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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 1

Vocabulaire de Whitehead
La version définitive de ce manuscrit a été publié dans la
collection « Vocabulaire des philosophes », éditions Ellipse, 2007, Paris
Didier Debaise
2

Abréviations

Nous citons les textes de Whitehead sous les abréviations suivantes,


accompagnées de la date de leur première édition et de la traduction française
existante à laquelle nous nous sommes référés.

CN: Concept of Nature (Le concept de nature) – 1920, trad. fr. 1998.
SMW: Science and the Modern World (La science et le monde moderne) –
1926, trad. fr. 1994.
RM: Religion in the Making – 1926.
FR: Function of Reason (La fonction de la raison et autres textes) – 1929, trad.
fr. 1969.
PR: Process and Reality (Procès et réalité) – 1929, trad. fr. 1995.
AI: Adventures of Ideas (Aventures d‘idées) – 1933, trad. fr. 1993.
MOT: Modes of Thought – 1938, trad. fr. 2004.
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 3

Introduction
Whitehead (1861-1947) appartient, avec Leibniz, à cette lignée particulière de
philosophes mathématiciens1. Professeur de mathématique à Cambridge, il écrit un
traité d‘algèbre universel, un autre sur les axiomes de la géométrie projective, pour
ensuite s‘intéresser à la logique et écrire avec B. Russel les Principia mathematica
(1910-1913). Ses œuvres spéculatives viendront plus tard. Tout d‘abord, Le concept
de nature (1920) dans lequel Whitehead développe une forme très singulière de
phénoménologie de la perception de la nature qui le rapproche de James, de
Bergson et par certains aspects de Husserl ; ensuite, La Science et le monde moderne
(1925) que Whitehead décrit comme une étude « critique des cosmologies »2 et qui
lui permet d‘attribuer à la philosophie une fonction : elle doit « harmoniser,
refaçonner et justifier des intuitions divergentes relatives à la nature des choses.
Elle doit insister sur l‘investigation des idées ultimes et sur la prise en compte de
l‘ensemble des éléments qui fondent notre modèle cosmologique »3; enfin, Procès et
réalité (1929), un « des plus grands livres de la philosophie moderne » 4 dont
l‘ambition est de « former un système d‘idées générales qui soit nécessaire, logique,
cohérent et en fonction duquel tous les éléments de notre expérience puissent être
interprétés » 5 . Ce projet, on n‘en trouvera des correspondances que chez des
philosophes pré-kantiens comme Spinoza ou Leibniz.

1 On doit à Stengers d‘avoir mis en évidence l‘inscription chez Whitehead de la pensée spéculative à l‘intérieur d‘une
pratique de mathématicien. Ainsi, dans Penser avec Whitehead, elle écrit : « La démarche de Whitehead est celle d‘un
mathématicien en ce qu‘elle est soumise à la condition sans laquelle les mathématiques n‘existeraient pas : la confiance en
une solution possible […]. L‘art des problèmes désigne la liberté propre au mathématicien en ce que la solution à construire
passe par la mise en indétermination active de ce que les termes du problème ‗veulent dire‘ […]. Le mathématicien est un
créateur, mais c‘est la solution à construire qui oblige sa création » (Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concept,
Seuil, Paris, 2002, p. 27).
2 SMW, 13.
3 SMW, 13-14.
4 G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 368.
5 PR, p. 45.
4

On chercherait en vain à réunir cet ensemble de travaux à l‘intérieur d‘une


intuition commune qui serait en germe dans les premières livres, et qui trouverait
dans Procès et réalité son expression achevée. Il y a bien un réseau d‘obsessions qui
traversent les œuvres, incarnées dans des concepts (devenirs, processus,
événements, abstractions, etc.), mais elles se soustraient à tout ancrage à l‘intérieur
d‘une théorie générale au profit d‘une spécificité des problèmes à construire et
dont chaque ouvrage délimite les contours (abstraction, perception ou existence).
C‘est que les questions importantes pour Whitehead sont toujours relatives au
problème posé : comment résister à la bifurcation moderne de la nature? Que
requiert toute simplification de notre expérience perceptive ? Comment imaginer
d‘autres modes d‘expérience ? Ces questions ne relèvent pas d‘une « bonne
volonté » qui chercherait à sortir des dilemmes de la philosophie classique à partir
d‘une refonte théorique des systèmes de pensée ; elles impliquent des techniques,
des outils, des instruments théoriques qui doivent être fabriqués à l‘intérieur même
du domaine dans lequel ils sont mobilisés. Les mots eux-mêmes deviennent des
outils : « Toute science doit forger ses propres instruments. L‘outil que requiert la
philosophie est le langage. Ainsi la philosophie transforme-t-elle le langage de la
même manière qu‘une science physique transforme des appareils préexistants »6.
La plupart des « erreurs » de la métaphysique proviennent de cet oubli que les
concepts sont des instruments ou des techniques, et non la description d‘états de
chose 7 . Whitehead parle d‘un « concret mal placé », c‘est-à-dire une réification
d‘abstractions (substance, simplicité, monades), une confusion entre ce qui est

6 PR, p. 57. Sous l‘apparence d‘une proximité avec une philosophie du langage, la transformation des mots en outils et
du langage en un appareillage technique par Whitehead marque une très profonde rupture. Le langage en philosophie est
juste un instrument technique qui doit être construit, porté à un niveau de généralité inconnu dans son usage courant. C‘est
un langage proprement artificiel.
7 On pensera ici aux relations établies par Deleuze entre « concepts », « outils » et « problèmes » dans Qu’est-ce que la
philosophie ? Pour une analyse des rapports entre Deleuze et Whitehead, voir B. Timmermans (ed.), Perspective. Leibniz,
Whitehead, Deleuze, Vrin, Paris, 2006 et K. Robinson (ed.), Deleuze, Whitehead, Bergson : Rhizomatic connections, Macmillan,
Hampshire, à paraître.
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 5

requis et ce qui doit être interprété. Les abstractions sont essentielles et


immanentes à toute expérience, mais le danger est dans l‘exagération et la
confusion des registres. Les mots ne sont pas là pour signifier quelque chose mais
pour opérer une modification de l‘expérience.
Le « vocabulaire » de Whitehead renvoie dès lors moins à des définitions
qu‘à des fonctions. Chaque mot est lié à un environnement variable dans lequel il
agit. Et c‘est cette action qui en dernier ressort exprime sa signification.
6

Vocabulaire
Bifurcation de la nature

*
« Ce contre quoi je m‘élève essentiellement, est la bifurcation de la nature en
deux systèmes de réalité, qui, pour autant qu‘ils sont réels, sont réels en des sens
différents. Une de ces réalités serait les entités telles que les électrons, étudiés par la
physique spéculative. Ce serait la réalité qui s‘offre à la connaissance; bien que
selon cette théorie ce ne soit jamais connu. Car ce qui est connu, c‘est l‘autre
espèce de réalité qui résulte du concours de l‘esprit. Ainsi, il y aurait deux natures,
dont l‘une serait conjecture et l‘autre rêve » (CN, 54). « Une autre manière de
formuler cette théorie, à laquelle je m‘oppose, consiste à bifurquer la nature en
deux subdivisions, c‘est-à-dire la nature appréhendée par la conscience et la nature
qui est la cause de cette conscience. La nature qui est le fait appréhendé par la
conscience, contient en elle-même le vert des arbres, le chant des oiseaux, la
chaleur du soleil, la dureté des sièges, la sensation du velours. La nature qui est la
cause de la conscience est le système conjectural des molécules et des électrons qui
affectent l‘esprit de manière à produire la conscience de la nature apparente » (CN,
54-55).

**
La pensée moderne est traversée par un geste, conséquence directe du principe
subjectiviste qui la constitue : la séparation de la nature en deux domaines
distincts, le réel et l‘apparent. C‘est ce geste que Whitehead appelle « bifurcation de
la nature ». Il s‘opère chez les empiristes classiques à partir de la distinction entre
deux registres de qualités de la nature, les qualités « premières » (solidité, étendue,
nombre, mouvement, repos) et les qualités « secondes » (couleurs, sons, goûts). Les
empiristes y voient une distinction dans les objets mêmes de l‘expérience et par là
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 7

ils tentent de séparer ce qui dans la nature est enchevêtré, une réalité mixte faite de
qualités dont les contours ne sont jamais clairement délimités. Ainsi, contre la
séparation empiriste, Whitehead écrit que « la lueur rouge du crépuscule est autant
une partie de la nature que les molécules ou les ondes électriques par lesquelles les
hommes de science expliqueraient le phénomène » (CN, 53).
Le résultat de la bifurcation « fait à chaque fois violence à cette expérience
immédiate que nous exprimons dans nos actions, nos espoirs, nos sympathies, nos
buts, et que nous vivons même si les mots nous manquent pour en faire l‘analyse »
(PR, 113). La violence faite à notre expérience provient du fait que les qualités
« secondes » finissent, au terme de ce processus, par ne plus être que des effets
secondaires, en supplément par rapport à la nature réelle. Elles ne sont plus que
des « projections » ou des « additions psychiques ». Ainsi, « nous percevons la
boule de billard rouge dans son temps propre, dans son lieu propre, avec son
mouvement propre, avec sa dureté propre et avec son inertie propre. Mais sa
couleur rouge et sa chaleur, et ce son semblable au bruit sec d‘un canon, sont des
additions psychiques, c‘est-à-dire des qualités secondes qui sont seulement la
manière qu‘a l‘esprit de percevoir la nature » (CN, 63-64). Nos perceptions et nos
expériences deviennent au terme du processus des additions superficielles à l‘ordre
naturel.
C‘est toute la philosophie moderne qui s‘est fourvoyée dans la bifurcation. Et
les tentatives de dépassement paraissent bien inutiles lorsqu‘elles reprennent
l‘essentiel du geste de la séparation. La philosophie moderne s‘en est trouvé
« ruinée », elle a « oscillé d‘une manière complexe entre trois extrêmes. Il y a les
dualistes, qui mettent la matière et l‘esprit sur un pied d‘égalité, et les deux variétés
de monistes, ceux qui placent l‘esprit dans la matière et ceux qui placent la matière
dans l‘esprit » (SMW, 75). Les solutions divergent radicalement, mais elles héritent
d‘un fond commun ; la bifurcation est moins une théorie – ce qui l‘apparenterait à
une forme de dualisme – qu‘une opération.

***
8

On serait tenté de voir dans le thème de la bifurcation de la nature une critique


du dualisme cartésien. N‘est-ce pas la même opposition - qui se joue entre les deux
formes de la nature - que celle produite par Descartes entre l‘étendue et l‘esprit ?
La différence entre « réalité » et « apparence » ainsi que le thème des « additions
psychiques » n‘est-elle pas une conséquence directe de l‘opposition cartésienne ?
La proximité des thèmes est incontestable mais elle risque de réduire la portée de
la bifurcation de la nature. Ce que Whitehead tente est moins de mettre en
évidence une forme de dualisme que de rendre compte d‘une opération, d‘un
ensemble de pratiques qui se sont donnés comme tâche, implicite ou explicite, de
faire bifurquer la nature. C‘est le « faire bifurquer » qui importe, l‘action ou
l‘opération de séparation. Le dualisme en est une des expressions, mais au-delà
c‘est tout un processus de simplification et de séparation qui est concerné.
En mettant en évidence l‘opération, Whitehead lui donne une extension inédite
permettant de décrire des proximités et des analogies entre des domaines
hétérogènes. Tout se passe comme si la bifurcation, qui s‘était mise en place,
inventée, à l‘occasion d‘une distinction entre nature et sujet percevant, s‘était
propagée dans différents champs : physiques (matériau neutre et qualités variables),
biologiques (génotype et phénotype), psychologiques et sociaux (champ social et
représentations). Les registres différent mais une opération similaire se rejoue en
permanence sous des formes variées. C‘est toute l‘ambition de la pensée
spéculative qui se constitue dans une résistance à l‘opération de bifurcation : « il
s‘agit de construire un concept qui satisfasse l‘exigence la plus artificielle, c‘est-à-
dire celle qui demande la plus haute puissance d‘invention : ne privilégier aucun
mode de connaissance particulier »8.

8 I. Stengers, Penser avec Whitehead, op. cit., p. 55.


Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 9

Causalité efficiente

*
La causalité efficiente est la « la perception de la conformité de la conscience
aux réalités du milieu environnant […]. Nous nous conformons aux organes de
notre corps et au monde plus ou moins vague qui est au-delà de ce dernier. Nous
percevons originellement une vague ‗conformité‘ dont les termes plus vagues
encore, sont le ‗moi‘ et l‘ ‗autre‘, termes flottant sur un arrière-fond indistinct […].
Le mode d‘expérience en quoi consiste la causalité efficiente est le mode dominant
chez tous les organismes vivants primitifs qui ont un sens de la destinée dont ils
proviennent et de celle vers laquelle ils tendent – les organismes qui ont des
mouvements d‘approche ou de retraite, mais qui différencient fort peu tout ce qui
les entoure immédiatement » (FR, 59-60).
« Ces émotions primitives s‘accompagnent d‘une connaissance très claire des
diverses choses actuelles qui réagissent sur nous. Une telle connaissance est à peu
près aussi évidente que le fonctionnement de nos cinq sens. Lorsque nous sommes
sous le coup d‘une passion comme la haine, c‘est une haine pour un homme que
nous éprouvons et non pour une collection de données sensibles – un homme,
c‘est-à-dire une cause efficace » (FR, 61).

**
La causalité efficiente est le second mode de la perception (le premier étant la
présentation immédiate). C‘est une expérience qu‘on peut appeler primitive ou
originaire parce qu‘elle concerne le mode ultime de la perception sur lequel repose
le mode plus élaboré de la présentation immédiate. Il est commun à tous les êtres
pour lesquels un sens de la continuité des événements est important. Ainsi, « une
fleur se tourne vers la lumière avec bien plus d‘évidence qu‘un être humain, et une
pierre se conforme aux conditions que lui dicte le milieu extérieur avec bien plus
d‘évidence qu‘une fleur. Un chien anticipe sur la conformité qu‘aura le futur
immédiat avec son activité présente, aussi manifestement qu‘un homme […].
10

Jamais le chien n‘agit comme si le futur immédiat n‘avait rien à voir avec le
présent » (FR, 58). Notre expérience n‘est pas si éloignée de celle de la plante qui
s‘oriente vers le soleil ou du chien qui anticipe un futur immédiat. Comme eux
notre action est relative à un passé immédiat et à un futur en train de se faire. Ce
que nous partageons, c‘est une confiance, ce que Santayana appelle une « foi
animale », instinctive dans la continuité des événements et qui nous place nous-
même à l‘intérieur de cette continuité. Certes, nous pouvons distinguer des
moments et nous pouvons nous distinguer de notre environnement, mais c‘est le
plus souvent sous un mode vague.
Cette perception se constitue autour d‘un sentiment de causalité dans
l‘expérience. Non pas cette causalité abstraite et purement intellectuelle qui
différencie les causes et les effets, qui les sépare, mais une causalité d‘un autre
ordre dont le terme « efficience » exprime l‘originalité. Il renvoie aux notions
d‘activité et d‘insertion. C‘est la présence active de la cause dans l‘effet, du passé
dans le présent. Dans la causalité efficiente, nous éprouvons l‘insistance du passé
dans chaque événement, sa tendance vers un futur qui, bien qu‘il soit encore
indéterminé, n‘en reste pas moins l‘horizon actif autour duquel les événements
prennent sens. Nous voyons « un état dériver d‘un autre, le dernier manifestant sa
conformité avec le précédent. Le temps concret nous apparaît comme une suite
d‘états conformes les uns aux autres, le dernier se conformant au précédent. La
succession pure, elle, est une abstraction que nous tirons du rapport irréversible
entre un arrangement passé et un présent qui en dérive » (FR, 52).
Les découpes, celles par lesquelles nous séparons la cause et l‘effet, le passé et le
présent ou encore notre propre existence de notre environnement immédiat,
viennent après ; elles supposent un véritable travail d‘abstraction et de
différenciation. Elles reposent sur une inversion : « ces périodes de notre vie où se
raffermit la perception de la pression qu‘exerce sur nous un monde de choses aux
propriétés indépendantes, aux propriétés moulées mystérieusement sur notre
propre nature – ces périodes sont le fruit de l‘inversion de quelque état primitif de
notre expérience. Cette inversion se produit soit quand une fonction primitive
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 11

quelconque de l‘organisme humain est amplifiée d‘une manière extraordinaire, soit


quand quelque partie considérable de notre perception sensible habituelle se
trouve affaiblie d‘une manière extraordinaire » (FR, 60). Ce à quoi une longue
habitude de pensée nous a rendu familier – la distinction des moments et des
choses - est en réalité dans l‘ordre de notre expérience le plus exceptionnel.

***
La place que Whitehead confère à la causalité efficiente le situe « en adversaire
des traditions les plus chères de la philosophie moderne, auxquelles sont également
fidèles les empiristes, disciples de Hume, et les idéalistes, tenants de l‘idéalisme
transcendantal de Kant » (FR, 49). Ce qui l‘oppose à ces traditions philosophiques
n‘est pas à chercher dans la théorie qu‘ils se font de ce sentiment d‘une continuité
des événements, mais dans la place qu‘ils lui attribuent : « les disciples de Hume et
de Kant font donc des objections d‘allure différente, mais semblables dans le fond,
à l‘idée d‘une perception immédiate de la causalité efficiente, qui précéderait la
réflexion. Ces deux écoles voient dans la ‗causalité efficiente‘ l‘insertion dans nos
données d‘une manière de penser ou de juger ces données. L‘une l‘appelle
l‘habitude ; l‘autre, catégorie de l‘entendement. Mais, pour toutes deux, les données
simples sont de pures données sensibles » (FR, 56). Ce que Whitehead critique,
c‘est la traduction d‘un mode de perception – la causalité efficiente – par un autre
– la présentation immédiate. La causalité efficiente n‘y est plus qu‘un ajout à
l‘expérience, une manière de la relier, un supplément. La différence entre Hume et
Kant, la réduction de l‘expérience de la causalité efficiente à une simple
recomposition produite par l‘habitude ou aux catégories de l‘entendement, n‘est
pas ici très importante : ce que Whitehead veut mettre en évidence c‘est une
manière de se représenter la causalité efficiente à partir d‘une expérience qui s‘en
distingue radicalement.
12

Concrescence

*
« Plusieurs entités deviennent une, et il y a une entité de plus. Par leur nature,
les entités sont une ‗pluralité‘ disjonctive dans le procès de passage à une unité
conjonctive. Cette catégorie de l‘Ultime remplace la catégorie aristotélicienne de
‗substance première‘. La ‗production‘ d‘un nouvel être-ensemble est l‘ultime notion
représentée par le terme ‗concrescence‘. Ces notions ultimes de ‗production de
nouveauté‘ et d‘ ‗être-ensemble concret‘ sont inexplicables aussi bien en fonction
d‘universaux plus élevés qu‘en fonction des composants participant à la
concrescence. L‘analyse des composants s‘opère à partir de la concrescence, et par
déduction abstraite. La seule instance d‘appel est l‘intuition » (PR, 73).

