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Actuel Marx 2003/1, n° 33, p. 143-155.

L’Empire a encore frappé

Maria TURCHETTO

La quatrième de couverture de l’édition française porte la mention :


« une tentative d’écrire un nouveau Manifeste Communiste pour notre
temps ». L’ambition est rappelée dans l’elzévir (j’appelle « elzévirs »
les petits chapitres en italiques disséminés dans le texte) consacré au
thème du « manifeste politique » (pp. 95 à 98). Franchement, je ne vois
pas en quoi Empire pourrait relever du genre « manifeste » : il est, en
réalité, représentatif d’un genre nouveau, beaucoup plus en affinité avec
notre temps. Les « manifestes » – qu’ils soient politiques, artistiques,
philosophiques – sont au plus haut point, synthétiques, originaux,
radicaux. Empire, c’est tout autre chose : exactement le contraire.
Ce n’est pas un ouvrage synthétique. C’est une « brique » de plus
de 500 pages. Qu’on ne voit là rien injurieux : Le Capital de Marx était
aussi une brique, plus consistante à vrai dire, et qui a marqué l’histoire
(non seulement l’histoire de la pensée), plus peut-être que Le Manifeste
Communiste lui-même. Mais Le Capital est une œuvre dense et systé-
matique, et comme telle il se lit du début jusqu’à la fin, et en respectant
cet ordre, si l’on veut en saisir correctement la structure argumentative
(ce n’est pas un hasard si Marx s’est longtemps interrogé sur le pro-
blème de l’exposition, c’est-à-dire sur la difficulté de traduire en discur-
sivité de façon complexe, séquentielle une construction conceptuelle
articulée). Rien qui ressemble à cela dans Empire : au-delà de sa masse,
c’est un produit culturel léger, à l’intérieur duquel il est possible de
« naviguer » avec une certaine liberté.
Empire ressemble plutôt à d’autres mastodontes, plus récents, typi-
quement américains : je pense à des écrits comme La fin du travail de
Jeremy Rifkin, ou La fin de l’histoire et le dernier homme de Francis
Fukuyama. Avec ces textes Empire a en commun la thèse forte (voire
carrément exagérée), l’argumentation vaste mais légère, le ton vulgari-
sateur, les références abondantes mais rarement approfondies, et surtout
le fait d’être consommable quasi comme un hypertexte. La thèse forte
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se répète en réalité de façon rythmique, fonctionnant comme slogan fa-


cile à reconnaître (et à consommer), et en même temps comme lien
permettant d’accéder à diverses constellations argumentatives relative-
ment autonomes. L’ensemble se prête à être lu par morceaux et en ordre
dispersé, sans que le sens fondamental en souffre, et avec un avantage
certain en termes de jouissance. La pensée des auteurs peut en fait être
assimilée selon des modes et des niveaux divers.
1. Par slogans : c’est-à-dire en prenant seulement les liens, les
mots-clés, qui constituent à eux seuls des références suffisantes pour
dénoter l’appartenance à un certain « mouvement » (je ne veux pas em-
ployer le terme « idéologie », trop chargé de significations négatives).
Des mots-clés comme altérité, autonomie, bio-pouvoir, communication,
communauté, communisme, corps, corruption, désir, déterritorialisa-
tion, discipline, désertion, exode, hybridation, immanence, Empire,
multitude, etc. La liste est évidemment partielle et son élaboration
– dans son ordre alphabétique – n’est pas à mettre à mon crédit : l’index
des noms dont le volume est pourvu inclut en effet, selon un choix qui
n’a rien de traditionnel, les noms propres et les mots-clés, fournissant
un instrument supplémentaire pour la consultation hypertextuelle (une
ligne directe pour ceux qui choisissent la « consommation par slogan »
d’Empire : dans l’index, les termes ramifiés représentent les mots-clés
stratégiques).
2. Par argumentations partielles : c’est-à-dire en choisissant la
constellation argumentative la plus en affinité avec ses propres goûts,
ses compétences ou sa formation. Par exemple le jeune radical améri-
cain préférera l’argumentation contenue dans la partie II, « Transferts
de souveraineté » : il s’agit d’un résumé rapide (d’un memento) de la
pensée politique occidentale depuis Duns Scot jusqu’à Malcolm X,
complétée par tous les noms qui comptent (voir encore le précieux in-
dex des noms pour y croire), substantiellement apologétique de la
Constitution des Etats-Unis. Cela lui permettra de développer une idéo-
logie révolutionnaire sans blessure trop violente à l’égard de la forma-
tion scolaire qu’il a reçue, en d’autres termes de maintenir Jefferson,
Franklin et Wilson dans la galerie des héros à côté de Marx et de Che
Guevara. Inversement, le jeune contestataire européen, culturellement
plus lié à la tradition marxiste, trouvera dans la partie III, « Transferts
de production », une histoire tranquillisante du développement du ca-
pitalisme régie par la dialectique traditionnelle entre forces productives
et rapports de production (naturellement dans la version opéraïste origi-
nale – mais désormais classique – selon laquelle ce sont les luttes du
prolétariat qui ont déterminé l’évolution du capital), un résumé rapide
des théories de l’impérialisme dans lequel les positions de Marx, de
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Rosa Luxembourg, de Lénine coexistent sans contradiction, – et au


