[Introduction]
Je suis heureux de me trouver aux Charmettes ce soir pour réfléchir avec
vous sur le concept de religion civile, dont Rousseau est le créateur. Je suis
convaincu que ce moment théorique du Contrat social est capital1 si nous
voulons comprendre, par exemple, ce qui est en jeu aux Etats-Unis d’Amérique,
quand on parle de « religion civile ».
En outre, il me paraît d’autant plus essentiel de revenir à Rousseau que le
concept de « religion civile » a été détourné de son sens par la tradition
sociologique des trente dernières années. Le premier à avoir infléchi le concept
est Robert N. Bellah, en 1967, avec son célèbre article « La religion civile aux
Etats-Unis ». Ce n’était qu’une première inflexion qui restait encore fidèle à
l’esprit du texte de Rousseau. C’est dans les années 80 que le concept a été
galvaudé et dilué, pour désigner, sous la plume de sociologues américains et
français, les phénomènes de piété collective en général et les multiples façons
dont l’être ensemble d’une collectivité donnée se sacralise. Mais il s’agit alors
du sacré politique au sens le plus large, et même de formes non religieuses de
sacré, et c’est pourquoi il eut sans doute mieux valu forger une expression du
type : religiosité civile plutôt que de reprendre religion civile au risque de perdre
1
Je m’en suis expliqué dans un livre intitulé Rousseau. Religion et politique, Paris, PUF,
2004.
2
[Première partie]
sur la religion civile et que c’est seulement plusieurs mois plus tard,
probablement à l’automne 1761, qu’il l’adresse à l’éditeur4. Albert Schinz
s’appuiera là-dessus pour accabler Rousseau, en disant que ce dernier s’était
aperçu in extremis que son système ne pouvait être viable et qu’il est revenu au
dernier moment, par un artifice, à la conception traditionnelle qui fait tenir une
société politique grâce au recours à la transcendance divine.
Mais s’agit-il de cela ? La religion civile constitue-t-elle un aveu
d’incohérence ou d’échec, et une sorte de retour ? Je ne le pense absolument
pas.
D’abord il faut souligner qu’elle n’est pas une tocade de Rousseau : dès le
18 août 1756, il écrit à Voltaire qu’il considère qu’une profession de foi civile
compterait parmi les textes les plus importants pour l’humanité. Il s’agit donc
d’un souci ancien et remarquablement constant, puisqu’on rencontre des propos
sur l’utilité de la religion dans la société jusque dans le texte de 1776 : Dialogue
troisième de Rousseau juge de Jean-Jacques5. Elle n’est pas non plus un
replâtrage hâtif suite à la prise de conscience de l’incohérence de son système.
Là, il convient de nous arrêter un instant.
D’une part, il faut nous demander pourquoi Rousseau juge tellement
important de poser une religion politique, dont on pourra dire qu’elle est une
partie constitutive de l’Etat. Quelles sont les raisons qui permettent d’affirmer la
nécessité d’une religion politique ?
D’autre part, il faut nous demander pourquoi Rousseau a hésité à intégrer
ce chapitre dans le Contrat social, puisqu’il y a eu, en effet, hésitation6.
4
« Vous le trouvez petit pour un volume ; cependant il est copié sur le brouillon que vous
avez jugé devoir en faire un, et même le chapitre sur la religion y a été ajouté depuis. » Lettre
à Marc-Michel Rey du 23 décembre 1761 (n°1604 in Bestermann).
5
« De l’utilité de la religion. Titre d’un beau livre à faire, et bien nécessaire. Mais ce titre ne
peut être dignement rempli ni par un homme d’Eglise ni par un auteur de profession. Il
faudrait un auteur tel qu’il n’en existe plus de nos jours, et qu’il n’en renaîtra de longtemps. »
(972)
6
Et son premier mouvement a été, en effet, de proposer un manuscrit dans lequel on ne
trouvait pas la religion civile.
4
7
Car ce chapitre a eu une première rédaction au brouillon, que l’on trouve dans le Manuscrit
de Genève.
8
« Tous les peuples ont une espèce de force centrifuge, par laquelle ils agissent
continuellement les uns contre les autres, et tendent à s'agrandir aux dépens de leurs voisins,
comme les tourbillons de Descartes. » CS, II, 9.
5
9
« L’amour de soi-même est le plus puissant, et, selon moi, le seul motif qui fasse agir les
hommes ». Lettre à l’abbé de Carondelet, 4 mars 1764.
