante de S. G. Pembroke « Oikeiôsis », art. cit., p. 130 et V. Laurand,
« L’éros pédagogique… », art. cit., p. 74-75.
258 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Il n
’en reste pas moins q u’il doit réunir deux êtres que leurs dis-
positions pour la vertu protègent de ces débordements. Là où Pline
insiste sur une relation fondée sur le sentiment, sur la dépendance, sur
la complémentarité du couple, ce en quoi il manifeste encore une fois
l’idéal romain du mariage3, Musonius insiste sur une commune volonté
de vertu, où le pothos désigne moins la caractérisation psychologique
d’un manque de l’époux absent (même si Musonius ne nie pas q u’on
puisse vivre ce manque), que la condition même de la relation effective
des deux époux : tous deux étant présents, ils continuent de se manquer
et parce q u’il en est ainsi, ils sont en relation.
Beaucoup de commentateurs ont noté l’ambiguïté de la référence stoï-
cienne à l’amour. C ’est notamment le cas, dès l’antiquité, de Plutarque,
qui prend un visible plaisir à refuser de comprendre d’une part les para-
doxes stoïciens (tout homme qui n’est pas sage est totalement stupide,
même s’il est sur le chemin de la progression morale), d’autre part cette
dualité même de l’amour, qui se mue en amitié dès lors que l’amant a
réussi à éduquer l ’aimé et que celui-ci est sage à son tour. Et Plutarque de
feindre de se perdre, malignement, dans les relations entre beau moral et
beau physique, relations pourtant prises très au sérieux par les stoïciens.
Alors que l’amour se trouve très souvent stigmatisé comme passion, il
apparaît pourtant que le sage peut aimer, parce que lui seul sait aimer4.
peut, cependant, être pleinement c omprise que si on la resitue dans une sorte d ’ « histoire
de la beauté » stoïcienne, où la beauté physique n’est pas seulement l’harmonie, mais
l’indice d ’un exercice effectif de la vertu et où son mépris est le résultat d ’une réflexion
autour, non pas de la beauté en elle-même, mais des artifices – ou d ’un art perverti de la
beauté, qui pervertit en retour la notion de vertu. Sur la physiognomonie stoïcienne, cf.
V. Laurand, « Du morcellement à la totalité du corps : lecture et interprétation des signes
physiognomoniques chez le Pseudo-Aristote et les stoïciens », dans F. Prost et J. Wilgaux
(éd.), Penser et représenter le corps dans l ’Antiquité, Rennes : Presses universitaires de Rennes,
2006, p. 191-207, not. p. 200 sqq.
1 SVF III, 719 : « Ἥν δὲ λέγοντες καὶ ὁνομάζοντες ἔμφασιν κάλλους ἐπαγωγὸν εἶναι τοῦ
ἔρωτος λέγουσι, πρῶτον μὲν οὐκ ἔχει τὸ πιθανόν· ἐν γὰρ αἰσχιστοις καὶ κακίστοις οὐκ ἂν
ἔμφασις γένοιτο κάλλους· εἴπερ, ὡς λέγουσιν, ἡ μοχθηρία τοῦ ἤθους ἀναπίπλησι τὸ εἶδος » :
« ce q u’ils disent de l ’amour, en parlant de ce q u’ils appellent l ’apparence de beauté qui
séduit, n’a d’abord rien de vraisemblable. En effet, dans les gens très laids et très méchants,
il ne saurait advenir une apparence de beauté, puisque, c omme ils disent, la perversité
des mœurs infecte toute l’apparence. »
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 261
dans le corps, par l’union sexuelle avec un beau corps, ou1 dans l’âme,
par les discours et l’éducation.
Mais, plus que le discours de Diotime, dont les c onséquences der-
nières (la contemplation des Idées) ne s’accordent pas avec le stoïcisme,
il semble que le discours de Pausanias ait plus inspiré les stoïciens2. Ils
distinguent en effet c omme lui l ’amour que ressent le sage pour la vertu
(et, finalement, uniquement pour la vertu, mais on ne peut trouver cette
vertu que dans l ’homme ou la femme vertueuse) et l ’amour « vulgaire »,
commun, sentiment des insensés3. Un témoignage cité par Von Arnim
pourrait confirmer cette distinction :
Et encore une fois, les épicuriens disent de l’amour q u’il est un désir intense
des plaisirs, tandis que les stoïciens disent qu’il est un élan pour se faire des
amis des jeunes [garçons] à travers leur belle apparence. L ’amour est double :
celui de l’âme et celui du corps (διπλοῦς δὲ ὁ ἔρος ἐστίν, ὁ μὲν ψυχῆς, ὁ δὲ
σώματος)4.
1 Car, manifestement, ce ne peut être les deux à la fois : il y a deux types différents – les
ἐγκύμονες κατὰ τὰ σώματα et ceux qui sont féconds κατὰ τὴν ψυχήν. (cf. Symp., 208e).
2 Sur ce point, comme sur tout le passage qui suit, cf. B. Inwood, « Why do fools fall in
love ? », BICS, supplément 68, 1997, p. 55-69. La référence au discours de Pausanias se
trouve p. 56-57. Cf. notamment p. 57 : « in his account [sc. Pausanias], the basic division of
love is between a Love for exceptional people and a distinct Eros for the merely ordinary, the “base”
or common people of ancient greek society. These phauloi […] turn up over and over in later Greek
ethical writings, usually c ontrasted with wise people (sophoi) or morally earnest people (spoudaioi).
It is Pausanias’ theory, taken at face value, which I claim is the most appropriate nackdrop for
an exploration of eros in Stoic thought. »
3 Dans le même sens, pour une interprétation du fait qu’Eros est le dieu de la cité de Zénon,
G. Boys-Stones (« Eros in governement », CS, 48, (i), 1998, p. 175-186), établit q u’Eros était
considéré de deux façons par les Grecs. L’auteur cite ensuite Cornutus (ier siècle ap. J.-C.),
Introduction à la théologie grecque, qui insiste sur cette distinction entre un « mauvais » Eros,
interprétation la plus commune du Dieu selon Cornutus, et un « bon » Eros, l’Eros de
« quelques-uns ». Ce dernier est identifié au cosmos tout entier : « ἔνιοι δὲ καὶ τὸν ὅλον
κόσμον νομίζουσι, Ἔρωτα εἴναι » (« Quelques-uns c onsidèrent q u’Eros est le cosmos tout
entier »). G. Boys-Stones montre alors que, parmi ces « quelques-uns » pourraient se ranger
les stoïciens.
4 SVF III, 721.
262 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
dans la beauté les ressources pour la vertu et seul il sait c omment les
faire germer.
Cette dualité des amours ne résiste cependant pas à l ’analyse. Outre
le fait qu’il serait bien étrange que les stoïciens s ’en fussent tenus à une
dualité amour de l ’âme / amour des corps (il manquerait alors une troi-
sième catégorie, qui ne peut être « amour ni du corps ni de l’âme » et
devrait donc être « amour du corps et de l’âme »), d’autres témoignages
attestent cette troisième voie. Ainsi celui d ’Andronicus1, qui distingue
pour sa part trois types d ’amour :
1 B. Inwood, art. cit., p. 60 : « Clearly in this sense of love, only the wise will fall in love, if only
because only the wise man has the intellectual excellence to practise this techne. And indeed, in
this normative sense of the term, there is no real reason to wonder why a wise man would fall in
love. »
2 Musonius, XXI, p. 116, 3-9.
264 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
que celle-ci se c ontente de la normalité d ’un corps. Dès lors, ce n ’est pas
dans la belle apparence q u’il faut la trouver1 : si elle se manifeste dans le
corps (Musonius ne dit pas le contraire), elle doit se lire dans les marques
de son exercice – dans les indices de la peine, ou d’une aptitude à la
peine, dans les indices d’une vie qui se satisfait des apports de la nature.
De fait :
’est pourquoi ceux qui se marient ne doivent pas fixer leurs regards sur la
C
naissance, si elle est d’une noble famille, ni sur les richesses, si certains en ont
acquis beaucoup, ni sur les corps, s ’ils sont beaux… Mais aux corps, pour le
mariage, la santé suffit et l’apparence moyenne (τὴν ἰδέαν μέσα) et suffisante
pour le travail manuel (αὐτουργεῖν ἱκανά)2.
1 Il y a une assez grande convergence, sur ce point, entre Antipater de Tarse et Musonius,
cf. SVF III, 62 Ant. (cité par Hense, p. 69, note ligne 4, et Jagu, p. 64, n. 103) : « D’abord,
la recherche en mariage ne doit pas faire au hasard, mais de manière très réfléchie : il ne
faut regarder ni la richesse, ni celle qui se glorifie d’une noble naissance, ni aucun sujet
d’admiration béate, ni, par Zeus, la beauté. » Cf. également Hiérocles ap. Stobée, Anth. 4,
22, 24. La différence de fait entre Musonius et les autres penseurs est que Musonius pense
la « recherche en mariage » (μνηστεία) valable pour les deux sexes (cf. Van Geytenbeek,
Musonius Rufus and Greek Diatribe, p. 64) : cela ne doit pas nous étonner.
2 Musonius, XIIIb, p. 69, 4-6 ; 9-11.
3 Sénèque, Vit. Beat. VII, 3 : « … Debout, devant les remparts, couverte de poussière, le
visage hâlé, les mains calleuses… », (trad. A. Bourgery).
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 265
AMITIÉ ET MARIAGE
Pour Antipater :
Car ce sont non seulement les biens et – ce qui est le plus cher aux hommes –
les enfants, q u’ils ont en c ommun, mais aussi ils sont seuls à avoir en c ommun
les corps (ἀλλὰ καὶ τῶν σωμάτων οὖτοι μόνοι κοινωνοῦσι)2.
manière de parler : l’amitié des époux serait une amitié plus haute dans
le sens où elle serait amitié à la fois vertueuse et effective. Manière de
parler qui ne parvient pas cependant à cacher que la véritable amitié
des sages est toujours effective et qu’elle est une communauté de vie
dans le seul lieu qui soit, à savoir le monde (nous verrons en troisième
partie toutes les précautions à prendre lorsque l’on parle du lieu chez
les stoïciens), une communauté d’âme parce que l’âme de tout sage est
accordée à l’âme du monde et une c ommunauté de corps, également,
parce que le sage expérimente qu’il est partie d’un tout : à ce titre, il
n’est pas ce tout, mais il n’est pas autre chose.
Cette stratégie, qu’on pourrait penser pédagogique, qui consiste à
parler de l’amitié comme si elle n’était pas uniquement réservée aux sages,
tout en montrant la nécessité qu’elle le soit, n’est donc pas unique chez
les stoïciens. De fait, même si Musonius ne s’oppose en aucune manière
au dogme, il ne s’intéresse cependant pas seulement au sage mais aux
stulti que nous sommes tous. On reconnaît là une réflexion menée dès
les débuts du stoïcisme sur ce que peut être l’amitié. Chrysippe, selon
Plutarque, a en effet très clairement prévu ce cas :
Au deuxième livre De l’amitié, donc, il enseigne q u’il ne faut pas rompre les
amitiés à cause de n’importe quelles fautes. Il se sert de ces termes (ταύταις
κέχρηται ταῖς λέξεσι) : « Il convient, pour les unes, de les laisser passer tota-
lement, pour d’autres, d’y accorder peu d’attention, d’autres méritent (ἀξι-
οῦσθαι) une attention moyenne, d’autres méritent une totale rupture (ὅλως
διαλύσεως). » Dans le même endroit, il dit : « avec certains, nous échangerons
plus, avec d ’autres, moins. Certains seront plus nos amis, d’autres moins (τοὺς
μὲν μᾶλλον, τοὺς δὲ ἧττον φίλους εἶναι), cette différence devient très grande,
les uns méritant (ἄξιοι) cette amitié, les autres, telle autre. Ainsi, on sera jugé
digne de telle ou telle c onfiance et choses semblables1.
Diogène Laërce, de dire que pour Chrysippe, de fait, la vertu peut être
perdue « à cause de l’ivresse et la mélancolie1 ». Mais cela ne saurait
suffire : on ne voit pas en effet en quoi l ’amitié pourrait admettre des
degrés d ’attachement et en quoi les fautes pourraient admettre des
degrés de gravité.
Il faut donc penser que le texte ne concerne pas l’amitié entre les
sages et qu’il s’agit, là encore, de c oncessions faites au sens c ommun
– Plutarque, du reste, le remarque peut-être en soulignant l’utilisation
par le scholarque de la λέξις. Il s’agit ici d’une amitié que de nom, à
savoir une amitié entre insensés, les dispositions proposées par Chrysippe
dessinant alors, comme l’indique la présence de dérivés du terme άξία2,
ce q u’on a pu appeler une « morale moyenne », expression impropre
cependant puisque sage et insensé ont les mêmes devoirs et parfois
peuvent faire les mêmes actions : comme par accident pour l’insensé,
alors que pour le sage l’action s’accomplit toujours en vertu.
Mais on ne c omprend pas très bien ce que cette amitié-là veut dire,
puisqu’elle n ’a aucun des caractères qui définissent la véritable amitié. Ce
qu’on appelle amitié au sujet de l’insensé n ’est qu’un simple attachement
intéressé. Il faut en déduire que pour les insensés, l’approximation est
reine et, dans l’ordre du relatif, le seul et unique critère doit rester la
vertu : la valeur d’une amitié s ’appréciera donc selon la vertu des uns et
des autres et le critère sera la capacité d’échange. On retrouve là la célèbre
image chrysippéenne du jeu de paume :
Je veux recourir à une comparaison de notre Chrysippe, empruntée au jeu
de paume : si celle-ci tombe, il est hors de doute que c’est la faute de celui
qui la lance ou de celui qui la reçoit ; elle ne se maintient en mouvement
qu’en passant d’une main à l’autre, lancée et reçue exactement par les deux
partenaires en un va-et-vient continu. Or, il est nécessaire q u’un bon joueur
s’y prenne différemment pour la lancer à un partenaire de haute taille ou de
petite taille. La même règle s’applique au bienfait. S’il ne s ’adapte pas exac-
tement à l’une et à l’autre personne, à celle qui donne et à celle qui reçoit,
il ne quittera pas les mains de la première et n’arrivera pas aux mains de la
seconde avec la justesse requise3.
1 D.L. VII, 127 (trad. R. Goulet). Sur ce point, voir l’excellente analyse de T. Bénatouïl,
Faire usage, la pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006, « Les paramètres du bon usage : le
cas du vin », p. 279 sqq.
2 Ne sont susceptibles de jugements de valeur que les indifférents.
3 Sénèque, Ben. II, XVII, 3. Cf. également Épictète, Diss. 2, 4, 15.
272 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
c ’est-à-dire, celle qui serait au plus près de l’amitié des sages et que
l’on puisse également trouver dans cette amitié plus qu’une relation
abstraite. Cette « plus grande amitié » serait au c ontraire riche d’une
« épaisseur » psychologique, voire sentimentale, qui expliquerait alors,
du même coup, que le mariage ne puisse valoir que dans le cadre d’un
couple. D ’une certaine manière, on c omprendrait par une autre voie
le passage de la polygamie à la monogamie, qui apparaîtrait alors
comme une conséquence nécessaire des infléchissements stoïciens,
puisqu’il semble que l’on passe de la poluphilia à la valorisation de
l’intimité avec l’ami – cette dernière suscitant une sorte de soupçon
sur la pluralité d’amis.
1 A-J. Voelke, Les rapports avec autrui dans la philosophie grecque d’Aristote à Panétius, Paris,
Vrin, 1961, p. 123, écrit ainsi : « Mais il faut ici remarquer que la conception stoïcienne
de l’amitié est bien creuse comparée aux conceptions d’Aristote ou même d’Épicure : cette
amitié véritable que le sage prétend porter à tous ses confrères en sagesse se confond à
la fois avec l ’amour de la vertu – c’est parce q u’il n ’y a rien de plus aimable que la vertu
et q u’elle est présente au même degré chez tous les sages q u’ils sont tous dignes d ’être
aimés – et avec la justice, qui consiste à donner à chacun ce qui lui revient et à ne rien
s’approprier de ce qui ne nous revient pas. »
2 J.-C. Fraisse, Philia. La notion d ’amitié dans la philosophie antique, Paris, Vrin, 1974. « Le
formalisme dans l’amitié » constitue le titre du chapitre i de la troisième partie « Oubli
et survivance de l’amitié antique ».
274 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
une influence décisive sur les dernière réflexions du monde antique à propos de la philia.
Cette différence, ces innovations, et cette influence sont liées à la place accordée, selon
les différents moments du stoïcisme, à la théorie des c onvenables… »
1 Cf. J.-C. Fraisse, op. cit., p. 363, 372.
2 À ce titre, il faut hautement suspecter D.L. VII, 128 (cf. A. Long, « Carneade and the
Stoic Telos », Phronesis, XII, 1967), et les développements de F. Alesse, op. cit., p. 87.
3 D.L. VII, 95 (= SVF III, 97a).
276 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Voir dans cette distinction une diversité des biens serait tout à fait
paradoxal. Il n ’y en a q u’un : la vertu, mais en tant que bien, elle offre
plusieurs visages. Le passage cité de Diogène Laërce suit une définition
du bien comme utile et, conformément à la définition par Crinis de
la partition2, classe cette utilité selon des lieux, à partir d’un centre
qui est l’âme de tel individu I, qui peut être soit un sage, S1, soit un
insensé, F. Dès lors, la vertu peut constituer soit l’état de l’âme de
S1, soit l’état de l’âme de quelqu’un qui n’est pas I (on l’appellera
S2, individu toujours sage, l’ami, ou le groupe d ’individus, la patrie
etc.) : on s’intéresse alors à la relation entre I et S2, relation qui peut
être soit d’un insensé à un sage (F/S2), soit d’un sage à un sage (S1/S2).
Enfin, la vertu peut être c onsidérée c omme partie de l ’individu I, qui
est alors le sage S1.
La question à laquelle répond ce texte pourrait être posée en ces
termes : si la vertu est le seul bien et un état de l’individu, c omment
déterminer ce sur quoi elle agit en tant qu’utile ? La réponse pourrait
s’énoncer ainsi : elle agit d’une part sur l’âme de S1 ; d’autre part sur
tout autre individu en relation avec un sage ; elle agit enfin sur toute
la personne de S1.
b. 1. La vertu est le bien qui c oncerne l’âme, c ’est-à-dire un état
spécifique de l ’âme – ce pourquoi la vertu est corps : elle n ’est pas autre
chose que l’âme de tout sage, sinon elle n’est qu’un mot. Elle est d’abord
un bien en tant qu’elle est l’état ferme, constant et stable de l’âme du
sage. Il n ’y a pas véritablement de différence entre la vertu et l’action
vertueuse, la seconde étant le mode de manifestation de la première :
toute action est une manière d’être relative de l’âme – en tant que tout
ce qui agit, agit sur quelque chose (ainsi les stoïciens définissent-ils la
promenade, par exemple, comme un corps1) qui dépend de la manière
d’être de l ’âme (savoir si elle est correctement tendue, auquel cas toute
action est sage, ou pas, auquel cas toute action est vicieuse).
b. 2. Considérer les biens extérieurs (la patrie bonne et l’ami bon)
comme extérieurs à la vertu, c omme des facteurs ou des circonstances
favorables par exemple, reviendrait à interpréter c omme « bien exté-
rieur » quelque chose dont l ’extériorité même soit l’exclurait du bien (si
on affirme que seule la vertu est un bien) soit nous obligerait à penser
la vertu c omme relative : or la vertu demeure toujours ferme, égale à
elle-même et rien ne la favorise (admettre le c ontraire ferait reculer très
sérieusement le stoïcisme, qui, de fait, tomberait alors sous l’argument
général des Académiciens : les stoïciens disent les mêmes choses que
nous, sous d’autres termes). Si l ’on accepte que le bien extérieur n ’est pas
extérieur à la vertu mais à l’âme de l’individu I, on peut alors distinguer
deux cas, en ce qui concerne la partition biens extérieurs. La vertu d’un
autre (c’est-à-dire l’âme d’un sage) peut en effet agir de deux façons,
selon que I, référent, est sage ou insensé.
– S’il est insensé, d’abord (F/S2). Il est exact que « seuls les sages sont
amis », « être amis » indiquant ici une relation réciproque. Il faut alors
distinguer « être amis » de « être l ’ami de… », cette dernière expression
ne déterminant pas une relation d ’amitié, mais une relation où le sage
aime, mais ne reçoit en retour aucune amitié (l’insensé quant à lui ne
pouvant ni comprendre ni pratiquer l’amitié qu’il reçoit pourtant). Le
sage est ami de tous, sages et insensés, au sens où il recherche l’accord
1 Sénèque, Ep. 113, 23 : « […] Cléanthe et Chrysippe ne sont pas d ’accord sur ce q u’est
la promenade. Cléanthe dit : “C’est un souffle qui passe du siège de l’âme jusqu’aux
pieds”. Selon Chrysippe, c ’est l’âme elle-même. » On peut penser que la divergence
entre Cléanthe et Chrysippe porte essentiellement sur le type d ’action que constitue la
promenade : action sur le corps ou action de l’âme sur elle-même, en tant que lorsque
l’âme meut le corps, elle doit préalablement donner son assentiment à la représentation de
l’action (l’assentiment dès lors est le versant logique, et logiquement premier, de l’action,
et distinguer l ’assentiment de l ’action demeure abstrait).
278 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 On retrouverait cela, mutatis mutandis, chez Marc-Aurèle, IX, 27 : « Lorsqu’un autre te
blâme ou bien te hait ou bien lorsqu’ils crient de telles choses, va à leurs âmes, passe en
eux, et vois ce qu’ils sont. Tu verras qu’il ne faut pas te tourmenter pour ce qu’ils pensent
de toi. Il faut cependant être bienveillant envers eux (εὐνοεῖν μέντοι αὐτοῖς) : par nature,
en effet, ils sont des amis (φύσει γὰρ φίλοι), et les dieux leur viennent en aide de diverses
manières : à travers les rêves, à travers les oracles, pour ces choses, de fait, vers lesquelles
ils se portent. » (Cf. la remarque de A. S. L. Farquharson, The Meditations of the Emperor
Marcus Aurelius, Oxford, Clarendon Press, 1968, vol. II, p. 806, en ne prenant pas τὰ
ψυχάρια pour un diminutif péjoratif : il s’agit, comme le suggère la traduction anglaise,
de leur « inward selves »). Celui qui aspire à la sagesse doit ainsi c omprendre que tout
homme doit être regardé comme un ami, comme le dieu lui-même vient en aide à tous
les hommes, sans distinction, en leur apportant, peut-être sans qu’ils le sachent, non pas
ce q u’ils demandent, mais ce qui fait la vérité de leur demande. Cf. Farquharson, op. cit.
p. 807.
2 SVF III, 630, part.
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 279
folie par différence avec l’être du sage. Le sage n’a rien d’un miroir qui
renverrait un reflet plus ou moins complaisant. La relation avec lui
échappe aux projections spéculaires. Le résultat d ’une telle c onfrontation
dépendra alors du degré de folie de l’individu : il peut, doté d’un bon
naturel, aspirer à la relation vertueuse, comme il peut rejeter la vertu et
ne pas supporter la contradiction dans laquelle le jette le sage – le sage
n’en aura pas moins été un bien, en tant qu’il aura permis de déceler
un écart. C ’est notamment dans l ’insistance sur la simplicité q u’il faut
voir le plus grand bénéfice de l’amitié du sage (les termes voisins sont
nombreux – « ἀφελῆ καὶ ἀπερίεργον καὶ ἁπλοῦν καὶ ἄπλαστον » – tous
ces termes désignant la simplicité d ’esprit) : l’insensé en effet n ’a pas
cette simplicité, lui dont l ’être est éclaté en une multiplicité d ’affects –
il se trouve sans cesse aux prises d’une complexité inhérente à son état
psychologique, où rien ne peut être simple, parce que l’affect non maîtrisé
complique toujours tout. Face au sage, c ’est sa propre c omplexité que
l’insensé vit et dont il perçoit toute l’illusoire consistance. La relation
au sage lui donne l’occasion d’une relation où l’insensé est enfin lui-
même, c omme face à lui-même et à ses propres c ontradictions. Le sage
permet ce retour sur soi et, si ce n’est la prise de conscience, du moins
l’expérience de l ’illusion d ’une intériorité multiple et protéiforme. Être
enfin soi-même avec lui, voilà ce que propose le sage à l’insensé, même si
ce « soi-même » se décline dans la relation c omme un soi c ontradictoire,
complexe et illusoire – c’est toutefois le début d’un parcours vers une
juste expérience de l’intériorité. Cet exemple de relation d’amitié, où
un seul est l’ami, montre également pourquoi l’ami est dit également
« bien instrumental1 » (ποιητικόν).
1 D.L. VII, 96-97 (= SVF III, 107, part.) : « Et parmi les biens, certains sont ultimes
[contiennent en eux leur fin] (τελικὰ), d’autres agents [produisent cette fin] (ποιητικά).
Par suite, l ’ami et les avantages qui viennent de lui sont des biens agents. La résolution,
le bon sens, la liberté, la plénitude, le c ontentement, l ’absence de chagrin, et toute action
conforme à la vertu sont ultimes. Biens agents et ultimes sont les vertus. En tant qu’elles
accomplissent le bonheur, elles sont des biens agents. En tant q u’elles le remplissent
complètement, au point d’en être les parties, elles sont ultimes » ; Cicéron, Fin. III, 55 :
« Suit cette division : dans les biens, certains atteignent cette fin ultime (c’est ainsi en
effet que j’appelle ce qu’ils nomment “τελικά”, en vertu de cela même dont nous nous
sommes c onvenus, comme il nous a plu : dire en plusieurs mots ce que d’un mot nous ne
pourrions dire, afin de comprendre la chose), d’autres la produisent, les Grecs les appellent
ποιητικά, d’autres font les deux. En fait de biens qui atteignent, il n’y en a aucun à part
les actions honnêtes, pour ce qui est des biens qui produisent, il n ’y en a aucun, à part
280 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Le risque est grand en effet que ces amitiés ne cachent des intérêts
autres q u’une vie heureuse correctement entendue, ou des épanchements
d’émotions qui ne rendent assurément pas c ompte de la nature réelle
de l’attachement, lequel provient non pas d’élans désordonnés, où l ’ami
devient support imaginaire d’une multitude d’affects qui ne sont la
preuve que d’une personnalité diffractée, mais d’une volonté de tisser
des liens entre des êtres et non entre des êtres plus illusoires que réels,
des liens qui ne soient donc pas court-circuités par des motivations
d’ordre phantasmatique. Seul le sage peut « supporter » et maîtriser
ces projections, pour en permettre, le cas échéant, la conversion par
la raison de l’insensé. Avec toutes les précautions d’usage, on pourrait
dire que l’amitié du sage ressemble, lorsqu’elle permet un progrès, au
transfert psychanalytique, avec la neutralité bienveillante de l ’analyste, à
ceci près que le sage aimera érotiquement le cas échéant. C’est en tout
cas la position typiquement philosophique du maître.
Pour nous résumer, on peut ainsi écrire que l’amitié du sage pour
l’insensé a cette utilité qu’elle réunit les conditions favorables (elle n’en
dépend pas, mais les crée) pour une relation à soi-même dégagée de
l’illusion et peut induire chez l’insensé une action de soi-même sur
soi-même.
– L’autre cas est celui de la relation entre deux sages. L’individu I
est alors S1, lui-même sage et le sage S2, l’ami, agit sur lui (S1/S2). Il
s’agit alors d ’une relation que l’on peut appeler « amitié réciproque ».
C’est le seul cas où le mot amitié trouve son plein sens. Nous n’allons
l’ami, mais ils veulent que la sagesse à la fois atteigne et produise la fin. Car la sagesse,
parce qu’elle est une action accordée à elle-même, appartient à ce genre que j’ai appelé
atteignant la fin ; comme d ’autre part, elle amène et produit des actions honnêtes, on
peut la dire agent » – c’est bien l’ami (amicum) et non l ’amitié, qui est bien instrumental,
contrairement à la traduction Martha.
1 SVF III, 630
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 281
Cette amitié réciproque est ainsi rendue possible par la pleine vérité
de la relation, qui se trouve dans le commun ancrage dans la vertu :
c’est cette vertu qui rend la relation ferme, inébranlable et fidèle.
L’action de la vertu du sage sur un autre sage vise, c omme le montre
Sénèque, à lui donner l’occasion d’exercer sa vertu :
Le sage, encore qu’il se suffise (contentus est se), ne veut pas moins avoir un
ami, ne serait-ce que pour exercer l’amitié (ut exerceat amicitiam), pour ne pas
laisser languir une si grande vertu. Il ne veut pas, c omme Épicure le disait
dans la lettre susmentionnée, « quelqu’un qui veille à son chevet en cas de
maladie, qui le secoure dans les fers ou dans l ’indigence ». Il veut q uelqu’un,
afin de veiller lui-même à son chevet de malade, afin, s’il le voit pris dans la
mêlée, de le sauver lui-même des geôles ennemies2.
1 Ibid.
2 Sénèque, Ep. 9, 8 (trad. H. Noblot légèrement modifiée).
3 Cf. SVF III, 611 : « … le sage prend part à la vie politique et de façon plus grande dans ces
sociétés politiques qui montrent quelque progrès vers des sociétés politiques achevées. »
4 Il s ’agit de la φιλοστοργία.
5 J.-C. Fraisse, op. cit. p. 355, n. 29.
282 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
est ici distinguée à partir du critère q u’est cette âme individuée par la
qualité individualisante (τὸ ἰδίως ποιόν – tel sage identifié : il n’existe en
bon stoïcisme que des individus et comme deux feuilles d’arbres ne sont
pas identiques, deux sages ne le seront pas plus). La vertu est relative à
l’âme en tant que c ’est l’âme dans un certain état (ce que les stoïciens
ont thématisé sous la catégorie du πως ἔχον – manière d ’être), l’ami est
extérieur en tant qu’on appréhende sa vertu comme une manière d’être
de son âme relative à l’âme du sage (c’est la catégorie du πρὸς τι πως
ἔχον – manière d’être relative, tout individu est toujours analysé « en
situation », selon l’heureuse formule de V. Goldschmidt1). Pour nous
résumer, nous dirons que l’ami du sage agit sur la vertu du sage, en
tant qu’il donne l’occasion au sage d ’agir vertueusement.
b. 3. Sextus Empiricus, alors q u’il expose une classification stoïcienne
des biens (les biens relatifs à l ’âme – τὰ περὶ ψυχήν, les biens extérieurs
– τὰ ἐκτὸς et les bien ni relatifs à l’âme ni extérieurs – τὰ οὔτε περὶ
ψυχὴν οὔτε ἐκτός), explique ainsi q u’être sage2 ne c onstitue ni un bien
relatif à l’âme ni extérieur :
οὔτε γὰρ ἐκτὸς ἑαυτοῦ δυνατὸν εἶναι αὐτὸν οὔτε περὶ ψυχὴν· ἐκ γὰρ ψυχῆς καὶ
σώματος συνέστηκεν.
« Il ne peut être en effet ni à l’extérieur de lui-même, ni relatif à l’âme, car
il est c omposé d’une âme et d’un corps3. »
1 Sur les catégories stoïciennes, cf. LS ch. 28-29 et V. Goldschmidt, Le système stoïcien…,
p. 19-25.
2 On peut sans nul doute s ’étonner de la formulation de Diogène Laërce. On sait en effet, et
Sénèque (Ep. 117, 2-3) nous le rappelle, que « La sagesse est un bien, disent-ils ; ils sont ainsi
amenés par c onséquence logique à la dire, elle aussi, corporelle. Mais être sage n ’implique
pas d ’après eux, la même c ondition. C ’est quelque chose d ’incorporel, c ’est l ’accident d ’une
chose autre qui est la sagesse ; cet accident n ’a pas d ’action ni d ’utilité quelconque » (trad.
H. Noblot). Il résout toutefois notre problème en distinguant le λεκτόν et la chose à laquelle
il réfère – « être sage » n’est en effet qu’une expression, qui doit s’appliquer à un sage (pour
autant qu’elle soit vraie). De fait, lorsqu’on dit q u’être sage est un bien, c’est à l’individu
qu’on pense. La même chose vaut pour la formulation du bien extérieur, cf., pour une autre
formulation, Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 46 (= SVF III, 96) : « extérieur, c ’est l’ami
et l ’homme sage, ainsi que les enfants et parents sages et les choses semblables. »
3 Sextus Empiricus, ibid.
284 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1. une relation réciproque qui se noue par delà les distances1 – le
sage est membre de cette c ommunauté des sages, qui n ’a pas
forcément à être expérimentée pour être vécue, il sait qu’il est
aimé et q u’il a de quoi l ’être – ne serait-ce que par le dieu, s ’il
n’existe pas d’autres sages ;
2. une relation qui a toutes les caractéristiques de la plus pro-
fonde intimité.
C’est du moins ce qui ressort d ’un nouveau texte de Stobée qui nous
permet, semble-t-il, d ’éclairer l’intimité des sages, par-delà leur sépara-
tion dans l’espace et donc de reprendre le problème que l’anthologiste
nous avait précédemment posé. En proposant une nouvelle classification
des amitiés, il montre en effet que les amitiés communes ne doivent
pas être classées parmi les biens, parce qu’elles ont pour fin l’utilité,
mais plus encore peut-être parce que ces amitiés ne recouvrent que de
pseudo-liens entre personnes qui ont été séparées :
1 Cicéron, Nat. Deor. I, 121 : « Censent autem sapientes sapientibus etiam ignotis esse amicos » =
« Ils estiment que les sages sont amis des sages, même s ’ils ne se connaissent pas. »
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 285
En trois sens est dite l’amitié. Selon la première façon, d’une part, c’est à
cause de l’utilité commune, selon laquelle on dit qu’il y a des amis – celle-ci
n’est pas dite être un bien, par le fait que, des choses qui ont été séparées (ἐκ
διεστηκότων), il ne peut exister, d’après eux, aucun bien. La dite amitié signifie
en second lieu une retenue amicale (κατάσχεσιν οὖσαν φιλικὴν) de la part des
proches, qui sont dits biens extérieurs, enfin, l ’amitié envers soi-même (περὶ
αὐτὸν φιλίαν), selon laquelle on est ami des proches, dont ils montrent q u’elle
appartient aux biens de l ’âme1.
