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2001/1 - n° 2
ISSN 0084-6473 | ISBN 9782130530756 | pages 169 à 183
giques forgés par l’homme depuis les temps les plus reculés
jusqu’à la venue de Jésus-Christ. »8 Suit une énumération des
différentes étapes de l’analyse de chaque dieu9. Plusieurs élé-
ments attirent notre attention.
Balzac fait d’abord remarquer que le mythologue est un
savant, ce qu’il ambitionne d’être lui-même, un savant qui
recherche « l’éternelle et simple morale » dans le mythe « que
chaque nation résout en religion ». Le mythe étant le point de
contact entre l’humain et le divin, il établit donc clairement le
rapport de celui-ci au sacré, ici l’irruption du surnaturel dans
le réel. Cette jonction est précisément ce que recherchent
Louis Lambert et les protagonistes de l’ensemble du Livre mys-
tique. Balzac constate ensuite que le mythe raconte une his-
toire à deux niveaux, terrestre et céleste : « [...] il y a la popu-
lation humaine, l’humus du globe, et son fumier moral, les
catacombes d’en haut [où] pourrissent les idées et les dieux. »10
Deux points essentiels sont enfin évoqués : le mythe permet
l’affleurement de l’Idée dans l’Image et fixe un moment de
l’histoire universelle de l’humanité.
En ce qui concerne le premier point, il convient de rappe-
ler le renouveau platonicien et néo-platonicien qui se mani-
feste en Europe au lendemain de la Révolution, et dont Jean
Starobinski dresse les grandes lignes qui fondent l’art comme
l’analogue sensible d’une réalité suprasensible :
« L’image est au service du sens, mais la voici elle-même
comme délaissée, simple truchement dont la beauté reste inutile,
une fois le sens constitué par la raison du spectateur. La participation
en revanche, plus fidèle à l’esprit platonicien, lie indissolublement
l’image à l’idée : l’image se propose à nous non comme signe loin-
tain et distinct d’une pensée, mais comme présence de l’absolu au
sein du monde sensible [...]. La parfaite participation de l’idée à
l’image, l’inhérence indéchirable, instaure un suspens infini de dis-
cours et s’offre mystérieusement à la place de tout discours [...]. »11
19. Dans la Scienza nuova, Vico explique par exemple que le langage pri-
mitif, s’exprimant par images, a donné la poésie qui représente donc, dit-il, la
première expression de la raison humaine. Il découvre également, dans la
deuxième partie de son œuvre, que l’esthétique est une forme particulière de la
connaissance qui procède par les figures, ce qui ne va pas sans une réflexion
philosophique (Opere a cura di Andrea Battistini, Arnoldo Mondadori, 1990).
Ainsi sa conception du Beau rejoint-elle celle de Platon en la corrigeant. Vico
s’efforce de montrer le primat de la grandeur d’âme et le caractère cyclique de
la vie des sociétés : il affirme surtout que dans la seule légende de Cadmos, par
exemple, se trouve exprimée, à travers des figures et métaphores poétiques qui
sont la langue originelle de l’humanité, toute l’histoire des siècles héroïques de
la Grèce. Le sublime, selon Vico, doit avoir pour triple caractéristique de
s’adresser au peuple, de l’ébranler à l’excès, et de lui enseigner à agir de façon
conforme à la vertu. C’est ce à quoi s’employèrent les premiers poètes, qui
furent également des théologiens. Voir, à ce sujet, Vie de Giambattista Vico écrite
par lui-même, traduite et présentée par Alain Pons, Grasset, 1981, et Baldine
Saint-Girons, « Fiat lux ». Une philosophie du sublime, La République des Let-
tres, 1993, p. 246 et s.
20. Nous employons ce mot en le dépouillant de toute idée d’abstraction.
21. « De l’état actuel de la littérature[...] », art. cité, p. 1229.
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22. Ibid., p. 1230. Balzac évoque plus loin les différents mythes de
l’Antiquité, mais également la mythologie hindoue, la mythologie scandinave,
la mythologie bouddhiste avec Bogaha (voir, p. 1826, la n. 5 de R. Chollet), ce
qui indique combien sa lecture est curieuse et approfondie.
23. « Notice » de l’article « De l’état [...] », OD, t. II, p. 1821.