6
l’économie politique10. Mais il semble que le moyen le plus adapté, aux yeux de
Rousseau, soit encore la religion civile.
[Deuxième partie]
Mais alors s’il estime que c’est le meilleur moyen, pourquoi semble-t-il
avoir hésité à introduire ce chapitre dans l’ouvrage ? Sans doute parce qu’il se
trouvait dans une situation très délicate : par la religion civile, il allait en effet
être amené à la fois à récuser le christianisme en tant que religion politique (or
c’était la religion politique de toutes les nations européennes) et à inventer une
religion politique nouvelle, ce qui est se mettre forcément en position
extrêmement délicate. Ma thèse est en effet que Rousseau invente la religion
civile, parce qu’il s’aperçoit que, pour nous autres modernes, il n’y a plus
aucune religion politique viable à notre disposition.
Pourquoi selon lui n’y aurait-il plus aucune religion politique viable ? Un
texte central du chapitre sur la religion civile le met clairement en évidence. Il y
déclare que lorsqu’on s’intéresse au rapport de la religion et de la société, il n’y
a que trois espèces de religions possibles. La première espèce correspond à
toutes les religions païennes et se définit ainsi : « Inscrite dans un seul pays,
(elle) lui donne ses dieux, ses Patrons propres et tutélaires : elle a ses dogmes,
ses rites, son culte extérieur prescrit par des lois ; hors la seule Nation qui la suit,
tout est pour elle infidèle, étranger, barbare ; elle n’étend les devoirs et les droits
de l’homme qu’aussi loin que ses autels. Telles furent toutes les religions des
premiers peuples, auxquelles on peut donner le nom de droit divin civil ou
positif. » Cette espèce de religion fut la religion de tous les peuples jusqu’à
10
Ou les propositions d’éducation publique que l’on trouve dans les Considérations sur le
gouvernement de Pologne.
7
Jésus de Nazareth. Ce qui veut dire que Rousseau ne fait pas d’exception pour le
peuple hébreu. Le peuple hébreu, à ses yeux, est monolâtre, mais pas
monothéiste : il reconnaît pour lui-même un seul Dieu, mais il admet qu’il y a
d’autres dieux, protecteurs des autres peuples11. Le dieu des Hébreux est un dieu
national12.
Toutes ces religions nationales, dotées d’un Dieu de la nation, ont pour
caractéristique de serrer très fortement le nœud social. Elles rendent les peuples
très agressifs, mais aussi très attachés à la patrie qui est « l’objet de (leur)
adoration » (CS, IV, 8). On se rappelle d’ailleurs la citoyenne de Sparte du début
de l’Emile, dont le comportement ne peut que nous effrayer : ne pensant qu’à la
victoire de sa cité, elle est manifestement indifférente à la mort de ses cinq fils
(E, I, 249).
Toute la question est de savoir si on peut tenir le nœud social aussi serré
aujourd’hui qu’autrefois. Supportons-nous l’idée et la perspective d’hommes
entièrement fanatisés par leur communauté politique ? Rousseau répond que
non. Et la raison précise de ce refus, nous pouvons aller la chercher dans un
texte mal connu, publié longtemps après la mort de Rousseau et intitulé
Morceau allégorique sur la révélation. Il y est suggéré que les religions
originaires ne sont que la sacralisation des convoitises humaines. L’allégorie au
cœur du texte évoque un « édifice immense formé par un dôme éblouissant que
portaient sept statues colossales au lieu de colonnes » (MAR, 1048). Métaphore
de toutes les religions païennes, ce temple concentre tous les peuples réunis
autour d’une statue voilée, située au centre du bâtiment, et placée sur un autel
heptagonal, lui-même sous la clef de voûte sur laquelle est écrit : Peuples servez
11
Au début du chapitre sur la religion civile, Rousseau renvoie à un passage de l’Ancien
Testament, où Jephté déclare aux Ammonites : « La possession de ce qui appartient à Chamos
votre Dieu ne vous est-elle pas légitimement due ? Nous possédons au même titre les terres
que notre Dieu vainqueur s’est acquises ».
12
« Toutes les anciennes religions, sans en excepter la juive, furent nationales dans leur
origine, appropriées, incorporées à l’Etat, et formant la base ou du moins faisant partie du
système législatif. » (LEM, I, 703-04).