Si l ’on admet que les amitiés communes chez Stobée sont à l’image
des réunions d’éléments composites, il resterait à montrer que l ’amitié
qui vient des proches se compare à un assemblement d ’éléments joints,
tandis q u’on rapprochera l’amitié des sages au tout d’une seule nature
que forme un couple. Or on peut soutenir ces c omparaisons. D ’une part
en effet, l’amitié en tant que bien extérieur définit l’amitié d’un sage
(une véritable amitié, qui fait de l’ami – du sage – un être réellement
profitable et donc un bien). D ’autre part à présent, la fin du texte de
1 SVF III, 98. La traduction de κατάσχεσις pose un problème : je ne suis pas le LSJ (« atti-
tude » – cette phrase est la référence pour ce sens) pour ce qui apparaît un état de retenue
amicale envers les proches. Le lexique des SVF ne mentionne que cette occurrence du
terme et κατάσχεσις paraît une précision importante quant à la σχέσις (manière d’être,
disposition) envisagée : il y a une sorte de tension de l’âme dans cette retenue et une sorte
de pudeur.
2 Plutarque, Conj. Praec., 34, 142E-143A.
286 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Stobée montre en quoi l ’amitié est vertu (on a vu pourquoi l ’ami est un
bien extérieur) : être ami de quelqu’un en effet, c’est étendre l’amitié
que l’on se porte à soi-même, étendre la philautia1 à l’autre, expérimenté
comme un autre soi-même. L ’amitié est dès lors un bien relatif à l ’âme,
dans le sens où elle est vertu. Par delà les distances, les sages connaissent
ainsi toujours l’unité de la vertu et sont unis par elle, c ’est-à-dire par
l’harmonie de leurs vertus respectives avec la nature.
On pourrait écrire sans surinterpréter les textes que les âmes des
sages sont au diapason (et, par la même, dans une proximité intime
avec l’âme du dieu qui elle-même, s’étend à travers toutes choses), ce
qui explique d ’autre part que les amis ne forment q u’un, parce que
leur communauté est un mélange. Si seuls les sages sont véritable-
ment amis et citoyens de la Cité de Zeus, c ’est parce q u’eux seuls for-
ment ensemble un corps : s’égalant à la Nature, ils prennent à la fois
l’extension du tout et sont pleinement parties de cette Nature. C ’est
toutefois la définition la plus rigoureuse de ce mélange que constitue la
krasis, mélange par lequel Plutarque identifie le mariage et qui, même
si aucun texte à notre c onnaissance ne le dit clairement, peut servir
à caractériser l’amitié des sages (la notion de συμπάθεια, clairement
indiquée par Plutarque lorsqu’il montre que lorsque le sage étend le
doigt sagement, ce sont tous les sages qui en tirent profit, ajoute un
élément dans ce sens2). Le sage est l ’alter ego d’un autre sage, parce que,
hormis la différence des qualités individualisantes, du point de vue de
la tension de l’âme, ils sont parfaitement semblables et participent par
là parfaitement au gouvernement de Zeus, en tant que parties pleine-
ment étendues dans le tout et c omprenant parfaitement tout décret
de la providence divine. 3. Enfin, il n ’est pas vrai que cette définition
de l’amitié manque de distinctions psychologiques – qu’on en juge
par la complexité de l’amitié que le sage porte à l’insensé. Entre les
1 Cf. A. Petit, article « amitié » in Dictionnaire d ’éthique et de philosophie morale, (éd. M. Canto-
Sperber), PUF, 1996, p. 30-31 : la φιλαυτία « procède des mêmes raisons que [l’amitié],
car si l’on est fondé à s’aimer soi-même – et tel est bien le point – ce n’est pas pour des
raisons étrangères aux raisons qui nous font aimer l’ami, la raison du philein (aimer)
précède son application à moi ou à l’autre, il y a, si l’on peut dire, une racine commune à
l’amour de soi et à l’amitié ». Voir également A. Banateanu, La théorie stoïcienne de l’amitié,
Essai de reconstruction, Le Cerf, Éditions universitaires de Fribourg, coll. Pensée antique et
médiévale, Vestigia, 27, 2001, p. 68-71, qui cite ce passage.
2 Plutarque, Comm. Not., 1063 F.
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 287
possibilité, dans la relation des amis. De fait, ce n’est pas l’amitié (la seule
véritable relation) qui est diluée dans la généralité de la relation, mais la
notion même de la relation, qui est réhaussée et définie comme amitié.
–– Panétius, ou Cicéron ?
1 Ibid., p. 382.
2 Sénèque, Ep. 116, 5-6 (=fragment 82, Alesse, 114 Van Straaten).
3 Cf. Sénèque, Ben. II, XVII, 3 ou Épictète, Diss. 2, 4, 15.
4 Voir le § 55 du livre I du De Officiis, qui correspond à un extrait du fragment 91 Alesse
(I, 50-59). Le gros problème est que ce fragment n’est pas c onsidéré par tous les spécia-
listes comme d’origine panétienne en sa totalité. On peut néanmoins retrouver dans ce
290 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Cette solidité trouve son achèvement dans l’union totale des amis,
conséquence ultime de ce jeu de renvois réciproques :
Car en ceux où se trouvent les mêmes préoccupations, les mêmes volontés,
il se fait que chacun, de manière égale, chérit l’autre comme lui-même et se
produit ce que veut Pythagore dans l ’amitié : q u’un seul soit fait de plusieurs
(ut unus fiat ex pluribus)3.
paragraphe une pensée de l’amitié qui semble être une constante des anciens à Sénèque :
il n ’y aurait pas d’exception panétienne.
1 Ibid., 56.
2 Ibid.
3 Ibid.
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 291
1 C’est cependant l’erreur de la traduction Testard, qui porte : « que plusieurs ne fasse q u’un
seul homme. » Ici, on peut éclairer le propos de Cicéron par le Laelius, où ce mélange est
appréhendé comme union des âmes : « Nam cum amicitiae uis sit in eo, ut unus quasi animus
fiat ex pluribus » (Lael., 92) – il faut penser que Cicéron conserve une des pensées les plus
fortes du stoïcisme sur l’amitié.
292 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Sénèque insiste donc sur une vision où le sage apparaît moins comme
un surhomme que c omme un homme accompli, où il est moins un idéal
inatteignable que l’incarnation des exigences de l’humaine c ondition
dans sa plus parfaite expression : et il est un fait que l’homme et donc
au plus haut degré, le sage, est un être sociable. Cet exposé ne constitue
aucunement un progrès ou un développement ultérieur du stoïcisme :
pour rarissime qu’il soit, le sage ne dépasse pas pour autant la nature
humaine. Au c ontraire, il est le seul qui l ’accomplisse (ce qui ne signifie
pas, on le comprend, correspondre à une « notion » mais avoir suffisam-
ment de ressources pour faire face aux exigences d’une vie humaine et,
pour accomplir l ’itinéraire que trace l ’humanité de chacun – tant il est
vrai que le sage ne saurait se réduire à une statue de marbre). Achevé, il
n’en est pas moins homme, ce pourquoi il a besoin de certaines choses.
La distinction entre manque et besoin se fait par la notion d ’usage. Il
est tout différent en effet de dire « j’use de quelque chose pour… » au
lieu de « je manque de quelque chose pour… ». Dans le second cas, on
interprète vainement et faussement la chose comme partie constitutive
absente d ’un tout : elle est alors perçue c omme partie de soi-même.
Si l’insensé ne sait pas user des choses, c’est parce qu’il diffracte son
être en de multiples parties accessoires et qu’il confond soi-même et
les autres. Dès lors, l’insensé survit dans un monde entravé. Le sage
ne manque de rien parce que justement, il sait user des choses c omme
telles : instrumentalisant le monde, il se situe dans une relation aux
choses telle que, bien loin d’éclater son être dans celles-ci, il les rapporte
à lui-même – il est un tout, partie du monde, qui se sert de parties du
époux est une école de vertu (elle a donc les caractéristiques de l ’amour),
où chacun des époux s ’efforce d ’être un bien pour l ’autre (elle tend donc
vers l’amitié et peut même l ’être, si toutefois les partenaires font preuve
de vertu). Ces deux caractéristiques, jointes à la fides (et qui, du reste, ne
font que la reprendre : l ’amitié, on l ’a c ompris, reste l ’expression la plus
achevée de la fides), dessine le mariage c omme viatique vers la sagesse1 et
lieu où peut s’expérimenter ce qu’est la relation. Il faut illustrer ce point.
1 Cf. C. Torre, Il matrimonio del sapiens, Ricerche sul De Matrimonio di Seneca, D.AR.FI.CL.
ET., 2000, p. 33 : « Musonius considère le mariage non seulement comme une propé-
deutique utile pour la philosophie, mais c omme l ’exercice même de la philosophie, dans
laquelle les deux époux sont impliqués dans les mêmes mesures, bien que dans des formes
différentes : le mari est le maître qui, en offrant d’abord son propre exemple, doit inciter et
assister son épouse-disciple sur le chemin de la vertu. » Si on accorde le fait que les époux
ont l’un envers l’autre des engagements égaux, on peut douter de la position systématique
de l’époux c omme maître d ’une épouse disciple (ce qu’on peut lire en revanche, non sans
ambiguïtés, chez Antipater).
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 297
Pour Musonius, l’œil dans lequel chacun des époux se mire est l’œil
du conjoint et ce jeu de reflets a une effectivité psychagogique : par le
jeu des reflets lui-même, les miroirs rendent une image toujours plus
pure (c’est là l’exact inverse de l’émulation perverse entre insensés). On
pourrait également citer ce que dit le même M. Foucault de la position
du maître, à propos du souci de soi :
[…] le souci de soi est en effet quelque chose […] qui a toujours besoin de
passer par le rapport à quelqu’un d’autre qui est le maître […]. Le maître,
c’est celui qui se soucie du souci que le disciple a de lui-même1.
Il s’agit en effet moins de vaincre l ’autre que de tout faire pour que
l’un ou l’autre puisse vaincre. Il ne s’agit pas d’une compétition (où
c’est l’intérêt privé qui prédomine) : chacun veut moins être soi-même
vainqueur que le fait qu’il y ait un vainqueur et la véritable lutte, l’effort
commun, ne se poursuit pas c ontre l’autre, mais pour le couple, donc
in fine pour soi. Il s’agit d ’un lieu c ommun de la littérature, mais, là
encore, Musonius, le reprend à son c ompte et le hisse au statut d ’objet
philosophique, c’est-à-dire au statut d’une exigence pratique plus que
d’un idéal. Par leur relation, les époux tendent asymptotiquement vers la
vertu, parce que l’émulation (que nous avions définie par la formule : « là
1 Ibid., p. 58, cours du 13 janvier (première heure). Pour un développement sur cette ques-
tion du maître, avec les exemples de Sénèque et d’Épictète, il faut aussi lire le cours du
27 janvier (première heure), notamment p. 130 sqq.
2 Musonius, XIIIa, p. 68, 9-13.
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 299
où l’autre est heureux, je dois moi aussi le devenir et prendre les moyens
de cette conversion de moi-même vers le bien ») qu’elle connaît fait que
les échanges tendent exponentiellement vers des échanges vertueux.
Division, partition
et hiérarchisation de l’amitié
Cette comparaison entre amitié et mariage doit nous amener à présent
à opérer des distinctions dans le genre c ommun « amitié », à l’instar des
stoïciens eux-mêmes. Musonius prend soin en effet de distinguer trois
niveaux : le mariage, l’amour des proches et l’amitié. C’est dans cette
classification que nous c omprendrons le mieux sans doute l’usage du
superlatif : l’amitié dont le philosophe parle n’est pas celle des sages,
mais celle du c ommun, ce qui, nous allons le voir, nous amène d ’autant
plus à analyser l’amitié entre les époux comme très proche de l’amitié
des sages.
1 bis. L’amitié des époux est supérieure à celle des parents pour
leurs enfants :
Et ce récit montre clairement combien l’emporte sur l’amitié des parents
pour leurs enfants celle de la femme pour son mari… Καὶ ὁ λόγος δὲ ἐκεῖνος
φαίνεται δηλοῦν, ὅσον προτερεῖ τῆς γονέων πρὸς τέκνα φιλίας ἡ γυναικὸς πρὸς
ἄνδρα, ὅτι2… (suit la légende d ’Alceste et Admète).
2. L’amitié des parents – l’amour de la progéniture (côté père,
l’amour paternel) – pour les enfants est supérieure à l’amitié.
1 Musonius, XIV, p. 74, 10-12. Trois remarques s’imposent à la lecture de cet extrait.
Premièrement, Musonius rappelle l’exigence d’un état d’esprit des conjoints – le mariage
exige, pour être saisi et expérimenté convenablement, que les époux aient du bon sens.
Deuxièmement, la relation du mariage a cette nécessité du c ompagnonnage de joug.
Troisièmement, enfin, ce texte est à ma c onnaissance le seul texte stoïcien où ainsi sou-
lignée la réciproque de l’amour des parents pour les enfants.
2 Ibid., p. 74, 12-15.
300 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
De même, en effet, que celui qui a plusieurs amis est plus puissant que celui
qui n ’en a aucun (πολύφιλος ἀφίλου ἀνδρὸς δυνατώτερος), de même aussi celui
qui a beaucoup d’enfants (ὁ πολύπαις) l’est plus que celui qui n’en a pas ou
en a peu et cela d ’autant plus qu’un fils est plus proche de chacun q u’un ami
(ὅσῳ περ ἐγγύτερον υἱὸς ἑκάστῳ ἢ φίλος)1.
2 bis. L’amour maternel est supérieur à la vie.
Et qui, plus qu’une telle philosophe en viendrait à plus aimer ses enfants que
vivre (τέκνα μᾶλλον ἀγαπᾶν ἢ τὸ ζῆν)2 ?
3. L ’amitié des enfants entre eux (l’amour fraternel) est supérieure
à l’amitié :
et on ne jugerait pas droitement en comparant un bon ami à un frère, ni la
bienveillance (τὴν εὔνοιαν) des autres camarades (ἄλλων ἑταίρων) semblables
ou égaux à celle qui vient des frères3.
Les proches étant ici définis c omme les enfants pour les parents et
les frères entre eux. Ce schéma va nous servir pour la suite de notre
étude et dirige les développements suivants. Il montre que Musonius
privilégie très clairement l’élection aux liens du sang.
L’amitié des époux tient à la fois du second et du troisième sens : le
mariage est le signe de sa fin, en tant qu’il est le lieu où la proximité tend
vers le mélange des âmes du mari et de la femme, qui transcende les
liens du sang. Le mariage c onstitue la matrice des liens du sang, sans en
être un lui-même : l ’épouse (ou l ’époux) n ’est ni un proche, ni soi-même
(ni une partie de soi, comme le sont les enfants), mais elle assume ces
deux caractéristiques, en les dépassant. Il faut l’aimer c omme on aime
un proche, qui n’est pas soi, mais l’aimer aussi comme on s’aime soi-
même. Cet amour qui tient de deux registres est la double conséquence
1 Ibid., XV, p. 78, 18 – 79, 1. Musonius accepte la πολυφιλία, d’une manière du reste assez
conforme à ce que peut dire Sénèque – il reste cependant à bien c omprendre la puissance
dont parle Musonius, ce qui sera l ’objet d ’une analyse infra.
2 Ibid., III, p. 11, 5-6, 9-10.
3 Ibid., XV, p. 80, 15 – 81, 1-2, avec les réserves q u’impose la restitution et que demande
Hense, p uisqu’il y a une lacune entre παρὰ τὸν et ἀπὸ, que « personne n ’a pu jusqu’ici
restituer en entier » (Hense, p. 80).
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 301
d ’une amitié qui n’est pas encore celle des sages, mais le chemin vers
elle et de cette pulsion qui motive cette relation : le pothos, dont on a vu
qu’il est ce sentiment d’une absence même et surtout dans la présence
de l ’autre – ce qui se manifeste aussi par la retenue des époux entre eux,
sentiment d ’une proximité faite d’une distance qui la rend possible.
Développons pour l’instant les deux versants de cette amitié : d ’une
part, le sentiment qui préside aux mariages (la kêdemonia de Musonius)
reçoit une définition très proche de ce que les stoïciens appellent la
philostorgia. D’autre part, la c ommunauté que forment les époux est un
mélange tel que tout leur est c ommun, les biens, mais aussi les corps
et les âmes.
Comme quelqu’un d’autre disait qu’il lui semblait que le mariage et la vie avec
une femme étaient un obstacle au philosopher (ἐμπόδιον… τῷ φιλοσοφεῖν) :
– Pour Pythagore, répondit Musonius, ce n’était pas un obstacle, ni pour
Socrate, ni pour Cratès. Chacun s’est allié (συνῴκησε) avec une femme et on
ne pourrait citer aucun autre philosophe meilleur (ἄμεινον) que chacun d’eux1.
1 Cf. M-O Goulet-Cazé, « Le cynisme à l’époque impériale », ANRW, II, 36.4, 1990,
p. 2720-2833. Cf. p. 2773-2776 ; également p. 2812 : « Quant à Épictète […], il fabrique
un Diogène revu et corrigé, hautement idéalisé, qui se distingue du sage stoïcien, en ce
qu’il est investi d ’une mission exceptionnelle, d ’une vocation d ’origine divine, qui fait
de lui “l’éclaireur des hommes” et qui l’amène temporairement à renoncer à l’exercice
des devoirs sociaux auxquels le sage stoïcien reste soumis. Mais pour Épictète, il va de
soi que la phase finale de la philosophie est la phase stoïcienne et que le cynisme ne peut
être qu’un état transitoire et exceptionnel. »
2 Sur la question, cf. M. Billebeck, « Greek Cynism in Imperial Rome », in M. Billeberk,
(éd.) Die Kyniker in der medernen Forschung, Amsterdam, 1991, p. 147-166, et notamment,
p. 163-164. L ’auteur y montre q u’Épictète, qui ne pouvait guère choisir Diogène, choisit
Cratès « to support his more moderate position… By his exemplary marriage to Hipparchia he
had shown that under ideal circumstances even the Cynic will be prepared to take a wife ». En
fait, Épictète, dans son œuvre d ’idéalisation du Cynique, recherche dans la Tradition un
exemple susceptible à la fois de rendre c ompte de la position spécifique du Cynique dans
la pensée d’Épictète et de justifier les devoirs sociaux hérités du stoïcisme. Cf. également
l’amusante anecdote proposée par Lucien, Demonax, 55, citée par M. Billerbeck, p. 164 :
alors qu’Épictète conseille à Demonax de se marier et d ’avoir des enfants (dans la ligne
stoïcienne, ce qui, par le fait même, démontre, s ’il en était besoin, q u’Épictète ne déconsidère
pas le mariage), celui-ci lui répond : « eh bien, donne moi l’une de tes filles, Épictète ! »
3 Musonius, XIIIb.
4 D.L. VI, 96.
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 305
Car le marié et la mariée doivent s’unir chacun l’un à l’autre pour tout (ἐπὶ
τούτῳ συνιέναι χρὴ), de telle sorte qu’à la fois chacun vive avec l’autre et fasse
des enfants avec l ’autre et considère toutes choses c omme c ommune et aucune
propre, pas même son corps (καὶ μηδὲν ἴδιον, μηδ´αὐτὸ τὸ σῶμα).
1 Ibid., p. 39 : « Le corps c ontenant est en c ontact avec le corps c ontenu dont l ’indépendance
est démontrée par le mouvement qu’il peut faire pour s’en séparer. »
2 Iibid., p. 44.
3 On peut peut-être pour comprendre cela utiliser l’image un temps utilisée par la vul-
garisation scientifique pour caractériser l’expansion de l’univers : celle du ballon de
baudruche, dont les limites définissent le lieu q u’il occupe.
4 Voir V. Goldschmidt, le système stoïcien et l’idée de temps, p. 29.
5 Sénèque, Nat. Quaest. III, 10, 4.
310 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
(σχέδον οὖν), dans le mariage, l’union des gens qui s’aiment forme un tout
d’une seule nature, celle des gens qui s’épousent pour la dot ou pour les
enfants est composée de parties jointes, celle des gens qui ne font que coucher
ensemble, d’éléments distincts et on pourrait penser d’eux qu’ils habitent
ensemble mais ne vivent pas ensemble (οὕς συνοικεῖν ἄν τις ἀλλήλοις, οὐ
συμβιοῦν νομίσειε). Il faut au contraire, tout comme les physiciens disent
des liquides q u’il y a mélange total, que chez les époux se mêlent les uns
avec les autres, corps, biens, amis et relations. De fait, le législateur romain
a interdit aux c onjoints de s’offrir ou de recevoir des cadeaux, non pas pour
qu’ils n’acceptent rien de l’autre, mais pour qu’ils considèrent toute choses
comme communes1.
1 Plutarque, Conj. Praec. 34, 142E-143A (trad. J. Hani). Les philosophes en question sont
bien entendu les stoïciens.
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 311
une voie possible pour se représenter la krasis des âmes et des corps dans
le mariage. Le mélange de deux corps ne forme pas un nouveau corps :
aucun ne perd sa qualité propre, sa tension individuelle, qui en permet
justement le maintien dans telle ou telle constitution et qui est le fait
de l’âme individuelle. On ne peut donc comprendre la compénétration
des corps que de deux manières, complémentaires.
La première serait de la c omprendre d’un point de vue cosmologique,
d’abord, comme la prise de conscience éminente que chaque individu
est une partie de la substance divine, dont il tient finalement son être.
Comme les organes du corps, ou ses membres, chaque individu par-
ticipe à la vie du tout et participe de sa vie. Le mariage réalise cette
vérité profonde de la nature, si nous entendons par réalisation le fait
d’accueillir, d’acquiescer et de participer volontairement aux desseins de
la nature. Alors les limites du corps s’étendent au fur et à mesure que
s’étend la puissance d’harmonie du tonos de l’âme avec le rythme du tonos
divin, tant il est différent de se c onsidérer soi-même c omme un tout,
ou soi-même comme partie d’un tout. Tout l’effort du sage tient dans
l’observation de cette réalité de tout être, tout en vivant c onformément
à elle. C ’est en ce sens que l’âme du sage, en s’y harmonisant, s’est
dilatée aux mesures de l’univers pour lire dans un intérêt qui dépasse
l’intérêt individuel borné la parfaite coïncidence de l’intérêt personnel
et de l ’intérêt général : si l’on veut faire crédit à une image, on pourrait
utiliser cette fois la figure du mariage et de l’union pour expliciter le
mélange total, en disant que le sage s’unit à la raison divine pour en
épouser la providence.
Évaluer dans quelle mesure Musonius partage ces vues reste délicat.
Ce qu’on peut dire néanmoins, c’est qu’il croit en la providence1 et,
s’il pense l’homme c omme image du dieu, il comprend néanmoins les
conséquences du point de vue de l ’amitié de cette nécessaire coprésence
des amis, comme présence de tous les instants de l’ami à l’ami, que
ne peuvent abolir les distances : être auprès de l’ami reste un devoir,
si toutefois on a bien compris que l’amitié elle-même est toujours déjà
présence à l ’autre, un être-avec, qui est une disposition fondamentale de
l’âme. Un passage du traité Que l’exil n’est pas un mal semble indiquer
quelque chose de très proche :
1 Voir le fragment XLVII.
312 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
’exil en effet, dit-il, c omment un homme qui n ’est pas dépourvu d ’esprit
L
pourrait en être accablé ? Il ne nous prive aucunement de l ’eau, de la terre, ni
du ciel, ni non plus du soleil, ou des autres astres, ni même du commerce des
hommes (οὐδὲ ἀνθρώπων ὁμιλίας), car partout et de toute façon, on est avec
eux (ἁπανταχοῦ καὶ πάντῃ τούτων μετουσία ἐστίν). Si nous sommes séparés
d’une partie de la terre et de la fréquentation des hommes, q u’y-a-t-il en cela
de terrible ? En effet, à la maison, nous ne tirions pas partie de la terre entière
et nous n ’étions pas en relation avec tous les hommes ; cependant maintenant
aussi nous pourrions être nous trouver avec (συνείημεν) nos amis, les vrais,
bien sûr, ceux dont il convient de faire cas, car ceux-là ne sauraient nous
trahir ni nous abandonner1.
Si une femme et son mari habitent longtemps loin de l ’autre, mais ont c onservé
l’un envers l’autre le respect du mariage – comme nous savons que cela est
arrivé parfois même entre des personnes de rang consulaire –, j ’estime que les
donations ne sont pas valables, car les noces n ’ont pas été interrompues : car ce
n’est pas le lien de chair qui fait le mariage, mais c ’est le sentiment c onjugal3.
1 Hypothèse, peu vraisemblable (cf. première partie), d’un préambule fait de lectures de
textes stoïciens, et d
’exercices de logique, corroborée, semble-t-il, par Épictète : frag-
ment XLIV de Musonius : « C’est là précisément ce que je disais moi aussi à Rufus qui
me reprochait de ne pas avoir découvert une omission dans un syllogisme… ».
2 Modestinus, Digeste, XXIII, 2, I, I : « le mariage est l’union totale de toute la vie. » Cité
par P. Grimal, op. cit., p. 66.
3 Les ἱδία.
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 315
effectivement c onsidérer, pour conduire1 cet attelage à son but, que rien
n’est propre, ce qui n’invalide pas le fait, on va le voir, que chacun des
deux partenaires garde ses propriétés individuelles (ce que montre du
reste l’image de la compétition amoureuse). En d’autres termes, plus
encore que le risque de la mauvaise c onception de ce que peut être le
mélange total représenté dans l’imagerie de l’idéal, Musonius veut insis-
ter non pas sur l’unité, mais sur l’articulation qui structure cette unité
et en permet les relations et l’ouverture : il délaisse quelque peu ainsi
le premier sens cosmologique de la krasis du couple, pour s’intéresser
au second sens. Ainsi, pour ce penseur des conditions de possibilité de
la relation et de la relation elle-même, faut-il s’intéresser davantage à
une union articulée des deux époux et à sa signification, qu’à la totalité
que forme le couple. Même si, pour comprendre son propos, la notion
se révèle à la fois pertinente et éclairante, il faut soigneusement en
distinguer les c onditions de réalisation. D ’autant que l’on peut penser
que Musonius, sur la question du mélange, se distingue de ce qu’a pu
écrire Antipater : si l’on parle de mélange total, encore faut-il éclaircir
les proportions de ce mélange.
goutte de vin mélangée à une grande quantité d’eau perd ses qualités
vineuses et devient une partie du volume d ’eau1 (ce qui serait la fusion),
les stoïciens s’attachent à montrer q u’un tel mélange ne corrompt pas
les qualités de la plus petite partie mélangée : c’est là le ressort de la
distinction entre la fusion et la krasis et, du reste, ce qui vaut à l’École
les quolibets de Plutarque, qu’il tient d’Arcésilas – la flotte d’Antigone
traverse la jambe coupée d ’un soldat, tombée dans la mer2. De fait,
pour Antipater, le mélange des époux ressemble à un mélange de deux
quantités inégales : si les deux gardent leurs qualités et leurs vertus
respectives, le mélange se fait largement en faveur du mari. En d’autres
termes, la relation entre homme et femme pour Antipater n’a rien de
symétrique et l’on se demande jusqu’à quel point l’épouse peut être
considérée par son mari c omme un alter ego.
Notre analyse doit répondre à trois questions :
1 R. B. Ward, « Musonius and Paul on Marriage », NTS 36, 1990, p. 281-289, voir p. 281
2 D. L. Balch, « I Cor 7 : 32-35 and Stoic Debates about Marriage, Anxiety, and Distraction »,
art. cit., p. 429-439.
3 Ibid., p. 433. Il s’agit de la paraphrase du titre du chapitre 3 de la section de l’Anthologie
consacrée au mariage : Que le caractère des conjoints rend pour les uns le mariage profitable,
nuisible pour les autres (ὅτι τοῖς μὲν ἐπωφελῆ τὸν γάμον, τοῖς δὲ ἀσύμφορον, ὁ τῶν συνα-
πτομένων ἀπετέλεσε τρόπος).
4 Stobée, Anth.4. 22.21.2 : « Il est très nécessaire, le discours sur le mariage (ἀναγκαιότατός
ἐστιν ὁ περὶ τοῦ γαμοῦ λόγος). »
320 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Et bien nous tenons pour démontré dans nos livres sur les familles que pour
le sage la vie selon le mariage est préférable (τῷ σοφῷ προηγούμενος μέν ἐστιν
ὁ μέτα γάμου βίος), celle sans épouse <se vit> selon les circonstances (ὁ δ´ἄνευ
γυναικὸς κατὰ περίστασιν). De telle sorte que, p uisqu’il faut que nous puissions
vraiment imiter parmi eux celui qui a de l’esprit, de cela il est préférable de
se marier (προηγουμενόν ἐστι τὸ γαμεῖν). Il est évident que pour nous aussi ce
serait une fonction propre (ἂν εἴη καθῆκον), si bien sûr aucune circonstance
ne l ’empêche (εἴ γη μή τις εἴν περίστασις ἐμποδών). Et certes, cela est premier.
Il semble par ailleurs que la nature, à la place du sage, nous exhorte, elle qui
incite aussi le sage lui-même au mariage ; elle, quelqu’un qui nous achève
comme être vivant en troupeau (συναγελαστικούς), mais aussi c omme être
aptes à vivre à deux (συνδυαστικούς) : je parle de la naissance d’enfants et
d’une conduite de vie stable (εὐσταθοῦς)1.
Le niveau III est une sorte de moyen terme entre I et II, il faudra le
préciser, mais le mariage se situe à la c onvergence de ces trois niveaux,
indissolublement liés.
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 323
piété envers les dieux et la vertu. Le mari, dans une perspective classique
dans les textes grecs, dirige le foyer en monarque, même si la femme
dirige la maison. Ainsi, le pothos n’est-il envisagé ici que comme désir
d’une femme non éduquée1, désir dont l’objet doit être reconnu comme
légitime par le marié2.
Du reste, l’épouse est pour le mari « le plus agréable et le plus léger
des fardeaux3 ». L’expression répond aux arguments contre le mariage4
et contre l’épouse, fardeau plus qu’autre chose5. De fait, cette expression
ne manque pas d’un certain intérêt et pourrait être sujette à au moins
deux interprétations : la femme reste un fardeau, mais, entre tous, le
plus léger qui soit (ce qui n’en fait néanmoins pas le moins du monde
un argument en faveur de la nécessité du mariage et ne la fonde pas), ou
bien la femme est, dans cet oxymore, montrée comme l’anti-fardeau par
excellence, l’oxymore ayant pour fin d ’effacer par son usage l ’accusation.
On a du mal à choisir tant le texte est ambigu. De fait, l ’épouse est une
aide précieuse pour le mari et celui-ci, s ’il veut pouvoir prendre le temps
de philosopher ou de s ’adonner c omme il c onvient à la vie politique, ou
les deux, révèle en se mariant une prudence certaine :
pour l’homme qui aime le bien et désire avoir le loisir de consacrer son temps
soit aux raisonnements, soit à la politique, soit à ces deux, pour lui, c’est chose
parfaite à ne pas changer. D ’autant plus il se détourne de l’administration
de sa maison, d’autant plus il doit prendre auprès de lui une remplaçante
pour cette administration (τὴν διαδεξομένην τὴν <δι> οίκησιν παραληπτέον)
et ainsi faire en sorte de ne pas se laisser distraire des choses nécessaires (περὶ
τὰ ἀναγκαῖα ἑαυτὸν ἀπερίσπαστον)6.
1 L’argument apparaît en effet dans un contexte où le mari est aussi l’éducateur de sa jeune
épouse, de manière assez c onforme aux us hellénistiques et romains : l ’épouse est plus jeune
– et moins mature – que le mari, qui doit ainsi assumer sa responsabilité d ’éducateur.
On doute que la remarque participe d’une volonté de dénigrer la femme, le contexte ne
s’y prête pas vraiment (l’épouse, un peu auparavant dans le texte, console et apporte son
soin aux passions de son mari).
2 Antipater, ibid.
3 Ibid. « τῶν ἡδίστων καὶ κουφότατον εἶναι βάρος γαμετὴ γυνὴ δόξειε ».
4 Voir aussi Hiérocles, Περὶ γάμου, Stobée, Anth.4. 511, 15 – 512, 1 : le mari n’est pas
empêché de mener une vie de loisir, dédiée à la politique ou à la raison, parce que sa
femme lui permet de se libérer des distractions qu’amènent les nécessités quotidiennes.
Dans le même sens, voir la fin du fragment d’Antipater.
5 Pour un c ompte rendu de ces arguments, cf. Sénèque, Matr., en particulier les fragments
47-59 Haase (F 54, Vottero), où Sénèque cite les arguments de Théophraste.
6 Antipater, ibid.
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 325
1 M. Foucault, Histoire de la sexualité, II, L’usage des plaisirs, p. 198-215 (« La maisonnée
d’Ischmaque »), dont je suis les analyses. Voir notamment : p. 204 : « On voit que cette
communauté, cette koinônia, ne s’établit pas dans la relation duelle entre deux individus,
mais par la médiation d’une finalité commune, qui est la maison, son maintien et aussi
la dynamique de sa croissance. »
2 M. Foucault, ibid.
3 Xénophon, Oec., VII, 39-40 : « C’est l’activité du mari qui fait entrer généralement les
biens dans la maison, mais c’est la gestion de la femme qui en règle le plus souvent la
dépense. » Cf. également Foucault, op. cit. p. 205.