fond Kautsky non plus n’avait pas tous les torts (mais soyez tran-
quilles : Staline en tout cas reste une charogne), et l’on pourra pour-
suivre sans traumatisme à travers Gramsci, L’Ecole de Francfort,
L’Ecole de la Régulation, jusqu’au tant désiré postfordisme post-
moderne, et jusqu’au non-lieu, décidément tendance, du monde infor-
matique immatériel des flux de la communication. Enfin, celui qui
préfère à ces mini-histoires du monde – à vrai dire un peu trop didac-
tiques – des horizons un peu plus cultivés ou plus littéraires dispose de
la constellation des elzévirs – disséminés mais bien reconnaissables à
leur caractère d’imprimerie – et pourra citer Céline, Conrad, Melville,
ou bien des philosophes dont les noms ne se trouvent pas encore dans
les manuels scolaires, comme Foucault, Althusser, Deleuze, Guattari,
ou encore quelques citations de la Bible, des Pères de l’Eglise et des
classiques latins et grecs.
3. Par lecture systématique : c’est-à-dire du commencement à la
fin, tout entier et dans cet ordre. C’est l’approche que j’ai pour ma part
adoptée (en raison de ma formation archéo), mais franchement je la
déconseille : il en ressort des contradictions troublantes. Après coup, je
me rends compte que le genre postmoderne de « mastodonte à l’amé-
ricaine » ne se lit pas ainsi : il n’est pas juste de chercher à tout prix la
cohérence dans une œuvre ouverte au zapping, ni d’appliquer de façon
trop rigide les principes d’identité, de non-contradiction et de tiers exclu
dans un texte dont la logique ne requiert que les opérateurs booléens
nécessaires aux moteurs de recherche. Mais, comme j’ai déjà commis
l’erreur, je passerai brièvement en revue quelques unes des contradic-
tions que j’ai relevées.

Une histoire moderne (voire deux ou trois)

Une première contradiction, à vrai dire assez frappante, est celle


que l’on remarque entre le style, décidément postmoderne, et la
conception de l’histoire, décidément moderne. Une histoire téléolo-
gique, avec une orientation clairement identifiable (au point d’admettre
les prophéties) et un mouvement dialectique au sens le plus hégélien du
terme : une histoire qui marche bravement à travers thèse, antithèse et
synthèse vers sa fin (heureuse). Une histoire qui travaille pour les bons
(c’est-à-dire pour la libération de la « multitude »), – et, à la fin, les
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derniers seront les premiers, les « pauvres » 1 auront la terre en héritage.


Une histoire pour laquelle « l’histoire, c’est nous », comme le chante
De Gregori, un « produit de l’action humaine » (p. 294), portée par une
subjectivité puissante et consciente 2. Un petit théâtre du Sujet, de l’Ori-
gine et de la Fin, dirait Althusser. Un « grand récit », dirait Lyotard, en
réalité une religion sécularisée (rien de moins 3). En un mot : tout ce
que la pensée postmoderne a critiqué, nié, interdit.
On dit que Hardt et Negri, plutôt qu’habitants de la post-modernité,
se sentent désormais projetés bien au-delà de celle-ci, post-post-
modernes. Et, de fait, ils trouvent les « critiques postmodernes à la mo-
dernité » (dans lesquelles ils comptent les théories postmodernes
proprement dites, de Lyotard à Harvey, les théories post-colonialistes à
la Bhaba, les fondamentalismes religieux et l’idée néo-libérale du mar-
ché mondial, – voir chapitre II. 4, « Les symptômes du passage »,
pp. 179 et suivantes) insuffisantes et substantiellement inutiles, puisque
« elles enfoncent une porte ouverte » (p. 181), critiquant une logique du
pouvoir déjà dépassée. Du reste, tandis que les auteurs contemporains
les plus audacieux s’interrogent sur un déclin possible de l’Etat-nation,
Hardt et Negri parlent déjà du déclin et de la chute de cet Empire (voir
partie IV, « Le déclin de l’Empire », pp. 425 et suivantes), qui – selon
leur analyse – est en train de prendre la place de l’Etat-nation (ou bien
l’a-t-il déjà prise ? dans ces brusques incursions dans le futur, difficile