8
les dieux de la terre. Les sept statues de la circonférence représentent les péchés
capitaux. Quant au dieu central, chaque peuple lui donne une ou des figures
différentes, en fonction de son ingenium (MAR, 1049). C’est pourquoi il nous est
présenté comme voilé : grâce au voile, la pluralité des dieux, chaque peuple
ayant le ou les siens, et l’unicité de leur essence coïncident. Car sous les
variations de l’imaginaire, il n’y a en fait qu’une réalité : la sacralisation du
groupe. Cette sacralisation est le principe de l’amour intense de la patrie. Le
dieu national est en effet plein d’ardeur et de zèle, rempli d’un « enthousiasme
céleste » (la statue tient dans sa main gauche « un cœur enflammé »). Cet
enthousiasme est contagieux et unifie dans la ferveur un groupe humain
déterminé.
Cependant il a une redoutable contrepartie. Car le dieu national est cruel
et terrible aux étrangers13. D’ailleurs, une fois dévoilée, on s’aperçoit que la
statue écrase sous ses pieds « l’humanité personnifiée » (MAR, 1052). Le dieu
national est aussi le dieu qui maintient divisée l’humanité en général, et exhorte
à son ravage.
Mais après tout, pourquoi cela devrait-il nous déranger ? Que la cité du
contrat prenne des décisions injustes à l’égard des autres collectivités humaines,
cela est d’ailleurs normal et, semble-t-il, inévitable. [Cf. CS] Pourquoi devrions-
nous être affectés à l’idée que souffrent ou que meurent, éventuellement à cause
de nous, des êtres lointains, qui n’ont en commun avec nous ni lois ni mœurs. Et
Bergson rappelait que chez les anciens peuples de Mésopotamie, on n’hésitait
pas à se glorifier, en en gravant l’évocation sur la pierre pour bien en conserver
la mémoire, de l’ampleur des massacres d’étrangers vaincus.
En fait pour que la mise à mort d’êtres humains étrangers, même à grande
échelle, nous dérange il faut que quelque chose se soit passé, qui ne nous permet
13
« Les mots d’étrangers et d’ennemis ont été longtemps synonymes chez plusieurs anciens
peuples, même chez les Latins », MdG, « De la société générale du genre humain », OC III
288.
9
plus de nous en tenir aux religions politiques des anciens14. Ce quelque chose
qui s’est produit est le développement de la conscience (le droit naturel
raisonné) qui a fait accéder l’humanité à l’idée d’un Dieu de tous les hommes,
donc à l’idée de la communauté de tous les hommes par leur rapport à un seul et
unique Dieu. Comment a-t-on pu accéder à l’appréhension de ce Dieu unique ?
Est-ce par un approfondissement personnel et intime, que les hommes peuvent
faire d’eux-mêmes, individuellement, parce que la conscience dort au fond
d’eux ?
Non, car leur raison ne se développe réellement que dans le cadre d’une
vie collective, grâce à l’échange des idées, sans lesquels il est impossible de
généraliser ses propres idées et de se rendre capable d’abstractions de plus en
plus hautes. Tant que la culture n’a pas été profondément développée, on reste
au niveau de dieux matériels et locaux, qui sont la représentation commune des
hommes dont la vie sociale est encore fruste. Accéder à l’abstraction qui permet
de faire venir à l’idée un Dieu d’ordre, universel et immatériel, c’est témoigner
d’un haut degré de culture. La Lettre à Christophe de Beaumont15 est claire à ce
propos : « l’esprit de l’homme, sans progrès, sans instruction, sans culture, et tel
qu’il sort des mains de la nature, n’est pas en état de s’élever de lui-même aux
sublimes notions de la divinité ; mais ces notions se présentent à nous à mesure
que notre esprit se cultive ; aux yeux de tout homme qui a pensé, qui a réfléchi,
Dieu se manifeste dans ses ouvrages ; il se révèle aux gens éclairés dans le
spectacle de la nature. »16
Mais le degré de culture d’une société suffit-il à produire des hommes
aptes à reconnaître Dieu ? Non, dans la mesure où les dieux nationaux sont là
qui interdisent une telle perspective. Chaque dieu national est un principe de
14
Et qui rend intolérable le néo-paganisme que nous avons vu s’affirmer à nouveau sous le
nazisme.
15
Archevêque de Paris, qui a condamné L’Emile et Du contrat social et a suscité le
mandement contre Jean-Jacques Rousseau.
16
Voir p. 951-52.
10
18
Rappelons-nous saint Paul et l’indication selon laquelle cette génération ne serait pas passée
avant que le Christ ne soit revenu.