4 Aristote, Pol. I, 12, 1259b10.
5 Ibid., 1259b7 : « et cependant, lorsque l ’un gouverne et l ’autre est gouverné, on cherche
à établir une différence, par des caractéristiques extérieures, par des titres et par des
326 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
honneurs (ὅμως δὲ, ὅταν τὸ μὲν ἄρχῃ το δ´ἄρχηται, ζητεῖ διαφορὰν εἶναι καὶ σχήμασι καὶ
λόγοις καὶ τιμαῖς). »
1 Xénophon, Oec., VII, 31. M. Foucault, op. cit. p. 207.
2 Aristote, Pol. I, 13, 1260 a 20 sqq.
3 On se souvient des efforts de Zénon pour ne pas paraître misogyne (D.L. VII, 13). Voir
aussi SVF III, 254 : « il c onvient avec nous que c ’est la même nature que chacun tient
selon son genre et la même vertu (τὴν αὐτὴν φύσιν κατὰ γένος ἕκαστον τὴν αὐτὴν καὶ ἴσχειν
ἀρετήν) : ainsi donc, en ce qui c oncerne la nature humaine, il est clair que la femme n ’a
pas une nature et l ’homme une autre, mais c ’est la même, ainsi que la vertu (οὐκ ἄλλην…
φύσιν ἔχειν ἡ γυνή, ἄλλην δὲ ὁ ἀνὴρ φαίνεται, ἀλλὰ τὴν αὐτήν· ὥστε καὶ τὴν ἀρετήν). »
Sur les hésitations de Sénèque dans la Consolation à Helvia, entre autres, voir les analyses
éclairantes de J. S. Houser, The Philosophy of Musonius Rufus : a Study of Applied Ethics in
the Late Stoa, p. 164-167. L ’auteur fait le point sur le dossier c omplexe des vues de Sénèque
sur la c ondition féminine (depuis le « ignobilis bestia », du De Clementia, I, V, 5, jusqu’à
la remarque de Ad Marciam, 16, 1 : « par illis, mihi crede, uigor, par ad honesta, dum libeat,
faculta est »). Cf. également C. Favez, « Les opinions de Sénèque sur la femme », REL,
1938 : il y a moins de différence entre les hommes et les femmes qu’entre les hommes et
femmes vertueux, et les hommes et les femmes non vertueux. Pour Oltramare (Les origines
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 327
de la diatribe romaine, p. 253-257), le traitement des passions des femmes (que partagent
les hommes non vertueux) ressort d’un topos rhétorique.
1 D. M. Engel, « Women’s Role in the Home and the State : Stoic Theory Reconsidered »,
HSPh, 101, 2003, p. 267-288, p. 283 fait l ’hypothèse tout à fait intéressante que Musonius
tente de combiner deux types d’argumentations : l’une, « déontologique », tient que hommes
et femmes, étant égaux devant la vertu, doivent recevoir le même traitement ; l’autre,
« conséquentialiste », se veut plus pragmatique : « si tu veux que ta femme s’améliore
dans ses tâches domestiques, apprends-lui la philosophie ».
2 Musonius, IV, p. 14, 8-12.
3 Ibid., III, p. 11, 22 – 12, 1.
4 Ibid., p. 12, 2-3 : « donc une telle femme ne serait-elle pas grandement utile pour son
conjoint ? »
5 Ibid., XII, p. 66, 13-20, en acceptant la proposition de Hense de suppléer la lacune par
ἔσονται.
328 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
et avant lui Gorgias1. En revanche, il semble tirer tout à fait les mêmes
conclusions que Socrate : la vertu est une et égale (il a été remarqué
par des c ommentateurs que Musonius utilise l’adverbe ἴσως2), comme
le dit Socrate dans le Ménon :
L ’homme et la femme ont donc tous deux besoin des mêmes qualités, s’ils
doivent devenir des êtres bons : la justice et la tempérance […] et si leur vertu
n’était pas la même vertu, ils ne seraient sans doute pas bons de la même façon3.
1 Cf. Platon, Men., 71e, c ’est Ménon qui parle : « D’abord, si tu veux que je te fasse voir la
vertu d’un homme, il est facile de répondre que la vertu d ’un homme est d ’être capable
d’agir dans les affaires de sa cité et, grâce à cette activité, de faire du bien à ses amis, du
mal à ses ennemis, tout en se préservant soi-même de rien subir de mal. Maintenant si
tu veux parler de la vertu d’une femme, ce n’est pas difficile à expliquer : la femme doit
bien gérer sa maison, veiller à son intérieur, le maintenir en bon état et obéir à son ami »
(trad. M. Canto-Sperber, GF, 1993², p. 127). Voir la note 23 de la traductrice, p. 218 :
« Ici, Ménon exprime sans doute la vue la plus commune dans l’Antiquité grecque sur
la fonction de la femme, réduite au soin de sa famille et à la gestion domestique ; pour
la femme, les vertus de tempérance, justice, courage n’ont pas les mêmes définitions que
les vertus masculines correspondantes » (suit un parallèle avec Aristote).
2 Musonius, IV, p. 15, 5, par exemple. Cf. R. B. Ward, art. cit., p. 287, Balch, art. cit.,
p. 438.
3 Platon, Men., 73b-c, (trad. M. Canto-Sperber).
4 Musonius, IV, p. 13, 16 – 14, 1-6.
330 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Il est vrai que ce dernier point n ’est pas strictement réservé aux femmes :
et le philosophe, c omme l’a dit Socrate, est celui qui passe sa vie à observer
« ce qui se produit de bon et de mauvais dans les maisons4 ».
des liens qui évoquent, même avec l ’épouse, les liens du sang, le motif
de cette proximité tenant à ce que, dans ce mélange total, l’épouse est
effectivement un autre soi-même. Car la philosophie, pour Musonius,
si elle pousse la femme (mais aussi l’homme) à l’art d ’administrer la
maison, en le haussant au niveau de la vertu, c’est parce qu’avant tout
« c’est à chérir (στέργειν) […] et à travailler de ses mains que le raison-
nement des philosophes (τῶν φιλοσόφων λόγος) pousse la femme1. »
Antipater et Musonius mais aussi Hiérocles2 dessinent entre les époux
des relations que la gestion du foyer n ’épuise donc pas. Musonius montre
que la femme doit chérir ses enfants, les nourrir au sein3, chérir son mari.
Là encore, cet ensemble de relations que tisse la kêdemonia inclut le mari.
C’est du reste parce que cette sollicitude est mutuelle et réciproque que le
couple reste stable. On retrouve une vision assez voisine chez Antipater,
dans un passage d’abord assez obscur : l’épouse doit se concentrer sur
les volontés du mari, du moins tant que ses parents sont toujours en vie ;
l’un et l’autre pourront ensuite jouir de leur relation et se montrer l ’un
à l’autre « elle à son mari », « lui, à sa femme », la bienveillance4 qui est
à l’origine de leur couple. Tout se passe c omme si la prédominance du
mari, du point de vue du sentiment, était conditionnée par la survie des
parents de l’épouse. Il faut déduire ici que s’imbriquent dans la pensée
d’Antipater les schèmes de la propriété (l’épouse, dans le cas devenu
la norme dans la Rome républicaine, d ’un mariage sine manu, reste la
propriété de son père tant q u’il est vivant) et les schèmes du sentiment.
C’est sans doute cette imbrication, que connaissent la société grecque et
la Rome de la République5, qui rend obscures les vues d’Antipater sur
1 Musonius, III, p. 13, 1-3.
2 Hiérocles, Περὶ γάμου = Hense 4.504, 1-16, déjà cité : l’auteur montre la gentillesse, la
sollicitude, les attentions de l ’épouse pour le mari.
3 Il s ’agit là de la méfiance traditionnelle du philosophe face à la nourrice.
4 εὔνοια, cf. SVF III, 63Ant.
5 Voir P. Veyne, La société Romaine, p. 97 : « [Sous la République] la femme mariée ne dépend
nullement de son mari, mais continue à dépendre de son père, qui n’a fait que la prêter,
elle et sa dot, au gendre […]. À vrai dire, le père était plus furieux que le mari : c ’était
lui qui demeurait le vrai maître de la sexualité de ses filles. » La réalité est en fait plus
compliquée, et moins excessive : cf. D. Gourevitch, M. T. Raepsaet-Charlier, La femme dans
la Rome antique, éd. cit., p. 69-70 : « Deux types de mariage coexistent, aux effet juridiques
assez différents, en particulier en ce qui concerne la vie de l’épouse : le mariage cum manu,
et le mariage sine manu, la main (manus) étant la puissance d ’un type particulier que le
mari acquiert sur son épouse par le fait d ’une c onvention (conventio in manum) distincte
du mariage et conclue séparément […] La conventio in manum soustrait définitivement
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 335
les relations du couple. Chez Musonius, et cela tient aussi aux cadres de
l’époque dans laquelle il s ’inscrit (où la femme a tendance à s ’affranchir
des tutelles paternelle et maritale), la symétrie devient beaucoup plus
sensible : si le philosophe concède aux traditions une division des tâches,
cette division n’induit pas forcément un rapport de dominant à dominé
et la femme, qui a toutes les vertus, y c ompris le courage1 (la femme doit
être « virile2 »), est, tout autant sinon plus, vue sous l’espèce de l’épouse
attentive et de la mère aimante (image épurée de la materfamilias). Il
montre ainsi que si la vertu a toujours une face masculine et une autre
féminine, si la femme apparaît confinée au foyer, ce n’est pas seule-
ment – même si ça l’est aussi – dans une optique fonctionnaliste mais
également dans une visée où, certes, mari et femme ont des fonctions
différentes, mais où, également, ils ont des statuts différents dans le jeu
des relations familiales. Il est très difficile ici de rendre une nuance que
l’épouse à la patria potestas de son père pour la soumettre à celle de son mari, ou de son
beau-père si celui-ci est encore en vie. Par c onséquent, elle rompt les liens d’agnation de
l’épouse avec sa famille et en établit avec celle de son mari, ce qui signifie que l’épouse
est placée juridiquement dans la position d’une fille (filiae loco) de son mari et donc d’une
sœur de ses enfants […] Autrement dit, l’épouse sous manus est c omplètement intégrée
à la famille de son mari et, en principe, sans esprit de retour, tandis que l’épouse sans
manus vit avec son mari mais reste soumise à la patria potestas de son père (ou grand-père
paternel), lequel peut toujours intervenir pour la protéger ou la recueillir ; elle conserve
ses liens d ’agnation avec sa famille et sa vocation successorale. Mais une des différences
fondamentales entre les deux types de mariage […] réside dans la possibilité de divorce :
exclu dans le cas de la manus – seule la répudiation de l’épouse est possible, il est admis
dans le mariage sans manus à l’initiative de l’un ou l’autre des conjoints, peut-être avec
autorisation du pater familias. » On voit par là que Musonius, s’il a en tête une forme
de mariage, parle du mariage sans manus, celui-là même qui est réductible au simple
concubinage, ce qui est somme toute normal, puisque le mariage à partir de l’époque
impériale étant sans manus. Cf. R. Villers, « Le mariage comme institution d’État dans
le droit classique de Rome », art. cit., p. 300 : « À l’époque d ’Auguste, très rares étaient
les mariages accompagnés de conuentio in manum […]. Un épisode circonstanciel vint la
démanteler dès le début de l ’Empire. Dans les milieux aristocratiques eux-mêmes, où se
recrutaient les grands-prêtres, la conferreatio était délaissée : et pourtant l ’une de c onditions
requises pour accéder à la dignité de flamine était justement d’être né de parents mariés
par confarreatio. Un jour vint où les candidats valables se firent vraiment très rares. On
évita la pénurie par un subterfuge. En l’an 11 de notre ère, un sénatus-consulte décida, au
moins pour les femmes de flamines, que la conferreatio les ferait bien passer sous la manus
de leur mari dans le domaine religieux, mais non dans le domaine civil […]. Dépouillée
de ses effets civils, la manus perdait ce qui, durant de longs siècles, avait été sa c onséquence
principale et presque sa raison d’être : en réalité, elle n ’était qu’un souvenir. »
1 Voir R. Laurenti, art. cit., p. 2141 : « La femme que Musonius désigne c omme idéal est
surtout la femme virile. »
2 Musonius, III, p. 11, 11 ; IV, p. 15, 6 ; cf. R. Laurenti, art. cit., p. 2141.
336 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Épictète, Diss. 2, 22, 33-34 : « telle fut la force sauvage, telle fut la force destructrice de
l’amitié, celle qui ne permit plus à une femme d’être vraiment une épouse, à une mère
d’être une mère » (trad. J. Souilhé).
2 Musonius, XIV, p. 73, 10.
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 337
1 On trouvera des témoignages sur cette égalité de vertu et de nature dans les SVF et
notamment celui de Lactance (SVF III, 253) (qu’on utilisera par ailleurs avec toutes
les précautions indiquées par S. J. Houser, op. cit., p. 163-164 : « L actantius’ sources for
Stoic thought were c omparatively late, mostly dating after Seneca, upon whose work Lactantius
also drew. We do not know L actantius’ source for this particular precept of the Stoics. It is at
least possible that he has tapped a later Stoic source, whose veracity as a witness to the views of
Chrysippus can not be evaluated. On the other hand, it is perhaps safer to say that Lactantius
may with caution be used as a source for the views of the later Stoics. » Voici le témoignage
de Lactance : « Or si la nature de l’homme est capable de sagesse, il faut que les
ouvriers, les paysans, les femmes, bref, tous ceux qui ont forme humaine, reçoivent un
enseignement, pour avoir la science ; et que le peuple des sages soit formé du mélange
de <gens> de toutes langues, de toute c ondition, de tout sexe et de tout âge. Les stoï-
ciens ont soutenu cela à ce point q u’ils ont dit que même les esclaves et les femmes
devaient philosopher, Épicure aussi, qui a invité les ignorants de toute littérature à
philosopher. »
Le mariage entre amour et amitié : la « conjugalité » 339
Les deux époux sont deux amis tels q u’ils ne peuvent manquer de
se désirer (et en se désirant, ils désirent aussi la procréation c omme
skopos), mais dans le même temps, ce désir lui-même est transformé
par leur relation et devient non plus seulement la satisfaction d’une
nécessité vitale (encore moins évidemment la motivation du plaisir),
mais la manière même de réaliser et de vivre cette relation. Le pothos se
décline tout autant en désir de la relation avec cet autre q u’est le c onjoint
qu’en désir de rendre cette relation féconde. En cela, il se découvre non
plus seulement comme condition de possibilité de la relation, mais
encore comme matrice des relations familiales, qui elles-mêmes sont
les fondements de la justice et de l’amour de l’autre. Ce qu’il nous reste
à analyser, en même temps que nous allons nous pencher sur la haute
signification politique que confère Musonius au mariage.
La version pour laquelle j ’opte est celle du texte q u’a établi Meineke
et que signale O. Hense. Ce dernier propose de corriger ὑποβολῆς par
περιβολῆς, suivi en cela par C. Lutz. Il est vrai que la phrase précédente
montre que la famille doit « entourer » la cité, tel un rempart (οὕτω καὶ
πόλεως ἑκάστῳ τῆς αὐτοῦ φροντιστέον καὶ τῇ πόλει οἶκον περιβλητέον)
A. Jagu traduit tout le passage comme suit :
Chacun doit se soucier de sa propre cité et l’entourer de sa maison c omme
d ’un rempart. Or le mariage en est la première réalisation.
1 Musonius, XIV, p. 73, 10 : « ἀρχὴ οἴκου ὑποβολῆς <γάμος> ὥστε ὁ ἀναιρῶν ἐξ ἀνθρώπων
γάμον ἀναιρεῖ μὲν οἶκον, ἀναιρεῖ δὲ πόλιν, ἀναιρεῖ δὲ σύμπαν τὸ ἀνθρώπειον γένος ».
342 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 En ce sens, les analyses de M. Foucault (Le souci de soi) sont tout à fait importantes : en
montrant que les théories grecques du mariage mettent l’accent sur ses finalités exté-
rieures (grossièrement : une économique et sa fonction reproductrice : le mariage donne
des enfants à la cité) tandis que les théories hellénistiques et surtout, avec Musonius,
romaines, infléchissent la réflexion dans le sens d’une esthétique de l’existence (p. 246-
247), Foucault montre que le mariage, c ’est-à-dire la relation affective qui unit l ’homme
et la femme, est à lui-même sa propre fin. Finalité qui par elle-même est de nature à
réorganiser, comme on le voit chez Musonius, toutes les relations sociales.
344 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
distincts (ex distantibus), dont les membres sont jusque là séparés (separata),
comme une armée, un peuple, le sénat. Les éléments qui constituent ces
corps, se maintiennent ensemble par le droit et la fonction sociale, sont par
nature séparés et individuels (natura diducti et singuli). Qu’est-ce à dire ? Je
veux te montrer ceci : nous pensons q u’aucun bien ne c onsiste dans ce qui
est c omposé d’éléments distincts1.
CONCORDE ET JUSTICE
L’amour stoïcien est le ciment de la cité universelle
JUSTICE ET C
ONCORDE : L’EXTENSION
DES RELATIONS FAMILIALES À LA CITÉ
rempart de sa famille (οὔτω καὶ πόλεως ἑκάστῳ τῆς αὑτοῦ φροντιστέον καὶ τῇ
πόλει οἶκον περιβλητέον)1.
1 Sur les rapprochements entre Musonius et Platon (dans la République seulement cependant
sur cette question) et entre Musonius et Aristote : cf. Van Geytenbeek, Musonius Rufus
and Greek Diatribe, p. 81-82. Sur les dispositions c oncernant le mariage dans les Leg. pour
Platon, et pour Aristote (Politiques, Éthique à Nicomaque, Économiques – tout au moins le
livre I), cf., entre autres, la revue de C. Vatin, Recherches sur le mariage et la condition de la
femme mariée à l’époque hellénistique, éd. De Boccard, « Bibliothèque des Écoles d’Athènes
et de Rome », 216, 1969, p. 17 sqq.
2 Platon, Resp., 460 a, (trad. L. Robin).
3 Platon, Leg. 739 e – 741 e.
4 Platon à part cette idée, ne propose jamais très clairement les moyens pour atteindre cette
fin. Voir cependant dans La Resp., où l ’exposition (cf. 460 c : « ἐν ἀπορρήτῳ τε καὶ ἀδήλῳ
352 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
sacrifiera aux dieux ? Quelques loups ou une race de lions tueurs de taureaux
(λύκοι τινὲς ἢ ταυροκτόνων γένος λεόντων)1 ?
1 Musonius, XV a, p. 78, 7.
2 Musonius, XIV, p. 76, 3-11.
3 Musonius, XV b. « S’il faut élever tous les enfants qui sont nés ».
358 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
pour les cités que les familles des citoyens s’accroissent, tandis q u’est plus
nuisible qu’elles diminuent (πάντες συμφορώτατον μὲν ταῖς πόλεσιν ἐνόμισαν
τὸ πληθύνεσθαι τοὺς τῶν πολιτῶν οἴκους, βλαβερώτατον δέ τὸ μειοῦσθαι) ?
N’ont-ils pas vu comme un désavantage le fait qu’un citoyen n’ait pas d’enfants
ou en ait peu, tandis q u’avoir des enfants et, par Zeus, en avoir beaucoup est
avantageux ? C’est pourquoi il ont refusé aux femmes l’avortement et ont
infligé une amende à celles qui n’obéissent pas, pour cela encore, ils leur ont
interdit d ’opter pour la stérilité et d ’empêcher la grossesse ; pour cela encore
ils ont établi des privilèges pour les hommes et pour les femmes qui ont de
nombreux enfants et ont exposé le fait de n’avoir d’enfant à des amendes.
Comment donc n’agirions-nous pas de manière injuste et illégale (ἄδικα καὶ
παράνομα) en agissant contre la volonté des législateurs, hommes divins et
aimés des dieux, dont on pense q u’il est honnête et utile de leur obéir (θείων
καὶ δεοφιλῶν ἀνδρῶν, οἷς ἕπεσθαι νομίζεται καλὸν καὶ συμφέρον)1 ?
avoir avec les amis, c ’est qu’il s’agit d ’une puissance autre que le pouvoir
que l’on peut avoir grâce au cercle d’amis. Les honneurs que reçoit un
père entouré de ses enfants par les voisins n’ont rien de la crainte ou de
l’envie. On le c omprend à la lecture de deux autres passages. Le premier
se trouve dans le traité suivant, qui montre que si le fils doit obéir en
toute chose à son père, il doit alors se conformer à la vertu, quitte alors
à ne pas suivre en tout les ordres de son père. La véritable obéissance,
dit alors Musonius, c onsiste dans l’obéissance à la loi naturelle du dieu
et aucun père, aussi mauvais soit-il, ne peut vouloir autre chose que
cette loi pour son fils. Aussi le fils bien élevé, élevé dans la philosophie,
se révèle-t-il pour le père source de fierté et d ’honneur :
celui qui philosophe (φιλοσοφῶν) sera en effet, c ’est sûr, tout plein
d’empressement pour entourer son père de toutes sortes de soins prévenants
(θεραπεύειν τὸν πατέρα θεραπείαν ἅπασαν), il sera parfaitement décent et
très doux, dans la relation, il sera le moins querelleur et le moins égoïste, ni
emporté, ni turbulent, ni coléreux ; avec cela, il sera maître de sa langue, de
son ventre, des plaisirs sexuels, endurant face aux dangers comme face aux
peines ; et encore c onscient de ce qui est bien et négligeant ce qui paraît tel.
De cela résulte qu’il laissera volontiers à son père tous les plaisirs (τῶν ἡδέων
ὑφήσεται τῷ πατρὶ πάντων ἑκών), prenant sur lui les choses pénibles. Qui ne
prierait les dieux d’avoir un tel fils ? Qui l’ayant ne l’aimerait pas, lui grâce
à qui il serait heureux et digne d’être imité par tous les gens de bon sens
(ζηλωτὸν εἶναι καὶ μακαριστὸν πατέρα παρὰ τοῖς εῦ φρονοῦσι πᾶσιν)1.
Ce n’est pas seulement dans le fait d’avoir un fils qui supporte pour
soi toutes les peines que réside la puissance du père (mais cela peut valoir
comme argument pour qui n ’est pas encore philosophe !), mais dans le
fait d ’avoir un fils vertueux, qui entoure le père de sollicitude et offre
au père une relation de la qualité de la vertu. La puissance du père, c’est
la vertu du fils : l’argument doit être utilisé a fortiori lorsqu’il y a beau-
coup d ’enfants élevés dans la vertu. C’est en ce sens que la polupaidia est
λυσιτελής : elle dégage un profit2, celui de partager des liens d ’affection
et de tendresse que même un père qui refuse à son fils de faire de la
philosophie, devant son fils philosophe, partage. La puissance du père
est alors d’être aimé et d’aimer en retour. Même mal, à l’image de ce
père qui vendit les charmes de son fils ; mais, précise alors Musonius,
1 Musonius, XVI, p. 86, 2-15.
2 D.L. VII, 99.
Signification politique du mariage 361
« c’est que, je suppose, tous les parents ont de la bienveillance pour leurs
enfants (πάντες οἱ γονεῖς εὐνοοῦσι δήπου τοῖς ἑαυτῶν παισίν), ayant de
la bienveillance, ils veulent qu’ils fassent les choses qu’il faut et qui
conviennent (βουλόνται ἅ χρὴ καὶ συμφέρει πράττεσθαι ὑπ´αὐτῶν)1 ».
Tout parent est ainsi par nature bienveillant : vouloir le mal reflète
une sorte de perversion de l’amour qu’a mis la nature en chacun des
parents pour leurs enfants. Ainsi pris dans des liens d’affection et de
tendresse, suffisamment souples et de bonne qualité pour permettre
à l’autre d’être ce qu’il est et le laisser libre (c’est une autre lecture
possible du texte : le fils a une telle relation avec son père qu’il le res-
pecte même dans son désir de ne pas philosopher et d’être déchargé
des travaux et peines qu’il pourrait endurer ; c’est en tout cas ce que
doit faire le bon père : accepter que le fils fasse ce qui lui c onvient), le
père est digne d’être imité2. Nous avons vu en première partie toute
l’importance de la notion de ζἠλωσις, émulation, imitation. Il semble
qu’elle soit la clef du passage qui suit le texte du Traité XVa que nous
avons cité précédemment : il s ’agit de l ’explication de la renommée des
parents dans la cité, explication qui, plus q u’elle n’explique, opère une
sorte de déplacement de l ’analogie que Musonius avait alors proposée :
comme celui qui a beaucoup d ’amis est puissant, celui qui a beaucoup
d’enfants est plus puissant encore (analogie qui n’apporte rien, sinon la
reconnaissance q u’il n ’y a précisément pas de c ommunauté de rapport).
Il s’agit alors de proposer une sorte de mise en scène, où les parents
sont en position de quasi-divinités que les enfants honorent. Spectacle
étonnant, comme l’est chez Musonius un tel passage :
il vaut la peine de méditer sur la qualité du spectacle (ποῖόν τι καὶ θέαμα)
qu’offrent un homme ou une femme qui ont beaucoup d’enfants (ἀνὴρ πολύπαις
ἢ γυνὴ) vus avec tous leurs enfants réunis (σὺν ἀθρόοις). On ne pourrait assister
à une procession en l’honneur des dieux aussi belle, à une danse chorale en
l’honneur des dieux, bien réglée et aussi digne d’être vue qu’un chœur de nom-
breux enfants devançant dans la cité leur père ou leur mère et c onduisant leurs
parents par la main, ou les entourant de sollicitude (περιεπόντων κηδεμονικῶς)
d’une autre manière. Peut-on voir plus beau spectacle ? Y-a-t-il parents plus
dignes d’être imités (ζηλωτότερον), surtout s ’ils sont équitables (ἐπιεικεῖς)3.
C’est, d’une part, être pieux et imiter le dieu que se marier et avoir
des enfants. En citant Hèra, Eros et Aphrodite ensemble à propos du
1 Sénèque, ap. Jérôme, Adv. Iou. I, 48 (= Sénèque, Fragments, 46 Haase, F24 Vottero, p. 136,
trad. P. Samier).
2 Musonius, XIV, p. 75, 7-12 (trad. Festugière). D. Vottero Lucio Anneo Seneca, i frammenti,
Pàtron editore, 1998, p. 243, cite en outre, à propos du fragment de Sénèque, le traité XVa
de Musonius, p. 78, 6-13, et c ommente : « Il ragionamento di Crisippo, per quanto singolare, ebbe
comunque una certa fortuna, essendo stat recepito proprio nell’età di Seneca dallo stoico Gaio Musonio
Rufo. » C. Torre note cette même fortune de l’argument de Chrysippe, et commente le passage
ainsi : « Questo legame forte e quasi filiale tra l’uomo e Dio fa sì che non solo la partecipazione alla
vita pubblica, ma anche il γάμος e la vita familiare vengano concepiti da Crisippo come espressione di
pietas nei confronti della divinità stessa, intendo con questa il Λόγος cosmico, il quale però, nell’ambito
dell’allegorismo tipico della scuola stoica, può essere anche chiamato con il nome di Ζεὺς γενεθλιος. »
Signification politique du mariage 363
mariage, Musonius, pour la première fois sans doute dans l’histoire des
réflexions philosophiques sur le mariage1, unit mariage/gamos (Hera),
amour/Eros et Aphrodisia (Aphrodite) : le mariage est le lieu légitime
(le seul) des plaisirs sexuels dans l’amour de l’épouse. C ’est, d
’autre
part, avoir une place de tout premier ordre dans la cité, cela parce q u’on
prend soin de sa cité. On ne peut séparer cette dernière observation de
ce que nous avons appelé la puissance des liens familiaux : Musonius
exprime physiquement cette tendresse mêlée de respect lorsqu’il montre
les enfants prenant la main des parents et les c onduisant vers la cité.
Mais, plus profondément sans doute, ce passage exprime une autre
façon d ’aborder l’articulation entre famille et cité, entre l’intérieur
et l’extérieur, q u’on pourrait exprimer de la manière suivante : avoir
beaucoup d’enfants prépare les parents aux liens politiques. Les stoïciens
expriment l ’extension des liens d ’amitié et de la justice par une série de
cercles concentriques dont le centre est l’âme de l’individu, le premier
cercle son corps, le troisième la famille, le quatrième les proches etc.
jusqu’à la totalité des hommes. Musonius adopte visiblement ce même
schéma que Hiérocles a rendu célèbre et tente de penser la transition
d’un cercle à un autre sur le mode de la saturation du cercle précédent,
saturation qui permet cette transition. Par l’expression « saturation
d’un cercle » je propose d’entendre la parfaite harmonie des liens entre
le centre et la périphérie du cercle en question. Ainsi, peut-on voir que
Musonius prend un soin tout à fait particulier à envisager trois cas : le
cercle des enfants autour du père, autour de la mère (ce qu’il exprime
par la disjonctive avec ἤ), puis les deux parents ensemble entourés des
enfants. Les enfants autour des parents forment un tout unifié ; ce n’est
pas en vain en effet q u’est utilisé ἀθρόος : les enfants sont vus c omme
formant un ensemble unifié, non pas une troupe d’éléments disjoints.
Ils sont unis les uns aux autres c omme le sont les frères, mais unis aussi
à chacun des deux parents et au couple que ces derniers forment. Ces
conditions permettent que l’on fasse effort (c’est le terme que Hiéroclès
utilise) pour que la relation avec les éléments des cercles plus extérieurs ait
la même qualité que les liens du sang. Encore faut-il, montre Musonius,
que ceux-ci soient d ’une force suffisante.
1 Cf. V. Laurand, « Le mariage : plaisir de la censure ? » in L. Boulègue, C. Lévy (éd.), Hédonismes
– Penser et dire le plaisir dans l ’Antiquité et à la Renaissance, Lille : Presses universitaires du
Septentrion, coll. Cahiers de philologie, 2007, p. 103-118.
364 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Cf. C. Lévy, « Philon d’Alexandrie et l ’épicurisme », Epikureismus in des späten Republik und der
Kaiserzeit, Akten der 2. Tagung der Karl-und-Gertrud-Abel-Stiftung vom 30. September – 3. Oktober
1998 in Würzburg. (éd. M. Erler, R. Bees), Franz Steiner Verlag Stuttgart, 2000, p. 122-
136 ; Voir notamment p. 133 : « Cicéron s’était moqué de son ami épicurien Atticus en
lui faisant remarquer lors de la naissance de sa fille, que la doctrine à laquelle il adhérait
ne lui permettait pas d ’assumer l’oikeiôsis sociale qui met la relation enfants-parents au
centre des cercles c oncentriques de la sociabilité humaine. Philon se réfère à cette même
doctrine, d ’origine stoïcienne, mais il le fait à sa manière, à la fois moins et plus systéma-
tique. Moins systématique, parce qu’à aucun moment il n’évoque un mouvement dont
toute relation humaine serait issu et que, de surcroît, il brouille quelque peu l’agencement
des cercles concentriques en multipliant les énumérations de détail ; plus systématique, car
il ajoute aux trois cercles traditionnels (famille, patrie, humanité) le cercle de la relation
à Dieu, qualifié de “gouverneur de toutes choses”. Dans l’immanentisme stoïcien, Dieu
étant partout, c ’est la structure de sa présence dans l’humanité qui se trouve exprimée
dans la théorie de l’oikeiôsis sociale. Chez Philon, c’est au c ontraire la transcendance de
Dieu, extérieur à l’humanité et l’incluant, que décrit le texte du Quod deus. »
2 Iliade, IX, 323-324 (trad. P. Mazon, citée par A. Jagu p. 73).
3 Musonius, XV – le texte est cité par C. Lutz, p. 100, 17-28 : il constitue le texte d’un
papyrus The Rendel Harris Papyri, que ne cite pas Hense. Voici le texte : νὴ Δία, φησίν,
Signification politique du mariage 365
ἀλλ´ἂν πὲν<η>ς ὦ καὶ χρημάτων ἀπορῶ, <κε>κτῆται δὲ μοι πολλὰ τέ<κνα>, πόθεν ἂν
αὐτὰ θρέψαιμα<ι πάν>τα; πόθεν δὲ τὰ μικρὰ τα<ῦτα ὀρ>νίθια, πολὺ σοῦ ἀπορώτερα,
<αἱ> χελιδόνες καὶ ἀηδόνες <καὶ> κορυδοὶ καὶ κόσσυφοι τρέ<φου>σι τοὺς νεοττοὺς τοὺς
ἑαυ<τῶν>; περὶ ὧν καὶ Ὀμηρος λέγ<ει οὕ>τως·ὡς δ´ὄρνις ἀπτῆσι <νεοσ>σοῖσιν προφέρη-
ται/μά<στακ´> ἐπεί κε λάβῃσι, κακῶς <δ´ἄρα> οἱ πέλει αὐτῇ./πότερον <συν>έσει τὰ ζῷα
ταῦτα τοῦ ἀν<θρώ>που προτέρ<ε>ῖ ; ἀλλ´ οὐκ ἀν <εἴποις>. Τί δὲ ; ῥώμῃ καὶ ἰσκύι ; ἀ<λλὰ
πολὺ> ἔτι/τοῦτο ἧττον. Τὶ δ´; ἀποτί<θε>ται καὶ φυλάσσει τροφήν; La dernière phrase est
assez énigmatique et il y a deux manières de la comprendre. D’une part, on peut lire les
trois dernières remarques comme évoquant les infériorités des oiseaux sur l’homme : (1)
ils sont moins intelligents ; (2) ils sont moins forts et moins robustes ; (3) ils ne mettent
pas en réserve et ne conservent pas, comme lui, la nourriture. Le dernier point serait alors
indiqué comme une supériorité de l’homme (il conserve la nourriture, contrairement à
eux), ce qui serait assez cohérent avec, par exemple, ce que dit Cicéron dans Off., I, 12 :
« velit [sc. natura] ob easque causas studeat[sc. homo] parare ea, quae suppeditent ad cultum et ad
victum, nec sibi soli, sed coniugi, liberis, ceterisque quos caros habeat tuerique debeat… » – mais
parare ne signifie pas forcément mettre en réserve. Le propos serait cependant alors assez
confus, car on se demande, dans le contexte, pourquoi placer en réserve la nourriture,
alors qu’il convient justement de se contenter de ce que l’on trouve. Il vaut mieux,
semble-t-il, lire le texte en comprenant les deux premiers points (comme l’indique le
πότερον) comme une supériorité de l’homme sur les oiseaux, ce qui implique, (3), qu’il
doit alors pouvoir suivre leur exemple, en ne mettant pas en réserve de la nourriture, sous
peine de ne pas être à la hauteur de cette supériorité. On retrouverait ce soupçon sur le
fait de mettre en réserve chez Épictète, Diss. II, 9 : Épictète montre q u’il ne sert à rien
d’apprendre des choses sans les mettre en pratique, il propose alors ce parallèle : « Autre
chose est en effet de mettre en réserve dans un cellier des pains et du vin, autre chose est
de manger. Ce qui est mangé est digéré, distribué à travers le corps ; c’est devenu nerfs,
chair, sang, teint florissant, saine respiration. Ce qui est en réserve, tu peux facilement
le prendre et le montrer quand tu veux, mais tu n’en tires aucun profit, sauf celui d’avoir
la réputation de le posséder » (trad. J. Souilhé). Il reste que cette interprétation n’est pas
tout à fait satisfaisante : Musonius, à la fin du traité XIX, lorsqu’il parle de l’habitation
des hommes qui doit rassembler ce qui est strictement nécessaire à sa vie et rien de plus
(Musonius montre alors que les grottes naturelles sont parfaitement c onformes à ces
buts) précise, dans un texte du reste assez c onfus lui aussi, que la maison doit c ompter
un endroit où déposer la nourriture que l’homme met en réserve (nous y reviendrons en
troisième partie).