1. A partir de l’elzévir intitulé « Le Pauvre », nous apprenons qu’en fait la


« multitude » est constituée par les « pauvres » – « tous les pauvres, la multitude
des pauvres gens » (p. 204).
2. On trouvera dans l’elzévir « Cycles » (pp. 293 à 296) la revendication de ce
caractère de l’histoire.
3. Nonobstant la valeur attribuée à « l’immanence », l’inspiration religieuse est
très présente dans les renvois fréquents à l’Exode, à la Cité Céleste d’Augustin,
dans les références gnostiques (dont le terme même de multitude – multitudo
traduction latine de pleroma – est un symptôme). De ce point de vue aussi, Empire
se présente comme un produit culturel largement consommable, bon pour les
athées (grâce à l’ambiguïté du terme « Humanisme », qui dans la culture améri-
caine signifie en première instance « un système de croyances et de valeurs
répondant aux besoins des gens, et non à des idées religieuses », et en second lieu
seulement à « l’étude de la Renaissance des idées des anciens grecs et romains »,
voir Longman, Dictionary of English Language and Culture), comme pour les
croyants de diverses confessions, – qui pourront, selon leur appartenance
religieuse, lire l’épopée de la multitude comme le voyage du peuple élu vers la
terre promise, l’événement de salut, la cité céleste en pèlerinage sur la terre, ou la
remontée vers la plénitude divine du pleroma-multitudo, etc. Avec, pourtant, un
clin d’œil particulier au monde catholique, puisque que le héros éponyme de la
multitude prototype des figures universelles du militant, est Saint François
d’Assise, protagoniste de l’elzévir qui clôt le volume (« Militant », pp. 494 à 496).
Que les musulmans ne désespèrent pas, il y a une petite place pour eux, en tant que
représentants de la post-modernité (je ne plaisante pas : voir les pp. 190-194).
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de tenir le cap). En somme, la dialectique ne sera pas postmoderne,


mais, pour autant que nous sachions, elle pourrait être post-postmo-
derne. Il est de fait que « les Nôtres » en consomment des doses mas-
sives.
C’est une histoire du pouvoir occidental à l’enseigne d’une dialec-
tique de matrice hégélienne qu’on trouvera dans la partie II : une sorte
de Philosophie de l’Esprit à l’usage des nord-américains, puisque le
parcours de l’Esprit culmine ici, et non plus dans l’Etat prussien, dans
la Constitution des Etats-Unis. Ecoute-moi bien, lecteur, je vais te la
raconter.
Thèse : Humanisme et Renaissance. Une « révolution » qui émerge
« en Europe, entre 1200 et 1600, à des distances que seuls les mar-
chands et les armées pouvaient franchir et que seule l’invention de
l’imprimerie allait ensuite relier » (p. 103). Petit lecteur qui-sait-tout, ne
te creuse pas les méninges pour les dates, laisse là cette encyclopédie
qui met la Renaissance en Italie à la fin du XV e siècle : ces brusques
incursions dans le passé font, elles aussi, perdre un peu l’orientation, et,
du reste, on parle ici d’un « Humanisme » étrange, une « hybridation »
– pour utiliser la terminologie des auteurs – qui ne coïncide pas avec ce
qu’on t’a appris à l’école. En vérité, cette Thèse est à son tour une Anti-
thèse, plus précisément un Renversement : le renversement de la Trans-
cendance en Immanence, de la divinité créatrice en humanité produc-
tive 4. Et cette thèse-antithèse constitue, justement, l’Origine qui nous
intéresse, et c’est pourquoi nous la considérons, tout simplement,
comme une Thèse. Tu me suis, petit âne de lecteur, ou bien tu com-
mences à tout mélanger ? Rappelle-toi qu’avec la dialectique il faut
faire bien attention.
Donc, on recommence. Thèse : Humanisme. Tu as déjà compris
que cet « étrange humanisme » n’a rien à voir avec une poignée
d’érudits mordus des classiques grecs et latins, mais plutôt avec une
« multitude » de géniaux mécréants comme Pic de la Mirandole, aussi
innovateurs que l’entrepreneur schumpeterien et aussi productifs que
l’ouvrier stakhanoviste. La « multitude » possède une incroyable po-
tentialité : on comprend que certains veuillent en profiter. Antithèse :
les Lumières. De Descartes à Hobbes, Rousseau, Kant et Hegel... Mon
beau lecteur, je te le répète : laisse là ton encyclopédie et cesse de faire