24. Art. cité, p. 1232.
25. Ibid., p. 1230.
26. Peut-être faut-il voir dans les deux Falthurne une prémisse à ces deux
« idées mères » précisément, un embryon de réponse à la problématique ins-
taurée dans les Études philosophiques : l’oscillation entre la volonté de puissance
et l’aspiration au divin, entre le scepticisme et le mysticisme. Dans les deux ver-
sions de cet ouvrage de jeunesse, le mot Falthurne signifie en effet pour
l’auteur « tyrannie de la lumière ». Or, dans la première version, l’héroïne, qui
est une jeune fille, incarne le génie humain et l’idéal de puissance, tandis que
dans la seconde version, Falthurne est « un inconnu » dont la puissance semble
relever du divin. Dans les fragments qui prolongent cette « seconde » version
(fos 13 et s.), demeurés à l’état de simples esquisses, sans mise au net, Falthurne,
« grand comme le dieu de Raphaël », ordonne la transfiguration d’une jeune
Balzac et le mythe 175
fille angélique, Minna, et, sur son ordre, des légions d’anges et de séraphins
l’accueillent au ciel : « La voix de Falthurne, faible sur la terre, grandit par
degrés et retentit dans les cieux comme le tonnerre. L’air, tout s’empresse de
répéter, de grandir, de porter ses ordres » (Falthurne II, OD, t. I, p. 900 et 902-
903). Qui est donc cet être surnaturel ? S’agit-il d’un agent de la volonté divine
ou bien de Dieu lui-même ? Ce qui expliquerait alors le sens du mot Lumière.
Dieu a-t-il à voir avec la lumière ?
27. « De l’état actuel de la littérature [...] », art. cité, p. 1231.
28. « Des artistes », 25 février, 11 mars et 22 avril 1830, OD, t. II, p. 716.
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aient autant de courage que de génie [...]. »29 L’art est par
conséquent lié ici à la croyance, pour l’auteur : celui-ci
semble ainsi en privilégier la dimension sacrée.
Assurément, une telle insistance de sa part ne peut que
suggérer un grand projet qu’il a lui-même formé pour la
gloire de la littérature « moderne ». Aussi, plutôt que de parler
de « rêve métaphysique », il semble plus juste d’envisager
l’énoncé d’un véritable programme mythographique, projet
qui paraît concerner l’ensemble de La Comédie humaine et qui
prend corps très tôt dans la pensée de Balzac. En effet, ce qu’il
conçoit ici n’est rien moins qu’une œuvre titanesque en
regard des « petits livres », des « petits drames », des « petits
tableaux » de l’époque contemporaine. « À nous la peinture
des passions, à nous les mouvements de l’âme, à nous la vie
intime, à nous le cœur », s’écrie-t-il à la fin de son article30. Il
ne s’agira pas tant d’actions héroïques à conter que de dou-
leurs ignorées, de dévouements sublimes et méconnus à
mettre au jour, de « cœurs froissés »31, selon l’expression que
l’auteur affectionne, d’aspirations vraies à mettre en lumière
mais aussi de puissances maléfiques à révéler. Tel pourrait
être, pensons-nous, le mythe moderne selon Balzac. C’est
précisément dans un écrit comme celui-ci que s’affirme pour
lui la nécessité de se référer à une mythographie, nous vou-
lons dire un ensemble d’images primordiales inséparables
d’une expérience de l’absolu : dirons-nous d’une expérience
religieuse ? Si nous employons ce mot, c’est en pensant aux
deux sens que suggère son étymologie : il pourrait provenir
de relegere, qui signifie recueillir avec soin – rassembler et
vénérer –, ou de religare, qui signifie relier. Pour Balzac, le but
avoué du Livre mystique est de combler la « terrible lacune
entre nous et le ciel »32 : il s’agit bien en ce sens d’une religion
à réinventer ou à restaurer, d’un lien entre l’homme et le
divin à rétablir.
39. André Jolles, Einfache Formen [Formes simples], traduit par A. M. Bu-
guet, Éd. du Seuil, 1972. Jolles y évoque l’origine du mythe : dans tous les cas,
l’homme pose une question devant le monde dans lequel il se trouve placé, et
une réponse se donne d’elle-même, soit qu’elle se propose, soit qu’elle
s’impose.
40. La Fille aux yeux d’or, Pl., t. V, p. 1057.
41. Ibid., p. 1060.
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46. Alain, Avec Balzac, « Formes sacrées », dans Les Arts et les Dieux,
Pléiade, 1958, p. 963 et s.