**
Le terme concrescence est formé à partir du latin « concrescere » (croître avec).
Il exprime tout d‘abord l‘idée d‘une formation « collective », d‘une « association »
ou d‘un « rassemblement ». Plusieurs substances individuelles s‘unissent et forment
une nouvelle existence. Ce nouvel être, résultat d‘une association, n‘est pas donné
instantanément, comme si sa venue à l‘existence ne nécessitait aucun temps
particulier. La concrescence, comme tous les concepts relatifs à l‘existence, est un
processus. S‘il est possible d‘utiliser des exemples pour aider à saisir ce qu‘est une
concrescence (les organes comme concrescence de cellules, une armée comme
concrescence de soldats, une perception comme concrescence de sensations, etc.),
Whitehead limite cependant son usage aux seules entités actuelles, c‘est-à-dire à
des réalités dont nous ne faisons pas l‘expérience. Chaque nouvelle entité actuelle
est la concrescence des entités qui lui préexistent ; elle est la consolidation d‘un
lien, la relation inédite entre celles-ci. Les existences sont ainsi des concrescences
qui se succèdent, se reprennent, s‘intègrent à l‘intérieur de nouvelles. Si les
concrescences ont un terme (la satisfaction de l‘entité pleinement existante) elles
ne disparaissent pas pour autant ; elles s‘ajoutent. C‘est un univers en accumulation
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 13

que Whitehead exprime : « Plusieurs entités deviennent une, et il y a une entité de


plus » (PR, 73).
Ensuite, le terme concrescence met en évidence l‘idée d‘une orientation ou
d‘une direction vers le concret (Principe ontologique). Les questions principales
concernant l‘existence sont toujours des questions relatives au concret ; c‘est
pourquoi Whitehead tend à les identifier : « c‘est parce qu‘elle est une concrescence
particulière d‘univers, qu‘une entité actuelle est concrète » (PR, 115). Mais le terme
concret a ici un sens particulier. Il ne signifie nullement ce qui tomberait sous les
sens, ce que nous pourrions voir ou sentir ; ce sont là plutôt des abstractions issues
de nos facultés de représentation (Présentation immédiate). Le concret désigne
dans la pensée spéculative le processus par lequel un être-ensemble est formé, à la
fois liaison de toute chose dans l‘univers et venue à l‘existence.
La concrescence est donc essentiellement un processus de consolidation, de
concrétion ou encore de consistance. Un lien se forme qui préserve tout ce qu‘il
relie, sans l‘unifier dans un terme commun ou dans une appartenance quelconque.
Les entités qui sont reliées ne sont pas changées mais elles sont engagées dans une
relation inédite, créée par la nouvelle entité. Celle-ci n‘est rien d‘autre qu‘un lien
durci, devenu un être à part entière, une substance.
***
Dans un processus de concrescence « il y a une succession de phases dans
lesquelles de nouvelles préhensions surgissent par intégration de préhensions
apparues dans les phases précédentes […]. Le procès continue jusqu‘à ce que
toutes les préhensions composent une satisfaction intégrale déterminée » (PR, 79).
La phase initiale est la pluralité disjonctive et la phase finale la satisfaction. Le
processus est orienté par le mode spécifique de préhension de l‘entité actuelle en
devenir, ce que Whitehead appelle son « but subjectif », c‘est-à-dire sa visée
immanente : « la concrescence est dominée par un but subjectif qui concerne
essentiellement l‘être créé en tant que ‘superject’ final. Ce but subjectif est le sujet
lui-même déterminant sa propre création comme constituant un être créé »
(PR142).
14

Créativité

*
« Dans toute théorie philosophique, il y a quelque chose d‘ultime qui est actuel en
vertu de ses accidents. Cet ultime ne peut être caractérisé qu‘à travers ses
incarnations accidentelles et, indépendamment de ces accidents, il est dépourvu
d‘actualisation. Dans la philosophie de l‘organisme on appelle cet ultime
« créativité » ; et Dieu est son accident primordial, non temporel. Dans les
philosophies monistes, comme l‘idéalisme de Spinoza ou l‘idéalisme absolu, cet
ultime est Dieu, lequel est aussi appelé de manière équivalente ‗L‘Absolu‘. Dans de
tels schèmes monistes, on dote illégitimement l‘ultime d‘une réalité finale,
‗éminente‘, dépassant celle qui est dévolue à n‘importe lequel de ses accidents.
Sous ce rapport, la philosophie de l‘organisme parait plus proche de certains
courants de la pensée indienne ou chinoise que de la pensée moyen-orientale ou
européenne. Pour la première, l‘ultime c‘est le procès ; pour l‘autre, c‘est le fait »
(PR, 51).
« ‗Créativité‘, ‗pluralité‘ [ou ‗plusieurs‘], ‗un‘ [ou ‗unique‘] sont les notions ultimes
comprises dans la signification des termes synonymes ‗chose‘, ‗être‘, ‗entité‘ » (PR,
72).
« La ‗créativité‘ est l‘universel des universaux qui caractérise le fait ultime. C‘est ce
principe ultime par lequel la pluralité, qui est l‘univers pris en disjonction, devient
l‘occasion actuelle unique, qui est l‘univers pris en conjonction » (PR, 72).

**
Whitehead énonce dès les premières pages de Procès et Réalité cette
proposition essentielle: « dans toute théorie philosophique, il y a quelque chose
d‘ultime ». Ce n‘est pas une limite ou une critique qu‘il cherche à mettre en
évidence, comme on dirait qu‘il y a toujours quelque chose qui échappe à la
philosophie, une réalité inaccessible. L‘ultime est une condition même de la
pensée. Dans tout raisonnement, nous devons supposer des termes premiers qui
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 15

sont simplement posés, axiomes ou postulats. Ils peuvent être ignorés mais ils n‘en
sont pas moins déterminants pour la succession des concepts et des principes qui
en dériveront. C‘est un geste philosophique qui intéresse Whitehead : l‘ « Absolu »,
la « Raison », la « Substance première » doivent être interprétés à partir du geste qui
les pose. Bien qu‘ils soient les termes premiers des systèmes qui les mobilisent, ils
ne trouvent cependant leur justification qu‘au terme de la construction
philosophique. Ce ne sont pas des fondements mais des « impulsions » 9 qui
s‘explicitent au fur et à mesure de l‘instauration. Les évaluations de l‘ultime sont
pragmatiques : comment fait-il tenir un ensemble de concepts et de propositions ?
Dans quelle orientation ? Quelle impulsion confère-t-il à la pensée ?
Whitehead énonce celui qui impulsera toute sa pensée spéculative :
« créativité ». Elle « est une autre manière de parler de la ‗matière‘ aristotélicienne,
et du ‗matériau neutre‘ moderne. Elle est privée de la notion de réceptivité passive,
que ce soit de ‗forme‘ ou de relations externes » (PR, 82), ce qui signifie qu‘elle
n‘intervient dans l‘économie d‘aucune explication. Elle est « l‘avancée vers la
conjonction à partir de la disjonction, créant une entité nouvelle autre que les
entités données en disjonction » (PR, 73). En ce sens, elle fait primer la production
de nouveauté. Ce qui est intéressant n‘est pas tant de savoir comment des choses
existent que de rendre compte d‘une production permanente de nouveauté dans
l‘existence : « le monde n‘est jamais le même deux fois » (PR, 87).
Mais cette nouveauté n‘est jamais absolue, rien ne vient à l‘existence de nulle
part. Elle est déterminée par ce qui existe déjà, par toutes les existences qui
composent l‘univers. La créativité n‘est qu‘une opération, celle par laquelle
l‘univers des existences déjà réalisées s‘unifie dans une nouvelle existence. C‘est la

9 Nous reprenons le terme « impulsion » à Bergson. Dans l‘Intuition philosophie, Bergson écrit qu‘un philosophe « n‘a dit
qu‘une seule chose parce qu‘il n‘a su qu‘un seul point : encore fut-ce moins une vision qu‘un contact ; ce contact a fourni
une impulsion, cette impulsion un mouvement » (H. Bergson, « L‘intuition philosophique » in La pensée et le Mouvant, PUF,
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pluralité qui devient une, les entités actuelles qui en forment une nouvelle. Ainsi,
pour Whitehead, toute création est une conjonction, uniquement une mise en relation.
Comme les principes ultimes en général, la créativité ne peut être dérivée
d‘aucune raison, parce qu‘elle est la source ultime de toutes les raisons, telles que la
philosophie de Whitehead les définira. Elle est une activité première d‘auto-
création commune à toutes les entités actuelles individuelles, requise par chaque
existence mais ne dérivant d‘aucune. Elle est « neutre » et « indifférente » à ce
qu‘elle produit, une opération et rien d‘autre, une mise en relation d‘existences par
une nouvelle. Toute considération « en soi » de la créativité en ferait un domaine
d‘existence et la transformerait par là même en une « chose ». Une telle recherche
est vouée à l‘échec. C‘est pourquoi Whitehead écrit qu‘elle n‘existe que
conditionnée, inversant par là même la perspective qui pourrait sembler la plus
naturelle. Certes, la créativité est l‘ultime, ne dérive de rien, est ce que toute raison
présuppose, mais elle n‘existe qu‘ « en vertu de ses accidents » (PR, 51), à savoir les
existences individuelles. C‘est l‘existence factuelle et singulière qui lui donne sa
justification finale.

***
Qu‘est-ce qui distingue le terme classique de « création » et celui, whiteheadien,
de « créativité » ? Tout d‘abord, la « création » suppose un moment de non-
existence, une différence plus ou moins tranchée entre ce qui existe déjà et ce qui
n‘est pas encore existant. Passage du non-être à l‘être, du principe à l‘existence, de
l‘idée au réel, la création apparaît toujours comme une sorte de saut qualitatif : un
acte produisant de la réalité. La créativité, au contraire, implique que toute chose
provient d‘autres choses, et là où la « création » implique des ruptures, des

Paris, 1985, p. 123).


Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 17

coupures, elle fera voir des reprises, des nouvelles relations, des passages de
formes latentes à des formes actuelles. Il n‘y a jamais, dans une pensée de la
créativité un commencement véritable, un premier moment de l‘existence, mais
toujours des nouvelles compositions prises sur d‘anciennes, des nouvelles lignes
d‘émergence à l‘intérieur de mouvements déjà en train de se faire.
Ensuite, la notion de « création » présuppose l‘idée d‘un créateur : Dieu, le
premier moteur immobile, l‘intellect agent, etc., plaçant celui-ci dans une position à
la fois de transcendance et d‘extériorité à ce qui est créé. Il est nécessaire que le
créateur soit clairement distingué de ce qu‘il crée pour donner toute sa portée à
l‘acte, au geste de la création. La « créativité » au contraire n‘est pas une relation
impliquant une différence radicale entre l‘objet créé et l‘opérateur de cette création.
Même Dieu dans Procès et Réalité est défini comme une créature de la créativité et se
comprend à partir d‘ « expressions comme ‗créativité immanente‘, ou
‗autocréativité‘ » (AI, 305), communes à toutes les entités actuelles, qui empêchent
« d‘impliquer la notion de Créateur transcendant » (AI, 305). Et c‘est pourquoi
avec ce concept de créativité, la pensée spéculative « paraît plus proche de certains
courants de la pensée indienne ou chinoise que de la pensée moyen-orientale ou
européenne. Pour la première, l‘ultime c‘est le procès ; pour l‘autre, c‘est le fait »
(PR, 52)
18

Dieu

*
« Il est aussi vrai de dire que Dieu est permanent et le Monde fluent, que de dire
que le Monde est permanent et Dieu fluent. Il est aussi vrai de dire que, en
comparaison avec le Monde, Dieu est éminemment actuel, que de dire que, en
comparaison avec Dieu, le Monde est éminemment actuel. Il est aussi vrai de dire
que le Monde est immanent à Dieu, que de dire que Dieu est immanent au monde.
Il est aussi vrai de dire que Dieu transcende le monde, que de dire que le Monde
transcende Dieu. Il est aussi vrai de dire que Dieu crée le Monde, que de dire que
le Monde crée Dieu.
Dieu et le Monde sont des opposés contrastés en fonction desquels la Créativité
accomplit sa tâche suprême de transformation d‘une multiplicité disjointe, dont les
diversités sont opposées, en une unité concrescente, dont les diversités sont
contrastées. Dans chaque actualisation il existe deux pôles concrescents de
réalisation – la ‗jouissance‘ et l‘ ‗appétition‘, c‘est-à-dire le ‗physique‘ et le
‗conceptuel‘. Pour Dieu, le conceptuel est antérieur au physique, pour le Monde les
pôles physiques sont antérieurs aux pôles conceptuels […]. Dieu et le Monde
s‘affrontent perpétuellement ; ils expriment la vérité métaphysique ultime selon
laquelle la vision appétitive et la jouissance physique ont autant le droit l‘une que
l‘autre à prétendre à la priorité dans la création » (PR, 534-535).

**
Dieu n‘est pas extérieur au système, il ne doit pas être « traité comme une
exception aux principes métaphysiques dans leur ensemble et invoqué pour les
sauver de la ruine. Il en est la manifestation maîtresse » (PR, 528). Sauver le
système reviendrait à faire de Dieu soit la cause de toute chose, celui par qui
s‘expliquerait la venue à l‘existence, soit l‘acteur par lequel la cohérence du monde
se trouverait expliquée. Dans les deux cas, on s‘empêcherait de penser un véritable
lien entre Dieu et le monde. Ainsi, « tant que le monde temporel est conçu comme
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 19

achèvement autonome de l‘acte créateur explicable par dérivation d‘un principe


ultime qui est à la fois éminemment réel et moteur non mû, on ne peut échapper à
cette conclusion : le mieux que nous puissions dire de cette tourmente, c‘est ‗il
donne à ses bien-aimés – le sommeil‘ » (PR, 526), c‘est-à-dire les prive de toute
action et de toute importance. Le Dieu de Procès et réalité n‘est ni avant ni après, il
est avec le monde. Comment comprendre la relation de Dieu, entité non-
temporelle, et du Monde, multiplicité d‘actes de devenirs ?
Whitehead distingue, sans qu‘elles puissent être séparées, deux natures de Dieu :
sa nature primordiale et sa nature conséquente. La première est « la réalisation
conceptuelle illimitée de la richesse absolue de la potentialité » (PR528). Dieu a un
rapport direct à la potentialité, celle des objets éternels. Il les envisage dans leur
pure possibilité inconditionnée. Ainsi, « l‘unité divine des opérations conceptuelles
est un acte librement créateur, libre de toute relation à la particularité du cours des
choses » (PR529). Et c‘est pourquoi Dieu est dans un mode de « neutralité
métaphysique » au monde ; son unité « n‘est déviée ni par l‘amour, ni par la haine,
à l‘égard de ce qui advient effectivement. Les particularités du monde actuel la
présupposent, tandis qu‘elle ne présuppose que le caractère métaphysique général de
l‘avancée créatrice dont elle est la manifestation primordiale » (PR529). Le monde
tend à Dieu (« Dieu est l‘appât du sentir »), dont il constitue la phase initiale de
chaque but subjectif.
Mais dans sa nature primordiale, Dieu est « actuel de manière déficiente » et cela
pour deux raisons : tout d‘abord, ses « sentirs » sont exclusivement conceptuels. Il
n‘a de rapport qu‘aux objets éternels, aux potentialités pures. Et dès lors ses sentirs
« ne jouissent pas de la plénitude de l‘actualisation » (PR, 528). Ensuite, ces sentirs
conceptuels « séparés d‘une intégration complexe dans les sentirs physiques, sont,
dans leur forme subjective, sans conscience » (PR, 528). Dieu n‘a donc, dans sa
nature primordiale ni plénitude du sentir ni conscience. Il est uniquement
« l‘actualisation inconditionnée du sens conceptuel à la base de toute chose » (PR,
529).
La deuxième nature de Dieu, sa nature conséquente, est le retour du monde sur
20

Dieu. C‘est le monde « fluent élevé à ‗ce qui dure à jamais‘ par son immortalité
objective en Dieu » (PR, 534). Dieu ne crée pas le monde, il le sauve10. Dans cette
nature, il n‘y « ni perte ni obstruction. Le monde est senti en un unisson
d‘immédiateté » (PR, 531). Les entités actuelles s‘objectivent en Dieu « comme un
nouvel élément de l‘objectivation par Dieu de ce monde actuel » (PR, 53).
L‘immédiateté du monde et son avancée créatrice acquièrent une immortalité,
« toute actualisation telle qu‘elle est – ses souffrances, ses douleurs, ses échecs, ses
triomphes, ses joies immédiates – et la justesse du sentir la tisse en une harmonie
du sentir universel, qui est toujours immédiat, toujours pluralité, toujours unité,
toujours accompagné d‘avancée nouvelle, toujours relancé et qui ne périt jamais »
(PR, 531). Ainsi, par sa nature conséquente, Dieu recueille le monde dans sa
propre vie individuelle où rien n‘est perdu « de ce qui peut être sauvé », où même
« les révoltes du mal destructeur, toujours plein d‘amour-propre, sont réduites à
l‘insignifiance de simples faits individuels ; et pourtant le bien qu‘elles ont accompli
en joie individuelle, en douleur individuelle, dans l‘introduction de contrastes
nécessaires, est là encore sauvé par sa relation au tout achevé » (PR, 531-532).
Si la nature primordiale reste inchangée, sa nature conséquente est relative à
l‘avancée créatrice du monde. C‘est pourquoi il y a une évolution de la nature
conséquente de Dieu, de son rapport au monde sans pour autant s‘opposer « à
l‘accomplissement éternel de sa nature conceptuelle primordiale » (PR, 59)
La nature primordiale est l‘envisagement divin du possible comme possible et la
nature conséquente est le monde objectivé en Dieu. En ce sens, « Dieu est l‘origine

10 Les métaphores religieuses que Whitehead utilise dans Procès et réalité ont été véritablement détournées par le projet
spéculatif. On doit à I. Stengers d‘avoir mis en évidence le rapport entre la pratique de mathématicien de Whitehead –
intéressé par la construction d‘un problème - et ces passages sur Dieu. Introduisant le chapitre qu‘elle consacre à « Dieu et le
monde » dans son livre Penser avec Whitehead, I. Stengers écrit : « il me faudra montrer que l‘afflux de ces images religieuses
fait partie de la vérification de la solution : chacune devrait subir, en cas de vérification positive, une ‗torsion spéculative‘ qui
la dépouille du type d‘émotion religieuse qui lui est usuellement associée » (I. Stengers, Penser avec Whitehead, Seuil, Paris,
2002, p. 501).
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 21

et la fin. Il n‘est pas l‘origine au sens où il serait dans le passé de tous les éléments.
Il est l‘actualisation présupposée de l‘opération conceptuelle, en unisson de devenir
avec tout autre acte créateur » (PR, 530). Dieu est ainsi, comme toutes les entités
actuelles, bipolaire : sentir conceptuel des objets éternels par sa nature primordiale
et sentir physique du monde par sa nature conséquente.

***
Whitehead affirme que tout ce qui existe est entités actuelles. Ces entités
actuelles « diffèrent entre elles : Dieu est une entité actuelle, et le souffle
d‘existence le plus insignifiant dans les profondeurs de l‘espace en est une aussi »
(PR, 69). Mais cependant elles manifestent toutes les mêmes principes. C‘est une
exigence de cohérence et de rationalité que Whitehead veut maintenir dans
l‘approche spéculative à laquelle le concept de Dieu ne peut se soustraire. La
question est dès lors de savoir ce qui à la fois rapproche et différencie Dieu des
entités actuelles.
Dieu partage avec les entités actuelles un certain nombre de caractéristiques : il
est une unité d‘expérience physique et conceptuelle ; c‘est une concrescence ; il a
un but subjectif et des formes subjectives de sentirs ; et enfin il a une existence
formelle et objective11. Dieu est bien en ce sens une entité actuelle. Cependant,
Whitehead introduit deux différences fondamentales : tout d‘abord Dieu est
« créature primordiale ». Toutes les autres entités actuelles proviennent de la
pluralité disjonctive, des entités préalables. Elles requièrent nécessairement le passé
dont elles proviennent et qu‘elles intègrent d‘une manière singulière. Dieu est sans
antériorité. Ensuite, dans la concrescence des entités actuelles, les préhensions
physiques sont premières alors que pour Dieu, ce sont les préhensions

11 Nous renvoyons ici à l‘excellent ouvrage de W. A. Christian, An Interpretation of Whitehead’s Metaphysics, Yale University
22

conceptuelles qui sont premières. Il envisage, dans sa nature primordiale, des


possibilités pures qui ne sont pas conditionnées.