4. Le grand champion du renversement est Spinoza, dont la philosophie


« renouvelait les splendeurs de l’humanisme révolutionnaire, en mettant l’huma-
nité et la nature dans la position de Dieu, transformant le monde en un territoire de
pratique, et affirmant la démocratie de la multitude comme forme absolue de la
politique » (p. 111). C’est là un Spinoza qui, à mon goût, ressemble un peu trop à
Feuerbach, mais contentons-nous en.
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la fine bouche avec les dates et les définitions. Si tu n’as pas encore
compris, ici on refait l’histoire de la pensée et du monde occidental,
alors mets-toi à l’aise et prends patience. Donc, les Lumières
(Descartes, Hobbes, Rousseau, Kant, Hegel) : toute une bande de
grands méchants à l’œuvre pour construire une transcendantalité mon-
daine qui tienne sous son contrôle et, si possible, exploite la multitude
laborieuse qui a découvert l’immanence. Le résultat de ces efforts est
l’Etat souverain moderne, « dispositif transcendantal » par excellence,
« Dieu sur terre » selon la définition de Hobbes (voir pp. 111 à 116).
Et maintenant attention, cher lecteur : nous devons faire un saut et
courir un peu. De l’histoire de la philosophie, nous passons à l’histoire
des institutions politiques (saut) en suivant (course) l’évolution des
Etats européens et la construction de la modernité, qui s’identifie à
cette histoire : des grandes monarchies du XVIIIe siècle, à l’invention
du « peuple » au XIX e siècle, à l’Etat-nation qui voudrait se fonder sur
le consensus, mais dégénère au XXe siècle en régimes totalitaires, mani-
festant comment l’Antithèse du pouvoir est insuffisante à contenir la
Thèse de la multitude. Que faire ? En tout cas, garde ton souffle.
On le sait, la raison (et surtout la raison dialectique) est rusée, et,
en réalité, elle est déjà parvenue à susciter, au-delà de l’océan, une
Négation de la Négation, ou plutôt une Alternative à l’Antithèse :
l’Empire. L’exode des colons vers les Amériques – multitude qui se
soustrait à la modernité – « redécouvre l’humanisme révolutionnaire de
la Renaissance et le réalise en science politique et constitutionnelle »
(p. 207), en posant les prémisses d’une forme de souveraineté com-
plètement différente de celle qui prévalait en Europe. La révolution
américaine est la Révolution authentique (à la différence de la fran-
çaise) et les Etats-Unis (une fédération, ne l’oublions pas !) sont donc
dès l’origine – dès la Déclaration de l’Indépendance – un Empire et non
un Etat-nation ; et qui plus est, un Empire du Bien ou du moins un
Empire du Moindre Mal.
En tout cas, les modalités du pouvoir qui s’exerce dans les Etats
américains diffèrent de celles que l’on trouve dans les Etats européens.
Prenons par exemple la façon qu’ont les Européens de se rapporter aux
indigènes des colonies : une modalité basée sur le dualisme culturel
intérieur / extérieur, moi / l’autre (voir le chapitre 3.3, « La dialectique
de la souveraineté coloniale », pp. 155 et suivantes 5), foyer du racisme

5. Il faut signaler que, dans ce chapitre, l’usage de la dialectique est si massif


(l’utilisent tout à la fois les auteurs pour expliquer les modalités de la domination
coloniale et les colonialistes pour embrouiller la multitude) qu’il produit des
affirmations de ce type : « La réalité n’est pas dialectique, le colonialisme l’est »
(p. 169). Overdose ?
L’EMPIRE A ENCORE FRAPPE 149