366 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
le plus aimé de dieux l’homme qui tire ces biens de chez lui (οἴκοθεν). J’en
conclus que chacun de nous s’efforce de laisser en héritage à ses enfants des
frères plutôt que des richesses : ainsi le laissera-t-il de plus grandes ressources
de biens (ἀφορμὰς αγαθῶν)1.
Deux fragments de Stobée, dans les SVF (SVF III, 611, 686), insistent
sur la c onséquence forte q u’il existe, depuis sans doute Chrysippe, entre
le mariage du sage et son activité politique. Ces quelques lignes, extraites
de ces fragments, confirment nos perspectives sur la fonction politique du
mariage chez Musonius et vont nous fournir les cadres problématiques
de notre réflexion sur la notion d’οἰκείωσις sociale :
(a) Prendre part à la vie politique c onformément à la raison principale que
se marier aussi bien qu’avoir des enfants (γαμήσειν καὶ παιδοποιήσεσθαι), ces
choses découlent (ἀκουλουθεῖν) de la nature de l ’animal rationnel, sociable et
tissant des liens d’amitié (τοῦ λογικοῦ ζῴου καὶ κοινωνικοῦ καὶ φιλαλλήλου)3.
(b) Ils disent que le juste est par nature et non par c onvention (τὸ τε δίκαιόν
φασι φύσει εἶναι καὶ μὴ θέσει). Il suit de cela le principe : le sage prend part
à la vie politique et de façon plus grande dans ces sociétés politiques qui
montrent quelque progrès vers des sociétés politiques achevées (τὸ πολιτεύσθαι
τὸν σοφὸν καὶ μάλιστ´ἐν ταῖς τοιαύταις πολιτείαις ταῖς ἐμφαινούσαις τινὰ προ-
κοπὴν πρὸς τὰς τελείας πολιτείαις). Ainsi, faire des lois et éduquer les hommes
et de même rédiger des choses capables d ’être utiles à ceux qui sollicitent des
règles écrites, c ’est approprié pour les sages et aussi de c onsentir à se marier et
à procréer, en faveur à la fois de lui-même et de la patrie (τὸ συγκαταβαίνειν
καὶ εἰς γάμον καὶ εἰς τεκνογονίαν καὶ αὑτου χάριν καὶ τῆς πατρίδος) et de subir
pour elle, si elle est modérée et la peine et la mort4.
Le premier extrait est issu d ’un texte où il s’agit d’exposer les trois
genres de vie à préférer et les trois genres de rétributions qui leur corres-
pondent. Le passage cité concerne l’activité politique. Faire des enfants
dans les liens du mariage découle nécessairement de la nature humaine,
selon trois rubriques : parce que l’homme a une raison, parce qu’il est
sociable et parce que cette sociabilité se traduit par une amitié naturelle
(et mutuelle) pour ceux qui lui ressemblent. La difficulté majeure ici
provient du fait que les trois qualificatifs sont mis sur le même plan,
simplement juxtaposés par la c onjonction καί. Ces trois facettes de la
nature de l ’homme sont-elles liées ? Il pourrait évidemment ne s ’agir ici
que de trois propriétés, qui, prises ensemble, expliquent que l ’homme se
marie. On pressent cependant q u’il ne s’agit pas que de cela, en tenant
compte de deux rapports. Entre κοινωνικοῦ et φιλαλλήλου, d’une part, où
l’amitié naturelle se voit spécifiée comme vie en société constituée par des
liens affectifs. Il est vrai q u’il n ’est pas nécessaire, pour vivre en société,
d’aimer ses semblables. C’est pourtant ce trait précis qui, avec la raison,
conditionne visiblement l’intelligibilité du mariage. Celui-ci se révèle
comme l’approfondissement de la sociabilité en amitié mutuelle. C ’est
parce que les rapports sociaux sont c ompris c omme rapports affectifs q u’on
se marie. Pour celui qui se marie et qui a des enfants, vivre en société,
c’est aimer son prochain et se faire aimer de lui et il se marie parce q u’il
vit ainsi. Le texte indique que l’affectivité a pour conséquence la socia-
bilité et une société se déterminera dès lors c omme résultante des liens
mutuels d’amitié entre des individus. Le second rapport doit être établi
entre λογικός d’une part et les deux adjectifs κοινωνικός et φιλαλλήλος
d’autre part : doué de raison, l ’homme est sociable φιλαλλήλως. On ne
sait cependant si c ’est parce qu’il est rationnel que l ’homme vit ainsi en
société, ou si c’est seulement une autre de ses caractéristiques. Ce qui est
clair en revanche, c ’est que c’est parce q u’il est doté d ’une telle nature
que l ’homme prend part à la vie politique, le mariage étant la manière
de le faire. Le πολιτεύεσθαι a pour condition d’être λογικός, κοινωνικός
et φιλαλλήλος et se décline en γαμεῖν et παιδοποιεῖσθαι.
Le second texte précise ce dernier point : le sage se mariera et aura
des enfants, pour son propre salut et celui de sa patrie. C’est pour lui une
manière appropriée de participer à la vie politique, de la même façon que
rédiger des lois pour ceux qui en ont besoin et q u’éduquer les hommes,
voire même souffrir ou mourir pour la patrie, si elle en vaut la peine,
368 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1. dans une cité qui n’est pas en progrès, le sage ne prend pas
part aux affaires publiques2, ce qui, semble-t-il, exclut qu’il se
marie, puisque le mariage est défini comme un acte politique ;
2. dans une cité en progrès, le sage prend part à la vie politique,
par les actions indiquées,
3. et, si, de plus, cette cité est modérée (mais quelle est la mesure
de cette modération ? le texte ne le dit pas), alors le sage
consentira à souffrir et à mourir pour elle.
1 Sur ce même texte (SVF III, 611), voir C. Torre, Il matrimonio del Sapiens, p. 20-21.
370 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
L’OIKEIÔSIS SOCIALE :
SOI-MÊME COMME UN AUTRE ?
DEUX INTERPRÉTATIONS C
ONCURRENTES ?
Cicéron, après avoir montré que pour tout être naturel, il y a une
tendance primordiale qui fait que les parents aiment leurs enfants,
1 R. Radice, « Oikeiôsis », Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi,
p. 224-225 énonce le paradoxe ainsi : « L’oikeiôsis conservativa obbliga ogni essere vivente
(animale, pianta, o uomo che sia) ad incrementare il proprio essere e la propria vita, non subor-
dinandoli a nulla, né ai aprenti, né ai contittadini, né ai propri simili e tanto meni ai posteri,
come invece vorrebe il principio di solidarietà. Insomma, l’amor omnium non potrebbe in ogni
caso derivare d all’amor sui, ossia non potrebbe venire d all’instinto di autoconservatzione : e ciò,
indubbiamente, implica una sorta di frattura n ell’ambito del processo d ell’oikeiôsis fra il livello
personale e quello sociale. »
2 Cicéron, Fin. III, 62-63.
Signification politique du mariage 371
montre ensuite que cette tendance est pour l’homme à la fois le fonde-
ment d’un humanisme « térencien » (l’homme, parce qu’il est homme
et s’approprie cette nature humaine, comprend celle-ci) et le fondement
des sociétés : c’est à partir, donc, du niveau très humble de l’instinct
qui nous pousse à rechercher les choses selon notre nature et à fuir la
douleur, que l’on explique l’instinct de société.
Le premier modèle de la base de la société que propose Cicéron
consiste dans la relation symbiotique1 au sein du règne animal. Il ne
s’agit pas là d ’altruisme : dans la recherche de l ’intérêt propre réside la
satisfaction de l’intérêt commun. C’est parce que le crabe peut se loger
dans la coquille et se protéger (donc être utile à lui-même) qu’il est en
même temps utile à la pinne : il ne fait pourtant rien de spécial pour
le coquillage. Il s’agit donc là d’une sorte d’explication utilitariste de
l’oikeiôsis sociale et de la justice.
Dans le même ordre d’idées, Épictète, montre que l’intérêt personnel
est strictement identique à l’intérêt commun. À un disciple2 qui s’étonne
de n’être pas l’objet du soin du philosophe (ou de l’être comme le serait
une marmite), Épictète répond :
ce n’est pas égoïste (φίλαυτον) : car c’est ainsi qu’est né l’animal – il fait tout
pour lui-même (γέγονε γὰρ οὕτως τὸ ζῷον· αὑτοῦ ἕνεκα πάντα ποιεῖ)3.
Il montre que c’est ainsi que le dieu lui-même se comporte envers les
hommes : ce dieu qu’on loue pour sa pluie, le dieu qui est le père des
hommes et des dieux, fait tout pour lui. Mais, ce faisant, il rencontre
exactement l’intérêt général. C’est ainsi que l’homme, son enfant, lui
ressemble :
En général et la nature et l ’animal raisonnable, il [Zeus] les a équipés (κατε-
σκεύασεν) de telle sorte q u’aucun ne puisse obtenir aucun bien propre sans
contribuer à l’utilité du bien commun (μηδένος τῶν ἰδίων ἀγαθῶν δύνηται
τυψχάνειν, <ἂν> μή τι εἰς τὸ κοινὸν ὠφέλιμον προσφέρηται). Ainsi n’est-il
plus insociable (ἀκοινώνητον) de tout faire pour soi-même. Qu’on renonce
à soi-même et à ses propres intérêts ? Et comment encore un seul et même
principe sera-t-il l’οἰκείωσις pour soi-même (ἵνα τις ἀποστῇ αὑτοῦ καὶ τοῦ
1 Ibid. § 63.
2 En fait, on ne sait pas trop si Épictète a changé ou non d ’interlocuteur fictif. Si tel n ’est
pas le cas, c ’est au tyran qu’il répond.
3 Épictète, Diss. 1, 19, 20-21.
372 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
ἰδίου συμφέροντος ; καὶ πῶς ἔτι μία καὶ ἡ αὐτὴ ἀρχὴ πᾶσιν ἔσται ἡ πρὸς αὑτὰ
οἰκείωσις)1 ?
La c onséquence morale que tire Hiérocles2 est que chacun doit pouvoir
transférer dans les cercles voisins la même relation que celle qui unit
le centre et les cercles proches : il y a, somme toute, un double mouve-
ment d’une part d ’extension de la relation à soi-même vers les autres
cercles, ce qui est cohérent avec les textes déjà cités et d’autre part de
réduction (mouvement rétrograde) de chacun des cercles à celui qui lui
est immédiatement voisin. Mais il faut insister sur l’effort (« transporter
avec zèle ») que suppose une telle réduction des cercles : il constitue la
conséquence de la prise de c onscience de la parenté effective qui unit
tous les hommes comme enfants de Zeus, c’est-à-dire la conséquence de
la progression vers la sagesse. Cette notion d’effort, très présente dans
le texte, permet de considérer que passer des liens du sang aux autres
liens, dans le travail d ’homogénéisation des cercles, relève d ’un acte de
la raison. Or, cet acte, cet effort, Hiérocles le situe dans le passage du
deuxième au troisième cercle : ce q u’on perd du point de vue des rela-
tions du sang, on le gagne en substituant aux liens du sang la raison.
Une phrase – curieusement non traduite par Long et Sedley – est à cet
égard très importante : « ὡς ἄν καὶ τὰ τῆς ἡλικίας παρείκῃ ἕνεκα τῆς ἐν
1 Hiérocles, ap. Stobée, IV, 671, 7 – 673, 11 = LS 57G.
2 Sur quelques unes des difficultés de ce texte, cf. B. Inwood, « Theory and Argument in
the Second Century AD », OSAPh, 2 (1984), p. 151-183, not. p. 181-183 et V. Laurand,
La politique stoïcienne, Paris, PUF, 2005, p. 34-56.
Signification politique du mariage 375
Il suit dès lors que partout où nous rencontrons l’affection de famille unie
à la raison (φιλόστοργον ὁμοῦ δ´εὐλόγιστον), nous déclarons sans hésiter que
c’est là chose droite et bonne4.
Il faut ici prévenir une difficulté qui pourrait amener une objection de
taille : l’amitié des sages, avons-nous dit, est le modèle de toute relation.
p. 491-509, voir p. 495-496 ; G. Reydams-Shils, The Roman Stoics : Self, Responsability, and
Affection, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 2005, p. 31. Il faut alors croiser
ce modèle temporel avec le mouvement rétrograde de l’élection : M. Biziou et V. Laurand,
« Recommandation et sympathie chez Hume », Lumières, 1, 2003, p. 105-127, not. p. 127.
1 Pour la relation entre père et fils comparée à l’amitié, cf. Musonius, XV a, p. 79, 1, passage
déjà cité ; pour la relation entre frères comparée à l’amitié, cf. Musonius, XV b, p. 80,
15 – 81, 2 : « On ne peut comparer ni un bon ami à un frère, ni le secours qui vient des
autres hommes, amis ou égaux, à celui qui vient d ’un frère » (trad. A. Jagu).
2 D.L. VII, 108.
3 Épictète, Diss. 1, 11, 18.
4 Ibid., § 19.
Signification politique du mariage 377
Ici, ce sont les relations familiales qui doivent être modèles pour toute
relation. On pourrait légitimement suspecter là une c ontradiction. Il
faut néanmoins tenir les deux. Tenir q u’avec l’élection, ce n ’est le plus
le sang qui justifie une quelconque primauté ni le sentiment d ’une
appartenance à une famille ou à un clan. Mais tenir également que la
relation selon la raison a la puissance – la même du point de vue des
effets – que la relation selon le sang : d’où le fait que Hiérocles souligne
que l’on subvertit d’une certaine façon les noms, en appelant père, mère
ou frère les voisins et les étrangers. Ce double mouvement d’extension
et réduction n’est cependant pas dialectique : les relations selon le sang
sont bien remplacées, mais au profit d’un autre lien qui institue une
autre famille, où l’étranger ne l’est plus, parce q u’il est membre de la
famille humaine et où le père n’est pas seulement père parce qu’il est
géniteur, mais parce q u’il est choisi tel selon la raison : il faut obéir au
père en obéissant à la raison, ou plus exactement, dit Musonius dans
le traité S’il faut obéir à ses parents, obéir à la raison, c ’est toujours obéir
à ses parents. La relation aux parents doit être une relation fondée sur
la raison, ou elle n’est pas digne d’être relation1 (le père dont les ordres
sont malhonnêtes n’est pas digne d’être un père, si un père veut toujours
le bien de ses enfants) :
Celui, donc, qui fait ce qui est c onvenable et utile, celui-là fait ce que veulent
ses parents (ὅστις οὖν πράττει τὰ προσήκοντα καὶ τὰ συμφέροντα, πράττει οὕτος
ἃ βούλονται οἰ γονεῖς). De sorte qu’il obéit à ses parents en faisant ces choses,
même si ceux-ci ne lui ordonnent pas de faire ces choses par les paroles (τῷ
λόγω). C
’est ceci uniquement q u’il doit avoir en vue, celui qui veut obéir à
ses parents en chacun de ses actes : si ce q u’il veut faire est honnête et utile,
1 Sur cette question, voir B. Inwood, « Rules and Reasoning in Stoic Ethics », in
K. Ierodiakonou (éd.), Topics in Stoic Philosophy, Oxford University Press, 2001, p. 95-127,
p. 103, note 28. Le respect dû aux parents ne fait pas partie des aei kathêkonta, sauf lorsque
les parents ordonnent le bien. « But the clearest proof that honouring o ne’s parents is only held
to be unconditionnaly obligatory if by it we mean doing what is morally right can be found in
Musonius, Diatribe 16 ; in the Socratic spirit of the early Stoics, Musonius argues that refusing to
obey a parent is not disobedience if the command is morally wrong and that doing what is morally
right even if the parent does not instruct the child to do it. » Voir aussi G. Reydams-Schils,
The Roman Stoics, op. cit., chapitre 4, p. 115-141 et notamment p. 133 pour cette référence
à Musonius : « Musonius’s advice clearly builds on the assumption that human parenthood
ought to be in alignment with Zeus’s fatherhood. When it is not, the latter prevails. » Voir enfin
G. Reydams-Schils, « Virtue, Marriage and Parenthood in Simplicius’ Commentary on
Epictetus’ Encheiridion », in K. Corrigan, J. D. Turner (eds), Platonism : Ancient, Modern,
and Postmodern, Leiden, Brill, 2007, p. 109-125. Voir notamment p. 119 pour notre texte.
378 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Le souci de la survie
Le lien quasi-systématique entre mariage et procréation dans les
textes antiques pourrait être interprété comme une volonté de réduire
le mariage à la fonction de reproduction et d ’en faire, ispo facto, le lieu
de la satisfaction de ce q u’on pourrait appeler « pulsion de vie », pulsion
qui exige de perpétuer l ’espèce. On a vu q u’une telle vue, pourtant lar-
gement partagée dans l’antiquité au point de rendre inconciliables les
trois termes eros, gamos et aphrodisia, ne serait pas totalement acceptée
par Musonius1 – le mariage admet au titre de skopos la procréation tan-
dis que son telos reste la vie commune. Il s’agit ici de tenter d’éclaircir
cette pulsion de vie par ce qui lui est le plus proche dans la doctrine
stoïcienne : l’oikeiôsis, pour découvrir le sens que peut revêtir le mariage
comme l’une des étapes de celle-ci.
Il y a plus dans l’oikeiôsis que la simple auto-appropriation, le
simple souci immédiat de sa propre vie : au sein de cette relation de
soi à soi-même, quelque chose d’une nécessité plus haute (et pour cela
plus impérieuse), amène une appropriation de l’individu non seule-
ment à lui-même, mais aussi à ce mouvement secret qui le dépasse :
l’exigence naturelle de la vie, au delà de l’individu. Tout être vivant
s’adapte ainsi à la volonté de la nature qui trouve sa traduction dans
le désir et l’acte de la reproduction : la Nature veut plus que la simple
appropriation de l’être à sa propre c onstitution, elle veut également
l’appropriation de cet être au mouvement plus général qu’est le cycle
de la vie. Caton, dans les paragraphes 62 à 64 du livre III du De
finibus en témoigne :
Ce q u’on doit d’abord penser à partir de la configuration et des membres du
corps, qui eux-mêmes rendent manifeste que la raison du fait de procréer se
tient de la Nature (procreandi a natura habitam esse rationem)2.
Et même chez les bêtes, on peut observer cette force de la nature (uis naturae),
lorsque nous discernons leur labeur dans la mise au monde et l’éducation de
leurs petits, c’est la voix de la nature elle-même (naturae ipsius uocem) qu’il
nous semble entendre3.
1 Sur cette c onciliation problématique des trois termes dans l’antiquité et l’exception
musonienne, cf. V. Laurand, « Le mariage : plaisir de la censure ? », art. cit.
2 Cicéron, Fin. III, 62.
3 Ibid.
Signification politique du mariage 381
1 Ibid., 65.
2 Plutarque, Stoic. Rep., 1038 B (= SVF III, 179) : « Comment alors (nous) fatigue-t-il (ἀπο-
κναίει) encore tout au long de ses traités sur la nature, par Zeus, et sur l’éthique, écrivant
que “nous sommes appropriés à nous-mêmes dès notre naissance et à nos parties et à nos
enfants (καὶ τὰ μέρη καὶ ἔκγονα τὰ ἑαυτῶν)” ». Sur ce point, voir C. Lévy, Cicéro Academicus,
op. cit., p. 385, n. 27 et G. Reydams-Schils, The Romans Stoics, op. cit., p. 126-127.
382 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Dans ce qui suit, il faut noter une grande c onvergence de vues avec G. Reydams-Shills,
Roman Stoics, op. cit., p. 123 sqq.
2 Une revue de détail de la théorie aristotélicienne de la procréation serait ici trop longue et
trop fastidieuse pour les cadres de cette étude, parce que le sujet est lui-même c omplexe
et parce que le Stagirite semble parfois assez flou. Un aperçu fort éclairant en est donné
par J. Wilgaux, op. cit. p. 508-519, centré sur la question du rôle « dévalué » de la femme
dans la génération. Pour une approche du problème, on peut se reporter à J. M. Cooper,
« Metaphysics in A ristotle’s embryology », in D. Devereux et P. Pellegrin (éd.), Biologie,
Logique et Métaphysique chez Aristote, CNRS, 1990, p. 55-84.
3 D.L. VII, 159 (= SVF I, 626).
4 Aristote a bien évidemment tenu c ompte des problèmes que pose la ressemblance des
enfants aux deux parents. Sa solution, là encore, est complexe. Pour schématiser, on pour-
rait dire que, curieusement, la ressemblance n ’est thématisée chez Aristote que c omme
ressemblance au père. La ressemblance à la mère est une « dissemblance », au nom de ce
Signification politique du mariage 383
principe. Il s’agit en fait d’une résistance de la matière apportée par la mère (tout comme
le monstre a pour origine la résistance de la matière à la forme).
1 SVF II, 749.
384 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
spermatiques l’emporte (ἐν ταῖς μίξεσι βρασμοὺς ἅμα πάντων σειομένων ἕως
ἐπικρατήσῃ τις τῶν σπερματικῶν λόγων)1.
1 J. Mansfeld, « Zeno and Aristotle on mixture », Mnemosyne, XXXVI (3-4), 1983, p. 306-310.
2 SVF II, 741.
3 D.L. VII, 157, πνεῦμα ἔνθερμον.
386 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
création des êtres à venir. Il engendre d ’abord les quatre éléments, feu, eau, air et terre »
(trad. R. Goulet).
1 D.L. VII, 134 (trad. R. Goulet).
2 Sur ce point, cf. D. E. Hahm, The origins of stoic cosmology, Colombus, 1997, p. 60, cité par
J. Mansfeld (qui s’écarte de ce commentaire), p. 309 : « It is obvious that a birth and nothing
else, is described. »
3 D.L. VII, 136.
4 Voir SVF II, 1072 pour la description du tableau (Clément Romain) : « Chrysippe, dans
ses Lettres érotiques, rappelle ainsi un tableau d ’Argos, dans lequel Héra mouillait son
visage au sexe de Zeus » (trad. E. Bara). Voir aussi E. Barra, « ‘Faire des choses que l ’on ne
peut pas nommer’. Fellation et cunnilingus en Grèce ancienne », Clio, 31 (2010), p. 53-77,
388 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
faits, jamais cette union n’eut réellement lieu, p uisqu’en toute rigueur,
le feu ne saurait être dès l’origine, ou plutôt dès le commencement d’un
cycle du monde, sans matière : il est corps et à ce titre, totalement mêlé
à la matière. D ’autre part, Héra figure aussi bien, dans les textes, éther
et matière, « sœur et épouse » de Zeus, l’air, à peu près semblable au
feu. Enfin, et peut-être surtout, l’image décrite par Chrysippe n’est
(à plus d’un titre, d’ailleurs !) pas innocente : dieu ne pénètre pas la
matière en vue d ’un processus c omme la reproduction. La fellation de
Zeus par Hera détourne le modèle et montre par là que le monde ne
naît pas d’un tel processus.
Il reste alors à résoudre deux problèmes : d’une part, quel est le
principe actif dans la génération ? D ’autre part, si les spermes masculin
et féminin ont chacun en eux ce principe, pourquoi faut-il la rencontre
de deux semences pour faire un embryon ?
La première réponse est aisée et c ’est cela même qui rend malaisée
la solution au second problème. Premièrement, le principe actif est sans
aucun doute cette part intimement mélangée à l’air dans l’âme, élément
divin, λόγος σπερματικός, raison spermatique. De fait, les deux spermes
ont cet élément, qui organise effectivement la matière et produit l’être.
Mais, deuxièmement, il faut pour cela :
voir notamment p. 61 sqq. Voir aussi G. Reydams-Schils, op. cit., p. 125 (je maintiens
cependant que Chrysippe détourne le modèle de la sexualité humaine en parlant de la
cosmogonie).
1 D.L. VII, 142 (trad. R. Goulet)
Signification politique du mariage 389
1 J. Barnes, Bits and Pieces, in Matter and Metaphysics, edd. J. Barnes et M. Mignucci, Naples,
1988, p. 223-294.
2 Brad Inwood, op. cit. p. 257-258.
3 Cf. Némesius, SVF I, 518, cité par F. Alesse, op. cit., p. 185, n. 41.
Signification politique du mariage 391
1 διανοοῦμαι : avoir dans l’esprit, concevoir, penser, mais aussi être disposé vis à vis de
quelque chose.
394 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 L’image du poulpe (LS 53 H), est à cet égard tout à fait importante : si l ’âme est c omparable
à un poulpe, dont la tête est l’hégémonique et les tentacules les cinq sens, la voix et la
partie reproductrice, il faut bien c omprendre que, pour l ’homme, la raison n ’est pas q u’une
petite partie de l’âme, mais l’âme tout entière est rationnelle. Il n ’y a pas de partie non
rationnelle, parce que sensitive : le tout est entièrement rationnel, parce qu’il n’y a pas,
entre la tête et les tentacules, de rupture du souffle unique dont est c omposée l’âme.
396 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
pied de blé et grains a lui aussi sa constitution quand il est tendre et dépasse
à peine le sillon ; il en a une autre, dès q u’il a pris de la force et se dresse sur
une tige frêle, mais qui supporte son poids ; une autre encore lorsqu’il blon-
dit, que l’aire l’attend et que son épi a durci. À quelque constitution qu’il
parvienne, c’est elle qu’il envisage, c’est sur elle qu’il s’organise. Âge infantile,
croissance, jeunesse, vieillesse ne sont pas la même chose ; et cependant je
ne fais q u’un avec le petit enfant, l’enfant, l’adolescent que j’ai été. Ainsi,
la constitution de chacun a beau passer par des états différents, l’intérêt de
chacun pour sa constitution reste le même ; ce n’est pas un enfant, un jeune
homme, un vieillard, c’est moi-même que la nature me recommande (me natura
commendat). Par c onséquent, l’enfant s’adapte à la c onstitution qui pour lors
lui est échue, non à celle qu’il aura demain, devenu jeune homme. Et de fait,
si un état supérieur l’attend auquel il devra passer, le modeste état où il naît
ne laisse pas d’être c onforme à la nature1.
L’usage d’un même modèle pour décrire les différents âges de la vie,
l ’un amenant à l’autre par degrés, et l’extension de l’oikeiôsis permettent
de considérer le mariage c omme l’une des transitions pour passer d’un
cercle à un autre et d ’un degré à un autre. En d ’autres termes, le mariage
pourrait être ce moment crucial où l’on passe d ’un état où, petit, on est
encore partie dépendante des deux parents à un état où l ’on prend son
indépendance pour entrer dans le jeu d’une relation où s’élabore tout un
mécanisme de dépendance, d ’indépendance et d ’interpdépendance. Le
Alceste meurt pour son époux1, les parents de celui-ci refusent. Les
relations familiales relèvent encore du discontinu imparfait, là où le
mariage achève l’idée de relation. Nous avons vu que Musonius pense
l’extension des cercles par la saturation de ceux-ci. De fait, les mariages
dans la cité augmentent la concorde, dans le sens où ils augmentent
les familles : les alliances élargissent logiquement le cercle des proches.
À cette logique (qui est aussi celle de Cicéron2), Musonius ajoute la
logique d’un attachement qui déborde toutes les relations pour s ’ériger
en modèle de la bonne relation. Ce faisant, il substitue au modèle de
la famille celui de la relation des époux pour c omprendre la cohésion
dans la cité que la doctrine demande.
Avec cette dernière remarque, nous tenons nos quatre conditions.
L’oikeiôsis se révèle pour Musonius comme un processus, l’épouse comme
une partie de la c onstitution de l ’époux, elle est autre et elle est choisie.
Nous pouvons donc c onclure sur ce point.
Le mariage est un kathêkon pour les stoïciens, l’un des premiers et des
plus nécessaires pour Antipater3. On peut c omprendre maintenant son
utilité et pour soi et pour les autres : pour soi, parce q u’il rend possible
l’accès à la relation aux autres, c omme relation librement choisie, pour
les autres, parce que l ’une des principales c omposantes de cette relation
appelée mariage, la sollicitude, kedêmonia, doit pouvoir s ’étendre à tout
homme. Ce pourquoi le sage doit se marier, pour Musonius : il s’agit
d’un devoir et, faute de s ’y plier, l ’homme deviendrait c omme un loup4.
Les lois sur le mariage d’Auguste faisaient partie d’un projet ambi-
tieux de réforme de l’Empire, dans laquelle le retour au mos maiorum,
ou du moins, nous l ’avons vu, à une interprétation de celui-ci, revêtait
une importance c onsidérable. Il permettait à l ’empereur de se c oncilier,
contre le Sénat et les classes supérieures, la masse du peuple romain,
mais aussi et surtout italien : Auguste jouait en somme la rusticitas
contre l’urbanitas1, grâce à la création d ’une idéologie qui prônait le
retour aux mœurs antiques c ontre la corruption et le délabrement
moral, évidemment largement exagérés. Le passé romain, idéalisé, dans
une certaine mesure falsifié parce que purifié de ses éléments les moins
cohérents avec les intentions du pouvoir, devenait le socle sur lequel
l’empereur allait assurer la stabilité du nouveau régime et en faire ainsi
l’héritier du meilleur de la République (les mœurs), dont on corrigeait
les échecs en réformant les institutions. Parmi ces réformes, il n ’est pas
anodin de constater que l’ordre des chevaliers prenait une importance de
premier plan et cela au détriment des sénateurs : c’est parmi les equites,
alliés depuis 36 av. J.-C. à Auguste contre Antoine, qu’on recrutait les
cadres administratifs de l’Empire, de hauts postes leur étaient réservés,
à eux qui formaient désormais le corps privilégié des fonctionnaires de
l’État. Or cet ordre était c omposé, à la fin du règne d ’Auguste, pour
la majeure partie de provinciaux italiens, gens de la campagne, pour
lesquels le retour aux mœurs anciennes signifiait aussi la revanche de
la rusticitas. L’Étrusque Musonius, lui-même chevalier, ne pouvait pas
être insensible à des mesures qui avaient, un peu moins d’un siècle
auparavant, honoré et son ordre et ses origines. D’où le légitime soupçon,
émis notamment par S. Dixon, soupçon alimenté par des traités dont
l’austérité c onsonne avec le mythe du retour au mos maiorum, d’une œuvre
1 R. I. Frank, « Augustus’ Legislation on Marriage and Children », art. cit., p. 50.
406 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
secundum legem naturae. Toute union qui n’a pas les buts que Musonius
lui assigne ne saurait se voir correctement nommée « mariage », même
si, par les lois de la cité, elle l’est (le mariage de ce point de vue n’est
– répétons-le – jamais seulement une institution, mais toujours une
relation spécifique).
Il n’empêche : Musonius ne renierait rien de l’esprit de lois qui
tiennent en haute estime le mariage fécond et font de la famille le
« principe du fondement de la cité » et de la fidélité le ciment de celle-
ci. Ainsi se justifie le jugement très favorable sur les législateurs qui
ont édicté de telles lois. Cet éloge, malgré un témoignage d’Ariston
sur les peines encourues par les célibataires à Sparte, ne peut concerner
en rien Lycurgue1, que Musonius cite pourtant au traité XX comme
le premiers des meilleurs législateurs2 (parce q u’il a su exclure de
Sparte le luxe pour lui substituer la simplicité). Mais sur le mariage,
Lycurgue aurait été plutôt conforme à la communauté des femmes et
à l’enseignement de Zénon… quant à l’exposition des enfants, on se
doute que Musonius l’eût fortement désapprouvée ! Il semble donc
que ce soit Auguste q u’ait en vue le philosophe lorsqu’il loue les
législateurs, hommes divins, auxquels il faut savoir obéir, mais aussi
les législateurs de la Rome républicaine, dont Auguste dit lui-même,
d’après Dion Cassius, q u’il ne fait que suivre leurs prescriptions, tout
en alourdissant les peines.
Cela ne peut dans un premier temps que nous étonner. Après avoir
exposé des vues aussi hautes sur la fonction du mariage, comment
pouvons-nous ainsi avancer que Musonius propose comme exemples des
lois dont il ne pouvait par ailleurs cautionner toutes les dispositions ?
Cette référence c ompromet-elle à la fois notre c ompréhension de son
enseignement et sa pureté théorique ? C’est peu probable et au contraire,
notre présente interrogation nous donne deux directions de recherche
que l’on pourrait esquisser ainsi :
1 SVF I, 400 : « La loi des Spartiates fixe des amendes d’abord c ontre le célibataire, deu-
xièmement contre celui qui s’est marié tard, et troisièmement, c’est la plus importante,
contre le mariage illégitime (κακογαμίου). »
2 Musonius, XX, p. 112, 10-11.
408 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Musonius répond :
<Le mariage> est principe du fondement de la famille. De telle sorte que
celui qui fait disparaître de chez les hommes le mariage, il fait disparaître
également la famille, il fait disparaître aussi la cité, il fait disparaître encore
la totalité de la race humaine (ἀνθρώπειον γένος)2.
Musonius indique très clairement que c ’est bien d ’abord contre les
liens du sang que l’on pèche, liens du sang doublement protégés par
Zeus et les dieux des pères, ce qui, du reste, lèverait dans un premier
temps toute ambiguïté : c ’est de la nation q u’il s’agit ici. Ce n ’est plus
là le mariage c omme rempart de la race humaine, mais bien la procréa-
tion comme perpétuation de la famille, au travers des générations. Mais
qu’y-a-t-il là de non conforme aux dogmes stoïciens ? N’est-il pas κατὰ
φύσιν de n’être pas injuste envers sa descendance, puisque la nature a
donné à l’homme l’instinct de protéger ses rejetons ? De même, il est
conforme au dogme d’être juste envers ses parents, comme nous avons
pu le voir. En gardant l ’ambiguïté du mot γένος, traduit par « lignée »
et en l’entendant dans le sens de nation, de lignée de citoyens, si l’on
veut, il ne serait pas du tout, encore une fois, contraire au stoïcisme de
dire qu’il faut la sauvegarder : cela fait partie du soin à la cité que de
protéger la patrie, qui est un préférable. Mais comme pour éviter à son
interlocuteur tout risque de c ontre-sens augustéen (protéger la patrie
contre l’étranger), Musonius prend le soin de mettre sur le même plan
la protection de la famille, celle de l’étranger et celle de l’ami. Toutes
ces relations, finalement, se valent du point de vue de la vertu.
