Maria TURCHETTO
la fine bouche avec les dates et les définitions. Si tu n’as pas encore
compris, ici on refait l’histoire de la pensée et du monde occidental,
alors mets-toi à l’aise et prends patience. Donc, les Lumières
(Descartes, Hobbes, Rousseau, Kant, Hegel) : toute une bande de
grands méchants à l’œuvre pour construire une transcendantalité mon-
daine qui tienne sous son contrôle et, si possible, exploite la multitude
laborieuse qui a découvert l’immanence. Le résultat de ces efforts est
l’Etat souverain moderne, « dispositif transcendantal » par excellence,
« Dieu sur terre » selon la définition de Hobbes (voir pp. 111 à 116).
Et maintenant attention, cher lecteur : nous devons faire un saut et
courir un peu. De l’histoire de la philosophie, nous passons à l’histoire
des institutions politiques (saut) en suivant (course) l’évolution des
Etats européens et la construction de la modernité, qui s’identifie à
cette histoire : des grandes monarchies du XVIIIe siècle, à l’invention
du « peuple » au XIX e siècle, à l’Etat-nation qui voudrait se fonder sur
le consensus, mais dégénère au XXe siècle en régimes totalitaires, mani-
festant comment l’Antithèse du pouvoir est insuffisante à contenir la
Thèse de la multitude. Que faire ? En tout cas, garde ton souffle.
On le sait, la raison (et surtout la raison dialectique) est rusée, et,
en réalité, elle est déjà parvenue à susciter, au-delà de l’océan, une
Négation de la Négation, ou plutôt une Alternative à l’Antithèse :
l’Empire. L’exode des colons vers les Amériques – multitude qui se
soustrait à la modernité – « redécouvre l’humanisme révolutionnaire de
la Renaissance et le réalise en science politique et constitutionnelle »
(p. 207), en posant les prémisses d’une forme de souveraineté com-
plètement différente de celle qui prévalait en Europe. La révolution
américaine est la Révolution authentique (à la différence de la fran-
çaise) et les Etats-Unis (une fédération, ne l’oublions pas !) sont donc
dès l’origine – dès la Déclaration de l’Indépendance – un Empire et non
un Etat-nation ; et qui plus est, un Empire du Bien ou du moins un
Empire du Moindre Mal.
En tout cas, les modalités du pouvoir qui s’exerce dans les Etats
américains diffèrent de celles que l’on trouve dans les Etats européens.
Prenons par exemple la façon qu’ont les Européens de se rapporter aux
indigènes des colonies : une modalité basée sur le dualisme culturel
intérieur / extérieur, moi / l’autre (voir le chapitre 3.3, « La dialectique
de la souveraineté coloniale », pp. 155 et suivantes 5), foyer du racisme
l’humanité dans son ensemble (pour elle est prévue une évolution au
sens propre, qui passe du fantomatique « communisme primitif » au
mode de production antique, puis féodal, puis capitaliste, pour en arri-
ver un jour au communisme proprement dit, où l’on retrouve, à la fin,
l’Origine, sous une forme pleinement épanouie), et, d’autre part, pour le
mode de production capitaliste considéré dans son autonomie (pour le-
quel nous avons au contraire à l’œuvre un schème biologique, dans le-
quel les stades ressemblent beaucoup à la naissance, à la croissance, à la
maturité, à la vieillesse et à la mort d’un organisme vivant). Dans la
partie III de Empire, nous nous trouvons dans cette seconde dimension :
plus que l’histoire de l’humanité nous intéressent maintenant les étapes
du développement du capitalisme.
Dans Empire, on ne jette rien (ou si peu 7), parce qu’il s’agit avant
tout de récupérer ce que les marxistes ont déjà analysé. Ils nous ont dit
qu’à partir du stade concurrentiel le capitalisme passe au stade mono-
poliste (tendance déjà prévue par Marx) et avec celui-ci à l’impéria-
lisme. « Si l’on voulait donner la définition la plus concise de l’impéria-
lisme, on devrait dire que le capitalisme est le stade monopoliste du
capitalisme » 8, disait Lénine, en s’appropriant l’analyse de Hilferding,
mais en écartant toute idée préfigurant l’Empire, l’hypothèse de la
banque mondiale, tout comme l’« ultra-impérialisme » de Kautsky. Ça
va un peu vite ? Attends un peu, il y a une autre explication, comme on
va le voir.