moderne, dont nous connaissons bien la férocité. Prenons au contraire


la façon dont les colons américains se rapportent aux Peaux-rouges : ils
ne les considèrent pas comme un Autre culturel, mais simplement
comme un obstacle naturel à écarter comme s’ils coupaient les arbres
ou déblayaient les cailloux pour faire place à l’agriculture : « Tout
comme la terre doit être débarrassée de ses arbres et de ses rochers pour
pouvoir être mise en culture, de même le terrain doit être débarrassé des
habitants indigènes. Les gens de la frontière doivent naturellement
s’habiller contre la sévérité des hivers ; de la même façon, ils doivent
naturellement s’armer contre les populations indigènes. Les Indiens
américains ont été considérés comme des éléments particulièrement
épineux de la nature » (p. 216). Qu’en penses-tu, mon très cher ?
Grand Dieu ! bien sûr, on ne peut pas peindre tout en rose, et puis
il y a eu la question des noirs, qui n’est pas vraiment édifiante, et puis
certains rapports avec l’Amérique Latine, agressifs au point de sembler
plus proprement « impérialistes » qu’« impériaux », et la guerre du
Vietnam... Admettons : l’Alternative à l’Antithèse d’outre-océan est
elle-même intimement antithétique, dialectique, elle a une âme bonne et
une âme mauvaise. L’âme mauvaise tend à imiter l’Etat-nation impé-
rialiste européen : telle est par exemple la tentation de Théodore
Roosevelt, qui « mit en œuvre une idéologie impérialiste de style
parfaitement européen » (p. 222). L’âme bonne est celle de Woodrow
Wilson, qui, par contre, « adopta une idéologie internationaliste de
paix » (ibid.). Et ce qui compte, c’est que c’est l’âme bonne qui triom-
phe, l’âme authentiquement démocratique (Tocqueville naguère l’avait
bien perçu, Hannah Arendt le reconnaît aujourd’hui, voir p. 209) : elle
incarne une souveraineté qui ne consiste pas « dans la réglementation
de la multitude par la médiation de la transcendance », elle est « le
résultat des synergies productives de la multitude » (p. 210). Le
contrôle, s’il y en a un, ne répond pas à un principe de répression mais à
un « principe d’expansion », qui rappelle celui que pratiquait la Rome
impériale : alors qu’en présence des conflits l’Etat-nation européen ren-
force les frontières en exacerbant les distinctions interne / externe, moi /
l’autre, l’Empire américain les déplace, intériorisant l’externe, incluant
l’autre (voir pp. 214 à 219).
Et maintenant nous voici arrivés à la Synthèse : l’Empire global
contemporain qui « se matérialise sous nos yeux » (p. 15). Délivré des
entraves aux échanges économiques et culturels, des distinctions entre
intérieur / extérieur, de la contrainte spatiale grâce à l’informatisation et
à la communication en réseaux : l’Empire est un non-lieu (voir p. 239).
Les Etats-Unis n’en constituent pas le centre (voir p. 18), pour la
simple raison qu’un non-lieu n’a pas de centre ; ils ne sont pas non plus
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le leader mondial, puisque « aucun Etat-nation ne peut l’être au-


jourd’hui » (ibid.). Les Etats-Unis ont été les inspirateurs de l’Empire,
« né de l’expansion mondiale du projet constitutionnel interne aux
Etats-Unis » (p. 230), et, pour cette raison, ils ont – admettons le – une
« position privilégiée » (p. 229). Mais ils sont eux-mêmes englobés,
subsumés, à la limite ils disparaissent dans une logique plus vaste.
L’Empire est la réalisation du projet internationaliste et pacifiste de
Wilson, couronnement et Fin de l’histoire, fruit d’une longue approche
(environ un millénaire, pour peu que l’on antidate un tant soit peu
l’humanisme), à travers la Thèse (Humanisme), l’antithèse (Etat-nation
européen) et l’alternative à l’Antithèse (Empire américain) jusqu’à la
suprême synthèse de l’Empire sans phrase, dans lequel nous retrouve-
rons – selon les bonnes règles de la dialectique – la Thèse finalement
libérée heureuse et satisfaite.
Qu’as-tu, lecteur ? Tu te sens mal ? Tu ne crois pas que l’Empire
soit « internationaliste et pacifiste » ? Mais regarde, Empire a été publié
en 2000, au moment où la guerre en Yougoslavie était déjà terminée et
celle d’Afghanistan pas encore commencée. D’autres conflits étaient
prévisibles, dis-tu ? Arrête un peu, il faut bien que les prophètes nous
disent comment va finir l’histoire universelle, nous ne pouvons pas
nous perdre indéfiniment dans tous ces détails. Dis-moi la vérité, petit
fripon : la vieille (pardon, la moderne) catégorie d’« impérialisme » te
plaisait davantage ! Viens un peu par ici, que je te raconte encore une
autre histoire.