1 Plutarque, Stoic. Rep., 1034 B : « ῥευτορεύσειν καὶ πολιτεύσεσθαι τὸν σοφόν, ὡς καὶ τοῦ
πλούτου ὄντος ἀγαθοῦ καὶ τῆς δόξης καὶ τῆς ὑγιείας : Le sage sera rhéteur et participera à
la vie politique, c omme si la richesse était un bien, ainsi que la réputation et la santé. »
2 Cf. G. Reydams-Schils, « The Stoics of the Imperial Era », in Daniel Richter, William
Johnson (dir.), Oxford Handbook to the Second Sophistic, à paraître.
3 Il n’y a qu’une seule occurrence du mot dans tout le corpus : dans le traité VIII, où
Musonius rencontre un roi « sujet des Romains ». Expression sur laquelle je reviendrai
longuement en troisième partie.
4 Cf. le commentaire de C. Lutz, art. cit., p. 24 : « À la différence de certains philosophes,
Musonius n’était guère un doctor umbraticus, mais plutôt un personnage public, participant
remarquablement aux affaires publiques. Son importance certaine dans la vie publique,
son intérêt actif pour les problèmes de son époque, et son vif souci du devoir envers la
société fit de lui nécessairement un objet de la persécution de Néron. »
TROISIÈME PARTIE
ΠΟΛΙΤΕΙΑ
L’HOMME ET LA CITÉ
INTRODUCTION
DE LA TROISIÈME PARTIE
idée que l’on retrouve chez les autres1) ; l’exil n ’a aucune c onséquence sur
la vertu2 ; l’exil ne prive pas des biens nécessaires (nourriture, santé…)
et même permet, pour certains, de s’enrichir3 ; l’exil ne prive pas de la
réputation4. L’exil est finalement chose indifférente, il n ’est pas un mal,
seule l’opinion le fait paraître tel5.
Le propos de Musonius ne nous apprend pas grand-chose sur ces
points et surtout il faut le prendre pour ce qu’il est : rien de plus que
le développement d ’un lieu commun. Cependant, certains passages
peuvent paraître surprenants de la part d ’un stoïcien.
On s’étonne ainsi d’une certaine complaisance, aux limites de la
doctrine6, de la part de Musonius (contrairement à Sénèque) : l’exil ne
prive pas des biens nécessaires et même, il peut apporter une meilleure
santé, rendre plus riche et apporter une meilleure réputation. Tant
d’intérêt pour les biens extérieurs peut paraître louche. Musonius accu-
mule les exemples classiques : Ulysse, qui s ’enrichit chez les Phéaciens,
Thémistocle, chez les Perses et Dion de Syracuse. On remarque la
même chose à propos de la réputation, qui rappelle le passage sur les
exilés illustres de Plutarque7 : l’exil ne prive pas des honneurs et même
1 Musonius, IX, p. 42, 14 sqq., cf. infra ; Télès, III, 25, 5 : « j’ai changé de lieu et j’habite
ailleurs (μεταβὰς ἀλλαχοῦ κατοικῶ) » ; Plutarque, E, 600 E et 607 E (l’âme ne doit pas
s’effaroucher de se déplacer d’un lieu à un autre).
2 Musonius, p. 43, 6 : l ’exil ne fait pas obstacle à l ’acquisition de la vertu (κτῆσιν ἀρετῆς) ;
voir aussi p. 50, 8-15 : l’exil n’empêche aucunement d ’être juste, tempérant, courageux,
et prudent ; Télès, III, 24, 9 : qu’on soit chez soit ou à l’étranger, c’est conformément
à la même prudence (εὐβουλία) que l’on use de ce q u’il convient et qu’on c ommande ;
Plutarque, E, 607 E ; Sénèque, H, VIII, 2.
3 Musonius, IX, p. 44, 16 sqq. et p. 45, 10 – 46, 3 : les exilés peuvent acquérir de grandes
richesses ; Télès, III, 22 en entier : l’exil ne nous prive d’aucun bien, et même apporte
une situation meilleure ; Plutarque, E, 602 A, où l’on trouve l’exemple, commun à Télès,
Musonius et Plutarque, de Thémistocle, exilé, qui s’enrichit auprès du roi de Perse ;
Sénèque, H, X, 11, qui ne reprend pas l’hypothèse limite que l’exil enrichit, mais montre
que l’exil ne prive pas des biens nécessaires.
4 Musonius, IX, p. 47, 1 sqq. : « Mais il n ’y a pas non plus nécessité pour que les exilés aient
de toute façon mauvaise réputation (ἀλλ´ οὐδὲ κακοδοξεῖν πάντως ἀνάγκη τοὺς φυγόντας
δία τὴν φυγήν) » ; Télès, III, 25, 9 ; les deux auteurs montrent que si l ’exil est injuste, c ’est
plutôt aux accusateurs que devrait revenir l’infamie. Cf. Plutarque, E, 605 D, Sénèque,
H, XIII, 2.
5 Musonius, IX, p. 51, 5-8 : à un homme de bon sens, l’exil ne paraît pas chose terrible,
mais seul le vice est ainsi estimé ; Télès, III, 23, 2-3 ; Plutarque, E, 600 D ; Sénèque, H,
entre autres, VI, 1 : laisser de côté le jugement de la foule et adopter celui du sage.
6 Cf. par exemple A. C. Van Geytenbeek, op. cit., p. 151.
7 Plutarque, E, 604 D – 605 E.
La théorie musonienne de la cité 421
1 Cf. le début du traité : « Comme un exilé se plaignait de son exil, voici comment il le
consola. »
2 C. Lutz, « Musonius Rufus, The Roman Socrates », p. 5 note 8 et p. 9, note 22, propose
l’hypothèse d ’une lettre q u’aurait envoyée Musonius depuis son exil, en montrant que
le traité emprunte des tournures épistolaires (le fait qu’il n’ait d’autre part ici qu’un seul
interlocuteur est également à prendre en compte).
3 Ce serait en effet l’application d ’un principe de Chrysippe : Cf. SVF III, 474 et A.-J. Voelke,
« La fonction thérapeutique du logos selon Chrysippe », art. cit., p. 77, (où le passage
d’Origène est traduit) : « Le témoignage d ’Origène nous apprend en effet q u’il [Chrysippe]
se proposait d’appliquer sa méthode dans tous les cas, quelles que fussent les opinions
philosophiques défendues par ceux auxquels il venait en aide et sans trop se préoccuper de
la vérité de ces opinions : “Il ne faut pas, au moment où l’ardeur des passions culmine, se
soucier à l ’excès de l ’opinion préalablement suivie par celui que la passion affecte, de peur
qu’en passant son temps à réfuter intempestivement les opinions qui se sont au préalable
emparées de son âme on ne perde la possibilité de le soigner” [citation d’Origène]. Cette
perspective thérapeutique n’excluait donc aucune hypothèse quant à l’objet de sa passion »
– ce que ne voit pas J. S. Houser, The Philosophy of Musonius Rufus…, p. 28-29.
4 Par exemple, Musonius, IX, p. 44, 13-15 : « Ainsi donc l ’exil aide-t-il à un meilleur état
et du corps et de l’âme, plus q u’il ne s’y oppose. »
5 Musonius, IX, p. 50, 4-9.
422 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
nous priverait pas de l’essentiel, donc du vrai bien, à savoir la vertu. Que
l’on ait quelques-uns de ces biens, ou pas du tout, c’est chose indifférente.
Musonius renoue ici avec des positions plus clairement stoïciennes : le
vice est le seul mal (le seul véritable exil) et la vertu reste le seul bien.
Le cosmopolitisme du c onsolateur c onstitue un autre topos de la
littérature d’exil. Si l’exilé n’a rien à regretter, c ’est q
u’il est chez lui
en toutes cités. Cela, parce que le monde est une cité unique, la seule
véritable cité et la seule véritable patrie. Curieusement, ce topos ne figure
pas en tant que tel chez le cynique Télès, alors que le thème, même s ’il
est improprement rattaché à Socrate1 (la tradition socratique n ’étant
pas forcément toujours fidèle à Socrate), est d ’inspiration cynique et
stoïcienne. Plutarque, qu’on ne peut guère soupçonner de stoïcisme2,
utilise ce qui n ’est plus alors q u’une image très utile pour les c onsolations
sur l’exil. Cicéron, dans un passage des Tusculanes où il expose des
consolations épicuriennes (ce qui montre bien que le thème déborde plus
que largement l ’École stoïcienne) et alors q u’il cite Socrate, montre que
ces formules peuvent être reprises et généralisées dans celle du Teucer
de Pacuvius : « Itaque ad omnem rationem Teucri vox accommodari potest : /
“Patria est, ubicumque est bene3”. »
C’est pourtant dans le passage de Musonius c onsacré aux idées cos-
mopolites q u’il est possible de dégager quelques traits de ce q u’il est
convenu d’appeler le cosmopolitisme stoïcien. Car son usage du topos
semble déborder la simple figure rhétorique pour signifier une réalité
très profonde : la seule patrie, c’est le monde, parce que celui-ci est
1 Musonius, IX, p. 42, 1-2 : « Et quoi ? N’est-ce la pas la patrie commune de tous les hommes
(κοινὴ πατρὶς ἀνθρώπων ἀπάντων), le monde, c omme le jugeait Socrate ? » ; Plutarque, E,
600 F : « Socrate le disait bien mieux : il n’était ni Athénien, ni Grec, mais du Monde
(Κόσμιος) » ; voir encore, sur la référence à Socrate, le passage célèbre des Diss. d’Épictète,
1, 9, 1, voir aussi Cicéron, Tusc. V, 108. Sur l’attribution à Socrate de ce thème, cf. la
note 7 de la page 152 de la traduction J. Hani de Plutarque, ou bien Festugière, Deux
prédicateurs de l’antiquité…, p. 81, n. 1. Voir également B. L. Hijmans Jr, Ἄσκησις : Notes
on Epictetus’ Educationnal System, p. 72-77, et J. Moles, « Le cosmopolitisme cynique »,
art. cit., p. 260-261 : « L’attribution de formules presque identiques à Socrate et à d’autres
philosophes antérieurs à Diogène manque de vraisemblance. »
2 Pour D. Babut, (op. cit., p. 106-107), on ne saurait s ’appuyer sur un rapprochement entre
le De exilio de Plutarque et la critique que l ’on trouve dans les Comm. Not. (1076 F = SVF
III, 333) pour avancer l’idée d ’une transformation ou même d ’un assouplissement des
positions de Plutarque. Voir en particulier p. 107.
3 Cicéron, Tusc. V, 108 : « c’est pourquoi le mot de Teucer peut s ’appliquer à tous les cas :
“Ma patrie, c ’est partout où est le bien”. »
424 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
de tous les hommes qui est le monde », à la « cité des hommes et des
dieux » dont l ’homme de qualité se reconnaît citoyen ? On pourrait certes
passer sur cette différence d’accent, tant il semble que Musonius n ’insiste
que sur le seul fait que le monde est patrie et non sur la citoyenneté
spécifique q u’impliquerait la Cité de Zeus. Celle-ci ne serait alors q u’une
autre façon de mettre à profit le lieu commun de la cité Universelle,
dans un traité qui n ’invite pas à première vue à une réflexion politique
très poussée : il s’agit d’une consolation et non d’une réflexion sur la
nature du citoyen. Néanmoins, le thème apparaît en creux : Musonius
y revient sans cesse, c omme si l ’exil était finalement l ’un des meilleurs
moyens de comprendre ce qu’est l’activité politique selon le stoïcien.
C’est ainsi que, paradoxalement, l ’exil est pensé c omme ce qui permet,
parce qu’il détourne de ce qui fait obstacle à la véritable vie politique,
de réaliser en actes la seule véritable liberté :
(a) Et au souci de soi-même et à l’acquisition de la vertu l’exil ferait-il obstacle ?
Lorsque, en vérité, nul n ’est tenu à l ’écart de l’apprentissage ni de l ’exercice
ni de ce dont on a besoin à cause de l’exil. (b) « Comment l ’exil n ’aiderait-il
pas aussi à une chose semblable, en procurant à vrai dire le loisir et la faculté
d’apprendre et de pratiquer les bonnes actions, plus q u’auparavant, (c) étant
donné que nous ne sommes plus ni tirés en tous sens pour les corvées politiques
par ce qui semble être notre patrie, ni par ceux que nous croyons nos amis ou
par des parents gêneurs (μήθ´ ὑπὸ πατρίδος τῆς δοκούσης περιελκομένοις εἰς
ὑπηρεσίας πολιτικὰς μήτε ὑπὸ φίλων τῶν δοκούντων ἢ συγγενῶν ἐνοχλουμένοις),
eux qui sont étonnamment habiles à nous entraver et à nous arracher à l ’élan
vers le meilleur (τῆς ἐπὶ τὰ κρείττω ὁρμῆς)1.
1 Épicure, S. V., 58 : « Il faut se libérer des occupations quotidiennes et des affaires publiques
(πολτικὰ δεσμωτηρίου) » (texte et trad. M. Conche).
2 Cf. J.-M. André, L’otium dans la vie morale et intellectuelle romaine, des origines à l’époque
augustéenne, p. 163-169, not. p. 167 : « Le droit au loisir, que semblaient revendiquer les
chefs, est remplacé par le devoir du loisir ; cette évolution a pour conséquence de rendre
l’esprit disponible pour une tâche plus grande : mettre l ’intelligence au service de la cité. »
3 Ibid., p. 33.
4 Avec cependant les précisions apportées par J.-M. André ibid., p. 57-58 : « Hostile à l’otium
de principe, premier représentant de la théorie selon laquelle il faut dérober jalousement
La théorie musonienne de la cité 427
exemple – cette vie intellectuelle qui doit avoir pour pendant l’action
dans la cité, celle-ci étant c omme l’horizon et la raison de tout loisir.
Tout se passe c omme si Musonius voulait disjoindre les deux notions
(analysables dans les termes de la relation entre libertas et otium) qu’une
longue évolution de la réflexion politique dans la République (comme
Cicéron de manière complexe et parfois tragiquement1), avait tellement
tenté d ’articuler, en stigmatisant une vie politique qui serait de l ’ordre
du paraître et qui, vide de toute action réellement vertueuse et par là
réellement utile, constituerait un obstacle à la vie du philosophe, pour,
parallèlement, donner la primauté à la vie de loisir. Celle-ci, comme
l’indique du reste suffisamment notre texte, ne se résolvant pas dans la
seule contemplation, mais dans la synthèse la plus rationnelle possible
(c’est-à-dire la seule possible pour Musonius, pour qui la c ontemplation
pure n’existe pas) entre une vie de théorie et d’action. La question se pose
alors de savoir quelle alternative Musonius propose à l’action politique
dans la cité et quelle liberté il oppose à la seule libertas qu’un Romain
– même du temps du Principat, malgré les limites de la notion que
l’histoire politique de Rome a rendues floues – accepte : celle de la vie
son otium mais en recueillir les fruits pour l’action, Caton se situe au confluent de la vieille
éthique romaine, axée sur la uirtus, cette uirtus qui donne l’hégémonie extérieure et l’ordre
intérieur, et d ’une réflexion politique grecque, issue de la dislocation de la polis. »
1 Ibid., p. 331 : « Par tempérament et par scrupule, Cicéron ne peut accepter la vie
contemplative ; il peut tout au plus en accepter l’idée, quand déboires et chagrins
le chassent de la vie sociale… Ce qui reste bien établi, c’est que l’otium ne saurait
avoir pour lui de valeur absolue, non plus que le βίος θεωρητίκος… ». Voir aussi ce
jugement de J.-M. André sur les différentes analyses cicéroniennes de l’otium (p. 290) :
« Cicéron n’acceptera pas d’emblée l’idée d’une éminente dignité du loisir, sa démarche
de pensée suivra une courbe capricieuse, pour ne pas dire une ligne brisée ; tantôt
mobilisé totalement, il “rognera” sur le loisir légitime, q u’il admettait même dans le
Pro Archia, et mobilisera toute espèce de c ulture ; tantôt il inclinera à faire de l ’otium,
sublimé par la c ulture, un genre de vie avouable, et en tout cas désirable. » L’auteur
propose, de 68 à 44, trois périodes de la pensée cicéronienne de l’otium (p. 284) : 1/
de 68 à 60, où Cicéron « se présente comme un homme très occupé, et […] se plaît à
styliser l’opposition de deux genres de vie, dominés, l’un par la recherche insatiable
de la dignitas, l ’autre par un souci d’un honestum otium » ; 2/ de 60 à 50, « l’otium n’est
pas vraiment recherché : il prend le visage des incertitudes et des hésitations de
l’orateur » : l’otium se présente comme un loisir cultivé, dont sont exclues « et la joie
des sens et la pure contemplation » (p. 314), dont la fin unique est la uirtus romaine,
c’est-à-dire, grossièrement, l’action politique. 3/ 50-44 : l’otium apolitique a comme
justification morale le cas de force majeure, Cicéron est en effet écarté de la vie publique.
Encore faut-il souligner que cet otium doit pour Cicéron pouvoir influencer la politique
(cf. p. 318 sqq.).
428 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
idéal philosophique de perfectionnement moral qui, pour le moins, ignorait toute réalité
politique et sociale. »
430 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
s ’en plaignait, il serait sot et ridicule ; de même aussi celui qui, habitant une
autre cité que celle où, par hasard il se trouve q u’il est né (οὐκ ἐν ᾗ τυγχάνει
γεγονώς), trouverait que c ’est un malheur, celui-là serait jugé non sans raison
comme fou et sans intelligence1.
La patrie n’a d’autre réalité que le nom qu’on lui donne, elle ne relève
aucunement de la nature (qui, de fait, n ’est pas morcelée en petites unités
d’espace distinctes, différentes et hétérogènes) : il en va de même pour
1 Sur cette théorie, voir en particulier. É. Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien
stoïcisme (mais l’enseignement stoïcien sur l’exil, et ce jusqu’à Marc-Aurèle, en passant
par Sénèque, montre que cette théorie est toujours valable chez des stoïciens plus récents),
chapitre 3, « La théorie du lieu et du vide », p. 37-53, et V. Goldschmidt, Le système stoïcien
et l’idée de temps, A, II, « le vide et le lieu », p. 26-30.
2 V. Goldschmidt, op. cit.,p. 26.
3 Sur ce point, voir la très éclairante proposition, p. 41, de Bréhier, op. cit. : « Au c ontraire
[contre la position aristotélicienne qui veut que le lieu donne les limites, soit le contenant
des corps], pour les stoïciens, l’extension est considérée comme le résultat de la qualité
propre qui constitue un individu corporel. »
432 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
par de multiples degrés de tension, mais non pas par les diverses positions
occupées par ses parties1.
Pour le sage, il n ’est aucun lieu qui soit « patrie », ou qui soit « sa
maison », etc. puisque l’âme du sage épouse la tension de l’univers. Il
n’est pas d’exil pour lui et l’univers est sa seule et unique patrie.
C’est ainsi que, pour Musonius, la patrie doit être réduite à une
« certaine cité », cité comme une autre :
Aussi ne faut-il pas croire non plus que tu es banni de ta véritable patrie, si
tu es sorti de cet endroit où tu es né et où tu as été élevé : tu as seulement
été privé d’une certaine cité, surtout si tu juges être quelqu’un de qualité
(κἂν ἀξιοῖς τις εἴναι ἐπιεικής)2.
parcelle de la Terre ; ou, plus exactement, le nom que l’on donne à cet
emplacement (χωρίον) n’a aucune importance :
Un tel homme [sc. quelqu’un de qualité] en effet ni n’honore ni ne méprise
aucun emplacement (χωρίον) comme une cause (αἴτιον) de bonheur ou de
malheur, mais il place en lui-même l’univers (αὐτὸς δὲ ἐν αὑτῷ τίθεται τὸ πᾶν)1.
Un « cosmopolitisme négatif » ?
Cette définition du monde c omme patrie universelle serait insuffisante
en elle-même pour distinguer, si ce n ’est une spécificité, du moins la place
exacte de Musonius dans le lieu c ommun. En fait, si l ’on s ’en tient à ce
seul fait, on pourrait tout à fait voir en Musonius, non plus un héritier
de la pensée sextienne (on doute que Sextius eût pu tenir la patrie pour
indifférente, lui qui se défendait d’être stoïcien3, non seulement sans
1 Musonius, IX, p. 42, 6-8. Notons que Musonius confond sans doute la distinction clas-
sique entre l’univers et le tout, τὸ ὅλον et τὸ πᾶν, « où l’univers signifie le monde, et le
tout, le monde avec, en outre, le vide environnant » (V. Goldschmidt, op. cit., p. 27), cf.
SVF II, 522-525.
2 L’expression est une concession à l’impression de la pluralité des corps : en fait, il n’y a
qu’un lieu pertinent, le monde (voir la réponse donnée par É. Bréhier à l’objection « le
lieu change de lieu », p. 42).
3 Cf. Sénèque, Ep. 64, 2-3 : « On a ensuite lu le livre de Q. Sextius le Père, un grand homme,
crois-moi, et, bien qu’il le nie, un stoïcien (et licet neget Stoici). Que de vigueur, chez lui,
dieux bons !, et que d’âme ! Cela, tu ne le trouveras pas chez tous les philosophes : les
écrits de certains, pourtant porteurs d ’un nom illustre, sont dépourvus de sève. Ils font
434 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
des raisonnements, exposent, coupent les cheveux en quatre : ils ne forment pas l’esprit,
parce qu’ils n’en ont pas. Lorsque tu liras Sextius, tu diras : “Il vit, plein de vigueur, il est
libre, il dépasse l ’homme (supra hominem est), il me remplit d ’une ardente assurance (dimittit
me plenum ingentis fiduciae)”. » On peut évidemment s ’étonner de l’annexion par Sénèque
de Sextius à l’École. N’est-ce pas là la preuve que son enseignement, même politique,
correspond finalement aux nouvelles données du temps (un peu à la manière du Cicéron
de la dernière période : mieux vaut, vu les conditions politiques, se retrancher dans la
vie philosophique) ? Mais ce serait là méconnaître les propositions du De otio : sans doute
le temps n’est pas à l’action dans la cité, mais rien n’empêche que le sage participe au
bonheur c ommun dans son loisir. C ’est sans doute beaucoup plus la différence avec les
autres philosophes (des autres écoles, non les stoïciens, qui, par le fait même, sont exclus
de la comparaison) qui motive le jugement du philosophe. On pourrait d’autre part
nuancer le jugement de Sénèque lui-même, qui, finalement, associe Sextius au cynisme
plus qu’au stoïcisme, si l’on se réfère au De breuitate uitae, XIV, 2 : le stoïcisme vainc la
nature humaine (hominis naturam vincere), le Cynisme la dépasse (hominis naturam excedere)
– on retrouverait là le supra hominem. Il ne s’agit pas tant pour un stoïcien de dépasser la
nature humaine, que de vivre c onformément à cette nature. Pour un c ommentaire du
passage du De tranquilitate sur la c omparaison entre stoïcien et Cynique, cf. M. Billerbeck,
« Greek Cynism in Imperial Rome », art. cit., p. 154.
1 Sénèque montre que l’école de Sextius est une « noua et Romani roboris secta » ; cf. Nat.
Quaest. VII, 32.
2 D.L. VI, 20. C ’est ce qui lui valut, selon certains, d’être exilé de Sinope.
3 Musonius, VIII, p. 34, 7-11. On se souvient par ailleurs de l’anecdote célèbre de Diogène
avec Alexandre – D.L. VI, 38 ; cf. également VI 44, à propos de la lettre d ’Alexandre à
Antipater, et D.L. VI, 43 sur la réponse de Diogène à Philippe.
La théorie musonienne de la cité 435
1 Épictète, Diss. 3, 22, 47-48. Trad. J. Souilhé très légèrement modifiée – ἄοικος est rendu
par « sans abri » parce q u’Épictète vient de dire que Diogène est ἄοικος et ἀνέστιος, que
le mot ici reprend ces deux idées, comme le montre la suite : Diogène montre qu’il est
sans femme et sans enfant (la famille, que peut traduire aussi οἶκος) et que la terre et le
ciel seul lui fournissent un abri, qui n ’est pas fait de quatre murs, dussent-ils être ceux
d’un palais. L ’expression « sans maison » espère joindre ces deux idées ; d’autre part,
ἄπολις est rendu par « sans patrie », dans le but de garder ici la notion d’absence de cité :
elle semble indiquer, plus que le rejet de la patrie en tant que telle, le rejet de la cité et
ses conséquences politiques.
2 D.L. VI, 63 – « je suis citoyen du monde ».
3 J. Moles, « Le cosmopolitisme cynique », art. cit., p. 265-266. Dans la suite je m ’appuie
sur les thèses de J. Moles, énoncées dans cet article, et dans « The Cynics and Politics »,
La théorie musonienne de la cité 437
Cette phrase semble impliquer que Diogène ait reconnu une perti-
nence à une politeia plus large que celle de la cité. 2/ Le cosmopolitisme
de Diogène doit être réintégré dans une tradition plus large, où des
auteurs comme Héraclite, Euripide, Antiphon, Hippias, etc. ont donné à
la notion une valeur positive : « une interprétation restrictive et négative
des formules parallèles chez Diogène est injustifiable2 ». 3/ Il faut tenir
compte de la rivalité entre Aristippe et Diogène et c omprendre que si
Aristippe est partout ξένος3, étranger, désengagé, Diogène reste, quant
à lui, πολίτης : « Diogène substitue le positif et l ’engagé (πολίτης, πολι-
τεία) au négatif et au désengagé4. » 4/ Il faut interpréter les oppositions
proposées par Diogène. 5/ Il faut aussi tenir c ompte des paradoxes qui
semblent menacer la doctrine cynique5 (comment articuler rejet de la
cité et l’assomption de l’état de citoyen ?).
Je ne suis pas toutes les c onclusions de J. Moles. Elles sont ramassées
dans une phrase de c onclusion :
(1) Le cynique proclame son allégeance au κόσμος. Il peut mener une vie
honnête n ’importe où : la terre entière lui sert de chez-soi. (2) Il maintient
une attitude positive face au monde naturel et (3) au monde animal. (5) Il
est lui-même semblable aux dieux. (4) Il reconnaît sa parenté véritable avec
les autres sages et sa parenté potentielle avec les hommes en général qu’il
cherche à c onvertir. (6) Il est médiateur entre les hommes et les dieux et cette
médiation est une partie importante de son activité pédagogique1.
1 CC, p. 277. Je rétablis entre parenthèses l’ordre des arguments tels q u’ils sont proposés
dans la démonstration.
2 Cf. M.-O. Goulet-Cazé, « Les premiers cyniques et la religion », Le cynisme ancien et ses
prolongements, (dir. M.-O. Goulet-Cazé & R. Goulet), p. 117-158, et notamment p. 149-
150 : « Rien ne prouve donc que Diogène était un athée c onvaincu, rien ne prouve non
plus qu’il était pieux. Comment alors définir son attitude ? C’était un parfait agnostique
qui, une fois pour toutes, s ’était débarrassé du problème de fond de la religion et qui s ’en
tirait par des pirouettes quand on lui posait des questions gênantes. […] On découvre
ainsi dans le cynisme une insignifiance des dieux et on peut constater qu’il n’y a pas de
place dans la philosophie diogénienne pour une préoccupation de nature religieuse. La
religion aux yeux de Diogène ne sert à rien, et même entrave l’apathie. » Cf. S. Husson,
La République de Diogène, op. cit., p. 81-83.
3 CC, p. 270.
4 Par exemple, D.L. VI, 44 (la vie accordée aux hommes par les dieux est facile) ; VI, 51
(les hommes de biens sont les images des dieux).
5 Cela dit à propos de Diogène, et sans préjuger de la position de Ménédème (D.L. VI,
102) : ce peut être du reste une preuve d’une grande liberté du cynisme sur cette
question.
6 Voir par exemple la remarque à la femme qui se prosterne de manière indécente – D.L. VI,
37.
7 CC, p. 269. On retrouve cette parenté en D.L. VI, 73 : « Si on écoute la droite raison,
tout, disait-il, est à la fois dans tout et partout ; de fait, dans le pain il y a de la viande
et dans le légume il y a du pain, les autres corps étant en toutes choses du fait que
leur masses s’interpénètrent par des pores invisibles et se réunissent sous forme de
vapeurs. »
8 Ibid., p. 268, notamment.
La théorie musonienne de la cité 439
les êtres naturels, les animaux1 et les hommes, par (4) cette parenté se
traduisant par une attention particulière y compris au genre humain,
(même si celle-ci prend parfois la tournure d ’un rejet de l’autre, dans
l’injure ou la violence2 et malgré l’autarcie revendiquée du Cynique),
genre qui se distingue, de manière du reste positive ou négative3, des
animaux. Cette parenté ne sous-entend aucune organisation sociale, mais
le sentiment d’une responsabilité envers autrui, que l’on retrouve dans
l’attention que le Cynique lui porte. Cette attention aux hommes se lit
dans la volonté du Cynique d’être didaskalos : c’est grâce à son ensei-
gnement4 que les non-Cyniques, les non-sages5 peuvent devenir sages et
c’est pour cela que le Cynique prend soin, à sa façon, de son prochain.
À partir de (1), si l’on maintient d’autre part (2), (3) et (4), on peut
conclure que Diogène avait pour ainsi dire une théorie du meilleur
régime, absolument coextensif à l’état de Cynique :
Dans un geste typique de réévaluation, ou d’appropriation, des termes, les
Cyniques emploient les mots patris, polis, politeia, etc., c omme des métaphores
du mode de vie Cynique lui-même, de fait, la politeia cynique, l’« État »
cynique, n ’est rien d ’autre que l’« État » d’être cynique, ce qui est tout à la
fois un état matériel ou social et un état moral […]. L’« État » cynique est
conçu c omme coextensif avec le kosmos et dans une certain relation positive
avec lui et les divers éléments qui le c onstituent6.
1 Cf. D.L. VI, 79, sur ce q u’ordonne Diogène pour sa sépulture : (p. 744) « Certains disent
que Diogène mourant ordonna qu’on le jetât en terre sans sépulture afin que n’importe
quelle bête sauvage pût prendre sa part, ou q u’on le poussât dans un trou et qu’on le
recouvrît d ’un peu de poussière […] afin qu’il fût utile à ses frères. »
2 Cf. par exemple D.L. VI 24 ; 32 ; 42 ; 46.
3 D.L. VI, 24.
4 Cet enseignement peut prendre beaucoup de formes : D.L. VI, 35, par exemple, sur les
épreuves q u’inflige Diogène aux hommes, ou à ceux qui veulent le suivre (cf. également VI,
36) et sur la manière d’enseigner : « Il disait qu’il imitait les maîtres de chœur. Ceux-ci
en effet entonnent un ton plus haut afin que les autres trouvent le ton juste. »
5 Si l’on convient que Diogène ait pu partager les vues d’Antisthène : seuls les sages sont
amis, cf. D.L. VI, 12.
6 CP, p. 137-138. On retrouve cette idée dans ce que dit de lui Cratès : « il se disait aussi
citoyen de Diogène (καὶ Διογένου εἶναι πολίτης) » – cf. CP, p. 138 : « … Crates is “citizen
of Diogenes”, which implies both that Diogenes is the embodiment if the Ideal state and that
Crates himself is too ».
440 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Cf. T. Dorandi, art. cit., p. 60-62, pour la traduction des comptes rendus par Philodème
(p. 60-61), et Diogène Laërce (p. 62) de cette πολίτεια.
2 Cf. l’attitude de Diogène avec les enfants de Xéniade, rapportée par D.L. VI, 92-93 :
« Eubule, dans son ouvrage intitulé vente de Diogène, dit q u’il apprit aux enfants de Xéniade,
après les autres disciplines, à monter à cheval, tirer à l’arc, lancer la fronde et le javelot.
Puis, à la palestre, il ne permit pas au pédotribe de leur donner une formation d’athlètes,
il le laissa seulement leur apprendre les exercices qui donnent des bonnes couleurs et une
bonne santé. Ces enfants retenaient par cœur certains passages de poètes, des prosateurs
et des ouvrages de Diogène lui-même ; il les faisait s ’exercer à tout procédé permettant de
se souvenir vite et bien. À la maison, il leur apprenait à se servir eux-mêmes, à prendre
une nourriture frugale et à boire de l’eau ; à son instigation, ils avaient des cheveux
tondus au ras de la tête, ils allaient sans coquetterie, sans tunique, pieds nus, gardant le
silence, marchant les yeux baissés dans la rue. Ils les emmenait également à la chasse. »
Bel enseignement de l’αὐτάρκεια cynique. On comprend d’autre part l’interdiction faite
au pédotribe par la disqualification d’une ἄσκησις qui n’aurait pas d’autre fin qu’elle
même. Voir aussi D.L. VI, 75 pour les enfants d’Onésicrite (et Onésicrite lui-même,
ensuite – § 76).
La théorie musonienne de la cité 441
1 Cela même si les sages ont des amis et si les sages sont amis.
2 CP, p. 141.
3 Ibid., p. 142.
4 Ibid.
442 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
celui, positif, des Cyniques, qui partagent, non pas un ensemble de valeurs
communes (ce qui serait retomber en-deçà du principe παραχαράττειν
τὸ νόμισμα), mais une pratique des liens entre les hommes, à laquelle
ne participent pas tous les hommes, les non sages étant dès lors les vrais
apatrides, qui enferment la relation (à soi-même et aux autres) dans les
filets des traditions, des lois, en somme, de la c onvention.
On ne saurait évidemment déceler chez Musonius une telle pensée
du lien : s’il faut prendre soin de soi-même et d ’autrui, c ’est, pour notre
philosophe, dans la pensée que se constitue par-delà les communautés
humaines existantes un autre type de c ommunauté, fondée et cimentée
par la bienveillance et l ’amitié. Pour Musonius, le lien à autrui est fon-
dateur d’une communauté, il est toujours lien social, même si la société
ou la communauté qu’il fonde n’est guère la c ommunauté politique
institutionnelle. On peut le lire dès le περὶ φυγῆς, dans le passage du
monde c omme patrie universelle à la cité des hommes et des dieux, qui
implique, plus qu’une parenté ou une attitude, la commune obéissance
à des lois de constitution de la communauté humaine, qui fondent la
parenté des hommes et l’attitude qui en est la conséquence. Dans ce
lien, se joue autre chose q u’une simple pratique. Pour Musonius, c omme
pour les stoïciens, le lien inter-individuel n ’est pas de l ’ordre uniquement
d’un savoir se rencontrer, ou savoir prendre soin de soi et des autres, mais
il exige comme soubassement naturel constance et solidité : en ce sens,
le mariage apparaît, une fois de plus, comme le premier de ces liens et
leur matrice.