Parmi les théoriciens de l’impérialisme, en effet, Hardt et Negri
privilégient Rosa Luxembourg. Sa thèse de la sous-consommation est
réduite à son squelette : les bas salaires signifient une faible consom-
mation, une croissance de la composition organique du capital, avec la
diminution du capital variable, « c’est-à-dire des salaires payés aux ou-
vriers », qui en découle, donc une consommation encore plus basse, si
7. Dans cette reconstruction, qui accueille et valorise plus ou moins toutes les
contributions marxistes en aplanissant tout conflit interprétatif (il y a place pour le
marxisme orthodoxe et pour l’hétérodoxe, pour Lénine et pour Kautsky, pour
Gramsci, pour l’Ecole de Francfort, pour Althusser, pour l’Ecole de la Régulation,
et naturellement aussi pour « le groupe de marxistes italiens contemporains » qui
écrivent dans la revue française Futur Antérieur – voir la p. 55 et la note 16 – dont
le chef d’école n’est pas nommé par modestie, mais son nom commence par « Ne »
et finit par « gri »), l’unique ostracisme strict est réservé à ce qu’on appelle l’Ecole
du Système du Monde, et à Giovanni Arrighi en particulier, auquel est consacré un
elzévir indigne (« Cycles », pp. 293-296). Que l’idée de retour cyclique de la dyna-
mique capitaliste avancée par cet auteur soit indigeste aux Nôtres est parfaitement
compréhensible : elle heurte en effet de plein fouet les « grands récits » utilisés par
Hart et Negri, et le puissant subjectivisme qui a toujours caractérisé la
problématique opéraïste.
8. Vladimir Ilitch Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capita-
lisme, Œuvres Complètes, Editions du Progrès, Moscou.
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des Etats-Unis, dans tous les pays occidentaux dans le second après-
guerre. Ses caractéristiques sont la régulation économique, confiée à
l’Etat, les politiques keynésiennes, le welfare State. Comment s’appelle
ce nouveau stade de développement ? « Capitalisme monopoliste
d’Etat ! », diront en chœur mes lecteurs archéo-marxistes. « Ford-
isme ! », dira un tenant de l’Ecole de la Régulation, de passage. Erreur.
Il s’appelle Empire. C’est vu ? Nous y sommes arrivés par un autre
chemin, mais nous sommes arrivés au même point : tous les chemins
conduisent à l’Empire, comme autrefois tous les chemins allaient à
Rome.
Et nous découvrons que Lénine nous avait embrouillés en définis-
sant l’impérialisme comme le « stade suprême » (c’est-à-dire ultime) du
capitalisme. Embrouillés sciemment, puisque chacun savait (connais-
sant les thèses ultra-impérialistes, n’est-ce pas ?) que, face à la crise très
grave qui débouche sur la Première Guerre Mondiale, il y avait deux
voies que l’histoire aurait pu emprunter : la Révolution et l’Empire. Il a
nié la possibilité de l’issue Empire parce qu’il voulait réaliser la Révo-
lution à tout prix, tout de suite, avant que le capitalisme n’atteigne la
pleine maturité (voir pp. 290 et suivantes).
Avec l’échec de la Révolution, nous nous retrouvons avec
l’Empire, « stade suprême », bien sûr, et cela pour deux raisons. En
premier lieu, parce que, à ce stade, la discipline de l’usine s’impose à la
société entière (oui, c’est la vieille thèse opéraïste, mes bons amis, vous
l’avez reconnue) : « le modèle du New Deal [... ] produisit la forme la
plus haute du gouvernement disciplinaire », […] « une société discipli-
naire est donc une société-usine » (p. 300). En second lieu, parce que,
suite au procès de la décolonisation, on passe de la subsomption for-
melle du monde au capital, caractéristique du vieil impérialisme, à une
« expansion extensive », à la subsomption réelle du monde au capital,
lequel pratique aujourd’hui une « expansion intensive » (pp. 330-331).
stades de développement peut encore servir, dès qu’on l’interprète d’une façon qui
n’est plus simplement quantitative, mais qualitative et hiérarchique (voir pp. 343 à
353). Et celle de la formation du Sujet Révolutionnaire, je t’en ferai très bientôt un
résumé en quelques lignes, c’est promis.
14. A vrai dire, Negri, après la transformation de l’ouvrier professionnel en
ouvrier masse et en « ouvrier social », avait prévu des figures ultérieures, comme
l’Intellectualité de masse (expression du monde informatique et incarnation ac-
complie du General Intellect) et, dans ses écrits plus récents, l’Entrepreneurialité
collective (expression du décentrement productif, du district industriel, du travail
autonome et du laborieux Nord-Est italien), tout cela produit selon la même
procédure : déduites théoriquement des développements réels ou virtuels de l’orga-
nisation capitaliste du travail, ces figures deviennent par enchantement sociologi-
quement vraies (il s’agit de donner corps au maximum à quelques exemples ad
hoc, dont la généralisabilité n’est pas discutée). Dans ce cas aussi – comme pour
les interprétations des Grundrisse – Empire représente une sorte d’automutilation
théorique. Mais l’appellation travailleur (ou ouvrier) social possède de fait une
indétermination suffisante pour la rendre compatible avec l’ineffable Multitude
dont Empire narre l’épopée millénaire.
L’EMPIRE A ENCORE FRAPPE 155
que cela nous fait ? Au fond, c’est seulement une question d’attitude
mentale : il suffit d’opposer – comme le faisait François d’Assise
(protagoniste du dernier elzévir, « Militant », pp. 494 à 496) – la joie de
vivre à la misère du pouvoir. Tremblez, puissants : un sourire vous met-
tra dans la tombe. Et vous, multitudes, allez en paix : ici s’achève la
« brique ».