« E così la seconda storia che vi voglio raccontar... » 6

Mon public – cinq (non, quatre : un s’est déjà échappé) archéo-


marxistes – continuera malgré tout à demander quelle a été, dans cette
histoire, la fin du capitalisme. Beuh, dans la première histoire, il n’y en
a pas. On n’y trouve qu’une indication lapidaire : « la modernité euro-
péenne est inséparable du capitalisme » (p. 120). Le capitalisme est
l’objet d’une autre histoire.
L’histoire du capitalisme est elle-même une Histoire avec un grand
H, un « grand récit ». Ici nous trouvons à l’œuvre, plus que la dialec-
tique hégélienne, la « dialectique entre les forces productives et les rap-
ports de production », dont la tradition marxiste s’est abondamment
nourrie. Comme on l’a vu, sur la base de cette dialectique a été construit
un modèle évolutif avec des stades de développement : d’une part, pour

6. « Et voici la seconde histoire que je veux vous raconter... » (vers de


Serafino, chanson de Adriano Celentano).
L’EMPIRE A ENCORE FRAPPE 151

l’humanité dans son ensemble (pour elle est prévue une évolution au
sens propre, qui passe du fantomatique « communisme primitif » au
mode de production antique, puis féodal, puis capitaliste, pour en arri-
ver un jour au communisme proprement dit, où l’on retrouve, à la fin,
l’Origine, sous une forme pleinement épanouie), et, d’autre part, pour le
mode de production capitaliste considéré dans son autonomie (pour le-
quel nous avons au contraire à l’œuvre un schème biologique, dans le-
quel les stades ressemblent beaucoup à la naissance, à la croissance, à la
maturité, à la vieillesse et à la mort d’un organisme vivant). Dans la
partie III de Empire, nous nous trouvons dans cette seconde dimension :
plus que l’histoire de l’humanité nous intéressent maintenant les étapes
du développement du capitalisme.
Dans Empire, on ne jette rien (ou si peu 7), parce qu’il s’agit avant
tout de récupérer ce que les marxistes ont déjà analysé. Ils nous ont dit
qu’à partir du stade concurrentiel le capitalisme passe au stade mono-
poliste (tendance déjà prévue par Marx) et avec celui-ci à l’impéria-
lisme. « Si l’on voulait donner la définition la plus concise de l’impéria-
lisme, on devrait dire que le capitalisme est le stade monopoliste du
capitalisme » 8, disait Lénine, en s’appropriant l’analyse de Hilferding,
mais en écartant toute idée préfigurant l’Empire, l’hypothèse de la
banque mondiale, tout comme l’« ultra-impérialisme » de Kautsky. Ça
va un peu vite ? Attends un peu, il y a une autre explication, comme on
va le voir.
Parmi les théoriciens de l’impérialisme, en effet, Hardt et Negri
privilégient Rosa Luxembourg. Sa thèse de la sous-consommation est
réduite à son squelette : les bas salaires signifient une faible consom-
mation, une croissance de la composition organique du capital, avec la
diminution du capital variable, « c’est-à-dire des salaires payés aux ou-
vriers », qui en découle, donc une consommation encore plus basse, si

7. Dans cette reconstruction, qui accueille et valorise plus ou moins toutes les
contributions marxistes en aplanissant tout conflit interprétatif (il y a place pour le
marxisme orthodoxe et pour l’hétérodoxe, pour Lénine et pour Kautsky, pour
Gramsci, pour l’Ecole de Francfort, pour Althusser, pour l’Ecole de la Régulation,
et naturellement aussi pour « le groupe de marxistes italiens contemporains » qui
écrivent dans la revue française Futur Antérieur – voir la p. 55 et la note 16 – dont
le chef d’école n’est pas nommé par modestie, mais son nom commence par « Ne »
et finit par « gri »), l’unique ostracisme strict est réservé à ce qu’on appelle l’Ecole
du Système du Monde, et à Giovanni Arrighi en particulier, auquel est consacré un
elzévir indigne (« Cycles », pp. 293-296). Que l’idée de retour cyclique de la dyna-
mique capitaliste avancée par cet auteur soit indigeste aux Nôtres est parfaitement
compréhensible : elle heurte en effet de plein fouet les « grands récits » utilisés par
Hart et Negri, et le puissant subjectivisme qui a toujours caractérisé la
problématique opéraïste.
8. Vladimir Ilitch Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capita-
lisme, Œuvres Complètes, Editions du Progrès, Moscou.
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bien que « la réalisation du capital est ainsi bloquée par le problème de