D’où la différence entre les deux états d’habitant du monde comme
patrie universelle et de citoyen de la cité de Zeus, qui ne renvoient pas
à la même chose (même si patrie universelle et cité de Zeus forment les
deux faces de la même réalité : comme la France peut être unité géogra-
phique et unité qui désigne une c ommunauté politique). Pour Musonius
(mais cela ne l ’intéresse pas directement dans ce traité), l ’homme de bien
ne juge pas seulement que le monde est la patrie universelle, mais en
plus, il pense q u’il participe à une communauté qui dépasse toutes les
communautés politiques : citoyen d’un corps social formé des hommes
et des dieux, il participe, en tant que tel, à la vie de cette communauté.
On peut être habitant du monde sans être citoyen du monde : c ’est
le cas de l’insensé, qui, potentiellement, reste citoyen mais sans exercer
actuellement cette citoyenneté.
La théorie musonienne de la cité 443
1 D.L. VI, 49.
2 Musonius, IX, p. 47, 3-6.
444 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
toute action politique et il n’est pas non plus un rejet pur et simple de
la cité. Au contraire : il faut savoir prendre soin de sa cité, car c’est dans
la notion même de cité (pour peu qu’elle soit correctement entendue)
que l ’on peut découvrir la vérité des liens humains. Malgré ses réalisa-
tions très imparfaites, elle est essentielle pour comprendre l ’homme et
la réalité des cités est le lieu même de l’action philosophique comme le
montre l’impératif de prendre soin de sa propre cité.
LE SOIN DE LA CITÉ :
ARTICULER CITÉ UNIVERSELLE
ET « PETITE » CITÉ
qui attend sa proie et la mord, n ’as-tu rien perdu (οὐδὲν ἀπολώλεκας) ? Mais te faut-il
perdre une piécette (ἀλλὰ δεῖ σε κέρμα ἀπολέσαι) pour subir un dommage, la perte de
rien d’autre n’apporte-t-elle pas un dommage à l ’homme ? […] Pourtant, ces choses-là
[la science de la grammaire, la musique] sont perdues du fait d ’une cause extérieure et
non délibérée (παρ´ ἔξωθέν τινα καὶ ἀπροαίρετον αἰτίαν ἀπόλλυται), tandis que celles-là
[la pudeur, la dignité, le fait d’être civilisé] sont notre fait. Celles-ci, les avoir n’est
pas bon, les perdre n’est pas honteux, tandis que ne pas avoir celles-là et les perdre,
c’est honteux et blâmable et c ’est un échec. Que perd celui qui est sous la coupe du
débauché ? Il perd l’homme (τί ἀπολλύει ὁ τὰ τοῦ κιναίδου πάσχων; τὸν ἄνδρα). Et
celui qui le traite ainsi ? Plein de choses, et d ’autres encore, et aussi rien moins que
l’homme (καὶ αὐτὸς δ´οὐδὲν ἧττον τὸν ἄνδρα). » Il s’agit d ’une perte d ’une qualité :
on peut vivre en l’ayant perdue, mais cette vie n’est pas celle d’un homme, n’atteint
pas la destination de l’homme ; c’est un échec d’autant plus honteux qu’elle est de la
responsabilité de tout homme.
1 Hiéronyme (ad Galatas, III, 5, 22 = SVF III, 291) : la χρηστότης, c’est uirtus sponte ad bene
faciendum exposita : la vertu spontanément ouverte au bienfait.
448 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
c ’est la récompense de la vertu bienfaitrice. Celui qui ne participe pas à la vertu est donc
dit avec justice méprisable (τὸν οὖν ἀρετῆς ἀμέτοχον ἄτιμον δικαίως λέγεσθαι. »
1 Musonius, XVI, p. 87, 2-7.
450 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
PRÉSENTATION DU TRAITÉ
1 ὁ βασιλεὺς ὁ ἀγαθός. Cf. par exemple Musonius VIII, p. 36, 23 ; 37, 12 ; 38, 9 ; 38, 13 ;
38, 16 –39, 1.
2 Musonius, VIII, p. 38, 16 – 39, 2 : « De sorte que le bon roi se trouve être nécessairement
et immédiatement philosophe (ὥσθ´ ὁ βασιλεὺς ὁ ἀγαθὸς ἐξ ἀνάγκης εὐθὺς καὶ φιλόσοφος
εὑρίσκεται ὤν). »
3 Ibid., p. 37, 4-6 : « ζηλωτὴν δὲ τοῦ Διὸς », « πατέρα τῶν άρξομένων ».
4 Le roi, être infaillible et parfait (ἀναμάρτητος καὶ τέλειος) : cf. p. 36, 24.
5 Ibid., p. 35, 7.
6 Voir A. C. Van Geytenbeek, Musonius Rufus and Greek Diatribe, p. 129 : « Il apparaît, de
fait, que Musonius dans ce discours développe nombre de réflexions qui ressortissent de
thèmes bien c onnus chez les cyniques et les stoïciens. Son argumentation est claire et
logique, mais manque d ’originalité. »
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 453
1 Cf. G. Lenta, « L’immagine del filosofo nelle Diatribe musoniane », p. 298 : « Il est clair, cepen-
dant, que la βασιλεία est également une compétence spéciale, l’art de “bien gouverner le
peuple et la cité” et de “commander les hommes”. » Si G. Lenta voit bien cette spécificité
que partagent philosophe et roi (gouverner et c ommander sont le fait de l ’homme royal
– le βασιλικός), il n ’approfondit guère la question et replie le propos sur ce seul parallèle
entre philosophe et roi.
2 Musonius, ibid., p. 37, 2-3 : « έὐνομίαν μὲν καὶ ὁμονοιαν μηχανώμενον, ἀνομίαν δὲ καὶ
στάσιν ἀπειργοντα ».
3 Elle importe au contraire pour une tentative de datation du traité, car si l’entrevue qu’il
relate a réellement eu lieu, elle ne peut être postérieure à l ’an 106 ap. J.-C., date à partir
de laquelle il n’y a plus de roi en Syrie. D ’où une rédaction du traité par Lucius que
l’on situe en général entre 106 et 110, ce qui permet également une approximation de
la date de la mort de Musonius, puisqu’il est parlé de lui au passé (Voir la note 1 de la
page 74 de la traduction de A. J. Festugière et surtout A. C. Van Geytenbeek, Musonius
Rufus and Greek Diatribe, p. 9-10). Q u’en est-il à présent de la date de la rencontre elle-
même ? W. Klassen, « The king as “living law” with particular reference to Musonius
Rufus », Studies in Religion, 14, 1985, p. 63-71, not. p. 63-64, rappelle que c ’est un topos
de la littérature hellénistique de montrer l ’autonomie du philosophe face au roi. Il ajoute
cependant : « In the case of Musonius it is just possible that an actual encounter did take place
since the king is not named and therefore it is hardly an attempt to embellish Mlusonius’ reputa-
tion. » La suite est plus discutable : « Above all it accords with other evidence that Musonius
did not hesitate to advise kings on matters of policy or indeed of military strategy. For such advice
he spent considerable time in exile and in that respect was closer to the Hebrew prophets than to
the sycophancy of his fellow Stoic, Seneca, or the disdain shown for kings and public policy by
some of the Cynics. » Outre le jugement peu vraisemblable sur Sénèque, on doute que
Musonius ait véritablement conseillé des rois sur les affaires militaires (son initiative sous
Vitellius reste bien une initiative personnelle, qui montre, rappelons-le, pour Tacite son
intempestiua sapienta). Il reste q u’il dut certainement à ses prises de position politiques ses
exils. Cela dit, il est évidemment tentant d ’esquisser au moins des pistes pour dater cette
possible entrevue, si toutefois elle n’a pas eu lieu à Rome même. Musonius était auprès
de Rubellius lorsque celui-ci était en exil en Syrie (Tacite, Ann., XIV, 59), de 62 à 64
– Rubellius part en 62 et est exécuté en 64. Cf. C. Lutz, « Musonius Rufus, the Roman
Socrate », p. 14. Musonius, d’autre part, après son exil à Gyaros, après la conspiration de
Pison, est renvoyé, semble-t-il, en exil par Vespasien (même si, dans un premier temps,
il échappe à la proscription : cf. Dion Cassius, Ep. LXVI, 13). Il rappelé sans doute par
Titus, dont il était l’ami (Hieronyme, Interpretatio Chronicae Eusebii Pamphili, 597f, cf.
454 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
un roi de Syrie1, roi dont l’autorité est à la fois limitée par les traités avec
Rome (le roi est ὑπήκοος Ῥωμαίων, sujet des Romains), puisque depuis
les conquêtes de Pompée, la Syrie est devenue une province Romaine et
cependant intacte quant à la politique intérieure, c’est-à-dire quant à la
relation du roi à ses propres sujets. C’est ainsi que le terme ὑπήκοος est
utilisé ailleurs plusieurs fois dans le traité pour désigner à la fois le roi
et ses sujets. Ce roi qui vient à la rencontre de Musonius (il est hélas
impossible de l ’identifier) dépend ainsi de l ’empereur romain (il est son
client), rex datus2, « il sait q u’il est révocable sans préavis et que rien
n’assure qu’il transmettra son royaume à ses fils3 » ; il est donc une sorte
de fonctionnaire (procurateur) de l’empereur et a la charge d’administrer
une cité1 ; il est cependant roi, βασιλεύς, et même vaincu, il reste traité
avec les égards dus à son rang2 et, pour ses sujets, il est finalement
l’autorité la plus immédiate : le roi a une armée et une police, il rend
la justice, etc. « En apparence, le roi client paraissait souverain dans son
royaume, à quelques nuances près3 » : la politique étrangère reste du
ressort de Rome et le roi est maintenu sous la tutelle du gouverneur
de la province qui peut écraser des tentatives de révoltes ou de traités
entre cités contre Rome4, enfin, le royaume paie un tribut à Rome.
Il s’agit donc ici d ’un roi-client (les rois sont clients d ’un homme, et,
depuis Auguste, qui a récupéré la clientèle d’Antoine, de l ’empereur). Le
passage à la langue grecque permet ici de restituer ce que cette qualité
d’ami ou de client contient de soumission et permet à Musonius de lire
la question du pouvoir à la fois dans une grille qui reste romaine (ou
plutôt emprunte-t-elle un horizon politique romain) tout en étant pen-
sée dans les cadres d ’une monarchie héritée de la période hellénistique.
D’où un traité apparemment étrange où Musonius fait la leçon au roi,
lui parlant d ’un pouvoir qu’il doit à ses sujets plus q u’il ne le possède
réellement, un pouvoir dont il n ’a, si l’on peut s’exprimer ainsi, que
l’usufruit mais qu’il décrit pourtant comme n’étant rien moins q u’un
pouvoir qui, à plusieurs égards, paraît d ’un type pastoral.
Michel Foucault a noté, dans Le souci de soi5, les conséquences sur
la réflexion politique et morale des cadres nouveaux du jeu politique
hérités de la période hellénistique et romaine. Ces transformations ont
causé une problématisation nouvelle de la participation politique, où le
pouvoir apparaît doublement relativisé : d ’une part, écrit M. Foucault,
1 Cela est si vrai que « paradoxalement, la disparition progressive des États clients dans le
dernier tiers du ier siècle fut, en partie, la conséquence de leur succès : ils avaient rempli
la tâche qui leur était implicitement assignée de préparer le régime de l’administration
directe. Là où l’échec était manifeste, il n ’y avait pas de raison de maintenir plus longtemps
des princes qui avaient fait la preuve de leur incapacité » (Ibid., p. 65).
2 D. C. Braund, « Client Kings », The Administration of the Roman Empire 241 BC – AD 193,
éd. D. C. Braund, Exeter Studies in History, 18, 1988, p. 69-96. Cf. notamment p. 73-75 :
lorsque les rois sont enchaînés, c’est dans des chaînes en or.
3 M. Sartre, ibid., p. 64.
4 Comme ce fut le cas sous Vespasien : G. W. Bowersock, op. cit., p. 87 : « In 72, allegedly on
receipt of a report that Antiochus, the king of Commagene, was about to join forces with Vologaeses,
the king of Parthia, Caesennius Paetus, governor of Syria and kinsman of Vespasian, promptly
annexed A ntiochus’ realm to the empire of Rome. »
5 Michel Foucault, Histoire de la sexualité III, Le souci de soi, chapitre iii, ii, « Le jeu politique ».
456 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Ibid., p. 121. Cf. aussi p. 124 : « Qui exerce le pouvoir a à se placer dans un champ de
relations complexes où il occupe un point de transition : son statut a pu le placer là ; ce
n’est pas ce statut cependant qui fixe les règles à suivre et les limites à observer. »
2 Ibid., p. 114.
3 Ibid., p. 115 – M. Foucault cite ici Dion Cassius, Histoire romaine, LII, 19 (propos de Mécène
à Auguste).
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 457
1 SVF III, 618 : « De même que nous appelons ouvrier non pas celui qui possède les
outils de l’ouvrier, mais celui qui en a acquis l’habileté, de même aussi nous appelons
commandant et roi celui qui possède la science royale et non pas celui qui exerce son
pouvoir sur un grand nombre. Le pouvoir visible n’est en effet qu’un outil, tandis que la
disposition est ce dont on se sert effectivement (Ὄργανον γάρ ἐστιν ἡ φαινομένη δύναμις,
τὸ δὲ χρώμενον ἡ ἔξις) : sans elle, jamais personne ne pourrait être chef ou bien roi. » On
retrouvera chez Musonius un tel discours, non pas à propos du roi spécifiquement, mais
à propos du personnage royal, qui, possédant la science royale, peut régner sur lui-même,
son épouse, ses enfants ou ses amis, sans perdre le titre de βασιλικός.
2 Cf. SVF III, 614 : « Aucun insensé ne se conforme à la loi ni n’est capable de la comprendre
(μηδένα δὲ τῶν φαύλων μήτε νόμιμον εἶναι μήτε νομικόν) », le νόμιμος ἀνήρ étant défini ἀκο-
λουθητικὸς τῷ νόμῳ καὶ πρακτικὸς τῶν ὑπ´αὐτοῦ προσταττομένων (« disposé à suivre la loi
et porté à faire ce qu’elle lui ordonne »), tandis que le νομικός est ἐξηγητικὸς τοῦ νόμου
(« interprète de la loi »), deux qualités réservées au sage.
458 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Il est tout à fait symptomatique que Stobée oppose ici les ἀστείοι, autre
nom du sage, à l’insensé αὐθαδης et ἀνάγωγος : c ’est le « bien élevé »,
le c ultivé, le raffiné face à celui qui n’a aucune éducation (ἀνάγωγος),
trop grossier pour pouvoir obéir à qui que ce soit. De fait alors, seul
le sage peut gouverner, mais également être gouverné : tout se passe
comme si le jeu politique, ou du moins la citoyenneté telle que la conçoit
Aristote dans une πολιτεία juste2 (les citoyens, lorsqu’ils sont égaux3,
commandent et sont c ommandés alternativement – c’est ce qui se passe
dans « la plupart des régimes politiques4 »), n’était le fait que des sages
seuls – les insensés se voient ainsi exclus de toute vraie participation
politique et de toute citoyenneté. Comment alors penser q u’un roi sage
peut avoir des sujets qui ne soient pas eux-mêmes des sages ?
C’est pourtant ce sur quoi insiste Musonius dans ce traité, présentant
l’activité du roi qui gouverne mais, dans le même temps, est lui-même
gouverné. Il s’agit alors :
1 Sénèque, Clem. I, XIX, 2 « Car c ’est la Nature qui a imaginé la royauté, ce q u’on peut
reconnaître à partir du règne animal, et notamment à partir des abeilles. »
2 Ibid., I, IV, 2 : « C’est pourquoi il n’est pas étonnant que les princes et les rois (principes
regesque), et ceux qui, quel que soit leur nom, sont les gardiens de l ’État, soient aimés plus
encore que toutes les autres relations q u’on noue entre particuliers »). Sur cette phrase,
voir M. Griffin, Seneca, a Philosopher in Politics, p. 144-148, not. p. 146-147 : « The phrase
“Kings and principes and by whatever other names guardians of the public order go” will then
be a deliberate expression of impatience with those who attach too much importance to the summi
fastigii uocabulum. »
3 Cf. Cicéron, Resp. II, XXVII, 49.
4 Suétone, Titus, 6-7. Chapitres qui rendent son amitié avec Musonius étonnante si elle est
nouée avant que Titus soit empereur : il aime les jeux du cirque, ce qui ne peut être du
goût d’un philosophe dont Dion Chrysostome (à supposer cependant que le ὁ φιλόσοφος
dont parle le Cynique soit bien Musonius) nous dit q u’il fut c ontraint de quitter Athènes
parce qu’il s’opposait aux spectacles sanglants des jeux (Discours XXXI, 122) ; et sa
débauche eût difficilement plu au maître.
5 Suétone, Domitien, 13.
6 Suétone, Titus, 1.
460 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
le Sénat (parce q u’il n ’usa pas de la loi de majesté et poursuivit les déla-
teurs) et secourable envers le peuple. En somme, il fut une incarnation
possible du « bon roi » : son règne – auquel il faudrait ajouter ses amours
passées et l’action qu’il mena dans cette partie de l’empire – le porta
vers une c onception orientale de la royauté ; la vénération q u’il eut pour
Isis (divinité égyptienne, très populaire à Rome), renforçait d ’autre part
le culte impérial, et ne pouvait par ailleurs que plaire à Musonius – Isis
n’est-elle pas la déesse de la fidélité et de la maternité1 ?
LA NATURE DU ROI,
UNE NATURE DIFFÉRENTE ?
1. Δικαιοσύνη :
Et, certes, il c onvient au roi, ou plutôt est-ce pour lui une nécessité (καὶ μὴν
προσήκει μὲν τῷ βασιλεῖ, μᾶλλον δ´ἀνάγκη ἐστὶν αὐτῷ), de juger du juste
pour ses sujets (τὰ δίκαια βραβεύειν τοῖς ὑπηκόοις), afin q u’aucun n ’ait plus
ni moins q u’il ne mérite, mais qu’il advienne à ceux qui le méritent honneur
ou châtiment. Ces choses, c omment pourrait-on les faire s’il n ’y a personne
de juste ? Et c omment q uelqu’un pourrait être juste sans c onnaître de la
justice ce qu’elle est ? […] et cela d’autant plus qu’il est plus honteux pour
un homme roi que pour un particulier d ’être dans l’ignorance de la justice3.
2. Ἀνδρεία :
’est pourquoi, puisque les rois doivent acquérir le courage et doivent l’acquérir
C
plus que tous les autres (κτητέον δὲ παντὸς <ὁτου>οῦν ἑτέρου μᾶλλον), il
faut qu’ils se soucient de philosopher, parce q u’ils ne pourraient devenir
courageux autrement1.
3. φρόνησις :
L orsqu’il arrive que les rois soient faibles en cela, nécessairement on les trompe,
on les force à admettre le faux c omme vrai, ce qui précisément est l ’œuvre de
la démence et de la dernière des ignorances. La philosophie n ’examine rien
d’autre plus que ce q u’elle procure naturellement à ceux qui la poursuivent :
l’emporter sur autrui par le raisonnement, distinguer le faux du vrai et de
réfuter l’un et fortifier l’autre2.
4. σωφροσύνη :
Et quelle science mène à la tempérance en dehors de la philosophie ? Impossible
d’en citer une. C ’est elle en effet qui enseigne à être au-dessus du plaisir, à
être au dessus de la c onvoitise, à aimer la simplicité, qui habitue à avoir le
sens de la pudeur, à maîtriser sa langue, et procure la décence, l’ordre et la
gravité, bref, le convenable, dans les gestes et dans le maintien. Ces qualités,
lorsqu’elles appartiennent à un homme, lui procurent majesté et sagesse. Et
par suite, un roi à qui appartiendraient ces mêmes qualités, serait au plus
au point digne d’un dieu et objet de louanges (Ταῦτα δὲ άνθρώπῳ προσόντα
παρέχεται σεμνὸν καὶ σώφρονα αὐτόν. Καὶ δὴ καὶ βασιλεύς, ὅτῳ ὑπάρχει ταῦτα,
μάλιστα ἂν εἴη θεοπρεπής τε καὶ αἰδοῦς ἄξιος)3.
tout l’écart q u’il peut y avoir entre une « théologie du roi » et le traité
que propose Musonius1 – le roi doit recevoir une éducation, sans laquelle
il n’a pas la légitimité de son titre, que seule lui confère sa vertu qu’il
rend visible (c’est le decorum cicéronien) dans les gestes et dans le main-
tien. Mais il faut ajouter cette précision : lorsque le roi est un sage, il
est alors au plus haut point digne d ’un dieu. Il reste alors à c omprendre
la différence entre l’homme sage et le bon roi – le roi sage. Différence
qui semble évidente à la lecture des textes (1), (2), et (4).
Un premier mouvement consisterait, après l’avoir remarquée, à réduire
cette différence : après tout, l ’homme qui a toutes les vertus est σεμνός,
mot que le c ontexte amène à traduire par la notion de majesté, puisque
roi et homme « ordinaire » sont ici c omparés. Être σεμνός, emprunt de
majesté, ce n’est pas être roi, mais en avoir la dignité. Si on ajoute à cela
la sagesse (l’homme qui a toutes ces vertus est σώφρων), on ne voit alors
plus véritablement la différence entre le sage (entendons l’homme qui
aurait toutes les qualités énumérées par Musonius) et le roi sage. Elle
existe pourtant, sinon on ne verrait pas pourquoi Musonius soutient la
comparaison, ni pourquoi dans les textes 1 et 2 le roi doit l’emporter sur
tout autre homme. La solution la plus féconde revient alors à considérer que
si « seul le sage est roi », tous les sages ne sont pas rois en exercice et si
tous les sages ont toutes les vertus, il n’en reste pas moins que tous les
sages ne feront pas usage des mêmes vertus : certains usages des vertus
restent donc spécifiques au roi, qui impliquent aussi, certainement, une
double relation spécifique aux sujets et aux dieux. Les vertus engagées
dans cet usage spécifique sont le courage et de manière éminente la
Commagène s’appelle νέα Τύχη, il veut signifier q u’il est une nouvelle personnification
de la déesse de la Fortune royale (le Gad des Syriens). L ’épithète ἐπιφανής ou θεὸς ἐπι-
φανής ou Διόνυσος (ou tout autre nom de divinité) révèle une conception analogue. Les
premiers qui aient porté ce titre sont, au début du iie siècle avant notre ère, Antiochus IV
et Ptolémée V. Il fut, après eux, décerné à presque tous les Séleucides, à la plupart des rois
Arsacides à partir du dernier quart du iie siècle, à des rois de Bithynie, de Cappadoce, de
Commagène et aux princes du royaume Bactro-indien. L’épithète indique que le roi est
considéré c omme un être divin, soit que sa présence ait un caractère surnaturel (ἐπιφανής)
soit qu’une divinité nouvelle ou non identifiée jusqu’alors se révèle dans la personne du
roi (θεὸς ἐπιφανής) soit encore q u’une divinité du panthéon officiel se soit incarnée en lui
(Διόνισος ἐπιφανής). »
1 L. Delatte, ibid., p. 149-150, écrit : « Musonius insiste beaucoup sur le devoir qui incombe
au roi d ’étudier la philosophie, comme s’il voulait critiquer une opinion selon laquelle le
roi est naturellement parfait. »
464 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
justice (puisque dans ce cas, Musonius opère très clairement une dis-
tinction d’ordre politique en comparant deux hommes, l’un βασιλεύς,
l’autre ἰδιώτης). Il faut souligner également la spécificité de l’usage
de la tempérance, puisque le domaine dans lequel le roi doit en faire
usage est celui des discours. Ces points pourront être approfondis lors
de l’étude de la fonction du roi pour Musonius : il suffit pour l ’instant
d’écrire que si le roi doit exceller dans le courage, c ’est parce q u’il est
chef des armées ; dans les discours, parce q u’il doit savoir s’adresser à
ses sujets ; dans la justice, de manière évidente.
ΒΑΣΙΛΕΥΣ ET ΒΑΣΙΛΙΚΟΣ
1 C’est sur cette distinction fort importante que joue Scipion, victorieux des Ibères en 209
av. J.-C., lorsque des princes d’Espagne veulent le proclamer βασιλεύς. Polybe, Histoire,
X, 40, 5, écrit : « Il voulait bien recevoir d ’eux le titre de βασιλικός, être réellement tel,
mais… il ne c onsentait ni à être βασιλεύς, ni à recevoir le titre de βασιλεύς de personne »
– traduction É. Foulon, dans « Βασιλείς Σκιπὺων », BAGB, 1992, 1, p. 9-30 ; voir p. 13, et
le c ommentaire : « Ce deuxième titre qui se substitue au premier représente un c ompromis
diplomatique entre sensibilité ibère et sensibilité romaine : Scipion s’efforce d’une part
de ne pas froisser la susceptibilité nationale ibère, en dédaignant le titre qui lui est offert
avec un tel enthousiasme et en c ontrariant une coutume, sinon un rituel, profondément
ancrés dans la population indigène, car il risquerait de s’aliéner le mouvement qui se
dessine en faveur de lui-même et de Rome, et de perdre une alliance qui est l’objectif
prioritaire ; mais il s’efforce d ’autre part de ne pas froisser la susceptibilité républicaine
romaine, en consentant à recevoir – et ce d’un peuple étranger – le titre de rex, si odieux
à Rome depuis 509, car il risquerait de provoquer au sein de l’armée des remous et des
troubles, et de faire son deuil de la carrière militaire et politique qu’il a entreprise. »
Voilà pour le contexte historico-politique. É. Foulon se propose ensuite (p. 13-14) de
déterminer la signification du titre βασιλικός : « Être “royal”, c ’est avoir une “âme royale”,
et ce indépendamment de tout exercice du pouvoir ou même de tout satisfaction d’une
ambition. C’est posséder un certain nombre de qualités morales qui justifient ce titre
élogieux. » On peut penser que Musonius fait sienne cette distinction et l’utilise lui-
même pour distinguer ce que les stoïciens ont souvent confondus, à savoir l’âme royale
du philosophe et la fonction politique du roi – cf. ibid., p. 15-16 : « En outre, le βασιλεύς
hellénistique n ’est pas sans rapport avec le roi éclairé, philosophe d ’Isocrate, l’homme
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 465
donc pas de réciproque : si tout roi est philosophe, tout philosophe n ’est
pas roi. Cela semble indiquer que Musonius a parfaitement c onscience
des enjeux proprement politiques de la fonction du roi, et sans doute
également de tout ce que suppose pour un lecteur latin l’appellation
βασιλεύς, que le latin traduit soit par imperator, soit par le titre honni
des latins de la République, rex. Nous verrons plus tard ce que suppose
la fonction du βασιλεύς pour Musonius et s’il convient de lire dans ce
titre le contenu qu’y mettaient les Orientaux. Pour le moment, notons
que le roi doit être moralement parfait, comme tout sage, mais doit au
surplus maîtriser l’art politique :
(a) Quant à moi, je pense que le bon roi est de toute nécessité en même temps
un philosophe, et que le philosophe est en même temps un personnage royal.
(b) Examinons le premier point. Ainsi c omment un roi pourrait-il être bon sans
être un homme bon ? On ne saurait dire. Or, un homme est-il bon sans être
aussi philosophe ? Non, par Zeus, si véritablement philosopher est rechercher
la parfaite honnêteté. Dès lors, le bon roi se trouve être de toute nécessité en
même temps philosophe. (c) À présent, que le philosophe soit absolument
royal, voici c omment on le montrerait (καὶ μὲν ὅ γε φιλόσοφος ὅτι πάντως καὶ
βασιλικός, οὕτως ἂν μάθοις). On sait en effet qu’il appartient au personnage
royal de pouvoir gouverner c onvenablement les peuples et les cités et d ’être
digne de commander les hommes (Τοῦ γὰρ βασιλικοῦ δήπου ἐστὶ τὸ δύνασθαι
καλῶς ἐπιτροπεύειν ἔθνη καὶ πόλεις καὶ εἶναι ἄξιον ἀνθρώπων ἄρχειν). Or qui
serait ou bien plus capable de diriger des cités ou bien d ’être plus digne de
commander des hommes que le philosophe ? C’est bien à lui qu’il convient
(si toutefois il est un vrai philosophe) d’être prudent, tempérant, magnanime,
capable de juger du juste et du décent, capable de réaliser ce q u’il a pensé,
capable de supporter les peines ; en outre, il serait confiant, sans crainte, il
garderait son sang-froid devant les choses qu’on croit terribles ; et puis il
royal de Platon, le chef et maître d’Aristote ; mais il a encore davantage de rapport avec
le sage cynique, le sage sceptique, ou, mieux, le sage stoïcien. Chez tous ces penseurs,
dans toutes ces philosophies, le pouvoir absolu personnel se trouve légitimé par le savoir,
la sagesse, la vertu. Mais avec le stoïcisme, on passe de la royauté locale – en gros, le
cadre de la πόλις – à la royauté universelle reflétant l ’ordre cosmique de Zeus souverain.
C’est q u’entre temps, Alexandre a c onquis le monde, provoquant une expansion sans
précédent de l’hellénisme. En somme, donc, le roi est un être d ’exception, dont le titre est
justifié par des qualités transcendantes, tant militaires qu’intellectuelles et morales et ce
indépendamment de l’exercice du pouvoir. » En établissant cette distinction, Musonius
se donne la possibilité de penser ce q u’est le pouvoir politique et, ce faisant, de l ’analyser
philosophiquement. Dans cette optique, l ’interprétation du traité est difficile : Musonius
propose-t-il un pouvoir absolu ? On en doute, sinon, précisément, il n ’aurait peut-être
pas proposé une distinction aussi forte entre βασιλεύς et βασιλικός qui, dans l’esprit d’un
Romain, rappelle Scipion.
466 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Le roi semble ici différer de l’homme non par ses vertus mais bien par
sa nature, qu’il parachève par l’éducation. C’est en effet l’expression μὴ
1 Écphante, ap. Stobée, Anth. 4, 7, 64, 59-66 ; Delatte, p. 31, 1-7, (p. 49).
2 Écphante, ibid., Hense, 273, 8 ; Delatte, p. 28, 14.
3 Ibid., Delatte, p. 25, 2-3, (p. 45).
470 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Ce signe est le signe des abeilles (ὃ καὶ τῶν μελιττῶν) : le roi des
abeilles est établi par nature et non de manière héréditaire4, le seul qui
naisse sans dard, parce qu’il n’a besoin d’aucune arme pour manifester
Le signe de la royauté, c ’est ainsi d ’avoir toutes les vertus. C’est cela
seul qui distingue l’homme du c ommun, qui n ’est q
u’un fou, et le
personnage royal, qui peut gouverner, parce qu’il a philosophé, parce
qu’il est devenu sage. Celui qui méconnaît cette distinction ne peut-
être qu’un roi de pacotille – vanité q u’on lit dans l’adjectif ματάιος,
qui doit apprendre à vivre parmi les siens en apprenant d’abord, dans
la solitude, le respect de lui-même et de la raison – apprentissage aux
allures presque musoniennes :
Ainsi donc, roi de pacotille (μάταιε), n’entreprends pas de régner avant d’être
devenu sage : en attendant, dit-il, il vaut mieux ne pas donner d’ordre, mais
vivre seul en portant une peau de bête3.
1 Sénèque utilise la même image pour montrer à Néron que la Nature a voulu que le roi
fût clément : Clem. I, XIX, 3.
2 Dion Chrysostome, Discours IV, 65.
3 Ibid., § 70.
4 Ibid., § 75.
472 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
ἴδιος ἑκάστου νοῦς, οὗτός ἐστι δαίμων τοῦ ἔχοντος ἀνδρός)1 », ce que
Marc-Aurèle redira2. Ainsi le démon de l’homme servile sera servile,
celui de l’homme libre sera libre, celui de l’homme royal sera royal. Il
appartient ainsi à chacun de changer sa nature, au roi de faire usage d’une
nature royale. La différence de nature n’est rien d’autre que celle que le
sage a lui-même c onquise par la philosophie3. Musonius, même s’il ne
fait pas appel au δαίμων, ne dit sur ce point rien d’autre. Ne dit-il pas
par ailleurs que c’est avec une petite partie de l’âme – la διανοία – que
nous philosophons4 ? Il ajoute cependant un point très important : le roi
fait usage de cette nature royale, dans le sens où il lui revient d’utiliser
cette disposition que possède tout vrai philosophe.
C’est là la différence entre le personnage royal et le roi définie en (c),
différence que l’on peut rapprocher, cette fois encore, de l’idée panétienne
des rôles, des personae. Nous avons déjà observé deux de ces personae, la
nature commune et la nature propre, mais ce sont ici les deux autres
qui semblent pertinentes :
Et à ces deux rôles, dont j’ai parlé plus haut, un troisième s’ajoute, que les
circonstances ou bien la c onjoncture imposent et aussi un quatrième, que
par notre jugement nous adaptons à nous mêmes. Car tout ce qui c oncerne
1 Ibid., § 80.
2 Marc-Aurèle, V, 27 : « “Vivre avec les dieux”. Il vit avec les dieux celui qui leur montre
une âme contente de la part qui lui est attribuée et agissant selon la volonté du démon
que Zeus a donné à chacun comme chef et comme guide (προστάτην καὶ ἡγεμόνα) et qui
est un fragment de lui-même (ἀπόσπασμα ἑαυτοῦ). Ce démon, c’est l’intelligence et la
raison (νοῦς καὶ λόγος) que possède chacun de nous » (trad. E. Bréhier). On pense ici,
bien sûr, à la définition du philosophe donnée par Musonius dans le traité XIV, p. 73,
7-8 : « ὅ γε φιλόσοφος διδάσκαλος δήπου καὶ ἡγεμὼν πάντων τοῖς ἁνθρώποις ἐστὶ ». Sur la
notion de daimôn chez Marc-Aurèle, voir F. Ildefonse, « La multiplicité intérieure chez
Marc-Aurèle » in Rue Descartes, (2004) 43, p. 58-67 et « L’idion hègemonikon est-ce le moi ? »,
in F. Ildefonse et G. Aubry (éd.), Le moi et l’intériorité, Paris, Vrin, 2008, p. 71-81.