13
Ce faisant, Rousseau ne dit pas que les disciples ont trahi le maître. En
établissant sur la terre un royaume spirituel, Jésus a implicitement imposé, dans
l’attente de son retour, qu’il y ait dans l’empire, puis dans chaque Etat chrétien
issu de l’empire après son démembrement, un double pouvoir, une double
royauté. C’est tout à fait inouï. Il ne s’agissait pas, en effet, de revêtir l’autorité
en se substituant purement et simplement à celle qui était en place. Ce n’est pas
un renversement classique qui s’est produit. Les chrétiens ont fait autre chose ;
ils ont introduit la dualité dans l’Etat. Le royaume de l’autre monde était
« prétendu » (dixit Rousseau). Il se révèle être, en réalité, une Eglise, avec à sa
tête un chef visible s’attribuant un pouvoir temporel distinct de celui du prince.
Quoi de plus légitime que cette auto-attribution d’une puissance de
commandement, puisque cette Eglise assure être la préparation, ici bas, du
royaume à venir, bien plus important que la vie présente. L’État doit donc être
l’organe de l’Eglise. Bien entendu, l’empereur puis les princes de la chrétienté
ne se satisfont pas de la situation, et « les divisions intestines qui n’ont jamais
cessé d’agiter les peuples chrétiens » ont pu commencer : tout ce que nous
appelons le Moyen Âge est en effet traversé par la querelle en vue de déterminer
qui, de l’empereur puis des rois d’un côté, du pape de l’autre, est revêtu de la
plenitudo potestatis19.
Cela seul, aux yeux de Rousseau, condamne tout le christianisme
historique, c’est-à-dire les différentes formes de christianisme.
La venue de Jésus a donc condamné les religions politiques premières de
l’humanité, mais la religion qu’il a suscité par ses disciples, religion que
Rousseau nomme la « religion du prêtre », est politiquement tout à fait nocive et
ne saurait remplacer les religions nationales récusées. Mais n’y a-t-il pas
d’autres formes de religion issues de la parole de Jésus que le christianisme
19
: « Cependant comme il y a toujours eu un prince et des lois civiles, il a résulté de cette
double puissance un perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible
dans les Etats chrétiens, et l’on n’a jamais pu venir à bout de savoir auquel du maître ou du
prêtre on était obligé d’obéir ».CS, IV, 8, §10 (OC III, 462)
14
Mais on est alors bien ennuyé, et même devant une aporie redoutable. Car
nous avons écarté successivement les religions civiques à l’antique, les
christianismes d’Eglise (et toutes les religions du prêtre) et enfin la religion de
l’homme ou religion naturelle. Que reste-t-il à notre disposition ? Rousseau est
bien obligé de le constater : rien. Plus exactement, il ne le constate pas, mais il
16
nous le fait constater. Il a expliqué, dans le texte dont j’étais parti pour ce long
développement, qu’il n’y a que trois sortes de religion. Il termine en montrant
qu’aucune des trois ne convient. Mais il ne tire pas la conclusion. A la fin de son
développement sur le christianisme des Evangiles, il marque une rupture et
déclare curieusement :
« Laissant à part les considérations politiques, revenons au droit, et fixons
les principes sur ce point important » (CS, IV, 8,…).
Comment fixer les principes alors qu’on vient de montrer qu’il n’y a plus
pour nous de religion politique possible ? Cela paraît absurde et l’est en effet,
sauf si en réalité Rousseau invente une nouvelle religion politique. Et, à mon
avis, c’est précisément ce qu’il fait. Il crée une nouvelle religion politique, mais
sans pouvoir le dire. Il ne peut le dire pour une excellente raison : il est toujours
dangereux de prétendre apporter une religion nouvelle, surtout à un moment qui
n’est pas révolutionnaire (c’est-à-dire de crise). Devant lui, Rousseau a le
spectacle du royaume de France, appuyé sur son catholicisme gallican et qui va
bientôt exécuter le chevalier de la Barre. Il a également, qui le regarde, la
Genève de sa naissance, appuyée sur son christianisme réformé. En supposant
que ce christianisme réponde à l’esprit de la réforme (ce que Rousseau niera
dans les Lettres écrites de la montagne), et qu’il soit donc une expression
approximative du christianisme des Evangiles ou de la religion naturelle, il n’en
est pas moins vrai que Rousseau laisse entendre aux Genevois qu’ils sont dotés
d’une mauvaise religion politique. Inutile de souligner ce qu’ils pourront sans
doute comprendre tout seul : et en effet, si les autorités genevoises n’ont pas
spécialement cherché à réfléchir sur la teneur de la religion civile, en revanche
elles ont bien vu que les religions politiques existantes étaient récusées, la leur
avec les autres.