Donné (ou Datum)

*
« Le caractère d‘une entité actuelle est finalement régi pas son donné (datum) ;
quelle que puisse être la liberté du sentir qui naît dans la concrescence, il ne peut y
avoir transgression des limites de la capacité inhérente au donné (datum). Le
donné (datum) limite et dispense tout à la fois » (PR198).
« Dans l‘analyse d‘un sentir, tout ce qui se présente comme étant également ante
rem est un donné (datum) » (PR373)
**
Le donné est un terme purement technique et fonctionnel. Il désigne ce qui est
préhendé par une entité actuelle, l‘objet de son sentir. C‘est donc en relation au
devenir d‘une entité actuelle que quelque chose peut être dit donné. C‘est à la fois
le matériau qui constitue l‘entité actuelle et ce qui oriente sa créativité. Et de la
même manière qu‘il y a deux type de préhensions (physiques et conceptuelles), il
existe deux types de données : les entités actuelles et les objets éternels.

Press, Yale, 1959.


Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 23

Diversité disjonctive (et Potentialité réelle)

*
« Le terme ‗un‘ ne désigne pas le ‗nombre entier un‘, qui est une notion spéciale
complexe, mais l‘idée générale sur laquelle reposent aussi bien l‘article indéfini ‗un‘
que l‘article défini ‘le’, les démonstratifs ‗celui-ci ou celui-là‘, et les relatifs ‗qui, que,
comment’. Il désigne la singularité d‘une entité. Le terme ‗pluralité‘ présupposent le
terme ‗un‘, le terme ‗un‘ présuppose le terme ‗pluralité‘. Le terme ‗pluralité‘ est
porteur de la notion de ‗diversité disjonctive‘, laquelle est un élément essentiel du
concept de l‘ ‗être‘. Dans une diversité disjonctive, il y a pluralité d‘ ‗êtres‘ » (PR,
72).

**
La diversité est une notion ultime, comme la créativité ou l‘ « un ». Par
conséquent, elle désigne une des dimensions fondamentales de l‘être. La
disjonction est la manière par laquelle les entités actuelles existent lorsqu‘elles ont
atteints leur satisfaction ; elles forment une diversité disjonctive ou atomique. Les
liens entre les entités qui forment la diversité disjonctive ne peuvent donc être
qu‘externes, sans influence les unes sur les autres ; la disjonction est radicale. C‘est
le niveau d‘existence primordial ou tout ce qui a eu lieu dans l‘univers coexiste et
est disponible pour de nouveaux devenirs.
En ce sens, la diversité disjonctive est de l‘ordre d‘une fiction ontologique.
Jamais l‘être ne se présente sous cette forme ; il est toujours engagé dans des
processus concret d‘émergence de nouveaux êtres. C‘est dans la perspective d‘un
être en devenir que la pluralité peut être comprise. Elle est alors tout ce qui lui
préexiste, tous ces actes, toutes ces décisions qui conditionnent la créativité, et
dont elle devra tenir compte dans sa propre existence. Elle est le matériau dont se
compose un être.
Whitehead l‘appelle aussi pour cette raison « une potentialité réelle » : « Dans le
devenir d‘une entité actuelle, l‘unité potentielle d‘une pluralité d‘entités en diversité
24

disjonctive – actuelle et non actuelle – acquiert l‘unité réelle de l‘entité actuelle


unique ; de sorte que l‘entité actuelle est la concrescence réelle d‘une pluralité de
potentiels » (PR, 74). La potentialité signifie que tout être est un possible pour
d‘autres. En soi, une entité actuelle est un acte, un être pleinement réalisé, mais
pour une autre, en devenir, elle est un potentiel qu‘elle intégrera d‘une manière ou
d‘une autre. C‘est un potentiel d‘objectivation. Si Whitehead précise que cette
potentialité est « réelle », c‘est parce qu‘il utilise le terme potentialité aussi pour les
objets éternels qui forment la potentialité « pure » du devenir.

***
En affirmant que dans la diversité disjonctive tout est en acte, Whitehead
rejoint une forme d‘actualisme dont la proposition centrale est : « hormis ce qui est
actuel, rien n‘existe, ni en fait ni en efficience » (PR, 99). L‘existence primordiale
est celle d‘une pluralité d‘êtres en acte, de choses efficientes. Même la notion de
potentialité est référée à l‘être en acte. C‘est pour une autre existence, à l‘intérieur
d‘un autre devenir que ces existences en acte deviennent des potentialités, c’est l’acte
qui devient la puissance, le réel qui devient le possible. Le potentiel et le possible ne
viennent pas de nulle part ; ils sont situés dans des existences concrètes. En ce
sens, l‘actualisme de Whitehead est une reprise de la pensée aristotélicienne et de
l‘affirmation d‘une prééminence de l‘acte sur la puissance12.

12 La primauté de l‘acte sur la puissance est de trois ordres chez Aristote. L‘acte est premier selon la notion, selon le
temps et selon la substance. Cf. Aristote, Métaphysique, trad. fr. J. Tricot, Vol 2, Paris, Vrin, 1991, p. 44.
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 25

Entité actuelle (et Devenir)

* « Les ‗entités actuelles‘ – aussi appelées ‗occasions actuelles‘ – sont les choses
réelles dernières dont le monde est constitué. Il n‘est pas possible de trouver au-
delà des entités actuelles quoi que ce soit de plus réel qu‘elles. Elles diffèrent entre
elles : Dieu est une entité actuelle, et le souffle d‘existence le plus insignifiant dans
les profondeurs de l‘espace vide en est une aussi. Mais, quoiqu‘il y ait entre elles
hiérarchie et diversité de fonction, cependant, dans les principes que manifeste leur
actualisation, toutes sont au même niveau. Les faits derniers sont, tous au même
titre, des entités actuelles ; et ces entités actuelles sont des gouttes d‘expérience,
complexes et interdépendantes » (PR, 68-69).
« Chaque entité actuelle se conçoit comme une expérience en acte surgissant à
partir de données. Elle consiste en un procès, celui de ‗sentir‘ les nombreuses
données en les résorbant dans l‘unité d‘une même ‗satisfaction‘ individuelle » (PR,
99).

** Le concept d‘entité actuelle est au centre du projet spéculatif de Procès et Réalité.


Whitehead l‘annonce sans ambiguïté : « ce qu‘il y a de positif dans ces conférences
[Procès et réalité] a trait au devenir, à l‘être et au caractère relationnel des entités
actuelles » (PR, 40). Il désigne une réalité ultime, un point limite de l‘existence, au-
delà duquel la notion d‘ « être » perd son sens et les problèmes deviennent
abstraits, parce que détachés de toute inscription réelle. Il y a bien d‘autres formes
d‘existence, d‘autres manières d‘être, mais elles le sont soit comme « ingrédients »
d‘entités actuelles, soit comme dérivées d‘elles. Au-delà, « il n‘y a rien, seulement
de la non-entité – ‗le reste est silence‘ » (PR, 103).
Il arrive à Whitehead de comparer les entités actuelles avec des notions plus
classiques comme la « substance », la « monade » ou la « res vera » qui elles aussi
prétendaient rendre compte d‘une réalité ultime. Si tout les sépare, elles
témoignent d‘une ambition commune: rendre compte par un même principe de
toutes les formes que l‘existence peut prendre. C‘est comme si avec ces notions la
26

philosophie avait cherché à mettre en évidence un matériau unique, une même


« étoffe » qui composerait les formes apparemment les plus disparates du réel. Les
deux (unité et pluralité) ne s‘opposent pas nécessairement : la pluralité requiert des
principes communs ; même Dieu est une entité actuelle. C‘est une hypothèse
qu‘on appellera « moniste », hypothèse selon laquelle « il n‘y a qu‘un seul genre
d‘entités actuelles » ; elle « constitue un idéal de théorie cosmologique auquel la
philosophie de l‘organisme s‘efforce de se conformer » (PR 198).
Une entité actuelle est un « acte de devenir », une « goutte d‘expérience » ou
encore un « processus ». On ne dira pas qu‘elle est dans un temps ou qu‘elle est
prise dans un devenir, mais que « son ‗être‘ est constitué par son ‗devenir‘ » (PR75)
qu‘il s‘identifie à lui, si bien qu‘il devient impossible de séparer, même
conceptuellement, l‘être et le devenir. Et plus généralement encore, ce sont les
notions même de temps, de durée, de devenir et de processus qui perdent
l‘autonomie et la généralité que leur avait données la philosophie pour ne plus
signifier qu‘un mode d‘existence des entités actuelles. Tout devenir est le devenir
de telle entité actuelle. C‘est le passage d‘une non-existence à l‘existence pleinement
en acte. Ce passage a une « épaisseur temporelle », mais celle-ci est clairement
délimitée ; il a un commencement et une fin qui correspondent à la réalisation de
telle entité actuelle précise. Ainsi, une « entité actuelle se conçoit comme une
expérience en acte surgissant à partir de données. Elle consiste en un procès » (PR
99).
L‘être est le devenir. Mais comment opère le devenir? C‘est une opération que
Whitehead appelle de préhension : « l‘essence d‘une entité actuelle consiste
seulement en ce qu‘elle est une chose qui préhende » (PR, 100). Elle s‘approprie,
durant ce processus, l‘ensemble des autres entités actuelles déjà existantes ; elle les
fait siennes, les incorpore. Celles-ci deviennent alors ses données ou ses
composantes, le matériau dont la nouvelle entité est faite. C‘est l‘appropriation
continue « du mort [les anciennes entités actuelles] par le vivant [la nouvelle entité
actuelle] » (PR, 41). La nouveauté intègre les existences anciennes. Au terme de ce
processus d‘intégration, l‘entité est « reliée de manière parfaitement définie à
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 27

chaque élément de l‘univers » (PR, 100) ; elle atteint sa satisfaction qui est aussi la
fin du processus, la fin de son devenir. Elle est à ce moment pleinement réalisée,
intégrant tout ce qui existe, transformant l‘univers en élément de sa « propre
constitution interne réelle ». L‘entité est alors « à la fois l‘être-ensemble de la
pluralité d‘entités qu‘elle trouve, et l‘une des entités actuelles au sein de la ‗pluralité‘
disjonctive qu‘elle laisse ; c‘est une nouvelle entité, disjonctivement parmi la
pluralité des entités qu‘elle synthétise. Plusieurs entités deviennent une, et il y a une
entité en plus » (PR, 73). Les « actes de devenirs » ne cessent de s‘ajouter les uns
aux autre. Rien ne disparaît dans l‘univers, tout est conservé ; les existences
anciennes sont engagées à l‘intérieur de nouveaux devenirs dont elles sont les
matériaux.
Dans la perspective spéculative, l‘univers n‘est plus un ensemble de choses,
d‘individus, d‘éléments qui existeraient pour leur propre compte et qui
entretiendraient par accident des rapports les uns avec les autres. Le devenir et la
relation s‘identifient chez Whitehead : toute relation est un processus et tout processus une
mise en relation. Les entités actuelles sont des « actes de devenir » qui sont en même
temps des êtres-relationnels. Leur devenir s‘identifie à la capture qu‘elles opèrent
de l‘univers selon une perspective chaque fois inédite. Il n‘y a dans l‘univers que de
l‘ « activité fonctionnelle » ; toute chose « actuelle est quelque chose en raison de
son activité, ce qui fait que sa nature consiste dans le rapport qu‘elle soutient avec
d‘autres choses et dans l‘importance qu‘elle a pour celles-ci ; son individualité
consiste à synthétiser d‘autres choses dans la mesure où elles sont en rapport avec
elle. Toute recherche touchant un individu soulève la question suivante : comment
d‘autres individus s‘insèrent-ils dans l‘unité objective, de sa propre expérience ?
(FR, 45) »

***
Si nous appelons « individuation » le processus par lequel une réalité
individuelle vient à exister, alors l‘affirmation de Whitehead, selon laquelle l‘être et
le devenir d‘une entité actuelle s‘identifient, inscrit le projet dans ce qu‘il faut bien
28

appeler une « philosophie de l‘individuation », liant Whitehead à des philosophes


tels que Bergson, Simondon ou Deleuze. Comme eux, il tente de reprendre la
question de l‘individuation en la plaçant sur un nouveau plan, en l‘installant à
l‘intérieur d‘une nouvelle constellation de concepts. Ce qu‘il s‘agit de refuser, c‘est
de la réduire soit à la réalisation d‘une essence (platonisme), soit à une prise de
forme (hylémorphisme), soit enfin à une différenciation d‘un genre commun
(réalisme). La question classique de l‘individuation, dans sa forme la plus épurée,
garde cependant sa pertinence : comment se constitue un être ?
Dès lors, elle n‘est plus pensée comme une « réalisation » mais bien comme
un ensemble de captures, d‘appropriations, de prises. Seules « existent les entités
actuelles » ; il n‘y a ni genre, ni forme, ni essence, aucune réalité préalable.
L‘existence est sans antériorité. La seule chose qui préexiste à l‘émergence d‘une
entité actuelle, ce sont les autres entités actuelles, l‘univers donné. La pensée
spéculative rejoint ici une forme d‘empirisme radical en affirmant que nous ne
pouvons aller au-delà des existences particulières qui composent le monde, et qu‘il
ne servirait à rien de chercher une réalité primordiale dont elles dériveraient. Avant
une entité actuelle, il y en a simplement d‘autres ; avant un acte il y a d‘autres actes.
Nous ne pouvons aller au-delà du monde actuel.
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 29

Evénement

*
« Pour nous mettre en état d‘assimiler et de critiquer tout changement de nos
conceptions scientifiques ultimes, il nous faut commencer par le commencement
[…]. Considérez ces trois énoncés : a) ‗hier un homme a été écrasé sur le quai de
Chelsea‘ ; b) ‗l‘Obélisque de Cléopâtre est sur le quai de Charing Cross‘ ; et c) ‗Il y
a des lignes sombres dans le spectre solaire‘. Le premier énoncé relatif à l‘accident
survenu à l‘homme touche à ce que nous pouvons appeler une occurrence, une chose
qui arrive ou un événement. J‘utiliserai le terme événement qui est le plus court. Afin de
préciser un événement observé, le lieu, le temps et le caractère de l‘événement sont
nécessaires. En précisant le lieu et le temps, en réalité nous établissons la relation
de l‘événement donné à la structure générale d‘autres événements observés. Par
exemple l‘homme a été écrasé entre votre thé et votre dîner à la hauteur d‘une
barge passant sur la rivière face au trafic du Strand. Ce que je veux souligner est
ceci : nous connaissons la nature comme un complexe d‘événements qui passent
[…]. Examinons maintenant les deux autres énoncés à la lumière de ce principe
général sur ce que signifie la nature. Prenez le second énoncé, ‗L‘obélisque de
Cléopâtre est sur le quai de Charing Cross‘. A première vue il nous serait difficile
d‘appeler cela un événement. Il semble que manque l‘élément temporel ou
transitoire. Mais est-ce le cas ? Si un ange avait fait cette remarque il y a quelques
centaines de millions d‘années, la terre n‘existait pas, il y a vingt millions d‘années il
n‘y avait point la Tamise, il y a quatre vingt ans il n‘y avait pas de quai sur la
Tamise […]. Et maintenant ce qui est ici, aucun de nous ne s‘attend à ce que ce
soit éternel. L‘élément statique intemporel dans la relation à l‘obélisque de
Cléopâtre avec le quai est une pure illusion engendrée par le fait que, pour les
besoins des rapports quotidiens, le faire ressortir est inutile » (CN, 162-163)

**
Notre perception la plus immédiate est celle d‘un passage ou d‘une activité qui
30

vont au-delà de ce que nous percevons actuellement. C‘est comme si la perception


n‘était possible que parce qu‘elle tendait à quelque chose d‘autre, de plus vaste, de
plus large, un arrière plan. Il y a toujours un horizon qui dépasse l‘objet d‘une
attention : « il y a cette partie qu‘est la vie de la nature entière à l‘intérieur d‘une
pièce, et il y a cette partie qu‘est la vie à l‘intérieur d‘une table dans la pièce. La
jonction du monde intérieur à la pièce avec le monde extérieur au-delà n‘est jamais
nette. Un flot de sons et de facteurs plus subtils dévoilés à la conscience sensible
pénètre du dehors » (CN, 70). Ce passage, situé au-delà de notre perception
actuelle, Whitehead l‘appelle le « passage de la nature ». Nous n‘en avons jamais
une perception directe et complète mais nous en faisons l‘expérience dans la
perception de « parties », de « tronçons » ou d‘ « unités ». Nous ne savons pas ce
qu‘est le « passage de la nature » - nous ne pouvons d‘ailleurs nous représenter un
passage en tant que tel - mais nous l‘éprouvons à travers des expériences locales,
des perceptions déterminées.
C‘est l‘unité « de ce facteur, retenant en soit le passage de la nature, qui est
l‘élément concret originairement distingué dans la nature » (CN, 90). Ce sont ces
« facteurs originaires » que Whitehead appelle « événements ». Ils ne sont
« originaires » que du point de vue de la perception. Dans des termes bergsoniens,
on dira qu‘ils sont les « données immédiates de la conscience » à la condition de
ramener la conscience à sa forme la plus minimale, une « conscience sensible »
[sense-awareness]. Tout ce qui dans notre expérience peut être décrit comme
« passage », « mouvement », « devenir » ou encore « persistance », renvoie à la
notion d‘événement. Whitehead n‘hésite d‘ailleurs pas à relier cette notion de
« passage » à la pensée de Bergson : « Je crois être en cette doctrine en plein accord
avec Bergson, bien qu‘il utilise le mot temps pour le fait fondamental que j‘appelle
passage de la nature » (CN, 73).
La notion d‘événement acquiert dès lors une extension inédite puisqu‘elle tend
à s‘identifier au passage et à la durée : une pierre, les pyramides, une rivière sont
des événements, c‘est-à-dire des condensations et des déterminations du passage
de la nature. Nous ne percevons pas des choses et puis des durées, nous percevons
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 31

d‘abord des orientations et des persistances auxquelles nous attribuons par la suite
des qualités identifiables isolément. C‘est pourquoi il faut résister à la tentation de
définir l‘événement à partir de telles indications : « un événement isolé n‘est pas un
événement, parce que chaque événement est un facteur d‘un tout plus large et
signifie ce tout […] L‘isolation d‘une entité dans la pensée, quand nous la
concevons comme un pur ceci, n‘a nulle contrepartie dans une isolation
correspondante dans la nature. Une telle isolation fait seulement partie de la
procédure intellectuelle de la connaissance » (CN, 141). C‘est par abstraction
[sense-recognition] que nous arrivons à différencier dans ces passages des éléments
qui « ne passent pas » et que Whitehead appelle objets.

