Cette délégation du pouvoir ne se fait pas toujours dans les meilleurs conditions
comme en témoigne les propos d’un «préfet» quittant le collège de Rugby et s’adressant
à ses camarades au moment de son départ : «Bien sûr, il y a beaucoup de bullying,
je le sais, mais je ne m’en mêle pas. Si je le faisais, les choses se passeraient de façon
encore plus sournoise. Cela encouragerait les petits à venir pleurer et à raconter des
histoires. […] Vous les jeunes, vous deviendrez de meilleurs joueurs de football, si vous
apprenez à vous défendre seuls et à vous tirer d’affaire par vos propres moyens. […]
Mais il est vrai que rien ne démolit autant la cohésion d’une maison que le bullying. Les
bulliers sont des lâches et un lâche à lui seul en génère beaucoup d’autres.»
Hughes reste un moraliste. Il ne laissera pas Flashman impuni, il se servira de ce
mauvais exemple pour insister une nouvelle fois sur la vertu pédagogique du rugby.
Flashman ne parvient pas à se plier aux règles exigeantes de ce sport collectif. Il croit que
la mêlée est l’endroit privilégié pour donner des coups bas, il s’imagine qu’il parviendra
à en détourner les règles pour les mettre au service de sa volonté de harcèlement.
Mais les règles du rugby sont implacables. Les entraîneurs du collège reconnaîtront ses
manœuvres perverses, Flashman sera démasqué. Toutes ses mesquineries seront mises
au jour, sa popularité décroîtra et il sera finalement exclu du collège de Rugby. Exit
Flashman, le voyou dont on ne parviendra pas à faire un gentleman.
Le mythe Flashman.
C’est du moins la leçon que veut tirer Hughes, le moraliste, de cette courte
apparition dans son œuvre du collégien harceleur. Thomas Hughes ne pouvait pas prévoir
la surprenante postérité de Flashman. Il ignorait que son personnage bénéficierait d’une
postérité littéraire bien supérieure à celle de Tom Brown et qu’un siècle plus tard, tandis
que tout le monde aurait oublié sa propre production littéraire, la figure de Flashman
Il n’est pas rare que les romanciers parviennent à dépeindre parfaitement en quelques
pages des caractéristiques humaines que plusieurs volumes de science sociale ne
parviendraient pas à décrire. Ainsi peut-on trouver chez un autre auteur légèrement
postérieur à Thomas Hugues une analyse intéressante des processus de harcèlement et de
brimades entre adolescents. Il s’agit de l’écrivain autrichien Robert Musil. Né dans l’empire
austro-hongrois en 1880, il quittera le Reich allemand en 1938 pour s’installer à Genève
où il mourra quatre ans plus tard en laissant deux œuvres dont une seule achevée, Les
désarrois de l’élève Törless5 parue en 1906. De son immense projet romanesque,
L’homme sans qualités, seulement deux volumes verront le jour, le reste se perdant
«dans un foisonnement de manuscrits presque terminés, d’ébauches à peine esquissées,
de notes et de plans dont l’ordre semblait échapper, dans les derniers mois, à l’auteur
lui-même», selon la formule de l’universitaire Jacques Le Rider.
L’intérêt des désarrois de l’élève Törless est de représenter l’adolescence comme
une période d’entière indétermination. Törless est à la recherche de la norme du
bien et du mal. Il veut «découvrir enfin en lui-même une détermination, des besoins
précis, qui opérassent une distinction tranchée entre le bon et le mauvais, l’utilisable et
l’inutilisable; de se voir faire un choix, même erroné : cela eût mieux valu finalement
que cette réceptivité excessive qui absorbait indifféremment n’importe quoi… «
« Je quittais Rugby le lendemain en voiture, la malle sur le toit ; ils étaient bougrement
contents de me voir partir. Surtout les bleus ; je leur en avais fait voir… » p.17
« J’aimais bien pour ma part une bonne séance de fouet et je pariais avec Bryant,
mon compère, sur l’homme qui crierait avant le dixième coup ou le moment où l’homme
s’évanouirait. En tout cas c’était un de nos meilleurs moments… » p.42
« C’est que je me suis fait une règle de me montrer courtois envers quiconque peut
m’être utile à quelque chose… » p.65
« Nous avancions si lentement qu’au bout d’une semaine nous nous débarrassâmes
de tout ce monde, à l’exception du cuisinier. Je renvoyais les domestiques au milieu
d’un concert de lamentations ; quand à Fetnab, je la vendis à un major d’artillerie dont
le camp se trouvait sur notre route. Je ne le fis pas de gaîté de cœur, car je m’étais
habitué à cette créature, mais elle était vraiment devenue insupportable, maugréant
le jour, trop triste et trop fatiguée le soir pour amuser son maître. C’est égal, je ne me
rappelle aucune fille qui m’ait donné plus de plaisir… » p.99-100
1
On trouvera dans ce DVD une biographie de Thomas Hughes et une traduction inédite de certains extraits de Tom Bro Tom Brown’s
Schooldays.
2
Thomas Hughes, Tom Brown’s Schooldays, Oxford World’s Classics, 1989.
3
Pierre de Coubertin, Notes sur le football, article publié dans le numéro du 8 mai 1897 de «La Nature, revue
des sciences et de leur applications aux arts et à l’industrie».
4
George MacDonald Fraser, Flashman, Calmann-Levy, 1970 et Flash Royal, Calmann-Levy, 1972
5
Robert Musil, Les désarrois de l’élève Törless, Le Seuil, 1960
6
Dan Olweus, Violence entre élèves, Harcèlement et brutalité, Les faits, Les Solutions, Paris, 1999, ESF éditeur.