cette “base étroite” du pouvoir de consommation », p. 278. Elle est at-
tribuée à Marx 9 lui-même (voir p. 278) et élevée au rang de contradic-
tion principale du capitalisme, à laquelle toutes les autres « limites » et
« barrières » du capital peuvent être ramenées 10. Quoi qu’il en soit, la
problématique luxembourgienne se prête bien à rendre compte de la
tendance du capitalisme à l’expansion, à la « capitalisation de l’envi-
ronnement non-capitaliste » (p. 280), et permet d’expliquer comment
« dans le processus de capitalisation l’extérieur est intériorisé » (ibid.).
Mais cette « intériorisation de l’extérieur » n’était-elle pas une
caractéristique particulière de l’Empire américain, qui le distinguait
précisément de l’impérialisme européen ? Laissons tomber, ceci est une
autre histoire, et il n’est pas dit qu’elle doive être cohérente avec la
précédente.
Aiguillonné par ses contradictions internes... Non, aiguillonné par
les luttes du prolétariat... Ne t’affole pas, nous avons la dialectique pour
remettre tout cela en place, non ? Regarde comment on fait : « la crise
du capitalisme n’est pas simplement fonction de la dynamique propre
du capital, mais elle est directement provoquée par le conflit proléta-
rien » (p. 320). Et hop 11 ! Quoique aiguillonné, le capitalisme traverse
la phase impérialiste et passe à un nouveau stade de développement. Le
New Deal de Roosevelt en constitue le modèle, qui sera exporté, à partir

9. Sur la base de quelques citations du Livre III du Capital de Marx, dont au


moins une – celle rapportée dans le texte – me paraît suspecte. Impossible de
vérifier, vu que la note qui s’y réfère n’indique pas la page. Sans vouloir faire
montre de pédanterie – en observant simplement qu’il faudrait absolument
désormais tenir compte de l’édition critique des œuvres de Marx et Engels dans la
MEGA, qui a fourni une version notablement émondée du Livre III du Capital – et
sans vouloir en rajouter sur la philologie, il semble évident qu’attribuer à Marx une
interprétation des crises par la sous-consommation est – pour user d’un euphé-
misme – réducteur.
10. En cela, Empire propose une simplification drastique des élucubrations
opéraïstes concernant les fameux passages des Grundrisse, considérés comme
fondamentaux par cette école de pensée et objet d’une exégèse aussi abstruse
qu’infinie. Contradictions dialectiques, barrières intrinsèques, négations des néga-
tions, tout se réduit à un problème de sous-consommation : « toutes ces barrières
découlent en fait d’une barrière unique définie par la relation d’inégalité entre le
travailleur comme producteur et le travailleur comme consommateur » (p. 277).
L’opération est certes courageuse : elle mérite à mon avis approbation, suivi d’un
pressant « vous pouviez le dire tout de suite ! ».
11. J’ai simplifié pour ne pas épouvanter mes lecteurs archéo-marxistes
(désormais réduits à trois), mais l’opération de conciliation entre l’objectivisme du
marxisme orthodoxe et le subjectivisme de type opéraïste est en réalité assez
complexe. Pour cette véritable acrobatie, qui « reconfigure les causes efficientes et
les causes finales », les auteurs mobilisent Nietzsche et s’appuient sur les
« volumes manquant du Capital de Marx » (pp. 190 à 293). Un numéro de cirque.
L’EMPIRE A ENCORE FRAPPE 153

des Etats-Unis, dans tous les pays occidentaux dans le second après-
guerre. Ses caractéristiques sont la régulation économique, confiée à
l’Etat, les politiques keynésiennes, le welfare State. Comment s’appelle
ce nouveau stade de développement ? « Capitalisme monopoliste
d’Etat ! », diront en chœur mes lecteurs archéo-marxistes. « Ford-
isme ! », dira un tenant de l’Ecole de la Régulation, de passage. Erreur.
Il s’appelle Empire. C’est vu ? Nous y sommes arrivés par un autre
chemin, mais nous sommes arrivés au même point : tous les chemins
conduisent à l’Empire, comme autrefois tous les chemins allaient à
Rome.
Et nous découvrons que Lénine nous avait embrouillés en définis-
sant l’impérialisme comme le « stade suprême » (c’est-à-dire ultime) du
capitalisme. Embrouillés sciemment, puisque chacun savait (connais-
sant les thèses ultra-impérialistes, n’est-ce pas ?) que, face à la crise très
grave qui débouche sur la Première Guerre Mondiale, il y avait deux
voies que l’histoire aurait pu emprunter : la Révolution et l’Empire. Il a
nié la possibilité de l’issue Empire parce qu’il voulait réaliser la Révo-
lution à tout prix, tout de suite, avant que le capitalisme n’atteigne la
pleine maturité (voir pp. 290 et suivantes).
Avec l’échec de la Révolution, nous nous retrouvons avec
l’Empire, « stade suprême », bien sûr, et cela pour deux raisons. En
premier lieu, parce que, à ce stade, la discipline de l’usine s’impose à la
société entière (oui, c’est la vieille thèse opéraïste, mes bons amis, vous
l’avez reconnue) : « le modèle du New Deal [... ] produisit la forme la
plus haute du gouvernement disciplinaire », […] « une société discipli-
naire est donc une société-usine » (p. 300). En second lieu, parce que,
suite au procès de la décolonisation, on passe de la subsomption for-
melle du monde au capital, caractéristique du vieil impérialisme, à une
« expansion extensive », à la subsomption réelle du monde au capital,
lequel pratique aujourd’hui une « expansion intensive » (pp. 330-331).