***
Le terme « événement » occupe dans les œuvres « pre-spéculatives » (PNK, CN)
la même place que l‘entité actuelle dans Procès et Réalité. Ce sont des « facteurs
originaires ». Nombreux sont les lecteurs de Whitehead qui, prenant cette
proximité pour une continuité, ont tenté d‘identifier les « entités actuelles » et les
« événements », n‘y voyant qu‘un changement lexical. Whitehead aurait fini par
préférer la notion d‘entité actuelle, plus technique, à celle d‘événement trop
chargée historiquement. Il n‘en est rien. Quel est l‘objet du Concept de nature ? Il
s‘agit de « nous limiter à la nature elle-même et de ne pas voyager au-delà des
entités qui sont dévoilées dans la conscience sensible [sense-awareness] » (CN, 52).
Son objet, c‘est la nature perçue et les événements sont des déterminations de la
perception. Whitehead est très clair sur l‘ambition de ces œuvres pré-spéculatives :
« Ne sommes-nous pas en fait à la recherche de la solution d‘un problème
métaphysique? Je ne le crois pas. Nous cherchons seulement à montrer quel type
de relations unissent les entités qu‘en fait nous percevons comme étant dans la
nature. Nous ne sommes pas requis de nous prononcer sur la relation
psychologique des sujets aux objets ou sur le statut de chacun d‘eux dans le
royaume du réel » (CN, 67).
Si les événements sont originaires, c‘est parce qu‘ils sont posés à un certain
32

niveau d‘expérience, à une certaine échelle, celle de la perception. Ce problème


avec Procès et Réalité change. Whitehead s‘introduit dans ce « royaume du réel » qui
insistait dans les pages du Concept de nature mais sur lequel il ne pouvait statuer car il
aurait pris le risque de répéter une des erreurs majeures de la philosophie : donner
aux problèmes métaphysiques les qualités de la perception. La rupture avec l‘idée
que l‘analyse de la perception serait le premier moment légitime de toute
construction philosophique devient radicale. C‘est à l‘intérieur de ce nouvel espace
de mise en problème que les entités actuelles sont alors « originaires ».
Toutes les qualités que nous attribuons à ces « facteurs originaires » s‘opposent
lorsque nous les posons soit à l‘intérieur du champ de la perception soit à
l‘intérieur de l‘existence. On peut dégager trois grandes inversions produites par ce
changement de plan : 1. Les événements sont des durées et des passages, ils ont
une continuité, alors que les entités actuelles sont sans changement, elles « se
bornent à devenir ». Elles sont essentiellement discontinues ; 2. Les événements
ont une extension, ils sont composés de parties et sont eux-mêmes des parties
d‘événements plus larges (la table dans la pièce et la pièce dans le bâtiment), alors
que les entités actuelles sont des préhensions sans parties. Elles intègrent la
totalité de l‘univers mais ne peuvent être subdivisées en parties autonomes qui
auraient par ailleurs leur propre existence; 3. Les événements ont une identité
variable, relative aux changements survenants dans leurs parties ou dans
l‘environnement plus large dans lequel ils sont engagés. Les entités actuelles sont
sans changement, leur identité est fixée une fois pour toutes au terme de leur
devenir.
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 33

Extension (et Milieu)

*
« Le concept d‘extension manifeste dans la pensée un aspect du fait ultime du
passage de la nature. C‘est une relation qui tient au caractère spécial que le passage
prend dans la nature ; c‘est la relation qui, dans le cas des durées, exprime les
propriétés du recouvrement. Ainsi la durée qui était d‘une minute recouvrait la durée
qu‘était sa trentième seconde. La durée de la trentième seconde était une partie de
la durée de la minute. J‘utiliserai les termes tout et partie exclusivement au sens où la
partie est un événement qui est recouvert par l‘extension de l‘autre événement
qu‘est le tout. Ainsi, dans ma terminologie, tout et partie renvoient exclusivement à
cette relation fondamentale d‘extension ; en conséquence, dans cet usage
technique, seuls des événements peuvent être soit des touts, soit des parties.
La continuité de la nature découle de l‘extension. Chaque événement recouvre
par son extension d‘autres événements, et chaque événement est recouvert par
l‘extension d‘autres événements » (CN, 77).
**
La relation primordiale entre les événements est l‘extension qui se définit par
deux expressions: « être partie de » ou « être composé de ». Un événement a des
parties qui sont d‘autres événements, ayant par ailleurs leur propre identité et
existence, et est lui-même une partie d‘événements plus larges. Si « un événement
A s‘étend sur un événement B, alors B est une partie de A, et A est un tout dont B
est une partie » (CN, 90). Ainsi, un organe est composé de cellules et est lui-même
une partie du corps. On peut faire varier les perspectives à l‘infini en prenant
comme référence telle échelle (la cellule ou l‘organe) et ce sont dès lors tous les
rapports d‘extensions qui se transformeront. Ce qui était partie (l‘organe) devient
selon une autre perspective (la cellule) un tout et, réciproquement, ce qui était un
tout deviendra alors une partie. On peut en tirer la conclusion générale qu‘il n‘y a
pas d‘événements qui ne s‘étendent sur d‘autres et qui ne soit lui-même une partie
d‘événements plus larges. La nature est cette continuité des recouvrements et des
34

enveloppements. Des événements se recouvrent les uns les autres et ils s‘entendent
au-delà de ce que nous en discernons, si bien qu‘il est parfois impossible de
délimiter leur frontière.
La continuité de la nature est la continuité de l‘extension. Il n‘y a pas
d‘événement qui ne soit relié à tel autre, quelle que soit la complexité des liens qui
peuvent les réunir. Si étrangers que certains événements puissent paraître les uns
envers les autres de prime abord, on trouvera toujours une connexion. Et la nature
est cet ensemble de connexions par extension des événements. C‘est elle dont
nous faisons l‘expérience dans la perception comme un complexe d‘événements
qui passent et qui se relient. C‘est que la relation d‘extension n‘est pas purement
spatiale, elle est aussi temporelle : « Le concept d‘extension manifeste dans la
pensée un aspect du fait ultime du passage de la nature. C‘est une relation qui tient
au caractère spécial que le passage prend dans la nature ; c‘est la relation qui, dans
le cas des durées, exprime les propriétés du recouvrement » (CN, 76). Les événements
« s‘étendent sur » (espace) et en « recouvrent » (durées) d‘autres. Ainsi, « la durée
qui était d‘une minute recouvrait la durée qu‘était sa trentième seconde. La durée
de la trentième seconde était une partie de la durée de la minute » (CN, 76).
L‘extension est l‘essence même des relations spatio-temporelles (CN, 164) et les
notions d‘espace et de temps sont des généralisations opérées sur ces dimensions
physiques des événements.
En résumé, le monde « monde que nous connaissons est un courant continu
d‘occurrences que nous pouvons découper en événements finis formant par leurs
chevauchements et leurs emboîtements mutuels, ainsi que par leurs séparations,
une structure spatio-temporelle » (CN, 168).

***
L‘extension est une relation entre des événements. Elle trouve donc
légitimement toute sa place dans Le concept de nature dans lequel la question des
événements est centrale. Cependant, dans Procès et réalité, le concept d‘événement
tend à disparaître au profit des sociétés et dès lors c‘est la relation d‘extension elle-
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 35

même qui est transformée. Whitehead lui donne de nouveaux termes : sociétés
structurées et sociétés subordonnées.
« Une société structurée en un tout fournit un milieu favorable aux sociétés
subordonnées qu‘elle abrite en son sein. La société englobante doit elle aussi se
trouver dans un milieu plus large qui permette sa survie. On peut appeler ‗sociétés
subordonnées‘ certains groupes d‘occasions qui entrent dans la composition d‘une
société structurée […]. Une ‗société structurée‘ peut être plus ou moins ‗complexe‘
en fonction de la multiplicité de ses sous-sociétés et de ses sous-nexus associés,
ainsi que de la complexité de leur modèle structural (PR, 182-183).
Les exemples de rapports entre sociétés structurées et sociétés subordonnées
sont très proches de ceux qui définissaient les rapports entre parties et touts au
niveau des événements : « nous parlons d‘une molécule à l‘intérieur d‘une cellule
vivante, parce que ses aspects moléculaires généraux sont indépendants du milieu
de la cellule. Par là, la molécule est une société subordonnée à l‘intérieur de la
société structurée que nous nommons ‗cellule vivante‘ » (PR, 182). On notera deux
transformations majeures de l‘extension lorsqu‘elle est posée au niveau des
sociétés : tout d‘abord, est définitivement rejetée l‘idée que la relation d‘extension
serait une relation pouvant se décrire dans des termes spatiaux (être à l‘intérieur de)
comme les métaphores biologiques semblaient le laisser entendre (la cellule est dans
l‘organe). On devrait parler de dépendances et d‘attachements car les relations entre
sociétés subordonnées et structurées peuvent être profondément disséminées (les
réservistes d‘une armée sont encore des sociétés subordonnées de cette armée). Ce
que manifeste la relation, ce sont des co-dépendances. Ensuite, la différence entre
les deux formes de société tend à soustraire de plus en plus l‘extension à la stricte
différenciation entre touts et parties qui étaient encore présente dans Le concept de
nature. Une société structurée n‘est plus un « tout » qui englobe ou recouvre des
sociétés subordonnées, c‘est un milieu d‘existence. En tant que milieu, elle ne
détermine pas les raisons des sociétés qui en dépendent, mais elle forme
l‘environnement avec lequel elles négocient leur existence. Les sociétés
subordonnées vivent dans l‘indifférence de l‘ordre de la société structurée qu‘elles
36

composent.

Immédiateté de présentation (et Perception)

*
La présentation immédiate est « la perception familière, du monde tel qu‘il est
au moment présent. Celle-ci s‘opère en projetant (dans l‘univers) nos sensations
immédiates, de manière à déterminer ce que sont pour nous les propriétés des
entités physiques, contemporaines de ces sensations. Cette catégorie de contenus
constitue notre expérience du monde extérieur, tissu de données sensibles,
dépendant des états immédiats des régions respectives de notre corps » (FR, 33-
34).
« L‘image d‘une pierre grise vue dans un miroir ; les illusions visuelles causées
par un délire ou par une excitation imaginative, mettent en évidence les espaces
alentour ; la diplopie due au strabisme constitue un exemple analogue ; la vision
nocturne des étoiles, des nébuleuses et de la Voie lactée, met en évidence les
régions floues du ciel contemporain ; les sensations des membres amputés mettent
en évidence l‘existence d‘espaces qui s‘étendent au-delà du corps actuel ; une
douleur corporelle, rapportée à une partie qui n‘en est pas la cause, met en
évidence la partie douloureuse du corps, bien qu‘elle ne soit pas responsable de la
douleur. Ce sont là des parfaits exemples du mode pure d‘immédiateté de
présentation. L‘épithète ‗illusoire‘, qui convient à nombre de ces exemple, sinon à
tous, manifeste clairement que l‘on ne doit pas imputer l‘objet médiateur à la
donation de la zone perçue » (PR, 215).

**
Tout le contenu de notre perception du monde extérieur peut être divisé en
deux modes : l‘immédiateté de présentation et la causalité efficiente. Lorsque
« l‘une est confuse, l‘autre est précise ; quand l‘une est capitale, l‘autre est
médiocre » (FR, 48). Elles sont présentes à l‘intérieur de chaque perception mais
selon des intensités variables. Pour les organismes « supérieurs », comme l‘homme,
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 37

l‘immédiateté de présentation occupe une place fondamentale alors qu‘elle est


secondaire chez la plupart des autres. C‘est parce qu‘elle est si importante dans
l‘expérience humaine que ce mode d‘expérience a été tout au long de l‘histoire de
la philosophie survalorisé, apparaissant comme l‘unique mode réel de la
perception.
La présentation immédiate correspond à ce que les empiristes appelleraient
« perception sensible », faisant abstraction de la co-présence du corps avec toute
perception, mais Whitehead lui donne un terme technique qui tend à manifester
l‘importance d‘un réduction du temps à la seule « immédiateté ». Elle est
l‘expérience du monde vécu dans un instant, sans épaisseur temporelle, sans passé
et sans futur, une pure présentation au présent, comme si le monde pouvait se
transformer en un tableau pour un spectateur désincarné. Ainsi « le monde s‘offre
comme une communauté de choses actuelles, actuelles dans la mesure où nous-
mêmes sommes actuels. Cette apparence du monde extérieur se produit au moyen
de qualités, c‘est-à-dire de couleurs, de sons, de saveurs, etc. » (FR, 41). Le présent
du corps percevant opère une sorte de coupe temporelle sur un monde devenu
pelliculaire et n‘y voit plus que l‘instant correspondant à son propre état. Le corps
actuel perçoit des choses actuelles. Il ne subsiste, avec ce mode de perception,
« qu‘un ‗solipsisme du moment présent‘. La mémoire elle-même disparaît, puisque
le souvenir d‘une impression n‘est pas une impression que donne notre souvenir.
Ce n‘est qu‘une autre impression immédiate et exclusive » (FR, 50).
A cette instantanéité s‘ajoute une autre coupure opérée par la perception : les
liens entre les choses actuelles se bornent à leur participation à un même espace-
temps. Leurs relations deviennent dépendantes de celui qui les perçoit, selon une
perspective déterminée. Il y a bien toujours un au-delà de la perception immédiate,
mais c‘est un au-delà actuel, ce sont d‘autres choses qui sont reliées dans un même
espace-temps et qui, si elles ne sont pas directement l‘objet de la perception
pourraient l‘être par un changement d‘attention (une pierre réfléchie dans un
miroir).
38

***
La plupart des difficultés de la métaphysique résident dans les relations
implicites qu‘elle établit entre « perception » et « ontologie ». La métaphysique
n‘est, dans ses tendances prédominantes, qu‘une généralisation de la perception
visuelle et plus exactement du mode de l‘immédiateté de présentation. Dans le
choix de ses exemples qui valorisent implicitement la « permanence des choses : la
solidité de la terre, les montagnes, les rochers, les pyramides d‘Egypte, l‘esprit
humain, Dieu » (PR, 340), dans les qualités (identité, simplicité, stabilité et
distinction) qu‘elle donne aux éléments ultimes du réel, la métaphysique ne cesse
de généraliser l‘expérience perceptive. Certes, dans ses énoncés explicites, elle se
présente souvent en rupture avec l‘expérience immédiate, mais implicitement elle
ne cesse de traduire le réel sous les modalités de la perception. Elle parle d‘être, de
catégories d‘existence, mais ce qu‘elle en dit ressemble étrangement aux qualités de
l‘être-percu de l‘immédiateté de présentation.
La métaphysique transforme dès lors le plus spécifique en plus général, le plus
abstrait en plus concret (Concret mal placé), car l‘immédiateté de présentation
requiert des niveaux d‘abstraction qui ne se rencontrent à un état important qu‘au
sein d‘organismes supérieurs, et relativement rares dans la nature. L‘être y devient
l‘image projetée d‘une expérience perceptive spécifique. C‘est ce lien entre
métaphysique et perception visuelle que la pensée spéculative tente de détisser en
prenant au sérieux la différence entre être et percevoir. La perception n‘y est plus
qu‘un mode d‘expérience parmi une multiplicité d‘autres possibles avec ses limites
et ses qualités propres.
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 39

Immortalité objective

*
« Chaque occasion actuelle fait l‘expérience de son immortalité objective »
(PR, 350).
«Être actuel, cela implique obligatoirement que toutes les choses actuelles
sont pareillement des objets qui jouissent d‘une immortalité objective en façonnant
des actions créatrices ; et que toutes les choses actuelles sont des sujets, dont
chacun préhende l‘univers dont il est issu. L‘action créatrice, c‘est l‘univers en tant
qu‘il ne cesse de devenir un dans une unité particulière d‘expérience de soi-même,
et ajoute par là à la multiplicité, qui est l‘univers en tant que pluralité » (PR, 124).

**
Lorsqu‘une entité actuelle a atteint sa satisfaction, elle périt. Elle n‘est
plus animée par la vie d‘un « but subjectif » qui la portait toujours au-delà d‘elle-
même (superject), en inadéquation. Mais ce périr n‘est pas une disparition, « les
entités actuelles ‗dépérissent perpétuellement‘ subjectivement, mais sont
immortelles objectivement » (PR84). Elle périt comme sujet du devenir, mais elle
acquiert à ce moment une immortalité en tant qu‘objet. Le passage du sujet à
l‘objet, de l‘entité actuelle en devenir à l‘entité actuelle réalisée, est l‘accès à une
nouvelle forme d‘existence, immortelle. L‘immortalité objective ne signifie pas une
sorte d‘infinie durée (les entités actuelles ne durent pas) mais le fait d‘avoir à être,
d‘une manière ou d‘une autre, reprise. C‘est l‘obligation posée à toute nouvelle
entité actuelle de reprendre et d‘intégrer tout le passé, toutes ces existences
antérieures qui furent en leur temps sujet de devenirs, animé d‘une vie subjective.
Si tout acte a une fin, si « le mal ultime du monde temporel est plus
profond que n‘importe quel mal spécifique » car « il réside en ce que le passé
s‘évanouit, en ce que le temps est un ‗perpétuel dépérir‘ » (PR, 524), il n‘en reste
pas moins que tout est pris en compte à chaque moment à l‘intérieur d‘un nouveau
devenir. Ce « miracle » d‘une re-création, répétée à l‘infini, mais qui s‘évanouit au
40

fur et à mesure de ses reprises pour devenir évanouissante, Whitehead l‘exprime


par un passage du prophète Ezéchiel : « ‗Je prononçai l‘oracle comme j‘en avais
reçu l‘ordre, le souffle entra en eux, et ils vécurent ; ils se tinrent debout : c‘était
une immense armée » (PR, 163).

***
Whitehead fait de cette différence entre le « périr » et l‘ « immortalité », le
flux et le permanence, l‘élément central de ce qu‘il appelle à la fin de Procès et Réalité
les « opposés idéaux » : « dans le flux inévitable, quelque chose demeure ; dans la
permanence la plus accablante, s‘échappe un élément qui devient flux. On ne peut
saisir la permanence qu‘à partir du flux et le moment qui passe ne trouve
d‘intensité adéquate qu‘à se soumettre à la permanence. Ceux qui veulent dissocier
ces deux éléments ne parviendront jamais à interpréter les faits les plus évidents »
(PR, 520-521). La différence ne concerne pas des modes de réalités distincts. Tout
est pensé au niveau des entités actuelles et Whitehead préserve ici l‘exigence
moniste (Cf. Entités actuelles) qui fonde le projet spéculatif. Ce sont les entités
actuelles qui sont à la fois flux et immortalité. Celle-ci n‘est pas ajoutée au système
comme une qualité, une dimension du réel qu‘il s‘agirait par ailleurs de préserver.
Elle correspond à l‘obligation à laquelle doit satisfaire toute entité actuelle : intégrer
ce qui lui préexiste. Au niveau de la perception – inadéquat pour rendre compte de
l‘immortalité objective – on dira que ce qui « périt, c‘est le monde révélé dans la
présentation immédiate, étincelant de nuances, fugitifs et intrinsèquement dénué
de signification. Ce qui continue de retentir en nous, c‘est le monde révélé par la
causalité efficiente, où chaque événement retentit de son individualité propre sur
les âges à venir, en bien comme en mal » (FR, 63).
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 41

Ingression

*
« Un objet éternel ne peut être décrit qu‘en fonction de sa potentialité d‘
‗ingression‘ dans le devenir des entités actuelles ; et son analyse révèle seulement
d‘autres objets éternels. C‘est un potentiel pur. Le terme ‗ingression‘ désigne le
mode particulier selon lequel la potentialité d‘un objet éternel se réalise en une
entité actuelle particulière, contribuant au caractère défini de cette entité actuelle »
(PR, 75).
« Selon une telle philosophie [philosophie de l‘organisme], les actualisations en
quoi consiste le procès du monde se conçoivent comme illustrant l‘ingression (ou
‗participation‘) de choses autres, lesquelles constituent, pour toute existence
actuelle, ses potentialités de définité. C‘est en participant aux choses éternelles que
surgissent les choses temporelles. Les deux séries sont médiatisées par quelque
chose qui combine l‘actualisation de ce qui est temporel avec l‘intemporalité de ce
qui est potentiel. Cette entité finale est l‘élément divin du monde : par lui, ce qui
est disjonction stérile et inefficiente de potentialités abstraites parvient de manière
décisive à la conjonction efficiente d‘une réalisation idéale » (PR, 98).

**
L‘ingression est le processus par lequel les objets éternels s‘actualisent dans
des entités actuelles. Le terme renvoie à des notions comme « s‘introduire »,
« s‘insérer » ou encore « pénétrer ». Un objet éternel n‘a d‘existence réelle que par
son insertion à l‘intérieur d‘une entité actuelle. Nous devons le comprendre
littéralement, il « s‘introduit » et devient un élément dans l‘existence de l‘entité. Ce
n‘est qu‘en tant qu‘ingrédient qu‘il joue un rôle pour celle-ci. L‘actualisation d‘un
objet éternel ne doit donc en aucun cas être comprise comme le passage du
possible au réel, de l‘abstrait au concret. C‘est un devenir « ingrédient » : le possible
devient un ingrédient de l‘actuel ou encore « le terme ‗ingression‘ désigne le mode
particulier selon lequel la potentialité d‘un objet éternel se réalise en une entité
42

actuelle particulière, contribuant au caractère défini de cette entité actuelle » (PR,


75).