3 On peut songer ici à la réponse de Libanius à Thémistius (Laud. Constant., 24, 25, 29-32 ;
cité par L. Delatte, op. cit., p. 158 : « À l’encontre de Thémistius, son ami Libanius rejette
résolument toute c onception mystique quand il parle de la royauté. Il faut écarter, dit-
il, comme des ornements inutiles, les légendes et croyances qui font des rois des êtres
d’origine divine. Il soutient que les rois ont besoin de l ’éducation des philosophes et des
leçons de la philosophie, car ils ne deviennent pas parfaits par les seules ressources de
leur nature. Les vertus essentielles du roi sont celles que définit la doctrine stoïcienne,
mais particulièrement la douceur et la bienveillance. » Voir également A. Erskine, The
Hellenistic Stoa, Political Thought and Action, Duckworth, 1990, p. 73 : « What the Stoics
present is not the idealisation of the king, but the idealisation of the wise man. »
4 Cf. Musonius, XVI, p. 87, 14-16, passage, déjà cité en première partie.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 473
Le « nous » d’un texte qui n’est pas réservé aux sages2 ne doit pas
faire oublier que Cicéron tient pour valide la formule « qui unam haberet,
omnes habere virtutes3 », et qu’il use, à la suite de Panétius, d’expressions
communes pour expliciter les devoirs. Pour nous, il s’agit de nous ajuster
au projet que nous formons, en cultivant la vertu spécifique qu’il met
en jeu, c’est-à-dire en essayant de lui donner force et c onstance, ce qui
dessine un chemin vers la sagesse. Pour le sage, qui a toutes les vertus,
il faut néanmoins en utiliser plus précisément certaines selon la posi-
tion qu’il a dans la société. Répétons que tout sage n’est pas roi, mais
au sage à qui la royauté est donnée, et au roi qui accède à la sagesse,
incombe d’user des vertus spécifiques à cette fonction. C ’est précisé-
ment ce q u’indique Musonius : le roi qui a cette nature particulière
d’être d’un homme accompli, ayant toutes les vertus, doit faire usage
de toutes ces vertus.
LE SENS POLITIQUE DE LA DISTINCTION
ENTRE ΒΑΣΙΛΙΚΟΣ ET ΒΑΣΙΛΕΥΣ
Il ne semble pas qu’on puisse opérer une distinction claire entre les
ὑπακούοντας et les πειθομένους. On aurait pu penser en effet à une diffé-
rence dans la manière de gouverner, telle qu’on la trouve chez Aristote :
le type de pouvoir sur les enfants est monarchique, tandis que le type
de pouvoir sur l’épouse se rapproche d ’un pouvoir politique2 (mais,
rappelons-le, la femme est perpétuellement subordonnée à l’homme).
Ici cependant, le fait qu’il y ait trois types de pouvoirs (sur les amis ;
sur la femme et les enfants – il n’y a pas de distinction entre pouvoir
sur la femme et pouvoir sur les enfants ; et sur soi-même) semblerait
plutôt vouloir dire que Musonius, c omme souvent, opère une extension
par cercles concentriques autour du philosophe, extension q u’il décrit à
rebours. C ’est la même science exactement qui permet de se gouverner
soi-même (éviter la τρυφή et l’ἀκολασία) et de gouverner les autres,
comme c ’est exactement le même lien qui lie soi-même à soi-même,
soi-même à sa femme, à ses enfants et à ses amis. Musonius ne distingue
pas ce pouvoir de celui du roi, parce que, fondamentalement, ce sont
les mêmes, en ce que leurs buts ultimes sont identiques (les moyens
peuvent différer et par là la spécificité de la fonction royale). Nous avons
déjà rapidement observé dans la précédente section que le roi, comme le
1 Sénèque, Ot. VI, 5, reprend le paradoxe proposé par Plutarque (Stoic. Rep., 1033 F, cité
infra), et l ’interprète (bien sûr) autrement. Les fondateurs ont participé à la vraie Politeia,
faute de pouvoir participer à la vie politique de leur cité.
2 Musonius, VIII, p. 40, 4-7.
3 Ibid., p. 40, 7-10.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 477
1 Sur cette notion d ’usage de la vertu, la référence déjà classique est évidemment T. Bénatouïl,
Faire usage, op. cit., particulièrement « L’usage de la vertu ».
478 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
universelle rassemble des citoyens dont les liens sont des liens d’amitié
de la qualité de celle des sages. On en arrive alors à ce c onstat : les cités
ne permettent pas, par leur nature, d ’étendre les relations entre les
hommes au-delà d ’elles-mêmes – elles s’opposent donc au mouvement
naturel de l’oikeiôsis. Par ce constat de fait, Philon disqualifie la vision
stoïcienne de la cité comme l’un des degrés de l’oikeiôsis sociale. D’où
l’hypothèse, démontrée, de l’ajout artificiel de c onstitutions à la loi
naturelle avec laquelle elles n’ont rien à voir.
La seconde partie du raisonnement (2) oppose d’abord ce qui vient
d’être établi à une interprétation faible des regroupements en cité. On
ne saurait se c ontenter d ’accuser (aitiômenoi) les circonstances naturelles
pour légitimer des regroupements. C ’est là cacher la vérité (a) et les
stoïciens ont tout intérêt à le faire, vu les options qui sont les leurs sur
la loi de la cité. Si la loi en effet est le fondement sur lequel s’établit la
justice de la cité, celle-là même qui la rend asteia, force est de constater
que les stoïciens ne gagneraient rien à admettre que celle-ci elle-même
ne se fonde que sur le jeu des intérêts (b). Philon montre là toute la
puissance d’une réflexion originale : l’écart entre physis et nomos ne passe
pas, c omme à l ’accoutumée, par la dévalorisation de lois votées par une
majorité par essence suspecte de promouvoir des intérêts de classes.
Elle passe par la stigmatisation de l’intérêt général comme intérêt qui
demeure particulier : toute la pertinence du raisonnement consiste en
effet à changer d’échelle. Si l’on admet que l’assemblée de la cité va dans
le sens de l’intérêt général de ses citoyens, il faut cependant se rendre
compte, dit Philon, qu’au sein de la cité universelle qu’est le monde,
l’intérêt général des citoyens de la cité X devient l ’intérêt particulier de
cette cité par opposition aux intérêts des autres cités dont est composé
le monde. Aussi la loi de X peut-elle s ’opposer à la loi de Y, tandis que
les deux s ’opposent à la loi naturelle (la première opposition réciproque
rendant nécessaire cette seconde opposition). Prenant au mot les stoï-
ciens, Philon les oblige à ne pas se contenter de penser seulement les
conditions intérieures d ’une cité particulière, mais ce q u’on pourrait
appeler les relations internationales dans la cité universelle. Or, à une
telle échelle, on ne peut que constater (c) une discordance des intérêts
généraux des cités, discordance qui semble consacrer la thèse de l’ajout
des constitutions à la constitution naturelle qui exige, semble-t-il, au
contraire, l’harmonisation des intérêts.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 481
Rien n’interdit de penser que dans cette cité, puisque les seules
différences entre les humains ne sont pas de races mais de vertus, les
différentes tribus de la cité soient les dieux, les sages, les hommes,
citoyens en puissance. Un texte du ier siècle (contemporain d ’Auguste) de
Manilius, intéressant d’autre part en ce qu’il montre qu’on ne pouvait
alors s’empêcher de penser la Cité universelle dans des cadres romains
(alors que Cicéron a confondu les deux), reprend un schéma similaire :
Comme dans les immenses villes le peuple est divisé en classes : les sénateurs
conservent le premier rang et proche de ceux-ci, le rang des chevaliers, puis on
peut voir venant après l ’ordre équestre, le peuple, après le peuple, la populace
(uulgus iners) et enfin la foule sans nom ; de même dans l’univers existe une
Cité, établie par la Nature, qui dans le ciel a fondé une ville. Il y a les étoiles,
pareilles aux premiers citoyens, puis près des premiers, les astres, il y a les
La loi naturelle
–– Esquisse de définition de la loi naturelle stoïcienne
et de la citoyenneté dans la Cité universelle
Le sage est, pour les raisons que nous avons indiquées, le seul vrai
citoyen, parce qu’il ne se contente pas d’une conformité à la loi naturelle,
mais l’accomplit : il n ’y a aucune distance entre la c onduite du sage
et la loi naturelle qui n’a aucun contenu spécifique, p uisqu’elle ne fait
qu’ordonner ce que nous devons faire et interdire ce que nous ne devons
pas faire3. En somme, cette loi n ’est que le mouvement de l ’oikeiôsis à la
1 Manilius, Astronomica, 5, 734-742.
2 D. Obbink, ibid., p. 183-186.
3 Par exemple, Cicéron, Resp. III, XXII, 33 : « Il existe certes une vraie loi, c ’est la droite
raison ; elle est c onforme à la nature, répandue chez tous les hommes ; elle est immuable
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 485
monde – en tant que partie du tout qui, c omme le disent les stoïciens,
n’est « pas autre chose que le tout », il comprend que l’intérêt général
prime sur tout autre intérêt et participe ainsi activement à l’ordre du
monde, c’est-à-dire au gouvernement de Zeus. Le citoyen du monde obéit
ainsi parfaitement à tout événement, interprété toujours correctement
comme disposition du destin.
Le second texte est de Marc-Aurèle et concentre dans une seule dis-
tinction c onceptuelle ce que nous venons de dire : l ’homme, c ’est-à-dire
celui qui tient son rang d’homme, d’être divin, n’est pas seulement
partie du monde, mais surtout membre, participant au gouvernement
divin par son obéissance à la loi naturelle et son action :
« Je suis un membre (μέλος) du système fait des êtres raisonnables ». Si tu te
dis que tu en es une partie (μέρος), c’est que tu n ’aimes pas encore les hommes
de tout ton cœur, c’est que tu ne comprends pas encore la joie du bienfait (τὸ
εὐεργετεῖν) ; c’est que tu y vois simplement une chose convenable (πρέπον),
que tu ne fais pas de bien aux hommes comme à toi-même1.
1 Marc-Aurèle, VII, 13 (trad. É. Bréhier modifiée). Le sens « mélodique » de μέλος est éga-
lement pertinent : d ’une certaine façon, l’accord de l’âme du sage avec elle-même entre
en harmonie avec celui de l ’âme du monde.
2 Marc-Aurèle, VI, 42.
3 Ibid., IV, 29 ; voir également VIII, 34, où l’on voit que l’on peut redevenir citoyen du
monde (cf. aussi XI, 8).
4 P. A. Vander Waerdt, « Philosophical Influence… », art. cit., notamment p. 4872-4878.
488 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
dont il tire lui-même aussi son bonheur : l’usage des représentations (τὴν
χρῆσιν τῶν φαντασιῶν). En effet, par cet usage correct surviennent la liberté,
l’absence de trouble, la c onfiance, la fermeté (ἐλευθερία ἐστίν, εὔροια, εὐθυμία,
εὐστάθεια) ; par lui surviennent également la justice, la loi, la tempérance, et
la vertu tout entière (δίκη ἐστὶ καὶ νόμος καὶ σωφρσὺνη καὶ ξύμπασα ἀρετή).
Quant à toutes les autres choses, ce n’est pas sous notre dépendance qu’il les
a établies. Ainsi donc, il nous faut nous ranger au jugement du dieu (ἡμᾶς
συμψήφους χρὴ τῷ θεῷ γενέσθαι) et, ayant divisé nos activités de cette manière,
il nous faut nous arroger de toute façon celles qui dépendent de nous, mais,
celles qui ne dépendent pas de nous, il nous faut les confier à l’ordre du monde
et avec joie, qu’elles s’attachent aux enfants, à la patrie, au corps, ou à quoi
que ce soit, y renoncer1.
Le texte fait deux fois allusion à la loi, si l ’on y regarde de près, avec
le mot νόμος, évidemment, et avec l’adjectif σύμψηφος. D ’une part
l’usage correct des représentations, outre ses effets psychologiques au
sens large, a des c onséquences sur les vertus, dont Musonius souligne
ici celles de justice et de tempérance, et, entre elles et de manière assez
inattendue, la loi. Ainsi, dans l’âme advient la liberté, par l’équilibre
que crée sa tension, liberté dont Musonius montre les trois caracté-
ristiques, classiques dans le stoïcisme2 : l’εὐστάθεια fait référence à la
stabilité, peut-être à l’équilibre de fonctions de l’âme3 ; l’εὐθυμία est
définie par Andronicus « Joie dans le cours de la vie ou dans l’absence de
recherche incessante (χαρὰ ἐπὶ διαγωγῇ ἢ ἀνεπιζητησίᾳ παντός)4 » et par
Sénèque sedes stabilis animi5 ; l’εὔροια βίου est la définition, dès Zénon,
suivi en cela par Cléanthe et Chrysippe, de l’εὐδαιμονία6, bonheur. Or,
1 Musonius, XXXVIII, p. 124, 18 – 125, 11. Sur l’usage des représentations : Thomas
Bénatouïl, Les stoïciens III, Musonius, Épictète, Marc-Aurèle, Paris, Les Belles Lettres, 2009,
p. 97-125.
2 A. Grili, « Musonio o il sospetto d ’un mundo alla rovescia », art. cit., p. 179-181, montre
que ces trois caractéristiques remontent à Panétius.
3 Celles-ci, si elles peuvent être déraisonnables (et il y a alors déséquilibre) n’en sont pas
moins rationnelles.
4 SVF III, 432.
5 Sénèque, Tranq. II, 3 : « Cet équilibre fondamental de l ’âme que les Grecs appellent euthy-
mia, sur laquelle porte un très bel ouvrage de Démocrite, moi, je l ’appelle tranquillité :
il n’est en effet pas nécessaire d’imiter et d ’employer leurs mots avec leur forme ; c ’est la
chose elle-même qu’il s’agit de signifier par un mot qui doit avoir le sens du grec, non
l’aspect. »
6 SVF I, 184 « Le bonheur, Zénon le définissait de cette façon : le bonheur est l’heureux
cours de la vie (τὴν δὲ εὐδαιμονίαν ὁ Ζήνων ὡρίσατο τὸν τρὀπον τοῦτον · εὐδαιμονία εὔροια
βίου) ». Cf. également SVF I, 554 (version Cléanthe).
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 491
Ce texte, fort dense et très beau, vaudrait à lui seul que lui soient
c onsacrées plusieurs dizaines de pages. Il permet de c onfirmer en tous
cas la parfaite conscience qu’a Musonius des implications politiques
de la vertu du sage, qu’il souligne en introduisant la loi juste après
avoir montré les conséquences psychologiques de l’usage correct des
représentations (si les trois caractéristiques de l’εὐθυμία remontent à
Panétius, Musonius les relie très clairement à l ’enseignement des fonda-
teurs) : par cet usage correct des représentations, l’être humain parvient
à la droite raison, c ’est-à-dire à la loi du dieu. Or, cela passe par une
harmonisation de l’âme, qui ne c omporte alors plus aucune tendance
déraisonnable, entièrement c onforme à la mesure de la droite raison :
c’est là pour l ’homme être conforme à sa nature d’être doué de raison et
qui doit être pour cela raisonnable. Pour reprendre une image qu’on a
utilisée maintes fois (et qu’autorise pleinement le terme συμφωνία dans
le texte de Diogène Laërce), il faut que l ’âme de chacun soit harmonisée
comme une lyre bien accordée, aucune de ses cordes ne rendant un son
dissonant, ou, pour prendre un exemple sénéquien, il faut que l’âme
soit à l’image d’une voix harmonieuse. C’est là être en harmonie avec le
Tout en expliquant la diversité des cités, les stoïciens sont attentifs aux
différences q u’elles c onnaissent (il n ’y a pas de politique qui puisse les
ignorer). On ne peut diriger une cité en faisant abstraction des particula-
rismes de celle-ci, que reflète en quelque sorte la constitution en ce qu’elle
encadre tel peuple et non tel autre – on peut penser que les stoïciens en
avaient parfaitement conscience2 : il est normal, vu les différences qui
1 A.-J. Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit., p. 31 : « Le terme synkatathésis désigne
à l’origine le fait d
’être d
’accord avec q uelqu’un et évoque l’idée d’un scrutin où l’on
dépose le même suffrage qu’un autre votant. »
2 Avec toutes les réserves qu’indique par ailleurs P. A. Vander Waerdt, « Politics and
Philosophy… », (qui constitue une discussion critique du livre d’Erskine, notamment
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 493
existent d’une cité à l’autre, que les lois changent de l’une à l’autre. On
ne peut non plus diriger des cités en faisant abstraction de la loi naturelle
qui est loi du dieu, loi de la raison et seule loi de la Cité universelle. Pour
les stoïciens, il existe une constitution parfaite qui ne dépend pas des cir-
constances mais dont il semble q u’il ne faille pas rechercher d ’équivalent
dans les constitutions des cités. On a ainsi prêté aux stoïciens “anciens” une
préférence pour la démocratie1, à moins que ce ne fût pour une c onstitution
mixte2, ou bien la royauté3. On peut supposer que les circonstances ont
guidé leurs traités et la participation politique de certains d’entre eux.
Il faut cependant, semble-t-il, réserver le cas de Diogène de Babylone et
de Panétius, deux philosophes qui furent, d’après Cicéron, les premiers
stoïciens à s ’intéresser aux mérites relatifs des c onstitutions et accordèrent
leur préférence à une constitution mixte. La Monarchie, comme régime
idéal des stoïciens, n ’est avancée que tardivement et encore uniquement
par Sénèque qui avait c omme but, du moins dans les premiers temps
du règne de Néron, de fonder en raison un régime que les circonstances
historiques à Rome avaient rendu à ses yeux nécessaire.
La théorie stoïcienne ne permet cependant pas de trancher réellement
entre ces différences cruciales et on peut penser que la participation
politique stoïcienne c onsiste avant toute chose à tenter de mettre un
peuple et la constitution d’une cité particulière, que les circonstances
rendent souhaitable ou dangereuse, en c onformité avec la c onstitution
de la Cité universelle.
sur une pseudo-préférence des anciens stoïciens pour la démocratie), on peut se référer à
A. Erskine, The Hellenistic Stoa, Political Thought and Action, éd. citée. Voir par exemple
p. 70 : « The early Stoics are unlikely to have completly ignored questions about the relative merits
of different types of constitution, a subject that had figured so prominently in the writtings of Plato
and especially Aristotle. The fact that over a period of several hundred years they acquiesced in
various forms of governement should not be used to determine the ideas of the early stoa. Moreover,
their apparent indifference to constitutions need not be as extreme as the fragments suggest, because
we are relying for evidence on what fairly late authorities thought interesting at a time when
such distinctions were largely irrelevant. » Bien que d ’accord avec ces arguments, je ne vois
pas la nécessité de penser que les stoïciens avaient une préférence pour une constitution
particulière – par exemple : les Anciens pour la démocratie (cf. p. 71).
1 Cf. A. Erskine, op. cit.
2 En se fondant sur D.L. VII, 131 (« La constitution la meilleure est la constitution mixte,
formée de démocratie, de royauté et d’aristocratie »). Pour une analyse critique de la cita-
tion, voir par exemple A. Erskine, op. cit., p. 73, qui montre q u’elle renvoie à des stoïciens
de la période dite du « moyen stoïcisme » (Panétius).
3 M. Griffin, Seneca, a Philosopher…, p. 202 sqq., ne parvient pas à décider sur ce point.
494 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Marc Aurèle, IX, 29. Sur ce texte, voir P. Hadot, La citadelle intérieure, p. 321-325.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 495
La sauvegarde de la propriété
Dans un article où il montre que les stoïciens n’étaient nullement
étrangers à la défense des intérêts individuels et de la propriété, parce
que cette dernière se voit pour ainsi dire inscrite dans la nature humaine
au titre d’un élan voulu par l’oikeiôsis, A. A. Long3 cite un texte du De
Officiis, où Cicéron propose une autre genèse des différents États et une
autre justification du politique que le hasard des circonstances :
En premier lieu, celui qui dirigera la République devra prendre des mesures
pour que chacun garde ce qui est à lui et qu’on ne fasse pas de prélèvement
sur les biens des particuliers au nom de l’État. […] C’est en effet principale-
ment pour cette raison-ci, que chacun puisse garder ses propres biens, que
les constitutions et les cités furent instituées. Car, bien que les hommes se
soient rassemblés sous la direction de la nature, c ’est cependant dans l ’espoir
de sauvegarder leurs biens qu’ils ont recherché les protections des cités1.
extérieurs est appelée « qui choisit » (αἰ]ρετική) comme donc c’est tendrement
que nous nous approprions en général à nos enfants et en choisissant bien
(αἱρετικῶ[ς]) que nous nous approprions aux biens extérieurs, de même c’est
de manière bienveillante que l ’animal s’approprie à lui-même1.
1 Hiérocles, Éléments d’éthique, col. IX. 3-10, cité par A. A. Long, « Stoic Philosophers… »,
art. cit., p. 28.
498 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Cette genèse des cités éclaire ce qui semble une ambiguïté du stoïcisme
sur la propriété, alors même que l’un des premiers usages du mot dans
son sens actuel (relation à un objet que l’on peut revendiquer comme
sien) se trouve chez Sénèque employé dans un sens très péjoratif :
La folle avidité des mortels, avec ses distinctions de possession et d’exclusive
propriété (possessionem proprietatemque), croit que rien n ’est à elle de ce qui est bien
de tous. En revanche, le sage estime que rien n’est mieux à lui que ce qu’il a en
partage avec tous les hommes. Ce ne seraient pas, comme on les appelle, avantages
communs, si une part n ’en revenait à chaque individu. On est copartageant
de tout ce qui, même dans une minime proportion, est avantage commun1.
les siens, l’élan vers un certain nombre de biens qui rendent possibles
la protection et la survie de la famille. Pour Musonius, il s’agit de la
maison (même si elle doit avoir le luxe fruste d ’une grotte, elle n ’en est
pas une), du vêtement, de l’ameublement et, de manière on l’a vu plus
complexe, de la nourriture.
Maison :
Puisque nous bâtissons aussi les maisons en vue de notre protection, j’affirme
qu’il faut les bâtir elles aussi en vue des besoins essentiels (τὸ τῆς χρείας ἀνα-
γκαῖον), pour se préserver du froid, écarter la véhémence de la chaleur ; elles
sont une protection pour ceux qui en ont besoin c ontre le soleil et le vent1.
Vêtement :
et il faut préférer ne porter qu’une seule tunique (ἑνὶ χρῆσθαι χιτῶνι) plutôt
que d ’en avoir besoin de deux, et, plutôt que d ’en porter une, préférer n ’en
avoir aucune, seulement un manteau (ἱματίῳ μόνον). Aller pieds-nus vaut
mieux, autant que possible, que chaussé4.
Musonius dit ἱματίον et non le fameux τρίβων, qui ne sert qu’à ceux
qui veulent avant tout paraître philosophes et qui, dans cette optique,
Ameublement :
Toutes ces choses sont recherchées, alors q u’une litière ne nous fournit en
rien une couchette plus mauvaise qu’un lit en argent ou en ivoire, et alors
qu’une peau est tout à fait suffisante pour se couvrir, de telle sorte q u’il n ’y
ait pas besoin de pourpre ou d’étoffe écarlate ; alors qu’il nous est possible
de manger sans dommage sur une table en bois sans regretter qu’elle ne soit
pas en argent ; il est possible de boire, par Zeus !, dans des coupes en argile,
lesquelles étanchent la soif comme celles qui sont en or, ne corrompent pas le
vin q u’on y verse et rendent son arôme au c ontraire bien plus agréable (ἡδίω1)
que les coupes en or ou en argent2.
Nourriture :
De même q u’il faut préférer la nourriture qui coûte peu à la nourriture qui
coûte cher et celle qui est facile à se procurer à celle qui est difficile, de même
1 ἡδίω : le terme peut surprendre chez Musonius. Il s ’agit de montrer que l ’or ou l ’argent
corrompent la nature, tandis que les produits (moins luxueux) de la terre la magnifient.
Est-ce là, comme l’affirme A. Grilli (« Musonio o il sospetto d’un mondo alla roverscia »,
art. cit., p. 186) inconséquence de Musonius que d’opposer un produit de la terre à un
autre (l’or) ? C’est peu probable : si la Nature a pris le soin de cacher l’or, elle ne cache
pas l’argile.
2 Ibid., XX, p. 110, 8 – 111, 4.
3 Ibid., p. 111, 7-10.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 501
aussi il faut préférer celle qui c onvient à la nature de l ’homme (τὴν σύμφυλον
ἀνθρώπῳ) à celle qui ne c onvient pas. Or c onvient à notre nature celle qui
est prise des fruits de la terre, que ce soit des céréales ou non, capable de
nourrir l ’homme de manière honorable ; celle aussi venant des animaux q u’on
n’a pas tués ou bien des animaux domestiques. Parmi ces aliments, les plus
convenables sont ceux dont on peut user sur place, sans feu, p uisqu’ils sont
prêts : ainsi les produits de saison, quelques légumes, du lait, du fromage, et
du miel. Ainsi aussi cependant ceux qui exigent du feu : des céréales ou des
légumes, et ils ne sont pas impropres à l ’homme mais c onviennent tous à sa
nature (ἀλλὰ σύμφυλα ἀνθρώπῳ πάντα)1.
Dans ces textes résonne bien sûr une c ondamnation sans appel du
luxe, c ondamnation à vrai dire c ommune à beaucoup de philosophes2,
mais également les linéaments d ’une théorie générale de la propriété et de
l’État qui fonde un retour au mos maiorum3 (on retrouve en effet, un peu
surpris, les prescriptions de la lex fannia4, à laquelle seuls trois stoïciens
– Rutilius Rufus, Aelius Tubero, Mucius Scaevola – se c onformèrent).
Musonius n’autorise que la possession de ce qui sert directement à la
survie de soi-même et des siens, ne se vole pas et dont on peut effecti-
vement assurer la conservation. Je ne pense pas, comme A. Grilli, qu’il
s’agit là d’ingénuité5 : il s’agit au c ontraire d ’examiner les c onditions
requises pour assurer la protection de la propriété et l’examen de sa
distribution. Ce n’est pas un hasard si, d ’autre part, Musonius semble
hésiter au sujet de la nourriture. Ce n ’est pas vainement que Musonius
le prend très au sérieux :
Au sujet de la nourriture, il avait l’habitude de répéter souvent et avec beaucoup
de force (πολλάκις λέγειν καὶ πάνυ ἐντεταμένως) qu’il ne s ’agissait pas là d’une
petite affaire ni qui portait à petites conséquences (οὐ περὶ μικροῦ πράγματος
οὐδ´εἰς μικρὰ διαφέροντος) : il pensait en effet que la maîtrise dans le boire et
le manger était le principe et le fondement (ἀρχὴν καὶ ὑποβολὴν) de la sagesse1.
’est, entre autres (car la nourriture est un problème central pour qui
C
veut vivre en philosophe : on ne peut s ’en passer, mais c ’est du manger
et du boire que découlent le plus grand nombre de fautes) q u’il appar-
tient au philosophe d’assurer sa subsistance et son indépendance en tra-
vaillant la terre. Il s ’agit bien sûr d’une situation toute théorique, mais
riche d ’enseignement. Car les fruits de ce travail sont autant destinés au
philosophe-laboureur qu’à celui à qui appartient le champ, dans le cas,
précise Musonius, où ce champ ne serait pas la propriété du philosophe :
Il existe également un autre moyen <d’acquérir des ressources>, en rien pire
que celui-là, vraisemblablement d ’ailleurs jugera-t-on sans déraison q u’il a
même plus de valeur pour un homme dont le corps est vigoureux : celui qu’on
tire de la terre, q u’on la possède en propre ou bien non (ἄν τ´ οὖν ἰδίαν ἔχῃ τις
ἄν τε καὶ μή). Beaucoup en effet qui labourent la terre d ’un autre (ἀλλοτρίαν
γῆν), l ’État ou un particulier (ἢ δημοσίαν ἢ ἰδιωτικήν), peuvent non seulement
se nourrir eux-mêmes, mais aussi leurs enfants et leurs épouses (μόνον αὑτούς,
καὶ τέχνα δὲ καὶ γυναῖκας) : certains en tirent de grandes ressources, pourvu
qu’ils travaillent de leurs mains et aiment l ’effort (αὐτουργικοὶ καὶ φιλόπονοι).
La terre en effet donne en échange à ceux qui en prennent soin ce qu’elle a de
plus beau et de plus équitable (κάλλιστα καὶ δικαιότατα), rendant au centuple
ce qu’elle reçoit et fournissant en abondance, à celui qui veut bien faire des
efforts, tout ce qui est nécessaire à la vie, et cela de manière convenable et
sans honte pour aucun d ’entre eux2.
1 I. Hadot, art. cit.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 505
points1. Cela dit, il semble, pour les raisons déjà indiquées, q u’on ne
puisse en c onclure q u’ « on ne peut guère douter qu’avec cette réforme
nous sommes en présence d ’une tentative pour réaliser l’idéal stoïcien
sous la forme d’un État2 ».
Si l’on revient à Musonius, il est peu problable que la référence à
Lycurgue fût pour lui un paradigme politique à instituer à Rome. Il s’agit
pour lui de réformer les mœurs et l’on peut penser qu’il voit dans les
circonstances l’urgence d’un retour raisonné aux mœurs anciennes, tout
en rappelant que le politique doit permettre la justice. Sans se prononcer
clairement sur une question aussi vaste que celle de la redistribution
des terres, il rappelle simplement q u’il appartient aussi au politique de
venir en aide aux citoyens, au moins en rendant possible la satisfaction des
nécessités essentielles, dont, du reste, les citoyens devraient apprendre à
se contenter. En somme, nous sommes assez loin du pré-capitalisme à la
Cicéron : l’État lui aussi, dit-il clairement, devra s’associer aux initiatives
privées. Cette distinction entre privé et public, presque imperceptible
dans les traités de Musonius, intervient – et ce n’est pas un hasard –
dans le traité XI et dans le traité XX qui, avec ceux sur la nourriture,
sur les vêtements et la maison, constituent une véritable Πολιτεία
musonienne, révélant une double exigence de la loi naturelle (et de la
Cité universelle) – celle de savoir se contenter de peu, mais également de
fournir ce peu à autrui – et l’exigence minimale imposée à l’État en la
matière3. L’argument pourrait fonctionner ainsi : les sages se soumettent
à la loi qui leur est c ommune, à laquelle ils participent (cette loi est
virtuellement également commune aux autres hommes, mais ils ne s’y
soumettent pas) et parce q u’ils sont ainsi citoyens de la Cité universelle,
tout ce dont ils ont besoin leur appartient de droit (ou plutôt : tout leur
appartient, mais ils ne voient pas la nécessité d ’user de tout).
Dès lors, la vraie propriété n ’est rien d ’autre que ce pouvoir d ’user
des choses nécessaires. Soit on en use effectivement et personne d’autre
1 Cf. A ; Erskine, op. cit., p. 123-149, not. sur les rénovations : p. 125.
2 I. Hadot, ibid., p. 159. Voir P. A Vander Waerdt, art. cit., p. 201, note 39.
3 Ce qui distingue suffisamment la cité musonienne de la « cité de pourceaux » (selon
l’expression de Glaucon) que Socrate imagine dans le livre II de la République, cité fon-
dée sur les échanges que les nécessités naturelles fondamentales exigent : la nourriture,
l’habitat, le vêtement (dont les chaussures). Soulignons d ’autre part que chacun, selon
Musonius, doit être à même de subvenir à ses propres besoins : le lien politique ne dépend
pas de ce type de nécessités.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 507
HOMONOIA :
LE ROI PRODUIT LA C
ONCORDE
Musonius, dans la définition de ce que doit être le roi, indique que celui-
ci doit pour ainsi dire fabriquer la légalité et la concorde. Rappelons
d’abord ce texte essentiel :
’une manière générale, c’est une nécessité absolue que le bon roi soit parfait
D
et irréprochable en paroles et en actes, s’il est vrai que, comme le pensaient
les Anciens, il doit être une loi vivante, produisant une bonne législation et
la c oncorde (εὐνομίαν μὲν καὶ ὁμόνοιαν μηχανώμενον), excluant l ’illégalité et
la division, émule de Zeus et, comme lui, père de ses sujets1.
1 De Clementia I, XVI, 2.
510 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Voir en particulier I. Ramelli, Il basileus come nomos empsychos tra diritto naturale e diritto
divino. Spunti platonici del concetto e sviluppi di età imperiale e tardo-antica, Naples, Bibliopolis,
2006.
2 Musonius, VIII, p. 40, 10-12.
3 Ibid., l. 12-17. Ces lignes rappellent évidemment le témoignage d ’Épictète (Épictète, Diss.
3, 23, 29 = Musonius, XLVIII, p. 130, 3-4) : « Rufus disait souvent : “si vous prenez
le temps de me louer, c ’est que je ne dis rien (εἰ εὐσχολεῖτε έπαινέσαι με, ἐγὼ δ´οὐδεν
λέγω)”. » La suite du propos du disciple de Musonius est, pour ce qui nous occupe,
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 511
intéressante : « C’est un cabinet médical, les gars, l’école d ’un philosophe : on ne doit
pas en sortir en s’étant réjoui, mais en ayant souffert (Ἰατρεῖόν ἐστιν, ἄνδρες, τὸ τοῦ
φιλοσόφου σχολεῖον· οὐ δεῖ ἡσθέντας ἐξελθεῖν, ἀλλ´ ἀλγήσαντας). » Ce que précisément
le roi ne voit pas.
1 Cf. le jugement de Sénèque sur Attale, Ep. 108, 13 : « Ipse regem se esse dicebat, sed plusquam
regnare mihi videbatur cui liceret censuram agere regnantium. » (= « Lui même se disait roi,
mais, quant à moi, je le regarde comme plus qu’un roi, celui à qui il était permis de
censurer les rois »).
2 Cf. Musonius, XXXI, p. 122, 2-4 : « Ils ne se maintiennent pas longtemps, ceux qui,
devant leurs sujets, ont pris l’habitude de dire de leurs actions non pas : “c’est mon
devoir” mais “ça m ’est permis” (μὴ τὸ “καθήκει μοι” λέγειν μελετηκότες, ἀλλὰ τὸ “ἔξεστί
μοι”). »
3 Musonius, VIII, p. 32, 10 – 33, 3.
512 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Le roi peut alors « fabriquer » des lois pour les cités, parce q u’elles
seront les plus justes, dans un contexte où les insensés d’une cité s’écartent
largement de la loi naturelle. Il faut souligner que ce n’est pas direc-
tement la volonté du roi qui chez Musonius fait loi, mais bien les lois
qu’il fabrique.