Rousseau n’avait donc pas besoin d’insister sur le fait qu’il était en train
d’inventer une religion sui generis. Mais de fait la religion civile est bien une
création conceptuelle.
17
Que contient-elle ?
Lorsqu’on considère le contenu dogmatique de cette religion civile forgée
par Rousseau, on a la surprise de constater que l’on y retrouve l’ensemble des
dogmes de la religion naturelle. Mais un article vient s’ajouter, essentiel, qui est
directement issu des religions civiques à l’antique : « la sainteté du Contrat
social et des lois ».
Soyons clairs : Rousseau stipule expressément que le christianisme des
Evangiles (religion naturelle) ne peut pas être un élément intégré à la religion
civile. Il souligne aussi que les religions païennes ne sauraient plus convenir, et
voilà que nous les retrouvons dans la composition de la religion civile. Est-ce un
flagrant délit de contradiction ? Oui, si l’on pense que la religion civile est un
compromis passé entre les deux formes de religion que sont le paganisme ancien
et la religion de l’homme20. Parce que le compromis suppose que chaque partie,
tout en consentant à des concessions, conserve son intégrité et demeure présente
dans la solution obtenue par le compromis. Or ici il est exclu que ces religions
soient présentes, en tant que telles, à la religion civile.
Elles ne le seront pas si l’on considère les choses sous l’angle de
l’opération dite syncrèse chimique. Le modèle chimique peut en effet apporter
une solution. Rousseau, auteur des Institutions chimiques, le connaissait bien.
« La syncrèse chimique, écrivait-il, consiste en de nouvelles mixtions de sorte
que deux substances qu’on unit mêlées et confondues intimement en composent
une troisième d’une forte union différente en nature de chacune de celles qui
l’ont composée et où aucune d’elles n’est plus reconnaissable ». Que la chimie
fonctionne comme analogie pour le politique n’est pas à notre avis une idée
forcée, puisque Rousseau lui-même évoque cette opération dans le chapitre du
Manuscrit sur la société générale (MdG, 284).
En réalisant une synthèse de la religion naturelle et de la religion civique,
Rousseau obtient un mixte qui est autre chose qu’une addition d’éléments. Bref,
20
C’est la thèse de Victor Goldschmidt et de Robert Derathé.
18
la religion civile n’est pas la religion naturelle plus quelque chose. Elle est une
religion nouvelle. Une religion qui porte en elle une exigence d’ouverture en
posant un Dieu de tous les hommes, et un article par lequel les prescriptions ou
les appels de ce Dieu d’amour, de justice et d’ordre, voient leur portée atténuée ;
ou pour le dire autrement se voient subordonnées à des exigences d’un autre
ordre. Il arrivera que des lois de la communauté politique soient injustes à
l’égard des autres communautés politiques, et la religion civile comporte
l’élément (« la sainteté du contrat et des lois ») qui interdit de s’opposer à cette
injustice au nom de Dieu.
La présence d’un Dieu universel à la tête de la religion civile permet
d’ouvrir la perspective d’une humanité unifiée et harmonisée. Mais il ne s’agit
que d’une perspective. Parce que cette unification ne peut se faire que très
progressivement (et qu’elle n’est même pas assurée), à partir des sociétés
politiques particulières existantes, il faut admettre la présence d’une tension
entre l’ouverture et la fermeture. Selon le moment historique, la crise ou au
contraire la sérénité dans le climat international, la religion civile favorise
davantage la clôture ou au contraire tend à la franche ouverture. La religion
civile n’est pas une donnée rigide. Elle assouplit et universalise les sentiments
des hommes, et en même temps elle peut rappeler à la particularité, car elle a en
elle de quoi le faire. Elle est donc une affirmation conditionnelle du Dieu
universel. En d’autres termes, une exigence issue de la religion naturelle doit
pouvoir toujours être subordonnée à une décision législative : « Sitôt que la
puissance législative parle, écrit Rousseau dans les Considérations sur le
gouvernement de Pologne (4, 973), tout rentre dans l’égalité ; toute autorité se
tait devant elle ; sa voix est la voix de Dieu sur la terre ».
C’est pourquoi au bout du compte on peut dire que la religion civile est
pensée par Rousseau à la fois comme un appui de la liberté des citoyens : elle
renforce l’attachement à l’Etat ; et comme un facteur de paix et d’unification des
19