Localisation simple (et Concret mal placé)

*
« Je suis convaincu que si nous désirons obtenir une expression plus
fondamentale du caractère concret des faits naturels, l‘élément dans ce schème [le
schème d‘idées scientifiques qui a dominé la pensée depuis le XVII° siècle] qu‘il
convient de critiquer en premier lieu est le concept de localisation simple […]. Dire
qu‘un élément matériel a une localisation simple signifie que – en exprimant ses
relations spatio-temporelles – il est approprié d‘affirmer qu‘il est là où il se trouve,
en une région définie de l‘espace, et pendant une durée fini définie, en dehors de
toute référence essentielle aux relations de cet élément matériel à d‘autres régions
de l‘espace et à d‘autres durées. Je répète aussi que ce concept de localisation
simple est indépendant de la controverse entre les visions absolutistes et
relativistes de l‘espace ou du temps. Tant qu‘une théorie de l‘espace ou du temps
peut donner un sens, absolu ou relatif, aux notions de région définie de l‘espace et
de durée définie, l‘idée de localisation simple revêt une signification parfaitement
définie » (SMW, 77).
**
Whitehead situe au XVII° siècle (qu‘il appelle le « siècle de génie ») l‘invention
de la localisation simple de la matière. Cela ne signifie pas qu‘elle apparaîtrait pour
la première fois à ce moment, on en trouve au contraire des expressions
importantes déjà dans la Métaphysique d‘Aristote, mais qu‘elle commence à occuper
à cette période une place majeure dans le développement de la philosophie et des
sciences modernes. Et cette histoire n‘est pas terminée : « une description
succincte et précise de la vie intellectuelle des nations européennes durant les deux
cent vingt-cinq années qui suivirent, jusqu‘à l‘époque actuelle, fait apparaître que
nous avons vécu sur le capital d‘idées que nous a légué le XVII° siècle » (SMW,
57). L‘idée de localisation simple en est l‘élément central car elle définit la
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 43

conception de la nature qui s‘y met en place. Tout élément de la nature aurait
comme propriété principale d‘occuper un espace et un temps spécifique : « la
matière est ici dans l‘espace et ici dans le temps, ou ici dans l‘espace-temps, dans un
sens parfaitement défini ne nécessitant pas, pour être expliqué, la moindre
référence à d‘autres régions de l‘espace-temps » (SMW, 68). Nous avons donc une
multiplicité d‘ici-maintenant qui délimite précisément les zones de la matière et les
frontières qui la sépare d‘autres parties de l‘univers. Un espace-temps ne
nécessiterait selon cette perspective aucune référence à d‘autres espaces-temps
pour en rendre compte. Dès lors à la question « de quoi est fait le monde ? », la
réponse du XVII° siècle est la suivante : « le monde est une succession de
configurations instantanées de matière – ce terme englobant des éléments très
subtils, tels que l‘éther » (SMW, 69).
Les conséquences en sont nombreuses pour la philosophie moderne : tout
d‘abord, le temps n‘y apparaît plus que comme une succession pure et les notions
de durées et de devenirs que comme des accidents ou des effets superficiels ;
ensuite, l‘esprit, le sujet percevant et les qualités de la perception se sont trouvés
rejetés de la nature, apparaissant comme de simples interférences ou comme des
« additions psychiques » (Bifurcation de la nature). Une des tâches de la
philosophie spéculative sera dès lors de se soustraire à l‘emprise de cette
« localisation simple » : « je prétends que, parmi les éléments primaires de la nature,
tels qu‘appréhendés dans notre expérience immédiate, il n‘existe aucun élément qui
possède ce caractère de localisation simple » (SMW, 77). Cela ne signifie pas pour
autant que le XVII° siècle et son héritage n‘ait été qu‘une longue erreur, car « nous
pouvons, par un processus d‘abstraction constructive, arriver à des abstractions qui
soient les éléments matériels de la localisation simple, ainsi qu‘à d‘autres
abstractions qui sont les esprits inclus dans le schème scientifique » (SMW, 77).
L‘erreur aura été de transformer l‘abstrait en concret, d‘avoir réifier une opération
d‘abstraction. Cette erreur est ce que Whitehead appelle le « concret mal placé ».

***
44

On peut dire que « dans l‘ensemble, l‘histoire de la philosophie étaye


l‘accusation bergsonienne selon laquelle l‘intellect humain ‗spatialise‘, c‘est-à-dire
tend à en ignorer la fluence et à l‘analyser au moyen de catégories statiques » (PR,
342). C‘est cette expérience d‘une traduction intellectuelle de l‘expérience concrète
que Whitehead appelle « localisation simple ». On trouve chez Bergson et
Whitehead un même constat, une même critique de la spatialisation. Ainsi,
Bergson écrit-il dans L’évolution créatrice que « la spatialité parfaite consisterait en
une parfaite extériorité des parties les unes par rapport aux autres, c‘est-à-dire en
une indépendance réciproque complète. Or, il n‘y a pas de point matériel qui
n‘agisse sur n‘importe quel autre point matériel […]. Il est incontestable que, s‘il
n‘y pas de système tout à fait isolé, la science trouve cependant moyen de
découper l‘univers en systèmes relativement indépendants les uns des autres, et
qu‘elle ne commet pas ainsi d‘erreur sensible »13. On trouve dans ce passage des
éléments très proches de la localisation simple de Whitehead : l‘indépendance des
parties de l‘espace et du temps, la production d‘un découpage du réel en points
matériels et enfin sa pertinence au niveau scientifique.
Cependant, Whitehead se distingue de Bergson quant à la nature de ce
découpage. Bergson aurait « conçu cette tendance comme une nécessité inhérente
à l‘intellect » (PR, p. 342), comme si cette spatialisation était dans la nature même
de l‘intelligence, de son exercice sur les choses. Elle est, selon Whitehead, issue
d‘une trajectoire singulière, d‘une aventure ouverte : « je tiens que la ‗spatialisation‘
est la voie la plus courte vers une philosophie claire et nette, s‘exprimant dans un
langage raisonnablement familier » (PR, 342). Elle est inventée par commodité au
XVII° siècle et elle se prolonge jusqu‘à maintenant. Mais rien ne nous empêche
d‘imaginer d‘autres trajectoires possibles et de nous installer dans l‘une d‘entre

13 H. Bergson, L’évolution créatrice, Quadrige, Paris, 2003, p. 204,


Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 45

elles.

Objets Eternels

*
« Les types fondamentaux d‘entités sont les entités actuelles et les objets
éternels ; les autres types d‘entités expriment seulement la manière dont toutes les
entités des deux types fondamentaux sont dans le monde actuel en communauté
les unes avec les autres » (PR, 78).
« J‘utilise l‘expression ‗objet-éternel‘ pour signifier ce que […] j‘ai dénommé
‗forme platonicienne‘. Toute entité dont la récognition conceptuelle ne comporte
pas de référence obligée à des entités actuelles précises de l‘univers temporel reçoit
le nom d‘ ‗objet éternel‘ » (PR, 105).

**
Les objets éternels sont, avec les entités actuelles, les réalités dernières dont le
monde est constitué. Il n‘y a rien au-delà, aucune existence supérieure qui les
fonderait et dont ils dériveraient. On pourrait dire des objets éternels, ce que
Whitehead dit des entités actuelles « au-delà, il n‘y a rien, le reste est silence ».
Leur introduction dans la pensée spéculative et l‘importance qu‘ils y occupent
n‘a cessé d‘étonner les lecteurs de Whitehead qui ont oscillé le plus souvent entre
la volonté de les réduire ou de leur accorder une autonomisation complète à
l‘intérieur du système. Les objets éternels ne seraient soit que des facteurs
secondaires devant manifester certains aspects de la réalité (comme la couleur ou
les nombres) qu‘il était impossible pour Whitehead d‘exprimer avec les entités
actuelles, soit un domaine à part entière, un univers de formes pures. N‘est-il pas
contradictoire pour un système de pensée qui s‘organise autour de notions telles
que « devenirs », « processus » ou encore « créativité » de se donner des objets
qualifiés d‘éternels. L‘ambiguïté augmente encore lorsque l‘on essaie de les relier à
d‘autres propositions de Whitehead, notamment sa revendication répétée d‘un
héritage platonicien : « le mouvement de ma pensée, dans ces conférences [Procès et
46

Réalité], est platonicien » (PR, 98). Tout semble confirmer une reprise par
Whitehead du « monde des idées » platonicien dont le sensible ne serait que la
reproduction plus ou moins fidèle. Il n‘en est rien : le « platonisme » de Whitehead
n‘est en aucun cas une reprise des « idées » platoniciennes. C‘est un platonisme
épuré, dualiste, qui affirme la coexistence de l‘intelligible et du sensible, de l‘éternel
et de l‘actuel à l‘intérieur de chaque existence concrète. Dans le devenir d‘une
entité actuelle sont engagés des facteurs éternels qui participent à son être.
Quelle est leur fonction ? Une entité actuelle n‘est rien d‘autre qu‘un héritage ou
une reprise. Elle hérite et intègre (préhende) tout ce qui lui précède. Mais elle le
fait sur un mode, une manière qui ne précède pas son existence. C‘est là l‘origine et la
source de la nouveauté. Dans les termes de la puissance, on dira que les puissances
actives de la pluralité disjonctive sont constitutives d‘une entité, mais qu‘elles
n‘expliquent pas et ne fondent pas sa puissance passive (puissance de sa
préhension propre). Sans l‘hypothèse des « objets éternels », nous serions dans un
univers mécaniste dans lequel la nouveauté serait réductible à des causes qui sont
les existences antérieures. Certes, l‘aspect de cet univers mécaniste serait très
particulier. Il serait fait de devenirs, de préhensions, de captures, d‘immortalités
objectives, mais il n‘en resterait pas moins déterminé par ce fond implicite d‘une
« nouveauté » qui devrait, d‘une manière ou d‘une autre, être explicable par
l‘ « ancien », par le « déjà existant ». Les causes finales du devenir ne seraient
qu‘une apparence par rapport à l‘efficacité réelle et explicative des causes
efficientes.
Les objets éternels déterminent le « comment » : comment des entités actuelles
en intègrent d‘autres ? Comment se réalisent-elles ? Et enfin : comment héritent-
elles et laissent-elles un héritage ? Ainsi, « un des rôles que jouent les objets
éternels est de montrer comment n‘importe quelle entité actuelle se constitue par la
synthèse qu‘elle accomplit des autres entités actuelles, et comment cette entité
actuelle se développe, à partir de la phase primaire où elle est donnée, en devenant
sa propre existence individuelle en acte, qui comporte ses propres plaisirs et
désirs » (PR, 114). On voit par là directement en quoi les « objets éternels » sont
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 47

tout sauf des « objets ». Ils n‘en ont pas la forme, ni le mode d‘existence. Ils
renvoient à des formes plutôt abstraites et éloignées de nos modes perceptifs : des
« sensa » comme le vert, le bleu mais aussi les nuances de couleurs ; des objets
éternels comme les universaux de qualité ; les « sensa » fonctionnant comme
qualités d‘émotion, comme la rougeur ; les qualités de forme et d‘intensité ; les
caractères de croyance comme « aimé » ou la « joie » ; des objets d‘espèce objective,
comme les formes mathématiques; des objets éternels désignés par les mots
« chacun » et « juste cela » ; des « patterns » et des « relations » 14.
On retiendra trois qualités des objets éternels : premièrement, ils sont abstraits
par nature. Whitehead parle à leur sujet d‘une « potentialité pure » qu‘il distingue
de la potentialité réelle (formée par la pluralité disjonctive). Cela signifie
« qu‘un objet éternel est toujours une potentialité à l‘égard des entités actuelles ;
mais, par lui-même, en tant que conceptuellement senti, il demeure neutre à l‘égard
de son ingression physique dans n‘importe quelle entité actuelle particulière
relevant du monde temporel » (PR, 105). Deuxièmement, ils ne sont pas sujet au
devenir et à l‘émergence. En d‘autres termes, il n‘y a pas de nouveaux objets
éternels. C‘est une conséquence directe de la différence avec les entités actuelles
(toute émergence est un devenir). Troisièmement, les objets éternels ont des
dimensions « relationnelles » : « un objet éternel, considéré comme une entité
abstraite, ne peut être séparé de sa référence à d‘autres objets éternels » (SMW,
188). Ils forment des univers relationnels variant selon leurs actualisations ou
ingressions.
Loin de renvoyer à un platonisme, les objets éternels définissent une forme
d‘empirisme particulier que Whitehead revendique explicitement : « on ne peut pas
savoir ce qui est rouge en pensant simplement au rouge. On ne peut trouver des

14 Cf. W. A. Christian, An interpretation of Whitehead's metaphysics, Yale University Press, New Haven, 1959, p. 202.
48

objets rouges qu‘en s‘aventurant parmi les expériences physiques de ce monde


actuel. Telle est la position qui fonde en dernier recours l‘empirisme : les objets
éternels ne disent rien de leurs ingressions » (PR, 407). C‘est l‘existence singulière
qui les justifie et les requiert afin d‘exprimer son originalité propre. C‘est comme si
chaque existence en devenir en appelait à une affirmation conceptuelle de ce
qu‘elle est et dès lors de ce qui la différencie de toute autre existence, passée et
présente.

***
Le concept d‘ « objets éternels » a dans l‘œuvre de Whitehead une véritable
histoire. Dans Le concept de nature, on trouve l‘idée d‘ « objets » qui semble de prime
abord préfigurer les objets éternels de Procès et Réalité. Tout ce qui passe y est décrit
comme un événement. Mais « nous trouvons des entités dans la nature qui ne
passent pas; autrement dit, nous reconnaissons de la mêmeté [sameness] dans la
nature » (CN, 128). Ainsi en est-il de la couleur : « Le vert lui-même est
numériquement une entité identique à elle-même, sans parties parce qu‘elle est sans
passage » (CN, 128). Le vert est sans passage, il « hante » les événements et
s‘actualise là où il est désiré. Il s‘incarne, se retrouve dans un événement, puis dans
un autre et n‘apparaît jamais complètement : « le même objet peut être situé dans
beaucoup d‘événements; et en ce sens même l‘événement entier, envisagé comme
objet, peut revenir, mais non l‘événement lui-même avec son passage et ses
relations aux autres événements » (CN, 129). Un événement ne se répète jamais
mais il y a dans tout événement des facteurs qui se répètent et ce sont ces facteurs
que Whitehead appelle « objets ».
Ils n‘existent à proprement parler que dans leurs actualisations à l‘intérieur
d‘événements singuliers. On dira donc que toute répétition est la répétition d‘un
objet et que toute expérience est à la fois l‘expérience d‘événements qui passent et
de facteurs qui se répètent. Nous faisons l‘expérience des événements par un
« sense-awareness », mais nous faisons l‘expérience des objets par un « sense-
recognition » qui est une forme primaire de « conscience [awareness] d‘une identité
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 49

[sameness] » (CN, 143). On dira que la recognition n‘a rien à voir avec une
conscience, elle « n‘est pas d‘abord un acte intellectuel de comparaison »; elle est
essentiellement « la conscience sensible [sense-awareness] elle-même dans sa pure
capacité de poser devant nous des facteurs naturels qui ne passent pas » (CN, 128).
Dans Procès et Réalité, la notion d‘objet va perdre l‘importance qu‘elle occupait
dans le Concept de nature. La raison principale est qu‘elle est entièrement construite
dans Le concept de nature autour de la perception. Le projet de Whitehead n‘y a donc
rien à voir avec une philosophie de la nature au sens classique. Dans cette
expérience de la nature en tant que nous en faisons l‘expérience dans la perception,
la notion d‘objet sensible (la couleur, les odeurs, les sons) est fondamentale. Dans
Procès et réalité, c‘est l‘existence qui est envisagée. De la même manière qu‘on ne
peut réduire les entités actuelles aux événements, on ne peut réduire les objets
éternels aux objets. On répèterait implicitement ce que Whitehead refuse
explicitement : penser l‘existence sous le modèle de la perception sensible.
50

Occasion actuelle

*
« Le terme ‗occasion actuelle‘ est utilisé comme synonyme d‘ ‗entité actuelle‘,
mais principalement quand son caractère d‘extensivité relève directement de
l‘analyse, l‘extensivité prenant soit la forme de l‘extensivité temporelle, c‘est-à-dire
de la ‗durée‘, soit celle de l‘extension spatiale ou la signification plus complète de
l‘extensivité spatio-temporelle » (PR, 152-153)
** Occasion actuelle et entité actuelle sont le plus souvent synonymes. La seule
différence est que l‘occasion actuelle implique une situation spatio-temporelle. Une
conséquence lexicale importante en résulte : « l‘expression ‗occasion actuelle‘
exclura toujours Dieu de son champs » (PR, 167) car Dieu est une entité actuelle
non-temporelle.
***
Whitehead utilise « occasion actuelle » dans les livres antérieures à Procès et réalité,
notamment dans Aventures d’idées et La science et le monde moderne. C‘est à partir de
Procès et réalité que l‘usage du mot « entité actuelle » s‘imposera et que le terme
« occasion actuelle » sera limité à la mise en évidence du rapport à l‘extensivité
spatio-temporelle.
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 51

Philosophie spéculative

*
« Cette série de conférences [Procès et réalité] est conçue comme un essai de
philosophie spéculative. Sa première tâche sera de définir la ‗philosophie
spéculative‘ et de la justifier comme méthode productrice d‘un savoir important.
La philosophie spéculative est la tentative pour former un système d‘idées
générales qui soit nécessaire, logique, cohérent et en fonction duquel tous les
éléments de notre expérience puissent être interprétés. Par cette notion d‘
‗interprétation‘, je veux dire que tout ce dont nous sommes conscients en tant
qu‘aimé, perçu, voulu ou pensé, doit avoir le caractère d‘un cas particulier du
schème général […]. C‘est l‘idéal de la philosophie spéculative de faire en sorte que
ses notions fondamentales n‘apparaissent pas susceptibles d‘être séparées les unes
des autres. En d‘autres termes, on présuppose qu‘aucune entité ne peut être
conçue en faisant complètement abstraction du système de l‘univers, et que c‘est
l‘affaire de la philosophie spéculative de dévoiler cette vérité » (PR, 45-46).