Dans son commentaire du traité de Diotogène Περὶ Βασιλεῖας,
L. Delatte1 dresse une classification des emplois de l’expression νόμος
ἔμψυχος. Il distingue entre une signification « modérée », qui désigne
une « royauté constitutionnelle » et une autre, « radicale », qui ferait
référence à une « royauté absolue ». Dans ce dernier cas, c ’est la volonté
du roi qui est la loi, comme César a pu vouloir que sa volonté fût tenue
pour loi2 ; dans l ’autre cas, le roi est loi vivante, parce q u’il applique la loi,
la fait exécuter et s ’y c onforme. On trouve la racine de ces deux usages
d’une même expression dans deux passages d ’Aristote, qui permettent
de les préciser : en fait, le Stagirite n’emploie pas l’expression exacte,
mais deux formules qui lui ressemblent. La première se trouve dans
les chapitres 16 et 17 du livre III de la Politique lorsqu’Aristote définit
la royauté absolue (la pambasileia – seule forme « constitutionnelle » de
royauté3). Dans ce type de régime, c’est la volonté du roi qui fait loi :
le roi gouverne κατὰ τὴν αὐτου βούλησιν4 et il possède la souveraineté
absolument (κύριον μὴ κατὰ μέρος τοῦτον ἀλλ´ἀπλῶς5). On peut donc
conclure avec L. Delatte : « Aristote nous présente un politique dont la
volonté crée à tout moment la loi, un roi qui est la loi6. »
La seconde référence illustrant un deuxième usage de l’expression
νόμος ἔμψυχος se trouve dans l ’Éthique à Nicomaque. Alors q u’il définit
la justice corrective, Aristote montre q u’en cas de désaccord sur la rectifi-
cation de la perte subie, les parties doivent s’adresser au médiateur qu’est
le juge, qui doit rechercher, en arbitrant la cause, la position la plus juste :
’est pourquoi lorsqu’il y a contestation entre les deux parties, elles ont
C
recours au juge : aller vers lui, c’est aller vers le juste. En effet, le juge vise à
être comme le juste vivant (δίκαιον ἔμψυχον)1.
Le juge s’en tient, pour appliquer le droit, aux lois écrites et leur
donne vie. On peut rapprocher ce cas du βλέπων νόμος de Xénophon2 :
Le βλέπων νόμος ne remplace pas les lois écrites, mais a sur elles une supé-
riorité : quand il a donné ses ordres, il remarque les infractions et sévit, ce
que la loi écrite est incapable de faire. Cette loi vivante ne gêne pas et ne
remplace pas les lois écrites3.
Le même rapport qui unit Dieu au monde unit le roi à l’État (ἔχει δὲ καὶ ὡς
θεὸς ποτὶ κόσμον βασιλεὺς ποτὶ πόλιν), et le roi est à Dieu c omme l ’État est au
monde : car l’État, constitué par l’accordement (συναρμοσθεῖσα) d’éléments
nombreux et divers, imite l’organisation et l’harmonie du monde (σύνταξιν καὶ
ἁρμονίαν) et le roi, parce qu’il exerce un pouvoir sans contrôle (ἀνυπεύθυνον)
et q u’il est en personne la loi vivante (νόμος ἔμψυχος), figure Dieu parmi les
hommes (θεὸς ἐν ἀνθρώποις παρεσχημάρισται)1.
à rendre q u’au dieu (la raison droite). Mais cela ne nous éclaire pas véri-
tablement, sauf à dire évidemment que le bon roi n’est pas un tyran
puisqu’il gouverne selon la raison chez les stoïciens ou le droit naturel
chez les Pythagoriciens. Une autre question serait alors de savoir « la
dose d ’arbitraire » (dans un sens ici forcément noble, p uisqu’il s ’agit d ’un
« arbitraire juste », si le mot a un sens) dans la pratique gouvernementale
du roi : le roi est-il au-dessus de la loi ? Le début du traité de Diotogène
semble démontrer avec une certaine insistance le c ontraire, puisque le roi
est νόμιμος, et même le plus juste parce que le plus c onforme aux lois :
’est l’homme le plus juste (δικαιότατος) qui serait roi et c ’est l’homme le
C
plus c onforme à la loi (νομιμώτατος) qui serait le plus juste ; car sans justice,
personne ne pourrait être roi, et, sans loi, il n ’y a pas de justice1.
Tout roi sera bon en étant, d’une façon générale, juste, équitable et clément
(δίκαιός τε ὤν καὶ ἐπιεικὴς καὶ εὐγνώμων). La justice, en effet, est un principe
qui maintient la société et qui en resserre les liens et c’est bien la seule dis-
position de l’âme qui soit adaptée aux relations avec le prochain. Le même
rapport qui unit le rythme au mouvement et le mode à la voix (ὅν λόγον γὰρ
ἔχει ῥυθμὸς ποτὶ κίνασιν καὶ ἁρμονία ποτὶ φωνάν), unit la justice à la société ;
car c’est pour le bien commun des commandants et des commandés que la
justice crée l’accordement (συναρμοστικά) de la société politique. L’équité et
la clémence (ἐπιείκῃα καὶ <ἁ> εὐγνωμοσύνα) sont les compagnes de la justice.
L’une adoucit l’excès du châtiment, l’autre distribue les pardons à ceux qui
pèchent légèrement1.
Priscus essaya une première fois sous Galba, en vain, l’attitude ambiguë
et timorée de l’empereur l’ayant convaincu d’abandonner1. Il ne put
poursuivre sous Vitellius : pour des raisons mal éclaircies2, il s’était
disputé avec l ’empereur. Il reprit les poursuites (qui devaient s ’étendre à
d’autres delatores) sous Vespasien, lequel, pour des raisons fort c omplexes,
tenant en partie à des liens familiaux qu’il avait partagés avec B. Soranus
avant sa condamnation (Titus, fils de Vespasien, avait pris pour femme
Marcia Furnilla, nièce de B. Soranus, et avait divorcé après l’affaire,
évitant ainsi un danger possible pour sa carrière3) était enclin à laisser
poursuivre, cela contre l ’avis d’une partie du Sénat (on le comprend) et
notamment de l’un de ses membres, Mucianus. Celui-ci se distingua
en prenant une première fois la défense des délateurs de manière fort
habile, il faut en convenir, puisqu’à la lex Cornelia il opposa, lorsque
Helvidius Priscus voulut représenter son accusation c ontre Marcellus,
le sénatus-consulte Turpilianum, voté en 61 : celui-ci interdisait que l’on
rouvre un dossier qu’on avait abandonné avec des charges similaires4.
D’où le choix politique des sénateurs à tendance républicaine : charger
E. Celer, pour espérer faire jurisprudence. Ce fut un succès mitigé : le
traître stoïcien fut exilé, mais la sentence ne fut suivie d ’aucune autre
poursuite c ontre quiconque.
Cet aperçu historique c onfirme d ’une part c ombien Musonius
était au fait des circonstances politiques de son temps et c ombien
il était engagé, tout en éclairant d’autre part, par une autre voie, la
pensée de notre auteur : la loi, lorsqu’elle est juste, doit être appliquée
(qu’on ait usé d ’une disposition remontant à Auguste ne surprend pas)
lorsqu’il s’agit d ’affaires civiles. On est très loin évidemment du retrait
évoqué dans le traité sur l’exil. C ’est que les circonstances sont tout
autres : contre le tyran, la libertas du sénateur peut s’exprimer dans la
désobéissance civile, parce qu’une loi supérieure (la raison) y oblige.
Musonius, du reste, dans une incise tout à fait intéressante, montre
dans le traité XVI (S’il faut obéir en tout à ses parents) qu’il convient de
désobéir au tyran :
1 Tacite, Hist. IV, 6, 43 ; Cf. J. K. Evans, « The Trial of P. Egnatius Celer », CQ 29 (1979),
p. 198-202, p. 202.
2 J. Moles, art. cit., p. 105.
3 J. K. Evans, art. cit., p. 200-201.
4 Ibid.
524 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
De telle sorte que celui qui ne fait pas ce que lui commandent soit un père,
soit un chef, soit, par Zeus, un despote, alors q u’ils prescrivent des choses
injustes ou honteuses (ἢ ἄδικα ἢ αἰσχρά), ne désobéit en rien, et de même n’est
ni injuste, ni ne c ommet une faute (οὐκ ἀπειθεῖ οὐδαμῶς, ὥσπερ οὐδ´ ἀδικεῖ οὐδ´
ἁμαρτάνει). Mais celui-là seul désobéit qui ne se préoccupe en rien et refuse
les choses bonnes et c onvenables (καλῶς καὶ συμφερόντως) qu’on lui prescrit1.
Musonius et Archytas :
la double conformité de la loi
Il faut alors rechercher une autre référence au νόμος ἔμψυχος susceptible
de correspondre à ce que nous venons de voir. Ce n’est pas Diotogène,
ni, encore moins, Écphante. Le traité de Sthénidas, autre auteur invoqué
pour ce patronage2, trop court, ne donne pas assez d ’éléments. Il faut
donc chercher du côté d’Archytas. Il semble que Musonius, s’il se réfère
aux « Anciens » ne pense ni à Diotogène, ni à Écphante, mais peut-être
à Archytas, pour lequel il y a accord sur une datation du ive siècle av.
J.-C. et à d ’autres Pythagoriciens dont il ne nous resterait rien.
On peut donc se tourner vers certains passages que l’on peut lire
dans le Περὶ νόμου καὶ δικαιοσύνης d’Archytas3, avec néanmoins autant
1 Musonius, XVI, p. 83, 12-17.
2 W. Klassen, art. cit.
3 Cf. pour le texte, Thesleff, The Pythagorean texts, op. cit., p. 33-36 (abrégé dans la suite en
Th.) ; traduction du traité et commentaire, A. Delatte, Essai sur la politique Pythagoricienne,
op. cit., chap. iv, p. 71-124 (abrégé en Del. par la suite).
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 525
Même si les « parties » peuvent s ’entendre chez les stoïciens c omme des
fonctions de l’âme à partir de Posidonius, aucun texte à ma connaissance
ne propose la théorisation d ’une telle correspondance entre l’âme et
la cité. Cela dit, il faut souligner la fonction de cette loi : c ’est par
une c ommune obéissance à la loi que s’harmonisent les parties de la
cité (commandants et commandés). En effet, Archytas a dit plus haut
dans le traité que « toute communauté se compose d ’un chef, d’un
commandé, et, troisièmement, de lois4 ». Si l ’on ajoute à cette formule
celle du texte précédent « les actions sont faites de l’entrelacement de
ces trois principes : c ommander, obéir et maîtriser », il en découle que
1 J.-F. Pradeau, Platon et la cité, p. 27-28 : « On parle souvent des trois “classes” de citoyens.
Le terme est impropre, non seulement parce qu’il est anachronique, mais surtout parce
qu’il ne rend pas suffisamment l’idée que, pour Platon, les trois groupes sont trois espèces
ou trois affections d’une même nature citoyenne, tout comme l’âme compte trois espèces
(sans qu’il y ait pour autant trois âmes différentes). »
2 Platon, Resp., 443 d – Le paradigme musical semble remonter au pythagorisme, cf. Del.,
p. 90 : « Il se pourrait que Platon ait emprunté aux Pythagoriciens le procédé qui c onsiste
à chercher la solution des problèmes de la politique dans la théorie musicale. »
3 Archytas, ibid., Th., p. 33, 13-18 ; Del., p. 86.
4 Archytas, ibid., Th., p. 33, 6-8 : « φαμὶ δὴ ἐγὼ πᾶσαν κοινωνίαν ἐξ ἄρχοντος καὶ ἀρχομένω
συνεστάμεν καὶ τρίτον νόμων » ; Del., p. 84.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 527
1 Del., p. 89.
2 Archytas, ibid., Th., p. 33, 8-12 ; Del., p. 84.
3 Del., p. 84-85.
528 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Qu’il cite en effet en montrant que celle-ci a la meilleure constitution, cf. Del., p. 109 :
« Il faut que la Loi qui veut être puissante, ainsi que la Cité, soit composée de toutes
les autres constitutions ; qu’elle ait une institution de caractère démocratique, une autre
oligarchique, une autre encore royale et aristocratique, comme c’est le cas à Lacédémone »
(= Archytas, in Stobée 4.1.138, Th., p. 34, 16-18).
2 C’est un peu la lecture d ’A. Petit, art. cit., p. 14-15, qui, prudent, remarque : « Le légi-
centrisme est encore dominant dans l’ouvrage de Pseudo-Archytas, et l’expression de
“loi animée” ne confère pas au roi le rang hyperbolique qui va marquer dans d’autres
pseudépigraphes une véritable théologie de la souveraineté. »
3 Archytas, in Stobée, 4.1.136, Th., p. 33, 20-25 ; Del., p. 91.
4 Il ne l’opère du reste jamais explicitement, mais éclaire le texte de manière définitive
lorsqu’il analyse le type de proportionnalité qui a cours dans le droit de la nature, p. 99.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 529
Les lois des dieux donnent à chacun sa part selon le droit naturel qui
c onsiste à attribuer à chacun selon son mérite, le mérite étant ici d ’obéir
aux dieux. Mais si aucun parallèle ne peut être tiré entre une loi écrite
et une telle loi non écrite (aucune loi écrite ne pourrait ne serait-ce que
donner une idée de la loi naturelle, parce q u’elle ne pourrait jamais en
épuiser les dispositions, q u’elle ne saurait non plus figer dans l’écrit),
on peut tenter une analogie :
1 Archytas, in Stobée, 4.1.132, Th., p. 47, 24-26 ; Del. p. 79 – Le mot ἀθέων est « une
forme hyperdorienne pour ἠθέων (= ἠθῶν attique). Cette erreur dialectale est imputable
aux copistes » (Del. p. 79, note 3 ; cf. aussi Th., qui établit la même équivalence ἀθέων =
ἠθῶν dans la note à la ligne 24 de la p. 47).
530 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
1 Del. p. 98 cite un passage de Porphyre (In Ptol. Harm.), où Archytas définit mathémati-
quement, dans un texte un peu complexe pour le lecteur d’aujourd’hui, cette proportion :
« Le moyen subcontraire, qu’on appelle harmonique, existe lorsque le premier terme surpasse
le second d ’une fraction de lui-même identique à la fraction de lui-même dont le troi-
sième est surpassé par le second. Là, le rapport des plus grands termes est plus grand et
celui des plus petits, plus petit. » Ce qu’on pourrait expliquer ainsi (c’est l’exemple que
donne Nicomaque, Intr. Arithm., II, 21 ss., cité par Delatte, ibid.) : soit la suite 6, 4, 3. Le
premier terme, 6, dépasse 4 de 2, soit d ’un tiers de lui même (6 x 1/3 = 2) ; de même 4
dépasse 3 de 1, ce qui est, évidemment, le tiers de 3 (3 x 1/3 = 1).
2 Del., ibid.
3 Ibid., p. 99.
Le traité « Que les rois doivent, eux aussi, philosopher » 531
mêmes fruits, de même, l ’âme des hommes ne peut admettre la même vertu
(ὰν αὐτὰν ἀρετὰν)1.
La loi est efficace quand elle a de l’accordement avec les citoyens pour qui
elle est portée. Car beaucoup ne sont pas capables de recevoir ce qui est bon
par nature en premier ordre, mais seulement le bien qui leur convient et qui
est réalisable (τὸ δὲ ποθ´αὑτοὺς καὶ τὸ ἐνδεχόμενον). Car c’est ainsi aussi que
les malades et les personnes faibles reçoivent des soins2.
assentiments, il n’en reste pas moins que tous ses actes sont co-déterminés
et à ce titre dépendants de la chaîne des causes du destin. Les causes sont
des souffles1, disent les stoïciens, et il faut comprendre par là que tout
homme se trouve à la fois déterminé certes par sa nature (la nature du
souffle de son âme, qu’il lui faut tâcher d ’harmoniser) mais aussi par les
circonstances extérieures (auxquelles il doit s’adapter) : c’est dire encore
que l ’homme est une portion du souffle, portion sans doute très subtile,
mais une portion d’un tout qui le dépasse forcément et dans lequel il
prend sa place de partie. La collaboration de l ’homme au destin est donc
toujours à la fois causante et causée2 et la collaboration intelligente du
citoyen de l ’Univers c onsiste à harmoniser son souffle de partie au souffle
qui parcourt le tout. Il faut alors faire droit à la notion de sympnoia.
Mais celle-ci ne saurait non plus faire oublier que le sage, même
parfaitement harmonisé, ne perd pas sa tension individuelle, à moins
de se perdre dans le tout (ce qui advient lors de la c onflagration mais
pas avant : si le sage devient un astre, il est toujours individuellement
déterminé). Les stoïciens disent certes q u’il y a une « communauté de
souffle et de tension3 » qui unifie l ’univers en un tout ordonné (ἡνωσθαι).
La sympnoia définit évidemment la communauté de souffle : le même
souffle parcourt le monde ; on rencontre plus de difficulté à c omprendre
la syntonia, à moins de dire que chacun partage la même tension, ce
qui n’est pas possible. Il faut donc en revenir à l’interprétation selon le
modèle musical : on retrouve alors la syntonia dans l’accord des tensions
de chacun des êtres, terrestres et célestes, accord plus intime entre les
sages et les dieux astres.
Il faut ainsi parvenir à l’unité, vocation de l’être rationnel, unité
consciente et différenciée, dont on a un exemple dans la sympnoia que
1 SVF II, 340 : « les stoïciens [disent] que toutes les causes sont corporelles : c’est qu’elles
sont des souffles (Οἱ Στωϊκοὶ πάντα τὰ αἴτια σωματικὰ · πνεύματα γὰρ) ».
2 Il est clair que la réalité du destin, lorsqu’on comprend celle de la participation au gouver-
nement de Zeus, devient moins lourde : tout événement est certes co-déterminé (confatale),
mais précisément, déterminé par soi et par le destin. Distinction que A. A. Long permet de
penser au plus juste, l orsqu’il écrit, dans « Freedom and Determinism », art. cit., p. 178 :
« The world can be viewed as nothing but the activity of all-pervasive pneuma. Yet logos, the
causal principle, is inside the individual man as well as being an external force constraining him.
God is expressed in the whole, the sum of the all substances, which includes particular logoi. »
3 D.L. VII, 140 = SVF II, 543 : « Dans l ’univers, il n’y a aucun vide, mais l’univers est unifié
(ἀλλ´ἡνῶσθαι αὐτόν). La c ommunauté de souffle et la c ommunauté de tension (σύμπνοιαν
καὶ συντοινίαν) rendent cela nécessaire. »
Conclusion générale 537
1 Marc-Aurèle, XII, 30. En lisant avec Farquharson, The Meditations of the Emperor Marcus
Antoninus, éd. cit., p. 248 τὸ ἑνοῦν au lieu de τὸν νοῦν : il s’agit du principe de la gravitation.
2 Voir VIII, 56 : « Car même si nous sommes nés fondamentalement les uns pour les autres,
il reste que nos hégémoniques ont chacun leur propre pouvoir (τὰ ἡγεμονικὰ ἡμῶν ἕκαστον
τὴν ἰδίαν κυρίαν ἔχει). »
538 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Les autres rassemblements doivent tendre vers cette unité : cela reste
vrai de l’amitié. D ’où la nécessité d’étendre quelque chose de la rela-
tion spécifique des époux aux c oncitoyens : la sollicitude que les époux
partagent. Ainsi s ’exprime, dans le temps et par le biais d ’une pulsion
naturelle, la nécessité fondamentale de l’oikeiôsis : renouer peu à peu avec
soi-même pour, dans le même temps, renouer avec la raison et ceux qui,
par elle, sont apparentés à tout être rationnel. Devenir raisonnable revient
toujours à devenir sociable et, pour ainsi dire, plus l’homme s ’apparente
à la raison, plus il s’accorde avec sa divinité, plus il est naturellement lié
avec les autres, même si ce lien peut ne pas être partagé.
Même chez les insensés, la nature s’avère la plus forte : d’où ce ras-
semblement hétéroclite mais nécessaire q u’est la cité. Il revient au seul
vrai politique, le sage, de permettre un lien plus étroit : par l ’éducation,
le fait du philosophe, être royal ; par la loi, le fait du roi, toujours philo-
sophe. Cela pour lutter c ontre l ’oubli par l ’homme de sa nature et pour
redresser des élans qui, pervertis, errent dans des unités trompeuses :
à la sédimentation du « on », le philosophe tâche, par les moyens les
plus pertinents (les préceptes, les exercices mais aussi les lois) d ’opposer
l’harmonie de liens assumés ; à l’irrationnel de liens fantasmés, irréels,
il substitue la profondeur de l’attachement.
Parce q u’il montre un tel souci et tente de le théoriser à la fois dans
mais aussi souvent contre les cadres culturels qui sont les siens, Musonius
apparaît, à qui veut bien le lire sans méfiance, comme un vrai philosophe.
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Balch, D. L. : 215, 319, 320, 329 506
Baldry, H.-C. : 231, 232, 234 Evans, J. K. : 523
Baltzer, E. : 31
Banateanu, A. : 253, 268, 286, 307 Farquharson, A. S. L. : 278, 537, 538
Barnes, J. : 71, 84, 86, 87, 390 Favez, C. : 326
Barra, E. : 387 Festugière, A.-J. : 52, 58, 137, 287, 341,
Bees, R. : 231 342, 362, 423, 453
Bénatouïl, T. : 59, 71, 75, 118, 167, Fillion-Lahille, J. : 68, 69, 75, 120, 121
271, 477, 490 Foucault, M. : 10, 14, 17, 21-25, 47,
Bermon, E. : 83 222, 244, 297, 298, 325, 326, 340,
Besnier, B. : 148 343, 398, 455, 456, 468, 532
Billerbeck, M. : 304, 434 Foulon, E. : 464
Biziou, M. : 376, 397 Fraisse, J.-C. : 20, 273-276, 281, 288,
Bobonich, C. : 59 289
Bowersock, G. W. : 454, 455 Frank, R. I. : 204, 405
Boys-Stones, G. : 454, 455 Fuentes Gonzáles, P. P. : 63, 64, 419,
Bradley, K. R. : 201 422, 430
Braund, D. C. : 455
Bréhier, É. : 65, 72, 106, 135, 160, 308 Gaca, K. L. : 200, 211, 230, 231
Brouwer, R. : 178 Gigandet, A. : 220, 239, 446
Brunschwig, J. : 129-132, 515 Goldschmidt, V. : 72, 73, 87, 112, 147,
185, 283, 309, 431, 433, 481
Conche, M. : 158, 159, 220, 426 Goodenough, E. R. : 468, 519
558 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Goulet, R. : 18, 100, 117, 149, 214, 229, Laurenti, R. : 142, 175, 193, 212, 333,
236, 253, 254, 271, 287, 301, 308, 335
384, 387, 388, 491 Le Blanc, G. : 22
Goulet-Cazé, M.-O. : 14, 25, 51, 52, Lenta, G. : 56, 124, 448, 453
69, 79, 89, 90, 94, 95, 102, 103, 104, Lévy, C. : 11, 14, 33, 44, 45, 68, 129,
110, 111, 142, 231, 232, 304, 424, 133, 148, 160, 364, 373, 375, 381,
437, 438 391, 397
Gourevitch, D. : 203, 244, 334 Long, A. A. : 22, 81, 117, 118, 120, 122,
Gourinat, J.-B. : 59, 80, 118, 391 156, 275, 308, 374, 410, 495, 496,
Graver, M. : 37, 167 497, 515, 536
Griffin, M. : 108, 459, 493 Lories, D. : 129, 130
Grilli, A. : 200, 208, 500, 509 Lutz, C. : 28, 29, 30, 31, 32, 100, 137,
Grimal, P. : 200, 201, 203, 217, 248, 211, 341, 364, 411, 421, 453
312, 314, 333, 462
Gros, F. : 21, 23, 24 Maldonado de Lizalde, E. : 204,
Guérard, C. : 235 205, 359
Mansfeld, J. : 385-387
Hadot I : 501-506 Moles, J. L. : 233, 423, 435-438, 441,
Hadot, P. : 14, 17-20, 95, 97, 102, 178, 522, 523
494, 532 Morana, C. : 243
Hallet, J.-P. : 201 Moreau, J. : 140
Haury, A. : 199 Morel, P.-M. : 58
Hense, O. : 26, 29, 30, 185, 213, 264,
300, 327, 334, 341, 342, 364, 419, 469 Natali, C. : 53, 54
Hijmans, B. L. : 423 Nicolet, C. : 355
Houser, S.J : 58, 67, 68, 326, 331, 338, Nussbaum, M. : 332
421, 501
Husson, S. : 435, 438 Obbink, D. : 481, 484
Oltramare, A. : 326
Ildefonse, F. : 472
Imbert, C. : 82, 83 Parker, C. P. : 30
Inwood, B. : 85, 131, 133, 170, 218, Pellegrin, P. : 515
230, 254, 261, 263, 293, 372, 374, Pembroke, S. G. : 128, 129, 134, 137,
377, 379, 389, 390, 485 227, 257, 344
Petit, A. : 286, 467, 513, 528
Jagu, A. : 93, 98, 137, 156, 211, 228, Petit, P. : 204
246, 264, 332, 341, 364, 376, 466 Powell, J. U. : 156
Pradeau, J. F. : 21, 22, 23, 508, 526
Klassen, W. : 70, 175, 453, 519, 524
Radice, R. : 107, 109, 128, 131, 135,
Lana, I. : 428 194, 370
Laurand, V. : 204, 206, 230, 251, 254, Raepsaet-Charlier, M. T. : 203, 334
257, 260, 262, 363, 374, 380, 397, Ramelli, I. : 14, 100, 342, 454, 510, 521
406, 416, 451, 482, 507, 512 Rawson, B. : 200, 201
Index des noms modernes 559
Reydams-Schils, G. : 12, 16, 57, 200, Treggiari, S. : 200, 201, 242, 255, 331
223, 293, 337, 361, 376, 377, 379,
381, 382, 388, 397, 411 Van Arnim, J. : 156, 261
Rich, A. N. M. : 52 Van Geytenbeek, A. C. : 26, 29-32,
Rist, J. M. : 71, 552 52, 56, 70, 79, 244, 246, 264, 265,
Robert, J.-N. : 58 351, 420, 452, 453, 520, 521
Rogers, R. S. : 521 Van Straaten, M. : 69, 289
Vander Waerdt, P. A. : 486, 487, 488,
Saint-Denis (de), E. : 200 492, 506
Samier, P. : 242, 362, 402 Vatin, C. : 351, 352, 354
Sartre, M. : 454, 455, 460 Veyne, P. : 178, 200, 201, 334, 422
Schofield, M. : 53, 230, 232, 233, 345, Villers, R. : 204, 335, 410
346, 399, 481, 532 Voelke, A.-J. : 20, 68, 69, 108, 110,
Sedley, D. N. : 156, 180, 181, 308, 374, 170 ; 265, 272, 275, 306 ; 421, 422
410, 541 Vogt, K. M. : 415, 485
Shaw, B. D. : 240 Vottero, D. : 242, 324, 362
Striker, G. : 128, 485
Ward, R. B. : 215, 319, 323, 329
Terrel, J. : 22, 23, 33 Wilgaux, J. : 233, 384, 402
Thesleff, H. : 467, 468, 519, 524, 525 Wright, M. R. : 132
Torre, C. : 12, 296, 302, 307, 321, 347,
362, 369 Zagdoun, M.-A. : 259
INDEX DES PASSAGES CITÉS
Aristote, Génération et corruption (Gen. Aulu Gelle, Nuits attiques (Noct. Att.) :
Corr.) : I, 6, 1 : 206
328 a 26-28 : 316 IV, 3 : 248
V, 1 : 98
Aristote, Métaphysique (Metaph.) :
A, 2, 982 b 30 : 153 Cicéron, Du destin (De Fato) :
7-8 : 120
Aristote, Politiques (Pol.) : 9 : 120
I, 12 : 474
I, 12, 1259 b 5-6 : 458 Cicéron, La divination (Div.) :
I, 12, 1259 b 10 : 325 I, 56, 127 : 140
562 STOÏCISME ET LIEN SOCIAL
Cicéron, Des fins extrêmes des maux et des II, 43 : 159
biens (Fin.) : II, 128 : 215
I, 30 : 145 II, 140-141 : 396
III, 16 : 128, 132 II, 153 : 154
III, 16-22 : 86 II, 164 : 515
III, 17 : 133
III, 20 : 135 Cicéron, Des devoirs (Off.) :
III, 21 : 134 I, 12 : 365, 428
III, 23 : 129, 137 I, 39 : 247
III, 32 : 106 I, 46 : 473
III, 45 : 272 I, 54 : 373
III, 55 : 279 I, 54-55 : 402
III, 62 : 12, 89, 380 I, 55 : 289
III, 62-63 : 370 I, 56 : 290
III, 64 : 366 I, 61 : 192
III, 65 : 381 I, 93-96 : 305
III, 67 : 240 I, 105-106 : 244
III, 68 : 16, 18 I, 106 : 65
IV, 14 : 136 I, 107 : 157
I, 111 : 182
Cicéron, L’amitié (Lael.) : I, 112 : 158
92 : 291 I, 115 : 473
I, 128 : 109
Cicéron, Les Lois (Leg.) : I, 128-129 : 65
I, 19 : 532 I, 138-139 : 499
I, 23 : 488 I, 145 : 46
I, 25 : 161, 175 I, 148 : 11, 57
I, 151 : 53, 37
Cicéron, Second Académiques II (Luc.) : II, 35 : 89, 473
26 : 73 II, 73 : 496
38 : 133 II, 89 : 53
III, 70 : 247
Cicéron, La nature des dieux (Nat. Deor.) :
I, 39 : 483 Cicéron, L’orateur (Orat.) :
I, 121 : 284 2, 277 : 333
II, 12 : 161
II, 19 : 149 Cicéron, La République (Resp.) :
II, 24 : 162 II, XXVII, 49 : 459
II, 28-30 : 110 III, XXII, 33 : 484
II, 33-35 : 110
II, 34 : 148 Cicéron, Les Tusculanes (Tusc.) :
II, 35 : 149 II, 35 : 89
II, 36 : 150 II, 60 : 174
II, 37 : 152 III, 81 : 419
Index des passages cités 563
Plutarque, Caton l’Ancien (Cato maior) : Plutarque, Des Contradiction des Stoiciens
8, 4 : 333 (Stoic. Rep.) :
20, 3 : 199 1033 F : 476
20, 4 : 199, 200 1034 B : 411
22-23 : 416 1034 D : 111
24, 2 : 245 1035 B : 251
1038 B : 381
Plutarque, Notions communes contre les 1039 B : 270
stoïciens (Comm. Not.) : 1043 D : 368
1049 E : 179 1043 E-1044 A : 54
1061 F-1062 A : 152 1048 E : 179
1063 F : 286 1053 D : 391
1068 F : 268 1053 F : 158
1072 B : 259 1053 F-1054 B : 112
1073 B : 229
1075 C : 163 Plutarque, Banquet (Symp.) :
1076 F : 423 156 C : 222
1076 F-1077 A : 483
1078 B : 308 Plutarque, Vie de Caton :
1078 E : 308, 316 58, 1 : 11
Index des passages cités 571
III, 414 : 187 III, 63Ant. : 265, 268, 297, 306, 323,
III, 415 : 186 334, 349, 356, 402
III, 432 : 490 III, 32Diog. : 178
III, 462 : 59
III, 473 : 67, 68 Tacite, Annales (Ann.) :
III, 474 : 421 III, 28 : 205
III, 476 : 59 III, 33-34 : 202
III, 494 : 72 XIV, 22 : 312
III, 496 : 146 I XIV, 59 : 453
II, 528 : 482 XV, 59 : 27
III, 548 : 45 XV, 71 : 26
III, 560 : 70 XVI, 30 : 522
III, 563 : 448 XVI, 31-32 : 521
III, 578 : 520 XVI, 32 : 522
III, 611 : 181, 366, 369
III, 614 : 457 Tacite, Histoires (Hist.) :
III, 615 : 458 III, 81 : 10, 27
III, 617 : 466 IV, 6, 43 : 523
III, 618 : 457 IV, 40, 3 : 522
III, 626 : 268
Télès, Diatribes
III, 628 : 16
II, 11, 5-6 : 63
III, 630 : 278, 280
III, 22 : 420
III, 631 : 253
III, 23, 2-3 : 420
III, 638 : 109
III, 24, 9 : 420
III, 640 : 519 III, 25, 5 : 420
III, 641 : 519 III, 25, 9 : 420
III, 657 : 179 III, 26-27 : 432
III, 661 : 46 VI, 53, 1 : 64
III, 662 : 179
III, 668 : 179 Thémistius, Discours (Or.) :
III, 686 : 54, 55, 366 VI, 72 : 26
III, 697 : 368 XIII, 173 : 28
III, 701 : 54 XXXIV : 29
III, 715 : 103
III, 719 : 259, 260 Tite-Live, Histoire Romaine (Hist. Rom.) :
III, 72 : 301 I, 9 : 217
III, 721 : 261
III, 724 : 270 Valère-Maxime, Faits et dits mémorables
III, 96 : 116, 283 (Mem.) :
III, 97 : 275 II, 1, 4 : 248
III, 98 : 285
III, 650 : 258 Varron, De l’agriculture (Res Rust.) :
III, 62Ant. : 264, 302, 307, 337 II, 1-3 : 58
Index des passages cités 575
PRÉFACE
Musonius Rufus, ou de l’anonymat en philosophie . . . . . . . . . . . . 9
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
Première partie
ΑὐΤΑΡΚΕΙΑ
SOI-MÊME ET L’AUTRE
DANS L’ENSEIGNEMENT
ET LA PRATIQUE DU SOUCI DE SOI
De l’homme au dieu
L’oikeiôsis et l’homoiôsis tô theô . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Oikeiôsis : cadres généraux de la notion . . . . . . . . . . . . . . . . . 128
L’homme, image de dieu.
Anthropothéologie du sage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144
De mimêma à mimêsis.
L’homoiôsis tô theô : un idéal ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 174
Conclusion de la première partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Deuxième partie
ΓAΜΟΣ
LE SENS POLITIQUE DU MARIAGE
Troisième partie
ΠΟΛΙΤΕΙΑ
L’HOMME ET LA CITÉ