« Al momento culminante del finale travolgente » 12

Il est heureux, mon cher lecteur archéo-marxiste, que tu sois resté,


même si tu es désormais tout seul, à écouter la fin de cette histoire (qui
est en fait à la fin de toutes les histoires 13, ou de l’Histoire tout court),

12. « Au moment suprême du renversement final », Vers de Addo sta Zaza,


chanson napolitaine.
13. Je t’en est épargné quelques-unes. Celle du développement des forces
productives à travers l’époque de l’Agriculture, l’ère de l’Industrie (modernisation)
et l’âge des Services (postmodernisation) : oui, la vieille théorie, si vilipendée, des
154 MARIA TURCHETTO

et que le projet de Lénine ait échoué, et que l’Empire ait pu finalement


se développer et s’élargir sans limite sur cette terre. Comme dit le
poète, « plus grand est le péril, plus proche aussi le salut ».
L’Empire nous sauvera avant tout du désastre écologique : la
« subsomption réelle » du monde, c’est-à-dire son exploitation inten-
sive, coïncide en réalité avec l’ère postindustrielle, qui est, comme tu le
sais, propre, petite et belle. « Cela paraît être la véritable réponse capi-
taliste à la menace du “désastre écologique” – une réponse tournée vers
l’avenir » (p. 333).
Par-dessus tout (tiens bon, nous y sommes !) l’Empire a produit le
Sujet antagoniste par excellence, le plus puissant, le plus créatif, le Mi-
litant le plus incroyable qu’on ait jamais vu : le travailleur social, qui
remplace les figures antérieures de l’ouvrier professionnel et de l’ou-
vrier masse 14. Si l’ouvrier professionnel (correspondant à la « phase de
production industrielle qui précéda le déploiement complet des régimes
tayloriste et fordiste », p. 491) rachetait le travail productif, si l’ouvrier
masse (« qui correspond au déploiement des régimes tayloriste et
fordiste », ibid.) osait carrément projeter « une solution de rechange
réelle au système capitaliste » (ibid.), le travailleur social (qui corres-
pond à la phase du « travail immatériel ») peut finalement « s’exprimer
comme auto-valorisation de l’humain », réalisant « une organisation du
pouvoir productif et politique comme unité biopolitique gérée par la
multitude, organisée par la multitude, dirigée par la multitude, – la
démocratie absolue en action » (p. 492).
Waouh ! Où ? Quand ? Mais ici, maintenant, tout de suite ! L’Em-
pire tombera, il est prêt à tomber, il tombe, il est tombé ! Et qu’est-ce

stades de développement peut encore servir, dès qu’on l’interprète d’une façon qui
n’est plus simplement quantitative, mais qualitative et hiérarchique (voir pp. 343 à
353). Et celle de la formation du Sujet Révolutionnaire, je t’en ferai très bientôt un
résumé en quelques lignes, c’est promis.
14. A vrai dire, Negri, après la transformation de l’ouvrier professionnel en
ouvrier masse et en « ouvrier social », avait prévu des figures ultérieures, comme
l’Intellectualité de masse (expression du monde informatique et incarnation ac-
complie du General Intellect) et, dans ses écrits plus récents, l’Entrepreneurialité
collective (expression du décentrement productif, du district industriel, du travail
autonome et du laborieux Nord-Est italien), tout cela produit selon la même
procédure : déduites théoriquement des développements réels ou virtuels de l’orga-
nisation capitaliste du travail, ces figures deviennent par enchantement sociologi-
quement vraies (il s’agit de donner corps au maximum à quelques exemples ad
hoc, dont la généralisabilité n’est pas discutée). Dans ce cas aussi – comme pour
les interprétations des Grundrisse – Empire représente une sorte d’automutilation
théorique. Mais l’appellation travailleur (ou ouvrier) social possède de fait une
indétermination suffisante pour la rendre compatible avec l’ineffable Multitude
dont Empire narre l’épopée millénaire.
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que cela nous fait ? Au fond, c’est seulement une question d’attitude
mentale : il suffit d’opposer – comme le faisait François d’Assise
(protagoniste du dernier elzévir, « Militant », pp. 494 à 496) – la joie de
vivre à la misère du pouvoir. Tremblez, puissants : un sourire vous met-
tra dans la tombe. Et vous, multitudes, allez en paix : ici s’achève la
« brique ».

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