**
On trouve dans le passage que nous venons de citer les principales
composantes de la pensée spéculative. Nous en retiendrons principalement trois :
premièrement, la pensée spéculative se définit par des contraintes que Whitehead
appelle indifféremment des contraintes de « production » ou de « construction »
d‘un « schème d‘idées ». Par rapport à une tradition qui voyait dans l‘approche
spéculative une recherche des premiers fondements du réel, des principes
déterminants l‘ordre des causes et des effets, cette définition fait rupture ; il n‘y a
que des contraintes de construction d‘un schème d‘idées. Ainsi, « le schème
philosophique doit être cohérent, logique et, quant à son interprétation, applicable
et adéquat. Ici, ‗applicable‘ signifie que certains éléments de l‘expérience sont
interprétables de cette façon, et ‗adéquat‘ signifie qu‘il n‘existe aucun élément
échappant à une telle interprétation. ‗Cohérence‘, au sens où on l‘emploie ici,
52

signifie que les idées fondamentales en fonction desquelles le schème est


développé se présupposent mutuellement, de telle sorte qu‘isolément elles sont
dénuées de sens » (PR, 45). Ces contraintes se répartissent en deux ordres :
empiriques (application et adéquation) et rationnelles (nécessité, logique et
cohérence).
Deuxièmement, la pensée spéculative est essentiellement une méthode.
Whitehead y revient à plusieurs reprises, retrouvant une proximité étonnante avec
le projet du pragmatisme de James dont il reconnaissait déjà toute l‘importance
dans La science et le monde moderne : « Attribuer à William James l‘inauguration d‘une
nouvelle période de la philosophie nous ferait négliger d‘autres influences
contemporaines. Mais, en tout état de cause, il reste pertinent de comparer son
essai, Does Consciousness exist ?, publié en 1904, avec le Discours de la Méthode,
publié en 1637. James débarrasse la scène des accessoires du passé; plus
précisément, il donne à la scène un éclairage tout à fait différent » (SMW, 143).
Cette nouvelle scène dont Whitehead se veut l‘héritier est celle d‘une identification
de la philosophie à une méthode – comme l‘écrit James : « le pragmatisme ne
prend position pour aucune solution particulière. Il n‘est qu‘une méthode »15 - et la
transformation de celle-ci vers un « art des effets ».
Troisièmement, la pensée spéculative se définit par une fonction : interpréter.
Cette nouvelle fonction peut paraître plus modeste que celle qui fut attribuée à la
philosophie en général. Mais c‘est que Whitehead donne au concept
d‘interprétation une extension inédite : « tout ce dont nous sommes conscients, en
tant qu‘aimé, perçu, voulu ou pensé, doit avoir le caractère d‘un cas particulier du
schème général » (PR, 45). Interpréter signifie transformer, par la méthode de la
construction du schème, toutes les parties de notre expérience en « cas

15 James, W., Le pragmatisme, Flammarion, Paris, 1968, p. 52.


Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 53

particuliers ». La spéculation devient dès lors le terme d‘une forme de rationalisme


radical dont le présupposé est qu‘ « il n‘y a aucun principe premier qui soit en lui-
même inconnaissable et qui ne puisse être saisi par un éclair d‘intuition » (PR, 47).
Tout est interprétable en droit, tout peut être transformé en un cas particulier du
schème, seules les limites factuelles de l‘intuition et du langage nous rendent
impossible une telle interprétation.
***
La philosophie spéculative tente de relier une forme d‘empirisme à un
rationalisme radical. Notre donné, « c‘est le monde actuel, y compris nous-mêmes ;
et ce monde actuel se déploie pour l‘observation comme thème de notre
expérience immédiate » (PR, 47). Nous ne pouvons aller au-delà du fait de
l‘expérience immédiate et c‘est « l‘élucidation de cette expérience immédiate », ou
son interprétation, qui est « l‘unique justification d‘une pensée ». Mais la
philosophie est une activité essentiellement rationnelle, elle tend à mettre en place
« les premiers principes métaphysiques » requis par toute expérience. Elle est en ce
sens « semblable au vol d‘un avion. Elle part du terrain de l‘observation
particulière, accomplit un vol dans l‘air éthéré de la généralisation imaginative et
atterrit de nouveau pour une observation renouvelée que l‘interprétation
rationnelle a rendue pénétrante » (PR, 48).
54

Préhension (et Sentirs)

*
« L‘entité actuelle est composite, et analysable ; et ses ‗idées‘ expriment
comment, et en quel sens, d‘autres choses figurent comme composantes dans sa
propre constitution. Ainsi, la forme de sa constitution se révèle grâce à l‘analyse
des idées de Locke. Locke parle d‘ ‗entendement‘ et de ‗perception‘. Il aurait dû
commencer par un terme neutre plus général, qui eût exprimé la concrescence
synthétique par laquelle les choses présentent dans l‘univers s‘unissent, dans leur
pluralité, en cette entité actuelle. C‘est pour cette raison que j‘ai choisi le terme
‗préhension‘ : il s‘agissait d‘exprimer l‘activité par laquelle une entité actuelle
effectue, pour son propre compte, sa concrétion d‘autres choses » (PR, 116).
« Une occasion est un sujet sous le rapport de son activité spéciale s‘attachant à
un objet ; et toute chose est un objet du fait qu‘elle provoque une certaine activité
spéciale au sein d‘un sujet. Un tel mode d‘activité est appelé une ‗préhension‘. Une
préhension implique donc trois facteurs : l’occasion d’expérience dont la préhension
constitue une partie de l‘activité ; le datum dont la convenance provoque la
naissance de cette préhension : ce datum est l‘objet préhendé ; enfin, la forme
subjective, qui est la tonalité affective déterminant l‘efficacité de cette préhension
dans cette occasion d‘expérience » (AI, 231).

**
Toute entité actuelle se constitue par ses préhensions. Le concept de
préhension est construit à partir du latin « prehendere » qui signifie « prendre »,
« capturer » ou encore « s‘approprier ». Préhender une chose signifie la faire sienne,
l‘intégrer ou l‘incorporer. Whitehead la relie à Descartes et à Locke : « En vue
d‘obtenir une cosmologie unisubstantielle, nous sommes arrivés aux ‗préhensions‘
en généralisant les ‗cogitations‘ mentales de Descartes, et les idées de Locke, pour
exprimer le mode le plus concret d‘analyse applicable à chaque degré
d‘actualisation individuelle » (PR, 70). Ce que Whitehead y trouve, c‘est l‘idée selon
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 55

laquelle toute perception ou toute pensée a des composantes qui lui viennent de
l‘extérieur. Il parle à ce sujet du caractère vectoriel de la préhension. Cependant, la
relation à Descartes et Locke se limite à cette intuition générale que les éléments
les plus importants de l‘expérience sont des intégrations d‘autres parties de
l‘expérience. Pour le reste, Whitehead refuse de limiter la question des préhensions
à la perception et à l‘entendement. Les préhensions sont des activités d‘existence et
non pas des modes de perception. C‘est l‘être qui est préhension.
Dans ce rapport, on peut distinguer trois éléments : « a) le ‗sujet‘ qui préhende,
à savoir l‘entité actuelle dans laquelle cette préhension est un élément concret ; b)
le ‗donné‘ qui est préhendé ; c) la ‗forme subjective‘, ou le mode de préhension de ce
donné par ce sujet » (PR, 76). Rappelons-le : le sujet, l‘objet et la forme subjective
n‘ont rien à voir avec la question de la perception. Le sujet est la nouvelle entité
actuelle ; le donné est une ancienne entité actuelle, et enfin la « forme subjective »
est la manière par laquelle la nouvelle entité intègre l‘ancienne. Tout est posé ici à
un niveau ontologique. L‘entité actuelle en devenir fait sienne des existences
antérieures (Whitehead parle aussi de « sentirs ») et, au terme de ce processus, elle
est « reliée de manière parfaitement définie à chaque élément au sein de l‘univers »
(PR, 100).

***
Cette liaison des entités avec toutes les autres ne se fait pas sur un mode unique.
Non seulement toutes ne sont pas intégrées avec la même intensité, elles
deviennent insignifiantes, mais certaines sont rejetées. Whitehead parle à leur sujet
de « préhensions négatives ». C‘est bien une préhension, car il s‘agit d‘intégrer,
mais sous un mode particulier : l‘exclusion. La nouvelle entité actuelle en exclut
d‘autre mais uniquement pour elle-même ; il n‘y a pas dans la nature d‘une entité
actuelle de raison qui la déterminerait à être intégrée ou rejetée. L‘incompatibilité
concerne uniquement le rapport de telle entité à telle autre. Et ce rejet n‘est pas
insignifiant, bien au contraire. Il est un possible que l‘entité a rejeté mais qui donne
toute son importance à ce qu‘elle a effectivement intégré. Tout sentir « porte les
56

marques de sa naissance ; il se souvient, en une émotion subjective, de sa lutte


pour la vie ; il retient l‘empreinte de ce qu‘il aurait pu être mais qu‘il n‘est pas. C‘est
la raison pour laquelle ce qu‘une entité actuelle a évité comme donné d‘un sentir
peut cependant représenter une part importante de sa constitution » (PR, 164).

Principe ontologique

*
« Le principe ontologique stipule que chaque décision doit pouvoir se
rapporter à une ou plusieurs entités actuelles, parce qu‘en dehors des entités
actuelles il n‘y a rien, seulement de la non-entité – ‗le reste est silence‘. Le principe
ontologique affirme la relativité de la décision ; par là, chaque décision exprime la
relation de la chose actuelle, en faveur de laquelle la décision se prend, à une chose
actuelle par laquelle elle se prend […]. Une entité actuelle naît de décisions que l‘on
prend en sa faveur, et du fait même de son existence elle fournit des décisions en
faveur d‘entités actuelles autres, qui la supplantent […]. Castle Rock à Edimbourg
existe d‘instant en instant et de siècle en siècle, par la décision inscrite à même le
trajet historique qui est le sien, et qu‘ont suscité les occasions antécédentes. Et si
quelque immense cataclysme naturel venait à le pulvériser, cette convulsion n‘en
serait pas moins conditionnée par le fait que c‘est ce rocher précis qu‘elle a détruit.
Ce qui est à souligner, c‘est le caractère résolument singulier des choses dont on
fait l‘expérience, et de l‘acte par lequel cette expérience se fait. La thèse de Bradley
– le loup-dévorant-l‘agneau en tant qu‘universel qui qualifie l‘absolu – travestit
l‘évidence. Ce loup-ci a dévoré cet agneau-ci à cet endroit et à cet instant : le loup
l‘a su, l‘agneau l‘a su, les vautours l‘ont su » (PR, 103).

**
Le principe ontologique est essentiellement un principe de raison : toute
chose a une raison. Sur ce point, Whitehead s‘accorde avec les tendances
prédominantes de la philosophie en affirmant que c‘est une des tâches essentielles
de la pensée spéculative que de rendre compte des raisons à l‘œuvre dans toute
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 57

expérience. Mais il s‘en sépare radicalement lorsqu‘il s‘agit de préciser ce que peut
signifier un tel principe au-delà de sa formulation générale. Il le transforme alors
en un principe qu‘on appellera « empiriste » en affirmant que chercher une « raison
signifie toujours chercher le fait actuel qui véhicule cette raison » (PR, 99).
Dans l‘empirisme classique, particulièrement celui de Hume dont
Whitehead fait le précurseur du principe ontologique, celui-ci a essentiellement une
fonction d‘évaluation : les concepts et les principes doivent trouver leur
justification à l‘intérieur d‘une existence, soit comme dérivés soit comme
ingrédients de celle-ci. On pourrait tout aussi bien l‘appeler « principe actualiste »
car il revient à affirmer que toutes les formes d‘existence (existence possible,
représentée, imaginée ou passée) n‘ont de réalité qu‘engagées à l‘intérieur d‘une
existence en acte. C‘est parce qu‘il y un acte, une décision ou une activité réelle, hic et
nunc, que ces formes d‘existence sont à proprement parler « réelles » elles aussi. Il
déplace les questions en rendant inutiles les tentatives visant à évaluer la pertinence
des idées par les définitions, les contraintes logiques, les validités intrinsèques,
lorsqu‘elles sont posées indépendamment d‘une existence « située ». Le principe
ontologique oppose à la question « que signifie une idée ? » des questions d‘un
autre ordre : « dans quelle existence une idée est-elle engagée ? », « qu‘ajoute-t-elle à
une existence ? », « quels en sont les effets ? ».
Mais là où Hume limite les « raisons » à l‘expérience, Whitehead les pose au
niveau de l‘existence, donc au niveau des entités actuelles. Le monde actuel « est
ainsi constitué d‘occasions actuelles ; et, du fait du principe ontologique, toutes les
choses qui existent, dans n‘importe quel sens du mot ‗existence‘, sont dérivées par
abstractions à partir d‘occasions actuelles » (PR147). Ce n‘est donc pas l‘existence
qui doit trouvée sa « raison » dans d‘autres formes de réalité, principes ou
existences supérieures qui la légitimeraient, comme le stipulait le « principe de
raison », c‘est elle, au contraire, qui est la raison et qui justifie tout principe.
Whitehead le résume en une formule : « pas d‘entités actuelles, donc pas de
raison » (PR, 69).
C‘est par conséquent toute la relation entre le concret et l‘abstrait qui se
58

transforme. La vraie question « est d‘expliquer l‘émergence des choses abstraites à


partir des plus concrètes. C‘est une erreur totale que de demander comment un fait
particulier concret peut être bâti à partir des universaux » (PR, 71). Cette erreur
provient de leur séparation. On a cru que le concret s‘opposait à l‘abstrait, le
particulier à l‘universel, et par là même on séparait des réalités imbriquées. Dans
l‘existence la plus concrète – les entités actuelles – sont engagées les universaux les
plus abstraits (Objets éternels). C‘est ce caractère imbriqué dans une existence
particulière que le principe ontologique a pour fonction de mettre continuellement
en évidence ; il vise à resituer les problèmes et les réalités que nous convoquons à
leur occasion. Ainsi le principe ontologique « et la théorie plus ample de la
relativité universelle, sur quoi se fonde la présente discussion métaphysique,
estompent toute distinction entre ce qui est universel et ce qui est particulier » (PR,
111). On commettrait une grave erreur si l‘on pensait par là que la critique de
Whitehead concernait l‘usage des abstractions et des universaux (Whitehead est un
réaliste); elle concerne leur réification.

***
Bien qu‘il ne le mentionne pas à cette occasion, on peut penser que le
« principe ontologique » est une tentative pour donner toute sa portée spéculative à
l‘« empirisme radical » de James. Whitehead reconnaît en permanence sa dette
envers James. Il écrit dans la préface à Procès et Réalité : « Je suis aussi largement
redevable à l‘égard de Bergson, de William James et de John Dewey. L‘une de mes
préoccupations a été de soustraire leur type de pensée à l‘accusation d‘anti-
intellectualisme dont, à tort ou à raison, il est l‘objet » (PR, 39). Si l‘on reprend la
définition que James donne de l‘empirisme radical on trouve une expression exacte
de ce que Whitehead vise avec le « principe ontologique » : « pour être radical, un
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 59

empirisme ne doit admettre dans ses constructions aucun élément dont on ne fait
pas directement l‘expérience, et n‘en exclure aucun élément dont on fait
directement l‘expérience »16. Partir de l‘expérience et ne rien en exclure, tout est
« situé quelque part », tout est en acte. Et lorsque James poursuit la description de
cet empirisme et pose que pour « une telle philosophie, les relations qui relient les
expériences doivent elles-mêmes être des relations dont on fait l’expérience, et toute relation, de
quelque type qu’elle soit dont on fait l’expérience, doit être considérée comme aussi ‘réelle’ que
n’importe quoi d’autre dans le système »17, on a une description intuitive de la principale
ambition de la pensée spéculative de Whitehead. Toute existence est une relation ;
les relations sont des faits réels et non des dimensions ajoutées.

16 W. James, Essais d’empirisme radical, trad. fr. G. Garreta et M. Girel, Agone, Paris, 2005, p. 58.
17 W. James, op. cit., p. 58-59.
60

Puissance

*
L‘Essai de Locke « contient une ligne de pensée que l‘on peut développer en
une métaphysique (…). Il estime que des ‗puissances‘ doivent être attribuées à des
existants particuliers par quoi la constitution des autres particuliers est
conditionnée. Corrélativement, il considère que la constitution des existants
particuliers doit être décrite de manière à mettre en lumière leur ‗capacité‘ à être
conditionnés par de telles ‗puissances‘ existant dans d‘autres particuliers » (PR,
251).
« La ‗puissance‘ d‘une entité actuelle sur une autre tient simplement à la manière
dont la première est objectivée dans la constitution de l‘autre. Par là, le problème
de la perception et le problème de la puissance n‘en font plus qu‘un, du moins
dans la mesure où la perception est réduit à n‘être que la préhension d‘entités
actuelles » (PR, 126).

**
Whitehead identifie l‘être et la puissance. C‘est une erreur que de vouloir
définir l‘être par des qualités, catégories et essences, car l‘expérience première de ce
que nous appelons être s‘exprime par des notions comme « aptitude », « capacité »
ou encore « propension ». Le réel n‘est pas fait de choses, il est fait de devenirs, de
tendances, de buts et de visées. C‘est toujours à la suite d‘un processus, lorsque les
choses commencent à se stabiliser, que les questions de l‘être et de ses qualités
deviennent plus pertinentes, mais elles restent néanmoins secondaires. La
philosophie a souvent pris les effets pour les causes, les conséquences pour les
principes, et ainsi elle a fait de la puissance une réalité qui semble émaner de l‘être.
Or c‘est tout le contraire qu‘il faudrait penser : comment des puissances se
stabilisent et se condensent pour constituer un être? Comment deviennent-elles
des êtres ? Et comment ces êtres à leur tour deviennent-ils de nouvelles
puissances ?
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 61

Dans les termes techniques de la pensée spéculative, ces questions relèvent


du mode d‘existence des entités actuelles. Ce sont elles qui émergent des
puissances préexistantes et qui forment, au terme de leur devenir, de nouvelles
puissances. Il y a la puissance des entités antérieures et il y la puissance de la
nouvelle entité. Tout devenir est une relation entre ces deux puissances, entre ce
qui a eu lieu et ce qui est en train de se faire, entre le passé et le présent. Et en ce
sens, il n‘y a pas de puissance en général ou de puissance qui survolerait en quelque
sorte l‘existence, car toute puissance est située dans un acte, dans une existence
singulière. On peut distinguer chez Whitehead au moins deux places de la
puissance qui correspondent à deux phases du devenir.
Elle est d‘abord la puissance du passé par rapport au présent. Whitehead
parle d‘un « engendrement du présent conformément à la ‗puissance‘ du passé »
(PR, 342). Le passé non seulement oriente le présent - du simple fait de son
existence – mais il lui fournit son matériau. On dira ainsi que « les heures passent
mais sont prises en compte » (FR, 63). Toute nouvelle entité actuelle a comme
donné (Donné) le monde en tant qu‘il lui préexiste, c‘est-à-dire toutes les autres
entités actuelles, le passé dans sa totalité. Elle intègre la puissance du passé dont
elle hérite et qu‘elle incarne sur un mode spécifique. C‘est pourquoi, à cette
puissance du passé, que Whitehead appelle aussi puissance d‘objectivation, s‘en
ajoute une autre : la puissance de préhension. Ce n‘est plus le passé en tant que
donné pour la nouvelle entité mais la manière par laquelle celle-ci l‘intègre, le
prend pour son propre compte, en hérite. C‘est une puissance de prise ou
d‘appropriation. Les données sont fournies – ce sont les anciennes entités actuelles
– mais elles ne définissent pas comment elles sont intégrées à l‘intérieur de la
nouvelle entité actuelle, selon quelle perspective. Cette manière, c‘est la prise
singulière qu‘opère l‘entité sur l‘univers, sa détermination propre.
Ainsi la puissance du passé rencontre la puissance du présent,
l‘objectivation rencontre la préhension. Il n‘y a pas de puissance du passé en tant
que tel comme il n‘y a pas de puissance du présent en soi. C‘est la rencontre qui
définit leurs puissances respectives. Pour chaque entité se rejoue la question de la
62

puissance : comment hérite-t-elle de tout ce qui lui préexiste ?

***
La puissance est essentiellement un concept relationnel. L‘idée que la
puissance serait quelque chose qui se possède, un attribut de l‘être, dont
l‘expression varierait selon les rencontres, n‘a aucun sens dans la pensée
spéculative. C‘est toujours la relation de tel devenir à un environnement plus large,
ce dont il hérite et la place qu‘il occupe dans le monde actuel, qui fait émerger des
puissances. Il n‘y a pas de puissance en soi, il n‘y a que des rapports variables, et ce
qui dans telle relation donnerait à un être une puissance particulière peut changer
dans telle autre. Whitehead rejoint dans sa définition de la puissance des formes
d‘empirisme, notamment l‘empirisme de Locke. Ainsi, « tout au long de son Essai,
Locke insiste à juste titre sur le fait que l‘ingrédient principal de la notion de
‗substance‘ est la notion de ‗puissance‘. La philosophie de l‘organisme soutient que,
pour comprendre la ‗puissance‘, nous devons avoir une notion correcte de la façon
dont chaque entité actuelle individuelle contribue à la donnée à partir de laquelle
apparaîtront les entités qui lui succèderont et à laquelle elles devront se
conformer » (PR, 122-123). La puissance est, dans cet empirisme traduit dans un
langage spéculatif, un événement surgissant de la rencontre répétée du passé et du
présent à l‘intérieur d‘un devenir.
Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 63

Réalité formelle et objective

*
« Pour adopter le lexique pré-kantien, je dirai que l‘expérience que vit une entité
actuelle n‘est autre que cette entité formaliter. J‘entends par là que cette entité, pour
peu qu‘on la considère ‗formellement‘, est décrite sous l‘angle des formes
constitutives qui font d‘elle cette entité individuelle qui possède sa propre mesure
d‘autoréalisation absolue. Ses ‗idées de choses‘, sont ce que les autres choses sont
pour elle. Dans la terminologie des présentes conférences [Procès et réalité], il s‘agit
de ses ‗sentirs‘ » (PR, 116)
« Selon la terminologie de Descartes, la satisfaction est l‘entité actuelle
considérée comme analysable quant à son existence ‗objective‘. Il s‘agit de l‘entité
actuelle en tant que fait défini, déterminé, établi, têtu, et entraînant d‘inévitables
conséquences » (PR, 354).

**
Toute entité actuelle a une double existence. Elle existe à la fois
« objectivement » et « formellement ». Les termes sont issus de la tradition
scolastique. L‘existence objective est l‘existence à l‘intérieur d‘un autre, et
l‘existence formelle est l‘existence pour soi. Whitehead retrouve une même
distinction chez Descartes, lorsque dans les Méditations celui-ci écrit :
« L‘idée du soleil est le soleil même existant dans l‘entendement, non pas à la
vérité formellement, comme il est au ciel, mais objectivement, c‘est-à-dire en la
manière que les objets ont coutume d‘exister dans l‘entendement : laquelle façon
d‘être est de vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors
de l‘entendement ; mais pourtant ce n‘est pas un pur rien, comme je l‘ai déjà dit ci-
64

devant 18 ».
Le soleil qui existe dans le ciel est le soleil « formel » mais celui qui existe dans
l‘entendement, en tant qu‘idée perçue est le soleil « objectif ». On peut transposer
cet exemple du soleil au niveau des entités actuelles. Elles ont une existence
propre, une signification pour elle-même, comme des substances qui n‘ont besoin
de rien d‘autre qu‘elles-mêmes pour exister ; mais elles sont aussi une existence
ailleurs, lorsqu‘elles sont préhendées par d‘autres entités. Elles ont alors une
existence « objective », une existence d‘objet et d‘ingrédient à l‘intérieur d‘autres
existences. C‘est comme si toute entité se démultipliait et existait simultanément à
plusieurs endroits, par les prises et héritages qui en sont faits. On dira que le
devenir est le passage du formel à l‘objectif, de la pluralité disjonctive à
l‘objectivation, du public au privé.
***
La différence entre réalité « formelle » et « objective » est au fondement d‘une
forme de perspectivisme. Il y a la perspective de l‘entité actuelle, celle qu‘elle porte
sur l‘univers qu‘elle intègre, et il y a la perspective des autres entités sur elle. Mais
ces perspectives ne sont en rien des manières de voir ou de percevoir le monde. Ce
sont des opérations d‘existence. La perspective de l‘entité sur elle-même est son
« self-enjoyement » (réalité formelle), la jouissance de son propre mode d‘être
dans la mesure où celui-ci est l‘intégration de tout l‘univers, sa préhension de tout
ce qui existe, et son existence à l‘intérieur d‘autre est son objectivation (réalité
objective). La réalité formelle de l‘entité est constituée une fois pour toutes ; elle ne
changera plus, mais la réalité « objective » de l‘entité sera continuellement engagée
à l‘intérieur de nouveaux processus. Dans les deux cas, il n‘est question que
d‘existence. Le perspectivisme de Whitehead est fondamentalement ontologique.

18 R. Descartes, "Méditations" in Oeuvres et lettres, Gallimard, Paris, 1953, p. 344-345.


Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 65

Rythme

*
« Le procès créateur est rythmique : il va de la publicité des choses multiples à la
sphère individuelle privée ; et il repart de l‘individu privé à la publicité de l‘individu
objectivé. Le premier mouvement est dominé par la cause finale, qui est l‘idéal ; le
deuxième est dominé par la cause efficiente qui est actuelle » (PR, 257).
**
Whitehead n‘utilise qu‘à une seule reprise dans Procès et réalité le terme
« rythme ». Cependant il lui donne à cette unique occasion une place essentielle en
le liant aux notions de « procès », d‘ « objectivation » et de « cause efficiente ». En
première approximation, on dira qu‘un rythme est la transition permanente de la
pluralité à l‘unité et de l‘unité à la pluralité. C‘est une relation de succession ; un
acte de devenir, une concrescence, succède à un autre ou encore : le public (la
pluralité disjonctive) devient privé (la nouvelle entité actuelle) et le privé devient
public. Ensuite, la notion de rythme exprime ce rapport particulier de continuité et
de discontinuité. On peut tout aussi bien dire du temps qu‘il est discontinu, car les
devenirs se succèdent sans se confondre, que continu, car les reprises et les
héritages par les concrescences forment des lignées de devenirs. Il n‘en reste pas
moins que dans la pensée spéculative de Procès et réalité, la nature profonde du
temps est discontinu et atomique. C‘est cette continuité produite sur un fond de
discontinuité que Whitehead appelle rythme.

***
On trouve dans un ouvrage antérieur de Whitehead, les Principles of natural
knowledge, une autre définition du rythme. Il y occupe la place d‘un concept
66

fondateur pour une philosophie de la nature dans laquelle la « vie » occuperait une
position privilégiée : « La vie est rythme en tant que tel, alors qu‘un objet physique
n‘est qu‘une moyenne de rythmes qui ne produit pas de rythmes dans leur
réunion ; et ainsi la matière est en elle-même sans vie »19. Et c‘est dès lors une
véritable identification qui s‘opère entre « vie », « nature » et « rythme » : « partout
où il y a rythme, il y a vie, ce qui n‘est perceptible pour nous que lorsque les
analogies sont suffisamment étroites. Le rythme est bien la vie en ce sens qu‘on
peut la dire inhérente à la nature » 20 . Le rythme y désigne une relation entre
« nouveauté » et « permanence », « originalité » et « type ». On dira ainsi « qu‘un
cristal manque de rythme par excès de type, alors qu‘un brouillard est arythmique
dans la mesure où il manifeste une confusion de détails par absence de type »21.
Cette définition du rythme est entièrement liée au projet de construction d‘une
philosophie de la nature que Whitehead abandonnera dans Procès et réalité. Le
passage du rythme comme vie, au rythme comme « procès créateur » manifeste le
passage, dans l‘œuvre de Whitehead, de la philosophie de la nature à philosophie
spéculative.

19 A. N. Whitehead, « Vie et rythme » in Revue Philosophique de France et de l’Etranger, Tome CXCVI, 2006. p. 75.
20 Idem.
21 Idem.
67

Satisfaction (et Self-enjoyment)

* « L‘idée de ‗satisfaction‘ est celle de l‘ ‗entité conçue comme concrète‘,


indépendamment du ‗procès de concrescence‘. C‘est le résultat séparé du procès,
perdant par là l‘actualisation de l‘entité atomique, qui est à la fois procès et résultat.
La ‗satisfaction‘ fournit l‘élément individuel dans la composition de l‘entité actuelle –
cet élément qui a conduit à la définition de la substance comme ‗ne requérant rien
d‘autre qu‘elle-même pour exister‘ […]. ‗Satisfaction est un terme générique : il existe
des différences spécifiques entre les ‗satisfactions‘ des différentes entités, y compris
des différences d‘intensité » (PR, 162).
« La phase finale du procès de concrescence, qui constitue une entité actuelle, est
un sentir complexe unique, pleinement déterminé. Cette phase finale s‘appellera
‗satisfaction‘. Elle est pleinement déterminée en ce qui concerne a) sa genèse, b) son
caractère objectif pour la créativité transcendante, et c) sa préhension – positive ou
négative – de chaque élément de son univers » (PR, 79).

** Tout devenir a un terme. Le processus de concrescence s‘arrête lorsque l‘entité


actuelle est pleinement réalisée, devenue « acte ». Avant cela, elle préhendait, intégrait,
tissait des liens avec l‘ensemble de l‘univers. Elle était animée par ce que Whitehead
appelle un « principe d‘inquiétude », une inadéquation à elle-même, toujours projetée
au-delà de son état actuel. L‘entité était à la fois sujet et superject, état et visée, mais
au terme du processus sa visée s‘identifie entièrement à son être, elle est alors cette
entité, un point de perspective sur l‘univers qui ne changera plus. Tout changement
serait un nouveau devenir et donc l‘émergence d‘une nouvelle entité actuelle. Mais
pour son propre compte, cette entité ne sera plus jamais le sujet d‘un devenir, elle a
réalisée sa vie, atteint son « but subjectif ».
Whitehead appelle « satisfaction » cet état de réalisation de soi de l‘entité, la
« phase finale » de son devenir. On trouve dans le sens même du verbe « satisfaire »
les éléments qui en justifient ici l‘usage. Son premier sens renvoie à des expressions
comme « s‘acquitter de », « s‘exécuter », « remplir », comme on peut le dire d‘une
dette, d‘une obligation ou d‘un devoir. On s‘acquitte de ses dettes ou de ses devoirs.
Dans le langage spéculatif de Whitehead, ce premier sens concerne les entités
68

actuelles. Elles ont une obligation qu‘on qualifiera d‘ « ontologique » : elles ont le
devoir de tenir compte de tout ce qui a eu lieu dans l‘univers. Cela ne dit rien sur la
manière dont telle entité actuelle remplira cette obligation, si elle intègrera ou
rejettera (préhensions positives ou négatives) telle ou telle autre entité actuelle ; elle
est libre quant aux modes de ses relations à ce qui lui préexiste. Entièrement libre
quant au mode, elle n‘en est pas moins tenue de prendre position ; elle doit s‘acquitté
de son devoir envers toutes les autres.
Le second sens de « satisfaire » renvoie quant à lui à des expressions comme
« suffire », « pourvoir » ou « être complet ». Il ne s‘agit plus d‘obligations à remplir
mais d‘une forme de plénitude ou de complétude. L‘entité actuelle est, à la fin de son
processus, pleine d‘elle-même, elle semble se suffire, comme si elle avait acquis une
autonomie d‘être et une signification propre, ne requérant plus d‘autre qu‘elle-même
pour exister(PR, 162). Elle est alors cette entité, différente de toutes les autres, posée par
elle-même, fondée par sa propre activité.
Ces deux sens de la satisfaction se rejoignent dans le devenir. C‘est parce que
l‘entité s‘est acquittée de son obligation ontologique, celle d‘intégrer toutes les autres,
qu‘elle acquiert une plénitude propre, ce que Whitehead appelle un « self-
enjoyement ». Elle est jouissance de tout l‘univers à travers elle-même. Le self-
enjoyment est une affirmation de l‘entité dans ce qu‘elle a de plus « privé », de plus
intime, sa constitution propre, mais parce que cette intimité recouvre à présent tout
le reste. Ce qui est objet d‘affirmation en elle-même, c‘est l‘univers, passé et présent,
dans sa totalité. Elle est jouissance de sa perspective. Elle n‘en a pas conscience car
« une telle connaissance entrerait dans le procès et altérerait la satisfaction […] » (PR,
163), cela l‘engagerait dans un nouveau processus. La valeur de sa perspective sera
définie par son utilité pour d‘autres. En soi, elle n‘a plus ni valeur ni utilité, ni
fonction ; elle est simplement une existence posée parmi d‘autres, constituant la
pluralité disjonctive qui est le fond d‘être à partir duquel toute existence se
constitue. Ce qui lui donnera son sens et sa signification, ce sont les nouveaux
devenirs, les nouvelles entités dont elle fournira la matière.

*** « Satisfaction » et « self-enjoyment » mettent en évidence que tout devenir est


lié à une intensité. L‘entité actuelle se remplit du monde par un processus
69

d‘intensification au terme duquel elle l‘intégrera entièrement. G. Deleuze, dans les


pages qu‘il consacre à Whitehead dans Le Pli, le met en évidence : « le self-enjoyment
marque la façon dont le sujet se remplit de soi, atteignant à une vie privée de plus en
plus riche, quand la préhension se remplit de ses propres data. C‘est une notion
biblique, et aussi néo-platonicienne, que l‘empirisme anglais a porté au plus haut
point (notamment Samuel Butler). La plante chante la gloire de Dieu, en se
remplissant d‘autant plus d‘elle-même qu‘elle contemple et contracte intensément les
éléments dont elle procède, et éprouve dans cette préhension le self-enjoyment de
son propre devenir »22.
Les exemples que prend Deleuze dans ces passages ne sont pas à proprement
parler whiteheadiens: une plante n‘est pas, dans la terminologie de Whitehead, une
« entité actuelle » mais une « société » ou un « événement ». Techniquement, les
termes de « satisfaction » et de « self-enjoyment » sont réservés aux entités actuelles,
aux actes de devenirs. Ce sont les entités actuelles, et non pas les sociétés, qui font de
ce dont elles procèdent un objet d‘affirmation et qui, au terme d‘un processus,
acquière une fin propre. La force des exemples de Deleuze dans les passages du Pli,
leur caractère intuitif, marque aussi leurs limites : on ne peut faire l‘expérience d‘une
entité actuelle. Ils n‘en sont pas moins essentiels, car ils expriment ce processus par
lequel les frontières entre le privé et le public, l‘intérieur et l‘extérieur, le dedans et le
dehors, s‘estompent tout au long d‘un devenir, pour disparaître entièrement à son
terme. A ce moment, il n‘y a plus rien d‘externe et d‘interne, il n‘y a plus que des
« perspectives » et des « enveloppements ».

Sociétés (et Nexus)

*
« La vie d‘un homme est un trajet historique d‘occasions actuelles qui, à un degré
notable […] s‘entre-héritent. L‘ensemble d‘occasions qui date de son apprentissage

22 G. Deleuze, Le pli. Leibniz et le Baroque, Minuit, Paris, 1988, p. 107.


70

premier du parler grec, et comprenant toutes les occasions qui se succèdent jusqu‘à la
perte de toute connaissance correcte de cette langue, constitue une société par
référence à la connaissance du grec. Une telle connaissance est le caractère commun
hérité d‘occasions en occasions le long du trajet historique. On a choisi à dessein cet
exemple parce qu‘il renvoie à un élément assez anodin de l‘ordre : la connaissance du
grec. Un caractère plus décisif de l‘ordre aurait été celui, complexe, qui fait qu‘on
regarde un homme comme la même personne persistant de la naissance à la mort.
Dans cet exemple aussi, les membres de la société sont ordonnés en séries par l‘effet
de leurs relations d‘engendrement. On dit qu‘une telle société possède un ‗ordre
personnel‘. Ainsi donc, pour chacun de ses membres, une société, c‘est un milieu
doté d‘un élément d‘ordre, qui persiste en raison de relations génétiques entre ses
membres. Un tel élément d‘ordre est l‘ordre qui prévaut dans la société. Mais une
société n‘est pas un isolat. On doit envisager toute société avec l‘arrière-plan d‘un
milieu plus étendu d‘entités actuelles, qui, elles aussi, apportent leur contribution
d‘objectivations mutuelles auxquelles les membres de la société doivent se
conformer » (PR, 169-170).

**
Le terme société est, avec entité actuelle, un des concepts majeurs de Procès et
Réalité23. C‘est un concept spéculatif qui n‘a rien à voir avec l‘acception courante du
terme désignant des rapports anthropologiques, exclusivement humains. Au
contraire, dans Procès et Réalité, une cellule, un corps, un rocher, tout ce qui dure,
persiste, se maintient dans l‘existence, est une société. Ainsi, « un objet physique
ordinaire, qui a une durée temporelle, est une société » (PR, 91). La raison pour
laquelle Whitehead les désigne comme des « sociétés » et non des « choses », des
« objets » ou des « individus » est liée à un changement de perspective qu‘il opère. Ce
qu‘il veut mettre en évidence est la complexité inhérente à toute réalité qui se

23 On trouve bien dans des œuvres antérieures le concept de société, comme dans Religion in the making, mais c‘est
71

présente à notre expérience comme simple et évidente. Sous l‘apparente simplicité


des choses, nous trouvons des organisations complexes, des activités multiples, des
relations, tout un foisonnement « social ». La simplicité de la surface est rendue
possible par un travail de production et de maintien d‘une existence sociale. Les
choses n‘existent qu‘à cette condition. Il n‘y a rien de simple dans l‘expérience, même
si la recherche de la simplicité est une orientation importante de l‘esprit. C‘est toute
une philosophie de l‘expérience qui est implicitement mise en œuvre avec la théorie
des sociétés. Notre expérience est celle de complexes d‘existences, enchevêtrées,
reliées les unes aux autres dans des organisations sociales plus étendues, et nous-
mêmes nous sommes, à l‘intérieur de cette multiplicité de sociétés, une société parmi
d‘autres, avec ses propres contraintes et modes d‘êtres.
De quoi se compose une société ? De regroupements d‘entités actuelles. Cette
question est centrale : comment des ordres sociaux surgissent-ils des entités
actuelles ? La première forme de regroupement est ce que Whitehead appelle un
« nexus ». Un « nexus » est « un ensemble d‘entités actuelles dans l‘unité de la relation
constituée de leurs préhensions mutuelles, ou inversement – ce qui revient au même
– constituée de leurs objectivations mutuelles » (PR, 76). Ce n‘est pas encore une
société mais c‘est déjà une forme de regroupement qui est la condition d‘existence
des sociétés. Ce regroupement est produit par des « préhensions mutuelles ».
Plusieurs entités héritent d‘un passé commun. Un « nexus » n‘est rien d‘autre que ce
surgissement, à l‘intérieur de la pluralité disjonctive, de préhensions mutuelles,
formant ainsi des amas, des collections d‘entités actuelles.
Il ne s‘agit cependant pas encore de sociétés. D‘une certaine manière, les nexus
sont bien des êtres sociaux mais une société est plus qu‘un être social, elle implique
une nouvelle composante qui ne se retrouve pas dans tous les nexus : l‘ordre. Une
société est essentiellement un « ordre social » et un tel ordre existe lorsque: « 1) un
élément commun de forme apparaît dans le caractère défini de chacune des entités

véritablement dans Procès et réalité que Whitehead lui donne toute son importance spéculative.
72

actuelles qu‘il inclut ; 2) cet élément commun de forme surgit dans chaque membre
du nexus en raison des conditions que lui imposent ses préhensions d‘autres
membres du nexus ; 3) ces préhensions imposent cette condition de reproduction
parce qu‘elles incluent des sentirs positifs de cette forme commune » (PR90-91).
L‘ordre implique une reproduction ou une répétition de forme. Les entités qui
composent le nexus imposent aux suivantes des conditions dont elles devront tenir
compte et qu‘elles répèteront le long d‘une « trajectoire historique ». Une société « est
donc plus qu‘un ensemble d‘entités actuelles auxquelles le même nom de classe
s‘applique : c‘est-à-dire qu‘elle implique davantage qu‘une conception purement
mathématique de l‘ordre. Pour constituer une société, le nom de classe doit
s‘appliquer à chaque membre en raison d‘une dérivation génétique à partir d‘autres
membres de la même société. Les membres de la société sont semblables parce que,
en raison de leur caractère commun, ils imposent aux autres membres de la société
des conditions qui conduisent à cette similitude » (AI, 266). C‘est cette répétition de
l‘ordre social qui est la condition d‘existence des sociétés formant une série de
contraintes et d‘héritages. La persistance ou la durée ne sont rien d‘autres que des
répétitions et des reprises. Cette persistance tient autant qu‘elle peut, c‘est-à-dire
autant qu‘elle peut se répéter à l‘intérieur des variations surgissant dans son milieu
d‘existence et dans les éléments qui la composent.
L‘identité d‘une société, ce qui nous permet de dire ce rocher, cette cellule, cet
homme, se fonde « sur l‘identité de sa caractéristique déterminante, et sur
l‘immanence mutuelle de ses occasions » (AI, 267). Whitehead a hésité à l‘appeler
« personne », mais « malheureusement, ‗personne‘ suggère la notion de conscience,
de sorte que son usage conduirait à un malentendu » (PR, 91). C‘est au contraire la
conscience qui requiert une multiplicité de sociétés qui la rendent possible. Et c‘est
pourquoi Whitehead a fini par l‘appeler « personnage » (PR, 91). La notion de
personnage à l‘avantage de renvoyer à des rôles et des fonctionnements qui peuvent
varier tout au long de leur histoire. Rien n‘est fixé une fois pour toutes lorsqu‘il s‘agit
d‘activités mutuelles et de liaisons. On devrait donc pour chaque partie de notre
expérience demander quel en est le personnage ? c‘est-à-dire quelles opérations se
répètent, quel en l‘héritage commun ?
***
73

L‘affirmation de Whitehead, selon laquelle tout est société dans notre expérience,
est au fondement d‘une forme singulière de néo-monadologie qu‘il partage avec
d‘autres philosophes contemporains. Ainsi, on trouve chez un autre héritier de
Leibniz, Tarde24, une affirmation similaire. Dans Monadologie et sociologie, Tarde, après
avoir lui aussi affirmé que « toute chose est société », donne une série d‘exemples qui
pourraient être repris tels quels dans l‘approche spéculative de Whitehead.
« Puisque l‘accomplissement de la fonction sociale la plus banale, la plus uniforme
depuis des siècles, puisque, par exemple, le mouvement d‘ensemble un peu régulier
d‘une procession ou d‘un régiment exige, nous le savons, tant de leçons préalables,
tant de paroles, tant d‘efforts, tant de forces mentales dépensées presque en pure
perte – que ne faut-il donc pas d‘énergie mentale, ou quasi mentale, répandue à flots,
pour produire ces manœuvres compliquées des fonctions vitales simultanément
accomplies, non par des milliers, mais par des milliards d‘acteurs divers, tous, nous
avons des raisons de le penser, essentiellement égoïstes, tous aussi différents entre
eux que les citoyens d‘un vaste empire »25
Régiments, processions, organes, cellules, bien que les modes d‘existence
diffèrent, ils ont les mêmes réquisits. Partout, ce sont des existences complexes,
composées d‘une infinité de sous-organisations et chaque partie se décompose en
une infinité d‘autres, si bien qu‘il n‘y a « nul moyen, écrit Tarde, de s‘arrêter sur cette
pente jusqu‘à l‘infinitésimal, qui devient, chose bien inattendue assurément, la clé de
l‘univers entier »26.
Ce qu‘il faut éviter à tout prix, et pour Whitehead et pour Tarde, c‘est de
reproduire, avec l‘usage du mot « société », une logique de la différence entre
« parties » et « tout ». Certes, dans toute société il y a des parties (le régiment est

24 Tarde a été récemment l‘objet d‘une véritable redécouverte en France. Parmi les travaux qui lui ont été consacrés,
ressortent notamment l‘excellent article de F. Zourabichvili, « Spinoza, le vulgus et la psychologie sociale » in Studia Spinozana,
vol. 8, 1992, les reprises de B. Latour, notamment l‘article ―Gabriel Tarde and the End of the Social‖, in P. Joyce, ed., The Social
in Question: New Bearings in the History and the Social Sciences, Routledge, London, 1992, p. 117-132, et certaines parties de Changer de
société – Refaire de la sociologie, trad. fr. N. Guilhot, La découverte, Paris, 2006 ; enfin, M. Lazzarato lui a consacré un livre
complet : Puissances de l’invention, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2002.
25 G. Tarde, Monadologie et sociologie, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1999, p. 52.
26 G. Tarde, op. cit., p. 37.
74

composé de soldats, l‘organes de cellules, etc.), qui ne sont d‘ailleurs pas


nécessairement « internes », et chacune est elle-même une partie d‘une autre plus
étendue (l‘armée et le corps), mais cela ne veut pas dire qu‘on trouvera dans les
parties ou dans les société plus étendues l‘identité d‘une société. Le point important
« dans une société, selon l‘usage qui est fait ici de ce terme, est qu‘elle se suffit à elle-
même [is self-sustaining] ; autrement dit, qu‘elle est sa propre raison » (AI, 267).
Avec cette vision d‘un univers constitué par des organisations qui, bien qu‘elles
aillent à l‘infini, n‘en ont pas moins une identité, Whitehead et Tarde rejoignent par
des voies différentes la théorie des « machines naturelles » de Leibniz27.

Sociétés physiques et sociétés vivantes

*
« Les cristaux ne sont pas des agents requérant la destruction de sociétés élaborées
venant du milieu, mais la société vivante en est bien un. Les sociétés qu‘elle détruit
sont sa nourriture. Celle-ci est détruite par dissolution en éléments sociaux un peu
plus simples. On lui a soutiré quelque chose. C‘est ainsi que toute société requiert une
interaction avec son milieu ; et dans le cas des sociétés vivantes, cette interaction se
présente comme un larcin. La société vivante peut, ou non, être un type d‘organisme
supérieur à la nourriture qu‘elle désagrège. Mais qu‘elle contribue ou non à l‘intérêt
général, la vie est un larcin. C‘est ici que la morale, dans son rapport à la vie, est sur le
fil du rasoir. Car le voleur demande à être justifié » (PR, 190-191)
**
Les sociétés sont dépendantes des milieux dans lesquels elles se développent
(Extension). Ces milieux sont des sociétés plus larges qui varient, se transforment
selon les modifications qui se produisent soit à l‘intérieur d‘elles-mêmes soit dans des
milieux encore plus étendus auxquels elles participent. Tout société doit donc
continuellement faire face à des variations de milieu.

27 Cf. Leibniz, Monadologie, Livre de Poche, Paris, 1991, 161-164.


75

Whitehead distingue deux types de réponse aux variations : indifférence ou


métamorphose. Elles sont au fondement de deux régimes distincts d‘existence : les
sociétés physiques et les sociétés vivantes. La démarcation entre le physique et le
vivant n‘implique nullement une opposition entre deux régimes ; elle passe par une
différence dans des réponses à des variations.
Les sociétés physiques se définissent par une indifférence moyenne. Elles
« appartiennent au plus bas degré des sociétés structurées accessibles à notre
grossière appréhension. Ils comprennent des sociétés de diverses sortes de
complexité – cristaux, rochers, planètes, soleils. De tels corps sont de loin ceux qui
durent le plus longtemps parmi les sociétés structurées connues de nous, et dont on
peut suivre pas à pas l‘histoire individuelle » (PR, 186). Leur indifférence leur donne
une puissance de stabilité. Elles ne nécessitent pour survivre aucune métamorphose,
aucune transformation dans leur forme d‘organisation. Elles ignorent les détails du
changement et cette ignorance leur donne une faculté de persistance inconnue des
corps vivants. C‘est la puissance de la moyenne. Ces sociétés tiennent autant que
cette ignorance est possible.
Les sociétés vivantes, quant à elles, trouvent leur stabilité à l‘intérieur des
variations dans leur capacité à innover, à produire de nouvelles réponses et à négocier
avec leurs environnements. Alors que les sociétés physiques répètent leur héritage, les
sociétés vivantes sont capables d‘ « une initiative dans les préhensions conceptuelles,
c‘est-à-dire dans l‘appétition » (PR, 186). Dans certaines circonstances, ces sociétés
peuvent modifier leur organisation, introduire une différence à l‘intérieur de la
tradition qui les constituent, s‘auto-organiser, en modifiant leurs préhensions
mutuelles. Et pour ce faire, elles intègrent, transforment, volent, capturent les
éléments qui proviennent de leur milieu, inventant et détruisant en même temps.
C‘est pourquoi les sociétés vivantes sont essentiellement « intéressées » par leur
milieu, à la fois agents et patients, acteurs de changements au-delà d‘elles-mêmes et
sujets, en retour, de métamorphoses. Et dès lors la question principale adressée aux
sociétés vivantes est le maintien de leur identité : « Toute la vie d‘un corps est la vie
des ses cellules individuelles. Ainsi dans tout organisme se trouvent des millions et
des millions de centres de vie. Ce qu‘il faut expliquer n‘est donc pas une dissociation
de la personnalité, mais le contrôle central grâce auquel nous ne possédons pas
76

seulement un comportement unifié, observable par d‘autres que nous, mais


également la conscience d‘une expérience unifiée » (PR, 195).

***
On ne confondra pas « vie » et « sociétés vivantes ». La vie « désigne l‘innovation,
non la tradition » (PR190). Elle est un principe de nouveauté, une réponse chaque
fois singulière à une question posée par un environnement. La tradition désigne les
sociétés qui répètent des ordres, ces lignées « ancestrales » de reprises et d‘héritage
que définissent les « ordres de la nature ». Les sociétés fournissent des réponses
uniformes qui leur viennent de leur histoire. La vie semble donc s‘opposer au
concept de société. Pourtant Whitehead parle bien de « sociétés vivantes », ce qui
littéralement signifie des ordres qui incluent de la nouveauté. Bien que « la vie dans
son essence soit gain d‘intensité par la liberté, elle peut aussi cependant admettre
d‘être canalisée, et acquérir par ce biais le caractère global d‘un ordre » (PR, 194). La
société « canalise » l‘originalité, l‘oriente dans un sens déterminé, définit par les
contraintes dont la société hérite. Une société purement vivante n‘a aucun sens car
cela reviendrait à parler d‘une trajectoire historique faite de ruptures permanentes et
de créations sans persistance. C‘est pourquoi Whitehead situe la vie à l‘intérieur de
l‘ordre : la vie se « tapit dans les interstices de chaque cellule vivante et les recoins du
cerveau » (PR, 191). Ce n‘est pas la cellule vivante qui doit être identifié à la vie, ni le
cerveau, ni le corps organique en tant que tel – ce sont des sociétés – mais quelque
chose qui traverse ces sociétés, un principe d‘originalité. La vie n‘appartient pas à un
domaine particulier de la nature, elle se trouve aussi bien à l‘intérieur des sociétés
physiques qu‘à l‘intérieur des sociétés vivantes, mais pour celles-ci la question de ces
interstices est une question de survie.

Sujet-superject (et Principe de subjectivité)

*
« Dans sa propre philosophie, Descartes conçoit le penseur comme créant la
pensée occasionnelle. La philosophie de l‘organisme inverse cet ordre et conçoit la
pensée comme une opération constituante dans la création du penseur occasionnel.
Le penseur est la fin ultime par quoi il y a la pensée. Dans cette inversion, nous
77

trouvons le contraste final entre une philosophie de la substance et une philosophie


de l‘organisme. Les opérations d‘un organisme sont orientées vers l‘organisme en
tant que ‗superject‘, mais elles ne sont pas orientées à partir de l‘organisme comme
‗sujet‘. Les opérations sont dirigées à partir d‘organismes antécédents vers l‘organisme
immédiat. Elles sont des ‗vecteurs‘, en ce qu‘elles acheminent les choses multiples
dans la constitution du seul superject » (PR, 257).

**
Toute entité actuelle est « à la fois le sujet qui fait l‘expérience et le superject de ses
expérience. Elle est sujet-superject, et aucun de ces termes ne doit un seul instant être
perdu de vue » (PR, 83). Whitehead généralise ici ce qu‘il appelle le « principe de
subjectivité » selon lequel « mis à part l‘expérience des sujets, il n‘y a rien, rien, rien
que le rien » (PR, 281). Mais cette généralisation n‘est possible qu‘en introduisant une
distinction et en précisant ce qu‘on entend par « sujet ».
Tout d‘abord, la notion de sujet renvoie classiquement au terme « subjectum » qui
signifie « placer », « poser » ou « mettre » en dessous, et qui a donné naissance à la
notion de subjectivité telle qu‘on la trouve notamment chez Descartes. C‘est une
forme d‘autonomie ou d‘indépendance du sujet qui est alors désignée. Il semble être
le fondement de ses sentirs, en être le support comme le « penseur créant la pensée
occasionnelle ». Cette première définition du sujet n‘est pas fausse. Les entités
actuelles sont effectivement des sujets au sens classique du terme ; elles sont une
affirmation ou une jouissance de soi, de leur identité irréductible à toute autre
cause. Lorsqu‘elles atteignent leur terme, les entités actuelles ne sont plus sujet qu‘en
ce sens précis d‘une indépendance et d‘une forme de complétude. Mais cette
définition du sujet est trop limitée pour pouvoir s‘étendre à toutes les formes
d‘existence ; elle ne concerne qu‘une partie de l‘existence des entités actuelles.
C‘est pourquoi, il est nécessaire de lui ajouter un autre sens, lui aussi issu de
l‘origine du mot qui n‘est plus à chercher dans l‘héritage du « subjectum » mais de
« superjacio ». On peut le traduire par des expressions comme « jeter », « lancer » par-
dessus, ou encore « dépasser » et « franchir ». Ce n‘est plus un sujet adéquat, complet
et autonome qui est alors désigné mais un sujet tendu, projeté au-delà de lui-même.
Les entités actuelles, lorsqu‘elles sont encore en devenir, ne sont jamais totalement
78

adéquates à elles-mêmes ; elles sont à la fois au-delà et en-deça de leur identité. Cette
inadéquation est produite par leur « visée » immanente, le but subjectif qui les anime.
Ainsi, on ne peut concevoir dans un devenir un sujet qui ne soit en même temps
un superject et réciproquement. L‘essentiel étant « pour la doctrine métaphysique de
la philosophie de l‘organisme que la notion d‘une entité actuelle comme sujet non
changeant du changement soit complètement abandonnée » (PR83).

***
Les sentirs sont « inséparables de la fin à laquelle ils tendent ; et cette fin est le
sentant. Les sentirs tendent aux sentant comme à leur cause finale » (PR,357). La
relation sujet-superject est une manière de réintroduire la question des causes finales
et efficientes. Whitehead parlant d‘Aristote écrit : « sa philosophie a conduit, au
Moyen Age chrétien, à surestimer grandement la notion de causes finales, et de là,
par réaction corrélative, dans la période scientifique moderne, la notion de ‗causes
efficientes‘. Une des tâches d‘une saine métaphysique consiste à présenter des causes
finales et efficientes dans leur véritable relation mutuelle » (PR, 161-162). Cette
véritable relation se situe dans les opérations par lesquels les sentirs (causes
efficientes) sont orientés et intégrés dans une « visée subjective » (cause finale) du
devenir d‘une entité actuelle. Ainsi « la causalité efficiente exprime la transition d‘une
entité actuelle à une autre entité actuelle, et la causalité finale exprime le procès
interne par lequel l‘entité réelle devient elle-même » (PR, 256).
79

Bibliographie
Ouvrages d’A. N. Whitehead (premières éditions)

- A treatise on universal algebra, with applications, Cambridge, The University press,


1898.
- On mathematical concepts of the material world, Londres, Dulau, 1906.
- The axioms of projective geometry, Cambridge, Cambridge University Press, 1906.
- The axioms of descriptive geometry, Cambridge, Cambridge University Press, 1907.
- Principia Mathematica. 3 vols, Cambridge, Cambridge University Press, 1910-
1913.
- An introduction to Mathematics, London, Williams and Norgate, 1911.
- An enquiry concerning the principles of natural knowledge, Cambridge, University
press, 1919.
- The concept of nature, Cambridge, Cambridge University Press, 1920.
- The principles of relativity with applications to physical science, Cambridge,
Cambridge University Press, 1922.
- Science and the modern world, Cambridge, Cambridge University Press, 1925.
- Religion in the making, New York, Macmillan, 1926.
- Process and reality, an essay in cosmology, New York, Macmillan, 1929.
- The aims of education and other essays, New York, Macmillan, 1929.
- The function of reason, Princeton, Princeton University Press, 1929.
- Adventures of ideas, New York, New American, 1933.
- Nature and life, Chicago, University of Chicago Press, 1934.
- Modes of thought, Cambridge, Cambridge University press, 1938.
- Essays in science and philosophy, New York, Philosophical Library, 1947.

Ouvrages d’A. N. Whitehead traduits en français

- Le devenir de la religion, trad. fr. P. Devaux, Paris, Montaigne, 1939.


- La fonction de la raison et autres essais, trad. fr. P. Devaux, Paris, Payot, 1969.
- Aventures d'idées, trad. fr. J-M. Breuvart et A. Parmentier, Paris, Cerf, 1993.
- La science et le monde moderne, trad. fr. P. Couturiau, Paris, Editions du Rocher,
1994.
- Procès et Réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. D. Janicaud, et al., Paris, Gallimard,
1995.
- Le concept de nature, trad. fr. J. Douchement, Paris, Vrin, 1998.
- Modes de pensée, trad. fr. H. Vaillant, Paris, Vrin, 2004.
80

Ouvrages sur A. N. Whitehead

- Cesselin, F., La philosophie organique de Whitehead, Paris, Bibliothèque de


philosophie contemporaine/Presses universitaires de France, 1950.
- Christian, W. A., An interpretation of Whitehead's metaphysics, New Haven, Yale
University Press, 1959.
- Debaise, D., Un empirisme spéculatif. Lecture de Procès et réalité, Paris, Vrin,
2006.
- Dumoncel, J.-C., Les sept mots de Whitehead ou L'aventure de l'être : créativité,
processus, événement, objet, organisme, "enjoyment", aventure : une explication de
"Processus et réalité", Paris, Cahiers de l'Unebévue/EPEL, 1998.
- Ford, L. S. K., George Louis, ed. Explorations in Whitehead's philosophy, New
York, Fordham University Press, 1983.
- Jones, J. A., Intensity. An essay in whiteheadian ontology, Nashville, Vanderbilt
University Press, 1998.
- Leclerc, I., Whitehead's metaphysics: an introductory exposition, London, Allen and
Unwin, 1958.
- Saint-Sernin, B., Whitehead, un univers en essai, Paris, Vrin, 2000.
- Stengers, I., ed. L'effet Whitehead, Paris, Vrin, 1994.
- ———, Penser avec Whitehead : une libre et sauvage création de concepts,
Paris, Seuil, 2002.
- Wahl, J., Vers le concret. Études d'histoire de la philosophie contemporaine, Paris, Vrin,
1932.
81

Table des matières

Abréviations ........................................................................................................ 2

Introduction ........................................................................................................ 3

Vocabulaire ........................................................................................................ 6
Bifurcation de la nature ......................................................................................... 6
Causalité efficiente ................................................................................................. 9
Concrescence ........................................................................................................ 12
Créativité ............................................................................................................... 14
Dieu........................................................................................................................ 18
Donné (ou Datum) .............................................................................................. 22
Diversité disjonctive (et Potentialité réelle) ...................................................... 23
Entité actuelle (et Devenir)................................................................................. 25
Evénement ............................................................................................................ 29
Extension (et Milieu) ........................................................................................... 33
Immédiateté de présentation (et Perception) ................................................... 36
Immortalité objective .......................................................................................... 39
Ingression .............................................................................................................. 41
Localisation simple (et Concret mal placé) ...................................................... 42
Objets Eternels ..................................................................................................... 45
Occasion actuelle ................................................................................................. 50
Philosophie spéculative ....................................................................................... 51
Préhension (et Sentirs) ........................................................................................ 54
Principe ontologique ........................................................................................... 56
Puissance ............................................................................................................... 60
Réalité formelle et objective ............................................................................... 63
Rythme .................................................................................................................. 65
Satisfaction (et Self-enjoyment) ......................................................................... 67
Sociétés (et Nexus) .............................................................................................. 69
Sociétés physiques et sociétés vivantes ............................................................. 74
Sujet-superject (et Principe de subjectivité) ..................................................... 76
82

Bibliographie .................................................................................................... 79
Ouvrages d‘A. N. Whitehead (premières éditions) ......................................... 79
Ouvrages d‘A. N. Whitehead traduits en français ........................................... 79
Ouvrages sur A. N. Whitehead .......................................................................... 80

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